The Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prevost This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Demi-Vierges Author: Marcel Prevost Release Date: March 28, 2004 [EBook #11747] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES *** This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer, http://digibooks.ibelgique.com/ Marcel Prevost Les Demi-Vierges Preface _Pendant que cette etude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me presenterent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me toucherent vivement. Les voici, aussi nettement formulees qu'il m'est possible:_ _1 deg. Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vierges, une certaine categorie de jeunes filles, une minorite, evidemment. Le danger d'une observation pratiquee sur une minorite, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'etende imprudemment a la majorite. Vous avez pu tomber sur un lambeau phylloxere d'une vigne saine._ _2 deg. Meme si cette contamination est reelle, meme si elle a quelque etendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorite. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste a peu pres intact. Pourquoi s'acharner a le detruire, accroitre le gachis social ou nous vivons?_ _De ces deux objections, la premiere surtout a quelque force._ _Mais il me semble que c'est aussi y repondre que de prevenir le lecteur, de le mettre en garde contre une generalisation temeraire, -- de circonscrire, de definir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliquee._ _Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parle, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus specialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie a Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baigne par les eaux cythereennes, mais touchant aussi, par de longues frontieres, sans cesse franchies, a la bourgeoisie riche, a l'aristocratie qui s'amuse. Les caracteristiques de ce monde? C'est que les idees religieuses et morales n'y sont jamais des idees_ directrices._ On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe superieur, infaillible, mais au nom des_ convenances_, de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la societe des hommes._ _Tel est, a mon sens, le monde restreint ou le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'a l'etat d'exception. La generalisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait:_ "Toutes _les jeunes filles du monde a Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles francaises."_ _Pour les jeunes filles francaises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus repandu a l'etranger qu'en France: je ne serais meme pas surpris qu'elle fut chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la poesie qu'on voudra, nous avons la verite sur le_ flirt._ Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges. _Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, meme dans le monde Parisien, d'une minorite, quel besoin de publier cette misere? N'y a-t-il pas plus de danger a la divulguer d'a la tenir secrete?_ _Non; parce que le mal tend a s'accroitre, et s'accroit rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait etre autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence a se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, elegante, fetee: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveaute. Pour la fillette d'honnete bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le collegien._ _Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux meres: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les elever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-a-dire de recommencer, pour elles,_ a vivre de la vie des jeunes filles, _de grace, ne les associez pas a votre vie mondaine, ne les habituez pas a vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'education, la famille serieuse; neanmoins un pensionnat bien dirige vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte a tous les livres, a tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!_ _-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la resignation. Croyez-vous serieusement qu'une jeune fille soit bien armee contre les epreuves de la vie parce qu'elle est renseignee comme un carabin sur certains mysteres? Nous sommes renseignes, nous autres, et cela ne nous empeche pas de faire parfois de sots mariages."_ _Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chretien, qui est le notre jusqu'a nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fonde sur la conception de virginite, de l'integrite absolue de l'epousee. (Le remariage est hors de cause: la femme chretienne qui se remarie est censee avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chretienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irreductible. Or l'education moderne des jeunes filles tend de plus en plus a developper le type demi-vierge. Il faut donc changer l'education de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chretien perira. Voila, en deux lignes, le resume de mon opinion._ _Je n'ajoute qu'un mot. Ayant raconte les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, ecrite ou parlee, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralite, a dit Balzac, qui n'a jamais failli a l'ecrivain courageux, est le dernier qui reste a faire quand on n'a plus rien a dire a un poete. Si vous etes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral a la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."_ Marcel Prevost. LES DEMI-VIERGES PREMIERE PARTIE I Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et ecrivait vivement un telegramme bleu, sa mere, Mme de Rouvre, etendue tout pres d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosee de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit a lire. Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- etait un de ces meubles en acajou fonce, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence a adopter. De meme, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce gout d'outre-Manche, amusant et un peu faux, ou se refugie l'elegance moderne, blasee, pour les avoir trop vus, sur les purs et delicieux styles francais du siecle dernier. C'etaient des chaises en batons courbes, laquees de blanc ou de vert pale, des fauteuils larges a l'exces, en acajou marquete de bois des iles, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les portieres laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de crepe leger a grandes fleurs orangees, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, etendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fraichement tondu d'un parc britannique. Et l'appartement, comme sa decoration, temoignait d'un gout resolu de modernite, informe des commodes d'hier, decide a les utiliser. C'etait le second etage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a dote recemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kleber, tout pres de la place de l'Etoile: quinze fenetres de facade, la superficie d'un vaste hotel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorcee, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi independant, ouvrant sur la longue galerie parallele a la facade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour interieure de la maison, se montait a l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque etage et en doublait l'etendue. Maud de Rouvre ne deparait point ce cadre, dont elle avait voulu et combine la moderne elegance. Malgre des hanches rondes et un buste epanoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la grace tombante des epaules, la petitesse de la tete pale, couronnee de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transparaitre, sous la patine, le roux lumineux du metal. Ces lourds cheveux bruns, releves a la japonaise, decouvraient un front etroit, souligne par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux mediocrement grands, mais d'un eclat bleu incomparable; et le nez encore etait charmant, mince d'en haut, elargi aux narines, avec ce leger relevement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et decide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meublee de dents merveilleuses, mais plutot arrondie que fendue, avec des levres ou un medecin curieux de stigmates degenerescents eut note les plis verticaux, a peine perceptibles. Et il eut sans doute rapproche cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient a la tete presque sans lobe. Mais qui sait ? Peut-etre ces legeres inharmonies, rompant la monotonie de la beaute feminine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'appat de mystere par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aimees. Celle-ci, penchee sur le _blotter_ de maroquin, couvrant d'une longue ecriture rapide le carre de papier, fixait invinciblement le regard, qui eut glisse peut-etre, avec indifference, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de crepe gris, a ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fraicheur de camelia de sa peau, et on ne savait quoi d'indecis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingtieme annee a peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage mur, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barre d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de definitif, d'acheve, d'un peu desabuse meme dans l'attitude, dans le regard, eussent fait hesiter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins ou, depuis longtemps, son coupe la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de creole. Rien ne ressemblait moins a Maud que cette pauvre mere valetudinaire, en ce moment etendue sur la chaise longue, le visage angoisse" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tombe de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait ete belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en temoignaient, au temps ou Francois de Rouvre, gentilhomme girondin en quete de fortune, debarque a Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'epousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beaute, nulle trace ne demeurait a present, dans ce corps reduit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement plisse, bouffi, ravine, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de duegne a laquelle peu d'Espagnoles echappent, la quarantaine venue. Dechue de sa grace, il lui demeurait, au milieu meme des souffrances, la frivolite, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un gout persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres colorees, et il fallait l'autorite despotique de Maud pour l'empecher de vetir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se negligeait a l'exces, gardait jusqu'au soir le vetement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce fut mardi, son jour de reception, elle trainait encore, a deux heures apres midi, roulee dans une vieille robe de chambre brune a rubans havane, point peignee, point lavee, sous la farine qui lui blanchissait les joues. Maud achevait son telegramme, le signait, le datait, -- 4 fevrier 1893; -- puis, mouillant legerement son doigt, elle le passait sur la lisiere gommee, et tracait l'adresse. -- A qui ecris-tu ? demanda la mere. -- A Aaron. Il passe toute l'apres-midi a son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique. Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant: -- Et qu'est-ce que tu lui veux, a ce vilain bonhomme ? -- Je veux une loge a l'Opera, demain, pour la premiere... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal recu mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet reparera tout, et nous le verrons arriver a cinq heures, faisant des graces. Maud garda quelque temps le telegramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit: -- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel. Mme de Rouvre se recria: -- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les cures, les bonnes soeurs, les communautes religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre etait pour un usurier francfortais, et marie, encore ! Mme de Chantel, pour la premiere fois ou elle met les pieds ici, y trouvera mieux que ca... Nos mardis sont assez suivis ! Maud laissait parler sa mere avec un sourire moitie triste, moitie ironique. -- Oui, tres suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de ministere seulement; trop de monde des receptions ouvertes. Des attaches de cabinet comme Lestrange, des secretaires deputes comme Julien, le residu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas ca qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa mere. -- Et Mme Ucelli ? -- Oh ! celle-la ! -- Comment, celle-la ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?... -- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia. -- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre apres un silence. -- Paul, ce n'est pas sur; il y a aujourd'hui une discussion importante au Senat sur le privilege de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis. -- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa mere rencontrent ici un senateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli... -- Un directeur de grande societe financiere catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement. -- Et un gentleman accompli, un homme de sport tres en vue, comme Hector... -- Ils auront lieu d'etre satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !... -- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister a une de leurs receptions, la-bas, en Poitou, a Vezeris ! Maud se leva et pressa le bouton electrique voisin de la cheminee. -- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel recoivent a Vezeris ! c'est peut-etre des gens tres nuls et tres ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus cale dans la contree. Mme de Rouvre repondit: -- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet ete, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos apres-midi de bezigue... Nos promenades cote a cote, dans les pousse-pousse... -- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez tres bon menage, toutes les deux. Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si aisement, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau ecervele qu'etait sa mere avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'etait la mere de Maxime de Chantel. "Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exageration; chacune d'elles a la meme maladie avec des accidents differents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est mysterieux. Pourquoi ai-je plu a Maxime, moi ?" Debout contre la cheminee, elle evoquait les quatre journees que Maxime de Chantel etait venu passer pres de sa mere, a Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter a elle, malgre lui et presque sans qu'elle y aidat. Brusquement, il etait parti, il s'etait enfui dans la solitude de Vezeris, ou il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel a Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa mere qui voulait consulter un medecin a la mode. -- ... Mademoiselle desire ?... C'etait la femme de chambre, appelee par le coup de sonnette de Maud. -- Tenez, Betty, faites porter ca au telegraphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorifere. On commence a etouffer, ici. -- Bien, mademoiselle. -- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-meme Mlle Jacqueline a son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider a servir le the au salon. -- Oui, mademoiselle. C'est tout ? -- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me previendrez. -- Meme s'il y a du monde ? -- Meme s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, a cette heure-la. -- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant peniblement sur son seant. -- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus. -- Qu'est-ce qu'elle te veut ? -- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir. -- Et elle s'appelle ? -- Duroy... Etiennette Duroy. Mme de Rouvre reflechit un instant: -- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas. -- Tu ne te rappelles jamais rien, repliqua Maud. Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fenetre; elle regarda, dans l'avenue legerement feutree de neige malgre un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres levees, les passants emmitoufles qui pressaient le pas. La femme de chambre, demeuree sur le seuil du petit salon, demanda: -- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ? -- Non, repondit Maud. -- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud ! -- Maman ? -- Il n'est pas necessaire que je me presse, n'est-ce pas ? -- Non. Reste dans ta chambre jusqu'a ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai prevenir. -- Bon. Allons, Betty, votre bras. Elle s'en allait par le grand salon, appuyee sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et trainante. Avant de sortir, elle se retourna: -- Maud ! -- Quoi, mere ? Elle rejoignit Mme de Rouvre, tachant de brider son enervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrassee de ce qu'elle avait a dire. -- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"... -- Oui... Eh bien ?... -- Eh bien... J'ai oublie de te dire: j'ai ecrit. On l'apportera ce soir. Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent: -- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se maitrisant, quel besoin avais-tu ?... -- Besoin, non, evidemment, repliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en meme temps. Nous n'en sommes pas a compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ? Maud ne repliqua pas; tandis que sa mere s'eloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts etaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminee. Betty se montra de nouveau: -- Mademoiselle ? -- C'est cette dame, deja ? -- Non, mademoiselle, c'est M. Julien. Maud frappa de la main le marbre de la cheminee: -- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ? -- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas ou etait Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est alle, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle. Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise. -- Eh bien ! prevenez-le que je l'attends ici. Restee seule, elle se regarda dans la glace de la cheminee, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la premiere fois de la journee, etre vue par un homme, fut-ce un frere ou un vieil ami. Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans a peine, vetu avec une extreme recherche, a la facon d'un elegant de 1830. Il etait grand, muscle et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage a meplats nets, a menton etroit, a levres fines, a nez rigide, eut ete dure, presque menacante, sans la clarte de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indecision, des yeux de femme. Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchante d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, elegant, l'homme qu'elle aime. Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, ceremonieusement. -- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ? D'un coup d'oeil il inspectait la piece ou ils etaient et le grand salon voisin... -- Non... Personne... fit Maud a demi-voix. Alors il l'attira, la serra, moulee contre lui, lui caressant des levres, sur l'etoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mysterieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurerent la bouche. Ils se separerent tout fremissants. Maud, un peu de rose sur sa peau pale, revint a la glace de la cheminee, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froisses de son corsage. Suberceaux, tombe sur une chaise pres du bureau d'acajou, la regardait. Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui. -- Maud !... Maud cherie !... murmura le jeune homme. Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant a peine les levres, elle dit: -- Je t'aime. De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indecise aureole de virginite qui l'enveloppait tout a l'heure, quand elle ecrivait a cote de sa mere, s'etait effacee. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par ou se trahissent les vierges qui ont pame une fois sous les caresses. Julien repondit: -- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passe de mauvaises heures depuis notre derniere rencontre, chez les Reversier. Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rasserenes; elle questionna: -- Le jeu, encore ?... -- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voila ma nuit. Il plongea sa main dans la poche interieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincee a la taille comme une robe: il en sortit a demi, pour les faire voir a Maud, un tas de billets de banque chiffonnes ensemble. -- Rue Royale ? demanda Maud. -- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron. -- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est egal, vous avez tort. Vous m'aviez promis... Suberceaux fit un geste d'indifference. -- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus a plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empeche de penser. Elle lui prit la main, souriant: -- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ? -- Ah ! vrai, je le voudrais, replique le jeune homme en retirant brusquement sa main. Mais aussitot: -- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin ! Maud l'interrogea des yeux; il reprit: -- Vous me faites du chagrin... Vous n'etes plus a moi... Je ne vous sens plus a moi. Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit ou tout a l'heure ils s'etaient enlaces comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien. -- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure. Suberceaux, peu a peu dompte et calme, baissait la tete. -- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'etes venue ! Il avait dit ces derniers mots tres bas, comme s'il avait peur d'etre entendu de celle meme a qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plisse, son joli visage altere comme lorsque sa mere lui avait parle de l'aigrette en vieux strass. Julien etait deja pres d'elle, et l'implorant: -- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, a moi, ce souvenir-la... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et apres on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je beniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi ! Elle demeurait accoudee a la table de la cheminee, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupee: -- La derniere fois surtout... la derniere fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil a toi... Il etait reste l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit ferme... Je n'ai pas voulu qu'on ouvrit ce lit et je ne m'y suis pas couche, jusqu'a ce que cette odeur fut tout partie... Et tu ne veux plus !... Elle se retourna lentement: -- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te recois pas ici autant qu'il te plait ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empeche de rester dans ma chambre ? Ma mere a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dresses. -- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir a moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dresses, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'epee... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mere a les yeux bandes, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me gene tout de meme de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ? -- Oh ! Jacqueline... Une enfant ! -- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit. Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura. -- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodites des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ? Julien murmura tristement: -- Je ne t'ai jamais eue. -- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donne de moi tout ce que je pouvais te donner... Il supplia: -- Dis-moi seulement que tu reviendras. -- Ou cela ? -- Rue de la Baume. Chez moi... Elle eut un geste d'impatience: -- Encore !... Je t'ai deja dit que je suis guettee, surveillee... cette miserable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'execre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis sure, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princiere. Tu ris ? Je ne suis pas fille a m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est doutee, au moins. -- Je changerai d'appartement. -- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi a moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, _plus que jamais_, il faut que je me surveille. Julien questionna, surpris: -- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ? -- Peut-etre, fit Maud. Il devint tres pale et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'etre calme: -- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ? -- Oui, repondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez etre... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez. Julien fit signe qu'il ecoutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indifferents l'un a l'autre. -- Eh bien ! dit Maud, voila, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il a longtemps), nous avons rencontre aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle etait avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'annees, assez jolie, mais tout a fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle... Elle s'interrompit: -- On a sonne, il me semble ? -- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, deja ? -- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la connaitre, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy... -- La fille de Mathilde Duroy ? -- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion. -- Oh ! passion !... -- Non ? On disait que vous aviez ete l'initiateur. -- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-la ! repliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est egal, si vous permettez, je prefere ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ? -- Elle a ete a Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa mere, tres honnetement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous etions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir. La face sournoise de Joseph apparut a la porte du salon: -- Mademoiselle... C'est cette demoiselle. -- Je vous quitte, fit Suberceaux. -- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph. Et reconduisant jusqu'a la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit: -- Venez... _Il_ sera la... Je veux que vous veniez. Plus bas, quand il eut passe le seuil, elle lui redit par l'entre-baillement de la porte: -- Je t'aime ! II La visiteuse etait deja introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau. En voyant Maud venir a elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide: -- Bonjour, mademoiselle... Je vous... Mais Maud l'embrassa joyeusement. -- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-la, Tiennette, et me parler comme a la pension ! Etiennette, les joues animees par une reaction de contentement, rendit les baisers. -- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui hesitais a venir... J'avais peur d'etre mal recue, figure-toi ! -- Et pourquoi cela, grand Dieu ? repondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-meme. -- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit a bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation... Maud sourit: -- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ? -- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui ca ? -- Mais... les Le Tessier... L'aine, Paul, celui qui est senateur depuis l'an passe, etait lie avec ce depute de l'Aude, avec monsieur... comment donc ? -- M. Asquin ? demande Etiennette. Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras: -- C'etait mon pere. Nous l'avons perdu, il y a deux ans. -- Ah ! c'etait ton pere ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta mere, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux. -- M. de Suberceaux etait le secretaire de papa... Il... Elle s'arreta court, ressaisie par sa timidite de tout a l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main: -- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne. -- Oh ! je pense bien, repliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affichee avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est egal, fit-elle apres un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon pere l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre frere. Il aurait du laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est meme pas revenu a la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle etait si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas. Mlle de Rouvre repondit serieusement: -- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis. D'un de ces gestes mutins et calins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque a genoux: -- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la premiere fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ? -- Je ne t'en veux pas, repliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'espere que c'est pour me demander de te servir. Etiennette rougit: -- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai deja subi tant d'avanies a cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'amene. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez pres pour etre sure d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de dependre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu ou j'ai vecu... -- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ? Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indifferente. -- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le repeter, je te dis cela a toi)... M. Le Tessier. -- Hector ? -- Non... son frere... le senateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement... -- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'epouse ! Etiennette sourit tristement: -- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible. -- A cause de sa fortune ? -- Non. Je crois que mon defaut d'argent ne l'arreterait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas etre le beau-frere de Suzanne du Roy. "Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison." -- Pauvre cherie ! dit-elle tout haut. -- Il me reste donc, continua Etiennette du meme ton resigne, a etre sa maitresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu egoiste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre a voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une betise... je ne peux pas me decider a franchir ce pas-la. Suis-je nee avec un temperament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donne le gout de la regularite ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout sure de finir honnete, car ce n'est pas facile, va! partie d'ou je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre independante, d'avoir ma chambre et mon lit bien a moi, de me suffire. Elle s'arreta un instant, quetant du regard l'approbation de Maud. -- Continue, fit celle-ci. C'est tout a fait curieux ce que tu me dis la. -- Alors, voila, poursuivit Etiennette... J'ai passe par le Conservatoire, tu sais, apres Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solfege. Donner des lecons de piano, ca rapporte trop peu et trop peniblement. J'ai donc appris a jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste a Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agreable. Je me suis fait un repertoire de chansons 1830... on est a cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire. -- Certainement cela plairait, s'ecria Maud, seduite aussitot par le cote artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre a anglaise, manches a gigot, crinoline; tu chanterais du Loisa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra. Etiennette rit d'un rire clair: -- Oh ! ce n'est pas si aise que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait songe: une fete champetre a Chamblais, leur admirable propriete, sur la ligne du Nord... Mais, decidement, presentees par des celibataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"... -- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilite ! -- Il faut tout au rien, ma chere, en ces matieres, il me semble... Et ce n'etait pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes a la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommandee. Alors j'ai pense a toi... Tu es riche, tu as de belles relations... Maud l'interrompit: -- D'abord je ne suis pas riche... Quant a nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui etait de bonne noblesse, aurait pu nous faire frequenter le meilleur monde. Il a prefere perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous trainons le boulet de ce passe-la, meme apres le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames etrangeres, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mariee, je t'en reponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irreprochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre a ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles. Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaiete de pensionnaire. -- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne ! -- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une fete ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y reflechir... Tu avais deja une jolie voix a Picpus. Elle doit etre tout a fait posee maintenant. -- Oui, repondit Etiennette... Elle est assez agreable... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ? Le piano etait tout proche. Elles fouillerent ensemble dans les cartons. -- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante. C'etait une romance de Chaminade, intitulee _l'Anneau d'argent_. -- Peux-tu m'accompagner ? -- Oui, fit Maud. Elle s'assit au piano et preluda, tandis qu'Etiennette, appuyee d'une main au piano, penchee sur la musique, chantait: _Le cher anneau d'argent que vous m'avez donne Garde en son cercle etroit vos promessesse encloses..._ La voix etait d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleure par un archet; l'artiste la menageait, la conduisait en musicienne experte. Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements eclaterent derriere les jeunes filles; une voix feminine, puissamment timbree, cria, accentuant le mot l'italienne: -- _Brava ! brava !..._ Tout a fait bien ! -- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud. L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras a Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'etait pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur etrange, l'accompagnait. -- Mlle Cecile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, _sciasciona mia_, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est a Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de siecle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa _cortina_. Maud tendit la main: -- Soyez la bienvenue, mademoiselle. -- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant a Etiennette qui cachait le bas de sa figure derriere son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. _E quanto e carina !_ N'est-ce pas, Cecile ? On dirait un _angiolo_ de Sienne. Mlle Ambre dit simplement: -- Oui, madame est tres jolie et chante tres bien. Maud presenta: -- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension. -- Vous etes au theatre, mademoiselle ? -- Non, madame... pas encore. -- Nous la ferons connaitre, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare. -- Oh ! _cara !_ la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ? -- Nous y songions, repliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile. -- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moitie de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, Cecile. _E come ben accommodato !... Gosto inglese..._ Elles se mirent a parler italien, Mme Ucelli faisait admirer a son amie le gout singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, a mi-voix, disait a Etiennette: -- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'execre, a cause de Julien qui a ete oblige un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma cherie. Ah ! c'est un vrai temperament, celle-la, une ame a deux sexes egalement imperieux. Elle m'execre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conference avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter a la soiree, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite. -- Tu es un amour, repliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien ! Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie legere des rideaux de vitrage. -- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure facon de m'etre agreable... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppresse, va ! Et puis, ajouta-t-elle apres un instant de reflexion, peut-etre, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta mere... mettre une piece de l'appartement a ma disposition de temps en temps ? -- Mais tout l'appartement si tu veux, cherie. D'autant que maman etant souffrante et ne bougeant guere de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment maitresse de maison, maintenant, c'est moi qui mene tout. -- C'est que, poursuivit Maud en domptant son hesitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin a mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais. -- Julien ? -- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ? -- Oh ! me compromettre, repliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient. -- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit traite d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie. Elles rejoignirent, les bras enlaces, Mme Ucelli et Mlle Ambre. -- Excusez-moi, chere madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission... -- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succes... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimite. Etiennette remercia et salua. -- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain a la _Walkyrie_, n'est-ce pas ? Etiennette repondit: -- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premieres. -- Oh ! vous n'iriez point, vous, _cara_, repliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme a une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... _Che peccato !_... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-etre M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre. La porte du grand salon s'ouvrait, poussee par le valet de pied, gante de blanc, qui n'annonca pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fanee et usee, tres correct, s'avancait en souriant. -- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ? Il baisa les mains. Mme Ucelli s'ecria: -- Ah ! _signore Lucca !_ Voila qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fantome. Etiennette prenait conge et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la cheminee. La cheminee etait en marbre blanc, de style neo-grec, presque nue, decoree d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un brule-parfums, et de deux sveltes vases ou trempaient deux orchidees. Dans l'atre une grosse buche brulait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise. Presque aussitot, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage a une dame agee, accompagnee de deux jeunes filles habillees pareil, assez jolies, l'air anemique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud presenta: -- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'interieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ? -- Est-ce que M. Lestrange ne connait pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli. -- Non, lui repondit Lestrange a demi-voix. Je ne vois que certaines specialites. -- Comment va votre chere mere ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant. -- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons guere avant cinq heures, je crois. -- Et Jacqueline ? -- Jacqueline est allee a son cours de litterature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait etre rentree. Vous allez la voir. Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit: -- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honore, ou un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ? -- Aux demoiselles et aux messieurs, chere madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes. -- Meles ? -- Meles. Le cours est mixte. -- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre la quelques notions de morale. -- On ne vous laissera pas entrer, _birbante_; vous avez une trop mauvaise reputation aupres des meres de famille; vous compromettez les demoiselles. -- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure. Maud changea la conversation: -- Qui va a l'Opera, demain, pour la _Walkyrie_ ? -- J'ai un fauteuil, fit Lestrange. Mme de Reversier declara: -- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la _Walkyrie_ soit un spectacle convenable pour mes filles. On se recria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part a la discussion, donnerent leur avis. -- Mais, demanda Lestrange a Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, a ce que je vois, quel inconvenient y a-t-il a vous mener voir la piece ? -- Il y a l'inconvenient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les betises que vous nous dites en particulier, a ma soeur, a moi, a Jacqueline, a nous toutes ?... Hein, repondez ? Qu'est-ce que vous avez a me regarder comme cela ? -- Je regarde vos levres, fit Lestrange, et je penses a des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites. Madeleine de Reversier sourit: -- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman ecoute. Elle se mefie de vous, vous savez. -- Oh ! votre maman est tres raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde. -- Non, c'est le the. La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les gateaux. Derriere lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit fete... Les femmes l'embrasserent; elle serra la main de Lestrange. C'etait une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa mere, en plus fin, plus degage, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours a demi caches par les paupieres qui semblaient lourdes d'une langueur de volupte, des formes deja mures, des seins et des hanches d'epouse, avec la taille la plus mignonne et une puerilite voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient a chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un etre extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le desir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang. Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant: -- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a traite le jeune maitre, aujourd'hui ? Jacqueline baissa les paupieres et repondit, sur un ton comique d'innocence: -- De l'amour dans le mariage, madame. -- Voila un beau sujet; qu'en disait-il ? -- Oh ! je vous referais son discours mot a mot. Elle se leva, sauta derriere une chaise avec une grace de bergeronnette, et commenca, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitue par deux elements, aussi etroitement unis en lui que le sont l'oxygene et l'hydrogene dans l'eau... Ces elements sont la tendresse et la (un temps, il menage son effet)... et la sensualite. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos meres vous bercaient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualite..." -- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances ! -- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualite, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malaisee a definir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconnaitre l'appel genereux de l'etre humain vers la beaute, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune maitre fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit a l'oreille: 'Ils ont le toucher si developpe !" Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur mere, qui semblait avoir oublie les severes principes enonces l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline. -- _E un fiore... pero un fiore !_ Maud reprit son serieux: -- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le the. Madeleine et Marthe vont t'aider. Elles s'y mirent toutes les trois, les deux tetes chataines et la tete rousse penchees autour de la table, les souples tailles courbees en jolies reverences quand elles offraient la tasse. C'etait une mode nouvelle de servir, a Paris, le the fait a meme chaque tasse, dans une coupe surmontee d'une petite passoire en porcelaine. On admira. -- C'est vous, Maud, qui avez decouvert cela ? -- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapporte cela de Londres. Il nous comble de cadeaux. -- Vous avez de la chance, fit naivement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne _nous_ donnent jamais rien. -- Ah ! s'ecria Maud joyeusement, _les_ voila... tous les deux... C'est gentil... Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, etaient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant. Mme Ucelli, en leur tendant la main, repeta: -- Tous les deux ! Un jour de Senat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fidele... _Peccato !_ il faut cette enchanteresse de Maud ! -- Nous esperions bien, chere madame, repliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre collegue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'etait pas pret pour mon interpellation, on a leve la seance. Il parlait d'une voix forte et egale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu epaisse, sa face fraiche, sa barbe carree, blonde melee de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de securite, de serenite. Son frere lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la meme carrure de lutteur, allegie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique. -- Quant a M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fidele des mardis de Rouvre. -- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop betes. -- On en trouve meme une qui a trop d'esprit, mademoiselle, replique Hector a demi-voix, en s'approchant de Jacqueline. Lestrange avait isole dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva. -- Decidement, _cara_, je renonce a voir Mme de Rouvre. -- Oh !restez, chere madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera desolee. Mais l'Italienne avait des courses et des visites a faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arrivee des Chantel, n'insista plus. -- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle promene? demanda Paul Le Tessier apres la sortie des deux femmes. -- C'est une Nicoise, repliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia. -- Jolie recommandation ! Le cercle s'etait resserre autour de la cheminee, tous se sentant maintenant en intimite plus etroite. Mais les apartes continuerent. Mme de Reversier recommandait a Paul une oeuvre de bienfaisance a laquelle elle voulait interesser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries a Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, a demi-voix. -- Pourquoi cette convocation speciale aujourd'hui ? demanda-t-il. -- Nous attendons la premiere visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais a votre presence pour decorer notre salon, voila tout. -- Dieu ! que je suis flatte ! Et qui attendons-nous ? Maud sourit. Hector insinua: -- Un mari ? Elle ne repondit pas a la question, elle dit seulement, apres un temps: -- Etes-vous un ami, Hector ? Le jeune homme fut touche par le ton serieux de la question. -- Certes, dit-il, ma chere enfant... Mon frere a ete plutot l'ami de votre pere; mais moi, je vous ai connue toute petite... Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait a ce retour sur le passe, il se maitrisa aussitot et plaisanta: -- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans. -- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, repliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher a me faire tu tort. Il protesta du geste. -- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-etre besoin de vous... Les eclats de rire l'interrompirent. On ecoutait Jacqueline. Elle disait: -- ... Non, je vous assure, il n'a pas le meme coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche melancoliquement, par devoir, en detournant la tete: l'eau tombe ou elle peut. Avec les jolies femmes un peu mures, il plaisante, il dit des betises, il s'amuse a leur arracher des petits cris, a les chatouiller avec son jet, a leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de litterature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique... Elle s'interrompit: -- Chut ! Taisons-nous... On a sonne... Ce sont les raseurs. Avant qu'on n'ouvrit la porte, deja elle etait assise pres de la table a the, serieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante. Le domestique, cette fois, annonca: -- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel. Un peu ceremonieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent echangees. Jacqueline souffla a l'oreille de Marthe: -- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son garcon et sa demoiselle... Non, mais regarde-les ! Certes, l'entree des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes elegants, ces femmes pimpantes, habillees par Doucet, chapeautees par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel etaient vetus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui entenebrent chaque annee les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taille, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surannee de la redingote en drap uni, de l'etroite cravate noire nouee sous le col rabattu. -- C'est egal, repondit Marthe de Reversier a Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois. Elle aussi avait raison? Accoutres en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et seche, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque entierement les cheveux a peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur imprevue, a la fois innocents et passionnes, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les memes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins emaciee, sa paleur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidite s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'ancetre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nouee en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa mere et de sa soeur, evoquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois. -- Monte prevenir maman qu'_ils_ sont arrives, dit Maud a l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset. -- Bon. Je la sanglerai moi-meme, s'il le faut, repliqua la petite en s'esquivant. Un silence assez froid s'etait repandu dans le salon apres l'arrivee des Chantel. Maud avait pres d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de gene. Jeanne, a cote de sa mere, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort pale, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se forcait a regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient a Maud, invinciblement a Maud, qui lui avait distraitement serre la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beaute renouvelee, recreee dans ce cadre choisi par elle, orne par elle, a ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait ose la-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux forestiere, hausser jusqu'a elle une pensee de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, epanouir les plus dangereuses fleurs de l'amour. Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avise, informe des dessous de ce monde aux moeurs commodes ou il frequentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette cheminee et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer a la comedie ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derriere la facade de luxe... Maud lasse de la societe ou elle vit, resolue a se _caler_ dans le monde par un mariage solide... Le provincial emballe a fond de train, pret a sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... meme leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgre leur temperament d'aventuriers... Beau sujet de piece ! Heureusement, je n'y suis qu'un indifferent spectateur !" Il se rejouit de la neutralite promise a Maud tout a l'heure: "Spectateur indifferent... et j'en suis bien aise." Maxime, a present, s'oubliait tout a fait, ne detachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point. -- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-la ne m'est pas inconnu. Mme de Rouvre entrait. Elle etait vetue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait, l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'echancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass etincelait. -- Pourquoi as-tu laisse maman mettre ca ? dit a voix basse Maud a Jacqueline, qui suivait sa mere. -- Ah ! fit la petite, j'ai essaye; mais si tu crois que c'est facile ! A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'etait levee; eclairee d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrasserent et se mirent a causer aussitot, l'absence oubliee, leur verbiage de malades raccorde au passe, tout naturellement: -- Oh ! chere amie... comment allez-vous ? votre genou ? -- Helas ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai passe ma journee etendue. Mais vous ? votre epaule ? -- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai decouvert les pilules du docteur Levert... Elles s'assirent dans un coin, chacune pressee de parler, n'ecoutant point l'autre, toute a la confidence de ses miseres. Hector s'etait rapproche de Maud: -- Comment _les_ appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annonce. -- Chantel. Vicomtesse de Chantel. -- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel. Maud demanda vivement: -- Vrai ? Ou cela ? -- Au regiment. Il y a huit ans. Il a ete mon sous-lieutenant, a Chalons, quand j'etais volontaire dans les dragons. -- En effet. Il a passe par Saint-Cyr et est reste trois ans officier... Il a du donner sa demission a la mort de son pere pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ? -- Oh ! c'est trop naturel. Je n'etais pas un dragon tellement eminent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'etat de reconnaitre qui que ce soit. Dois-je me rappeler a lui ? Maud reflechit un instant: -- Vous n'avez pas oublie votre promesse ? -- Non... Meme, si je puis vous servir en quelque chose ? -- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui ou vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez ! -- Pour le moment, repliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison a son ancien cavalier. Regardez ! En effet, Maxime, le visage ravage, les traits crispes, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents. -- Je vais le calmer, fit Hector. Il profita du remous cause par l'entree du peintre Valbelle -- grand garcon athletique, teint colore, poil grisonnant -- pour joindre Maxime. -- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, a Chalons. Monsieur Hector Le Tessier. L'ironie legere dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase echappa a Maxime. Sa figure se detendit, s'eclaircit. Il sera la main d'Hector. -- Ah ! monsieur, je suis enchante... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ? -- 83, rectifia Hector. -- 83... Vous etes des Deux-Sevres ? -- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, a la fidelite de votre memoire, l'excellent officier que vous etiez. -- J'aimais beaucoup mon metier, declara Maxime, la voix timbree d'un peu de tristesse. Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les reunissait a dix ans de distance. -- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a ete officier pendant trois ans, il a connu a peu pres deux mille recrues... Il doit en avoir rencontre plus d'une dans la vie, depuis. -- Oh ! le vilain arithmeticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent etre amis. Voila. -- J'accepte l'augure, madame, declara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps a Paris, j'espere qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon frere et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la grace de diner au cabaret avec nous, demain ? Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sincere; tous deux, a parler du passe, revivaient un peu cette premiere jeunesse irrevivable, deja regrettee, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste a la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant a des facons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge a bandeaux; le romancier "feministe" Henri Espiens, meridional chevelu, tetu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scande par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laissee dans l'antichambre. Maud attira Jacqueline a l'ecart: -- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ? -- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amitie entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des allies contre nous. -- Oh ! je suis sure d'Hector. -- Et de Paul ? -- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens. Elle fit, du doigt, signe a Paul de les rejoindre. -- Beau senateur, lui dit-elle d'un ton enjoue, vous aurez manque aujourd'hui ma plus jolie visiteuse. Paul sourit: -- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoyee. -- Allons donc ! La petite cachottiere ! Elle ne me l'a pas dit. -- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assure que vous etiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire. -- Et moi, j'ai promis de la faire debuter ici et de convoquer tout Paris a ses debuts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous etes un heureux senateur ? -- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'operette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un pere. -- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ? -- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets a peine ebauches, mais dont le succes me tient au coeur. Paul visa Maxime, du regard. -- Lui ? -- Oui. Hector est mon allie. Et vous ? -- Moi aussi, bien sur...D'autant qu'il ne sera pas a plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !... Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperose, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgre la coupe anglaise de sa veture, le gardenia rouge de sa boutonniere, malgre le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On presenta pompeusement: -- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique. Le gros homme saluait a droite et a gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie. -- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Opera... -- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle deposa l'enveloppe sur une console. On s'etait disperse dans les deux salons, suivant l'election des affinites. Espiens avait attire Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire etouffe, tout de suite suivi d'un arpege jete sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isolee pres de Suberceaux, lui parlait a voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui ecoutait indifferent, les yeux a une ebauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accrochee au mur. Autour de la table a the, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, a la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite creole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la replique aux deux hommes: -- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous etes poli. -- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la poesie... l'amour... enfin, tout a fait votre type. -- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange. -- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis bete... Je suis sure qu'il n'y a pas de costume du tout. -- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est tres convenable, on en met autant qu'on veut. -- Bien sur, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite a M. Valbelle, si j'avais le type. A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable." Dora, apres reflexion, objecta: -- Maman ne voudra jamais. -- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner a l'atelier par cette bonne Mlle Sophie. C'etait la dame de compagnie de Dora, celebre dans un certain monde de feteurs parisiens pour sa docilite et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussitot et ne bougeait que lorsqu'on venait la reveiller. La petite Calvell meditait. Enfin elle profera cette reponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire: -- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure. Maxime, qu'Hector avait laisse seul apres s'etre fait presenter a sa soeur Jeanne, regardait, ecoutait; et il se demandait: "Est-ce que je reve ? Suis-je ne dans un monde a part ? est-ce la les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie a voix basse... Ces gestes de frolement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui resonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirte... Nous avons flirte... C'est un flirt de ma fille..." Voila les gens qui entourent Maud... Voila ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?" Maud ne lui avait pas encore adresse la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche a son gre des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son etonnement irrite; elle vint a lui, tout droit: -- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard. Et elle recula vers l'angle du salon, forcant le jeune homme a l'y suivre. -- Je pense, repondit Maxime tres grave, que ma solitude de Vezeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan. Malgre lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait goutee, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, a ces hommes elegants, brillants, causeurs aises, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux. -- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner a Vezeris ? -- Oui. J'ai accompagne ma mere a Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers a rien ici: je repartirai pour Vezeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: meme quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en etre absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons mysterieux, est plus pres de mon coeur. -- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupieres. Maxime reprit, s'exaltant peu a peu au son de sa propre voix: -- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, a leur image, voyez-vous. J'ai le meme coeur que mes bergers, immobiles d'un crepuscule a l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois eprouvees leur seul ressouvenir suffit a combler ma pensee durant de longs mois... Ici, on eprouve vite et peu; la parole est rapide et breve comme la sensation; moi, je suis lent a parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses. -- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte la (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'interesser autant. -- Vous etes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis meme pas assez maitre de moi pour vous cacher cette emotion ! Tout ce qui me rappelle une chose passee... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma presence ici, apres des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand... Maud l'interrompit: -- Je ne les ai pas oublies, moi non plus. Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effrayee de leur flamme. "Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les levres de Maxime, elle dit tout haut, de facon a etre entendue: -- Il faut venir a l'Opera demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? Ou est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise ! Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se refugier aupres de son frere. On rit un peu. -- Comment l'avez-vous apprivoisee ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur. -- Je lui ai parle de vous, monsieur. Tout de suite, cette ame neuve avait requis la curiosite d'Hector. Il la devinait si differente des petites ames, fripees sous leur masque de virginite, qu'il guettait a travers les salons de Paris, non par gout de debauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme special de collectionneur. Il l'avait questionnee doucement, paternellement presque, lui parlant de ce frere qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bientot sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassures. D'une voix paisible, attenuee, comme ouatee par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse la-bas, sans fetes, sans compagnes, -- elevee par sa mere, enseignee par Maxime. -- Oh ! cherie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front. -- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que decidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous etes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ? -- Je dine avec vos amis, mademoiselle, repondit Maxime, mecontent que Maud eut brise l'entretien, tout a l'heure. -- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, apres diner, voila tout. C'est entendu, n'est-ce pas ? Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier. Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il etait pres de sept heures, tout le monde prit conge. Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit: -- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre mechante humeur de tantot. Vous avez ete convenable. -- C'est _lui_ ? demanda dedaigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel. -- Oui. -- Il a l'air bien provincial. Maud dit sechement: -- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux... -- Que moi ? Maud repliqua: -- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici apres les autres. A demain. III Non, declara Hector Le Tessier (il achevait de diner avec son frere et Maxime, au restaurant Joseph), le monde ou nous nous sommes rencontres hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire a des plaisanteries louches, repondre sur le meme ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-la. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres echantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents a l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au theatre, a Aix, a Trouville, qui fait de l'hydrotherapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez representes tous les degres de l'echelle sociale entre la grisette et l'heritiere des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien prefet de l'Ordre moral: interieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au Vesinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a ete fort bien elevee... Non, ce n'est aucunement du monde mele, du demi-monde. Ce ne sont pas des declassees. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui frequentent ce salon, que la petite Dora, bien nee d'ailleurs, et une certaine Cecile Ambre, dont le masque eut fait rever Baudelaire, mais qu'on recoit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous connaitrez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me deplaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre. Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues precautions: -- Voila Hector a cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est inepuisable. Maxime, qui avait peu parle pendant le repas et qui ne fumait point, repondit: -- Mais je le trouve tres interessant. Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secretes anxietes de son coeur ! De cette visite de la veille, il etait sorti bouleverse et ensorcele. Maud si belle, qui avait eu des mots si penetrants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouvee irreprochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes froleuses, dont le titre et la veture de vierges rendaient les discours, les allures plus deconcertants ? Elles etaient les soeurs, elles etaient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur repondait, pensait d'accord avec leur pensee, peut-etre !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de colere contre ces gens, contre ce Paris qui peut-etre avaient souille l'ame blanche de la femme elue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aimee depuis avec l'ardeur concentree des ames fortes ou la solitude, l'absence, loin de les abolir, echauffent les passions... Mais peut-etre aussi Maud, parmi ces impuretes, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur a lui, Jeanne, que rien n'avait choquee, la veille... Oh ! le cruel mystere ! Comment, comment etre sur ?... Il ecoutait Hector avec une sorte d'attention contractee, le desir d'apprendre et la peur de savoir. Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les generalites, le verbe aise, alerte, causeur de salon et de diner, habitue a la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son frere aine interrompait la conference par quelque incise d'amicale et paterne ironie. -- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est passe a Paris, depuis une quinzaine d'annees, des evenements -- deux evenements graves, deux "kracks", dirait mon frere -- dont vous n'avez meme pas senti le contre-coup le plus amorti la-bas, dans votre terre de Vezeris, mon cher, au milieu de vos etalons, de vous chiens et de vos faisans... -- Et c'est ? demanda Maxime. -- Premierement, le krack de la pudeur. Notre epoque est comparable a la decadence latine ou a la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues a la table des Medicis, elles n'ornent pas leur cou d'emblemes generateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se gene pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pieces ne les mene-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le theatre, ce n'est que des paroles... Il y a, a Paris, dans le monde, des professionnels de la defloration, des hommes a l'affut de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La premiere lecon est donnee aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'ete, les promiscuites de la ville d'eaux ou de la plage permettront au deflorateur professionnel de mettre a son oeuvre la derniere main. -- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commence par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien. -- Non, reprit Hector. Le deflorateur n'epouse guere, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout a ce qu'il epouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage. Le garcon entrait, sonne par Paul qui reclama l'addition. Hector attendit qu'il fut sorti pour continuer: -- Le second krack que je vous denoncais tout a l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot a sa fille, c'est-a-dire six mille francs de rente, c'est-a-dire rien, pas meme de quoi louer un coupe au mois... Donc jamais la jeune fille n'a dependu de l'homme a ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conquerir, -- l'amour -- les meres les laissent apprendre l'amour le plus tot possible, par devouement maternel... Contre ce mot de devouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista: -- Mais si, par devouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce devouement. A mon sens, l'alteration universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux meres de la generation presente. Jadis la vierge etait elevee dans un cloitre, generalement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au serieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'hote sur l'immoralite des couvents ? Elle sortait de la pour se marier avec un homme qu'elle connaissait a peine, mais que l'accord des parents avait elu: donc les luttes d'interet (presque toutes les discordes conjugales) etaient evitees. Le mari etait vraiment _l'initiateur_, chance considerable d'etre aime ! D'autre part, issue du cloitre le plus aristocratique de Paris, la fiancee trouvait dans le menage le plus modeste un accroissement de confortable et d'elegance. On etait a l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques hysteriques de cette heureuse generation, quelques Jane de Simerose trouverent brusque et desagreable la surprise de l'alcove, crierent a la trahison et au viol. Elles crierent si fort qu'elles persuaderent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupirat: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le resultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du cloitre, mais elle s'habitue, des quinze ans, a la large aisance que ses parents mirent quarante ans a conquerir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la theorie de l'amour: elle la fortifie d'experiences preparatoires, pour plus de surete. Et c'est le marie, maintenant, a qui l'alcove nuptiale menage des surprises. Les trois convives resterent quelque temps silencieux. Le garcon rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit: -- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport a corriger et je veux monter a cheval demain matin. Vous allez a l'Opera, je crois, monsieur de Chantel ? -- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre frere m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma mere a la sortie. -- Mais je vous accompagne, c'est convenu, repliqua Hector... Et meme, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la _Chevauchee_. Ils vetirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le senateur trouva son coupe. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glace sur l'emplacement vide de l'ancien Opera-Comique. Une mince couche de neige dure, ciree par les semelles des passants, vernissait le sol; les clartes du gaz, les feux des globes electriques luisaient fixement, dans l'air condense. C'etait, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore. -- Montez-vous dans mon coupe ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai a l'Opera. -- Non, fit Hector. Deux minutes de _footing_ nous feront du bien. Va-t'en a tes rapports, senateur. Tandis que le coupe virait, Hector et Maxime gagnerent le boulevard. Hector avait allume un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pensee bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux. -- Vous revez, mon lieutenant ? questionna Hector. Maxime s'arreta net, comme un cheval sous un coup de cavecon. Ses traits maigres, tendus plus qu'a l'ordinaire, ses yeux dont l'arriere-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache denoncaient le trouble de ses nerfs. -- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parle tout a l'heure des jeunes filles qui frequentent Mlle de Rouvre et meme de sa soeur dans des termes qui m'ont afflige. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens a vous le dire... -- Mais, mon cher, replique Hector, je n'ai pas meme prononce le nom de Mlle de Rouvre, je crois ? Deja Maxime condamnait sa brusquerie. -- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, tres large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant a marcher... Pensez combien je suis desempare ici, ignorant Paris, mal fait a votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers a l'air des visages pour juger les ames, comme a l'aspect du ciel pour prevoir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis sur que vous valez d'etre mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ? -- Mais certainement, mon cher Maxime, repliqua Hector, touche. Il pensait: "Voila des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc a Vezeris ?" -- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Opera par la chaussee d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'eclat pour n'avoir pas suscite l'envie et la calomnie. Vous entendrez medire d'elle, je vous en previens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup seduit, n'est-ce pas ?... Voila pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir reflechi. La premiere, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, a qui l'on n'ait prete, sinon des amants, du moins des camarades a de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la medisance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout a l'heure, au balcon des loges, revetent si peu de corps tout a fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honnetes patissent de la deshonnetete des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est a peu pres impossible de savoir si une jeune fille est honnete, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a defailli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans temoins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de mefiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, reservee ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx. Ils avaient atteint la cour de l'Opera, en segment de cercle, que bordent les rues Glueck et Halevy; ils arpentaient lentement ce coin isole dont le silence desert, demi-obscur, contrastait avec le fremissement lumineux des equipages, les attelages piaffant deja le long des trottoirs. "Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle eut ete contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience." Maxime murmura, comme pour lui-meme: -- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ? -- Les demi-vierges ? Elles epouseront des barons en "toc", d'importants industriels guettes par la faillite, des hommes splendides, ronges de maladies mortelles, toutes sortes de maris de facade qui s'ecroulent un mois ou un an apres la noce, car c'est un etrange chatiment de ces petites trompeuses d'etre leurrees presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honnete homme et seront des epouses modeles, doublees (pour leur mari) de maitresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme a Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide. -- Lequel ? -- Une petite oie blanche, nee et nourrie dans un coin de province. Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta: -- A moins de rencontrer une fille superieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caractere d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies. Hector eut la recompense de cette phrase aussitot, a voir s'eclairer le visage de Maxime; il surprit l'ebauche d'un geste, aussitot reprime, pour lui prendre la main et la serrer. "Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce garcon comme un medecin avec un malade ? Si je lui disais la verite, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la verite, la sais-je moi-meme ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut etre heureux avec elle, quoique trompe, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?" La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte. -- Nous entrons ? demanda Hector. -- Si vous voulez. Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une surete d'habitue a travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clarte sur les marbres, cette foule bruissante et paree, il sentit confusement tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le peril, chez l'adversaire. "Une femme poursuivie la, prise la, n'est point celle qu'il me faut." En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgre tout gauchi par sa solitude, contre la societe alerte, aisee de la Ville, la rancune de la province, meme intelligente, contre Paris. "Vais-je donc lier ma vie, tout a l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement reve ?" Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgre tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la premiere fois, avec l'energie exaltee qui animait toutes ses decisions: "Je la veux..." Quelques minutes apres, tous deux penetraient dans la loge. Aaron, affaire et obsequieux, en sortit au meme instant: ils n'y trouverent que les deux meres et les trois jeunes filles. Maud quitta aussitot sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin. "Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'etre des fous !" Vraiment, ce soir, Maud eblouissait: de ses cheveux noirs, touches de roux, a ses pieds, dont les souliers decouvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis pres d'elle, sur le canape rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse a le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumieres, lame d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du meme ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'echancrure du col, laissant a peine deviner la naissance des seins: mais l'epaule droite montrait sa rondeur presque nue, l'etroite epaulette attachee par une simple agrafe, une turquoise ancienne taillee en scarabee. Dans la lumiere factice des lampes a incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint eclatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, torture, jaloux... et heureux... et il s'avouait a lui-meme: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !" Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volonte de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'etre la, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il eprouvait, se trainer a ses pieds et crier dans la poussiere: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis a vous ! Je crois en vous !" Et il avait doute d'elle, tout a l'heure ! Il avait accueilli un instant le soupcon qu'elle donnat a un autre des droits sur cette intangible beaute !... Il execrait maintenant ce soupcon comme un sacrilege. Maud, tout en parlant de choses qui etaient loin de leur pensee, de la piece, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de desir. Et malgre tout, elle s'enorgueillissait de sa conquete inattendue, soudaine, point pareille aux autres. Elle avait, de quelques mots, conte sa journee; elle acheva le recit en disant: -- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ? Il ne lui confessa point qu'il avait, des le matin, passe sous ses fenetres, a cheval, avant la promenade au Bois ou il essayait de couper sa fievre, de secouer son inquietude par une galopade furieuse. Il dit seulement: -- J'ai monte a cheval avant le dejeuner; j'ai dejeune a l'hotel des Missionnaires, pres de Saint-Sulpice, ou je suis descendu avec ma mere et Jeanne... Apres, j'ai fait quelques courses, une visite a un ancien camarade de regiment, et... Il s'interrompit: -- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous interesse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journee, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pensee... Maud se leva en souriant: -- Voici les musiciens a l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle a Le Tessier qui lui rendait sa place. Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure ou, sous l'eclat attenue des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un decor de feerie, il sentit que sa destinee se nouait mysterieusement, par un sortilege comparable a ceux qui, dans le drame, fixaient la destinee des heros. La salle n'etait pas si noyee d'ombre qu'il n'y reconnut les visages rencontres la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli decolletee jusqu'a la taille, repandant sa poitrine sous les yeux de l'enigmatique Cecile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombree d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, frolant de sa barbe pale la nuque grele de Madeleine; et surtout, a l'orchestre, se retournant impatiemment, a chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, etrangement elegant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignoree et perilleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volonte comme une bete de sang, puis l'eperonna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les embuches, les precipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en etait sur, _pensaient a lui_, voulaient l'attirer, le garder. "Elle sera ma femme ou ma vie se brisera." Aupres de Maud, tandis que Jacqueline echangeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage mysterieux que Londres venait d'envoyer a Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la scene. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magnetisme d'un fluide interieur. C'etaient l'emotion de cette entree subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si differents, par leur vetement, par leurs facons, des hotes de Vezeris; peut-etre le contentement secret d'avoir occupe l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout a l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- a elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parle. Son coeur ardent et neuf s'etonnait d'une temperature inaccoutumee; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante melancolie la penetrait, une tristesse d'exilee, a se voir entouree de gens etrangers a sa vie morale, a ses gouts de scrupuleuse decence, de recueillement, de piete. Pour se rassurer soi-meme, elle etait obligee de se repeter: "Puisque je suis la avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y etre." Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'enervement, ces deux etres simples, Maxime et Jeanne, peut-etre etaient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, surs de leur pensee et de leur coeur. Les autres, aveulis, uses par cet affreux Paris qui fausse, qui emousse, qui anesthesie, les autres n'etaient que des epaves incertaines, ignorant meme leur desir, ne sachant s'ils jouissaient d'etre la ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- excedes du jour monotone, apeures par la nuit insomniaque, detraques, distraits, "claques", l'ame sourde et paralytique, le sens fallacieux ou defaillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hantee de fantomes de souvenirs, de coquetteries pueriles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenailles par les envies anormales d'un sensualite qu'ils n'etaient pas bien surs de pouvoir satisfaire, ramenes a leur besogne d'enerver les femmes comme a une tache de monomane, d'ou le plaisir est exclu, qui, a la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poupees nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatiguees par les steriles secousses, le coeur desert, l'esprit meuble seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, usee de debauches hors nature, en qui toutes les sensations, meme celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crispee a chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de Cecile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours a sa portee, plusieurs fois par soir usitee sous la penombre des loges, au theatre... Et lui non plus ne savait pas ou le menait sa pensee, ce qu'il souhaitait, ce qu'il eprouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur entenebre, surpris d'y entrevoir la jalousie cote a cote avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du deflorateur... Et aupres d'eux, c'etaient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des meres, des oisifs, combien de meme race, menant la meme existence desaxee et desorientee, las de vivre et cramponnes a la vie, sensuels et inertes, intelligents et puerils ? et les artistes clairsemes parmi eux, le genie actif de la Ville pourtant, combien aussi tatonnaient dans la nuit, mal certains de leur ideal, besogneux d'argent, aveugles par la jalousie du succes des autres, enivres jusqu'a la demence par leur propre succes ? De toute cette foule, les meilleurs sans doute etaient les resignes, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derriere les epaules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde ou ils vivaient, surs d'en sortir un jour, surs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs. La piece etait finie. Les femmes, a la hate, vetaient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud pose sur son bras. Les mots qui, tout a l'heure, avaient failli s'echapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serree maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumiere, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de Vezeris, il avait reve Maud ainsi, a son bras, en face du monde ! Le reve s'accomplissait et voila que c'etait presque une souffrance. Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le peristyle. Julien de Suberceaux etait derriere eux, drape dans une longue cape noire a col de velours, la figure si bouleversee, si tragique que Maxime, bien inhabile a dechiffrer de telles ames complexes, soupconna le drame. Il s'ecarta avec une affectation d'indifference, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'etait approchee de Suberceaux: sous cette voute de fete, parmi cette cohue paree, mouvante et bruyante, ils croiserent leurs regards. -- Vous etes fou, voyons, murmura-t-elle... Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre. -- Maud... balbutia-t-il. Elle le magnetisa du regard. -- Demain, fit-elle a voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi. Et le laissant maitrise, rive soudain par le sortilege de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime. -- Pauvre garcon, dit-elle aussitot d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est epris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons joue ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sincere... Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassure. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrotte par l'amour. Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une a une, tournaient prestement, emportant leurs charges elegantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brodees d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coupes de remise magnifiquement atteles, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux a la disposition des riches etrangers, recut Jeanne et sa mere que les Rouvre ramenaient a l'hotel des Missionnaires. Maxime, lui, partit seul, a pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, a travers la Ville ou roulait le fracas des sorties de theatre, peu a peu apaise, rarefie, vers les deserts quartiers de la rive gauche. Meme, ayant rejoint l'hotel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie. Tout le passe etait balaye par la tempete presente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'hotel ecclesiastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il prononca tout haut: -- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir elevee d'annee en annee comme une soeur ! IV Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement reservee au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare a Paris, d'ouvrir leurs fenetres sur un jardin, celui de l'hotel de Segur, dont les magnifiques pelouses finissent a quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guette par les entrepreneurs de batisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouates de brouillard, cachent encore de leur ramure enchevetree les maisons de la rue La Boetie, eloignent a l'infini le Paris affaire et bruyant du faubourg Saint-Honore. Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orientes. C'etait la moitie de l'entresol d'un hotel, transforme autrefois en logis de garcon, sans doute pour la commodite de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particuliere sur la rue de Baume, -- et depuis, loue toujours a part, l'hotel restant assez vaste pour se passer de cette annexe. Quand Julien vint pour la premiere fois a Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, a titre de secretaire, M. Asquin, viticulteur considerable des environs de Limoux, elu depute avec toute la liste monarchiste. Julien, a vingt et un ans, dernier male d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'etre pauvre. Resolu d'avance a toutes les compromissions, cuirasse par un orgueil superieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chimeriques heros balzaciens qui disent a la Ville: "Tu seras mienne." Mais le temps a marche depuis les du Tillet et les Rubempre. Paris n'est plus une proie feodale a partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcele en mille parcelles ou chaque appetit democratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu legion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune elit celui-ci, celui qu'elle depouille n'etait pas plus digne. Puis Julien, reellement beau, reellement seducteur, n'etait Rastignac qu'a demi: lui-meme aimait trop les femmes. L'irreductible sincerite de son desir paralysa ses projets de conquete. Jusqu'au jour ou il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune meridional tres elegant et tres fete. Il menait assez large vie, grace au bonheur du jeu et aux liberalites d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le depute, la soixantaine passee, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques electeurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi loue et paye par Asquin au nom de son secretaire, qui l'habita a la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du depute. Julien de Suberceaux fut presente aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis senateur, alors depute de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme a favoris blancs, a facons correctes, assis a toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontre dans tous les soupers de filles. On le reputait riche, ignorant les breches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites a la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait a Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'epouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conquete; la verite, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masque en aventurier. Elle le domina par sa beaute, certes, par la royaute de sa grace; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une ame pareille a celle qu"il se souhaitait a lui-meme et qui lui manquait: -- une ame ardente et implacable de revoltee, decidee, coute que coute, a vaincre la fortune et a pietiner la foule. Maud, a dix-huit ans, se savait ruinee, reduite a l'heritage d'un oncle maternel. Courtisee par les hommes presque depuis l'enfance, experte a les surprendre, elle avait eprouve deja la difficulte de les garder a soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si mediocre. Deux fois, elle connut l'affreux deboire des "flirts" affiches dans Paris, aboutissant a la disparition du pretendu, le jour ou la vraie fortune etait connue. Elle haissait deja son pere pour l'avoir ruinee, elle etendit sa haine a tous les etres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beaute, se faire honneur de ses preferences. Le mariage, des lors, lui fut la terre qu'il faut conquerir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontrerent, elle et Julien, comme deux adversaires armes. Et le monde, a leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait evident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la meme race, d'une aristocratie de forme et d'elegance si manifeste que, la contre, meme la jalousie desarmait. On eut l'impression d'une fatalite, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalite, cette loi, eux-memes la subirent malgre la revolte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux possede; mais Maud, enragee contre cette defaite imprevue, dut s'avouer qu'elle aussi etait conquise, et que ses resistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme a qui, malgre tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui declara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui cedait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'a demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses resolutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour ou elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'etait-ce pas la un pietinement assez crane des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballottee d'a present ? Des l'annee qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur resolution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la societe dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demande et obtenu le divorce; quelques mois apres le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquidee, il restait a la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille a Maud, autant a Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans ecorner leur capital. Mais Maud entendait ne point dechoir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans hesiter a son propre capital, car elle ne voulait pas deposseder sa mere, et Jacqueline etait avisee et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante serenite. Les evenements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'eprit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur premiere entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agrement de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce sejour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tue. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit a ce propos: "Cette femme ne sera aimee que parmi des drames." Presque en meme temps, Julien, lui aussi, etait atteint dans ses oeuvres vives. Aux elections de 1889, M. Asquin echouait contre son concurrent republicain. Le jeune secretaire se trouvait seul a Paris, n'ayant plus a sa portee la bourse complaisante du depute qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, loue pour plusieurs annees. La fortune du jeu se montrait deja moins fidele. Suberceaux connut des passes ardues, d'ou le tiraient les voyages d'Asquin a Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa maitresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, ou Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour maitresse, il revivait quelques semaines sa vie de feteur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle beneficier, a sa majorite, des vingt mille francs d'une assurance contractee sur sa tete le jour de sa naissance. Ce temps ou Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destinee, fut celui ou ils s'aimerent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures entieres dans la chambre de Maud qui avait impose sa presence; il s'accoutuma a la dangereuse saveur de cet amour inacheve, dispense a leurs elus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son temperament de grande amoureuse, avec son impudeur resolue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recrea l'ame a l'image de la sienne, lui suggera ses propres sentiments, galvanisa sa volonte. Pres d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'etre qu'a demi l'amant de sa maitresse jusqu'au mariage, demeurer son amant apres le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en presence de sa maitresse, la solitude le laissait retomber a l'indecision. Maud appartiendrait a un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans revolte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destinee pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain. Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai peril. Il devina Maud cette fois resolue au mariage, coute que coute, malgre lui-meme. N'avait-elle pas garde jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre a Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, a present) modifie sa vie depuis ces dix mois, surveille ses mots et ses gestes, de facon que pour le monde, si prompt a changer ses jugements, elle pouvait apparaitre irreprochable ? "Je me suis laisse duper, pensait Suberceaux; Maud a manque de loyaute. Si je suis vraiment son allie, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..." Ces pensees le torturaient, par cette fin d'apres-midi obscure de fevrier ou, fievreux, agite, il attendait Maud chez lui. C'etait la nuit deja, les becs de gaz allumes dans la rue tapissee de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derriere les vitres, sur les trottoirs et la chaussee, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches. Cinq heures sonnerent a la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui decorait un gueridon. "Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jetees dans le vestibule de l'Opera. Un bref roulement du timbre electrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, defaillant. La porte refermee, tout de suite il enlaca de ses bras avec une passion de desespere cette forme noire fremissante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois repete: "Maud... Maud..." repete comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'apres, quand il l'eut entrainee dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses levres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, resument la grace, l'esprit, l'odeur et la forme de l'adoree. "Maud... Maud cherie !..." Elle avait pose ses mains, vite degantees, sur l'epaule de Julien; a son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle rechauffait a son cou, a ses joues brulantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette presence la troublaient. -- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et changee qu'il connaissait seul... Je t'aime... Elle lui parlait si pres du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une tenuite infinie. -- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez expres de me torturer. Elle se leva lentement, le forcant a se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre. -- Asseyez-vous pres de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons a causer serieusement. C'est pour cela que je suis venue. -- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et lache. -- Pour cela _d'abord_. Vrai, c'est grave, ami, ecoutez-moi. Il obeit, il s'assit pres d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires a la lumiere, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magnetise, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir superieur. -- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut etre le fou que vous etes pour imaginer que je vous prefere un M. de Chantel. Voila ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et reflechir... Seulement (elle plongea plus profondement son regard dans les yeux de Julien), seulement JE VEUX ME MARIER, et je veux epouser M. de Chantel. Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout a l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur. -- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorite de sa voix. Ma vie actuelle est minee tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la debacle; en tout cas, moi, _je ne veux pas_ de debacle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annonce que c'etait ma volonte, nous avons toujours ete d'accord la-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ? -- C'est vrai. -- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes evades des conventions miserables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fiere, pour ma part. Nous sommes des revoltes et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-la et quittons-nous. Julien lui saisit les mains: -- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ? -- Je vous jure, declara Maud en se levant, que si, malgre nos conventions et vos promesses, malgre ma volonte et mon droit, vous cherchiez a empecher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais. Et aussitot, prenant dans ses mains la tete de Julien, elle l'approcha de sa bouche: -- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai. Julien, brise et grise, murmura: -- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ? -- Tu es fou, repliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de defaillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mariee. Veux-tu, toute ta vie, courir aux expedients ? Veux-tu que je donne des lecons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te desire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des etres inferieurs a nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle a un cheval... Et restons l'un a l'autre par-dessus e monde que nous meprisons et que nous pietinons. C'etait ton reve quand je t'ai rencontre. Qu'est-ce qui a flechi en toi, depuis ? Julien lui baisa les mains: -- Tu as raison. Le mirage suscite par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de reve qu'il fallait conquerir, a tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volonte aussi ardente que celle de Maud: il se delia des morales conventionnelles avec la meme mepris du droit des autres. Maud le vit dompte. -- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte. -- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... La... Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les levres jointes, ils defaillirent ensemble contre cette couche fermee que, deux fois en quatre annees, Maud avait frolee de sa robe: lui si vite aneanti par cette etreinte que, cette fois encore, Maud n'eut point a se refuser. -- Rue de Berne, 22... vite... Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coupe qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, melee maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avancait avec peine, le long du boulevard Hausmann, ou les tramways restaient en panne, puis a travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumieres reverberees par la neige. Il fallut pres d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette. C'etait un de ces maisons a loyers que des societes construisent economiquement, defraichies au bout de six mois, par l'insuffisance des materiaux et la negligence de l'entretien. Maud ouvrit avec repugnance la porte d'une loge assez malpropre: -- Mademoiselle Etiennette Duroy ? -- Au troisieme, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard. Maud monta les trois etages. Les stucs ecailles, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amputes de leur gland, le tapis elime aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvrete, l'indigence a decor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-meme, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'etait ce qui l'attendait si elle n'epousait pas Maxime de Chantel. -- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle. Et sa resolution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgre tout. Le coup de sonnette evoqua un pas leger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, vetue d'une tres simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste a bavette, epingle sur les seins, noue a la taille. -- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'ecria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite. -- Vrai ? repliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester a diner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couchee. -- Non, cherie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel dinent dans l'intimite. Mais j'ai une demi-heure a te donner. Elle suivit Etiennette a travers l'etroite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, etouffe de tentures, crevant de meubles, ou se devinaient les epaves d'une autre installation, plus ample. Etiennette s'en expliqua tout simplement: -- Tu vois, nous sommes bien mal a l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons demenage. Je tacherai de gagner un logement a tout cela avec ma guitare. -- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai a peine entrevue, a l'Opera. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projete, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours... -- Le jeune homme a qui tu donnais le bras, hier, a la sortie de l'Opera ? -- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'epouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une fete, j'aimerais autant qu'il fut la. -- Bien sur. -- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour preparer la fete, que je veux donner presque au lendemain de son arrivee, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un etrange garcon: quelques semaines de solitude suffisent a l'ensauvager. Prepare donc ton repertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps. -- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau. -- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne a plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alliees ? Pauvre cherie, ajouta Maud apres une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le lache egoisme des hommes, nous vivons toutes les deux ou nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la delivrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple. Etiennette repondit en souriant: -- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalite ? Quand en useras-tu ? J'ai prepare ta chambre, veux-tu la voir ? -- Oui, bien volontiers, repliqua Maud, contente qu'Etiennette parlat la premiere du veritable objet de sa visite. Car tout a l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise presente, par de plus frequentes entrevues, elle l'avait enivre par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy. Etiennette, prenant sur un gueridon une minuscule lampe nickelee, preceda Maud. -- Tu vois, fit-elle, il n'y a meme pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle a manger ou jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre. C'etait une piece rectangulaire, de dimension mediocre, avec un cabinet de toilette minutieusement installe. -- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud. -- Oh ! non. Ma chambre est a cote de celle de maman. Et, un peu rose, Etiennette ajouta: >-- C'etait la chambre de Suzanne. L'an passe, elle est revenue demeurer avec nous. Elle etait souffrante: elle n'a pas la poitrine tres solide. Au bout d'un mois passe en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toquee d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder. -- Ou est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la piece et les meubles. -- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est a Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon ! Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'a ses cils. -- Et ta mere, demanda Maud, ou couche-t-elle ? -- Au dela du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamnee a rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout a fait tranquille. -- Les domestiques ? -- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne a tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment apres de maman... Les jours ou tu auras besoin de cette chambre, previens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras meme pas a sonner. Elle disait tout cela naivement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualite du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-meme de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indifference ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginites d'autre sorte, comme celle de Maud, de Cecile Ambre, des petites Reversier. Elles avaient regagne le salon. Maud, deja, voulait partir. -- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai a peine une heure devant moi. Adieu. -- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre. -- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachottiere ? -- Oh ! il vient ici a peu pres tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai recu aujourd'hui, apres le dejeuner. Nous avons parle de toi. Son frere et lui ont le projet de nous reunis tous a Chamblais avant le depart de Maxime de Chantel. C'est ta mere qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ? -- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'idee doit venir d'Hector ? -- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables. -- Alors ?... ce mariage ? -- Mon Dieu... je crois que Paul commence a m'aimer assez pour y songer. -- Bonne chance ! -- Bonne chance aussi, cherie ! Les deux amies s'embrasserent. Maud redescendit vivement les trois etages et remonta dans le coupe qui partit assez vite, car la neige avait cesse de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recognee a l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fievre du succes proche, et, sure de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pensee aux souvenirs de sa visite chez Julien, au reve des futures entrevues dans la chambre discrete de Suzanne du Roy. V Maxime de Chantel, ayant pose sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait a la station de Chamblais ne partait qu'a trois heures cinq, dans cinq minutes. Maxime se mit a arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de premiere classe. Il avait espere voyager avec les dames de Rouvre qui dinaient aussi a Chamblais. Il ne les vis point; elles etaient parties dans la matinee. Le train, d'ailleurs, etait presque vide, bien que la purete du ciel, la tiedeur printaniere qui brusquement succedait a la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue. Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Francais; la journee d'hier et celle d'aujourd'hui s'etaient ecoulees, pour lui, dans une telle detresse de coeur qu'il ne pouvait plus meconnaitre l'imperieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa detresse et ne voulait la confier a personne. Sa mere qu'il adorait, sa soeur qu'il avait elevee jalousement, leur presence lui pesait presque, car il sentait fixes sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pensee qui obsede, qui garrotte, qui bouche les issues de l'ame, pour ainsi dire ! Ce n'etait pas un caprice des sens, une fumee de desir que le vent emporte; c'etait, depuis le jour ou ils s'etaient rencontres a Saint-Amand, un envoutement de la tete et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante ou jettent les grandes passions. Les agents de la gare fermaient les portieres, invitaient les voyageurs a monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occupe par une grosse dame blonde, d'une elegance tapageuse, qui conversait dans un etrange langage mele de francais et d'italien, avec deux jeunes femmes habillees pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontrees chez les Rouvre, a sa premiere visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'etonnant ? On ne m'a meme pas presente; puis elles etaient trop occupees, chacune de son cote. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas a tenir conversation." Juliette, penchee a la portiere, appela: -- Monsieur Aaron ! Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment ou le train partait. "Lui non plus ne me reconnait pas," pensa Maxime. En effet, le gros homme avait arrete sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer. -- Et vous allez, vous aussi, chez _notre_ Le Tessier ? demanda l'Italienne. -- Oui. Paul m'a invite, repliqua Aaron d'une voix lippue, mouillee, coupee de haletements. Nous avons affaire ensemble... Leur propriete est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ? -- _Ma che !_ J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia etait a Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la premiere fois, n'est ce pas ? Maxime, malgre lui, ecoutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il eut voulu, d'avance, leur defendre de prononcer son nom. Et justement, aussitot, ce nom fut prononce. -- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ? -- Elle les fera couchee sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette. -- Oh ! _cara_, c'est Maud, vous savez bien, qui mene tout dans ce petit monde, repliqua Mme Ucelli. La mere ne compte pas, c'est un zero. Elle prononcait "_oune zerro_", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullite la pauvre Mme de Rouvre s'evoquait, ecrasee, aneantie. -- Paul Le Tessier, reprit-elle, etait ami du pere de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup. Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiquee de rouge comme un carreau, et attenuant la voix, mais non sans que Maxime l'entendit: -- Et le frere, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi tres bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'epouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effare de ce qu'il osait dire. -- _Altro!_ s'ecria l'Italienne... Notre Hector ! Epouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "a la coule" pour epouser... Surtout celle-la ! -- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, declara Juliette. -- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que ca ? Je trouve qu'elle se tient tres bien, moi. Pour cette parole de banale defense, Maxime eut souhaite baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli repliqua: -- Elle est tres forte... comment dites-vous ? tres "roublarde..." _ma!_ Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a ete tue sans que l'on sut comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... _Dio mio !_ Vous ne le nierez pas, celui-la ? -- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas _flirt_ ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus. -- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris. -- Il y a _flirt_ et _flirt_, dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, _ma per_ Suberceaux... Enfin... _L'ho visto; so dic he parlo_... Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-meme, au moment ou le train s'arretait a une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement percu le nom de Maud mele a ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tue sans que l'on sut comment". Certes il eut voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le desir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il haissait. Le train reparti, Aaron questionna, toujours a demi-voix: -- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ? -- Ah ! s'ecria l'Italienne, en menacant du doigt le banquier, vous etes jaloux !... _Birbante !_ soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux. Maxime, a ces mots qu'il percut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retournerent de son cote... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crisperent pour frapper dans ce tas de viperes, pour les ecraser a coups de poing et de talon... Il se maitrisa violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, apres avoir considere Maxime a la derobee. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il prevenait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment ou le train stoppa en gare de Chamblais. Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs. -- Nous sommes venus en tete-a-tete dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore. -- Toi, rougir ? repliqua Juliette, non... C'est le grand air, va. -- Malhonnete ! Elles s'embrasserent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux delicats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau ferme et la petite voiture d'osier, fit les presentations. Aaron tendit la main a Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua legerement, detournant la tete. -- Moi, declara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline. -- Juliette ! fit severement Mme Avrezac. Et, tout bas, elle lui dit a l'oreille: -- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous devorer vivantes. On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attelee d'une jolie ponette harnachee de jaune, la petite voiture ne tarda pas a prendre une forte avance. Un tournant deroba le landau des qu'on atteignit les bois. Hector disait a son compagnon: -- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravines, ses etangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, a vous qui ne demandez pas une campagne d'operette... Vous connaissez l'histoire du chateau ? -- Non, dit Maxime, distrait, obsede par l'echo des mauvaises paroles. -- C'est un partisan du dernier siecle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui possedait ces forets. L'habitation n'etait alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Opera, nommee Hero, dont il etait eperdument epris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la comblat de cadeaux. Mlle Hero gouta le site, lui trouvant une ressemblance au decor d'un acte d'_Armide_. "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le chateau !..." Six mois apres, le financier, toujours amoureux, ramena a Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas change, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait bati le chateau d'Armide. Cette fois, dit-on, Hero succomba...Mais vous ne m'ecoutez point, cher ami... qu'avez-vous ? Maxime repondit: -- C'est vrai... Je suis bouleverse... Ces gens avec qui j'ai voyage, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parle pendant le voyage... -- Ils ont parle de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ? -- Oui. -- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les dedaigner. Ne vous avais-je pas prevenu ?... Ils ont parle de Suberceaux, de Lestrange ? -- Oui... et d'un certain comte roumain. -- Le comte Christeanu a demande regulierement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours apres, a Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise. -- Ils ont parle aussi de vous. -- De moi ? A propos de Maud !... -- Vous etes tres intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court. La route montait. Hector mit la jument au pas. -- Ah ca ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud a quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son pere et mon frere se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais ete que le camarade de Maud de Rouvre ? -- Vous avez raison, repondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-etre l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout a l'heure. -- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ? Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment ou, entre les silhouettes eclaircies des arbres, parurent les blanches facades du chateau d'Armide. "Etrange garcon, pensait Hector... Et moi-meme ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voila que je me mets a defendre passionnement cette fille, comme si j'etais sur d'elle... Je ne l'epouserais pas, pourtant... Mais qui epouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop lache d'empecher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..." Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au delicieux decor de cette maison de fee, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit a Hector: -- Combien avons-nous de temps encore avant le diner ? -- Une heure et demie, a peu pres... Votre habit est dans votre valise ? -- Oui. En vingt minutes je serai pret. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop bouleverse... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je lacherais des mots que je regrettais apres. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai. -- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre ou vous pourrez faire votre toilette. -- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette facon, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du diner. Au revoir. Le landau apparaissait en haut de la montee: les deux hommes se serrerent la main. Maxime s'eloigna vite vers les regions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait a gauche, pareille a une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un crepuscule d'ete. Et un large croissant de lune, deja, melait a la paleur rousse de ce crepuscule sa paleur argentee. Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, tachant de se contenir et de revoir clair en lui-meme. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres deja par cette femme, et tu ne lui as pas meme dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !" Oui, il etait temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la foret, jusqu'a la station, et la, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, a Paris, se terrer dans les solitudes de Vezeris, jusqu'a ce que l'oubli vint cauteriser sa plaie. "L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitte SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant a peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oublie..." Ses pas hasardeux l'avaient mene au bord d'un etang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effacant les limites dans la brume. Attachee au bord de l'etang, une petite yole se balancait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames a large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit a mouvoir et a guider les embarcations legeres. Maxime sauta dans la barque, detacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords mysterieux, aux eaux plombees par le crepuscule, plus seul encore en face de lui-meme, la voix se fit plus imperieuse: "Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le mystere et le drame..." Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du chateau d'Armide sonna au dela de l'etang, au dela des bois. C'etait le premier appel annoncant le diner. Maxime evoqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux epaules nues. Elle etait la, si pres de lui ! Il n'avait plus que quelques heures a la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de desir et de tendresse submergea ses hesitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au chateau. Sept heures etaient passees de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se vetir a la hate. Au moment ou il descendit au salon, on annoncait le diner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais a table, il se retrouva pres d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il repondit du meme ton... L'autre voisin de la jeune fille etait le romancier a la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait acheve. Maud ecoutait, souriait, repondait peu. Maxime, lui, contemplait cette tablee de mondains et, sans les penetrer encore a demi-mot, a demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commencait a comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs reciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de liberte de sexe a sexe, avec l'accident de la debauche complete de temps en temps, -- rarement. Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualite des convives masquee du nom indifferent, leger, de "flirt". On avait place Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il put a loisir exercer son metier d'enerveur; Aaron machait des histoires grasses dans les seins epandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre cote, s'aiguisait les yeux a regarder les frisons chatains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait a voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'etait genereusement donne Etiennette comme voisine; il ne se genait guere pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de calinerie, un peu atristes par moments, au souvenir de sa mere laissee rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en presence des autres leurs petites affaires de sensualite, sous l'oeil indifferent des meres: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux peres, egares la, sans emploi prevu. Et lui-meme, Maxime, ne l'avait-on pas mis a droite de Maud afin qu'il put, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine ! "Heureusement Suberceaux n'est pas invite, pensa-t-il amerement; on l'aurait mis de l'autre cote, sans doute, a la place du romancier." Toute cette tablee lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelate, avec je ne sais quoi en plus de debauche inavouable qui lui venait de la presence des jeunes filles. "Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma mere ne sont pas la !" Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel etait restee a Paris avec sa fille, et c'etait Hector egalement qui engageait Maxime a ramener sa soeur a Vezeris avec lui, au lieu de la laisser a Paris avec Mme de Chantel. Aaron, en ce moment, achevait le recit d'une aventure mondaine qui defrayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier etranger surprise dans un rez-de-chaussee de la rue La Bruyere, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon Marche. Et le croustillement des details avait arrete les conversations particulieres. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pensee ailleurs; evidemment elle n'ecoutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de colere qui abattit sa main a plat sur la table et fit tomber l'eventail de Maud. Il se baissa aussitot pour le ramasser, et se releva plus pale; il avait apercu la jambe de Marthe de Reversier a cheval sur le genou de Lestrange. -- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inquiete de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui dit qu'il etait bien a elle en ce moment, plus ligotte encore par sa jalousie. -- Je n'ai rien, repliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible. En effet, dans cette salle close, chauffee au commencement du repas, la temperature devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la piece voisine ou le cafe etait servi: un immense hall moderne habilement accole a l'aile gauche du chateau. Par les vitres aux stores releves, on apercevait le parc baigne de clarte et la lune cornue nageant dans le ciel. -- Oh ! sortons, s'ecria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train... L'idee fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le cafe vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre a passer le sien: un long fourreau de soie double d'hermine, serre a la taille par une ceinture interieure. Maud lui prit le bras. -- Sortons, dit-elle a demi-voix, menez-moi loin de ces gens. Il lui sut gre de traduire aussi fidelement son propre desir. Ils s'eloignerent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait decouverte tantot, descendit vers l'etang, et tous deux aussitot se sentirent comme isoles du reste du monde. L'etang n'avait plus de limites, pareil a ces lacs mysterieux de l'Afrique, au bord desquels s'arrete le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs lineaments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion. -- Que c'est beau ! murmura la jeune fille. Du bout de son pied aigu, elle frolait la barque, les yeux sur l'immensite du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beaute de femme victorieuse de la beaute des paysages, grace de femme eclipsant la poesie de la nuit. -- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau. -- Oh ! oui, s'ecria-t-elle... Allons-nous, la-bas...tres loin, bien seuls... Il sauta dans la yole, recut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arriere aussi aisement qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole demarree glissa sur l'etang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit. "Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne a un autre qu'a moi." Bientot ils eurent perdu de vue les futaies noyees de brume pale. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit a voix basse: -- Je voudrais que cette heure n'eut point de fin, ou que cet etang nous engloutit tous les deux, mais que jamais personne ne vous vit plus. Elle repondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magnetique: -- Pourquoi doutez-vous de moi ? Et a ces simples paroles, tant elles le bouleverserent, il fut a ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant: -- Pardon ! pardon ! -- Croyez-vous donc, reprit Maud, que je vive dans le monde ou je souhaiterais vivre ? Ah ! des que je pourrai m'en evader, de cet horrible Paris !... Les levres sur cette main qui maintenant voulait se derober, Maxime osa repeter: -- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant ! Elle retira sa main et dit sans colere, mais la voix emue: -- Ramenez-moi ! Il reprit doucement la rame. Ils aborderent sans rien dire, apres une traversee silencieuse. Mais comme ils regagnaient le chateau, Maxime reprit courage sous la voute des arbres nus. -- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas a demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur leger qui vous entourent... Vous savez que je pars bientot. Je pensais rester trois semaines a Vezeris, puis revenir ? Dois-je revenir ? Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme: -- Avez-vous foi en moi, maintenant ? Il repondit: - J'ai foi en vous. -- Comme en votre soeur ? -- Comme en ma soeur. -- M'aimez-vous ? -- Plus que ma soeur, plus que ma mere, plus que tout. -- Eh bien ! repliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez a moi, pensez a l'avenir. Je n'accepte qu'une affection reflechie. Moi, je vous promets que jusqu'a votre retour, on ne me verra ni au theatre, ni dans le monde; je ne sortirai pas. -- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous ! Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussitot de la sentir se derober, refuser meme la plus chaste etreinte de fiancailles. Et dans cette retraite brusque, sincere comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas demeler la revolte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage. Deuxieme partie. I _Vezeris, mars 1893_ Et voici pourtant que j'ose vous ecrire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose a peine prononcer le nom quand je pense a vous, c'est-a-dire a toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parle ! Maintenant que la distance s'est replacee entre nous, il me semble que je dois n'etre plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos facons d'etre et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise la des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous devoile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers. "Il y a des moments ou je m'en desole: je souhaite alors etre pareil a vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous ecrire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais a jouer un role qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-la, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus seduisants, helas ! que l'humble solitaire de Vezeris. Moi, je ne mets a vos pieds que ma tendresse passionnee, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une grace invraisemblable, immeritee; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant preferez-moi !" "Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'etouffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis sur, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inquieter d'autre chose que d'etre a vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignite, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une ame meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'epouvantaient. Par grace, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-etre, en ce moment, il en est un aupres de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exaspere, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous ecrire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !... "Savez-vous le reve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, pres de moi deja homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins a Vezeris, le coeur brise de quitter mon regiment... Cette ame enfantine, encore toute gourmee d'ignorance, je l'adorai aussitot. Je resolus d'y verser seul la connaissance et la reflexion, afin qu'elle fut le meilleur de moi, eclos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre educateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes feminines auxquelles ma mere l'a faconnee, chacune de ses pensees a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir elevee et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-etre, vous seriez surement moins eclatante, moins "reine". Mais j'aurais a toute heure la clef de vos reves, je ne serais pas reduit a roder ombrageusement autour de votre mystere ! "Pourtant, attarde a ce regret, j'hesite. Ce que j'ai adore aveuglement en vous, c'est peut-etre le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royaute mysterieuse, qui m'effraye, m'a subjuge. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'etes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exaltees que j'ai vecues pres de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir a etre servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le present, et j'ai peur de rever quand je pense que vous m'avez permis cela. "Soyez bonne: ecrivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce reconfort pour continuer a vivre jusqu'a l'heure ou je vous reverrai. "Moi, je ne pense qu'a vous, je ne vis plus que pour vous. La secheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'epouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'etait le plus cher. L'absence de ma mere m'est indifferente, je ne jouis plus de la presence de Jeanne qui s'en desole, la pauvre cherie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une espece de fantome desinteresse, que je regarde agir, que j'ecoute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez a travers cette parole infirme..." _Paris, mars 1893._ "Je n'ai jamais tant regrette, mon cher Maxime, de n'etre point comme mon frere aine -- l'illustre Paul -- un legislateur et un administrateur de banque; un bonne apparence excuserait au moins le retard de cette lettre... La votre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosite et d'inquietude: elle valait une reponse plus prompte. Helas ! je serai eternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne meprisez pas trop mon inactivite, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent a l'effort au point de retarder quinze jours une lettre a un ami que j'aime, mais j'ai commence a ne rien faire par conscience, par honnetete, du jour ou je me suis apercu que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "a quoi bon ?" m'a condamne a l'eternelle inaction, ou plutot je me suis resigne a n'etre qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent. "N'en faut-il pas pour cette jolie comedie de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'etranger, pour quelques representations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosite. Vous voulez savoir la suite de la piece: soyez satisfait, je vais tacher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur. "D'abord -- par une coincidence dont vous saurez peut-etre debrouiller le mystere -- depuis que vous avez quitte Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre guere plus que vous-meme. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoque ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: diners, theatre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-la, un fidele de la maison. J'y ai rencontre Mme de Chantel, qui me semble en meilleure sante; vous avez lieu, sur ce point, d'etre fort rassure. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indifferente a ses propres sortileges. Elle nous confiait, l'autre jour, a mon frere Paul et a moi, son horreur presente de Paris, son violent desir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais a sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce hatif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se resigner a quitter sa grande amie, votre mere. "Maintenant, les "potins" vous interessent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontres autour de nous: je vous les donne pele-mele. Sachez donc que nous avons possede a Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa _cortina_, ce qui nous a valu nombre de diners, de soirees, de courses en mail ou ont brille la Ucelli et son inseparable Cecile qui devient spectrale a force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la mere, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce celibataire resolu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien sur. "Telles sont les nouvelles de nos cheres "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant des actions de mine d'argent americaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admiree a Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa mere est fort malade et menace de rendre au ciel son ame de bonne fille rangee sur le tard, je vous aurai conte tout ce que je sais de neuf touchant les evenements de mon Paris. "Helas ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur neant. Dire que j'ai trente ans bientot, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse a regarder gigoter tous ces fantoches indifferents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs a cinq, des cercleux, des meres de comedie -- et moi-meme ! La piece es telle vraiment si p.141 drole que cela ? N'en ai-je pas vu deja assez de scenes ? N'est-ce pas une reprise a laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhaite planter la tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller resolument etre un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main feminine pour changer la vie d'hommes de mon age. Ou la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre a la votre ? "...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon epaule. Ils m'attendent, en ce moment, pour diner avec des demoiselles plus betes et plus guindees que des mondaines; apres quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Ohe ! ohe ! Vive la vie ! "Plaignez-moi, pensez a moi, ecrivez-moi. Et (ceci est un secret de vous a moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout a fait oublie ses amis de Paris..." _Paris, mars 1893_ "...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'ecrire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forcee d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous repondre ? Je le demande a votre loyaute: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier a votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), ecrite sur le ton de la derniere que vous m'avez adressee, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut etre plus menagee dans l'expression d'une affection, meme sincere et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les memes menagements que notre chere Jeanne. Meme dans le monde ou je vis et qui ne me convient pas plus qu'a vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier. "Maintenant, ma petite gronderie est finie, je repondis a ce que, de votre lettre, je consens a avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout pres de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconnait les sites de son pays natal, les qualites que je prise entre toutes, la loyaute et la bonte, avec un peu de cette brusquerie qui va bien a un honnete homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des resignes, des enerves qui sont la societe masculine contemporaine; aucun de ceux-la, allez ! ne me prendra jamais une pensee. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des energiques, des resolus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui echauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous etes: mais quand vous pensez a votre amie Maud, ne pensez qu'a elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas. "Vous allez bientot revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en fete, afin de vous reconcilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier Vezeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le theatre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentree dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande reception: de la musique jusqu'a minuit; apres minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver a temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont a craindre vos caprices de la derniere heure ! "Donc, a bientot. D'ici la, pensez a moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-a-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donne. "Maud". _Vezeris, mars 1893._ "C'est decide, mere cherie, nous quittons Vezeris pour Paris apres-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie deja, tant j'ai hate de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une eternite que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse a vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre a volonte. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, mere cherie ! "Les vilaines semaines que j'ai passees ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'etais si triste. Maxime est si change ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle a peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'ecoute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse tres fort, a me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection egale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; pres d'elle, je me sens toute honteuse d'etre la petite bete que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voila que Maxime commence a m'intimider aussi ! "Il parait que nous allons, le 3 avril, a un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, mere cherie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, a Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur repondre. "Ici, rien de nouveau depuis ma derniere lettre. Le temps est reste clair, et tellement chaud qu'on se croirait en ete. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a epouse Joseph Leperoux (le second des Leperoux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit garcon. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il parait que c'est une sorte de merveille d'avoir si tot un petit enfant. On l'a baptise, mardi, a la chapelle de la Vierge. "A bientot, maman aimee. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir." II L'orchestre, erige sur une scene au fond du hall fleuri d'arbustes illumines, attaquait le finale de la symphonie en _si_ mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne resignation des concerts mondains se marquait aux visages congestionnes, aux yeux fripes des femmes parquees cote a cote sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ingenument dans les poses vaincues des habits noirs accoutes aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invites pourtant, des groupes de fumeurs independants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'etaient refugies dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, ou l'on pouvait trouver encore, avec une lumiere moins aveuglante, un peu d'air et de fraicheur. Sur le canape du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir a Maud de Rouvre, ou elle avait sa bibliotheque personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, a demi couche, la main droite tourmentant frequemment la pointe de sa barbe pale, semblait attendre quelqu'un, en eveil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon. -- Enfin, c'est vous ! s'ecria-t-il, en voyant paraitre Jacqueline de Rouvre... Je desesperais... Vous etes a manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-serieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les cotes de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une reverence. Il s'assura du regard qu'ils etaient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derriere le piano. Debout, un pied sur la pedale d'etouffement, elle caressa le clavier d'un arpege, si adroitement penchee que son corsage, a peine echancre, sembla lui deshabiller la poitrine. -- Jacqueline ! murmura Lestrange. -- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, repliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, prete a esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame. Et, pour bien etablir sans doute que sa robe etait une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui decouvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les levres. -- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main. Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux levres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goulument, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux a demi fermes, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle deroba soudain, quand la moustache fauve toucha la saignee -- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous la, et causons gentiment. Elle montrait le canape. Lestrange obeit. -- Comme votre figure est drole, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait a ma soeur. Lestrange affecta de rire, mais sa voix se detimbrait. -- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous a moi, ca peut vous paraitre absurde. Pourtant c'est vrai: je me prepare encore une nuit horrible. -- Bah ! replique Jacqueline, en jouant avec son eventail, vous devez bien connaitre quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite fete, toujours. -- Des cocottes ? -- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ? -- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! repliqua Lestrange serieusement. -- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait a vous, tout a l'heure, avec une grace ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demande une fleur... La voila a votre boutonniere. -- Sa fleur ? Ce que je m'en moque ! Il l'arracha, la jeta par terre: -- Une femme qui a eu trois enfants, merci, ca ne me tente pas. Jacqueline ramassa la fleur et la dechiqueta. -- Voila ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend gout aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits murs. Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadre de bandeaux, donnant le bras a un tres jeune homme chevelu, de taille mediocre; des qu'ils virent le salon occupe, ils battirent en retraite. -- Tenez, fit Jacqueline, la voila, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos dedains. -- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte. Ils se turent. L'orchestre, dans l'eloignement apres quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie. -- Au fond, dit Jacqueline, si j'etais homme, j'aurais votre gout. Les meres d'une nombreuse famille, non, decidement ca ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes a la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attifees, et je me figure la tete du seducteur quand il voit apparaitre sans voile ces tresors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple. -- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien. -- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez egalement toutes les femmes qui passent a votre portee... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'a cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagotee, dont vous regardiez les "salieres" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "nevrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez. Elle s'amusait, entre ses phrases, a piquer de baisers la fleur a demi depouillee qu'elle roulait entre ses doigts. Lestrange murmura: -- C'est vrai... Mais je vous... _veux_ par-dessus tout ! Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur pres de ses levres, demanda. -- C'est serieux, alors ? -- Tout a fait serieux. -- Eh bien ! si c'est serieux, repliqua-t-elle tranquillement, epousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez a faire une tete ! -- Mais... -- Mais si, je vous assure, vous faites une tete ! Qu'est-ce que vous esperiez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les garconnieres, comme une honnete epouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premieres loges pour savoir ce qu'il en coute. On passe l'age de noces, sans avoir meme eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de ca ! Je veux qu'on m'epouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien a personne... Ce n'est pas le Perou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie rarete. Un peu ecervelee, peut-etre ? Bah ! ca ne compte pas a cause de mon age et je saurai me tenir une fois mariee. Quant a etre intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et meme a Orleans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. Meme la petite Chantel, malgre ses salieres, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne. Elle se leva, refit un arpege sur le piano et ajouta, comme pour elle-meme: -- Et j'ai idee que l'inauguration en vaudra la peine. La-bas, la symphonie expirait en de lents accords decroissants. On applaudit: un remous de foule pietina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne repondait pas. -- Voila, mon bel ami, conclut-elle. Reflechissez, decidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci. Et lui jetant a la figure le cadavre de la rose blanche, touchee par ses levres, elle s'esquiva lestement. Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barre par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitre d'un lorgnon sur cette assemblee de detraques, dont le detraquage le faisait vivre. A l'entree du hall, Lestrange se heurta a Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le senateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable decolletage de la jeune fille. Les deux hommes se serrerent la main. Lestrange demanda: -- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arreter enfin ces deluges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ? Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette. -- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise. -- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succes. -- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'etait joint a leur groupe, mon cher senateur, vous etes aussi trouble qu'elle. Ce que vous etes mari de la debutante, ce soir ! Etiennette rougit. Le Tessier, mecontent, ne repliqua pas, mais il offrit son bras a la jeune fille et l'emmena. -- Vous les avez froisses, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Tres serieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage. -- Voila ce qui m'agace, repondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se mele-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle etait faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa mere, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honnete, fidele a son gros beta de senateur. Tant pis ! je siffle. -- Le fait est, dit Lestrange reveur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches a gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus delicieux... Ils se prirent a detailler la jeune fille, a la deshabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginite tentante. Ils ne baissaient meme pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entree du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parlerent d'autre chose, de la fete, de la musique. -- Dire que voila ce qu'on peut faire de mieux a peu pres en matiere de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les echos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai theatre, de la gracieuse maitresse de maison... Je trouve que cela ressemble a une soiree du Continental. Et vous ? -- Bah ! repliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies fetes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse maitresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la. Maud, arretee au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple inseparable de Mme Ucelli et de Cecile Ambre: Cecile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux noues bas comme une perruque Louis XVI, adolescente indecise et inquietante; l'Italienne vetue a l'Empire, une epaule et la moitie du buste a nu. Maxime -- en un habit neuf coupe par Wasse, mais marque tout de meme de sa province a tel defaut de recherche dans le linge ou la chaussure, pale, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable creature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conquete, maintenant assuree, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux a masquer les sentiments de l'ame. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son ame vigoureuse, parlait, ecoutait parler: et, si indifferente aujourd'hui, par l'obsession de ses pensees, a l'effet de sa beaute, elle apparaissait malgre tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la maitriser, la brider et la chevaucher. De la pointe du pied pose un peu en avant, jusqu'au sommet du front casque de cheveux chatain sombre tout moires de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une grace envolee, cette gloire de la forme feminine parfaite pour laquelle la vraie elegance des vetements est de la suivre au plus pres. Elle le savait, consciente de sa perfection: le crepe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sirene, emergeant des flots. Et la nudite absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, etait chaste a force d'eclat. -- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle. Il se tut. Il evoquait un des souvenirs les plus poignants de son passe trouble, la minute de folie restee le secret de Maud et le sien, ou il avait voulu goute a ces levres, lui aussi, a ces levres de Diane irritee. La memoire mysterieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exasperee qui lui avait fait lacher prise. -- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine. Deja les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaques par les doigts virils de Cecile Ambre. L'Italienne, debout a cote du piano, face au public, semblait une enorme statue de chair, indecente par sa monstrueuse et molle blancheur. Elle chanta: un fougueux poeme de Holmes, une invocation a Eros, maitre du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres levres, d'autres gestes; ce fut la pretresse d'amour, saoule d'encens, brulee de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses delices ses levres seches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxiete des etreintes. La voix pure et dechirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une ame, une ame de passion et de spasme, et les clameurs etaient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de desir ou d'assouvissement... Ces stances de Holmes, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inquietant la bete sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, pamer les femmes, incendiant les yeux des hommes. Elle lanca l'appel supreme: "_Eros, ouvre-moi les cieux !_" dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionne, que l'auditoire entier fremit, et que les voix inconscientes repondirent du creux des gorges convulsees... Puis elle tomba brisee elle-meme dans les bras de Cecile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir. -- Cette femme, prononca-t-on derriere Lestrange, chante avec son sexe. C'etait Hector Le Tessier. -- Avez-vous remarque, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regarde la meme personne ? Lestrange et Le Tessier se tournerent du cote ou, effectivement, les yeux de la chanteuse etaient demeures comme rives. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les heros de Balzac, vetu comme eux, impassible, muet et triste. Assise pres de lui, presque a ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'epouse, isolee de sa mere et des autres femmes, s'offrant a lui de ses prunelles attendries, de son melancolique sourire d'amoureuse, de la nudite delicate de ses epaules et de ses bras. -- C'est une force d'etre beau comme cela, tout de meme, murmura Hector. S'il y avait une ame d'homme sous cette beaute, le monde serait a lui. A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, frolait le groupe des trois hommes. Non sans jeter a Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe a Hector de s'approcher: -- Penchez-vous, monsieur. Vous etes trop haut pour mes confidences. Et les levres a l'oreille du jeune homme: -- Eros ayant definitivement terrasse Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel defend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est pret a assommer quiconque n'applaudira pas. -- Comptez sur moi, repondit Hector. D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du decolletage de la jeune fille. -- Tres bien, fit-elle en souriant. Tres en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... tres bien ! -- Malhonnete ! repliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur. -- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... emeuve le plus, repliqua l'Americain dans le flegme de sa jeune barbe grise. -- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit a toutes la meme chose... Elle s'eloigna d'un bond de gamine, lachant Krauss. Le medecin, habitue a de telles facons, demeura ou on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise ministerielle qui menacait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avancait au bras du celebre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent a entrainer le public; on l'applaudit tout de suite, avant meme qu'elle eut chante, tant elle apparut jolie sous sa robe a volants et a crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage echancre et sa mignonne figure ronde et fine, encadree par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'emoi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commenca a chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, etouffee de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que frole un archet de cheveux. Elle chantait des romances qu'accompagnaient a merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances delicieuses et surannees, toute une epoque evoquee, le temps d'_Amy Robsart_ et de _Jane Eyre_, le temps des pianos carres, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des emirs, le temps des _Orientales_ et l'enfant du miracle... Magie des resonances ! A tous ces blases, a tous ces brules de Paris, elle donnait un instant l'ame vive et puerile, enthousiaste et artiste d'un Francais de 1830 a 1840. Peu a peu le delire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lancerent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser. Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues. -- Vous etes content ? -- Oh ! ma cherie, vous etes une grande artiste. Mais, je l'espere, cette grande artiste ne sera pas pour le public. Ils echangerent un regard ou se scellait l'accord de leur avenir. -- Vous etes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'etait si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inquietude de maman que j'ai laissee bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient. Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir a paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient feliciter la jeune fille; Paul s'esquiva. Rentre dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui etait a une de ces minutes ou la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif: -- Vous savez le mot de la petite Duroy a son protecteur Le Tessier, en sortant de scene, tout a l'heure ? -- Non. -- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma mere fut la... Elle qui n'est fiere que de ma soeur Suzanne !" La galerie d'ecouteurs rit aux eclats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouille par l'envie de tomber sur ces niais mechants a coups de pied et a coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'etait le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, meprisant l'effort honnete, joyeux des decheances, hostile aux relevements. "N'importe, pensa-t-il, je l'epouserai." Et la joie de venger la chere petite, si vaillante, de l'imposer a ces droles, lui rechauffait la poitrine. Le buffet, innovation de Maud, etait remplace par des petites tables dispersees dans la salle a manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait decores en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on helait les maitres d'hotel comme au cabaret. -- C'est vraiment le dernier mot du gout mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'etabler paisiblement en partie double, en partie carree, jouer a ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des peres et des maris. Ainsi parlait Hector Le Tessier a Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir. -- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il a Lestrange qui passait. -- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ? -- Non... pas Jacqueline, Maud ? -- Oh ! Maud !Il faut etre le gros monsieur cale que vous etes pour la disputer a ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observes ? Ils sont bien curieux a voir. -- Oui, fit Hector serieusement, curieux a voir. Mais j'ai peur du drame. Le banquier chipotant une marquise se recria: -- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des appetits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des depits. -- Cette pensee est de vous, monsieur ? demanda Hector tres serieusement. -- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie. Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs. -- Allons ! _su ! su !_A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de siecle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite. En effet, le piano resonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagnee par Mme Ucelli, la jeune chanteuse debita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront ete, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bougeat sur son masque, les levres meme remuant a peine. Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'etait l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profiterent pour passer discretement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se leverent et les suivirent. -- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss a Mme de Reversier, sa voisine. -- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter a Bruant ou a Felicia Mallet les morceaux corses de leur repertoire. C'est bien plus convenable. -- En verite ! murmura Krauss. Il souriait en les regardant sortir, les cheres petites detraquees, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur theorie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou murs, professionnels avoues et toleres du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell. L'exode fut salue de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de disparaitre, Jacqueline cria: -- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est a l'abri. Guide par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanque des quatre ou cinq habits noirs, se refugia dans le petit salon ou, tout a l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'etaient rejoints. Elles etaient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, a part une ou deux disgraciees, assez elegantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'etre la, enfermees avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le desir de livrer plus d'elles-memes a ces hommes, leurs fideles, qu'elles etaient fieres d'enlever aux femmes mariees. Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumieres, la musique, -- un doigt de champagne aussi, verse par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgre ce qui demeurait de touchante gaucherie a sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement: -- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ? Valbelle attrapa la question au vol et repliqua: -- On va eteindre l'electricite; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, a Paris, mais il faut etre mariee, mademoiselle. -- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La verite est qu'on ne donne plus de soiree musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins genant pour nous, les jeunes filles, d'etre absentes. -- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, mecontente d'etre separee de Julien. Cecile m'a dit le programme: Heloise et Abelard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur. -- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier. Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, declarerent avec des eclats de rire: -- Moi aussi !... Moi aussi ! -- Moi, dit une fillette tres jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon frere n'a jamais voulu me chanter Heloise et Abelard... Ca doit etre drole. -- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline. -- Oui ! Oui ! -- Eh bien ! ecoutez. Elle sauta sur le tabouret du piano et preluda avant que Maud, mecontente, eut pu la retenir. Elle detailla les couplets a double entente avec un imprevu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troubles qu'ils ne voulaient le paraitre, l'ecume legere du desir soulevee par le contraste de ces grivoiseries et de ces levres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient. Elles aussi, les demi-vierges, secouees de rires qui sonnaient fele, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers. Luc Lestrange, l'oeil fripe et luisant, s'etait approche de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le meme sourire de complaisance et d'incomprehension fleurissait les levres de l'enfant. -- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait. Il apercevait pour la premiere fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce role de deflorateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la sante menacee par le fleau etait celle d'une ame qui, mysterieusement, insensiblement, lui etait devenue chere. Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda a Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard: -- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ? -- Mais, repliqua Jeanne avec la meme naivete distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante tres bien. -- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ? Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pensee par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En meme temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudite lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la premiere fois ou elle etait, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les frolements a peine dissimules. La revelation fut subite, foudroyante: le reveil de la vierge chretienne enivree de pavots et ranimee dans une maison de Suburre. Lestrange, mepris sur la nature de cet emoi, continuait de parler, la voix attenuee; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chantee, trop scabreux decidement pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit a tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amitie, les nerfs, la sensibilite physique d'une jeune fille. -- Voyez, disait-il, cette cruaute des relations du monde a Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez a moi seul, si jolie, si fine; je devine le delicieux etre de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-etre pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce tresor: ces beaux yeux-la se voileront pour un autre, il aura votre front, vos levres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois... -- Monsieur ! murmura Jeanne. Elle sentait les regards de Lestrange la devetir, violer son corsage et sa robe... Elle allait defaillir et il continuait, grise lui-meme, prisonnier de son piege. -- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'empecher de rever a vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis sur de mon reve qui, seul, va vous faire reparaitre aupres de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront a moi alors, et il n'y aura de vous rien de si mysterieux que je n'effleure... Cette phrase-la, cette phrase froleuse, a combien de jeunes filles ne l'avait-il pas debitee, sur de les voir fremir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase. -- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ramene aupres de Mme de Chantel ? -- Oh ! oui, monsieur, s'ecria-t-elle, avec un merci dans le regard. -- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange. Hector le regarda en face: -- Je suis a vous tout a l'heure, mon cher. Cette scene se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert etait fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop emue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils traverserent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint a eux. -- Sais-tu ou est maman ? demanda la jeune fille. -- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ? -- M. Le Tessier va me conduire. Dans le corridor, ils se trouverent seuls un instant. -- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre liberte... Je vous remercie de tout mon coeur. Elle lui tendit sa main: doucement, pret a ceder si cette main se derobait, Hector mit un leger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il etait encore la, tout remue, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait: "Que je suis bete ! me voila emu parce que j'ai gare de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche." Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgre l'ironie des paroles. Puis, songeant a la courte scene de tout a l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile heroisme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais a peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop _coco_ tout de meme... Mais cet animal-la me degoute !" Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face a face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel. -- Je suis a vos ordres, mon cher, dit-il. -- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout a l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela serieusement. Je ne me trouve offense en rien et n'ai pas envie d'etre ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous... -- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-la tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus begueule que vous, vous les savez, et je cote a son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est tres rare, quand on trouve une tout a fait d'aplomb, on ne doit peut-etre pas la faire chavirer. Ca vous est egal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initie !... Je me demande meme comment ca vous amuse encore. -- Ca m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien sur, repliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines pretentieuses et nevrosees, je n'y tiens pas plus qu'a une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en etat d'amour par mon fait, et puis apres elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "nevrosette", parait-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, a l'angoisse... comme les monomanes. Il y en a qui s'en est apercue; elle me tient, il faudra que je l'epouse. Il n'y avait pas a douter: cet homme etait sincere. Hector fut gagne par cet aveu singulier, imprevu, seduit par le "cas" amusant qu'il devoilait. -- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher. Ils se serrerent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indifferent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres. -- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la detestable reputation que vous avez (car votre reputation est detestable, n'est-ce pas ?), comment les meres vous permettent-elles de frequenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre a vous, qui n'epousez guere, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ? -- Les meres seraient humiliees qu'un homme, courtisan avere de toutes les jeunes filles, dedaignat leurs filles. Quant a nos cheres petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas _le Portier des Chartreux_, vous pouvez etre sur qu'elles liront d'abord celui-la. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre relie en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu. L'attaque vivement rythmee d'une valse coupa leur entretien. Bouscules par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentrerent dans le hall deblaye. Deja les meres se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isole ou la maitresse de la maison pouvait, a l'abri du frolement des jupes et du pietinement des danseurs, recevoir comme a son jour, tout en jouissant du bal. Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entraina dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si pres de la nuque rousse, qu'on n'eut pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infidele a Dora Calvell, enlacait Marthe de Reversier, pale comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa grace de lys avait de svelte elan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-a-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, a l'ecart, appuye contre le chambranle de la porte ou se refugiaient les non-danseurs, oubliant deja l'acces de genereuse indignation de tout a l'heure, observait complaisamment cette envolee de couples, distrait des femmes, curieux surtout des decolletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur grace de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit naif et pervers, dont la fraicheur piquee l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voila contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frotte leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, repercutees par Jacqueline, et surtout le propos a mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entrainees. Elles sont a point, la gorge seche, les yeux humides, le poignet fievreux. La valse arrive a temps pour donner a leurs chers petits sens une satisfaction bien meritee... Soyez contentes, mes mignonnes..." -- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre. C'etait Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant. -- Etes-vous bien sur de m'avoir cherche ? Moi, je vous ai apercu plusieurs fois: j'aurais eu scrupule a vous deranger. -- Ah ! mon ami, repliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez... Il l'entraina. Le besoin de dire sa joie faisait deborder les mots de ses levres: -- Je suis arrive hier matin a Paris, dit-il, et, comme vous pensez, des les premieres heures de l'apres-midi, je me suis rendu avenue Kleber. Sans savoir pourquoi, j'etais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'etais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en etranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu a presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin. -- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une pitie un peu jalouse. Mais la passion excuse tout. -- J'ai tout de meme sonne. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouve une Maud nouvelle, transformee par la retraite qu'elle s'est imposee pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a recu et cette chere Mme de Rouvre aussi, et meme cette petite espiegle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On etait en pleins preparatifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis a l'oeuvre avec les autres, j'ai grimpe sur des echelles, j'ai enfonce des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'etais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'etant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens _pour moi_, serieux, doux, plus du tout ironiques. " La Circe ! pensa Hector. Elle m'a change mon Chantel ! De ce heros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est egal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie feroce et ses tirades." Et tout haut: -- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abordees ? Qu'a-t-elle repondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez decide. -- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est derobee. -- Le moment etait mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employes de Belloir, grimpe sur une echelle et le marteau en main... -- Elle l'a pense, sans doute. Elle a remis notre entretien a aujourd'hui, a maintenant. Mais elle a ete telle avec moi depuis le commencement de la soiree que vraiment... Il s'interrompit. Dans le bruit meme de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu a peu se taisait. Hector et son ami regarderent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosite, l'admiration que requeraient invinciblement ces deux etres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient elargi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balaye la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser. Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises. "Le vrai Chantel n'est pas mort tout de meme, pensa Le Tessier. Il me plait ainsi: rageur et jaloux." La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, etait correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout a l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu a l'ecart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuyee sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se frolaient a peine du bout des gants. Pourtant la symetrie, l'harmonie de leurs gestes etait si parfaite qu'ils semblaient rives, rien que par ces legers contacts, comme ces couples ailes qu'on voit, aux fins d'ete, voler unis, se touchant a peine, berces ensemble au remous de l'air. Leurs levres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient. -- Etes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique. -- Oh ! je ne suis contente qu'a demi. -- J'ai observe la consigne pourtant, je ne vous ai pas deranges. -- Vous etes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ? -- Comment ? Je n'ai pas quitte la petite Avrezac. -- Elle ne vous a pas quitte, dites plutot. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en pamait sur son estrade. Car ce soir, vous etes tres bien. Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un leger voile de sang sur le masque pale de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui a un tournant du salon. -- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira. -- Et moi, je t'aime ! je te veux ! repliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tente, pense a notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit. A l'evocation -- par cette bouche meme qui lui versait l'enervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la maitrise de soi; son bras avait serre la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussitot il se contint... La valse expirait. -- Ramene-moi a ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, a moins que la mere d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici la, songe a mes levres. Ils arreterent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, aupres du salon de feuillages ou tronaient les meres. Julien salua sa danseuse qui repondit par une legere reverence. Personne, meme Hector si avise, meme Maxime que la morsure de la jalousie tenait en eveil, n'eut soupconne quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre. Maud demeura a peine quelques instants aupres de Mme de Rouvre; tandis qu'un prelude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel. -- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous. Il hesita, mais il obeit et, sans repondre, offrit son bras. Ils s'eloignerent, fendirent les groupes, gagnerent le salon des accessoires, petite piece voisine de la chambre de Jacqueline. Mais la, Maud dit a Maxime qui s'arretait: -- Non. Allons plus loin, j'ai a vous parler. Elle le preceda, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'a sa propre chambre. C'etait une vaste piece d'angle a trois fenetres, meublee de rares et admirables meubles laques vert pale, quelques grandes fleurs chimeriques jetees ca et la sur les lisses surfaces. Maxime l'y suivit, le coeur etrangle par l'emotion. C'etait la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si penetrant, une odeur d'ambre et de fougere melee a une autre essence inconnue, qu'elle tenait secrete, s'y condensait avec l'emanation de ses cheveux et de sa peau. La elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussitot d'un etrange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait composee tomba. Maud dit simplement: -- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous deranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, a livrer l'intimite de mon appartement a des etrangers, -- meme un soir de bal. Ces mots, qui le mettaient si nettement a part dans la pensee de la jeune fille, acheverent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-meme s'assit sur une chaise. Une tablette chargee de mille objets de toilette feminine les separait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orfevrerie Renaissance, posee sur un chiffonnier voisin du lit, eclairait un cercle etroit d'une clarte assez vive, laissant noye de crepuscule le reste de la chambre. -- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en tete-a-tete: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tarde jusqu'a present, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous interessent avant que nous nous fussions retrouves dans le monde. -- Mais... interrompit Maxime. -- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observe et que j'ai beaucoup pense a vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer... -- Oh ! Maud ! -- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez a votre facon, c'est-a-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez melee au monde pour que cette rancune se reveille. Tout a l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez doute de moi une fois de plus. Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la tete a Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce ! -- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invites, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'hesite a vous choisir pour maitre ? Maxime repondit a voix basse: -- Je vous aime... si fort que vous n'en avez meme pas l'idee. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous. -- Le monde ou je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes a Paris, ou je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est mele et si le melange est trouble ? Certes, une fois mariee, ma facon de vivre dependra de l'homme que j'epouserai, comme elle depend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou dechoir en m'epousant. Que voulez-vous ? C'est peut-etre de l'orgueil fou et deplace: je veux etre epousee les yeux fermes; il me semble que je vaux cela. Elle s'etait levee sur ces derniers mots, que la brulure de son amour-propre, tant de fois corrode par le doute ironique du monde, faisait sinceres. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre chetivite; il s'apercut que, peut-etre, il allait la perdre, et l'effroyable eclair de desespoir qui traversa son coeur a cette pensee lui montra combien elle lui etait necessaire. Il se leva a son tour, il balbutia: -- Mais je n'ai jamais dit, jamais pense rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser. -- Encore un mot, interrompit Maud, sans attenuer la severite triste de son regard. Je vous disais tout a l'heure: ma vie de femme dependra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'obeirai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le gout d'un certain decor d'elegance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe guere hors de Paris. Si l'on m'eloigne de Paris pour toujours, je serai peut-etre depaysee, comme nos oiseaux des colonies qui deperissent ici. Je ne serai peut-etre point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. Reflechissez bien a tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix. Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionnee qu'elle en sentit fremir les echos dans son coeur: -- Je suis a vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'etre ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est epouvantable. Il avait glisse a ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas. -- Je vous en prie ! Je vous en prie ! Elle repondit: -- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre mere ou en votre soeur. Il repeta, avec les memes mots: -- J'ai foi en vous, comme en ma mere ou en ma soeur. Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arret dans ses yeux. Elle demanda: -- Votre mere et votre soeur... leur avez-vous parle d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ? -- Ma mere et Jeanne sont des etres si simples que vous leur imposez un peu; peut-etre elles s'effrayent de voir epris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionne et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis. -- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main a ma mere. Moi, je vous la donne. Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. Des qu'il l'eut touche de ses levres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se derober, se raidir sous son etreinte, car Maud, d'un effort surhumain, maitrisait ses nerfs, domptait ses sens, enragee de leur rebellion intime pour ce seul baiser de fiancailles, epouvantee du partage entrevu dans l'avenir, -- mais resolue pourtant. Ils regagnerent le hall, le vert reduit ou s'etaient maintenant reunis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel etait assise a cote de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa defaite. "Etre le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des annees de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: a cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter a ses yeux des larmes aussitot refoulees. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine passee, lorsque l'amour le reprend a l'improviste. "Gros beta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternite, le voila, a son age, aussi toque que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "Decidement, il n'y a que moi pour resister," se dit-il, resolu a ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si etrangement ecloses en ce milieu de fete. L'heure s'avancait, le bal ralenti faisait treve: c'etait le repos qui precede le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises. -- Regardez, dit Hector a Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-la, le cotillon n'est qu'un pretexte a isolement et a flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et defendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de tremoussement et de transpiration. Vite il faut les epouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, tot ou tard, elles finissent par la ! Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots a l'oreille. Quand il eut acheve, Maud lui demanda tout haut: -- Il y a des voitures en bas ? -- Oh ! surement, mademoiselle ! -- Faites-en avancer une. A son tour, elle courut parler a l'oreille d'Etiennette qui devint toute pale; elles sortirent aussitot. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce manege, inapercu des autres invites, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre. -- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci a Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ? -- Non, madame. Il m'a semble qu'il etait question de la mere de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parle tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..." -- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamnee. Maud rentrait, on la questionna. -- Oui, c'est sa mere, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette. Oh ! s'ecria Jeanne de Chantel... sa mere ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ? -- Etiennette n'est pas seule a soigner sa mere, repondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charite et cette voisine, precisement, qui est venue la chercher... Nous ne servirions a rien. Elle n'a meme pas voulu de M. Paul Le Tessier. Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans a la boutonniere, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une operette a la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent a tourbillonner. Comme Julien passait pres d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit a demi-voix, mais de facon a etre entendue de Maxime: -- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi. Plus bas, de cette voix inarticulee, levres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgre le monde, elle ajouta: -- La mere d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie. Des yeux, Julien acquiesca. Maud se rassit pres de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifie le plaisir du bal. III La chambre ou agonisait Mathilde Duroy eut raconte a un observateur la vie accidentee et ballotee de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifie par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracassee de superstitions, ne se separait pas volontiers des objets compagnons de son passe et, suivant les diverse fortunes de ses annees, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de decoration tristement banale, peluche frangee et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui representait son ideal de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affinee, tellement d'autre race intellectuelle, avait essaye de la degouter. Sur la cheminee rendue de peluche bleue, a garniture de cuivre repousse, un daguerreotype enchasse dans un cadre noir ovale, a vitre bombee, montrait l'image miroitante, jaunie, a demi effacee, d'une jolie premiere communiante, blanche et fraiche, souriante comme une fleur d'aubepine. Mathilde faisait, soir et matin, sa priere devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus recentes, ornaient les angles: celle de la mere de Mathilde, une paysanne a bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait ete mariee a un contre-maitre parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-maitre. Lui etait mort jeune, et tout de suite, presque dans le cortege, ou il y avait des patrons, de grands industriels a l'hotel et a mail, la jolie veuve avait trouve le consolateur. Une bibliotheque genre Boule, en bois de rose marquete, denoncait le style de la premiere installation. Peu a peu des amities plus artistiques laisserent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculptes et dore, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, a la destination speciale de presents royaux. Quelques ebauches amusantes representaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait ete celebre pour ses epaules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans niches dans la bibliotheque Boule, cette dedicace revenait, souscrite de signatures celebres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, c'avait ete son surnom toute la vie; une bonte vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalite a l'avarice, toujours preoccupee d'amasser une fortune et se decavant subitement de toutes ses economies pour le plus sot caprice, parfois meme par toquade de charite. Que serait-elle devenue si, durant vingt annees de sa vie, elle n'avait pas garde l'amitie genereuse et accommodante d'Asquin, a qui suffisait, lorsqu'il venait a Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une maitresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien elevee au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du depute monarchiste de l'Aude, sans testament, reveilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance puerile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette generation-la, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmite cardiaque, jamais soignee, traitee par la fete jusqu'a quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, deja lancee, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette evita la debacle. Etiennette etait sortie de Picpus a la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son pere, ordonne, charitable dans ses incartades, avait verse a son benefice, a une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir immediat etait donc assure, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux annees de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa mere qui, decidement, ne guerissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompte tout entier trois ans a l'avance. Elevee a l'ecart par la volonte de son pere, sortant seulement lorsqu'il etait a Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa mere et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez pres sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussitot, et de la vint, sans doute, la resolution d'honnetete qui la sauvegarda au Conservatoire, ou tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visiterent assidument pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu monterent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus guere que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-meme se fit rare. Paul resta l'hote assidu, quotidien; il trouvait aupres d'Etiennette la delicieuse distraction qu'est pour l'homme affaire une amie jeune fille, jolie et point surveillee. Tel est l'egoisme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir. Paul cependant, Etiennette l'avait dit a Maud, n'etait egoiste qu'a la surface, ou plutot son egoisme avait une fissure: la souffrance d'un etre qui l'aimait l'eut ravage. Il offrit vingt fois a la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvrete, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en echange, et il etait sincere: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter a la surface des ames de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuite de sa presence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disputees de Paris. Elle lui gardait la tendresse speciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de supreme abandon, mais pour cela meme, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul ceda au charme de cette tendresse desinteressee. Il s'y enlisa peu a peu: on n'echappe guere, surtout a pareil age. Peu a peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'epousait ? A la verite il s'exagerait encore l'opiniatrete de sa resistance; il ne soupconnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'etre honnete femme, sans trop de foi... Si elle lui eut avoue son voeu secret: reussir comme artiste, gagner sa vie et, des lors, se donner sans conditions, l'egoisme de Paul Le Tessier eut sans doute accepte. Elle ne dit rien, point par habilete, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua a l'idee qu'il l'epouserait un jour, plus tard, a une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette echeance... "Pourquoi pas bientot ? La mere n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voila a quels raisonnements tient l'heroisme bourgeois des meilleurs d'entre nous. Quand Etiennette rentra chez elle, accompagnee par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il etait cinq heures du matin environ, la nuit etait noire... -- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir. -- Est-ce que le docteur est la ? demanda Mme Gravier. -- Oui. Etiennette, son manteau de bal jete au hasard sur un meuble, courut a la chambre. Elle se heurta au medecin qui en sortait, accompagne de la garde. C'etait un homme encore jeune, robuste et sanguin, a cheveux noirs pommades, a barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille decolletee, blonde et blanche. -- Madame est la fille de... ? demanda-t-il a la garde, qui fit "oui" de la tete. -- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilite, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est serieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement... -- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il desespere ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir. Il hesita encore, puis prenant son parti: -- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous etes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout a fait inutile ici. Il n'y a plus qu'a asseoir a cote du lit et a attendre... Votre mere, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voila, mademoiselle. Etiennette, debout, ne repondit rien. Une grosse emotion indecise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes a ses yeux. -- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier. -- Oui, je vous en prie. -- Mademoiselle... fit le docteur. Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais eclat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre. Comme l'avait dit le medecin, Mathilde Duroy etait assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, eclairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la tete et le bras droit decouverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait demesurement les couvertures, a la facon d'un difforme edredon qu'on eut installe sur les jambes. La face encadree par un joli bonnet de nuit tres blanc, d'ou sortaient quelques meches bizarrement nuancees, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une paleur de vieille cire decoloree: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupieres et la bouche, et toute cette face revetait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticule, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des levres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa mere, et dessus appuya son front. Les bagues, enchassees dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front. "Maman va mourir !" Assurement cette pensee n'avait pas encore atteint la frontiere mysterieuse ou l'idee confine a la sensibilite. Etiennette etait horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt pose sur son epaule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier etaient derriere elle. Elle se retourna. -- Je m'en vais, dit Mme Gravier, a la chapelle de la rue de Turin. Voila bientot six heures, il doit y avoir deja du monde debout. A tout a l'heure. Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme mure, seche et brune, avec de gros membres, dit: -- Je vais vous aider a vous deshabiller, mademoiselle... bien vite... Si le cure vous voyait comme cela... Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle etait en toilette de bal. Elle defit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matinee. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupieres fermees et attendit. La garde s'etait reinstallee sur la chaise longue; elle avait machonne quelque temps une tablette de chocolat, puis s'etait endormie. Etiennette fut bien aise d'etre seule a penser dans cette chambre d'agonie. Car l'agonie commencait a travers le sommeil, le souffle s'accrochait peniblement aux bronches et a la gorge; crispee sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une debilite, une maladresse enfantines. Et les levres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient a un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix percaient maintenant. Etiennette se prit a ecouter. Peu a peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien sur elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces levres tremblantes les repetaient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moities de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles meles a des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle etait partie..." De nouveau la voix charria des residus de mots meconnaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plutot nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer a pleurer, elle se replia sur soi-meme. "Je vais etre toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'egayait point la maison. C'etait pourtant la famille, la chair commune, la pensee qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussitot a cet appel de l'egoisme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier traverserent sa pensee: "Je voudrais qu'il fut la. Il allait venir, pourquoi ai-je refuse ?" Elle sentit bien que, sa mere une fois morte,elle se refugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gardat, pourvu qu'il ne la laissat pas toute seule. -- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez ! Cette phrase, jaillie toute claire des levres de la mourante, parmi son balbutiement aussitot recommence, epouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fantome avait parle aupres d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation familiere de la pauvre Mathilde devant les deboires de sa vie d'entretenue ! C'etait le degout du metier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au chomage, a la greve... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant abimee, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, a la reconnaitre, sentait une brulure a son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette ecouta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crispee qui s'agitait, et qu'elle lacha aussitot en etouffant un cri, car la main lui avait serre les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'eboulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !" A genoux pres du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit a prier... Prier ? Elle avait eu la piete de toutes, la piete facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement deiste est souvent plus pres de la foi qu'une congreganiste a medaille. En deux ans, le souffle cruel de la realite avait tout emporte, meme les prieres du matin et du soir, meme les pratiques les moins genantes. Le chagrin present, l'effroi de l'isolement ressusciterent les pieuses paroles sur les levres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de grace... Souvenez-vous, o tres misericordieuse Vierge Marie..." et les gestes de piete se rapprirent d'eux-memes aux mains infideles, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte piete, si precieuse que son plus faible echo console encore un miserable qui l'invoque ! Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un pretre venait d'entrer, accompagne de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aidee de la garde, preparait les huiles pour les sacrements, ce pretre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma chere fille, m'entendez-vous ?" Etiennette ecouta avec le pretre: elle percut l'echo de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !" -- On m'appelle bien tard, dit severement le pretre a la jeune fille. Il etait maigre et petit, avec des cheveux gris tout frises, une soutane de fantaisie en cachemire fin. -- Ecartez-vous, dit-il encore a l'enfant tout en larmes. Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'etaient agenouillees; elle-meme s'agenouilla et essaya de prier. Le pretre murmurait les paroles de l'onction: "_Misereatur tui omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum...-" Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la meme exclamation desesperee, que sa mere eructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !" L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne connaitrait le secret ! Comme cela cauterisait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-la, de l'esclavage abominable aboutissant a cette agonie, jamais, jamais pour elle-meme ! L'alanguissement qui, tout a l'heure, s'etait empare de son coeur a songer combien elle serait seule desormais, se dissipa. "Jamais je ne dependrai d'un homme, dusse-je etre ouvriere, femme de chambre ou morte." Ayant fini les onctions, le pretre dit une courte priere au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton severe, comme irrite de la trouver si jolie dans ses larmes: -- Votre mere avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ? -- Mais... monsieur l'abbe... oui, je crois... Elle faisait ses prieres matin et soir. -- Elle ne frequentait pas les sacrements ? Etiennette hesita: -- Je ne crois pas, dit-elle. -- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est tres misericordieux, mais il n'accorde rien a qui ne demande rien. Apres un silence, il ajouta: -- Avez-vous d'autre famille ? Etiennette rougit si vivement que le pretre comprit et pardonna le mensonge de sa reponse: "Non, monsieur," et il sembla meme s'adoucir un peu. -- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voila toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny. En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le pretre jusqu'a l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se precipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde etaient deja agenouillees et recitaient le _De profundis_. Etiennette s'affaisa pres d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur. Elle resta ainsi jusqu'a ce que la voix de Mme Gravier lui dit a l'oreille: -- Il faut vous etendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi. Elle obeit machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tire les rideaux des fenetres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de sante. Vers huit heures du matin, Etiennette, cedant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de cafe sur un coin de table, dans la salle a manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annoncant confidentiellement: -- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul. La "demoiselle" etait le nom dont Ursule designait cette elegante et mysterieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez frequents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un elegant et mysterieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur". Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle etait genee de revoir Maud a present. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'evenement, pourtant si prevu, de la mort de sa mere, il lui demeurait, en meme temps qu'une resolution plus robuste de vivre honnete et independante, un renouveau de pudeur juvenile vis-a-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici considerees comme inevitables, avec quoi son deuil la faisait rompre. -- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne. -- Dites que j'y vais. Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrasserent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau. -- Ma cherie ! -- Ma pauvre enfant ! Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par breves reponses, racontait la nuit. -- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud. Elle eut un geste d'incertitude et de decouragement. -- Ecoutez, ma chere enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite apres la mort de votre mere. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, repondant a un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune espece de secours, bien que, vous le savez, je sois a votre disposition, comme pourrait l'etre un frere aine... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer a Chamblais, avec Maud et Jacqueline... -- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser. Etiennette ne repondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et experimentee lui disait: "Decidement, Paul songe a m'epouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste a Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets." Elle embrassa Maud: -- J'accepte, ma cherie, et je te remercie. Et comme Paul a son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si reconfortee par cette etreinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'etre aimee ! Cher ami !" IV Julien de Suberceaux avait quitte le bal au moment ou, le cotillon fini, on commencait a installer les tables du souper. Telle etait la volonte de Maud qui lui avait jete a l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus tot possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il obeirait. Il regagna son logis a pied, le long des grandes avenues paisibles a cette heure matinale comme les allees d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, passee si pres et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaiete victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aime, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'emoi toujours tressaillait a cette pensee dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il put vraiment rever a autre chose qu'a sa prochaine venue. Rue de la Baume, dans le petit hotel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tires, aux escaliers silencieux veilles par des lampes voilees, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'etait la nuit aussi dans son appartement: il dut reveiller son valet de chambre roule dans une couverture, sur le canape de l'antichambre. -- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, preparez le tub. -- Est-ce que Monsieur va se coucher ? -- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis. Constant, ayant recu la canne, la pelisse et le chapeau de son maitre, le precedait dans le salon eclaire par la braise d'un feu dormant, et se disposait a ouvrir les fenetres. -- Qu'est-ce que vous faites ? -- J'ouvre, monsieur... -- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi... Cette ouate d'ombre recueillie ou il trouvait son _home_ l'avait caresse. Il voulait y demeurer jusqu'a la venue de l'Aimee. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'etre vu par eux et de les voir qui caracterise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la paleur ambree, les mouvements souples, et ce corps, c'etait celui qu'en ce moment refletait, sous la pluie d'un arrosage tiede, le grand panneau de glace occupant tout un cote du cabinet de toilette: c'etait le sien. Il soignait ce corps minutieusement, culte raffine du soi physique, dont la vue ou le recit exaspere les autres hommes, leur apparait comme une marque d'infirmite virile, ce qui est loin d'etre vrai: le gout de la beaute et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'ecaille chiffres d'or, qui s'etalait sur deux tables; l'appareil complique d'hydrotherapie elegante, dont les nickels et les cuivres etincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brodee du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes a ongles; l'innombrable quantite de flacons de cristal taille, capsules de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet etait le soin d'un corps masculin, eut donne matiere a bien des quolibets, et fait dire a bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'etait plus exerce a tous les sports que cette femmelette, nul n'etait plus brave devant un pistolet ou une epee. Arrogant et provocant avec les hommes, c'etait justement les femmes qui le maitrisaient et le menaient a leur gre. En chemise de soie sous le complet de laine des Pyrenees, il traversait la chambre a coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des halteres disposees au pied du lit, les manoeuvra avec une regularite de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allumees y eclairaient l'amoncellement des bibelots, des sieges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant. -- Monsieur ? -- Constant, _madame_ va venir tout a l'heure. Vous preparerez le samovar et des gateaux dans la salle a manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'a ce que je sonne. Constant salua et sortit. Reste seul, Julien disposa des coussins en oreillers a la tete du canape, s'allongea et reva... "Elle va venir..." Il essayait de se la representer, tout a l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'etait plus ainsi qu'il la voyait... Trois etages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle a manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrangee par Maud. Entre le depart et le retour de Chantel, il l'avait vue la presque regulierement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus etroit esclavage, prise elle-meme, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa maitresse ? Non pas. Une sorte de fetichisme de loyaute, comme en nourrissent toutes les ames un peu hautes en lutte theorique avec l'ordre social, lui faisait reserver jalousement le supreme baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa superiorite, elle pensait: "Il restera encore mon debiteur apres !..." Leurs caresses singulieres, point rares pourtant dans une societe decrepite ou les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le procede de l'amour humain, et vraiment ce pelerinage etait si passionne qu'ils oubliaient sincerement et ne souhaitaient point l'arrivee. Qu'importait a son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-meme, et chaque fois elle le laissait grise et satisfait de ce qu'il avait recu. Ainsi les mois fevrier et de mars, il avait vecu dans une sorte d'ebriete amoureuse qui lui otait jusqu'au souci du lendemain. Etendu, les yeux fermes, il continuait maintenant ce reve, glisse peu a peu au sommeil... Les voluptueuses evocation se melaient, s'enchevetraient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de melancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plutot ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matinees... de jours de neige... de soirs illumines de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine ou les desesperes cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, helas ! etait encore pesante a son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touche le fond de l'abime, il remontait lentement vers la clarte de la vie, son coeur peu a peu s'allegea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'impregnerent d'un bien-etre grandissant, delicieux... Il entr'ouvrit les yeux, le reve s'etait fait chair: Maud etait debout pres de lui, ses doigts nus poses sur son front. Il se redressa: -- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis etendu la et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien ! -- J'ai devine, repondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure etait toute contractee... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre reve ou j'ai voulu... a moi ! Elle fit descendre sur ce front la fraicheur de ses levres, puis echappant a l'embrassement qu'il cherchait: -- Mais pourquoi tout est-il ferme ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures passees ? Ouvrez-moi vite ces fenetres. -- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit... -- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis vetue pour l'heure qu'il est ? Son enjouement cachait une gene reelle a se trouver, dans ce decor de soir, habillee pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cerclee de velours, bolero pareil sur une chemisette de satin, et coiffee d'une toque d'astrakan bleu a voilette blanche. Julien obeit a regret. Il ouvrit les deux fenetres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de mystere, l'air d'apparition qui flottait autour des globes. -- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous pres de moi. J'ai un tas de choses a vous raconter. D'abord Mathilde est morte. -- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus... -- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait deja perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arrives vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul etait aussi trouble que si la mort de Mathilde l'eut fait veuf. Julien, hante par son unique souci, demanda: -- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ? -- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant a baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler serieusement. Vous ne m'ecoutez pas... Et, apres un temps de silence ou elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lasse qui ne lui etait pas habituel: -- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui ! Elle appuya sa tete sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pensee du chagrin qu'elle allait causer a cet ami irresolu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses levres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux. -- Viens ! implora-t-il. -- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autorise M. de Chantel a venir, cette apres-midi, demander ma main. -- Ah ! fit Julien. Il s'etonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit: -- Il nous semble, a lui et a moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois decidee, la terminer le plus tot possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril. Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'etait presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne repondit pas. Maud continua: -- Jusque-la, vous comprenez, je dois me garder des curiosites, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne connait personne et ne se soucie de voir que moi: aucun peril a ce qu'il demeure a Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois a Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, ou Etiennette restera avec nous pendant les premieres semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ? Julien s'etait leve aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant a pas irreguliers dans la piece. L'angoisse montait a sa gorge, lui obstruait la respiration a l'etouffer. Il revint s'arreter devant Maud. -- Alors... c'est fait ? -- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ? Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redressee qu'elle prenait contre toute entrave a ses decisions. Mais lui ne resistait pas. Il s'etait assis sur le coin de la table, morne, accable. Elle le guetta quelque temps, paree a la defense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit a voix basse: -- Sois fort. Je n'aime que toi. Il ne l'entendit pas, sans doute, abime dans ses pensees. Il balbutia: -- Ce n'est pas possible !... L'horrible angoisse lui avait poignarde le coeur: et, pour la premiere fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie. -- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud. Il repeta: -- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela ! Il passa sa main sur son front, ecartant ce voile de cauchemar. -- Ce n'est pas possible, repeta-t-il une troisieme fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la priere: l'expression d'une evidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis sur que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout a toi... je ne suis qu'a toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons. Maud, presque durement, lui repondit: -- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues. -- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner a un autre, c'est tout de meme ce qu'il y a de plus precieux... Tu seras sa _femme_, malgre tout... Tu m'as accorde juste de quoi desirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait. Et se rapprochant d'elle, plus pressant: -- Nous avons ete des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imbecile qui ne te comprend pas. Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !... Il s'abima aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enlacant les jambes rondes sous l'etoffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'epaule, fermement, de toute la force de ses nerfs contractes. Blesse a son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva. -- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de mepris. -- Ce n'est pas fini, replique Julien. Ce qui est fini, c'est cette comedie de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jouee de moi. Je ne veux pas de ce role, continua-t-il, exaspere par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir ete (il haletait de colere et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir ete... qu'un... qu'un... allumeur... -- Ah ! miserable !... Elle lui jeta sa main a la volee sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses levres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps revolte, agite de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si pres du visage qu'elle sentait l'effleurement des levres: -- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois a moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es a moi ! Je te veux... Je t'aurai, meme de force ! -- Lache ! lache ! fit Maud. Laisse-moi... Il la serra plus fort, elle se sentit portee vers le canape ou les coussins recevraient sa chute... L'idee qu'elle allait etre prise malgre soi, possedee par la force, eperonna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle hait Julien... De ses bras arc-boutes, de ses jambes violemment croisees, de ses ongles et de ses dents, elle se defendait, ne sachant meme plus ce qu'elle defendait, emballee dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois deja. Lui, la tete perdue, vraiment frappe de frenesie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux dechirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le desordre de la lutte, avait touche l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau dechiree. Julien, aussitot degrise, lacha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle etait a l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade. -- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus brise qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?... Il n'osait l'approcher, hypnotise par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bientot s'etalait sur le dos de la main. Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fenetre: -- Je te jure, dit-elle, la voix coupee par le haletement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par la... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'echapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure. Il fit tout de meme un pas vers elle, et aussitot rala un cri de detresse: elle s'elancait... -- Maud ! -- Me crois-tu, a present ? lui dit-elle au bord du vide. Il recula; il s'effondra sur le canape, le front dans ses mains. Il etait vaincu, decidement; il l'aimait trop. Elle etait sa maitresse effroyablement, il devait obeir... Des larmes, pareilles a celles que verse une femme qui vient d'etre sauvee d'un peril, jaillirent abondamment de ses yeux. Lorsqu'il osa relever la tete, Maud etait debout pres de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait blessee. -- Maud... Maud cherie !... Il n'avait plus de force, plus de volonte, plus meme de desir. Il voulait seulement la garder pres de soi, garder ce qu'elle consentirait a lui laisser d'elle. -- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne. Agenouillee pres de lui, elle le baisa longuement aux levres, lui sucant par la le reste de ses forces... -- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons ete raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en meme temps que la mienne. Je n'aime que toi ! Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre... -- Non, reste la, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas a la maison: je t'ecrirai. Il obeit. Constant, descendant vers midi, inquiet de n'etre pas sonne par son maitre, osa penetrer dans le salon sans etre appele. Il trouva Julien dans la meme posture de prostration. -- Monsieur dormait ? -- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai dejeuner, je vous sonnerai. Il n'avait pas dormi. Maud partie, il etait demeure la, assomme par ses pensees, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se rememorer les paroles anciennes par ou la jeune fille avait comme aneanti sa volonte: "Le monde appartient aux forts... Les etres qui nous sont inferieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des betes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement revolte de la jalousie lui repondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud possedee par un autre s'evoquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de theorie qui vaillent... Certes, malgre sa souffrance, il restait incredule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralite soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain. Mais pourquoi, de sa souffrance meme, montait-il en lui un appel violent, desespere, vers cette loi tant de fois reniee, vers cette loi improuvable ? TROISIEME PARTIE I -- Tu es reveillee ? -- Oui. Entre, cherie. Etiennette, la porte refermee derriere elle, courut embrasser Maud encore couchee. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse a fleur de peau, demonstrative, empressee, complimenteuse, que les jolies femmes se temoignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble a Chamblais, leur amitie, puisee aux sources de l'ancienne intimite de couvent, s'etait echauffee dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inquietudes. Toutes deux, Maud si resolue dans sa marche revoltee, Etiennette si rudement enseignee par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les eut entendues converser ensemble, eut, la plupart du temps, admire l'innocence de leurs propos, leur adorable puerilite. Les caresses matinales echangees a profusion, leur bavardage quotidien s'amorca en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes. -- Tu devrais toujours t'habiller de crepon noir, comme a present, disait Maud. Rien ne sied mieux a ton teint et a tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-la... Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux defaits. -- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer aupres de toi. Tu m'eteins completement. -- Veux-tu bien te taire ! repliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre ca, tiens ! et contre ca, contre ca ?... Elles passa ses doigts dans la souple et douce coulee des boucles brunes qui s'allumerent aussitot de reflets roux, elle entr'ouvrit le col a volant, formant echarpe, de la chemise de linon, elle decouvrit la naissance de la gorge et y posa ses levres. -- C'est toi, cherie, qui es trop jolie... trop reine. Pres de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais ca m'est egal, je t'aime. Elles s'embrasserent encore. -- A propos, dit Maud, je me suis decidee pour le grand peplum tombant droit sur la robe a taille... -- Celle de chez Laferriere ? -- Oui. Seulement je la modifie un peu, en retrecissant l'empiecement du corsage. Tu vas comprendre. Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le modele de Laferriere. Et c'etait vraiment un tableau a tenter un pinceau de l'ecole de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-serieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du chateau d'Armide, boisee de riches coquilles, de courbes gracieuses, meublee de vraies pieces de musee. Elles n'etaient pas tombees d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin. -- Vous avez _ma lettre_ aussi, Betty ? demanda Etiennette. -- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'etait pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout porte ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette. -- Tiens ! fit la jeune fille etonnee... Qui est-ce qui peut ?... Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui ecrivait chaque jour, meme lorsqu'il venait dejeuner ou diner a Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui repondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'etait pas tout a fait seule au monde. Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufree: _Senat_, etait bien la, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la premiere, elle tenait entre ses doigts hesitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marquee d'un timbre etranger. -- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ? -- C'est de Suzon, repondit Etiennette. Cela vient de Hollande. -- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon. Elle traduisait la pensee d'Etiennette. Maintenant que la mere etait morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'etait cette folle Suzanne qui avait soupe, fete, couche avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu meme a la mort de Mathilde, commencaient a la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en scene ? "... Je t'ecris d'Amsterdam, ou je suis arrivee avec la troupe. Mais j'ai quitte le theatre. Je _suis avec_ un jeune negociant tres cale, tres chic, que je compte bien amener a Paris. Peut-etre deciderons-nous aussi son frere a nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout a fait son type. "J'espere que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'a m'ecrire _Hotel Mille-Colonnes_. Henri est tres gentil et j'ai tout ce que je veux..." Deux pages sur ce ton d'incoherence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'espere que maman va bien... Henri a un frere qui ne fait rien: tu serais son type..." Voila comment elle comprenait la famille ! -- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle a Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu. Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emportee par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accepte cette hypothese sans chagrin, et peut-etre avec soulagement. N'etait-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie. Elle dit tout haut: -- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de meme d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de sante ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent. Dans cette offre meme qui l'avait choquee tout a l'heure, la bonne volonte de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon ! Elle consulta Maud: -- Faut-il dire a Paul que j'ai recu des nouvelles ? -- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera desagreable. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez tot. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ? Etiennette embrassa son amie. -- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ? -- Rien, repliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nichees dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'inevitable Aaron qui nous invite a dejeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un hotel a louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement. -- Et... ? -- Non, pas un mot. -- Quel jour lui as-tu ecrit, toi ? -- Mercredi. -- Pres d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude. Maud se renversa en arriere, sur les oreillers, les mains a plat, l'air las: -- Que veux-tu ? ma chere, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes apres-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le delai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai a ce que je lui ai ecrit: je ne sortirai plus seule a Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour a l'etranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera case et tasse; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien. Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin: -- Tu ne m'ecoutes pas ? -- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu bete pour tout cela. Tu m'etonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien. -- C'est pourtant assez clair ! -- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant calinement son bras a cote du bras plie de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je desire au monde, c'est d'etre aupres de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si egal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu concois, a ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes a en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais epouse tout simplement... Dirige par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais ete moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas ete mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosphere de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillite la plus mediocre. Tout cela etait dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce melange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait ecoutee serieusement, repondit, la voix un peu alteree: -- Ce que tu dis la est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me resignerai jamais a etre la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas etre declassee, comprends-tu ? Plutot etre une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit a temps) tant d'autres qui ont commence par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la maitresse averee d'Aaron qui me repugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper. -- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette. -- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-a-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et a qui, en echange, on prepare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-la, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs. -- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise. Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente: -- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis sure de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas superieur comme intelligence, vaniteux, egoiste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement superieur aux autres hommes, malgre tout cela ! Il est tellement un etre plus beau, plus fort, plus delicat, plus elegant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extremement... il est l'Amant. Me comprends-tu ? Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente: -- Tous les hommes... meme ce pauvre Christeanu qui faisait pamer jeunes et vieilles... ils me repugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre apres qu'il a baise mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le desire, il me semble, comme les hommes nous desirent, meme en nous haissant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-etre tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les reves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'ou me vient ce temperament-la ? Ma mere est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est devergondee qu'en paroles... De papa, peut-etre, qui etait tres amateur... ou de quelque negre, a moitie sauvage, un aieul imprevu du cote de maman... En tout cas, j'en patis, moi. Elle se tut un instant, puis elle ajouta: -- Te rappelles-tu, un soir, a la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos ecritures ? Il a mis sur mon signalement: tres sensuelle... Et ce petit imbecile d'Espiens, lisant cela pardessus mon epaule, ricanait: " Ah ! ah ! tres sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'empecher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est drole !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poupees, ni tous ces claques, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments ou je suis tentee de croire qu'il n'y a que deux amants a Paris: Julien et moi. Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effrayee par cette vue brusquement ouverte sur l'ame de son amie, songeait: "Comme elle doit etre emue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises: -- Que dit le cher senateur ? -- Il dit qu'il vient dejeuner ce matin comme c'etait convenu. Hector aussi, probablement. -- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel amene Jeanne. Etiennette, le rire aux levres, se leva et embrassa Maud. -- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux. -- Il n'est pas a plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas trainer le flirt trop longtemps. Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment. -- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon. Elle sonna Betty. Des que l'Anglaise fut la, lui presentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussitot glisser de ses epaules sur le tapis, ou vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on preparait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode ou elle choisit elle-meme les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, a la glace de la cheminee devant laquelle elle s'amusa a faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux etroits, aux pieds delicats, soignes comme des mains, toute cette blanche forme de Diane etait si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacree des marbres de deesse. Ensuite, allongee sur le canape du cabinet de toilette, Betty agenouillee la tamponna legerement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agreablement a ces frolements agiles, discrets, de doigts feminins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle revait a l'aise, elle preparait sa journee dans le silence... "Maxime... Julien... les deux poles de ma vie, a present." Jusqu'a ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens alteres, puis rassasies, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la reflexion ou de la revolte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'etre guettee par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y etre retournee, meme une seule fois, depuis que Maxime est a Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, inegal, distrait, chavire dans des silences brusques, a certains mots qui, sans doute, evoquaient le souvenir de paroles prononcees ailleurs. "Il a du recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enrage contre mon mariage, qui lui ote ses dernieres chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !" Pour la premiere fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manquee..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manque, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de mediocrite, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstinee d'Aaron glissait dans son reve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait ose le lui dire un jour, grace au tete-a-tete force d'un grand diner, il lui avait coule dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conquete, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes a voix basse, elle l'entendait encore repetant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir reserve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours reussi a ce que je voulais !" Oh ! le miserable !... Cette declaration cynique lui avait laisse l'impression d'un contact de bete impure, de bete gluante frolee par megarde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'etait cela ou la misere... "Nous sommes a la veille de la debacle," pensa-t-elle, evoquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'efforcat de les ecarter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annonce officiellement. Si tout manquait, quel assaut !" Mais bientot, demi-vetue devant la haute psyche au cadre gris filete de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre etaient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pensee, ils oteraient plutot d'eux-memes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont liberes pourtant et m'ont oubliee..." Elle se rappelait les mariages manques comme une injure inguerissable... "C'est que je ne m'etais pas donne la peine de me faire aimer," pensa-t-elle. Betty fixait les dernieres agrafes de la robe en cachemire gris a longs plis indeplissables, et Maud, debout a la fenetre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le chateau... Malgre la jeunesse de la saison, l'haleine precoce de l'ete flottait, eparse dans l'air, exhalee des profondeurs deja touffues de parc d'Armide ou, parmi la verdure des taillis, se detachaient ca et la, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle ame jeune resiste a l'appel puissant, a l'invocation au bonheur jaillis d'une tiede matinee de printemps ? Maud souriait, tout a fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir. -- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est deja la. Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient a peine lavees de bleu dans le poudroiement tenu du soleil. Presque aussitot, Paul Le Tessier parut a son tour, avec Etiennette dont la nuque etait d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfoncaient dans le parc, le senateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin. -- Allez voir, dit Maud a Betty, si les Chantels sont arrives. Je n'ai plus besoin de vous. Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc ou, sans doute, la danseuse Hero et son financier s'etaient, aux temps jadis, becquetes tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athlete la main de la jeune fille. Il lui contait les demarches faites pour elle, la veille, a Paris. -- Voila, chere amie. Tout est regle pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, a votre majorite, les vingt mille francs que vous pretendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'espere, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont a vous... Les grosses difficultes pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donne signe de vie au deces de votre mere, tout fait supposer qu'elle ne reclamera pas sa part de l'heritage. Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, des lors, liee par son silence, l'aveu devint impossible. -- L'appartement reste a votre nom jusqu'a l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici la, nous serons maries, je suppose, et vous deciderez ce qu'il vous plaira. De mon cote, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un conge de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moitie d'une annee. Nous nous marierons a Londres; nous irons passer ensuite quelque temps a Vezeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons a Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfumes d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine. Il deguisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement muri. Il voulait epouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms eclatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy. "Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?" -- Comme vous etes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux calins. Bouleverse par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inquiete et naive a la fois, prete a douter de tout et a tout esperer, il lui repondit, d'une voix qui tremblait: -- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ? -- Vous savez bien que je vous aime ! "Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle evaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-meme, comme un amant ?" Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs annees, le tenaillait plus cruellement a mesure qu'il approchait de la possession. Il eut fait bon marche de la tendresse, de la dilection d'ame a ame. Il ne desirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ? Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'etang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juvenile, ses trente ans. "L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie a cette chose bete qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !" Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait a son frere, il dit a Etiennette silencieuse, anxieuse un peu: -- Rentrons, voulez-vous ? Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton. Jaqueline, quand ils s'assirent a leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commence: -- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libertes de vive lutte. -- Quelles libertes ? -- Liberte de sortir et de voyager seule, d'abord. Liberte de rentrer chez nous a l'heure qu'il nous plait, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Liberte de depenser de l'argent a notre fantaisie, liberte d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de maitresses ! -- Elles seront difficiles a marier, vos jeunes filles d'apres 89. -- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous etes affiches pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage a etablir, voila tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-la qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'apres, etc." Tout ce qu'on dit pour vous. -- Nous verrons peut-etre ces moeurs-la, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas. -- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage. Hector, souriant, reflechissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment desirable, et pensait a Lestrange avec le pire sentiment de jalousie male: celui qui jalouse la possession, sans desir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura. Il demanda: -- Alors, c'est decide, ce mariage avec l'homme blond ? -- Etes-vous discret ? -- Trop pour le divertissement de mes contemporains. -- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est passe avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit a maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'etais un peu decolletee... et puis j'ai un secret pour que, quand on est pres de moi, on ne puis penser qu'a moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au diner, naturellement, Lestrange s'est allume, allume, a ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donne du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extremement: je le chavire, ce garcon. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Apres diner, on a ete dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous etions vraiment la dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons cause. J'ai un peu active Luc en lui declarant que j'en avais tout a fait assez de ma chastete professionnelle, que je ne demandais qu'a changer d'etat; je lui racontai que j'avais des insomnies, des reveils tres enerves... -- Est-ce vrai ? demanda Hector. -- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voila le plus drole de l'affaire. Tiens ! il parait que ca vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte la ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai acheve en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces enervements, c'etait a lui, Lestrange, que je pensais. -- Et c'etait encore vrai ? -- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, a bout de resistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis pret a vous epouser. Seulement, je vous previens: j'ai peur d'etre un assez mauvais mari. J'ai besoin de la societe des femmes; meme marie avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-etre ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la chaine, l'entrave a la liberte. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? Ecoutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai invente; mais puisqu'on se declasse quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez deja le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: epousons-nous, je crois que nous ferons tres bon menage ensemble, outre les petits moments particulierement agreables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associes pour ces petits moments-la et aussi pour les interets serieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout ecervelee que je parais. Hors cela, de part et d'autre, liberte complete. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans pamer, va devenir subitement chaste, ou meme fidele, apres le lunch de noces. Vous continuerez a courir, sans cesser pour cela de penser a moi, car vous etes de la variete qui cumule, vous. Moi, de mon cote, je ne demande pas mieux que d'etre une perle de fidelite, une Barberine. Mais que voulez-vous ? Ma petite experience m'a demontre que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie reelle. A quoi serviraient des promesses de resistance a une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est du et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela pres, je veux etre libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout a l'heure: Serez-vous jaloux ?" -- Et qu'a-t-il repondu ? -- Il a reflechi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous menera pas au divorce... Vous etes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouve qu'il fallait vous epouser..." La-dessus, afin de sceller nos fiancailles, je lui ai tendu mes levres et pour la premiere fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'etait la premiere fois), j'espere n'avoir pas semble trop gauche. Voila... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-la, je vous le garantis ! Sans attendre la reponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'eloigner, d'une grace perverse et provocante que sa demarche accentuait. En meme temps, par le chemin qui debouchait du bois de chenes a peine feuille, une charrette a quatre places de vis-a-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fixes sur lui qu'elle aimait, il le savait bien a present, un peu triste de la facilite de cette conquete, pressentant bien qu'elle le menerait au mariage, et triste a la pensee de cette mort de sa liberte. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont apres tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caracteres chretiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilite, la fidelite, la fecondite, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre a la moderne, une facade correcte avec la licence derriere, mieux vaut, comme les Lestrange, se prevenir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne." Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit. "Chere petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de meme !" La charrette vira devant le perron du chateau d'Armide, dechirant le sable. Hector tendit a Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha a peine, tout de suite rougissante, et sauta a terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture a l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations ecervelees de Mme de Rouvre, les stations chez les couturieres, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas changee. C'etait le meme visage aristocratique et vide, la meme tournure gauche et souffreteuse sous l'eternel deuil provincial. Plutot elle avait deteint sur Mme de Rouvre, vouee maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluche, sans doute, egaye de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa facon un peu serieuse et militaire de se vetir, corrige par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transforme Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux avives par le desir de plaire a quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la differenciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche a volants dechiquetes, le corsage drape, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle a Paris, son allure de Vendeenne souple et solide, de petite aristocrate guerriere. -- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambree, de la nuque au dernier volant. -- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien. -- Je vous assure, repliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris. -- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous deplut, ajouta-t-elle ingenument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe tres bien. Maxime sourit, la pensee absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver ou la table etait dressee: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y etait pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier. Il profita du moment ou s'echangeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector a part: -- Maud est absente ? -- Non, je l'ai apercue tout a l'heure a la fenetre de sa chambre. -- J'aurai a lui parler serieusement avant le dejeuner. -- Encore jaloux ? Vous etes incorrigible, gronda doucement Hector. Que de fois, depuis un mois, il avait recu les confidences de Maxime, assailli par les delations obscures que Maud pressentait ! -- Au contraire, repliqua Maxime, j'ai gravement offense Mlle de Rouvre et je veux m'excuser aupres d'elle. -- Vous etes decidement un fiance rempli d'imprevu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-la dans le vestibule... Maud sera forcee de passer devant nous lorsqu'elle descendra. Ils la rencontrerent sur le seuil meme, attardee a fixer au ruban de sa ceinture un petunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchidee. Hector, point trop rassure sur l'issue de l'entretien, s'efforca de plaisanter: -- Voici monsieur, chere miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir a l'_interview_, n'est-ce pas ? Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de serieux, s'effaca pour les laisser passer et s'esquiva. Maud, inquiete, voulut aussi paraitre gaie: -- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose a me dire ? Elle ramassait sa volonte pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pense: "Julien !..." Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus: -- Je vous demande grace ! fit-il, la voix basse, comme consumee par l'emotion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous. Maud ne comprenait pas: -- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore doute de moi ? -- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, a douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous etes a Chamblais, je recois des lettres, des lettres tellement precises sur vous... sur vos habitudes... un tel melange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journee, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel melange de cela et de calomnies... -- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? repliqua Maud en retirant ses mains. -- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse a vous. Voila ce que j'ai fait, ecoutez. Quatre fois deja, j'avais recu une lettre ecrite a la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxieme porte a droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui etait ecrite. -- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ? -- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai dechire cette lettre et je ne vous en ai meme parle... Hier... j'ai ete fou... je... -- Vous m'avez fait suivre ? -- Non. J'ai ete rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arrete devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a semble... Je me suis elance... mais la petite porte etait deja refermee... Ah ! Maud, si j'ai peche contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai passee sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier... Maud ecoutait, rassuree maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secrete... "Ah ! Julien se console; il recoit des femmes, a present..." -- Continuez, dit-elle. A quelle heure _suis-je sortie ?_ -- Passe sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la tete, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arretee par le bras, je l'ai forcee a montrer son visage sous la lanterne de la voiture. -- Et c'etait ? demanda Maud, dont la voix alteree eut donne l'eveil a un observateur plus avise. Maxime hesita: -- Je n'ai pas le droit de la nommer. -- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de demasquer les miserables qui me calomnient. -- C'est une pretendue jeune fille que j'ai vue a votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux. -- Juliette Avrezac ? dit Maud. -- Oui. Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la colere de son front, de ses yeux, de sa bouche crispee. -- Oh ! pardonnez-moi... fit-il a genoux, le front dans sa jupe. Elle revint a elle: -- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si _cela_ a pu vous guerir, tant mieux... Car l'avenir m'inquiete, avec un coeur tel que le votre. Il sollicita son front, ce coin de chair embaume par les cheveux, le seul qu'elle lui eut jamais donne le droit d'effleurer depuis leurs fiancailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des levres qui la brulaient, avec un obscur desir de vengeance, l'envie de trahir, a son tour. Jamais Maxime n'avait tant recu d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement. II Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le depart de Maud pour Chamblais avaient mis fin a leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait guere le club, refusant les invitations mondaines, evitant le theatre et tous les endroits ou des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie etait forte en ce moment, grace a deux riches etrangers, deux freres qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commencee a cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du maitre d'hotel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arreter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamnes qui font peur au joueur heureux lui-meme, lorsqu'il rentre le soir, bourre de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagne pres de trois cent mille francs. Cette fievre unique que donne aux plus solides le mystere sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassemblees pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait a le distraire du desespoir inerte ou il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles a tout autre qu'a lui, dont elle deguisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secrete, lui avait signifie la necessite d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'apres le mariage. Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journee qui suivait le sommeil noir ou il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise etait neuf heures, quand, le diner fini, le cigare fume, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Opera, ou simplement -- car ces soirs etaient d'une tiedeur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de cafe-concert, pas de Bois, rien qui lui rappelat une vie mondaine, aucun endroit ou l'on rencontrat des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une a une, dans le silence etouffe du club vide ou trainait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il aupres d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement. En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons deserts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller a sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secrete sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien representait a son dilettantisme, et il concedait volontiers a un tel etre, comme a Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains. -- Vous allez ecrire ? demanda Julien. -- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ? Tout en ecrivant son telegramme, il continuait la conversation, coupee de silences: -- Que faites-vous dans ce desert, a cette heure, vous, l'homme des fetes ? -- J'attends la partie. -- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est delicieux. -- Le Bois m'ennuie. --Allez entendre Yvette. -- Yvette m'ennuie. Hector, mouillant et fermant le telegramme, se retourna a demi: -- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant. -- Oh ! par exemple, celles-la, je les ai en horreur ! Si j'etais sur de ne pas en rencontrer, peut-etre je sortirais. -- Bah ! s'ecria Hector, quel pessimisme ! Il alla jeter son telegramme dans la boite du cercle, revint s'asseoir a califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette: -- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables a travers cette vallee de larmes. -- Moi, replique Julien sourdement, les mains appuyees a plat sur la molesquine du canape, la tete penchee d'un air d'accablement, moi, elles me degoutent a vomir... Son visage se contracta d'une vraie nausee. Sous ce vaste silence des pieces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence elargi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'apres-dinee, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille pres de lui pour ecouter sa rancune: -- Oui... elles me degoutent ! Toutes les paroles des livres de theologie sur elles, sur leur basse animalite, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du passe le temps que je leur ai donne. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au gout de la vie et au desir de l'avenir. Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit apres une pause: -- Dire qu'on reve d'elles, de les posseder, d'etre desire par elles, depuis la fin de son enfance, des qu'on a appris a les voir, des qu'on devine l'amour ! Au college, je ne pensais pas a autre chose. Comme j'etais chez des pretres et que j'etais encore tres religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de posseder toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me parut desirable ! Et j'etais chaste, avec cela. -- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous etiez un predestine, un amant-ne. Moi, au college, j'avais deja une maitresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait guere. Aussi, dans la vie, je n'ai pas ete un amant. Il est vrai que je ne suis pas irresistible. -- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-etre davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais a raconter cela a tout le monde; mais plus d'une m'a repondu: "Non... decidement, vous etes trop beau..." Etre beau, c'est un mediocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites betes de luxure, toutes... la plus honnete, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chastete, leur honnetete, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanite ou de l'habitude... Leur ame est un chiffon qu'on reteint a la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui differe... Et, franchement, un programme de vie qui consiste a promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... ca finit par apparaitre tout a fait ecoeurant et niais. Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux epars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brode, les gros mollets blancs roder dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'etait pas encore tout a fait vide, car, des qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit: -- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis gueri... Aucune ne me fera plus envie, a present: j'ai retrouve la chastete au fond de la debauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une debutante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la societe contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est restee une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par desoeuvrement, pour tacher d'oublier mes embetements. Elle est restee la plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'ecoeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. Ca m'enerve et ca vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie. Hector se leva: -- Je vais passer une heure a l'Opera, ou j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et meme je me demande si vous ne m'avez pas fait poser. -- Oh ! mon cher, je vous jure... -- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser a bout... je vous ai observe, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, _toutes_, vous soient indifferentes... Suberceaux se redressa: -- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glaces. Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien. -- Apres tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre a part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus a notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fixee ? Il tachait de se dompter, mais sa voix brisee avouait. -- C'est pour le 18... dans neuf jours, par consequent. -- Ah ! fit Suberceau. Il ne disait plus rien, fige sur place, les yeux a la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main a Hector: -- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course a faire, une course pressee, ce soir. Adieu. Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussitot. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fenetre, il apercut Julien s'eloignant a pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes reflexions. -- Voila un homme, pensa-t-il, qui est a bout, et qui medite la peripetie du drame. Que faire, moi ? Le role de Providence repugnait a son scepticisme indulgent. "Etre Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..." Il lui sembla tout de meme, a la reflexion, que le mariage de Maud avec Chantel etait encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum". "Et puis j'ai promis a Maud mon alliance." Il se decida, ecrivit et jeta a la boite un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin a Chamblain: "Veillez, chere amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcite, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soiree a l'Opera, content d'une journee ou il avait goute cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en etait de passion. Julien cependant, de ce pas accable, vaincu, qu'Hector avait guette de la fenetre, tournait l'angle de la rue Saint-Honore, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint a lui... Rentrer la, retrouver eparse dans l'air, attachee aux tentures, refletee dans l'au-dela mysterieux des glaces, cette poussiere, cette fumee du Soi aboli que laissent trainer les jours echus, oh ! non, plutot s'echapper meme du present, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin a la hate, comme s'il eut peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fantomes pareils a lui-meme. Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre cote du boulevard sa longue perspective eclairee par les deux chapelets d'etoiles jaunes, l'attira, propice a une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, etonne du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, etonne de son ombre girante a chaque bec de gaz, etonne de se sentir vivre. Car le probleme de la vie, de la personnalite permanente, oublie dans le train-train des jours sans evenements, requiert imperieusement l'etre humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine desorientee et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, _voyait_ un autre etre vivre, penser, patir, et cet etre etait lui-meme: et, a constater que c'etait bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'emoi d'une chute pesante, inattendue. "Dans neuf jours ! Mariee dans neuf jours..." Il prononcait ces mots a mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses reelles, comme s'il eut dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du reve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, apres le choc de la pensee: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxie qui cherche l'air desesperement, dans l'atmosphere sans air. Vite comme le reve, ou les annees s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa memoire les faits, les dates, les paroles, le tissu du passe qui devait, lui semblait-il, emmailler le present, le contraindre a _n'etre pas_ la separation, la fin. La force d'espoir et de conquete qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait a Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se revoltait contre la defaite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..." Sa pensee desorientee ressaisit des bribes de raisonnements, tout le pueril scepticisme oppose naguere aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son education. "La possession d'une femme doit etre aussi indifferente a l'etre moral qu'un verre bu d'une liqueur agreable... La morale, le sentiment surajoutes a cet acte sont des revasseries de moine et de poete. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son interet." Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau desempare. Mais pourquoi, a cette heure de souffrance, victime a son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irresistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, a celles du passe, de l'enfance chaste et religieuse ? "Il y a une loi morale imposee a l'amour humain. Cette etreinte fugitive comme le contact du verre plein sur les levres, elle atteint par contre-coup les facultes de souffrance de tout l'etre humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..." Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'etait pas la jalousie theorique, celle que les psychographes ont inscrite et demontree dans leurs theoremes, l'echauffement de colere provoque par l'image d'une autre goutant la volupte volee. Plus que jamais, au contraire, ce degout de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute evocation de lubricite. Sa jalousie, sa rancune, c'etait de penser que Maud s'affranchissait de le desirer, lui, l'Amant, qu'il n'etait plus necessaire, tandis que lui-meme ne pouvait s'affranchir. Il l'avait eprouve aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoquee par depit. Son corps meme, ses nerfs refusaient l'emotion. L'Absente, l'infidele gardait malgre tout son domaine; le desir eperdu de la derniere minute le forcait encore, de loin, a la fidelite. "Mais elle aussi souffre, sans doute !" C'etait l'espoir de sa jalousie, qu'elle montat son calvaire, elle aussi. "Elle n'a pas cesse de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'interet. Elle souffre... a moins que ?" Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre levres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le desir de chair le ressaisit. La nettete d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le degrisa et le rejeta a la realite. "Ou suis-je ?" Autour de lui, c'etait la trouee claire du pont de l'Europe. Une corde secrete de la memoire, frappee par le souvenir des caresses, avait vibre... "Quoi ! cet endroit meme ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une bete blessee, a toutes ses remises familieres. Il dut obeir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-Petersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, deja, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits debits de vins a lanterne rouge... La soiree etait douce, poudreuse, large et gaie. Devant la maison de Mathilde, il hesita. La porte etait fermee, comme chaque soir. "Que dire a la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..." Mais aussitot il pensa qu'on lui obeissait _toujours_ quand il mettait un certain air de volonte dans sa voix. Il gagna la loge. La femme y etait seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorite qui previent la replique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a guere d'autre. -- J'ai laisse la-haut un necessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant a rassurer cette ame simple. La concierge donna la clef. Julien monta les trois etages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il desirait quelque chose ! Dans le desarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonnee de revoir cette chambre complice, meme vide, dans l'appartement vide et mort. La mort, du reste, en le visitant, n'y avait rien change; il le constata des qu'il eut allume le bougeoir pose comme de coutume sur un buffet bas, dans l'antichambre. Ni un meuble, ni une tenture, ni un cadre n'etaient hors de place, dans cette antichambre, dans la salle a manger qu'il traversa; seulement la fadeur de l'inhabite impregnait l'air, combattue par cette odeur delicate que laisse longtemps apres soi la peau parfumee des femmes, la ou elles se sont maintes fois habillees, deshabillees, ou elles ont dormi maintes nuits. Mais surtout dans leur chambre, dans "la chambre de Suzon", l'hier vivait encore epars dans l'air, blotti dans les plis des rideaux, tissu aux mailles du couvre-pied, sur le lit intact, fige en gouttes dans les flacons, empoussierant d'atomes l'attirail des menues toilettes que Maud n'avait pas eu le temps ou le souci d'emporter. Julien, le coeur opprime d'emotion, entra, alluma les candelabres de la cheminee, refit ce cher menage d'amour si souvent, si allegrement faut au temps des entrevues d'hiver. L'etreinte des fantomes qu'il avait fuie tout a l'heure, a la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupte. Mais l'hallucination se derobait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fenetre, il fermait les yeux, ecoutant le bruit des rares voitures. Malgre l'identite du decor, hier refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut meme pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de desespoir sans attendrissement, sans pleurs. Bientot il se leva, gemissant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort. "J'ai mal !..." L'horreur de vivre le penetra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait meme plus l'Absente. Une fureur de detruire, d'aneantir le passe l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurte. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient a un vetement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de fougere, vivifiee par l'emanation de la chair, y restait enresillee. Longtemps etouffee, elle monta brusquement aux narines: choc leger, qui fit jaillir l'emotion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait peche... "Maud, Maud cherie !..." Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effare de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il gemissait. Or, si desespere, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussiere malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il mela aux divins noms jadis implores le nom de celle dont il avait profane le corps adorable. Et il fut ainsi, sincerement, l'etre religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les graces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit garcon, desirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses a la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai _sainement_ avec elle. Mais rendez-la-moi !" Tragiques, les vagissements desesperes de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces prieres proferees, les levres dans le linge fait pour vetir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire a des caresses passionnees ! Quand il redescendit, onze heures avaient sonne. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en meme temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les decombres, surgissait malgre tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coule sur son chagrin; c'est qu'il avait touche le fond de sa conscience et y avait retrouve, avec ce qui y restait de moralite et de foi, l'indefectible esperance qui dort au creux des ames desesperees. "Cela ne se fera pas. Elle n'epousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'evenement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le denouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni meme s'il en userait. Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se reflechissait a peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'eut vu sortir, passe minuit, en frac sous le leger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honore a pied, d'un pas de flanerie, gagner le cercle et s'asseoir a la table de jeu, a cote d'un panier de jetons, -- certes n'eut pas imagine que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un etat de fievre continue, et, depuis six, presque en demence, -- que deux heures plus tot, il avait agonise en serrant contre ses levres le chiffon de batiste qui, soigneusement plie, a peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait legerement la poche de son frac. Au club, la partie etait commencee. Il ponta quelques instants, puis, des qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque soldee par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie naive, insolente, ou les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine. Joueur toujours impassible: mais, ce jour-la, il forca l'admiration des plus hostiles. Il avait laisse couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matinee de printemps, les poumons joyeux et larges. Faut-il le dire ? il eprouvait, de la continuite de sa malechance, une sorte de satisfaction. Ame de feticheur, il s'etait fait en lui-meme, a son insu, cette "reussite" etrange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus a lui, peut-etre, que ses vetements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas a chercher comment; il etait tranquille; il sentait dans le chaos de sa tete germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud epandant son parfum sous ses narines. C'etait bien une ame de joueur a travers la vie, a la fois outranciere et puerile, superstitieuse et temeraire, l'ame des joueurs, l'ame des femmes, l'ame aussi des conquerants, quand il plait au hasard. III Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu meconnaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a garde sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement comparees par Victor Hugo a des clarinettes monstrueuses, a l'ombre du grand seminaire, ou ne furent point changees les dalles du parloir depuis le temps ou elles se mouillerent des pleurs de Manon, toutes les industries laiques qui vivent du pretre et du fidele s'y groupent dans la penombre d'installations discretes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies etroites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des breviaires, des _horae diurnae_. Les rues elles-memes portent des noms fanes, vieillots, ecclesiastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'hotels speciaux, frequentes par des pretres en voyage, par des religieuses en obedience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adressees par l'eveque de leur endroit. Dans ces hotels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds a solives echampis de blanc, les lits a fleche d'ou tombent les rideaux de calicot, les sujets de piete ornant la cheminee et les murailles. La proprete y est etriquee et meticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle a manger, un vrai refectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, etoile de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit prevenir le matin pour avoir un bifteck a son dejeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de mefiance. Le bureau de l'hotel est meuble en acajou, decore de vases remplis de ces brindilles panachees que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve _la Croix_, avec son Christ saignant parmi des rayons, _l'Univers_, la _Revue du Monde catholique_... Et ces hotels, outre le charme singulier de leur decor use, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honnetes, seraient assurement des meilleurs de Paris, s'il n'y regnait cette atmosphere de tristesse et d'acrimonie degagee par les gens qui touchent au clerge et ne sont pas des pretres. Tel cet hotel des Missionnaires ou demeurent, a Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en facade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent decoupes en bosquets, en massifs, en piecettes d'eau, avec des statues pieuses semees ca et la, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres, qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le decor, en arriere-plan, du grand seminaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant a Paris et attendant la rentree au seminaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit etroit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de piete, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'etait ce lit, la petite table de nuit posee aupres, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricotes, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite bibliotheque en planche et en batons articules. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la cheminee, ornee de deux gros coquillages. Une gravure decorait la muraille, d'apres la Descente de croix de Rembrandt, extraite du _Magasin pittoresque_. La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un pelerin a ce point travaille de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalte de joie, oubliant les heures a regarder un portrait de Maud, a repenser a telles minutes exceptionnelles passees pres d'elle, -- ou ramasse sur lui-meme dans une horrible et douloureuse reverie, tenaille d'envies de depart, de fuite la-bas, vers la solitude de Vezeris. Car le pays natal, a chaque acces de souffrance, s'evoquait ainsi qu'un desirable, inviolable asile. La vraie passion peut se reconnaitre a l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'ame. Le viveur, touche par cette force mysterieuse, peut continuer sa vie dissipee: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en etait pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exercant sur une ame de taciturne, seul par gout et par etat depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de regiment, avait vecu a Vezeris, entre sa famille, des paysans et un vieux precepteur ecclesiastique. Pendant cette sortie a travers le monde que furent les annees militaires, il avait subi la crise de virilite qu'un medecin eut predite a sa jeunesse chaste et entravee; mais avant meme de revenir a Vezeris, une remontee de degout contre soi, contre la femme instrument a sensations, payee pour cela, l'avait gueri, soumis a l'abstinence. La gourme etait jetee. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental doue d'un temperament brutal, imperieux. L'obsession de la femme aimee devint tout de suite pour lui aigue, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa presence, irrite qu'elle ne fut pas la a toute heure, irrite de sa propre gaucherie qui, pres d'elle, le paralysait, lui otait le courage de mendier une caresse, dans la peur de deplaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volonte, du desordre present de son energie. Ce n'etait pas ainsi, il en etait sur, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immole a l'Epouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imagine son avenir conjugal: l'union d'une volonte et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilite douce et resignee, comme sa soeur Jeanne, faconnee par lui ! Et voila qu'il se fiancait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aimee etait de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'etat de coeur ou durent etre les chefs barbares, maitres de Rome, que des Romaines daignerent aimer: esclaves ombrageux, meprisant et adorant leur servitude. Maxime, irrite de la protestation secrete de sa dignite, lui avait resolument impose silence. "Je veux etre ainsi... Je veux obeir..." Comme ces catholiques qui jouissent a immoler leurs gouts, a mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement a la pensee consumatrice de celle qu'il cherissait. Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'etait la voix sagace qui avait parle, le jour ou il s'etait enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parle de nouveau, le soir ou il entrait a l'Opera avec Hector Le Tessier, le soir encore du diner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui repetait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie a toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour ou tu l'as aimee, tu as cheri l'erreur, invoque la catastrophe..." Cette voix obstinee troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une felure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, a certains retours de Chamblais, apres l'ensorcellement d'une apres-midi entiere passee aux cotes de Maud... Et meme pres d'elle, il en etait harcele, quand parfois, inquiete de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destinee hors de ses gouts, hors de ses projets. Il se laissait trainer chez les couturieres, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'ame engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave a qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais pare a tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. Meme apres les mauvaises journees, ou l'anxiete l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'a demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement delaisse, si degoute des minutes de sa vie ou elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un penitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle fut la toujours, pres de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais la... Dans ce desarroi de son coeur, dans cette fievre de ses sens, les lettres denonciatrices qui accusaient Maud etaient tombees sur lui, coup sur coup, le mariage une fois resolu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait jure a Maud qu'il avait foi en elle, il _ne voulait pas_ douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement precises, qui semblaient si informees, decrivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses demarches de la journee ? Il souffrit, il combattit avec lui-meme, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, a Paris, a qui l'on n'ait prete des camarades a de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'eclat pour n'avoir pas suscite la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..." Malgre tout, malgre ses raisonnements, malgre l'argument rassurant que lui fournissait l'irreprochable tenue de Maud, malgre le mepris que tout honnete homme garde a la denonciation anonyme, malgre sa volonte et son amour, enfin sans avoir jamais ose se dire a lui-meme: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement. Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on ecrira sur l'inanite et l'ignominie des lettres anonymes n'empechera pas l'homme le plus sense d'etre bouleverse par une telle lettre lui denoncant la fraude d'une femme cherie, eut-il pour cette femme le respect le mieux confirme. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant a ce probleme effroyable: "Qu'y a-t-il derriere le front de ma maitresse ? Que sais-je de sa pensee ?" Ah ! si intime et si abandonnee qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la defiance ce sont la raison meme, car une ame est un mystere pou une autre ame: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voila ce que rappelle a l'amant le plus croyant l'infame papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'etait venu a la confiance que par un acte de volonte comparable a l'effort d'un pretre pour retenir la foi qui s'echappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'edifice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonne ! Les seuls solides se sont batis tout seuls, dans l'irreflexion. Maxime connut l'horrible travail interieur que la pensee industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgre vous, le travail qui va chercher les souvenirs epi par epi, les reunit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa memoire travaillait avec perseverance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la premiere entrevue... "La mere a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... _Elle_ est belle et se tient bien, mais elle n'a pas _l'air d'une jeune fille_..." Et deja, il s'en souvenait maintenant, des ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il etait tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et tres bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la societe des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne etait si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude ou s'acheve, dans l'absence, la conquete de tout son etre, mais le doute n'est jamais exclu de sa pensee fidele. Puis c'est le retour a Paris, l'entree dans le salon de l'avenue Kleber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures deshonnetes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ? Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, etreignant plus etroitement l'amour qui grandit. Il le suit pas a pas, il croit avec lui... Voici le vestibule de l'Opera: Suberceaux, la face decomposee, force d'un regard Maud a quitter le bras de Maxime, et ils echangent des paroles secretes. Maud les explique bien a Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est pres d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui parait puerile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant a present ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas epris de Marthe de Reversier... Encore une etape, c'est le diner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet etang magique, parmi cette clarte de reve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une tiedeur delicate, et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se derobe. Pourquoi ? Par innocence, par pudique revolte ? Il l'a pense alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces debauches professionnels, une jeune fille, meme sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'etait le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexperimente qu'il fut a l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilite trop eveillee, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi retractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit a cette constatation par la logique de ses reflexions, il se reveillait, il se revoltait, il ne voulait plus croire: c'etait trop douloureux aussi, trop effroyable a imaginer que celle qu'il adorait eut horreur de lui: c'etait plus affreux encore que la pensee d'etre trahi. Il se forcait de nouveau a se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche evidemment a ne pas me deplaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renonce au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant a part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sincerite ?..." Il revivait les jours adorables, ceux ou les soucis d'installation et de trousseau faisaient treve. Alors, il dejeunait a Chamblais, y passait l'apres-midi, y dinait, revenant a Paris par un train du soir. Quand le temps etait beau et sec (et par ce printemps beni, il l'etait presque tous les jours), il allait a pied de la gare au chateau d'Armide, par un raccourci a travers bois qui reduisait le trajet a moins de deux kilometres: et, sachant l'heure de son arrivee, Maud avait imagine d'avancer a sa rencontre jusqu'a la porte lattee qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin apercue dans l'aurore verte des bois ! ce visage adore, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au chateau d'Armide, pres d'elle... C'etait le meilleur moment de la journee, avec quelques instants de l'apres-midi ou parfois ils etaient seuls dans la serre. Des que d'autres se trouvaient avec eux, fut-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrite de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le tete-a-tete avec Maxime ne semblait point lui deplaire et plusieurs fois elle lui avait marque, pour son esprit et son caractere, une estime certainement non jouee. Apres ces journees heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de seminariste, enivre, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journee. Alors il ne doutait plus, il etait sur d'elle et sur de lui, jusqu'a ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile elaboration de sa pensee, le rejetat au desarroi de la jalousie et du doute. Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral eut-il trouve dans sa mere, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inferieures a la sienne, et des coeurs aussi passionnes, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient a ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni meme en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inne des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et defend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef cheri et respecte, elles souffraient, elles etaient anxieuses par contre-coup. C'etait le sujet de leurs constants entretiens, les noires melancolies de Maxime, les journees ou son visage decompose, la distraction de sa pensee (quoiqu'il s'efforcat de ne rien laisser transparaitre et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat interieur. Mme de Chantel, honnete esprit tout a fait borne a sa vie de solitude et de purete, etait bien incapable de penetrer le mystere ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement eprouve, en aimant ellememe de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans melancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fiancee, il est impatient..." Cela n'etonnait pas son ame honnete qui avait ete en meme temps extremement passionnee, mais pour un seul etre humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et cherit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait meme pas cette experience pour expliquer le desarroi moral de son frere. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce frere, son veritable educateur, et quel educateur tendre et fervent ! elle n'eut pas ete femme si un levain de jalousie n'eut germe dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abnegation de chretienne, le jugeant malsain, coupable...mais sa resolution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son frere, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque specifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit a la detester. Pourtant elle n'eut, en ce moment, demande qu'a etre heureuse, a regarder, a sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commencait a aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'education exceptionnelle pour garder cette innocence a une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingtieme annee !); elle aimait avec la joie ingenue de decouvrir en soi une force, une ardeur ignorees. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les separe du jour. Elle n'osait le dire encore a sa mere, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette mere avait aime, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de necessite qui dit: "Il faut," ou la vie est brisee. Au moins, la mere et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la priere. Que de matinees les virent monter a pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire deja venerable qui dresse au faite de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore echafaudees ! Que d'apres-midi elles passerent dans l'ombre discrete, pailletee de mille cierges allumes, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'aine, la digne perpetuation de la famille par une fidele gardienne de son honneur... Et Jeanne osait meler a cette priere desinteressee une priere plus egoiste, implorant pour elle-meme le bonheur d'etre aimee. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera." Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aigue, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'echauffement de coeur que n'avaient pas etouffe les cendres de la debauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, eleve religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en etait allee de lui, comme tombent les cheveux a quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Impenetrable mystere, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, delaisse les autres, contrarie les educations et les heredites par un caprice qui ne se prevoit ni se s'evite. Maxime etait incroyant avec une telle sincerite que l'idee de la priere ne lui venait meme pas: signe indiscutable de l'atheisme vrai. Depourvu d'appui ou fonder sa resistance, il arriva ce qui devait arriver: une derniere lettre eut raison de ses resolutions. La lettre, "typee" a la machine, disait: Vous ne voulez pas voir, decidement et vous allez vous marier avec une creature ! Cette lettre est la derniere que vous ecrira la personne qui s'interesse a vous: prenez-y garde ! Si vous n'etes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en coute-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassure definitivement..." Le correspondant mysterieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: _Prudence_, etait certes un psychologue assez avise. Les deux arguments qui terminaient deciderent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isolee de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la delivrance: c'etait le flacon de morphine montre au nephretique a qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus apres la piqure..." A cinq heures, il etait rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entree. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut _la certitude_ que Maud etait la, dans les bras de Suberceaux... Cinq siecles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du _temps_ a proprement dire: toute categorie de succession avait disparu: il souffrit a chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, apres cette passion, la resurrection de ce damne, quand il constata, de ses yeux, que la femme entree chez Suberceaux _n'etait point Maud_. Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout etait explique: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait etre plus completement rassure. Et cet incident, d'apparence romanesque, n'etait meme point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur rarete, avait des doublures a ce premier role, des obeissantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'enervement. Des que Maud imploree par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait telegraphie a Juliette Avrezac, ou plutot a Mme Duclerc leur intermediaire complaisante, et la jeune fille etait venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le delaissement ou, depuis longtemps, l'abandonnait Julien. Maxime regagna l'hotel des Missionnaires, ce soir-la, ivre de cette excessive joie dont la fievre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa mere et sa soeur l'attendaient, pou le diner qu'ils prenaient a une petite table, dans la salle commune du rez-de-chaussee, parmi les vieilles dames a coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutanes barbus, convives habituels de la maison. Maxime embrassa les deux femmes avec un elan d'allegresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rasserena, les remplit d'une joie fievreuse, presque egale a la sienne: c'etait le fils, le frere perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames a cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards a barbe et a soutane se scandaliserent quelque peu, sans doute, de la gaiete qui regnait a cette table de trois convives, si morne d'habitude, et ou l'on osa, ce soir la, -- un samedi, jour de demi-penitence ! -- deboucher une bouteille capsulee d'etain, d'ou s'emulsionnait un liquide sucre, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: _Veritable Champagne Saint-Joseph_. Par une misericorde de la destinee, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussitot. Elle fut durable. Le doute etait mort. Son coeur contenait a la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son peche contre elle: a nul prix il n'eut consenti a garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avoue, et que le premier baiser un peu consenti de Maud eut scelle la remission, sa fievre s'apaisa. La journee s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la serenite des visages, l'espoir d'un bonheur proche ou chacun prendrait sa part. Rentre dans sa chambre de seminariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas a s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit traverse par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la beatitude de son coeur enfin comble. Le crepuscule du matin bleuissait les fenetres quand il s'endormit. A la meme heure, Suberceaux, rentre chez lui, ruine et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant ou seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..." IV L'obsession de cette pensee: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clarte qui luisit dans le cerveau de Julien, au reveil: tout le reste etait l'incoherence, la nuit. Un tel etat mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement etudies aujourd'hui, qui se levent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, mysterieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, ou la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les etres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'emotions factices, violentes et repetees, qui est la vie des capitales modernes, c'est-a-dire des grands marches d'argent, de gloire et de debauche, -- presque tous ces etres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir eclater brusquement l'evenement: le meurtre commis sur l'amant par le mari repute le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", apres une soiree de the, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la debacle dans l'ordure d'un grave personnage apres trente ans de tenue. L'idee fixe de Julien le poussa a se hater a se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, a provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient a la memoire: "Maxime tous les jours a dejeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le pole de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne meditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible nevralgie de son ame etait assourdie, stupefiee, sinon apaisee. Comme son valet de chambre, etonne d'etre sonne a cette heure matinale, lui disait: -- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ? Il sourit assez gaiement. -- Non, Constant, je vais seulement a la campagne. Et c'etait vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment. En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures passees de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien tot..." Le mecanisme de sa memoire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", a la gare du Nord. "J'arriverai un peu tot... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait etre la, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'etait maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout a l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie." Il arriva a la gare du Nord quelques minutes avant le depart du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'ebranla, Julien commenca a reflechir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement a cette clarte de l'idee fixe qui d'abord l'avait ebloui. Il entrait dans l'action; il commenca a _voir_, avec la nettete et la surete de l'instinct, ce qu'il allait faire. Dans moins d'une demi-heure, il serait a la gare de Chamblais. Il se rappela le decor: la petite gare rouge et jaunatre, dressee, presque isolee, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de forets... Il se rappela la traverse dont lui avait parle Hector, le sentier sous bois qui menait a une porte lattee. Par la passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que creent a un homme de longues habitudes de correction raffinee se revolta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre a la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout a coup que peut-etre Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut resolu ce qu'il ferait: attendre a la gare l'arrivee du train, se meler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, immediatement apres l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il espera secretement, en ce moment ou il essayait de derober son secret a l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un pretexte quelconque a duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'epee ! L'evocation de sa fievre avait change, il voyait maintenant en face de lui un plastron de chemise, un fer croise... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment hai se ressouviendra de ce brusque elan de ferocite, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien desira cela passionnement; il se delecta a ce desir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un reveil apres un songe heureux quand l'arret le rappela a la realite. Il etait arrive a Chamblais. L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues a errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la facade du cote du bois, passerent vite, tant etait intense sa preoccupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine ou il se retrouverait face a face avec Maxime. Sensation frequente dans le reve, dans le delire de la fievre, ces recommencements consecutifs fige, distrait de tout, absent de la realite, hypnotise par ses imaginations. Et il lui apparut la, vraiment, comme le fantome de sa destinee hostile, dresse sur le seuil du chemin qui le menait a Maud, decide a le lui barrer. Telle fut la premiere pensee de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affolee avait du le reconnaitre, se plaindre a son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien etaient singuliers le retard et le lieu de cette demarche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime etait confirme dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux etait l'amant de Juliette Avrezac. Il aborde Julien: -- Monsieur, vous m'attendiez ? L'imprevu de cet abord fit hesiter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il meditait. Il se reprit aussitot, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indifference ironique dont l'habitude d'etre epie par ses adversaires revet la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie. -- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, repliqua-t-il. Vous allez sans doute... -- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311 moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard. Suberceaux dit: -- Comme vous voudrez. Les quelques voyageurs s'etaient disperses deja, emportes par les voitures publiques vers le village, situe a l'oppose des bois, dans la vallee de l'Oise. Maxime et Suberceaux se dirigerent du cote du bois. Ils ne se parlaient pas, genes par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les eut guettes. L'homme ne se sent point en surete pour exprimer sa pensee confidentielle, sinon dans les espaces etroits et clos. Des qu'ils eurent franchi la lisiere des premiers taillis, dans le chemin qui menait au chateau d'Armide, ils ralentirent le pas. -- Monsieur, dit Maxime, je tiens a vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine liberte que je regrette sincerement ce qui s'est passe. J'ai agi sous l'empire d'une emotion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses a... la personne en question. Voila. C'est une caprice ironique de la Destinee, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore. Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas a l'esprit qu'il put s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac etait si loin de sa pensee en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de derobage. Et, habitue a dominer les autres hommes, a les passer outre, cela ne l'etonna pas. -- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont la vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ? Maxime, cette fois, soupconna l'erreur. -- Je crois decidement, repliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la meme personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez recue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, a six heures, il y a quelques jours. -- Juliette Avrezac ? -- C'est vous qui la nommez. -- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a a faire ici ? -- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est passe ? Ce n'est pas mon role de vous l'apprendre. J'ai ete induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse aupres de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voila tout ce que j'avais a vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande a mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?... Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte a relever. Il guettait si evidemment que Maxime s'en apercut. Maxime fremit de l'envie brutale de lutter entre males, dans cette foret, la meme envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est deshonoree..." Cette pensee l'arreta. Il resolut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut resolu formellement, definitivement, comme tout ce qu'il decidait. -- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais a vous dire. -- Mais pas du tout, monsieur, repliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir a une femme un espionnage odieux... -- Arretez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous la-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'epee... Je ne me battrai pas avec vous avant d'etre le mari de Mlle de Rouvre; voila qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Apres, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout dispose a vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi. Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas a s'obstiner; il fut oblige de se rendre cette terrible justice, chatiment des caracteres qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera deshonore !" Et le grand desespoir de la veille, dont l'avait momentanement delivre la resolution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- a present que le moyen si simple d'un duel lui echappait, de nouveau s'abattit sur lui. Les deux hommes, sans plus rien dire, marcherent quelque temps le long de l'allee. Malgre tout, Maxime desirait que Suberceaux parlat encore, effare devant le reveil des affreuses hesitations assoupies. D'accord, tous deux s'arreterent et se considerent. Ils comprirent, apres ce coup d'oeil echange, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'ame l'un de l'autre, et que cette explication etait necessaire. Il y eut, a cette eloquente declaration que se firent leurs yeux, une promesse reciproque de treve. C'etait l'entente passagere de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture infligee par une meme femme. Le jouisseur sans moralite qu'etait Suberceaux, l'espece de saint laique qu'etait Maxime de Chantel s'allierent un instant. -- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque a voix basse, son masque d'ironie mondaine tombe, n'allez pas a Chamblais ! Et il y eut de l'anxiete, pas de colere, dans la replique de Maxime, ce simple mot: -- Pourquoi ? -- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez a present, j'en suis sur. Retournez a Paris, retournez dans votre pays. Tachez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici. Maxime, lentement, avancait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste ou il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement: -- Vous ne pouvez pas epouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans colere. Croyez-moi. Vous allez a une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin. -- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime. Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus a dissimuler. -- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'epouser... ni elle... Un cri de detresse s'etrangla dans la gorge de Maxime: -- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... miserable ! Suberceaux secoua la tete: -- A quoi bon nous battre ? _Tout est fini_, maintenant que vous savez. Maud est ma... Il detourna avec son bras, habitue aux luttes, l'elan de Maxime qui se precipitait sur lui, et l'arreta court en disant: -- Chut !... la voici... Une tache mauve flottait, ensoleillee, au dela du coude de l'avenue, et s'avancait. Ils continuerent a marcher a sa rencontre. Et soudain, Maud les apercut. Elle tressaillit: sans savoir comment s'etait machinee cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois presagee, ou les deux hommes s'expliqueraient en sa presence, -- que cette heure venait d'echoir. Elle ramassa son energie, recueillit son sang-froid de lutteuse, resolue a passer outre, a continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-etre Maxime e sait rien... Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand meme !" Rester soi, c'etait ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arriere, toujours resolue. "Ni celui-ci ni celui-la ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masquee d'impenetrable indifference, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus trouble, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'abime ou ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..." Maxime, lui, s'etait ressaisi. -- Maud, dit-il, la voix tout de meme entrecoupee, j'ai trouve, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin... Suberceaux, bleme d'emotion, essaya de parler, si trouble que sa bouche se tordit sans proferer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer. -- Qu'est-ce qu'_il_ vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux ou elle mit de la douceur. -- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez ete sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... maitresse. Elle marcha a Suberceaux et demanda: -- Tu as dit cela ? Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom: -- Maud... Sans proferer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilite et de mepris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lacerant la peau qui saigna. -- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux a terre. Il tremblait comme un enfant qu'on vient de chatier. La breve douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut chere, il chercha la caresse dans cette brutalite. Mais le regard de Maud, arrete sur lui, lui otait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal. -- Va-t'en ! repeta Maud. Lentement, il remit son chapeau bossue, sali de terre. C'etait douloureux, affreux, cet ecroulement brusque de la dignite d'un homme sous l'imperieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, a ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit ou il etait; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'etre humilie. Il ne pensait que ceci: "Maud irritee... et la seule chance d'etre pardonne, obeir, obeir vite." -- Va-t'en ! Il ne demanda plus rien; humblement, comme une bete battue, il partit, sans hate... Maud et Maxime le virent s'eloigner a pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arriere... Oui, c'etait navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignite d'homme pour l'homme qui partait ainsi fletri et battu par une femme, dans l'effroyable decheance ou s'effondrent tot ou tard ceux dont l'amour-debauche a lentement use la volonte, dissous le sens moral, derriere l'apparence facade d'ironie et d'insolence. Courbe, chancelant, meconnaissable, Maud et Maxime le virent disparaitre au coude de l'allee. Ils etaient seuls. Si Maxime eut jamais senti flechir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'eut ranime. Ralliant toutes ses energies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il prononca: -- C'est a mon tour de partir, n'est-ce pas ? Ils se regarderent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose a se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il depend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette ame d'aventuriere heroique, point vulgaire, bien que devoyee, la vue de Suberceaux effondre et fuyant avait eu le meme contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la degouta subitement. -- Ecoutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas trompe: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais ete sa maitresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aimee, que je l'ai aime... que je l'aimais peut-etre encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas a vous persuader, a vous retenir malgre vous. Il n'est point d'amant sincere qui n'eut, a ces paroles, entrevu la lueur d'une esperance. -- Alors, fit Maxime... Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionne, imploraient une explication complete, rassurante. Pour la premiere fois peut-etre, Maud comprit le leurre de cette pretendue dignite personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'eut-elle voulu, d'expliquer la verite a Maxime. Il eut fallu mentir, encore mentir. -- Ce qui s'est passe entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sincerite, de rachat devant soi-meme, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus a moi. L'horreur de la separation imminente fit palir Maxime. Une fois encore, il voulut esperer. Tous deux, lentement, s'etaient remis en marche vers le chateau: -- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le passe ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu'_il_ a menti, pourquoi me defendre de penser a vous ? Elle le regarda, reprise d'hesitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tiresias de Sophocle. Maxime reprit: -- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ? Ce mot de pardon rompit brusquement la treve; Maud fut decidee d'un coup. -- Je ne veux pas de pardon, repliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" a un moment ou, peut-etre, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser a moi haineusement. Vous me le promettez ? Maxime comprit, au serieux de ces paroles, que vraiment l'adieu etait formel, qu'il fallait se quitter. -- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troublee. -- Adieu ! Et ce fut tout. Il la vit s'eloigner: la tache mauve s'estompa quelque temps a travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effaca. Alors, alors seulement il comprit que son reve etait fini, que Maud etait perdue. Une statue, pres de la, dans un enfoncement de l'allee, une Hebe de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'ecroula dans l'abime de cette idee fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !" Maud n'existait plus: a sa place, il voyait maintenant, les ecailles tombees de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, ou elle vivait, et dont il l'avait mise a part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la memoire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'epouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, a present, prepare a la soudaine evidence par les longues angoisses des doutes anterieurs. Aimer une telle ame, desirer un corps ainsi pollue, non !... C'etait si impossible a cet etre simple et sain, qu'il n'eut pas meme l'idee de courir a cette maison, toute proche, ou elle s'en etait retournee, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir a qui il lui plairait: la jalousie ni le desir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle etait l'agonie meme ! c'est que quelqu'un etait perdu irreparablement, etait mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait adore. Elle etait morte, la fiancee, l'amante: il la pleurait comme une morte... Et toute sa vie il la pleurerait. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le soir meme, Maud de Rouvre etait reinstallee a Paris. Sa resolution, comme toujours, avait ete prompte et definitive. Apres avoir quitte Maxime, elle avait regagne le chateau d'Armide, s'etait enfermee seule dans sa chambre et, la, avait considere les evenements comme un chef d'armee inspecte ce qui lui reste de troupes apres une defaite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'etait une defaite, la ruine d'esperances precieuses. Reconquerir Maxime, elle n'y songea meme pas. Si, pres d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu hesiter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'etait deja repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot epouvante tellement notre humanite que la rancune de Maud fut traversee de tristesse. Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'etait possible. Seulement les chances de succes etaient largement entamees par l'echec present. "Vont-ils etre contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claques qui paradaient a la maison !..." Elle eut un instant de lassitude decouragee a prevoir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'echec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? Ou trouver l'argent pour continuer a depenser comme hier, ou trouver trois cents louis par mois ? Deja toute sa fortune personnelle etait mangee... La rentree a Paris, c'etait la banqueroute averee, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie... "Oh ! cela... jamais !" Alors, que faire ? Elle n'envisagea meme pas l'hypothese d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalte sa fierte pour laisser parler encore la voix du desir: et maintenant c'etait de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance etait a sa portee, avec la solution immediate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assure. "Maitresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conquete, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, a celui dont les lentes et sures machinations avaient dejoue, aneanti l'effort des deux autres. "Maitresse d'Aaron !" Elle prononca tout haut ces mots horribles, imaginant le desespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa decheance triompha de l'horreur inspiree par l'odieux amant qu'elle acceptait. Desormais, elle fut resolue. D'abord il fallait partir, rentrer a Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux a l'etranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau a Paris que sure de l'avenir, la vie restauree, rebatie a neuf. "Il y aura quelques mauvaises annees... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est marie, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le passe d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente." Elle sonna Betty: -- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons a Paris. Et comme, l'instant d'apres, Mme de Rouvre affolee, ne comprenant rien a cette revolution imprevue, tombait dans la chambre, pleine d'emoi et de questions, Maud repliqua brievement: -- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela a Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. _Il le faut !_ Depeche-toi. -- Mais nos amis Le Tessier qui viennent diner ?... -- Ils verront bien que nous ne sommes pas la. D'ailleurs, je vais leur telegraphier. -- Mais Mme de Chantel et Jeanne ? -- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas. Cela l'exasperait, cette serie d'interrogations et d'effarements, a mesure que la nouvelle du depart passait, dans la maison, d'une personne a une autre. Etiennette s'en apercut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement: -- Oh ! moi, ca ne m'etonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire a Paris ? demanda-t-elle a Maud, non sans ironie. -- Je ferai ce qui me conviendra, repliqua Maud. -- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la legitime epouse de Luc... Apres, c'est ton affaire. V "Elevee par une mere qui n'a cesse de vous donner l'exemple de la piete la plus sincere, ayant eu le bonheur de grandir pres du foyer, sans vous en eloigner jamais, sans autre compagne que votre soeur ainee, vous allez, ma fille, quitter ce foyer pour la premiere fois au bras de votre epoux; et certes, jamais le blanc vetement, le voile pudique, l'odorante couronne de l'epousee ne furent des symboles plus fideles de ce coeur d'enfant pure que vous apportez a votre epoux. Oh ! s'il est doux a l'ami de vous consacrer epouse, a cause de l'affection que je porte a votre famille, quelle joie pour le pasteur, mon enfant, de benir une union rappelant par la grace, la jeunesse, l'innocence de l'epousee, les mariages bibliques de Rebecca et de Ruth..." Ces paroles que le venerable Mgr Leverdet, eveque de Sfax, ancien ami de M. de Rouvre, laissait tomber doucement le long de sa barbe grise, Hector Le Tessier peut-etre etait le seul a en gouter la terrible saveur d'antinomie, parmi l'assistance nombreuse, elegante, mais point trop recueillie, qui emplissait la nef de Saint-Honore d'Eylau. Jacqueline de Rouvre, la mariee, Luc Lestrange, le marie, se tenaient toutefois comme il convient: elle, attenuant par une immobilite voulue des gestes et des traits sa mutinerie de gamine; lui, un peu nerveux, un peu plus pale que de coutume, mais nullement gene par ce decor d'eglise pour songer ardemment, fievreusement a la possession prochaine du petit etre troubleur et vicieux vetu de tulle et de satin, assis a cote de lui sur des velours rouges crepines d'or. Dans l'assistance, ou le Paris politique coudoyait le Paris feteur, la solennite du lieu, le caractere de la ceremonie, l'allocution meme de l'eveque celebrant n'empechaient ni les entretiens a voix basse, ni cette preoccupation de suivre les intrigues a travers tous les incidents de la vie qui est, pour le dilettante, un des amusements de l'amour a Paris. Comme en un bal, on s'etait groupe la suivant l'election des affinites. Le romancier Espiens avait accompagne la jolie Mme Duclerc, dont le mari, fidele a ses coutumes, demeurait invisible. Dora Calvell a peine entrait dans l'eglise et s'installait, chaperonnee par Mlle Sophie, que Valbelle quittait Hector Le Tessier pour la rejoindre et s'asseoir tranquillement derriere elle. Puis, tout de suite, lui penche sur le dossier du prie-Dieu, elle, sa jolie tete d'oiseau des iles demi-detournee, le petit livre de messe entre-clos devant ses levres, continuaient en public ce "flirt" insouciant qui faisait la joie ironique de leurs amis, flirt sans cesse aggrave depuis le jour ou Valbelle avait commence le portrait de Dora. Marthe de Reversier avait traine la son nouveau courtisan, un certain comte de Rothenhaus, Autrichien attache a de vagues ambassades, petit, chauve, les yeux brides, qui devait quelques succes de femmes a une superiorite extraordinaire au jeu du tennis, laquelle lui avait valu le surnom de "roi de Puteaux". Pale, immobile, ses larges yeux d'hysterie fixes sur le choeur, Madeleine de Reversier ne priait pas, ne parlait pas, ne remuait pas, mais regardait, regardait eperdument l'estrade ou s'erigeaient les sieges des epoux. Cependant l'eveque disait: "En maint endroit des Saintes Ecritures, Dieu a manifeste qu'il ne condamnait point, -- loin de la, -- qu'il favorisait, qu'il benissait l'amour reciproque des creatures, a condition qu'il demeurat lui-meme le but supreme de cet amour. L'epouse chretienne doit aimer en son epoux, mademoiselle, le representant immediat de son Createur..." "Voila un menage, pensa Hector, ou le Createur sera assez mal represente." Mais en ce moment, observant Juliette Avrezac, assez proche de lui, il la vit rougir, puis cacher son visage de ses doigts gantes. Il se retourna du cote ou il avait surpris le regard de la jeune fille: et la, debout a l'un des derniers rangs, parmi les chaises vides, il apercut Julien de Suberceaux. La meme impeccable elegance le revetait toujours: mais son front bleme et ravage, son masque emacie par la fievre, epouvantaient comme ces tristes visages de mourants qu'on entrevoit parfois derriere les vitres des hopitaux. "Que vient-il chercher ici ?" pensa Hector. Sans avoir interroge Maud sur les circonstances, Hector savait en somme ce qui s'etait passe. Le soir meme de la rupture, Maxime lui avait annonce, sans details, son depart pour Vezeris avec sa mere et sa soeur. Il avait temoigne son regret de quitter si brusquement ses amis; il avait fait promettre a Hector de venir le voir en Poitou dans le cours de l'ete. Aucune allusion a Maud; son nom meme n'avait pas ete prononce. Ce brusque depart avait eu un effet qu'Hector n'en attendait pas: il lui avait revele le vide ou le laissait l'absence de Jeanne. Les premiers jours, il avait fait l'ame sourde, pour ainsi dire, refusant l'evidence. Puis il s'etait gourmande: "C'est trop absurde, voyons. Je suis _bien sur_ que cette petite m'est indifferente, que je vais l'oublier." Huit jours, dix jours passerent ainsi, et ne chasserent pas l'irritante sensation d'isolement, de vacuite. "N'importe, pensait-il, il _faut_ que j'oublie." Il n'oubliait pas. Un soir, rentrant chez lui, enerve, mecontent de soi, il trouva une lettre d'une ecriture inconnue, que tout de suite il reconnut. Elle disait: "Je sais bien que je fais quelque chose de tres mal. Mais j'ai trop de chagrin, vraiment. Il faut que je sache si je dois entrer au couvent." Hector, au moment ou il recut la lettre, etait seul: il se prit a couvrir le papier de baisers, et les caracteres timides que la main de Jeanne y avait traces. Apres, il se railla. "Je suis bete comme un collegien. C'est idiot a mon age et avec l'experience que j'ai des jeunes filles !" Mais sa conscience protestait: "Non, celle-ci n'est point pareille aux autres, tu le sais bien. Tu es vraiment sa pensee unique. Elle n'a jamais aime, celle-la; elle n'a pas depense au hasard son coeur et son corps. Le mot de couvent qu'elle prononce n'est point une vaine parole: telle sera vraiment sa vie si tu ne la veux point..." Il ressentit pour elle une tendresse extreme. Puis, pardessus tout, la pensee que cette chere petite ame affectueuse souffrait en ce moment par sa faute lui fut insupportable. C'est la felure de l'egoisme moderne, cette peur un peu feminine de la souffrance d'autrui. Il ecrivit le soir meme a Maxime une lettre annoncant un voyage prochain a Vezeris. Il n'osai pas encore la demarche definitive. Mais, au fond il etait resolu. Il savait bien qu'il se marierait. Et voila pourquoi aujourd'hui, assistant au mariage d'une de celles qu'il avait baptisees les "demi-vierges", il etait frappe, seul peut-etre de tous les assistants, par l'effroyable contradiction des principes de ce mariage chretien -- auxquels il croyait, lui sceptique et dilettante -- et des moeurs de ce monde jouisseur ou il avait vecu. L'eveque a barbe grise, en ce moment, entamait l'eloge de l'epoux. "Vous, monsieur, vous appartenez a cette elite de jeunes hommes que la confiance des chefs de l'Etat investit d'une partie de leur autorite. Habitue au gouvernement des peuples, vous savez que le principe de leur felicite est dans le bon ordre du foyer, dans le respect de la saintete du mariage..." Ces paroles extraordinaires tombaient sur la foule indifferente, qui seulement commencait a trouver le discours bien long. Les conversations ne se genaient plus; des rires etouffes partirent du coin ou quelques amis s'etaient groupes autour de Valbelle et de Dora. Hector pensait: "Quelle comedie ! Lestrange, gouverneur des peuples ! C'est du meme ordre que l'innocence de Jacqueline et la saintete de leur union. Pourquoi cette hypocrisie officielle ? Pourquoi ? Pourquoi ce decor de mensonge ? Pourquoi ces fleurs qui signifient "integrite physique" sur le front de cette gamine vicieuse ? Pourquoi des promesses publique de fidelite entre gens bien resolus a prendre leur plaisir ou il se trouvera ? Pourquoi l'appareil venerable du mariage chretien autour de cette association moderne qui n'a plus aucun des caracteres specifiques qui furent la beaute du mariage chretien ?... Que vaut une societe ou les institutions et les moeurs ne peuvent s'atteler cote a cote que par de tels artifices ? Et combien de temps durera l'institution si les moeurs ne se reforment pas ?" L'eveque achevait son allocution en parlant de la posterite nombreuse qu'il souhaitait au jeune couple. Autre guitare, encore ! Elle etait bien resolue, la petite rousse vetue de blanc, il etait bien resolu, le deflorateur professionnel, a limiter leur posterite, apres l'avoir differee d'abord de quelques annees. Ils etaient resolus a cela, comme a s'offrir leur premier caprice de sens, comme a se quitter par la porte commode du divorce des qu'ils auraient cesse de se plaire. Fecondite, fidelite, indissolubilite, -- tout ce qui faisait naguere si haut et si noble le mariage, qu'en restait-il a cette union de deux etres egoistes, a la jeune fille savante, l'esprit pourri, les sens en eveil, a l'epoux dresse au mepris de la femme et de la famille ? Enfin le discours de l'eveque s'achevait dans des voeux de prosperite. Toute la liturgie symbolique evolua sous les yeux, cette fois attentifs, de l'assistance: on guetta le glissement de l'anneau autour du doigt, on fit silence pour entendre le "oui" des epoux... Et quand ces "oui" furent prononces, quand l'eveque eut dit le _Ego autem marito vos in Spiritu sancto_, cette foule sceptique ou athee eut tout de meme la sensation que maintenant une chose nouvelle, une mysterieuse alliance des ames etait realisee, que Lestrange et Jacqueline etaient "maries", -- obscure croyance au sacrement, tissee dans les ames par vingt siecles de christianisme. La distraction, l'inconvenance des entretiens, des rires, des frolements, recommencerent avec la messe et durerent autant qu'elle. La quete fut un pretexte a reflexions et a sourires comme une entree de premiers sujets sur une scene. Les deux garcons d'honneur etaient des attaches de cabinet, amis de Lestrange; les demoiselles d'honneur etaient Marthe de Reversier et Maud. Tandis que celle-ci passait de rang en rang, sa main trainant dans la main de son compagnon, les yeux naturellement se fixaient sur elle. Depuis son retour a Paris, elle n'avait rien dit a personne touchant la rupture de son mariage, et personne n'osait la questionner. "L'etonnante comedienne ! pensait Hector, la suivant des yeux. Si je ne le savais pertinemment, devinerais-je qu'elle est abandonnee, ruinee, condamnee aux pires expedients ?..." Elle passait, reine toujours, belle toujours a ce point qu'elle forcait l'admiration de ses pires ennemis, si emouvante que les hommes rougissaient en jetant leur offrande dans la bourse tendue... Hector l'observait... Elle arriva devant Julien de Suberceaux; l'offrande sonna dans la bourse: rien n'avait trahi l'emotion sur les traits de la queteuse; mais lui, l'instant d'apres, flechissait, tombait a genoux sur le prie-Dieu. Une voix dit, derriere Hector: -- J'ai fait le tour de l'eglise. Etiennette n'est pas la. L'as-tu apercue ? C'etait Paul Le Tessier. Il venait d'arriver et s'installait pres de son frere. -- Non, repliqua Hector. Je ne l'ai pas vue. On pourrait demander a Maud. -- Oui, tout a l'heure, a la sacristie. Ca va finir bientot, je suppose, cette fete de famille ? -- Dans cinq minutes... Mais la seance a la sacristie sera longue. Effectivement, le defile fut interminable. Un long couloir coude, fort obscur, conduisait a la petite piece, vraie sacristie de province, ou les nouveaux epoux, flanques de leurs parents, echangerent avec l'assistance des politesses et des embrassades. Pourtant, grace a l'obscurite du corridor, on prit patience. Les amies s'etaient vite rejoint; il y eut des isolements de couples dans l'angle des bahuts, des conversations a deux sur ce ton penche et murmurant qui est la langue du "flirt". Quelques-uns s'oubliaient tout a fait, traitant ce vestibule d'eglise comme une antichambre de bal, s'amusaient a des frolements dont la presse de la foule etait le pretexte. Rothenhaus contait a Marthe de Reversier, en presence de Mme Duclerc et de Juliette Avrezac, un bal de rapins, un bal "fin de siecle", auquel il avait assiste la nuit meme, et ou, entre autres divertissements, une fille nue avait ete promenee sur une sorte de pavois autour de la salle, puis avait mime sur la scene la danse du ventre... -- Tous les journaux en parlent ce matin, disait-il, les yeux luisants de cette polissonnerie gloutonne qu'ont les etrangers a Paris. Il parait que le parquet va s'en meler... Je suis joliment content d'avoir vu ca... C'etait _colossal !_ Pres d'eux, Hector se tenait un peu a l'ecart, causant a voix basse avec Suberceaux. Valbelle, en compagnie de Paul Le Tessier, de Mme Avrezac et du docteur Krauss, lutinait Dora, voulait absolument lui faire dire ses idees sur le mariage. -- Oh ! moi, repliquait la petite, montrant l'email merveilleux de ses dents parmi des roucoulements de rire, je vous assure que je ne suis pas pressee. C'est si bon de dormir toute seule dans son lit ! -- Eh bien ! disait Valbelle... Mais il y a d'autres systemes que le lit pour deux. Avez-vous lu _la Physiologie_ de Balzac ? -- Balzac ? Qu'est-ce que c'est que ca ?... Je suis sure que c'est encore un livre avec des gravures, comme celui que vous m'avez fait voir l'autre jour dans votre atelier. Vous savez, je ne veux plus regarder des affaires comme ca. L'ignorance prodigieuse de Dora divertissait inepuisablement ses amis. Valbelle donna des explications sur le chapitre de _la Physiologie du mariage_ auquel il avait fait allusion. Krauss, souriant dans sa barbe grise, proposa des inventions plus modernes; ils s'expliquait avec un accent americain prononce: -- C'est un systeme toute fait moderne... le lit qui se ouvre et s'approche a la volonte. Vous connaissez pas ? Nous avons en Amerique, beaucoup. -- Oh ! bien, gardez-les, repliqua Dora. Ca c'est trop quaker, par exemple, trop Armee du Salut. C'est comme ces chemises de nuit... Elle s'arreta subitement et, cette fois, rougit. Les auditeurs se regarderent en souriant. -- Avancons, dit le peintre en glissant sous son bras le bras rond de Dora, qui, un peu confuse, lui faisait des reproches: -- Vous vous moquez toujours de moi... Vous vous amusez a me faire dire des betises devant le monde. A la fin, je me facherai. Est-ce que c'est ma faute si je suis bete ? -- Voulez-vous que je vous dise ? repliquait Valbelle. Eh bien ! je ne vous aime jamais tant que quand vous en dites, des betises... -- Vrai ? Et les yeux noirs s'alanguissaient de chatterie amoureuse. -- Vrai. Ainsi, en ce moment, je vous adore. Et comme ils passaient sous la voute noire de la sacristie, il frola la nuque brune d'un baiser qui fit doucement gemir la petite creole. * * Maud, irritee par le ridicule bourgeois du defile, avait vite laisse sa soeur, sa mere, Lestrange et les parents, et s'etait refugiee dans une chapelle desaffectee, toute voisine, ou Aaron vint aussitot la rejoindre. Elle le recut avec une froide politesse. Lui, comme toujours, obsequieux, aplati, essayait des privautes que Maud repoussait dedaigneusement. Il balbutiait, de sa voix lippue: -- Bien heureux... de cette ceremonie... qui me permet d'esperer que j'aurai mon tour, bientot. Et comme le visage de Maud se contractait, il avoua son inquietude: -- Vous n'avez pas change d'avis, au moins ? Ses yeux luisaient de la plus vile convoitise. Maud repliqua: -- Je vous ai dit que j'acceptais le marche. Il baissa la tete sous ce mot. Puis, avec volubilite, assourdissant sa voix: -- Les dernieres traites ont ete reglees ce matin. Quant a l'hotel de la rue Alphonse de Neuville, j'ai signe le contrat d'achat. Vous pourrez vous y installer en rentrant. -- Eh bien ! repliqua Maud, c'est toujours dit. Nous partirons demain soir pour Spa, ma mere et moi; vous viendrez nous rejoindre dans une huitaine. Allez-vous-en, maintenant. Il obeit, et sortit, tout de suite redresse et arrogant, hors du regard de Maud. Il ne la vit pas, il ne l'entendit pas jeter a sa suite cette menace, poussee a ses levres par le degout et la colere: "Va, miserable ! c'est toi qui payeras la banqueroute de ma vie. Tu la payeras cher !" Elle se maitrisa aussitot, voyant entrer dans la chapelle Paul Le Tessier, qui la cherchait: -- Vous voulez des nouvelles d'Etiennette ? dit-elle. -- Oui... je ne la vois pas... je suis un peu inquiet. Elle n'est pas souffrante ? -- Non. Elle a recu une lettre ce matin, au moment ou nous nous disposions a sortir. Elle a du aller ou on la mandait. -- Une lettre de qui ? -- Ne soyez pas jaloux. Je ne puis vous dire de qui, je ne le sais pas. Mais c'est une femme. Le Tessier, rassure, lui baisa la main. Maud ne disait la verite qu'a demi. Etiennette avait bien recu ce matin une lettre pressante d'appel: mais cette lettre etait de Suzanne, qui se trouvait a Paris sans que sa soeur s'en doutat. Peu a peu, la sacristie s'etait videe; Mme de Rouvre, Jacqueline et Lestrange rejoignirent Maud. -- Ouf ! fit la mariee... Quelle corvee... S'il en fallait tant pour tromper son mari, il n'y aurait guere de femmes infideles. Hector Le Tessier s'approcha discretement de Maud: -- _Il_ veut vous parler, lui dit-il a l'oreille. Elle devint pale, d'une paleur de colere, point de peur: -- Qui, _il_ ? Julien ? -- Julien... Il vous suivra jusque chez vous, si vous ne lui accordez pas un instant d'entretien. Je me permets de vous conseiller de lui parler ici... il n'y a pour ainsi dire plus personne... Tandis qu'au lunch... Il vous attend a l'entree du corridor. -- Bien, j'y vais. Elle le rencontra au seuil du corridor demi-obscur. -- Maud... je veux vous revoir... je le veux, il le faut. Voyez... j'ai tant souffert ! Je vous aime tant. Il avait la voix brisee, et ses dents claquaient de misere. -- Ecoute, repliqua Maud, et elle le regardait bien en face. Je ne serai plus a toi, jamais, jamais, parce que tu as manque a ta parole et que tu as ete lache. Cela, d'abord. Et, dans huit jours, je serai la maitresse d'un homme. Tu as entendu ? Maintenant, va-t-en ! Il supplia: -- Maud... je vais me tuer... Je te jure que si tu me renvoies je vais me tuer. Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de cette voix basse, comme sortie du coeur, dont elle lui disait naguere: "Je t'aime," -- avant de refermer entre eux la porte de la sacristie, elle lui repondit: -- Eh bien ! tue-toi ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'heure d'apres, on lunchait dans le hall de l'avenue Kleber, pare de verdures. Un orchestre de guitaristes espagnols faisait jaillir des airs de danses, derriere le paravent de feuillage; des couples dansaient, en toilette de ville. On n'avait pu retenir Paul Le Tessier, qui tout de suite avait couru rue de Berne a la recherche d'Etiennette. Mais Hector etait la; isole dans l'encadrement d'une fenetre, il regardait s'agiter sous la franche lumiere que versaient largement les vitrages les acteurs de tous ces drames d'intrigue intime, tant de fois observes deja. Et, silencieux, ne se melant plus aux groupes, il reflechissait; des gouttes d'amertume se melaient au miel de son espoir. "Dire que j'ai aime ce monde, que j'ai goute l'esprit de ces hommes, que j'ai souhaite ces femmes..." Vingt ans ! les premiers bals, l'emoi de mystere que lui avait cause la Parisienne, l'admiration stupefaite et timide devant les beautes classees et les gens celebres ! Puis l'habitude, le desenchantement venaient avec les annees, avec tant de bals, de soirees, de premieres, ou il s'etait imbibe de la meme atmosphere. "Et maintenant, je vois que tout cela tient dans la main, l'esprit des hommes, la beaute des femmes, tout cela n'est guere, et le temps qu'on passe avec eux est perdu." Pareil a ces jeunes hommes, il avait cherche le trouble des sens dans les regards des femmes, dans les yeux clairs des jeunes filles. "Oh ! comme j'en ai assez, de tout cela... Vrai, il n'y en a pas une pour qui je ferais un pas !" Le spectacle meme de ce monde brillant et vicieux ne le divertissait plus. Que Dora passat ses apres-midi chez un peintre, que Juliette Avrezac courut aux bras de Suberceaux, que les petites Reversier et tant d'autres quetassent dans la societe des hommes des enervements steriles, il ne lui importait guere ! Si la chute d'une vierge, provoquee par la passion, est un drame d'ame vraiment poignant, les amusements libertins de ces petites jouisseuses ne se haussaient pas beaucoup au-dessus du vaudeville. "Celle qui vraiment etait une ame, Maud, notre beau sphinx, renonce a son enigme, et la prostitution la guette, _comme les autres !_" Oui, la prostitution. C'etait elle diversement deguisee, qui guettait les demi-vierges a un tournant de la vie. Avant ou apres le mariage, pis-aller de la delaissee, revanche de la mal mariee... mais presque infailliblement. La force des choses apparaissait a Hector dans un mecanisme simple, inevitable. "Car si l'abnegation commandee par l'Eglise, et naturellement enclose dans la tendresse sincere des femmes, n'est pas la loi du rapprochement des sexes, celui-ci aboutira a l'antinomie de l'affection et des interets, de l'argent et de l'amour, et cette antinomie, seule la prostitution peut la resoudre." Un amer degout lui monta, suscite par ces pensees... L'orchestre avait beau eparpiller la gaiete sautillante des _peteneras_, et les femmes sourire, et les hommes les entrainer dans le tourbillon des danses: sous ces verdures, ces fleurs, ces parures, lentement transparaissait a ses yeux la pierre du sepulcre ou lentement, insoucieusement, descendait cette societe pourrie, condamnee a mort pour avoir tari la source de l'amour humain qui est l'innocence des vierges, et tue le mariage en supprimant le jeune fille. "Oui, ce monde est pourri, l'odeur de la prostitution s'en exhale: _jam foetet_." Et voici que l'envie vint subitement a Hector de s'enfuir, de quitter ce monde pour n'y plus revenir, heureux de n'en point emporter la poussiere aux semelles de ses souliers. Du meme coup, il entrevit l'asile, la terre de Chaldee: un coin de province, le plus mysterieux, le plus secret, ou, pleine de lui, qui maintenant s'en jugeait indigne, une ame chaste de vraie jeune fille attendait qu'il voulait bien l'aimer. Sans prendre conge de personne, comme on se sauve d'une salle de theatre menacee par l'incendie, il sortit. Il descendit l'escalier de cette maison de l'avenue Kleber, bien des fois gravi avec sa gaiete souriante de sceptique feminisant. Il pensait: "Voila des marches que je ne remonterai jamais." Lui parti, la fete continua quelque temps encore. Elle s'achevait, reduite aux danses de quelques enrages, quand on vint appeler Maud, qui conversait avec le romancier Espiens. -- Mlle Etiennette demande Mademoiselle. Maud la rejoignit dans la chambre ou elle habitait, pres d'elle, depuis leur retour de Chamblais. Tout de suite, Etiennette s'abattit sur la poitrine de son amie: -- Oh ! cherie !... cherie !... Comme j'ai du chagrin ! Maud l'assit sur ses genoux, la caressa, la baisa de son mieux. Elle l'aimait, cette compagne jolie, saine d'ame, elle l'aimait avec un peu d'envie pour sa sante meme, un peu de nostalgie de l'absolue integrite physique qu'elle avait su garder. -- Qu'est-ce qu'il y a, mignonne ? Suzanne est malade ? -- Oh ! non... non ! Pis que ca !... Parmi ses larmes, elle raconta l'histoire lamentable et grotesque a la fois: le bal-orgie de la veille, la fille grisee, montree nue, palpee par cinq cents hommes en folie, et la plainte portee le lendemain, et l'arrestation, et le scandale deja, dans les feuilles du boulevard. -- Tiens, regarde, fit-elle en montrant un journal. Tout a la fois... Ma soeur, ma mere... et meme mon pere. Un reporter diligent contait, en effet, des anecdotes sur le passe de Suzon, nommait Mathilde Duroy, designait sous des initiales transparentes feu le depute Asquin. -- Mais toi, murmura Maud sincerement compatissante, on ne te nomme pas ? -- Qu'est-ce que cela fait ? Moi, tu comprends, je n'interesse personne. Mon cher reve n'en est pas moins par terre. Pauvre Paul ! Elle etait sincere. Son pire chagrin, c'etait la souffrance de l'homme qui l'aimait. Maud chercha l'offrande d'une consolation: -- Paul t'aime trop pour etre influence par des evenements dont tu n'es pas responsable. -- Lui ? Pauvre ami ! je sais bien qu'il ne m'en aimera pas moins. Notre mariage est tout de meme impossible. Paul y consentirait que je ne le voudrais pas, moi. Pense ! Quel parti ses ennemis politiques tireraient de l'affaire ! Nuire a Paul ! Oh ! cela, jamais. Maud ne trouvait pas d'objection. Elle dit seulement: -- Que vas-tu faire ? -- Je vais retourner rue de Berne, toute seule, que veux-tu ? et je travaillerai. -- Voyons ! fit Maud haussant les epaules, tout cela est tres ennuyeux, certes; mais ce n'est pas une raison pour ne pas revoir Paul, qui t'aime, que tu aimes. Vous avez fait ce que vous pouviez, l'un et l'autre, pour vous marier. Franchement, puisque vous en etes empeches par des evenements ou il n'y a point de votre faute, vous seriez trop niais de ne pas passer outre. Laissons faire le temps. Tout s'oublie... Un jour viendra ou Paul laissera ses fonctions officielles, le Senat et la Banque, il me l'a dit bien des fois. Vous vous marierez alors. Mais jusque-la, aimez-vous ! Sec. Etiennette secouait la tete obstinement: -- Non. Ce que tu dis est tres raisonnable, c'est meme tout ce qui me reste d'espoir; je crois bien que Paul m'epousera lorsqu'il aura resigne ses fonctions, et alors, moi, je consentirai. Mais jusque-la, je ne veux pas, non, je ne veux pas etre sa maitresse... C'est absurde, c'est niais, c'est tout ce qu'il te plaira. Je ne veux pas, je ne peux pas; je sens que la minute d'apres je ne l'aimerais plus, et que je serais malheureuse. Elles resterent quelque temps sans rien dire... Qui des deux avait raison ? Elles ne savaient plus, la conscience desorientee, dociles simplement a l'impulsion de leur temperament. -- Et comment vivras-tu, pauvre aimee ? demanda Maud. Etiennette sourit, des larmes encore aux paupieres: -- Je jouerai de la guitare dans les salons... Te rappelles-tu, en fevrier, quand je venais te demander ta protection ? Quatre mois passes, seulement, et que d'evenements depuis, que de changements dans nos vies !... Elles retomberent dans les bras l'une de l'autre, a ce rappel de leur amitie renouee. Pour la premiere fois peut-etre, dans l'etreinte de cette bonne et saine tendresse qui lui demeurait seule du passe, au seuil de l'horrible vie qu'elle adoptait, Maud mela ses larmes aux larmes d'Etiennette Duroy. * * * * _28 mai, 4 heures_. "Maud, je t'obeis. Je vais me tuer. Aussi bien, ma resolution est prise depuis le jour ou tu m'as si rudement congedie, a Chamblais. Si j'ai tarde a l'executer, ce n'est pas que j'aie eu peur de la mort, ni meme que j'aie espere te flechir. Mais je voudrais te revoir, Maud... et quand j'ai compris que tu ne voulais plus m'accueillir, j'ai attendu l'occasion du mariage de Jacqueline pour te revoir quand meme, pour te parler. "Ne me garde pas rancune pour cette violence que je t'ai faite ! J'ai tant souffert depuis un mois ! j'ai tant souffert par toi... et je ne t'en veux pas. Je t'appartiendrai encore au moment ou je sentirai sur ma tempe le froid du revolver, comme je t'ai appartenu depuis le moment ou je t'ai rencontree. Vois-tu, juste avant de mourir, j'apercois clairement la verite qui se cachait de moi en pleine vie: je n'etais point fait pour les luttes ou tu voulais m'entrainer. Tout ce que j'ai cru vaincre et chasser de moi me revient a present et me ressaisit. J'etais fait pour t'aimer de tout mon coeur, fidelement, toujours. "Tu ne veux plus de moi; je gene ta vie; eh bien ! pardonne-moi: je laisse ta route libre. Je ne te demande pas de me regretter, de me pleurer: pense seulement a moi avec amitie, plus tard, pour prix de ma prompte obeissance au dernier ordre que j'ai recu de toi. Je ne te demande pas de m'aimer au dela de la mort: je sais que tu ne m'aimes plus. Je te supplie seulement de ne pas effacer de ta memoire que tu m'as aime. Je t'en supplie, rappelle-toi parfois, sans mauvaise rancune... Vois, je pars tout simplement, et j'ai tant souffert ! "Moi, le temps ou tu m'as aime fut a ce point toute ma vie et me comble le coeur si parfaitement que je ne m'irrite pas contre la Providence. Malgre mon agonie presente, je sais bien que j'aurai eu la vie plus belle, plus enviable. Maud cherie !... Rien n'effacera cela: tu m'as fait, a des minutes rares, l'abandon de toi-meme, et tu as connu l'amour par moi ! Rien n'effacera cela; je me le redis a toute heure, et chaque fois cela me parait si merveilleux et si adorable, que j'oublie de souffrir. "Mais quand je pense que demain tu seras a un autre, qu'un autre te regardera et te touchera, la douleur d'une balle dans la tempe me semble aussitot desirable. Voila pourquoi je veux mourir, et j'embrasse la mort ardemment, malgre l'horreur de l'inconnu qui est au dela. Car cet au-dela, j'y crois, Maud: la croyance m'en est revenue avec tant d'autres, dans le bouleversement de ces temps-ci. Et j'y puisse le courage de te dire: nous nous sommes trompes, nous avons fait le mal, nous avons agi contre notre conscience. Nous avons merite d'etre punis. Je demande que la punition me frappe seul ! "Adieu, mon cher sphinx, cruel et bienfaisant: je meurs tout a toi... A l'heure ou je me tuerai, tout a l'heure, je penserai a tes levres, a tes yeux, a l'odeur de tes cheveux et de tes bras, et je mourrai a toi, parmi toi, tout en toi. Je t'aime, je t'aime, je t'aime." "JULIEN." VI L'automne commencait, de cette meme annee 1893, quand Paul Le Tessier se rendit a Vezeris, mande par son frere pour y solliciter en son nom la main de Jeanne de Chantel. Hector etait lui-meme a Vezeris: c'etait, depuis les evenements du dernier printemps, le second sejour qu'il y faisait. Paul arriva le matin, par un jour clair de septembre. On achevait les vendanges; a chaque tournant de route on croisait des chariots charges de "comportes" pleines, traines par deux boeufs conjuges. Le domaine de Vezeris etend ses amples dependances entre le village de ce nom, la riviere de la Vienne et les coteaux d'un petit affluent de cette riviere, qui traverse le parc du chateau. Celui-ci est une construction Louis XIII a deux etages, entourant une veste cour, ou donne acces une porte plus ancienne, lourde comme une arche. L'habitation est en face, non sans allure avec ses toits d'ardoise largement debordants, son perron en trapeze, les baies a meneaux de la facade. A droite et a gauche sont les communs et les ecuries. Le senateur fur recu par Mme de Chantel dans le grand salon du rez-de-chaussee. Sous les hauts plafonds gris et blancs, parmi les images d'ancetre authentiques, elle apparaissait vraiment dans son cadre, avec la grace singuliere et l'autorite que donne une longue ascendance d'aristocratie. Les deuils faisaient treve: elle et Jeanne egayaient leur ajustement de quelques rubans, de quelques dentelles claires. Jeanne avait rapporte de Paris et, depuis, continue sous les conseils d'Hector les traditions d'un gout plus moderne, -- mais avec assez de mesure pour ne pas alterer ce que son fiance appelait en souriant "son type de petite Vendeenne". Quant a Maxime, sa figure avait peu change. Ses cheveux grisonnaient a peine, et l'on n'aurait su dire pourquoi il semblait plus vieux de dix annees: a l'expression des yeux, peut-etre, des levres, de ces plis du visage qui traduisent malgre nous, par leur orientation et leur profondeur, le sillon creuse par le chagrin. Des que le dejeuner fut termine, on partit a pied pour visiter la propriete. Mme de Chantel resta a la maison, mais Jeanne accompagnait les trois hommes. Vetue d'un costume de drap brun qui moulait sa taille etroite, coiffee d'un de ces petits chapeaux de paille a fond de toile ciree qui furent a la mode cette annee-la, elle partait en avant, avec Maxime. Paul dit a son frere: -- Elle a joliment embelli. L'as-tu transformee aussi au moral ? -- Non, fit Hector en souriant. Je m'en garderai bien. C'est toujours la chere petite oie blanche qui m'a pris le coeur... avec un peu plus d'art pour arrange son plumage et un peu plus de passion, voila tout. Et toi, mon pauvre ami, comment vont tes tendresses ? Paul secoua tristement la tete: -- Rien de nouveau... Une enfant butee a sa resistance... Rien ne peut l'en detourner. Insister ? je n'ose meme pas trop, elle finirait par ne plus me recevoir. Oui, mon cher vieux. A quarante ans, je suis un homme qui tous les jours passe une heure ou deux avec une fille adorable qu'il aime, et qui l'aime, et dont il n'a jamais baise que les joues et le front. -- L'affaire de Suzanne est finie, pourtant, on n'en parle plus. -- Elle est finie !... par l'hopital ou cette malheureuse acheve de mourir. Hector lui prit le bras et le serra affectueusement: -- Aie confiance en l'avenir, va. Tout passe, tous s'oublie. Un jour, tu sauras gre a cette chere petite Etiennette de t'avoir resiste pour te donner une femme intacte, pour que ton mariage avec elle soit vraiment une date, ait vraiment un sens. Oh ! tu sais bien que je ne suis pas plus que toi entiche de respect convenu pour des institutions sociales que le temps modifie ou abolit. Mais, durant les annees de transformation, les sages doivent se reserver un abri dans la morale traditionnelle. Les imprudents seuls demenagent sans avoir arrete leur nouveau gite. Jeanne et Maxime avaient atteint une sorte de monticule boise, et la, attendaient leurs hotes. Quand ils furent tout proches, elle dit a Hector: -- Montrez ceci en detail a M. Paul, afin qu'il aime mon pays. Et ses yeux, illumines de cette flamme incomparable qui est l'innocence amoureuse, disaient a Hector: "C'est a votre acquiescement que je tiens; de vous, mon seul maitre, je veux que mon pays soit aime." Le site qu'ils avaient a leurs pieds, c'etait un horizon de vaste plaines et de faibles coteaux, special au Poitou, dont le charme paisible ne se ressent qu'a la longue. Maxime le detaillait a Paul : -- La riviere qui borde si joliment le coteau, tourne a angle droit devant ce petit village feuillu et riant: c'est un modeste affluent de la Vienne; il traverse le cote sud de notre propriete apres ce coude. Et le petit village riant est un village historique, ravage par la guerre et les sieges anglais, par les luttes du protestantisme. Je ne sais pourquoi, son nom n'est pas glorieux, cependant. C'est Azay-la-Bataille. Nous les visiterons. -- Reste-t-il des debris des vieilles defenses ? demanda Paul. -- Vous verrez... De grosses pierres meconnaissables. On ne sait plus. Il parlait avec serenite, sans joie, sans gaiete, ne riant jamais, rentre dans sa vie avec une telle volonte de silence sur le passe, qu'elle imposait la discretion a ceux memes de sa famille. Jeanne, repartie en avant avec Paul Le Tessier, le lui avouait ingenument; ni elle ni sa mere n'avaient ose l'interroger, ni meme lui faire entendre qu'elles devinaient les causes de son grand chagrin. -- Nous avons quitte Paris desesperees; Maxime ne nous expliquait rien. C'est notre chef de famille, n'est-il pas vrai ? Il nous a commande de rentrer a Vezeris, nous lui avons obei. Oh ! nous avons passe de tristes moments... Comment cette femme a-t-elle pu faire souffrir un homme tel que Maxime, et qui l'aimait tant ! Apres un silence, elle demanda: -- Est-ce qu'_elle_ est mariee ?... -- Non, repliqua Le Tessier... Peut-etre un jour se mariera-t-elle. Mais pour le moment, elle est absente de Paris et elle n'est plus de la societe. Il ne faut plus parler d'elle. -- Ah ! fit Jeanne, sans rougir, car elle n'avait pas nettement compris. Pourtant, ayant reflechi quelques instants, elle ajouta: -- Pauvre femme ! Ils atteignaient le village d'Azay. C'etait l'heure du repos meridien des hommes et des femmes qui avaient travaille a la vendange. Ils revenaient par bandes joyeuses, le sang de la vigne aux levres, en cette griserie particuliere ou la cueillette du raisin met les paysans. Maxime, triste et paisible, contait l'histoire de l'endroit: -- Ces grosses pierres sont tout ce qui demeure du chateau. La legende conte que mille hommes furent brules avec le donjon... Aujourd'hui, vous le voyez, il pousse des legumes autour de ces vestiges. Meme la terre y est meilleure, peut-etre a cause de l'effroyable charnier qui l'a fertilisee. Un paysan passait, tres vieux, la taille deviee par le travail du sillon, la face embrasee de soleil. Maxime l'appela: -- N'est-ce pas, pere Laurent, que la terre est bonne par ici, autour du chateau ? -- Oh ! ben oui, m'sieu le comte, fit l'homme, ben meilleure. A cause de la bataille, sans doute, qu'y a eu la, aut'fois, _devant la Revolution_. Il regardait d'un oeil envieux cette terre grasse et riche, enrichie, engraissee par du sang. La vaste etendue qui avait ete le theatre de ces tueries legendaires s'apaisait, retournee par la force des choses, par le voeu immanent de la nature, aux besognes regulieres de l'annee, aux semailles et aux recoltes, aux bles d'ambre, aux vignes pourprees; -- le petit village, une fois traverse par la guerre, rentrait d'annee en annee plus avant dans la tradition sans histoire, dans la vie qui n'a pas de nom. Jeanne souriait a cette terre feconde, a ce soleil, a l'avenir, oubliant dans l'egoisme de son propre bonheur, et les recentes miseres de ceux qu'elle aimait et le passe tragique du pays natal. Mais Paul et Hector, observant Maxime qui ne parlait plus, isole par son reve, devinerent ce reve: un instant, leur coeur fraternel battit a l'unisson du sien... Pourquoi, sur l'ame humaine devastee, la vie ne fait-elle pas repousser aussi, par une infaillible loi, l'espoir, l'amour, les nouvelles moissons ? _La Roche, 1893-1894_. End of the Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prevost *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES *** ***** This file should be named 11747.txt or 11747.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/7/4/11747/ This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer, http://digibooks.ibelgique.com/ Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. For example: https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL