The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, VII. by Adolphe Thiers This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoire de la Revolution francaise, VII. Author: Adolphe Thiers Release Date: April 8, 2004 [EBook #11964] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA R,VOLUTION FRANAISE, VII. *** Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE PAR M. A. THIERS NEUVIEME EDITION TOME SEPTIEME MDCCCXXXIX CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XXVI. CONTINUATION DE LA GUERRE SUR LE RHIN. PRISE DE NIMEGUE PAR LES FRANCAIS.--POLITIQUE EXTERIEURE DE LA FRANCE. PLUSIEURS PUISSANCES DEMANDENT A TRAITER.--DECRET D'AMNISTIE POUR LA VENDEE.--CONQUETE DE LA HOLLANDE PAR PICHEGRU. PRISE D'UTRECHT, D'AMSTERDAM ET DES PRINCIPALES VILLES; OCCUPATION DES SEPT PROVINCES-UNIES. NOUVELLE ORGANISATION POLITIQUE DE LA HOLLANDE.--VICTOIRES AUX PYRENEES.--FIN DE LA CAMPAGNE DE 1794.--LA PRUSSE ET PLUSIEURS AUTRES PUISSANCES COALISEES DEMANDENT LA PAIX. PREMIERES NEGOCIATIONS.--ETAT DE LA VENDEE ET DE LA BRETAGNE. PUISAYE EN ANGLETERRE. MESURES DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE LA VENDEE. NEGOCIATIONS AVEC LES CHEFS VENDEENS. Les armees francaises, maitresses de toute la rive gauche du Rhin, et pretes a deboucher sur la rive droite, menacaient la Hollande et l'Allemagne: fallait-il les porter en avant ou les faire entrer dans leurs cantonnemens? telle etait la question qui s'offrait. Malgre leurs triomphes, malgre leur sejour dans la riche Belgique, elles etaient dans le plus grand denuement. Le pays qu'elles occupaient, foule pendant trois ans par d'innombrables legions, etait entierement epuise. Aux maux de la guerre s'etaient joints ceux de l'administration francaise, qui avait introduit a sa suite les assignats, le _maximum_ et les requisitions. Des municipalites provisoires, huit administrations intermediaires, et une administration centrale etablie a Bruxelles, gouvernaient la contree en attendant son sort definitif. Quatre-vingts millions avaient ete frappes sur le clerge, les abbayes, les nobles, les corporations. Les assignats avaient ete mis en circulation forcee; les prix de Lille avaient servi a determiner le _maximum_ dans toute la Belgique. Les denrees, les marchandises utiles aux armees etaient soumises a la requisition. Ces reglemens n'avaient pas fait cesser la disette. Les marchands, les fermiers cachaient tout ce qu'ils possedaient; et tout manquait a l'officier comme au soldat. Levee en masse l'annee precedente, equipee sur-le-champ, transportee en hate a Hondschoote, Watignies, Landau, l'armee entiere n'avait plus rien recu de l'administration que de la poudre et des projectiles. Depuis long-temps elle ne campait plus sous toile; elle bivouaquait sous des branches d'arbre, malgre le commencement d'un hiver deja tres rigoureux. Beaucoup de soldats, manquant de souliers, s'enveloppaient les pieds avec des tresses de paille, ou se couvraient avec des nattes en place de capotes. Les officiers, payes en assignats, voyaient leurs appointemens se reduire quelquefois a huit ou dix francs effectifs par mois; ceux qui recevaient quelques secours de leurs familles n'en pouvaient guere faire usage, car tout etait requis d'avance par l'administration francaise. Ils etaient soumis au regime du soldat, marchant a pied, portant le sac sur le dos, mangeant le pain de munition, et vivant des hasards de la guerre. L'administration semblait epuisee par l'effort extraordinaire qu'elle avait fait pour lever et armer douze cent mille hommes. La nouvelle organisation du pouvoir, faible et divisee, n'etait pas propre a lui rendre le nerf et l'activite necessaires. Ainsi tout aurait commande de faire entrer l'armee en quartiers d'hiver, et de la recompenser de ses victoires et de ses vertus militaires par du repos et d'abondantes fournitures. Cependant nous etions devant la place de Nimegue, qui, placee sur le Wahal (c'est le nom du Rhin pres de son embouchure), en commandait les deux rives, et pouvait servir de tete de pont a l'ennemi pour deboucher a la campagne suivante sur la rive gauche. Il etait donc important de s'emparer de cette place avant d'hiverner; mais l'attaque en etait tres difficile. L'armee anglaise, rangee sur la rive droite, y campait au nombre de trente-huit mille hommes; un pont de bateaux lui fournissait le moyen de communiquer avec la place et de la ravitailler. Outre ses fortifications, Nimegue etait precedee par un camp retranche garni de troupes. Il aurait donc fallu, pour rendre l'investissement complet, jeter sur la rive droite une armee qui aurait eu a courir les chances du passage et d'une bataille, et qui, en cas de defaite, n'aurait eu aucun moyen de retraite. On ne pouvait donc agir que par la rive gauche, et on etait reduit a attaquer le camp retranche sans un grand espoir de succes. Cependant les generaux francais etaient decides a essayer une de ces attaques brusques et hardies qui venaient de leur ouvrir en si peu de temps les places de Maestricht et Venloo. Les coalises, sentant l'importance de Nimegue, s'etaient reunis a Arnheim pour concerter les moyens de la defendre. Il avait ete convenu qu'un corps autrichien, sous les ordres du general Wernek, passerait a la solde anglaise, et formerait la gauche du duc d'York pour la defense de la Hollande. Tandis que le duc d'York, avec ses Anglais et ses Hanovriens, resterait sur la rive droite devant le pont de Nimegue, et renouvellerait les forces de la place, le general Wernek devait tenter du cote de Wesel, fort au-dessus de Nimegue, un mouvement singulier, que les militaires experimentes ont juge l'un des plus absurdes que la coalition ait imagines pendant toutes ces campagnes. Ce corps, profitant d'une ile que forme le Rhin vers Buderich, devait passer sur la rive gauche, et essayer une pointe entre l'armee de Sambre-et-Meuse et celle du Nord. Ainsi vingt mille hommes allaient etre jetes au-dela d'un grand fleuve entre deux armees victorieuses, de quatre-vingt a cent mille hommes chacune, pour voir quel effet ils produiraient sur elles: on devait les renforcer suivant l'evenement. On concoit que ce mouvement, execute avec les armees coalisees reunies, put devenir grand et decisif; mais essaye avec vingt mille hommes, il n'etait qu'une tentative puerile et peut-etre desastreuse pour le corps qui en serait charge. Neanmoins, croyant sauver Nimegue par ces moyens, les coalises firent d'une part avancer le corps de Wernek vers Buderich, et de l'autre executer des sorties par la garnison de Nimegue. Les Francais repousserent les sorties, et, comme a Maestricht et Venloo, ouvrirent la tranchee a une proximite de la place encore inusitee a la guerre. Un hasard heureux accelera leurs travaux. Les deux extremites de l'arc qu'ils decrivaient autour de Nimegue aboutissaient au Wahal; ils essayaient de tirer de ces extremites sur le pont. Quelques-uns de leurs projectiles atteignirent plusieurs pontons, et mirent en peril les communications de la garnison avec l'armee anglaise. Les Anglais, qui etaient dans la place, surpris de cet evenement imprevu, retablirent les pontons, et se haterent de rejoindre le gros de leur armee sur l'autre rive, abandonnant a elle-meme la garnison, composee de trois mille Hollandais. A peine les republicains se furent-ils apercus de l'evacuation, qu'ils redoublerent le feu. Le gouverneur, epouvante, fit part au prince d'Orange de sa position, et obtint la permission de se retirer des qu'il jugerait le peril assez grand. A peine eut-il recu cette autorisation, qu'il repassa le Wahal de sa personne. Le desordre se mit dans la garnison; une partie rendit les armes; une autre, ayant voulu se sauver sur un pont volant, fut arretee par les Francais, qui couperent les cables, et vint echouer dans une ile ou elle fut faite prisonniere. Le 18 brumaire (8 novembre), les Francais entrerent dans Nimegue, et se trouverent maitres de cette place importante, grace a leur temerite et a la terreur qu'inspiraient leurs armes. Pendant ce temps, les Autrichiens, commandes par Wernek, avaient essaye de deboucher de Wesel; mais l'impetueux Vandamme, fondant sur eux au moment ou ils mettaient le pied au-dela du Rhin, les avait rejetes sur la rive droite, et ils etaient fort heureux de n'avoir pas obtenu plus de succes, car ils auraient couru la chance d'etre detruits, s'ils se fussent avances davantage. Le moment etait enfin arrive d'entrer dans les cantonnemens, puisqu'on etait maitre de tous les points importans sur le Rhin. Sans doute, conquerir la Hollande, s'assurer ainsi la navigation de trois grands fleuves, l'Escaut, la Meuse et le Rhin; priver l'Angleterre de sa plus puissante alliance maritime, menacer l'Allemagne sur ses flancs, interrompre les communications de nos ennemis du continent avec ceux de l'Ocean, ou du moins les obliger a faire le long circuit de Hambourg; nous ouvrir enfin la plus riche contree du monde, et la plus desirable pour nous dans l'etat ou se trouvait notre commerce, etait un but digne d'exciter l'ambition de notre gouvernement et de nos armees; mais comment oser tenter cette conquete de la Hollande, presque impossible en tout temps, mais surtout inexecutable dans la saison des pluies? Situee a l'embouchure de plusieurs fleuves, la Hollande ne consiste qu'en quelques lambeaux de terre jetes entre les eaux de ces fleuves et celles de l'Ocean. Son sol, partout inferieur au lit de eaux, est sans cesse menace par la mer, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, et coupe en outre par de petits bras detaches des fleuves, et par une multitude de canaux artificiels. Ces bas-fonds si menaces sont couverts de jardins, de villes manufacturieres et d'arsenaux. A chaque pas que veut y faire une armee, elle trouve ou de grands fleuves, dont les rives sont des digues elevees et chargees de canons, ou des bras de rivieres et des canaux, tous defendus par l'art des fortifications, ou enfin des places qui sont les plus fortes de l'Europe. Ces grandes manoeuvres, qui souvent deconcertent la defense methodique en rendant les sieges inutiles, sont donc impossibles au milieu d'un pays coupe et defendu par des lignes innombrables. Si une armee parvient cependant a vaincre tant d'obstacles et a s'avancer en Hollande, ses habitans, par un acte d'heroisme dont ils donnerent l'exemple sous Louis XIV, n'ont qu'a percer leurs digues, et peuvent engloutir avec leur pays l'armee assez temeraire pour y penetrer. Il leur reste leurs vaisseaux, avec lesquels ils peuvent, comme les Atheniens, s'enfuir avec leurs principales depouilles, et attendre des temps meilleurs, ou aller dans les Indes habiter un vaste empire qui leur appartient. Toutes ces difficultes deviennent bien plus grandes encore dans la saison des inondations, et une alliance maritime telle que celle de l'Angleterre les rend insurmontables. Il est vrai que l'esprit d'independance qui travaillait les Hollandais a cette epoque, leur haine du stathouderat, leur aversion contre l'Angleterre et la Prusse, la connaissance qu'ils avaient de leurs interets veritables, leurs ressentimens de la revolution si malheureusement etouffee en 1787, donnaient la certitude aux armees francaises d'etre vivement desirees. On devait croire que les Hollandais s'opposeraient a ce qu'on percat les digues, et qu'on ruinat le pays pour une cause qu'ils detestaient. Mais l'armee du prince d'Orange, celle du duc d'York les comprimaient encore, et reunies, elles suffisaient pour empecher le passage des innombrables lignes qu'il fallait emporter en leur presence. Si donc une surprise etait temeraire du temps de Dumouriez, elle etait presque folle a la fin de 1794. Neanmoins le comite de salut public, excite par les refugies hollandais, songeait serieusement a pousser une pointe au-dela du Wahal. Pichegru, presque aussi maltraite que ses soldats, qui etaient couverts de gale et de vermine, etait alle a Bruxelles se faire guerir d'une maladie cutanee. Moreau et Regnier l'avaient remplace: tous deux conseillaient le repos et les quartiers d'hiver. Le general hollandais Daendels, refugie hollandais, militaire intrepide, proposait avec instance une premiere tentative sur l'ile de Bommel, sauf a ne pas poursuivre si cette attaque ne reussissait pas. La Meuse et le Wahal, coulant parallelement vers la mer, se joignent un moment fort au-dessous de Nimegue, se separent de nouveau, et se reunissent encore a Wondrichem, un peu au-dessus de Gorcum. Le terrain compris entre leurs deux bras forme ce qu'on appelle l'ile de Bommel. Malgre l'avis de Moreau et Regnier, une attaque fut tentee sur cette ile par trois points differens: elle ne reussit pas, et fut abandonnee sur-le-champ avec une grande bonne foi, surtout de la part de Daendels, qui s'empressa d'en avouer l'impossibilite des qu'il l'eut reconnue. Alors, c'est-a-dire vers le milieu de frimaire (commencement de decembre), on donna a l'armee les quartiers d'hiver dont elle avait tant besoin, et on etablit une partie des cantonnemens autour de Breda pour en former le blocus. Cette place et celle de Grave ne s'etaient pas rendues, mais le defaut de communications pendant la duree de l'hiver devait certainement les obliger a se rendre. C'est dans cette position que l'armee croyait voir s'achever la saison; et certes, elle avait assez fait pour etre fiere de sa gloire et de ses services. Mais un hasard presque miraculeux lui reservait de nouvelles destinees: le froid, deja tres vif, augmenta bientot au point de faire esperer que peut-etre les grands fleuves seraient geles. Pichegru quitta Bruxelles, et n'acheva pas de se faire guerir, afin d'etre pret a saisir l'occasion de nouvelles conquetes, si la saison la lui offrait. En effet, l'hiver devint bientot plus rude, et s'annonca comme le plus rigoureux du siecle. Deja la Meuse et le Wahal charriaient et leurs bords etaient pris. Le 3 nivose (23 decembre), la Meuse fut entierement gelee, et de maniere a pouvoir porter du canon. Le general Walmoden, a qui le duc d'York avait laisse le commandement en partant pour l'Angleterre, et qu'il avait condamne ainsi a n'essuyer que des desastres, se vit dans la position la plus difficile. La Meuse etant glacee, son front se trouvait decouvert; et le Wahal charriant, menacant meme d'emporter tous les ponts, sa retraite etait compromise. Bientot meme il apprit que le pont d'Arnheim venait d'etre emporte; il se hata de faire filer sur ses derrieres ses bagages et sa grosse cavalerie, et lui-meme dirigea sa retraite sur Deventer, vers les bords de l'Yssel. Pichegru, profitant de l'occasion que lui offrait la fortune de surmonter des obstacles ordinairement invincibles, se prepara a franchir la Meuse sur la glace. Il se disposa a la passer sur trois points, et a s'emparer de l'ile de Bommel, tandis que la division qui bloquait Breda attaquerait les lignes qui entouraient cette place. Ces braves Francais, exposes presque sans vetemens au plus rude hiver du siecle, marchant avec des souliers auxquels il ne restait que l'empeigne, sortirent aussitot de leurs quartiers, et renoncerent gaiement au repos dont ils commencaient a peine a jouir. Le 8 nivose (28 decembre), par un froid de dix-sept degres, ils se presenterent sur trois points, a Crevecoeur, Empel et le fort Saint-Andre; ils franchirent la glace avec leur artillerie, surprirent les Hollandais, presque engourdis par le froid, et les defirent completement. Tandis qu'ils s'emparaient de l'ile de Bommel, celle de leurs divisions qui assiegeait Breda en attaqua les lignes, et les emporta. Les Hollandais, assaillis sur tous les points, se retirerent en desordre, les uns vers le quartier-general du prince d'Orange, qui s'etait toujours tenu a Gorcum, les autres a Thiel. Dans le desordre de leur retraite, ils ne songerent pas meme a defendre les passages du Wahal, qui n'etait pas entierement gele. Pichegru, maitre de l'ile de Bommel, dans laquelle il avait penetre en passant sur les glaces de la Meuse, franchit le Wahal sur differens points, mais n'osa pas s'aventurer au-dela du fleuve, la glace n'etant pas assez forte pour porter du canon. Dans cette situation, le sort de la Hollande etait desespere si la gelee continuait, et tout annoncait que le froid durerait. Le prince d'Orange avec ses Hollandais decourages a Gorcum, Walmoden avec ses Anglais en pleine retraite sur Deventer, ne pouvaient tenir contre un vainqueur formidable, qui leur etait de beaucoup superieur en forces, et qui venait d'enfoncer le centre de leur ligne. La situation politique n'etait pas moins alarmante que la situation militaire. Les Hollandais, pleins d'esperance et de joie en voyant s'approcher les Francais, commencaient a s'agiter. Le parti orangiste etait de beaucoup trop faible pour imposer au parti republicain. Partout les ennemis de la puissance stathouderienne lui reprochaient d'avoir aboli les libertes du pays, d'avoir enferme ou banni les meilleurs et les plus genereux patriotes, d'avoir surtout sacrifie la Hollande a l'Angleterre, en l'entrainant dans une alliance contraire a tous ses interets commerciaux et maritimes. Ils se reunissaient secretement en comites revolutionnaires, prets a se soulever au premier signal, a destituer les autorites, et a en nommer d'autres. La province de Frise, dont les etats etaient assembles, osa declarer qu'elle voulait se separer du stathouder; les citoyens d'Amsterdam firent une petition aux autorites de la province, dans laquelle ils declaraient qu'ils etaient prets a s'opposer a tout preparatif de defense, et qu'ils ne souffriraient jamais surtout qu'on voulut percer les digues. Dans cette situation desesperee, le stathouder songea a negocier, et adressa des envoyes au quartier-general de Pichegru, pour demander une treve, et offrir pour conditions de paix la neutralite et une indemnite des frais de la guerre. Le general francais et les representans refuserent la treve; et, quant aux offres de paix, en refererent aussitot au comite de salut public. Deja l'Espagne, menacee par Dugommier, que nous avons laisse descendant des Pyrenees, et par Moncey, qui, maitre du Guipuscoa, s'avancait sur Pampelune, avait fait des propositions d'accommodement. Les representans envoyes en Vendee, pour examiner si une pacification etait possible, avaient repondu affirmativement et demande un decret d'amnistie. Quelque secret que soit un gouvernement, toujours les negociations de ce genre transpirent: elles transpirent meme avec des ministres absolus, inamovibles; comment seraient-elles restees secretes avec des comites renouveles par quart tous les mois? On savait dans le public que la Hollande, l'Espagne, faisaient des propositions; on ajoutait que la Prusse, revenue de ses illusions, et reconnaissant la faute qu'elle avait faite de s'allier a la maison d'Autriche, demandait a traiter; on savait par tous les journaux de l'Europe qu'a la diete de Ratisbonne plusieurs etats de l'Empire, fatigues d'une guerre qui les touchait peu, avaient demande l'ouverture d'une negociation: tout disposait donc les esprits a la paix; et de meme qu'ils etaient revenus des idees de terreur revolutionnaire a des sentimens de clemence, ils passaient maintenant des idees de guerre a celles d'une reconciliation generale avec l'Europe. On recueillait les moindres circonstances pour en tirer des conjectures. Les malheureux enfans de Louis XVI, prives de tous leurs parens, et separes l'un de l'autre dans la prison du Temple, avaient vu leur sort un peu ameliore depuis le 9 thermidor. Le cordonnier Simon, gardien du jeune prince, avait peri comme complice de Robespierre. On lui avait substitue trois gardiens, dont un seul changeait chaque jour, et qui montraient au jeune prince plus d'humanite. On tirait de ces changemens operes au Temple de vastes consequences. Le travail projete sur les moyens de retirer les assignats donnait lieu aussi a de grandes conjectures. Les royalistes, qui se montraient deja, et dont le nombre s'augmentait de ces incertains qui abandonnent toujours un parti qui commence a faiblir, disaient avec malice qu'on allait faire la paix. Ne pouvant plus dire aux republicains: Vos armees seront battues, ce qui avait ete repete trop souvent sans succes, et ce qui devenait trop niais, ils leur disaient: On va les arreter dans la victoire; la paix est signee; on n'aura pas le Rhin; la condition de la paix sera le retablissement de Louis XVII sur le trone, la rentree des emigres, l'abolition des assignats, la restitution des biens nationaux. On concoit combien de tels bruits devaient irriter les patriotes. Ceux-ci, deja effrayes des poursuites dirigees contre eux, voyaient avec desespoir le but qu'ils avaient poursuivi avec tant d'effort, compromis par le gouvernement. A quoi destinez-vous le jeune Capet? disaient-ils; qu'allez-vous faire des assignats? Nos armees n'auront-elles verse tant de sang que pour etre arretees au milieu de leurs victoires? n'auront-elles pas la satisfaction de donner a leur patrie la ligne du Rhin et des Alpes? L'Europe a voulu demembrer la France; la juste represaille de la France victorieuse sur l'Europe doit etre de conquerir les provinces qui completent son sol. Que va-t-on faire pour la Vendee? Va-t-on pardonner aux rebelles quand on immole les patriotes? "Il vaudrait mieux, s'ecria un membre de la Montagne dans un transport d'indignation, etre Charette que depute a la convention." On concoit combien tous ces sujets de division, joints a ceux que la politique interieure fournissait deja, devaient agiter les esprits. Le comite de salut public, se voyant presse entre les deux partis, se crut oblige de s'expliquer: il vint declarer a deux reprises differentes, une premiere fois par l'organe de Carnot, une autre fois par celui de Merlin (de Douai), que les armees avaient recu ordre de poursuivre leurs triomphes, et de n'entendre les propositions de paix qu'au milieu des capitales ennemies. Les propositions de la Hollande lui parurent en effet trop tardives pour etre acceptees, et il ne crut pas devoir consentir a negocier a l'instant ou on allait etre maitre du pays. Abattre la puissance stathouderienne, relever la republique hollandaise, lui sembla digne de la republique francaise. On s'exposa, a la verite, a voir toutes les colonies de la Hollande et meme une partie de sa marine, devenir la proie des Anglais, qui declareraient s'en emparer au nom du stathouder; mais les considerations politiques devaient l'emporter. La France ne pouvait pas ne pas abattre le stathouderat; cette conquete de la Hollande ajoutait au merveilleux de ses victoires, intimidait davantage l'Europe, compromettait surtout les flancs de la Prusse, obligeait cette puissance a traiter sur-le-champ, et par-dessus tout rassurait les patriotes francais. En consequence Pichegru eut ordre de ne plus s'arreter. La Prusse, l'Empire, n'avaient encore fait aucune ouverture, et on n'eut rien a leur repondre. Quant a l'Espagne, qui promettait de reconnaitre la republique et de lui payer des indemnites, a condition qu'on ferait vers les Pyrenees un petit etat a Louis XVII, elle fut ecoutee avec mepris et indignation, et ordre fut donne aux deux generaux francais de s'avancer sans relache. Quant a la Vendee, un decret d'amnistie fut rendu: il portait que tous les rebelles, sans distinction de grade, qui poseraient les armes dans l'intervalle d'un mois, ne seraient pas poursuivis pour le fait de leur insurrection. Le general Canclaux, destitue a cause de sa moderation, fut replace a la tete de l'armee dite de l'Ouest, qui comprenait la Vendee. Le jeune Hoche, qui avait deja le commandement de l'armee des cotes de Brest, recut en outre celui de l'armee des cotes de Cherbourg: personne n'etait plus capable que ces deux generaux de pacifier le pays, par le melange de la prudence et de l'energie. Pichegru, qui avait recu ordre de poursuivre sa marche victorieuse, attendait que la surface du Wahal fut entierement prise. Notre armee longeait le fleuve; elle etait repandue sur ses bords vers Millingen, Nimegue, et tout le long de l'ile de Bommel, dont nous etions maitres. Walmoden, voyant que Pichegru, vers Bommel, n'avait laisse que quelques avant-postes sur la rive droite, les replia, et commenca un mouvement offensif. Il proposait au prince d'Orange de se joindre a lui, pour former de leurs deux armees reunies une masse imposante, qui put arreter par une bataille l'ennemi qu'on ne pouvait plus contenir maintenant par la ligne des fleuves. Le prince d'Orange, tenant a ne pas decouvrir la route d'Amsterdam, ne voulut jamais quitter Gorcum. Walmoden songea a se placer sur la ligne de retraite, qu'il avait tracee d'avance du Wahal a la Linge, de la Linge au Leck, du Leck a l'Yssel, par Thiel, Arnheim et Deventer. Tandis que les republicains attendaient la gelee avec la plus vive impatience, la place de Grave, defendue avec un courage heroique par le commandant Debons, se rendit presque reduite en cendres. C'etait la principale des places que les Hollandais possedaient au-dela de la Meuse, et la seule qui n'eut pas cede a l'ascendant de nos armes. Les Francais y entrerent le 9 nivose (29 decembre). Enfin, le 19 nivose (8 janvier 1795), le Wahal se trouva solidement gele. La division Souham le franchit vers Bommel; la brigade Dewinther, detachee du corps de Macdonald, le traversa vers Thiel. A Nimegue et au-dessus, le passage n'etait pas aussi facile, parce que le Wahal n'etait pas entierement pris. Neanmoins le 21 (10), la droite des Francais le passa au-dessus de Nimegue, et Macdonald, appuye par elle, passa a Nimegue meme dans des bateaux. En voyant ce mouvement general, l'armee de Walmoden se retira. Une bataille seule aurait pu la sauver; mais dans l'etat de division et de decouragement ou se trouvaient les coalises, une bataille n'aurait peut-etre amene qu'un desastre. Walmoden executa un changement de front en arriere, en se portant sur la ligne de l'Yssel, afin de gagner le Hanovre par les provinces de la terre ferme. Conformement au plan de retraite qu'il s'etait trace, il abandonna ainsi les provinces d'Utrecht et de la Gueldre aux Francais. Le prince d'Orange resta vers la mer, c'est-a-dire a Gorcum. N'esperant plus rien, il abandonna son armee, se presenta aux etats reunis a La Haye, leur declara qu'il avait essaye tout ce qui etait en son pouvoir pour la defense du pays, et qu'il ne lui restait plus rien a faire. Il engagea les representans a ne pas resister davantage au vainqueur, pour ne pas amener de plus grands malheurs. Il s'embarqua aussitot apres pour l'Angleterre. Des cet instant, les vainqueurs n'avaient plus qu'a se repandre comme un torrent dans toute la Hollande. Le 28 nivose (17 janvier), la brigade Salm entra a Utrecht, et le general Vandamme a Arnheim. Les etats de Hollande deciderent qu'on ne resisterait plus aux Francais, et que des commissaires iraient leur ouvrir les places dont ils croiraient avoir besoin pour leur surete. De toutes parts, les comites secrets qui s'etaient formes manifestaient leur existence, chassaient les autorites etablies, et en nommaient spontanement de nouvelles. Les Francais etaient recus a bras ouverts et comme des liberateurs: on leur apportait les vivres, les vetemens dont ils manquaient. A Amsterdam, ou ils n'etaient pas entres encore, et ou on les attendait avec impatience, la plus grande fermentation regnait: La bourgeoisie, irritee contre les orangistes, voulait que la garnison sortit de la ville, que la regence se demit de son autorite, et qu'on rendit leurs armes aux citoyens. Pichegru, qui approchait, envoya un aide-de-camp pour engager les autorites municipales a maintenir le calme et a empecher les desordres. Le 1er pluviose enfin (20 janvier), Pichegru, accompagne des representans Lacoste, Bellegarde et Joubert, fit son entree dans Amsterdam. Les habitans accoururent a sa rencontre, portant en triomphe les patriotes persecutes et criant, _vive la republique francaise! vive Pichegru! vive la liberte!!!_ Ils admiraient ces braves gens, qui, a moitie nus, venaient de braver un pareil hiver et de remporter tant de victoires. Les soldats francais donnerent dans cette occasion le plus bel exemple d'ordre et de discipline. Prives de vivres et de vetemens, exposes a la glace et a la neige, au milieu de l'une des plus riches capitales de l'Europe, ils attendirent pendant plusieurs heures, autour de leurs armes rangees en faisceaux, que les magistrats eussent pourvu a leurs besoins et a leurs logemens. Tandis que les republicains entraient d'un cote, les orangistes et les emigres francais fuyaient de l'autre. La mer etait couverte d'embarcations chargees de fugitifs et de depouilles de toute espece. Le meme jour, 1er pluviose, la division Bonnaud, qui venait la veille de s'emparer de Gertruydemberg, traversa le Biesbos gele, et entra dans la ville de Dordrecht, ou elle trouva six cents pieces de canon, dix mille fusils, et des magasins de vivres et des munitions pour une armee de trente mille hommes. Cette division traversa ensuite Rotterdam pour entrer a La Haye, ou siegeaient les etats. Ainsi, la droite vers l'Yssel, le centre vers Amsterdam, la gauche vers La Haye, prenaient successivement possession de toutes les provinces. Le merveilleux lui-meme vint s'ajouter a cette operation de guerre deja si extraordinaire. Une partie de la flotte hollandaise mouillait pres du Texel. Pichegru, qui ne voulait pas qu'elle eut le temps de se detacher des glaces et de faire voile vers l'Angleterre, envoya des divisions de cavalerie et plusieurs batteries d'artillerie legere vers la Nord-Hollande. Le Zuyderzee etait gele: nos escadrons traverserent au galop ces plaines de glace, et l'on vit des hussards et des artilleurs a cheval sommer comme une place forte ces vaisseaux devenus immobiles. Les vaisseaux hollandais se rendirent a ces assaillans d'une espece si nouvelle. A la gauche, il ne restait plus qu'a s'emparer de la province de Zelande, qui se compose des iles placees a l'embouchure de l'Escaut et de la Meuse; et a la droite, des provinces de l'Over-Yssel, Drenthe, Frise et Groningue, qui joignent la Hollande au Hanovre. La province de Zelande, forte de sa position inaccessible, proposa une capitulation un peu fiere, par laquelle elle demandait a ne pas recevoir de garnison dans ses principales places, a ne pas etre soumise a des contributions, a ne pas recevoir d'assignats, a conserver ses vaisseaux et ses proprietes publiques et particulieres, en un mot a ne subir aucun des inconveniens de la guerre. Elle demandait aussi pour les emigres francais la faculte de se retirer sains et saufs. Les representans accepterent quelques-uns des articles de la capitulation, ne prirent aucun engagement quant aux autres, disant qu'il fallait en referer au comite de salut public; et sans plus d'explications, ils entrerent dans la province, fort contens d'eviter les dangers d'une attaque de vive force, et de conserver les escadres, qui auraient pu etre livrees a l'Angleterre. Tandis que ces choses se passaient a la gauche, la droite franchissant l'Yssel, chassait les Anglais devant elle, et les rejetait jusqu'au-dela de l'Ems. Les provinces de Frise, de Drenthe et de Groningue, se trouverent ainsi conquises, et les sept Provinces-Unies soumises aux armes victorieuses de la republique. Cette conquete, due a la saison, a la constance admirable de nos soldats, a leur heureux temperament pour resister a toutes les souffrances, beaucoup plus qu'a l'habilete de nos generaux, excita en Europe un etonnement mele de terreur, et en France un enthousiasme extraordinaire. Carnot, ayant dirige les operations des armees pendant la campagne des Pays-Bas, etait le premier et veritable auteur des succes. Pichegru, et surtout Jourdan, l'avaient seconde a merveille pendant cette suite sanglante de combats. Mais depuis qu'on avait passe de la Belgique en Hollande, tout etait du aux soldats et a la saison. Neanmoins Pichegru, general de l'armee, eut toute la gloire de cette conquete merveilleuse, et son nom, porte sur les ailes de la renommee, circula dans toute l'Europe comme celui du premier general francais. Ce n'etait pas tout d'avoir conquis la Hollande, il fallait s'y conduire avec prudence et politique. D'abord il importait de ne pas fouler le pays, pour ne point indisposer les habitans. Apres ce soin, il restait a imprimer a la Hollande une direction politique, et on allait se trouver entre deux opinions contraires. Les uns voulaient qu'on rendit cette conquete utile a la liberte, en revolutionnant la Hollande; les autres voulaient qu'on n'affichat pas un trop grand esprit de proselytisme, afin de ne pas alarmer de nouveau l'Europe prete a se reconcilier avec la France. Le premier soin des representans fut de publier une proclamation, dans laquelle ils declaraient qu'ils respecteraient toutes les proprietes particulieres, excepte cependant celles du stathouder; que ce dernier etant le seul ennemi de la republique francaise, ses proprietes etaient dues aux vainqueurs en dedommagement des frais de la guerre; que les Francais entraient en amis de la nation batave, non point pour lui imposer ni un culte, ni une forme de gouvernement quelconques, mais pour l'affranchir de ses oppresseurs, et lui rendre les moyens d'exprimer son voeu. Cette proclamation, suivie de veritables effets, produisit l'impression la plus favorable. Partout les autorites furent renouvelees sous l'influence francaise. On exclut des etats quelques membres qui n'y avaient ete introduits que par l'influence stathouderienne; on choisit pour president Petter Paulus, ministre de la marine avant le renversement du parti republicain en 1787, homme distingue et tres attache a son pays. Cette assemblee abolit le stathouderat a perpetuite, et proclama la souverainete du peuple. Elle vint en informer les representans, et leur faire hommage en quelque sorte de sa resolution. Elle se mit a travailler ensuite a une constitution, et confia a une administration provisoire les affaires du pays. Sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix vaisseaux composant la marine militaire de Hollande, cinquante etaient demeures dans les ports et furent conserves a la republique batave; les autres avaient etes saisis par les Anglais. L'armee hollandaise, dissoute depuis le depart du prince d'Orange, dut se reorganiser sur un nouveau pied, et sous les ordres du general Daendels. Quant a la fameuse banque d'Amsterdam, le mystere de sa caisse fut enfin devoile. Avait-elle continue a etre banque de depot, ou bien etait-elle devenue banque, d'escompte en pretant, soit a la compagnie des Indes, soit au gouvernement, soit aux provinces? Telle etait la question qu'on s'adressait depuis long-temps, et qui diminuait singulierement le credit de cette banque celebre. Il fut constate qu'elle avait prete pour huit a dix millions de florins environ sur les obligations de la compagnie des Indes, de la chambre des emprunts, de la province de Frise et de la ville d'Amsterdam. C'etait la une violation de ses statuts. On pretendit que, du reste, il n'y avait pas de deficit, parce que ces obligations representaient des valeurs certaines. Mais il fallait que la compagnie, la chambre des emprunts, le gouvernement, pussent payer, pour que les obligations acceptees par la banque ne donnassent pas lieu a deficit. Cependant, tandis que les Hollandais songeaient a regler l'etat de leur pays, il fallait pourvoir aux besoins de l'armee francaise, qui manquait de tout. Les representant firent en draps, en souliers, en vetemens de toute espece, en vivres et munitions, une requisition au gouvernement provisoire, a laquelle il se chargea de satisfaire. Cette requisition, sans etre excessive, etait suffisante pour equiper l'armee et la nourrir. Le gouvernement hollandais invita les villes a fournir chacune leur part de cette requisition, leur disant avec raison qu'il fallait se hater de satisfaire un vainqueur genereux, qui demandait au lieu de prendre, et qui n'exigeait tout juste que ce que reclamaient ses besoins. Les villes montrerent le plus grand empressement, et les objets mis en requisition furent fournis exactement. On fit ensuite un arrangement pour la circulation des assignats. Les soldats ne recevant leur solde qu'en papier, il fallait que ce papier eut cours de monnaie pour qu'ils pussent payer ce qu'ils prenaient. Le gouvernement hollandais rendit une decision a cet egard. Les boutiquiers et les petits marchands etaient obliges de recevoir les assignats de la main des soldats francais, au taux de neuf sous pour franc; ils ne pouvaient vendre pour plus de dix francs au meme soldat; ils devaient ensuite, a la fin de chaque semaine, se presenter aux municipalites, qui retiraient les assignats au taux d'apres lequel ils avaient ete recus. Grace a ces divers arrangemens, l'armee, qui avait souffert si long-temps, se trouva enfin dans l'abondance, et commenca a gouter le fruit de ses victoires. Nos triomphes si surprenans en Hollande n'etaient pas moins eclatans en Espagne. La, grace au climat, les operations avaient pu continuer. Dugommier, quittant les Hautes-Pyrenees, s'etait porte en presence de la ligne ennemie, et avait attaque sur trois points la longue chaine des positions prises par le general La Union. Le brave Dugommier fut tue d'un boulet de canon a l'attaque du centre. La gauche n'avait pas ete heureuse; mais sa droite, grace a la bravoure et a l'energie d'Augereau, avait obtenu une victoire complete. Le commandement avait ete donne a Perignon, qui recommenca l'attaque le 30 brumaire (20 novembre), et remporta un succes decisif. L'ennemi avait fui en desordre, et nous avait laisse le camp retranche de Figuieres. La terreur meme s'emparant des Espagnols, le commandant de Figuieres nous avait ouvert la place le 9 frimaire, et nous etions entres ainsi dans l'une des premieres forteresses de l'Europe. Telle etait notre position en Catalogne. Vers les Pyrenees occidentales, nous avions pris Fontarabie, Saint-Sebastien, Tolosa, et nous occupions toute la province de Guipuscoa. Moncey, qui remplacait le general Muller, avait franchi les montagnes, et s'etait porte jusqu'aux portes de Pampelune. Cependant, croyant sa position trop hasardee, il etait revenu sur ses pas, et, appuye sur des positions plus sures, il attendait le retour de la belle saison pour penetrer dans les Castilles. L'hiver donc n'avait pu arreter le cours de cette immortelle campagne, et elle venait de s'achever, au milieu de la saison des neiges et des frimas, en pluviose, c'est-a-dire en janvier et fevrier. Si la belle campagne de 93 nous avait sauves de l'invasion par le deblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, celle de 94 venait de nous ouvrir la carriere des conquetes, en nous donnant la Belgique, la Hollande, les pays compris entre Meuse et Rhin, le Palatinat, la ligne des grandes Alpes, la ligne des Pyrenees, et plusieurs places en Catalogne et en Biscaye. Plus tard on verra de plus grandes merveilles encore; mais ces deux campagnes resteront dans l'histoire comme les plus nationales, les plus legitimes et les plus honorables pour la France. La coalition ne pouvait resister a tant et de si rudes secousses. Le cabinet anglais, qui, par les fautes du duc d'York, n'avait perdu que les etats de ses allies; qui, sous pretexte de les rendre au stathouder, venait de gagner quarante ou cinquante vaisseaux, et qui allait s'emparer sous le meme pretexte des colonies hollandaises; le cabinet anglais pouvait n'etre pas presse de terminer la guerre; il tremblait au contraire de la voir finir par la dissolution de la coalition; mais la Prusse, qui apercevait les Francais sur les bords du Rhin et de l'Ems, et qui voyait le torrent pret a se deborder sur elle, la Prusse n'hesita plus; elle envoya sur-le-champ au quartier-general de Pichegru un commissaire pour stipuler une treve, et promettre d'ouvrir immediatement des negociations de paix. Le lieu choisi pour ces negociations fut Bale, ou la republique francaise avait un agent qui s'etait attire une grande consideration aupres des Suisses, par ses lumieres et sa moderation. Le pretexte employe pour choisir ce lieu fut qu'on pourrait y traiter avec plus de secret et de repos qu'a Paris meme, ou fermentaient encore trop de passions, et ou se croisaient une multitude d'intrigues etrangeres; mais ce n'etait point la le motif veritable. Tout en faisant des avances de paix a cette republique qu'on s'etait promis d'aneantir par une seule marche militaire, on voulait dissimuler l'aveu d'une defaite, et on aimait mieux venir chercher la paix en pays neutre qu'au milieu de Paris. Le comite de salut public, moins altier que son predecesseur, et sentant la necessite de detacher la Prusse de la coalition, consentit a revetir son agent a Bale de pouvoirs suffisans pour traiter. La Prusse envoya le baron de Goltz, et les pouvoirs furent echanges a Bale le 3 pluviose an III (22 janvier 1795). L'Empire avait tout autant d'envie de se retirer de la coalition que la Prusse. La plupart de ses membres, incapables de fournir le quintuple contingent et les subsides votes sous l'influence de l'Autriche, s'etaient laisse inutilement presser, pendant toute la campagne, de tenir leurs engagemens. Excepte ceux qui avaient leurs etats compromis au-dela du Rhin, et qui voyaient bien que la republique ne les leur rendrait pas, a moins d'y etre forcee, tous desiraient la paix. La Baviere, la Suede pour le duche de Holstein, l'electeur de Mayence, et plusieurs autres etats, avaient dit qu'il etait temps de mettre fin _par une paix acceptable a une guerre ruineuse_; que l'empire germanique n'avait eu pour but que le maintien des stipulations de 1648, et n'avait pris fait et cause que pour ceux de ses etats voisins de l'Alsace et de la Lorraine; qu'il songeait a sa conservation et non a son agrandissement; que jamais _son intention n'avait ete ni pu etre de se meler du gouvernement interieur de la France_; que cette declaration pacifique devait etre faite au plus tot, pour mettre un terme aux maux qui affligeaient l'humanite; que la Suede, garante des stipulations de 1648, et heureusement restee neutre au milieu de cette guerre universelle, pourrait se charger de la mediation. La majorite des votes avait accueilli cette proposition. L'electeur de Treves, prive de ses etats, l'envoye imperial pour la Boheme et l'Autriche, avaient declare seuls que sans doute il fallait rechercher la paix, mais qu'elle n'etait guere possible avec un pays sans gouvernement. Enfin, le 25 decembre, la diete avait publie provisoirement un _conclusum_ tendant a la paix, sauf a decider ensuite par qui la proposition serait faite. Le sens du _conclusum_ etait que, tout en faisant les preparatifs d'une nouvelle campagne, on n'en devait pas moins faire des ouvertures de paix; que sans doute la France, touchee des maux de l'humanite, convaincue qu'on ne voulait pas se meler de ses affaires interieures, consentirait a des conditions honorables pour les deux partis. Ainsi, quiconque avait commis des fautes songeait a les reparer, s'il en etait temps encore. L'Autriche, quoique epuisee par ses efforts, avait trop perdu en perdant les Pays-Bas, pour songer a poser les armes. L'Espagne aurait voulu se retirer; mais, engagee dans les intrigues anglaises, et retenue par une fausse honte dans la cause de l'emigration francaise, elle n'osait pas encore demander la paix. Le decouragement qui s'emparait des ennemis exterieurs de la republique gagnait aussi ses ennemis interieurs. Les Vendeens, divises, epuises, n'etaient pas eloignes de la paix; pour les decider, il n'y avait qu'a la leur proposer adroitement, et la leur faire esperer sincere. Les forces de Stofflet, Sapinaud et Charette, etaient singulierement reduites. Ce n'etait plus que par contrainte qu'ils faisaient marcher leurs paysans. Ceux-ci, fatigues de carnage, et surtout ruines par les devastations, auraient volontiers abandonne cette horrible guerre. Il ne restait d'entierement devoues aux chefs que quelques hommes d'un temperament tout a fait militaire, des contrebandiers, des deserteurs, des braconniers, pour lesquels les combats et le pillage etaient devenus un besoin, et qui se seraient ennuyes des travaux agricoles; mais ceux-la etaient peu nombreux; ils composaient la troupe d'elite, constamment reunie, mais tres insuffisante pour soutenir les efforts republicains. Ce n'etait qu'avec la plus grande peine qu'on pouvait, les jours d'expedition, arracher les paysans a leurs champs. Ainsi les trois chefs vendeens n'avaient presque plus de forces. Malheureusement pour eux, ils n'etaient pas meme unis. On a vu que Stofflet, Sapinaud et Charette, avaient fait a Jalais des conventions qui n'etaient qu'un ajournement de leurs rivalites. Bientot Stofflet, inspire par l'ambitieux abbe Bernier, avait voulu organiser son armee a part, et se donner des finances, une administration, tout ce qui constitue enfin une puissance reguliere; et, dans ce but, il voulait fabriquer un papier-monnaie. Charette, jaloux de Stofflet, s'etait vivement oppose a ses desseins. Seconde de Sapinaud, dont il disposait, il avait somme Stofflet de renoncer a son projet, et de comparaitre devant le conseil commun institue par les conventions de Jalais. Stofflet refusa de repondre. Sur son refus, Charette declara les conventions de Jalais annulees. C'etait en quelque sorte le depouiller de son commandement, car c'etait a Jalais qu'ils s'etaient reciproquement reconnu leurs titres. La brouille etait donc complete, et ne leur permettait pas de remedier a l'epuisement par le bon accord. Quoique les agens royalistes de Paris eussent mission de lier correspondance avec Charette, et de lui faire arriver les lettres du regent, rien n'etait encore parvenu a ce chef. La division de Scepeaux, entre la Loire et la Vilaine, presentait le meme spectacle. En Bretagne, il est vrai, l'energie etait moins relachee: une longue guerre n'avait point epuise les habitans. La chouannerie etait un brigandage lucratif, qui ne fatiguait nullement ceux qui s'y livraient, et d'ailleurs un chef unique, et d'une perseverance sans egale, etait la pour ranimer l'ardeur prete a s'eteindre. Mais ce chef, qui, comme on l'a vu, n'attendait pour partir que d'avoir acheve l'organisation de la Bretagne, venait de se rendre a Londres, afin d'entrer en communication avec le cabinet anglais et les princes francais. Puisaye avait laisse, pour le remplacer aupres du comite central, en qualite de major-general, un sieur Desotteux, se disant baron de Cormatin. Les emigres, si abondans dans les cours de l'Europe, etaient fort rares en Vendee, en Bretagne, partout ou l'on faisait cette penible guerre civile. Ils affectaient un grand mepris pour ce genre de service, et appelaient cela _chouanner_. Par cette raison, les sujets manquaient, et Puisaye avait pris cet aventurier qui venait de se parer du titre de baron de Cormatin, parce que sa femme avait herite en Bourgogne d'une petite baronnie de ce nom. Il avait ete tour a tour chaud revolutionnaire, officier de Bouille, puis chevalier du poignard, et enfin il avait emigre, cherchant partout un role. C'etait un energumene, parlant et gesticulant avec une grande vivacite, et capable des plus subits changemens. Tel est l'homme que Puisaye, sans le connaitre assez, laissa en Bretagne. Puisaye avait eu soin d'organiser une correspondance par les iles de Jersey; mais son absence se prolongeait, souvent ses lettres n'arrivaient pas; Cormatin n'etait nullement capable de suppleer a sa presence, et de ranimer les courages; les chefs s'impatientaient ou se decourageaient, et ils voyaient les haines, calmees par la clemence de la convention, se relacher autour d'eux, et les elemens de la guerre civile se dissoudre. La presence d'un general comme Hoche etait peu propre a les encourager; de sorte que la Bretagne, quoique moins epuisee que la Vendee, etait tout aussi disposee a recevoir une paix adroitement offerte. Canclaux et Hoche etaient tous deux fort capables de la faire reussir. On a deja vu agir Canclaux dans la premiere guerre de la Vendee: il avait laisse dans le pays une grande reputation de moderation et d'habilete. L'armee qu'on lui donnait a commander etait considerablement affaiblie par les renforts continuels envoyes aux Pyrenees et sur le Rhin, et, de plus, entierement desorganisee par un si long sejour dans les memes lieux. Par le desordre ordinaire des guerres civiles, l'indiscipline l'avait gagnee, et il s'en etait suivi le pillage, la debauche, l'ivrognerie, les maladies. C'etait la seconde rechute de cette armee depuis le commencement de cette guerre funeste. Sur quarante-six mille hommes dont elle se composait, quinze ou dix-huit etaient dans les hopitaux; les trente mille restant etaient mal armes et la moitie gardait les places: ainsi quinze mille tout au plus etaient disponibles. Canclaux se fit donner vingt mille hommes, dont quatorze mille pris a l'armee de Brest, et six a celle de Cherbourg. Avec ce renfort il doubla tous les postes, fit reprendre le camp de Sorinieres pres de Nantes, recemment enleve par Charette, et se porta en forces sur le Layon, qui formait la ligne defensive de Stofflet dans le Haut-Anjou. Apres avoir pris cette attitude imposante, il repandit en quantite les decrets et la proclamation de la convention, et envoya des emissaires dans tout le pays. Hoche, habitue a la grande guerre, doue de qualites superieures pour la faire, se voyait avec desespoir condamne a une guerre civile sans generosite, sans combinaisons, sans gloire. Il avait d'abord demande son remplacement; mais il s'etait resigne bientot a servir son pays dans un poste desagreable et trop obscur pour ses talens. Il allait etre recompense de cette resignation en trouvant, sur le theatre meme qu'il voulait quitter, l'occasion de deployer les qualites d'un homme d'etat autant que celles d'un general. Son armee etait entierement affaiblie par les renforts envoyes a Canclaux; il avait a peine quarante mille hommes mal organises pour garder un pays coupe, montagneux, boise, et plus de trois cent cinquante lieues de cotes depuis Cherbourg jusqu'a Brest. On lui promit douze mille hommes tires du Nord. Il demandait surtout des soldats habitues a la discipline, et il se mit aussitot a corriger les siens des habitudes contractees dans la guerre civile. "Il faut, disait-il, ne mettre en tete de nos colonnes que des hommes disciplines, qui puissent se montrer aussi vaillans que moderes, et etre des mediateurs autant que des soldats." Il les avait formes en une multitude de petits camps, et il leur recommandait de se repandre par troupes de quarante et cinquante, de chercher a acquerir la connaissance des lieux, de s'habituer a cette guerre de surprises, de lutter d'artifice avec les chouans, de parler aux paysans, de se lier avec eux, de les rassurer, de s'attirer leur amitie et meme leur concours. "Ne perdons jamais de vue, ecrivait-il a ses officiers, que la politique doit avoir beaucoup de part a cette guerre. Employons tour a tour l'humanite, la vertu, la probite, la force, la ruse, et toujours la dignite qui convient a des republicains." En peu de temps il avait donne a cette armee un autre aspect et une autre attitude; l'ordre indispensable a la pacification y etait revenu. C'est lui qui, melant envers ses soldats l'indulgence a la severite, ecrivait ces paroles charmantes a l'un de ses lieutenans qui se plaignait trop amerement de quelques exces d'ivrognerie. "Eh! mon ami, si les soldats etaient philosophes, ils ne se battraient pas!... Corrigeons cependant les ivrognes, si l'ivresse les fait manquer a leur devoir." Il avait concu les idees les plus justes sur le pays, et sur la maniere de le pacifier. "Il faut des pretres a ces paysans, ecrivait-il, laissons-les-leur, puisqu'ils en veulent. Beaucoup ont souffert, et soupirent apres leur retour a la vie agricole; qu'on leur donne quelques secours pour reparer leurs fermes. Quant a ceux qui ont pris l'habitude de la guerre, les rejeter dans leur pays est impossible, ils le troubleraient de leur oisivete et de leur inquietude. Il faut en former des legions et les enroler dans les armees de la republique. Ils feront d'excellens soldats d'avant-garde; et leur haine de la coalition, qui ne les a pas secourus, nous garantit leur fidelite. D'ailleurs que leur importe la cause? il leur faut la guerre. Souvenez-vous, ajoutait-il, des bandes de Duguesclin allant detroner Pierre-le-Cruel, et du regiment leve par Villars dans les Cevennes." Tel etait le jeune general appele a pacifier ces malheureuses contrees. Les decrets de la convention repandus a profusion en Vendee et en Bretagne, l'elargissement des suspects, soit a Nantes, soit a Rennes, la grace accordee a madame de Bonchamp, qui fut sauvee par un decret de la mort prononcee contre elle, l'annulation de toutes les condamnations non executees, la liberte accordee a l'exercice des cultes, la defense de devaster les eglises, l'elargissement des pretres, la punition de Carrier et de ses complices, commencerent a produire l'effet qu'on en attendait dans les deux pays, et disposerent les esprits a profiter de l'amnistie commune promise aux chefs et aux soldats. Les haines s'apaisaient, et le courage avec elles. Les representans en mission a Nantes eurent des entrevues avec la soeur de Charette, et lui firent parvenir, par son intermediaire, le decret de la convention. Il etait dans ce moment reduit aux abois. Quoique doue d'une opiniatrete sans pareille, il ne pouvait pas se passer d'esperance, et il n'en voyait luire d'aucun cote. La cour de Verone, ou il jouissait de tant d'admiration, comme on l'a vu plus haut, ne faisait cependant rien pour lui. Le regent venait de lui ecrire une lettre dans laquelle il le nommait lieutenant-general, et l'appelait le second fondateur de la monarchie. Mais, confiee aux agens de Paris, cette lettre, qui aurait pu du moins alimenter sa vanite, ne lui etait pas encore parvenue. Il avait, pour la premiere fois, demande des secours a l'Angleterre, et envoye son jeune aide-de-camp, La Roberie, a Londres; mais il n'en avait pas de nouvelles. Ainsi pas un mot de recompense ou d'encouragement, ni de ces princes auxquels il se devouait, ni de ces puissances dont il secondait la politique. Il consentit donc a une entrevue avec Canclaux et les representans du peuple. A Rennes, le rapprochement desire fut encore amene par la soeur de l'un des chefs. Le nomme Botidoux, l'un des principaux chouans du Morbihan, avait appris que sa soeur, qui etait a Rennes, venait d'etre enfermee a cause de lui. On l'engagea a s'y rendre pour obtenir son elargissement. Le representant Boursault lui rendit sa soeur, le combla de caresses, le rassura sur l'intention du gouvernement, et parvint a le convaincre de la sincerite du decret d'amnistie. Botidoux s'engagea a ecrire au nomme Bois-Hardi, jeune chouan intrepide, qui commandait la division des Cotes-du-Nord, et qui passait pour le plus redoutable des revoltes. "Quelles sont vos esperances? lui ecrivit-il. Les armees republicaines sont maitresses du Rhin. La Prusse demande la paix. Vous ne pouvez compter sur la parole de l'Angleterre; vous ne pouvez compter sur des chefs qui ne vous ecrivent que d'outre-mer, ou qui vous ont abandonne sous pretexte d'aller chercher des secours; vous ne pouvez plus faire qu'une guerre d'assassinats." Bois-Hardi, embarrasse de cette lettre, et ne pouvant quitter les Cotes-du-Nord, ou des hostilites encore assez actives exigeaient sa presence, engagea le comite central a se rendre aupres de lui, pour repondre a Botidoux. Le comite, a la tete duquel se trouvait Cormatin, comme major-general de Puisaye, se rendit aupres de Bois-Hardi. Il y avait dans l'armee republicaine un jeune general, hardi, brave, plein d'esprit naturel, et surtout de cette finesse qu'on dit etre particuliere a la profession qu'il avait autrefois exercee, celle de _maquignon_: c'etait le general Humbert. "Il etait, dit Puisaye, du nombre de ceux qui n'ont que trop prouve qu'une annee de pratique a la guerre supplee avantageusement a tous les apprentissages d'esplanade." Il ecrivit une lettre dont le style et l'orthographe furent denonces au comite de salut public, mais qui etait telle qu'il le fallait pour toucher Bois-Hardi et Cormatin. Il y eut une entrevue. Bois-Hardi montra la facilite d'un jeune militaire courageux, point haineux, et se battant par caractere plutot que par fanatisme; toutefois il ne s'engagea a rien, et laissa faire Cormatin. Ce dernier, avec son inconsequence habituelle, tout flatte d'etre appele a traiter avec les generaux de la puissante republique francaise, accueillit toutes les ouvertures de Humbert, et demanda a etre mis en rapport avec les generaux Hoche et Canclaux, et avec les representans. Des entrevues furent convenues, le jour et le lieu fixes. Le comite central fit des reproches a Cormatin pour s'etre trop avance. Celui-ci, joignant la duplicite a l'inconsequence, assura le comite qu'il ne voulait pas trahir sa cause; qu'en acceptant une entrevue, il voulait observer de pres les ennemis communs, juger leurs forces et leurs dispositions. Il donna surtout deux raisons importantes selon lui: premierement, on n'avait jamais vu Charette, on ne s'etait jamais concerte avec lui; en demandant a le voir sous pretexte de rendre la negociation commune a la Vendee comme a la Bretagne, il pourrait l'entretenir des projets de Puisaye, et l'engager a y concourir. Secondement, Puisaye, compagnon d'enfance de Canclaux, lui avait ecrit une lettre capable de le toucher, et renfermant les offres les plus brillantes pour le gagner a la monarchie. Sous pretexte d'une entrevue, Cormatin lui remettrait la lettre, et acheverait l'ouvrage de Puisaye. Affectant ainsi le role de diplomate habile aupres de ses collegues, Cormatin obtint l'autorisation d'aller entamer une negociation simulee avec les republicains, pour se concerter avec Charette et seduire Canclaux. Il ecrivit a Puisaye dans ce sens, et partit, la tete pleine des idees les plus contraires; tantot fier de tromper les republicains, de comploter sous leurs yeux, de leur enlever un general; tantot enorgueilli d'etre le mediateur des insurges aupres des representans de la republique, et pret, dans cette agitation d'idees, a etre dupe en voulant faire des dupes. Il vit Hoche; il lui demanda d'abord une treve provisoire, et exigea ensuite la faculte de visiter tous les chefs de chouans l'un apres l'autre, pour leur inspirer des vues pacifiques, de voir Canclaux, et surtout Charette, pour se concerter avec ce dernier, disant que les Bretons ne pouvaient se separer des Vendeens. Hoche et les representans lui accorderent ce qu'il demandait; mais ils lui donnerent Humbert pour l'accompagner et assister a toutes les entrevues. Cormatin, au comble de ses voeux, ecrivait au comite central et a Puisaye que ses artifices reussissaient, que les republicains etaient ses dupes, qu'il allait raffermir les chouans, donner le mot a Charette, l'engager seulement a temporiser en attendant la grande expedition, et enfin seduire Canclaux. Il se mit ainsi a parcourir la Bretagne, voyant partout les chefs, les etonnant par des paroles de paix et par cette treve singuliere. Tous ne comprenaient pas ses finesses, et se relachaient de leur courage. La cessation des hostilites faisait aimer le repos et la paix, et, sans qu'il s'en doutat, Cormatin avancait la pacification. Lui-meme commencait a y etre porte; et, tandis qu'il voulait duper les republicains, c'etaient les republicains qui, sans le vouloir, le trompaient lui-meme. Pendant ce temps, on avait fixe avec Charette le jour et le lieu de l'entrevue. C'etait pres de Nantes. Cormatin devait s'y rendre, et la devaient commencer les negociations. Cormatin, tous les jours plus embarrasse des engagemens qu'il prenait avec les republicains, commencait a ecrire plus rarement au comite central, et le comite, voyant la tournure qu'allaient prendre les choses, ecrivait a Puisaye en nivose: "Hatez-vous d'arriver. Les courages sont ebranles; les republicains seduisent les chefs. Il faut venir, ne fut-ce qu'avec douze mille hommes, avec de l'argent, des pretres et des emigres. Arrivez avant la fin de janvier (pluviose)." Ainsi, tandis que l'emigration et les puissances fondaient tant d'esperances sur Charette et sur la Bretagne, une negociation allait pacifier ces deux contrees. En pluviose (janvier-fevrier), la republique traitait donc a Bale avec l'une des principales puissances, et a Nantes avec les royalistes, qui l'avaient jusqu'ici combattue et meconnue. CHAPITRE XXVII. REOUVERTURE DES SALONS, DES SPECTACLES, DES REUNIONS SAVANTES; ETABLISSEMENT DES ECOLES PRIMAIRES, NORMALE, DE DROIT ET DE MEDECINE; DECRETS RELATIFS AU COMMERCE, A L'INDUSTRIE, A L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE ET DES CULTES.--DISETTE DES SUBSISTANCES DANS L'HIVER DE L'AN III.--DESTRUCTION DES BUSTES DE MARAT.--ABOLITION DU _maximum_ ET DES REQUISITIONS.--SYSTEMES DIVERS SUR LES MOYENS DE RETIRER LES ASSIGNATS.--AUGMENTATION DE LA DISETTE A PARIS.--REINTEGRATION DES DEPUTES GIRONDINS.--SCENES TUMULTUEUSES A L'OCCASION DE LA DISETTE; AGITATION DES REVOLUTIONNAIRES; INSURRECTION DU 12 GERMINAL; DETAILS DE CETTE JOURNEE.--DEPORTATION DE BARRERE, BILLAUD-VARENNES ET COLLOT-D'HERBOIS.--ARRESTATION DE PLUSIEURS DEPUTES MONTAGNARDS.--TROUBLES DANS LES VILLES.--DESARMEMENT DES PATRIOTES. Les jacobins etaient disperses, les principaux agens ou chefs du gouvernement revolutionnaire poursuivis, Carrier mis a mort, plusieurs autres deputes recherches pour leurs missions; enfin Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrere et Vadier etaient mis en etat de prevention, et destines a etre traduits bientot devant le tribunal de leurs collegues. Mais tandis que la France cherchait ainsi a se venger des hommes qui avaient exige d'elle des efforts douloureux, et l'avaient condamnee a un regime terrible, elle revenait avec passion aux plaisirs, aux douceurs des arts et de la civilisation, dont ces hommes la priverent un instant. Nous avons deja vu avec quelle ardeur on se preparait a jouir de cet hiver, avec quel gout singulier et nouveau les femmes avaient cherche a se parer, avec quel empressement on se rendait aux concerts de la rue Feydeau. Maintenant tous les spectacles etaient rouverts. Les acteurs de la Comedie Francaise etaient sortis de prison: Larive, Saint-Prix, Mole, Dazincourt, Saint-Phal, mesdemoiselles Contat, Devienne, avaient reparu sur la scene. On se portait aux spectacles avec fureur. On y applaudissait tous les passages qui pouvaient faire allusion a la terreur; on y chantait l'air du _Reveil du peuple_; on y proscrivait la _Marseillaise_. Dans les loges paraissaient les beautes du temps, femmes ou amies des thermidoriens; dans le parterre, la jeunesse doree de Freron semblait narguer par ses plaisirs, par sa parure et par son gout, ces terroristes sanguinaires, grossiers, qui, disait-on, avaient voulu chasser toute civilisation. Les bals etaient suivis avec le meme empressement. On en vit un ou il n'etait personne qui n'eut perdu des parens dans la revolution: on l'appela le bal _des victimes_. Les lieux publics consacres aux arts etaient aussi rouverts. La convention, qui avec toutes les passions a eu toutes les grandes idees, avait ordonne la formation d'un musee, ou l'on reunissait aux tableaux que possedait deja la France ceux que nous procurait la conquete. Deja on y avait transporte ceux de l'ecole flamande conquis en Belgique. Le Lycee, ou La Harpe avait celebre tout recemment la philosophie et la liberte en bonnet rouge, le Lycee, ferme pendant la terreur, venait d'etre rendu au public, grace aux bienfaits de la convention, qui avait fait une partie des frais de l'etablissement, et qui avait distribue quelques centaines de cartes aux jeunes gens de chaque section. La, on entendait La Harpe declamer contre l'anarchie, la terreur, l'avilissement de la langue, le _philosophisme_, et tout ce qu'il avait vante autrefois, avant que cette liberte, qu'il celebrait sans la connaitre, eut effraye sa petite ame. La convention avait accorde des pensions a presque tous les gens de lettres, a tous les savans, sans aucune distinction d'opinions. Elle venait de decreter les ecoles primaires, ou le peuple devait apprendre les elemens de la langue parlee et ecrite, les regles du calcul, les principes de l'arpentage, et quelques notions pratiques sur les principaux phenomenes de la nature; les ecoles centrales, destinees aux classes plus elevees, et ou la jeunesse devait apprendre les mathematiques, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'hygiene, les arts et metiers, les arts du dessin, les belles-lettres, les langues anciennes, les langues vivantes les plus appropriees aux localites, la grammaire generale, la logique et l'analyse, l'histoire, l'economie politique, les elemens de legislation, le tout dans l'ordre le mieux approprie au developpement de l'esprit; l'ecole normale, ou devaient se former, sous les savans et les litterateurs les plus celebres, de jeunes professeurs, qui ensuite iraient repandre dans toute la France l'instruction puisee au foyer des lumieres; enfin les ecoles speciales de medecine, de droit, d'art veterinaire. Outre ce vaste systeme d'education destine a repandre, a propager cette civilisation qu'on accusait si injustement la revolution d'avoir bannie; la convention vota des encouragemens pour des travaux de toute espece. L'etablissement de diverses manufactures venait d'etre ordonne. On avait donne aux Suisses expatries pour cause de troubles, des domaines nationaux a Besancon, afin d'y former une manufacture d'horlogerie. La convention avait demande en outre a ses comites des projets de canaux, des plans de banque, et un systeme d'avances pour certaines provinces ruinees par la guerre. Elle avait adouci quelques lois qui pouvaient nuire a l'agriculture et au commerce. Une foule de cultivateurs et d'ouvriers avaient quitte l'Alsace, lorsqu'elle fut evacuee par Wurmser, Lyon pendant le siege, et tout le Midi depuis les rigueurs exercees contre le federalisme. Elle les distingua des emigres, et rendit une loi par laquelle les laboureurs, les ouvriers sortis de France depuis le 1er mai 1798, et disposes a y rentrer avant le 1er germinal, ne seraient pas consideres comme emigres. La loi des suspects, dont on demandait le rapport, fut maintenue; mais elle n'etait plus redoutable qu'aux patriotes, qui etaient devenus les suspects du jour. Le tribunal revolutionnaire venait d'etre entierement recompose, et ramene a la forme des tribunaux criminels ordinaires: il y avait juges, jures et defenseurs. On ne pouvait plus juger sur pieces ecrites et sans entendre les temoins. La loi qui permettait la mise hors des debats, et qui avait ete rendue contre Danton, etait rapportee. Les administrations de district devaient cesser d'etre permanentes, excepte dans les villes au-dessus de cinquante mille ames. Enfin le grand interet du culte etait regle par une loi nouvelle. Cette loi rappelait qu'en vertu de la declaration des droits, tous les cultes etaient libres; mais elle declarait que l'etat n'en salariait plus aucun, et n'en permettait plus la celebration publique. Chaque secte pouvait construire, louer des edifices, et se livrer aux pratiques de son culte dans l'interieur de ces edifices. Enfin, pour remplacer les anciennes ceremonies de la religion catholique, et celles de la _Raison_, la convention venait de faire un plan de fetes decadaires. Elle avait combine la danse, la musique et les exhortations morales, de maniere a rendre profitables les plaisirs du peuple, et a produire sur son imagination des impressions a la fois utiles et agreables. Ainsi, distraite du soin pressant de se defendre, la revolution depouillait ses formes violentes, et revenait a sa mission veritable, celle de favoriser les arts, l'industrie, les lumieres et la civilisation. Mais tandis qu'on voyait les lois cruelles disparaitre, les hautes classes se recomposer et se livrer aux plaisirs, les classes inferieures souffraient d'une affreuse disette, et d'un froid presque inconnu dans nos climats. Cet hiver de l'an III, qui nous avait permis de traverser a pied sec les fleuves et les bras de mer de la Hollande, nous faisait payer cher cette conquete, en condamnant le peuple des villes et des campagnes a de rudes souffrances. C'etait sans contredit le plus rigoureux du siecle: il surpassait encore celui qui preceda l'ouverture des etats-generaux en 1789. Les subsistances manquaient par differentes causes. La principale etait l'insuffisance de la recolte. Quoiqu'elle se fut annoncee tres belle, la secheresse, puis les brouillards, avaient trompe toutes les esperances. Le battage avait ete neglige, comme dans les annees precedentes, soit par le defaut de bras, soit par la mauvaise volonte des fermiers. Les assignats baissant tous les jours, et etant tombes recemment au dixieme de leur valeur, le _maximum_ etait devenu plus oppressif, et la repugnance a y obeir, les efforts pour s'y soustraire plus grands. Les fermiers faisaient partout de fausses declarations, et etaient aides dans leurs mensonges par les municipalites qui venaient, comme on sait, d'etre renouvelees. Composees presque toutes d'hommes moderes, elles secondaient volontiers la desobeissance aux lois revolutionnaires; enfin tous les ressorts de l'autorite etant relaches, et le gouvernement ayant cesse de faire peur, les requisitions pour l'approvisionnement des armees et des grandes communes n'etaient plus obeies. Ainsi, le systeme extraordinaire des approvisionnemens, destine a suppleer au commerce, se trouvait desorganise bien avant que le commerce eut repris son mouvement naturel. La disette devait etre plus sensible encore dans les grandes communes, toujours plus difficiles a approvisionner. Paris etait menace d'une famine plus cruelle qu'aucune de celles dont on avait eu peur dans le cours de la revolution. Aux causes generales se reunissaient des causes toutes particulieres. Par la suppression de la commune conspiratrice du 9 thermidor, le soin d'alimenter Paris avait ete transmis de la commune a la commission de commerce et d'approvisionnement: il etait resulte de ce changement une interruption dans les services. Les ordres avaient ete donnes fort tard, et avec une precipitation dangereuse. Les moyens de transport manquaient; tous les chevaux, comme on l'a vu, avaient ete creves, et outre la difficulte de reunir des quantites suffisantes de ble, il y avait encore celle de le transporter a Paris. Les lenteurs, les pillages sur les routes, tous les accidens ordinaires des disettes, dejouaient les efforts de la commission. A la disette des subsistances se joignait celle des bois de chauffage et du charbon. Le canal de Briare avait ete desseche pendant tout l'ete. Les charbons de terre n'etant pas arrives, les usines avaient consume tout le charbon de bois. Les coupes de bois avaient ete tardivement ordonnees, et les entrepreneurs de flottage, vexes par les autorites locales, etaient entierement decourages. Les charbons, le bois manquaient donc, et, par cet affreux hiver, cette disette de combustible etait aussi funeste que celle des grains. Ainsi, une souffrance cruelle dans les basses classes contrastait avec les plaisirs nouveaux auxquels se livraient les classes elevees. Les revolutionnaires, irrites contre le gouvernement, suivaient l'exemple de tous les partis battus, et se servaient des maux publics comme d'autant d'argumens contre les chefs actuels de l'etat. Ils contribuaient meme a augmenter ces maux, en contrariant les ordres de l'administration. "N'envoyez pas vos bles a Paris, disaient-ils aux fermiers; le gouvernement est contre-revolutionnaire, il fait rentrer les emigres, il ne veut pas mettre en vigueur la constitution, il laisse pourrir les grains dans les magasins de la commission de commerce; il veut affamer le peuple pour l'obliger a se jeter dans les bras de la royaute." Ils engageaient ainsi les possesseurs de grains a les garder. Ils quittaient leurs communes pour se rendre dans les grandes villes ou ils etaient inconnus, et hors de la portee de ceux qu'ils avaient persecutes. La, ils repandaient le trouble. A Marseille, ils venaient de faire de nouvelles violences aux representans, qu'ils avaient obliges a suspendre les procedures commencees contre les pretendus complices de la terreur. Il avait fallu mettre la ville en etat de siege. C'est a Paris surtout qu'ils s'amassaient en grand nombre, et qu'ils etaient plus turbulens. Ils revenaient toujours au meme sujet, la souffrance du peuple, et la mettaient en comparaison avec le luxe des nouveaux meneurs de la convention. Madame Tallien etait la femme du jour qu'ils accusaient le plus, car a toutes les epoques on en avait accuse une: c'etait la perfide enchanteresse a laquelle ils reprochaient, comme autrefois a madame Rolland, et plus anciennement a Marie-Antoinette, tous les maux du peuple. Son nom, prononce plusieurs fois a la convention, avait paru ne pas emouvoir Tallien. Enfin, il prit un jour la parole pour la venger de tant d'outrages; il la presenta comme un modele de devouement et de courage, comme une des victimes que Robespierre avait destinees a l'echafaud, et il declara qu'elle etait devenue son epouse. Barras, Legendre, Freron, se joignirent a lui, ils s'ecrierent qu'il etait temps enfin de s'expliquer; ils echangerent des injures avec la Montagne, et la convention se vit obligee, comme a l'ordinaire, de mettre fin a la discussion par l'ordre du jour. Une autre fois, Duhem dit au depute Clausel, membre du comite de surete generale, qu'il l'assassinerait. Le tumulte fut epouvantable, et l'ordre du jour vint encore terminer cette nouvelle scene. L'infatigable Duhem decouvrit un ecrit intitule _le Spectateur de la Revolution_, dans lequel se trouvait un dialogue sur les deux gouvernemens monarchique et republicain. Ce dialogue donnait une preference evidente au gouvernement monarchique, et engageait, meme d'une maniere assez ouverte, le peuple francais a y revenir. Duhem denonca cet ecrit avec indignation, comme l'un des symptomes de la conspiration royaliste. La convention, faisant droit a cette reclamation, envoya l'auteur au tribunal revolutionnaire; mais Duhem s'etant permis de dire que le royalisme et l'aristocratie triomphaient, elle l'envoya lui-meme pour trois jours a l'Abbaye, comme ayant insulte l'assemblee. Ces scenes avaient emu tout Paris. Dans les sections on voulait faire des adresses sur ce qui venait d'arriver, et on se battait pour la redaction, chacun voulant que ces adresses fussent ecrites dans son sens. Jamais la revolution n'avait presente un spectacle aussi agite. Jadis les jacobins, tout-puissans, n'avaient trouve aucune resistance capable de produire une veritable lutte. Ils avaient tout chasse devant eux, et etaient demeures vainqueurs; vainqueurs bruyans et coleres, mais uniques. Aujourd'hui un parti puissant venait de s'elever; et quoiqu'il fut moins violent, il suppleait par la masse a la violence, et pouvait lutter a chance egale. On fit des adresses en tous sens. Quelques jacobins, reunis dans les cafes, vers les quartiers populeux de Saint-Denis, du Temple, de Saint-Antoine, tinrent des propos comme ils avaient coutume d'en tenir. Ils menacerent d'aller attaquer au Palais-Royal, aux spectacles, a la convention meme, les nouveaux conspirateurs. De leur cote, les jeunes gens faisaient un bruit epouvantable dans le parterre des theatres. Ils se promirent de faire un outrage sensible aux jacobins. Le buste de Marat etait dans tous les lieux publics, et particulierement dans les salles de spectacle. Au theatre Feydeau, des jeunes gens s'elancerent au balcon, et, montant sur les epaules les uns des autres, renverserent le buste du saint, le briserent, et le remplacerent aussitot par celui de Rousseau. La police fit de vains efforts pour empecher cette scene. Des applaudissemens universels couvrirent l'action de ces jeunes gens. Des couronnes furent jetees sur le theatre pour en couronner le buste de Rousseau; des vers, prepares pour cette circonstance, furent debites; on cria: _A bas les terroristes! a bas Marat! a bas ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent mille tetes! Vive l'auteur d'Emile, du Contrat social, de la Nouvelle Heloise!_ Cette scene se repeta le lendemain dans les spectacles et dans tous les lieux publics. On se precipita dans les halles, on barbouilla de sang le buste de Marat, et on le precipita ensuite dans la boue. Des enfans firent dans le quartier Montmartre une procession, et apres avoir porte un buste de Marat jusqu'au bord d'un egout, l'y precipiterent. L'opinion se prononca avec une violence extreme; la haine et le degout de Marat etaient dans tous les coeurs, meme chez la plupart des montagnards; car aucun d'eux n'avait pu suivre dans ses ecarts la pensee de ce maniaque audacieux. Mais le nom de Marat etant consacre, le poignard de Corday lui ayant valu une espece de culte, on craignait de toucher a ses autels comme a ceux de la liberte elle-meme. On a vu que pendant les dernieres sans-culottides, c'est-a-dire quatre mois auparavant, il avait ete mis au Pantheon a la place de Mirabeau. Les comites s'empresserent d'accueillir ce signal, et proposerent a la convention de decreter qu'aucun individu ne pourrait etre porte au Pantheon avant un delai de vingt ans, et que le buste ou portrait d'aucun citoyen ne pourrait etre expose dans les lieux publics. On ajouta que tout decret contraire etait rapporte. En consequence Marat, introduit au Pantheon, en fut chasse seulement apres quatre mois. Telle est l'instabilite des revolutions! on decerne, on retire l'immortalite; et l'impopularite menace les chefs de parti au-dela meme de la mort! Des cet instant commenca la longue infamie qui a poursuivi Marat, et qu'il a partagee avec Robespierre. Tous deux, divinises naguere par le fanatisme, juges aujourd'hui par la douleur, furent voues a une longue execration. Les jacobins, irrites de cet outrage fait a une des plus grandes renommees revolutionnaires, s'assemblerent au faubourg Saint-Antoine, et jurerent de venger la memoire de Marat. Ils prirent son buste, le porterent en triomphe dans tous les quartiers qu'ils dominaient, et, armes jusqu'aux dents, menacerent d'egorger quiconque viendrait troubler cette fete sinistre. Les jeunes gens avaient envie de fondre sur ce cortege; ils s'encourageaient a l'attaquer, et une bataille s'en serait suivie infailliblement, si les comites n'avaient fait fermer le club des Quinze-Vingts, defendu les processions de ce genre, et disperse les attroupemens. A la seance du 20 nivose (9 janvier), les bustes de Marat et de Lepelletier furent enleves de la convention, ainsi que les deux belles peintures dans lesquelles David les avait representes mourans. Les tribunes, qui etaient partagees, firent eclater des cris contraires: les unes applaudirent, les autres pousserent d'affreux murmures. Dans ces dernieres se trouvaient de ces femmes qu'on appelait _furies de guillotine_: on les fit sortir. L'assemblee applaudit, et la Montagne, morne et silencieuse, en voyant enlever ces celebres tableaux, crut voir s'aneantir la revolution et la republique. La convention venait d'enlever aux deux partis une occasion d'en venir aux mains; mais la lutte n'etait retardee que de quelques jours. Les ressentimens etaient si profonds, et les souffrances du peuple si grandes, qu'on devait s'attendre a quelqu'une de ces scenes violentes qui avaient ensanglante la revolution. Dans l'incertitude de ce qui allait arriver, on discutait toutes les questions que faisait naitre la situation commerciale et financiere du pays; questions malheureuses, qu'on prenait et reprenait a chaque instant, pour les traiter et les resoudre d'une maniere differente, suivant les changemens qu'avaient subis les idees. Deux mois auparavant on avait modifie le _maximum_, en rendant le prix des grains variable suivant les localites; on avait modifie les requisitions, en les rendant speciales, limitees, regulieres, et on avait ajourne les questions relatives au sequestre, au numeraire et aux assignats. Aujourd'hui tout menagement pour les creations revolutionnaires avait disparu. Ce n'etait plus une simple modification qu'on demandait, c'etait l'abolition meme du systeme d'urgence etabli pendant la terreur. Les adversaires de ce systeme donnaient d'excellentes raisons. Tout n'etant pas maxime, disaient-ils, le _maximum_ etait absurde et inique. Le fermier payant 30 francs un soc qu'il payait jadis 50 sous, 700 francs un domestique qu'il payait 100, et 10 francs le journalier qu'il payait 50 sous, ne pourrait jamais donner ses denrees au meme prix qu'autrefois. Les matieres premieres apportees de l'etranger ayant ete affranchies recemment du _maximum_, pour rendre quelque activite au commerce, il etait absurde de les y soumettre ouvrees; car elles seraient payees huit ou dix fois moins qu'a l'etat brut. Ces exemples n'etaient pas les seuls: on en pouvait citer mille du meme genre. Le _maximum_ exposant ainsi le marchand, le manufacturier, le fermier, a des pertes inevitables, ils ne voudraient jamais le subir; les uns abandonneraient les boutiques ou la fabrication, les autres enfouiraient leur ble ou le feraient consommer dans les basses-cours, parce qu'ils trouveraient plus d'avantages a vendre de la volaille ou des cochons engraisses. De maniere ou d'autre, il fallait si on voulait que les marches fussent approvisionnes, que les prix fussent libres; car jamais personne ne voudrait travailler pour perdre. Du reste, ajoutaient les adversaires du systeme revolutionnaire, le _maximum_ n'avait jamais ete execute; ceux qui voulaient trouver a acheter se resignaient a payer d'apres le prix reel, et non d'apres le prix legal. Toute la question se reduisait donc a ces mots: payer cher ou n'avoir rien. Vainement voudrait-on suppleer a l'activite spontanee de l'industrie et du commerce par les requisitions, c'est-a-dire par l'action du gouvernement. Un gouvernement commercant etait une monstruosite ridicule. Cette commission des approvisionnemens, qui faisait tant de bruit de ses operations, sait-on ce qu'elle avait apporte en France de ble etranger? De quoi nourrir la France pendant cinq jours. Il fallait donc en revenir a l'activite individuelle, c'est-a-dire au commerce libre, et ne s'en fier qu'a lui. Lorsque le _maximum_ serait supprime, et que le negociant pourrait retrouver le prix du fret, des assurances, de l'interet de ses capitaux, et son juste benefice, il ferait venir des denrees de tous les points du globe. Les grandes communes surtout, qui n'etaient pas comme celle de Paris approvisionnees aux frais de l'etat, ne pouvaient recourir qu'au commerce, et seraient affamees si on ne lui rendait sa liberte. En principe ces raisonnemens etaient justes; il n'en etait pas moins vrai que la transition du commerce force au commerce libre devait etre dangereuse dans un moment d'aussi grande crise. En attendant que la liberte des prix eut reveille l'industrie individuelle, et approvisionne les marches, le rencherissement de toutes choses allait etre extraordinaire. C'etait un inconvenient tres passager pour toutes les marchandises qui n'etaient pas de premiere necessite, ce n'etait qu'une interruption momentanee jusqu'a l'epoque ou la concurrence ferait tomber les prix; mais pour les subsistances qui n'admettent pas d'interruption, comment se ferait la transition? En attendant que la faculte de vendre les bles a prix libre eut fait expedier des vaisseaux en Crimee, en Pologne, en Afrique, en Amerique, et oblige par la concurrence les fermiers a livrer leurs grains, comment vivrait le peuple des villes sans _maximum_ et sans requisitions? Encore valait-il mieux du mauvais pain, produit avec les penibles efforts de l'administration, avec d'incroyables tiraillemens, que la disette absolue. Sans doute, il fallait sortir de ce systeme force le plus tot possible, mais avec de grands menagemens, et sans un sot emportement. Quant aux reproches de M. Boissy-d'Anglas a la commission des approvisionnemens, ils etaient aussi injustes que ridicules. Ses importations, disait-il, n'auraient pu nourrir la France que pendant cinq jours. D'abord on niait le calcul; mais peu importait. Ce n'est jamais que le peu qui manque a un pays, autrement il serait impossible d'y suppleer; mais n'etait-ce pas un service immense que d'avoir fourni ce peu? Se figure-t-on le desespoir d'une contree privee de pain pendant cinq jours? Encore si cette privation eut ete egalement repartie, elle aurait pu n'etre pas mortelle; mais tandis que les campagnes auraient regorge de ble, on aurait vu les grandes villes, et surtout la capitale, en manquer, non pas seulement pendant cinq jours, mais pendant dix, vingt, cinquante, et un bouleversement s'ensuivre. Du reste, la commission de commerce et des approvisionnemens, dirigee par Lindet, ne s'etait pas bornee seulement a tirer des denrees du dehors, mais elle avait encore fait transporter les grains, les fourrages, les marchandises qui existaient en France, des campagnes aux frontieres ou dans les grandes communes; et le commerce, effraye par la guerre et les fureurs politiques, n'aurait jamais fait cela spontanement. Il avait fallu y suppleer par la volonte du gouvernement, et cette volonte, energique, extraordinaire, meritait la reconnaissance et l'admiration de la France, malgre les cris de ces petits hommes qui, pendant les dangers de la patrie, n'avaient su que se cacher. La question fut resolue d'assaut en quelque sorte. On abolit le _maximum_ et les requisitions d'entrainement, comme on avait rappele les soixante-treize, comme on avait decrete Billaud, Collot et Barrere. Cependant on laissa subsister quelques restes du systeme des requisitions. Celles qui avaient pour but d'approvisionner les grandes communes devaient avoir leur effet encore un mois. Le gouvernement conservait le droit de prehension, c'est-a-dire la faculte de prendre les denrees d'autorite, en les payant au prix des marches. La fameuse commission perdit une partie de son titre; elle ne s'appela plus commission de commerce et des approvisionnemens, mais seulement commission des approvisionnemens. Ses cinq directeurs furent reduits a trois; ses dix mille employes a quelques centaines. Le systeme de l'entreprise fut avec raison substitue a celui de la regie; et, en passant, on s'eleva contre Pache, pour sa creation du comite des marches. Les charrois furent donnes a des entrepreneurs. La manufacture d'armes de Paris, qui avait rendu des services couteux, mais immenses, fut dissoute. On le pouvait alors sans inconvenient. La fabrication des armes fut remise a l'entreprise. Les ouvriers, qui voyaient bien qu'ils allaient etre moins payes, pousserent quelques murmures; excites meme par les jacobins, ils menacaient d'un mouvement; mais ils furent contenus, et renvoyes dans leurs communes. La question du sequestre, ajournee precedemment, parce qu'on craignait, en retablissant la circulation des valeurs, de fournir des alimens a l'emigration, et de faire renaitre l'agiotage sur le papier etranger, cette question fut reprise, et cette fois resolue a l'avantage de la liberte du commerce. Le sequestre fut leve; on restitua aussi aux negocians etrangers les valeurs sequestrees, au risque de ne pas obtenir la meme restitution en faveur des Francais. Enfin la libre circulation du numeraire fut retablie apres une vive discussion. On l'avait interdite autrefois pour empecher les emigres d'emporter le numeraire de la France; on la permit de nouveau sur le motif que, les moyens de retour nous manquant, Lyon ne pouvant plus fournir 60 millions manufactures, Nimes 20, Sedan 10, le commerce serait impossible si on ne permettait pas de payer en matieres d'or ou d'argent les achats faits a l'exterieur. D'ailleurs on pensa que le numeraire etant enfoui, et ne voulant pas sortir, a cause du papier-monnaie, la faculte de payer a l'etranger les objets d'importation l'engagerait a se montrer, et lui rendrait son mouvement. On prit, en outre, des precautions assez pueriles pour l'empecher d'aller alimenter les emigres. Quiconque faisait sortir une valeur metallique etait tenu de faire rentrer une valeur egale en marchandises. Enfin on s'occupa de la difficile question des assignats. Il y en avait a peu pres 7 milliards 5 ou 600 millions en circulation reelle; il en restait dans les caisses 5 ou 600 millions; la somme fabriquee s'elevait donc a 8 milliards. Le gage restant en biens de premiere et seconde origine, tels que bois, terres, chateaux, hotels, maisons, mobilier, s'elevait a plus de 15 milliards, d'apres l'evaluation actuelle en assignats. Le gage etait donc bien suffisant. Cependant l'assignat perdait les neuf dixiemes ou les onze douziemes de sa valeur, suivant la nature des objets contre lesquels on l'echangeait. Ainsi l'etat qui recevait l'impot en assignats, le rentier, le fonctionnaire public, le proprietaire de maisons ou de terres, le creancier d'un capital, tous ceux enfin qui recevaient ou leurs appointemens, ou leurs revenus, ou leurs salaires, ou leurs remboursemens en papier, faisaient des pertes toujours plus enormes; le desordre qui en resultait devenait chaque jour plus grand. Cambon proposa d'augmenter les appointemens des fonctionnaires publics et le revenu des rentiers. Apres avoir combattu sa proposition, on se vit oblige de l'adopter pour les fonctionnaires publics, qui ne pouvaient plus vivre. Mais c'etait la un bien faible palliatif pour un mal immense; c'etait soulager une classe sur mille. Pour les soulager toutes, il fallait retablir le juste rapport des valeurs; mais comment y parvenir? On aimait a faire encore les reves de l'annee precedente; on recherchait la cause de la depreciation des assignats, et les moyens de les relever. D'abord, tout en avouant que leur grande quantite etait une cause d'avilissement, on cherchait aussi a prouver qu'elle n'etait pas la plus grande, pour se disculper de l'excessive emission. En preuve, on disait qu'au moment de la defection de Dumouriez, du soulevement de la Vendee, et de la prise de Valenciennes, les assignats, circulant en quantite beaucoup moindre qu'apres le deblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, perdaient neanmoins davantage; ce qui etait vrai, et ce qui prouvait que les defaites et les victoires influaient sur le cours du papier-monnaie; verite sans doute incontestable. Mais aujourd'hui, ventose an III (mars 1795), la victoire etait complete sur tous les points, la confiance dans les ventes etait etablie, les biens nationaux etaient devenus l'objet d'une espece d'agiotage, une foule de speculateurs achetaient pour profiter sur les reventes ou sur la division, et cependant le discredit des assignats etait quatre ou cinq fois plus grand que l'annee precedente. La quantite des emissions etait donc la cause veritable de la depreciation du papier, et sa rentree le seul moyen de relever sa valeur. Le seul moyen de le faire rentrer, c'etait de vendre les biens; mais quel etait le moyen de les vendre? Questions eternelles, qu'on se proposait chaque annee. La cause qui avait empeche d'acheter les biens, les annees precedentes, c'etait la repugnance, le prejuge, surtout le defaut de confiance dans la solidite des acquisitions. Aujourd'hui c'en etait une autre. Qu'on se figure comment se font les acquisitions d'immeubles, dans le cours ordinaire des choses. Le commercant, le manufacturier, l'agriculteur, le capitaliste, avec des produits ou des revenus lentement accumules, achetent la terre de l'individu qui s'est appauvri, ou qui vend pour changer sa propriete contre une autre. Une terre s'echange ainsi toujours ou contre une autre, ou contre des capitaux mobiliers accumules par le travail. L'acheteur de la terre vient se reposer sur son sein; le vendeur va faire valoir les capitaux mobiliers qu'il en recoit en paiement, et succeder au role laborieux de celui qui les exploitait. Tel est le roulement insensible de la propriete immobiliere. Mais qu'on se figure tout un tiers du territoire, compose de proprietes somptueuses et peu divisees, de parcs, de chateaux, d'hotels, mis en vente tout a la fois, dans le moment meme ou les proprietaires et les commercans, les capitalistes les plus riches etaient disperses, et on comprendra si le paiement en etait possible. Ce n'etaient pas quelques bourgeois ou fermiers echappes a la proscription qui pouvaient faire cette acquisition, et surtout la payer. On dira sans doute que la masse des assignats en circulation etait suffisante pour solder les biens; mais cette masse etait illusoire, si chaque porteur d'assignats etait oblige d'en employer huit ou dix fois davantage pour se procurer les memes objets qu'autrefois. La difficulte consistait donc a fournir aux acquereurs non pas la volonte d'acheter, mais la faculte de payer. Aussi tous les moyens proposes portaient-ils sur une base fausse, car ils supposaient tous cette faculte. Ces moyens etaient ou forces ou volontaires. Les premiers consistaient dans la demonetisation et l'emprunt force. La demonetisation changeait le papier de monnaie en simple delegation sur les biens. Elle etait tyrannique; car, lorsqu'elle atteignait l'assignat dans les mains de l'ouvrier ou de l'individu qui avait tout juste de quoi vivre, elle changeait le morceau de pain en terre, et affamait le porteur de cet assignat. Le seul bruit, en effet, qu'on demonetiserait certaine partie du papier les avait fait baisser rapidement, et on fut oblige de decreter qu'on ne demonetiserait pas. L'emprunt force n'etait pas moins tyrannique; il consistait aussi a changer forcement l'assignat de monnaie en valeur sur les terres. La seule difference, c'est que l'emprunt force portait sur les classes elevees et riches, et n'operait la conversion que pour elles; mais elles avaient tant souffert, qu'il etait bien difficile de leur faire acheter des biens-fonds, sans les mettre dans de cruels embarras. D'ailleurs, depuis la reaction, elles commencaient a se defendre contre tout retour aux moyens revolutionnaires. Il ne restait donc plus que les moyens volontaires. On en proposa de toute espece. Cambon imagina une loterie: elle devait se composer de quatre millions de lots, de 1000 francs chaque; ce qui faisait une mise de quatre milliards de la part du public. L'etat ajoutait 391 millions, qui servaient a faire de gros lots, de maniere qu'il y avait quatre lots de 500,000 fr., trente-six de 250,000, trois cent soixante de 100,000. Les moins heureux retrouvaient leurs lots primitifs de 1,000 francs; mais les uns et les autres, au lieu d'avoir des assignats, n'avaient qu'un bon sur les biens nationaux, rapportant trois pour cent d'interet. Ainsi, on supposait que l'appat d'un lot considerable ferait rechercher ce placement en bons sur les biens nationaux, et que quatre milliards d'assignats quitteraient ainsi la qualite de monnaie, pour prendre celle de contrats sur les terres, moyennant une prime de 391 millions. C'est supposer toujours qu'on pouvait faire ce placement. Thirion conseilla un autre moyen, celui d'une tontine. Mais ce moyen, bon pour menager un petit capital d'economie a quelques survivans, etait beaucoup trop lent et trop insuffisant par rapport a la masse enorme des assignats. Johannot proposa une espece de banque territoriale, dans laquelle on deposerait des assignats, pour avoir des bons rapportant trois pour cent d'interet, bons qu'on echangerait a volonte pour des assignats. C'etait toujours le meme plan de changer le papier-monnaie en simples valeurs en terres. Ici, la seule difference consistait a laisser a ces valeurs la faculte de reprendre la forme de monnaie circulante. Il est evident que la veritable difficulte n'etait pas vaincue. Tous les moyens imagines pour retirer le papier et le relever etaient donc illusoires; il fallait s'avancer encore long-temps dans cette carriere, emettant des assignats, qui baisseraient davantage: au terme il y avait une solution forcee. Malheureusement, on ne sait jamais prevoir les sacrifices necessaires, et en diminuer l'etendue en les faisant d'avance. Cette prevoyance et ce courage ont toujours manque aux nations dans les crises financieres. A ces pretendus moyens de retirer les assignats s'enjoignaient d'autres, heureusement plus reels, mais fort insuffisans. Le mobilier des emigres, assez facile a vendre, s'elevait a 200 millions. Les transactions a l'amiable, pour les interets des emigres dans les societes de commerce, pouvaient produire 100 millions; la part dans leurs heritages, 500 millions. Mais, dans le premier cas, on retirait des capitaux au commerce; dans le second, on devait percevoir une partie des valeurs en terres. On comptait offrir une prime a ceux qui acheveraient leurs paiemens pour les biens deja acquis, et on esperait faire rentrer ainsi 800 millions. On allait mettre enfin en loterie les grandes maisons sises a Paris, et non louees. C'etait un milliard encore. Dans le cas d'un plein succes, tout ce que nous venons d'enumerer aurait pu faire rentrer deux milliards 600 millions; cependant on eut ete fort heureux de retirer 1500 millions sur le tout; d'ailleurs, cette somme allait ressortir par une autre voie. On venait de decreter une mesure fort sage et fort humaine: c'etait la liquidation des creanciers des emigres. On avait resolu d'abord de faire une liquidation individuelle pour chaque emigre. Comme beaucoup d'entre eux etaient insolvables, la republique n'aurait paye leur passif que jusqu'a concurrence de l'actif. Mais cette liquidation individuelle presentait des longueurs interminables; il fallait ouvrir un compte a chaque emigre, y porter ses biens-fonds, son mobilier, balancer le tout avec ses dettes; et les malheureux creanciers, presque tous domestiques, ouvriers, marchands, auraient attendu vingt et trente ans leur paiement. Cambon fit decider que les creanciers des emigres deviendraient creanciers de l'etat, et seraient payes sur-le-champ, excepte ceux dont les debiteurs etaient notoirement insolvables. La republique pouvait perdre ainsi quelques millions; mais elle soulageait des maux tres grands, et faisait un bien immense. Le revolutionnaire Cambon etait l'auteur de cette idee si humaine. Mais, tandis qu'on discutait ces questions si malheureuses, on etait ramene sans cesse a des soins encore plus pressans, la subsistance de Paris, qui allait manquer tout a fait. On etait a la fin de ventose (milieu de mars). L'abolition du _maximum_ n'avait pas encore pu ranimer le commerce, et les grains n'arrivaient pas. Une foule de deputes repandus autour de Paris, faisaient des requisitions qui n'etaient pas obeies. Quoiqu'elles fussent autorisees encore pour l'approvisionnement des grandes communes, et qu'on les payat au prix des marches, les fermiers disaient qu'elles etaient abolies, et ne voulaient pas obeir. Mais ce n'etait pas la le plus grand obstacle. Les rivieres, les canaux etaient entierement geles; pas un bateau ne pouvait arriver. Les routes, couvertes de glaces, etaient impraticables; il fallait, pour rendre le roulage possible, les sabler vingt lieues a la ronde. Pendant le trajet, les charrettes etaient pillees par le peuple affame, dont les jacobins excitaient le courroux en disant que le gouvernement etait contre-revolutionnaire, qu'il laissait pourrir les grains a Paris, et qu'il voulait retablir la royaute. Pendant que les arrivages diminuaient, la consommation augmentait, comme il arrive toujours en pareil cas. La peur de manquer faisait que chacun s'approvisionnait pour plusieurs jours. On delivrait, comme autrefois, le pain sur la presentation des cartes; mais chacun exagerait ses besoins. Pour favoriser leurs laitieres, leurs blanchisseuses, ou des gens de la campagne qui leur apportaient des legumes et de la volaille, les habitans de Paris leur donnaient du pain, qui etait prefere a l'argent, vu la disette qui affligeait les environs autant que Paris meme. Les boulangers revendaient meme de la pate aux gens de la campagne, et, de quinze cents sacs, la consommation s'etait ainsi elevee a dix-neuf cents. L'abolition du _maximum_ avait fait monter le prix de tous les comestibles a un taux extraordinaire; pour les faire baisser, le gouvernement avait depose chez les charcutiers, les epiciers, les boutiquiers, des vivres et des marchandises, afin de les donner a bas prix, et de ramener un peu le bon marche. Mais les depositaires abusaient du depot, et vendaient plus cher qu'on n'etait convenu avec eux. Les comites etaient chaque jour dans les plus grandes alarmes, et attendaient avec une vive anxiete les dix-neuf cents sacs de farine devenus indispensables. Boissy-d'Anglas, charge des subsistances, venait faire sans cesse de nouveaux rapports, pour tranquilliser le public, et tacher de lui procurer une securite que le gouvernement n'avait pas lui-meme. Dans cette situation, on se prodiguait les injures d'usage. "Voila, disait la Montagne, l'effet de l'abolition du _maximum!_--Voila, repondait le cote droit, l'effet inevitable de vos mesures revolutionnaires!" Chacun alors proposait comme remede l'accomplissement des voeux de son parti, et demandait les mesures souvent les plus etrangeres au penible sujet dont il s'agissait. "Punissez tous les coupables, disait le cote droit, reparez toutes les injustices, revisez toutes les lois tyranniques; rapportez la loi des suspects.--Non, repondaient les montagnards: renouvelez vos comites de gouvernement, rendez-leur l'energie revolutionnaire, cessez de poursuivre les meilleurs patriotes et de relever l'aristocratie." Tels etaient les moyens proposes pour le soulagement de la misere publique. Ce sont toujours de pareils momens que les partis choisissent pour en venir aux mains, et pour faire triompher leurs desirs. Le rapport tant attendu sur Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrere et Vadier, fut presente a l'assemblee. La commission des vingt-un conclut a l'accusation, et demanda l'arrestation provisoire: l'arrestation fut votee sur-le-champ a une immense majorite. Il fut decrete que les quatre membres inculpes seraient entendus par l'assemblee, et qu'une discussion solennelle serait ouverte sur la proposition de les mettre en accusation. A peine cette decision etait-elle rendue, qu'on proposa de reintegrer dans le sein de l'assemblee les deputes proscrits, que deux mois auparavant on avait decharges de toute poursuite, mais auxquels on avait interdit le retour au milieu de leurs collegues. Sieyes, qui avait garde un silence de cinq annees, qui depuis les premiers mois de l'assemblee constituante s'etait cache au centre pour faire oublier sa reputation et son genie, et auquel la dictature avait pardonne comme a un caractere insociable, incapable de conspirer, cessant d'etre dangereux des qu'il cessait d'ecrire, Sieyes sortit de sa longue nullite, et dit que, puisque le regne des lois paraissait revenir, il allait reprendre la parole. Tant que l'outrage fait a la representation nationale n'etait pas repare, le regne des lois, suivant lui, n'etait pas retabli. "Toute votre histoire, dit-il a la convention, se partage en deux epoques: depuis le 21 septembre, jour de votre reunion, jusqu'au 31 mai, oppression de la convention par le peuple egare; depuis le 31 mai jusqu'aujourd'hui, oppression du peuple par la convention tyrannisee. Des ce jour vous prouverez que vous etes devenus libres en rappelant vos collegues. Une pareille mesure ne peut pas meme etre discutee; elle est de plein droit." Les montagnards se souleverent a cette maniere de raisonner. "Tout ce que vous avez fait est donc nul! s'ecria Cambon. Ces immenses travaux, cette multitude de lois, tous ces decrets qui composent le gouvernement actuel sont donc nuls! et le salut de la France, opere par votre courage et vos efforts, tout cela est nul!" Sieyes dit qu'on l'avait mal compris. On decida neanmoins la reintegration des deputes qui avaient echappe a l'echafaud. Ces fameux proscrits Isnard, Henri Lariviere, Louvet, Larevelliere-Lepeaux, Doulcet de Pontecoulant rentrerent au milieu des applaudissemens. "Pourquoi, s'ecria Chenier, ne s'est-il pas trouve de caverne assez profonde pour soustraire aux bourreaux l'eloquence de Vergniaud et le genie de Condorcet!" Les montagnards furent indignes. Plusieurs thermidoriens meme, epouvantes de voir rentrer dans l'assemblee les chefs d'une faction qui avait oppose au systeme revolutionnaire une resistance si dangereuse, retournerent a la Montagne. Thuriot, ce thermidorien si ennemi de Robespierre, qui avait ete soustrait par miracle au sort de Philippeau; Lesage-Senault, esprit sage, mais ennemi prononce de toute contre-revolution; Lecointre enfin, l'adversaire si opiniatre de Billaud, Collot et Barrere, Lecointre qui avait ete declare calomniateur cinq mois auparavant, pour avoir denonce les sept membres restans des anciens comites, vinrent se replacer au cote gauche. "Vous ne savez pas ce que vous faites, dit Thuriot a ses collegues; ces hommes ne vous le pardonneront jamais." Lecointre proposa une distinction. "Rappelez, dit-il, les deputes proscrits, mais examinez quels sont ceux qui ont pris les armes contre leur patrie en soulevant les departemens, et ceux-la ne les rappelez pas au milieu de vous." Tous, en effet, avaient pris les armes. Louvet n'hesita pas a en convenir, et proposa de declarer que les departemens qui s'etaient souleves en juin 93 avaient bien merite de la patrie. Ici Tallien se leva, effraye de la hardiesse des girondins, et repoussa les deux propositions de Lecointre et de Louvet. Elles furent toutes deux mises au neant. Tandis qu'on venait de reintegrer les girondins proscrits, on defera a l'examen du comite de surete generale, Pache, Bouchotte et Garat. De telles resolutions n'etaient pas faites pour calmer les esprits. La disette croissante obligea enfin de prendre une mesure qu'on differait depuis plusieurs jours, et qui devait porter l'irritation au comble, c'etait de mettre les habitans de Paris a la ration. Boissy-d'Anglas se presenta a l'assemblee le 25 ventose (16 mars), et proposa pour eviter les gaspillages et pour assurer a chacun une part suffisante de subsistances, de reduire chaque individu a une certaine quantite de pain. Le nombre d'individus composant chaque famille devait etre indique sur la carte, et il ne devait plus etre accorde chaque jour qu'une livre de pain par tete. A cette condition, on pouvait promettre que la ville ne manquerait pas de subsistances. Le montagnard Romme proposa de porter la ration des ouvriers a une livre et demie. Les hautes classes, dit-il, avaient les moyens de se procurer de la viande, du riz, des legumes; mais le bas peuple pouvant tout au plus acheter le pain, devait en avoir davantage. On admit la proposition de Romme, et les thermidoriens regretterent de ne l'avoir pas faite eux-memes, pour se donner l'appui du peuple et le retirer a la Montagne. A peine ce decret etait-il rendu, qu'il excita une extreme fermentation dans les quartiers populeux de Paris. Les revolutionnaires s'efforcerent d'en aggraver l'effet, et n'appelerent plus Boissy-d'Anglas que _Boissy-famine_. Le surlendemain 27 ventose (18 mars), jour ou, pour la premiere fois, le decret fut mis a execution, il s'eleva un grand tumulte dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Il avait ete distribue aux six cent trente-six mille habitans de la capitale dix-huit cent quatre-vingt-dix-sept sacs de farine. Trois cent vingt-quatre mille citoyens avaient recu la demi-livre de plus, destinee aux ouvriers travaillant de leurs mains. Neanmoins il parut si nouveau au peuple des faubourgs d'etre reduit a la ration, qu'il en murmura. Quelques femmes, habituees des clubs, et toujours promptes a se soulever, s'ameuterent dans la section de l'Observatoire. Les agitateurs ordinaires de la section se joignirent a elles. Ils voulaient aller faire une petition a la convention; mais il fallait pour cela une assemblee de toute la section, et il n'etait permis de se reunir que le decadi. Neanmoins on entoura le comite civil, et on lui demanda avec menaces les clefs de la salle des seances, et sur son refus on exigea qu'il detachat un de ses membres pour accompagner le rassemblement jusqu'a la convention. Le comite y consentit, et donna un de ses membres pour regulariser le mouvement et empecher des desordres. La meme chose se passait au meme instant dans la section du Finistere. Un rassemblement s'y etait forme, et il vint se reunir a celui de l'Observatoire. Les deux se confondirent, et marcherent ensemble vers la convention. L'un des meneurs se chargea de porter la parole, et fut introduit avec quelques petitionnaires a la barre. Le reste du rassemblement demeura aux portes, faisant un bruit affreux. "Le pain nous manque, dit l'orateur de la deputation; nous sommes prets a regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la revolution." A ces mots l'assemblee, remplie d'indignation, l'interrompit brusquement, et une foule de membres se leverent pour reprimer l'inconvenance de ce langage. "Du pain! du pain!" s'ecrierent les petitionnaires en frappant sur la barre. A cette insolente reponse, l'assemblee voulait qu'on les fit sortir de la salle. Pourtant le calme se retablit, l'orateur acheva sa harangue, et dit que jusqu'a ce qu'on eut satisfait aux besoins du peuple, ils ne crieraient que _Vive la republique!_ Le president Thibaudeau repondit avec fermete a ce discours seditieux, et sans inviter les petitionnaires a la seance, les renvoya a leurs travaux. Le comite de surete generale, qui avait deja reuni quelques bataillons des sections, fit degager les portes de l'assemblee, et dispersa le rassemblement. Cette scene produisit une grande impression sur les esprits. Les menaces journalieres des jacobins repandus dans les sections des faubourgs; leurs placards incendiaires ou ils annoncaient une insurrection sous huit jours, si les patriotes n'etaient pas decharges de toute poursuite, et si la constitution de 93 n'etait pas mise en vigueur; leurs conciliabules presque publics tenus dans les cafes des faubourgs; enfin ce dernier essai d'un mouvement, revelerent a la convention l'intention d'un nouveau 31 mai. Le cote droit, les girondins rentres, les thermidoriens, tous egalement menaces, songerent a prendre des mesures pour prevenir une nouvelle attaque contre la representation nationale. Sieyes, qui venait de reparaitre sur la scene et d'entrer au comite de salut public, proposa aux comites reunis une espece de loi martiale, destinee a prevenir de nouvelles violences contre la convention. Ce projet de loi declarait seditieux tout rassemblement ou l'on proposerait d'attaquer les proprietes publiques ou particulieres, de retablir la royaute, de renverser la republique et la constitution de 93, de se rendre au Temple ou a la convention, etc. Tout membre d'un pareil rassemblement etait passible de la deportation. Si, apres trois sommations des magistrats, le rassemblement ne se dissipait pas, la force devait etre employee; toutes les sections voisines, en attendant la reunion de la force publique, devaient envoyer leurs propres bataillons. L'insulte faite a un representant du peuple etait punie de la deportation; l'outrage avec violence, de la peine de mort. Une seule cloche devait rester dans Paris, et etre placee au pavillon de l'Unite. Si un rassemblement marchait sur la convention, cette cloche devait sonner le tocsin sur-le-champ. A ce signal, toutes les sections etaient tenues de se reunir, et de marcher au secours de la representation nationale. Si la convention etait dissoute ou genee dans sa liberte, il etait enjoint a tous les membres qui pourraient s'echapper, de partir sur-le-champ de Paris, et de se rendre a Chalons-sur-Marne. Tous les suppleans, tous les deputes en conge et en mission avaient ordre de se reunir a eux. Les generaux devaient aussitot leur envoyer des troupes de la frontiere, et la nouvelle convention formee a Chalons, seule depositaire de l'autorite legitime, devait marcher sur Paris, delivrer la portion opprimee de la representation nationale, et punir les auteurs de l'attentat. Les comites accueillirent ce projet avec empressement. Sieyes fut charge d'en faire le rapport, et de le presenter le plus tot possible a l'assemblee. Les revolutionnaires, de leur cote, enhardis par le dernier mouvement, trouvant dans la disette une occasion des plus favorables, voyant le danger croitre pour leur parti, et le moment fatal s'approcher pour Billaud, Collot, Barrere et Vadier, s'agiterent avec plus de violence, et songerent serieusement a combiner une sedition. Le club electoral et la societe populaire des Quinze-Vingts avaient ete dissous. Les revolutionnaires, prives de ce lieu de refuge, s'etaient repandus dans les assemblees de section, qui se tenaient tous les decadis: ils occupaient les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, les quartiers du Temple et de la Cite. Ils se voyaient dans les cafes places au centre de ces differens quartiers; ils projetaient un mouvement, mais sans avoir ni un plan ni des chefs bien avoues. Il se trouvait parmi eux plusieurs hommes compromis, ou dans les comites revolutionnaires, ou dans differentes fonctions, qui avaient beaucoup d'influence sur la multitude; mais aucun d'eux n'avait une superiorite decidee. Ils se balancaient les uns les autres, s'entendaient assez mal, et n'avaient surtout aucune communication avec les deputes de la Montagne. Les anciens meneurs populaires, toujours allies soit a Danton, soit a Robespierre, aux chefs du gouvernement, leur avaient servi d'intermediaires pour donner le mot d'ordre a la populace. Mais les uns et les autres avaient peri. Les nouveaux meneurs etaient etrangers aux nouveaux chefs de la Montagne: ils n'avaient de commun avec eux que leurs dangers et leur attachement a la meme cause. D'ailleurs les deputes montagnards, restes en minorite dans les assemblees, et accuses sans cesse de conspirer pour recouvrer le pouvoir, comme il arrive a tous les partis battus, etaient reduits a se justifier chaque jour, et obliges de protester qu'ils ne conspiraient pas. Le resultat ordinaire d'une telle position est d'inspirer le desir de voir conspirer les autres et la repugnance a conspirer soi-meme. Aussi les montagnards disaient chaque jour: _Le peuple se soulevera; il faut qu'il se souleve_; mais ils n'auraient pas ose se concerter avec lui pour amener ce soulevement. On citait bien des propos imprudens de Duhem et de Maribon-Montaut dans un cafe; l'un et l'autre avaient assez peu de reserve et de mesure pour les avoir proferes. On repetait des declamations de Leonard Bourdon a la societe sectionnaire de la rue du Vert-Bois: elles etaient vraisemblables de sa part; mais aucun d'eux ne correspondait avec les patriotes. Quant a Billaud, Collot, Barrere, plus interesses que d'autres a un mouvement, ils craignaient, en y prenant part, d'aggraver leur position, deja fort perilleuse. Les patriotes marchaient donc tout seuls, sans beaucoup d'ensemble, comme il arrive toujours lorsqu'il n'y a plus de chefs assez marquans. Ils couraient les uns chez les autres, se donnaient le mot de rue a rue, de quartier a quartier, et s'avertissaient que telle ou telle section allait faire une petition ou essayer un mouvement. Au commencement d'une revolution, lorsqu'un parti est a son debut, qu'il a tous ses chefs, que le succes et la nouveaute entrainent les masses a sa suite, qu'il deconcerte ses adversaires par l'audace de ses attaques, il supplee a l'ensemble, a l'ordre, par l'entrainement: au contraire, lorsqu'il est une fois reduit a se defendre, qu'il est prive d'impulsion, connu de ses adversaires, il aurait plus que jamais besoin de la discipline. Mais cette discipline, presque toujours impossible, le devient tout a fait lorsque les chefs influens ont disparu. Telle etait la position du parti patriote en ventose an III (fin mars): ce n'etait plus le torrent du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 10 aout, du 31 mai; c'etait la reunion de quelques hommes aguerris par de longues discordes, serieusement compromis, pleins d'energie et d'opiniatrete, mais plus capables de combattre avec desespoir que de vaincre. Suivant l'ancienne coutume de faire preceder tout mouvement par une petition imperieuse et pourtant mesuree, les sections de Montreuil et des Quinze-Vingts, compromises dans le faubourg Antoine, en redigerent une analogue a toutes celles qui avaient ete faites avant les grandes insurrections. Il fut convenu qu'elle serait presentee le 1er germinal (21 mars). C'etait ce jour meme que les comites avaient resolu de proposer la loi de grande police, imaginee par Sieyes. Outre la deputation qui devait presenter la petition, une reunion de patriotes avait eu soin de se rendre vers les Tuileries; ils y etaient accourus en foule, et, comme de coutume, ils formaient des groupes nombreux dont le cri etait: _Vive la convention! vive les jacobins! a bas les aristocrates!_ Les jeunes gens a cheveux retrousses, a collet noir, avaient deborde aussi du Palais-Royal aux Tuileries, et formaient des groupes opposes criant: _Vive la convention! a bas les terroristes!_ Les petitionnaires furent introduits a la barre: le langage de leur petition etait extremement mesure. Ils rappelerent les souffrances du peuple, sans y mettre aucune amertume; ils combattirent les accusations dirigees contre les patriotes, sans recriminer contre leurs adversaires. Ils firent remarquer seulement que, dans ces accusations, on meconnaissait et les services passes des patriotes, et la position dans laquelle ils s'etaient trouves; ils avouerent, du reste, que des exces avaient ete commis, mais en ajoutant que les partis, quels qu'ils fussent, etaient composes par des hommes, et non par des dieux. "Les sections des Quinze-Vingts et de Montreuil, dirent-ils, ne viennent donc vous demander pour mesures generales ni deportation, ni effusion de sang contre tel ou tel parti, moyens qui confondent la simple erreur avec le crime; elles ne voient dans les Francais que des freres, diversement organises, il est vrai, mais tous membres de la meme famille. Elles viennent vous demander d'user d'un moyen qui est dans vos mains, et qui est le seul efficace pour terminer nos tempetes politiques: c'est la constitution de 93. Organisez des aujourd'hui cette constitution populaire, que le peuple francais a acceptee et jure de defendre. Elle conciliera tous les interets, calmera tous les esprits, et vous conduira au terme de vos travaux." Cette proposition insidieuse renfermait tout ce que les revolutionnaires desiraient dans le moment. Ils pensaient, en effet, que la constitution, en expulsant la convention, ramenerait a la legislature, au pouvoir executif et aux administrations municipales, leurs chefs et eux-memes. C'etait la une erreur grave; mais ils l'esperaient ainsi, et ils pensaient que, sans enoncer des voeux dangereux, tels que l'elargissement des patriotes, la suspension de toutes les procedures, la formation d'une nouvelle commune a Paris, ils en trouveraient l'accomplissement dans la seule mise en vigueur de la constitution. Si la convention se refusait a leur demande, si elle ne s'expliquait pas nettement, et ne fixait pas une epoque prochaine, elle avouait qu'elle ne voulait pas la constitution de 93. Le president Thibaudeau leur fit une reponse tres ferme, qui finissait par ces mots aussi severes que peu flatteurs: "La convention n'a jamais attribue les petitions insidieuses qui lui ont ete faites aux robustes et sinceres defenseurs de la liberte qu'a produits le faubourg Antoine." A peine le president avait-il acheve, que le depute Chasles se hate de monter a la tribune, pour demander que la declaration des droits soit exposee dans la salle de la convention, comme le veut l'un des articles de la constitution. Tallien le remplace a la tribune. "Je demande, dit-il, a ces hommes qui se montrent aujourd'hui defenseurs si ardens de la constitution, a ceux qui semblent avoir adopte le mot de ralliement d'une secte qui s'eleva a la fin de la constituante, _la constitution, rien que la constitution_; je leur demande si ce ne sont pas eux qui l'ont renfermee dans une boite?" Des applaudissemens d'une part, des murmures, des cris de l'autre, interrompent Tallien; il reprend au milieu du tumulte: "Rien, continua-t-il, ne m'empechera de dire mon opinion lorsque je suis au milieu des representans du peuple. Nous voulons tous la constitution avec un gouvernement ferme, avec le gouvernement qu'elle prescrit; et il ne faut pas que quelques membres fassent croire au peuple qu'il est dans cette assemblee des membres qui ne veulent pas la constitution. Il faut aujourd'hui meme prendre des mesures pour les empecher de calomnier la majorite respectable et pure de la convention." Oui! oui! s'ecrie-t-on de toutes parts. "Cette constitution, ajoute Tallien, qu'ils ont fait suivre, non pas des lois qui devaient la completer et en rendre l'execution possible, mais du gouvernement revolutionnaire, cette constitution, il faut la faire marcher et lui donner la vie. Mais nous n'aurons pas l'imprudence de vouloir l'executer sans lois organiques, afin de la livrer incomplete et sans defense a tous les ennemis de la republique. C'est pourquoi je demande qu'il soit fait incessamment un rapport sur les moyens d'executer la constitution, et qu'il soit decrete, des a present, qu'il n'y aura aucun intermediaire entre le gouvernement actuel et le gouvernement definitif." Tallien descend de la tribune au milieu des marques universelles de satisfaction de l'assemblee, que sa reponse venait de tirer d'embarras. La confection des lois organiques etait un pretexte heureux pour differer la promulgation de la constitution, et pour fournir un moyen de la modifier. C'etait l'occasion d'une nouvelle revision, comme celle que l'on fit subir a la constitution de 91. Le depute Miaulle, montagnard assez modere, approuve l'avis de Tallien, et admet, comme lui, qu'il ne faut pas precipiter l'execution de la constitution; mais il soutient qu'il n'y a aucun inconvenient a lui donner de la publicite, et il demande qu'elle soit gravee sur des tables de marbre, et exposee dans les lieux publics. Thibaudeau, effraye d'une telle publicite donnee a une constitution faite dans un moment de delire demagogique, cede le fauteuil a Clausel, et monte a la tribune. "Legislateurs, s'ecrie-t-il, nous ne devons pas ressembler a ces pretres de l'antiquite, qui avaient deux manieres de s'exprimer, l'une secrete, l'autre ostensible. Il faut avoir le courage de dire ce que nous pensons sur cette constitution; et dut-elle me frapper de mort, comme elle en a frappe, l'annee derniere, ceux qui ont voulu faire des observations contre elle, je parlerai." Apres une longue interruption, produite par des applaudissemens, Thibaudeau soutient hardiment qu'il y aurait du danger a publier une constitution qui, certainement, n'est pas connue de ceux qui la vantent si fort. "Une constitution democratique, dit-il, n'est pas celle ou le peuple exerce lui-meme tous les pouvoirs...." Non! non! s'ecrient une foule de voix.... "C'est, reprend Thibaudeau, celle ou, par une sage distribution de tous les pouvoirs, le peuple jouit de la liberte, de l'egalite et du repos. Or, je ne vois pas cela dans une constitution qui, a cote de la representation nationale, placerait une commune usurpatrice ou des jacobins factieux; qui ne donnerait pas a la representation nationale la direction de la force armee dans le lieu ou elle siege, et la priverait ainsi des moyens de se defendre et de maintenir sa dignite; qui accorderait a une fraction du peuple le droit d'insurrection partielle, et la faculte de bouleverser l'etat. Vainement on nous dit qu'une loi organique corrigera tous ces inconveniens. Une simple loi peut etre changee par la legislature, et des dispositions aussi importantes que celles qui seront renfermees dans ces lois organiques doivent etre immuables comme la constitution elle-meme. D'ailleurs, les lois organiques ne se font pas en quinze jours, meme en un mois; et, en attendant, je demande qu'il ne soit donne aucune publicite a la constitution, qu'une grande vigueur soit imprimee au gouvernement, et que, s'il le faut meme, de nouvelles attributions soient donnees au comite de salut public." Thibaudeau descend de la tribune au milieu des applaudissemens decernes a la hardiesse de sa declaration. On propose aussitot de fermer la discussion; le president met la cloture aux voix, et l'assemblee presque entiere se leve pour la prononcer. Les montagnards irrites disent qu'on n'a pas eu le temps d'entendre les paroles du president, qu'on ne sait ce qui a ete propose: on ne les ecoute pas; et on passe outre. Legendre demande alors la formation d'une commission de onze membres, pour s'occuper sans relache des lois organiques dont la constitution doit etre accompagnee. Cette idee est aussitot adoptee. Les comites annoncent dans ce moment qu'ils ont un rapport important a faire, et Sieyes monte a la tribune pour presenter sa loi de grande police. Pendant que ces differentes scenes se passaient dans l'interieur de l'assemblee, le plus grand tumulte regnait au dehors. Les patriotes du faubourg, qui n'avaient pas pu entrer dans la salle, etaient repandus sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries; ils attendaient avec impatience, et en poussant leurs cris accoutumes, que le resultat de la demarche tentee aupres de la convention fut connu. Quelques-uns d'entre eux, descendus des tribunes, etaient venus rapporter aux autres ce qui se passait, et, leur faisant un recit infidele, ils avaient dit que les petitionnaires avaient ete maltraites. Alors le tumulte s'etait augmente parmi eux; les uns etaient accourus vers les faubourgs, pour annoncer que leurs envoyes etaient maltraites a la convention; les autres avaient parcouru le jardin, repoussant devant eux les jeunes gens qu'ils rencontraient; ils en avaient meme saisi trois, et les avaient jetes dans le grand bassin des Tuileries. Le comite de surete generale, en voyant ces desordres, avait fait battre le rappel pour convoquer les sections voisines. Cependant le danger etait pressant; il fallait du temps pour que les sections fussent convoquees et reunies. Le comite etait entoure d'une foule de jeunes gens, accourus au nombre de mille ou douze cents, armes de cannes, et disposes a fondre sur les groupes de patriotes, qui n'avaient pas encore rencontre de resistance. Il accepte leur secours, et les autorise a faire la police du jardin. Ils se precipitent alors sur les groupes ou l'on criait _vive les jacobins!_ les dispersent apres une melee assez longue, en refoulent meme une partie vers la salle de la convention. Quelques-uns des patriotes remontent dans les tribunes, et y repandent, par leur arrivee precipitee, une espece de trouble. Dans ce moment, Sieyes achevait son rapport sur la loi de grande police. On demandait l'ajournement, et on s'ecriait a la Montagne: "C'est une loi de sang! c'est la loi martiale! on veut faire partir la convention de Paris." A ces cris se mele le bruit des fugitifs arrivant du jardin. Il se manifeste alors une grande agitation. Les royalistes assassinent les patriotes! s'ecrie une voix. On entend du tumulte aux portes; le president se couvre. Une grande majorite de l'assemblee dit que le danger prevu par la loi de Sieyes se realise, qu'il faut la voter sur-le-champ. "Aux voix! aux voix! s'ecrie-t-on." On met la loi aux voix, et elle est aussitot adoptee par l'immense majorite, au bruit des plus vifs applaudissemens. Les membres de l'extremite gauche refusent de prendre part a la deliberation. Enfin le calme se retablit peu a peu, et on commence a pouvoir entendre les orateurs. "On a trompe la convention!" s'ecrie Duhem. Clausel, qui entre, vient, dit-il, rassurer l'assemblee. "Nous n'avons pas besoin d'etre rassures," repondent plusieurs voix. Clausel continue, et dit que les bons citoyens sont venus faire un rempart de leurs corps a la representation nationale. On applaudit. "C'est toi, lui dit Ruamps, qui as provoque ces rassemblemens pour faire passer une loi atroce." Clausel veut repliquer, mais il ne peut se faire entendre. On attaque alors la loi qui venait d'etre votee avec tant de precipitation. "La loi est rendue, dit le president; on n'y peut plus revenir.--On conspire ici avec le dehors, dit Tallien; n'importe, il faut rouvrir la discussion sur le projet, et prouver que la convention sait deliberer meme au milieu des egorgeurs." On adopte la proposition de Tallien, et on remet le projet de Sieyes en deliberation. La discussion s'engage alors avec plus de calme. Tandis qu'on delibere dans l'interieur de la salle, la tranquillite se retablit au dehors. Les jeunes gens, victorieux des jacobins, demandent a se presenter a l'assemblee; ils sont introduits par deputation, et viennent protester de leurs intentions patriotiques et de leur devouement a la representation nationale. Ils se retirent apres avoir ete vivement applaudis. La convention, persistant a discuter la loi de police sans desemparer, la vote article par article, et se separe enfin a dix heures du soir. Cette journee laissa les deux partis convaincus de l'approche d'un grand evenement. Les patriotes, repousses par la cloture dans la convention, battus a coups de canne dans le jardin des Tuileries, vinrent porter leur colere dans les faubourgs, et y exciter le peuple a un mouvement. L'assemblee vit bien qu'elle allait etre attaquee, et songea a faire usage de la loi tutelaire qu'elle venait de rendre. Le lendemain devait amener une discussion tout aussi grave que celle du jour: en effet, Billaud, Collot, Barrere et Vadier, devaient etre entendus pour la premiere fois devant la convention. Une foule de patriotes et de femmes etaient accourus de bonne heure pour remplir les tribunes. Les jeunes gens, plus prompts, les avaient devances, et avaient empeche les femmes d'entrer. Ils les avaient congediees assez rudement, et il en etait resulte quelques rixes autour de la salle. Cependant de nombreuses patrouilles, repandues aux environs, avaient maintenu la tranquillite publique; les tribunes s'etaient remplies sans beaucoup de trouble, et depuis huit heures du matin jusqu'a midi, le temps avait ete employe a chanter des airs patriotiques. D'un cote on chantait _le Reveil du peuple_, de l'autre _la Marseillaise_, en attendant que les deputes vinssent prendre leurs places. Enfin le president se placa au fauteuil, au milieu des cris de _Vive la convention!, vive la republique!_ Les prevenus vinrent s'asseoir a la barre, et on attendit la discussion avec le plus grand silence. Robert Lindet demanda aussitot la parole pour une motion d'ordre. On se doutait que cet homme irreprochable, que l'on n'avait pas ose accuser avec les autres membres du comite de salut public, allait defendre ses anciens collegues. Il etait beau a lui de le faire, car il etait encore plus etranger que Carnot et Prieur (de la Cote-d'Or) aux mesures politiques de l'ancien comite de salut public. Il n'avait accepte le soin des approvisionnemens et des transports qu'a la condition de rester etranger a toutes les operations de ses collegues, de ne jamais deliberer avec eux, et d'occuper meme avec ses bureaux un autre local. Il avait refuse la solidarite avant le danger; le danger arrive, il venait la reclamer genereusement. On pensait bien que Carnot et Prieur (de la Cote-d'Or) allaient suivre cet exemple: aussi plusieurs voix de la droite s'eleverent a la fois pour s'opposer a ce que Robert Lindet fut entendu.--La parole est aux prevenus, s'ecrie-t-on; ils doivent la prendre avant leurs accusateurs et leurs defenseurs. "Hier, dit Bourdon (de l'Oise) on a trame un complot pour sauver les accuses; les bons citoyens l'ont dejoue. Aujourd'hui on a recours a d'autres moyens, on reveille les scrupules d'hommes honnetes, que l'accusation a separes de leurs collegues; on veut les engager a s'associer aux coupables pour retarder la justice par de nouveaux obstacles." Robert Lindet repondit que c'etait tout le gouvernement qu'on voulait juger, qu'il en avait ete membre, que par consequent il ne devait pas consentir a etre separe de ses collegues, et qu'il demandait sa part de responsabilite. On ose difficilement resister a un acte de courage et de generosite. Robert Lindet obtint la parole; il retraca fort longuement les immenses travaux du comite de salut public; il prouva son activite, sa prevoyance, ses eminens services, et fit sentir que l'excitation de zele produite par la lutte avait seule cause les exces reproches a certains membres de ce gouvernement. Ce discours, de six heures, ne fut pas entendu sans beaucoup d'interruptions. Des ingrats, oubliant deja les services des hommes aujourd'hui accuses, trouvaient que cette enumeration etait longue; quelques membres meme eurent l'indecence de dire qu'il fallait imprimer ce discours aux frais de Lindet, parce qu'il couterait trop a la republique. Les girondins se souleverent en entendant parler de l'insurrection federaliste, et des maux qu'elle avait causes. Chaque parti trouva a se plaindre. Enfin on s'ajourna au lendemain, en se promettant de ne plus souffrir de ces longues depositions en faveur des accuses. Cependant Carnot et Prieur (de la Cote-d'Or) voulaient etre entendus a leur tour; ils voulaient, comme Lindet, preter un secours genereux a leurs collegues, et se justifier en meme temps d'une foule d'accusations qui ne pouvaient porter sur Billaud, Collot et Barrere, sans les atteindre eux-memes. Les signatures de Carnot et de Prieur (de la Cote-d'Or) se trouvaient en effet sur les ordres les plus reproches aux accuses. Carnot, dont la reputation etait immense, dont on disait en France et en Europe qu'il avait _organise la victoire_, dont les luttes courageuses avec Saint-Just et Robespierre etaient connues, Carnot ne pouvait etre ecoute qu'avec egard et une sorte de respect. Il obtint la parole. "Il m'appartient a moi, dit-il, de justifier le comite de salut public, moi qui osai le premier attaquer en face Robespierre et Saint-Just;" et il aurait pu ajouter: Moi qui osai les attaquer, lorsque vous respectiez leurs moindres ordres, et que vous decretiez a leur gre tous les supplices qu'ils vous demandaient. Il expliqua d'abord comment sa signature et celle de ses collegues les plus etrangers aux actes politiques du comite se trouvaient neanmoins au bas des ordres les plus sanguinaires. "Accables, dit-il, de soins immenses, ayant jusqu'a trois et quatre cents affaires a regler par jour, n'ayant pas souvent le temps d'aller manger, nous etions convenus de nous preter les signatures. Nous signions une multitude de pieces sans les lire. Je signais des mises en accusation, et mes collegues signaient des ordres de mouvement, des plans d'attaque, sans que ni les uns ni les autres nous eussions le temps de nous expliquer. La necessite de cette oeuvre immense avait exige cette dictature individuelle, qu'on s'etait reciproquement accordee a chacun. Jamais, sans cela, le travail n'eut ete acheve. L'ordre d'arreter l'un de mes meilleurs employes a la guerre, ordre pour lequel j'attaquai Saint-Just et Robespierre, et les denoncai comme des usurpateurs, cet ordre, je l'avais signe sans le savoir. Ainsi notre signature ne prouve rien, et ne peut nullement devenir la preuve de notre participation aux actes reproches a l'ancien gouvernement." Carnot s'attacha ensuite a justifier ses collegues accuses. Tout en convenant, sans le dire expressement, qu'ils avaient fait partie des hommes passionnes et violens du comite, il assura qu'ils s'etaient eleves des premiers contre le triumvirat, et que l'indomptable caractere de Billaud-Varennes avait ete le plus grand obstacle que Robespierre eut rencontre sur ses pas. Prieur (de la Cote-d'Or), qui, dans la fabrication des munitions et des armes, avait rendu d'aussi grands services que Carnot, et qui avait donne les memes signatures, et de la meme maniere, repeta la declaration de Carnot, et demanda, comme lui et Lindet, a partager la responsabilite qui pesait sur les accuses. Ici la convention se trouvait replongee dans les embarras d'une discussion deja entamee plusieurs fois, et qui n'avait jamais abouti qu'a une affreuse confusion. Cet exemple, donne par trois hommes jouissant d'une consideration universelle, et venant se declarer solidaires de l'ancien gouvernement, cet exemple n'etait-il pas un avertissement pour elle? Ne signifiait-il pas que tout le monde avait ete plus ou moins complice des anciens comites, et qu'elle devait elle-meme venir demander des fers, comme Lindet, Carnot et Prieur? En effet, elle n'avait elle-meme attaque la tyrannie qu'apres les trois hommes qu'elle voulait punir aujourd'hui comme ses complices; et, quant a leurs passions, elle les avait toutes partagees; elle etait meme plus coupable qu'eux si elle ne les avait pas ressenties, car elle en avait sanctionne tous les exces. Aussi la discussion devint-elle, pendant les journees des 4, 5 et 6 germinal[1], une melee epouvantable. A chaque instant le nom d'un nouveau membre se trouvait compromis; il demandait a se justifier, il recriminait a son tour, et on se jetait, de part et d'autre, dans des discussions aussi longues que dangereuses. On decreta alors que les accuses et les membres de la commission auraient seuls la parole pour discuter les faits, article par article, et il fut defendu a tout depute de chercher a se justifier si son nom etait prononce. On eut beau rendre ce decret, a chaque instant la discussion redevint generale, et il n'y eut pas un acte qu'on ne se rejetat les uns aux autres avec une affreuse violence. L'emotion qui existait depuis les jours precedens ne fit que s'accroitre; il n'y avait qu'un mot dans les faubourgs: il faut se porter a la convention pour demander du pain, la constitution de 93 et la liberte des patriotes. Par malheur, la quantite de farine necessaire pour fournir les dix-huit cents sacs n'etant pas arrivee a Paris dans la journee du 6, on ne distribua, dans la matinee du 7, que la moitie de la ration, en promettant pour la fin du jour l'autre moitie. Les femmes de la section des Gravilliers, quartier du Temple, refuserent la demi-ration qu'on voulait leur donner, et s'assemblerent en tumulte dans la rue du Vert-Bois. Quelques-unes, qui avaient le mot, s'efforcerent de former un rassemblement, et, entrainant avec elles toutes les femmes qu'elles rencontraient, marcherent vers la convention. Pendant qu'elles prenaient cette route, les meneurs coururent chez le president de la section, s'emparerent violemment de sa sonnette et des clefs de la salle des seances, et allerent former une assemblee illegale. Ils nommerent un president, composerent un bureau, et lurent a plusieurs reprises l'article de la declaration des droits, qui proclamait l'insurrection comme un droit et un devoir. Les femmes, pendant ce temps, avaient continue leur marche vers la convention, et faisaient un grand bruit a ses portes. Elles voulaient etre introduites en masse: on n'en laissa entrer que vingt. L'une d'elles prit hardiment la parole, et se plaignit de ce qu'elles n'avaient recu qu'une demi-livre de pain. Le president ayant voulu leur repondre, elles crierent: Du pain! du pain! Elles interrompirent, par les memes cris, les explications que Boissy-d'Anglas voulait donner sur la distribution du matin. Enfin on les fit sortir, et on reprit la discussion sur les accuses. Le comite de surete generale fit ramener ces femmes par des patrouilles, et envoya l'un de ses membres pour dissoudre l'assemblee illegalement formee dans la section des Gravilliers. Ceux qui la composaient refuserent d'abord d'acceder aux invitations du representant envoye vers eux; mais en voyant la force, ils se dissiperent. Dans la nuit, les principaux instigateurs furent arretes et conduits en prison. [1] 24, 25 et 26 mars. C'etait la troisieme tentative du mouvement: le 27 ventose on s'etait agite a cause de la ration, le 1er germinal a cause de la petition des Quinze-Vingts, et le 7 a cause d'une distribution de pain insuffisante. On craignit un mouvement general pour le decadi, jour d'oisivete et d'assemblee dans les sections. Pour prevenir les dangers d'une reunion de nuit, il fut decide que les assemblees de section se tiendraient de une heure a quatre. Ce n'etait la qu'une mesure fort insignifiante, et qui ne pouvait prevenir le combat. On sentait bien que la cause principale de ces soulevemens etait l'accusation portee contre les anciens membres du comite de salut public et l'incarceration des patriotes. Beaucoup de deputes voulaient renoncer a des poursuites qui, fussent-elles justes, etaient certainement dangereuses. Rouzet imagina un moyen qui dispensait de rendre un jugement sur les accuses, et qui en meme temps sauvait leur tete: c'etait l'ostracisme. Quand un citoyen aurait fait de son nom un sujet de discorde, il proposait de le bannir pour un temps. Sa proposition ne fut pas ecoutee. Merlin (de Thionville), thermidorien ardent et citoyen intrepide, commenca lui-meme a penser qu'il vaudrait peut-etre mieux eviter la lutte. Il proposa donc de convoquer les assemblees primaires, de mettre sur-le-champ la constitution en vigueur, et de renvoyer le jugement des prevenus a la prochaine legislature. Merlin (de Douai) appuya fortement cet avis. Guyton-Morveau en ouvrit un plus ferme. "La procedure que nous faisons, dit-il, est un scandale: ou faudra-t-il s'arreter, si on poursuit tous ceux qui ont fait des motions plus sanguinaires que celles qu'on reproche aux prevenus? On ne sait, en verite, si nous achevons ou si nous recommencons la revolution." On fut justement epouvante de l'idee d'abandonner, dans un moment pareil, l'autorite a une nouvelle assemblee; on ne voulait pas non plus donner a la France une constitution aussi absurde que celle de 93; on declara donc qu'il n'y avait pas lieu a deliberer sur la proposition des deux Merlin. Quant a la procedure commencee, trop de vengeances en souhaitaient la continuation, pour qu'elle fut abandonnee; seulement on decida que l'assemblee, afin de pouvoir vaquer a ses autres soins, ne s'occuperait de l'audition des prevenus que tous les jours impairs. Une telle decision n'etait pas faite pour calmer les patriotes. Le jour de decadi[2] fut employe a s'exciter reciproquement. Les assemblees de section furent tres tumultueuses; cependant le mouvement redoute n'eut pas lieu. Dans la section des Quinze-Vingts on fit une nouvelle petition, plus hardie que la premiere, et qu'on devait presenter le lendemain. Elle fut lue, en effet, a la barre de la convention. "Pourquoi, disait-elle, Paris est-il sans municipalite? pourquoi les societes populaires sont-elles fermees? que sont devenues nos moissons? pourquoi les assignats sont-ils tous les jours plus avilis? pourquoi les jeunes gens du Palais-Royal peuvent-ils seuls s'assembler? pourquoi les patriotes se trouvent-ils seuls dans les prisons? Le peuple enfin veut etre libre. Il sait que, lorsqu'il est opprime, l'insurrection est le premier de ses devoirs." La petition fut ecoutee au milieu des murmures d'une grande partie de l'assemblee, et des applaudissemens de la Montagne. Le president Pelet (de la Lozere) recut tres rudement les petitionnaires et les congedia. La seule satisfaction accordee fut d'envoyer aux sections la liste des patriotes detenus, pour qu'elles pussent juger s'il y en avait qui meritassent d'etre reclames. [2] 10 germinal. Le reste de la journee du 11 se passa en agitations dans les faubourgs. On se dit de tous cotes qu'il fallait le lendemain se rendre a la convention, pour lui demander de nouveau tout ce qu'on n'avait pas pu obtenir encore. Cet avis fut transmis de bouche en bouche dans tous les quartiers occupes par les patriotes. Les meneurs de chaque section, sans avoir un but bien determine, voulaient exciter un rassemblement universel, et pousser vers la convention la masse entiere du peuple. Le lendemain, en effet, 12 germinal (1er avril), des femmes, des enfans se souleverent dans la section de la Cite, et se reunirent aux portes des boulangers, empechant ceux qui s'y trouvaient d'accepter la ration, et tachant d'entrainer tout le monde vers les Tuileries. Les meneurs repandirent en meme temps toutes sortes de bruits; ils dirent que la convention allait partir pour Chalons, et abandonner le peuple de Paris a sa misere; qu'on avait desarme dans la nuit la section des Gravilliers; que les jeunes gens etaient rassembles au nombre de trente mille au Champ-de-Mars, et qu'avec leur secours on allait desarmer les sections patriotes. Ils forcerent les autorites de la section de la Cite de donner ses tambours; ils s'en emparerent, et se mirent a battre la generale dans toutes les rues. L'incendie s'etendit avec rapidite: la population du Temple et du faubourg Saint-Antoine se leva, et, suivant les quais et le boulevart, se porta vers les Tuileries. Des femmes, des enfans, des hommes ivres, composaient ce rassemblement formidable; ces derniers etaient armes de batons, et portaient ces mots ecrits sur leurs chapeaux: _Du pain et la constitution de 93._ Dans ce moment la convention ecoutait un rapport de Boissy-d'Anglas sur les divers systemes adoptes en matiere de subsistances. Elle n'avait aupres d'elle que sa garde ordinaire; le rassemblement etait parvenu jusqu'a ses portes; il inondait le Carrousel, les Tuileries, et obstruait toutes les avenues, de maniere que les nombreuses patrouilles repandues dans Paris ne pouvaient venir au secours de la representation nationale. La foule s'introduit dans le salon de la Liberte, qui precedait la salle des seances, et veut penetrer jusqu'au sein meme de l'assemblee. Les huissiers et la garde font effort pour l'arreter; des hommes, armes de batons, se precipitent, dispersent tout ce qui veut resister, se ruent contre les portes, les enfoncent, et debordent enfin, comme un torrent, dans le milieu de l'assemblee, en poussant des cris, en agitant leurs chapeaux, et en soulevant un nuage de poussiere. _Du pain! du pain! la constitution de 93!_ tels sont les mots vociferes par cette foule aveugle. Les deputes ne quittent point leurs sieges, et montrent un calme imposant. Tout a coup l'un d'eux se leve, et crie: _Vive la republique!_ Tous l'imitent, et la foule pousse aussi le meme cri, mais elle ajoute: _Du pain! la constitution de 93!_ Les membres seuls du cote gauche font eclater quelques applaudissemens, et ne semblent pas attristes de voir la populace au milieu d'eux. Cette multitude, a laquelle, on n'avait trace aucun plan, dont les meneurs ne voulaient se servir que pour intimider la convention, se repand parmi les deputes, va s'asseoir a cote d'eux, mais sans oser se permettre aucune violence a leur egard. Legendre veut prendre la parole. "Si jamais, dit-il, la malveillance...." On ne le laisse pas continuer. "A bas! a bas! s'ecrie la multitude, nous n'avons pas de pain." Merlin (de Thionville), toujours aussi courageux qu'a Mayence ou dans la Vendee, quitte sa place, descend au milieu de la populace, parle a plusieurs de ces hommes, les embrasse, en est embrasse, et les engage a respecter la convention.... "A ta place! lui crient quelques montagnards.--Ma place, repond Merlin, est au milieu du peuple. Ces hommes viennent de m'assurer qu'ils n'ont aucune mauvaise intention; qu'ils ne veulent point imposer a la convention par leur nombre; que, loin de la, ils la defendront, et qu'ils ne sont ici que pour lui faire connaitre l'urgence de leurs besoins.--Oui, oui, s'ecrie-t-on encore dans la foule, nous voulons du pain." Dans ce moment, on entend des cris dans le salon de la Liberte: c'est un nouveau flot populaire qui deborde sur le premier: c'est une seconde irruption d'hommes, de femmes et d'enfans, criant tous a la fois: Du pain! du pain!... Legendre veut recommencer ce qu'il allait dire; on l'interrompt encore en criant: A bas! Les montagnards sentaient bien que, dans cet etat, la convention, opprimee, avilie, etouffee, ne pouvait ni ecouter, ni parler, ni deliberer, et que le but meme de l'insurrection etait manque, puisque les decrets desires ne pouvaient etre rendus. Gaston et Duroi, tous deux siegeant a gauche, se levent, et se plaignent de l'etat ou l'on a reduit l'assemblee. Gaston s'approche du peuple: "Mes amis, dit-il, vous voulez du pain, la liberte des patriotes et la constitution; mais pour cela il faut deliberer, et on ne le peut pas si vous restez ici." Le bruit empeche que Gaston soit entendu. Andre Dumont, qui a remplace le president au fauteuil, veut en vain donner les memes raisons a la foule; il n'est pas ecoute. Le montagnard Huguet parvient seul a faire entendre quelques mots: "Le peuple qui est ici, dit-il, n'est pas en insurrection; il vient demander une chose juste: c'est l'elargissement des patriotes. Peuple, n'abandonne pas tes droits." Dans ce moment, un homme monte a la barre, en traversant la foule qui s'ouvre devant lui; c'est le nomme Vanec, qui commandait la section de la Cite a l'epoque du 31 mai. "Representans, dit-il, vous voyez devant vous les hommes du 14 juillet, du 10 aout, et encore du 31 mai...." Ici les tribunes, la populace et la Montagne applaudissent a outrance. "Ces hommes, continue Vanec, ont jure de vivre libres ou de mourir. Vos divisions dechirent la patrie, elle ne doit plus souffrir de vos haines. Rendez la liberte aux patriotes, et le pain au peuple. Faites-nous justice de l'armee de Freron, et de ces messieurs a batons. Et toi, Montagne sainte, ajoute l'orateur en se tournant vers les bancs de gauche, toi qui as tant combattu pour la republique, les hommes du 14 juillet, du 10 aout et du 31 mai te reclament dans ce moment et de crise; tu les trouveras toujours prets a te soutenir, toujours prets a verser leur sang pour la patrie!" Des cris, des applaudissemens accompagnent les dernieres paroles de Vanec. Une voix de l'assemblee semble s'elever contre lui, mais on la distingue a peine. On demande que celui qui a quelque chose a dire contre Vanec se fasse entendre. "Oui, oui, s'ecrie Duhem, qu'il le dise tout haut." Les orateurs de plusieurs sections se succedent a la barre, et, en termes plus mesures, demandent les memes choses que celle de la Cite. Le president Dumont repond avec fermete que la convention s'occupera des voeux et des besoins du peuple aussitot qu'elle pourra reprendre ses travaux. "Qu'elle le fasse tout de suite, repondent plusieurs voix; nous avons besoin de pain." Le tumulte dure ainsi pendant plusieurs heures. Le president est en butte a des interpellations de toute espece. "Le royalisme est au fauteuil, lui dit Choudieu.--Nos ennemis excitent l'orage, repond Dumont, ils ignorent que la foudre va tomber sur leurs tetes.--Oui, replique Ruamps, la foudre c'est votre jeunesse du Palais-Royal.--Du pain! du pain! repetent des femmes en furie." Cependant on entend sonner le tocsin du Pavillon de l'Unite. Les comites, en effet, executant la loi de grande police, faisaient reunir les sections. Plusieurs avaient pris les armes, et marchaient sur la convention. Les montagnards sentaient bien qu'il fallait se hater de convertir en decrets les voeux des patriotes; mais pour cela il etait necessaire de degager un peu l'assemblee, et de la laisser respirer. "President, s'ecrie Duhem, engage donc les bons citoyens a sortir, pour que nous puissions deliberer." Il s'adresse aussi au peuple. "Le tocsin a sonne, lui dit-il, la generale a battu dans les sections; si vous ne nous laissez pas deliberer, la patrie est perdue." Choudieu veut prendre une femme par le bras pour la faire sortir: "Nous sommes chez nous, lui repond-elle avec colere." Choudieu interpelle le president, et lui dit que, s'il ne sait pas remplir son devoir, et faire evacuer la salle, il n'a qu'a ceder la place a un autre. Il parle, de nouveau a la foule: "On vous tend un piege, lui dit-il; retirez-vous, pour que nous puissions accomplir vos voeux." Le peuple, voyant les marques d'impatience donnees par toute la Montagne, se dispose a se retirer. L'exemple donne, on le suit peu a peu; la grande affluence diminue dans l'interieur de la salle, et commence aussi a diminuer au dehors. Les groupes de jeunes gens n'auraient rien pu aujourd'hui contre ce peuple immense; mais les bataillons nombreux des sections fideles a la convention arrivaient deja de toutes parts, et la multitude se retirait devant eux. Vers le soir, l'interieur et l'exterieur de la salle se trouvent degages, et la tranquillite est retablie dans la convention. A peine l'assemblee est-elle delivree, que l'on demande la continuation du rapport de Boissy-d'Anglas, qui avait ete interrompu par l'irruption de la populace. L'assemblee n'etait pas encore bien rassuree, et voulait prouver que, devenue libre, son premier soin etait de s'occuper des subsistances du peuple. A la suite de son rapport, Boissy propose de prendre dans les sections de Paris une force armee pour proteger aux environs l'arrivage des grains. Le decret est rendu. Prieur (de la Marne) propose de commencer la distribution du pain par les ouvriers; cette proposition est encore adoptee. La soiree etait deja fort avancee; une force considerable etait reunie autour de la convention. Quelques factieux, qui resistaient encore, s'etaient reunis les uns dans la section des Quinze-Vingts, les autres dans celle de la Cite. Ces derniers s'etaient empares de l'eglise de Notre-Dame, et s'y etaient pour ainsi dire retranches. Neanmoins on n'avait plus aucune crainte, et l'assemblee pouvait punir les attentats du jour. Isabeau se presente au nom des comites, rapporte les evenemens de la journee, la maniere dont les rassemblemens s'etaient formes, la direction qu'ils avaient recue, et les mesures que les comites avaient prises pour les dissiper, conformement a la loi du 1er germinal. Il rapporte que le depute Auguis, charge de parcourir differens quartiers de Paris, a ete arrete par les factieux, et blesse; que Peniere, envoye pour le degager, a ete atteint d'un coup de feu. A ce recit, on pousse des cris d'indignation; on demande vengeance. Isabeau propose, 1 deg. de declarer qu'en ce jour la liberte des seances de la convention a ete violee; 2 deg. de charger les comites d'instruire contre les auteurs de cet attentat. A cette proposition, les montagnards, voyant quel avantage on va tirer contre eux d'une tentative manquee, poussent des murmures. Les trois quarts de l'assemblee se levent en demandant a aller aux voix. On dit de tout cote que c'est un 20 juin contre la representation nationale, qu'aujourd'hui on a envahi la salle de l'assemblee, comme on envahit au 20 juin le palais du roi, et que, si la convention ne sevit, on preparera bientot contre elle un 10 aout. Sergent, depute de la Montagne, veut imputer ce mouvement aux feuillans, aux Lameth, aux Duport, qui, de Londres, tachent, dit-il, de pousser les patriotes a des exces imprudens. On lui repond qu'il divague. Thibaudeau, qui, pendant cette scene, s'etait retire de l'assemblee, indigne qu'il etait de l'attentat commis contre elle, s'elance a la tribune. "Elle est la, dit-il en montrant le cote gauche, la minorite qui conspire. Je declare que je me suis absente pendant quatre heures, parce que je ne voyais plus ici la representation nationale. J'y reviens maintenant, et j'appuie le projet de decret. Le temps de la faiblesse est passe: c'est la faiblesse de la representation nationale qui l'a toujours compromise, et qui a encourage une faction criminelle. Le salut de la patrie est aujourd'hui dans vos mains: vous la perdrez si vous etes faibles." On adopte le decret au milieu des applaudissemens; et ces acces de colere et de vengeance, qui se reveillent au souvenir des dangers qu'on a courus, commencent a eclater de toutes parts. Andre Dumont, qui avait occupe le fauteuil au milieu de cette scene orageuse, s'elance a la tribune; il se plaint des menaces, des insultes dont il a ete l'objet; il rappelle que Chasles et Choudieu, en le montrant au peuple, ont dit que le royalisme etait au fauteuil; que Foussedoire avait propose la veille, dans un groupe, de desarmer la garde nationale. Foussedoire lui donne un dementi; une foule de deputes assurent cependant l'avoir entendu. "Au reste, reprend Dumont, je meprise tous ces ennemis qui ont voulu diriger les poignards contre moi; ce sont les chefs qu'il faut frapper. On a voulu sauver aujourd'hui les Billaud, les Collot, les Barrere; je ne vous proposerai pas de les envoyer a la mort, car ils ne sont pas juges, et le temps des assassinats est passe, mais de les bannir du territoire qu'ils infectent et agitent par des seditions. Je vous propose pour cette nuit meme la deportation des quatre prevenus dont vous agitez la cause depuis plusieurs jours." Cette proposition est accueillie par de vifs applaudissemens. Les membres de la Montagne demandent l'appel nominal, et plusieurs d'entre eux vont au bureau en signer la demande. "C'est le dernier effort, dit Bourdon, d'une minorite dont la trahison est confondue. Je vous propose, en outre, l'arrestation de Choudieu, Chasles et Foussedoire." Les deux propositions sont decretees. On termine ainsi par la deportation le long proces de Billaud, Collot, Barrere et Vadier. Choudieu, Chasles et Foussedoire, sont frappes d'arrestation. On ne se borne pas la; on rappelle que Huguet a pris la parole pendant l'envahissement de la salle, et s'est ecrie: _Peuple! n'oublie pas tes droits!_ que Leonard Bourdon presidait la societe populaire de la rue du Vert-Bois, et qu'il a pousse a l'insurrection par ses declamations continuelles; que Duhem a encourage ouvertement les revoltes pendant l'irruption de la populace; que les jours precedens il a ete vu au cafe Payen, a la section des Invalides, buvant avec les principaux chefs des terroristes, et les encourageant a l'insurrection; en consequence on decrete d'arrestation Huguet, Leonard Bourdon et Duhem. Beaucoup d'autres sont encore denonces; dans le nombre se trouve Amar, le membre le plus abhorre de l'ancien comite de surete generale, et repute le plus dangereux des montagnards. La convention fait encore arreter ce dernier. Pour eloigner de Paris ces pretendus chefs de la conspiration, on demande qu'ils soient detenus au chateau de Ham. La proposition est decretee, et il est decide en outre qu'ils y seront traduits sur-le-champ. On propose ensuite de declarer la capitale en etat de siege, en attendant que le danger soit entierement passe. Le general Pichegru etait dans ce moment a Paris, et dans tout l'eclat de sa gloire. On le nomme general de la force armee pendant tout le temps que durera le peril; on lui adjoint les deputes Barras et Merlin (de Thionville). Il etait six heures du matin, 13 germinal (2 avril); l'assemblee, accablee de fatigue, se separe, se confiant dans les mesures qu'elle a prises. Les comites se mirent en mesure de faire executer sans retard les decrets qui venaient d'etre rendus. Le matin meme on enferma dans des voitures les quatre deportes, quoique l'un d'eux, Barrere, fut extremement malade, et on les achemina sur la route d'Orleans, pour les envoyer a Brest. On mit la meme promptitude a faire partir les sept deputes condamnes a etre detenus au chateau de Ham. Les voitures devaient traverser les Champs-Elysees; les patriotes le savaient, et une foule d'entre eux s'etaient portes sur leur passage pour les arreter. Quand les voitures arriverent precedees par la gendarmerie, un nombreux rassemblement se forma autour d'elles. Les uns disaient que c'etait la convention qui se retirait a Chalons, emportant les fonds de la tresorerie; les autres disaient au contraire que c'etaient les deputes patriotes injustement enleves du sein de la convention, et qu'on n'avait pas le droit d'arracher a leurs fonctions. On dispersa la gendarmerie, et on conduisit les voitures au comite civil de la section des Champs-Elysees. Dans le meme instant un autre rassemblement fondit sur le poste qui gardait la barriere de l'Etoile, s'empara des canons et les braqua sur l'avenue. Le chef de la gendarmerie voulut en vain parlementer avec les seditieux; il fut assailli et oblige de s'enfuir. Il courut au Gros-Caillou demander des secours; mais les canonniers de la section menacerent de faire feu sur lui s'il ne se retirait. Dans ce moment, arrivaient plusieurs bataillons des sections et quelques centaines de jeunes gens commandes par Pichegru, et tout fiers de marcher sous les ordres d'un general aussi celebre. Les insurges tirerent deux coups de canon, et firent une fusillade assez vive. Raffet, qui ce jour-la commandait les sections, recut un coup de feu a bout portant; Pichegru lui-meme courut de grands dangers, et fut deux fois couche en joue. Cependant sa presence, et l'assurance qu'il communiqua a ceux qu'il commandait, deciderent le succes. Les insurges furent mis en fuite, et les voitures partirent sans obstacle. Il restait a dissiper le rassemblement de la section des Quinze-Vingts, auquel s'etait reuni celui qui s'etait forme a l'eglise Notre-Dame. La, les factieux s'etaient eriges en assemblee permanente, et deliberaient une nouvelle insurrection. Pichegru s'y rendit, fit evacuer la salle de la section, et acheva de retablir la tranquillite publique. Le lendemain il se presenta a la convention et lui declara que les decrets etaient executes. Des applaudissemens unanimes accueillirent le conquerant de la Hollande, qui venait, par sa presence a Paris, de rendre un nouveau service. "Le vainqueur des tyrans, lui repondit le president, ne pouvait manquer de triompher des factieux." Il recut l'accolade fraternelle, les honneurs de la seance, et resta expose, pendant plusieurs heures, aux regards de l'assemblee et du public, qui se fixaient de toutes parts sur lui seul. On ne recherchait pas la cause de ses conquetes, on ne faisait pas dans ses exploits la part des accidens heureux; on etait frappe des resultats, et on admirait une aussi brillante carriere. Cette audacieuse tentative des jacobins, qu'on ne pouvait mieux caracteriser qu'en l'appelant un 20 juin, excita contre eux un redoublement d'irritation, et provoqua de nouvelles mesures repressives. Une enquete severe fut ordonnee pour decouvrir tous les fils de la conspiration qu'on attribuait faussement aux membres de la Montagne. Ceux-ci etaient sans communication avec les agitateurs populaires, et leurs relations avec eux se bornaient a quelques rencontres de cafe, a quelques encouragemens en paroles; neanmoins le comite de surete generale fut charge de faire un rapport. On supposait la conspiration d'autant plus etendue qu'il y avait eu aussi des mouvemens dans tous les pays baignes par le Rhone et la Mediterranee, a Lyon, Avignon, Marseille et Toulon. Deja on avait denonce les patriotes comme quittant les communes ou ils s'etaient signales par des exces, et se reunissant en armes dans les principales villes, soit pour y fuir les regards de leurs concitoyens, soit pour se rallier a leurs pareils et y faire corps avec eux. On pretendait qu'ils parcouraient les bords du Rhone, qu'ils circulaient en bandes nombreuses dans les environs d'Avignon, de Nimes, d'Arles, dans les plaines de la Crau, et qu'ils y commettaient des brigandages contre les habitans reputes royalistes. On leur imputait la mort d'un riche particulier, magistrat a Avignon, qu'on avait assassine et depouille. A Marseille, ils etaient a peine contenus par la presence des representans et par les mesures qu'on avait prises en mettant la ville en etat de siege. A Toulon, ils s'etaient reunis en grand nombre, et y formaient un rassemblement de plusieurs mille individus, a peu pres comme avaient fait les federalistes a l'arrivee du general Carteaux. Ils y dominaient la ville par leur reunion avec les employes de la marine, qui presque tous avaient ete choisis par Robespierre le jeune apres la reprise de la place. Ils avaient beaucoup de partisans dans les ouvriers de l'arsenal, dont le nombre s'elevait a plus de douze mille; et tous ces hommes reunis etaient capables des plus grands exces. Dans ce moment l'escadre, entierement reparee, etait prete a mettre a la voile; le representant Letourneur se trouvait a bord de l'amiral; des troupes de debarquement avaient ete mises sur les vaisseaux, et on disait l'expedition destinee pour la Corse. Les revolutionnaires, profitant du moment ou il ne restait dans la place qu'une faible garnison peu sure, et dans laquelle ils comptaient beaucoup de partisans, avaient forme un soulevement, et, dans les bras meme des trois representans Mariette, Ritter et Cambon, avaient egorge sept prisonniers prevenus d'emigration. Dans les derniers jours de ventose (mars), ils renouvelerent les memes desordres. Vingt prisonniers, faits sur une fregate ennemie, etaient dans l'un des forts; ils soutenaient que c'etaient des emigres, et qu'on voulait leur faire grace. Ils souleverent les douze mille ouvriers de l'arsenal, entourerent les representans, faillirent les egorger, et furent heureusement contenus par un bataillon qui fut mis a terre par l'escadre. Ces faits, coincidant avec ceux de Paris, ajouterent aux craintes du gouvernement, et redoublerent sa severite. Deja il avait ete enjoint a tous les membres des administrations municipales, des comites revolutionnaires, des commissions populaires ou militaires, a tous les employes enfin destitues depuis le 9 thermidor, de quitter les villes ou ils s'etaient rendus, et de rentrer dans leurs communes respectives. Un decret plus severe encore fut porte contre eux. Ils s'etaient empares des armes distribuees dans les momens de danger; on decreta que tous ceux qui etaient connus en France pour avoir contribue a la vaste tyrannie abolie le 9 thermidor, seraient desarmes. C'etait a chaque assemblee municipale, ou a chaque assemblee de section, qu'appartenait la designation des complices de cette tyrannie, et le soin de les desarmer. On concoit a quelles poursuites dangereuses allait les exposer ce decret, dans un moment ou ils venaient d'exciter une haine si violente. On ne s'en tint pas la: on voulut leur enlever les pretendus chefs qu'ils avaient sur les bancs de la Montagne. Quoique les trois principaux eussent ete condamnes a la deportation, que sept autres, savoir: Choudieu, Chasles, Foussedoire, Leonard Bourdon, Huguet, Duhem et Amar, eussent ete envoyes au chateau de Ham, on crut qu'il en restait encore d'aussi redoutables. Cambon, le dictateur des finances, et l'adversaire inexorable des thermidoriens, auxquels il ne pardonnait pas d'avoir ose attaquer sa probite, parut au moins incommode; on le supposa meme dangereux. On pretendit que le matin du 12 il avait dit aux commis de la tresorerie: "Vous etes ici trois cents, et en cas de peril vous pourrez resister;" paroles qu'il etait capable d'avoir proferees, et qui prouvaient sa conformite de sentimens, mais non sa complicite avec les jacobins. Thuriot, autrefois thermidorien, mais redevenu montagnard depuis la rentree des soixante-treize et des vingt-deux, et depute tres influent, fut aussi considere comme chef de la faction. On rangea dans la meme categorie Crassous, qui avait ete l'un des soutiens les plus energiques des jacobins; Lesage-Senault, qui avait contribue a faire fermer leur club, mais qui depuis s'etait effraye de la reaction; Lecointre (de Versailles), adversaire declare de Billaud, Collot et Barrere, et revenu a la Montagne depuis la rentree des girondins; Maignet, l'incendiaire du Midi; Hentz, le terrible proconsul de la Vendee; Levasseur (de la Sarthe), l'un de ceux qui avaient contribue a la mort de Philippeau; et Granet (de Marseille), accuse d'etre l'instigateur des revolutionnaires du Midi. C'est Tallien qui les designa, et qui, apres en avoir fait le choix a la tribune meme de l'assemblee, demanda qu'ils fussent arretes comme leurs sept collegues, et envoyes a Ham avec eux. Le voeu de Tallien fut accompli, et ils furent condamnes a subir cette detention. Ainsi ce mouvement des patriotes leur valut d'etre poursuivis, desarmes dans toute la France, renvoyes dans leurs communes, et de perdre une vingtaine de montagnards, dont les uns furent deportes et les autres renfermes. Chaque mouvement d'un parti qui n'est pas assez fort pour vaincre ne fait que hater sa perte. Apres avoir frappe les individus, les thermidoriens attaquerent les choses: la commission des sept, chargee de faire un rapport sur les lois organiques de la constitution, declara, sans aucune retenue, que la constitution etait si generale, qu'elle etait a refaire. On nomma alors une commission de onze membres, pour presenter un nouveau plan. Malheureusement les victoires de leurs adversaires, loin de faire rentrer les revolutionnaires dans l'ordre, allaient les exciter davantage, et provoquer de leur part de nouveaux et dangereux efforts. CHAPITRE XXVIII. CONTINUATION DES NEGOCIATIONS DE BALE.--TRAITE DE PAIX AVEC LA HOLLANDE.--CONDITIONS DE CE TRAITE.--AUTRE TRAITE DE PAIX AVEC LA PRUSSE.--POLITIQUE DE L'AUTRICHE ET DES AUTRES ETATS DE L'EMPIRE.--PAIX AVEC LA TOSCANE.--NEGOCIATIONS AVEC LA VENDEE ET LA BRETAGNE.--SOUMISSION DE CHARETTE ET AUTRES CHEFS.--STOFFLET CONTINUE LA GUERRE.--POLITIQUE DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE L'OUEST.--INTRIGUES DES AGENS ROYALISTES.--PAIX SIMULEE DES CHEFS INSURGES DANS LA BRETAGNE.--PREMIERE PACIFICATION DE LA VENDEE.--ETAT DE L'AUTRICHE ET DE L'ANGLETERRE; PLANS DE PITT, DISCUSSIONS DU PARLEMENT ANGLAIS.--PREPARATIFS DE LA COALITION POUR UNE NOUVELLE CAMPAGNE. Pendant ces tristes evenemens, les negociations commencees a Bale avaient ete interrompues un moment par la mort du baron de Goltz. Aussitot les bruits les plus facheux se repandirent. Un jour on disait: Les puissances ne traiteront jamais avec une republique sans cesse menacee par les factions; elles la laisseront perir dans les convulsions de l'anarchie, sans la combattre et sans la reconnaitre. Un autre jour on pretendait tout le contraire: La paix, disait-on, est faite avec l'Espagne, les armees francaises n'iront pas plus loin; on traite avec l'Angleterre, on traite avec la Russie, mais aux depens de la Suede et du Danemark, qui vont etre sacrifies a l'ambition de Pitt et de Catherine, et qui seront ainsi recompenses de leur amitie pour la France. On voit que la malveillance, diverse dans ses dires, imaginait toujours le contraire de ce qui convenait a la republique; elle supposait des ruptures ou l'on desirait la paix, et la paix ou l'on desirait des victoires. Une autre fois enfin elle tacha de faire croire que toute paix etait a jamais impossible, et qu'il y avait a ce sujet une protestation deposee au comite de salut public par la majorite des membres de la convention. C'etait une nouvelle saillie de Duhem qui avait donne lieu a ce bruit. Il pretendait que c'etait une duperie de traiter avec une seule puissance, et qu'il ne fallait accorder la paix a aucune, tant qu'elles ne viendraient pas la demander toutes ensemble. Il avait depose une note sur ce sujet au comite de salut public, et c'est la ce qui fit supposer une pretendue protestation. Les patriotes, de leur cote, repandaient des bruits non moins facheux. Ils disaient que la Prusse trainait les negociations en longueur, pour faire comprendre la Hollande dans un traite commun avec elle, pour la conserver ainsi sous son influence, et sauver le stathouderat. Ils se plaignaient de ce que le sort de cette republique restait si long-temps incertain, de ce que les Francais n'y jouissaient d'aucun des avantages de la conquete, de ce que les assignats n'y etaient recus qu'a moitie prix et seulement des soldats, de ce que les negocians hollandais avaient ecrit aux negocians belges et francais qu'ils etaient prets a rentrer en affaires avec eux, mais a condition d'etre payes d'avance et en valeurs metalliques; de ce que les Hollandais avaient laisse partir le stathouder emportant tout ce qu'il avait voulu, et envoye a Londres ou transporte sur les vaisseaux de la compagnie des Indes une partie de leurs richesses. Beaucoup de difficultes s'etaient elevees en effet en Hollande, soit a cause des conditions de la paix, soit a cause de l'exaltation du parti patriote. Le comite de salut public y avait depeche deux de ses membres, capables par leur influence de terminer tous les differends. Dans l'interet de la negociation, il avait demande a la convention la faculte de ne designer ni leur nom ni l'objet de leur mission. L'assemblee y avait consenti, et ils etaient partis sur-le-champ. Il etait naturel que de si grands evenemens, que de si hauts interets excitassent des esperances, des craintes et des dires si contraires. Mais, malgre toutes ces rumeurs, les conferences continuaient avec succes; le comte de Hardenberg avait remplace a Bale le baron de Goltz, et les conditions allaient etre arretees de part et d'autre. A peine ces negociations avaient-elles ete entamees que l'empire des faits s'etait fait sentir, et avait exige des modifications aux pouvoirs du comite de salut public. Un gouvernement tout ouvert, qui ne pourrait rien cacher, rien decider par lui-meme, rien faire sans une deliberation publique, serait incapable de negocier un traite avec aucune puissance, meme la plus franche. Il faut, pour traiter, signer des suspensions d'armes, neutraliser des territoires; il faut surtout du secret, car une puissance negocie quelquefois long-temps avant qu'il lui convienne de l'avouer; ce n'est pas tout: il y a souvent des articles qui doivent demeurer ignores. Si une puissance promet, par exemple, d'unir ses forces a celles d'une autre; si elle stipule ou la jonction d'une armee ou celle d'une escadre, ou un concours quelconque de moyens, ce secret devient de la plus grande importance. Comment le comite de salut public, renouvele par quart chaque mois, oblige de rendre compte de tout, et n'ayant plus la vigueur et la hardiesse de l'ancien comite qui savait tout prendre sur lui-meme, comment aurait-il pu negocier, surtout avec des puissances honteuses de leurs fautes, n'avouant qu'avec peine leur defaite, et tenant toutes, ou a laisser des conditions cachees ou a ne publier leur transaction que lorsqu'elle serait signee? La necessite ou il s'etait trouve d'envoyer deux de ses membres en Hollande, sans faire connaitre ni leur nom, ni leur mission, etait une premiere preuve du besoin de secret dans les operations diplomatiques. Il presenta en consequence un decret qui lui attribuait les pouvoirs indispensablement necessaires pour traiter, et qui fut la cause de nouvelles rumeurs. C'est un spectacle curieux, pour la theorie des gouvernemens, que celui d'une democratie, surmontant son indiscrete curiosite, sa defiance a l'egard du pouvoir, et subjuguee par la necessite, accordant a quelques individus la faculte de stipuler meme des conditions secretes. C'est ce que fit la convention nationale. Elle confera au comite de salut public le pouvoir de stipuler meme des armistices, de neutraliser des territoires, de negocier des traites, d'en arreter les conditions, de les rediger, de les signer meme, et elle ne se reserva que ce qui lui appartenait veritablement, c'est-a-dire la ratification. Elle fit plus: elle autorisa le comite a signer des articles secrets, sous la seule condition que ces articles ne contiendraient rien de derogatoire aux articles patens, et seraient publies des que l'interet du secret n'existerait plus. Muni de ces pouvoirs, le comite poursuivit et conduisit a terme les negociations commencees avec differentes puissances. La paix avec la Hollande fut enfin signee sous l'influence de Rewbell, et surtout de Sieyes, qui etaient les deux membres du comite recemment envoyes en Hollande. Les patriotes hollandais firent au celebre auteur de la premiere declaration des droits un accueil brillant, et eurent pour lui une deference qui termina bien des difficultes. Les conditions de la paix, signee a La Haye le 27 floreal an III (16 mai), furent les suivantes: La republique francaise reconnaissait la republique des Provinces-Unies comme puissance libre et independante, lui garantissait son independance et l'abolition du stathouderat. Il y avait entre les deux republiques alliance offensive et defensive pendant toute la duree de la guerre actuelle. Cette alliance offensive et defensive devait etre perpetuelle entre les deux republiques dans tous les cas de guerre contre l'Angleterre. Celle des Provinces-Unies mettait actuellement a la disposition de la France douze vaisseaux de ligne et dix-huit fregates, qui devaient etre employes principalement dans les mers d'Allemagne, du Nord et de la Baltique. Elle donnait en outre pour auxiliaire a la France la moitie de son armee de terre, qui, a la verite, etait reduite a presque rien, et devait etre reorganisee en entier. Quant aux demarcations de territoire, elles etaient fixees comme il suit: la France gardait toute la Flandre hollandaise, de maniere qu'elle completait ainsi son territoire du cote de la mer, et l'etendait jusqu'aux bouches des fleuves; du cote de la Meuse et du Rhin, elle avait la possession de Venloo et Maestricht, et tous les pays compris au midi de Venloo, de l'un et de l'autre cote de la Meuse. Ainsi la republique renoncait sur ce point a s'etendre jusqu'au Rhin, ce qui etait raisonnable. De ce cote, en effet, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, se melent tellement, qu'il n'y a plus de limite claire. Lequel de ces bras d'eau doit-il etre considere comme le Rhin? on ne le sait, et tout est convention a cet egard. D'ailleurs, de ce cote aucune hostilite ne menace la France que celle de la Hollande, hostilite fort peu redoutable, et qui n'exige pas la protection d'une grande limite. Enfin, le territoire indique par la nature a la Hollande, consistant dans les terrains d'alluvions transportes a l'embouchure des fleuves, il aurait fallu que la France, pour s'etendre jusqu'a l'un des principaux cours d'eau, s'emparat des trois quarts au moins de ces terrains, et reduisit presque a rien la republique qu'elle venait d'affranchir. Le Rhin ne devient limite pour la France, a l'egard de l'Allemagne, qu'aux environs de Wesel, et la possession des deux rives de la Meuse, au sud de Venloo, laissait cette question intacte. De plus, la republique francaise se reservait la faculte, en cas de guerre du cote du Rhin ou de la Zelande, de mettre garnison dans les places de Grave, Bois-le-Duc et Berg-op-Zoom. Le port de Flessingue demeurait commun. Ainsi toutes les precautions etaient prises. La navigation du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, du Hondt et de toutes leurs branches, etait a jamais declaree libre. Outre ces avantages, une indemnite de 100 millions de florins etait payee par la Hollande. Pour dedommager cette derniere de ses sacrifices, la France lui promettait, a la pacification generale, des indemnites de territoire, prises sur les pays conquis, et dans le site le plus convenable a la bonne demarcation des limites reciproques. Ce traite reposait sur les bases les plus raisonnables; le vainqueur s'y montrait aussi genereux qu'habile. Vainement a-t-on dit qu'en attachant la Hollande a son alliance, la France l'exposait a perdre la moitie de ses vaisseaux detenus dans les ports de l'Angleterre, et surtout ses colonies livrees sans defense a l'ambition de Pitt. La Hollande, laissee neutre, n'aurait ni recouvre ses vaisseaux, ni conserve ses colonies, et Pitt aurait trouve encore le pretexte de s'en emparer pour le compte du stathouder. La conservation seule du stathouderat, sans sauver d'une maniere certaine ni les vaisseaux, ni les colonies hollandaises, aurait du moins ote tout pretexte a l'ambition anglaise; mais le maintien du stathouderat, avec les principes politiques de la France, avec les promesses faites aux patriotes bataves, avec l'esprit qui les animait, avec les esperances qu'ils avaient concues en nous ouvrant leurs portes, etait-il possible, convenable, honorable meme? Les conditions avec la Prusse etaient plus faciles a regler. Bischoffverder venait d'etre enferme. Le roi de Prusse, delivre des mystiques, avait concu une ambition toute nouvelle. Il ne parlait plus de sauver les principes de l'ordre general; il voulait maintenant se faire le mediateur de la pacification universelle. Le traite fut signe avec lui a Bale, le 16 germinal (5 avril 1795). Il fut convenu d'abord qu'il y aurait paix, amitie et bonne intelligence entre sa majeste le roi de Prusse et la republique francaise; que les troupes de cette derniere abandonneraient la partie des etats prussiens qu'elles occupaient sur la rive droite du Rhin; qu'elles continueraient a occuper les provinces prussiennes situees sur la rive gauche, et que le sort definitif de ces provinces ne serait fixe qu'a la pacification generale. Il etait bien evident, d'apres cette derniere condition, que la republique, sans s'expliquer encore positivement, songeait a se donner la limite du Rhin, mais que, jusqu'a de nouvelles victoires sur les armees de l'Empire et sur l'Autriche, elle ajournait la solution des difficultes que cette grande determination devait faire naitre. Alors seulement elle pourrait ou evincer les uns, ou donner des indemnites aux autres. La republique francaise s'engageait a recevoir la mediation du roi de Prusse pour sa reconciliation avec les princes et les etats de l'empire germanique; elle s'engageait meme pendant trois mois a ne pas traiter en ennemis ceux de ces princes de la rive droite en faveur de qui sa majeste prussienne s'interesserait. C'etait le moyen assure d'amener tout l'Empire a demander la paix par l'intermediaire de la Prusse. En effet, aussitot que ce traite fut signe, le cabinet de Berlin fit solennellement annoncer sa determination a l'Empire, et les motifs qui l'avaient dirige. Il declara a la diete qu'il offrait ses bons offices a l'Empire s'il desirait la paix, et, si la majorite des etats la refusait, a ceux d'entre eux qui seraient obliges de traiter isolement pour leur surete personnelle. De son cote, l'Autriche adressa des reflexions tres ameres a la diete; elle dit qu'elle desirait la paix autant que personne, mais qu'elle la croyait impossible; qu'elle choisirait le moment convenable pour en traiter, et que les etats de l'Empire trouveraient beaucoup plus d'avantages a se confier a l'antique foi autrichienne qu'a des puissances parjures qui avaient manque a tous leurs engagemens. La diete, pour paraitre se preparer a la guerre, tout en demandant la paix, decreta pour cette campagne le quintuple contingent, et stipula que les etats qui ne pourraient fournir des soldats auraient la faculte de s'en dispenser en donnant 240 florins par homme. En meme temps elle decida que l'Autriche, venant de se lier avec l'Angleterre pour la continuation de la guerre, ne pouvait etre mediatrice de la paix, et resolut de confier cette mediation a la Prusse. Il ne resta plus a determiner que la forme et la composition de la deputation. Malgre ce vif desir de traiter, l'Empire ne le pouvait guere en masse; car il devait exiger, pour ses membres depouilles de leurs etats, des restitutions que la France n'aurait pu faire sans renoncer a la ligne du Rhin. Mais il etait evident que, dans cette impossibilite de traiter collectivement, chaque prince se jetterait dans les bras de la Prusse, et ferait, par cet intermediaire, sa paix particuliere. Ainsi, la republique commencait a desarmer ses ennemis, et a les forcer a la paix. Il n'y avait de bien resolus a la guerre que ceux qui avaient fait de grandes pertes, et qui n'esperaient pas recouvrer par des negociations ce qu'ils venaient de perdre par les armes. Telles devaient etre les dispositions des princes de la rive gauche du Rhin depouilles de leurs etats, de l'Autriche privee des Pays-Bas, du Piemont evince de la Savoie et de Nice. Ceux, au contraire, qui avaient eu le bon esprit de garder la neutralite, s'applaudissaient chaque jour, et de leur sagesse, et des avantages qu'elle leur valait. La Suede et le Danemark allaient envoyer des ambassadeurs aupres de la convention. La Suisse, qui etait devenue l'entrepot du commerce du continent, persistait dans ses sages intentions, et adressait, par l'organe de M. Ochs, a l'envoye Barthelemy ces belles paroles: "Il faut une Suisse a la France, et une France a la Suisse. Il est, en effet, permis de supposer que, sans la confederation helvetique, les debris des anciens royaumes de Lorraine, de Bourgogne et d'Arles, n'eussent point ete reunis a la domination francaise; et il est difficile de croire que, sans la puissante diversion et l'intervention decidee de la France, on ne fut pas enfin parvenu a etouffer la liberte helvetique dans son berceau." La neutralite de la Suisse venait en effet de rendre un service eminent a la France, et avait contribue a la sauver. A ces pensees M. Ochs en ajoutait d'autres non moins elevees. "On admirera peut-etre un jour, disait-il, ce sentiment de justice naturelle qui, nous faisant abhorrer toute influence etrangere dans le choix de nos formes de gouvernement, nous interdisait par-la meme de nous eriger en juges du mode d'administration publique choisi par nos voisins. Nos peres n'ont censure ni les grands feudataires de l'empire germanique pour avoir ravale la puissance imperiale, ni l'autorite royale de France pour avoir comprime les grands feudataires. Ils ont vu successivement les etats-generaux representer la nation francaise; les Richelieu, les Mazarin se saisir du pouvoir absolu; Louis XIV deployer a lui seul la puissance entiere de la nation; et les parlemens pretendre partager, au nom du peuple, l'autorite publique; mais jamais on ne les entendit, d'une voix temeraire, s'arroger le droit de rappeler le gouvernement francais a telle ou telle periode de son histoire. Le bonheur de la France fut leur voeu, son unite leur espoir, l'integrite de son territoire leur appui." Ces principes si eleves et si justes etaient la critique severe de la politique de l'Europe, et les resultats que la Suisse en recueillait etaient une assez frappante demonstration de leur sagesse. L'Autriche, jalouse de son commerce, voulait le gener par un cordon; mais la Suisse reclama aupres du Wurtemberg et des etats voisins, et obtint justice. Les puissances italiennes souhaitaient la paix, celles du moins que leur imprudence pouvait exposer un jour a de facheux resultats. Le Piemont, quoique epuise, avait assez perdu pour desirer encore de recourir aux armes. Mais la Toscane, entrainee malgre elle a sortir de sa neutralite, par l'ambassadeur anglais qui, la menacant d'une escadre, ne lui avait donne que douze heures pour se decider, la Toscane etait impatiente de revenir a son role, surtout depuis que les Francais etaient aux portes de Genes. En consequence, le grand-duc avait ouvert une negociation qui venait de se terminer par un traite le plus aise de tous a conclure. La bonne intelligence et l'amitie etaient retablies entre les deux etats; et le grand-duc restituait a la republique les bles qui, dans ses ports, avaient ete enleves aux Francais au moment de la declaration de guerre. Meme avant la negociation, il avait fait cette restitution de son propre mouvement. Ce traite, avantageux a la France pour le commerce du Midi, et surtout pour celui des grains, fut conclu le 21 pluviose (9 fevrier). Venise, qui avait rappele son envoye de France, annonca qu'elle allait en designer un autre, et le faire partir pour Paris. Le pape, de son cote, regrettait les outrages faits aux Francais. La cour de Naples, egaree par les passions d'une reine insensee et les intrigues de l'Angleterre, etait loin de songer a negocier, et faisait de ridicules promesses de secours a la coalition. L'Espagne avait toujours besoin de la paix, et semblait attendre d'y etre forcee par de nouveaux echecs. Une negociation, non moins importante peut-etre a cause de l'effet moral qu'elle devait produire, etait celle qu'on avait entamee a Nantes avec les provinces insurgees. On a vu comment les chefs de la Vendee, divises entre eux, presque abandonnes de leurs paysans, suivis a peine de quelques guerroyeurs determines, presses de toutes parts par les generaux republicains, reduits a choisir entre une amnistie ou une destruction complete, avaient ete amenes a traiter de la paix; on a vu comment Charette avait accepte une entrevue pres de Nantes; comment le pretendu baron de Cormatin, major-general de Puisaye, s'etait presente pour etre le mediateur de la Bretagne; comment il voyageait avec Humbert, balance entre le desir de tromper les republicains, de se concerter avec Charette, de seduire Canclaux, et l'ambition d'etre le pacificateur de ces celebres contrees. Le rendez-vous commun etait a Nantes; les entrevues devaient commencer au chateau de la Jaunaye, a une lieue de cette ville, le 24 pluviose (12 fevrier). Cormatin, arrive a Nantes, avait voulu faire parvenir a Canclaux la lettre de Puisaye; mais cet homme, qui voulait tromper les republicains, ne sut pas meme leur soustraire la connaissance de cette lettre si dangereuse. Elle fut connue et publiee, et lui oblige de declarer que la lettre etait supposee, qu'il n'en etait point le porteur, et qu'il venait sincerement negocier la paix. Il se trouva par-la plus engage que jamais. Ce role de diplomate habile, trompant les republicains, donnant le mot a Charette, et seduisant Canclaux, lui echappait; il ne lui restait plus que celui de pacificateur. Il vit Charette, et le trouva reduit, par sa position, a traiter momentanement avec l'ennemi. Des cet instant, Cormatin n'hesita plus a travailler a la paix. Il fut convenu que cette paix serait simulee, et qu'en attendant l'execution des promesses de l'Angleterre, on paraitrait se soumettre a la republique. Pour le moment, on songea a obtenir les meilleures conditions possibles. Cormatin et Charette, des que les conferences furent ouvertes, remirent une note dans laquelle ils demandaient la liberte des cultes, des pensions alimentaires pour tous les ecclesiastiques de la Vendee, l'exemption de service militaire et d'impot pendant dix ans, afin de reparer les maux de la guerre, des indemnites pour toutes les devastations, l'acquittement des engagemens contractes par les chefs pour les besoins de leurs armees, le retablissement des anciennes divisions territoriales du pays et de son ancien mode d'administration, la formation de gardes territoriales sous les ordres des generaux actuels, l'eloignement de toutes les armees republicaines, l'exclusion de tous les habitans de la Vendee qui etaient sortis du pays comme patriotes, et dont les royalistes avaient pris les biens, enfin une amnistie commune aux emigres comme aux Vendeens. De pareilles demandes etaient absurdes, et ne pouvaient etre admises. Les representans accorderent la liberte des cultes, des indemnites pour ceux dont les chaumieres avaient ete devastees, l'exemption de service pour les jeunes gens de la presente requisition, afin de repeupler les campagnes, la formation des gardes territoriales, sous les ordres des administrations, au nombre de deux mille hommes seulement; l'acquittement des bons signes par les generaux, jusqu'a la concurrence de deux millions. Mais ils refuserent le retablissement des anciennes divisions territoriales et des anciennes administrations, l'exemption d'impot pendant dix ans, l'eloignement des armees republicaines, l'amnistie pour les emigres, et ils exigerent la rentree dans leurs biens des Vendeens patriotes. Ils stipulerent, de plus, que toutes ces concessions seraient renfermees, non dans un traite, mais dans des arretes rendus par les representans en mission; et que, de leur cote, les generaux vendeens signeraient une declaration par laquelle ils reconnaitraient la republique, et promettraient de se soumettre a ses lois. Une derniere conference fut fixee pour le 29 pluviose (17 fevrier), car la treve finissait le 30. On demanda, avant de conclure la paix, que Stofflet fut appele a ces conferences. Plusieurs officiers royalistes le desiraient, parce qu'ils pensaient qu'on ne devait pas traiter sans lui; les representans le souhaitaient aussi, parce qu'ils auraient voulu comprendre dans une meme transaction toute la Vendee. Stofflet etait dans ce moment dirige par l'ambitieux abbe Bernier, lequel etait peu dispose a une paix qui allait le priver de toute son influence; d'ailleurs Stofflet n'aimait pas a jouer le second role, et il voyait avec humeur toute cette negociation commencee et conduite sans lui. Cependant il consentit a se rendre aux conferences; il vint a la Jaunaye avec un grand nombre de ses officiers. Le tumulte fut grand, les partisans de la paix et ceux de la guerre etaient fort echauffes les uns contre les autres. Les premiers se groupaient autour de Charette; ils alleguaient que ceux qui voulaient continuer la guerre etaient ceux-la meme qui n'allaient jamais au combat; que le pays etait ruine et reduit aux abois; que les puissances n'avaient rien fait, et probablement ne feraient rien pour eux; ils se disaient aussi tout bas a l'oreille, qu'il fallait du reste attendre, gagner du temps au moyen d'une paix simulee, et que, si l'Angleterre tenait jamais ses promesses, on serait tout pret a se lever. Les partisans de la guerre disaient, au contraire, qu'on ne leur offrait la paix que pour les desarmer, violer ensuite toutes les promesses et les immoler impunement; que poser les armes un instant, c'etait amollir les courages, et rendre impossible toute insurrection a venir; que puisque la republique traitait, c'etait une preuve qu'elle-meme etait reduite a la derniere extremite; qu'il suffisait d'attendre, et de deployer encore un peu de constance, pour voir arriver le moment ou l'on pourrait tenter de grandes choses avec le secours des puissances; qu'il etait indigne de chevaliers francais de signer un traite avec l'intention secrete de ne pas l'executer, et que du reste on n'avait pas le droit de reconnaitre la republique, car c'etait meconnaitre les droits des princes pour lesquels on s'etait battu si long-temps. Il y eut plusieurs conferences fort animees, et dans lesquelles on montra de part et d'autre beaucoup d'irritation. Un moment meme il y eut des menaces fort vives de la part des partisans de Charette aux partisans de Stofflet, et on faillit en venir aux mains. Cormatin n'etait pas le moins ardent des partisans de la paix; sa faconde, son agitation de corps et d'esprit, sa qualite de representant de l'armee de Bretagne, avaient attire sur lui l'attention. Malheureusement pour lui, il etait suivi du nomme Solilhac, que le comite central de la Bretagne lui avait donne pour l'accompagner. Solilhac, etonne de voir Cormatin jouer un role si different de celui dont on l'avait charge, lui fit remarquer qu'il s'eloignait de ses instructions, et qu'on ne l'avait pas envoye pour traiter de la paix. Cormatin fut fort embarrasse; Stofflet et les partisans de la guerre triompherent, en apprenant que la Bretagne songeait plutot a se menager un delai et a se concerter avec la Vendee qu'a se soumettre; ils declarerent que jamais ils ne poseraient les armes, puisque la Bretagne etait decidee a les soutenir. Le 29 pluviose au matin (17 fevrier), le conseil de l'armee de l'Anjou se reunit dans une salle particuliere du chateau de la Jaunaye, pour prendre une determination definitive. Les chefs de division de Stofflet tirerent leurs sabres, et jurerent _de couper le cou_ au premier qui parlerait de paix; ils deciderent entre eux la guerre. Charette, Sapinaud et leurs officiers deciderent la paix dans une autre salle. A midi on devait se reunir sous une tente elevee dans la plaine, avec les representans du peuple. Stofflet, n'osant leur declarer en face la determination qu'il avait prise, leur envoya dire qu'il n'acceptait pas leurs propositions. Les representans laisserent a une distance convenue le detachement qui les accompagnait, et se rendirent sous la tente. Charette laissa ses Vendeens a la meme distance, et ne vint au rendez-vous qu'avec ses principaux officiers. Pendant ce temps on vit Stofflet monter a cheval, avec quelques forcenes qui l'accompagnaient, et partir au galop en agitant son chapeau, et criant _vive le roi!_ Sous la tente ou Charette et Sapinaud conferaient avec les representans, on n'avait plus a discuter, car l'ultimatum des representans etait accepte d'avance. On signa reciproquement les declarations convenues. Charette, Sapinaud, Cormatin et les autres officiers signerent leur soumission aux lois de la republique; les representans donnerent les arretes contenant les conditions accordees aux chefs vendeens. La plus grande politesse regna de part et d'autre, et tout sembla faire esperer une reconciliation sincere. Les representans, qui voulaient donner un grand eclat a la soumission de Charette, lui preparerent a Nantes une reception magnifique. La joie la plus vive regnait dans cette ville toute patriote. On se flattait de toucher enfin au terme de cette affreuse guerre civile; on s'applaudissait de voir un homme aussi distingue que Charette rentrer dans le sein de la republique, et peut-etre consacrer son epee a la servir. Le jour designe pour son entree solennelle, la garde nationale et l'armee de l'Ouest furent mises sous les armes. Tous les habitans, pleins de joie et de curiosite, accouraient pour voir et pour feter ce chef celebre. On le recut aux cris de _vive la republique! vive Charette!_ Il avait son costume de general vendeen, et portait la cocarde tricolore. Charette etait dur, defiant, ruse, intrepide; tout cela se retrouvait dans ses traits et dans sa personne. Une taille moyenne, un oeil petit et vif, un nez releve a la tartare, une large bouche, lui donnaient l'expression la plus singuliere et la plus convenable a son caractere. En accourant au devant de lui, chacun chercha a deviner ses sentimens. Les royalistes crurent voir l'embarras et le remords sur son visage. Les republicains le trouverent joyeux et presque enivre de son triomphe. Il devait l'etre, malgre l'embarras de sa position; car ses ennemis lui procuraient la plus belle et la premiere recompense qu'il eut encore recue de ses exploits. A peine cette paix fut-elle signee, qu'on songea a reduire Stofflet, et a faire accepter aux chouans les conditions accordees a Charette. Celui-ci parut sincere dans ses temoignages; il repandit des proclamations dans le pays, pour faire rentrer tout le monde dans le devoir. Les habitans furent extremement joyeux de cette paix. Les hommes tout a fait voues a la guerre furent organises en gardes territoriales, et on en laissa le commandement a Charette pour faire la police de la contree. C'etait l'idee de Hoche, qu'on defigura pour satisfaire les chefs vendeens, qui, ayant a la fois des arriere-pensees et des defiances, voulaient conserver sous leurs ordres les hommes les plus aguerris. Charette promit meme son secours contre Stofflet, si celui-ci, presse dans la Haute-Vendee, venait se replier sur le Marais. Aussitot le general Canclaux fut envoye a la poursuite de Stofflet. Ne laissant qu'un corps d'observation autour du pays de Charette, il porta la plus grande partie de ses troupes sur le Layon. Stofflet, voulant imposer par un coup d'eclat, fit une tentative sur Chalonne, qui fut vivement repoussee et se retira sur Saint-Florent. Il declara Charette traitre a la cause de la royaute, et fit prononcer contre lui une sentence de mort. Les representans, qui savaient qu'une pareille guerre devait se terminer, non seulement en employant les armes, mais en desinteressant les ambitieux, en donnant des secours aux hommes sans ressources, avaient aussi repandu l'argent. Le comite de salut public leur avait ouvert un credit sur ses fonds secrets. Ils donnerent 60,000 francs en numeraire et 365,000 en assignats a divers officiers de Stofflet. Son major-general Trotouin recut 100,000 fr., dont moitie en argent, moitie en assignats, et se detacha de lui. Il ecrivit une lettre adressee aux officiers de l'armee d'Anjou, pour les engager a la paix, en leur donnant les raisons les plus capables de les ebranler. Tandis qu'on employait ces moyens sur l'armee d'Anjou, les representans pacificateurs de la Vendee s'etaient rendus en Bretagne, pour amener les chouans a une semblable transaction. Cormatin les avait suivis; il etait maintenant tout a fait engage dans le systeme de la paix; et il avait l'ambition de faire, a Rennes, l'entree triomphale que Charette avait faite a Nantes. Malgre la treve, beaucoup d'actes de brigandage avaient ete commis par les chouans. Ceux-ci n'etant pour la plupart que des bandits sans attachement a aucune cause, se souciant fort peu des vues politiques qui engageaient leurs chefs a signer une suspension d'armes, ne prenaient aucun soin de l'observer, et ne songeaient qu'a butiner. Quelques representans, voyant la conduite des Bretons, commencaient a se defier de leurs intentions, et pensaient deja qu'il fallait renoncer a la paix. Boursault etait le plus prononce dans ce sens. Le representant Bollet, au contraire, zele pacificateur, croyait que, malgre quelques actes d'hostilite, un accommodement etait possible, et qu'il ne fallait employer que la douceur. Hoche, courant de cantonnemens en cantonnemens, a des distances de quatre-vingts lieues, n'ayant jamais aucun moment de repos, place entre les representans qui voulaient la guerre et ceux qui voulaient la paix, entre les jacobins des villes, qui l'accusaient de faiblesse et de trahison, et les royalistes, qui l'accusaient de barbarie, Hoche etait abreuve de degouts sans se refroidir neanmoins dans son zele. "Vous me souhaitez encore une campagne des Vosges, ecrivait-il a un de ses amis; comment voulez-vous faire une pareille campagne contre des chouans, et presque sans armee?" Ce jeune capitaine voyait ses talens consumes dans une guerre ingrate, tandis que des generaux, tous inferieurs a lui, s'immortalisaient en Hollande, sur le Rhin, a la tete des plus belles armees de la republique. Cependant il continuait sa tache avec ardeur et une profonde connaissance des hommes et de sa situation. On a vu qu'il avait deja donne les conseils les plus sages, par exemple, d'indemniser les insurges restes paysans, et d'enroler ceux que la guerre avait faits soldats. Une plus grande habitude du pays lui avait fait decouvrir les veritables moyens d'en apaiser les habitans, et de les rattacher a la republique. "Il faut, disait-il, continuer de traiter avec les chefs des chouans; leur bonne foi est fort douteuse, mais il faut en avoir avec eux. On gagnera, ainsi par la confiance ceux qui ne demandent qu'a etre rassures. Il faudra gagner par des grades ceux qui sont ambitieux; par de l'argent ceux qui ont des besoins; on les divisera ainsi entre eux, et on chargera de la police ceux dont on sera sur, en leur confiant les gardes territoriales, dont on vient de souffrir l'institution. Du reste, il faudra distribuer vingt-cinq mille hommes en plusieurs camps, pour surveiller tout le pays; placer autour des cotes un service de chaloupes canonnieres qui seront dans un mouvement continuel; faire transporter les arsenaux, les armes et les munitions, des villes ouvertes, dans les forts et les places defendues. Quant aux habitans, il faudra se servir aupres d'eux des pretres, et donner quelques secours aux plus indigens. Si l'on parvient a repandre la confiance par le moyen des pretres, la chouannerie tombera sur-le-champ.--Repandez, ecrivait il a ses officiers-generaux, le 27 ventose, repandez la loi salutaire que la convention vient de rendre sur la liberte des cultes; prechez vous-memes la tolerance religieuse. Les pretres, certains qu'on ne les troublera plus dans l'exercice de leur ministere, deviendront vos amis, ne fut-ce que pour etre tranquilles. Leur caractere les porte a la paix; voyez-les, dites-leur que la continuation de la guerre les exposera a etre chagrines, non par les republicains, qui respectent les opinions religieuses, mais par les chouans, qui ne reconnaissent ni Dieu ni loi, et veulent dominer et piller sans cesse. Il en est parmi eux de pauvres, et en general ils sont tres interesses; ne negligez pas de leur offrir quelques secours, mais sans ostentation, et avec toute la delicatesse dont vous etes capables. Par eux vous connaitrez toutes les manoeuvres de leur parti, et vous obtiendrez qu'ils retiennent leurs paysans dans leurs campagnes, et les empechent de se battre. Vous sentez qu'il faut, pour parvenir a ce but, la douceur, l'amenite, la franchise. Engagez quelques officiers et soldats a assister respectueusement a quelques-unes de leurs ceremonies, mais en ayant soin de ne jamais les troubler. La patrie attend de vous le plus grand devouement; tous les moyens sont bons pour la servir, lorsqu'ils s'accordent avec les lois, l'honneur et la dignite republicaine." Hoche ajoutait a ces avis celui de ne rien prendre dans le pays pour la nourriture des armees, pendant quelque temps au moins. Quant aux projets des Anglais, il voulait pour les prevenir, qu'on s'emparat de Jersey et de Guernesey, et qu'on etablit une chouannerie en Angleterre pour les occuper chez eux. Il songeait aussi a l'Irlande; mais il ecrivait qu'il s'en expliquerait verbalement avec le comite de salut public. Ces moyens choisis avec un grand sens, et employes en plus d'un endroit avec beaucoup d'adresse, avaient deja parfaitement reussi. La Bretagne etait tout a fait divisee; tous les chouans qui s'etaient montres a Rennes avaient ete caresses, payes, rassures, et decides a deposer les armes. Les autres, plus opiniatres, comptant sur Stofflet et sur Puisaye, voulaient persister a faire la guerre. Cormatin continuait de courir des uns aux autres pour les amener a La Prevalaye, et les engager a traiter. Malgre l'ardeur que cet aventurier montrait a pacifier le pays, Hoche, qui avait entrevu son caractere et sa vanite, se defiait de lui, et se doutait qu'il manquerait de parole aux republicains comme il avait fait aux royalistes. Il l'observait avec grande attention pour s'assurer s'il travaillait sincerement et sans arriere-pensee a l'oeuvre d'une reconciliation. De singulieres intrigues vinrent se combiner avec toutes ces circonstances, pour amener la pacification tant desiree par les republicains. On a vu precedemment Puisaye a Londres, tachant de faire concourir le cabinet anglais a ses projets; on a vu les trois princes francais sur le continent, l'un attendant un role a Arnheim, l'autre se battant sur le Rhin; le troisieme, en sa qualite de regent, correspondant de Verone avec tous les cabinets, et entretenant une agence secrete a Paris. Puisaye avait conduit ses projets en homme aussi actif qu'habile. Sans passer par l'intermediaire du vieux duc d'Harcourt, inutile ambassadeur du regent a Londres, il s'adressa directement aux ministres anglais. Pitt, invisible d'ordinaire pour cette emigration qui pullulait dans les rues de Londres, et l'assiegeait de projets et de demandes de secours, accueillit sur-le-champ l'organisateur de la Bretagne, l'aboucha avec le ministre de la guerre Vindham, qui etait un ardent ami de la monarchie et voulait la maintenir ou la retablir partout. Les projets de Puisaye, murement examines, furent adoptes en entier. L'Angleterre promit une armee, une escadre, de l'argent, des armes, des munitions immenses, pour descendre sur les cotes de France; mais on exigea de Puisaye le secret a l'egard de ses compatriotes, et surtout du vieux duc d'Harcourt, envoye du regent. Puisaye ne demandait pas mieux que de tout faire a lui seul; il fut impenetrable pour le duc d'Harcourt, pour tous les autres agens des princes a Londres, et surtout pour les agens de Paris, qui correspondaient avec le secretaire meme du duc d'Harcourt. Puisaye ecrivit seulement au comte d'Artois pour lui demander des pouvoirs extraordinaires, et lui offrir de venir se mettre a la tete de l'expedition. Le prince envoya les pouvoirs, et promit de venir commander de sa personne. Bientot les projets de Puisaye furent soupconnes, malgre ses efforts pour les cacher. Tous les emigres repousses par Pitt, et econduits par Puisaye, furent unanimes. Puisaye, suivant eux, etait un intrigant vendu au perfide Pitt, et meditant des projets fort suspects. Cette opinion, repandue a Londres, s'etablit bientot a Verone chez les conseillers du regent. Deja, dans cette petite cour, l'on se defiait beaucoup de l'Angleterre depuis l'affaire de Toulon; on concevait surtout des inquietudes des qu'elle voulait se servir de l'un des princes. Cette fois on ne manqua pas de demander avec une espece d'anxiete ce qu'elle voulait faire de M. le comte d'Artois, pourquoi le nom de Monsieur n'etait pas compris dans ses projets, si elle croyait pouvoir se passer de lui, etc. Les agens de Paris, qui tenaient leur mission du regent, et partageaient ses idees sur l'Angleterre, n'ayant pu obtenir aucune communication de Puisaye, repeterent les memes propos sur l'entreprise qui se preparait a Londres. Un autre motif les engageait surtout a la desapprouver. Le regent songeait a recourir a l'Espagne, et voulait s'y faire transporter, pour etre plus voisin de la Vendee et de Charette, qui etait son heros. De leur cote, les agens de Paris s'etaient mis en rapport avec un emissaire de l'Espagne, qui les avait engages a se servir de cette puissance, et leur avait promis qu'elle ferait pour Monsieur et pour Charette ce que l'Angleterre projetait pour le comte d'Artois et pour Puisaye. Mais il fallait attendre qu'on put transporter Monsieur des Alpes aux Pyrenees, par la Mediterranee, et preparer une expedition considerable. Les intrigans de Paris etaient donc tout a fait portes pour l'Espagne. Ils pretendaient qu'elle effarouchait moins les Francais que l'Angleterre, parce qu'elle avait des interets moins opposes; que d'ailleurs elle avait deja gagne Tallien, par sa femme, fille du banquier espagnol Cabarrus; ils osaient meme dire qu'on etait sur de Hoche, tant l'imposture leur coutait peu pour donner de l'importance a leurs projets! Mais l'Espagne, ses vaisseaux, ses troupes, n'etaient rien suivant eux au prix des beaux plans qu'ils pretendaient nouer dans l'interieur. Places au sein de la capitale, ils voyaient se manifester un mouvement d'indignation prononce contre le systeme revolutionnaire. Il fallait, disaient-ils, exciter ce mouvement, et tacher de le faire tourner au profit du royalisme; mais pour cela les royalistes devaient se montrer le moins redoutables possible, car la Montagne se fortifiait de toutes les craints qu'inspirait la contre-revolution. Il suffirait d'une victoire de Charette, d'une descente des emigres en Bretagne, pour rendre au parti revolutionnaire la force qu'il avait perdue, et depopulariser les thermidoriens dont on avait besoin. Charette venait de faire la paix; mais il fallait qu'il se tint pret a reprendre les armes; il fallait que l'Anjou, que la Bretagne, parussent ainsi se soumettre pour un temps; que pendant ce temps on seduisit les chefs du gouvernement et les generaux, qu'on laissat les armees passer le Rhin, et s'engager en Allemagne, puis, que tout a coup on surprit la convention endormie, et qu'on proclamat la royaute dans la Vendee, dans la Bretagne, a Paris meme. Une expedition de l'Espagne, portant le regent, et concourant avec ces mouvemens simultanes, pourrait alors decider la victoire de la royaute. Quant a l'Angleterre, on ne devait lui demander que son argent (car il en fallait a ces messieurs), et la tromper ensuite. Ainsi, chacun des mille agens employes pour la contre-revolution revait a sa maniere, imaginant des moyens suivant sa position, et voulait etre le restaurateur principal de la monarchie. Le mensonge, l'intrigue, etaient les seules ressources de la plupart, et l'argent leur principale pretention. Avec de telles idees, l'agence de Paris, du genre de celle que Puisaye preparait en Angleterre, devait chercher a ecarter pour le moment toute entreprise, a pacifier les provinces insurgees, et a y faire signer une paix simulee. A la faveur de la treve accordee aux chouans, Lemaitre, Brottier et Laville-Heurnois venaient de se menager des communications avec les provinces insurgees. Le regent les avait charges de faire parvenir des lettres a Charette; ils les confierent a un ancien officier de marine, Duverne de Presle, prive de son etat et cherchant un emploi. Ils lui donnerent en meme temps la commission de contribuer a la pacification, en conseillant aux insurges de temporiser, d'attendre des secours de l'Espagne, et un mouvement de l'interieur. Cet envoye se rendit a Rennes, d'ou il fit parvenir les lettres du regent a Charette, et conseilla ensuite a tout le monde une soumission momentanee. D'autres encore furent charges du meme soin par les agens de Paris, et bientot les idees de paix, deja tres repandues en Bretagne, se propagerent encore davantage. On dit partout qu'il fallait poser les armes, que l'Angleterre trompait les royalistes; que l'on devait tout attendre de la convention, qu'elle allait retablir elle-meme la monarchie, et que, dans le traite signe avec Charette, se trouvaient des articles secrets portant la condition de reconnaitre bientot pour roi le jeune orphelin du Temple, Louis XVII. Cormatin, dont la position etait devenue fort embarrassante, qui avait manque aux ordres de Puisaye et du comite central, trouva, dans le systeme des agens de Paris, une excuse et un encouragement pour sa conduite. Il parait meme qu'on lui fit esperer le commandement de la Bretagne a la place de Puisaye. A force de soin il parvint a reunir les principaux chouans a La Prevalaye, et les conferences commencerent. Dans cet intervalle, MM. de Tinteniac et de La Roberie venaient d'etre envoyes de Londres par Puisaye, le premier pour apporter aux chouans de la poudre, de l'argent, et la nouvelle d'une prochaine expedition, le second pour faire parvenir a son oncle Charette l'invitation de se tenir pret a seconder la descente en Bretagne, et enfin tous deux pour faire rompre les negociations. Ils avaient cherche a debarquer avec quelques emigres vers les cotes du nord; les chouans avertis, etant accourus a leur rencontre, avaient eu un engagement avec les republicains, et avaient ete battus. MM. de La Roberie et de Tinteniac s'etaient sauves par miracle; mais la treve etait compromise, et Hoche, qui commencait a se mefier des chouans, qui soupconnait la bonne foi de Cormatin, voulait le faire arreter. Cormatin protesta de sa bonne foi aupres des representans, et obtint que la treve ne serait pas rompue. Les conferences continuerent a La Prevalaye. Un agent de Stofflet vint y prendre part. Stofflet, battu, poursuivi, reduit a l'extremite, prive de toutes ses ressources par la decouverte du petit arsenal qu'il avait dans un bois, demandait enfin a etre admis a traiter, et venait d'envoyer un representant a La Prevalaye. C'etait le general Beauvais. Les conferences furent extremement vives, comme elles l'avaient ete a la Jaunaye. Le general Beauvais y soutint encore le systeme de la guerre, malgre la triste position du chef qui l'envoyait, et pretendit que Cormatin, ayant signe la paix de la Jaunaye, et reconnu la republique, avait perdu le commandement dont Puisaye l'avait revetu, et ne pouvait plus deliberer. M. de Tinteniac, parvenu malgre tous les dangers au lieu des conferences, voulut les rompre au nom de Puisaye, et retourner aussitot a Londres; mais Cormatin et les partisans de la paix l'en empecherent. Cormatin decida enfin la majorite a une transaction, en lui donnant pour raison qu'on gagnerait du temps par une soumission apparente, et qu'on endormirait la surveillance des republicains. Les conditions etaient les memes que celles accordees a Charette: liberte des cultes, indemnites a ceux dont les proprietes avaient ete devastees, exemption de la requisition, institution des gardes territoriales. Il y avait une condition de plus dans le traite actuel: c'etait un million et demi pour les principaux chefs, dont Cormatin devait avoir sa part. Pour ne pas cesser un instant, dit le general Beauvais, de faire acte de mauvaise foi, Cormatin, au moment de signer, mit le sabre a la main, jura de reprendre les armes a la premiere occasion, et recommanda a chacun de conserver jusqu'a nouvel ordre l'organisation etablie, et le respect du a tous les chefs. Les chefs royalistes se transporterent ensuite a La Mabilaye, a une lieue de Rennes, pour signer le traite dans une reunion solennelle avec les representans. Beaucoup d'entre eux ne voulaient pas s'y rendre; mais Cormatin les y entraina. La reunion eut lieu avec les memes formalites qu'a la Jaunaye. Les chouans avaient demande que Hoche ne s'y trouvat pas, a cause de son extreme defiance: on y consentit. Le 1er floreal (20 avril), les representans donnerent les memes arretes qu'a la Jaunaye, et les chouans signerent une declaration par laquelle ils reconnaissaient la republique et se soumettaient a ses lois. Le lendemain, Cormatin fit son entree a Rennes, comme Charette a Nantes. Le mouvement qu'il s'etait donne, l'importance qu'il s'etait arrogee, le faisaient considerer comme le chef des royalistes bretons. On lui attribuait tout, et les exploits de cette foule de chouans inconnus, qui avaient mysterieusement parcouru la Bretagne, et cette paix qu'on desirait depuis si long-temps. Il recut une espece de triomphe. Applaudi par les habitans, caresse par les femmes, pourvu d'une forte somme d'assignats, il recueillait tous les profits et tous les honneurs de la guerre, comme s'il l'avait long-temps soutenue. Il n'etait cependant debarque en Bretagne que pour jouer ce singulier role. Neanmoins il n'osait plus ecrire a Puisaye; il ne se hasardait pas a sortir de Rennes, ni a s'enfoncer dans le pays, de peur d'y etre fusille par les mecontens. Les principaux chefs retournerent dans leurs divisions, ecrivirent a Puisaye qu'on les avait trompes, qu'il n'avait qu'a venir, et qu'au premier signal ils se leveraient pour voler a sa rencontre. Quelques jours apres, Stofflet, se voyant abandonne, signa la paix a Saint-Florent, aux memes conditions. Tandis que les deux Vendees et la Bretagne se soumettaient, Charette venait enfin de recevoir pour la premiere fois une lettre du regent; elle etait datee du 1er fevrier. Ce prince l'appelait le second fondateur de la monarchie, lui parlait de sa reconnaissance, de son admiration, de son desir de le rejoindre, et le nommait lieutenant-general. Ces temoignages arrivaient un peu tard. Charette, tout emu, repondit aussitot au regent que la lettre dont il venait d'etre honore transportait son ame de joie; que son devouement et sa fidelite seraient toujours les memes; que la necessite seule l'avait oblige de ceder, mais que sa soumission n'etait qu'apparente; que, _lorsque les parties seraient mieux liees_, il reprendrait les armes, et serait pret a mourir sous les yeux de son prince, et pour la plus belle des causes. Telle fut cette premiere pacification des provinces insurgees. Comme l'avait devine Hoche, elle n'etait qu'apparente; mais, comme il l'avait senti aussi, on pouvait la rendre funeste aux chefs vendeens, en habituant le pays au repos, aux lois de la republique, et en calmant ou occupant d'une autre maniere cette ardeur de combattre qui animait quelques hommes. Malgre les assurances de Charette au regent, et des chouans a Puisaye, toute ardeur devait s'eteindre dans les ames apres quelques mois de calme. Ces menees n'etaient plus que des actes de mauvaise foi, excusables sans doute dans l'aveuglement des guerres civiles, mais qui otent a ceux qui se les permettent le droit de se plaindre des severites de leurs adversaires. Les representans et les generaux republicains mirent le plus grand scrupule a faire executer les conditions accordees. Il est sans doute inutile de montrer l'absurdite du bruit repandu alors, et meme repete depuis, que les traites signes renfermaient des articles secrets, portant la promesse de mettre Louis XVII sur le trone; comme si des representans avaient pu etre assez fous pour prendre de tels engagemens! comme s'il eut ete possible qu'on voulut sacrifier a quelques partisans une republique qu'on persistait a maintenir contre toute l'Europe! Du reste, aucun des chefs, en ecrivant aux princes ou aux divers agens royalistes, n'a jamais ose avancer une telle absurdite. Charette mis plus tard en jugement pour avoir viole les conditions faites avec lui, n'osa pas non plus faire valoir cette excuse puissante de la non-execution d'un article secret. Puisaye, dans ses memoires, a juge l'assertion aussi niaise que fausse; et on ne la rappellerait point ici, si elle n'avait ete reproduite dans une foule de Memoires. Cette paix n'avait pas seulement pour resultat d'amener le desarmement de la contree; concourant avec celle de la Prusse, de la Hollande et de la Toscane, et avec les intentions manifestees par plusieurs autres etats, elle eut encore l'avantage de produire un effet moral tres grand. On vit la republique reconnue a la fois par ses ennemis du dedans et du dehors, par la coalition et par le parti royaliste lui-meme. Il ne restait plus, parmi les ennemis decides de la France, que l'Autriche et l'Angleterre. La Russie etait trop eloignee pour etre dangereuse; l'Empire etait pret a se desunir, et incapable de soutenir la guerre; le Piemont etait epuise; l'Espagne, partageant peu les chimeriques esperances des intrigans royalistes, soupirait apres la paix; et la colere de la cour de Naples etait aussi impuissante que ridicule. Pitt, malgre les triomphes inouis de la republique francaise, malgre une campagne sans exemple dans les annales de la guerre, n'etait point ebranle; et sa ferme intelligence avait compris que tant de victoires, funestes au continent, n'etaient nullement dommageables pour l'Angleterre. Le stathouder, les princes d'Allemagne, l'Autriche, le Piemont, l'Espagne, avaient perdu a cette guerre une partie de leurs etats; mais l'Angleterre avait acquis sur les mers une superiorite incontestable; elle dominait la Mediterranee et l'Ocean; elle avait saisi une moitie des flottes hollandaises; elle forcait la marine de l'Espagne a s'epuiser contre celle de la France; elle travaillait a s'emparer de nos colonies, elle allait occuper toutes celles des Hollandais, et assurer a jamais son empire dans l'Inde. Il lui fallait pour cela encore quelque temps de guerre et d'aberrations politiques chez les puissances du continent. Il lui importait donc d'exciter les hostilites en donnant des secours a l'Autriche, en reveillant le zele de l'Espagne, en preparant de nouveaux desordres dans les provinces meridionales de la France. Tant pis pour les puissances belligerantes, si elles etaient battues dans une nouvelle campagne: l'Angleterre n'avait rien a craindre; elle continuait ses progres sur les mers, dans l'Inde et l'Amerique. Si, au contraire, les puissances etaient victorieuses, elle y gagnait de replacer dans les mains de l'Autriche les Pays-Bas qu'elle craignait surtout de voir dans les mains de la France. Tels etaient les calculs meurtriers, mais profonds, du ministre anglais. Malgre les pertes que l'Angleterre avait essuyees, soit par les prises, soit par les defaites du duc d'York, soit par les depenses enormes qu'elle avait faites pour fournir de l'argent a la Prusse et au Piemont, elle possedait encore des ressources plus grandes que ne le croyaient et les Anglais et Pitt lui-meme. Il est vrai qu'elle se plaignait amerement des prises nombreuses, de la disette et de la cherte de tous les objets de consommation. Les navires de commerce anglais, ayant seuls continue a circuler sur les mers, etaient naturellement plus exposes a etre pris par les corsaires que ceux des autres nations. Les assurances, qui etaient devenues alors un grand objet de speculation, les rendaient temeraires, et souvent ils n'attendaient pas d'etre convoyes: c'est la ce qui procurait tant d'avantages a nos corsaires. Quant a la disette, elle etait generale dans toute l'Europe. Sur le Rhin, autour de Francfort, le boisseau de seigle coutait 15 florins. L'enorme consommation des armees, la multitude des bras enleves a l'agriculture, les desordres de la malheureuse Pologne, qui n'avait presque pas fourni de grains cette annee, avaient amene cette disette extraordinaire. D'ailleurs les transports par la Baltique en Angleterre etaient devenus presque impossibles, depuis que les Francais etaient maitres de la Hollande. C'est dans le Nouveau-Monde que l'Europe avait ete obligee d'aller s'approvisionner; elle vivait en ce moment de la surabondance des produits de ces terres vierges que les Americains du nord venaient de livrer a l'agriculture. Mais les transports etaient couteux, et le prix du pain etait monte en Angleterre a un taux excessif. Celui de la viande n'etait pas moins eleve. Les laines d'Espagne n'arrivaient plus depuis que les Francais occupaient les ports de la Biscaye, et la fabrication des draps allait etre interrompue. Aussi, pendant qu'elle etait en travail de sa grandeur future, l'Angleterre souffrait cruellement. Les ouvriers se revoltaient dans toutes les villes manufacturieres, le peuple demandait la paix a grands cris, et il arrivait au parlement des petitions couvertes de milliers de signatures, implorant la fin de cette guerre desastreuse. L'Irlande, agitee pour des concessions qu'on venait de lui retirer, allait ajouter de nouveaux embarras a ceux dont le gouvernement etait deja charge. A travers ces circonstances penibles, Pitt voyait des motifs et des moyens de continuer la guerre. D'abord elle flattait les passions de sa cour, elle flattait meme celles du peuple anglais, qui avait contre la France un fonds de haine qu'on pouvait toujours ranimer au milieu des plus cruelles souffrances. Ensuite, malgre les pertes du commerce, pertes qui prouvaient d'ailleurs que les Anglais continuaient seuls a parcourir les mers, Pitt voyait ce commerce augmente, depuis deux ans, de la jouissance exclusive de tous les debouches de l'Inde et de l'Amerique. Il avait reconnu que les exportations s'etaient singulierement accrues depuis le commencement de la guerre; et il pouvait entrevoir deja l'avenir de sa nation. Il trouvait, dans les emprunts, des ressources dont la fecondite l'etonnait lui-meme. Les fonds ne baissaient pas; la perte de la Hollande les avait peu affectes, parce que, l'evenement etant prevu, une enorme quantite de capitaux s'etait portee d'Amsterdam a Londres. Le commerce hollandais, quoique patriote, se defiait neanmoins des evenemens, et avait cherche a mettre ses richesses en surete, en les transportant en Angleterre. Pitt avait parle d'un nouvel emprunt considerable, et, malgre la guerre, il avait vu les offres se multiplier. L'experience a prouve depuis, que la guerre, interdisant les speculations commerciales, et ne permettant plus que les speculations sur les fonds publics, facilite les emprunts, loin de les rendre plus difficiles. Cela doit arriver encore plus naturellement dans un pays qui, n'ayant pas de frontieres, ne voit jamais dans la guerre une question d'existence, mais seulement une question de commerce et de debouches. Pitt resolut donc, au moyen des riches capitaux de sa nation, de fournir des fonds a l'Autriche, d'augmenter sa marine, de reorganiser son armee de terre pour la porter dans l'Inde ou l'Amerique, et de donner aux insurges francais des secours considerables. Il fit avec l'Autriche un traite de subsides, semblable a celui qu'il avait fait l'annee precedente avec la Prusse. Cette puissance avait des soldats, et elle promettait de tenir au moins deux cent mille hommes effectifs sur pied; mais elle manquait d'argent; elle ne pouvait plus ouvrir d'emprunts ni en Suisse, ni a Francfort, ni en Hollande. L'Angleterre s'engagea, non pas a lui fournir des fonds, mais a garantir l'emprunt qu'elle allait ouvrir a Londres. Garantir les dettes d'une puissance comme l'Autriche, c'etait presque s'engager a les payer; mais l'operation, sous cette forme, etait plus aisee a justifier devant le parlement. L'emprunt etait de 4 millions 600,000 livres sterling (115 millions de francs), l'interet a 5 pour 100. Pitt ouvrit en meme temps un emprunt de 18 millions sterling pour le compte de l'Angleterre, a 4 pour 100. L'empressement des capitalistes fut extreme, et comme l'emprunt autrichien etait garanti par le gouvernement anglais, et qu'il portait un plus haut interet, ils exigerent que, pour deux tiers pris dans l'emprunt anglais, on leur donnat un tiers dans l'emprunt autrichien. Pitt, apres s'etre ainsi assure de l'Autriche, chercha a reveiller le zele de l'Espagne, mais il le trouva eteint. Il prit a sa solde les regimens emigres de Conde, et il dit a Puisaye que, la pacification de la Vendee diminuant la confiance qu'inspiraient les provinces insurgees, il lui donnerait une escadre, le materiel d'une armee, et les emigres enregimentes, mais point de soldats anglais; et que si, comme on l'ecrivait de Bretagne, les dispositions des royalistes n'etaient pas changees, et si l'expedition reussissait, il tacherait de la rendre decisive, en y envoyant une armee. Il resolut ensuite de porter sa marine de quatre-vingt mille marins a cent mille. Il imagina pour cela une espece de conscription. Chaque vaisseau marchand etait tenu de fournir un matelot par sept hommes d'equipage: c'etait une dette que le commerce devait acquitter pour la protection qu'il recevait de la marine militaire. L'agriculture et l'industrie manufacturiere devaient egalement des secours a la marine, qui leur assurait des debouches; en consequence chaque paroisse etait obligee de fournir aussi un matelot. Pitt s'assura ainsi le moyen de donner a la marine anglaise un developpement extraordinaire. Les vaisseaux anglais etaient tres inferieurs pour la construction aux vaisseaux francais; mais l'immense superiorite du nombre, l'excellence des equipages, et l'habilete des officiers de mer, ne rendaient pas la rivalite possible. Avec tous ces moyens reunis, Pitt se presenta au parlement. L'opposition etait augmentee cette annee de vingt membres a peu pres. Les partisans de la paix et de la revolution francaise etaient plus animes que jamais, et ils avaient des faits puissans a opposer au ministre. Le langage que Pitt preta a la couronne, et qu'il tint lui-meme pendant cette session, l'une des plus memorables du parlement anglais par l'importance des questions et par l'eloquence de Fox et de Sheridan, fut infiniment adroit. Il convint que la France avait obtenu des triomphes inouis; mais ces triomphes, loin de decourager ses ennemis, disait-il, devaient au contraire leur donner plus d'opiniatrete et de constance. C'etait toujours a l'Angleterre que la France en voulait; c'etait sa constitution, sa prosperite qu'elle cherchait a detruire; il etait a la fois peu prudent et peu honorable de ceder devant une haine aussi redoutable. Dans le moment surtout, deposer les armes serait, disait-il, une faiblesse desastreuse. La France, n'ayant plus que l'Autriche et l'Empire a combattre, les accablerait; fidele alors a sa haine, elle reviendrait, libre de ses ennemis du continent, se jeter sur l'Angleterre, qui seule desormais dans cette lutte aurait a soutenir un choc terrible. On devait donc profiter du moment ou plusieurs puissances luttaient encore, pour attaquer de concert l'ennemi commun, pour faire rentrer la France dans ses limites, pour lui enlever les Pays-Bas et la Hollande, pour refouler dans son sein et ses armees, et son commerce, et ses principes funestes. Du reste, il ne fallait plus qu'un effort, un seul pour l'accabler. Elle avait vaincu, sans doute, mais en s'epuisant, en employant des moyens barbares, qui s'etaient uses par leur violence meme. Le _maximum_, les _requisitions_, les _assignats_, la terreur, s'etaient uses dans les mains des chefs de la France. Tous ces chefs etaient tombes pour avoir voulu vaincre a ce prix. Ainsi, ajoutait-il, encore une campagne, et l'Europe, l'Angleterre, etaient vengees et preservees d'une revolution sanglante. D'ailleurs, quand meme on ne voudrait pas se rendre a ces raisons d'honneur, de surete, de politique, et faire la paix, cette paix ne serait pas plus possible. Les demagogues francais la repousseraient avec cet orgueil feroce qu'ils avaient montre, meme avant d'etre victorieux. Et pour traiter avec eux, ou les trouverait-on? ou chercher le gouvernement, a travers ces factions sanglantes, se poussant les unes les autres au pouvoir, et en disparaissant aussi vite qu'elles y etaient arrivees? Comment esperer des conditions solides en stipulant avec ces depositaires si fugitifs d'une autorite toujours disputee? Il etait donc peu honorable, imprudent, impossible, de negocier. L'Angleterre avait encore d'immenses ressources; ses exportations etaient singulierement augmentees; son commerce essuyait des prises qui prouvaient sa hardiesse et son activite; sa marine devenait formidable, et ses riches capitaux venaient s'offrir d'eux-memes en abondance au gouvernement, pour continuer cette guerre _juste et necessaire_. C'etait la le nom que Pitt avait donne a cette guerre des l'origine, et qu'il affectait de lui conserver. On voit qu'au milieu de ces raisons de tribune, il ne pouvait pas donner les veritables, qu'il ne pouvait pas dire a travers quelles voies machiaveliques il voulait conduire l'Angleterre au plus haut point de puissance. On n'avoue pas a la face du monde une telle ambition. Aussi l'opposition repondait-elle victorieusement. On ne nous demandait, disaient Fox et Sheridan, qu'une campagne, a la session derniere; on avait deja plusieurs places fortes; on devait en partir au printemps pour aneantir la France. Cependant voyez quels resultats! Les Francais ont conquis la Flandre, la Hollande, toute la rive gauche du Rhin, excepte Mayence, une partie du Piemont, la plus grande partie de la Catalogne, toute la Navarre. Qu'on cherche une semblable campagne dans les annales de l'Europe! On convient qu'ils ont pris quelques places, montrez-nous donc une guerre ou autant de places aient ete emportees en une seule campagne! Si les Francais, luttant contre l'Europe entiere, ont eu de pareils succes, quels avantages n'auront-ils pas contre l'Autriche et l'Angleterre presque seules? car les autres puissances, ou ne peuvent plus nous seconder, ou viennent de traiter. On dit qu'ils sont epuises, que les assignats, leur seule ressource, ont perdu toute leur valeur, que leur gouvernement aujourd'hui a cesse d'avoir son ancienne energie. Mais les Americains avaient vu leur papier-monnaie tomber a quatre-vingt-dix pour cent de perte, et ils n'ont pas succombe. Mais ce gouvernement, quand il etait energique, on nous le disait barbare; aujourd'hui qu'il est devenu humain et modere, on le trouve sans force. On nous parle de nos ressources, de nos riches capitaux; mais le peuple perit de misere et ne peut payer ni la viande ni le pain; il demande la paix a grands cris. Ces richesses merveilleuses qu'on semble creer par enchantement sont-elles reelles? Cree-t-on des tresors avec du papier? Tous ces systemes de finance cachent quelque affreuse erreur, quelque vide immense qui apparaitra tout a coup. Nous allons donnant nos richesses aux puissances de l'Europe: deja nous les avons prodiguees au Piemont, a la Prusse; nous allons encore les livrer a l'Autriche. Qui nous garantit que cette puissance sera plus fidele a ses engagemens que la Prusse? Qui nous garantit qu'elle ne sera point parjure a ses promesses, et ne traitera pas apres avoir recu notre or? Nous excitons une guerre civile infame; nous armons des Francais contre leur patrie, et cependant, a notre honte, ces Francais, reconnaissant leur erreur et la sagesse de leur nouveau gouvernement, viennent de mettre bas les armes. Irons-nous rallumer les cendres eteintes de la Vendee, pour y reveiller un affreux incendie? On nous parle des principes barbares de la France; ces principes ont-ils rien de plus antisocial que notre conduite a l'egard des provinces insurgees? Tous les moyens de la guerre sont donc ou douteux ou coupables ... La paix, dit-on, est impossible; la France hait l'Angleterre; mais quand la violence des Francais contre nous s'est-elle declaree? N'est-ce pas lorsque nous avons montre la coupable intention de leur ravir leur liberte, d'intervenir dans le choix de leur gouvernement, d'exciter la guerre civile chez eux? La paix, dit-on, repandrait la contagion de leurs principes. Mais la Suisse, la Suede, le Danemark, les Etats-Unis, sont en paix avec eux; leur constitution est-elle detruite? La paix, ajoute-t-on encore, est impossible avec un gouvernement chancelant et toujours renouvele. Mais la Prusse, la Toscane, ont trouve avec qui traiter; la Suisse, la Suede, le Danemark, les Etats-Unis, savent avec qui s'entendre dans leurs rapports avec la France, et nous ne pourrions pas negocier avec elle! Il fallait donc qu'on nous dit en commencant la guerre, que nous ne ferions pas la paix avant qu'une certaine forme de gouvernement fut retablie chez nos ennemis, avant que la republique fut abolie chez eux, avant qu'ils eussent subi les institutions qu'il nous plaisait de leur donner. A travers ce choc de raison et d'eloquence, Pitt, poursuivant sa marche, sans jamais donner ses veritables motifs, obtint ce qu'il voulut: emprunts, conscription maritime, suspension de l'_habeas corpus_. Avec ses tresors, sa marine, les 200 mille hommes de l'Autriche, et le courage desespere des insurges francais, il resolut de faire cette annee une nouvelle campagne, certain de dominer au moins sur les mers, si la victoire sur le continent restait a la nation enthousiaste qu'il combattait. Ces negociations, ces conflits d'opinions en Europe, ces preparatifs de guerre, prouvent de quelle importance notre patrie etait alors dans le monde. A cette epoque on vit arriver tous a la fois les ambassadeurs de Suede, de Danemark, de Hollande, de Prusse, de Toscane, de Venise et d'Amerique. A leur arrivee a Paris, ils allaient visiter le president de la convention, qu'ils trouvaient loge quelquefois a un troisieme ou quatrieme etage, et dont l'accueil simple et poli avait remplace les anciennes receptions de cour. Ils etaient ensuite introduits dans cette salle fameuse, ou siegeait sur de simples banquettes, et dans le costume le plus modeste, cette assemblee qui, par sa puissance et la grandeur de ses passions, ne paraissait plus ridicule, mais terrible. Ils avaient un fauteuil vis-a-vis celui du president; ils parlaient assis; le president leur repondait de meme, en les appelant par les titres contenus dans leurs pouvoirs. Il leur donnait ensuite l'accolade fraternelle, et les proclamait representans de la puissance qui les envoyait. Ils pouvaient, dans une tribune reservee, assister a ces discussions orageuses, qui inspiraient autant de curiosite que d'effroi aux etrangers. Tel etait le ceremonial employe a l'egard des ambassadeurs des puissances. La simplicite convenait a une republique recevant sans faste, mais avec decence et avec egards, les envoyes des rois vaincus par elle. Le nom de Francais etait beau alors, il etait ennobli par les plus belles victoires et les plus pures de toutes, celles qu'un peuple remporte pour defendre son existence et sa liberte. CHAPITRE XXIX. REDOUBLEMENT DE HAINE ET DE VIOLENCE DES PARTIS APRES LE 12 GERMINAL.--CONSPIRATION NOUVELLE DES PATRIOTES.--MASSACRE DANS LES PRISONS, A LYON, PAR LES REACTEURS.--DECRETS NOUVEAUX CONTRE LES EMIGRES ET SUR L'EXERCICE DU CULTE.--MODIFICATION DANS LES ATTRIBUTIONS DES COMITES.--QUESTIONS FINANCIERES.--BAISSE CROISSANTE DU PAPIER-MONNAIE.--AGIOTAGE.--DIVERS PROJETS ET DISCUSSIONS SUR LA REDUCTION DES ASSIGNATS.--MESURE IMPORTANTE DECRETEE POUR FACILITER LA VENTE DES BIENS NATIONAUX.--INSURRECTION DES REVOLUTIONNAIRES DU 1er PRAIRIAL AN III.--ENVAHISSEMENT DE LA CONVENTION.--ASSASSINAT DU REPRESENTANT FERAUD.--PRINCIPAUX EVENEMENS DE CETTE JOURNEE ET DES JOURS SUIVANS.--SUITE DE LA JOURNEE DE PRAIRIAL.--ARRESTATION DE DIVERS MEMBRES DES ANCIENS COMITES, CONDAMNATION ET SUPPLICE DES REPRESENTANS ROMME, GOUJON, DUQUESNOY, DUROI, SOUBRANY, BOURBOTTE ET AUTRES, COMPROMIS DANS L'INSURRECTION.--DESARMEMENT DES PATRIOTES ET DESTRUCTION DE CE PARTI.--NOUVELLES DISCUSSIONS SUR LA VENTE DES BIENS NATIONAUX.--ECHELLE DE REDUCTION ADOPTEE POUR LES ASSIGNATS. Les evenemens de germinal avaient eu pour les deux partis qui divisaient la France la consequence ordinaire d'une action incertaine: ces deux partis en etaient devenus plus violens et plus acharnes a se detruire. Dans tout le Midi, et particulierement a Avignon, Marseille et Toulon, les revolutionnaires, plus menacans et plus audacieux que jamais, echappant a tous les efforts qu'on faisait pour les desarmer ou les ramener dans leurs communes, continuaient a demander la liberte des patriotes, la mort de tous les emigres rentres, et la constitution de 93. Ils correspondaient avec les partisans qu'ils avaient dans toutes les provinces; ils les appelaient a eux, et les engageaient a se reunir sur deux points principaux, Toulon, pour le Midi, Paris pour le Nord. Quand ils seraient assez en force a Toulon, ils souleveraient, disaient-ils, les departemens, et s'avanceraient pour se joindre a leurs freres du Nord. C'etait absolument le projet des federalistes en 93. Leurs adversaires, soit royalistes, soit girondins, etaient aussi devenus plus hardis depuis que le gouvernement, attaque en germinal, avait donne le signal des persecutions. Maitres des administrations, ils faisaient un terrible usage des decrets rendus contre les patriotes. Ils les enfermaient comme complices de Robespierre, ou comme ayant manie les deniers publics sans en avoir rendu compte; ils les desarmaient comme ayant participe a la tyrannie abolie le 9 thermidor, ou bien enfin ils les pourchassaient de lieu en lieu comme ayant quitte leurs communes. C'etait dans le Midi surtout que les hostilites contre ces malheureux patriotes etaient le plus actives, car la violence provoque toujours une violence egale. Dans le departement du Rhone, la reaction se preparait terrible. Les royalistes, obliges de fuir la cruelle energie de 93, revenaient a travers la Suisse, passaient la frontiere, rentraient dans Lyon avec de faux passeports, y parlaient du roi, de la religion, de la prosperite passee, et se servaient du souvenir des mitraillades pour ramener a la monarchie une cite toute republicaine. Ainsi, les royalistes s'appuyaient a Lyon comme les patriotes a Toulon. On disait Precy revenu et cache dans la ville, dont il avait, par sa vaillance, cause tous les malheurs. Une foule d'emigres, accourus a Bale, a Berne, a Lausanne, se montraient plus presomptueux que jamais. Ils parlaient de leur rentree prochaine, ils disaient que leurs amis gouvernaient; que bientot on allait remettre sur le trone le fils de Louis XVI, les rappeler eux-memes, et leur rendre leurs biens; que du reste, excepte quelques terroristes et quelques chefs militaires qu'il faudrait punir, tout le monde contribuerait avec empressement a cette restauration. A Lausanne, ou toute la jeunesse etait enthousiaste de la revolution francaise, on les molestait et on les forcait a se taire. Ailleurs on les laissait dire; on dedaignait leurs vanteries, auxquelles on etait assez habitue depuis six ans; mais on se mefiait de quelques-uns d'entre eux, qui etaient pensionnes par la police autrichienne pour epier dans les auberges les propos imprudens des voyageurs. C'est encore de ce cote, c'est-a-dire vers Lyon, que s'etaient formees des compagnies qui, sous les noms de _compagnies du Soleil_, et _compagnies de Jesus_, devaient parcourir les campagnes, ou penetrer dans les villes, et egorger les patriotes retires dans leurs terres ou detenus dans les prisons. Les pretres deportes rentraient aussi par cette frontiere, et s'etaient deja repandus dans toutes les provinces de l'Est; ils declaraient nul tout ce qu'avaient fait les pretres assermentes; ils rebaptisaient les enfans, remariaient les epoux, et inspiraient au peuple la haine et le mepris du gouvernement. Ils avaient soin cependant de se tenir pres de la frontiere, afin de la repasser au premier signal. Ceux qui n'avaient pas ete frappes de deportation, et qui jouissaient en France d'une pension alimentaire, et de la permission d'exercer leur culte, n'abusaient pas moins que les pretres deportes de la tolerance du gouvernement. Mecontens de dire la messe dans des maisons ou louees ou pretees, ils ameutaient le peuple, et le portaient a s'emparer des eglises, qui etaient devenues la propriete des communes. Une foule de scenes facheuses avaient eu lieu pour ce sujet, et il avait fallu employer la force pour faire respecter les decrets. A Paris, les journalistes vendus au royalisme, et pousses par Lemaitre, ecrivaient avec plus de hardiesse que jamais contre la revolution, et prechaient presque ouvertement la monarchie. L'auteur du _Spectateur_, Lacroix, avait ete acquitte des poursuites dirigees contre lui, et depuis, la tourbe des libellistes ne craignait plus le tribunal revolutionnaire. Ainsi, les deux partis etaient en presence, tout prets a un engagement decisif. Les revolutionnaires, resolus a porter le coup dont le 12 germinal n'avait ete que la menace, conspiraient ouvertement. Ils tramaient des complots dans chaque quartier, depuis qu'ils avaient perdu les chefs principaux, qui seuls meditaient des desseins pour tout le parti. Il se forma une reunion chez un nomme Lagrelet, rue de Bretagne: on y agitait le projet d'exciter plusieurs rassemblemens, a la tete desquels on mettrait Cambon, Maribon-Montaut et Thuriot; de diriger les uns sur les prisons pour delivrer les patriotes, les autres sur les comites pour les enlever, d'autres, enfin sur la convention pour lui arracher des decrets. Une fois maitres de la convention, les conspirateurs voulaient lui faire reintegrer les deputes detenus, annuler la condamnation portee contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrere; exclure les soixante-treize, et proclamer sur-le-champ la constitution de 93. Tout etait deja prepare, jusqu'aux pinces pour ouvrir les prisons, aux cartes de ralliement pour reconnaitre les conjures, a une piece d'etoffe pour pendre a la fenetre de la maison d'ou partiraient tous les ordres. On saisit une lettre cachee dans un pain, et adressee a un prisonnier, dans laquelle on lui disait: "Le jour ou vous recevrez des oeufs moitie blancs moitie rouges, vous vous tiendrez prets." Le jour fixe etait le 1er floreal. L'un des conjures trahit le secret, et livra les details du projet au comite de surete generale. Ce comite fit arreter aussitot tous les chefs designes, ce qui malheureusement ne desorganisait pas les projets des patriotes; car tout le monde etait chef aujourd'hui chez eux, et on conspirait en mille endroits a la fois. Rovere, digne autrefois du nom de terroriste sous l'ancien comite de salut public, et aujourd'hui forcene reacteur, vint faire sur ce complot un rapport a la convention, et chargea beaucoup les deputes qui devaient etre mis a la tete des rassemblemens. Ces deputes etaient etrangers au complot, et on avait dispose de leurs noms a leur insu, parce qu'on en avait besoin, et que l'on comptait sur leurs dispositions. Deja condamnes par un decret a etre detenus a Ham, ils n'avaient pas obei, et s'etaient soustraits a leur condamnation. Rovere fit decider par l'assemblee que, s'ils ne se constituaient pas prisonniers sur-le-champ, ils seraient deportes par le fait seul de leur desobeissance. Ce projet avorte indiquait assez un prochain evenement. Des que les journaux eurent fait connaitre ce nouveau complot des patriotes, une grande agitation se manifesta a Lyon, et il y eut contre eux un redoublement de fureur. On jugeait dans ce moment a Lyon un fameux denonciateur terroriste, poursuivi en vertu du decret rendu contre les complices de Robespierre. Les journaux venaient d'arriver et de faire connaitre le rapport de Rovere sur le complot du 29 germinal. Les Lyonnais commencerent a s'agiter; la plupart avaient a deplorer ou la ruine de leur fortune ou la mort de leurs parens. Ils s'ameuterent autour de la salle du tribunal. Le representant Boisset monta a cheval; on l'entoura, et chacun se mit a lui enumerer ses griefs contre l'homme en jugement. Les promoteurs de desordre, les membres des compagnies du Soleil et de Jesus profiterent de cette emotion, fomenterent le tumulte, se porterent aux prisons, les envahirent, et egorgerent soixante-dix ou quatre-vingts prisonniers, reputes terroristes, et jeterent leurs cadavres dans le Rhone. La garde nationale fit quelques efforts pour empecher ce massacre, mais ne montra peut-etre pas le zele qu'elle eut deploye si moins de ressentimens l'avaient animee contre les victimes de cette journee. Ainsi, a peine le complot jacobin du 29 germinal avait ete connu, que les contre-revolutionnaires y avaient repondu par le massacre du 5 floreal (24 avril) a Lyon. Les republicains sinceres, tout en blamant les projets des terroristes, furent cependant alarmes de ceux des contre-revolutionnaires. Jusqu'ici ils n'avaient ete occupes qu'a empecher une nouvelle terreur, et ne s'etaient point effrayes du royalisme: le royalisme, en effet, paraissait si eloigne apres les executions du tribunal revolutionnaire et les victoires de nos armees! Mais quand ils le virent, chasse en quelque sorte de la Vendee, rentrer par Lyon, former des compagnies d'assassins, pousser des pretres perturbateurs jusqu'au milieu de la France, et dicter a Paris meme des ecrits tout pleins des fureurs de l'emigration, ils se raviserent, et crurent qu'aux mesures rigoureuses prises contre les suppots de la terreur, il fallait en ajouter d'autres contre les partisans de la royaute. D'abord, pour laisser sans pretexte ceux qui avaient souffert des exces commis, et qui en exigeaient la vengeance, ils firent enjoindre aux tribunaux de mettre plus d'activite a poursuivre les individus prevenus de dilapidations, d'abus d'autorite, d'actes oppressifs. Ils chercherent ensuite les mesures les plus capables de reprimer les royalistes. Chenier, connu par ses talens litteraires et ses opinions franchement republicaines, fut charge d'un rapport sur ce sujet. Il traca un tableau energique de la France, des deux partis qui s'en disputaient l'empire, et surtout des menees ourdies par l'emigration et le clerge, et il proposa de faire traduire sur-le-champ tout emigre rentre devant les tribunaux, pour lui appliquer la loi; de considerer comme emigre tout deporte qui, etant rentre en France, y serait encore dans un mois; de punir de six mois de prison quiconque violerait la loi sur les cultes et voudrait s'emparer de force des eglises; de condamner au bannissement tout ecrivain qui provoquerait a l'avilissement de la representation nationale ou au retour de la royaute; enfin, d'obliger toutes les autorites chargees du desarmement des terroristes, de donner les motifs de desarmement. Toutes ces mesures furent accueillies, excepte deux qui susciterent quelques observations. Thibaudeau trouva imprudent de punir de six mois de prison les infracteurs de la loi sur les cultes; il dit avec raison que les eglises n'etaient bonnes qu'a un seul usage, celui des ceremonies religieuses; que le peuple, assez devot pour assister a la messe dans des reunions particulieres, se verrait toujours prive avec un violent regret des edifices ou elle etait celebree autrefois; qu'en declarant le gouvernement etranger pour jamais aux frais de tous les cultes, on aurait pu rendre les eglises aux catholiques, pour eviter des plaintes, des emeutes, et peut-etre une Vendee generale. Les observations de Thibaudeau ne furent pas accueillies; car en rendant les eglises aux catholiques, meme a la charge par eux de les entretenir, on craignait de rendre a l'ancien clerge des pompes qui etaient une partie de sa puissance. Tallien, qui etait devenu journaliste avec Freron, et qui, soit par cette raison, soit par une affectation de justice, voulait proteger l'independance de la presse, s'opposa au bannissement des ecrivains. Il soutint que la disposition etait arbitraire, et laissait une latitude trop grande aux severites contre la presse. Il avait raison; mais, dans cet etat de guerre ouverte avec le royalisme, il importait peut-etre que la convention se declarat fortement contre ces libellistes, qui s'empressaient de ramener sitot la France aux idees monarchiques. Louvet, ce girondin si fougueux, dont les mefiances avaient fait tant de mal a son parti, mais qui etait un des hommes les plus sinceres de l'assemblee, se hata de repondre a Tallien, et conjura tous les amis de la republique d'oublier leurs dissidences et leurs griefs reciproques, et de s'unir contre l'ennemi le plus ancien, le seul veritable qu'ils eussent tous, c'est-a-dire la royaute. Le temoignage de Louvet en faveur des mesures violentes etait le moins suspect de tous, car il avait brave la plus cruelle proscription pour combattre le systeme des moyens revolutionnaires. Toute l'assemblee applaudit a sa noble et franche declaration, vota l'impression et l'envoi de son discours a toute France, et adopta l'article, a la grande confusion de Tallien, qui avait si mal pris le moment pour soutenir une maxime juste et vraie. Ainsi, tandis que la convention avait ordonne la poursuite, le desarmement des patriotes, et leur retour dans leurs communes, elle venait en meme temps de renouveler les lois contre les emigres et les pretres deportes, d'instituer des peines contre l'ouverture des eglises et contre les pamphlets royalistes; mais des lois penales sont de faibles garanties contre des partis prets a fondre l'un sur l'autre. Le depute Thibaudeau pensa que l'organisation des comites de gouvernement depuis le 9 thermidor etait trop faible et trop relachee. Cette organisation, etablie au moment ou la dictature venait d'etre renversee, n'avait ete imaginee que dans la peur d'une nouvelle tyrannie. Aussi a une tension excessive de tous les ressorts avait succede un relachement extreme. On avait restitue a chaque comite son influence particuliere, pour detruire l'influence trop dominante du comite de salut public, et il etait resulte de cet etat de choses des tiraillemens, des lenteurs, et un affaiblissement complet du gouvernement. En effet, si des troubles survenaient dans un departement, la hierarchie voulait qu'on ecrivit au comite de surete generale; celui-ci appelait le comite de salut public, et dans certains cas celui de legislation; il fallait attendre que ces comites fussent complets pour se reunir, et ensuite qu'ils eussent le temps de conferer. Les reunions devenaient ainsi presque impossibles, et trop nombreuses pour agir. Fallait-il envoyer seulement vingt hommes de garde, le comite de surete generale, charge de la police, etait oblige de s'adresser au comite militaire. On sentait maintenant quel tort on avait eu de s'effrayer si fort de la tyrannie de l'ancien comite de salut public, et de se precautionner contre un danger desormais chimerique. Un gouvernement ainsi organise ne pouvait que tres-faiblement resister aux factions, et ne leur opposer qu'une autorite impuissante. Le depute Thibaudeau proposa donc une simplification du gouvernement; il demanda que les attributions de tous les comites fussent reduites a la simple proposition des lois, et que les mesures d'execution appartinssent exclusivement au comite de salut public; que celui-ci reunit la police a ses autres fonctions; que par consequent le comite de surete generale fut aboli; qu'enfin le comite de salut public, charge ainsi de tout le gouvernement, fut porte a vingt-quatre membres pour suffire a l'etendue de sa nouvelle tache. Les poltrons de l'assemblee, toujours prompts a s'armer contre les dangers impossibles, se recrierent contre ce projet, et dirent qu'il renouvelait l'ancienne dictature. La carriere ouverte aux esprits, chacun fit sa proposition. Ceux qui avaient la manie de revenir aux voies constitutionnelles, a la division des pouvoirs, proposerent de creer un pouvoir executif hors de l'assemblee, pour separer l'execution de la loi de son vote; d'autres imaginerent de prendre les membres de ce pouvoir dans l'assemblee meme, mais de leur interdire, pendant la duree de leurs fonctions, le vote legislatif. Apres de longues divagations, l'assemblee sentit que, n'ayant plus que deux ou trois mois a exister, c'est-a-dire a peine le temps necessaire pour achever la constitution, il etait ridicule de perdre ses momens a faire une constitution provisoire, et surtout de renoncer a la dictature dans un instant ou on avait plus besoin de force que jamais. En consequence on rejeta toutes les propositions tendantes a la division des pouvoirs; mais on avait trop peur du projet de Thibaudeau pour l'adopter: on se contenta de degager un peu plus la marche des comites. On decida qu'ils seraient reduits a la simple proposition des lois; que le comite de salut public aurait seul les mesures d'execution, mais que la police resterait au comite de surete generale; que les reunions de comites n'auraient lieu que par envoi de commissaires; et enfin, pour se garantir toujours davantage de ce redoutable comite de salut public qui faisait tant de peur, on decida qu'il serait prive de l'initiative des lois, et qu'il ne pourrait jamais faire de propositions tendantes a proceder contre un depute. Pendant qu'on prenait ces moyens pour rendre un peu d'energie au gouvernement, on continuait a s'occuper des questions financieres, dont la discussion avait ete interrompue par les evenemens du mois de germinal. L'abolition du _maximum_, des requisitions, du sequestre, de tout l'appareil des moyens forces, en rendant les choses a leur mouvement naturel, avait rendu encore plus rapide la chute des assignats. Les ventes n'etant plus forcees, les prix etant redevenus libres, les marchandises avaient rencheri d'une maniere extraordinaire, et par consequent l'assignat avait baisse a proportion. Les communications au dehors etant retablies, l'assignat etait entre de nouveau en comparaison avec les valeurs etrangeres, et son inferiorite s'etait rapidement manifestee par la baisse toujours croissante du change. Ainsi la chute du papier-monnaie etait complete sous tous les rapports, et, suivant la loi ordinaire des vitesses, la rapidite de cette chute s'augmentait de sa rapidite meme. Tout changement trop brusque dans les valeurs amene les speculations hasardeuses, c'est-a-dire l'agiotage; et comme ce changement n'a jamais lieu que par l'effet d'un desordre ou politique ou financier, que par consequent la production souffre, que l'industrie et le commerce sont ralentis, ce genre de speculations est presque le seul qui reste; alors, au lieu de fabriquer ou de transporter de nouvelles marchandises, on se hate de speculer sur les variations de prix de celles qui existent. Au lieu de produire, on parie sur ce qui est produit. L'agiotage, qui etait devenu si grand aux mois d'avril, mai et juin 1793, lorsque la defection de Dumouriez, le soulevement de la Vendee et la coalition federaliste determinerent une baisse si considerable dans les assignats, venait de reparaitre plus actif que jamais en germinal, floreal et prairial an III (avril et mai 95). Ainsi, aux horreurs de la disette se joignait le scandale d'un jeu effrene, qui contribuait encore a augmenter le rencherissement des marchandises et la depreciation du papier. Le procede des joueurs etait le meme qu'en 93, le meme qu'il est toujours. Ils achetaient des marchandises qui, haussant par rapport a l'assignat avec une rapidite singuliere, augmentaient de prix dans leurs mains, et leur procuraient en peu d'instans des profits considerables. Tous les voeux et tous les efforts tendaient ainsi a la chute du papier. Il y avait des objets qui etaient vendus et revendus des milliers de fois, sans changer de place. On speculait meme, suivant l'usage, sur ce qu'on n'avait pas. On achetait une marchandise d'un vendeur qui ne la possedait point, mais qui devait la livrer a un terme fixe: au terme echu, le vendeur ne la livrait pas, mais il payait la difference du prix d'achat au prix du jour, si la marchandise avait hausse; il recevait cette difference si la marchandise avait baisse. C'est au Palais-Royal, deja si coupable aux yeux du peuple comme renfermant la jeunesse doree, que se rassemblaient les agioteurs. On ne pouvait le traverser sans etre poursuivi par des marchands qui portaient a la main des etoffes, des tabatieres d'or, des vases d'argent, de riches quincailleries. C'est au cafe de Chartres que se reunissaient tous les speculateurs sur les matieres metalliques. Quoique l'or et l'argent ne fussent plus consideres comme marchandise, et que depuis 93 il y eut defense, sous des peines tres-severes, de les vendre contre des assignats, le commerce ne s'en faisait pas moins d'une maniere presque ouverte. Le louis se vendait 160 livres en papier, et dans l'espace d'une heure on le faisait varier de 160 a 200, et meme 210 livres. Ainsi une disette affreuse de pain, un manque absolu de moyens de chauffage par un froid qui etait rigoureux encore au milieu du printemps, un rencherissement excessif de toutes les marchandises, l'impossibilite d'y atteindre avec un papier qui perdait tous les jours; au milieu de ces maux un agiotage effrene, accelerant la depreciation des assignats par ses speculations, et donnant le spectacle d'un jeu scandaleux, et quelquefois de fortunes subites a cote de la misere generale, tel etait le vaste sujet de griefs offert aux patriotes pour soulever le peuple. Il importait, et pour soulager les malheurs publics, et pour empecher un soulevement, de faire disparaitre de tels griefs; mais c'etait la l'eternelle difficulte. Le moyen juge indispensable, comme on l'a vu, etait de relever les assignats en les retirant; mais pour les retirer il fallait vendre les biens, et on ne voulait pas s'apercevoir du veritable obstacle, la difficulte de fournir aux acquereurs la faculte de payer un tiers du territoire. On avait rejete les moyens violens, c'est-a-dire la demonetisation et l'emprunt force; on hesitait entre les deux moyens volontaires, c'est-a-dire, entre une loterie et une banque. La proscription de Cambon decida la preference en faveur du projet Johannot, qui avait propose la banque. Mais en attendant qu'on put faire reussir ce moyen chimerique, qui, meme en reussissant, ne pouvait jamais ramener les assignats au pair de l'argent, le plus grand mal, celui d'une difference entre la valeur nominale et la valeur reelle, existait toujours. Ainsi le creancier de l'etat ou des particuliers recevait l'assignat au pair, et ne pouvait le placer que pour un dixieme tout au plus. Les proprietaires qui avaient afferme leurs terres ne recevaient que le dixieme du fermage. On avait vu des fermiers acquitter le prix de leur bail avec un sac de ble, un cochon engraisse, ou un cheval. Le tresor surtout faisait une perte qui contribuait a la ruine des finances, et par suite, du papier lui-meme. Il recevait du contribuable l'assignat a sa valeur nominale, et touchait par mois une cinquantaine de millions, qui en valaient cinq tout au plus. Pour suppleer a ce deficit, et pour couvrir les depenses extraordinaires de la guerre, il etait oblige d'emettre jusqu'a huit cents millions d'assignats par mois, a cause de leur grande depreciation. La premiere chose a faire en attendant l'effet des pretendues mesures qui devaient les retirer et les relever, c'etait de retablir le rapport entre leur valeur nominale et leur valeur reelle, de maniere que la republique, le creancier de l'etat, le proprietaire des terres, les capitalistes, tous les individus enfin payes en papier, ne fussent pas ruines. Johannot proposa de revenir aux metaux pour mesure des valeurs. On devait constater, jour par jour, le taux des assignats par rapport a l'or ou a l'argent, et ne les plus recevoir qu'a ce taux. Celui auquel il etait du 1,000 francs recevait 10,000 francs en assignats, si les assignats ne valaient plus que le dixieme des metaux. L'impot, les fermages, les revenus de toute espece, la propriete des biens nationaux, seraient payes en argent ou en assignats au cours. On s'opposa a ce choix de l'argent pour terme commun de toutes les valeurs, d'abord par une ancienne haine pour les metaux, qu'on accusait d'avoir tue le papier, ensuite parce que les Anglais en ayant beaucoup, pourraient, disait-on, les faire varier a leur gre, et seraient ainsi maitres du cours des assignats. Ces raisons etaient fort miserables; mais elles deciderent la convention a rejeter les metaux pour mesure des valeurs. Alors Jean-Bon-Saint-Andre proposa d'adopter le ble, qui etait chez tous les peuples la valeur essentielle a laquelle toutes les autres devaient se rapporter. Ainsi, on calculerait la quantite de ble que pouvait procurer la somme due, a l'epoque ou la transaction avait eu lieu, et on paierait en assignats la valeur suffisante pour acheter aujourd'hui la meme quantite de ble. Ainsi, celui qui devait ou une rente, ou un fermage, ou une contribution de 1,000 francs a une epoque ou 1,000 francs representaient cent quintaux de ble, donnerait la valeur actuelle de cent quintaux de ble en assignats. Mais on fit une objection. Les malheurs de la guerre et les pertes de l'agriculture avaient fait hausser considerablement le ble par rapport a toutes les autres denrees ou marchandises, il valait quatre fois davantage. Il aurait du, d'apres le cours actuel des assignats, ne couter que dix fois le prix de 1790, c'est-a-dire 100 fr. le quintal; et il en coutait cependant 400. Celui qui devait 1,000 francs en 1790, devrait aujourd'hui 10,000 francs d'assignats en payant d'apres le taux de l'argent, et 40,000 francs en payant d'apres le taux du ble; il donnerait ainsi une valeur quatre fois trop grande. On ne savait donc pas quelle mesure adopter pour les valeurs. Le depute Raffron proposa, a partir du 30 du mois, de faire baisser les assignats d'un pour cent par jour. On se recria sur-le-champ que c'etait une banqueroute, comme si ce n'en etait pas une que de reduire les assignats au cours de l'argent ou du ble, c'est-a-dire de leur faire perdre tout a coup quatre-vingt-dix pour cent. Bourdon, qui parlait sans cesse de finances sans les entendre, fit decreter qu'on refuserait d'ecouter toute proposition tendante a la banqueroute. Cependant la reduction de l'assignat au cours avait un inconvenient des plus graves. Si dans tous les paiemens, soit de l'impot, soit des fermages, soit des creances echues, soit des biens nationaux, on ne prenait plus l'assignat qu'aux taux ou il descendait chaque jour, la baisse n'avait plus de terme, car plus rien ne l'arretait. Dans l'etat actuel, en effet, l'assignat pouvant servir encore par sa valeur nominale au paiement de l'impot, des fermages, de toutes les sommes echues, avait un emploi qui donnait encore une certaine realite a sa valeur; mais si partout il n'etait recu qu'au taux du jour, il devait baisser indefiniment et sans mesure. L'assignat emis aujourd'hui pour 1,000 fr. pouvait ne plus valoir le lendemain que 100 francs, qu'un franc, qu'un centime; il ne ruinerait plus personne, il est vrai, ni les particuliers ni l'etat; car tous ne le prendraient que pour ce qu'il vaudrait; mais sa valeur, n'etant forcee nulle part, allait s'abimer sur-le-champ. Il n'y avait pas de raison pour qu'un milliard nominal ne tombat pas a un franc reel, et alors la ressource du papier-monnaie, indispensable encore au gouvernement, allait lui manquer tout a fait. Dubois-Crance, trouvant tous ces projets dangereux, s'opposa a la reduction des assignats au cours, et negligeant les souffrances de ceux qui etaient ruines par le paiement en papier, proposa seulement d'exiger l'impot foncier en nature. L'etat pouvait s'assurer ainsi le moyen de nourrir les armees et les grandes communes, et s'eviter une emission de 3 a 4 milliards de papier, qu'il depensait pour se procurer des denrees. Ce projet, qui parut seduisant d'abord, fut ecarte ensuite apres un mur examen: il fallut en chercher un autre. Mais dans l'intervalle, le mal s'accroissait chaque jour; des revoltes eclataient de toutes parts a cause de la disette des subsistances et du bois de chauffage; on voyait au Palais-Royal du pain mis en vente a 22 francs la livre; des mariniers, a l'un des passages de la Seine, avaient voulu faire payer jusqu'a 40 mille francs un service qui se payait autrefois cent francs. Une espece de desespoir s'empara des esprits; on se recria qu'il fallait sortir de cet etat, et trouver des mesures a tout prix. Dans cette situation cruelle, Bourdon (de l'Oise), financier fort ignorant, qui traitait toutes ces questions en energumene, trouva, sans doute par hasard, le seul moyen convenable pour sortir d'embarras. Reduire les assignats au cours etait difficile, comme on a vu, car on ne savait s'il fallait prendre l'argent ou le ble pour mesure, et d'ailleurs c'etait leur enlever sur-le-champ toute valeur, et les exposer a une depreciation sans terme. Les relever en les absorbant etait tout aussi difficile, car il fallait vendre les biens, et le placement d'une aussi grande quantite de proprietes immobilieres etait presque impossible. Cependant il y avait un moyen de vendre les biens, c'etait de les mettre a la portee des acheteurs, en n'exigeant d'eux que la valeur qu'on pouvait en donner dans l'etat de la fortune publique. Les biens se vendaient actuellement aux encheres; il en resultait que les offres se proportionnaient a la depreciation du papier, et qu'il fallait donner en assignats cinq a six fois le prix de 1790. Ce n'etait encore, il est vrai, que la moitie de la valeur des terres a cette epoque; mais c'etait encore beaucoup trop pour aujourd'hui, car la terre ne valait en realite pas la moitie, pas le quart de ce qu'elle avait valu en 1790. Il n'y a rien d'absolu dans la valeur. En Amerique, dans les vastes continens, les terres valent peu, parce que leur masse est de beaucoup superieure a celle des capitaux mobiliers. Il en etait pour ainsi dire de meme en France en 1795. Il fallait donc ne pas s'en tenir a la valeur fictive de 1790, mais a celle que l'on pouvait en trouver en 1795, car une chose ne vaut reellement que ce qu'elle peut etre payee. En consequence, Bourdon (de l'Oise) proposa d'adjuger les biens, sans encheres et par simple proces-verbal, a celui qui en offrirait trois fois en assignats l'estimation de 1790. Entre deux concurrens, la preference devait etre accordee a celui qui s'etait presente le premier. Ainsi un bien estime 100,000 francs, en 1790, devait etre paye 300,000 francs en assignats. Les assignats etant tombes au quinzieme de leur valeur, 300,000 francs ne representaient en realite que 20,000 francs effectifs; on payait donc avec 20,000 francs un bien qui, en 1790, en valait 100,000. Ce n'etait pas perdre les quatre cinquiemes, puisque veritablement il etait impossible d'obtenir plus. D'ailleurs le sacrifice eut-il ete reel, on ne devait pas hesiter, car les avantages etaient immenses. D'abord on evitait l'inconvenient de la reduction au cours, qui detruisait le papier. On a vu, en effet, que l'assignat reduit au cours dans le paiement de toutes choses, meme des biens, n'avait plus de valeur fixee nulle part, et qu'il tombait dans le neant. Mais en lui conservant la faculte de payer les biens, il avait une valeur fixe, car il representait une certaine quantite de terre; pouvant toujours la procurer, il en aurait toujours la valeur, et ne perirait pas plus qu'elle. On evitait donc l'aneantissement du papier. Mais il y a mieux: il est constant, et ce qui arriva deux mois apres le prouva, que tous les biens auraient pu etre achetes sur-le-champ, a la condition de les payer trois fois la valeur de 1790. Tous les assignats ou presque tous auraient donc pu rentrer; ceux qui seraient restes dehors auraient recouvre leur valeur; l'etat aurait pu en emettre encore, et faire un nouvel usage de cette ressource. Il est vrai qu'en n'exigeant que trois fois l'estimation de 1790, il etait oblige de donner bien plus de terre pour retirer la masse circulante du papier; mais il devait lui en rester encore pour suffire a de nouveaux besoins extraordinaires. D'ailleurs, l'impot, reduit maintenant a rien parce qu'il etait paye en assignats avilis, recouvrait sa valeur si l'assignat etait ou absorbe ou releve. Les biens, livres sur-le-champ a l'industrie individuelle, allaient commencer a produire pour les particuliers et pour le tresor; enfin, la plus epouvantable catastrophe etait finie, car le juste rapport des valeurs se trouvait retabli. Le projet de Bourdon (de l'Oise) fut adopte, et on se prepara sur-le-champ a le mettre a execution; mais l'orage forme depuis long-temps, et dont le 12 germinal n'avait ete qu'un avant-coureur, etait devenu plus menacant que jamais; il etait arrete sur l'horizon, et allait eclater. Les deux partis aux prises agissaient chacun a leur maniere. Les contre-revolutionnaires, dominant dans certaines sections, faisaient rediger des petitions contre les mesures dont Chenier avait ete le rapporteur, et particulierement contre la disposition qui punissait du bannissement l'abus que les royalistes faisaient de la presse. De leur cote les patriotes, reduits aux abois, meditaient un projet desespere. Le supplice de Fouquier-Tinville, condamne avec plusieurs jures du tribunal revolutionnaire, pour la maniere dont il avait exerce ses fonctions, avait pousse leur irritation au comble. Quoique decouverts dans leur projet du 29 germinal, et dejoues recemment dans une seconde tentative qu'ils firent pour mettre toutes les sections en permanence, sous le pretexte de la disette, ils n'en conspiraient pas moins dans les differens quartiers populeux. Ils avaient fini par former un comite central d'insurrection, qui residait entre les quartiers Saint-Denis et Montmartre, dans la rue Mauconseil. Il etait compose d'anciens membres des comites revolutionnaires, et de divers individus de la meme espece, presque tous inconnus hors de leur quartier. Le plan d'insurrection etait suffisamment indique par tous les evenemens du meme genre: mettre les femmes en avant, les faire suivre par un rassemblement immense, entourer la convention d'une telle multitude qu'elle ne put etre secourue, l'obliger de rejeter les soixante-treize, de rappeler Billaud, Collot et Barrere, d'elargir les deputes detenus a Ham, et tous les patriotes renfermes, de mettre la constitution de 93 en vigueur, et de donner une nouvelle commune a Paris, de recourir de nouveau a tous les moyens revolutionnaires, au _maximum_, aux requisitions, etc..., tel etait le plan des patriotes. Ils le redigerent en un manifeste compose de onze articles, et publie _au nom du peuple souverain rentre dans ses droits_. Ils le firent imprimer le 30 floreal au soir (19 mai), et repandre dans Paris. Il etait enjoint aux habitans de la capitale de se rendre en masse a la convention, en portant sur leurs chapeaux ces mots: _Du pain et la constitution de 93_. Toute la nuit du 30 floreal au 1er prairial (20 mai) se passa en agitations, en cris, en menaces. Les femmes couraient les rues en disant qu'il fallait marcher le lendemain sur la convention, qu'elle n'avait tue Robespierre que pour se mettre a sa place, qu'elle affamait le peuple, protegeait les marchands qui sucaient le sang du pauvre, et envoyait a la mort tous les patriotes. Elles s'encourageaient a marcher les premieres, parce que, disaient-elles, la force armee n'oserait pas tirer sur des femmes. Des le lendemain[3], en effet, a la pointe du jour, le tumulte etait general dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans le quartier du Temple, dans les rues Saint-Denis, Saint-Martin, et surtout dans la Cite. Les patriotes faisaient retentir toutes les cloches dont ils pouvaient disposer, ils battaient la generale, et tiraient le canon. Dans le meme instant le tocsin sonnait au pavillon de l'Unite, par ordre du comite de surete generale, et les sections se reunissaient; mais celles qui se trouvaient dans le complot s'etaient formees de grand matin, et marchaient deja en armes, bien avant que les autres eussent ete averties. Le rassemblement, grossissant toujours s'avancait peu a peu vers les Tuileries. Une foule de femmes, melees a des hommes ivres, et criant: _Du pain et la constitution de 93!_ des troupes de bandits armes de piques, de sabres et d'armes de toute espece, des flots de la plus vile populace, enfin quelques bataillons des sections regulierement armes, formaient ce rassemblement, et marchaient sans ordre vers le but indique a tous, la convention. Vers les dix heures, ils etaient arrives aux Tuileries, ils assiegeaient la salle de l'assemblee, et en fermaient toutes les issues. [3] 1er prairial an III (mercredi 20 mai). Les deputes, accourus en toute hate, etaient a leur poste. Les membres de la Montagne, qui etaient sans communication avec cet obscur comite d'insurrection, n'avaient pas ete avertis, et, comme leurs collegues, ne connaissaient le mouvement que par les cris de la populace et les retentissemens du tocsin. Ils etaient meme en defiance, craignant que le comite de surete generale n'eut tendu un piege aux patriotes, et ne les eut souleves pour avoir occasion de sevir contre eux. L'assemblee a peine reunie, le depute Isambeau vint lui lire le manifeste de l'insurrection. Les tribunes, occupees de grand matin par les patriotes, retentirent aussitot de bruyans applaudissemens. En voyant la convention ainsi entouree, un membre s'ecria qu'elle saurait mourir a son poste. Aussitot tous les deputes se leverent en repetant: _Oui! oui!_ Une tribune, mieux composee que les autres, applaudit cette declaration. Dans ce moment, on entendait croitre le bruit, on entendait gronder les flots de la populace; les deputes se succedaient a la tribune, et presentaient differentes reflexions. Tout a coup on voit fondre un essaim de femmes dans les tribunes; elles s'y precipitent en foulant aux pieds ceux qui les occupent, et en criant: _Du pain! du pain!_ Le president Vernier se couvre, et leur commande le silence; mais elles continuent a crier: _Du pain! du pain!_ Les unes montrent le poing a l'assemblee, les autres rient de sa detresse. Une foule de membres se levent pour prendre la parole: ils ne peuvent se faire entendre. Ils demandent que le president fasse respecter la convention; le president ne peut y reussir. Andre Dumont, qui avait preside avec fermete le 12 germinal, succede a Vernier, et occupe le fauteuil. Le tumulte continue; les cris _du pain! du pain!_ sont repetes par les femmes qui ont fait irruption dans les tribunes. Andre Dumont declare qu'il va les faire sortir: on le couvre de huees d'un cote, d'applaudissemens de l'autre. Dans ce moment, on entend des coups violens donnes dans la porte qui est a la gauche du bureau, et le bruit d'une multitude qui fait effort pour l'enfoncer. Les ais de la porte crient, et des platras tombent. Le president, dans cette situation perilleuse, s'adresse a un general qui s'etait presente a la barre avec une troupe de jeunes gens, pour faire, au nom de la section de Bon-Conseil, une petition fort sage: "General, lui dit-il, je vous somme de veiller sur la representation nationale, et je vous nomme commandant provisoire de la force armee." L'assemblee confirme cette nomination par ses applaudissemens. Le general declare qu'il mourra a son poste, et sort pour se rendre au lieu du combat. Dans ce moment, le bruit qui se faisait a l'une des portes cesse; un peu de calme se retablit. Andre Dumont, s'adressant aux tribunes, enjoint a tous les bons citoyens qui les occupent d'en sortir, et declare qu'on va employer la force pour les faire evacuer. Beaucoup de citoyens sortent; mais les femmes restent, en poussant les memes cris. Quelques instans apres, le general, charge par le president de veiller sur la convention, rentre avec une escorte de fusiliers et plusieurs jeunes gens qui s'etaient munis de fouets de poste. Ils escaladent les tribunes, et en font sortir les femmes en les chassant a coups de fouet. Elles fuient en poussant des cris epouvantables, et aux grands applaudissemens d'une partie des assistans. A peine les tribunes sont-elles evacuees, que le bruit a la porte de gauche redouble. La foule est revenue a la charge; elle attaque de nouveau la porte, qui cede a la violence, eclate et se brise. Les membres de la convention se retirent sur les bancs superieurs; la gendarmerie forme une haie autour d'eux pour les proteger. Aussitot des citoyens armes des sections accourent dans la salle par la porte de droite, pour chasser la populace. Ils la refoulent d'abord, et s'emparent de quelques femmes; mais ils sont bientot ramenes a leur tour par la populace victorieuse. Heureusement la section de Grenelle, accourue la premiere au secours de la convention, arrive dans ce moment, et vient fournir un utile renfort. Le depute Auguis est a sa tete, le sabre a la main. En avant! s'ecrie-t-il.... On se serre, on avance, on croise les baionnettes, et on repousse sans blessures la multitude des assaillans qui cede a la vue du fer. On saisit par le collet l'un des revoltes, on le traine au pied du bureau, on le fouille, et on lui trouve les poches pleines de pain. Il etait deux heures. Un peu de calme se retablit dans l'assemblee; on declare que la section de Grenelle a bien merite de la patrie. Tous les ambassadeurs des puissances s'etaient rendus a la tribune qui leur etait reservee, et assistaient a cette scene, comme pour partager en quelque sorte les dangers de la convention. On decrete qu'il sera fait mention au bulletin de leur courageux devouement. Cependant la foule augmentait autour de la salle. A peine deux ou trois sections avaient-elles eu le temps d'accourir, et de se jeter dans le Palais-National; mais elles ne pouvaient resister a la masse toujours croissante des assaillans. D'autres venaient d'arriver; mais elles ne pouvaient penetrer dans l'interieur; elles etaient sans communication avec les comites; elles n'avaient pas d'ordre, et ne savaient quel usage faire de leurs armes. En cet instant la foule fait un nouvel effort sur le salon de la Liberte, et penetre jusqu'a la porte brisee. Les cris _aux armes!_ se renouvellent; la force armee qui se trouvait dans l'interieur de la salle accourt vers la porte menacee; le president se couvre, l'assemblee demeure calme. Alors des deux cotes on se joint; le combat s'engage devant la porte meme; les defenseurs de la convention croisent la baionnette; de leur cote les assaillans font feu, et les balles viennent frapper les murs de la salle. Les deputes se levent en criant: _Vive la republique!_ De nouveaux detachemens accourent, traversent de droite a gauche, et viennent soutenir l'attaque. Les coups de feu redoublent: on charge, on se mele, on sabre. Mais une foule immense, placee derriere les assaillans, les pousse, les porte malgre eux sur les baionnettes, renverse tous les obstacles qu'on lui oppose, et fait irruption dans l'assemblee. Un jeune depute, plein de courage et de devouement, Feraud, recemment arrive de l'armee du Rhin, et courant depuis quinze jours autour de Paris pour hater l'arrivage des subsistances, vole au-devant de la foule, et la conjure de ne pas penetrer plus avant. "Tuez-moi, s'ecrie-t-il en decouvrant sa poitrine; vous n'entrerez qu'apres avoir passe sur mon corps." En effet, il se couche a terre pour essayer de les arreter; mais ces furieux, sans l'ecouter, passent sur son corps et courent vers le bureau. Il etait trois heures. Des femmes ivres, des hommes armes de sabres, de piques, de fusils, portant sur leurs chapeaux ces mots: _Du pain, la constitution de 93_, remplissent la salle; les uns vont occuper les banquettes inferieures, abandonnees par les deputes, les autres remplissent le parquet, quelques-uns se placent devant le bureau, ou montent par les petits escaliers qui conduisent au fauteuil du president. Un jeune officier des sections, nomme Mally, place sur les degres du bureau, arrache a l'un de ces hommes l'ecriteau qu'il portait sur son chapeau. On tire aussitot sur lui, et il tombe blesse de plusieurs coups de feu. Dans ce moment, toutes les baionnettes, toutes les piques se dirigent sur le president; on enferme sa tete dans une haie de fer. C'est Boissy-d'Anglas, qui a succede a Andre Dumont; il demeure immobile et calme. Feraud, qui s'etait releve, accourt au pied de la tribune, s'arrache les cheveux, se frappe la poitrine de douleur, et, en voyant le danger du president, s'elance pour aller le couvrir de son corps. L'un des hommes a piques veut le retenir par l'habit; un officier, pour degager Feraud, assene un coup de poing a l'homme qui le retenait; ce dernier repond au coup de poing par un coup de pistolet qui atteint Feraud a l'epaule. L'infortune jeune homme tombe, on l'entraine, on le foule aux pieds, on l'emporte hors de la salle, et on livre son cadavre a la populace. Boissy-d'Anglas demeure calme et impassible au milieu de cette epouvantable scene; les baionnettes et les piques environnent encore sa tete. Alors commence une scene de confusion impossible a decrire. Chacun veut parler, et crie en vain pour se faire entendre. Les tambours battent pour retablir le silence; mais la foule, s'amusant de ce chaos, vocifere, frappe des pieds, trepigne de plaisir en voyant l'etat auquel est reduite cette assemblee souveraine. Ce n'est point ainsi que s'etait fait le 31 mai, lorsque le parti revolutionnaire, ayant a sa tete la commune, l'etat-major des sections, et un grand nombre de deputes, pour recevoir et donner le mot d'ordre, entoura la convention d'une foule muette et armee, et, l'enfermant sans l'envahir, lui fit rendre, avec une dignite apparente, les decrets qu'il desirait obtenir. Ici, pas moyen de se faire entendre, ni d'arracher au moins la sanction apparente des voeux des patriotes. Un canonnier, entoure de fusiliers, monte a la tribune pour lire le plan d'insurrection. La lecture est a chaque instant interrompue par des cris, des injures, et par le roulement du tambour. Un homme veut prendre la parole, et s'adresser a la multitude. "Mes amis, dit-il, nous sommes tous ici pour la meme cause. Le danger presse, il faut des decrets: laissez vos representans les rendre." A bas! a bas! lui crie-t-on pour toute reponse. Le depute Rhul, vieillard d'un aspect venerable, et montagnard zele, veut dire quelques mots de sa place, pour essayer d'obtenir du silence, mais on l'interrompt par de nouvelles vociferations. Romme, homme austere, etranger a l'insurrection, comme toute la Montagne, mais desirant que les mesures demandees par le peuple fussent adoptees, et voyant avec peine que cette epouvantable confusion allait etre sans resultat comme celle du 12 germinal, Romme demande la parole; Duroi la demande aussi pour le meme motif: ni l'un ni l'autre ne peuvent l'obtenir. Le tumulte recommence, et dure encore plus d'une heure. Pendant cette scene on apporte une tete au bout d'une baionnette: on la regarde avec effroi, on ne peut la reconnaitre. Les uns disent que c'est celle de Freron, d'autres disent que c'est celle de Feraud. C'etait celle de Feraud, en effet, que des brigands avaient coupee, et qu'ils avaient placee au bout d'une baionnette. Ils la promenent dans la salle, au milieu des hurlemens de la multitude. La fureur contre le president Boissy-d'Anglas recommence; il est de nouveau en peril; on entoure sa tete de baionnettes, on le couche en joue de tous cotes, mille morts le menacent. Il etait deja sept heures du soir; on tremblait dans l'assemblee, on craignait que cette foule, ou se trouvaient des scelerats, ne se portat aux dernieres extremites, et n'egorgeat les representans du peuple, au milieu de l'obscurite de la nuit. Plusieurs membres du centre engageaient certains montagnards a parler pour exhorter la multitude a se dissiper. Vernier essaie de dire aux revoltes qu'il est tard, qu'ils doivent songer a se retirer, qu'ils vont exposer le peuple a manquer de pain, en troublant les arrivages. "C'est de la tactique, repond la foule; il y a trois mois que vous nous dites cela." Alors plusieurs voix s'elevent successivement du sein de la multitude: celle-ci demande la liberte des patriotes et des deputes arretes; celle-la, la constitution de 93; une troisieme, l'arrestation de tous les emigres; une foule d'autres, la permanence des sections, le retablissement de la commune, un commandant de la force armee parisienne, des visites domiciliaires pour rechercher les subsistances cachees, les assignats au pair, etc. L'un de ces hommes, qui parvient a se faire entendre quelques instans, veut qu'on nomme sur-le-champ le commandant de la force armee parisienne, et qu'on choisisse Soubrany. Enfin, un dernier, ne sachant que demander, s'ecrie: _L'arrestation des coquins et des laches!_ et, pendant une demi-heure, il repete par intervalles: _L'arrestation des coquins et des laches!_ L'un des meneurs, sentant enfin la necessite de decider quelque chose, propose de faire descendre les deputes des hautes banquettes, ou ils sont places, pour les reunir au milieu de la salle et les faire deliberer. Aussitot on adopte la proposition, on les pousse hors de leurs sieges, on les fait descendre, on les parque, comme un troupeau, dans l'espace qui separe la tribune des banquettes inferieures. Des hommes les entourent, et les enferment en faisant la chaine avec leurs piques. Vernier remplace au fauteuil Boissy-d'Anglas, accable de fatigues apres six heures d'une presidence aussi perilleuse. Il est neuf heures. Une espece de deliberation s'organise; on convient que le peuple restera couvert, et que les deputes seuls leveront leurs chapeaux en signe d'approbation ou d'improbation. Les montagnards commencent a esperer qu'on pourra rendre les decrets, et se disposent a prendre la parole. Romme, qui l'avait deja prise une fois, demande qu'on ordonne par un decret l'elargissement des patriotes. Duroi dit que, depuis le 9 thermidor, les ennemis de la patrie ont exerce une reaction funeste; que les deputes arretes au 12 germinal l'ont ete illegalement, et qu'il faut prononcer leur rappel. On oblige le president a mettre ces differentes propositions aux voix; on leve les chapeaux, on crie: _Adopte, adopte_, au milieu d'un bruit epouvantable, sans qu'on puisse distinguer si les deputes ont reellement donne leur vote. Goujon succede a Romme et Duroi, et dit qu'il faut assurer l'execution des decrets; que les comites ne paraissent point, qu'il importe de savoir ce qu'ils font, qu'il faut les appeler pour leur demander compte de leurs operations, et les remplacer par une commission extraordinaire. C'etait la en effet qu'etait le peril de la journee. Si les comites etaient restes libres d'agir, ils pouvaient venir delivrer la convention de ses oppresseurs. Albitte aine trouve que l'on ne met pas assez d'ordre dans la deliberation, que le bureau n'est pas forme, qu'il en faut former un. On le compose aussitot. Bourbotte demande l'arrestation des journalistes. Une voix inconnue s'eleve, et dit que, pour prouver que les patriotes ne sont pas des cannibales, il faut abolir la peine de mort. "Oui, oui, s'ecrie-t-on, excepte pour les emigres et les fabricateurs de faux assignats." On adopte cette proposition dans la meme forme que les precedentes. Duquesnoy revient a la proposition de Goujon, redemande la suspension des comites et la nomination d'une commission extraordinaire de quatre membres. On designe sur-le-champ Bourbotte, Prieur (de la Marne), Duroi et Duquesnoy lui-meme. Ces quatre deputes acceptent les fonctions qui leur sont confiees. Quelque perilleuses qu'elles soient, ils sauront, disent-ils, les remplir, et mourir a leur poste. Ils sortent pour se rendre aupres des comites, et s'emparer de tous les pouvoirs. C'etait la le difficile, et toute la journee dependait du resultat de cette operation. Il etait neuf heures; ni le comite insurrecteur, ni les comites du gouvernement ne paraissaient avoir agi pendant cette longue et terrible journee. Tout ce qu'avait su faire le comite insurrecteur, c'etait de lancer le peuple sur la convention; mais, comme nous l'avons dit, des chefs obscurs, tels qu'il en reste aux derniers jours d'un parti, n'ayant a leur disposition ni la commune, ni l'etat-major des sections, ni un commandant de la force armee, ni des deputes, n'avaient pu diriger l'insurrection avec la mesure et la vigueur qui pouvaient la faire reussir. Ils avaient lance des furieux, qui avaient commis des exces affreux, mais qui n'avaient rien fait de ce qu'il fallait faire. Aucun detachement ne fut envoye pour suspendre et paralyser les comites, pour ouvrir les prisons, et delivrer les hommes energiques dont le secours eut ete si precieux. On s'etait empare seulement de l'arsenal, que la gendarmerie des tribunaux, toute composee de la milice de Fouquier-Tinville, livra aux premiers venus. Pendant ce temps, au contraire, les comites du gouvernement, entoures et defendus par la jeunesse doree, avaient employe tous leurs efforts a reunir les sections. Ce n'etait pas facile avec le tumulte qui regnait, avec l'effroi qui s'etait empare de beaucoup d'entre elles, et la mauvaise volonte que manifestaient meme quelques-unes. D'abord ils en avaient reuni deux ou trois, dont l'effort, comme on l'a vu, avait ete repousse par les assaillans. Ils etaient parvenus ensuite a en convoquer un plus grand nombre, grace au zele de la section Lepelletier, autrefois des Filles-Saint-Thomas, et ils se disposaient vers la nuit a saisir le moment ou le peuple, fatigue, commencerait a devenir moins nombreux, pour fondre sur les revoltes et delivrer la convention. Prevoyant bien que, pendant cette longue oppression, on lui aurait arrache les decrets qu'elle ne voulait pas rendre, ils avaient pris un arrete par lequel ils ne reconnaissaient pas pour authentiques les decrets rendus pendant cette journee. Ces dispositions faites, Legendre, Auguis, Chenier, Delecloi, Bergoeng et Kervelegan s'etaient rendus a la tete de forts detachemens, aupres de la convention. Arrives la, ils etaient convenus de laisser les portes ouvertes, afin que le peuple, presse d'un cote, put sortir de l'autre. Legendre et Delecloi s'etaient charges ensuite de penetrer dans la salle, de monter a la tribune au milieu de tous les dangers, et de sommer les revoltes de se retirer. "S'ils ne cedent pas, dirent-ils a leurs collegues, chargez, et ne craignez rien pour nous. Dussions-nous perir dans la melee, avancez toujours." Legendre et Delecloi penetrerent en effet dans la salle, a l'instant ou les quatre deputes nommes pour former la commission extraordinaire allaient sortir. Legendre monte a la tribune, a travers les insultes et les coups, et prend la parole au milieu des huees: "J'invite l'assemblee, dit-il, a rester ferme, et les citoyens qui sont ici a sortir.--A bas! a bas!" s'ecrie-t-on. Legendre et Delecloi sont obliges de se retirer. Duquesnoy s'adresse alors a ses collegues de la commission extraordinaire, et les engage a le suivre, afin de suspendre les comites qui, comme on le voit, dit-il, sont contraires aux operations de l'assemblee. Soubrany les invite aussi a se hater. Ils sortent alors tous les quatre, mais ils rencontrent le detachement a la tete duquel marchent les representans Legendre, Kervelegan et Auguis, et le commandant de la garde nationale, Raffet. Prieur (de la Marne) demande a Raffet s'il a recu du president l'ordre d'entrer. "Je ne te dois aucun compte," lui repond Raffet, et il avance. On somme alors la multitude de se retirer; le president l'y invite au nom de la loi: elle repond par des huees. Aussitot on baisse les baionnettes, et on entre; la foule desarmee cede, mais des hommes armes qui s'y trouvaient meles resistent un moment; ils sont repousses, et fuient en criant: "A nous sans-culottes!" Une partie des patriotes revient a ce cri, et charge avec violence le detachement qui avait penetre. Ils ont un instant l'avantage; le depute Kervelegan est blesse a la main; les montagnards Bourbotte, Peyssard, Gaston, crient victoire. Mais le pas de charge retentit dans la salle exterieure; un renfort considerable arrive, fond de nouveau sur les insurges, les repousse, les sabre, les poursuit a coups de baionnettes. Ils fuient, se pressent aux portes, ou escaladent les tribunes et se sauvent par les fenetres. La salle est enfin evacuee: il etait minuit. La convention, delivree des assaillans qui ont porte la violence et la mort dans son sein, met quelques instans a se remettre. Le calme se retablit enfin. "Il est donc vrai, s'ecrie un membre, que cette assemblee, berceau de la republique, a manque encore une fois d'en devenir le tombeau! Heureusement le crime des conspirateurs est encore avorte. Mais, representans, vous ne seriez pas dignes de la nation, si vous ne la vengiez d'une maniere eclatante." On applaudit de toutes parts, et, comme au 12 germinal, la nuit est employee a punir les attentats du jour; mais des faits autrement graves appellent des mesures bien autrement severes. Le premier soin est de rapporter les decrets proposes et rendus par les revoltes. "Rapporter n'est pas le mot, dit-on a Legendre qui avait fait cette proposition. La convention n'a pas vote, n'a pas pu voter, tandis qu'on egorgeait l'un de ses membres. Tout ce qui a ete fait n'est pas a elle, mais aux brigands qui l'opprimaient, et a quelques representans coupables qui s'etaient rendus leurs complices." On declare donc tout ce qui s'est fait comme non avenu. Les secretaires brulent les minutes des decrets portes par les seditieux. On cherche ensuite des yeux les deputes qui ont pris la parole pendant cette seance terrible; on les montre au doigt, on les interpelle avec vehemence. "Il n'y a plus, s'ecrie Thibaudeau, il n'y a plus d'espoir de conciliation entre nous et une minorite factieuse. Puisque le glaive est tire, il faut la combattre, et profiter des circonstances pour ramener a jamais la paix et la securite dans le sein de cette assemblee. Je demande que vous decretiez sur-le-champ l'arrestation de ces deputes qui, trahissant tous leurs devoirs, ont voulu realiser les voeux de la revolte, et les ont rediges en lois. Je demande que les comites proposent sur-le-champ les mesures les plus severes contre ces mandataires infideles a leur patrie et a leurs sermens." Alors on les designe: c'est Rhul, Romme et Duroi, qui ont demande du silence pour faire ouvrir la deliberation; c'est Albitte, qui a fait nommer un bureau; c'est Goujon et Duquesnoy, qui ont demande la suspension des comites, et la formation d'une commission extraordinaire de quatre membres; c'est Bourbotte et Prieur (de la Marne), qui ont accepte, avec Duroi et Duquesnoy, d'etre les membres de cette commission; c'est Soubrany, que les rebelles ont nomme commandant de l'armee parisienne; c'est Peyssard, qui a crie victoire pendant l'action. Duroi, Goujon, veulent parler: on les en empeche, on les traite d'assassins, on les decrete sur-le-champ, et on demande qu'ils ne puissent pas s'enfuir, comme la plupart de ceux qui ont ete decretes le 12 germinal. Le president les fait entourer par la gendarmerie, et conduire a la barre. On cherche Romme, qui tarde a se montrer; Bourdon le signale du doigt; il est traine a la barre avec ses collegues. Les vengeances ne s'arretent pas la; on veut atteindre encore tous les montagnards qui se sont signales par des missions extraordinaires dans les departemens. "Je demande, s'ecrie une voix, l'arrestation de Lecarpentier, bourreau de la Manche.... De Pinet aine, s'ecrie une autre voix, bourreau des habitans de la Biscaye.... De Borie, s'ecrie une troisieme, devastateur du Midi, et de Fayau, l'un des exterminateurs de la Vendee." Ces propositions sont decretees aux cris de _vive la convention! vive la republique!_ "Il ne faut plus de demi-mesures, dit Tallien. Le but du mouvement d'aujourd'hui etait de retablir les jacobins et surtout la commune; il faut detruire ce qui en reste; il faut arreter et Pache et Bouchotte. Ce n'est la que le prelude des mesures que le comite vous proposera. Vengeance, citoyens, vengeance contre les assassins de leurs collegues et de la representation nationale! Profitons de la maladresse de ces hommes qui se croient les egaux de ceux qui ont abattu le trone, et cherchent a rivaliser avec eux; de ces hommes qui veulent faire des revolutions, et ne savent faire que des revoltes. Profitons de leur maladresse, hatons-nous de les frapper et de mettre ainsi un terme a la revolution." On applaudit, on adopte la proposition de Tallien. Dans cet entrainement de la vengeance, des voix denoncent Robert Lindet, que ses vertus et ses services ont jusqu'ici protege contre les fureurs de la reaction. Lehardi demande l'arrestation de _ce monstre_; mais tant de voix contraires se font entendre pour vanter la douceur de Lindet, pour rappeler qu'il a sauve des communes et des departemens entiers, que l'ordre du jour est adopte. Apres ces mesures, on ordonne de nouveau le desarmement des terroristes; on decrete que le quintidi prochain (dimanche 24 mai), les sections s'assembleront et procederont sur-le-champ _au desarmement des assassins, des buveurs de sang, des voleurs et des agens de la tyrannie qui preceda le 9 thermidor_; on les autorise meme a faire arreter ceux qu'elles croiront devoir traduire devant les tribunaux. On decide en meme temps que, jusqu'a nouvel ordre, les femmes ne seront plus admises dans les tribunes. Il etait trois heures du matin. Les comites faisant annoncer que tout est tranquille dans Paris, on suspend la seance jusqu'a dix heures. Telle avait ete cette revolte du 1er prairial. Aucune journee de la revolution n'avait presente un spectacle si terrible. Si, au 31 mai et au 9 thermidor, des canons furent braques sur la convention, cependant le lieu de ses seances n'avait pas encore ete envahi, ensanglante par un combat, traverse par les balles, et souille par l'assassinat d'un representant du peuple. Les revolutionnaires, cette fois, avaient agi avec la maladresse et la violence d'un parti battu depuis longtemps, sans complices dans le gouvernement dont il est exclu, prive de ses chefs, et dirige par des hommes obscurs, compromis et desesperes. Sans savoir se servir de la Montagne, sans l'avertir meme du mouvement, ils avaient compromis et expose a l'echafaud des deputes integres, etrangers aux exces de la terreur, attaches aux patriotes par effroi de la reaction, et n'ayant pris la parole que pour empecher de plus grands malheurs, et pour hater l'accomplissement de quelques voeux qu'ils partageaient. Cependant les revoltes, voyant le sort qui les attendait tous, et habitues d'ailleurs aux luttes revolutionnaires, n'etaient pas gens a se disperser tout d'un coup. Ils se reunirent le lendemain a la commune, s'y proclamerent en insurrection permanente, et tacherent de rassembler autour d'eux les sections qui leur etaient devouees. Cependant, pensant que la commune n'etait pas un bon poste, quoiqu'elle fut placee entre le quartier du Temple et la Cite, ils prefererent etablir le centre de l'insurrection dans le faubourg Saint-Antoine. Ils s'y transporterent dans le milieu du jour, et se preparerent a renouveler la tentative de la veille. Cette fois, ils tacherent d'agir avec plus d'ordre et de mesure. Ils firent partir trois bataillons parfaitement armes et organises: c'etaient ceux des sections des Quinze-Vingts, de Montreuil et de Popincourt, tous trois composes d'ouvriers robustes, et diriges par des chefs intrepides. Ces bataillons s'avancerent seuls, sans le concours de peuple qui les accompagnait la veille, rencontrerent des sections fideles a la convention, mais qui n'etaient pas en force pour les arreter, et vinrent, dans l'apres-midi, se ranger avec leurs canons devant le Palais-National. Aussitot les sections Lepelletier, la Butte-des-Moulins et autres se placerent en face pour proteger la convention. Cependant si le combat venait a s'engager, il etait douteux, d'apres l'etat des choses, que la victoire restat aux defenseurs de la representation nationale. Par surcroit de malheur, les canonniers, qui dans toutes les sections etaient des ouvriers et de chauds revolutionnaires, abandonnerent les sections rangees devant le palais, et allerent se joindre avec leurs pieces aux canonniers de Popincourt, de Montreuil et des Quinze-Vingts. Le cri _aux armes!_ se fit entendre, on chargea les fusils de part et d'autre, et tout sembla se preparer pour un combat sanglant. Le roulement sourd des canons retentit jusque dans l'assemblee. Beaucoup de membres se leverent pour parler. "Representans, s'ecrie Legendre, soyez calmes et demeurez a votre poste. La nature nous a tous condamnes a mort: un peu plus tot, un peu plus tard, peu importe. De bons citoyens sont prets a vous defendre. En attendant, la plus belle motion est de garder le silence." L'assemblee se replaca tout entiere sur ses sieges, et montra ce calme imposant qu'elle avait deploye au 9 thermidor, et tant d'autres fois dans le cours de son orageuse session. Pendant ce temps, les deux troupes opposees etaient en presence, dans l'attitude la plus menacante. Avant d'en venir aux mains, quelques individus s'ecrierent qu'il etait affreux a de bons citoyens de s'egorger les uns les autres, qu'il fallait au moins s'expliquer et essayer de s'entendre. On sortit des rangs, on exposa ses griefs. Des membres des comites, qui etaient presens, s'introduisirent dans les bataillons des sections ennemies, leur parlerent; et voyant qu'on pouvait obtenir beaucoup par les moyens de conciliation, ils firent demander a l'assemblee douze de ses membres, pour venir fraterniser. L'assemblee, qui voyait une espece de faiblesse dans cette demarche, etait peu disposee a y consentir; cependant on lui dit que ses comites la croyaient utile pour empecher l'effusion du sang. Les douze membres furent envoyes et se presenterent aux trois sections. Bientot on rompit les rangs de part et d'autre; on se mela. L'homme peu cultive et d'une classe inferieure est toujours sensible aux demonstrations amicales de l'homme que son costume, son langage, ses manieres, placent au-dessus de lui. Les soldats des trois bataillons ennemis furent touches, et declarerent qu'ils ne voulaient ni verser le sang de leurs concitoyens, ni manquer aux egards dus a la convention nationale. Cependant les meneurs insisterent pour faire entendre leur petition. Le general Dubois, commandant la cavalerie des sections, et les douze representans envoyes pour fraterniser, consentirent a introduire a la barre une deputation des trois bataillons. Ils la presenterent en effet, et demanderent la parole pour les petitionnaires. Quelques deputes voulaient la leur refuser; on la leur accorda cependant. "Nous sommes charges de vous demander, dit l'orateur de la troupe, la constitution de 93 et la liberte des patriotes." A ces mots, les tribunes se mirent a huer, et a crier: a bas les jacobins! Le president imposa silence aux interrupteurs. L'orateur continua, et dit que les citoyens reunis devant la convention etaient prets a se retirer dans le sein de leurs familles, mais qu'ils mourraient plutot que d'abandonner leur poste, si les reclamations du peuple n'etaient pas ecoutees. Le president repondit avec fermete aux petitionnaires, que la convention venait de rendre un decret sur les subsistances, et qu'il allait le leur lire. Il le lut en effet; il ajouta ensuite qu'elle examinerait leurs propositions, et jugerait dans sa sagesse ce qu'elle devait decider. Il les invita ensuite aux honneurs de la seance. Pendant ce temps, les trois sections ennemies etaient toujours confondues avec les autres. On leur dit que leurs petitionnaires venaient d'etre recus, que leurs propositions seraient examinees, qu'il fallait attendre la decision de la convention. Il etait onze heures; les trois bataillons se voyaient entoures de l'immense majorite des habitans de la capitale; l'heure d'ailleurs etait fort avancee, surtout pour des ouvriers, et ils prirent le parti de se retirer dans leurs faubourgs. Cette seconde tentative n'avait donc pas mieux reussi aux patriotes; ils n'en resterent pas moins rassembles dans les faubourgs, conservant leur attitude hostile, et ne se desistant point encore des demandes qu'ils avaient faites. La convention, des le 3 au matin, rendit plusieurs decrets que reclamait la circonstance. Pour mettre plus d'unite et d'energie dans l'emploi de ces moyens, elle donna la direction de la force armee a trois representans, Gilet, Aubry et Delmas, et les autorisa a employer la voie des armes pour assurer la tranquillite publique; elle punit de six mois de prison quiconque battrait le tambour sans ordre, et de mort quiconque battrait la generale sans y etre autorise par les representans du peuple. Elle ordonna la formation d'une commission militaire, pour juger et faire executer sur-le-champ tous les prisonniers faits aux rebelles pendant la journee du 1er prairial. Elle convertit en decret d'accusation le decret d'arrestation rendu contre Duquesnoy, Duroi, Bourbotte, Prieur (de la Marne), Romme, Soubrany, Goujon, Albitte aine, Peyssard, Lecarpentier (de la Manche), Pinet aine, Borie et Fayau. Elle rendit la meme decision a l'egard des deputes arretes les 12 et 16 germinal, et enjoignit a ses comites de lui presenter un rapport sur le tribunal qui devrait juger les uns et les autres. Les trois representans se haterent de reunir a Paris les troupes qui etaient repandues dans les environs pour proteger l'arrivage des grains; ils firent rester sous les armes les sections devouees a la convention, et s'entourerent des nombreux jeunes gens qui n'avaient pas quitte les comites pendant toute l'insurrection. La commission militaire entra en exercice le jour meme; le premier individu qu'elle jugea fut l'assassin de Feraud, qui avait ete arrete la veille; elle le condamna a mort, et ordonna son execution pour l'apres-midi meme du 3. On conduisit en effet le condamne a l'echafaud: mais les patriotes etaient avertis; quelques-uns des plus determines s'etaient reunis autour du lieu du supplice, ils fondirent sur l'echafaud, disperserent la gendarmerie, delivrerent le patient, et le conduisirent dans le faubourg. Des la nuit meme, ils appelerent a eux tous les patriotes qui etaient dans Paris, et se preparerent a se retrancher dans le faubourg Saint-Antoine. Ils se mirent sous les armes, braquerent leurs canons sur la place de la Bastille, et attendirent ainsi les consequences de cette action audacieuse. Aussitot que cet evenement fut connu de la convention, elle decreta que le faubourg Antoine serait somme de remettre le condamne, de rendre ses armes et ses canons, et, qu'en cas de refus, il serait aussitot bombarde. Dans ce moment, en effet, les forces qui etaient reunies permettaient a la convention de prendre un langage plus imperieux. Les trois representans etaient parvenus a rassembler trois ou quatre mille hommes de troupes de ligne; ils avaient plus de vingt mille hommes des sections armees, a qui la crainte de voir renaitre la terreur donnait beaucoup de courage, et enfin la troupe devouee des jeunes gens. Sur-le-champ ils confierent au general Menou le commandement de ces forces reunies, et se preparerent a marcher sur le faubourg. Ce jour meme, 4 prairial (23 mai), tandis que les representans s'avancaient, la jeunesse doree avait voulu faire une bravade, et s'etait portee la premiere vers la rue Saint-Antoine. Mille ou douze cents individus composaient cette troupe temeraire. Les patriotes les laisserent s'engager sans leur opposer de resistance, et les envelopperent ensuite de toutes parts. Bientot ces jeunes gens virent sur leurs derrieres les redoutables bataillons du faubourg, ils apercurent aux fenetres une multitude de femmes irritees, pretes a faire pleuvoir sur eux une grele de pierres, et ils crurent qu'ils allaient payer cher leur imprudente bravade. Heureusement pour eux, la force armee s'approchait; d'ailleurs les habitans du faubourg ne voulurent pas les egorger; ils les laisserent sortir de leur quartier, apres en avoir chatie quelques-uns. Dans ce moment, le general Menou s'avanca avec vingt mille hommes; il fit occuper toutes les issues du faubourg, et surtout celles qui communiquaient avec les sections patriotes. Il fit braquer les canons et sommer les revoltes. Une deputation se presenta, et vint recevoir son ultimatum, qui consistait a exiger la remise des armes et de l'assassin de Feraud. Les manufacturiers et tous les gens paisibles et riches du faubourg, craignant un bombardement, s'empresserent d'user de leur influence sur la population, et deciderent les trois sections a rendre leurs armes. En effet, celles de Popincourt, des Quinze-Vingts et de Montreuil remirent leurs canons, et promirent de chercher le coupable, qui avait ete enleve. Le general Menou revint triomphant avec les canons du faubourg, et des cet instant la convention n'eut plus rien a craindre du parti patriote. Abattu pour toujours, il ne figure plus desormais que pour essuyer des vengeances. La commission militaire commenca sur-le-champ a juger tous les prisonniers qu'on avait pu saisir; elle condamna a mort des gendarmes qui s'etaient ranges avec les rebelles, des ouvriers, des marchands, membres des comites revolutionnaires, saisis en flagrant delit le 1er prairial. Dans toutes les sections, le desarmement des patriotes et l'arrestation des individus les plus signales commencerent; et, comme un jour ne suffisait pas pour cette operation, la permanence fut accordee aux sections pour la continuer. Mais ce n'etait pas seulement a Paris que le desespoir des patriotes faisait explosion. Il eclatait dans le Midi par des evenemens non moins malheureux. On les a vus refugies a Toulon au nombre de sept a huit mille, entourer plusieurs fois les representans, leur arracher des prisonniers accuses d'emigration, et tacher d'entrainer dans leur revolte les ouvriers de l'arsenal, la garnison et les equipages des vaisseaux. L'escadre etait prete a mettre a la voile, et ils voulaient l'en empecher. Les equipages des vaisseaux arrives de Brest, et reunis a la division de Toulon pour l'expedition qu'on meditait, leur etaient tout a fait opposes; mais ils pouvaient compter sur les marins appartenant au port de Toulon. Ils choisirent pour agir a peu pres les memes epoques que les patriotes de Paris. Le representant Charbonnier, qui avait demande un conge, etait accuse de les diriger secretement. Ils s'insurgerent le 25 floreal (14 mai), marcherent sur la commune de Soulies, s'emparerent de quinze emigres prisonniers, revinrent triomphans a Toulon, et consentirent cependant a les rendre aux representans. Mais, les jours suivans, ils se revolterent de nouveau, souleverent les ouvriers de l'arsenal, s'emparerent des armes qu'il renfermait, et entourerent le representant Brunel, pour lui faire ordonner l'elargissement des patriotes. Le representant Nion, qui etait sur la flotte, accourut; mais la sedition etait victorieuse. Les deux representans furent obliges de signer l'ordre d'elargissement. Brunel, desespere d'avoir cede, se brula la cervelle; Nion se refugia sur la flotte. Alors les revoltes songerent a marcher sur Marseille, pour soulever, disaient-ils, tout le Midi. Mais les representans en mission a Marseille firent placer une compagnie d'artillerie sur la route, et prirent toutes les precautions pour empecher l'execution de leurs projets. Le 1er prairial ils etaient maitres dans Toulon, sans pouvoir, il est vrai, s'etendre plus loin, et tachaient de gagner les equipages de l'escadre, dont une partie resistait, tandis que l'autre, toute composee de marins provencaux, paraissait decidee a se reunir a eux. Le rapport de ces evenemens fut fait a la convention le 8 prairial; il ne pouvait manquer de provoquer un nouveau dechainement contre les montagnards et les patriotes. On dit que les evenemens de Toulon et de Paris etaient concertes; on accusa les deputes montagnards d'en etre les organisateurs secrets, et on se livra contre eux a de nouvelles fureurs. Sur-le-champ on ordonna l'arrestation de Charbonnier, Escudier, Ricord et Salicetti, accuses tous quatre d'agiter le Midi. Les deputes mis en accusation le 1er prairial, et dont les juges n'etaient pas encore choisis, furent en butte a un nouveau redoublement de severite. Sans aucun egard pour leur qualite de representans du peuple, on les defera a la commission militaire chargee de juger les fauteurs et complices de l'insurrection du 1er prairial. Il n'y eut d'excepte que le vieux Rhul, dont plusieurs membres attesterent la sagesse et les vertus. On envoya au tribunal d'Eure-et-Loir l'ex-maire Pache, son gendre Audouin, l'ancien ministre Bouchotte, ses adjoints Daubigny et Hassenfratz; enfin les trois agens principaux de la police de Robespierre, Heron, Marchand et Clemence. Il semblait que la deportation prononcee contre Billaud, Collot et Barrere, eut acquis force de chose jugee; point du tout. Dans ces jours de rigueur on trouva la peine trop douce: on decida qu'il fallait les juger de nouveau et les envoyer devant le tribunal de la Charente-Inferieure, pour leur faire subir la mort, destinee a tous les chefs de la revolution. Jusqu'ici les membres restans des anciens comites paraissaient pardonnes; les eclatans services de Carnot, de Robert Lindet et de Prieur (de la Cote-d'Or), avaient semble les proteger contre leurs ennemis: ils furent denonces avec une affreuse violence par le girondin Henri Lariviere. Robert Lindet, quoique defendu par une foule de membres qui connaissaient et son merite et ses services, fut neanmoins frappe d'arrestation. Carnot a _organise la victoire_, s'ecrierent une foule de voix; les reacteurs furieux n'oserent pas decreter le vainqueur de la coalition. On ne dit rien sur Prieur (de la Cote-d'Or). Quant aux membres de l'ancien comite de surete generale, qui n'etaient pas encore arretes, ils le furent tous. David, que son genie avait fait absoudre, fut arrete avec Jagot, Elie Lacoste, Lavicomterie, Dubarran et Bernard (de Saintes). On ne fit d'exception que pour Louis (du Bas-Rhin), dont l'humanite etait trop connue. Enfin le rapport deja ordonne contre tous ceux qui avaient rempli des missions, et qu'on appelait les proconsuls, fut demande sur-le-champ. On commenca a proceder contre d'Artigoyte, Mallarme, Javognes, Sergent, Monestier, Lejeune, Allard, Lacoste et Baudot. On se preparait a passer successivement en revue tous ceux qui avaient ete charges de missions quelconques. Ainsi aucun des chefs de ce gouvernement qui avait sauve la France n'etait pardonne: membres des comites, deputes en mission, subissaient la loi commune. On epargnait le seul Carnot, que l'estime des armees commandait de menager; mais on frappait Lindet, citoyen tout aussi utile et plus genereux, mais que des victoires ne protegeaient pas contre la lachete des reacteurs. Certes, il n'etait pas besoin de tels sacrifices pour satisfaire les manes du jeune Feraud; il suffisait des honneurs touchans rendus a sa memoire. La convention decreta pour lui une seance funebre. La salle fut decoree en noir; tous les representans s'y rendirent en grand costume et en deuil. Une musique douce et lugubre ouvrit la seance; Louvet prononca ensuite l'eloge du jeune representant, si devoue, si courageux, si tot enleve a son pays. Un monument fut vote pour immortaliser son heroisme. On profita de cette occasion pour ordonner une fete commemorative en l'honneur des girondins. Rien n'etait plus juste. Des victimes aussi illustres, quoiqu'elles eussent compromis leur pays, meritaient des hommages; mais il suffisait de jeter des fleurs sur leurs tombes, il n'y fallait pas du sang. Cependant on en repandit des flots; car aucun parti, meme celui qui prend l'humanite pour devise, n'est sage dans sa vengeance. Il semblait en effet que, non contente de ses pertes, la convention voulut elle-meme y en ajouter de nouvelles. Les deputes accuses, traduits d'abord au chateau du Taureau pour prevenir toute tentative en leur faveur, furent amenes a Paris, et leur proces instruit avec la plus grande activite. Le vieux Rhul, qu'on avait seul excepte du decret d'accusation, ne voulait pas de ce pardon; il croyait la liberte perdue, et il se donna la mort d'un coup de poignard. Emus par tant de scenes funebres, Louvet, Legendre, Freron, demanderent le renvoi a leurs juges naturels des deputes traduits devant la commission; mais Revere, ancien terroriste, devenu royaliste fougueux, Bourdon (de l'Oise), implacable comme un homme qui avait eu peur, insisterent pour le decret, et le firent maintenir. Les deputes furent traduits devant la commission le 29 prairial (17 juin). Malgre les recherches les plus soigneuses, on n'avait decouvert aucun fait qui prouvat leur connivence secrete avec les revoltes. Il etait difficile en effet qu'on en decouvrit, car ils ignoraient le mouvement; ils ne se connaissaient meme pas les uns les autres; Bourbotte seul connaissait Goujon, pour l'avoir rencontre dans une mission aux armees. Il etait prouve seulement que, l'insurrection accomplie, ils avaient voulu faire legaliser quelques-uns des voeux du peuple. Ils furent neanmoins condamnes, car une commission militaire, a laquelle un gouvernement envoie des accuses importans, ne sait jamais les lui renvoyer absous. Il n'y eut d'acquitte que Forestier. On l'avait joint aux condamnes, quoiqu'il n'eut pas fait une seule motion pendant la fameuse seance. Peyssard, qui avait seulement pousse un cri pendant le combat, fut condamne a la deportation. Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroi, Bourbotte, Soubrany, furent condamnes a mort. Romme etait un homme simple et austere; Goujon etait jeune, beau, et doue de qualites heureuses; Bourbotte, aussi jeune que Goujon, joignait a un rare courage l'education la plus soignee; Soubrany etait un ancien noble, sincerement devoue a la cause de la revolution. A l'instant ou on leur prononca leur arret, ils remirent au greffier des lettres, des cachets et des portraits destines a leurs familles. On les fit retirer ensuite pour les deposer dans une salle particuliere avant de les conduire a l'echafaud. Ils s'etaient promis de n'y pas arriver. Il ne leur restait qu'un couteau et une paire de ciseaux, qu'ils avaient caches dans la doublure de leurs vetemens. En descendant l'escalier, Romme se frappe le premier, et craignant de se manquer, se frappe plusieurs fois encore, au coeur, au cou, au visage. Il transmet le couteau a Goujon, qui, d'une main assuree, se porte un coup mortel, et tombe sans vie. Des mains de Goujon, l'arme liberatrice passe a celles de Duquesnoy, Duroi, Bourbotte et Soubrany. Malheureusement Duroi, Bourbotte, Soubrany, ne reussissent pas a se porter des atteintes mortelles; ils sont traines tout sanglans a l'echafaud. Soubrany, noye dans son sang, conservait neanmoins, malgre ses douleurs, le calme et l'attitude fiere qu'on avait toujours remarques en lui. Duroi etait desespere de s'etre manque: "Jouissez, s'ecriait-il, jouissez de votre triomphe, messieurs les royalistes." Bourbotte avait conserve toute la serenite de la jeunesse; il parlait avec une imperturbable tranquillite au peuple. A l'instant ou il allait recevoir le coup fatal, on s'apercut que le couteau n'avait pas ete remonte; il fallut disposer l'instrument: il employa ce temps a proferer encore quelques paroles. Il assurait que nul ne mourait plus devoue a son pays, plus attache a son bonheur et a sa liberte. Il y avait peu de spectateurs a cette execution: le temps du fanatisme politique etait passe; on ne tuait plus avec cette fureur qui autrefois rendait insensible. Tous les coeurs furent souleves en apprenant les details de ce supplice, et les thermidoriens en recueillirent une honte meritee. Ainsi, dans cette longue succession d'idees contraires, toutes eurent leurs victimes; les idees meme de clemence, d'humanite, de reconciliation, eurent leurs holocaustes; car, dans les revolutions, aucune ne peut rester pure de sang humain. Le parti montagnard se trouvait ainsi entierement detruit. Les patriotes venaient d'etre vaincus a Toulon. Apres un combat assez sanglant, livre sur la route de Marseille, ils avaient ete obliges de rendre les armes, et de livrer la place sur laquelle ils esperaient s'appuyer pour soulever la France. Ils n'etaient donc plus un obstacle, et, comme d'usage, leur chute amena encore celle de quelques institutions revolutionnaires. Le celebre tribunal, presque reduit, depuis la loi du 8 nivose, a un tribunal ordinaire, fut definitivement aboli. Tous les accuses furent rendus aux tribunaux criminels jugeant d'apres la procedure de 1791; les conspirateurs seuls devaient etre juges d'apres la procedure du 8 nivose, et sans recours en cassation. Le mot revolutionnaire, applique aux institutions et aux etablissemens, fut supprime. Les gardes nationales furent reorganisees sur l'ancien pied; les ouvriers, les domestiques, les citoyens peu aises, le peuple enfin, en furent exclus; et le soin de la tranquillite publique se trouva ainsi confie de nouveau a la classe qui avait le plus d'interet a la maintenir. A Paris, la garde nationale, organisee par bataillons, par brigades, et commandee alternativement par chaque chef de brigade, fut mise sous les ordres du comite militaire. Enfin la concession la plus desiree par les catholiques, la restitution des eglises, leur fut accordee; on les leur rendit, a la charge par eux de les entretenir a leurs frais. Du reste, cette mesure, quoiqu'elle fut un resultat de la reaction, etait appuyee par les esprits les plus sages. On la regardait comme propre a calmer les catholiques, qui ne croiraient pas avoir recouvre la liberte du culte tant qu'ils n'auraient pas leurs anciens edifices pour en celebrer les ceremonies. Les discussions de finance, interrompues par les evenemens de prairial, etaient toujours les plus urgentes et les plus penibles. L'assemblee y etait revenue aussitot que le calme avait ete retabli; elle avait de nouveau decrete qu'il n'y aurait qu'un seul pain, afin d'oter au peuple l'occasion d'accuser le luxe des riches; elle avait ordonne des recensemens de grains, pour assurer le superflu de chaque departement a l'approvisionnement des armees et des grandes communes; enfin elle avait rapporte le decret qui permettait le libre commerce de l'or et de l'argent. Ainsi l'urgence des circonstances l'avait ramenee a quelques-unes de ces mesures revolutionnaires contre lesquelles on etait si fort dechaine. L'agiotage avait ete porte au dernier degre de fureur. Il n'y avait plus de boulangers, de bouchers, d'epiciers en titre; tout le monde achetait et revendait du pain, de la viande, des epices, des huiles, etc. Les greniers et les caves etaient remplis de marchandises et de comestibles, sur lesquels tout le monde speculait. On vendait, au Palais-Royal, du pain blanc a 25 ou 30 francs la livre. Les regrattiers se precipitaient sur les marches, et achetaient les fruits et les legumes qu'apportaient les gens de la campagne, pour les faire rencherir sur-le-champ. On allait acheter d'avance les recoltes en vert et pendant par racine, ou les troupeaux de bestiaux, pour speculer ensuite sur l'augmentation des prix. La convention defendit aux marchands regrattiers de se presenter dans les marches avant une certaine heure. Elle fut obligee de decreter que les bouchers patentes pourraient seuls acheter des bestiaux; que les recoltes ne pourraient etre achetees avant la moisson. Ainsi tout etait bouleverse; tous les individus, meme les plus etrangers aux speculations de commerce, etaient a l'affut de chaque variation de l'assignat pour faire subir la perte a autrui, et recueillir eux-memes la plus-value d'une denree ou d'une marchandise. On a vu qu'entre les deux projets de reduire l'assignat au cours, ou de percevoir l'impot en nature, la convention avait prefere celui qui consistait a vendre les biens sans encheres, et trois fois la valeur de 1790. C'etait, comme on a dit, le seul moyen de les vendre, car l'enchere faisait toujours monter les biens a proportion de la baisse de l'assignat, c'est-a-dire a un prix auquel le public ne pouvait pas atteindre. Aussitot la loi rendue, la quantite des soumissions fut extraordinaire. Des qu'on sut qu'il suffisait de se presenter le premier pour ne payer les biens que trois fois la valeur de 1790, en assignats, on accourut de toutes parts. Pour certains biens on vit jusqu'a plusieurs centaines de soumissions; a Charenton, il en fut fait trois cent soixante pour un domaine provenant des Peres de la Merci; il en fut fait jusqu'a cinq cents pour un autre. On encombrait les hotels des districts. De simples commis, des gens sans fortune, mais dans les mains desquels se trouvaient momentanement des sommes d'assignats, couraient soumissionner les biens. Comme ils n'etaient tenus de payer sur-le-champ qu'un sixieme, et le reste dans plusieurs mois, ils achetaient avec des sommes minimes des biens considerables, pour les revendre avec benefice a ceux qui s'etaient moins hates. Grace a cet empressement, des domaines que les administrateurs ne savaient pas etre devenus proprietes nationales, etaient signales comme tels. Le plan de Bourdon (de l'Oise) avait donc un plein succes, et on pouvait esperer que bientot une grande partie des biens serait vendue, et que les assignats seraient ou retires ou releves. Il est vrai que la republique faisait, sur ces ventes, des pertes qui, a les calculer numeriquement, etaient considerables. L'estimation de 1790, fondee sur le revenu apparent, etait souvent inexacte, car les biens du clerge et tous ceux de l'ordre de Malte etaient loues a tres bas prix; les fermiers payaient le surplus du prix en pots-de-vin, qui s'elevaient souvent a quatre fois le prix du bail. Une terre affermee ostensiblement 1,000 francs en rapportait en realite 4,000; d'apres l'estimation de 1790, cette terre etait portee a 25,000 francs de valeur, elle devait etre payee 75,000 fr. en assignats, qui ne valaient en realite que 7,500 fr. A Honfleur, des magasins a sel, dont la construction avait coute plus de 400,000 livres, allaient se vendre en realite 22,500 livres. D'apres ce calcul, la perte etait grande; mais il fallait s'y resigner, sauf a la rendre moindre en exigeant quatre ou cinq fois la valeur de 1790, au lieu de trois fois seulement. Rewbell et une foule de deputes ne comprirent pas cela; ils ne virent que la perte apparente. Ils pretendirent qu'on gaspillait les tresors de la republique, et qu'on la privait de ses ressources. Il s'eleva des cris de toutes parts. Ceux qui n'entendaient pas la question, et ceux qui voyaient disparaitre avec peine les biens des emigres, se coaliserent pour faire suspendre le decret. Balland et Bourdon (de l'Oise) le defendirent avec chaleur; ils ne surent pas donner la raison essentielle, c'est qu'il ne fallait pas demander des biens plus que les acheteurs n'en pouvaient donner, mais ils dirent, ce qui etait vrai, que la perte numerique n'etait pas aussi grande qu'elle le paraissait en effet; que 75,000 francs en assignats ne valaient que 7,500 francs en numeraire, mais que le numeraire avait deux fois plus de valeur qu'autrefois, et que 7,500 francs representaient certainement 15 ou 20,000 francs de 1790; ils dirent que la perte actuelle etait balancee par l'avantage qu'on avait de terminer sur-le-champ cette catastrophe financiere, de retirer ou de relever les assignats, de faire cesser l'agiotage sur les marchandises en appelant le papier sur les terres, de livrer immediatement la masse des biens nationaux a l'industrie individuelle, et enfin d'oter toute esperance aux emigres. On suspendit neanmoins le decret. On ordonna aux administrations de continuer a recevoir les soumissions, pour que tous les biens nationaux fussent ainsi denonces par l'interet individuel, et que l'on put en dresser un etat plus exact. Quelques jours apres, on rapporta tout-a-fait le decret, et on decida que les biens continueraient a etre vendus aux encheres. Ainsi, apres avoir entrevu le moyen de faire, cesser la crise, on l'abandonna, et on retomba dans l'epouvantable detresse d'ou on aurait pu sortir. Cependant, puisqu'on ne faisait rien pour relever les assignats, on ne pouvait pas rester dans l'affreux mensonge de la valeur nominale, qui ruinait la republique et les particuliers payes en papier. Il fallait revenir a la proposition, deja faite, de reduire les assignats. On avait rejete la proposition de les reduire au cours de l'argent, parce que les Anglais, disait-on, regorgeant de numeraire, seraient maitres du cours; on n'avait pas voulu les reduire au cours du ble, parce que le prix des grains avait considerablement augmente; on avait refuse de prendre le temps pour echelle, et de reduire chaque mois le papier d'une certaine valeur, parce que c'etait, disait-on, le demonetiser et faire banqueroute. Toutes ces raisons etaient frivoles; car, soit qu'on choisit l'argent, le ble, ou le temps, pour determiner la reduction du papier, on le demonetisait egalement. La banqueroute ne consistait pas a reduire la valeur de l'assignat entre particuliers, car cette reduction avait deja eu lieu de fait, et la reconnaitre, ce n'etait qu'empecher les vols; la banqueroute eut consiste plutot dans le retablissement de la vente des biens aux encheres. Ce que la republique avait promis, en effet, ce n'etait pas que les assignats valussent telle ou telle somme entre particuliers (cela ne dependait pas d'elle), mais qu'ils procurassent telle quantite de biens; or, en etablissant l'enchere, l'assignat ne procurait plus une certaine quantite de biens; il devenait impuissant a l'egard des biens comme a l'egard des denrees; il subissait la meme baisse par l'effet de la concurrence. On chercha une autre mesure que l'argent, le ble ou le temps, pour reduire l'assignat; on choisit la quantite des emissions. Il est vrai, en principe, que l'augmentation du numeraire en circulation fait augmenter proportionnellement le prix de tous les objets. Or, si un objet avait valu un franc, lorsqu'il y avait deux milliards de numeraire en circulation, il devait valoir deux francs lorsqu'il y avait quatre milliards de numeraire, trois lorsqu'il y en avait six, quatre lorsqu'il y en avait huit, cinq lorsqu'il y en avait dix. En supposant que la circulation actuelle des assignats s'elevat a dix milliards, il fallait payer aujourd'hui cinq fois plus que lorsqu'il n'y avait que 2 milliards. On etablit une echelle de proportion, a partir de l'epoque ou il n'y avait que 2 milliards d'assignats en circulation, et on decida que, dans tout paiement fait en assignats, on ajouterait un quart en sus par chaque 500 millions ajoutes a la circulation. Ainsi, une somme de 2,000 francs stipulee lorsqu'il y avait 2 milliards en circulation, serait payee, lorsqu'il y en avait 2 milliards 500 millions, 2,500 francs; lorsqu'il y en avait 3 milliards, elle serait payee 3,000 francs; aujourd'hui enfin qu'il y en avait 10 milliards, elle devrait etre payee 10,000 francs. Ceux qui regardaient la demonetisation comme une banqueroute n'auraient pas du etre rassures par cette mesure, car, au lieu de demonetiser dans la proportion de l'argent, du ble ou du temps, on demonetisait dans celle des emissions, ce qui revenait au meme, a un inconvenient pres qui se trouvait de plus ici. Grace a la nouvelle echelle, chaque emission allait diminuer d'une quantite certaine et connue la valeur de l'assignat. En emettant 500 millions, l'etat allait enlever au porteur de l'assignat un quart, un cinquieme, un sixieme, etc., de ce qu'il possedait. Cependant cette echelle, qui avait ses inconveniens aussi bien que toutes les autres reductions au cours de l'argent ou du ble, aurait du etre au moins appliquee a toutes les transactions; mais on ne l'osa pas: on l'appliqua d'abord a l'impot et a son arriere. On promit de l'appliquer aux fonctionnaires publics, quand le nombre en aurait ete reduit, et aux rentiers de l'etat, quand les premieres rentrees de l'impot, d'apres la nouvelle echelle, permettraient de les payer sur le meme pied. On n'osa pas faire profiter de l'echelle les creanciers de toute espece, les proprietaires de maisons de ville ou de campagne, les proprietaires d'usines, etc. Il n'y eut de favorises que les proprietaires de fonds territoriaux. Les fermiers, faisant sur les denrees des profits excessifs, et ne payant, au moyen des assignats, que le dixieme ou le douzieme du prix de leur bail, furent contraints d'acquitter leur fermage d'apres l'echelle nouvelle. Ils devaient fournir une quantite d'assignats proportionnee a la quantite emise depuis le moment ou leur bail avait ete passe. Telles furent les mesures par lesquelles on essaya de diminuer l'agiotage, et de faire cesser le desordre des valeurs. Elles consisterent, comme on voit, a defendre aux speculateurs de devancer les consommateurs dans l'achat des comestibles et des denrees, et a proportionner les paiemens en assignats a la quantite de papier en circulation. La cloture des Jacobins en brumaire avait commence la ruine des patriotes, l'evenement du 12 germinal l'avait avancee, mais celui de prairial l'acheva. La masse des citoyens qui leur etaient opposes, non par royalisme, mais par crainte d'une nouvelle terreur, etaient plus dechaines que jamais, et les poursuivaient avec la derniere rigueur. On enfermait, on desarmait tous les hommes qui avaient servi chaudement la revolution. On exercait, a leur egard, des actes aussi arbitraires qu'envers les anciens suspects. Les prisons se remplissaient comme avant le 9 thermidor, mais elles se remplissaient de revolutionnaires. Le nombre des detenus ne s'elevait pas, comme alors, a pres de cent mille individus, mais a vingt ou vingt-cinq mille. Les royalistes triomphaient. Le desarmement ou l'emprisonnement des patriotes, le supplice des deputes montagnards, la procedure commencee contre une foule d'autres, la suppression du tribunal revolutionnaire, la restitution des eglises au culte catholique, la recomposition des gardes nationales, etaient autant de mesures qui les remplissaient de joie et d'esperance. Ils se flattaient que bientot ils obligeraient la revolution a se detruire elle-meme, et qu'on verrait la republique enfermer ou mettre a mort tous les hommes qui l'avaient fondee. Pour accelerer ce mouvement, ils intriguaient dans les sections, ils les excitaient contre les revolutionnaires, et les portaient aux derniers exces. Une foule d'emigres rentraient, ou avec de faux passeports, ou sous pretexte de demander leur radiation. Les administrations locales, renouvelees depuis le 9 thermidor, et remplies d'hommes ou faibles ou ennemis de la republique, se pretaient a tous les mensonges officieux qu'on exigeait d'elles; tout ce qui tendait a adoucir le sort de ce qu'on appelait les victimes de la terreur leur semblait permis, et elles fournissaient ainsi a une foule d'ennemis de leur pays le moyen d'y rentrer pour le dechirer. A Lyon et dans tout le Midi, les agens royalistes continuaient a reparaitre secretement; les compagnies de Jesus et du Soleil avaient commis de nouveaux massacres. Dix mille fusils, destines a l'armee des Alpes, avaient ete inutilement distribues a la garde nationale de Lyon; elle ne s'en etait pas servie, et avait laisse egorger, le 25 prairial (13 juin), une foule de patriotes. La Saone et le Rhone avaient de nouveau roule des cadavres. A Nimes, Avignon, Marseille, les memes massacres eurent lieu. Dans cette derniere ville on s'etait porte au fort Saint-Jean, et on y avait renouvele les horreurs de septembre contre les prisonniers. Le parti dominant de la convention, compose des thermidoriens et des girondins, tout en se defendant contre les revolutionnaires, suivait de l'oeil les royalistes, et sentait la necessite de les comprimer. Il fit decreter sur-le-champ que la ville de Lyon serait desarmee par un detachement de l'armee des Alpes, et que les autorites, qui avaient laisse massacrer les patriotes, seraient destituees. Il fut enjoint en meme temps aux comites civils des sections, de reviser les listes de detention, et d'ordonner l'elargissement de ceux qui etaient enfermes sans des motifs suffisans. Aussitot les sections, excitees par les intrigans royalistes, se souleverent; elles vinrent adresser des petitions menacantes a la convention, et dirent que le comite de surete generale elargissait les terroristes, et leur rendait des armes. Les sections de Lepelletier et du Theatre-Francais (Odeon), toujours les plus ardentes contre les revolutionnaires, demanderent si on voulait relever la faction abattue, et si c'etait pour faire oublier le terrorisme qu'on venait parler de royalisme a la France. A ces petitions, souvent peu respectueuses, les interesses au desordre ajoutaient les bruits les plus capables d'agiter les esprits. C'etait Toulon qui avait ete livre aux Anglais; c'etaient le prince de Conde et les Autrichiens qui allaient entrer par la Franche-Comte, tandis que les Anglais penetreraient par l'Ouest; c'etait Pichegru qui etait mort; c'etaient les subsistances qui allaient manquer parce qu'on voulait les rendre au commerce libre; c'etait enfin une reunion des comites qui, effrayes des dangers publics, avaient delibere de retablir le regime de la terreur. Les journaux voues au royalisme excitaient, fomentaient tous ces bruits; et, au milieu de cette agitation generale, on pouvait dire veritablement que le regne de l'anarchie etait venu. Les thermidoriens et les contre-revolutionnaires se trompaient quand ils appelaient anarchie le regime qui avait precede le 9 thermidor: ce regime avait ete une dictature epouvantable; mais l'anarchie avait commence depuis que deux factions, a peu pres egales en forces, se combattaient sans que le gouvernement fut assez fort pour les vaincre. CHAPITRE XXX. SITUATION DES ARMEES AU NORD ET SUR LE RHIN, AUX ALPES ET AUX PYRENEES VERS LE MILIEU DE L'AN III.--PREMIERS PROJETS DE TRAHISON DE PICHEGRU.--ETAT DE LA VENDEE ET DE LA BRETAGNE.--INTRIGUES ET PLANS DES ROYALISTES.--RENOUVELLEMENT DES HOSTILITES SUR QUELQUES POINTS DES PAYS PACIFIES.--EXPEDITION DE QUIBERON.--DESTRUCTION DE L'ARMEE ROYALISTE PAR HOCHE.--CAUSE DU PEU DE SUCCES DE CETTE TENTATIVE.--PAIX AVEC L'ESPAGNE.--PASSAGE DU RHIN PAR LES ARMEES FRANCAISES. La situation des armees avait peu change, et quoique une moitie de la belle saison fut ecoulee, il ne s'etait passe aucun evenement important. Moreau avait recu le commandement de l'armee du Nord, campee en Hollande; Jourdan, celui de l'armee de Sambre-et-Meuse, placee sur le Rhin, vers Cologne; Pichegru, celui de l'armee du Rhin, cantonnee depuis Mayence jusqu'a Strasbourg. Les troupes etaient dans une penurie qui n'avait fait que s'augmenter par le relachement de tous les ressorts du gouvernement, et par la ruine du papier-monnaie. Jourdan n'avait pas un equipage de pont pour passer le Rhin, ni un cheval pour trainer son artillerie et ses bagages. Kleber, devant Mayence, n'avait pas le quart du materiel necessaire pour assieger cette place. Les soldats desertaient tous a l'interieur. La plupart croyaient avoir assez fait pour la republique, en portant ses drapeaux victorieux jusqu'au Rhin. Le gouvernement ne savait pas les nourrir; il ne savait ni occuper ni rechauffer leur ardeur par de grandes operations. Il n'osait pas ramener par la force ceux qui desertaient leurs drapeaux. On savait que les jeunes gens de la premiere requisition, rentres dans l'interieur, n'etaient ni recherches ni punis; a Paris meme ils etaient dans la faveur des comites, dont ils formaient souvent la milice volontaire. Aussi le nombre des desertions etait considerable; les armees avaient perdu le quart de leur effectif, et on sentait partout ce relachement general qui detache le soldat du service, mecontente les chefs, et met leur fidelite en peril. Le depute Aubry, charge, au comite de salut public, du personnel de l'armee, y avait opere une veritable reaction contre tous les officiers patriotes, en faveur de ceux qui n'avaient pas servi dans les deux grandes annees de 93 et 94. Si les Autrichiens n'avaient pas ete si demoralises, c'eut ete le moment pour eux de se venger de leurs revers; mais ils se reorganisaient lentement au-dela du Rhin, et ils n'osaient rien faire pour empecher les deux seules operations tentees par les armees francaises, le siege de Luxembourg et celui de Mayence. Ces deux places etaient les seuls points que la coalition conservat sur la rive gauche du Rhin. La chute de Luxembourg achevait la conquete des Pays-Bas, et la rendait definitive; celle de Mayence privait les imperiaux d'une tete de pont, qui leur permettait toujours de franchir le Rhin en surete. Luxembourg, bloque pendant tout l'hiver et le printemps, se rendit par famine, le 6 messidor (24 juin). Mayence ne pouvait tomber que par un siege, mais le materiel manquait; il fallait investir la place sur les deux rives, et, pour cela, il etait necessaire que Jourdan ou Pichegru franchissent le Rhin; operation difficile en presence des Autrichiens, et impossible sans des equipages de pont. Ainsi, nos armees, quoique victorieuses, etaient arretees par le Rhin, qu'elles ne pouvaient traverser faute de moyens, et se ressentaient, comme toutes les parties du gouvernement, de la faiblesse de l'administration actuelle. Sur la frontiere des Alpes, notre situation etait moins satisfaisante encore. Sur le Rhin, du moins, nous avions fait l'importante conquete du Luxembourg; tandis que du cote de la frontiere d'Italie nous avions recule. Kellermann commandait les deux armees des Alpes; elles etaient dans le meme etat de penurie que toutes les autres; et, outre la desertion, elles avaient encore ete affaiblies par divers detachemens. Le gouvernement avait imagine un coup de main ridicule sur Rome. Voulant venger l'assassinat de Basseville, il avait mis dix mille hommes sur l'escadre de Toulon, reparee entierement par les soins de l'ancien comite de salut public; il voulait les envoyer a l'embouchure du Tibre, pour aller frapper une contribution sur la cite papale, et revenir promptement ensuite sur leurs vaisseaux. Heureusement un combat naval livre contre lord Hotam, apres lequel les deux escadres s'etaient retirees egalement maltraitees, empecha l'execution de ce projet. On rendit a l'armee d'Italie la division qu'on en avait tiree; mais il fallait en meme temps envoyer un corps a Toulon, pour combattre les terroristes, un autre a Lyon, pour desarmer la garde nationale, qui avait laisse egorger les patriotes. De cette maniere, les deux armees des Alpes se trouvaient privees d'une partie de leurs forces en presence des Piemontais et des Autrichiens, renforces de dix mille hommes venus du Tyrol. Le general Devins, profitant du moment ou Kellermann venait de detacher une de ses divisions sur Toulon, avait attaque sa droite vers Genes. Kellermann, ne pouvant resister a un effort superieur, avait ete oblige de se replier. Occupant toujours avec son centre le col de Tende, sur les Alpes, il avait cesse de s'etendre par sa droite jusqu'a Genes, et avait pris position derriere la ligne de Borghetto. On devait craindre de ne pouvoir bientot plus communiquer avec Genes, dont le commerce des grains allait rencontrer de grands obstacles des que la riviere du Ponant serait occupee par l'ennemi. En Espagne, rien de decisif n'avait ete execute. Notre armee des Pyrenees orientales occupait toujours la Catalogne jusqu'aux bords de la Fluvia. D'inutiles combats avaient ete livres sur les bords de cette riviere, sans pouvoir prendre position au-dela. Aux Pyrenees occidentales, Moncey organisait son armee devoree de maladies, pour rentrer dans le Guipuscoa et s'avancer en Navarre. Quoique nos armees n'eussent rien perdu, excepte en Italie, qu'elles eussent meme conquis l'une des premieres places de l'Europe, elles etaient, comme on voit, mal administrees, faiblement conduites, et se ressentaient de l'anarchie generale qui regnait dans toutes les parties de l'administration. C'etait donc un moment favorable, non pour les vaincre, car le peril leur eut rendu leur energie, mais pour faire des tentatives sur leur fidelite, et pour essayer des projets de contre-revolution. On a vu les royalistes et les cabinets etrangers concerter diverses entreprises sur les provinces insurgees; on a vu Puisaye et l'Angleterre s'occuper d'un plan de descente en Bretagne; l'agence de Paris et l'Espagne projeter une expedition dans la Vendee. L'emigration songeait en meme temps a penetrer en France par un autre point. Elle voulait nous attaquer par l'Est, tandis que les expeditions tentees par l'Espagne et l'Angleterre s'effectueraient dans l'Ouest. Le prince de Conde avait son quartier-general sur le Rhin, ou il commandait un corps de deux mille cinq cents fantassins et de quinze cents cavaliers. Il devait etre ordonne a tous les emigres courant sur le continent de se reunir a lui, sous peine de n'etre pas soufferts par les puissances sur leur territoire; son corps se trouverait ainsi augmente de tous les emigres restes inutiles; et laissant les Autrichiens occupes sur le Rhin a contenir les armees republicaines, il tacherait de penetrer par la Franche-Comte, et de marcher sur Paris, tandis que le comte d'Artois, avec les insurges de l'Ouest, s'en approcherait de son cote. Si on ne reussissait pas, on avait l'espoir d'obtenir au moins une capitulation comme celle des Vendeens; on avait les memes raisons pour la demander. "Nous sommes, diraient les emigres qui auraient concouru a cette expedition, des Francais qui avons eu recours a la guerre civile, mais en France, et sans meler des etrangers dans nos rangs." C'etait meme, disaient les partisans de ce projet, le seul moyen pour les emigres de rentrer en France, soit par la contre-revolution, soit par une amnistie. Le gouvernement anglais, qui avait pris le corps de Conde a sa solde, et qui desirait fort une diversion vers l'Est, tandis qu'il opererait par l'Ouest, insistait pour que le prince de Conde fit une tentative, n'importe laquelle. Il lui faisait promettre, par son ambassadeur en Suisse, Wickam, des secours en argent, et les moyens necessaires pour former de nouveaux regimens. Le prince intrepide ne demandait pas mieux que d'avoir une entreprise a tenter; il etait tout a fait incapable de diriger une affaire, ou une bataille, mais il etait pret a marcher tete baissee sur le danger, des qu'on le lui aurait indique. On lui suggera l'idee de faire une tentative de seduction aupres de Pichegru, qui commandait l'armee du Rhin. Le terrible comite de salut public n'effrayait plus les generaux, et n'avait plus l'oeil ouvert et la main levee sur eux: la republique, payant ses officiers en assignats, leur donnait a peine de quoi satisfaire a leurs besoins les plus pressans: les desordres eleves dans son sein mettaient son existence en doute, et alarmaient les ambitieux qui craignaient de perdre par sa chute les hautes dignites qu'ils avaient acquises. On savait que Pichegru aimait les femmes et la debauche; que les 4,000 francs qu'il recevait par mois, en assignats, valant a peine 200 francs sur la frontiere, ne pouvaient lui suffire, et qu'il etait degoute de servir un gouvernement chancelant. On se souvenait qu'en germinal il avait prete main-forte contre les patriotes, aux Champs-Elysees. Toutes ces circonstances firent penser que Pichegru serait peut-etre accessible a des offres brillantes. En consequence, le prince s'adressa pour l'execution de ce projet a M. de Montgaillard, et celui-ci a un libraire de Neuchatel, M. Fauche-Borel, qui, sujet d'une republique sage et heureuse, allait se faire le serviteur obscur d'une dynastie sous laquelle il n'etait pas ne. Ce M. Fauche-Borel se rendit a Altkirch, ou etait le quartier-general de Pichegru. Apres l'avoir suivi dans plusieurs revues, il finit par attirer son attention a force de s'attacher a ses pas; enfin il osa l'aborder dans un corridor: il lui parla d'abord d'un manuscrit qu'il voulait lui dedier, et Pichegru ayant en quelque sorte provoque ses confidences, il finit par s'expliquer. Pichegru lui demanda une lettre du prince de Conde lui-meme, pour savoir a qui il avait affaire. Fauche-Borel retourna aupres de M. de Montgaillard, celui-ci aupres du prince. Il fallut passer une nuit entiere pour faire ecrire au prince une lettre de huit lignes. Tantot il ne voulait pas qualifier Pichegru de general, car il craignait de reconnaitre la republique; tantot il ne voulait pas mettre ses armes sur l'enveloppe. Enfin la lettre ecrite, Fauche-Borel retourna aupres de Pichegru, qui, ayant vu l'ecriture du prince, entra aussitot en pourparlers. On lui offrait, pour lui, le grade de marechal, le gouvernement de l'Alsace, un million en argent, le chateau et le parc de Chambord en propriete, avec douze pieces de canon prises sur les Autrichiens, une pension de 200,000 francs de rente, reversible a sa femme et a ses enfans. On lui offrait, pour son armee, la conservation de tous les grades, une pension pour les commandans de place qui se rendraient, et l'exemption d'impot, pendant quinze ans, pour les villes qui ouvriraient leurs portes. Mais on demandait que Pichegru arborat le drapeau blanc, qu'il livrat la place d'Huningue au prince de Conde, et qu'il marchat avec lui sur Paris. Pichegru etait trop fin pour accueillir de pareilles propositions. Il ne voulait pas livrer Huningue et arborer le drapeau blanc dans son armee: c'etait beaucoup trop s'engager et se compromettre. Il demandait qu'on lui laissat passer le Rhin avec un corps d'elite; la il promettait d'arborer le drapeau blanc; de prendre avec lui le corps de Conde, et de marcher ensuite sur Paris. On ne voit pas ce que son projet pouvait y gagner; car il etait aussi difficile de seduire l'armee au-dela qu'en-deca du Rhin; mais il ne courait pas le danger de livrer une place, d'etre surpris en la livrant, et de n'avoir aucune excuse a donner a sa trahison. Au contraire, en se transportant au-dela du Rhin, il etait encore maitre de ne pas consommer la trahison, s'il ne s'entendait pas avec le prince et les Autrichiens; ou, s'il etait decouvert trop tot, il pouvait profiter du passage obtenu pour executer les operations que lui commandait son gouvernement, et dire ensuite qu'il n'avait ecoute les propositions de l'ennemi que pour en profiter contre lui. Dans l'un et l'autre cas, il se reservait le moyen de trahir ou la republique ou le prince avec lequel il traitait. Fauche-Borel retourna aupres de ceux qui l'envoyaient; mais on le renvoya de nouveau pour qu'il insistat sur les memes propositions; il alla et revint ainsi plusieurs fois, sans pouvoir terminer le differend, qui consistait toujours en ce que le prince voulait obtenir Huningue, et Pichegru le passage du Rhin. Ni l'un ni l'autre ne voulait faire l'avance d'un si grand avantage. Le motif qui empechait surtout le prince de consentir a ce qu'on lui demandait, c'etait la necessite de recourir aux Autrichiens pour obtenir l'autorisation de livrer le passage; il desirait agir sans leur concours, et avoir a lui seul l'honneur de la contre-revolution. Cependant il parait qu'il fut oblige d'en referer au conseil aulique; et dans cet intervalle, Pichegru, surveille par les representans, fut oblige de suspendre ses correspondances et sa trahison. Pendant que ceci se passait a l'armee, les agens de l'interieur, Lemaitre, Brottier, Despomelles, Laville-Heurnois, Duverne de Presle et autres, continuaient leurs intrigues. Le jeune prince, fils de Louis XVI, etait mort d'une tumeur au genou, provenant d'un vice scrofuleux. Les agens royalistes avaient dit qu'il etait mort empoisonne, et s'etaient empresses de rechercher les ouvrages sur le ceremonial du sacre, pour les envoyer a Verone. Le regent etait devenu roi pour eux, et s'appelait Louis XVIII. Le comte d'Artois etait devenu Monsieur. La pacification n'avait ete qu'apparente dans les pays insurges. Les habitans, qui commencaient a jouir d'un peu de repos et de securite, etaient, il est vrai, disposes a demeurer en paix, mais les chefs et les hommes aguerris qui les entouraient n'attendaient que l'occasion de reprendre les armes. Charette, ayant a sa disposition ces gardes territoriales ou s'etaient reunis tous ceux qui avaient le gout decide de la guerre, ne songeait, sous pretexte de faire la police du pays, qu'a preparer un noyau d'armee pour rentrer en campagne. Il ne quittait plus son camp de Belleville, et y recevait continuellement les envoyes royalistes. L'agence de Paris lui avait fait parvenir une lettre de Verone, en reponse a la lettre ou il cherchait a excuser la pacification. Le pretendant le dispensait d'excuses, lui continuait sa confiance et sa faveur, le nommait lieutenant-general, et lui annoncait les prochains secours de l'Espagne. Les agens de Paris, encherissant sur les expressions du prince, flattaient l'ambition de Charette de la plus grande perspective: ils lui promettaient le commandement de tous les pays royalistes, et une expedition considerable qui devait partir des ports de l'Espagne, apporter des secours et les princes francais. Quant a celle qui se preparait en Angleterre, ils paraissaient n'y pas croire. Les Anglais, disaient-ils, avaient toujours promis et toujours trompe; il fallait du reste se servir de leurs moyens si on pouvait, mais s'en servir dans un tout autre but que celui qu'ils se proposaient; il fallait faire aborder en Vendee les secours destines a la Bretagne, et soumettre cette contree a Charette, qui avait seul la confiance du roi actuel. De telles idees devaient flatter a la fois et l'ambition de Charette, et sa haine contre Stofflet, et sa jalousie contre l'importance recente de Puisaye, et son ressentiment contre l'Angleterre, qu'il accusait de n'avoir jamais rien fait pour lui. Quant a Stofflet, il avait moins de disposition que Charette a reprendre les armes, quoiqu'il eut montre beaucoup plus de repugnance a les deposer. Son pays etait plus sensible que les autres aux avantages de la paix, et montrait un grand eloignement pour la guerre. Lui-meme etait profondement blesse des preferences donnees a Charette. Il avait tout autant merite ce grade de lieutenant-general qu'on donnait a son rival, et il etait fort degoute par l'injustice dont il se croyait l'objet. La Bretagne, organisee comme auparavant, etait toute disposee a un soulevement. Les chefs de chouans avaient obtenu, comme les chefs vendeens, l'organisation de leurs meilleurs soldats en compagnies regulieres, sous le pretexte d'assurer la police du pays. Chacun des chefs s'etait forme une compagnie de chasseurs, portant l'habit et le pantalon verts, le gilet rouge, et composee des chouans les plus intrepides. Cormatin, continuant son role, se donnait une importance ridicule. Il avait etabli a La Prevalaye ce qu'il appelait son quartier-general; il envoyait publiquement des ordres, dates de ce quartier, a tous les chefs de chouans; il se transportait de divisions en divisions pour organiser les compagnies de chasseurs; il affectait de reprimer les infractions a la treve, quand il y en avait de commises, et semblait etre veritablement le gouverneur de la Bretagne. Il venait souvent a Rennes avec son uniforme de chouan, qui etait devenu a la mode: la, il recueillait dans les cercles les temoignages de la consideration des habitans et les caresses des femmes, qui croyaient voir en lui un personnage important et le chef du parti royaliste. Secretement, il continuait de disposer les chouans a la guerre, et de correspondre avec les agens royalistes. Son role, a l'egard de Puisaye, etait embarrassant; il lui avait desobei, il avait trompe sa confiance, et des lors il ne lui etait reste d'autre ressource que de se jeter dans les bras des agens de Paris, qui lui faisaient esperer le commandement de la Bretagne, et l'avaient mis dans leurs projets avec l'Espagne. Cette puissance promettait 1,500,000 francs par mois, a condition qu'on agirait sans l'Angleterre. Rien ne convenait mieux a Cormatin qu'un plan qui le ferait rompre avec l'Angleterre et Puisaye. Deux autres officiers, que Puisaye avait envoyes de Londres en Bretagne, MM. de la Vieuville et Dandigne, etaient entres aussi dans le systeme des agens de Paris et s'etaient persuade que l'Angleterre voulait tromper, comme a Toulon, se servir des royalistes pour avoir un port, faire combattre des Francais contre des Francais, mais ne donner aucun secours reel, capable de relever le parti des princes et d'assurer leur triomphe. Tandis qu'une partie des chefs bretons abondait dans ces idees, ceux du Morbihan, du Finistere, des Cotes-du-Nord, lies depuis long-temps a Puisaye, habitues a servir sous lui, organises par ses soins, et etrangers aux intrigans de Paris, lui etaient demeures attaches, appelaient Cormatin un traitre, et ecrivaient a Londres qu'ils etaient prets a reprendre les armes. Ils faisaient des preparatifs, achetaient des munitions et de l'etoffe pour se faire des collets noirs, embauchaient les soldats republicains, et les entrainaient a deserter. Ils y reussissaient, parce que, maitres du pays, ils avaient des subsistances en abondance, et que les soldats republicains, mal nourris et n'ayant que des assignats pour suppleer a la ration, etaient obliges pour vivre d'abandonner leurs drapeaux. D'ailleurs, on avait eu l'imprudence de laisser beaucoup de Bretons dans les regimens qui servaient contre les pays royalistes, et il etait tout naturel qu'ils se missent dans les rangs de leurs compatriotes. Hoche, toujours vigilant, observait avec attention l'etat du pays; il voyait les patriotes poursuivis sous le pretexte de la loi du desarmement, les royalistes pleins de jactance, les subsistances resserrees par les fermiers, les routes peu sures, les voitures publiques obligees de partir en convois pour se faire escorter, les chouans formant des conciliabules secrets, des communications se renouvelant frequemment avec les iles Jersey, et il avait ecrit au comite et aux representans que la pacification etait une insigne duperie, que la republique etait jouee, que tout annoncait une reprise d'armes prochaine. Il avait employe le temps a former des colonnes mobiles, et a les distribuer dans tout le pays, pour y assurer la tranquillite, et fondre sur le premier rassemblement qui se formerait. Mais le nombre de ses troupes etait insuffisant pour la surface de la contree et l'immense etendue des cotes. A chaque instant la crainte d'un mouvement dans une partie du pays, ou l'apparition des flottes anglaises sur les cotes, exigeait la presence de ses colonnes, et les epuisait en courses continuelles. Pour suffire a un pareil service, il fallait de sa part et de celle de l'armee une resignation plus meritoire cent fois que le courage de braver la mort. Malheureusement ses soldats se dedommageaient de leurs fatigues par des exces; il en etait desole, et il avait autant de peine a les reprimer qu'a surveiller l'ennemi. Bientot il eut occasion de saisir Cormatin en flagrant delit. On intercepta des depeches de lui a divers chefs de chouans, et on acquit la preuve materielle de ses secretes menees. Instruit qu'il devait se trouver un jour de foire a Rennes avec une foule de chouans deguises, et craignant qu'il ne voulut faire une tentative sur l'arsenal, Hoche le fit arreter le 6 prairial au soir, et mit ainsi un terme a son role. Les differens chefs se recrierent aussitot, et se plaignirent de ce qu'on violait la treve. Hoche fit imprimer en reponse les lettres de Cormatin, et l'envoya avec ses complices dans les prisons de Cherbourg; en meme temps il tint toutes ses colonnes pretes a fondre sur les premiers rebelles qui se montreraient. Dans le Morbihan, le chevalier Desilz, s'etant souleve, fut attaque aussitot par le general Josnet, qui lui detruisit trois cents hommes, et le mit en deroute complete; ce chef perit dans l'action. Dans les Cotes-du-Nord, Bois-Hardi se souleva aussi; son corps fut disperse, lui-meme fut pris et tue. Les soldats, furieux contre la mauvaise foi de ce jeune chef, qui etait le plus redoutable du pays, lui couperent la tete et la porterent au bout d'une baionnette. Hoche, indigne de ce defaut de generosite, ecrivit la lettre la plus noble a ses soldats, et fit rechercher les coupables pour les punir. Cette destruction si prompte des deux chefs qui avaient voulu se soulever en imposa aux autres, ils resterent immobiles, attendant avec impatience l'arrivee de cette expedition qu'on leur annoncait depuis si long-temps. Leur cri etait: _Vive le roi, l'Angleterre et Bonchamps!_ Dans ce moment, de grands preparatifs se faisaient a Londres. Puisaye s'etait parfaitement entendu avec les ministres anglais. On ne lui accordait plus tout ce qu'on lui avait promis d'abord, parce que la pacification diminuait la confiance; mais on lui accordait les regimens emigres, et un materiel considerable pour tenter le debarquement; on lui promettait de plus toutes les ressources de la monarchie, si l'expedition avait un commencement de succes. L'interet seul de l'Angleterre devait faire croire a ces promesses; car, chassee du continent depuis la conquete de la Hollande, elle recouvrait un champ de bataille, elle transportait ce champ de bataille au coeur meme de la France, et composait ses armees avec des Francais. Voici les moyens qu'on donnait a Puisaye. Les regimens emigres du continent etaient, depuis la campagne presente, passes au service de l'Angleterre; ceux qui formaient le corps de Conde devaient, comme on l'a vu, rester sur le Rhin; les autres, qui n'etaient plus que des debris, devaient s'embarquer aux bouches de l'Elbe, et se transporter en Bretagne. Outre ces anciens regimens qui portaient la cocarde noire, et qui etaient fort degoutes du service infructueux et meurtrier auquel ils avaient ete employes par les puissances, l'Angleterre avait consenti a former neuf regimens nouveaux qui seraient a sa solde, mais qui porteraient la cocarde blanche, afin que leur destination parut plus francaise. La difficulte consistait a les recruter; car si dans le premier moment de ferveur les emigres avaient consenti a servir comme soldats, ils ne le voulaient plus aujourd'hui. On songea a prendre sur le continent des deserteurs ou des prisonniers francais. Des deserteurs, on n'en trouva pas, car le vainqueur ne deserte pas au vaincu: on se replia sur les prisonniers francais. Le comte d'Hervilly ayant trouve a Londres des refugies toulonnais qui avaient forme un regiment, les enrola dans le sien, et parvint ainsi a le porter a onze ou douze cents hommes, c'est-a-dire a plus des deux tiers du complet. Le comte d'Hector composa le sien de marins qui avaient emigre, et le porta a six cents hommes. Le comte du Dresnay trouva dans les prisons des Bretons enroles malgre eux lors de la premiere requisition, et faits prisonniers pendant la guerre: il en recueillit quatre ou cinq cents. Mais ce fut la tout ce qu'on put reunir de Francais pour servir dans ces regimens a cocarde blanche. Ainsi, sur les neuf, trois seulement etaient formes, dont un aux deux tiers du complet, et deux au tiers seulement. Il y avait encore a Londres le lieutenant-colonel Rothalier, qui commandait quatre cents canonniers toulonnais. On en forma un regiment d'artillerie: on y joignit quelques ingenieurs francais, dont on composa un corps du genie. Quant a la foule des emigres, qui ne voulaient plus servir que dans leurs anciens grades, et qui ne trouvaient pas de soldats pour se composer des regimens, on resolut d'en former des cadres qu'on remplirait en Bretagne avec les insurges. La, les hommes ne manquant pas, et les officiers instruits etant rares, ils devaient trouver leur emploi naturel. On les envoya a Jersey pour les y organiser et les tenir prets a suivre la descente. En meme temps qu'il se formait des troupes, Puisaye cherchait a se donner des finances. L'Angleterre lui promit d'abord du numeraire en assez grande quantite; mais il voulut se procurer des assignats. En consequence, il se fit autoriser par les princes a en fabriquer trois milliards de faux; il y employa les ecclesiastiques oisifs qui n'etaient pas bons a porter l'epee. L'eveque de Lyon, jugeant cette mesure autrement que ne faisaient Puisaye et les princes, defendit aux ecclesiastiques d'y prendre part. Puisaye eut recours alors a d'autres employes, et fabriqua la somme qu'il avait le projet d'emporter. Il voulait aussi un eveque qui remplit le role du legat de pape aupres des pays catholiques. Il se souvenait qu'un intrigant, le pretendu eveque d'Agra, en se donnant ce titre usurpe dans la premiere Vendee, avait eu sur l'esprit des paysans une influence extraordinaire; il prit en consequence avec lui l'eveque de Dol, qui avait une commission de Rome. Il se fit donner ensuite par le comte d'Artois les pouvoirs necessaires pour commander l'expedition et nommer a tous les grades en attendant son arrivee. Le ministere anglais, de son cote, lui confia la direction de l'expedition; mais, se defiant de sa temerite et de son extreme ardeur a toucher terre, il chargea le comte d'Hervilly de commander les regimens emigres jusqu'au moment ou la descente serait operee. Toutes les dispositions etant faites, on embarqua sur une escadre le regiment d'Hervilly, les deux regimens d'Hector et du Dresnay, portant tous la cocarde blanche, les quatre cents artilleurs toulonnais, commandes par Rothalier, et un regiment emigre d'ancienne formation, celui de La Chatre, connu sous le nom de Loyal-Emigrant, et reduit, par la guerre sur le continent, a quatre cents hommes. On reservait ce valeureux reste pour les actions decisives. On placa sur cette escadre des vivres pour une armee de six mille hommes pendant trois mois, cent chevaux de selle et de trait, dix-sept mille uniformes complets d'infanterie, quatre mille de cavalerie, vingt-sept mille fusils, dix pieces de campagne, six cents barils de poudre. On donna a Puisaye dix mille louis en or et des lettres de credit sur l'Angleterre, pour ajouter a ses faux assignats des moyens de finance plus assures. L'escadre qui portait cette expedition se composait de trois vaisseaux de ligne de 74 canons, de deux fregates de 44, de quatre vaisseaux de 30 a 36, de plusieurs chaloupes canonnieres et vaisseaux de transport. Elle etait commandee par le commodore Waren, l'un des officiers les plus distingues et les plus braves de la marine anglaise. C'etait la premiere division. Il etait convenu qu'aussitot apres son depart, une autre division navale irait prendre a Jersey les emigres organises en cadres; qu'elle croiserait quelque temps devant Saint-Malo, ou Puisaye avait pratique des intelligences et que des traitres avaient promis de lui livrer; et qu'apres cette croisiere, si Saint-Malo n'etait pas livre, elle viendrait rejoindre Puisaye et lui amener les cadres. En meme temps des vaisseaux de transport devaient aller a l'embouchure de l'Elbe prendre les regimens emigres a cocarde noire, pour les transporter aupres de Puisaye. On pensait que ces divers detachemens arriveraient presque en meme temps que lui. Si tout ce qu'il avait dit se realisait, si le debarquement s'operait sans difficulte, si une partie de la Bretagne accourait au-devant de lui, s'il pouvait prendre une position solide sur les cotes de France, soit qu'on lui livrat Saint-Malo, Lorient, le Port-Louis, ou un port quelconque, alors une nouvelle expedition, portant une armee anglaise, de nouveaux secours en materiel, et le comte d'Artois, devait sur-le-champ mettre a la voile. Lord Moira etait parti en effet pour aller chercher le prince sur le continent. Il n'y avait qu'un reproche a faire a ces dispositions, c'etait de diviser l'expedition en plusieurs detachemens, mais surtout de ne pas mettre le prince francais a la tete du premier. L'expedition mit a la voile vers la fin de prairial (mi-juin). Puisaye emmenait avec lui l'eveque de Dol, un clerge nombreux, et quarante gentilshommes portant tous un nom illustre, et servant comme simples volontaires. Le point de debarquement etait un mystere, excepte pour Puisaye, le commodore Waren, et MM. de Tinteniac et d'Allegre, que Puisaye avait expedies pour annoncer son arrivee. Apres avoir longuement delibere, on avait prefere le Sud de la Bretagne au nord, et on s'etait decide pour la baie de Quiberon, qui etait une des meilleures et des plus sures du continent, et que les Anglais connaissaient a merveille, parce qu'ils y avaient mouille tres long-temps. Tandis que l'expedition faisait voile, Sidney Smith, lord Cornwalis, faisaient des menaces sur toutes les cotes, pour tromper les armees republicaines sur le veritable point de debarquement; et lord Bridport, avec l'escadre qui etait en station aux iles d'Ouessant, protegeait le convoi. La marine francaise de l'Ocean etait peu redoutable depuis la malheureuse croisiere du dernier hiver, pendant laquelle la flotte de Brest avait horriblement souffert du mauvais temps. Cependant Villaret-Joyeuse avait recu ordre de sortir avec neuf vaisseaux de ligne mouilles a Brest, pour aller rallier une division bloquee a Belle-Isle. Il partit, et, apres avoir rallie cette division, et donne la chasse a quelques vaisseaux anglais, il revenait vers Brest, lorqu'il essuya un coup de vent qui dispersa son escadre. Il perdit du temps a la reunir de nouveau, et, dans cet intervalle, il rencontra l'expedition destinee pour les cotes de France. Il etait superieur en nombre, et il pouvait l'enlever tout entiere; mais le Commodore Waren, apercevant le danger, se couvrit de toutes ses voiles, et placa son convoi au loin, de maniere a figurer une seconde ligne; en meme temps il envoya deux cotres a la recherche de la grande escadre de lord Bridport. Villaret, ne croyant pas pouvoir combattre avec avantage, reprit sa marche sur Brest, suivant les instructions qu'il avait recues. Mais lord Bridport arriva dans cet instant, et attaqua aussitot la flotte republicaine. C'etait le 5 messidor (23 juin). Villaret, voulant se former sur _l'Alexandre_, qui etait un mauvais marcheur, perdit un temps irreparable a manoeuvrer. La confusion se mit dans sa ligne: il perdit trois vaisseaux, _l'Alexandre, le Formidable_ et _le Tigre_, et, sans pouvoir regagner Brest, fut oblige de se jeter dans Lorient. L'expedition ayant ainsi signale son debut par une victoire navale, fit voile vers la baie de Quiberon. Une division de l'escadre alla sommer la garnison de Belle-Isle, au nom du roi de France; mais elle ne recut du general Boucret qu'une reponse energique et des coups de canon. Le convoi vint mouiller dans la baie meme de Quiberon, le 7 messidor (25 juin). Puisaye, d'apres les renseignemens qu'il s'etait procures, savait qu'il y avait peu de troupes sur la cote; il voulait, dans son ardeur, descendre sur-le-champ a terre. Le comte d'Hervilly, qui etait brave, capable de bien discipliner un regiment, mais incapable de bien diriger une operation, et surtout fort chatouilleux en fait d'autorite et de devoir, dit qu'il commandait les troupes, qu'il repondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne les hasarderait pas sur une cote ennemie et inconnue, avant d'avoir fait une reconnaissance. Il perdit un jour entier a promener une lunette sur la cote; et, quoiqu'il n'eut pas apercu un soldat, il refusa cependant de mettre les troupes a terre. Puisaye et le commodore Waren ayant decide la descente, d'Hervilly y consentit enfin, et, le 9 messidor (27 juin), ces Francais imprudens et aveugles descendirent pleins de joie sur cette terre ou ils apportaient la guerre civile, et ou ils devaient trouver un si triste sort. La baie dans laquelle ils avaient aborde est formee, d'un cote, par le rivage de la Bretagne, de l'autre par une presqu'ile, large de pres d'une lieue, et longue de deux: c'est la fameuse presqu'ile de Quiberon. Elle se joint a la terre par une langue de sable etroite, longue d'une lieue, et nommee la Falaise. Le fort Penthievre, place entre la presqu'ile et la Falaise, defend l'approche du cote de la terre. Il y avait dans ce fort sept cents hommes de garnison. La baie, formee par cette presqu'ile et la cote, offre aux vaisseaux l'une des rades les plus sures et les mieux abritees du continent. L'expedition avait debarque dans le fond de la baie, au village de Carnac. A l'instant ou elle arrivait, divers chefs, Dubois-Berthelot, d'Allegre, George Cadoudal, Mercier, avertis par Tinteniac, accoururent avec leurs troupes, disperserent quelques detachemens qui gardaient la cote, les replierent dans l'interieur, et se rendirent au rivage. Ils amenaient quatre ou cinq mille hommes aguerris, mais mal armes, mal vetus, n'allant point en rang, et ressemblant plutot a des pillards qu'a des soldats. A ces chouans s'etaient reunis les paysans du voisinage, criant _vive le roi!_ et apportant des oeufs, des volailles, des vivres de toute espece, a cette armee liberatrice qui venait leur rendre leur prince et leur religion. Puisaye, plein de joie a cet aspect, comptait deja que toute la Bretagne allait s'insurger. Les emigres qui l'accompagnaient eprouvaient d'autres impressions. Ayant vecu dans les cours, ou servi dans les plus belles armees de l'Europe, ils voyaient avec degout, et avec peu de confiance, les soldats qu'on allait leur donner a commander. Deja les railleries, les plaintes commencaient a circuler. On apporta des caisses de fusils et d'habits; les chouans fondirent dessus; des sergens du regiment d'Hervilly voulurent retablir l'ordre; une rixe s'engagea, et, sans Puisaye, elle aurait pu avoir des suites funestes. Ces premieres circonstances etaient peu propres a etablir la confiance entre les insurges et les troupes regulieres, qui, venant d'Angleterre et appartenant a cette puissance, etaient a ce titre un peu suspectes aux chouans. Cependant on arma les bandes qui arrivaient, et dont le nombre s'eleva a dix mille hommes en deux jours. On leur livra des habits rouges et des fusils, et Puisaye voulut ensuite leur donner des chefs. Il manquait d'officiers, car les quarante gentilshommes volontaires qui l'avaient suivi etaient fort insuffisans; il n'avait pas encore les cadres a sa disposition, car, suivant le plan convenu, ils croisaient encore devant Saint-Malo; il voulait donc prendre quelques officiers dans les regimens, ou ils etaient en grand nombre, les distribuer parmi les chouans, marcher ensuite rapidement sur Vannes et sur Rennes, ne pas donner le temps aux republicains de se reconnaitre, soulever toute la contree, et venir prendre position derriere l'importante ligne de Mayenne. La, maitre de quarante lieues de pays, ayant souleve toute la population, Puisaye pensait qu'il serait temps d'organiser les troupes irregulieres. D'Hervilly, brave, mais vetilleux, methodiste, et meprisant ces chouans irreguliers, refusa ces officiers. Au lieu de les donner aux chouans, il voulait choisir parmi ceux-ci des hommes pour completer les regimens, et puis, s'avancer en faisant des reconnaissances et en choisissant des positions. Ce n'etait pas la le plan de Puisaye. Il essaya de se servir de son autorite; d'Hervilly la nia, en disant que le commandement des troupes regulieres lui appartenait, qu'il repondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne devait pas les compromettre. Puisaye lui representa qu'il n'avait ce commandement que pendant la traversee, mais qu'arrive sur le sol de la Bretagne, lui, Puisaye, etait le chef supreme, et le maitre des operations. Il envoya sur-le-champ un cotre a Londres, pour faire expliquer les pouvoirs; et, en attendant, il conjura d'Hervilly de ne pas faire manquer l'entreprise par des divisions funestes. D'Hervilly etait brave et plein de bonne foi, mais il etait peu propre a la guerre civile, et il avait une repugnance prononcee pour ces insurges deguenilles. Tous les emigres, du reste, pensaient avec lui qu'ils n'etaient pas faits pour _chouanner_; que Puisaye les compromettait en les amenant en Bretagne; que c'etait en Vendee qu'il aurait fallu descendre, et que la ils auraient trouve l'illustre Charette, et sans doute d'autres soldats. Plusieurs jours s'etaient perdus en demeles de ce genre. On distribua les chouans en trois corps, pour leur faire prendre des positions avancees, de maniere a occuper les routes de Lorient a Hennebon et a Aurai. Tinteniac, avec un corps de deux mille cinq cents chouans, fut place a gauche a Landevant; Dubois-Berthelot, a droite vers Aurai, avec une force a peu pres egale. Le comte de Vauban, l'un des quarante gentilshommes volontaires qui avaient suivi Puisaye, et l'un de ceux que leur reputation, leur merite, placaient au premier rang, fut charge d'occuper une position centrale a Mendon, avec quatre mille chouans, de maniere a pouvoir secourir Tinteniac ou Dubois-Berthelot. Il avait le commandement de toute cette ligne, defendue par neuf a dix mille hommes, et avancee a quatre ou cinq lieues dans l'interieur. Les chouans, qui se virent places la, demanderent aussitot pourquoi on ne mettait pas des troupes de ligne avec eux; ils comptaient beaucoup plus sur ces troupes que sur eux-memes; ils etaient venus pour se ranger autour d'elles, les suivre, les appuyer, mais ils comptaient qu'elles s'avanceraient les premieres pour recevoir le redoutable choc des republicains. Vauban demanda seulement quatre cents hommes, soit pour resister, en cas de besoin, a une premiere attaque, soit pour rassurer ses chouans, leur donner l'exemple, et leur prouver qu'on ne voulait pas les exposer seuls. D'Hervilly refusa d'abord, puis fit attendre, et enfin envoya ce detachement. On etait debarque depuis cinq jours, et on ne s'etait avance qu'a trois ou quatre lieues dans les terres. Puisaye etait fort mecontent; cependant il devorait ces contrarietes, esperant vaincre les lenteurs et les obstacles que lui opposaient ses compagnons d'armes. Pensant qu'a tout evenement il fallait s'assurer un point d'appui, il proposa a d'Hervilly de s'emparer de la presqu'ile, en surprenant le fort Penthievre. Une fois maitres de ce fort, qui fermait la presqu'ile du cote de la terre, appuyes des deux cotes par les escadres anglaises, ils avaient une position inexpugnable; et cette presqu'ile, large d'une lieue, longue de deux, devenait alors un pied a terre aussi sur et plus commode que celui de Saint-Malo, Brest ou Lorient. Les Anglais pourraient y deposer tout ce qu'ils avaient promis en hommes et en munitions. Cette mesure de surete etait de nature a plaire a d'Hervilly; il y consentit, mais il voulait une attaque reguliere sur le fort Penthievre. Puisaye ne l'ecouta pas, et projeta une attaque de vive force; le commodore Waren, plein de zele, offrit de la seconder de tous les feux de son escadre. On commenca a canonner, le 1er juillet (13 messidor), et on fixa l'attaque decisive pour le 3 (15 messidor). Pendant qu'on en faisait les preparatifs, Puisaye envoya des emissaires par toute la Bretagne, afin d'aller reveiller Scepeaux, Charette, Stofflet, et tous les chefs des provinces insurgees. La nouvelle du debarquement s'etait repandue avec une singuliere rapidite; elle parcourut en deux jours toute la Bretagne, et en quelques jours toute la France. Les royalistes pleins de joie, les revolutionnaires de courroux, croyaient voir deja les emigres a Paris. La convention envoya sur-le-champ deux commissaires extraordinaires aupres de Hoche; elle fit choix de Blad et de Tallien. La presence de ce dernier sur le point menace devait prouver que les thermidoriens etaient aussi opposes au royalisme qu'a la terreur. Hoche, plein de calme et d'energie, ecrivit sur-le-champ au comite de salut public, pour le rassurer. "Du calme, lui dit-il, de l'activite, des vivres dont nous manquons, et les douze mille hommes que vous m'avez promis depuis si long-temps." Aussitot il donna des ordres a son chef d'etat-major; il fit placer le general Chabot entre Brest et Lorient, avec un corps de quatre mille hommes, pour voler au secours de celui de ces deux ports qui serait menace: "Veillez surtout, lui dit-il, veillez sur Brest; au besoin, enfermez-vous dans la place, et defendez-vous jusqu'a la mort." Il ecrivit a Aubert-Dubayet, qui commandait les cotes de Cherbourg, de faire filer des troupes sur le nord de la Bretagne, afin de garder Saint-Malo et la cote. Pour garantir le midi, il pria Canclaux, qui veillait toujours sur Charette et Stofflet, de lui envoyer par Nantes et Vannes le general Lemoine avec des secours. Il fit ensuite rassembler toutes ses troupes sur Rennes, Ploermel et Vannes, et les echelonna sur ces trois points pour garder ses derrieres. Enfin il s'avanca lui-meme sur Aurai avec tout ce qu'il put reunir sous sa main. Le 14 messidor (2 juillet), il etait deja de sa personne a Aurai, avec trois a quatre mille hommes. La Bretagne etait ainsi enveloppee tout entiere. Ici devaient se dissiper les illusions que la premiere insurrection de la Vendee avait fait naitre. Parce qu'en 93 les paysans de la Vendee, ne rencontrant devant eux que des gardes nationales composees de bourgeois qui ne savaient pas manier un fusil, avaient pu s'emparer de tout le Poitou et de l'Anjou, et former ensuite dans leurs ravins et leurs bruyeres un etablissement difficile a detruire, on s'imagina que la Bretagne se souleverait au premier signal de l'Angleterre. Mais les Bretons etaient loin d'avoir l'ardeur des premiers Vendeens; quelques bandits seulement, sous le nom de chouans, etaient fortement resolus a la guerre, ou, pour mieux dire, au pillage; et de plus, un jeune capitaine, dont la vivacite egalait le genie, disposant de troupes aguerries, contenait toute une population d'une main ferme et assuree. La Bretagne pouvait-elle se soulever au milieu de pareilles circonstances, a moins que l'armee qui venait la soutenir ne s'avancat rapidement, au lieu de tatonner sur le rivage de l'Ocean? Ce n'etait pas tout: une partie des chouans qui etaient sous l'influence des agens royalistes de Paris, attendaient pour se reunir a Puisaye qu'un prince parut avec lui. Le cri de ces agens et de tous ceux qui partageaient leurs intrigues fut que l'expedition etait insuffisante et fallacieuse, et que l'Angleterre venait en Bretagne repeter les evenemens de Toulon. On ne disait plus qu'elle voulait donner la couronne au comte d'Artois, puisqu'il n'y etait pas, mais au duc d'York; on ecrivit qu'il ne fallait pas seconder l'expedition, mais l'obliger a se rembarquer pour aller descendre aupres de Charette. Celui-ci ne demandait pas mieux. Il repondit aux instances des agens de Puisaye, qu'il avait envoye M. de Scepeaux a Paris, pour reclamer l'execution d'un des articles de son traite; qu'il lui fallait donc attendre le retour de cet officier pour ne pas l'exposer a etre arrete en reprenant les armes. Quant a Stofflet, qui etait bien mieux dispose pour Puisaye, il fit repondre que si on lui assurait le grade de lieutenant-general, il allait marcher sur-le-champ, et faire une diversion sur les derrieres des republicains. Ainsi tout se reunissait contre Puisaye, et des vues opposees aux siennes chez les royalistes de l'interieur, et des jalousies entre les chefs vendeens, et enfin un adversaire habile, disposant de forces bien organisees, et suffisantes pour contenir ce que les Bretons avaient de zele royaliste. C'etait le 15 messidor (3 juillet) que Puisaye avait resolu d'attaquer le fort Penthievre. Les soldats qui le gardaient manquaient de pain depuis trois jours. Menaces d'un assaut de vive force, foudroyes par le feu des vaisseaux, mal commandes, ils se rendirent, et livrerent le fort a Puisaye. Mais dans ce meme moment, Hoche, etabli a Aurai, faisait attaquer tous les postes avances des chouans, pour retablir la communication d'Aurai a Hennebon et Lorient. Il avait ordonne une attaque simultanee sur Landevant et vers le poste d'Aurai. Les chouans de Tinteniac, vigoureusement abordes par les republicains, ne tinrent pas contre des troupes de ligne. Vauban, qui etait place intermediairement a Mendon, accourut avec une partie de sa reserve au secours de Tinteniac; mais il trouva la bande de celui-ci dispersee, et celle qu'il amenait se rompit en voyant la deroute; il fut oblige de s'enfuir, et de traverser meme a la nage deux petits bras de mer, pour venir rejoindre le reste de ses chouans a Mendon. A sa droite, Dubois-Berthelot avait ete repousse: il voyait ainsi les republicains s'avancer a sa droite et a sa gauche, et il allait se trouver en fleche au milieu d'eux. C'est dans ce moment que les quatre cents hommes de ligne qu'il avait demandes lui auraient ete d'une grande utilite pour soutenir ses chouans et les ramener au combat; mais d'Hervilly venait de les rappeler pour l'attaque du fort. Cependant il rendit un peu de courage a ses soldats, et les decida a profiter de l'occasion pour tomber sur les derrieres des republicains, qui s'engageaient tres avant a la poursuite des fuyards. Il se rejeta alors sur sa gauche, et fondit sur un village ou les republicains venaient d'entrer en courant apres les chouans. Ils ne s'attendaient pas a cette brusque attaque, et furent obliges de se replier. Vauban se reporta ensuite vers sa position de Mendon; mais il s'y trouva seul, tout avait fui autour de lui, et il fut oblige de se retirer aussi, mais avec ordre, et apres un acte de vigueur qui avait modere la rapidite de l'ennemi. Les chouans etaient indignes d'avoir ete exposes seuls aux coups des republicains; ils se plaignaient amerement de ce qu'on leur avait enleve les quatre cents hommes de ligne. Puisaye en fit des reproches a d'Hervilly; celui-ci repondit qu'il les avait rappeles pour l'attaque du fort. Ces plaintes reciproques ne reparerent rien, et on resta de part et d'autre fort irrite. Cependant on etait maitre du Fort Penthievre. Puisaye fit debarquer dans la presqu'ile tout le materiel envoye par les Anglais; il y fixa son quartier-general, y transporta toutes les troupes, et resolut de s'y etablir solidement. Il donna des ordres aux ingenieurs pour perfectionner la defense du fort, et y ajouter des travaux avances. On y arbora le drapeau blanc a cote du drapeau anglais, en signe d'alliance entre les rois de France et d'Angleterre. Enfin on decida que chaque regiment fournirait a la garnison un detachement proportionne a sa force. D'Hervilly, qui etait fort jaloux de completer le sien, et de le completer avec de bonnes troupes, proposa aux republicains qu'on avait fait prisonniers de passer a son service, et de former un troisieme bataillon dans son regiment. L'argent, les vivres dont ils avaient manque, la repugnance a rester prisonniers, l'esperance de pouvoir repasser bientot du cote de Hoche, les deciderent, et ils furent enroles dans le corps de d'Hervilly. Puisaye, qui songeait toujours a marcher en avant, et qui ne s'etait arrete a prendre la presqu'ile que pour s'assurer une position sur les cotes, parla vivement a d'Hervilly, lui donna les meilleures raisons pour l'engager a seconder ses vues, le menaca meme de demander son remplacement s'il persistait a s'y refuser. D'Hervilly parut un moment se preter a ses projets. Les chouans, selon Puisaye, n'avaient besoin que d'etre soutenus pour deployer de la bravoure; il fallait distribuer les troupes de ligne sur leur front et sur leurs derrieres, les placer ainsi au milieu, et avec douze ou treize mille hommes, dont trois mille a peu pres de ligne, on pourrait passer sur le corps de Hoche, qui n'avait guere plus de cinq a six mille hommes dans le moment. D'Hervilly consentit a ce plan. Dans cet instant, Vauban, qui sentait sa position tres hasardee, ayant perdu celle qu'il occupait d'abord, demandait des ordres et des secours. D'Hervilly lui envoya un ordre redige de la maniere la plus pedantesque, dans lequel il lui enjoignait de se replier sur Carnac, et lui prescrivait des mouvemens tels qu'on n'aurait pu les faire executer par les troupes les plus manoeuvrieres de l'Europe. Le 5 juillet (17 messidor), Puisaye sortit de la presqu'ile pour passer une revue des chouans, et d'Hervilly en sortit aussi avec son regiment, pour se preparer a executer le projet, forme la veille, de marcher en avant. Puisaye ne trouva que la tristesse, le decouragement et l'humeur chez ces hommes qui, quelques jours auparavant, etaient pleins d'enthousiasme. Ils disaient qu'on voulait les exposer seuls, et les sacrifier aux troupes de ligne. Puisaye les apaisa le mieux qu'il put, et tacha de leur rendre quelque courage. D'Hervilly, de son cote, en voyant ces soldats vetus de rouge, et qui portaient si maladroitement l'uniforme et le fusil a baionnette, dit qu'il n'y avait rien a faire avec de pareilles troupes, et fit rentrer son regiment. Puisaye le rencontra dans cet instant, et lui demanda si c'etait ainsi qu'il executait le plan convenu. D'Hervilly repondit que jamais il ne se hasarderait a marcher avec de pareils soldats; qu'il n'y avait plus qu'a se rembarquer ou a s'enfermer dans la presqu'ile, pour y attendre de nouveaux ordres de Londres; ce qui, dans sa pensee, signifiait l'ordre de descendre en Vendee. Le lendemain, 6 juillet (18 messidor), Vauban fut secretement averti qu'il serait attaque sur toute sa ligne par les republicains. Il se voyait dans une situation des plus dangereuses. Sa gauche s'appuyait a un poste dit de Sainte-Barbe, qui communiquait avec la presqu'ile; mais son centre et sa droite longeaient la cote de Carnac, et n'avaient que la mer pour retraite. Ainsi, s'il etait vivement attaque, sa droite et son centre pouvaient etre jetes a la mer; sa gauche seule se sauvait par Sainte-Barbe a Quiberon. Ses chouans, decourages, etaient incapables de tenir; il n'avait donc d'autre parti a prendre que de replier son centre et sa droite sur sa gauche, et de filer par la Falaise dans la presqu'ile. Mais il s'enfermait alors dans cette langue de terre sans pouvoir en sortir; car le poste de Sainte-Barbe, qu'on abandonnait, sans defense du cote de la terre, etait inexpugnable du cote de la Falaise, et la dominait tout entiere. Ainsi, ce projet de retraite n'etait rien moins que la determination de se renfermer dans la presqu'ile de Quiberon. Vauban demanda donc des secours pour n'etre pas reduit a se retirer. D'Hervilly lui envoya un nouvel ordre, redige dans tout l'appareil du style militaire, et contenant l'injonction de tenir a Carnac jusqu'a la derniere extremite. Puisaye somma aussitot d'Hervilly d'envoyer des troupes; ce qu'il promit. Le lendemain 7 juillet (19 messidor), a la pointe du jour, les republicains s'avancent en colonnes profondes, et viennent attaquer les dix mille chouans sur toute la ligne. Ceux-ci regardent sur la Falaise et ne voient pas arriver les troupes regulieres. Alors ils entrent en fureur contre les emigres qui ne viennent pas a leur secours. Le jeune George Cadoudal, dont les soldats refusent de se battre, les supplie de ne pas se debander; mais ils ne veulent pas l'entendre. George, furieux a son tour, s'ecrie que ces scelerats d'Anglais et d'emigres ne sont venus que pour perdre la Bretagne, et que la mer aurait du les aneantir avant de les transporter sur la cote. Vauban ordonne alors a sa droite et a son centre de se replier sur sa gauche, pour les sauver par la Falaise dans la presqu'ile. Les chouans s'y precipitent aveuglement; la plupart sont suivis de leurs familles, qui fuient la vengeance des republicains. Des femmes, des enfans, des vieillards, emportant leurs depouilles, et meles a plusieurs mille chouans en habit rouge, couvrent cette langue de sable etroite et longue, baignee des deux cotes par les flots, et deja labouree par les balles et les boulets. Vauban, s'entourant alors de tous les chefs, s'efforce de reunir les hommes les plus braves, les engage a ne pas se perdre par une fuite precipitee, et les conjure, pour leur salut et pour leur honneur, de faire une retraite en bon ordre. Ils feront rougir, leur dit-il, cette troupe de ligne qui les laisse seuls exposes a tout le peril. Peu a peu il les rassure, et les decide a tourner la face a l'ennemi, a supporter son feu et a y repondre. Alors, grace a la fermete des chefs, la retraite commence a se faire avec calme; on dispute le terrain pied a pied. Cependant on n'est pas sur encore de resister a une charge vigoureuse, et de n'etre pas jete dans la mer; mais heureusement le brave commodore Waren, s'embossant avec ses vaisseaux et ses chaloupes canonnieres, vient foudroyer les republicains des deux cotes de la Falaise, et les empeche pour ce jour-la de pousser plus loin leurs avantages. Les fugitifs se pressent pour entrer dans le fort, mais on leur en dispute un moment l'entree; ils se precipitent alors sur les palissades, les arrachent, et fondent pele-mele dans la presqu'ile. Dans cet instant, d'Hervilly arrivait enfin avec son regiment; Vauban le rencontre, et dans un mouvement de colere, lui dit qu'il lui demandera compte de sa conduite devant un conseil de guerre. Les chouans se repandent dans l'etendue de la presqu'ile, ou se trouvaient plusieurs villages et quelques hameaux. Tous les logemens etaient pris par les regimens; il s'engage des rixes; enfin les chouans se couchent a terre; on leur donne une demi-ration de riz, qu'ils mangent en nature, n'ayant rien pour la faire cuire. Ainsi cette expedition, qui devait bientot porter le drapeau des Bourbons et des Anglais jusqu'aux bords de la Mayenne, etait maintenant resserree dans cette presqu'ile, longue de deux lieues. On avait douze ou quinze mille bouches de plus a nourrir, et on n'avait a leur donner ni logement, ni bois a bruler, ni ustensiles pour preparer leurs alimens. Cette presqu'ile, defendue par un fort a son extremite, bordee des deux cotes par les escadres anglaises, pouvait opposer une resistance invincible; mais elle devenait tout a coup tres faible par le defaut de vivres. On n'en avait apporte, en effet, que pour nourrir six mille hommes pendant trois mois, et on en avait dix-huit ou vingt mille a faire vivre. Sortir de cette position par une attaque subite sur Sainte-Barbe, n'etait guere possible; car les republicains, pleins d'ardeur, retranchaient ce poste de maniere a le rendre inexpugnable du cote de la presqu'ile. Tandis que la confusion, les haines et l'abattement regnaient dans cet informe rassemblement de chouans et d'emigres, dans le camp de Hoche, au contraire, soldats et officiers travaillaient avec zele a elever des retranchemens. "Je voyais, dit Puisaye, les officiers eux-memes, en chemise, et distingues seulement par leur hausse-col, manier la pioche, et hater les travaux de leurs soldats." Cependant Puisaye decida pour la nuit meme une sortie, afin d'interrompre les travaux; mais l'obscurite, le canon de l'ennemi, jeterent la confusion dans les rangs; il fallut rentrer. Les chouans, desesperes, se plaignaient d'avoir ete trompes; ils regrettaient leur ancien genre de guerre, et demandaient qu'on les rendit a leurs forets. Ils mouraient de faim. D'Hervilly, pour les forcer a s'enroler dans les regimens, avait ordonne qu'on ne distribuat que demi-ration aux troupes irregulieres: ils se revolterent. Puisaye, a l'insu duquel l'ordre avait ete rendu, le fit revoquer, et la ration entiere fut accordee. Ce qui distinguait Puisaye, outre son esprit, c'etait une perseverance a toute epreuve; il ne se decouragea pas. Il eut l'idee de choisir l'elite des chouans; de les debarquer en deux troupes, pour parcourir le pays sur les derrieres de Hoche, pour soulever les chefs dont on n'avait pas de nouvelles, et les porter en masse sur le camp de Sainte-Barbe, de maniere a le prendre a revers, tandis que les troupes de la presqu'ile l'attaqueraient de front. Il se delivrait ainsi de six a huit mille bouches, les employait utilement, reveillait le zele singulierement amorti des chefs bretons, et preparait une attaque sur les derrieres du camp de Sainte-Barbe. Le projet arrete, il fit le meilleur choix possible dans les chouans, en donna quatre mille a Tinteniac, avec trois intrepides chefs, George, Mercier et d'Allegre, et trois mille a MM. Jean-Jean et Lantivy. Tinteniac devait etre debarque a Sarzeau, pres de l'embouchure de la Vilaine; Jean-Jean et Lantivy, pres de Quimper. Tous deux devaient, apres un circuit assez long, se reunir a Baud le 14 juillet (26 messidor), et marcher, le 16 au matin, sur les derrieres du camp de Sainte-Barbe. A l'instant ou ils allaient partir, les chefs des chouans vinrent trouver Puisaye, et supplier leur ancien chef de partir avec eux, lui disant que ces traitres d'Anglais allaient le perdre: il n'etait pas possible que Puisaye acceptat. Ils partirent, et furent debarques heureusement. Puisaye ecrivit aussitot a Londres, pour dire que tout pouvait etre repare, mais qu'il fallait sur-le-champ envoyer des vivres, des munitions, des troupes, et le prince francais. Pendant que ces evenemens se passaient dans la presqu'ile, Hoche avait deja reuni de huit a dix mille hommes a Sainte-Barbe. Aubert-Dubayet lui faisait arriver, des cotes de Cherbourg, des troupes pour garder le nord de la Bretagne; Canclaux lui avait envoye de Nantes un renfort considerable, sous les ordres du general Lemoine. Les representans avaient dejoue toutes les menees qui tendaient a livrer Lorient et Saint-Malo. Les affaires des republicains s'amelioraient donc chaque jour. Pendant ce temps, Lemaitre et Brothier, par leurs intrigues, contribuaient encore de toutes leurs forces a contrarier l'expedition. Ils avaient ecrit sur-le-champ en Bretagne pour la desapprouver. L'expedition, suivant eux, avait un but dangereux, puisque le prince n'y etait pas, et personne ne devait la seconder. En consequence, des agens s'etaient repandus, et avaient signifie l'ordre, au nom du roi, de ne faire aucun mouvement; ils avaient averti Charette de persister dans son inaction. D'apres leur ancien systeme de profiter des secours de l'Angleterre et de la tromper, ils avaient improvise sur les lieux memes un plan. Meles dans l'intrigue qui devait livrer Saint-Malo a Puisaye, ils voulaient appeler dans cette place les cadres emigres qui croisaient sur la flotte anglaise, et prendre possession du port, au nom de Louis XVIII, tandis que Puisaye agissait a Quiberon, peut-etre, disaient-ils, pour le duc d'York. L'intrigue de Saint-Malo ayant manque, ils se replierent sur Saint-Brieuc, retinrent devant cette cote l'escadre qui portait les cadres emigres, et envoyerent sur-le-champ des emissaires a Tinteniac et a Lantivy, qu'ils savaient debarques, pour leur enjoindre de se porter sur Saint-Brieuc. Leur but etait ainsi de former dans le nord de la Bretagne une contre-expedition, plus sure, suivant eux, que celle de Puisaye dans le midi. Tinteniac avait debarque heureusement, et apres avoir enleve plusieurs postes republicains, etait arrive a Elven. La il trouva l'injonction, au nom du roi, de se rendre a Coetlogon, afin d'y recevoir de nouveaux ordres. Il objecta en vain la commission de Puisaye, la necessite de ne pas faire manquer son plan, en s'eloignant du lieu marque. Cependant il ceda, esperant, au moyen d'une marche forcee, se retrouver sur les derrieres de Sainte-Barbe le 16. Jean-Jean et Lantivy, debarques aussi heureusement, se disposaient a marcher vers Baud, lorsqu'ils trouverent de leur cote l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc. Dans cet intervalle, Hoche, inquiete sur ses derrieres, fut oblige de faire de nouveaux detachemens pour arreter les bandes dont il avait appris la marche; mais il laissa dans Sainte-Barbe une force suffisante pour resister a une attaque de vive force. Il etait fort inquiete par les chaloupes canonnieres anglaises, qui foudroyaient ses troupes des qu'elles paraissaient sur la Falaise, et ne comptait guere que sur la famine pour reduire les emigres. Puisaye, de son cote, se preparait a la journee du 16 (28 messidor). Le 15, une nouvelle division navale arriva dans la baie; c'etait celle qui etait allee chercher aux bouches de l'Elbe les regimens emigres passes a la solde de l'Angleterre, et connus sous le nom de regimens a cocarde noire. Elle apportait les legions de Salm, Damas, Beon et Perigord, reduites en tout a onze cents hommes par les pertes de la campagne, et commandees par un officier distingue, M. de Sombreuil. Cette escadre apportait de nouveaux secours en vivres et munitions; elle annoncait trois mille Anglais amenes par lord Graham, et la prochaine arrivee du comte d'Artois avec des forces plus considerables. Une lettre du ministere anglais disait a Puisaye que les cadres etaient retenus sur la cote du nord par les agens royalistes de l'interieur, qui voulaient, disaient-ils, lui livrer un port. Une autre depeche, arrivee en meme temps, terminait le differend eleve entre d'Hervilly et Puisaye, donnait a ce dernier le commandement absolu de l'expedition, et lui conferait, de plus, le titre de lieutenant-general au service de l'Angleterre. Puisaye, libre de commander, prepara tout pour la journee du lendemain. Il aurait bien voulu differer l'attaque projetee, pour donner a la division de Sombreuil le temps de debarquer; mais, tout etant fixe pour le 16, et ce jour ayant ete indique a Tinteniac, il ne pouvait pas retarder. Le 15 au soir, il ordonna a Vauban d'aller debarquer a Carnac avec douze cents chouans, pour faire une diversion sur l'extremite du camp de Sainte-Barbe, et pour se lier aux chouans qui allaient l'attaquer par derriere. Les bateaux furent prepares fort tard, et Vauban ne put s'embarquer que dans le milieu de la nuit. Il avait ordre de tirer une fusee s'il parvenait a debarquer, et d'en tirer une seconde s'il ne reussissait pas a tenir le rivage. Le 16 juillet (28 messidor), a la pointe du jour, Puisaye sortit de la presqu'ile avec tout ce qu'il avait de troupes. Il marchait en colonnes. Le brave regiment de Loyal-Emigrant etait en tete avec les artilleurs de Rothalier; sur la droite s'avancaient les regimens de Royal-Marine et de du Dresnay, avec six cents chouans commandes par le duc de Levis. Le regiment d'Hervilly, et mille chouans commandes par le chevalier de Saint-Pierre, occupaient la gauche. Ces corps reunis formaient a peu pres quatre mille hommes. Tandis qu'ils s'avancaient sur la Falaise, ils apercurent une premiere fusee lancee par le comte de Vauban; ils n'en virent pas une seconde, et ils crurent que Vauban avait reussi. Ils continuerent leur marche; on entendit alors comme un bruit lointain de mousqueterie: "C'est Tinteniac, s'ecrie Puisaye; en avant!" Alors on sonne la charge, et on marche sur les retranchemens des republicains. L'avant-garde de Hoche, commandee par Humbert, etait placee devant les hauteurs de Sainte-Barbe. A l'approche de l'ennemi, elle se replie, et rentre dans les lignes. Les assaillans s'avancent pleins de joie, tout a coup un corps de cavalerie qui etait reste deploye fait un mouvement, et demasque des batteries formidables. Un feu de mousqueterie et d'artillerie accueille les emigres; la mitraille, les boulets et les obus pleuvent sur eux. A la droite, les regimens de Royal-Marine et de du Dresnay perdent des rangs entiers sans s'ebranler; le duc de Levis est blesse grievement a la tete de ses chouans; a gauche, le regiment d'Hervilly s'avance bravement sous le feu. Cependant cette fusillade qu'on avait cru entendre sur les derrieres et sur les cotes a cesse de retentir. Tinteniac ni Vauban n'ont donc pas attaque, et il n'y a pas d'espoir d'enlever le camp. Dans ce moment, l'armee republicaine, infanterie et cavalerie, sort de ses retranchemens; Puisaye, voyant qu'il n'y a plus qu'a se faire egorger, prescrit a d'Hervilly de donner a droite l'ordre de la retraite, tandis que lui-meme la fera executer a gauche. Dans ce moment, d'Hervilly, qui bravait le feu avec le plus grand courage, recoit un biscaien au milieu de la poitrine. Il charge un aide-de-camp de porter l'ordre de la retraite; l'aide-de-camp est emporte par un boulet de canon: n'etant pas avertis, le regiment de d'Hervilly et les mille chouans du chevalier de Saint-Pierre continuent de s'avancer sous ce feu epouvantable. Tandis qu'on sonne la retraite a gauche, on sonne la charge a droite. La confusion et le carnage sont epouvantables. Alors la cavalerie republicaine fond sur l'armee emigree, et la ramene en desordre sur la Falaise. Les canons de Rothalier, engages dans le sable, sont enleves. Apres avoir fait des prodiges de courage, toute l'armee fuit vers le fort Penthievre; les republicains la poursuivent en toute hate, et vont entrer dans le fort avec elle; mais un secours inespere la soustrait a la poursuite des vainqueurs. Vauban, qui devait etre a Carnac, est a l'extremite de la Falaise avec ses chouans; le commodore Waren est avec lui. Tous deux, montes sur les chaloupes canonnieres, et dirigeant sur la Falaise un feu violent, arretent les republicains et sauvent encore une fois la malheureuse armee de Quiberon. Ainsi Tinteniac n'avait pas paru; Vauban, debarque trop tard, n'avait pu surprendre les republicains, avait ete ensuite mal seconde par ses chouans, qui trempaient leurs fusils dans l'eau pour ne pas se battre, et s'etait replie pres du fort; sa seconde fusee, lancee en plein jour, n'avait pas ete apercue; et c'est ainsi que Puisaye, trompe dans toutes ses combinaisons, venait d'essuyer cette desastreuse defaite. Tous les regimens avaient fait d'affreuses pertes: celui de Royal-Marine, sur soixante-douze officiers, en avait perdu cinquante-trois; les autres avaient fait des pertes a proportion. Il faut convenir que Puisaye avait mis beaucoup de precipitation a attaquer le camp. Quatre mille hommes allant en attaquer dix mille solidement retranches, devaient s'assurer, d'une maniere certaine, que toutes les attaques preparees sur les derrieres et sur les flancs etaient pretes a s'effectuer. Il ne suffisait pas d'un rendez-vous donne a des corps qui avaient tant d'obstacles a vaincre, pour croire qu'ils seraient arrives au point et a l'heure indiques; il fallait convenir d'un signal, d'un moyen quelconque de s'assurer de l'execution du plan. En cela, Puisaye, quoique trompe par le bruit d'une mousqueterie lointaine, n'avait pas agi avec assez de precaution. Du reste, il avait paye de sa personne, et suffisamment repondu a ceux qui affectaient de suspecter sa bravoure parce qu'ils ne pouvaient pas nier son esprit. Il est facile de comprendre pourquoi Tinteniac n'avait point paru. Il avait trouve a Elven l'ordre de se rendre a Coetlogon; il avait cede a cet ordre etrange, dans l'espoir de regagner le temps perdu par une marche force. A Coetlogon, il avait trouve des femmes chargees de lui transmettre l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc. C'etaient les agens opposes a Puisaye, qui, usant du nom du roi, au nom duquel ils parlaient toujours, voulaient faire concourir les corps detaches par Puisaye a la contre-expedition qu'ils meditaient sur Saint-Malo ou sur Saint-Brieuc. Tandis que l'on conferait sur cet ordre, le chateau de Coetlogon etait attaque par les detachemens que Hoche avait lances a la poursuite de Tinteniac; celui-ci etait accouru, et etait tombe mort, frappe d'une balle au front. Son successeur au commandement avait consenti a marcher sur Saint-Brieuc. De leur cote, MM. de Lantivy et Jean-Jean, debarques aux environs de Quimper, avaient trouve des ordres semblables; les chefs s'etaient divises, et, voyant ce conflit d'ordres et de projets, leurs soldats, deja mecontens, s'etaient disperses. C'est ainsi qu'aucun des corps envoyes par Puisaye, pour faire diversion, n'etait arrive au rendez-vous. L'agence de Paris, avec ses projets, avait aussi prive Puisaye des cadres qu'elle retenait sur la cote du nord, des deux detachemens qu'elle avait empeches de se rendre a Baud le 14, et enfin du concours de tous les chefs auxquels elle avait signifie l'ordre de ne faire aucun mouvement. Renferme dans Quiberon, Puisaye n'avait donc plus aucun espoir d'en sortir pour marcher en avant; il ne lui restait qu'a se rembarquer, avant d'y etre force par la famine, pour aller essayer une descente plus heureuse sur une autre partie de la cote, c'est-a-dire en Vendee. La plupart des emigres ne demandaient pas mieux; le nom de Charette leur faisait esperer en Vendee un grand general a la tete d'une belle armee. Ils etaient charmes d'ailleurs de voir la contre-revolution operee par tout autre que Puisaye. Pendant ce temps, Hoche examinait cette presqu'ile, et cherchait le moyen d'y penetrer. Elle etait defendue en tete par le fort Penthievre, et sur les bords par les escadres anglaises. Il ne fallait pas songer a y debarquer dans des bateaux; prendre le fort au moyen d'un siege regulier etait tout aussi impossible, car on ne pouvait y arriver que par la Falaise, toujours balayee par le feu des chaloupes canonnieres. Les republicains, en effet, n'y pouvaient pas faire une reconnaissance sans etre mitrailles. Il n'y avait qu'une surprise de nuit ou la famine qui pussent donner la presqu'ile a Hoche. Une circonstance le determina a tenter une surprise, quelque perilleuse qu'elle fut. Les prisonniers, qu'on avait enroles presque malgre eux dans les regimens emigres, auraient pu etre retenus tout au plus par le succes; mais leur interet le plus pressant, a defaut de patriotisme, les engageait a passer du cote d'un ennemi victorieux, qui allait les traiter comme deserteurs s'il les prenait les armes a la main. Ils se rendaient en foule au camp de Hoche, pendant la nuit, disant qu'ils ne s'etaient enroles que pour sortir des prisons, ou pour n'y pas etre envoyes. Ils lui indiquerent un moyen de penetrer dans la presqu'ile. Un rocher etait place a la gauche du fort Penthievre; on pouvait, en entrant dans l'eau jusqu'a la poitrine, faire le circuit de ce rocher; on trouvait ensuite un sentier qui conduisait au sommet du fort. Les transfuges avaient assure, au nom de leurs camarades composant la garnison, qu'ils aideraient a en ouvrir les portes. Hoche n'hesita pas malgre le danger d'une pareille tentative. Il forma son plan d'apres les indications qu'il avait obtenues, et resolut de s'emparer de la presqu'ile, pour enlever toute l'expedition avant qu'elle eut le temps de remonter sur ses vaisseaux. Le 20 juillet au soir (2 thermidor), le ciel etait sombre; Puisaye et Vauban avaient ordonne des patrouilles pour se garantir d'une attaque nocturne. "Avec un temps pareil, dirent-ils aux officiers, faites-vous tirer des coups de fusil par les sentinelles ennemies." Tout leur paraissant tranquille, ils allerent se coucher en pleine securite. Les preparatifs etaient faits dans le camp republicain. A peu pres vers minuit, Hoche s'ebranle avec son armee. Le ciel etait charge de nuages; un vent tres-violent soulevait les vagues et couvrait de sourds mugissemens le bruit des armes et des soldats. Hoche dispose ses troupes en colonnes sur la Falaise; il donne ensuite trois cents grenadiers a l'adjudant-general Menage, jeune republicain d'un courage heroique. Il lui ordonne de filer a sa droite, d'entrer dans l'eau avec ses grenadiers, de tourner le rocher sur lequel s'appuient les murs, de gravir le sentier, et de tacher de s'introduire ainsi dans le fort. Ces dispositions faites, on marche dans le plus grand silence; des patrouilles auxquelles on avait donne des uniformes rouges enleves sur les morts dans la journee du 16, et ayant le mot d'ordre, trompent les sentinelles avancees. On approche sans etre reconnu. Menage entre dans la mer avec ses trois cents grenadiers; le bruit du vent couvre celui qu'ils font en agitant les eaux. Quelques-uns tombent et se relevent, d'autres sont engloutis dans les abimes. Enfin, de rochers en rochers, ils arrivent a la suite de leur intrepide chef, et parviennent a gravir le sentier qui conduit au fort. Pendant ce temps, Hoche est arrive jusque sous les murs avec ses colonnes. Mais tout a coup les sentinelles reconnaissent une des fausses patrouilles; elles apercoivent dans l'obscurite une ombre longue et mouvante; sur-le-champ elles font feu; l'alarme est donnee. Les canonniers toulonnais accourent a leurs pieces, et font pleuvoir la mitraille sur les troupes de Hoche; le desordre s'y met, elles se confondent, et sont pretes a s'enfuir. Mais dans ce moment Menage arrive au sommet du fort; les soldats complices des assaillans accourent sur les creneaux, presentent la crosse de leurs fusils aux republicains, et les introduisent. Tous ensemble fondent alors sur le reste de la garnison, egorgent ceux qui resistent, et arborent aussitot le pavillon tricolore. Hoche, au milieu du desordre que les batteries ennemies ont jete dans ses colonnes, ne s'ebranle pas un instant; il court a chaque chef, le ramene a son poste, fait rentrer chacun a son rang, et rallie son armee sous cette epouvantable pluie de feu. L'obscurite commencant a devenir moins epaisse, il apercoit le pavillon republicain sur le sommet du fort: "Quoi? dit-il a ses soldats, vous reculerez lorsque deja vos camarades ont place leur drapeau sur les murs ennemis!" Il les entraine sur les ouvrages avances ou campaient une partie des chouans; on y penetre de toutes parts, et on se rend enfin maitre du fort. Dans ce moment, Vauban, Puisaye, eveilles par le feu, accouraient au lieu du desastre; mais il n'etait plus temps. Ils voient fuir pele-mele les chouans, les officiers abandonnes par leurs soldats, et les restes de la garnison demeures fideles. Hoche ne s'arrete pas a la prise du fort; il rallie une partie de ses colonnes, et s'avance dans la presqu'ile avant que l'armee d'expedition puisse se rembarquer. Puisaye, Vauban, tous les chefs, se retirent vers l'interieur, ou restaient encore le regiment d'Hervilly, les debris des regimens de du Dresnay, de Royal-Marine, de Loyal-Emigrant, et la legion de Sombreuil, debarquee depuis deux jours, et forte de onze cents hommes. En prenant une bonne position, et il y en avait plus d'une dans la presqu'ile, en l'occupant avec les trois mille hommes de troupes reglees qu'on avait encore, on pouvait donner a l'escadre le temps de recueillir les malheureux emigres. Le feu des chaloupes canonnieres aurait protege l'embarquement; mais le desordre regnait dans les esprits; les chouans se precipitaient dans la mer avec leurs familles, pour entrer dans quelques bateaux de pecheurs qui etaient sur la rive, et gagner l'escadre que le mauvais temps tenait fort eloignee. Les troupes, eparpillees dans la presqu'ile, couraient ca et la, ne sachant ou se rallier. D'Hervilly, capable de defendre vigoureusement une position, et connaissant tres bien les lieux, etait mortellement blesse; Sombreuil, qui lui avait succede, ne connaissait pas le terrain, ne savait ou s'appuyer, ou se retirer, et, quoique brave, paraissait, dans cette circonstance, avoir perdu la presence d'esprit necessaire. Puisaye, arrive aupres de Sombreuil, lui indique une position. Sombreuil lui demande s'il a envoye a l'escadre pour la faire approcher; Puisaye repond qu'il a envoye un pilote habile et devoue; mais le temps est mauvais, le pilote n'arrive pas assez vite au gre des malheureux menaces d'etre jetes a la mer. Les colonnes republicaines approchent; Sombreuil insiste de nouveau. "L'escadre est-elle avertie?" demande-t-il a Puisaye. Ce dernier accepte alors la commission de voler a bord pour faire approcher le commodore, commission qu'il convenait mieux de donner a un autre, car il devait etre le dernier a se tirer du peril. Une raison le decida, la necessite d'enlever sa correspondance, qui aurait compromis toute la Bretagne si elle etait tombee dans les mains des republicains. Il etait sans doute aussi pressant de la sauver que de sauver l'armee elle-meme; mais Puisaye pouvait la faire porter a bord sans y aller lui-meme. Il part, et arrive au bord du commodore en meme temps que le pilote qu'il avait envoye. L'eloignement, l'obscurite, le mauvais temps, avaient empeche qu'on put, de l'escadre, apercevoir le desastre. Le brave amiral Waren, qui pendant l'expedition avait seconde les emigres de tous ses moyens, fait force de voiles, arrive enfin avec ses vaisseaux a la portee du canon, a l'instant ou Hoche, a la tete de sept cents grenadiers, pressait la legion de Sombreuil, et allait lui faire perdre terre. Quel spectacle presentait en cet instant cette cote malheureuse! La mer agitee permettait a peine aux embarcations d'approcher du rivage; une multitude de chouans, de soldats fugitifs, entraient dans l'eau jusqu'a la hauteur du cou pour joindre les embarcations, et se noyaient pour y arriver plus tot; un millier de malheureux emigres, places entre la mer et les baionnettes des republicains, etaient reduits a se jeter ou dans les flots ou sur le fer ennemi, et souffraient autant du feu de l'escadre anglaise que les republicains eux-memes. Quelques embarcations etaient arrivees, mais sur un autre point. De ce cote, il n'y avait qu'une goelette qui faisait un feu epouvantable, et qui suspendit un instant la marche des republicains. Quelques grenadiers crierent, dit-on, aux emigres: "Rendez-vous, on ne vous fera rien." Ce mot courut de rangs en rangs. Sombreuil voulut s'approcher pour parlementer avec le general Humbert; mais le feu empechait de s'avancer. Aussitot un officier emigre se jeta a la nage pour aller faire cesser le feu. Hoche ne voulait pas une capitulation; il connaissait trop bien les lois contre les emigres pour oser s'engager, et il etait incapable de promettre ce qu'il ne pouvait pas tenir. Il a assure, dans une lettre publiee dans toute l'Europe, qu'il n'entendit aucune des promesses attribuees au general Humbert, et qu'il ne les aurait pas autorisees. Quelques-uns de ses soldats purent crier: _Rendez-vous!_ mais il n'offrit rien, ne promit rien. Il s'avanca, et les emigres, n'ayant plus d'autre ressource que de se rendre ou de se faire tuer, eurent l'espoir qu'on les traiterait peut-etre comme les Vendeens. Ils mirent bas les armes. Aucune capitulation, meme verbale, n'eut lieu avec Hoche. Vauban, qui etait present, avoue qu'il n'y eut aucune convention faite, et il conseilla meme a Sombreuil de ne pas se rendre sur la vague esperance qu'inspiraient les cris de quelques soldats. Beaucoup d'emigres se percerent de leurs epees; d'autres se jeterent dans les flots pour rejoindre les embarcations. Le commodore Waren fit tous ses efforts pour vaincre les obstacles que presentait la mer, et pour sauver le plus grand nombre possible de ces malheureux. Il y en avait une foule qui, en voyant approcher les chaloupes, etaient entres dans l'eau jusqu'au cou; du rivage on tirait sur leurs tetes. Quelquefois ils s'elancaient sur ces chaloupes deja surchargees, et ceux qui etaient dedans, craignant d'etre submerges, leur coupaient les mains a coups de sabre. Il faut quitter ces scenes d'horreur, ou des malheurs affreux punissaient de grandes fautes. Plus d'une cause avait contribue a empecher le succes de cette expedition. D'abord, on avait trop presume de la Bretagne. Un peuple vraiment dispose a s'insurger eclate, comme firent les Vendeens en mai 1793, va chercher des chefs, les supplie, les force de se mettre a sa tete, mais n'attend pas qu'on l'organise, ne souffre pas deux ans d'oppression pour se soulever quand l'oppression est finie. Serait-il dans les meilleures dispositions, un surveillant comme Hoche l'empecherait de les manifester. Il y avait donc beaucoup d'illusions dans Puisaye. Cependant on aurait pu tirer parti de ce peuple, et trouver dans son sein beaucoup d'hommes disposes a combattre, si une expedition considerable s'etait avancee jusqu'a Rennes, et eut chasse devant elle l'armee qui comprimait le pays. Pour cela, il aurait fallu que les chefs des insurges fussent d'accord avec Puisaye, Puisaye avec l'agence de Paris; que les instructions les plus contraires ne fussent pas envoyees aux chefs des chouans; que les uns ne recussent pas l'ordre de demeurer immobiles, que les autres ne fussent pas diriges sur des points opposes a ceux que designait Puisaye; que les emigres comprissent mieux la guerre qu'ils allaient faire, et meprisassent un peu moins ces paysans qui se devouaient a leur cause; il aurait fallu que les Anglais se mefiassent moins de Puisaye, ne lui adjoignissent pas un second chef, lui eussent donne a la fois tous les moyens qu'ils lui destinaient, et tente cette expedition avec toutes leurs forces reunies; il fallait surtout un grand prince a la tete de l'expedition; il ne le fallait pas meme grand, il fallait seulement qu'il fut le premier a mettre le pied sur le rivage. A son aspect, tous les obstacles s'evanouissaient. Cette division des chefs vendeens entre eux, des chefs vendeens avec le chef breton, du chef breton avec les agens de Paris, des chouans avec les emigres, de l'Espagne avec l'Angleterre, cette division de tous les elemens de l'entreprise cessait a l'instant meme. A l'aspect du prince, tout l'enthousiasme de la contree se reveillait, tout le monde se soumettait a ses ordres, et concourait a l'entreprise. Hoche pouvait etre enveloppe, et, malgre ses talens et sa vigueur, il eut ete oblige de reculer devant une influence toute-puissante dans ces pays. Sans doute il restait derriere lui ces vaillantes armees qui avaient vaincu l'Europe; mais l'Autriche pouvait les occuper sur le Rhin, et les empecher de faire de grands detachemens; le gouvernement n'avait plus l'energie du grand comite, et la revolution eut couru de grands perils. Depossedee vingt ans plus tot, ses bienfaits n'auraient pas eu le temps de se consolider; des efforts inouis, des victoires immortelles, des torrens de sang, tout restait sans fruit pour la France; ou si du moins il n'etait pas donne a une poignee de fugitifs de soumettre a leur joug une brave nation, ils auraient mis sa regeneration en peril, et quant a eux, ils n'auraient pas perdu leur cause sans la defendre, et ils auraient honore leur pretention par leur energie. Tout fut impute a Puisaye et a l'Angleterre par les brouillons qui composaient le parti royaliste. Puisaye etait, a les entendre, un traitre vendu a Pitt pour renouveler les scenes de Toulon. Cependant il etait constant que Puisaye avait fait ce qu'il avait pu. Il etait absurde de supposer que l'Angleterre ne voulut pas reussir; ses propres precautions a l'egard de Puisaye, le choix qu'elle fit elle-meme de d'Hervilly pour empecher que les corps emigres ne fussent trop compromis, et enfin le zele que le commodore Waren mit a sauver les malheureux restes dans la presqu'ile, prouvent que, malgre son genie politique, elle n'avait pas medite le crime hideux et lache qu'on lui attribuait. Justice a tous, meme aux implacables ennemis de notre revolution et de notre patrie! Le commodore Waren alla debarquer a l'ile d'Houat les malheureux restes de l'expedition; il attendit la de nouveaux ordres de Londres et l'arrivee du comte d'Artois, qui etait abord du _Lord Moira_, pour savoir ce qu'il faudrait faire. Le desespoir regnait dans cette petite ile: les emigres, les chouans dans la plus grande misere, et atteints d'une maladie contagieuse, se livraient aux recriminations, et accusaient amerement Puisaye. Le desespoir etait bien plus grand encore a Aurai et a Vannes, ou avaient ete transportes les mille emigres pris les armes a la main. Hoche, apres les avoir vaincus, s'etait soustrait a ce spectacle douloureux, pour courir a la poursuite de la bande de Tinteniac, appelee l'armee rouge. Le sort des prisonniers ne le regardait plus: que pouvait-il pour eux? Les lois existaient, il ne pouvait les annuler. Il en refera au comite de salut public et a Tallien. Tallien partit sur-le-champ, et arriva a Paris la veille de l'anniversaire du 9 thermidor. Le lendemain on celebrait, suivant le nouveau mode adopte, une fete dans le sein meme de l'assemblee, en commemoration de la chute de Robespierre. Tous les representans siegeaient en costume; un nombreux orchestre executait des airs patriotiques; des choeurs chantaient les hymnes de Chenier. Courtois lut un rapport sur la journee du 9 thermidor. Tallien lut ensuite un autre rapport sur l'affaire de Quiberon. On remarqua chez lui l'intention de se procurer un double triomphe; neanmoins on applaudit vivement ses services de l'annee derniere et ceux qu'il venait de rendre dans le moment. Sa presence, en effet, n'avait pas ete inutile a Hoche. Il y eut, le meme jour, un banquet chez Tallien; les principaux girondins s'y etaient reunis aux thermidoriens; Louvet, Lanjuinais y assistaient. Lanjuinais porta un toast au 9 thermidor, et aux deputes courageux qui avaient abattu la tyrannie; Tallien en porta un second aux soixante-treize, aux vingt-deux, aux deputes victimes de la terreur; Louvet ajouta ces mots: _Et a leur union intime avec les hommes du 9 thermidor._ Ils avaient grand besoin, en effet, de se reunir pour combattre, a efforts communs, les adversaires de toute espece souleves contre la republique. La joie fut grande, surtout en songeant au danger qu'on aurait couru si l'expedition de l'Ouest avait pu concourir avec celle que le prince de Conde avait preparee vers l'Est. Il fallait decider du sort des prisonniers. Beaucoup de sollicitations furent adressees aux comites; mais, dans la situation presente, les sauver etait impossible. Les republicains disaient que le gouvernement voulait rappeler les emigres, leur rendre leurs biens, et consequemment retablir la royaute; les royalistes, toujours presomptueux, soutenaient la meme chose; ils disaient que leurs amis gouvernaient, et ils devenaient d'autant plus audacieux qu'ils esperaient davantage. Temoigner la moindre indulgence dans cette occasion, c'etait justifier les craintes des uns, les folles esperances des autres; c'etait mettre les republicains au desespoir, et encourager les royalistes aux plus hardies tentatives. Le comite de salut public ordonna l'application des lois, et certes il n'y avait pas de montagnards dans son sein; mais il sentait l'impossibilite de faire autrement. Une commission, reunie a Vannes, fut chargee de distinguer les prisonniers enroles malgre eux des veritables emigres. Ces derniers furent fusilles. Les soldats en firent echapper le plus qu'ils purent. Beaucoup de braves gens perirent; mais ils ne devaient pas etre etonnes de leur sort, apres avoir porte la guerre dans leur pays, et avoir ete pris les armes a la main. Moins menacee par des ennemis de toute espece, et surtout par leurs propres complices, la republique aurait pu leur faire grace: elle ne le pouvait pas dans les circonstances presentes. M. de Sombreuil, quoique brave officier, ceda au moment de la mort a un mouvement peu digne de son courage. Il ecrivit une lettre au commodore Waren, ou il accusait Puisaye avec la violence du desespoir. Il chargea Hoche de la faire parvenir au commodore. Quoiqu'elle renfermat une assertion fausse, Hoche, respectant la volonte d'un mourant, l'adressa au commodore; mais il repondit par une lettre a l'assertion de Sombreuil, et la dementit: "J'etais, dit-il, a la tete des sept cents grenadiers de Humbert, et j'assure qu'il n'a ete fait aucune capitulation." Tous les contemporains auxquels le caractere du jeune general a ete connu l'ont juge incapable de mentir. Des temoins oculaires confirment d'ailleurs son assertion. La lettre de Sombreuil nuisit singulierement a l'emigration et a Puisaye, et on l'a trouvee meme si peu honorable pour la memoire de son auteur, qu'on a pretendu que c'etaient les republicains qui l'avaient supposee; imputation tout a fait digne des miserables contes qu'on faisait chez les emigres. Pendant que le parti royaliste venait d'essuyer a Quiberon un si rude echec, il s'en preparait un autre pour lui en Espagne. Moncey etait rentre de nouveau dans la Biscaye, avait pris Bilbao et Vittoria, et serrait de pres Pampelune. Le favori qui gouvernait la cour, apres n'avoir pas voulu d'abord d'une ouverture de paix faite par le gouvernement au commencement de la campagne, parce qu'il n'en fut pas l'intermediaire, se decida a negocier, et envoya a Bale le chevalier d'Yriarte. La paix fut signee a Bale avec l'envoye de la republique, Barthelemy, le 24 messidor (12 juillet), au moment meme des desastres de Quiberon. Les conditions etaient la restitution de toutes les conquetes que la France avait faites sur l'Espagne, et en equivalent la cession en notre faveur de la partie espagnole de Saint-Domingue. La France faisait ici de grandes concessions pour un avantage bien illusoire, car Saint-Domingue n'etait deja plus a personne; mais ces concessions etaient dictees par la plus sage politique. La France ne pouvait rien desirer au dela des Pyrenees; elle n'avait aucun interet a affaiblir l'Espagne: elle aurait du, au contraire, s'il eut ete possible, rendre a cette puissance les forces qu'elle avait perdues dans une entreprise a contresens des interets des deux nations. Cette paix fut accueillie avec la joie la plus vive par tout ce qui aimait la France et la republique. C'etait encore une puissance detachee de la coalition, c'etait un Bourbon qui reconnaissait la republique, et c'etaient deux armees disponibles a transporter sur les Alpes, dans l'Ouest et sur le Rhin. Les royalistes furent au desespoir. Les agens de Paris surtout craignaient qu'on ne divulguat leurs intrigues, ils redoutaient une communication de leurs lettres ecrites en Espagne. L'Angleterre y aurait vu tout ce qu'ils disaient d'elle; et, quoique cette puissance fut hautement decriee pour l'affaire de Quiberon, c'etait la seule desormais qui put donner de l'argent: il fallait la menager, sauf a la tromper ensuite, si c'etait possible[4]. Un autre succes non moins important fut remporte par les armees de Jourdan et de Pichegru. Apres bien des lenteurs, il avait ete enfin decide qu'on passerait le Rhin. Les armees francaise et autrichienne se trouvaient en presence sur les deux rives du fleuve, depuis Bale jusqu'a Dusseldorf. La position defensive des Autrichiens devenait excellente sur le Rhin. Les forteresses de Dusseldorf et d'Ehrenbreitstein couvraient leur droite; Mayence, Manheim, Philisbourg leur centre et leur gauche; le Necker et le Mein, prenant leur source non loin du Danube, et coulant presque parallelement vers le Rhin, formaient deux importantes lignes de communication entre les etats hereditaires, apportaient les subsistances en quantite, et couvraient les deux flancs de l'armee qui voudrait agir concentriquement vers Mayence. Le plan a suivre sur ce champ de bataille est le meme pour les Autrichiens et pour les Francais: les uns et les autres (de l'avis d'un grand capitaine et d'un celebre critique) doivent tendre a agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Les armees francaises de Jourdan et de Pichegru auraient du s'efforcer de passer le Rhin vers Mayence, a peu de distance l'une de l'autre, se reunir ensuite dans la vallee du Mein, separer Clerfayt de Wurmser, et remonter entre le Necker et le Mein, en tachant de battre alternativement les deux generaux autrichiens. De meme les generaux autrichiens devaient chercher a se concentrer pour deboucher par Mayence sur la rive gauche, et tomber ou sur Jourdan ou sur Pichegru. S'ils etaient prevenus, si le Rhin etait passe sur un point, ils devaient se concentrer entre le Necker et le Mein, empecher la reunion des deux armees francaises, et profiter d'un moment pour tomber sur l'une ou sur l'autre. Les generaux autrichiens avaient tout l'avantage pour prendre l'initiative, car ils occupaient Mayence et pouvaient deboucher, quand il leur plairait, sur la rive gauche. [4] Le tome V de Puisaye contient la preuve de tout cela. Les Francais prirent l'initiative. Apres bien des lenteurs, les barques hollandaises etaient enfin arrivees a la hauteur de Dusseldorf, et Jourdan se prepara a franchir le Rhin. Le 20 fructidor (6 septembre), il passa a Eichelcamp, Dusseldorf et Neuwied, par une manoeuvre tres hardie; il s'avanca par la route de Dusseldorf a Francfort, entre la ligne de la neutralite prussienne et le Rhin, et arriva vers la Lahn le quatrieme jour complementaire (20 septembre). Au meme instant, Pichegru avait ordre d'essayer le passage sur le Haut-Rhin, et de sommer Manheim. Cette ville florissante, menacee d'un bombardement, se rendit contre toute attente le quatrieme jour complementaire (20 septembre). Des cet instant tous les avantages etaient pour les Francais. Pichegru, base sur Manheim, devait y attirer toute son armee, et se joindre a Jourdan dans la vallee du Mein. On pouvait alors separer les deux generaux autrichiens, et agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Il importait surtout de tirer Jourdan de sa position entre la ligne de neutralite et le Rhin, car son armee, n'ayant pas les moyens de transport necessaires pour ses vivres, et ne pouvant traiter le pays en ennemi, allait bientot manquer du necessaire si elle ne marchait pas en avant. Ainsi, dans ce moment, tout etait succes pour la republique. Paix avec l'Espagne, destruction de l'expedition faite par l'Angleterre sur les cotes de Bretagne, passage du Rhin, et offensive heureuse en Allemagne, elle avait tous les avantages a la fois. C'etait a ses generaux et a son gouvernement a profiter de tant d'evenemens heureux. CHAPITRE XXXI. MENEES DU PARTI ROYALISTE DANS LES SECTIONS.--RENTREE DES EMIGRES, PERSECUTION DES PATRIOTES.--CONSTITUTION DIRECTORIALE, DITE DE L'AN III, ET DECRETS DES 5 ET 13 FRUCTIDOR.--ACCEPTATION DE LA CONSTITUTION ET DES DECRETS PAR LES ASSEMBLEES PRIMAIRES DE LA FRANCE.--REVOLTE DES SECTIONS DE PARIS CONTRE LES DECRETS DE FRUCTIDOR ET CONTRE LA CONVENTION. JOURNEE DU 13 VENDEMIAIRE. DEFAITE DES SECTIONS INSURGEES.--CLOTURE DE LA CONVENTION NATIONALE. Battu sur les frontieres, et abandonne par la cour d'Espagne, sur laquelle il comptait le plus, le parti royaliste fut reduit a intriguer dans l'interieur; et il faut convenir que, dans le moment, Paris offrait un champ vaste a ses intrigues. L'oeuvre de la constitution avancait; le moment ou la convention deposerait ses pouvoirs, ou la France se reunirait pour elire de nouveaux representans, ou une assemblee toute neuve remplacerait celle qui avait regne si long-temps, etait plus favorable qu'aucun autre aux menees contre-revolutionnaires. Les passions les plus vives fermentaient dans les sections de Paris. On n'y etait pas royaliste, mais on servait le royalisme sans s'en douter. On s'etait attache a combattre les terroristes; on s'etait anime par la lutte, on voulait persecuter aussi, et on s'irritait contre la convention, qui ne voulait pas laisser pousser la persecution trop loin. On etait toujours pret a se souvenir que la terreur etait sortie de son sein; on lui demandait une constitution et des lois, et la fin de sa longue dictature. La plupart des hommes qui reclamaient tout cela ne songeaient guere aux Bourbons. C'etait le riche tiers-etat de 89, c'etaient des negocians, des marchands, des proprietaires, des avocats, des ecrivains, qui voulaient enfin l'etablissement des lois et la jouissance de leurs droits; c'etaient des jeunes gens sincerement republicains, mais aveugles par leur ardeur contre le systeme revolutionnaire; c'etaient beaucoup d'ambitieux, ecrivains de journaux ou orateurs de sections, qui, pour prendre aussi leur place, desiraient que la convention se retirat devant eux; les royalistes se cachaient derriere cette masse. On comptait parmi ceux-ci quelques emigres, quelques pretres rentres, quelques creatures de l'ancienne cour, qui avaient perdu des places, et beaucoup d'indifferens et de poltrons qui redoutaient une liberte orageuse. Ces derniers n'allaient pas dans les sections; mais les premiers y etaient assidus, et employaient tous les moyens pour les agiter. L'instruction donnee par les agens royalistes a leurs affides etait de prendre le langage des sectionnaires, de reclamer les memes choses, de demander comme eux la punition des terroristes, l'achevement de la constitution, le proces des deputes montagnards; mais a demander tout cela avec plus de violence, de maniere a compromettre les sections avec la convention, et a provoquer de nouveaux mouvemens; car tout mouvement etait une chance, et pouvait du moins degouter d'une republique si tumultueuse. De telles menees n'etaient heureusement possibles qu'a Paris, car c'est toujours la ville de France la plus agitee; c'est celle ou l'on discute le plus chaudement sur les interets publics, ou l'on a le gout et la pretention d'influer sur le gouvernement, et ou commence toujours l'opposition. Excepte Lyon, Marseille et Toulon, ou l'on s'egorgeait, le reste de la France prenait a ces agitations politiques infiniment moins de part que les sections de Paris. A tout ce qu'ils disaient ou faisaient dire dans les sections, les intrigans au service du royalisme ajoutaient des pamphlets et des articles de journaux. Ils mentaient ensuite selon leur usage, se donnaient une importance qu'ils n'avaient pas, et ecrivaient a l'etranger qu'ils avaient seduit les principaux chefs du gouvernement. C'est avec ces mensonges qu'ils se procuraient de l'argent, et qu'ils venaient d'obtenir quelques mille livres sterling de l'Angleterre. Il est constant neanmoins que, s'ils n'avaient gagne ni Tallien, ni Hoche, comme ils le disaient, ils avaient reussi pourtant aupres de quelques conventionnels, deux ou trois, peut-etre. On nommait Rovere et Saladin, deux fougueux revolutionnaires, devenus maintenant de fougueux reacteurs. On croit aussi qu'ils avaient touche, par des moyens plus delicats, quelques-uns de ces deputes d'opinion moyenne, qui se sentaient quelque penchant pour une monarchie representative, c'est-a-dire pour un Bourbon, soi-disant lie par des lois a l'anglaise. A Pichegru, on avait offert un chateau, des canons et de l'argent; a quelques legislateurs ou membres des comites, on avait pu dire: "La France est trop grande pour etre republique; elle serait bien plus heureuse avec un roi, des ministres responsables, des pairs hereditaires et des deputes." Cette idee, sans etre suggeree, devait naturellement venir a plus d'un personnage, surtout a ceux qui etaient propres a remplir les fonctions de deputes ou de pairs hereditaires. On regardait alors comme royalistes secrets MM. Lanjuinais et Boissy-d'Anglas, Henri Lariviere, Lesage (d'Eure-et-Loir). On voit que les moyens de l'agence n'etaient pas tres-puissans; mais ils suffisaient pour troubler la tranquillite publique, pour inquieter les esprits, pour rappeler surtout a la memoire des Francais, ces Bourbons, les seuls ennemis qu'eut encore la republique, et que ses armes n'eussent pu vaincre, car on ne detruit pas les souvenirs avec des baionnettes. Parmi les soixante-treize, il y avait plus d'un monarchien; mais en general ils etaient republicains; les girondins l'etaient tous, ou presque tous. Cependant les journaux de la contre-revolution les louaient avec affectation, et avaient ainsi reussi a les rendre suspects aux thermidoriens. Pour se defendre de ces eloges, les soixante-treize et les vingt-deux protestaient de leur attachement a la republique; car personne alors n'eut ose parler froidement de cette republique. Quelle affreuse contradiction, en effet, si on ne l'eut pas aimee, que d'avoir sacrifie tant de tresors, tant de sang a son etablissement! que d'avoir immole des milliers de Francais soit dans la guerre civile, soit dans la guerre etrangere! Il fallait donc bien l'aimer, ou du moins le dire! Cependant, malgre ces protestations, les thermidoriens etaient en defiance; ils ne comptaient que sur M. Daunou, dont on connaissait la probite et les principes severes, et sur Louvet, dont l'ame ardente etait restee republicaine. Celui-ci, en effet, apres avoir perdu tant d'illustres amis, couru tant de dangers, ne comprenait pas que ce put etre en vain; il ne comprenait pas que tant de belles vies eussent ete detruites pour aboutir a la royaute; il s'etait tout a fait rattache aux thermidoriens. Les thermidoriens se rattachaient eux-memes de jour en jour aux montagnards, a cette masse de republicains inebranlables, dont ils avaient sacrifie un assez grand nombre. Ils voulaient provoquer d'abord des mesures contre la rentree des emigres, qui continuaient de reparaitre en foule, les uns avec de faux passeports et sous des noms supposes, les autres sous le pretexte de venir demander leur radiation. Presque tous presentaient de faux certificats de residence, disaient n'etre pas sortis de France, et s'etre seulement caches, ou n'avoir ete poursuivis qu'a l'occasion des evenemens du 31 mai. Sous le pretexte de solliciter aupres du comite de surete generale, ils remplissaient Paris, et quelques-uns contribuaient aux agitations des sections. Parmi les personnages les plus marquans rentres a Paris, etait madame de Stael, qui venait de reparaitre en France a la suite de son mari, ambassadeur de Suede. Elle avait ouvert son salon, ou elle satisfaisait le besoin de deployer ses facultes brillantes. Une republique etait loin de deplaire a la hardiesse de son esprit, mais elle ne l'eut acceptee qu'a condition d'y voir briller ses amis proscrits, a condition de n'y plus voir ces revolutionnaires qui passaient sans doute pour des hommes energiques, mais grossiers et depourvus d'esprit. On voulait bien en effet recevoir de leurs mains la republique sauvee, mais en les excluant bien vite de la tribune et du gouvernement. Des etrangers de distinction, tous les ambassadeurs des puissances, les gens de lettres les plus renommes par leur esprit, se reunissaient chez madame de Stael. Ce n'etait plus le salon de madame Tallien, c'etait le sien qui maintenant attirait toute l'attention, et on pouvait mesurer par la le changement que la societe francaise avait subi depuis six mois. On disait que madame de Stael intercedait pour des emigres; on pretendait qu'elle voulait faire rappeler Narbonne, Jaucourt et plusieurs autres. Legendre la denonca formellement a la tribune. On se plaignit dans les journaux, de l'influence que voulaient exercer les coteries formees autour des ambassadeurs etrangers, enfin on demanda la suspension des radiations. Les thermidoriens firent decreter de plus, que tout emigre rentre pour demander sa radiation, serait tenu de retourner dans sa commune, et d'y attendre la decision du comite de surete generale[5]. On esperait, par ce moyen, delivrer la capitale d'une foule d'intrigans qui contribuaient a l'agiter. [5] Decret du 18 aout. Les thermidoriens voulaient en meme temps arreter les persecutions dont les patriotes etaient l'objet; ils avaient fait elargir par le comite de surete generale, Pache, Bourbotte, le fameux Heron, et un grand nombre d'autres. Il faut convenir qu'ils auraient pu mieux choisir que ce dernier pour rendre justice aux patriotes. Des sections avaient deja fait des petitions, comme on l'a vu, au sujet de ces elargissemens; elles en firent de nouvelles. Les comites repondirent qu'il faudrait enfin juger les patriotes renfermes, et ne pas les detenir plus long-temps s'ils etaient innocens. Proposer leur jugement, c'etait proposer leur elargissement, car leurs delits etaient pour la plupart de ces delits politiques, insaisissables de leur nature. Excepte quelques membres des comites revolutionnaires, signales par des exces atroces, la plupart ne pouvaient etre legalement condamnes. Plusieurs sections vinrent demander qu'on leur accordat quelques jours de permanence, pour motiver l'arrestation et le desarmement de ceux qu'elles avaient enfermes; elles dirent que dans le premier moment elles n'avaient pu ni rechercher les preuves, ni donner des motifs; mais elles offraient de les fournir. On n'ecouta pas ces propositions, qui cachaient le desir de s'assembler et d'obtenir la permanence; et on demanda aux comites un projet pour mettre en jugement les patriotes detenus. Une violente dispute s'eleva sur ce projet. Les uns voulaient envoyer les patriotes par devant les tribunaux des departemens; les autres, se defiant des passions locales, s'opposaient a ce mode de jugement, et voulaient qu'on choisit dans la convention une commission de douze membres, pour faire le triage des detenus, pour elargir ceux contre lesquels ne s'elevaient pas des charges suffisantes, et traduire les autres devant les tribunaux criminels. Ils disaient que cette commission, etrangere aux haines qui fermentaient dans les departemens, ferait meilleure justice, et ne confondrait pas les patriotes compromis par l'ardeur de leur zele, avec les hommes coupables qui avaient pris part aux cruautes de la tyrannie decemvirale. Tous les ennemis opiniatres des patriotes se souleverent a l'idee de cette commission, qui allait agir comme le comite de surete generale renouvele apres le 9 thermidor, c'est-a-dire elargir en masse. Ils demanderent comment cette commission de douze membres pourrait juger vingt ou vingt-cinq mille affaires. On repondit tout simplement qu'elle ferait comme le comite de surete generale, qui en avait juge quatre-vingt ou cent mille, lors de l'ouverture des prisons. Mais c'etait justement de cette maniere de juger qu'on ne voulait pas. Apres plusieurs jours de debats, entremeles de petitions plus hardies les unes que les autres, on decida enfin que les patriotes seraient juges par les tribunaux des departemens, et on renvoya le decret aux comites pour en modifier certaines dispositions secondaires. Il fallut consentir aussi a la continuation du rapport sur les deputes compromis dans leurs missions. On decreta d'arrestation[6] Lequinio, Lanot, Lefiot, Dupin, Bo, Piorry, Maxieu, Chaudron-Rousseau, Laplanche, Fouche; et on commenca le proces de Lebon. Dans cet instant, la convention avait autant de ses membres en prison qu'au temps de la terreur. Ainsi les partisans de la clemence n'avaient rien a regretter, et avaient rendu le mal pour le mal. La constitution avait ete presentee par la commission des onze; elle fut discutee pendant les trois mois de messidor, thermidor et fructidor an III, et fut successivement decretee avec peu de changemens. Ses auteurs etaient Lesage, Daunou, Boissy-d'Anglas, Creuze-Latouche, Berlier, Louvet, Larevelliere-Lepeaux, Lanjuinais, Durand-Maillane, Baudin (des Ardennes) et Thibaudeau. Sieyes n'avait pas voulu faire partie de cette commission; car en fait de constitution, il etait encore plus absolu que sur tout le reste. Les constitutions etaient l'objet des reflexions de toute sa vie; elles etaient sa vocation particuliere. Il en avait une toute prete dans sa tete; et il n'etait pas homme a en faire le sacrifice. Il vint la proposer en son nom et sans l'intermediaire de la commission. L'assemblee, par egard pour son genie, voulut bien l'ecouter, mais n'adopta pas son projet. On la verra reparaitre plus tard, et il sera temps alors de faire connaitre cette conception, remarquable dans l'histoire de l'esprit humain. Celle qui fut adoptee etait analogue aux progres qu'avaient faits les esprits. En 91, on etait a la fois si novice et si bienveillant, qu'on n'avait pas pu concevoir l'existence d'un corps aristocratique controlant les volontes de la representation nationale, et on avait cependant admis, conserve avec respect, et presque avec amour, le pouvoir royal. Pourtant, en y reflechissant mieux, on aurait vu qu'un corps aristocratique est de tous les pays, et meme qu'il convient plus particulierement aux republiques; qu'un grand etat se passe tres-bien d'un roi, mais jamais d'un senat. En 1795, on venait de voir a quels desordres est exposee une assemblee unique, on consentit a l'etablissement d'un corps legislatif partage en deux assemblees. On etait alors moins irrite contre l'aristocratie que contre la royaute, parce qu'en effet on redoutait davantage la derniere. Aussi mit-on plus de soin a s'en defendre dans la composition d'un pouvoir executif. Il y avait dans la commission un parti monarchique, compose de Lesage, Lanjuinais, Durand-Maillane et Boissy-d'Anglas. Ce parti proposait un president; on n'en voulut pas. "Peut-etre un jour, dit Louvet, on vous nommerait un Bourbon." Baudin (des Ardennes) et Daunou proposaient deux consuls; d'autres en demandaient trois. On prefera cinq directeurs deliberant a la majorite. On ne donna a ce pouvoir executif aucun des attributs essentiels de la royaute, comme l'inviolabilite, la sanction des lois, le pouvoir judiciaire, le droit de paix et de guerre. Il avait la simple inviolabilite des deputes, la promulgation et l'execution des lois, la direction, mais non le vote de la guerre, la negociation, mais non la ratification des traites. [6] Decrets des 8 et 9 aout. Telles furent les bases sur lesquelles reposa la constitution directoriale. En consequence on decreta: Un conseil, dit _des Cinq-Cents_, compose de cinq cents membres, ages de trente ans au moins, ayant seuls la proposition des lois, se renouvelant par tiers tous les ans; Un conseil, dit _des Anciens_, compose de deux cent cinquante membres, ages de quarante ans au moins, tous ou veufs ou maries, ayant la sanction des lois, se renouvelant aussi par tiers; Enfin un directoire executif, compose de cinq membres, deliberant a la majorite, se renouvelant tous les ans par cinquieme, ayant des ministres responsables, promulgant les lois et les faisant executer, ayant la disposition des forces de terre et de mer, les relations exterieures, la faculte de repousser les premieres hostilites, mais ne pouvant faire la guerre sans le consentement du corps legislatif; negociant les traites et les soumettant a la ratification du corps legislatif, sauf les articles secrets qu'il avait la faculte de stipuler s'ils n'etaient pas destructifs des articles patens. Tous ces pouvoirs etaient nommes de la maniere suivante: Tous les citoyens ages de vingt-un ans se reunissaient de droit en assemblee primaire tous les premiers du mois de prairial, et nommaient des assemblees electorales. Ces assemblees electorales se reunissaient tous les 20 de prairial, et nommaient les deux conseils. Les deux conseils nommaient le directoire. On avait pense que le pouvoir executif, etant nomme par le pouvoir legislatif, en serait plus dependant; on fut determine aussi par une raison tiree des circonstances. La republique n'etant pas encore dans les habitudes de la France, et etant plutot une opinion des hommes eclaires ou compromis dans la revolution qu'un sentiment general, on ne voulut pas confier la composition du pouvoir executif aux masses. On pensait donc que, dans les premieres annees surtout, les auteurs de la revolution, devant dominer naturellement dans le corps legislatif, choisiraient des directeurs capables de defendre leur ouvrage. Le pouvoir judiciaire fut confie a des juges electifs. On institua des juges de paix. On etablit un tribunal civil par departement, jugeant en premiere instance les causes du departement, et en appel celles des departemens voisins. On ajouta une cour criminelle composee de cinq membres et d'un jury. On n'admit point d'assemblees communales, mais des administrations municipales et departementales composees de trois ou cinq membres et davantage, suivant la population; elles devaient etre formees par la voie d'election. L'experience fit adopter des dispositions accessoires et d'une grande importance. Ainsi le corps legislatif designait lui-meme sa residence, et pouvait se transporter dans la commune qu'il lui plaisait de choisir. Aucune loi ne pouvait etre discutee sans trois lectures prealables, a moins qu'elle ne fut qualifiee de mesure d'urgence, et reconnue telle par le conseil des anciens. C'etait un moyen de prevenir ces resolutions si rapides et si tot rapportees, que la convention avait prises si souvent. Enfin, toute societe se qualifiant de populaire, tenant des seances publiques, ayant un bureau, des tribunes, des affiliations, etait interdite. La presse etait entierement libre. Les emigres etaient expulses a jamais du territoire de la republique; les biens nationaux irrevocablement acquis aux acheteurs. Tous les cultes furent declares libres, quoique non reconnus, ni salaries par l'etat. Telle fut la constitution par laquelle on esperait maintenir la France en republique. Il se presentait une question importante: la constituante, par ostentation de desinteressement, s'etait exclue du corps legislatif qui la remplaca; la convention ferait-elle de meme? Il faut en convenir, une pareille determination eut ete une grande imprudence. Chez un peuple mobile, qui, apres avoir vecu quatorze siecles sous la monarchie, l'avait renversee dans un moment d'enthousiasme, la republique n'etait pas tellement dans les moeurs, qu'on put en abandonner l'etablissement au seul cours des choses. La revolution ne pouvait etre bien defendue que par ses auteurs. La convention etait composee en grande partie de constituants et de membres de la legislative; elle reunissait les hommes qui avaient aboli l'ancienne constitution feodale le 14 juillet et le 4 aout 1789, qui avaient renverse le trone au 10 aout, qui avaient, le 21 janvier, immole le chef de la dynastie des Bourbons, et qui, pendant trois ans, avaient fait contre l'Europe des efforts inouis pour soutenir leur ouvrage; eux seuls etaient capables de bien defendre la revolution, consacree dans la constitution directoriale. Aussi, ne se targuant pas d'un vain desinteressement, ils decreterent, le 5 fructidor (22 aout), que le nouveau corps legislatif se composerait des deux tiers de la convention, et qu'il ne serait nomme qu'un nouveau tiers. La question etait de savoir si la convention designerait elle-meme les deux tiers a conserver, ou si elle laisserait ce soin aux assemblees electorales. Apres une dispute epouvantable, il fut convenu, le 13 fructidor (30 aout), que les assemblees electorales seraient chargees de ce choix. On decida que les assemblees primaires se reuniraient le 20 fructidor (6 septembre) pour accepter la constitution et les deux decrets des 5 et 13 fructidor. On decreta, en outre, qu'apres avoir emis leur vote sur la constitution et les decrets, les assemblees primaires se reuniraient de nouveau, et feraient actuellement, c'est-a-dire en l'an III (1795), les elections du 1er prairial de l'annee suivante. La convention annoncait par la qu'elle allait deposer la dictature, et mettre la constitution en activite. Elle decreta aussi que les armees, quoique privees ordinairement du droit de deliberer, se reuniraient cependant sur le champ de bataille qu'elles occuperaient dans le moment, pour voter la constitution. Il fallait, disait-on, que ceux qui devaient la defendre pussent la consentir. C'etait interesser les armees a la revolution par leur vote meme. A peine ces resolutions furent-elles prises, que les ennemis si nombreux et si divers de la convention s'en montrerent desoles. Peu importait la constitution a la plupart d'entre eux. Toute constitution leur convenait, pourvu qu'elle donnat lieu a un renouvellement general de tous les membres du gouvernement. Les royalistes voulaient ce renouvellement pour amener du trouble, pour reunir le plus grand nombre possible d'hommes de leur choix, et pour se servir de la republique meme au profit de la royaute; ils le voulaient surtout pour ecarter les conventionnels, si interesses a combattre la contre-revolution, et pour appeler des hommes nouveaux, inexperimentes, non compromis, et plus aises a seduire. Beaucoup de gens de lettres, d'ecrivains, d'hommes inconnus, empresses de s'elancer dans la carriere politique, non par esprit de contre-revolution, mais par ambition personnelle, desiraient aussi ce renouvellement complet, pour avoir un plus grand nombre de places a occuper. Les uns et les autres se repandirent dans les sections, et les exciterent contre les decrets. La convention, disaient-ils, voulait se perpetuer au pouvoir; elle parlait des droits du peuple, et cependant elle en ajournait indefiniment l'exercice; elle lui commandait ses choix, elle ne lui permettait pas de preferer les hommes qui etaient restes purs de crimes; elle voulait conserver forcement une majorite composee d'hommes qui avaient couvert la France d'echafauds. Ainsi, ajoutaient-ils, la nouvelle legislature ne serait pas purgee de tous les terroristes; ainsi la France ne serait pas entierement rassuree sur son avenir, et n'aurait pas la certitude de ne jamais voir renaitre un regime affreux. Ces declamations agissaient sur un grand nombre d'esprits: toute la bourgeoisie des sections, qui voulait bien les nouvelles institutions telles qu'on les lui donnait, mais qui avait une peur excessive du retour de la terreur; des hommes sinceres, mais irreflechis, qui revaient une republique sans tache, et qui souhaitaient placer au pouvoir une generation nouvelle et pure; des jeunes gens, epris de ces memes chimeres, beaucoup d'imaginations avides de nouveaute, voyaient avec le plus vif regret la convention se perpetuer ainsi pendant deux ou trois ans. La cohue des journalistes se souleva. Une foule d'hommes, qui avaient rang dans la litterature, ou qui avaient figure dans les anciennes assemblees, parurent aux tribunes des sections. MM. Suard, Morellet, Lacretelle jeune, Fievee, Vaublaric, Pastoret, Dupont de Nemours, Quatremere de Quincy, Delalot, le fougueux converti La Harpe, le general Miranda, echappe des prisons ou l'avait fait enfermer sa conduite a Nerwinde, l'espagnol Marchenna, soustrait a la proscription de ses amis les girondins, le chef de l'agence royaliste Lemaitre, se signalerent par des pamphlets ou des discours vehemens dans les sections: le dechainement fut universel. Le plan a suivre etait tout simple, c'etait d'accepter la constitution et de rejeter les decrets. C'est ce qu'on proposa de faire a Paris, et ce qu'on engagea toutes les sections de la France a faire aussi. Mais les intrigans qui agitaient les sections, et qui voulaient pousser l'opposition jusqu'a l'insurrection, desiraient un plan plus etendu. Ils voulaient que les assemblees primaires, apres avoir accepte la constitution et rejete les decrets des 5 et 13 fructidor, se constituassent en permanence; qu'elles declarassent les pouvoirs de la convention expires, et les assemblees electorales libres de choisir leurs deputes partout ou il leur plairait de les prendre; enfin, qu'elles ne consentissent a se separer qu'apres l'installation du nouveau corps legislatif. Les agens de Lemaitre firent parvenir ce plan dans les environs de Paris; ils ecrivirent en Normandie, ou l'on intriguait beaucoup pour le regime de 91; en Bretagne, dans la Gironde, partout ou ils avaient des relations. L'une de leurs lettres fut saisie, et publiee a la tribune. La convention vit sans effroi les preparatifs qu'on faisait contre elle, et attendit avec calme la decision des assemblees primaires de toute la France, certaine que la majorite se prononcerait en sa faveur. Cependant, soupconnant l'intention d'une nouvelle journee, elle fit avancer quelques troupes, et les reunit dans le camp des Sablons, sous Paris. La section Lepelletier, autrefois Saint-Thomas, ne pouvait manquer de se distinguer ici; elle vint, avec celles du Mail, de la Butte-des-Moulins, des Champs-Elysees, du Theatre-Francais (l'Odeon), adresser des petitions a l'assemblee. Elles s'accordaient toutes a demander si les Parisiens avaient demerite, si on se defiait d'eux, puisqu'on appelait des troupes; elles se plaignaient de la pretendue violence faite a leurs choix, et se servaient de ces expressions insolentes: "Meritez nos choix, et ne les commandez pas." La convention repondit d'une maniere ferme a toutes ces adresses, et se borna a dire qu'elle attendait avec respect la manifestation de la volonte nationale, qu'elle s'y soumettrait des qu'elle serait connue, et qu'elle obligerait tout le monde a s'y soumettre. Ce qu'on voulait surtout, c'etait etablir un point central pour communiquer avec toutes les sections, pour leur donner une impulsion commune, et pour organiser ainsi la revolte. On avait eu assez d'exemples sous les yeux, pour savoir que c'etait la le premier besoin. La section Lepelletier s'institua centre; elle avait droit a cet honneur, car elle avait toujours ete la plus ardente. Elle commenca par publier un acte de garantie aussi maladroit qu'inutile. Les pouvoirs du corps constituant, disait-elle, cessaient en presence du peuple souverain; les assemblees primaires representaient le peuple souverain; elles avaient le droit d'exprimer une opinion quelconque sur la constitution et sur les decrets; elles etaient sous la sauvegarde les unes des autres; elles se devaient la garantie reciproque de leur independance. Personne ne niait cela, sauf une modification qu'il fallait ajouter a ces maximes; c'est que le corps constituant conservait ses pouvoirs jusqu'a ce que la decision de la majorite fut connue. Du reste, ces vaines generalites n'etaient qu'un moyen pour arriver a une autre mesure. La section Lepelletier proposa aux quarante-huit sections de Paris de designer chacune un commissaire, pour exprimer les sentimens des citoyens de la capitale sur la constitution et les decrets. Ici commencait l'infraction aux lois; car il etait defendu aux assemblees primaires de communiquer entre elles, de s'envoyer des commissaires ou des adresses. La convention cassa l'arrete, et declara qu'elle considererait son execution comme un attentat a la surete publique. Les sections n'etant pas encore assez enhardies cederent, et se mirent a recueillir les votes sur la constitution et les decrets. Elles commencerent par chasser, sans aucune forme legale, les patriotes qui venaient voter dans leur sein. Dans les unes, on les mit tout simplement a la porte de la salle; dans les autres, on leur signifia, par des placards, qu'ils eussent a rester chez eux, car s'ils paraissaient a la section on les en chasserait ignominieusement. Les individus prives ainsi d'exercer leurs droits etaient fort nombreux; ils accoururent a la convention pour reclamer contre la violence qui leur etait faite. La convention desapprouva la conduite des sections, mais refusa d'intervenir, pour ne point paraitre recruter des votes, et pour que l'abus meme prouvat la liberte de la deliberation. Les patriotes, chasses de leurs sections, s'etaient refugies dans les tribunes de la convention; ils les occupaient en grand nombre, et tous les jours ils demandaient aux comites de leur rendre leurs armes, assurant qu'ils etaient prets a les employer a la defense de la republique. Toutes les sections de Paris, excepte celle des Quinze-Vingts, accepterent la constitution, et rejeterent les decrets. Il n'en fut point de meme dans le reste de la France. L'opposition, comme il arrive toujours, etait moins ardente dans les provinces que dans la capitale. Les royalistes, les intrigans, les ambitieux, qui avaient interet a presser le renouvellement du corps legislatif et du gouvernement, n'etaient nombreux qu'a Paris; aussi, dans les provinces, les assemblees furent-elles calmes, quoique parfaitement libres; elles adopterent la constitution a la presque unanimite, et les decrets a une grande majorite. Quant aux armees, elles recurent la constitution avec enthousiasme dans la Bretagne et la Vendee, aux Alpes et sur le Rhin. Les camps, changes en assemblees primaires, retentirent d'acclamations. Ils etaient pleins d'hommes devoues a la revolution, et qui lui etaient attaches par les sacrifices memes qu'ils avaient faits pour elle. Ce dechainement qu'on montrait a Paris contre le gouvernement revolutionnaire etait tout a fait inconnu dans les armees. Les requisitionnaires de 1793, dont elles etaient remplies, conservaient le plus grand souvenir de ce fameux comite, qui les avait bien mieux conduits et nourris que le nouveau gouvernement. Arraches a la vie privee, habitues a braver les fatigues et la mort, nourris de gloire et d'illusions, ils avaient encore cet enthousiasme qui, dans l'interieur de la France, commencait a se dissiper; ils etaient fiers de se dire soldats d'une republique defendue par eux contre tous les rois de l'Europe, et qui, en quelque sorte, etait leur ouvrage. Ils juraient avec sincerite de ne pas la laisser perir. L'armee de Sambre-et-Meuse, que commandait Jourdan, partageait les nobles sentimens de son brave chef. C'etait elle qui avait vaincu a Watignies et debloque Maubeuge; c'etait elle qui avait vaincu a Fleurus et donne la Belgique a la France; c'etait elle enfin, qui, par les victoires de l'Ourthe et de la Roer, venait de lui assurer la ligne du Rhin. Cette armee, qui avait le mieux merite de la republique, lui etait aussi le plus attachee. Elle venait de passer le Rhin; elle s'arreta sur le champ de bataille, et on vit soixante mille hommes accepter a la fois la nouvelle constitution republicaine. Ces nouvelles, arrivant successivement a Paris, rejouissaient la convention et attristaient fort les sectionnaires. Chaque jour, ils venaient presenter des adresses, ou ils declaraient le vote de leur assemblee, et annoncaient avec une joie insultante que la constitution etait acceptee et les decrets rejetes. Les patriotes amasses dans les tribunes murmuraient; mais dans le meme instant on lisait des proces-verbaux envoyes des departemens, qui, presque tous, annoncaient l'acceptation et de la constitution et des decrets. Alors les patriotes eclataient en applaudissemens furibonds, et narguaient de leurs eclats de joie les petitionnaires des sections assis a la barre. Les derniers jours de fructidor se passerent en scenes de ce genre. Enfin le 1er vendemiaire de l'an IV (23 septembre 1795), le resultat general des votes fut proclame. La constitution etait acceptee a la presque unanimite des votans, et les decrets a une immense majorite. Quelques mille voix cependant s'etaient prononcees contre les decrets, et ca et la quelques-unes avaient ose demander un roi: c'etait une preuve suffisante que la plus parfaite liberte avait regne dans les assemblees primaires. Ce meme jour, la constitution et les decrets furent solennellement declares par la convention lois de l'etat. Cette declaration fut suivie d'applaudissemens prolonges. La convention decreta ensuite que les assemblees primaires qui n'avaient pas encore nomme leurs electeurs, devraient achever cette nomination avant le 10 vendemiaire (2 octobre); que les assemblees electorales se formeraient le 20, et devraient finir leurs operations au plus tard le 29 (21 octobre); qu'enfin le nouveau corps legislatif se reunirait le 15 brumaire (6 novembre). Cette nouvelle fut un coup de foudre pour les sectionnaires. Ils avaient espere jusqu'au dernier moment que la France donnerait un vote semblable a celui de Paris, et qu'ils seraient delivres de ce qu'ils appelaient les deux tiers; mais le dernier decret ne leur permettait plus aucun espoir. Affectant de ne pas croire a une loyale supputation des votes, ils envoyerent des commissaires au comite des decrets, pour verifier les proces-verbaux. Cette injurieuse demarche ne fut point mal accueillie. On consentit a leur montrer les proces-verbaux et a leur laisser faire le compte des votes; ils le trouverent exact. Des lors ils n'eurent plus meme cette malheureuse objection d'une erreur de calcul ou d'un mensonge; il ne leur resta plus que l'insurrection. Mais c'etait un parti violent, et il n'etait pas aise de s'y resoudre. Les ambitieux qui desiraient eloigner les hommes de la revolution, pour prendre leur place dans le gouvernement republicain; les jeunes gens qui voulaient etaler leur courage, et qui avaient meme servi pour la plupart; les royalistes enfin qui n'avaient d'autre ressource qu'une attaque de vive force, pouvaient s'exposer volontiers a la chance d'un combat; mais cette masse d'hommes paisibles, entraines a figurer dans les sections par peur des terroristes plutot que par courage politique, n'etaient pas faciles a decider. D'abord l'insurrection ne convenait pas a leurs principes; comment, en effet, des ennemis de l'anarchie pouvaient-ils attaquer le pouvoir etabli et reconnu? Les partis, il est vrai, craignent peu les contradictions: mais comment des bourgeois, qui n'etaient jamais sortis de leurs comptoirs ou de leurs maisons, oseraient-ils attaquer des troupes de ligne, armees de canons? Cependant les intrigans royalistes, les ambitieux, se jeterent dans les sections, parlerent d'interet public et d'honneur; ils dirent qu'il n'y avait pas de surete a etre gouverne encore par des conventionnels; qu'on resterait toujours expose au terrorisme, que du reste il etait honteux de reculer et de se laisser soumettre. On s'adressa a la vanite. Les jeunes gens qui revenaient des armees firent grand bruit, entrainerent les timides, les empecherent de manifester leurs craintes, et tout se prepara pour un coup d'eclat. Des groupes de jeunes gens parcouraient les rues en criant: _A bas les deux tiers!_ Lorsque les soldats de la convention voulaient les disperser et les empecher de proferer des cris seditieux, ils ripostaient a coups de fusil. Il y eut differentes emeutes, le plusieurs coups de feu au milieu meme du Palais-Royal. Lemaitre et ses collegues, voyant le succes de leurs projets, avaient fait venir a Paris plusieurs chefs de chouans et un certain nombre d'emigres; ils les tenaient caches, et n'attendaient que le premier signal pour les faire paraitre. Ils avaient reussi a provoquer des mouvemens a Orleans, a Chartres, a Dreux, a Verneuil et a Nonancourt. A Chartres, un representant, Letellier, n'ayant pu empecher une emeute, s'etait brule la cervelle. Quoique ces mouvemens eussent ete reprimes, un succes a Paris pouvait entrainer un mouvement general. Rien ne fut oublie pour le fomenter, et bientot le succes des conspirateurs parut complet. Le projet de l'insurrection n'etait pas encore resolu; mais les honnetes bourgeois de Paris se laissaient peu a peu entrainer par des jeunes gens et des intrigans. Bientot ils allaient, de bravades en bravades, se trouver engages irrevocablement. La section Lepelletier etait toujours la plus agitee. Ce qu'il fallait, avant de songer a aucune tentative, c'etait, comme nous l'avons dit, etablir une direction centrale. On en cherchait depuis longtemps le moyen. On pensa que l'assemblee des electeurs, nommee par toutes les assemblees primaires de Paris, pourrait devenir cette autorite centrale; mais, d'apres le dernier decret, cette assemblee ne devait pas se reunir avant le 20; et on ne voulait pas attendre aussi longtemps. La section Lepelletier imagina alors un arrete, fonde sur un motif assez singulier. La constitution, disait-elle, ne mettait que vingt jours d'intervalle entre la reunion des assemblees primaires et celle des assemblees electorales. Les assemblees primaires s'etaient reunies cette fois le 20 fructidor, les assemblees electorales devaient donc se reunir le 10 vendemiaire. La convention n'avait fixe cette reunion que pour le 20; mais c'etait evidemment pour retarder encore la mise en activite de la constitution et le partage du pouvoir avec le nouveau tiers. En consequence, pour sauvegarder les droits de citoyens, la section Lepelletier arretait que les electeurs deja nommes se reuniraient sur-le-champ; elle communiqua l'arrete aux autres sections pour le leur faire approuver. Il le fut par plusieurs d'entre elles. La reunion fut fixee pour le 11, au Theatre-Francais (salle de l'Odeon). Le 11 vendemiaire (3 octobre), une partie des electeurs se rassembla dans la salle du theatre, sous la protection de quelques bataillons de la garde nationale. Une multitude de curieux accoururent sur la place de l'Odeon, et formerent bientot un rassemblement considerable. Les comites de surete generale et de salut public, les trois representans qui depuis le 4 prairial avaient conserve la direction de la force armee, etaient toujours reunis dans les occasions importantes. Ils coururent a la convention lui denoncer cette premiere demarche, qui denotait evidemment un projet d'insurrection. La convention etait assemblee pour celebrer une fete funebre dans la salle de ses seances, en l'honneur des malheureux girondins. On voulait remettre la fete; Tallien s'y opposa; il dit qu'il ne serait pas digne de l'assemblee de l'interrompre, et qu'elle devait vaquer a ses travaux accoutumes, au milieu de tous les perils. On rendit un decret portant l'ordre de se separer, a toute reunion d'electeurs, formee ou d'une maniere illegale, ou avant le terme prescrit, ou pour un objet etranger a ses fonctions electorales. Pour ouvrir une issue a ceux qui auraient envie de reculer, on ajouta au decret que tous ceux qui, entraines a des demarches illegales, rentreraient immediatement dans le devoir, seraient exempts de poursuites. Sur-le-champ des officiers de police, escortes seulement de six dragons, furent envoyes sur la place de l'Odeon pour faire la proclamation du decret. Les comites voulaient autant que possible eviter l'emploi de la force. La foule s'etait augmentee a l'Odeon, surtout vers la nuit. L'interieur du theatre etait mal eclaire; une multitude de sectionnaires occupaient les loges; ceux qui prenaient une part active a l'evenement se promenaient sur le theatre avec agitation. On n'osait rien deliberer, rien decider. En apprenant l'arrivee des officiers de police charges de lire le decret, on courut sur la place de l'Odeon. Deja la foule les avait entoures; on se precipita sur eux, on eteignit les torches qu'ils portaient, et on obligea les dragons a s'enfuir. On rentra alors dans la salle du theatre, en s'applaudissant de ce succes; on fit des discours, on se promit avec serment de resister a la tyrannie; mais aucune mesure ne fut prise pour appuyer la demarche decisive qu'on venait de faire. La nuit s'avancait: beaucoup de curieux et de sectionnaires se retiraient; la salle commenca a se degarnir, et finit par etre abandonnee tout a fait a l'approche de la force armee, qui arriva bientot. En effet, les comites avaient ordonne au general Menou, nomme, depuis le 4 prairial, general de l'armee de l'interieur, de faire avancer une colonne du camp des Sablons. La colonne arriva avec deux pieces de canon, et ne trouva plus personne ni sur la place, ni dans la salle de l'Odeon. Cette scene, quoique sans resultat, causa neanmoins une grande emotion. Les sectionnaires venaient d'essayer leurs forces, et avaient pris quelque courage, comme il arrive toujours apres une premiere incartade. La convention et ses partisans avaient vu avec effroi les evenemens de cette journee, et, plus prompts a croire aux resolutions de leurs adversaires, que leurs adversaires a les former, ils n'avaient plus doute de l'insurrection. Les patriotes, mecontens de la convention, qui les avait si rudement traites, mais pleins de leur ardeur accoutumee, sentirent qu'il fallait immoler leurs ressentimens a leur cause; et, dans la nuit meme, ils accoururent en foule aupres des comites pour offrir leurs bras et demander des armes. Les uns etaient sortis la veille des prisons, les autres venaient d'etre exclus des assemblees primaires: tous avaient les plus grands motifs de zele. A eux se joignaient une foule d'officiers, rayes des roles de l'armee par le reacteur Aubry. Les thermidoriens, dominant toujours dans les comites, et entierement revenus a la Montagne, n'hesiterent pas a accueillir les offres des patriotes, et leur avis fut appuye par plus d'un girondin. Louvet, dans des reunions qui avaient lieu chez un ami commun des girondins et des thermidoriens, avait deja propose de rearmer les faubourgs, de rouvrir meme les jacobins, sauf a les fermer ensuite si cela devenait encore necessaire. On n'hesita donc pas a delivrer des armes a tous les citoyens qui se presenterent; on leur donna pour officiers les militaires qui etaient a Paris sans emploi. Le vieux et brave general Berruyer fut charge de les commander. Cet armement se fit dans la matinee meme du 12. Le bruit s'en repandit sur-le-champ dans tous les quartiers. Ce fut un excellent pretexte pour les agitateurs des sections, qui cherchaient a compromettre les paisibles citoyens de Paris. La convention voulait, disaient-ils, recommencer la terreur; elle venait de rearmer les terroristes; elle allait les lancer sur les honnetes gens; les proprietes, les personnes, n'etaient plus en surete; il fallait courir aux armes pour se defendre. En effet, les sections de Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Theatre-Francais, du Luxembourg, de la rue Poissonniere, de Brutus, du Temple, se declarerent en rebellion, firent battre la generale dans leurs quartiers, et enjoignirent a tous les citoyens de la garde nationale de se rendre a leurs bataillons, pour veiller a la surete publique, menacee par les terroristes. La section Lepelletier se constitua aussitot en permanence, et devint le centre de toutes les intrigues contre-revolutionnaires. Les tambours et les proclamateurs des sections se repandirent dans Paris avec une singuliere audace, et donnerent le signal du soulevement. Les citoyens, ainsi excites par les bruits qu'on repandait, se rendirent en armes a leurs sections, prets a ceder a toutes les suggestions d'une jeunesse imprudente et d'une faction perfide. La convention se declara aussitot en permanence, et somma ses comites de veiller a la surete publique et a l'execution de ses decrets. Elle rapporta la loi qui ordonnait le desarmement des patriotes, et legalisa ainsi les mesures prises par ses comites; mais elle fit en meme temps une proclamation pour calmer les habitans de Paris, et pour les rassurer sur les intentions et le patriotisme des hommes auxquels on venait de rendre leurs armes. Les comites, voyant que la section Lepelletier devenait le foyer de toutes les intrigues, et serait peut-etre bientot le quartier-general des rebelles, arreterent que la section serait entouree et desarmee le jour meme. Menou recut de nouveau l'ordre de quitter les Sablons avec un corps de troupes et des canons. Ce general Menou, bon officier, citoyen doux et modere, avait eu pendant la revolution l'existence la plus penible et la plus agitee. Charge de combattre dans la Vendee, il avait ete en butte a toutes les vexations du parti Ronsin. Traduit a Paris, menace d'un jugement, il n'avait du la vie qu'au 9 thermidor. Nomme general de l'armee de l'interieur au 4 prairial, et charge de marcher sur les faubourgs, il avait eu alors a combattre des hommes qui etaient ses ennemis naturels, qui etaient d'ailleurs poursuivis par l'opinion, qui enfin, dans leur energie, menageaient trop peu la vie des autres pour qu'on se fit scrupule de sacrifier la leur; mais aujourd'hui c'etait la brillante population de la capitale, c'etait la jeunesse des meilleures familles, c'etait la classe enfin qui faisait l'opinion, qu'il lui fallait mitrailler si elle persistait dans son imprudence. Il etait donc dans une cruelle perplexite, comme il arrive toujours a l'homme faible, qui ne sait ni renoncer a sa place, ni se resoudre a une commission rigoureuse. Il fit marcher ses colonnes fort tard; il laissa les sections proclamer tout ce qu'elles voulurent pendant la journee du 12; il se mit ensuite a parlementer secretement avec quelques-uns de leurs chefs, au lieu d'agir; il declara meme aux trois representans charges de diriger la force armee, qu'il ne voulait pas avoir sous ses ordres le bataillon des patriotes. Les representans lui repondirent que ce bataillon etait sous les ordres du general Berruyer seul. Ils le presserent d'agir, sans denoncer encore aux deux comites ses hesitations et sa mollesse. Ils virent d'ailleurs la meme repugnance chez plus d'un officier, et entre autres chez les deux generaux de brigade Despierre et Debar, qui, pretextant une maladie, ne se trouvaient pas a leur poste. Enfin, vers la nuit, Menou s'avanca avec le representant Laporte sur la section Lepelletier. Elle siegeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, qui a ete remplace depuis par le bel edifice de la Bourse. On s'y rendait par la rue Vivienne. Menou entassa son infanterie, sa cavalerie, ses canons, dans cette rue, et se mit dans une position ou il aurait combattu avec peine, enveloppe par la multitude des sectionnaires qui fermaient toutes les issues, et qui remplissaient les fenetres des maisons. Menou fit rouler ses canons jusqu'a la porte du couvent, et entra avec le representant Laporte et un bataillon dans la salle meme de la section. Les membres de la section, au lieu d'etre formes en assemblee deliberante, etaient armes, ranges en ligne, ayant leur president en tete: c'etait M. Delalot. Le general et le representant les sommerent de rendre leurs armes; ils s'y refuserent. Le president Delalot, voyant l'hesitation avec laquelle on faisait cette sommation, y repondit avec chaleur, parla aux soldats de Menou avec a-propos et presence d'esprit, et declara qu'il faudrait en venir aux dernieres extremites pour arracher les armes a la section. Combattre dans cet espace etroit, ou se retirer pour foudroyer la salle a coups de canon, etait une alternative douloureuse. Cependant, si Menou eut parle avec fermete, et braque son artillerie, il est douteux que la resolution des sectionnaires se fut maintenue jusqu'au bout. Menou et Laporte aimerent mieux une capitulation; ils promirent de faire retirer les troupes conventionnelles, a condition que la section se separerait sur-le-champ; elle promit ou feignit de le promettre. Une partie du bataillon defila comme pour se retirer. Menou, de son cote, sortit avec sa troupe, et fit rebrousser chemin a ses colonnes qui eurent peine a traverser la foule amassee dans les quartiers environnans. Tandis qu'il avait la faiblesse de ceder devant la fermete de la section Lepelletier, celle-ci etait rentree dans le lieu de ses seances, et, fiere d'avoir resiste, s'enhardissait davantage dans sa rebellion. Le bruit se repandit sur-le-champ que les decrets n'etaient pas executes, que l'insurrection restait victorieuse; que les troupes revenaient sans avoir fait triompher l'autorite de la convention. Une foule de temoins de cette scene coururent aux tribunes de l'assemblee, qui etait en permanence, avertirent les deputes, et on entendit crier de tous cotes: _Nous sommes trahis! nous sommes trahis! a la barre le general Menou!_ On somma les comites de venir donner des explications. Dans ce moment, les comites, avertis de ce qui venait de se passer, etaient dans la plus grande agitation. On voulait arreter Menou, et le juger sur-le-champ. Cependant cela ne remediait a rien; il fallait suppleer a ce qu'il n'avait pas fait. Mais quarante membres, discutant des mesures d'execution, etaient peu propres a s'entendre et a agir avec la vigueur et la precision necessaires. Trois representans, charges de diriger la force armee, n'etaient pas non plus une autorite assez energique. On songea a nommer un chef comme dans toutes les occasions decisives; et dans cet instant, qui rappelait tous les dangers de thermidor, on songea au depute Barras, qui, en sa qualite de general de brigade, avait recu le commandement dans cette journee fameuse, et s'en etait acquitte avec toute l'energie desirable. Le depute Barras avait une grande taille, une voix forte; il ne pouvait pas faire de longs discours, mais il excellait a improviser quelques phrases energiques et vehementes, qui donnaient de lui l'idee d'un homme resolu et devoue. On le nomma general de l'armee de l'interieur, et on lui donna comme adjoints les trois representans charges avant lui de diriger la force armee. Une circonstance rendait ce choix fort heureux. Barras avait aupres de lui un officier tres capable de commander, et il n'aurait pas eu la petitesse d'esprit de vouloir ecarter un homme plus habile que lui. Tous les deputes, envoyes en mission a l'armee d'Italie, connaissaient le jeune officier d'artillerie qui avait decide la prise de Toulon, et fait tomber Saorgio et les lignes de la Roya. Ce jeune officier, devenu general de brigade, avait ete destitue par Aubry, et se trouvait a Paris en non-activite, reduit presque a l'indigence. Il avait ete introduit chez madame Tallien, qui l'accueillit avec sa bonte accoutumee, et qui meme sollicitait pour lui. Sa taille etait grele et peu elevee, ses joues caves et livides; mais ses beaux traits, ses yeux fixes et percans, son langage ferme et original, attiraient l'attention. Souvent il parlait d'un theatre de guerre decisif, ou la republique trouverait des victoires et la paix: c'etait l'Italie. Il y revenait constamment. Aussi, lorsque les lignes de l'Apennin furent perdues sous Kellermann, on l'appela au comite pour lui demander son avis. On lui confia des lors la redaction des depeches, et il demeura attache a la direction des operations militaires. Barras songea a lui le 12 vendemiaire dans la nuit; il le demanda pour commandant en second, ce qui fut accorde. Les deux choix, soumis a la convention dans la nuit meme, furent approuves sur-le-champ. Barras confia le soin des dispositions militaires au jeune general, qui a l'instant se chargea de tout, et se mit a donner des ordres avec une extreme activite. La generale avait continue de battre dans tous les quartiers. Des emissaires etaient alles de tous cotes vanter la resistance et le succes de la section Lepelletier, exagerer ses dangers, persuader que ces dangers etaient communs a toutes les sections, les piquer d'honneur, les exciter a egaler les grenadiers du quartier Saint-Thomas. On etait accouru de toutes parts, et un comite central et militaire s'etait forme enfin dans la section Lepelletier, sous la presidence du journaliste Richer-Serizy. Le projet d'une insurrection etait arrete: les bataillons se formaient, tous les hommes irresolus etaient entraines, et la bourgeoisie tout entiere de Paris, egaree par un faux point d'honneur, allait jouer un role qui convenait peu a ses habitudes et a ses interets. Il n'etait plus temps de songer a marcher sur la section Lepelletier pour etouffer l'insurrection dans sa naissance. La convention avait environ cinq mille hommes de troupes de ligne. Si toutes les sections deployaient le meme zele, elles pouvaient reunir quarante mille hommes, bien armes et bien organises; et ce n'etait pas avec cinq mille hommes que la convention pouvait marcher contre quarante mille, a travers les rues d'une grande capitale. On pouvait tout au plus esperer de defendre la convention, et d'en faire un camp bien retranche. C'est a quoi songea le general Bonaparte. Les sections etaient sans canons; elles les avaient toutes deposes lors du 4 prairial; et les plus ardentes aujourd'hui furent alors les premieres a donner cet exemple, pour assurer le desarmement du faubourg Saint-Antoine. C'etait un grand avantage pour la convention. Le parc entier se trouvait au camp des Sablons. Bonaparte ordonna sur-le-champ au chef d'escadron Murat d'aller le chercher a la tete de trois cents chevaux. Ce chef d'escadron arriva au moment meme ou un bataillon de la section Lepelletier venait pour s'emparer du parc; il devanca ce bataillon, fit atteler les pieces, et les amena aux Tuileries. Bonaparte s'occupa ensuite d'armer toutes les issues. Il avait cinq mille soldats de ligne, une troupe de patriotes qui, depuis la veille, s'etait elevee a environ quinze cents, quelques gendarmes des tribunaux, desarmes en prairial et rearmes dans cette occasion, enfin la legion de police et quelques invalides, le tout faisant a peu pres huit mille hommes. Il distribua son artillerie et ses troupes dans des rues cul-de-sac Dauphin, l'Echelle, Rohan, Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, Pont-Royal, Pont-Louis XVI, sur les places Louis XV et Vendome, sur tous les points enfin ou la convention etait accessible. Il placa son corps de cavalerie et une partie de son infanterie en reserve au Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Il ordonna que tous les vivres qui etaient dans Paris fussent transportes aux Tuileries, qu'il y fut etabli un depot de munitions et une ambulance pour les blesses; il envoya un detachement s'emparer du depot de Meudon, et en occuper les hauteurs, pour s'y retirer avec la convention en cas d'echec; il fit intercepter la route de Saint-Germain, pour empecher qu'on n'amenat des canons aux revoltes, et transporter des caisses d'armes au faubourg Saint-Antoine, pour armer la section des Quinze-Vingts, qui avait seule vote pour les decrets, et dont Freron etait alle reveiller le zele. Ces dispositions etaient achevees dans la matinee du 13. Ordre fut donne aux troupes republicaines d'attendre l'agression et de ne pas la provoquer. Dans cet intervalle de temps, le comite d'insurrection etabli a la section Lepelletier avait fait aussi ses dispositions. Il avait mis les comites de gouvernement hors la loi, et cree une espece de tribunal pour juger ceux qui resisteraient a la souverainete des sections. Plusieurs generaux etaient venus lui offrir leurs services: un Vendeen connu sous le nom de comte de Maulevrier, et un jeune emigre, appele Lafond, sortirent de leur retraite pour diriger le mouvement. Les generaux Duhoux et Danican, qui avaient commande les armees republicaines en Vendee, s'etaient joints a eux. Danican etait un esprit inquiet, plus propre a declamer dans un club qu'a commander une armee; il avait ete ami de Hoche, qui le gourmandait souvent pour ses inconsequences. Destitue, il etait a Paris, fort mecontent du gouvernement, et pret a entrer dans les plus mauvais projets; il fut fait general en chef des sections. Le parti etant pris de se battre, tous les citoyens se trouvant engages malgre eux, on forma une espece de plan. Les sections du faubourg Saint-Germain, sous les ordres du comte de Maulevrier, devaient partir de l'Odeon pour attaquer les Tuileries par les ponts; les sections de la rive droite devaient attaquer par la rue Saint-Honore et par toutes les rues transversales qui aboutissent de la rue Saint-Honore aux Tuileries. Un detachement, sous les ordres du jeune Lafond, devait s'emparer du Pont-Neuf, afin de mettre en communication les deux divisions de l'armee sectionnaire. On placa en tete des colonnes les jeunes gens qui avaient servi dans les armees, et qui etaient les plus capables de braver le feu. Sur les quarante mille hommes de la garde nationale, vingt ou vingt-sept mille hommes au plus etaient presens sous les armes. Il y avait une manoeuvre beaucoup plus sure que celle de se presenter en colonnes profondes au feu des batteries; c'etait de faire des barricades dans les rues, d'enfermer ainsi l'assemblee et ses troupes dans les Tuileries, de s'emparer des maisons environnantes, de diriger de la un feu meurtrier, de tuer un a un les defenseurs de la convention, et de les reduire bientot ainsi par la faim et les balles. Mais les sectionnaires ne songeaient qu'a un coup de main, et croyaient, par une seule charge, arriver jusqu'au palais et s'en faire ouvrir les portes. Dans la matinee meme, la section Poissonniere arreta les chevaux de l'artillerie et les armes, dirigees vers la section des Quinze-Vingts; celle du Mont-Blanc enleva les subsistances destinees aux Tuileries; un detachement de la section Lepelletier s'empara de la tresorerie. Le jeune Lafond, a la tete de plusieurs compagnies, se porta vers le Pont-Neuf, tandis que d'autres bataillons venaient par la rue Dauphine. Le general Carteaux etait charge de garder ce pont avec quatre cents hommes et quatre pieces de canon. Ne voulant pas engager le combat, il se retira sur le quai du Louvre. Les bataillons des sections vinrent partout se ranger a quelques pas des postes de la convention, et assez pres pour s'entretenir avec les sentinelles. Les troupes de la convention auraient eu un grand avantage a prendre l'initiative, et probablement, en faisant une attaque brusque, elles auraient mis le desordre parmi les assaillans; mais il avait ete recommande aux generaux d'attendre l'agression. En consequence, malgre les actes d'hostilite deja commis, malgre l'enlevement des chevaux de l'artillerie, malgre la saisie des subsistances destinees a la convention, et des armes envoyees aux Quinze-Vingts, malgre la mort d'un hussard d'ordonnance, tue dans la rue Saint-Honore, on persista encore a ne pas attaquer. La matinee s'etait ecoulee en preparatifs de la part des sections, en attente de la part de l'armee conventionnelle, lorsque Danican, avant de commencer le combat, crut devoir envoyer un parlementaire aux comites pour leur offrir des conditions. Barras et Bonaparte parcouraient les postes, lorsque le parlementaire leur fut amene les yeux bandes, comme dans une place de guerre. Ils le firent conduire devant les comites. Le parlementaire s'exprima d'une maniere fort menacante, et offrit la paix, a condition qu'on desarmerait les patriotes, et que les decrets des 5 et 13 fructidor seraient rapportes. De telles conditions n'etaient pas acceptables, et d'ailleurs il n'y en avait point a ecouter. Cependant les comites, tout en deliberant de ne pas repondre, resolurent de nommer vingt-quatre deputes pour aller fraterniser avec les sections, moyen qui avait souvent reussi, car la parole touche beaucoup lorsqu'on est pret a en venir aux mains, et on se prete volontiers a un arrangement qui dispense de s'egorger. Cependant Danican, ne recevant pas de reponse, ordonna l'attaque. On entendit des coups de feu; Bonaparte fit apporter huit cents fusils et gibernes dans une des salles de la convention, pour en armer les representans eux-memes, qui serviraient, en cas de besoin, comme un corps de reserve. Cette precaution fit sentir toute l'etendue du peril. Chaque depute courut prendre sa place, et, suivant l'usage dans les momens de danger, l'assemblee attendit dans le plus profond silence le resultat de ce combat, le premier combat en regle qu'elle eut encore livre contre les factions revoltees. Il etait quatre heures et demie; Bonaparte, accompagne de Barras, monte a cheval dans la cour des Tuileries, et court au poste du cul-de-sac Dauphin, faisant face a l'eglise Saint-Roch. Les bataillons sectionnaires remplissaient la rue Saint-Honore, et venaient aboutir jusqu'a l'entree du cul-de-sac. Un de leurs meilleurs bataillons s'etait poste sur les degres de l'eglise Saint-Roch, et il etait place la d'une maniere avantageuse pour tirailler sur les canonniere conventionnels. Bonaparte, qui savait apprecier la puissance des premiers coups, fait sur-le-champ avancer ses pieces, et ordonne une premiere decharge. Les sectionnaires repondent par un feu de mousqueterie tres-vif; mais Bonaparte, les couvrant de mitraille, les oblige a se replier sur les degres de l'eglise Saint-Roch; il debouche sur-le-champ dans la rue Saint-Honore, et lance sur l'eglise meme une troupe de patriotes qui se battaient a ses cotes avec la plus grande valeur, et qui avaient de cruelles injures a venger. Les sectionnaires, apres une vive resistance, sont deloges. Bonaparte, tournant aussitot ses pieces a droite et a gauche, fait tirer dans toute la longueur de la rue Saint-Honore. Les assaillans fuient aussitot de toutes parts, et se retirent dans le plus grand desordre. Bonaparte laisse alors a un officier le soin de continuer le feu et d'achever la defaite; il remonte vers le Carrousel, et court aux autres postes. Partout il fait tirer a mitraille, et voit partout fuir ces malheureux sectionnaires imprudemment exposes en colonnes profondes aux effets de l'artillerie. Les sectionnaires, quoique ayant en tete de leurs colonnes des hommes fort braves, fuient en toute hate vers le quartier-general des Filles-Saint-Thomas. Danican et les chefs reconnaissent alors la faute qu'ils ont faite en marchant sur les pieces, au lieu de se barricader et de se loger dans les maisons voisines des Tuileries. Cependant ils ne perdent pas courage, et se decident a un nouvel effort. Ils imaginent de se joindre aux colonnes qui viennent du faubourg Saint-Germain, pour faire une attaque commune sur les ponts. En effet, ils rallient six a huit mille hommes, les dirigent vers le Pont-Neuf, ou etait poste Lafond avec sa troupe, et se reunissent aux bataillons venant de la rue Dauphine, sous le commandement du comte Maulevrier. Tous ensemble s'avancent en colonne serree, du Pont-Neuf sur le Pont-Royal, en suivant le quai Voltaire. Bonaparte, present partout ou le danger l'exige, est accouru sur les lieux. Il place plusieurs batteries sur le quai des Tuileries, qui est parallele au quai Voltaire; il fait avancer les canons places a la tete du Pont-Royal, et les fait pointer de maniere a enfiler le quai par lequel arrivent les assaillans. Ces mesures prises, il laisse approcher les sectionnaires; puis tout-a-coup il ordonne le feu. La mitraille part du pont, et prend les sectionnaires de front; elle part en meme temps du quai des Tuileries, et les prend en echarpe; elle porte la terreur et la mort dans leurs rangs. Le jeune Lafond, plein de bravoure, rallie autour de lui ses hommes les plus fermes, et marche de nouveau sur le pont, pour s'emparer des pieces. Un feu redouble emporte sa colonne. Il veut en vain la ramener une derniere fois, elle fuit et se disperse sous les coups d'une artillerie bien dirigee. A six heures, le combat, commence a quatre heures et demie, etait acheve. Bonaparte alors, qui avait mis une impitoyable energie dans l'action, et qui avait tire sur la population de la capitale comme sur des bataillons autrichiens, ordonne de charger les canons a poudre, pour achever de chasser la revolte devant lui. Quelques sectionnaires s'etaient retranches a la place Vendome, dans l'eglise Saint-Roch et dans le Palais-Royal; il fait deboucher ses troupes par toutes les issues de la rue Saint-Honore, et detache un corps qui, partant de la place Louis XV, traverse la rue Royale et longe les boulevarts. Il balaie ainsi la place Vendome, degage l'eglise Saint-Roch, investit le Palais-Royal, et le bloque pour eviter un combat de nuit. Le lendemain matin, quelques coups de fusil suffirent pour faire evacuer le Palais-Royal et la section Lepelletier, ou les rebelles avaient forme le projet de se retrancher. Bonaparte fit enlever quelques barricades formees pres de la barriere des Sergens, et arreter un detachement qui venait de Saint-Germain amener des canons aux sectionnaires. La tranquillite fut entierement retablie dans la journee du 14. Les morts furent enleves sur-le-champ pour faire disparaitre toutes les traces de ce combat. Il y avait eu, de part et d'autre, trois a quatre cents morts ou blesses. Cette victoire causa une grande joie a tous les amis sinceres de la republique, qui n'avaient pu s'empecher de reconnaitre dans ce mouvement l'influence du royalisme; elle rendit a la convention menacee, c'est-a-dire a la revolution et a ses auteurs, l'autorite dont ils avaient besoin pour l'etablissement des institutions nouvelles. Cependant l'avis unanime fut de ne point user severement de la victoire. Un reproche etait tout pret contre la convention; on allait dire qu'elle n'avait combattu qu'au profit du terrorisme, et pour le retablir. Il importait qu'on ne put pas lui imputer le projet de verser du sang. D'ailleurs les sectionnaires prouvaient qu'ils etaient de mediocres conspirateurs, et qu'ils etaient loin d'avoir l'energie des patriotes; ils s'etaient hates de rentrer dans leurs maisons, satisfaits d'en etre quittes a si bon marche, et tout fiers d'avoir brave un instant ces canons qui avaient si souvent rompu les lignes de Brunswick et de Cobourg. Pourvu qu'on les laissat s'applaudir chez eux de leur courage, ils n'etaient plus guere dangereux. En consequence, la convention se contenta de destituer l'etat-major de la garde nationale, de dissoudre les compagnies de grenadiers et de chasseurs, qui etaient les mieux organisees et qui renfermaient presque tous les jeunes gens a cadenettes, de mettre a l'avenir la garde nationale sous les ordres du general commandant l'armee de l'interieur, d'ordonner le desarmement de la section Lepelletier et de celle du Theatre-Francais, et de former trois commissions pour juger les chefs de la rebellion, qui, du reste, avaient presque tous disparu. Les compagnies de grenadiers et de chasseurs se laisserent dissoudre; les deux sections Lepelletier et du Theatre-Francais remirent leurs armes sans resistance; chacun se soumit. Les comites, entrant dans ces vues de clemence, laisserent s'evader tous les coupables, ou souffrirent qu'ils restassent dans Paris, ou ils se cachaient a peine. Les commissions ne prononcerent que des jugemens par contumace. Un seul des chefs fut arrete: c'etait le jeune Lafond. Il avait inspire quelque interet par son courage; on voulait le sauver, mais il s'obstina a declarer sa qualite d'emigre, a avouer sa rebellion, et on ne put lui faire grace. La tolerance fut telle, que l'un des membres de la commission formee a la section Lepelletier, M. de Castellane, rencontrant la nuit une patrouille qui lui criait _qui vive!_ repondit: _Castellane, contumace!_ Les suites du 13 vendemiaire ne furent donc point sanglantes, et la capitale n'en fut nullement attristee. Les coupables se retiraient ou se promenaient librement, et les salons n'etaient occupes que du recit des exploits qu'ils osaient avouer. Sans punir ceux qui l'avaient attaquee, la convention se contentait de recompenser ceux qui l'avaient defendue; elle declara qu'ils avaient bien merite de la patrie; elle leur vota des secours, et fit un accueil brillant a Barras et a Bonaparte. Barras, deja celebre depuis le 9 thermidor, le devint beaucoup plus encore par la journee de vendemiaire; on lui attribua le salut de la convention. Cependant il ne craignit pas de faire part d'une portion de sa gloire a son jeune lieutenant. "C'est le general Bonaparte, dit-il, dont les dispositions promptes et savantes ont sauve cette enceinte." On applaudit ces paroles. Le commandement de l'armee de l'interieur fut confirme a Barras, et le commandement en second a Bonaparte. Les intrigans royalistes eprouverent un singulier mecompte en voyant l'issue de l'insurrection du 13. Ils se haterent d'ecrire a Verone qu'ils avaient ete trompes par tout le monde; que l'argent avait manque; que _la ou il fallait de l'or, on avait a peine du vieux linge; que les deputes monarchiens, ceux desquels ils avaient des promesses, les avaient trompes, et avaient joue un jeu infame_; que _c'etait une race jacobinaire_ a laquelle il ne fallait pas se fier; que malheureusement on n'avait pas assez _compromis_ et _engage_ ceux qui voulaient servir la cause; que _les royalistes de Paris a collet noir, a collet vert et a cadenettes, qui etalaient leurs fanfaronnades aux foyers des spectacles, etaient alles, au premier coup de fusil, se cacher sous le lit des femmes qui les souffraient_. Lemaitre, leur chef, venait d'etre arrete avec d'autres instigateurs de la section Lepelletier. On avait saisi chez lui une quantite de papiers: les royalistes craignaient que ces papiers ne trahissent le secret du complot, et surtout que Lemaitre ne parlat lui-meme. Cependant ils ne perdirent pas courage; leurs affides continuerent d'agir aupres des sectionnaires. L'espece d'impunite dont ceux-ci jouissaient les avait enhardis. Puisque la convention, quoique victorieuse, n'osait pas les frapper, elle reconnaissait donc que l'opinion etait pour eux; elle n'etait donc pas sure de la justice de sa cause, puisqu'elle hesitait. Quoique vaincus, ils etaient plus fiers et plus hauts qu'elle, et ils reparurent dans les assemblees electorales, pour y faire des elections conformes a leurs voeux. Les assemblees devaient se former le 20 vendemiaire, et durer jusqu'au 30; le nouveau corps legislatif devait etre reuni le 5 brumaire. A Paris, les agens royalistes firent nommer le conventionnel Saladin, qu'ils avaient deja gagne. Dans quelques departemens, ils provoquerent des rixes; on vit des assemblees electorales faire scission, et se partager en deux. Ces menees, ce retour de hardiesse contribuerent a irriter beaucoup les patriotes qui avaient vu, dans la journee du 13, se realiser tous leurs pronostics; ils etaient fiers a la fois d'avoir devine juste, et d'avoir vaincu par leur courage le danger qu'ils avaient si bien prevu. Ils voulaient que la victoire ne fut pas inutile pour eux, qu'elle amenat des severites contre leurs adversaires, et des reparations pour leurs amis detenus dans les prisons; ils firent des petitions, dans lesquelles ils demandaient l'elargissement des detenus, la destitution des officiers nommes par Aubry, le retablissement dans leurs grades de ceux qui avaient ete destitues, le jugement des deputes enfermes, et leur reintegration sur les listes electorales, s'ils etaient innocens. La Montagne, appuyee par les tribunes toutes remplies de patriotes, applaudissait a ces demandes, et reclamait avec energie leur adoption. Tallien, qui s'etait rapproche d'elle, et qui etait le chef civil du parti dominant, comme Barras en etait le chef militaire, Tallien tachait de la contenir; il fit ecarter la derniere demande relative a la reintegration sur les listes des deputes detenus, comme contraire aux decrets des 5 et 13 fructidor. Ces decrets, en effet, declaraient ineligibles les deputes actuellement suspendus de leurs fonctions. Cependant la Montagne n'etait pas plus facile a contenir que les sectionnaires; et les derniers jours de cette assemblee, qui n'avait plus qu'une decade a sieger, semblaient ne pouvoir pas se passer sans orage. Les nouvelles des frontieres contribuaient aussi a augmenter l'agitation, en excitant les defiances des patriotes et les esperances inextinguibles des royalistes. On a vu que Jourdan avait passe le Rhin a Dusseldorf, et s'etait avance sur la Sieg; que Pichegru etait entre dans Manheim, et avait jete une division au-dela du Rhin. Des evenemens aussi heureux n'avaient inspire aucune grande pensee a ce Pichegru tant vante, et il avait prouve ici ou sa perfidie ou son incapacite. D'apres les analogies ordinaires, c'est a son incapacite qu'il faudrait attribuer ses fautes; car, meme avec le desir de trahir, on ne refuse jamais l'occasion de grandes victoires; elles servent toujours a se mettre a plus haut prix. Cependant des contemporains dignes de foi ont pense qu'il fallait attribuer ses fausses manoeuvres a sa trahison; il est ainsi le seul general connu dans l'histoire qui se soit fait battre volontairement. Ce n'est pas un corps seulement qu'il devait jeter au-dela de Manheim, mais toute son armee, pour s'emparer d'Heidelberg, qui est le point essentiel ou se croisent les routes pour aller du Haut-Rhin dans les vallees du Necker et du Mein. C'etait s'emparer ainsi du point par lequel Wurmser aurait pu se joindre a Clerfayt; c'etait separer pour jamais ces deux generaux; c'etait s'assurer la position par laquelle on pouvait se joindre a Jourdan, et former avec lui une masse qui aurait accable successivement Clerfayt et Wurmser. Clerfayt, sentant le danger, quitta les bords du Mein pour courir a Heidelberg; mais son lieutenant Kwasdanovich, aide de Wurmser, etait parvenu a deloger d'Heidelberg la division que Pichegru y avait laissee. Pichegru etait renferme dans Manheim; et Clerfayt, ne craignant plus pour ses communications avec Wurmser, avait marche aussitot sur Jourdan. Celui-ci, serre entre le Rhin et la ligne de neutralite, ne pouvant pas y vivre comme en pays ennemi, et n'ayant aucun service organise pour tirer ses ressources des Pays-Bas, se trouvait, des qu'il ne pouvait ni marcher en avant, ni se reunir a Pichegru, dans une position des plus critiques. Clerfayt d'ailleurs, ne respectant pas la neutralite, s'etait place de maniere a tourner sa gauche et a le jeter dans le Rhin. Jourdan ne pouvait donc pas tenir la. Il fut resolu par les representans, et de l'avis de tous les generaux, qu'il se replierait sur Mayence pour en faire le blocus sur la rive droite. Mais cette position ne valait pas mieux que la precedente; elle le laissait dans la meme penurie; elle l'exposait aux coups de Clerfayt dans une situation desavantageuse; elle le mettait dans le cas de perdre sa route vers Dusseldorf; en consequence on finit par decider qu'il battrait en retraite pour regagner le Bas-Rhin, ce qu'il fit en bon ordre, et sans etre inquiete par Clerfayt, qui, nourrissant un grand projet, revint sur le Mein pour s'approcher de Mayence. A cette nouvelle de la marche retrograde de l'armee de Sambre-et-Meuse, se joignaient des bruits facheux sur l'armee d'Italie. Scherer y etait arrive avec deux belles divisions des Pyrenees orientales, devenues disponibles par la paix avec l'Espagne: neanmoins on disait que ce general ne se croyait pas sur de sa position, et qu'il demandait en materiel et en approvisionnemens des secours qu'on ne pouvait lui fournir, et sans lesquels il menacait de faire un mouvement retrograde. Enfin on parlait d'une seconde expedition anglaise qui portait le comte d'Artois et de nouvelles troupes de debarquement. Ces nouvelles, qui sans doute n'avaient rien de menacant pour l'existence de la republique, qui etait toujours maitresse du cours du Rhin, qui avait deux armees de plus a envoyer, l'une en Italie, l'autre en Vendee, qui venait d'apprendre par l'evenement de Quiberon a compter sur Hoche, et a ne pas craindre les expeditions des emigres; ces nouvelles n'en contribuerent pas moins a reveiller les royalistes terrifies par vendemiaire, et a irriter les patriotes peu satisfaits de la maniere dont on avait use de la victoire. La decouverte de la correspondance de Lemaitre produisit surtout le plus facheux effet. On y vit tout entier le complot que l'on soupconnait depuis long-temps; on y acquit la certitude de l'existence d'une agence secrete etablie a Paris, communiquant avec Verone, avec la Vendee, avec toutes les provinces de la France, y excitant des mouvemens contre-revolutionnaires, et ayant des intelligences avec plusieurs membres de la convention et des comites. La vanterie meme de ces miserables agens, qui se flattaient d'avoir gagne tantot des generaux, tantot des deputes, qui disaient avoir eu des liaisons avec les monarchiens et les thermidoriens, contribua a exciter davantage les soupcons, et a les faire planer sur la tete des deputes du cote droit. Deja on designait Rovere et Saladin, et on s'etait procure contre eux des preuves convaincantes. Ce dernier avait publie une brochure contre les decrets des 5 et 13 fructidor, et venait d'en etre recompense par les suffrages des electeurs parisiens. On signalait encore comme complices secrets de l'agence royaliste, Lesage (d'Eure-et-Loir), La Riviere, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Leur silence dans les journees des 11, 12 et 13 vendemiaire les avait fort compromis. Les journaux contre-revolutionnaires, en les louant avec affectation, contribuaient a les compromettre davantage encore. Ces memes journaux, qui louaient si fort les soixante-treize, accablaient d'outrages les thermidoriens. Il etait difficile qu'une rupture ne s'ensuivit pas. Les soixante-treize et les thermidoriens continuaient toujours de se reunir chez un ami commun, mais il y avait entre eux de l'humeur et peu de confiance. Vers les derniers jours de la session, on parla, dans cette reunion, des nouvelles elections, des intrigues du royalisme pour les corrompre, et du silence de Boissy, Lanjuinais, La Riviere et Lesage, pendant les scenes de vendemiaire. Legendre, avec sa petulance ordinaire, reprocha ce silence aux quatre deputes qui etaient presents. Ceux-ci essayerent de se justifier. Lanjuinais laissa echapper le mot fort etrange de _massacre du 13 vendemiaire_, et prouva ainsi ou un grand desordre d'idees ou des sentimens bien peu republicains. Tallien, a ce mot, entra dans une violente colere, et voulut sortir, en disant qu'il ne pouvait pas rester plus long-temps avec des royalistes, et qu'il allait les denoncer a la convention. On l'entoura, on le calma, et on tacha de pallier le mot de Lanjuinais. Neanmoins on se separa tout-a-fait brouille. Cependant l'agitation allait croissant dans Paris, les mefiances s'augmentaient de toutes parts, les soupcons de royalisme s'etendaient sur tout le monde. Tallien demanda que la convention se format en comite secret, et il denonca formellement Lesage, La Riviere, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Ses preuves n'etaient pas suffisantes, elles ne reposaient que sur des inductions plus ou moins probables, et l'accusation ne fut point appuyee. Louvet quoique attache aux thermidoriens, n'appuya pas cependant l'accusation contre les quatre deputes, qui etaient ses amis; mais il accusa Rovere et Saladin, et peignit a grands traits leur conduite. Il retraca leurs variations du plus fougueux terrorisme au plus fougueux royalisme, et fit decreter leur arrestation. On arreta aussi Lhomond, compromis par Lemaitre, et Aubry, auteur de la reaction militaire. Les adversaires de Tallien demanderent en represaille la publication d'une lettre du pretendant au duc d'Harcourt, ou, parlant de ce qu'on lui mandait de Paris, il disait: _Je ne puis croire que Tallien soit un royaliste de la bonne espece_. On doit se souvenir que les agens de Paris se flattaient d'avoir gagne Tallien et Hoche. Leurs vanteries habituelles, et leurs calomnies a l'egard de Hoche, suffisent pour justifier Tallien. Cette lettre fit peu d'effet, car Tallien, depuis Quiberon, et depuis sa conduite en vendemiaire, loin de passer pour royaliste, etait considere comme un terroriste sanguinaire. Ainsi, des hommes qui auraient du s'entendre pour sauver a efforts communs une revolution qui etait leur ouvrage, se defiaient les uns des autres, et se laissaient compromettre, sinon gagner par le royalisme. Grace aux calomnies des royalistes, les derniers jours de cette illustre assemblee finissaient comme ils avaient commence, dans le trouble et les orages. Tallien demanda enfin la nomination d'une commission de cinq membres, chargee de proposer des mesures efficaces pour sauver la revolution pendant la transition d'un gouvernement a l'autre. La convention nomma Tallien, Dubois-Crance, Florent Guyot, Roux (de la Marne), et Pons (de Verdun). Le but de cette commission etait de prevenir les manoeuvres des royalistes dans les elections, et de rassurer les republicains sur la composition du nouveau gouvernement. La Montagne, pleine d'ardeur, et s'imaginant que cette commission allait realiser tous ses voeux, crut un instant et repandit le bruit qu'on allait annuler toutes les elections, et suspendre pour quelque temps encore la mise en activite de la constitution. Elle s'etait persuade, en effet, que le moment n'etait pas venu d'abandonner la republique a elle-meme, que les royalistes n'etaient pas assez abattus, et qu'il fallait continuer quelque temps encore le gouvernement revolutionnaire pour les abattre. Les contre-revolutionnaires affecterent de repandre les memes bruits. Le depute Thibaudeau, qui jusque-la n'avait marche ni avec la Montagne, ni avec les thermidoriens, ni avec les monarchiens, mais qui avait paru neanmoins un republicain sincere, et sur lequel trente-deux departemens venaient de fixer leur choix, car on avait l'avantage en le nommant de ne se declarer pour aucun parti, le depute Thibaudeau ne devait pas naturellement se defier de l'etat des esprits autant que les thermidoriens. Il croyait que Tallien et son parti calomniaient la nation en voulant prendre tant de precautions contre elle; il supposa meme que Tallien avait des projets personnels, qu'il voulait se placer a la tete de la Montagne, et se donner une dictature, sous le pretexte de preserver la republique des royalistes. Il denonca d'une maniere virulente et amere ce pretendu projet de dictature, et fit contre Tallien une sortie imprevue, dont tous les republicains furent surpris, car ils n'en comprenaient pas le motif. Cette sortie meme compromit Thibaudeau dans l'esprit des plus defians, et lui fit supposer des intentions qu'il n'avait pas. Quoiqu'il rappelat qu'il etait regicide, on savait bien par les lettres saisies[7], que la mort de Louis XVI pouvait etre rachetee par de grands services rendus a ses heritiers, et cette qualite ne paraissait plus une garantie complete. Aussi, quoique ferme republicain, sa sortie contre Tallien lui nuisit dans l'esprit des patriotes, et lui valut de la part des royalistes, des eloges extraordinaires. On l'appela _Barre-de-fer_. [7] _Moniteur_ de l'an IV, pag. 150, lettre de d'Entraigues a Lemaitre, datee du 10 octobre 1795. La convention passa a l'ordre du jour, et attendit le rapport de Tallien au nom de la commission des cinq. Le resultat des travaux de cette commission fut un projet de decret qui contenait les mesures suivantes: Exclusion de toutes fonctions civiles, municipales, legislatives, judiciaires et militaires, des emigres et parens d'emigres, jusqu'a la paix generale; Permission de quitter la France, en emportant leurs biens, a tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la republique; Destitution de tous les officiers qui n'avaient pas servi pendant le regime revolutionnaire, c'est-a-dire depuis le 10 aout, et qui avaient ete remplaces depuis le 15 germinal, c'est-a-dire depuis le travail d'Aubry. Ces dispositions furent adoptees. La convention decreta ensuite d'une maniere solennelle la reunion de la Belgique a la France, et sa division en departemens. Enfin le 4 brumaire, au moment de se separer, elle voulut terminer par un grand acte de clemence sa longue et orageuse carriere. Elle decreta que la peine de mort serait abolie dans la republique francaise, a dater de la paix generale; elle changea le nom de la place de la _Revolution_ en celui de place de la _Concorde_; enfin elle prononca une amnistie pour tous les faits relatifs a la revolution, excepte pour la revolte du 13 vendemiaire. C'etait mettre en liberte les hommes de tous les partis, excepte Lemaitre, qui etait le seul des conspirateurs de vendemiaire contre lequel il existat des preuves suffisantes. La deportation prononcee contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrere, qui avait ete revoquee pour les faire juger de nouveau, c'est-a-dire pour les faire condamner a mort, fut confirmee. Barrere, qui seul n'etait pas encore embarque, dut l'etre. Toutes les prisons durent s'ouvrir. Il etait deux heures et demie, 4 brumaire an IV (26 octobre 1795); le president de la convention prononca ces mots: "La convention nationale declare que sa mission est remplie, et que sa session est terminee." Les cris mille fois repetes de _Vive la republique!_ accompagnerent ces dernieres paroles. Ainsi se termina la longue et memorable session de la convention nationale. L'assemblee constituante avait eu l'ancienne organisation feodale a detruire, et une organisation nouvelle a fonder: l'assemblee legislative avait eu cette organisation a essayer, en presence du roi laisse dans la constitution. Apres un essai de quelques mois, elle reconnut et declara l'incompatibilite du roi avec les institutions nouvelles, et sa complicite avec l'Europe conjuree; elle suspendit le roi et la constitution, et se demit. La convention trouva donc un roi detrone, une constitution annulee, la guerre declaree a l'Europe, et pour toute ressource, une administration entierement detruite, un papier monnaie discredite, de vieux cadres de regimens uses et vides. Ainsi, ce n'etait point la liberte qu'elle avait a proclamer en presence d'un trone affaibli et meprise, c'etait la liberte qu'elle avait a defendre contre l'Europe entiere, et cette tache etait bien autre! Sans s'epouvanter un instant, elle proclama la republique a la face des armees ennemies; puis elle immola le roi pour se fermer toute retraite; elle s'empara ensuite de tous les pouvoirs, et se constitua en dictature. Des voix s'eleverent dans son sein, qui parlaient d'humanite quand elle ne voulait entendre parler que d'energie, elle les etouffa. Bientot cette dictature qu'elle s'etait arrogee sur la France par le besoin de la conservation commune, douze membres se l'arrogerent sur elle, par la meme raison et par le meme besoin. Des Alpes a la mer, des Pyrenees au Rhin, ces douze dictateurs s'emparerent de tout, hommes et choses, et commencerent avec les nations de l'Europe la lutte la plus terrible et la plus grande dont l'histoire fasse mention. Pour rester directeurs supremes de cette oeuvre immense, ils immolerent alternativement tous les partis; et, suivant la condition humaine, ils eurent les exces de leurs qualites. Ces qualites etaient la force et l'energie, l'exces fut la cruaute. Ils verserent des torrens de sang, jusqu'a ce que, devenus inutiles par la victoire, et odieux par l'abus de la force, ils succomberent. La convention reprit alors pour elle la dictature, et commenca peu a peu a relacher les ressorts de son administration terrible. Rassuree par la victoire, elle ecouta l'humanite, et se livra a son esprit de regeneration. Tout ce qu'il y a de bon et de grand, elle le souhaita, et l'essaya pendant une annee; mais les partis, ecrases sous une autorite impitoyable, renaquirent sous une autorite clemente. Deux factions, dans lesquelles se confondaient, sous des nuances infinies, les amis et les ennemis de la revolution, l'attaquerent tour a tour. Elle vainquit les uns en germinal et prairial, les autres en vendemiaire, et jusqu'au dernier jour se montra heroique au milieu des dangers. Elle redigea enfin une constitution republicaine, et, apres trois ans de lutte avec l'Europe, avec les factions, avec elle-meme, sanglante et mutilee, elle se demit, et transmit la France au directoire. Son souvenir est demeure terrible; mais pour elle il n'y a qu'un fait a alleguer, un seul, et tous les reproches tombent devant ce fait immense: elle nous a sauves de l'invasion etrangere! Les precedentes assemblees lui avaient legue la France compromise, elle legua la France sauvee au directoire et a l'empire. Si en 1793 l'emigration fut rentree en France, il ne restait pas trace des oeuvres de la constituante et des bienfaits de la revolution; au lieu de ces admirables institutions civiles, de ces magnifiques exploits qui signalerent la constituante, la convention, le directoire, le consulat et l'empire, nous avions l'anarchie sanglante et basse que nous voyons aujourd'hui au-dela des Pyrenees. En repoussant l'invasion des rois conjures contre notre republique, la convention a assure a la revolution une action non interrompue de trente annees sur le sol de la France, et a donne a ses oeuvres le temps de se consolider, et d'acquerir cette force qui leur fait braver l'impuissante colere des ennemis de l'humanite. Aux hommes qui s'appellent avec orgueil patriotes de 89, la convention pourra toujours dire: "Vous aviez provoque la lutte, c'est moi qui l'ai soutenue et terminee." FIN DU TOME SEPTIEME. TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME SEPTIEME. CHAPITRE XXVI. Continuation de la guerre sur le Rhin. Prise de Nimegue par les Francais.--Politique exterieure de la France. Plusieurs puissances demandent a traiter.--Decrets d'amnistie pour la Vendee.--Conquete de la Hollande par Pichegru. Prise d'Utrecht, d'Amsterdam et des principales villes; occupation des sept Provinces-Unies. Nouvelle organisation politique de la Hollande.--Victoires aux Pyrenees.--Fin de la campagne de 1794.--La Prusse et plusieurs autres puissances coalisees demandent la paix. Premieres negociations.--Etat de la Vendee et de la Bretagne. Puisaye en Angleterre.--Mesures de Hoche pour la pacification de la Vendee. Negociations avec les chefs vendeens. CHAPITRE XXVII. Reouverture des salons, des spectacles, des reunions savantes; etablissement des ecoles primaires, normale, de droit et de medecine; decrets relatifs au commerce, a l'industrie, a l'administration de la justice et des cultes.--Disette des subsistances dans l'hiver de l'an III.--Destruction des bustes de Marat.--Abolition du _maximum_ et des requisitions.--Systemes divers sur les moyens de retirer les assignats.--Augmentation de la disette a Paris.--Reintegration des deputes girondins.--Scenes tumultueuses a l'occasion de la disette; agitation des revolutionnaires; insurrection du 12 germinal; details de cette journee.--Deportation de Barrere, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois.--Arrestation de plusieurs deputes montagnards--Troubles dans les villes.--Desarmement des patriotes CHAPITRE XXVIII. Continuation des negociations de Bale.--Traite de paix avec la Hollande.--Condition de ce traite.--Autre traite de paix avec la Prusse.--Politique de l'Autriche et des autres etats de l'Empire.--Paix avec la Toscane.--Negociations avec la Vendee et la Bretagne.--Soumission de Charette et autres chefs.--Stofflet continue la guerre.--Politique de Hoche pour la pacification de l'ouest.--Intrigues des agens royalistes.--Paix simulee des chefs insurges dans la Bretagne. Premiere pacification de la Vendee.--Etat de l'Autriche et de l'Angleterre; plans de Pitt, discussions du parlement anglais.--Preparatifs de la coalition pour une nouvelle campagne CHAPITRE XXIX. Redoublement de haine et de violence des partis apres le 12 germinal.--Conspiration nouvelle des patriotes.--Massacre dans les prisons, a Lyon, par les reacteurs.--Decrets nouveaux contre les emigres et sur l'exercice du culte. Modifications dans les attributions des comites.--Questions financieres. Baisse croissante du papier-monnaie. Agiotage. Divers projets et discussions sur la reduction des assignats. Mesure importante decretee pour faciliter la vente des biens nationaux.--Insurrection des revolutionnaires du 1er prairial an III. Envahissement de la convention. Assassinat du representant Feraud. Principaux evenemens de cette journee et des jours suivans.--Suites de la journee de prairial. Arrestation de divers membres des anciens comites. Condamnation et supplice des representans Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroi, Soubrany, Bourbotte, et autres compromis dans l'insurrection.--Desarmement des patriotes et destruction de ce parti.--Nouvelles discussions sur la vente des biens nationaux. Echelle de reduction adoptee pour les assignats CHAPITRE XXX. Situation des armees au nord et sur le Rhin, aux Alpes et aux Pyrenees vers le milieu de l'an III.--Premiers projets de trahison de Pichegru.--Etat de la Vendee et de la Bretagne. Intrigues et plans des royalistes. Renouvellement des hostilites sur quelques points des pays pacifies.--Expedition de Quiberon. Destruction de l'armee royaliste par Hoche. Cause du peu de succes de cette tentative.--Paix avec l'Espagne.--Passage du Rhin par les armees francaises CHAPITRE XXXI. Menees du parti royaliste dans les sections.--Rentree des emigres. Persecutions des patriotes.--Constitution directoriale, dite de l'an III, et decrets des 5 et 13 fructidor.--Acceptation de la constitution et des decrets par les assemblees primaires de la France.--Revolte des sections de Paris contre les decrets de fructidor et contre la convention. Journee du 13 vendemiaire; defaite des sections insurgees.--Cloture de la convention nationale FIN DE LA TABLE. End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, VII., by Adolphe Thiers *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA R,VOLUTION FRANAISE, VII. *** ***** This file should be named 11964.txt or 11964.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/9/6/11964/ Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL