The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, VI by Adolphe Thiers This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoire de la Revolution francaise, VI Author: Adolphe Thiers Release Date: March 3, 2004 [EBook #11423] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK REVOLUTION FRANCAISE, VI *** Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE PAR Adolphe THIERS 1824 TOME SIXIEME. CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XIX. RESULTATS DES DERNIERES EXECUTIONS CONTRE LES PARTIS ENNEMIS DU GOUVERNEMENT.--DECRET CONTRE LES EX-NOBLES.--LES MINISTERES SONT ABOLIS ET REMPLACES PAR DES COMMISSIONS.--EFFORTS DU COMITE DE SALUT PUBLIC POUR CONCENTRER TOUS LES POUVOIRS DANS SA MAIN.--ABOLITION DES SOCIETES POPULAIRES, EXCEPTE CELLE DES JACOBINS.--DISTRIBUTION DU POUVOIR ET DE L'ADMINISTRATION ENTRE LES MEMBRES DU COMITE.--LA CONVENTION, D'APRES LE RAPPORT DE ROBESPIERRE, DECLARE, AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS, LA RECONNAISSANCE DE L'ETRE SUPREME ET DE L'IMMORTALITE DE L'AME. Le gouvernement venait d'immoler deux partis a la fois. Le premier, celui des ultra-revolutionnaires, etait veritablement redoutable, ou pouvait le devenir; le second, celui des nouveaux moderes, ne l'etait pas. Sa destruction n'etait donc pas necessaire, mais pouvait etre utile, pour ecarter toute apparence de moderation. Le comite le frappa sans conviction, par hypocrisie et par envie. Ce dernier coup etait difficile a porter; on vit tout le comite hesiter, et Robespierre rentrer dans sa demeure, comme aux jours de danger. Mais Saint-Just, soutenu par son courage et sa haine jalouse, resta ferme au poste, ranima Hermann et Fouquier, effraya la convention, lui arracha le decret de mort, et fit consommer le sacrifice. Le dernier effort que doit faire une autorite pour devenir absolue est toujours le plus difficile, il lui faut toute sa force pour vaincre la derniere resistance; mais cette resistance vaincue, tout cede, tout se prosterne, elle n'a plus qu'a regner sans obstacle. C'est alors qu'elle se deploie, qu'elle deborde, et se perd. Tandis que toutes les bouches sont fermees, que la soumission est sur tous les visages, la haine se renferme dans les coeurs, et l'acte d'accusation des vainqueurs se prepare au milieu de leur triomphe. [Illustration: ROBESPIERRE] Le comite de salut public, apres avoir heureusement immole les deux classes d'hommes si differentes qui avaient voulu contrarier ou seulement critiquer son pouvoir, etait devenu irresistible. L'hiver avait fini. La campagne de 1794 (germinal an II) allait s'ouvrir avec le printemps. Des armees formidables devaient se deployer sur toutes les frontieres, et faire sentir au dehors la terrible puissance si cruellement sentie au dedans. Quiconque avait paru resister, ou porter quelque interet a ceux qui venaient de mourir, devait se hater de faire sa soumission. Legendre, qui avait fait un effort le jour ou Danton, Lacroix et Camille Desmoulins furent arretes, et qui avait tache de remuer la convention en leur faveur, Legendre crut devoir se hater de reparer son imprudence, et de se laver de son amitie pour les dernieres victimes. On lui avait ecrit plusieurs lettres anonymes dans lesquelles on l'engageait a frapper les tyrans, qui, disait-on, venaient de lever le masque. Legendre se rendit aux Jacobins le 21 germinal (10 avril), denonca les lettres anonymes qu'il recevait, et se plaignit d'etre pris pour un Seide qu'on pouvait armer du poignard. "Eh bien! dit-il, puisqu'on m'y force, je le declare au peuple, qui m'a toujours entendu parler avec bonne foi, je regarde maintenant comme demontre que la conspiration dont les chefs ont cesse d'etre existait reellement, et que j'etais le jouet des traitres. J'en ai trouve la preuve dans differentes pieces deposees au comite de salut public, surtout dans la conduite criminelle des accuses devant la justice nationale, et dans les machinations de leurs complices qui veulent armer un homme probe du poignard homicide. J'etais, avant la decouverte du complot, l'intime ami de Danton; j'aurais repondu de ses principes et de sa conduite sur ma tete; mais aujourd'hui je suis convaincu de son crime; je suis persuade qu'il voulait plonger le peuple dans une erreur profonde. Peut-etre y serais-je tombe moi-meme, si je n'avais ete eclaire a temps. Je declare aux ecrivailleurs anonymes qui voudraient me porter a poignarder Robespierre, et me rendre l'instrument de leurs machinations, que je suis ne dans le sein du peuple, que je me fais une gloire d'y rester, et que je mourrai plutot que d'abandonner ses droits. Ils ne m'ecriront pas une lettre que je ne la porte au comite de salut public." La soumission de Legendre devint bientot generale. De toutes les parties de la France, arriverent une foule d'adresses ou l'on felicitait la convention et le comite de salut public de leur energie. Le nombre de ces adresses est incalculable. Dans tous les styles, avec les formes les plus burlesques, chacun s'empressait d'adherer aux actes du gouvernement, et d'en reconnaitre la justice. Rhodez envoya l'adresse suivante: "Dignes representans[1] d'un peuple libre, c'est donc en vain que les enfans[1] des Titans ont leve leur tete altiere, la foudre les a tous renverses!... Quoi, citoyens! pour de viles richesses vendre sa liberte!... La constitution que vous nous avez donnee a ebranle tous les trones, epouvante tous les rois. La liberte avancant a pas de geant, le despotisme ecrase, la superstition aneantie, la republique reprenant son unite, les conspirateurs devoiles et punis, des mandataires infideles, des fonctionnaires publics laches et perfides tombant sous la hache de la loi, les fers des esclaves du Nouveau-Monde brises: voila vos trophees!... S'il existe encore des intrigans[1], qu'ils tremblent! que la mort des conjures atteste votre triomphe! Pour vous, representans[1], vivez heureux des sages lois que vous avez faites pour le bonheur de tous les peuples, et recevez le tribut de notre amour[2]!" [Note 1: "enfans" au lieu de "enfants", conformement a l'orthographe de l'edition originale de 1824; des exemples similaires seront rencontres cidessous.] [Note 2: Seance du 26 germinal; numero 208 du _Moniteur_ de l'an II (avril 1794).] Ce n'etait point par horreur pour les moyens sanguinaires que le comite avait frappe les ultra-revolutionnaires, mais pour affermir l'autorite, et pour ecraser les resistances qui arretaient son action. Aussi le vit-on depuis tendre constamment a un double but, se rendre toujours plus formidable, et concentrer de plus en plus le pouvoir dans ses mains. Collot, qui etait devenu l'orateur du gouvernement aux Jacobins, exprima de la maniere la plus energique la politique du comite. Dans un discours violent, ou il tracait a toutes les autorites la route nouvelle qu'elles devaient suivre, et le zele qu'elles devaient deployer dans leurs fonctions, il dit: "Les tyrans ont perdu leurs forces; leurs armees tremblent en presence des notres; deja quelques despotes cherchent a se retirer de la coalition. Dans cet etat, il ne leur reste qu'un espoir, ce sont les conspirations interieures. Il ne faut donc pas cesser d'avoir l'oeil ouvert sur les traitres. Comme nos freres, vainqueurs sur les frontieres, ayons tous nos armes en joue et faisons feu tous a la fois. Pendant que les ennemis exterieurs tomberont sous les coups de nos soldats, que les ennemis interieurs tombent sous les coups du peuple. Notre cause, defendue par la justice et l'energie, sera triomphante. La nature fait tout cette annee pour les republicains; elle leur promet une abondance double. Les feuilles qui poussent annoncent la chute des tyrans. Je vous le repete, citoyens, veillons au dedans, tandis que nos guerriers combattent au dehors; que les fonctionnaires charges de la surveillance publique redoublent de soins et de zele, qu'ils se penetrent bien de cette idee, qu'il n'y a peut-etre pas une rue, pas un carrefour ou il ne se trouve un traitre qui medite un dernier complot. Que ce traitre trouve la mort, et la mort la plus prompte! Si les administrateurs, si les fonctionnaires publics veulent trouver une place dans l'histoire, voici le moment favorable pour y songer. Le tribunal revolutionnaire s'y est assure deja une place marquee. Que toutes les administrations sachent imiter son zele et son inexorable energie; que les comites revolutionnaires surtout redoublent de vigilance et d'activite, et qu'ils sachent se soustraire aux sollicitations dont on les assiege, et qui les portent a une indulgence funeste a la liberte." Saint-Just fit a la convention un rapport formidable sur la police generale de la republique[3]. Il y repeta l'histoire fabuleuse de toutes les conspirations, il les montra comme le soulevement de tous les vices contre le regime austere de la republique; il dit que le gouvernement, loin de se ralentir, devait frapper sans cesse, jusqu'a ce qu'il eut immole tous les etres dont la corruption etait un obstacle a l'etablissement de la vertu. Il fit l'eloge accoutume de la severite, et chercha, comme on le faisait alors, par des figures de toute espece, a prouver que l'origine des grandes institutions devait etre terrible. "Que serait devenue, dit-il, une republique indulgente?... Nous avons oppose le glaive au glaive, et la republique est fondee. Elle est sortie du sein des orages: cette origine lui est commune avec le monde sorti du chaos, et avec l'homme qui pleure en naissant." [Note 3: 26 germinal an II (15 avril).] En consequence de ces maximes, Saint-Just proposa une mesure generale contre les ex-nobles. C'etait la premiere de ce genre qu'on eut rendue. Danton, l'annee precedente, avait, dans un moment de fougue, fait mettre tous les aristocrates hors la loi. Ce decret etant inexecutable par son etendue, on en rendit un autre, qui condamnait tous les suspects a la detention provisoire. Mais aucune loi directe contre les ex-nobles n'avait encore ete portee. Saint-Just les montra comme des ennemis irreconciliables de la revolution. "Quoi que vous fassiez, dit-il, vous ne pourrez jamais contenter les ennemis du peuple, a moins que vous ne retablissiez la tyrannie. Il faut donc qu'ils aillent chercher ailleurs l'esclavage et les rois. Ils ne peuvent faire de paix avec vous; vous ne parlez point la meme langue: vous ne vous entendrez jamais. Chassez-les donc! L'univers n'est point inhospitalier, et le salut public est parmi nous la supreme loi." Saint-Just proposa un decret qui bannissait tous les ex-nobles, tous les etrangers, de Paris, des places fortes, des ports maritimes, et qui mettait hors la loi ceux qui n'auraient pas obei au decret dans l'intervalle de dix jours. D'autres dispositions de ce projet faisaient un devoir a toutes les autorites de redoubler d'activite et de zele. La convention applaudit a la proposition comme elle faisait toujours, et la vota par acclamation. Collot-d'Herbois, le rapporteur du decret aux jacobins, ajouta ses figures a celles de Saint-Just. "Il faut, dit-il, faire eprouver au corps politique la sueur immonde de l'aristocratie; plus il aura transpire, mieux il se portera." On vient de voir ce que fit le comite pour manifester l'energie de sa politique; voici ce qu'il ajouta pour la concentration toujours plus grande du pouvoir. D'abord il prononca le licenciement de l'armee revolutionnaire. Cette armee, imaginee par Danton, avait d'abord ete utile pour faire executer les volontes de la convention, lorsqu'il existait encore des restes de federalisme; mais etant devenue le centre de ralliement de tous les perturbateurs et de tous les aventuriers, ayant servi de point d'appui aux derniers demagogues, il etait necessaire de la disperser. Le gouvernement d'ailleurs, etant aveuglement obei, n'avait plus besoin de ces satellites pour faire executer ses ordres. En consequence elle fut licenciee par decret. Le comite proposa ensuite l'abolition des Differens[1] ministeres. Des ministres etaient des puissances qui avaient encore trop d'importance, a cote des membres du comite de salut public. Ou ils laissaient tout faire au comite, et alors ils etaient inutiles; ou bien ils voulaient agir, et alors ils etaient des concurrens[1] importuns. L'exemple de Bouchotte, qui, dirige par Vincent, avait suscite tant d'embarras au comite, etait un exemple assez instructif. En consequence les ministeres furent abolis. A leur place, on institua les douze commissions suivantes: 1. Commission des administrations civiles, police et tribunaux; 2. Commission de l'instruction publique; 3. Commission de l'agriculture et des arts; 4. Commission du commerce et des approvisionnemens[1]; 5. Commission des travaux publics; 6. Commission des secours publics; 7. Commission des transports, postes et messageries; 8. Commission des finances; 9. Commission de l'organisation et du mouvement des armees de terre; 10. Commission de la marine et des colonies; 11. Commission des armes, poudres et exploitations des mines; 12. Commission des relations exterieures. Ces commissions, dependantes du comite de salut public, n'etaient autre chose que les douze bureaux entre lesquels on avait partage le materiel de l'administration. Hermann, qui presidait le tribunal revolutionnaire pendant le proces de Danton, fut recompense de son zele par la qualite de chef de l'une de ces commissions. On lui donna la plus importante, celle _des administrations civiles, police et tribunaux_. D'autres mesures furent prises pour augmenter encore la centralisation du pouvoir. D'apres l'institution des comites revolutionnaires, il devait y en avoir un par chaque commune ou section de commune. Les communes rurales etant tres-nombreuses et peu populeuses, le nombre des comites etait trop grand, et leurs fonctions presque nulles. Leur composition d'ailleurs presentait un grand inconvenient. Les paysans etant fort revolutionnaires pour la plupart, mais illettres, les fonctions municipales etaient en general echues aux proprietaires retires dans leurs terres, et fort peu disposes a exercer leur pouvoir dans le sens du gouvernement; de cette maniere, la surveillance des campagnes, et surtout des chateaux, se faisait fort mal. Pour remedier a ce facheux etat des choses, on supprima les comites revolutionnaires des communes, et on ne maintint que ceux de district. Par ce moyen, la police en se concentrant devint plus active, et passa dans les mains des bourgeois des districts, presque tous fort jacobins, et fort jaloux de l'ancienne noblesse. Les jacobins etaient la societe principale, et la seule avouee par le gouvernement. Elle en avait constamment suivi les principes et les interets, et s'etait comme lui prononcee egalement contre les hebertistes et les dantonistes. Le comite de salut public aurait voulu qu'elle absorbat presque toutes les autres dans son sein, et qu'elle concentrat en elle-meme toute la puissance de l'opinion, comme il avait concentre en lui toute la puissance du gouvernement. Ce voeu flattait singulierement l'ambition des jacobins; et ils firent les plus grands efforts pour l'accomplir. Depuis que les assemblees de sections avaient ete reduites a deux par semaine, afin que le peuple put y assister et y faire triompher les motions revolutionnaires, les sections s'etaient formees en societes populaires. Le nombre de ces societes etait tres grand a Paris; il y en avait jusqu'a deux ou trois par section. Nous avons rapporte deja les plaintes dont elles etaient devenues l'objet. On disait que les aristocrates, c'est-a-dire les commis, les clercs de procureurs, mecontens[1] de la requisition, les anciens serviteurs de la noblesse, tous ceux enfin qui avaient quelque motif de resister au systeme revolutionnaire, se reunissaient dans ces societes, et y montraient l'opposition qu'ils n'osaient manifester aux Jacobins ou dans les sections. Le grand nombre de ces societes secondaires en empechait la surveillance, et on emettait la quelquefois des opinions qui n'auraient pas ose se produire ailleurs. Deja on avait propose de les abolir. Les jacobins n'avaient pas le droit de s'en occuper, et le gouvernement ne l'aurait pas pu sans paraitre gener la liberte de s'assembler et de deliberer en commun, liberte si preconisee a cette epoque, et reputee devoir etre sans limites. Sur la proposition de Collot, les jacobins deciderent qu'ils ne recevraient plus de deputation de la part des societes formees a Paris depuis le 10 aout, et que la correspondance ne leur serait plus continuee. Quant a celles qui avaient ete formees a Paris avant le 10 aout, et qui jouissaient de la correspondance, il fut decide qu'on ferait un rapport sur chacune d'elles, pour examiner si elles devaient conserver cet avantage. Cette mesure concernait particulierement les cordeliers, deja frappes dans leurs chefs, Ronsin, Vincent, Hebert, et regardes depuis comme suspects. Ainsi, toutes les societes sectionnaires etaient fletries par cette declaration, et les cordeliers allaient subir un rapport. L'effet qu'on esperait de cette mesure ne fut pas long-temps a se faire attendre. Toutes les societes sectionnaires, intimidees ou averties, vinrent l'une apres l'autre a la convention et aux jacobins declarer leur dissolution volontaire. Toutes felicitaient egalement la convention et les jacobins, et declaraient que, reunies dans l'interet public, elles se separaient volontairement, puisqu'on avait juge que leurs reunions nuisaient a la cause qu'elles voulaient servir. Des cet instant, il ne resta plus a Paris que la societe-mere des jacobins, et, dans les provinces, que les societes affiliees. A la verite, celle des cordeliers subsistait encore a cote de sa rivale. Creee jadis par Danton, ingrate envers son fondateur, et toute devouee depuis a Hebert, Ronsin et Vincent, elle avait inquiete un moment le gouvernement, et rivalise avec les jacobins. Il s'y reunissait encore les debris des bureaux de Vincent et de l'armee revolutionnaire. On ne pouvait pas la dissoudre; on fit le rapport qui la concernait. Il fut reconnu que depuis quelque temps elle ne correspondait que tres rarement et tres negligemment avec les jacobins, et que par consequent il etait pour ainsi dire inutile de lui conserver la correspondance. On proposa, a cette occasion, d'examiner s'il fallait a Paris plus d'une societe populaire. On osa meme dire qu'il faudrait etablir un seul centre d'opinion, et le placer aux Jacobins. La societe passa a l'ordre du jour sur toutes ces propositions, et ne decida pas meme si la correspondance serait accordee aux cordeliers. Mais ce club jadis celebre avait termine son existence: entierement abandonne, il ne comptait plus pour rien, et les jacobins resterent, avec le cortege de leurs societes affiliees, seuls maitres et regulateurs de l'opinion. Apres avoir centralise, si on peut le dire, l'opinion, on songea a en regulariser l'expression, a la rendre moins bruyante et moins incommode pour le gouvernement. La censure continuelle et la denonciation des fonctionnaires publics, magistrats, deputes, generaux, administrateurs, avait fait jusqu'alors la principale occupation des jacobins. Cette fureur de poursuivre et d'attaquer sans cesse les agens[1] de l'autorite avait eu ses inconveniens[1], mais aussi ses avantages tant qu'on avait pu douter de leur zele et de leurs opinions. Mais aujourd'hui que le comite s'etait vigoureusement empare du pouvoir, qu'il surveillait ses agens avec un grand soin, et les choisissait dans le sens le plus revolutionnaire, il ne pouvait plus long-temps permettre aux jacobins de se livrer a leurs soupcons accoutumes, et d'inquieter les fonctionnaires pour la plupart bien surveilles et bien choisis. C'eut ete meme un danger pour l'etat. C'est a l'occasion des generaux Charbonnier et Dagobert, calomnies tous les deux, tandis que l'un remportait des avantages sur les Autrichiens, et que l'autre expirait dans la Cerdagne, charge d'ans et de blessures, que Collot-d'Herbois se plaignit aux jacobins de cette maniere indiscrete de poursuivre les generaux et les fonctionnaires de toute espece. Suivant l'usage de tout rejeter sur les morts, il imputa cette fureur de denonciation aux restes de la faction Hebert, et engagea les jacobins a ne plus tolerer ces denonciations publiques, qui faisaient perdre, disait-il, un temps precieux a la societe, et qui deconsideraient les agens choisis par le gouvernement. En consequence, il proposa et fit instituer dans le sein de la societe un comite charge de recevoir les denonciations, et de les transmettre secretement au comite de salut public. De cette maniere, les denonciations devenaient moins incommodes et moins bruyantes, et au desordre demagogique commencait a succeder la regularite des formes administratives. Ainsi donc, se prononcer d'une maniere toujours plus energique contre les ennemis de la revolution, centraliser l'administration, la police et l'opinion, furent les premiers soins du comite, et les premiers fruits de la victoire remportee sur les partis. Sans doute, l'ambition commencait maintenant a avoir part a ces determinations, beaucoup plus que dans le premier moment de son existence, mais pas autant que le ferait supposer la grande masse de pouvoir qu'il s'etait acquise. Institue au commencement de la campagne de 1793, et au milieu de perils urgens[1], il avait recu son existence de la necessite seule. Une fois etabli, il avait pris successivement une plus grande part de pouvoir, suivant que l'exigeait le service de l'etat, et il etait ainsi arrive a la dictature meme. Sa position au milieu de cette dissolution universelle de toutes les autorites etait telle, qu'il ne pouvait pas reorganiser sans gagner du pouvoir, et faire bien sans y mettre de l'ambition. Ses dernieres mesures lui etaient profitables sans doute, mais elles etaient en elles-memes prudentes et utiles. La plupart meme lui avaient ete suggerees; car, dans une societe qui se reorganise, tout vient s'offrir et se soumettre a l'autorite creatrice. Mais il touchait au moment ou l'ambition allait regner seule, et ou l'interet de sa propre puissance allait remplacer celui de l'Etat. Tel est l'homme; il ne peut pas rester desinteresse longtemps, et il s'ajoute bientot lui-meme au but qu'il poursuit. Il restait au comite de salut public un dernier soin a prendre, celui qui preoccupe toujours les instituteurs d'une societe nouvelle, c'est la religion. Deja il s'etait occupe des idees morales en mettant _la probite, la justice, et toutes les vertus, a l'ordre du jour_, il lui restait a s'occuper des idees religieuses. Remarquons ici chez ces sectaires le singulier progres de leurs systemes. Quand il fallut detruire les girondins, ils virent en eux des moderes, des republicains faibles, ils parlerent d'energie patriotique et de _salut public_, et les immolerent a ces idees. Quand il se forma deux nouveaux partis, l'un brutal, extravagant, voulant tout renverser, tout profaner; l'autre indulgent, facile, ami des moeurs douces et des plaisirs, ils passerent des idees d'energie patriotique a celles d'ordre et de vertu; ils ne virent plus qu'une fatale moderation enervant les forces de la revolution; ils virent tous les vices souleves a la fois contre la severite du regime republicain; d'une part l'anarchie rejetant toute idee d'ordre, et de l'autre, la mollesse et la corruption rejetant toute idee de moeurs, le delire de l'esprit rejetant toute idee de Dieu; alors ils crurent voir la republique attaquee, comme la vertu, par toutes les mauvaises passions a la fois. Le mot de vertu fut partout; ils mirent la justice, la probite, a l'ordre du jour. Il leur restait a proclamer Dieu, l'immortalite de l'ame, toutes les croyances morales; il leur restait a faire une profession de foi solennelle, a declarer en un mot la religion de l'etat. Ils resolurent donc de rendre un decret a ce sujet. De cette maniere, ils opposaient aux anarchistes l'ordre, aux athees Dieu, aux corrompus les moeurs. Leur systeme de la vertu etait complet. Il mettaient surtout un grand prix a laver la republique des reproches d'impiete dont elle etait poursuivie dans toute l'Europe; ils voulaient dire ce qu'on dit toujours aux pretres qui vous accusent d'etre impies, parce qu'on ne croit pas a leurs dogmes: NOUS CROYONS EN DIEU. Ils avaient encore d'autres motifs de prendre une grande mesure a l'egard du culte. On avait aboli les ceremonies de la Raison; il fallait des fetes pour les jours de decade; et il importait, en songeant aux besoins moraux et religieux du peuple, de songer aussi a ses besoins d'imagination, et de lui donner des sujets de reunions publiques. D'ailleurs, le moment etait des plus favorables: la republique, victorieuse a la fin de la campagne precedente, commencait a l'etre encore au debut de celle-ci. Au lieu du denuement de moyens dans lequel elle se trouvait l'annee derniere, elle etait, par les soins de son gouvernement, pourvue des plus puissantes ressources militaires. De la crainte d'etre conquise, elle passait a l'espoir de conquerir; au lieu d'insurrections effrayantes, la soumission regnait partout. Enfin si, a cause des assignats et du _maximum_, il y avait encore de la gene dans la distribution interieure des produits, la nature semblait s'etre plu a combler la France de tous les biens, en lui accordant les plus belles recoltes. De toutes les provinces on annoncait que la moisson serait double, et mure un mois avant l'epoque accoutumee. C'etait donc le moment de prosterner cette republique sauvee, victorieuse et comblee de tous les dons, aux pieds de l'Eternel. L'occasion etait grande et touchante pour ceux de ces hommes qui croyaient; elle etait opportune pour ceux qui n'obeissaient qu'a des idees politiques. Remarquons une chose bien singuliere. Des sectaires pour lesquels il n'existait plus aucune convention humaine qui fut respectable; qui, grace a leur mepris extraordinaire pour tous les autres peuples, et a l'estime dont ils etaient remplis pour eux-memes, ne redoutaient aucune opinion, et ne craignaient pas de blesser celle du monde; qui, en fait de gouvernement, avaient tout reduit a l'absolu necessaire; qui n'avaient admis d'autre autorite que celle de quelques citoyens temporairement elus; qui avaient rejete toute hierarchie de classes; qui n'avaient pas craint d'abolir le plus ancien et le mieux enracine de tous les cultes, de tels sectaires s'arretaient devant deux idees, la morale et Dieu. Apres avoir rejete toutes celles dont ils croyaient pouvoir degager l'homme, ils restaient domines par l'empire de ces deux dernieres, et immolaient un parti a chacune. Si tous ne croyaient pas, tous cependant sentaient le besoin de l'ordre entre les hommes, et, pour appuyer cet ordre humain, ils comprenaient la necessite de reconnaitre dans l'univers un ordre general et intelligent. C'est la premiere fois, dans l'histoire du monde, que la dissolution de toutes les autorites laissait la societe en proie au gouvernement des esprits purement systematiques (car les Anglais croyaient a des traditions chretiennes), et ces esprits, qui avaient depasse toutes les idees recues, adoptaient, conservaient les idees de la morale et de Dieu. Cet exemple est unique dans les annales du monde; il est singulier, il est grand et beau; l'histoire doit s'arreter pour en faire la remarque. Robespierre fut rapporteur dans cette occasion solennelle, et lui seul devait l'etre d'apres la distribution des roles qui s'etait faite entre les membres du comite. Prieur, Robert-Lindet, Carnot, s'occupaient silencieusement de l'administration et de la guerre. Barrere faisait la plupart des rapports, particulierement ceux qui etaient relatifs aux operations des armees, et en general tous ceux qu'il fallait improviser. Le declamateur Collot-d'Herbois etait depeche dans les clubs et les reunions populaires, pour y porter les paroles du comite. Couthon, quoique paralytique, allait aussi partout, parlait a la convention, aux Jacobins, au peuple, et avait l'art d'interesser par ses infirmites, et par le ton paternel qu'il prenait en disant les choses les plus violentes. Billaud, moins mobile, s'occupait de la correspondance, et traitait quelquefois les questions de politique generale. Saint-Just, jeune, audacieux et actif, allait et venait des champs de bataille au comite; quand il avait imprime la terreur et l'energie aux armees, il revenait faire des rapports meurtriers contre les partis qu'il fallait envoyer a la mort. Robespierre enfin, leur chef a tous, consulte sur toutes les matieres, ne prenait la parole que dans les grandes occasions. Il traitait les hautes questions morales et politiques; on lui reservait ces beaux sujets, comme plus dignes de son talent et de sa vertu. Le role de rapporteur lui appartenait de droit dans la question qu'on allait traiter. Aucun ne s'etait prononce plus fortement contre l'atheisme, aucun n'etait aussi venere, aucun n'avait une aussi grande reputation de purete et de vertu, aucun enfin, par son ascendant et son dogmatisme, n'etait plus propre a cette espece de pontificat. Jamais occasion n'avait ete plus belle pour imiter ce Rousseau, dont il professait les opinions, et du style duquel il faisait une etude continuelle. Le talent de Robespierre s'etait singulierement developpe dans les longues luttes de la revolution. Cet etre froid et pesant commencait a bien improviser; et quand il ecrivait, c'etait avec purete, eclat et force. On retrouvait dans son style quelque chose de l'humeur apre et sombre de Rousseau, mais il n'avait pu se donner ni les grandes pensees, ni l'ame genereuse et passionnee de l'auteur d'_Emile_. Il partit a la tribune le 18 floreal (7 mai 1794), avec un discours soigneusement travaille. Une attention profonde lui fut accordee. "Citoyens, dit-il en debutant, c'est dans la prosperite que les peuples, ainsi que les particuliers, doivent pour ainsi dire se recueillir, pour ecouter dans le silence des passions la voix de la sagesse." Alors il developpe longuement le systeme adopte. La republique, suivant lui, c'est la vertu; et tous les adversaires qu'elle avait rencontres ne sont que les vices de tous genres souleves contre elle, et soudoyes par les rois. Les anarchistes, les corrompus, les athees, n'ont ete que les agens[1] de Pitt. "Les tyrans, ajoute-t-il, satisfaits de l'audace de leurs emissaires, s'etaient empresses d'etaler aux yeux de leurs sujets les extravagances qu'ils avaient achetees; et, feignant de croire que c'etait la le peuple francais, ils semblaient leur dire: Que gagnerez-vous a secouer notre joug? _Vous le voyez, les republicains ne valent pas mieux que nous!_" Brissot, Danton, Hebert, figurent alternativement dans le discours de Robespierre; et, pendant qu'il se livre contre ces pretendus ennemis de la vertu aux declamations de la haine, declamations deja fort usees, il excite peu d'enthousiasme. Mais bientot il abandonne cette partie du sujet, et s'eleve a des idees vraiment grandes et morales, exprimees avec talent. Il obtient alors des acclamations universelles. Il observe avec raison que ce n'est pas comme auteurs de systemes que les representans[1] de la nation doivent poursuivre l'atheisme et proclamer le deisme, mais comme des legislateurs, cherchant quels sont les principes les plus convenables a l'homme reuni en societe. "Que vous importent a vous, legislateurs, s'ecrie-t-il, que vous importent les hypotheses diverses par lesquelles certains philosophes expliquent les phenomenes de la nature? Vous pouvez abandonner tous ces objets a leurs disputes eternelles; ce n'est ni comme metaphysiciens, ni comme theologiens que vous devez les envisager: aux yeux du legislateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique, est la verite. L'idee de l'Etre supreme et de l'immortalite de l'ame est un rappel continuel a la justice; elle est donc sociale et republicaine.... Qui donc t'a donne, s'ecrie encore Robespierre, la mission d'annoncer au peuple que la Divinite n'existe pas? O toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie! quel avantage trouves-tu a persuader a l'homme qu'une force aveugle preside a ses destinees et frappe au hasard le crime et la vertu? que son ame n'est qu'un souffle leger qui s'eteint aux portes du tombeau? L'idee de son neant lui inspirera-t-elle des sentimens[1] plus purs et plus eleves que celle de son immortalite? Lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-meme, plus de devouement pour la patrie, plus d'audace a braver la tyrannie, plus de mepris pour la mort ou pour la volupte? Vous, qui regrettez un ami vertueux, vous aimez a penser que la plus belle partie de lui-meme a echappe au trepas! Vous, qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une epouse, etes-vous console par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussiere? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel a la justice eternelle! L'innocence sur l'echafaud fait palir le tyran sur son char de triomphe. Aurait-elle cet ascendant si le tombeau egalait l'oppresseur et l'opprime?..." Robespierre, s'attachant toujours a saisir le cote politique de la question, ajoute ces observations remarquables: "Prenons ici, dit-il, les lecons de l'histoire. Remarquons, je vous prie, comment les hommes qui ont influe sur la destinee des etats furent determines vers l'un ou l'autre des deux systemes opposes, par leur caractere personnel, et par la nature meme de leurs vues politiques. Voyez-vous avec quel art profond Cesar, plaidant dans le senat romain en faveur des complices de Catilina, s'egare dans une digression contre le dogme de l'immortalite de l'ame, tant ces idees lui paraissent propres a eteindre dans le coeur des juges l'energie de la vertu, tant la cause du crime lui parait liee a celle de l'atheisme! Ciceron, au contraire, invoquait contre les traitres et le glaive des lois et la foudre des dieux. Socrate mourant entretient ses amis de l'immortalite de l'ame. Leonidas, aux Thermopyles, soupant avec ses compagnons d'armes au moment d'executer le dessein le plus heroique que la vertu humaine ait jamais concu, les invite pour le lendemain a un autre banquet pour une vie nouvelle.... Caton ne balanca point entre Epicure et Zenon. Brutus et les illustres conjures qui partagerent ses perils et sa gloire appartenaient aussi a cette secte sublime des stoiciens, qui eut des idees si hautes de la dignite de l'homme, qui poussa si loin l'enthousiasme de la vertu, et qui n'outra que l'heroisme. Le stoicisme enfanta des emules de Brutus et de Caton jusque dans les siecles affreux qui suivirent la perte de la liberte romaine; le stoicisme sauva l'honneur de la nature humaine, degradee par les vices des successeurs de Cesar, et surtout par la patience des peuples." Au sujet de l'atheisme, Robespierre s'explique d'une maniere singuliere sur les encyclopedistes. "Cette secte, dit-il, en matiere de politique, resta toujours au-dessous des droits du peuple; en matiere de morale elle alla beaucoup au-dela de la destruction des prejuges religieux: ses coryphees declamaient quelquefois contre le despotisme, et ils etaient pensionnes par les despotes; ils faisaient tantot des livres contre la cour, et tantot des dedicaces aux rois, des discours pour les courtisans, et des madrigaux pour les courtisanes; ils etaient fiers dans leurs ecrits et rampans[1] dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zele l'opinion du materialisme, qui prevalut parmi les grands et parmi les beaux esprits; on lui doit en partie cette espece de philosophie pratique qui, reduisant l'egoisme en systeme, regarde la societe humaine comme une guerre de ruse, le succes comme la regle du juste et de l'injuste, la probite comme une affaire de gout ou de bienseance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits.... "Parmi ceux qui au temps dont je parle se signalerent dans la carriere des lettres et de la philosophie, un homme par l'elevation de son ame et la grandeur de son caractere, se montra digne du ministere de precepteur du genre humain: il attaqua la tyrannie avec franchise; il parla avec enthousiasme de la Divinite; son eloquence male et probe peignit en traits de feu les charmes de la vertu; elle defendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au coeur humain. La purete de sa doctrine, puisee dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mepris invincible pour les sophistes intrigans[1] qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persecution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah! s'il avait ete temoin de cette revolution dont il fut le precurseur, qui peut douter que son ame genereuse eut embrasse avec transport la cause de la justice et de l'egalite!" Robespierre s'attache ensuite a ecarter cette idee que le gouvernement, en proclamant le dogme de l'Etre supreme, travaille pour les pretres. Il s'exprime ainsi qu'il suit: "Qu'y a-t-il de commun entre les pretres et Dieu? Les pretres sont a la morale ce que les charlatans sont a la medecine. Combien le Dieu de la nature est different du Dieu des pretres! Je ne reconnais rien de si ressemblant a l'atheisme que les religions qu'ils ont faites. A force de defigurer l'Etre supreme, ils l'ont aneanti autant qu'il etait en eux: ils en ont fait tantot un globe de feu, tantot un boeuf, tantot un arbre, tantot un homme, tantot un roi. Les pretres ont cree un Dieu a leur image; ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable; ils l'ont traite comme jadis les maires du palais traiterent les descendans de Clovis pour regner en son nom et se mettre a sa place; ils l'ont relegue dans le ciel comme dans un palais, et ne l'ont appele sur la terre que pour demander, a leur profit, des dimes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance. Le veritable temple de l'Etre supreme c'est l'univers; son culte, la vertu; ses fetes, la joie d'un grand peuple rassemble sous ses yeux pour resserrer les noeuds de la fraternite universelle, et pour lui presenter l'hommage des coeurs sensibles et purs." Robespierre dit ensuite qu'il faut des fetes a un peuple. "L'homme, dit-il, est le plus grand objet qui soit dans la nature; et le plus magnifique de tous les spectacles, c'est celui d'un grand peuple assemble." En consequence il propose des plans de reunion pour tous les jours de decadis. Son rapport s'acheve au milieu des plus vifs applaudissemens. Il presente enfin le decret suivant, qui est adopte par acclamation: "Art. 1er. Le peuple francais reconnait l'existence de l'Etre supreme et l'immortalite de l'ame. "Art. 2. Il reconnait que le culte le plus digne de l'Etre supreme est la pratique des devoirs de l'homme." D'autres articles portent qu'il sera institue des fetes pour rappeler l'homme a la pensee de la Divinite et a la dignite de son etre. Elles emprunteront leurs noms des evenemens de la revolution, ou des vertus les plus utiles a l'homme. Outre les fetes du 14 juillet, du 10 aout, du 21 janvier et du 31 mai, la republique celebrera tous les jours de decadis les fetes suivantes:--a l'Etre supreme,--au genre humain,--au peuple francais,--aux bienfaiteurs de l'humanite,--aux martyrs de la liberte,--a la liberte et a l'egalite,--a la republique,--a la liberte du monde,--a l'amour de la patrie,--a la haine des tyrans et des traitres,--a la verite,--a la justice,--a la pudeur,--a la gloire,--a l'amitie,--a la frugalite,--au courage,--a la bonne foi,--a l'heroisme,--au desinteressement,--au stoicisme,--a l'amour,--a la foi conjugale,--a l'amour paternel,--a la tendresse maternelle,--a la piete filiale,--a l'enfance,--a la jeunesse,--a l'age viril,--a la vieillesse,--au malheur,--a l'agriculture,--a l'industrie,--a nos aieux,--a la posterite,--au bonheur. Une fete solennelle est ordonnee pour le 20 prairial, et le plan en est confie a David. Il faut ajouter que, dans ce decret, la liberte des cultes est proclamee de nouveau. A peine ce rapport est-il acheve, qu'il est livre a l'impression. Dans la meme journee la commune, les jacobins, en demandent la lecture, le couvrent d'applaudissemens, et deliberent d'aller en corps temoigner a la convention leurs remerciemens pour le _sublime_ decret qu'elle vient de rendre. On avait observe que les jacobins n'avaient pas pris la parole apres l'immolation des deux partis, et n'etaient pas alles feliciter le comite et la convention. Un membre leur en fait la remarque, et dit que l'occasion se presente de prouver l'union des jacobins avec un gouvernement qui deploie une si belle conduite. Une adresse est en effet redigee, et presentee a la convention par une deputation des jacobins. Cette adresse finit en ces termes: "Les jacobins viennent aujourd'hui vous remercier du decret solennel que vous avez rendu; ils viendront s'unir a vous dans la celebration de ce grand jour ou la fete a l'Etre supreme reunira de toutes les parties de la France les citoyens vertueux, pour chanter l'hymne de la vertu." Le president fait a la deputation une reponse pompeuse. "Il est digne, lui dit-il, d'une societe qui remplit le monde de sa renommee, qui jouit d'une si grande influence sur l'opinion publique, qui s'associa dans tous les temps a tout ce qu'il y eut de plus courageux parmi les defenseurs des droits de l'homme, de venir dans le temple des lois rendre hommage a l'Etre supreme." Le president poursuit, et apres un discours assez long sur le meme sujet, cede la parole a Couthon. Celui-ci prononce un discours vehement contre les athees, les corrompus, et fait un pompeux eloge de la societe; il propose, en ce jour solennel de joie et de reconnaissance, de rendre aux jacobins une justice qui leur est due depuis longtemps, c'est que, des l'ouverture de la revolution, ils n'ont pas cesse de bien meriter de la patrie. Cette proposition est adoptee au milieu des plus bruyans applaudissemens. On se separe dans des transports de joie, et dans une espece d'ivresse. Si la convention avait recu de nombreuses adresses apres la mort des hebertistes et des dantonistes, elle en recut bien davantage encore, apres le decret qui proclamait la croyance a l'Etre supreme. La contagion des idees et des mots est chez les Francais d'une rapidite extraordinaire. Chez un peuple prompt et communicatif, l'idee qui occupe quelques esprits est bientot l'idee qui les occupe tous: le mot qui est dans quelques bouches est bientot dans toutes. Les adresses arriverent encore de toutes parts, felicitant la convention de ses decrets sublimes, la remerciant d'avoir etabli la vertu, proclame l'Etre supreme, et rendu l'esperance a l'homme. Toutes les sections vinrent l'une apres l'autre exprimer les memes sentimens. La section Marat se presentant a la barre et s'adressant a la Montagne, lui dit: "Montagne bienfaisante! Sinai protecteur! recois aussi nos expressions de reconnaissance et de felicitation pour tous les decrets sublimes que tu lances chaque jour pour le bonheur du genre humain. De ton sein bouillonnant est sortie la foudre salutaire qui, en ecrasant l'atheisme, donne a tous les vrais republicains l'idee bien consolante de vivre libres, sous les yeux de l'Etre supreme, et dans l'attente de l'immortalite de l'ame. _Vive la convention! vive la republique! vive la Montagne!_" Toutes les adresses engageaient de nouveau la convention a conserver le pouvoir. Il en est une qui l'engageait meme a sieger jusqu'a ce que le regne de la vertu fut etabli dans la republique sur des bases imperissables. Des ce jour, les mots de _vertu_ et d'_Etre supreme_ furent dans toutes les bouches. Sur le frontispice des temples, ou l'on avait ecrit: _A la Raison_, on ecrivit: _A l'Etre supreme_. Les restes de Rousseau furent transportes au Pantheon. Sa veuve fut presentee a la convention et gratifiee d'une pension. Ainsi, le comite de salut public, triomphant de tous les partis, saisi de tous les pouvoirs, place a la tete d'une nation enthousiaste et victorieuse, proclamant le regne de la vertu et le dogme de l'Etre supreme, etait au sommet de sa puissance et au dernier terme de ses systemes. CHAPITRE XX. ETAT DE L'EUROPE AU COMMENCEMENT DE L'ANNEE 1794 (AN II).--PREPARATIFS UNIVERSELS DE GUERRE. POLITIQUE DE PITT. PLANS DES COALISES ET DES FRANCAIS.--ETAT DE NOS ARMEES DE TERRE ET DE MER; ACTIVITE ET ENERGIE DU GOUVERNEMENT POUR TROUVER ET UTILISER LES RESSOURCES.--OUVERTURE DE LA CAMPAGNE; OCCUPATION DES PYRENEES ET DES ALPES.--OPERATIONS DANS LES PAYS-BAS. COMBATS SUR LA SAMBRE ET SUR LA LYS.--VICTOIRE DE TURCOING.--FIN DE LA GUERRE DE LA VENDEE.--COMMENCEMENT DE LA GUERRE DES CHOUANS.--EVENEMENS DANS LES COLONIES.--DESASTRE DE SAINT-DOMINGUE.--PERTE DE LA MARTINIQUE.--BATAILLE NAVALE. L'hiver avait ete employe en Europe et en France a faire les preparatifs d'une nouvelle campagne. L'Angleterre etait toujours l'ame de la coalition, et poussait les puissances du continent a venir detruire, sur les bords de la Seine, une revolution qui l'effrayait et une rivale qui lui etait odieuse. L'implacable fils de Chatam avait fait cette annee des efforts immenses pour ecraser la France. Toutefois, ce n'etait pas sans obstacle qu'il avait obtenu du parlement des moyens proportionnes a ses vastes projets. Lord Stanhope, dans la chambre haute, Fox, Sheridan, dans la chambre basse, etaient toujours opposes au systeme de la guerre. Ils refusaient tous les sacrifices demandes par les ministres; ils ne voulaient accorder que ce qui etait necessaire a l'armement des cotes, et surtout ils ne pouvaient pas souffrir que l'on qualifiat cette guerre de _juste et necessaire_; elle etait, disaient-ils, inique, ruineuse; et punie de justes revers. Les motifs tires de l'ouverture de l'Escaut, des dangers de la Hollande, de la necessite de defendre la constitution britannique, etaient faux. La Hollande n'avait pas ete mise en peril par l'ouverture de l'Escaut, et la constitution britannique n'etait point menacee. Le but des ministres etait, selon eux, de detruire un peuple qui avait voulu devenir libre, et d'augmenter sans cesse leur influence et leur autorite personnelle, sous pretexte de resister aux machinations des jacobins francais. Cette lutte avait ete soutenue par des moyens iniques. On avait fomente la guerre civile et le massacre; mais un peuple brave et genereux avait dejoue les tentatives de ses adversaires par un courage et des efforts sans exemple. Stanhope, Fox, Sheridan, concluaient qu'une lutte pareille deshonorait et ruinait l'Angleterre. Ils se trompaient sous un rapport. L'opposition anglaise peut souvent reprocher a son ministere de faire des guerres injustes, mais jamais desavantageuses. Si la guerre faite a la France n'avait aucun motif de justice, elle avait des motifs de politique excellens, comme on va le voir, et l'opposition, trompee par des sentimens genereux, oubliait les avantages qui allaient en resulter pour l'Angleterre. Pitt feignait d'etre effraye des menaces de descente faites a la tribune de la convention; il pretendait que des paysans de Kent avaient dit: Voici les Francais qui vont nous apporter les droits de l'homme. Il s'autorisait de ces propos (payes, dit-on, par lui-meme) pour pretendre que la constitution etait menacee; il avait denonce les societes constitutionnelles de l'Angleterre, devenues un peu plus actives par l'exemple des clubs de France, et il soutenait qu'elles voulaient etablir une convention sous pretexte d'une reforme parlementaire. En consequence il demanda la suspension de l'_habeas corpus_, la saisie des papiers de ces societes, et la mise en accusation de quelques-uns de leurs membres. Il demanda en outre la faculte d'enroler des volontaires, et de les entretenir au moyen des _benevolences_ ou souscriptions, d'augmenter l'armee de terre et la marine, de solder un corps de quarante mille etrangers, Francais emigres ou autres. L'opposition fit une vive resistance; elle soutint que rien ne motivait la suspension de la plus precieuse des libertes anglaises; que les societes accusees deliberaient en public, que leurs voeux hautement exprimes ne pouvaient etre des conspirations, que ces voeux etaient ceux de toute l'Angleterre, puisqu'ils se bornaient a la reforme parlementaire; que l'augmentation demesuree de l'armee de terre etait un danger pour le peuple anglais; que si les volontaires pouvaient etre armes par souscription, il deviendrait loisible au ministre de lever des armees sans l'autorisation du parlement; que la solde d'un aussi grand nombre d'etrangers etait ruineuse, et qu'elle n'avait d'autre but que de payer les Francais traitres a leur patrie; Malgre les remontrances de l'opposition, qui n'avait jamais ete ni plus eloquente, ni moins nombreuse, car elle ne comptait pas plus de trente ou quarante voix, Pitt obtint tout ce qu'il voulut, et fit sanctionner tous les bills qu'il avait presentes. Aussitot que ses demandes furent accordees, il fit doubler les milices; il porta l'armee de terre a soixante mille hommes, celle de mer a quatre-vingt mille; il organisa de nouveaux corps d'emigres, et fit mettre en accusation plusieurs membres des societes constitutionnelles. Le jury anglais, garantie plus solide que le parlement, acquitta les prevenus; mais peu importait a Pitt, qui avait maintenant dans les mains tous les moyens de reprimer le moindre mouvement politique, et de deployer une puissance colossale en Europe. C'etait le moment de profiter de cette guerre universelle pour accabler la France, pour ruiner a jamais sa marine, et lui enlever ses colonies; resultat beaucoup plus sur et plus desirable aux yeux de Pitt que la repression de quelques doctrines politiques et religieuses. Il avait reussi l'annee precedente a armer contre la France les deux puissances maritimes qui auraient toujours du lui rester alliees, l'Espagne et la Hollande; il s'attachait a les maintenir dans leur erreur politique, et a en tirer le plus grand parti contre la marine francaise. L'Angleterre pouvait faire sortir de ses ports au moins cent vaisseaux de ligne, l'Espagne quarante, la Hollande vingt, sans compter encore une multitude de fregates. Comment la France, avec les cinquante ou soixante vaisseaux qui lui restaient depuis l'incendie de Toulon, pouvait-elle resister a de telles forces? Aussi, quoiqu'on n'eut pas livre encore un seul combat naval, le pavillon anglais dominait sur la Mediterranee, sur l'Ocean atlantique et la mer des Indes. Dans la Mediterranee, les escadres anglaises menacaient les puissances italiennes qui voulaient rester neutres, bloquaient la Corse pour nous l'enlever, et attendaient le moment de debarquer des troupes et des munitions dans la Vendee. En Amerique, elles entouraient nos Antilles, et cherchaient a profiter des affreuses discordes qui regnaient entre les blancs, les mulatres et les noirs, pour s'en emparer. Dans la mer des Indes, elles achevaient l'etablissement de la puissance britannique, et la ruine de Pondichery. Avec une campagne encore, notre commerce etait detruit, quelque fut le sort de nos armes sur le continent. Ainsi rien n'etait plus politique que la guerre faite par Pitt a la France, et l'opposition avait tort de la critiquer sous le rapport de l'utilite. Elle n'aurait eu raison que dans un cas, et ce cas ne s'est pas realise encore; si la dette anglaise, continuellement accrue, et devenue aujourd'hui enorme, est reellement au-dessus de la richesse du pays et doit s'abimer un jour, l'Angleterre aura excede ses moyens, et aura eu tort de lutter pour un empire qui lui aura coute ses forces. Mais c'est la un mystere de l'avenir. Pitt ne se refusait aucune violence pour augmenter ses moyens et aggraver les maux de la France. Les Americains, heureux sous Washington, parcouraient librement les mers, et commencaient a faire ce vaste commerce de transport qui les a enrichis pendant les longues guerres du continent. Les escadres anglaises arretaient les navires americains, et enlevaient les matelots de leurs equipages. Plus de cinq cents vaisseaux avaient deja subi cette violence, et c'etait l'objet de vives et jusqu'alors inutiles reclamations de la part du gouvernement americain. Ce n'est pas tout encore: a la faveur de la neutralite, les Americains, les Danois, les Suedois, frequentaient nos ports, y apportaient des secours en grains que la disette rendait extremement precieux, beaucoup d'objets necessaires a la marine, et emportaient en retour les vins et les autres produits que le sol de la France fournit au monde. Grace a cet intermediaire des neutres, le commerce n'etait pas entierement interrompu, et on avait pourvu aux besoins les plus indispensables de la consommation. L'Angleterre, considerant la France comme une place assiegee qu'il fallait affamer et reduire au desespoir, voulait porter atteinte a ces droits des neutres, et venait d'adresser aux cours du Nord des notes pleines de sophismes, pour obtenir une derogation au droit des gens. Pendant que l'Angleterre employait ces moyens de toute espece, elle avait toujours quarante mille hommes dans les Pays-Bas, sous les ordres du duc d'York; lord Moira, qui n'avait pu arriver a temps vers Granville, mouillait a Jersey avec son escadre et dix mille hommes de debarquement; enfin la tresorerie anglaise tenait des fonds a la disposition de toutes les puissances belligerantes. Sur le continent, le zele n'etait pas aussi grand. Les puissances qui n'avaient pas a la guerre le meme interet que l'Angleterre, et qui ne la faisaient que pour de pretendus principes, n'y mettaient ni la meme ardeur, ni la meme activite. L'Angleterre s'efforcait de les ranimer toutes. Elle tenait toujours la Hollande sous son joug au moyen du prince d'Orange, et l'obligeait a fournir son contingent dans l'armee coalisee du Nord. Ainsi cette malheureuse nation avait ses vaisseaux et ses regimens au service de sa plus redoutable ennemie, et contre sa plus sure alliee. La Prusse, malgre le mysticisme de son roi, etait fort desabusee des illusions dont on l'avait nourrie depuis deux ans. La retraite de Champagne en 1792, et celle des Vosges en 1793, n'avaient rien eu d'encourageant pour elle. Frederic-Guillaume, qui venait d'epuiser son tresor, d'affaiblir son armee pour une guerre qui ne pouvait avoir aucun resultat favorable a son royaume, et qui pouvait servir tout au plus la maison d'Autriche, aurait voulu y renoncer. Un objet d'ailleurs beaucoup plus interessant pour lui l'appelait au Nord: c'etait la Pologne qui se mettait en mouvement, et dont les membres epars tendaient a se rejoindre. L'Angleterre, le surprenant au milieu de ces incertitudes, l'engagea a continuer la guerre par le moyen tout-puissant de son or. Elle conclut a La Haye, en son nom et en celui de la Hollande, un traite par lequel la Prusse s'obligeait a fournir soixante-deux mille quatre cents hommes a la coalition. Cette armee devait avoir pour chef un Prussien, et ses conquetes futures devaient appartenir en commun aux deux puissances maritimes, l'Angleterre et la Hollande. En retour, ces deux puissances promettaient de fournir cinquante mille livres sterling par mois a la Prusse pour l'entretien de ses troupes, et de lui payer de plus le pain et le fourrage; outre cette somme, elles accordaient encore trois cent mille livres sterling, pour les premieres depenses d'entree en campagne, et cent mille pour le retour dans les etats prussiens. A ce prix, la Prusse continua la guerre impolitique qu'elle avait commencee. La maison d'Autriche n'avait plus rien a empecher en France, puisque la reine, epouse de Louis XVI, avait expire sur l'echafaud. Elle devait, moins qu'aucun autre pays, redouter la contagion de la revolution, puisque trente ans de discussions politiques n'ont pas encore eveille les esprits chez elle. Elle ne nous faisait donc la guerre que par vengeance, engagement pris, et desir de gagner quelques places dans les Pays-Bas; peut-etre aussi par le fol et vague espoir d'avoir une partie de nos provinces. Elle y mettait plus d'ardeur que la Prusse, mais pas beaucoup plus d'activite reelle, car elle ne fit que completer et reorganiser ses regimens, sans en augmenter le nombre. Une grande partie de ses troupes etait en Pologne, car elle avait, comme la Prusse, un puissant motif de regarder en arriere et de songer a la Vistule autant qu'au Rhin. Les Gallicies ne l'occupaient pas moins que la Belgique et l'Alsace. La Suede et le Danemarck gardaient une sage neutralite, et repondaient aux sophismes de l'Angleterre, que le droit public etait immuable, qu'il n'y avait aucune raison d'y manquer envers la France, et d'etendre a tout un pays les lois du blocus, lois applicables seulement a une place assiegee; que les vaisseaux danois et suedois etaient bien recus en France, qu'ils n'y trouvaient pas des barbares, comme on le disait, mais un gouvernement qui faisait droit aux demandes des etrangers commercans, et qui avait pour eux tous les egards dus aux nations avec lesquelles il etait en paix; qu'il n'y avait donc aucune raison d'interrompre des relations avantageuses. En consequence, bien que Catherine, toute disposee en faveur des projets des Anglais, semblat se prononcer contre les droits des nations neutres, la Suede et le Danemarck persisterent dans leurs resolutions, garderent une neutralite prudente et ferme, et firent un traite par lequel les deux pays s'engageaient a maintenir les droits des neutres, et a faire observer la clause du traite de 1780, laquelle fermait la mer Baltique aux vaisseaux armes des puissances qui n'avaient aucun port dans cette mer. La France pouvait donc esperer de recevoir encore les grains du Nord, et les bois et chanvres necessaires a sa marine. La Russie, affectant toujours beaucoup d'indignation contre la revolution francaise, et donnant de grandes esperances aux emigres, ne songeait qu'a la Pologne, et n'abondait si fort dans la politique des Anglais que pour obtenir leur adhesion a la sienne. C'est la ce qui explique le silence de l'Angleterre sur un evenement aussi grand que la disparition d'un royaume de la scene politique. Dans ce moment de spoliation generale, ou l'Angleterre recueillait une si grande part d'avantages dans le midi de l'Europe et sur toutes les mers, il lui convenait peu de parler le langage de la justice aux copartageans de la Pologne. Ainsi la coalition, qui accusait la France d'etre tombee dans la barbarie, commettait au Nord le brigandage le plus audacieux que se soit jamais permis la politique, en meditait un pareil sur la France, et contribuait a detruire pour jamais la liberte des mers. Les princes allemands suivaient l'impulsion de la maison d'Autriche. La Suisse, protegee par ses montagnes, et dispensee par ses institutions de se croiser pour la cause des monarchies, persistait a ne prendre aucun parti, et couvrait de sa neutralite nos provinces de l'Est, les moins defendues de toutes. Elle faisait sur le continent ce que les Americains, les Suedois et les Danois, faisaient sur mer; elle rendait au commerce francais les memes services, et en recueillait la meme recompense. Elle nous donnait des chevaux dont nos armees avaient besoin, des bestiaux qui nous manquaient depuis que la guerre avait ravage les Vosges et la Vendee; elle exportait les produits de nos manufactures, et devenait ainsi l'intermediaire du commerce le plus avantageux. Le Piemont continuait la guerre, sans doute avec regret; mais il ne pouvait consentir a mettre bas les armes, apres avoir perdu deux provinces, la Savoie et Nice, a ce jeu sanglant et maladroit. Les puissances italiennes voulaient etre neutres, mais elles etaient fort inquietees dans ce projet. La republique de Genes avait vu les Anglais commettre dans son port un acte indigne, un veritable attentat au droit des gens. Ils s'etaient empares d'une fregate francaise qui mouillait a l'abri de la neutralite generale, et en avaient massacre l'equipage. La Toscane avait ete obligee de renvoyer le resident francais. Naples, qui avait reconnu la republique lorsque les escadres francaises menacaient ses rivages, faisait de grandes demonstrations contre elle depuis que le pavillon anglais s'etait deploye dans la Mediterranee, et promettait dix-huit mille hommes de secours au Piemont. Rome, heureusement impuissante, nous maudissait, et laissait egorger dans ses murs l'agent francais Basseville. Venise enfin, quoique peu flattee du langage demagogique de la France, ne voulait nullement s'engager dans une guerre, et, a la faveur de sa position eloignee, esperait garder la neutralite. La Corse etait prete a nous echapper depuis que Paoli s'etait declare pour les Anglais; il ne nous restait plus, dans cette ile, que Bastia et Calvi. L'Espagne, la moins coupable de tous nos ennemis, continuait une guerre impolitique, et persistait a commettre la meme faute que la Hollande. Les pretendus devoirs des trones, les victoires de Ricardos et l'influence anglaise la deciderent a essayer encore d'une campagne, quoiqu'elle fut fort epuisee, qu'elle manquat de soldats, et surtout d'argent. Le celebre Alcudia fit disgracier d'Aranda pour avoir conseille la paix. La politique avait donc peu change depuis l'annee precedente. Interets, erreurs, fautes et crimes, etaient, en 1794, les memes qu'en 1793. L'Angleterre seule avait augmente ses forces. Les coalises possedaient toujours dans les Pays-Bas cent cinquante mille hommes, Autrichiens, Allemands, Hollandais et Anglais. Vingt-cinq ou trente mille Autrichiens etaient a Luxembourg; soixante-cinq mille Prussiens et Saxons aux environs de Mayence. Cinquante mille Autrichiens, meles de quelques emigres, bordaient le Rhin, de Manheim a Bale. L'armee piemontaise etait toujours de quarante mille hommes et de sept ou huit mille Autrichiens auxiliaires. L'Espagne avait fait quelques recrues pour recomposer ses bataillons, et avait demande des secours pecuniaires au clerge; mais son armee n'etait pas plus considerable que l'annee precedente, et se bornait toujours aune soixantaine de mille hommes, repartis entre les Pyrenees occidentales et orientales. C'est au Nord que l'on se proposait de nous porter les coups les plus decisifs, en s'appuyant sur Conde, Valenciennes et le Quesnoy. Le celebre Mack avait redige a Londres un plan duquel on esperait de grands resultats. Cette fois, le tacticien allemand, se montrant un peu plus hardi, avait fait entrer dans son projet une marche sur Paris. Malheureusement, il etait trop tard pour deployer de la hardiesse, car les Francais ne pouvaient plus etre surpris, et leurs forces etaient immenses. Le plan consistait a prendre encore une place, celle de Landrecies, de se grouper en force sur ce point, d'amener les Prussiens des Vosges vers la Sambre, et de marcher en avant en laissant deux corps sur les ailes, l'un en Flandre, l'autre sur la Sambre. En meme temps, lord Moira devait debarquer des troupes dans la Vendee, et aggraver nos dangers par une double marche sur Paris. Prendre Landrecies quand on avait Valenciennes, Conde et le Quesnoy, etait un soin pueril; couvrir ses communications vers la Sambre etait fort sage; mais placer un corps pour garder la Flandre etait fort inutile, quand il s'agissait de former une masse puissante d'invasion: amener les Prussiens sur la Sambre etait fort douteux, comme nous le verrons; enfin, la diversion dans la Vendee etait depuis un an devenue impossible, car la grande Vendee avait peri. On va voir, par la comparaison du projet avec l'evenement, la vanite de ces plans ecrits a Londres[4]. [Note 4: Ceux qui voudront lire la meilleure discussion politique et militaire sur ce sujet, n'ont qu'a chercher le memoire critique ecrit par le general Jomini sur cette campagne, et joint a sa grande Histoire des guerres de la revolution.] La coalition n'avait pas, disons-nous, deploye de grandes ressources. Il n'y avait dans ce moment que trois puissances vraiment actives en Europe, l'Angleterre, la Russie et la France. La raison en est simple: l'Angleterre voulait envahir les mers, la Russie s'assurer la Pologne, et la France sauver son existence et sa liberte. Il n'y avait d'energiques que ces trois grands interets; il n'y avait de noble que celui de la France; et elle deploya pour cet interet les plus grands efforts dont l'histoire fasse mention. La requisition permanente, decretee au mois d'aout de l'annee precedente, avait deja procure des renforts aux armees, et contribue aux succes qui terminerent la campagne; mais cette grande mesure ne devait produire tous ses effets que dans la campagne suivante. Grace a ce mouvement extraordinaire, douze cent mille hommes avaient quitte leurs foyers, et couvraient les frontieres, ou remplissaient les depots de l'interieur. On avait commence l'embrigadement de ces nouvelles troupes. On reunissait un bataillon de ligne avec deux bataillons de la nouvelle levee, et on formait ainsi d'excellens regimens. On avait deja organise sur ce plan sept cent mille hommes, envoyes aussitot sur les frontieres et dans les places. Il y en avait, les garnisons comprises, deux cent cinquante mille au Nord, quarante dans les Ardennes, deux cents sur le Rhin et la Moselle, cent aux Alpes, cent vingt aux Pyrenees, et quatre-vingts depuis Cherbourg jusqu'a La Rochelle. Les moyens pour les equiper n'avaient ete ni moins prompts, ni moins extraordinaires que pour les reunir. Les manufactures d'armes etablies a Paris et dans les provinces eurent bientot atteint le degre d'activite qu'on voulait leur donner, et produit des quantites etonnantes de canons, de fusils et de sabres. Le comite de salut public, profitant habilement du caractere francais, avait su mettre a la mode la fabrication du salpetre. Deja, l'annee precedente, il avait ordonne la visite des caves pour en extraire la terre salpetree. Bientot il fit mieux; il redigea une instruction, modele de simplicite et de clarte, pour apprendre a tous les citoyens a lessiver eux-memes la terre des caves. Il paya en outre quelques ouvriers chimistes pour leur enseigner la manipulation. Bientot ce gout s'introduisit; on se transmit les instructions qu'on avait recues, et chaque maison fournit quelques livres de ce sel precieux. Des quartiers de Paris se reunissaient pour apporter en pompe a la convention et aux Jacobins le salpetre qu'ils avaient fabrique. On imagina une fete dans laquelle chacun venait deposer ses offrandes sur l'autel de la patrie. On donnait a ce sel des formes emblematiques; on lui prodiguait toutes sortes d'epithetes: on l'appelait _sel vengeur, sel liberateur_. Le peuple s'en amusait, mais il en produisait des quantites considerables, et le gouvernement avait atteint son but. Un peu de desordre se melait naturellement a tout cela. Les caves etaient creusees, et la terre, apres avoir ete lessivee, gisait dans les rues quelle embarrassait et degradait. Un arrete du comite de salut public mit un terme a cet abus, et les terres lessivees furent replacees dans les caves. Les salins manquaient; le comite ordonna que toutes les herbes qui n'etaient employees ni a la nourriture des animaux, ni aux usages domestiques ou ruraux, seraient de suite brulees, pour servir a l'exploitation du salpetre ou etre converties en salins. Le gouvernement eut l'art d'introduire encore une autre mode non moins avantageuse. Il etait plus facile de lever des hommes et de fabriquer des armes que de trouver des chevaux: l'artillerie et la cavalerie en manquaient. La guerre les avait rendus rares; le besoin et le rencherissement general de toutes choses en augmentaient beaucoup le prix. Il fallut recourir au grand moyen des requisitions, c'est-a-dire prendre de force ce qu'un besoin indispensable exigeait. On leva dans chaque canton un cheval sur vingt-cinq, en le payant neuf cents francs. Cependant, quelque puissante que soit la force, la bonne volonte est plus efficace encore. Le comite imagina de se faire offrir un cavalier tout equipe par les jacobins. L'exemple fut alors suivi partout. Communes, clubs, sections, s'empressaient d'offrir a la republique ce qu'on appela des _cavaliers jacobins_, tous parfaitement montes et equipes. On avait des soldats, il fallait des officiers. Le comite agit ici avec sa promptitude ordinaire. "La revolution, dit Barrere, doit tout hater pour ses besoins. La revolution est a l'esprit humain ce que le soleil de l'Afrique est a la vegetation." On retablit l'ecole de Mars; des jeunes gens, choisis dans toutes les provinces, se rendirent a pied et militairement, a Paris. Campes sous des tentes, au milieu de la plaine des Sablons, ils devaient s'y instruire rapidement dans toutes les parties de l'art de la guerre, et se repandre ensuite dans les armees. Des efforts non moins grands etaient faits pour recomposer notre marine. Elle etait, en 1789, de cinquante vaisseaux et d'autant de fregates. Les desordres de la revolution et les malheurs de Toulon l'avaient reduite a une cinquantaine de batimens, dont trente au plus pouvaient etre mis en mer. Ce qui manquait surtout, c'etaient les equipages et les officiers. La marine exigeait des hommes experimentes; et tous les hommes experimentes etaient incompatibles avec la revolution. La reforme operee dans les etats-majors de l'armee de terre, etait donc plus inevitable encore dans les etats-majors de l'armee de mer, et devait y causer une bien plus grande desorganisation. Les deux ministres Monge et d'Albarade avaient succombe a ces difficultes, et avaient ete renvoyes. Le comite resolut encore ici l'emploi des moyens extraordinaires. Jean-Bon-Saint-Andre et Prieur (de la Marne) furent envoyes a Brest avec les pouvoirs accoutumes des commissaires de la convention. L'escadre de Brest, apres avoir peniblement croise, pendant quatre mois, le long des cotes de l'Ouest, pour empecher les communications des Vendeens avec les Anglais, s'etait revoltee, par suite de ses longues souffrances. A peine fut-elle rentree, que l'amiral Morard de Gales fut arrete par les representans, et rendu responsable des desordres de l'escadre. Les equipages furent entierement decomposes, et reorganises a la maniere prompte et violente des jacobins. Des paysans, qui n'avaient jamais navigue, furent places a bord des vaisseaux de la republique, pour manoeuvrer contre les vieux matelots anglais; on eleva de simples officiers aux plus hauts grades, et le capitaine de vaisseau Villaret-Joyeuse fut promu au commandement de l'escadre. En un mois de temps une flotte de trente vaisseaux se trouva prete a appareiller; elle sortit pleine d'enthousiasme, et aux acclamations du peuple de Brest, non pas, il est vrai, pour aller braver les formidables escadres de l'Angleterre, de la Hollande et de l'Espagne, mais pour proteger un convoi de deux cents voiles, apportant d'Amerique une quantite considerable de grains, et pour se battre a outrance si le salut du convoi l'exigeait. Pendant ce temps, Toulon etait le theatre de creations non moins rapides. On reparait les vaisseaux echappes a l'incendie, on en construisait de nouveaux. Les frais etaient pris sur les proprietes des Toulonnais qui avaient contribue a livrer leur port aux ennemis. A defaut des grandes flottes qui etaient en reparation, une multitude de corsaires couvraient la mer, et faisaient des prises considerables. Une nation hardie et courageuse, a qui les moyens de faire la guerre d'ensemble manquent, peut toujours recourir a la guerre de detail, et y deployer son intelligence et sa valeur; elle fait sur terre la guerre des partisans, et sur mer celle des corsaires. Au rapport de lord Stanhope, nous avions, de 1793 a 1794, pris quatre cent dix batimens, tandis que les Anglais ne nous en avaient pris que trois cent seize. Le gouvernement ne renoncait donc pas a retablir nos forces, meme sur mer. De si prodigieux travaux devaient porter leurs fruits, et nous allions recueillir en 1794 le prix des efforts de 1793. La campagne s'ouvrit d'abord sur les Pyrenees et les Alpes. Peu active aux Pyrenees occidentales, elle devait l'etre davantage sur les Pyrenees orientales, ou les Espagnols avaient conquis la ligne du Tech, et occupaient encore le fameux camp du Boulou. Ricardos etait mort, et cet habile general avait ete remplace par un de ses lieutenans, le comte de La Union, excellent soldat, mais chef mediocre. N'ayant pas recu encore les nouveaux renforts qu'il attendait, La Union songeait tout au plus a garder le Boulou. Les Francais etaient commandes par le brave Dugommier, le vainqueur de Toulon. Une partie du materiel et des troupes qui lui servirent a prendre cette place, avaient ete transportes devant Perpignan, tandis que les nouvelles recrues s'organisaient sur les derrieres. Dugommier pouvait mettre trente-cinq mille hommes en ligne, et profiter du mauvais etat ou se trouvaient actuellement les Espagnols. Dagobert, toujours ardent malgre son age, proposait un plan d'invasion par la Cerdagne, qui, portant les Francais au-dela des Pyrenees, et sur les derrieres de l'armee espagnole, aurait oblige celle-ci a retrograder. On prefera d'essayer d'abord l'attaque du camp de Boulou, et Dagobert, qui etait avec sa division dans la Cerdagne, dut attendre le resultat de cette attaque. Le camp de Boulou, place sur les bords du Tech, et adosse aux Pyrenees, avait pour issue la chaussee de Bellegarde, qui forme la grande route de France en Espagne. Dugommier, au lieu d'aborder de front les positions ennemies, qui etaient tres bien fortifiees, songea a penetrer par quelque moyen entre le Boulou et la chaussee de Bellegarde, de maniere a faire tomber le camp espagnol. Tout lui reussit a merveille. La Union avait porte le gros de ses forces a Ceret, et avait laisse les hauteurs de Saint-Christophe, qui dominent le Boulou, mal gardees. Dugommier passa le Tech, jeta une partie de ses forces vers Saint-Christophe, attaqua avec le reste le front des positions espagnoles, et, apres un combat assez vif, resta maitre des hauteurs. Des ce moment, le camp n'etait plus tenable, il fallait se retirer par la chaussee de Bellegarde; mais Dugommier s'en empara, et ne laissa plus aux Espagnols qu'une route etroite et difficile a travers le col de Porteil. Leur retraite se changea bientot en deroute. Charges avec a-propos et vivacite, ils s'enfuirent en desordre, et nous laisserent quinze cents prisonniers, cent quarante pieces de canon, huit cents mulets charges de leurs bagages, et des effets de campement pour vingt mille hommes. Cette victoire, remportee au milieu de floreal (commencement de mai), nous rendit le Tech, et nous porta au-dela des Pyrenees. Dugommier bloqua aussitot Collioure, Port-Vendre et Saint-Elme, pour les reprendre aux Espagnols. Pendant cette importante victoire, le brave Dagobert, atteint d'une fievre, achevait sa longue et glorieuse carriere. Ce noble vieillard, age de 76 ans, emporta les regrets et l'admiration de l'armee. Rien n'etait plus brillant que notre debut aux Pyrenees orientales; du cote des Pyrenees occidentales, nous enlevames la vallee de Bastan, et ces triomphes sur les Espagnols que nous n'avions pas encore vaincus jusqu'alors, exciterent une joie universelle. Du cote des Alpes, il nous restait toujours a etablir notre ligne de defense sur la grande chaine. Vers la Savoie, nous avions, l'annee precedente, rejete les Piemontais dans les vallees du Piemont, mais il nous restait a prendre les postes du petit Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Du cote de Nice, l'armee d'Italie campait toujours en presence de Saorgio, sans pouvoir forcer ce formidable camp des Fourches. Le general Dugommier avait ete remplace par le vieux Dumerbion, brave, mais presque toujours malade de la goutte. Heureusement, il se laissait entierement diriger par le jeune Bonaparte, qui, comme on l'a vu, avait decide la prise de Toulon en conseillant l'attaque du _Petit-Gibraltar_. Ce service avait valu a Bonaparte le grade de general de brigade, et une grande consideration dans l'armee. Apres avoir observe les positions ennemies, et reconnu l'impossibilite d'enlever le camp des Fourches, il fut frappe d'une idee aussi heureuse que celle qui rendit Toulon a la republique. Saorgio est place dans la vallee de la Roya. Parallelement a cette vallee se trouve celle d'Oneille, dans laquelle coule la Taggia. Bonaparte imagina de jeter une division de quinze mille hommes dans la vallee d'Oneille, de faire remonter cette division jusqu'aux sources du Tanaro, de la porter ensuite jusqu'au mont Tanarello, qui borde la Roya superieure, et d'intercepter ainsi la chaussee de Saorgio, entre le camp des Fourches et le col de Tende. Par ce moyen, le camp des Fourches, isole des grandes Alpes, tombait necessairement. Il n'y avait qu'une objection a faire a ce plan, c'est qu'il obligeait l'armee a emprunter le territoire de Genes. Mais la republique ne devait pas s'en faire un scrupule, car l'annee precedente deux mille Piemontais avaient traverse le territoire genois, et etaient venus s'embarquer a Oneille pour Toulon; d'ailleurs, l'attentat commis par les Anglais sur la fregate _la Modeste_, dans le port meme de Genes, etait la plus eclatante violation du pays neutre. Il y avait en outre un grand avantage a etendre la droite de l'armee d'Italie jusqu'a Oneille; on pouvait par la couvrir une partie de la riviere de Genes, chasser les corsaires du petit port d'Oneille ou ils se refugiaient habituellement, et assurer ainsi le commerce de Genes avec le midi de la France. Ce commerce, qui se faisait par le cabotage, etait fort trouble par les corsaires et les escadres anglaises, et il importait de le proteger, parce qu'il contribuait a alimenter le midi en grains. On ne devait donc pas hesiter a adopter le plan de Bonaparte. Les representans demanderent au comite de salut public l'autorisation necessaire, et l'execution de ce plan fut aussitot ordonnee. Le 17 germinal (6 avril), une division de quatorze mille hommes, partages en cinq brigades, passa la Roya. Le general Massena se porta sur le mont Tanardo, et Bonaparte avec trois brigades se dirigea sur Oneille, en chassa une division autrichienne, et y fit son entree. Il trouva dans Oneille douze pieces de canon, et purgea le port de tous les corsaires qui infestaient ces parages. Tandis que Massena remontait du Tanardo jusqu'a Tanarello, Bonaparte continua son mouvement, et marcha d'Oneille jusqu'a Ormea dans la vallee du Tanaro. Il y entra le 15 avril (28 germinal), et y trouva quelques fusils, vingt pieces de canon, et des magasins pleins de draps pour l'habillement des troupes. Des que les brigades francaises furent reunies dans la vallee du Tanaro, elles se porterent vers la haute Roya, pour executer le mouvement prescrit sur la gauche des Piemontais. Le general Dumerbion attaqua de front les positions des Piemontais, pendant que Massena arrivait sur leurs flancs et sur leurs derrieres. Apres plusieurs actions assez vives, les Piemontais abandonnerent Saorgio, et se replierent sur le col de Tende, et enfin abandonnerent le col de Tende meme pour se refugier a Limone, au-dela de la grande chaine. Tandis que ces choses se passaient dans la vallee de la Roya, les vallees de la Tinea et de la Vesubia etaient balayees par la gauche de l'armee d'Italie; et bientot apres, l'armee des grandes Alpes, piquee d'emulation, prit de vive force le Saint-Bernard et le Mont-Cenis. Ainsi, des le milieu de floreal (commencement de mai) nous etions victorieux sur toute la chaine des Alpes, et nous l'occupions depuis les premiers mamelons de l'Apennin jusqu'au Mont-Blanc. Notre droite, appuyee a Ormea, s'etendait jusqu'aux portes de Genes, couvrait une grande partie de la riviere du Ponant, et mettait ainsi le commerce a l'abri des pirateries. Nous avions pris trois ou quatre mille prisonniers, cinquante ou soixante pieces de canon, beaucoup d'effets d'equipement, et deux places fortes. Notre debut etait donc aussi heureux aux Alpes qu'aux Pyrenees, puisque sur les deux points il nous donnait une frontiere et une partie des ressources de l'ennemi. La campagne s'etait ouverte un peu plus tard sur le grand theatre de la guerre, c'est-a-dire au Nord. La, cinq cent mille hommes allaient se heurter depuis les Vosges jusqu'a la mer. Les Francais avaient toujours leurs principales forces vers Lille, Guise et Maubeuge. Pichegru etait devenu leur general. Chef de l'armee du Rhin, l'annee precedente, il etait parvenu a se donner l'honneur du deblocus de Landau, qui appartenait au jeune Hoche; il avait capte la confiance de Saint-Just, tandis que Hoche etait jete en prison, et avait obtenu le commandement de l'armee du Nord. Jourdan, estime comme general sage, ne fut pas juge assez energique pour conserver le grand commandement du Nord, et il remplaca Hoche a l'armee de la Moselle. Michaud remplacait Pichegru a celle du Rhin. Carnot presidait toujours aux operations militaires, et les dirigeait de ses bureaux. Saint-Just et Lebas avaient ete envoyes a Guise pour ranimer l'energie de l'armee. La nature des lieux commandait un plan d'operations fort simple, et qui pouvait avoir des resultats tres prompts et tres vastes: c'etait de porter la plus grande masse des forces francaises sur la Meuse, vers Namur, et de menacer ainsi les communications des Autrichiens. C'est la qu'etait la clef du theatre de la guerre, et qu'elle sera toujours, tant que la guerre se fera dans les Pays-Bas contre des Autrichiens venus du Rhin. Toute diversion en Flandre etait une imprudence; car si l'aile jetee en Flandre se trouvait assez forte pour tenir tete aux coalises, elle ne contribuait qu'a les repousser de front, sans compromettre leur retraite; et si elle n'etait pas assez considerable pour obtenir des resultats decisifs, les coalises n'avaient qu'a la laisser s'avancer dans la West-Flandre, et pouvaient ensuite l'enfermer et l'acculer a la mer. Pichegru, avec des connaissances, de l'esprit et assez de resolution, mais un genie militaire assez mediocre, jugea mal la position, et Carnot, preoccupe de son plan de l'annee precedente, persista a attaquer directement le centre de l'ennemi, et a le faire inquieter sur ses deux ailes. En consequence, la masse principale dut agir de Guise sur le centre des coalises, tandis que deux fortes divisions, operant l'une sur la Lys, l'autre sur la Sambre, devaient faire une double diversion. Tel fut le plan oppose au plan offensif de Mack. Cobourg commandait toujours en chef les coalises. L'empereur d'Allemagne s'etait rendu en personne dans les Pays-Bas pour exciter son armee, et surtout pour terminer par sa presence les divisions qui s'elevaient a chaque instant entre les generaux allies. Cobourg reunit une masse d'environ cent mille hommes, dans les plaines du Cateau, pour bloquer Landrecies. C'etait la le premier acte par lequel les coalises voulaient debuter, en attendant qu'ils pussent obtenir des Prussiens la marche de la Moselle sur la Sambre. Les mouvemens commencerent vers les derniers jours de germinal (mars). La masse ennemie, apres avoir repousse les divisions francaises disseminees devant elle, s'etablit autour de Landrecies; le duc d'York fut place en observation vers Cambray; Cobourg vers Guise. Par le mouvement que venaient de faire les coalises, les divisions francaises du centre, ramenees en arriere, se trouvaient separees des divisions de Maubeuge, qui formaient l'aile droite. Le 2 floreal (21 avril), un effort fut tente pour se rattacher a ces divisions de Maubeuge. Un combat meurtrier fut livre sur la Helpe. Nos colonnes, toujours trop divisees, furent repoussees sur tous les points, et ramenees dans les positions d'ou elles etaient parties. On resolut alors une nouvelle attaque, mais generale, au centre et sur les deux ailes. La division Desjardins, qui etait vers Maubeuge, devait faire un mouvement pour se reunir a la division Charbonnier, qui venait des Ardennes. Au centre, sept colonnes devaient agir a la fois et concentriquement, sur toute la masse ennemie groupee autour de Landrecies. Enfin, a la gauche, Souham et Moreau, partant de Lille avec deux divisions, formant en tout cinquante mille hommes, avaient ordre de s'avancer en Flandre, et d'enlever sous les yeux de Clerfayt, Menin et Courtray. La gauche de l'armee francaise opera sans obstacles, car le prince de Kaunitz, avec la division qu'il avait sur la Sambre, ne pouvait empecher la jonction de Charbonnier et de Desjardins. Les colonnes du centre s'ebranlerent le 7 floreal (26 avril), et marcherent de sept points differens sur l'armee autrichienne. Ce systeme d'attaques simultanees et decousues, qui nous avait si mal reussi l'annee precedente, ne nous reussit pas mieux cette fois. Ces colonnes, trop separees les unes des autres, ne purent se soutenir, et n'obtinrent sur aucun point un avantage decisif. L'une d'elles, celle du general Chappuis, fut meme entierement defaite. Ce general, parti de Cambray, se trouva oppose au duc d'York, qui, avons-nous dit, couvrait Landrecies de ce cote. Il eparpilla ses troupes sur divers points, et se trouva devant les positions retranchees de Trois-Villes avec des forces insuffisantes. Accable par le feu des Anglais, charge en flanc par la cavalerie, il fut mis en deroute, et sa division dispersee rentra pele-mele dans Cambray. Ces echecs provenaient moins de nos troupes que de la mauvaise conduite des operations. Nos jeunes soldats, etonnes quelquefois d'un feu nouveau pour eux, etaient cependant faciles a conduire et a ramener a l'attaque, et ils deployaient souvent une ardeur et un enthousiasme extraordinaires. Pendant qu'on faisait cette infructueuse tentative sur le centre, la diversion operee en Flandre contre Clerfayt, reussissait pleinement. Souham et Moreau etaient partis de Lille et s'etaient portes a Menin et Courtray, le 7 floreal (26 avril). On sait que ces deux places sont situees a la suite l'une de l'autre sur la Lys. Moreau investit la premiere, Souham s'empara de la seconde. Clerfayt, trompe sur la marche des Francais, les cherchait ou ils n'etaient pas. Bientot, cependant, il apprit l'investissement de Menin et la prise de Courtray, et voulut essayer de nous faire retrograder en menacant nos communications avec Lille. Le 9 floreal (28 avril), en effet, il se porta a Moucroen avec dix-huit mille hommes, et vint s'exposer imprudemment aux coups de cinquante mille Francais, qui auraient pu l'ecraser en se repliant. Moreau et Souham, ramenant aussitot une partie de leurs troupes vers leurs communications menacees, marcherent sur Moucroen et resolurent de livrer bataille a Clerfayt. Il etait retranche sur une position a laquelle on ne pouvait parvenir que par cinq defiles etroits, defendus par une formidable artillerie. Le 10 floreal (29 avril), l'attaque fut ordonnee. Nos jeunes soldats, dont la plupart voyaient le feu pour la premiere fois, n'y resisterent pas d'abord; mais les generaux et les officiers braverent tous les dangers pour les rallier; ils y reussirent, et les positions furent enlevees. Clerfayt perdit douze cents prisonniers, dont quatre-vingt-quatre officiers, trente-trois pieces de canon, quatre drapeaux et cinq cents fusils. C'etait notre premiere victoire au Nord, et elle releva singulierement le courage de l'armee. Menin fut pris immediatement apres. Une division d'emigres, qui s'y trouvait renfermee, se sauva bravement, en se faisant jour le fer a la main. Le succes de la gauche et les revers du centre deciderent Pichegru et Carnot a abandonner tout a fait le centre pour agir exclusivement sur les ailes. Pichegru envoya le general Bonnaud avec vingt mille hommes a Sanghien, pres Lille, afin d'assurer les communications de Moreau et de Souham. Il ne laissa a Guise que vingt mille hommes sous les ordres du general Ferrand, et detacha le reste vers Maubeuge, pour le reunir aux divisions Desjardins et Charbonnier. Ces forces reunies porterent a cinquante-six mille hommes l'aile droite destinee a agir sur la Sambre. Carnot, jugeant encore mieux que Pichegru la situation des choses, donna un ordre qui decida le destin de la campagne. Commencant a sentir que le point sur lequel il fallait frapper les coalises etait la Sambre et la Meuse; que, battus sur cette ligne, ils etaient separes de leurs base, il ordonna a Jourdan d'amener a lui quinze mille hommes de l'armee du Rhin, de laisser sur le versant occidental des Vosges les troupes indispensables pour couvrir cette frontiere, de quitter ensuite la Moselle, avec quarante-cinq mille hommes, et de se porter sur la Sambre a marches forcees. L'armee de Jourdan, reunie a celle de Maubeuge, devait former une masse de quatre-vingt-dix ou cent mille hommes, et entrainer la defaite des coalises sur le point decisif. Cet ordre, le plus beau de la campagne, celui auquel il faut en attribuer tous les resultats, partit le 11 floreal (30 avril) des bureaux du comite de salut public. Pendant ce temps, Cobourg avait pris Landrecies. N'attachant pas une assez grande importance a la defaite de Clerfayt, il se contenta de detacher le duc d'York vers Lamain, entre Tournay et Lille. Clerfayt s'etait porte dans la West-Flandre, entre la gauche avancee des Francais et la mer; de cette maniere, il etait encore plus eloigne qu'auparavant de la grande armee, et du secours que lui apportait le duc d'York. Les Francais echelonnes a Lille, Menin et Courtray, formaient une colonne avancee en Flandre; Clerfayt, transporte a Thielt, se trouvait entre la mer et cette colonne; le duc d'York, poste a Lamain, devant Tournay, etait entre cette colonne et la grande masse coalisee. Clerfayt voulut faire une tentative sur Courtray, et vint l'attaquer le 21 floreal (10 mai). Souham se trouvait dans ce moment en arriere de Courtray; il fit promptement ses dispositions, revint dans la place au secours de Vandamme, et, tandis qu'il preparait une sortie, il detacha Macdonald et Malbranck sur Menin, pour y passer la Lys, et venir tourner Clerfayt. Le combat se livra le 22 (11 mai). Clerfayt avait fait sur la chaussee de Bruges et dans les faubourgs les meilleures dispositions; mais nos jeunes requisitionnaires braverent hardiment le feu des maisons et des batteries, et apres un choc violent, obligerent Clerfayt a se retirer. Quatre mille hommes des deux partis couvrirent le champ de bataille; et si, au lieu de tourner l'ennemi du cote de Menin, on l'avait tourne du cote oppose, on aurait pu lui couper sa retraite sur la Flandre. C'etait la seconde fois que Clerfayt etait battu par notre aile gauche victorieuse. Notre aile droite, sur la Sambre, n'etait pas aussi heureuse. Commandee par plusieurs generaux, qui deliberaient en conseil de guerre avec les representans Saint-Just et Lebas, elle ne fut pas aussi bien dirigee que les deux divisions commandees par Souham et Moreau. Kleber et Marceau, qu'on y avait transportes de la Vendee, auraient pu la conduire a la victoire, mais leurs avis etaient peu ecoutes. Le mouvement prescrit a cette aile droite consistait a passer la Sambre pour se diriger sur Mons. Un premier passage fut tente le 20 floreal (9 mai); mais les dispositions necessaires n'ayant pas ete faites sur l'autre rive, l'armee ne put s'y maintenir, et fut obligee de repasser la Sambre en desordre. Le 22, Saint-Just voulut tenter un nouveau passage, malgre le mauvais succes du premier. Il eut bien mieux valu attendre l'arrivee de Jourdan, qui, avec ses quarante-cinq mille hommes, devait rendre les succes de l'aile droite infaillibles. Mais Saint-Just ne voulait ni hesitation ni retard; et il fallut obeir a ce proconsul terrible. Le nouveau passage ne fut pas plus heureux. L'armee franchit une seconde fois la Sambre; mais, attaquee encore sur l'autre rive, avant de s'y etre solidement etablie, elle eut ete perdue, sans la bravoure de Marceau et la fermete de Kleber. Ainsi, depuis un mois, on se battait de Maubeuge jusqu'a la mer, avec un acharnement incroyable, et sans succes decisifs. Heureux a la gauche, nous etions malheureux a la droite; mais nos troupes se formaient, et le mouvement habile et hardi prescrit a Jourdan preparait des resultats immenses. Le plan de Mack etait devenu inexecutable. Le general prussien Moellendorf refusait de se rendre sur la Sambre, et disait n'avoir pas d'ordre de sa cour. Les negociateurs anglais etaient alles faire expliquer le cabinet prussien sur le traite de La Haye, et, en attendant, Cobourg, menace sur l'une de ses ailes, avait ete oblige de dissoudre son centre a l'exemple de Pichegru. Il avait renforce Kaunitz sur la Sambre, et porte le gros de son armee vers la Flandre, aux environs de Tournay. Une action decisive se preparait donc a la gauche, car le moment approchait ou de grandes masses allaient s'aborder et se combattre. On concut alors dans l'etat-major autrichien un plan qui fut appele _de destruction_, et qui avait pour but de couper l'armee francaise de Lille, de l'envelopper et de l'aneantir. Une pareille operation etait possible, car les coalises pouvaient faire agir pres de cent mille hommes contre soixante-dix, mais ils firent des dispositions singulieres pour arriver a ce but. Les Francais etaient toujours distribues comme il suit: Souham et Moreau a Menin et Courtray, avec cinquante mille hommes, et Bonnaud aux environs de Lille avec vingt. Les coalises etaient toujours repartis sur les deux flancs de cette ligne avancee; la division de Clerfayt a gauche dans la West-Flandre, la masse des coalises a droite du cote de Tournay. Les coalises resolurent de faire un effort concentrique sur Turcoing, qui separe Menin et Courtray de Lille. Clerfayt dut y marcher de la West-Flandre, en passant par Werwick et Lincelles. Les generaux de Busch, Otto et le duc d'York eurent ordre d'y marcher du cote oppose, c'est-a-dire de Tournay. De Busch devait se rendre a Moucroen, Otto a Turcoing meme, et le duc d'York, s'avancant sur Roubaix et Mouvaux, devait donner la main a Clerfayt. Par cette derniere jonction, Souham et Moreau se trouvaient coupes de Lille. Le general Kinsky et l'archiduc Charles etaient charges, avec deux fortes colonnes, de replier Bonnaud dans Lille. Ces dispositions, pour reussir, exigeaient un ensemble de mouvemens impossible a obtenir. La plupart de ces corps, en effet, partaient de points extremement eloignes, et Clerfayt avait a marcher au travers de l'armee francaise. Ces mouvemens devaient s'executer le 28 floreal (17 mai). Pichegru s'etait porte dans ce moment a l'aile droite de la Sambre, pour y reparer les echecs que cette aile venait d'essuyer. Souham et Moreau dirigeaient l'armee en l'absence de Pichegru. Le premier signe des projets des coalises leur fut donne par la marche de Clerfayt sur Werwick; ils se porterent aussitot de ce cote; mais, en apprenant que la masse de l'ennemi arrivait du cote oppose, et menacait leurs communications, ils prirent une resolution prompte et habile: ce fut de diriger un effort sur Turcoing pour s'emparer de cette position decisive entre Menin et Lille. Moreau resta avec la division Vandamme devant Clerfayt, afin de ralentir sa marche, et Souham marcha sur Tourcoing avec quarante-cinq mille hommes. Les communications avec Lille n'etant pas encore interrompues, on put ordonner a Bonnaud de se porter de son cote sur Turcoing, et de faire un effort puissant pour conserver la communication de cette position avec Lille. Les dispositions des generaux francais eurent un plein succes. Clerfayt n'avait pu s'avancer que lentement; retarde a Werwick, il n'arriva pas a Lincelles au jour convenu. Le general de Busch s'etait d'abord empare de Moucroen; mais il avait eprouve ensuite un leger echec, et Otto, s'etant morcele pour le secourir, n'etait pas reste assez en forces a Turcoing; enfin le duc d'York s'etait avance a Roubaix et a Mouvaux, sans voir venir Clerfayt, et sans pouvoir se lier a lui; Kinsky et l'archiduc Charles n'arriverent vers Lille que fort tard dans la journee du 28 (17 mai). Le lendemain matin 29 (18 mai), Souham marcha vivement sur Turcoing, culbuta tout ce qui se rencontra devant lui, et s'empara de cette position importante. De son cote, Bonnaud, marchant de Lille sur le duc d'York, qui devait s'interposer entre cette place et Turcoing, le trouva morcele sur une ligne etendue. Les Anglais, quoique surpris, voulurent resister; mais nos jeunes requisitionnaires, marchant avec ardeur, les obligerent a ceder et a fuir en jetant leurs armes. La deroute fut telle, que le duc d'York, courant a toute bride, ne dut son salut qu'a la vitesse de son cheval. Des ce moment la confusion devint generale chez les coalises, et l'empereur d'Autriche, des hauteurs de Templeuve, vit toute son armee en fuite. Pendant ce temps, l'archiduc Charles, mal averti, mal place, demeurait inactif au-dessous de Lille, et Clerfayt, arrete vers la Lys, etait reduit a se retirer. Telle fut l'issue de ce _plan de destruction_. Il nous valut plusieurs milliers de prisonniers, beaucoup de materiel, et le prestige d'une grande victoire, remportee avec soixante-dix mille hommes sur pres de cent mille. Pichegru arriva lorsque la bataille etait gagnee. Tous les corps coalises se replierent sur Tournay, et Clerfayt, regagnant la Flandre, reprit sa position de Thielt. Pichegru profita mal de cette importante victoire. Les coalises s'etaient groupes pres de Tournay, ayant leur droite appuyee a l'Escaut. Le general francais voulut faire enlever quelques fourrages qui remontaient l'Escaut, et fit combattre toute l'armee pour ce but pueril. S'approchant du fleuve, il resserra les coalises dans leur position demi-circulaire de Tournay. Bientot tous ses corps se trouverent successivement engages sur ce demi-cercle. Le combat le plus vif fut livre a Pont-a-Chin, le long de l'Escaut. Il y eut pendant douze heures un carnage affreux, et sans aucun resultat possible. Il perit des deux cotes sept a huit mille hommes. L'armee francaise se replia apres avoir brule quelques bateaux, et en perdant une partie de l'ascendant que la bataille de Turcoing lui avait valu. Cependant nous pouvions nous considerer comme victorieux en Flandre, et la necessite ou se trouvait Cobourg de porter des renforts ailleurs allait y rendre notre superiorite plus decidee. Sur la Sambre, Saint-Just avait voulu operer un troisieme passage, et investir Charleroi; mais Kaunitz, renforce, avait fait lever le siege au moment meme ou, par bonheur, Jourdan arrivait avec toute l'armee de la Moselle. Des ce moment quatre-vingt-dix mille hommes allaient agir sur la ligne veritable d'operations, et terminer les hesitations de la victoire. Au Rhin, il ne s'etait rien passe d'important. Seulement, le general Moellendorf, profitant de la diminution de nos forces sur ce point, nous avait enleve le poste de Kayserslautern; mais il etait rentre dans l'inaction aussitot apres cet avantage. Ainsi, des le mois de prairial (fin de mai), et sur toute la ligne du Nord, nous avions non-seulement resiste a la coalition, mais triomphe d'elle en plusieurs rencontres; nous avions remporte une grande victoire, et nous nous avancions sur deux ailes dans la Flandre et sur la Sambre. La perte de Landrecies n'etait rien aupres de ces avantages et de ceux que la situation presente nous assurait. La guerre de la Vendee n'avait pas entierement fini apres la deroute de Savenay. Trois chefs s'etaient sauves, La Rochejaquelein, Stofflet et Marigny. Outre ces trois chefs, Charette, qui, au lieu de passer la Loire, avait pris l'ile de Noirmoutiers, restait dans la Basse-Vendee. Mais cette guerre se bornait maintenant a de simples escarmouches, et n'avait plus rien d'inquietant pour la republique. Le general Turreau avait recu le commandement de l'Ouest. Il avait partage l'armee disponible en colonnes mobiles qui parcouraient le pays, en se dirigeant concentriquement sur un meme point; elles battaient les bandes fugitives, et, quand elles n'avaient pas a se battre, elles executaient le decret de la convention, c'est-a-dire, brulaient les forets et les villages, et enlevaient la population pour la transporter ailleurs. Plusieurs engagemens avaient eu lieu, mais sans grands resultats. Haxo, apres avoir repris sur Charette les iles de Noirmoutiers et de Bouin, avait espere plusieurs fois de se saisir de lui; mais ce partisan hardi lui echappait toujours et reparaissait bientot sur le champ de bataille, avec une constance non moins admirable que son adresse. Cette malheureuse guerre n'etait plus desormais qu'une guerre de devastation. Le general Turreau fut contraint de prendre une mesure cruelle, c'etait d'ordonner aux habitans des bourgs d'abandonner le pays, sous peine d'etre traites en ennemis s'ils y restaient. Cette mesure les reduisait ou a quitter le sol sur lequel ils avaient tous leurs moyens d'existence, ou a se soumettre aux executions militaires. Tels sont les inevitables maux des guerres civiles. La Bretagne etait devenue le theatre d'un nouveau genre de guerre, la guerre des Chouans. Deja cette province avait montre quelques dispositions a imiter la Vendee; cependant le penchant a s'insurger n'etant pas aussi general, quelques individus seulement, profitant de la nature des lieux, s'etaient livres a des brigandages isoles. Bientot les debris de la colonne vendeenne qui avait passe en Bretagne accrurent le nombre de ces partisans. Leur principal etablissement etait dans la foret du Perche, et ils parcouraient le pays en troupes de quarante ou cinquante, attaquant quelquefois la gendarmerie, faisant contribuer les petites communes, et commettant ces desordres au nom de la cause royale et catholique. Mais la veritable guerre etait finie, et il ne restait plus qu'a deplorer les calamites particulieres qui affligeaient ces malheureuses provinces. Aux colonies et sur mer, la guerre n'etait pas moins active que sur le continent. Le riche etablissement de Saint-Domingue avait ete le theatre des plus grandes horreurs dont l'histoire fasse mention. Les blancs avaient embrasse avec enthousiasme la cause de la revolution, qui, selon eux, devait amener leur independance de la metropole; les mulatres ne l'avaient pas embrassee avec moins de chaleur, mais ils en esperaient autre chose que l'independance politique de la colonie, et ils aspiraient aux droits de bourgeoisie qu'on leur avait toujours refuses. L'assemblee constituante avait reconnu les droits des mulatres; mais les blancs, qui ne voulaient de la revolution que pour eux, s'etaient alors revoltes, et la guerre civile avait commence entre l'ancienne race des hommes libres et les affranchis. Profitant de cette guerre, les negres avaient paru a leur tour sur la scene, et s'y etaient annonces par le feu et le sang. Ils avaient egorge leurs maitres et incendie leurs proprietes. Des ce moment, la colonie se trouva livree a la plus horrible confusion; chaque parti reprochait a l'autre le nouvel ennemi qui venait de se presenter, et l'accusait de lui avoir donne des armes. Les negres, sans se ranger encore pour aucune cause, ravageaient le pays. Bientot cependant, excites par les envoyes de la partie espagnole, ils pretendirent servir la cause royale. Pour ajouter encore a la confusion, les Anglais etaient intervenus. Une partie des blancs les avaient appeles dans un moment de danger, et leur avaient cede le fort important de Saint-Nicolas. Le commissaire Santhonax, aide surtout des mulatres et d'une partie des blancs, resista a l'invasion des Anglais, et ne trouva enfin qu'un moyen de la repousser: ce fut de reconnaitre la liberte des negres qui se declareraient pour la republique. La convention avait confirme cette mesure et proclame par un decret tous les negres libres. Des cet instant, une portion d'entre eux, qui servaient la cause royale, passerent du cote des republicains; et les Anglais, retranches dans le fort de Saint-Nicolas, n'eurent plus aucun espoir d'envahir cette riche possession, qui, long-temps ravagee, devait enfin n'appartenir qu'a elle-meme. La Guadeloupe, apres avoir ete prise et reprise, nous etait enfin restee, mais la Martinique etait definitivement perdue. Tels etaient les desordres des colonies. Sur l'Ocean se passait un evenement important; c'etait l'arrivee de ce convoi d'Amerique si impatiemment attendu dans nos ports. L'escadre de Brest, au nombre de trente vaisseaux, etait sortie, comme on l'a vu, avec l'ordre de croiser, et de ne combattre que dans le cas ou le salut du convoi l'exigerait imperieusement. Nous avons deja dit que Jean-Bon-Saint-Andre etait a bord du vaisseau amiral; que Villaret-Joyeuse avait ete fait, de simple capitaine, chef d'escadre; que des paysans n'ayant jamais vu la mer avaient ete places dans les equipages; et que ces matelots, ces officiers, ces amiraux d'un jour, etaient charges de lutter contre la vieille marine anglaise. L'amiral Villaret-Joyeuse appareilla le 1er prairial (20 mai), et fit voile vers les iles Coves et Flores pour attendre le convoi. Il prit en route beaucoup de vaisseaux de commerce anglais, et les capitaines lui disaient: _Vous nous prenez en detail, mais l'amiral Howe va vous prendre en gros_. En effet, cet amiral croisait sur les cotes de la Bretagne et de la Normandie, avec trente-trois vaisseaux et douze fregates. Le 9 prairial (28 mai), l'escadre francaise apercut une flotte. Les equipages impatiens regardaient grossir a l'horizon ces points noirs; et, lorsqu'ils reconnurent les Anglais, ils pousserent des cris d'enthousiasme, et demanderent le combat avec cette chaleur de patriotisme qui a toujours distingue nos habitans des cotes. Quoique les instructions donnees au general ne lui permissent de se battre que pour sauver le convoi, cependant Jean-Bon-Saint-Andre, entraine lui-meme par l'enthousiame universel, consentit au combat, et fit donner l'ordre de s'y preparer. Vers le soir, un vaisseau de l'arriere-garde, _le Revolutionnaire_, qui avait diminue de voiles, se trouva engage contre les Anglais, fit une resistance opiniatre, perdit son capitaine, et fut oblige de se faire remorquer a Rochefort. La nuit empecha l'action de devenir generale. Le lendemain 10 (29 mai), les deux escadres se trouverent en presence. L'amiral anglais manoeuvra contre notre arriere-garde. Le mouvement que nous fimes pour la proteger amena l'engagement general. Les Francais ne manoeuvrant pas aussi bien, deux de leurs vaisseaux, _l'Indomptable_ et _le Tyrannicide_, se trouverent en presence de forces superieures, et se battirent avec un courage opiniatre. Villaret-Joyeuse donna l'ordre de secourir les vaisseaux engages; mais ses ordres n'etant ni bien compris, ni bien executes, il se porta seul en avant, au risque de n'etre pas suivi. Cependant il le fut bientot apres: toute notre escadre s'avanca sur l'escadre ennemie, et l'obligea de reculer. Malheureusement nous avions perdu l'avantage du vent; nous fimes un feu terrible sur les Anglais, mais nous ne pumes pas les poursuivre. Il nous resta cependant les deux vaisseaux et le champ de bataille. Le 11 et le 12 (30 et 31 mai), une brume epaisse enveloppa les deux armees navales. Les Francais tacherent d'entrainer les Anglais au nord et a l'ouest de la route que devait suivre le convoi. Le 13, la brume se dissipa; un soleil eclatant eclaira les deux flottes. Les Francais n'avaient plus que vingt-six vaisseaux, tandis que leurs ennemis en avaient trente-six; ils demandaient de nouveau le combat, et il convenait de ceder a leur ardeur pour occuper les Anglais, et les eloigner de la route du convoi, qui devait passer sur le champ de bataille du 10. Ce combat, l'un des plus memorables dont l'Ocean ait ete le temoin, commenca a neuf heures du matin. L'amiral Howe s'avanca pour couper notre ligne. Une fausse manoeuvre du vaisseau _la Montagne_ lui permit d'y penetrer, d'isoler notre aile gauche, et de l'accabler de toutes ses forces. Notre droite et notre avant-garde resterent isolees. L'amiral voulait les rallier a lui pour se reporter sur l'escadre anglaise, mais il avait perdu l'avantage du vent, et resta cinq heures sans pouvoir se rapprocher du champ de bataille. Pendant ce temps, les vaisseaux engages se battaient avec un heroisme extraordinaire. Les Anglais, superieurs dans la manoeuvre, perdaient leur avantage dans les luttes de vaisseau a vaisseau, trouvaient des feux terribles et des abordages formidables. C'est au milieu de cette action acharnee que le vaisseau _le Vengeur_, demate, a moitie detruit, et pres de couler, refusa d'amener son pavillon, au risque de s'abimer sous les eaux. Les Anglais cesserent les premiers le feu, et se retirerent etonnes d'une pareille resistance. Ils avaient pris six de nos vaisseaux. Le lendemain Villaret-Joyeuse, ayant reuni son avant-garde et sa droite, voulait fondre sur eux et leur enlever leur proie. Les Anglais, fort endommages, nous auraient peut-etre cede la victoire. Jean-Bon-Saint-Andre s'opposa a un nouveau combat malgre l'enthousiasme des equipages. Les Anglais purent donc regagner paisiblement leurs ports; ils y rentrerent epouvantes de leur victoire, et pleins d'admiration pour la bravoure de nos jeunes marins. Mais le but essentiel de ce terrible combat etait rempli. L'amiral Venstabel avait traverse, pendant cette journee du 13, le champ de bataille du 10, l'avait trouve couvert de debris; et etait entre heureusement dans les ports de France. Ainsi, victorieux aux Pyrenees et aux Alpes, menacans dans les Pays-Bas, heroiques sur mer, et assez forts pour disputer cherement une victoire navale aux Anglais, nous commencions l'annee 1794 de la maniere la plus brillante et la plus glorieuse. CHAPITRE XXI. SITUATION INTERIEURE AU COMMENCEMENT DE L'ANNEE 1794.--TRAVAUX ADMINISTRATIFS DU COMITE.--LOIS DES FINANCES.--CAPITALISATION DES RENTES VIAGERES.--ETAT DES PRISONS.--PERSECUTIONS POLITIQUES.--NOMBREUSES EXECUTIONS.--TENTATIVE D'ASSASSINAT SUR ROBESPIERRE ET COLLOT D'HERBOIS.--DOMINATION DE ROBESPIERRE.-LA SECTE DE LA _mere de Dieu_.--DES DIVISIONS SE MANIFESTENT ENTRE LES COMITES.--FETE A L'ETRE SUPREME.--LOI DU 22 FRIMAIRE REORGANISANT LE TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE.--TERREUR EXTREME.-GRANDES EXECUTIONS A PARIS.--MISSIONS DE LEBON, CARRIER ET MAIGNET; CRUAUTES ATROCES COMMISES PAR EUX.--NOYADES DANS LA LOIRE.--RUPTURE ENTRE LES CHEFS DU COMITE DE SALUT PUBLIC; RETRAITE DE ROBESPIERRE. Tandis qu'au dehors la republique etait victorieuse, son etat interieur n'avait pas cesse d'etre violent. Ses maux etaient toujours les memes: c'etaient les assignats, le _maximum_, la rarete des subsistances, la loi des suspects, les tribunaux revolutionnaires. Les embarras resultant de la necessite de regler tous les mouvemens du commerce n'avaient fait que s'accroitre. On etait oblige de modifier sans cesse la loi du _maximum_; il fallait en excepter tantot les fils retors et leur accorder dix pour cent au-dessus du tarif; tantot les epingles, les baptistes, les linons, les mousselines, les gazes, les dentelles de fil et de soie, les soies et les soieries. Mais tandis qu'il fallait excepter du _maximum_ une foule d'objets, il en etait d'autres qu'il devenait urgent d'y soumettre. Ainsi, le prix des chevaux etant devenu excessif, on n'avait pu s'empecher d'en determiner la valeur suivant la taille et la qualite. De ces moyens resultait toujours le meme inconvenient. Le commerce s'arretait et fermait ses marches, ou bien s'en ouvrait de clandestins; et ici l'autorite devenait impuissante. Si par les assignats elle avait pu realiser la valeur des biens nationaux, et si par le _maximum_ elle avait pu mettre les assignats en rapport avec les marchandises, il n'y avait aucun moyen d'empecher les marchandises de se supprimer ou de se cacher aux acheteurs. Aussi les plaintes ne cessaient de s'elever contre les marchands qui se retiraient, ou qui fermaient leurs magasins. Cependant l'etat des subsistances causait moins d'inquietude cette annee. Les convois arrives du nord de l'Amerique, et une recolte abondante, avaient fourni une quantite suffisante de grains pour la consommation de la France. Le comite, administrant toutes choses avec la meme vigueur, avait ordonne que le recensement de la recolte serait fait par la commission des subsistances, et qu'une partie des grains serait battue sur-le-champ pour suffire aux approvisionnemens des marches. On avait eu quelque crainte de voir les moissonneurs errans qui se deplacent pour se rendre dans les provinces a grains, exiger des salaires extraordinaires; le comite declara que tous les citoyens et citoyennes connus pour s'employer aux travaux des recoltes etaient en requisition forcee, et que leurs salaires seraient determines par les autorites locales. Bientot des garcons bouchers et boulangers s'etant mutines, le comite prit une mesure plus generale, et mit en requisition les ouvriers de toute espece, qui s'employaient a la manipulation, au transport et au debit des marchandises de premiere necessite. Les approvisionnemens en viande etaient beaucoup plus difficiles et plus inquietans. On en manquait surtout a Paris; et, depuis le moment ou les hebertistes avaient voulu se servir de cette disette pour exciter un mouvement, le mal n'avait fait que s'accroitre. On fut oblige de mettre la ville de Paris a la ration de viande. La commission des subsistances fixa la consommation journaliere a soixante-quinze boeufs, cent cinquante quintaux de veau et de mouton, et deux cents cochons. Elle se procurait les bestiaux necessaires, et les envoyait a l'hospice de l'Humanite, qui etait designe comme l'abattoir commun, et comme le seul autorise. Les bouchers nommes par chaque section venaient y chercher la viande qui leur etait destinee, et en recevaient une quantite proportionnee a la population qu'ils avaient a servir. Tous les cinq jours, ils devaient distribuer a chaque famille une demi-livre de viande par tete. On employait encore ici la ressource des cartes, delivrees par les comites revolutionnaires, pour la distribution du pain, et portant le nombre d'individus dont se composait chaque famille. Pour eviter les tumultes et les longues veilles, defense etait faite de se rendre avant six heures du matin a la porte des bouchers. L'insuffisance de ces reglemens se fit bientot sentir; deja il s'etait etabli, comme nous l'avons dit ailleurs, des boucheries clandestines. Le nombre en devint tous les jours plus grand. Les bestiaux n'avaient pas le temps d'arriver aux marches de Neubourg, Poissy et Sceaux; les bouchers des campagnes les devancaient, et venaient les acheter dans les herbages meme. Profitant de la negligence des communes rurales dans l'execution de la loi, ces bouchers vendaient au-dessus du _maximum_, et fournissaient tous les habitans des grandes communes, et particulierement ceux de Paris, qui ne se contentaient pas de la demi-livre distribuee tous les cinq jours. De cette maniere, les bouchers de campagne absorbaient le commerce de ceux des villes, qui n'avaient presque plus rien a faire depuis qu'ils etaient bornes a distribuer les rations. Plusieurs d'entre eux demanderent meme une loi qui les autorisat a resilier les baux de leurs boutiques. Il fallut alors porter de nouveaux reglemens pour empecher que les bestiaux fussent detournes des marches; et on obligea les proprietaires d'herbages a des declarations et a des formalites extremement genantes. On fut force de descendre a des details bien plus minutieux encore; le bois et le charbon n'arrivant plus, a cause du _maximum_, ce qui donnait lieu a des soupcons d'accaparement, on defendit d'avoir chez soi plus de quatre voies de bois, et plus de deux voies de charbon. Le nouveau gouvernement suffisait avec une activite singuliere a toutes les difficultes de la carriere ou il se trouvait engage. Tandis qu'il rendait ces reglemens si multiplies, il s'occupait de reformer l'agriculture, de changer la legislation du fermage, pour diviser l'exploitation des terres; d'introduire les nouveaux assolemens, les prairies artificielles et l'education des bestiaux; il decretait l'institution de jardins botaniques, dans tous les chefs-lieux de departement, pour naturaliser les plantes exotiques, former des pepinieres d'arbres de toute espece, et ouvrir des cours d'agriculture a l'usage et a la portee des cultivateurs; il ordonnait le dessechement general des marais, d'apres un plan vaste et bien concu; il decidait que l'etat ferait les avances de cette grande entreprise, et que les proprietaires dont les terres seraient dessechees et assainies paieraient un droit, ou cederaient leurs terres moyennant un prix determine; enfin, il engageait tous les architectes a presenter des plans pour rebatir les villages en demolissant les chateaux; il ordonnait des embellissemens pour rendre le jardin des Tuileries plus commode au public; il demandait a tous les artistes un projet pour changer la salle d'Opera en une arene couverte, ou le peuple s'assemblerait en hiver. Ainsi donc, il executait ou du moins essayait presque tout a la fois; tant il est vrai que c'est lorsqu'on a le plus a faire, qu'on est le plus capable de beaucoup faire! Le soin des finances n'etait pas le moins difficile et le moins inquietant de tous. On a vu quelles ressources furent imaginees, au mois d'aout 1793, pour remettre les assignats en valeur, en les retirant en partie de la circulation. Le milliard retire par l'emprunt force, et les victoires qui terminerent la campagne de 1793, les releverent, et, comme nous l'avons dit ailleurs, ils remonterent presque au pair, grace aux lois terribles qui rendaient la possession du numeraire si dangereuse. Cependant cette apparente prosperite dura peu; les assignats retomberent bientot, et la quantite des emissions les deprecia rapidement. Il en rentrait bien une partie par les ventes des biens nationaux, mais cette rentree etait insuffisante. Les biens se vendaient au-dessus de l'estimation, ce qui n'avait rien d'etonnant, car l'estimation avait ete faite en argent, et le paiement se faisait en assignats. De cette maniere, le prix etait reellement fort au-dessous de l'estimation, quoiqu'il parut etre au-dessus. D'ailleurs, cette absorption des assignats ne pouvait etre que lente, tandis que l'emission etait necessairement immense et rapide. Douze cent mille hommes a solder et a armer, un materiel a creer, une marine a construire, avec un papier deprecie, exigeaient des quantites enormes de ce papier. Cette ressource etant devenue la seule, et le capital des assignats, d'ailleurs, s'augmentant chaque jour par les confiscations, on se resigna a en user autant que le besoin le reclamerait. On abolit la distinction entre la caisse de l'ordinaire et de l'extraordinaire, l'une reservee au produit des impots, l'autre a la creation des assignats. On confondit les deux natures de ressources, et chaque fois que le besoin l'exigeait, on suppleait au revenu par des emissions nouvelles. Au commencement de 1794 (an II), la somme totale des emissions s'etait accrue du double. Pres de quatre milliards avaient ete ajoutes a la somme qui existait deja, et l'avaient portee a environ huit milliards. En retranchant les sommes rentrees et brulees, et celles qui n'avaient pas encore ete depensees, il restait en circulation reelle cinq milliards cinq cent trente six millions. On decreta, en messidor an II (juin 1794), la creation d'un nouveau milliard d'assignats de toute valeur depuis 1,000 francs jusqu'a 15 sous. Le comite des finances eut encore recours a l'emprunt force sur les riches. On se servit des roles de l'annee precedente, et on imposa a ceux qui etaient portes sur ces roles une contribution extraordinaire de guerre, du dixieme de l'emprunt force, c'est-a-dire de cent millions. Cette somme ne leur fut pas imposee a titre d'emprunt remboursable, mais a titre d'impot qui devait etre paye par eux sans retour. Pour completer l'etablissement du Grand-Livre, et le projet d'uniformiser la dette publique, il restait a _capitaliser_ les rentes viageres, et a les convertir en une _inscription_. Ces rentes de toute espece et de toute forme etaient l'objet de l'agiotage le plus complique; comme les anciens contrats sur l'etat, elles avaient l'inconvenient de reposer sur un titre royal, et d'obtenir une preference marquee sur les valeurs republicaines; car on se disait toujours que si la republique consentait a payer les dettes de la monarchie, la monarchie ne consentirait pas a payer celles de la republique. Cambon acheva donc son grand ouvrage de la regeneration de la dette, en proposant et en faisant rendre la loi qui capitalisait les rentes viageres; les titres devaient etre remis par les notaires, et brules ensuite, comme l'avaient ete les contrats. Le capital fourni autrefois par le rentier etait converti en une inscription, et portait un interet perpetuel de cinq pour cent, au lieu d'un revenu viager. Cependant, par egard pour les vieillards et les rentiers peu fortunes, qui avaient voulu doubler leurs ressources en les rendant viageres, on conserva les rentes modiques, en les proportionnant a l'age des individus. De quarante a cinquante ans, on laissa exister toute rente de quinze cents a deux mille francs; de cinquante a soixante, toute rente de trois mille a quatre mille; et ainsi de suite jusqu'a l'age de cent ans, et jusqu'a la somme de 10,500 francs. Si le rentier compris dans les cas ci-dessus avait une rente superieure au taux designe, le surplus etait capitalise. Certes, on ne pouvait garder plus de menagemens pour les fortunes mediocres et la vieillesse; cependant aucune loi ne donna lieu a plus de reclamations et de plaintes, et la convention essuya, pour une mesure sage et menagee avec humanite, plus de blame que pour les mesures terribles qui signalaient chaque jour sa dictature. Les agioteurs etaient fort contraries, parce que la loi exigeait, pour reconnaitre les creances, les certificats de vie. Les porteurs de titres d'emigres ne pouvaient pas se procurer aisement ces certificats; aussi les agioteurs, qui etaient leses par cette condition, firent de grandes declamations au nom des vieillards et des infirmes; ils disaient qu'on ne respectait ni l'age ni l'indigence; ils persuadaient aux rentiers qu'ils ne seraient pas payes, parce que l'operation et les formalites qu'elle exigeait entraineraient des delais interminables; cependant il n'en fut rien. Cambon fit modifier quelques clauses du decret, et, veillant sans cesse a la tresorerie, y fit executer le travail avec la plus grande promptitude. Les rentiers qui n'agiotaient pas sur les titres d'autrui, et qui vivaient de leur propre revenu, furent payes promptement; et, comme dit Barrere, au lieu d'attendre leur tour de paiement, dans des cours decouvertes, et exposes a l'intemperie des saisons, ils l'attendaient dans les salles chaudes et couvertes de la tresorerie. A cote de ces reformes utiles, les cruautes continuaient d'avoir leur cours. La loi qui expulsait les ex-nobles de Paris, des places fortes et maritimes, donnait lieu a une foule de vexations. Distinguer les vrais nobles, aujourd'hui que la noblesse etait une calamite, n'etait pas, plus facile qu'a l'epoque ou elle avait ete une pretention. Les roturieres mariees a des nobles, et devenues veuves, les acheteurs de charges qui avaient pris le titre d'ecuyers, reclamaient pour etre exemptes d'une distinction qu'ils avaient autrefois avidement recherchee. Cette loi ouvrait donc une nouvelle carriere a l'arbitraire et aux vexations les plus tyranniques. Les representans en mission exercaient leur autorite avec la derniere rigueur, et quelques-uns se livraient a des cruautes extravagantes et monstrueuses. A Paris, les prisons se remplissaient tous les jours davantage. Le comite de surete generale avait institue une police qui repandait la terre en tous lieux. Le chef etait un nomme Heron, qui avait sous sa direction une nuee d'agens, tous dignes de lui. Ils etaient ce qu'on appelait les _porteurs d'ordre_ des comites. Les uns faisaient l'espionnage; les autres, munis d'ordres secrets, souvent meme d'ordres en blanc, allaient faire des arrestations soit dans Paris, soit dans les provinces. On leur allouait des sommes pour chacune de leurs expeditions; ils en exigeaient en outre des prisonniers, et ils ajoutaient ainsi la rapine a la cruaute. Tous les aventuriers licencies avec l'armee revolutionnaire, ou renvoyes des bureaux de Bouchotte, avaient passe dans ces nouveaux emplois, et en etaient devenus bien plus redoutables. Ils s'introduisaient partout; dans les promenades, les cafes, les spectacles; a chaque instant on se croyait poursuivi ou ecoute par l'un de ces inquisiteurs. Grace a leurs soins, le nombre des suspects avait ete porte a sept ou huit mille dans Paris seulement. Les prisons n'offraient plus le meme spectacle qu'autrefois; on n'y voyait plus les riches contribuant pour les pauvres, et des hommes de toute opinion, de tout rang, menant a frais communs une vie assez douce, et se consolant, par les plaisirs des arts, des rigueurs de la captivite. Ce regime avait paru trop supportable pour ce qu'on appelait des aristocrates; on avait pretendu que le luxe et l'abondance regnaient chez les suspects, tandis qu'au dehors le peuple etait reduit a la ration; que les riches detenus se plaisaient a gaspiller des subsistances qui auraient pu servir a alimenter les citoyens indigens, et il avait ete decide que le regime des prisons serait change. En consequence il avait ete etabli des refectoires et des tables communes; on donnait aux prisonniers, a des heures fixees et dans de grandes salles, une nourriture detestable et malsaine, qu'on leur faisait payer tres cher. Il ne leur etait plus permis d'acheter des alimens pour suppleer a ceux qu'ils ne pouvaient pas manger. On faisait des visites, on leur enlevait leurs assignats, et on leur otait ainsi tout moyen de se procurer des soulagemens. On ne leur donnait plus la meme liberte de se voir et de vivre en commun; et aux tourmens de l'isolement venaient s'ajouter les terreurs de la mort, qui devenait chaque jour plus active et plus prompte. Le tribunal revolutionnaire commencait, depuis le proces des hebertistes et des dantonistes, a immoler les victimes par troupes de vingt a la fois. Il avait condamne la famille des Malesherbes, et leur parente, au nombre de quinze ou vingt personnes. Le respectable chef de cette maison etait alle a la mort avec la serenite et la gaiete d'un sage. Faisant un faux pas tandis qu'il marchait a l'echafaud, il avait dit: "Ce faux pas est d'un mauvais augure; un Romain serait rentre chez lui." Aux Malesherbes avaient ete joints vingt-deux membres du parlement. Le parlement de Toulouse fut immole presque tout entier. Enfin les fermiers-generaux venaient d'etre mis en jugement a cause de leurs anciens marches avec le fisc. On leur prouva que ces marches renfermaient des conditions onereuses a l'etat, et le tribunal revolutionnaire les envoya a l'echafaud, pour des exactions sur le tabac, le sel, etc. Dans le nombre etait un savant illustre, le chimiste Lavoisier, qui demanda en vain quelques jours de sursis pour ecrire une decouverte. L'impulsion etait donnee; on administrait, on combattait, on egorgeait avec un ensemble effrayant. Les comites, places au centre, gouvernaient avec la meme vigueur. La convention, toujours silencieuse, decernait des pensions aux veuves et aux enfans des soldats morts pour la patrie, reformait des jugemens de tribunaux, interpretait des decrets, reglait l'echange de certaines proprietes du domaine, s'occupait en un mot des soins les plus insignifians et les plus accessoires. Barrere venait tous les jours lui lire les rapports des victoires: il appelait ces rapports des _carmagnoles_. A la fin de chaque mois, il annoncait, pour la forme, que les pouvoirs des comites etaient expires, et qu'il fallait les renouveler. Alors on lui repondait avec des applaudissemens que les comites n'avaient qu'a poursuivre leurs travaux. Quelquefois meme il oubliait cette formalite, et les comites n'en restaient pas moins en fonctions. C'est dans ces momens d'une soumission absolue que les ames exasperees eclatent, et que les coups de poignard sont a redouter pour les autorites despotiques. Il se trouvait alors a Paris un homme, employe comme garcon de bureau a la loterie nationale, qui avait ete autrefois au service de plusieurs grandes familles, et qui eprouvait une violente haine contre le regime actuel. Il etait age de cinquante ans, et se nommait Ladmiral. Il avait forme le projet d'assassiner l'un des membres les plus influens du comite de salut public, Robespierre ou Collot-d'Herbois. Depuis quelque temps il s'etait loge dans la meme maison que Collot d'Herbois, rue Favart, et il hesitait entre Collot et Robespierre. Le 3 prairial (22 mai), resolu de frapper Robespierre, il se rendit au comite de salut public, et l'attendit toute la journee dans la galerie qui aboutissait a la salle du comite. N'ayant pu l'y rencontrer, il etait revenu chez lui, et s'etait place dans l'escalier afin de frapper Collot-d'Herbois. Vers minuit, Collot rentrait et montait son escalier, lorsque Ladmiral lui tire un coup de pistolet a bout portant. Le pistolet fait faux feu. Ladmiral tire un second coup, et l'arme se refuse encore a son dessein. Il tire une troisieme fois; cette fois le coup part, mais il n'atteint que les murailles; alors une lutte s'engage. Collot-d'Herbois crie a l'assassin. Heureusement pour lui une patrouille passait dans la rue, elle accourt a ce bruit; Ladmiral prend la fuite alors, remonte dans sa chambre, et s'y enferme. On le suit et on veut enfoncer la porte. Il declare qu'il est arme, et qu'il va faire feu sur ceux qui se presenteront pour le saisir. Cette menace n'intimide pas la patrouille. On force la porte; un serrurier, nomme Geffroy, s'avance le premier, et recoit un coup de fusil qui le blesse presque mortellement. Ladmiral est aussitot arrete et conduit en prison. Interroge par Fouquier-Tinville, il raconte sa vie, ses projets, et les tentatives qu'il a faites pour frapper Robespierre avant de songer a Collot-d'Herbois. On lui demande qui l'a porte a commettre ce crime. Il repond avec fermete que ce n'est point un crime; que c'est un service qu'il a voulu rendre a son pays; que lui seul a concu ce projet sans aucune suggestion etrangere, et que son unique regret est de n'avoir pas reussi. Le bruit de cette tentative se repand avec rapidite, et, suivant l'usage, elle augmente la puissance de ceux contre lesquels elle etait dirigee. Barrere s'empresse le lendemain, 4 prairial, de venir a la convention faire le recit de cette nouvelle machination de Pitt. "Les factions interieures, dit-il, ne cessent de correspondre avec ce gouvernement marchand de coalitions, acheteur d'assassinats, qui poursuit la liberte comme sa plus grande ennemie. Tandis que nous mettons a l'ordre du jour la justice et la vertu, les tyrans coalises mettent a l'ordre du jour le crime et l'assassinat. Partout vous trouverez le fatal genie de l'Anglais: dans nos marches, dans nos achats, sur les mers, dans le continent, chez les roitelets de l'Europe comme dans nos cites. C'est la meme tete qui dirige les mains qui assassinent Basseville a Rome, les marins francais dans le port de Genes, les Francais fideles en Corse; c'est la meme tete qui dirige le fer contre Lepelletier et Marat, la guillotine sur Chalier, et les armes a feu sur Collot-d'Herbois." Barrere produit ensuite des lettres de Londres et de Hollande qui ont ete interceptees, et qui annoncent que les complots de Pitt sont diriges contre les comites et particulierement contre Robespierre. Une de ces lettres dit en substance: "Nous craignons beaucoup l'influence de Robespierre. Plus le gouvernement francais republicain sera concentre, plus il aura de force, et plus il sera difficile de le renverser." Une pareille maniere de presenter les faits etait bien propre a exciter le plus vif interet en faveur des comites, et surtout de Robespierre, et a identifier leur existence avec celle de la republique. Barrere raconte ensuite le fait avec toutes ses circonstances, parle de _l'empressement attendrissant_ que les autorites constituees ont montre pour proteger la representation nationale, et raconte en termes magnifiques la conduite du citoyen Geffroy, qui a recu une blessure grave en saisissant l'assassin. La convention couvre d'applaudissemens le rapport de Barrere; elle ordonne des recherches pour s'assurer si Ladmiral n'aurait pas des complices; elle decrete des remerciemens pour le citoyen Geffroy, et decide, pour le recompenser, que le bulletin de ses blessures sera lu tous les jours a la tribune. Couthon fait ensuite un discours fulminant, pour demander que le rapport de Barrere soit traduit en toutes les langues, et repandu dans tous les pays. "Pitt, Cobourg, s'ecrie-t-il, et vous tous, laches et petits tyrans, qui regardez le monde comme votre heritage, et qui, dans les derniers instans de votre agonie, vous debattez avec tant de fureur, aiguisez, aiguisez vos poignards; nous vous meprisons trop pour vous craindre, et vous savez bien que nous sommes trop grands pour vous imiter." La salle retentit d'applaudissemens. Couthon ajoute: "Mais la loi dont le regne vous epouvante a son glaive leve sur vous: elle vous frappera tous. Le genre humain a besoin de cet exemple, et le ciel, que vous outragez, l'a ordonne!" Collot-d'Herbois arrive alors comme pour recevoir les marques d'interet de l'assemblee; il est accueilli par des acclamations redoublees, et il a peine a se faire entendre. Robespierre, beaucoup plus adroit, ne parait pas, et semble se soustraire aux hommages qui l'attendent. Dans cette meme journee du 4, une jeune fille, nommee Cecile Renault, se presente a la porte de Robespierre, avec un paquet sous le bras; elle demande a le voir; et insiste avec force pour etre introduite aupres de lui. Elle dit qu'un fonctionnaire public doit toujours etre pret a recevoir ceux qui ont a l'entretenir, et finit meme par injurier les hotes de Robespierre, les Duplaix, qui ne voulaient pas la recevoir. Aux instances de cette jeune fille, et a son air etrange, on concoit des soupcons; on se saisit d'elle, et on la livre a la police. On ouvre son paquet, et on y trouve des hardes et deux couteaux. Aussitot on pretend qu'elle a voulu assassiner Robespierre, on l'interroge; elle s'explique avec autant d'assurance que Ladmiral. On lui demande ce qu'elle voulait de Robespierre, elle dit que c'etait pour voir comment etait fait un tyran. On la presse, on veut savoir pourquoi ce paquet, pourquoi ces hardes, ces couteaux; elle repond qu'elle n'a voulu faire aucun usage des couteaux; que quant aux hardes, elle s'en etait munie parce qu'elle s'attendait a etre conduite en prison, et de la prison a la guillotine. Elle ajoute qu'elle est royaliste, parce qu'elle aime mieux un roi que cinquante mille. On insiste davantage, on lui fait de nouvelles questions, mais elle refuse de repondre, et demande a etre conduite a l'echafaud. Il suffisait de ces indices pour en conclure que la jeune Renault etait un des assassins armes contre Robespierre. A ce dernier fait vint s'en ajouter un autre. Le lendemain, a Choisy-sur-Seine, un citoyen racontait dans un cafe la tentative d'assassinat commise sur Collot-d'Herbois, et se rejouissait de ce qu'elle n'avait pas reussi. Un nomme Saintanax, moine, qui ecoutait ce recit, repond qu'il est malheureux que ces scelerats du comite aient echappe, mais qu'il espere que tot ou tard ils seront atteints. On s'empare sur-le-champ du malheureux, et on le traduit dans la nuit meme a Paris. C'etait plus qu'il n'en fallait pour supposer de vastes ramifications; on pretendit qu'il y avait une bande d'assassins preparee, on s'empressa d'accourir autour des membres du comite, on les engagea a se garder, et a veiller sur leurs jours si precieux a la patrie. Les sections s'assemblerent, et envoyerent de nouveau des deputations et des adresses a la convention. Elles disaient que parmi les miracles que la Providence avait faits en faveur de la republique, la maniere dont Robespierre et Collot-d'Herbois venaient d'echapper aux coups des assassins n'etait pas le moindre. L'une d'elles proposa meme de fournir une garde de vingt-cinq hommes pour veiller sur les jours des membres du comite. Le surlendemain etait le jour ou s'assemblaient les jacobins. Robespierre et Collot-d'Herbois s'y rendirent, et furent recus avec un enthousiasme extreme. Quand le pouvoir a su s'assurer une soumission generale, il n'a qu'a laisser faire les ames basses, elles viennent achever elles-memes l'oeuvre de sa domination, et y ajouter un culte et des honneurs divins. On regardait Robespierre et Collot-d'Herbois avec une avide curiosite.--"Voyez, disait-on, ces hommes precieux, le Dieu des hommes libres les a sauves; il les a couverts de son egide, et les a conserves a la republique! Il faut leur faire partager les honneurs que la France a decernes aux martyrs de la liberte; elle aura ainsi la satisfaction de les honorer, sans avoir a pleurer sur leur urne funebre[5]." Collot prend le premier la parole avec sa vehemence ordinaire, et dit que l'emotion qu'il eprouve dans le moment lui prouve combien il est doux de servir la patrie, meme au prix des plus grands perils. "Il recueille, dit-il, cette verite que celui qui a couru quelque danger pour son pays recoit de nouvelles forces du fraternel interet qu'il inspire. Ces applaudissemens bienveillans sont un nouveau pacte d'union entre toutes les ames fortes. Les tyrans reduits aux abois, et sentant leur fin approcher, veulent en vain recourir aux poignards, au poison, au guet-apens, les republicains ne s'intimideront pas. Les tyrans ne savent-ils pas que lorsqu'un patriote expire sous leurs coups, c'est sur sa tombe que les patriotes qui lui survivent jurent la vengeance du crime et l'eternite de la liberte?" [Note 5: Voyez la seance des jacobins du 6 prairial.] Collot acheve au milieu des applaudissemens. Bentabolle demande que le president donne a Collot et a Robespierre l'accolade fraternelle, au nom de toute la societe. Legendre, avec l'empressement d'un homme qui avait ete ami de Danton, et qui etait oblige a plus de bassesse pour faire oublier cette amitie, dit que la main du crime s'est levee pour frapper la vertu, mais que le Dieu de la nature a empeche que le forfait fut consomme; Il engage tous les citoyens a former une garde autour des membres du comite, et s'offre a veiller le premier sur leurs jours precieux. Dans ce moment, des sections demandent a etre introduites dans la salle; l'empressement est extreme, mais la foule est si grande qu'on est oblige de les laisser a la porte. On offrait au comite les insignes du pouvoir souverain, et c'etait le moment de les repousser. Il suffit a des chefs adroits de se les faire offrir, et ils doivent se donner le merite du refus. Les membres presens du comite combattent avec une indignation affectee la proposition de se donner des gardes. Couthon prend aussitot la parole. Il s'etonne, dit-il, de la proposition qui vient d'etre faite aux Jacobins, et qui l'a deja ete a la convention. Il veut bien l'attribuer a des intentions pures, mais il n'y a que des despotes qui s'entourent de gardes, et les membres du comite ne veulent point etre assimiles a des despotes. Ils n'ont pas besoin de gardes pour les defendre. C'est la vertu, c'est la confiance du peuple et la Providence qui veillent sur leurs jours; il ne leur faut pas d'autres garanties pour leur surete. D'ailleurs ils sauront mourir a leur poste et pour la liberte. Legendre se hate de justifier sa proposition. Il dit qu'il n'a pas voulu precisement donner une garde organisee aux membres du comite, mais engager les bons citoyens a veiller sur leurs jours; que si du reste il s'est trompe, il se retracte et que son intention a ete pure. Robespierre lui succede a la tribune. C'est pour la premiere fois qu'il prend la parole. Des applaudissemens eclatent, et se prolongent long-temps; enfin on fait silence, et on lui permet de se faire entendre. "Je suis, dit-il, un de ceux que les evenemens qui se sont passes doivent le moins interesser, cependant je ne puis me defendre de quelques reflexions. Que les defenseurs de la liberte soient en butte aux poignards de la tyrannie, il fallait s'y attendre. Je l'avais deja dit: si nous battons les ennemis, si nous dejouons les factions, nous serons assassines. Ce que j'avais prevu est arrive: les soldats des tyrans ont mordu la poussiere, les traitres ont peri sur l'echafaud, et les poignards ont ete aiguises contre nous. Je ne sais quelle impression doivent vous faire eprouver ces evenemens, mais voici celle qu'ils ont produite sur moi. J'ai senti qu'il etait plus facile de nous assassiner que de vaincre nos principes et de subjuguer nos armees. Je me suis dit que plus la vie des defenseurs du peuple est incertaine et precaire, plus ils doivent se hater de remplir leurs derniers jours d'actions utiles a la liberte. Moi, qui ne crois pas a la necessite de vivre, mais seulement a la vertu et a la Providence, je me trouve place dans un etat ou sans doute les assassins n'ont pas voulu me mettre; je me sens plus independant que jamais de la mechancete des hommes. Les crimes des tyrans et le fer des assassins m'ont rendu plus libre et plus redoutable pour tous les ennemis du peuple; mon ame est plus disposee que jamais a devoiler les traitres, et a leur arracher le masque dont ils osent se couvrir. Francais, amis de l'egalite, reposez-vous sur nous du soin d'employer le peu de vie que la Providence nous accorde a combattre les ennemis qui nous environnent!" Les acclamations redoublent apres ce discours, et des transports eclatent dans toutes les parties de la salle. Robespierre, apres avoir joui quelques instans de cet enthousiasme, prend encore une fois la parole contre un membre de la societe, qui avait demande qu'on rendit des honneurs civiques a Geffroy. Il rapproche cette motion de celle qui tendait a donner des gardes aux membres des comites, et soutient que ces motions ont pour but d'exciter l'envie et la calomnie contre le gouvernement, en l'accablant d'honneurs superflus. En consequence il propose et fait prononcer l'exclusion contre celui qui avait demande pour Geffroy les honneurs civiques. Au degre de puissance auquel il etait parvenu, le comite devait tendre a ecarter les apparences de la souverainete. Il exercait une dictature absolue, mais il ne fallait pas qu'on s'en apercut trop; et tous les dehors, toutes les pompes du pouvoir, ne pouvaient que le compromettre inutilement. Un soldat ambitieux qui est maitre par son epee, et qui veut un trone, se hate de caracteriser son autorite le plus tot qu'il peut, et d'ajouter les insignes de la puissance a la puissance meme; mais les chefs d'un parti qui ne gouvernent ce parti que par leur influence, et qui veulent en rester maitres, doivent le flatter toujours, rapporter sans cesse a lui le pouvoir dont ils jouissent, et, tout en le gouvernant, paraitre lui obeir. Le membres du comite de salut public, chefs de la Montagne, ne devaient pas s'isoler d'elle et de la convention, et devaient repousser au contraire tout ce qui paraitrait les elever trop au-dessus de leurs collegues. Deja on s'etait ravise, et l'etendue de leur puissance frappait les esprits, meme dans leur propre parti. Deja on voyait en eux des dictateurs, et c'etait Robespierre surtout dont la haute influence commencait a offusquer les yeux. On s'habituait a dire, non plus, _le comite le veut_, mais _Robespierre le veut_. Fouquier-Tinville disait a un individu qu'il menacait du tribunal revolutionnaire: _Si Robespierre le veut, tu y passeras_. Les agens du pouvoir nommaient sans cesse Robespierre dans leurs operations, et semblaient rapporter tout a lui, comme a la cause de laquelle tout emanait. Les victimes ne manquaient pas de lui imputer leurs maux, et dans les prisons on ne voyait qu'un oppresseur, _Robespierre_. Les etrangers eux-memes dans leurs proclamations appelaient les soldats francais _soldats de Robespierre_. Cette expression se trouvait dans une proclamation du duc d'York. Sentant combien etait dangereux l'usage qu'on faisait de son nom, Robespierre s'empressa de prononcer a la convention un discours, pour repousser ce qu'il appelait des insinuations perfides, dont le but etait de le perdre; il le repeta aux Jacobins, et il s'attira les applaudissemens qui accueillaient toutes ses paroles. Le _Journal de la Montagne_ et _le Moniteur_, ayant le lendemain repete ce discours, et ayant dit que c'etait un chef-d'oeuvre dont l'analyse etait impossible, parce que _chaque mot valait une phrase, et chaque phrase une page_, il s'emporta vivement, et vint le lendemain se plaindre aux Jacobins des journaux qui flagornaient avec affectation les membres du comite, afin de les perdre en leur donnant les apparences de la toute-puissance. Les deux journaux furent obliges de se retracter, et de s'excuser d'avoir loue Robespierre, en assurant que leurs intentions etaient pures. Robespierre avait de la vanite, mais il n'etait pas assez grand pour etre ambitieux. Avide de flatteries et de respects, il s'en nourrissait, et se justifiait de les recevoir en assurant qu'il ne voulait pas de la toute-puissance. Il avait autour de lui une espece de cour composee de quelques hommes, mais surtout de beaucoup de femmes, qui lui prodiguaient les soins les plus delicats. Toujours empressees a sa porte, elles temoignaient pour sa personne la sollicitude la plus constante; elles ne cessaient de celebrer entre elles sa vertu, son eloquence, son genie; elles l'appelaient un homme divin et au-dessus de l'humanite. Une vieille marquise etait la principale de ces femmes, qui soignaient en veritables devotes ce pontife sanglant et orgueilleux. L'empressement des femmes est toujours le symptome le plus sur de l'engouement public. Ce sont elles qui, par leurs soins actifs, leurs discours, leurs sollicitudes, se chargent d'y ajouter le ridicule. Aux femmes qui adoraient Robespierre s'etait jointe une secte ridicule et bizarre, formee depuis peu. C'est au moment de l'abolition des cultes que les sectes abondent, parce que le besoin imperieux de croire cherche a se repaitre d'autres illusions, a defaut de celles qui sont detruites. Une vieille femme dont le cerveau s'etait enflamme dans les prisons de la Bastille, et qui se nommait Catherine Theot, se disait mere de Dieu, et annoncait la prochaine apparition d'un nouveau Messie. Il devait, suivant elle, apparaitre au milieu des bouleversemens[1], et, au moment ou il paraitrait, commencerait une vie eternelle pour les elus. Ces elus devaient propager leur croyance par tous les moyens, et exterminer les ennemis du vrai Dieu. Le chartreux dom Gerle, qui figura sous la constituante et dont l'imagination faible avait ete egaree par des reves mystiques, etait l'un des deux prophetes, Robespierre etait l'autre. Son deisme lui avait sans doute valu cet honneur. Catherine Theot l'appelait son fils cheri; les inities le consideraient avec respect, et voyaient en lui un etre surnaturel, appele a des destinees mysterieuses et sublimes. Probablement il etait instruit de leurs folies, et sans etre leur complice il jouissait de leur erreur. Il est certain qu'il avait protege dom Gerle, qu'il en recevait des visites frequentes, et qu'il lui avait donne un certificat de civisme signe de sa main, pour le soustraire aux poursuites d'un comite revolutionnaire. Cette secte s'etait fort repandue; elle avait son culte et ses pratiques, ce qui ne contribuait pas peu a sa propagation; elle se reunissait chez Catherine Theot, dans un quartier recule de Paris, pres du Pantheon. C'etait la que se faisaient les initiations, en presence de la mere de Dieu, de dom Gerle et des principaux elus. Cette secte commencait a etre connue, et on savait vaguement que Robespierre etait pour elle un prophete. Ainsi tout contribuait a le grandir et a le compromettre. C'etait surtout parmi ses collegues que les ombrages commencaient a naitre. Des divisions se prononcaient deja, et c'etait naturel, car la puissance du comite etant etablie, le temps des rivalites etait venu. Le comite s'etait partage en plusieurs groupes distincts. La mort de Herault-Sechelles avait reduit a onze les douze membres qui le composaient. Jean-Bon-Saint-Andre et Prieur (de la Marne) n'avaient pas cesse d'etre en mission. Carnot etait entierement occupe de la guerre, Prieur (de la Cote-d'Or) des approvisionnemens, Robert Lindet des subsistances. On appelait ceux-ci les gens _d'examen_. Ils ne prenaient aucune part ni a la politique ni aux rivalites. Robespierre, Saint-Just, Couthon, s'etaient rapproches. Une espece de superiorite d'esprit et de manieres, le grand cas qu'ils semblaient faire d'eux-memes, et le mepris qu'ils semblaient avoir pour leurs autres collegues, les avaient portes a se ranger a part; on les nommait les gens de _la haute main_. Barrere n'etait a leurs yeux qu'un etre faible et pusillanime, ayant de la facilite au service de tout le monde, Collot-d'Herbois qu'un declamateur de clubs, Billaud-Varennes qu'un esprit mediocre, sombre et envieux. Ces trois derniers ne leur pardonnaient pas leurs dedains secrets. Barrere n'osait se prononcer; mais Collot-d'Herbois, et surtout Billaud, dont le caractere etait indomptable, ne pouvaient dissimuler la haine dont ils commencaient a s'enflammer. Ils cherchaient a s'appuyer sur leurs collegues appeles gens _d'examen_, et a les mettre de leur cote. Ils pouvaient esperer un appui de la part du comite de surete generale, qui commencait a etre importune de la suprematie du comite de salut public. Specialement borne a la police, et souvent surveille ou controle dans ses operations par le comite de salut public, le comite de surete generale supportait impatiemment cette dependance. Amar, Vadier, Vouland, Jagot, Louis (du Bas-Rhin), ses membres les plus cruels, etaient en meme temps les plus disposes a secouer le joug. Deux de leurs collegues, qu'on appelait _les ecouteurs_, les observaient pour le compte de Robespierre, et cet espionnage leur etait devenu insupportable. Les mecontens de l'un et l'autre comite pouvaient donc se reunir et devenir dangereux pour Robespierre, Couthon et Saint-Just. Il faut bien le remarquer: c'etaient les rivalites d'orgueil et de pouvoir qui commencaient la division, et non une difference d'opinion politique, car Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Vadier, Vouland, Amar, Jagot et Louis, etaient des revolutionnaires non moins redoutables que les trois adversaires qu'ils voulaient renverser. Une circonstance indisposa encore davantage le comite de surete generale contre les dominateurs du comite de salut public. On se plaignait beaucoup des arrestations, qui devenaient toujours plus nombreuses, et qui etaient souvent injustes, car elles portaient contre une foule d'individus connus pour excellens patriotes; on se plaignait des rapines et des vexations des agens nombreux auxquels le comite de surete generale avait delegue son inquisition. Robespierre, Saint-Just et Couthon, n'osant ni faire abolir, ni faire renouveler ce comite, imaginerent d'etablir un bureau de police dans le sein du comite de salut public. C'etait, sans detruire le comite de surete generale, envahir ses fonctions et l'en depouiller. Saint-Just devait avoir la direction de ce bureau; mais, appele a l'armee, il n'avait pu remplir ce soin, et Robespierre s'en etait charge a sa place. Le bureau de police elargissait ceux que faisait arreter le comite de surete generale, et ce dernier comite rendait la pareille a l'autre. Cet envahissement de fonctions amena une brouille ouverte. Le bruit s'en repandit, et malgre le secret qui enveloppait le gouvernement, on sut bientot que ses membres n'etaient pas d'accord. D'autres mecontentemens[1], non moins graves, eclataient dans la convention. Elle etait toujours fort soumise, mais quelques-uns de ses membres, qui avaient concu des craintes pour eux-memes, recevaient du danger un peu plus de hardiesse. C'etaient d'anciens amis de Danton, compromis par leurs liaisons avec lui, et menaces quelquefois comme restes du parti des _corrompus et des indulgens_. Les uns avaient malverse dans leurs fonctions, et craignaient l'application du _systeme de la vertu_; les autres avaient paru opposes a un deploiement de rigueurs tous les jours croissant. Le plus compromis d'entre eux etait Tallien. On disait qu'il avait malverse a la commune lorsqu'il en etait membre, et a Bordeaux lorsqu'il y etait en mission. On ajoutait que dans cette derniere ville il s'etait laisse amollir et seduire par une jeune et belle femme qui l'avait accompagne a Paris, et qui venait d'etre jetee en prison. Apres Tallien on citait Bourdon (de l'Oise), compromis par sa lutte avec le parti de Saumur, et expulse des Jacobins, conjointement avec Fabre, Camille et Philippeau; on citait encore Thuriot, exclu aussi des Jacobins; Legendre, qui, malgre ses soumissions journalieres, ne pouvait se faire pardonner ses anciennes liaisons avec Danton; enfin Freron, Barras, Lecointre, Revere, Monestier, Panis, etc., tous, ou amis de Danton, ou desapprobateurs du systeme suivi par le gouvernement. Ces inquietudes personnelles se propageaient, le nombre des mecontens augmentait chaque jour, et ils etaient prets a s'unir aux membres de l'un ou de l'autre comite qui voudraient leur tendre la main. Le 20 prairial (8 juin) approchait; c'etait le jour fixe pour la fete a l'Etre supreme. Le 16, il fallait nommer un president; la convention nomma a l'unanimite Robespierre pour occuper le fauteuil. C'etait lui assurer le premier role dans la journee du 20. Ses collegues, comme on le voit, cherchaient encore a le flatter et a l'apaiser a force d'honneurs. De vastes preparatifs avaient ete faits conformement au plan concu par David. La fete devait etre magnifique. Le 20, au matin, le soleil brillait de tout son eclat. La foule, toujours prete a assister aux representations que lui donne le pouvoir, etait accourue. Robespierre se fit attendre long-temps. Il parut enfin au milieu de la convention. Il etait soigneusement pare; il avait la tete couverte de plumes, et tenait a la main, comme tous les representans, un bouquet de fleurs, de fruits et d'epis de ble. Sur son visage, ordinairement si sombre, eclatait une joie qui ne lui etait pas ordinaire. Un amphitheatre etait place au milieu du jardin des Tuileries. La convention l'occupait; a droite et a gauche, se trouvaient plusieurs groupes d'enfans, d'hommes, de vieillards et de femmes. Les enfans etaient couronnes de violette, les adolescens de myrte, les hommes de chene, les vieillards de pampre et d'olivier. Les femmes tenaient leurs filles par la main, et portaient des corbeilles de fleurs. Vis-a-vis de l'amphitheatre, se trouvaient des figures representant l'Atheisme, la Discorde, l'Egoisme. Elles etaient destinees a etre brulees. Des que la convention eut pris sa place, une musique ouvrit la ceremonie. Le president fit ensuite un premier discours sur l'objet de la fete. "Francais republicains, dit-il, il est enfin arrive le jour a jamais fortune que le peuple francais consacre a l'Etre supreme! Jamais le monde qu'il a cree ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu regner sur la terre la tyrannie, le crime et l'imposture: il voit dans ce moment une nation entiere, aux prises avec tous les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux heroiques pour elever sa pensee et ses voeux vers le grand Etre qui lui donna la mission de les entreprendre, et le courage de les executer!" Apres avoir parle quelques minutes, le president descend de l'amphitheatre, et, se saisissant d'une torche, met le feu aux monstres de l'Atheisme, de la Discorde et de l'Egoisme. Du milieu de leurs cendres parait la statue de la Sagesse, mais on remarque qu'elle est enfumee par les flammes au milieu desquelles elle vient de paraitre. Robespierre retourne a sa place, et prononce un second discours sur l'extirpation des vices ligues contre la republique. Apres cette premiere ceremonie, on se met en marche pour se rendre au Champ-de-Mars. L'orgueil de Robespierre semble redoubler, et il affecte de marcher tres en avant de ses collegues. Mais quelques-uns, indignes, se rapprochent de sa personne, et lui prodiguent les sarcasmes les plus amers. Les uns se moquent du nouveau pontife, et lui disent, en faisant allusion a la statue de la Sagesse, qui avait paru enfumee, que sa sagesse est obscurcie. D'autres font entendre le mot de tyran, et s'ecrient qu'il _est encore des Brutus_. Bourdon de l'Oise lui dit ces mots: _La roche Tarpeienne est pres du Capitole_. Le cortege arrive enfin au Champ-de-Mars. La se trouvait, au lieu de l'ancien autel de la patrie, une vaste montagne. Au sommet de cette montagne etait un arbre: la convention s'assied sous ses rameaux. De chaque cote de la montagne se placent les differens groupes des enfans, des vieillards et des femmes. Une symphonie commence; les groupes chantent ensuite des strophes en se repondant alternativement; enfin, a un signal donne, les adolescens tirent leurs epees et jurent, dans les mains des vieillards, de defendre la patrie: les meres elevent leurs enfans dans leurs bras; tous les assistans levent leurs mains vers le ciel, et les sermens de vaincre se melent aux hommages rendus a l'Etre supreme. On retourne ensuite au jardin des Tuileries, et la fete se termine par des jeux publics. Telle fut la fameuse fete celebree en l'honneur de l'Etre supreme. Robespierre, en ce jour, etait parvenu au comble des honneurs; mais il n'etait arrive au faite que pour en etre precipite. Son orgueil avait blesse tout le monde. Les sarcasmes etaient parvenus jusqu'a son oreille, et il avait vu chez quelques-uns de ses collegues une hardiesse qui ne leur etait pas ordinaire. Le lendemain il se rend au comite de salut public, et exprime sa colere contre les deputes qui l'ont outrage la veille. Il se plaint de ces amis de Danton, de ces restes impurs du parti _indulgent et corrompu_, et en demande le sacrifice. Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, qui n'etaient pas moins blesses que leurs collegues du role que Robespierre avait joue la veille, se montrent tres froids et peu empresses a le venger. Ils ne defendent pas les deputes dont se plaint Robespierre, mais ils reviennent sur la derniere fete, ils expriment des craintes sur ses effets. Elle a indispose, disent-ils, beaucoup d'esprits. D'ailleurs ces idees d'Etre supreme, d'immortalite de l'ame, ces pompes semblent un retour vers les superstitions d'autrefois, et peuvent faire retrograder la revolution. Robespierre s'irrite alors de ces remarques; il soutient qu'il n'a jamais voulu faire retrograder la revolution, qu'il a tout fait au contraire pour accelerer sa marche. En preuve, il cite un projet de loi qu'il vient de rediger avec Couthon, et qui tend a rendre le tribunal revolutionnaire encore plus meurtrier. Voici quel etait ce projet: Depuis deux mois il avait ete question d'apporter quelques modifications a l'organisation du tribunal revolutionnaire. La defense de Danton, Camille, Fabre, Lacroix, avait fait sentir l'inconvenient des restes de formalites qu'on avait laisse exister. Tous les jours encore il fallait entendre des temoins et des avocats, et quelque brieve que fut l'audition des temoins, quelque restreinte que fut la defense des avocats, neanmoins elles emportaient une grande perte de temps, et amenaient toujours un certain eclat. Les chefs de ce gouvernement, qui voulaient que tout se fit promptement et sans bruit, desiraient supprimer ces formalites incommodes. S'etant habitues a penser que la revolution avait le droit de detruire tous ses ennemis, et qu'a la simple inspection on devait les distinguer, ils croyaient qu'on ne pouvait rendre la procedure revolutionnaire trop expeditive. Robespierre, particulierement charge du tribunal, avait prepare la loi avec Couthon seul, car Saint-Just etait absent. Il n'avait pas daigne consulter ses autres collegues du comite de salut public, et il venait seulement leur lire le projet avant de le presenter. Quoique Barrere et Collot-d'Herbois fussent tout aussi disposes que lui a en admettre les dispositions sanguinaires, ils devaient l'accueillir froidement, puisqu'il etait concu et arrete sans leur participation. Cependant il fut convenu qu'il serait propose le lendemain, et que Couthon en ferait le rapport. Mais aucune satisfaction ne fut accordee a Robespierre pour les outrages qu'il avait recus la veille. Le comite de surete generale ne fut pas plus consulte sur la loi que ne l'avait ete le comite de salut public. Il sut qu'une loi se preparait, mais il ne fut point appele a y prendre part. Il voulut du moins, sur cinquante jures qui devaient etre designes, en faire nommer vingt; mais Robespierre les rejeta tous, et ne choisit que ses creatures. La proposition fut faite le 22 prairial; Couthon fut le rapporteur. Apres les declamations habituelles sur l'inflexibilite et la promptitude qui devaient etre les caracteres de la justice revolutionnaire, il lut le projet, qui etait redige dans un style effrayant. Le tribunal devait se diviser en quatre sections, composees d'un president, trois juges et neuf jures. Il etait nomme douze juges, et cinquante jures qui devaient se succeder dans l'exercice de leurs fonctions, de maniere que le tribunal put sieger tous les jours. La seule peine etait la mort. Le tribunal, disait la loi, etait institue pour punir les ennemis du peuple, suivant la definition la plus vague et la plus etendue des ennemis du peuple. Dans le nombre etaient compris les fournisseurs infideles et les alarmistes qui debitaient de mauvaises nouvelles. La faculte de traduire les citoyens au tribunal revolutionnaire etait attribuee aux deux comites, a la convention, aux representans en mission, et a l'accusateur public, Fouquier-Tinville. S'il existait des preuves, _soit materielles, soit morales_, il ne devait pas etre entendu de temoins. Enfin, un article portait ces mots: _La loi donne pour defenseurs aux patriotes calomnies des jures patriotes; elle n'en accorde point aux conspirateurs_. Une loi qui supprimait toutes les garanties, qui bornait l'instruction a un simple appel nominal, et qui, en attribuant aux deux comites la faculte de traduire les citoyens au tribunal revolutionnaire, leur donnait aussi droit de vie et de mort; une pareille loi dut causer un veritable effroi, surtout chez les membres de la convention, deja inquiets pour eux-memes. Il n'etait pas dit dans le projet si les comites auraient la faculte de traduire les representans[1] au tribunal sans demander un decret prealable d'accusation, des lors les comites pouvaient envoyer leurs collegues a la mort, sans autre formalite que celle de les designer a Fouquier-Tinville. Aussi les restes de la pretendue faction des _indulgens_ se souleverent, et, pour la premiere fois depuis long-temps, on vit une opposition se manifester dans le sein de l'assemblee. Ruamps demanda l'impression et l'ajournement du projet, disant que si cette loi etait adoptee sans ajournement, il ne restait qu'a se bruler la cervelle. Lecointre de Versailles appuya l'ajournement. Robespierre se presenta aussitot pour combattre cette resistance inattendue. "Il y a, dit-il, deux opinions aussi anciennes que notre revolution; l'une, qui tend a punir d'une maniere prompte et inevitable les conspirateurs; l'autre, qui tend a absoudre les coupables: cette derniere n'a cesse de se reproduire dans toutes les occasions. Elle se manifeste de nouveau aujourd'hui, et je viens la repousser. Depuis deux mois, le tribunal se plaint des entraves qui embarrassent sa marche; il se plaint de manquer de jures; il faut donc une loi. Au milieu des victoires de la republique, les conspirateurs sont plus actifs et plus ardens[1] que jamais; il faut les frapper. Cette opposition inattendue qui se manifeste n'est pas naturelle. On veut diviser la convention, on veut l'epouvanter.--Non, non, s'ecrient plusieurs voix, on ne nous divisera pas!--C'est nous, ajoute Robespierre, qui avons toujours defendu la convention, ce n'est pas nous qu'elle a a craindre. Du reste, nous en sommes arrives au point ou l'on pourra nous tuer, mais ou l'on ne nous empechera pas de sauver la patrie." Robespierre ne manquait plus une seule fois de parler de poignards et d'assassins, comme s'il avait toujours ete menace. Bourdon de l'Oise lui repond, et dit que si le tribunal a besoin de jures, on n'a qu'a adopter sur-le-champ la liste proposee, car personne ne veut arreter la marche de la justice, mais qu'il faut ajourner le reste du projet. Robespierre remonte a la tribune, et repond que la loi n'est ni plus compliquee ni plus obscure qu'une foule d'autres qui ont ete adoptees sans discussion, et que, dans un moment ou les defenseurs de la liberte sont menaces du poignard, on ne devrait pas chercher a ralentir la repression des conspirateurs. Enfin il propose de discuter toute la loi, article par article, et de sieger jusqu'au milieu de la nuit, s'il le faut, pour la decreter le jour meme. La domination de Robespierre l'emporte encore; la loi est lue, et adoptee en quelques instans. Cependant Bourdon, Tallien, tous les membres qui avaient des craintes personnelles, etaient effrayes d'une loi pareille. Les comites pouvant traduire tous les citoyens au tribunal revolutionnaire, et les membres de la representation nationale n'en etant pas exceptes, ils tremblaient d'etre enleves tous en une nuit, et livres a Fouquier sans que la convention meme fut prevenue. Le lendemain, 23 prairial, Bourdon demande la parole. "En donnant, dit-il, aux comites de salut public et de surete generale le droit de traduire les citoyens au tribunal revolutionnaire, la convention n'a pas entendu sans doute que le pouvoir des comites s'etendrait sur tous ses membres, sans un decret prealable.--Non, non, s'ecrie-t-on de toutes parts.--Je m'attendais, reprend Bourdon, a ces murmures; ils me prouvent que la liberte est imperissable." Cette reflexion causa une sensation profonde. Bourdon proposa de declarer que les membres de la convention ne pourraient etre livres au tribunal revolutionnaire sans un decret d'accusation. Les comites etaient absens; la proposition de Bourdon fut accueillie. Merlin demanda la question prealable; on murmura contre lui; mais il s'expliqua et demanda la question prealable avec un considerant, c'est que la convention n'avait pu se dessaisir du droit de decreter seule ses propres membres. Le considerant fut adopte a la satisfaction generale. Une scene qui se passa dans la soiree donna encore plus d'eclat a cette opposition si nouvelle. Tallien et Bourdon se promenaient dans les Tuileries; des espions du comite de salut public les suivaient de tres pres. Tallien fatigue se retourne, les provoque, les appelle de vils espions du comite, et leur dit d'aller rapporter a leurs maitres ce qu'ils ont vu et entendu. Cette scene causa une grande sensation. Couthon et Robespierre etaient indignes. Le lendemain ils se presentent a la convention, decides a se plaindre vivement de la resistance qu'ils essuyaient. Delacroix et Mallarme leur en fournissent l'occasion. Delacroix demande qu'on caracterise d'une maniere plus precise ceux que la loi a qualifies de _depravateurs des moeurs_. Mallarme demande ce qu'elle a voulu dire par ces mots: _la loi ne donne pour defenseurs aux patriotes calomnies que la conscience des jures patriotes_. Couthon monte alors a la tribune, se plaint des amendemens proposes aujourd'hui. "On a calomnie, dit-il, le comite de salut public, en paraissant supposer qu'il voulait avoir la faculte d'envoyer les membres de la convention a l'echafaud. Que les tyrans calomnient le comite, c'est naturel; mais que la convention elle-meme semble ecouter la calomnie, une pareille injustice est insupportable, et il ne peut s'empecher de s'en plaindre. On s'est applaudi hier d'une _heureuse clameur_ qui prouvait que la liberte etait imperissable, comme si la liberte avait ete menacee. On a choisi, pour porter cette attaque, le moment ou les membres du comite etaient absens. Une telle conduite est deloyale, et je propose de rapporter les amendemens adoptes hier, et ceux qu'on vient de proposer aujourd'hui." Bourdon repond que demander des explications sur une loi n'est pas un crime; que s'il s'est applaudi d'une clameur, c'est qu'il a ete satisfait de se trouver d'accord avec la convention; que si de part et d'autre on montrait la meme aigreur, il serait impossible de discuter. "On m'accuse, dit-il, de parler comme Pitt et Cobourg; si je repondais de meme, ou en serions-nous? J'estime Couthon, j'estime les comites, j'estime la _Montagne_ qui a sauve la liberte." On applaudit ces explications de Bourdon; mais ces explications etaient des excuses, et l'autorite des dictateurs etait trop forte encore pour etre bravee sans egards. Robespierre prend la parole, et fait un discours diffus, plein d'orgueil et d'amertume. "Montagnards, dit-il, vous serez toujours le boulevart de la liberte publique, mais vous n'avez rien de commun avec les intrigans et les pervers, quels qu'ils soient. S'ils s'efforcent de se ranger parmi vous, ils n'en sont pas moins etrangers a vos principes. Ne souffrez pas que quelques intrigans[1], plus meprisables que les autres, parce qu'ils sont plus hypocrites, s'efforcent d'entrainer une partie d'entre vous, et de se faire les chefs d'un parti...." Bourdon de l'Oise interrompt Robespierre en disant qu'il n'a jamais voulu se faire le chef d'un parti. Robespierre ne repond pas, et reprend: "Ce serait, dit-il, le comble de l'opprobre, si des calomniateurs, egarant nos collegues...." Bourdon l'interrompt de nouveau. "Je demande, s'ecrie-t-il, qu'on prouve ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'etais un scelerat.--Je n'ai pas nomme Bourdon, repond Robespierre; malheur a qui se nomme lui-meme! Oui, la Montagne est pure, elle est sublime; les intrigans ne sont pas de la Montagne." Robespierre s'etend ensuite longuement sur les efforts qu'on fait pour effrayer les membres de la convention, et pour leur persuader qu'ils sont en danger; il dit qu'il n'y a que des coupables qui soient ainsi effrayes, et qui veuillent effrayer les autres. Il raconte alors ce qui s'est passe la veille entre Tallien et les espions, qu'il appelle des _courriers du comite_. Ce recit amene des explications tres vives de la part de Tallien, et vaut a ce dernier beaucoup d'injures. Enfin on termine toutes ces discussions par l'adoption des demandes faites par Couthon et Robespierre. Les amendemens de la veille sont rapportes, ceux du jour sont repousses, et l'affreuse loi du 22 reste telle qu'elle avait ete proposee. Les meneurs du comite triomphaient donc encore une fois; leurs adversaires tremblaient. Tallien, Bourdon, Ruamps, Delacroix, Mallarme, tous ceux qui avaient fait des objections a la loi, se croyaient perdus, et craignaient a chaque instant d'etre arretes. Bien que le decret prealable de la convention fut necessaire pour la mise en accusation, elle etait encore tellement intimidee qu'elle pouvait accorder tout ce qu'on lui demanderait. Elle avait rendu le decret contre Danton; elle pouvait bien le rendre encore contre ceux de ses amis qui lui survivaient. Le bruit se repandit que la liste etait faite; on portait le nombre des victimes a douze, puis a dix-huit. On les nommait. Bientot l'effroi se repandit, et plus de soixante membres de la convention ne couchaient plus chez eux. Cependant un obstacle s'opposait a ce qu'on disposat de leur vie aussi aisement qu'ils le craignaient. Les chefs du gouvernement etaient divises. On a deja vu que Billaud-Varennes, Collot, Barrere, avaient froidement repondu aux premieres plaintes de Robespierre contre ses collegues. Les membres du comite de surete generale lui etaient plus opposes que jamais, car ils venaient d'etre eloignes de toute cooperation a la loi du 22, et il parait meme que quelques-uns d'entre eux etaient menaces. Robespierre et Couthon poussaient l'exigence fort loin; ils auraient voulu sacrifier un grand nombre de deputes; ils parlaient de Tallien, Bourdon de l'Oise, Thuriot, Rovere, Lecointre, Panis, Monestier, Legendre, Freron, Barras; ils demandaient meme Cambon, dont la renommee financiere les genait, et qui avait paru oppose a leurs cruautes; enfin ils auraient voulu porter leurs coups jusque sur plusieurs membres de la Montagne les plus prononces, tels que Duval, Audouin, Leonard Bourdon[6]. Les membres du comite de salut public, Billaud, Collot, Barrere, et tous ceux du comite de surete generale, refusaient d'y consentir. Le danger, en s'etendant sur un aussi grand nombre de tetes, pouvait finir bientot par les menacer eux-memes. [Note 6: Voyez la liste fournie par Villate dans ses Memoires.] Ils etaient dans ces dispositions hostiles, et peu portes a s'entendre sur un nouveau sacrifice, lorsqu'une derniere circonstance amena une rupture definitive. Le comite de surete generale avait fait la decouverte des assemblees qui se tenaient chez Catherine Theot. Il avait appris que cette secte extravagante faisait de Robespierre un prophete, et que celui-ci avait donne un certificat de civisme a dom Gerle. Aussitot Vadier, Vouland, Jagot, Amar, resolurent de se venger, en presentant cette secte comme une reunion de conspirateurs dangereux, en la denoncant a la convention, et en faisant partager ainsi a Robespierre le ridicule et l'odieux qui s'attacheraient a elle. On envoya un agent, Senart, qui, sous pretexte de se faire initier, s'introduisit dans l'une des reunions. Au milieu de la ceremonie, il s'approcha d'une fenetre, donna le signal a la force armee, et fit saisir la secte presque entiere. Dom Gerle, Catherine Theot furent arretes. On trouva le certificat de civisme donne par Robespierre a dom Gerle; on decouvrit meme dans le lit de la mere de Dieu une lettre qu'elle ecrivait a son fils cheri, au premier prophete, a Robespierre enfin. Quand Robespierre apprit qu'on allait poursuivre la secte, il voulut s'y opposer, et provoqua une discussion sur ce sujet dans le comite de salut public. On a deja vu que Billaud et Collot n'etaient pas deja tres portes pour le deisme, et qu'ils voyaient avec ombrage l'usage politique que Robespierre voulait faire de cette croyance. Ils opinaient pour les poursuites. Robespierre insistant pour les empecher, la discussion devint extremement vive; il essuya les expressions les plus injurieuses, ne reussit pas, et se retira en pleurant de rage. La querelle avait ete si forte, que pour eviter d'etre entendus de ceux qui traversaient les galeries, les membres du comite resolurent de transporter le lieu de leurs seances a l'etage superieur. Le rapport contre la secte de Catherine Theot fut fait a la convention. Barrere, pour se venger de Robespierre a sa maniere, avait redige secretement le rapport que Vouland devait prononcer. La secte y etait representee comme aussi ridicule qu'atroce. La convention, tantot revoltee, tantot egayee par le tableau trace par Barrere, decreta d'accusation les principaux chefs de la secte, et les envoya au tribunal revolutionnaire. Robespierre, indigne et de la resistance qu'il rencontrait, et des propos injurieux qu'il avait essuyes, renonca de paraitre au comite, et resolut de ne plus prendre part a ses deliberations. Il se retira dans les derniers jours de prairial (milieu de juin). Cette retraite prouve de quelle nature etait son ambition. Un ambitieux n'a jamais d'humeur; il s'irrite par les obstacles, s'empare du pouvoir, et en ecrase ceux qui l'ont outrage. Un rheteur faible et vaniteux se depite, et cede quand il ne trouve plus ni flatteries ni respects. Danton s'etait retire par paresse et degout, Robespierre par vanite blessee. Cette retraite lui fut aussi funeste qu'a Danton. Couthon restait seul contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrere, et ces derniers allaient s'emparer de toutes les affaires. Ces divisions n'etaient pas encore ebruitees; on savait seulement que les comites de salut public et de surete generale n'etaient pas d'accord; on etait enchante de cette mesintelligence, on esperait qu'elle empecherait de nouvelles proscriptions. Ceux qui etaient menaces se rapprochaient du comite de surete generale, le flattaient, l'imploraient, et avaient meme recu de quelques membres les promesses les plus rassurantes. Elie, Lacoste, Moyse Bayle, Lavicomterie, Dubarran, les meilleurs des membres du comite de surete generale, avaient promis de refuser leur signature a toute nouvelle liste de proscription. Au milieu de ces luttes, les jacobins etaient toujours devoues a Robespierre; ils n'etablissaient pas encore de distinction entre les divers membres du comite, entre Couthon, Robespierre, Saint-Just d'un cote, et Billaud-Varennes, Collot, Barrere de l'autre. Ils ne voyaient que le gouvernement revolutionnaire d'une part, et de l'autre quelques restes de la faction des indulgens, quelques amis de Danton, qui, a propos de la loi du 22 prairial, venaient de s'elever contre ce gouvernement salutaire. Robespierre, qui avait defendu ce gouvernement en defendant la loi, etait toujours pour eux le premier et le plus grand citoyen de la republique: tous les autres n'etaient que des intrigans qu'il fallait achever de detruire. Aussi ne manquerent-ils pas d'exclure Tallien de leur comite de correspondance, parce qu'il n'avait pas repondu aux accusations dirigees contre lui dans la seance du 24. Des ce jour, Collot et Billaud-Varennes, sentant l'influence de Robespierre, s'abstinrent de paraitre aux Jacobins. Qu'auraient-ils pu dire? Ils n'auraient pu exposer leurs griefs tout personnels, et faire le public juge entre leur orgueil et celui de Robespierre. Il ne leur restait qu'a se taire et a attendre. Robespierre et Couthon avaient donc le champ libre. Le bruit d'une nouvelle proscription ayant produit un effet dangereux, Couthon se hata de dementir devant la societe les projets qu'on leur supposait contre vingt-quatre et meme soixante membres de la convention. "Les ombres de Danton, d'Hebert, de Chaumette, se promenent, dit-il, encore parmi nous; elles cherchent a perpetuer le trouble et la division. Ce qui s'est passe dans la seance du 24 en est un exemple frappant; on veut diviser le gouvernement, discrediter ses membres, en les peignant comme des Sylla et des Neron; on delibere en secret, on se reunit, on forme de pretendues listes de proscription, on effraie les citoyens pour en faire des ennemis de l'autorite publique. On repandait, il y a peu de jours, le bruit que les comites devaient faire arreter dix-huit membres de la convention; deja meme on les nommait. Defiez-vous de ces insinuations perfides; ceux qui repandent ces bruits sont des complices d'Hebert et de Danton; ils craignent la punition de leur conduite criminelle; ils cherchent a s'accoler des gens purs, dans l'espoir que, caches derriere eux, ils pourront aisement echapper a l'oeil de la justice. Mais rassurez-vous, le nombre des coupables est heureusement tres petit; il n'est que de quatre, de six peut-etre; et ils seront frappes, car le temps est venu de delivrer la republique des derniers ennemis qui conspirent contre elle. Reposez-vous de son salut sur l'energie et la justice des comites." Il etait adroit de reduire a un petit nombre les proscrits que Robespierre voulait frapper. Les jacobins applaudirent, suivant l'usage, le discours de Couthon; mais ce discours ne rassura aucune des victimes menacees, et ceux qui se croyaient en peril n'en continuerent pas moins de coucher hors de leurs maisons. Jamais la terreur n'avait ete plus grande, non-seulement dans la convention, mais dans les prisons, et par toute la France. Les cruels agens de Robespierre, l'accusateur Fouquier-Tinville, le president Dumas, s'etaient empares de la loi du 22 prairial, et allaient s'en servir pour ravager les prisons. Bientot, disait Fouquier, on mettra sur leurs portes cet ecriteau: _Maison a louer_. Le projet etait de se delivrer de la plus grande partie des suspects. On s'etait accoutume a les considerer comme des ennemis irreconciliables, qu'il fallait detruire pour le salut de la republique. Immoler des milliers d'individus n'ayant d'autre tort que de penser d'une certaine maniere, et souvent meme ne pensant pas autrement que leurs persecuteurs, semblait une chose toute naturelle, par l'habitude qu'on avait prise de se detruire les uns les autres. La facilite a faire mourir et a mourir soi-meme etait devenue extraordinaire. Sur les champs de bataille, sur l'echafaud, des milliers d'hommes perissaient chaque jour, et on n'en etait plus etonne. Les premiers meurtres commis en 93 provenaient d'une irritation reelle et motivee par le danger. Aujourd'hui les perils avaient cesse, la republique etait victorieuse, on n'egorgeait plus par indignation, mais par l'habitude funeste qu'on avait contractee du meurtre. Cette machine formidable qu'on fut oblige de construire pour resister a des ennemis de toute espece commencait a n'etre plus necessaire; mais une fois mise en action, on ne savait plus l'arreter. Tout gouvernement doit avoir son exces, et ne perit que lorsqu'il a atteint cet exces. Le gouvernement revolutionnaire ne devait pas finir le jour meme ou les ennemis de la republique seraient assez terrifies; il devait aller au-dela, il devait s'exercer jusqu'a ce qu'il eut revolte tous les coeurs par son atrocite meme. Les choses humaines ne vont pas autrement. Pourquoi d'affreuses circonstances avaient-elles oblige de creer un gouvernement de mort, qui ne regnerait et ne vaincrait que par la mort? Ce qui est plus effrayant encore, c'est que lorsque le signal est donne, lorsque l'idee est etablie qu'il faut sacrifier des vies, et qu'en les sacrifiant on sauvera l'etat, tout se dispose pour ce but affreux avec une singuliere facilite. Chacun agit sans remords, sans repugnance; on s'habitue a cela comme le juge a envoyer des coupables au supplice, le medecin a voir des etres souffrans sous son instrument, le general a ordonner le sacrifice de vingt mille soldats. On se fait un affreux langage suivant ses nouvelles oeuvres; on sait meme le rendre gai, on trouve des mots piquans pour exprimer des idees sanguinaires. Chacun marche, entraine, etourdi avec l'ensemble; et on voit des hommes, qui la veille s'occupaient doucement des arts et du commerce, s'occuper avec la meme facilite de mort et de destruction. Le comite avait donne le signal par la loi du 22; Dumas et Fouquier l'avaient trop bien compris. Il fallait cependant des pretextes pour immoler tant de malheureux. Quel crime pouvait-on leur supposer, lorsque la plupart d'entre eux etaient des citoyens paisibles, inconnus, qui n'avaient jamais donne a l'etat aucun signe de vie? On imagina que, plonges dans les prisons, ils devaient songer a en sortir, que leur nombre devait leur inspirer le sentiment de leurs forces, et leur donner l'idee de s'en servir pour se sauver. La pretendue conspiration de Dillon fut le germe de cette idee, qu'on developpa d'une maniere atroce. On se servit de quelques miserables qui etaient detenus, et qui consentirent a jouer le role infame de delateurs. Ils designerent au Luxembourg cent soixante prisonniers qui, disaient-ils, avaient pris part au complot de Dillon. On se procura quelques-uns de ces faiseurs de listes dans toutes les autres maisons d'arret, et ils denoncerent dans chacune cent ou deux cents individus comme complices de la conspiration des prisons. Une tentative d'evasion faite a la Force ne servit qu'a autoriser cette fable indigne, et sur-le-champ on commenca a envoyer des centaines de malheureux au tribunal revolutionnaire. On les acheminait des diverses prisons a la Conciergerie, pour aller de la au tribunal et a l'echafaud. Dans la nuit du 18 au 19 messidor (6 juin), on traduisit les cent soixante designes au Luxembourg. Ils tremblaient en entendant cet appel; ils ne savaient ce qu'on leur imputait, et ce qu'ils voyaient de plus probable, c'etait la mort qu'on leur reservait. L'affreux Fouquier, depuis qu'il etait nanti de la loi du 22, avait opere de grands changemens dans la salle du tribunal. Au lieu des sieges des avocats, et du banc des accuses qui ne contenait que 18 ou 20 places, il avait fait construire un amphitheatre qui pouvait contenir cent ou cent cinquante accuses a la fois. Il appelait cela _ses petits gradins_. Poussant son ardeur jusqu'a une espece d'extravagance, il avait fait elever l'echafaud dans la salle meme du tribunal, et il se proposait de faire juger en une meme seance les cent soixante accuses du Luxembourg. Le comite de salut public, en apprenant l'espece de delire de son accusateur public, l'envoya chercher, lui ordonna de faire enlever l'echafaud de la salle ou il etait dresse, et lui defendit de traduire plus de soixante individus a la fois. _Tu veux donc_, lui dit Collot-d'Herbois dans un transport de colere, _demoraliser le supplice?_ Il faut cependant remarquer que Fouquier a pretendu le contraire, et soutenu que c'etait lui qui avait demande le jugement des cent soixante en trois fois. Cependant tout prouve que c'est le comite qui fut moins extravagant que son ministre, et qui reprima son delire. Il fallut renouveler une seconde fois a Fouquier-Tinville l'ordre d'enlever la guillotine de la salle du tribunal. Les cent soixante furent partages en trois troupes, juges et executes en trois jours. La procedure etait devenue aussi expeditive et aussi affreuse que celle qui s'employait dans le guichet de l'Abbaye dans les nuits des 2 et 3 septembre. Les charrettes, commandees pour tous les jours, attendaient des le matin dans la cour du Palais-de-Justice, et les accuses pouvaient les voir en montant au tribunal. Le president Dumas, siegeant comme un furieux, avait deux pistolets sur la table. Il demandait aux accuses leur nom seulement, et y ajoutait a peine une question fort generale. Dans l'interrogatoire des cent soixante, le president dit a l'un d'eux, Dorival: Connaissez-vous la conspiration?--Non.--Je m'attendais que vous feriez cette reponse, mais elle ne reussira pas. A un autre. Il s'adresse au nomme Champigny: N'etes-vous pas ex-noble?--Oui.--A un autre. A Guedreville: Etes-vous pretre?--Oui, mais j'ai prete le serment.--Vous n'avez plus la parole. A un autre. Au nomme Menil: N'etiez-vous pas domestique de l'ex-constituant Menou?--Oui.--A un autre. Au nomme Vely: N'etiez-vous pas architecte de Madame?--Oui, mais j'ai ete disgracie en 1788.--A un autre. A Gondrecourt: N'avez-vous pas votre beau-pere au Luxembourg?--Oui.--A un autre. A Durfort: N'etiez-vous pas garde-du-corps?--Oui, mais j'ai ete licencie en 1789.--A un autre. C'est ainsi que s'instruisait le proces de ces malheureux. La loi portait qu'on ne serait dispense de faire entendre des temoins que lorsqu'il y aurait des preuves materielles ou morales; neanmoins on n'en faisait jamais appeler, pretendant toujours qu'il existait des preuves de cette espece. Les jures ne se donnaient pas meme la peine de rentrer dans la salle du conseil. Ils opinaient a l'audience meme, et le jugement etait aussitot prononce. Les accuses avaient eu a peine le temps de se lever et d'enoncer leurs noms. Un jour, il y en eut un dont le nom n'etait pas sur la liste des accuses, et qui dit au tribunal: "Je ne suis pas accuse, mon nom n'est pas dans votre liste.--Eh qu'importe! lui dit Fouquier; donne-le vite." Il le donna, et fut envoye a la mort comme les autres. La plus grande negligence regnait dans cette espece d'administration barbare. Souvent on omettait, par l'effet de la grande precipitation, de signifier les actes d'accusation, et on les donnait aux accuses a l'audience meme. On commettait les plus etranges erreurs. Un digne vieillard, Loizerolles, entend prononcer a cote de son nom les prenoms de son fils; il se garde de reclamer, et il est envoye a la mort. Quelque temps apres, le fils est juge a son tour; et il se trouve qu'il aurait du ne plus exister, car un individu ayant tous ses noms avait ete execute: c'etait son pere. Il n'en perit pas moins. Plus d'une fois on appela des detenus qui avaient deja ete executes depuis long-temps. Il y avait des centaines d'actes d'accusation tout prets, auxquels on ne faisait qu'ajouter la designation des individus. On faisait de meme pour les jugemens[1]. L'imprimerie etait a cote de la salle meme du tribunal; les planches etaient toutes pretes, le titre, les motifs etaient tout composes; il n'y avait que les noms a y ajouter; on les transmettait par une petite lucarne au prote. Sur-le-champ des milliers d'exemplaires etaient tires, et allaient repandre la douleur dans les familles et l'effroi dans les prisons. Les petits colporteurs venaient vendre le bulletin du tribunal sous les fenetres des prisonniers, en criant: _Voici ceux qui ont gagne a la loterie de la sainte guillotine!_ Les accuses etaient executes au sortir de l'audience, ou tout au plus le lendemain, si la journee etait trop avancee. [Illustration: L'APPEL DES CONDAMNES.] Les tetes tombaient, depuis la loi du 22 prairial, par cinquante ou soixante chaque jour. _Ca va bien_, disait Fouquier, _les tetes tombent comme des ardoises_; et il ajoutait: _Il faut que ca aille mieux encore la decade prochaine; il m'en faut quatre cent cinquante au moins_[7]. Pour cela, on faisait ce qu'ils appelaient des _commandes aux _moutons_ qui se chargeaient d'espionner les suspects. Ces infames etaient devenus la terreur des prisons. Enfermes comme suspects, on ne savait pas au juste quels etaient ceux d'entre eux qui se chargeaient de designer les victimes; mais on s'en doutait a leur insolence, aux preferences qu'ils obtenaient des geoliers, aux orgies qu'ils faisaient dans les guichets avec les agens de la police. Souvent ils laissaient connaitre leur importance pour en trafiquer. Ils etaient caresses, implores par les prisonniers tremblans; ils recevaient meme des sommes pour ne pas mettre un nom sur leur liste. Ils faisaient leurs choix au hasard; ils disaient de celui-ci qu'il avait tenu un propos aristocrate; de celui-la, qu'il avait bu un jour ou l'on annoncait une defaite des armees; et leur seule designation equivalait a un arret de mort. On portait les noms fournis par eux sur autant d'actes d'accusation, et on venait le soir signifier ces actes aux prisonniers, et les traduire a la Conciergerie. Cela s'appelait dans la langue des geoliers _le journal du soir_. Quand ces infortunes entendaient le roulement des tombereaux qui venaient les chercher, ils etaient dans une anxiete aussi cruelle que la mort; ils accouraient aux guichets, se collaient contre les grilles pour ecouter la liste, et tremblaient d'entendre leur nom dans la bouche des huissiers. Quand ils avaient ete nommes, ils embrassaient leurs compagnons d'infortune, et recevaient les adieux de mort. Souvent on voyait les separations les plus douloureuses: c'etait un pere qui se detachait de ses enfans, un epoux de son epouse. Ceux qui survivaient etaient aussi malheureux que ceux que l'on conduisait a la caverne de Fouquier-Tinville; ils rentraient en attendant d'etre promptement reunis a leurs proches. Quand ce funeste appel etait acheve, les prisons respiraient, mais jusqu'au lendemain seulement. Alors les angoisses recommencaient de nouveau, et le funeste roulement des charrettes ramenait la terreur. [Note 7: Voyez pour tous ces details le long proces de Fouquier-Tinville.] Cependant la pitie publique commencait a eclater d'une maniere inquietante pour les exterminateurs. Les marchands de la rue Saint-Honore, ou passaient tous les jours les charrettes, fermaient leurs boutiques. Pour priver les victimes de ces temoignages de douleur, on transporta l'echafaud a la barriere du Trone, et on ne rencontra pas moins de pitie dans ce quartier des ouvriers que dans les rues les mieux habitees de Paris. Le peuple, dans un moment d'enivrement, peut devenir impitoyable pour des victimes qu'il egorge lui-meme; mais voir expirer chaque jour cinquante et soixante malheureux, contre lesquels il n'est pas entraine par la fureur, est un spectacle qui finit bientot par l'emouvoir. Cependant cette pitie etait silencieuse et timide encore. Tout ce que les prisons renfermaient de plus distingue avait succombe; la malheureuse soeur de Louis XVI avait ete immolee a son tour; des rangs eleves on descendait deja aux derniers rangs de la societe. Nous voyons sur les listes du tribunal revolutionnaire a cette epoque, des tailleurs, des cordonniers, des perruquiers, des bouchers, des cultivateurs, des limonadiers, des ouvriers meme, condamnes pour sentimens et propos reputes contre-revolutionnaires. Pour donner enfin une idee du nombre des executions de cette epoque, il suffira de dire que du mois de mars 1793, epoque ou le tribunal entra en exercice, jusqu'au mois de juin 1794 (22 prairial an II), il avait condamne cinq cent soixante-dix-sept personnes; et que du 10 juin (22 prairial) au 9 thermidor (27 juillet), il en condamna mille deux cent quatre-vingt-cinq; ce qui porte en tout le nombre des victimes jusqu'au 9 thermidor, a mille huit cent soixante-deux. Cependant les executeurs n'etaient pas tranquilles. Dumas etait trouble, et Fouquier n'osait sortir la nuit; il voyait les parens de ses victimes toujours prets a le frapper. Traversant un jour les guichets du Louvre avec Senart, il s'effraie d'un bruit leger; c'etait un individu qui passait tout pres de lui.--"Si j'avais ete seul, s'ecria-t-il, il me serait arrive quelque chose." Dans les principales villes de France la terreur n'etait pas moins grande qu'a Paris. Carrier avait ete envoye a Nantes pour y punir la Vendee. Carrier, jeune encore, etait un de ces etres mediocres et violens qui, dans l'entrainement de ces guerres civiles, deviennent des monstres de cruaute et d'extravagance. Il debuta par dire, en arrivant a Nantes, qu'il fallait tout egorger, et que, malgre la promesse de grace faite aux Vendeens qui mettraient bas les armes, il ne fallait accorder quartier a aucun d'entre eux. Les autorites constituees ayant parle de tenir la parole donnee aux rebelles, "Vous etes des j.... f...., leur dit Carrier, vous ne savez pas votre metier, je vous ferai tous guillotiner;" et il commenca par faire fusiller et mitrailler par troupes de cent et de deux cents les malheureux qui se rendaient. Il se presentait a la societe populaire le sabre a la main, l'injure a la bouche, menacant toujours de la guillotine. Bientot cette societe ne lui convenant plus, il la fit dissoudre. Il intimida les autorites a un tel point, qu'elles n'osaient plus paraitre devant lui. Un jour elles voulaient lui parler des subsistances, il repondit aux officiers municipaux que ce n'etait pas son affaire, que le premier b---- qui lui parlerait de subsistances, il lui ferait mettre la tete a bas, et qu'il n'avait pas le temps de s'occuper de leurs sottises. Cet insense ne croyait avoir d'autre mission que celle d'egorger. [Illustration: CARRIER A NANTES.] Il voulait punir a la fois et les Vendeens rebelles, et les Nantais federalistes, qui avaient essaye un mouvement en faveur des girondins, apres le siege de leur ville. Chaque jour, les malheureux qui avaient echappe au massacre du Mans et de Savenay arrivaient en foule, chasses par les armees qui les pressaient de tous cotes. Carrier les faisait enfermer dans les prisons de Nantes, et en avait accumule la pres de dix mille. Il avait ensuite forme une compagnie d'assassins, qui se repandaient dans les campagnes des environs, arretaient les familles nantaises, et joignaient les rapines a la cruaute. Carrier avait d'abord institue une commission revolutionnaire devant laquelle il faisait passer les Vendeens et les Nantais. Il faisait fusiller les Vendeens, et guillotiner les Nantais suspects de federalisme ou de royalisme. Bientot il trouva la formalite trop longue, et le supplice de la fusillade sujet a des inconveniens. Ce supplice etait lent; il etait difficile d'enterrer les cadavres. Souvent ils restaient sur le champ du carnage, et infectaient l'air a tel point, qu'une epidemie regnait dans la ville. La Loire, qui traverse Nantes, suggera une affreuse idee a Carrier: ce fut de se debarrasser des prisonniers en les plongeant dans le fleuve. Il fit un premier essai, chargea une gabarre de quatre-vingt-dix pretres, sous pretexte de les deporter, et la fit echouer a quelque distance de la ville. Ce moyen trouve, il se decida a en user plus largement. Il n'employa plus la formalite derisoire de faire passer les condamnes devant une commission: il les faisait prendre la nuit dans les prisons, par bandes de cent et deux cents, et conduire sur des bateaux. De ces bateaux on les transportait sur de petits batimens prepares pour cette horrible fin. On jetait les malheureux a fond de cale; on clouait les sabords, on fermait l'entree des ponts avec des planches; puis les executeurs se retiraient dans des chaloupes, et des charpentiers places dans des batelets, ouvraient les flancs des batimens a coups de hache, et les faisaient couler bas. Quatre ou cinq mille individus perirent de cette maniere affreuse. Carrier se rejouissait d'avoir trouve ce moyen plus expeditif et plus salubre de delivrer la republique de ses ennemis. Il noya non-seulement des hommes, mais un grand nombre de femmes et d'enfans[1]. Lorsque les familles vendeennes s'etaient dispersees apres la deroute de Savenay, une foule de Nantais avaient recueilli des enfans pour les elever. "Ce sont des louveteaux" dit Carrier; et il ordonna qu'ils fussent restitues a la republique. Ces malheureux enfans furent noyes pour la plupart. La Loire etait chargee de cadavres; les vaisseaux, en jetant l'ancre, soulevaient quelquefois des bateaux remplis de noyes. Les oiseaux de proie couvraient les rivages du fleuve, et se nourrissaient de debris humains[8]. Les poissons etaient repus d'une nourriture qui en rendait l'usage dangereux, et la municipalite avait defendu d'en pecher. A ces horreurs se joignaient une maladie contagieuse et la disette. Au milieu de ce desastre, Carrier, toujours bouillant de colere, defendait le moindre mouvement de pitie, saisissait au collet, menacait de son sabre ceux qui venaient lui parler, et avait fait afficher que quiconque viendrait solliciter pour un detenu serait jete en prison. Heureusement le comite de salut public venait de le remplacer, car il voulait bien l'extermination, mais sans extravagance. On evalue a quatre ou cinq mille les victimes de Carrier. La plupart etaient des Vendeens. [Note 8: Deposition d'un capitaine de vaisseau dans le proces de Carrier.] Bordeaux, Marseille, Toulon, expiaient leur federalisme. A Toulon, les representans Freron et Barras avaient fait mitrailler deux cents habitans, et avaient puni sur eux un crime dont les veritables auteurs s'etaient sauves sur les escadres etrangeres. Maignet exercait dans le departement de Vaucluse une dictature aussi redoutable que les autres envoyes de la convention. Il avait fait incendier le bourg de Bedouin, pour cause de revolte, et, a sa requete, le comite de salut public avait institue a Orange un tribunal revolutionnaire, dont le ressort comprenait tout le Midi. Ce tribunal etait organise sur le modele meme du tribunal revolutionnaire de Paris, avec cette difference, qu'il n'y avait point de jures, et que cinq juges condamnaient, sur ce qu'ils appelaient _des preuves morales_, les malheureux que Maignet recueillait dans ses tournees. A Lyon, les sanglantes executions ordonnees par Collot-d'Herbois avaient cesse. La commission revolutionnaire venait de rendre compte de ses travaux, et avait fourni le nombre des acquittes et des condamnes. Mille six cent quatre-vingt-quatre individus avaient ete guillotines, fusilles ou mitrailles. Mille six cent quatre-vingt-deux avaient ete mis en liberte, par la _justice de la commission_. Le Nord avait aussi son proconsul. C'etait Joseph Lebon. Il avait ete pretre, et avouait lui-meme que dans sa jeunesse il aurait pousse le fanatisme religieux jusqu'a tuer son pere et sa mere, si on le lui avait ordonne. C'etait un veritable aliene, moins feroce peut-etre que Carrier, mais encore plus frappe de folie. A ses paroles, a sa conduite, on voyait que sa tete etait egaree. Il avait fixe sa principale residence a Arras. Il avait institue un tribunal avec l'autorisation du comite de salut public, et parcourait les departemens du Nord, suivi de ses juges et d'une guillotine. Il avait visite Saint-Pol, Saint-Omer, Bethune, Bapaume, Aire, etc., et avait laisse partout des traces sanglantes. Les Autrichiens s'etant approches de Cambray, et Saint-Just ayant cru apercevoir que les aristocrates de cette ville entretenaient des liaisons cachees avec l'ennemi, il y appela Lebon, qui en quelques jours envoya a l'echafaud une multitude de malheureux, et pretendit avoir sauve Cambray par sa fermete. Quand Lebon avait fini ses tournees, c'est a Arras qu'il revenait. La, il se livrait aux plus degoutantes orgies, avec ses juges et divers membres des clubs. Le bourreau etait admis a sa table, et y etait traite avec la plus grande consideration. Lebon assistait aux executions, place sur un balcon; de la il parlait au peuple, et faisait jouer la _ca ira_ pendant que le sang coulait. Un jour, il venait de recevoir la nouvelle d'une victoire, il courut a son balcon, et fit suspendre l'execution, afin que les malheureux qui allaient recevoir la mort eussent connaissance des succes de la republique. Lebon avait mis tant de folie dans sa conduite, qu'il etait accusable, meme devant le comite de salut public. Des habitans d'Arras s'etaient refugies a Paris, et faisaient tous leurs efforts pour parvenir aupres de leur concitoyen Robespierre, et lui faire entendre leurs plaintes. Quelques-uns l'avaient connu, et meme oblige dans sa jeunesse; mais ils ne pouvaient parvenir a le voir. Le depute Guffroy, qui etait d'Arras, et qui avait un grand courage, se donna beaucoup de mouvement aupres des comites pour appeler leur attention sur la conduite de Lebon. Il eut meme la noble audace de faire a la convention une denonciation expresse. Le comite de salut public en prit connaissance, et ne put s'empecher de mander Lebon. Cependant, comme le comite ne voulait pas desavouer ses agens, ni avoir l'air de convenir qu'on put etre trop severe envers les aristocrates, il renvoya Lebon a Arras, et employa en lui ecrivant les expressions suivantes. "Continue de faire le bien, et fais-le avec la sagesse et avec la dignite qui ne laissent point prise aux calomnies de l'aristocratie." Les reclamations elevees contre Lebon par Guffroy, dans la convention, exigeaient un rapport du comite. Barrere en fut charge. "Toutes les reclamations contre les representans, dit-il, doivent etre jugees par le comite, pour eviter des debats qui troubleraient le gouvernement et la convention. C'est ce que nous avons fait ici, a l'egard de Lebon; nous avons recherche les motifs de sa conduite. Ces motifs sont-ils purs? le resultat est-il utile a la revolution? profite-t-il a la liberte? les plaintes sont-elles recriminatoires, ou ne sont-elles que les cris vindicatifs de l'aristocratie? c'est ce que le comite a vu dans cette affaire. Des formes un peu acerbes ont ete employees; mais ces formes ont detruit les pieges de l'aristocratie. Le comite a pu sans doute les improuver; mais Lebon a completement battu les aristocrates et sauve Cambray; d'ailleurs que n'est-il pas permis a la haine d'un republicain contre l'aristocratie! de combien de sentimens genereux un patriote ne trouve-t-il pas a couvrir ce qu'il peut y avoir d'acrimonieux dans la poursuite des ennemis du peuple! Il ne faut parler de la revolution qu'avec respect, des mesures revolutionnaires qu'avec egard. _La liberte est une vierge dont il est coupable de soulever le voile_." De tout cela il resulta que Lebon fut autorise a continuer, et que Guffroy fut range parmi les censeurs importuns du gouvernement revolutionnaire, et expose a partager leurs perils. Il etait evident que le comite tout entier voulait le regime de la terreur. Robespierre, Couthon, Billaud, Collot-d'Herbois, Vadier, Vouland, Amar, pouvaient etre divises entre eux sur leurs prerogatives, sur le nombre et le choix de leurs collegues a sacrifier; mais ils etaient d'accord sur le systeme d'exterminer tous ceux qui faisaient obstacle a la revolution. Ils ne voulaient pas que ce systeme fut applique avec extravagance par les Lebon, les Carrier; mais ils voulaient qu'a l'exemple de ce qui se faisait a Paris, on se delivrat d'une maniere prompte, sure, et la moins bruyante possible, des ennemis qu'ils croyaient conjures contre la republique. Tout en blamant certaines cruautes folles, ils avaient l'amour-propre du pouvoir, qui ne veut jamais desavouer ses agens[1]; ils condamnaient ce qui se faisait a Arras, a Nantes, mais ils l'approuvaient en apparence, pour ne pas reconnaitre un tort a leur gouvernement. Entraines dans cette affreuse carriere, ils avancaient aveuglement, et ne sachant ou ils allaient aboutir. Telle est la triste condition de l'homme engage dans le mal, qu'il ne peut plus s'y arreter. Des qu'il commence a concevoir un doute sur la nature de ses actions, des qu'il peut entrevoir qu'il s'egare, au lieu de retrograder, il se precipite en avant, comme pour s'etourdir, comme pour ecarter les lueurs qui l'assiegent. Pour s'arreter, il faudrait qu'il se calmat, qu'il s'examinat, et qu'il portat sur lui-meme un jugement effrayant dont aucun homme n'a le courage. Il n'y avait qu'un soulevement general qui put arreter les auteurs de cet affreux systeme. Dans ce soulevement devaient entrer, et les membres des comites, jaloux du pouvoir supreme, et les montagnards menaces, et la convention indignee, et tous les coeurs revoltes de cette horrible effusion de sang. Mais, pour arriver a cette alliance de la jalousie, de la crainte, de l'indignation, il fallait que la jalousie fit des progres dans les comites, que la crainte devint extreme a la Montagne, que l'indignation rendit le courage a la convention et au public. Il fallait qu'une occasion fit eclater tous ces sentimens[1] a la fois; il fallait que les oppresseurs portassent les premiers coups, pour qu'on osat les leur rendre. L'opinion etait disposee, et le moment arrivait ou un mouvement au nom de l'humanite contre la violence revolutionnaire etait possible. La republique etant victorieuse, et ses ennemis terrifies, on allait passer de la crainte et de la fureur a la confiance et a la pitie. C'etait la premiere fois, dans la revolution, qu'un tel evenement devenait possible. Quand les girondins, quand les dantonistes perirent, il n'etait pas temps encore d'invoquer l'humanite. Le gouvernement revolutionnaire n'avait encore perdu alors ni son utilite ni son credit. En attendant le moment, on s'observait, et les ressentimens s'accumulaient dans les coeurs. Robespierre avait entierement cesse de paraitre au comite de salut public. Il esperait discrediter le gouvernement de ses collegues, en n'y prenant plus aucune part; il ne se montrait qu'aux Jacobins, ou Billaud et Collot n'osaient plus paraitre, et ou il etait tous les jours plus adore. Il commencait a y faire des ouvertures sur les divisions intestines des comites. "Autrefois, disait-il (13 messidor), la faction sourde qui s'est formee des restes de Danton et de Camille Desmoulins, attaquait les comites en masse; aujourd'hui, elle aime mieux attaquer quelques membres en particulier, pour parvenir a briser le faisceau. Autrefois, elle n'osait pas attaquer la justice nationale; aujourd'hui elle se croit assez forte pour calomnier le tribunal revolutionnaire, et le decret concernant son organisation; elle attribue ce qui appartient a tout le gouvernement a un seul individu; elle ose dire que le tribunal revolutionnaire a ete institue pour egorger la convention nationale, et malheureusement elle n'a obtenu que trop de confiance. On a cru a ses calomnies, on les a repandues avec affectation; on a parle de dictateur, on l'a nomme; c'est moi qu'on a designe, et vous fremiriez _si je vous disais en quel lieu_. La verite est mon seul asile contre le crime. Ces calomnies ne me decourageront pas sans doute, mais elles me laissent indecis sur la conduite que j'ai a tenir. En attendant que j'en puisse dire davantage, j'invoque pour le salut de la republique les vertus de la convention, les vertus des comites, les vertus des bons citoyens, et les votres enfin, qui ont ete si souvent utiles a la patrie." On voit par quelles insinuations perfides Robespierre commencait a denoncer les comites, et a rattacher exclusivement a lui les jacobins. On le payait de ces marques de confiance par une adulation sans bornes. Le systeme revolutionnaire lui etant impute a lui seul, il etait naturel que toutes les autorites revolutionnaires lui fussent attachees et embrassassent sa cause avec chaleur. Aux jacobins devaient se joindre la commune, toujours unie de principes et de conduite avec les jacobins, et tous les juges et jures du tribunal revolutionnaire. Cette reunion formait une force assez considerable, et, avec plus de resolution et d'energie, Robespierre aurait pu devenir tres redoutable. Par les jacobins, il possedait une masse turbulente, qui jusqu'ici avait represente et domine l'opinion; par la commune, il dominait l'autorite locale, qui avait pris l'initiative de toutes les insurrections, et surtout la force armee de Paris. Le maire Pache, le commandant Henriot, sauves par lui lorsqu'on allait les adjoindre a Chaumette, lui etaient devoues entierement. Billaud et Collot avaient profite, il est vrai, de son absence du comite pour enfermer Pache; mais le nouveau maire Fleuriot, l'agent national Payan, lui etaient tout aussi attaches; et on n'osa plus lui enlever Henriot. Ajoutez a ces personnages le president du tribunal Dumas, le vice-president Coffinhal, et tous les autres juges et jures, et on aura une idee des moyens que Robespierre avait dans Paris. Si les comites et la convention ne lui obeissaient pas, il n'avait qu'a se plaindre aux Jacobins, y exciter un mouvement, communiquer ce mouvement a la commune, faire declarer par l'autorite municipale que le peuple rentrait dans ses pouvoirs souverains, mettre les sections sur pied, et envoyer Henriot demander a la convention cinquante ou soixante deputes. Dumas et Coffinhal, et tout le tribunal, etaient ensuite a ses ordres, pour egorger les deputes qu'Henriot aurait obtenus a main armee. Tous les moyens enfin d'un 31 mai, plus prompt, plus sur que le premier, etaient dans ses mains. Aussi ses partisans, ses sicaires l'entouraient et le pressaient d'en donner le signal. Henriot offrait encore le deploiement de ses colonnes, et promettait d'etre plus energique qu'au 2 juin. Robespierre, qui aimait mieux tout faire par la parole, et qui croyait encore pouvoir beaucoup par elle, voulait attendre. Il esperait depopulariser les comites par sa retraite et par ses discours aux Jacobins, et il se proposait ensuite de saisir un moment favorable pour les attaquer ouvertement a la convention. Il continuait, malgre son espece d'abdication, de diriger le tribunal et d'exercer une police active au moyen du bureau qu'il avait institue. Il surveillait par la ses adversaires, et s'instruisait de toutes leurs demarches. Il se donnait maintenant un peu plus de distractions qu'autrefois. On le voyait se rendre dans une fort belle maison de campagne, chez une famille qui lui etait devouee, a Maisons-Alfort, a trois lieues de Paris. La, tous ses partisans l'accompagnaient; la, se rendaient Dumas, Coffinhal, Payan, Fleuriot. Henriot y venait souvent avec tous ses aides-de-camp; ils traversaient les routes sur cinq de front, et au galop, renversant les personnes qui etaient devant eux, et repandant par leur presence la terreur dans le pays. Les hotes, les amis de Robespierre faisaient soupconner par leur indiscretion beaucoup plus de projets qu'il n'en meditait, et qu'il n'avait le courage d'en preparer. A Paris, il etait toujours entoure des memes personnages; il etait suivi de loin en loin par quelques jacobins ou jures du tribunal, gens devoues, portant des batons et des armes secretes, et prets a courir a son secours au premier danger. On les nommait ses gardes-du-corps. De leur cote, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrere, s'emparaient du maniement de toutes les affaires, et, en l'absence de leur rival, s'attachaient Carnot, Robert Lindet et Prieur (de la Cote-d'Or). Un interet commun rapprochait d'eux le comite de surete generale; du reste, ils gardaient tous le plus grand silence. Ils cherchaient a diminuer peu a peu la puissance de leur adversaire, en reduisant la force armee de Paris. Il existait quarante-huit compagnies de canonniers, appartenant aux quarante-huit sections, parfaitement organisees, et ayant fait preuve dans toutes les circonstances de l'esprit le plus revolutionnaire. Toujours elles s'etaient rangees pour le parti de l'insurrection, depuis le 10 aout jusqu'au 31 mai. Un decret ordonnait d'en laisser la moitie au moins dans Paris, mais permettait de deplacer le reste. Billaud et Collot ordonnerent au chef de la commission du mouvement des armees, de les acheminer successivement vers la frontiere. Dans toutes leurs operations, ils se cachaient beaucoup de Couthon, qui, ne s'etant pas retire comme Robespierre, les observait soigneusement, et leur etait incommode. Pendant que ces choses se passaient, Billaud, sombre, atrabilaire, quittait rarement Paris; mais le spirituel et voluptueux Barrere allait a Passy avec les principaux membres du comite de surete generale, avec le vieux Vadier, avec Vouland et Amar. Ils se reunissaient chez Dupin, ancien fermier-general, fameux dans l'ancien regime par sa cuisine, et dans la revolution par le rapport qui envoya les fermiers-generaux a la mort. La, ils se livraient a tous les plaisirs avec de belles femmes, et Barrere exercait son esprit contre le pontife de l'Etre supreme, le premier prophete, le fils cheri de la mere de Dieu. Apres s'etre egayes, ils sortaient des bras de leurs courtisanes, pour revenir a Paris, au milieu du sang et des rivalites. De leur cote, les vieux membres de la Montagne qui se sentaient menaces se voyaient secretement, et tachaient de s'entendre. La femme genereuse qui, a Bordeaux, s'etait attachee a Tallien, et lui avait arrache une foule de victimes, l'excitait du fond de sa prison a frapper le tyran. A Tallien, Lecointre, Bourdon (de l'Oise), Thuriot, Panis, Barras, Freron, Monestier, s'etaient joints Guffroy, l'antagoniste de Lebon; Dubois-Crance, compromis au siege de Lyon et deteste par Couthon; Fouche (de Nantes), qui etait brouille avec Robespierre, et auquel on reprochait de ne s'etre pas conduit a Lyon d'une maniere assez patriotique. Tallien et Lecointre etaient les plus audacieux et les plus impatiens. Fouche etait surtout fort redoute par son habilete a nouer et a conduire une intrigue, et c'est sur lui que se dechainerent le plus violemment les triumvirs. A propos d'une petition des jacobins de Lyon, dans laquelle ils se plaignaient aux jacobins de Paris de leur situation actuelle, on revint sur toute l'histoire de cette malheureuse cite. Couthon denonca Dubois-Crance, comme il l'avait deja fait quelques mois auparavant, l'accusa d'avoir laisse echapper Precy, et le fit rayer de la liste des jacobins. Robespierre accusa Fouche, et lui imputa les intrigues qui avaient conduit le patriote Gaillard a se donner la mort. Il fit decider que Fouche serait appele devant la societe pour y justifier sa conduite. C'etaient moins les menees de Fouche a Lyon, que ses menees a Paris, que Robespierre redoutait et voulait punir. Fouche, qui sentait le peril, adressa une lettre evasive aux jacobins, et les pria de suspendre leur jugement, jusqu'a ce que le comite auquel il venait de soumettre sa conduite et de fournir toutes les pieces a l'appui, eut prononce une sentence. "Il est etonnant, s'ecria Robespierre, que Fouche implore aujourd'hui le secours de la convention contre les jacobins. Craint-il les yeux et les oreilles du peuple? craint-il que sa triste figure ne revele le crime? craint-il que six mille regards fixes sur lui ne decouvrent son ame dans ses yeux, et qu'en depit de la nature qui les a caches, on n'y lise ses pensees? La conduite de Fouche est celle d'un coupable; vous ne pouvez le garder plus long-temps dans votre sein; il faut l'en exclure." Fouche fut aussitot exclu, comme venait de l'etre Dubois-Crance. Ainsi tous les jours l'orage grondait plus fortement contre les montagnards menaces, et de tous cotes l'horizon se chargeait de nuages. Au milieu de cette tourmente, les membres des comites qui craignaient Robespierre auraient mieux aime s'expliquer, et concilier leur ambition, que se livrer un combat dangereux. Robespierre avait mande son jeune collegue Saint-Just, et celui-ci etait revenu aussitot de l'armee. On proposa de se reunir, pour essayer de s'entendre. Robespierre se fit beaucoup prier avant de consentir a une entrevue; il y consentit enfin, et les deux comites s'assemblerent; on se plaignit reciproquement avec beaucoup d'amertume. Robespierre s'exprima sur lui-meme avec son orgueil accoutume, denonca des conciliabules secrets, parla de deputes conspirateurs a punir, blama toutes les operations du gouvernement, et trouva tout mauvais, administration, guerre et finances. Saint-Just appuya Robespierre, en fit un eloge magnifique, et dit ensuite que le dernier espoir de l'etranger etait de diviser le gouvernement. Il raconta ce qu'avait dit un officier fait prisonnier devant Maubeuge. On attendait, suivant cet officier, qu'un parti plus modere abattit le gouvernement revolutionnaire, et fit prevaloir d'autres principes. Saint-Just s'appuya sur ce fait, pour faire sentir davantage la necessite de se concilier et de marcher d'accord. Les antagonistes de Robespierre etaient bien de cet avis, et ils consentirent a s'entendre pour rester maitres de l'etat; mais pour s'entendre il fallait consentir a tout ce que voulait Robespierre, et de pareilles conditions ne pouvaient leur convenir. Les membres du comite de surete generale se plaignirent beaucoup de ce qu'on leur avait enleve leurs fonctions; Elie Lacoste poussa la hardiesse jusqu'a dire que Couthon, Saint-Just et Robespierre formaient un comite dans les comites, et osa meme prononcer le mot de triumvirat. Cependant on convint de quelques concessions reciproques. Robespierre consentit a borner son bureau de police generale a la surveillance des agens du comite de salut public; et en retour, ses adversaires consentirent a charger Saint-Just de faire un rapport a la convention, sur l'entrevue qui venait d'avoir lieu. Dans ce rapport, comme on le pense bien, on ne devait pas convenir des divisions qui avaient regne entre les comites, mais on devait parler des commotions que l'opinion publique venait de ressentir dans les derniers temps, et fixer la marche que le gouvernement se proposait de suivre. Billaud et Collot insinuerent qu'il ne fallait pas trop y parler de l'Etre supreme, car ils avaient toujours le pontificat de Robespierre devant les yeux. Cependant Billaud, avec son air sombre et peu rassurant, dit a Robespierre qu'il n'avait jamais ete son ennemi, et on se separa sans s'etre veritablement reconcilies, mais en paraissant un peu moins divises qu'auparavant. Une pareille reconciliation ne pouvait rien avoir de reel, car les ambitions restaient les memes; elle ressemblait a ces essais de transaction que font tous les partis avant d'en venir aux mains; elle etait un vrai _baiser Lamourette_; elle ressemblait a toutes les reconciliations proposees entre les constituans et les girondins, entre les girondins et les jacobins, entre Danton et Robespierre. Cependant si elle ne mit pas d'accord les divers membres des comites, elle effraya beaucoup les montagnards; ils crurent que leur perte serait le gage de la paix, et ils s'efforcerent de savoir quelles etaient les conditions du traite. Les membres du comite de surete generale s'empresserent de dissiper leurs craintes. Elie Lacoste, Dubarran, Moyse Bayle, les membres les meilleurs du comite, les tranquilliserent, et leur dirent qu'aucun sacrifice n'avait ete convenu. Le fait etait vrai, et c'etait une des raisons qui empechaient la reconciliation de pouvoir etre entiere. Neanmoins Barrere, qui tenait beaucoup a ce qu'on fut d'accord, ne manqua pas de repeter dans ses rapports journaliers que les membres du gouvernement etaient parfaitement unis, qu'ils avaient ete injustement accuses de ne pas l'etre, et qu'ils tendaient, par des efforts communs, a rendre la republique partout victorieuse. Il feignit d'assumer sur tous, les reproches eleves contre les triumvirs, et il repoussa ces reproches comme des calomnies coupables et dirigees egalement contre les deux comites. "Au milieu des cris de la victoire, dit-il, des bruits sourds se font entendre, des calomnies obscures circulent, des poisons subtils sont infuses dans les journaux, des complots funestes s'ourdissent, des mecontentemens factices se preparent, et le gouvernement est sans cesse vexe, entrave dans ses operations, tourmente dans ses mouvemens, calomnie dans ses pensees, et menace dans ceux qui le composent. Cependant qu'a-t-il fait?" Ici Barrere ajoutait l'enumeration accoutumee des travaux et des services du gouvernement. CHAPITRE XXII. OPERATIONS DE L'ARMEE DU NORD VERS LE MILIEU DE 1794. PRISE D'YPRES. FORMATION DE L'ARMEE DE SAMBRE-ET-MEUSE. BATAILLE DE FLEURUS. OCCUPATION DE BRUXELLES.--DERNIERS JOURS DE LA TERREUR; LUTTE DE ROBESPIERRE ET DES TRIUMVIRS CONTRE LES AUTRES MEMBRES DES COMITES. JOURNEES DES 8 ET 9 THERMIDOR; ARRESTATION ET SUPPLICE DE ROBESPIERRE, SAINT-JUST.--MARCHE DE LA REVOLUTION DEPUIS 89 JUSQU'AU 9 THERMIDOR. Pendant que Barrere faisait tous ses efforts pour cacher la discorde des comites, Saint-Just, malgre le rapport qu'il avait a faire, etait retourne a l'armee, ou se passaient de grands evenemens. Les mouvemens commences sur les deux ailes s'etaient continues. Pichegru avait poursuivi ses operations sur la Lys et l'Escaut, Jourdan avait commence les siennes sur la Sambre. Profitant de l'attitude defensive que Cobourg avait prise a Tournay, depuis les batailles de Turcoing et de Pont-a-Chin, Pichegru projetait de battre Clerfayt isolement. Cependant il n'osait s'avancer jusqu'a Thielt, et il resolut de commencer le siege d'Ypres, dans le double but d'attirer Clerfayt a lui, et de prendre cette place, qui consoliderait l'etablissement des Francais dans la West-Flandre. Clerfayt attendait des renforts, et il ne fit aucun mouvement. Pichegru alors poussa le siege d'Ypres si vivement, que Cobourg et Clerfayt crurent devoir quitter leurs positions respectives pour aller au secours de la place menacee. Pichegru, pour empecher Cobourg de poursuivre ce mouvement, fit sortir des troupes de Lille, et executer une demonstration si vive sur Orchies, que Cobourg fut retenu a Tournay; en meme temps il se porta en avant, et courut a Clerfayt, qui s'avancait vers Rousselaer et Hooglede. Ses mouvemens prompts et bien concus lui fournissaient encore l'occasion de battre Clerfayt isolement. Par malheur, une division s'etait trompee de route; Clerfayt eut le temps de se reporter a son camp de Thielt, apres une perte legere. Mais trois jours apres, le 25 prairial (13 juin), renforce par le detachement qu'il attendait, il se deploya a l'improviste en face de nos colonnes avec trente mille hommes. Nos soldats coururent rapidement aux armes, mais la division de droite, attaquee avec une grande impetuosite, se debanda, et laissa la division de gauche decouverte sur le plateau d'Hooglede. Macdonald commandait cette division de gauche; il sut la maintenir contre les attaques reiterees de front et de flanc auxquelles elle fut long-temps exposee; par cette courageuse resistance, il donna a la brigade Devinthier le temps de le rejoindre, et il obligea alors Clerfayt a se retirer avec une perte considerable. C'etait la cinquieme fois que Clerfayt, mal seconde, etait battu par notre armee du Nord. Cette action, si honorable pour la division Macdonald, decida la reddition de la place assiegee. Quatre jours apres, le 29 prairial (17 juin), Ypres ouvrit ses portes, et une garnison de sept mille hommes mit bas les armes. Cobourg allait se porter au secours d'Ypres et de Clerfayt, lorsqu'il apprit qu'il n'etait plus temps. Les evenemens qui se passaient sur la Sambre l'obligerent alors a se diriger vers le cote oppose du theatre de la guerre. Il laissa le duc d'York sur l'Escaut, Clerfayt a Thielt, et marcha avec toutes les troupes autrichiennes vers Charleroi. C'etait une veritable separation entre les puissances principales, l'Angleterre et l'Autriche, qui vivaient assez mal d'accord, et dont les interets tres differens eclataient ici d'une maniere tres visible. Les Anglais restaient en Flandre vers les provinces maritimes, et les Autrichiens couraient vers leurs communications menacees. Cette separation n'augmenta pas peu leur mesintelligence. L'empereur d'Autriche s'etait retire a Vienne, degoute de cette guerre sans succes; et Mack, voyant ses plans renverses, avait de nouveau quitte l'etat-major autrichien. Nous avons vu Jourdan arrivant de la Moselle a Charleroi, au moment ou les Francais, repousses pour la troisieme fois, repassaient la Sambre en desordre. Apres avoir donne quelques jours de repit aux troupes, dont les unes etaient abattues de leurs defaites, et les autres de leur marche rapide, on fit quelque changement a leur organisation. On composa des divisions Desjardins et Charbonnier, et des divisions arrivees de la Moselle, une seule armee, qui s'appela armee de Sambre-et-Meuse; elle s'elevait a soixante-six mille hommes environ, et fut mise sous les ordres de Jourdan. Une division de quinze mille hommes, commandee par Scherer, fut laissee pour garder la Sambre, de Thuin a Maubeuge. Jourdan resolut aussitot de repasser la Sambre et d'investir Charleroi. La division Hatry fut chargee d'attaquer la place, et le gros de l'armee fut dispose tout autour, pour proteger le siege. Charleroi est sur la Sambre. Au-dela de son enceinte, se trouvent une suite de positions formant un demi-cercle dont les extremites s'appuient a la Sambre. Ces positions sont peu avantageuses, parce que le demi-cercle qu'elles decrivent est de dix lieues d'etendue, parce qu'elles sont peu liees entre elles, et qu'elles ont une riviere a dos. Kleber avec la gauche s'etendait depuis la Sambre jusqu'a Orchies et Trasegnies, et faisait garder le ruisseau du Pieton, qui traversait le champ de bataille et venait tomber dans la Sambre. Au centre, Morlot gardait Gosselies; Championnet s'avancait entre Hepignies et Wagne; Lefevre tenait Wagne, Fleurus et Lambusart. A la droite, enfin, Marceau s'etendait en avant du bois de Campinaire, et rattachait notre ligne a la Sambre. Jourdan, sentant le desavantage de ces positions, ne voulait pas y rester, et se proposait, pour en sortir, de prendre l'initiative de l'attaque le 28 prairial (16 juin) au matin. Dans ce moment, Cobourg ne s'etait point encore porte sur ce point; il etait a Tournay, assistant a la defaite de Clerfayt et a la prise d'Ypres. Le prince d'Orange, envoye vers Charleroi, commandait l'armee des coalises. Il resolut de son cote de prevenir l'attaque dont il etait menace, et des le 28 au matin, ses troupes deployees obligerent les Francais a recevoir le combat sur le terrain qu'ils occupaient. Quatre colonnes, disposees contre notre droite et notre centre, avaient deja penetre dans le bois de Campinaire, ou etait Marceau, avaient enleve Fleurus a Lefevre, Hepignies a Championnet, et allaient replier Morlot de Pont-a-Migneloup sur Gosselies, lorsque Jourdan, accourant a propos avec une reserve de cavalerie, arreta la quatrieme colonne par une charge heureuse, ramena les troupes de Morlot dans leurs positions, et retablit le combat au centre. A la gauche, Wartensleben avait fait les memes progres vers Trasegnies. Mais Kleber, par les dispositions les plus heureuses et les plus promptes, fit reprendre Trasegnies; puis, saisissant le moment favorable, fit tourner Wartensleben, le rejeta au-dela du Pieton, et se mit a le poursuivre sur deux colonnes. Le combat s'etait soutenu jusque-la avec avantage, la victoire allait meme se declarer pour les Francais, lorsque le prince d'Orange, reunissant ses deux premieres colonnes vers Lambusart, sur le point qui unissait l'extreme droite des Francais a la Sambre, menaca leurs communications. Alors la droite et le centre durent se retirer. Kleber, renoncant a sa marche victorieuse, protegea la retraite avec ses troupes; elle se fit en bon ordre. Telle fut la premiere affaire du 28 (16 juin). C'etait la quatrieme fois que les Francais etaient obliges de repasser la Sambre; mais cette fois c'etait d'une maniere bien plus honorable pour leurs armes. Jourdan ne se decouragea pas. Il franchit encore la Sambre quelques jours apres, reprit ses positions du 16, investit de nouveau Charleroi, et en fit pousser le bombardement avec une extreme vigueur. Cobourg, averti des nouvelles operations de Jourdan, s'approchait enfin de la Sambre. Il importait aux Francais d'avoir pris Charleroi avant que les renforts attendus par l'armee autrichienne fussent arrives. L'ingenieur Marescot poussa si vivement les travaux, qu'en huit jours les feux de la place furent eteints, et que tout fut prepare pour l'assaut. Le 7 messidor (26 juin), le commandant envoya un officier avec une lettre pour parlementer. Saint-Just, qui dominait toujours dans notre camp, refusa d'ouvrir la lettre, et renvoya l'officier en lui disant: _Ce n'est pas un chiffon de papier, c'est la place qu'il nous faut_. La garnison sortit de la place le soir meme, au moment ou Cobourg arrivait en vue des lignes francaises. La reddition de Charleroi resta ignoree des ennemis. La possession de la place assura mieux notre position, et rendit moins dangereuse la bataille qui allait se livrer, avec une riviere a dos. La division Hatry, devenue libre, fut portee a Ransart pour renforcer le centre, et tout se prepara pour une action decisive, le lendemain 8 messidor (27 juin). Nos positions etaient les memes que le 28 prairial (16 juin). Kleber commandait a la gauche, a partir de la Sambre jusqu'a Trasegnies. Morlot, Championnet, Lefevre et Marceau, formaient le centre et la droite, et s'etendaient depuis Gosselies jusqu'a la Sambre. Des retranchemens avaient ete faits a Hepignies, pour assurer notre centre. Cobourg nous fit attaquer sur tout ce demi-cercle, au lieu de diriger un effort concentrique sur l'une de nos extremites, sur notre droite, par exemple, et de nous enlever tous les passages de la Sambre. L'attaque commenca le 8 messidor au matin. Le prince d'Orange et le general Latour, qui etaient en face de Kleber, a la gauche, replierent nos colonnes, les pousserent a travers le bois de Monceaux, jusque sur les bords de la Sambre, a Marchienne-au-Pont. Kleber, qui heureusement etait place a la gauche pour y diriger toutes les divisions, accourt aussitot sur le point menace, porte des batteries sur les hauteurs, enveloppe les Autrichiens dans le bois de Monceaux et les fait attaquer en tous sens. Ceux-ci, ayant reconnu, en s'approchant de la Sambre, que Charleroi etait aux Francais, commencaient a montrer de l'hesitation; Kleber en profite, les fait charger avec vigueur, et les oblige a s'eloigner de Marchienne-au-Pont. Tandis que Kleber sauvait l'une de nos extremites, Jourdan ne faisait pas moins pour le salut du centre et de la droite. Morlot, qui se trouvait en avant de Gosselies, s'etait long-temps mesure avec le general Kwasdanowich, et avait essaye plusieurs manoeuvres pour le tourner; il finit par l'etre lui-meme. Il se replia sur Gosselies, apres les efforts les plus honorables. Championnet resistait avec la meme vigueur, appuye sur la redoute d'Hepignies; mais le corps de Kaunitz s'etait avance pour tourner la redoute, au moment meme ou un faux avis annoncait la retraite de Lefevre, a droite; Championnet, trompe par cet avis, se retirait, et avait deja abandonne la redoute, lorsque Jourdan, comprenant le danger, porte sur ce point une partie de la division Hatry, placee en reserve, fait reprendre Hepignies, et lance sa cavalerie dans la plaine sur les troupes de Kaunitz. Tandis qu'on se charge de part et d'autre avec un grand acharnement, un combat plus violent encore se livre pres de la Sambre, a Wagne et Lambusart. Beaulieu, remontant a la fois les deux rives de la Sambre pour faire effort sur notre extreme droite, a repousse la division Marceau. Cette division s'enfuit en toute hate a travers les bois qui longent la Sambre, et passe meme la riviere en desordre. Marceau alors reunit a lui quelques bataillons, et ne songeant plus au reste de sa division fugitive, se jette dans Lambusart, pour y mourir, plutot que d'abandonner ce poste contigu a la Sambre, et appui indispensable de notre extreme droite. Lefevre, qui etait place a Wagne, Hepignies et Lambusart, replie ses avant-postes de Fleurus sur Wagne, et jette des troupes a Lambusart, pour soutenir l'effort de Marceau. Ce point devient alors le point decisif de la bataille. Beaulieu s'en apercoit, et y dirige une troisieme colonne. Jourdan, attentif au danger, y porte le reste de sa reserve. On se heurte autour de ce village de Lambusart avec un acharnement singulier. Les feux sont si rapides qu'on ne distingue plus les coups. Les bles et les baraques du camp s'enflamment, et bientot on se bat au milieu d'un incendie. Enfin les republicains restent maitres de Lambusart. Dans ce moment, les Francais, d'abord repousses, etaient parvenus a retablir le combat sur tous les points: Kleber avait couvert la Sambre a la gauche; Morlot, replie a Gosselies, s'y maintenait; Championnet avait repris Hepignies, et un combat furieux a Lambusart nous avait assure cette position. La fin du jour approchait. Beaulieu venait d'apprendre, sur la Sambre, ce que le prince d'Orange y avait appris deja, c'est que Charleroi appartenait aux Francais. Cobourg alors, n'osant pas insister davantage, ordonna la retraite generale. Telle fut cette bataille decisive, qui fut une des plus acharnees de la campagne, et qui se livra sur un demi-cercle de dix lieues, entre deux armees d'environ quatre-vingt mille hommes chacune. Elle s'appela bataille de Fleurus, quoique ce village y jouat un role fort secondaire, parce que le duc de Luxembourg avait deja illustre ce nom sous Louis XIV. Quoique ses resultats sur le terrain fussent peu considerables, et qu'elle se bornat a une attaque repoussee, elle decidait la retraite des Autrichiens, et amenait par la des resultats immenses[9]. Les Autrichiens ne pouvaient pas livrer une seconde bataille. Il leur aurait fallu se joindre ou au duc d'York ou a Clerfayt, et ces deux generaux etaient occupes au Nord par Pichegru. D'ailleurs, menaces sur la Meuse, il devenait important pour eux de retrograder, pour ne pas compromettre leurs communications. Des ce moment, la retraite des coalises devint generale, et ils resolurent de se concentrer vers Bruxelles, pour couvrir cette ville. [Note 9: C'est a tort qu'on attribue a l'interet d'une faction le grand effet que la bataille de Fleurus produisit sur l'opinion publique. La faction Robespierre avait au contraire le plus grand interet a diminuer dans le moment l'effet des victoires, comme on va le voir bientot. La bataille de Fleurus nous ouvrit Bruxelles et la Belgique, et c'est la ce qui fit alors sa reputation.] La campagne etait evidemment decidee; mais une faute du comite de salut public empecha d'obtenir des resultats aussi prompts et aussi decisifs que ceux qu'on avait lieu d'esperer. Pichegru avait forme un plan qui etait la meilleure de toutes ses idees militaires. Le duc d'York etait sur l'Escaut a la hauteur de Tournay; Clerfayt, tres loin de la, a Thielt, dans la Flandre. Pichegru persistant dans son projet de detruire Clerfayt isolement, voulait passer l'Escaut a Oudenarde, couper ainsi Clerfayt du duc d'York, et le battre encore une fois separement. Il voulait ensuite, lorsque le duc d'York reste seul songerait a se reunir a Cobourg, le battre a son tour, puis enfin venir prendre Cobourg par derriere, ou se reunir a Jourdan. Ce plan qui, outre l'avantage d'attaquer isolement Clerfayt et le duc d'York, avait celui de rapprocher toutes nos forces de la Meuse, fut contrarie par une fort sotte idee du comite de salut public. On avait persuade a Carnot de porter l'amiral Venstabel avec des troupes de debarquement dans l'ile de Walcheren, pour soulever la Hollande. Afin de favoriser ce projet, Carnot prescrivit a l'armee de Pichegru de longer les cotes de l'Ocean, et de s'emparer de tous les ports de la West-Flandre; il ordonna de plus a Jourdan de detacher seize mille hommes de son armee pour les porter vers la mer. Ce dernier ordre surtout etait des plus mal concus et des plus dangereux. Les generaux en demontrerent l'absurdite a Saint-Just, et il ne fut pas execute; mais Pichegru n'en fut pas moins oblige de se porter vers la mer, pour s'emparer de Bruges et d'Ostende, tandis que Moreau occupait Nieuport. Les mouvemens se continuerent sur les deux ailes. Pichegru laissa Moreau, avec une partie de l'armee, faire les sieges de Nieuport et de l'Ecluse, et s'empara avec l'autre de Bruges, Ostende et Gand. Il s'avanca ensuite vers Bruxelles. Jourdan y marchait de son cote. Nous n'eumes plus a livrer que des combats d'arriere-garde, et enfin, le 22 messidor (10 juillet), nos avant-gardes entrerent dans la capitale des Pays-Bas. Peu de jours apres, les deux armees du Nord et de Sambre-et-Meuse y firent leur jonction. Rien n'etait plus important que cet evenement; cent cinquante mille Francais, reunis dans la capitale des Pays-Bas, pouvaient fondre de ce point sur les armees de l'Europe, qui, battues de toutes parts, cherchaient a regagner, les unes la mer, les autres le Rhin. On investit aussitot les places de Conde, Landrecies, Valenciennes et Le Quesnoy, que les coalises nous avaient prises; et la convention, pretendant que la delivrance du territoire donnait tous les droits, decreta que si les garnisons ne se rendaient pas de suite, elles seraient passees au fil de l'epee. Elle avait deja rendu un autre decret portant qu'on ne ferait plus de prisonniers anglais, pour punir tous les forfaits de Pitt envers la France. Nos soldats n'executerent pas ce decret. Un sergent ayant pris quelques Anglais, les amena a un officier. "Pourquoi les as-tu pris? lui dit l'officier.--Parce que ce sont autant de coups de fusils de moins a recevoir, repondit le sergent.--Oui, repliqua l'officier; mais les representans vont nous obliger de les fusiller.--Ce ne sera pas nous, ajouta le sergent, qui les fusillerons; envoyez-les aux representans, et puis, s'ils sont des barbares, qu'ils les tuent et les mangent, si ca leur plait." Ainsi nos armees agissant d'abord sur le centre ennemi, et le trouvant trop fort, s'etaient partagees en deux ailes, et avaient marche, l'une sur la Lys, et l'autre sur la Sambre. Pichegru avait d'abord battu Clerfayt a Moucroen et a Courtray, puis Cobourg et le duc d'York a Turcoing, et enfin Clerfayt encore a Hooglede. Apres plusieurs passages de la Sambre toujours infructueux, Jourdan, amene par une heureuse idee de Carnot sur la Sambre, avait decide le succes de notre aile droite a Fleurus. Des cet instant, debordes sur les deux ailes, les coalises nous avaient abandonne les Pays-Bas. Tel etait le resultat de la campagne. De toutes parts on celebrait nos etonnans succes. La victoire de Fleurus, l'occupation de Charleroi, Ypres, Tournay, Oudenarde, Ostende, Bruges, Gand et Bruxelles, la reunion enfin de nos armees dans cette capitale, etaient vantees comme des prodiges. Ces succes ne rejouissaient pas Robespierre, qui voyait grandir la reputation du comite, et surtout celle de Carnot, auquel, il faut le dire, on attribuait beaucoup trop les avantages de la campagne. Tout ce que les comites faisaient de bien ou gagnaient de gloire en l'absence de Robespierre devait s'elever contre lui, et faire sa propre condamnation. Une defaite, au contraire, eut ranime a son profit les fureurs revolutionnaires, lui aurait permis d'accuser les comites d'inertie ou de trahison, aurait justifie sa retraite depuis quatre decades, aurait donne une haute idee de sa prevoyance, et porte sa puissance au comble. Il s'etait donc mis dans la plus triste des positions, celle de desirer des defaites; et tout prouve qu'il les desirait. Il ne lui convenait ni de le dire, ni de le laisser apercevoir; mais malgre lui, on l'entrevoyait dans ses discours; il s'efforcait, en parlant aux jacobins, de diminuer l'enthousiasme qu'inspiraient les succes de la republique; il insinuait que les coalises se retiraient devant nous comme ils l'avaient fait devant Dumouriez, mais pour revenir bientot; qu'en s'eloignant momentanement de nos frontieres, ils voulaient nous livrer aux passions que developpe la prosperite. Il ajoutait du reste "que la victoire sur les armees ennemies n'etait pas celle apres laquelle on devait le plus aspirer. La veritable victoire, disait-il, est celle que les amis de la liberte remportent sur les factions; c'est cette victoire qui rappelle chez les peuples la paix, la justice et le bonheur. Une nation n'est pas illustree pour avoir abattu des tyrans ou enchaine des peuples. Ce fut le sort des Romains et de quelques autres nations: notre destinee, beaucoup plus sublime, est de fonder sur la terre l'empire de la sagesse, de la justice et de la vertu." (Seance des Jacobins du 21 messidor--9 juillet.) Robespierre etait absent du comite depuis les derniers jours de prairial. On etait aux premiers de thermidor. Il y avait pres de quarante jours qu'il s'etait separe de ses collegues; il etait temps de prendre une resolution. Ses affides disaient hautement qu'il fallait un 31 mai: les Dumas, les Henriot, les Payan, le pressaient d'en donner le signal. Il n'avait pas, pour les moyens violens, le meme gout qu'eux, et il ne devait pas partager leur impatience brutale. Habitue a tout faire par la parole, et respectant davantage les lois, il aimait mieux essayer d'un discours dans lequel il denoncerait les comites, et demanderait leur renouvellement. S'il reussissait par cette voie de douceur, il etait maitre absolu, sans danger, et sans soulevement. S'il ne reussissait pas, ce moyen pacifique n'excluait pas les moyens violens; il devait au contraire les devancer. Le 31 mai avait ete precede de discours reiteres, de sommations respectueuses, et ce n'etait qu'apres avoir demande, sans obtenir, qu'on avait fini par exiger. Il resolut donc d'employer les memes moyens qu'au 31 mai, de faire d'abord presenter une petition par les jacobins, de prononcer apres un grand discours, et enfin de faire avancer Saint-Just avec un rapport. Si tous ces moyens ne suffisaient pas, il avait les jacobins, la commune et la force armee de Paris. Mais il esperait du reste n'etre pas reduit a renouveler la scene du 2 juin. Il n'avait pas assez d'audace, et avait encore trop de respect envers la convention, pour le desirer. Depuis quelque temps il travaillait a un discours volumineux, ou il s'attachait a devoiler les abus du gouvernement, et a rejeter tous les maux qu'on lui imputait sur ses collegues. Il ecrivit a Saint-Just de revenir de l'armee; il retint son frere qui aurait du partir pour la frontiere d'Italie; il parut chaque jour aux jacobins, et disposa tout pour l'attaque. Comme il arrive toujours dans les situations extremes, divers incidens vinrent augmenter l'agitation generale. Un nomme Magenthies fit une petition ridicule, pour demander la peine de mort contre ceux qui se permettraient des juremens dans lesquels le nom de Dieu serait prononce. Enfin, un comite revolutionnaire fit enfermer comme suspects quelques ouvriers qui s'etaient enivres. Ces deux faits donnaient lieu a beaucoup de propos contre Robespierre; on disait que son Etre supreme allait devenir plus oppresseur que le Christ, et qu'on verrait bientot l'inquisition retablie pour le deisme. Sentant le danger de pareilles accusations, il se hata de denoncer Magenthies aux jacobins, comme un aristocrate paye par l'etranger pour deconsiderer les croyances adoptees par la convention; il le fit meme livrer au tribunal revolutionnaire. Usant enfin de son bureau de police, il fit arreter tous les membres du comite revolutionnaire de l'Indivisibilite. L'evenement approchait, et il parait que les membres du comite de salut public, Barrere surtout, auraient voulu faire la paix avec leur redoutable collegue; mais il etait devenu si exigeant qu'on ne pouvait plus s'entendre avec lui. Barrere, rentrant un soir avec l'un de ses confidens, lui dit en se jetant sur un siege: "Ce Robespierre est insatiable. Qu'il demande Tallien, Bourdon (de l'Oise), Thuriot, Guffroy, Rovere, Lecointre, Panis, Barras, Freron, Legendre, Monestier, Dubois-Crance, Fouche, Cambon, et toute la _sequelle dantoniste_, a la bonne heure: mais Duval, Audouin, mais Leonard-Bourdon, Vadier, Vouland, il est impossible d'y consentir." On voit que Robespierre exigeait meme le sacrifice de quelques membres du comite de surete generale, et des lors il n'y avait plus de paix possible; il fallait rompre, et courir les chances de la lutte. Cependant aucun des adversaires de Robespierre n'aurait ose prendre l'initiative; les membres des comites attendaient d'etre denonces; les montagnards proscrits attendaient qu'on leur demandat leur tete; tous voulaient se laisser attaquer avant de se defendre; et ils avaient raison. Il valait bien mieux laisser Robespierre commencer l'engagement, et se compromettre aux yeux de la convention par la demande de nouvelles proscriptions. Alors on avait la position de gens defendant et leur vie, et meme celle des autres; car on ne pouvait plus prevoir de terme aux immolations si on en souffrait encore une seule. Tout etait prepare, et les premiers mouvemens commencerent le 3 thermidor aux Jacobins. Parmi les affides de Robespierre se trouvait un nomme Sijas, adjoint de la commission du mouvement des armees. On en voulait a cette commission pour avoir ordonne la sortie successive d'un grand nombre de compagnies de canonniers, et pour avoir diminue ainsi la force armee de Paris. Cependant on n'osait pas lui en faire un reproche direct; le nomme Sijas commenca par se plaindre du secret dont s'enveloppait le chef de la commission, Pyle, et tous les reproches qu'on n'osait adresser ni a Carnot ni au comite de salut public, furent adresses a ce chef de la commission. Sijas pretendit qu'il ne restait qu'un moyen, c'etait de s'adresser a la convention, et de lui denoncer Pyle. Un autre jacobin denonca un des agens du comite de surete generale. Couthon prit alors la parole, et dit qu'il fallait remonter plus haut, et faire a la convention nationale une adresse sur toutes les machinations qui menacaient de nouveau la liberte. "Je vous invite, dit-il, a lui presenter vos reflexions. Elle est pure; elle ne se laissera pas subjuguer par quatre ou cinq scelerats. Quant a moi, je declare qu'ils ne me subjugueront pas." La proposition de Couthon fut aussitot adoptee. On redigea la petition; elle fut approuvee le 5, et presentee le 7 thermidor a la convention. Le style de cette petition etait, comme toujours, respectueux dans la forme, mais imperieux au fond. Elle disait que les jacobins venaient _deposer dans le sein de la convention les sollicitudes du peuple_; elle repetait les declamations accoutumees contre l'etranger et ses complices, contre le systeme d'indulgence, contre les craintes repandues a dessein de diviser la representation nationale, contre les efforts qu'on faisait pour rendre le culte de Dieu ridicule, etc. Elle ne portait pas de conclusions precises, mais elle disait d'une maniere generale: "Vous ferez trembler les traitres, les fripons, les intrigans; vous rassurerez l'homme de bien; vous maintiendrez cette union qui fait votre force; vous conserverez dans toute sa purete ce culte sublime dont tout citoyen est le ministre, dont la vertu est la seule pratique; et le peuple, confiant en vous, placera son devoir et sa gloire a respecter et a defendre ses representans jusqu'a la mort." C'etait dire assez clairement: Vous ferez ce que vous dictera Robespierre, ou vous ne serez ni respectes ni defendus. La lecture de cette petition fut ecoutee avec un morne silence. On n'y fit aucune reponse. A peine etait-elle achevee, que Dubois-Crance monta a la tribune, et sans parler de la petition ni des jacobins, se plaignit des amertumes dont on l'abreuvait depuis six mois, de l'injustice dont on avait paye ses services, et demanda que le comite de salut public fut charge de faire un rapport sur son compte, quoique dans ce comite, dit-il, se trouvassent deux de ses accusateurs. Il demanda le rapport sous trois jours. On accorda ce qu'il demandait, sans ajouter une seule reflexion, et toujours au milieu du meme silence. Barrere lui succeda a la tribune; il vint faire un grand rapport sur l'etat comparatif de la France en juillet 93 et en juillet 94. Il est certain que la difference etait immense, et que si on comparait la France dechiree a la fois par le royalisme, le federalisme et l'etranger, a la France victorieuse sur toutes les frontieres et maitresse des Pays-Bas, on ne pouvait s'empecher de rendre des actions de graces au gouvernement qui avait opere ce changement en une annee. Ces eloges donnes au comite etaient la seule maniere dont Barrere osat indirectement attaquer Robespierre; il le louait meme expressement dans son rapport. A propos des agitations sourdes qu'on voyait regner et des cris imprudens de quelques perturbateurs qui demandaient un 31 mai, il disait "qu'un representant qui jouissait d'une reputation patriotique meritee par cinq annees de travaux, par ses principes imperturbables d'independance et de liberte, avait refute avec chaleur ces propos contre-revolutionnaires." La convention ecouta ce rapport, et chacun se separa ensuite dans l'attente de quelque evenement important. On se regardait en silence, et on n'osait ni s'interroger, ni s'expliquer. Le lendemain 8 thermidor, Robespierre se decida a prononcer son fameux discours. Tous ses agens etaient disposes, et Saint-Just arrivait dans la journee. La convention, en le voyant paraitre a cette tribune ou il ne se montrait que rarement, s'attendait a une scene decisive. On l'ecouta avec un morne silence. "Citoyens, dit-il, que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs; je viens vous dire des verites utiles. Je ne viens point realiser des terreurs ridicules, repandues par la perfidie; mais je veux etouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la verite. Je vais defendre devant vous votre autorite outragee et la liberte violee. Je me defendrai moi-meme: vous n'en serez pas surpris, vous ne ressemblez point aux tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragee n'importunent point votre oreille, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est point etrangere." Robespierre fait ensuite le tableau des agitations qui ont regne depuis quelque temps, des craintes qui ont ete repandues, des projets qu'on a supposes au comite et a lui contre la convention. "Nous, dit-il, attaquer la convention! et que sommes-nous sans elle! Qui l'a defendue au peril de sa vie? Qui s'est devoue pour l'arracher aux mains des factions?" Robespierre repond que c'est lui; et il appelle avoir defendu la convention contre les factions, d'avoir arrache de son sein Brissot, Vergniaud, Gensonne, Petion, Barbaroux, Danton, Camille Desmoulins, etc. Apres les preuves de devouement qu'il a donnees, il s'etonne que des bruits sinistres aient ete repandus. "Est-il vrai, dit-il, qu'on ait colporte des listes odieuses ou l'on designait pour victimes un certain nombre de membres de la convention, et qu'on pretendait etre l'ouvrage du comite de salut public, et ensuite le mien? Est-il vrai qu'on ait ose supposer des seances du comite, des arretes rigoureux qui n'ont jamais existe, des arrestations non moins chimeriques? Est-il vrai qu'on ait cherche a persuader a un certain nombre de representans irreprochables que leur perte etait resolue? a tous ceux qui, par quelque erreur, avaient paye un tribut inevitable a la fatalite des circonstances et a la faiblesse humaine, qu'ils etaient voues au sort des conjures? Est-il vrai que l'imposture ait ete repandue avec tant d'art et d'audace, qu'une foule de membres ne couchaient plus chez eux? Oui, les faits sont constans[1], et les preuves en sont au comite de salut public!" Il se plaint ensuite de ce que l'accusation, portee en masse contre les comites, a fini par se diriger sur lui seul. Il expose qu'on a donne son nom a tout ce qui s'est fait de mal dans le gouvernement; que si on enfermait des patriotes au lieu d'enfermer des aristocrates, on disait: _C'est Robespierre qui le veut_; que si quelques patriotes avaient succombe, on disait: _C'est Robespierre qui l'a ordonne_; que si des agens nombreux du comite de surete generale etendaient partout leurs vexations et leurs rapines, on disait: _C'est Robespierre qui les envoie_; que si une loi nouvelle tourmentait les rentiers, on disait: _C'est Robespierre qui les ruine_. Il dit enfin qu'on l'a presente comme l'auteur de tous les maux pour le perdre, qu'on l'a appele un tyran, et que le jour de la fete a l'Etre supreme, ce jour ou la convention a frappe d'un meme coup l'atheisme et le despotisme sacerdotal, ou elle a rattache a la revolution tous les coeurs genereux, ce jour enfin de felicite et de pure ivresse, le president de la convention nationale, parlant au peuple assemble, a ete insulte par des hommes coupables, et que ces hommes etaient des representans. On l'a appele un tyran! et pourquoi? parce qu'il a acquis quelque influence en parlant le langage de la verite. "Et que pretendez-vous, s'ecrie-t-il, vous qui voulez que la verite soit sans force dans la bouche des representans du peuple francais? La verite sans doute a sa puissance, elle a sa colere, son despotisme; elle a ses accens[1] touchans[1], terribles, qui retentissent avec force dans les coeurs purs comme dans les consciences coupables, et qu'il n'est pas plus donne au mensonge d'imiter qu'a Salmonee d'imiter les foudres du ciel. Mais accusez-en la nation, accusez-en le peuple qui la sent et qui l'aime.--Qui suis-je, moi qu'on accuse? un esclave de la liberte, un martyr vivant de la republique, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifferentes, les plus legitimes de la part des autres, sont des crimes pour moi. Un homme est calomnie des qu'il me connait. On pardonne a d'autres leurs forfaits; on me fait a moi un crime de mon zele. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux des hommes; je ne jouis pas meme des droits de citoyen, que dis-je? il ne m'est pas meme permis de remplir les devoirs d'un representant du peuple." Robespierre se defend ainsi par des declamations subtiles et diffuses, et, pour la premiere fois, il trouve la convention morne, silencieuse, et comme ennuyee de la longueur de ce discours. Il arrive enfin au plus vif de la question: il accuse. Parcourant toutes les parties du gouvernement, il critique d'abord avec une mechancete inique le systeme financier. Auteur de la loi du 22 prairial, il s'etend avec une pitie profonde sur la loi des rentes viageres; il n'y a pas jusqu'au _maximum_, contre lequel il semble s'elever, en disant que les intrigans ont entraine la convention dans des mesures violentes. "Dans les mains de qui sont vos finances? dans les mains, s'ecrie-t-il, de feuillans, de fripons connus, des Cambon, des Mallarme, des Ramel." Il passe ensuite a la guerre, il parle avec dedain de ces victoires, "qu'on vient decrire avec une _legerete academique_, comme si elles n'avaient coute ni sang ni travaux. Surveillez, s'ecrie-t-il, surveillez la victoire; surveillez la Belgique. Vos ennemis se retirent et vous laissent a vos divisions intestines; songez a la fin de la campagne. On a seme la division parmi les generaux; l'aristocratie militaire est protegee; les generaux fideles sont persecutes; l'administration militaire s'enveloppe d'une autorite suspecte. Ces verites valent bien des epigrammes." Il n'en disait pas davantage sur Carnot et Barrere; il laissait a Saint-Just le soin d'accuser les plans de Carnot. On voit que ce miserable repandait sur toutes choses le fiel dont il etait devore. Ensuite il s'etend sur le comite de surete generale, sur la foule de ses agens, sur leurs cruautes, sur leurs rapines; il denonce Amar et Jagot comme s'etant empares de la police, et faisant tout pour decrier le gouvernement revolutionnaire. Il se plaint de ces railleries qu'on a debitees a la tribune a propos de Catherine Theot, et pretend qu'on a voulu supposer de feintes conjurations pour en cacher de reelles. Il montre les deux comites comme livres a des intrigues, et engages en quelque sorte dans les projets de la faction antinationale. Dans tout ce qui existe, il ne trouve de bien que le _gouvernement revolutionnaire_, mais seulement encore le principe, et non l'execution. Le principe est a lui, c'est lui qui a fait instituer ce gouvernement, mais ce sont ses adversaires qui le depravent. Tel est le sens des volumineuses declamations de Robespierre. Enfin il termine par ce resume: "Disons qu'il existe une conspiration contre la liberte publique, qu'elle doit sa force a une coalition criminelle qui intrigue au sein meme de la convention; que cette coalition a des complices au sein du comite de surete generale, et dans les bureaux de ce comite qu'ils dominent; que les ennemis de la republique ont oppose ce comite au comite de salut public, et constitue ainsi deux gouvernemens; que des membres du comite de salut public entrent dans ce complot; que la coalition ainsi formee cherche a perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remede a ce mal? Punir les traitres, renouveler les bureaux du comite de surete generale, epurer ce comite lui-meme et le subordonner au comite de salut public, epurer le comite de salut public lui-meme, constituer le gouvernement sous l'autorite supreme de la convention nationale, qui est le centre et le juge, et ecraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorite nationale, pour elever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberte. Tels sont les principes. S'il est impossible de les reclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie regne parmi nous, mais non que je doive le taire; car que peut-on objecter a un homme qui a raison, et qui sait mourir pour son pays? Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point encore arrive ou les hommes de bien pourront servir impunement la patrie." Robespierre avait commence son discours dans le silence, il l'acheve dans le silence. Dans toutes les parties de la salle on reste muet en le regardant. Ces deputes, autrefois si empresses, sont devenus de glace; ils n'expriment plus rien, et semblent avoir le courage de rester froids depuis que les tyrans, divises entre eux, les prennent pour juges. Tous les visages sont devenus impenetrables. Une espece de rumeur sourde s'eleve peu a peu dans l'assemblee; mais personne n'ose encore prendre la parole. Lecointre (de Versailles), l'un des ennemis les plus energiques de Robespierre, se presente le premier, mais c'est pour demander l'impression du discours, tant les plus hardis hesitent encore a livrer l'attaque. Bourdon (de l'Oise) ose s'opposer a l'impression, en disant que ce discours renferme des questions trop graves, et il demande le renvoi aux deux comites. Barrere, toujours prudent, appuie la demande de l'impression, en disant que dans un pays libre il faut tout imprimer. Couthon s'elance a la tribune, indigne de voir une contestation au lieu d'un elan d'enthousiasme, et reclame non seulement l'impression, mais l'envoi a toutes les communes et a toutes les armees. Il a besoin, dit-il, d'epancher son coeur ulcere, car depuis quelque temps on abreuve de degouts les deputes les plus fideles a la cause du peuple; on les accuse de verser le sang, d'en vouloir verser encore; et cependant, s'il croyait avoir contribue a la perte d'un seul innocent, il s'immolerait de douleur. Les paroles de Couthon reveillerent tout ce qui restait de soumission dans l'assemblee; elle vota l'impression et l'envoi du discours a toutes les municipalites. Les adversaires de Robespierre allaient avoir le desavantage; mais Vadier, Cambon, Billaud-Varennes, Panis, Amar, demandent la parole pour repondre aux accusations de Robespierre. Les courages sont ranimes par le danger, et la lutte commence. Tous veulent parler a la fois. On fixe le tour de chacun. Vadier est admis le premier a s'expliquer. Il justifie le comite de surete generale, et soutient que le rapport de Catherine Theot avait pour objet de reveler une conspiration reelle, profonde, et il ajoute d'un ton significatif qu'il a des pieces pour en prouver l'importance et le danger. Cambon justifie ses lois de finances, et sa probite, qui etait universellement connue et admiree dans un poste ou les tentations etaient si grandes. Il parle avec son impetuosite ordinaire; il prouve que les agioteurs ont seuls pu etre leses par ses lois de finances, et rompant enfin la mesure observee jusque-la: "Il est temps, s'ecrie-t-il, de dire la verite tout entiere. Est-ce moi qu'il faut accuser de m'etre rendu maitre en quelque chose? l'homme qui s'etait rendu maitre de tout, l'homme qui paralysait votre volonte, c'est celui qui vient de parler, c'est Robespierre." Cette vehemence deconcerte Robespierre: comme s'il avait ete accuse d'avoir fait le tyran en matiere de finances, il dit qu'il ne s'est jamais mele de finances, qu'il n'a donc jamais pu gener la convention en cette matiere, et que du reste, en attaquant les plans de Cambon, il n'a pas entendu attaquer ses intentions. Il l'avait pourtant qualifie de fripon. Billaud-Varennes, non moins redoutable, dit qu'il est temps de mettre toutes les verites en evidence; il parle de la retraite de Robespierre des comites, du deplacement des compagnies de canonniers, dont on n'a fait sortir que quinze, quoique la loi permit d'en faire sortir vingt-quatre; il ajoute qu'il va arracher tous les masques, et qu'il aime mieux que son cadavre serve de marche-pied a un ambitieux que d'autoriser ses attentats par son silence. Il demande le rapport du decret qui ordonne l'impression. Panis se plaint des calomnies continuelles de Robespierre, qui a voulu le faire passer pour auteur des journees de septembre; il veut que Robespierre et Couthon s'expliquent sur les cinq ou six deputes, dont ils ne cessent depuis un mois de demander le sacrifice aux jacobins. Aussitot la meme chose est reclamee de toutes parts. Robespierre repond avec hesitation qu'il est venu devoiler des abus, et qu'il ne s'est pas charge de justifier ou d'accuser tel ou tel. "Nommez, nommez les individus! s'ecrie-t-on." Robespierre divague encore, et dit que lorsqu'il a eu le courage de deposer dans le sein de la convention des avis qu'il croyait utiles, il ne pensait pas.... On l'interrompt encore. Charlier lui crie: "Vous qui pretendez avoir le courage de la vertu, ayez celui de la verite. Nommez, nommez les individus." La confusion augmente. On revient a la question de l'impression. Amar insiste pour le renvoi du discours aux comites. Barrere, voyant l'avantage se prononcer pour ceux qui veulent le renvoi aux comites, vient s'excuser en quelque sorte d'avoir demande le contraire. Enfin la convention revoque sa decision, et declare que le discours de Robespierre, au lieu d'etre imprime, sera renvoye a l'examen des deux comites. Cette seance etait un evenement vraiment extraordinaire. Tous les deputes, habituellement si soumis, avaient repris courage. Robespierre, qui n'avait jamais eu que de la morgue et point d'audace, etait surpris, depite, abattu. Il avait besoin de se remettre. Il court chez ses fideles jacobins pour retrouver des amis, et leur emprunter du courage. On y etait deja instruit de l'evenement, et on l'attendait avec impatience. A peine parait-il qu'on le couvre d'applaudissemens. Couthon le suit et partage les memes acclamations. On demande la lecture du discours. Robespierre emploie encore deux grandes heures a le leur repeter. A chaque instant il est interrompu par des cris et des applaudissemens frenetiques. A peine a-t-il acheve, qu'il ajoute quelques paroles d'epanchement et de douleur. "Ce discours que vous venez d'entendre, leur dit-il, est mon testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui; la ligue des mechans est tellement forte que je ne puis pas esperer de lui echapper. Je succombe sans regret; je vous laisse ma memoire; elle vous sera chere, et vous la defendrez." A ces paroles, on s'ecrie qu'il n'est pas temps de craindre et de desesperer, qu'au contraire on vengera le pere de la patrie de tous les mechans reunis. Henriot, Dumas, Coffinhal, Payan, l'entourent, et se declarent tout prets a agir. Henriot dit qu'il connait encore le chemin de la convention. "Separez, leur dit Robespierre, les mechans des hommes faibles; delivrez la convention des scelerats qui l'oppriment; rendez-lui le service qu'elle attend de vous, comme au 31 mai et au 2 juin. Marchez, sauvez encore la liberte! Si malgre tous ces efforts il faut succomber, eh bien! mes amis, vous me verrez boire la cigue avec calme.--Robespierre, s'ecrie un depute, je la boirai avec toi!" Couthon propose a la societe un nouveau scrutin epuratoire, et veut qu'on expulse a l'instant meme les deputes qui ont vote contre Robespierre; il en avait sur lui la liste, et la fournit sur-le-champ. Sa proposition est adoptee au milieu d'un tumulte epouvantable. Collot-d'Herbois essaie de presenter quelques reflexions, on l'accable de huees; il parle de ses services, de ses dangers, des deux coups de feu de Ladmiral: on le raille, on l'injurie, on le chasse de la tribune. Tous les deputes presens et designes par Couthon sont chasses; quelques-uns meme sont battus. Collot se sauve au milieu des couteaux diriges contre lui. La societe se trouvait augmentee ce jour-la de tous les gens d'action qui, dans les momens[1] de trouble, penetraient sans avoir de cartes ou avec une carte fausse. Ils joignaient aux paroles la violence; et ils etaient meme tout prets a y ajouter l'assassinat. L'agent national Payan, qui etait homme d'execution, proposait un projet hardi. Il voulait que l'on allat sur-le-champ enlever tous les conspirateurs, et on le pouvait, car ils etaient en ce moment meme reunis ensemble dans les comites dont ils etaient membres. On aurait ainsi termine la lutte sans combat et par un coup de main. Robespierre s'y opposa; il n'aimait pas les actions si promptes; il pensait qu'il fallait suivre tous les procedes du 31 mai. On avait deja fait une petition solennelle; il avait fait un discours; Saint-Just, qui venait d'arriver de l'armee, ferait un rapport le lendemain matin; lui Robespierre parlerait de nouveau, et, si on ne reussissait pas, les magistrats du peuple, reunis pendant ce temps a la commune, et appuyes par la force armee des sections, declareraient que le peuple etait rentre dans sa souverainete, et viendraient delivrer la convention des scelerats qui l'egaraient. Le plan se trouvait ainsi trace par les precedens. On se separa en se promettant pour le lendemain, Robespierre d'etre a la convention, les jacobins dans leur salle, les magistrats municipaux a la commune, et Henriot a la tete des sections. On comptait de plus sur les jeunes gens de l'ecole de Mars, dont le commandant, Labreteche, etait devoue a la cause de la commune. Telle fut cette journee du 8 thermidor, la derniere de la tyrannie sanglante qui s'etait appesantie sur la France. Cependant, ce jour encore, l'horrible machine revolutionnaire ne cessa pas d'agir. Le tribunal siegea, des victimes furent conduites a l'echafaud. Dans le nombre etaient deux poetes celebres, Roucher, l'auteur des _Mois_, et le jeune Andre Chenier, qui laissa d'admirables ebauches, et que la France regrettera autant que tous ces jeunes hommes de genie, orateurs, ecrivains, generaux, devores par l'echafaud et par la guerre. Ces deux enfans des Muses se consolaient sur la fatale charrette, en repetant des vers de Racine. Le jeune Andre, en montant a l'echafaud, poussa le cri du genie arrete dans sa carriere: _Mourir si jeune!_ s'ecria-t-il en se frappant le front; _il y avait quelque chose la!_ Pendant la nuit qui suivit, on s'agita de toutes parts, et chacun songea a recueillir ses forces. Les comites s'etaient reunis, et deliberaient sur les grands evenemens de la journee et sur ceux du lendemain. Ce qui venait de se passer aux Jacobins prouvait que le maire et Henriot soutiendraient les triumvirs, et que le lendemain on aurait a lutter contre toutes les forces de la commune. Faire arreter ces deux principaux chefs eut ete le plus prudent, mais les comites hesitaient encore; ils voulaient, ne voulaient pas; ils se sentaient comme une espece de regret d'avoir commence la lutte. Ils voyaient que si la convention etait assez forte pour vaincre Robespierre, elle rentrerait dans tous ses pouvoirs, et qu'ils seraient arraches aux coups de leur rival, mais depossedes de la dictature. S'entendre avec lui eut bien mieux valu sans doute; mais il n'etait plus temps. Robespierre s'etait bien garde de se rendre au milieu d'eux, apres la seance des jacobins. Saint-Just, arrive de l'armee depuis quelques heures, les observait. Il etait silencieux. On lui demanda le rapport dont on l'avait charge dans la derniere entrevue, et on voulut en entendre la lecture; il repondit qu'il ne pouvait le communiquer, l'ayant donne a lire a l'un de ses collegues. On lui demanda d'en faire au moins connaitre la conclusion; il s'y refusa encore. Dans ce moment, Collot entre tout irrite de la scene qu'il venait d'essuyer aux Jacobins. "Que se passe-t-il aux Jacobins? lui dit Saint-Just.--Tu le demandes? replique Collot avec colere; n'es-tu pas le complice de Robespierre? n'avez-vous pas combine ensemble tous vos projets? Je le vois, vous avez forme un infame triumvirat, vous voulez nous assassiner; mais si nous succombons, vous ne jouirez pas long-temps du fruit de vos crimes." Alors s'approchant de Saint-Just avec vehemence: "Tu veux, lui dit-il, nous denoncer demain matin; tu as ta poche pleine de notes contre nous, montre-les...." Saint-Just vide ses poches, et assure qu'il n'en a aucune. On apaise Collot, et on exige de Saint-Just qu'il vienne a onze heures du matin communiquer son rapport, avant de le lire a l'assemblee. Les comites, avant de se separer, conviennent de demander a la convention la destitution d'Henriot, et l'appel a la barre du maire et de l'agent national. Saint-Just courut a la hate ecrire son rapport qui n'etait pas encore redige, et denonca avec plus de brievete et de force que ne l'avait fait Robespierre, la conduite des comites envers leurs collegues, l'envahissement de toutes les affaires, l'orgueil de Billaud-Varennes, et les fausses manoeuvres de Carnot, qui avait transporte l'armee de Pichegru sur les cotes de la Flandre, et avait voulu arracher seize mille hommes a Jourdan. Ce rapport etait aussi perfide, mais bien autrement habile que celui de Robespierre. Saint-Just resolut de le lire a la convention sans le montrer aux comites. Tandis que les conjures se concertaient entre eux, les montagnards, qui jusqu'ici s'etaient bornes a se communiquer leurs craintes, mais qui n'avaient pas forme de complot, couraient les uns chez les autres, et se promettaient pour le lendemain d'attaquer Robespierre d'une maniere plus formelle, et de le faire decreter s'il etait possible. Il leur fallait pour cela le concours des deputes de la Plaine, qu'ils avaient souvent menaces, et que Robespierre, affectant le role de moderateur, avait autrefois defendus. Ils avaient donc peu de titres a leur faveur. Ils allerent cependant trouver Boissy-d'Anglas, Durand-Maillane, Palesne-Champeaux, tous trois constituans, dont l'exemple devait decider les autres. Ils leur dirent qu'ils seraient responsables de tout le sang que verserait encore Robespierre, s'ils ne consentaient a voter contre lui. Repousses d'abord ils revinrent a la charge jusqu'a trois fois, et obtinrent enfin la promesse desiree. On courut encore toute la matinee du 9; Tallien promit de livrer la premiere attaque, et demanda seulement qu'on osat le suivre. Chacun courait a son poste; le maire Fleuriot, l'agent national Payan, etaient a la commune. Henriot etait a cheval avec ses aides-de-camp, et parcourait les rues de Paris. Les Jacobins avaient commence une seance permanente. Les deputes, debout des le matin, s'etaient rendus a la convention avant l'heure accoutumee. Ils parcouraient les couloirs en tumulte, et les montagnards les entretenaient avec vivacite, pour les decider en leur faveur. Il etait onze heures et demie. Tallien, a l'une des portes de la salle, parlait a quelques-uns de ses collegues, lorsqu'il voit entrer Saint-Just, qui monte a la tribune: "C'est le moment, s'ecrie-t-il, entrons!" On le suit, les bancs se garnissent, et on attend en silence l'ouverture de cette scene, l'une des plus grandes de notre orageuse republique. Saint-Just, qui a manque a la parole donnee a ses collegues, et qui n'est pas alle leur lire son rapport, est a la tribune. Les deux Robespierre, Lebas, Couthon, sont assis a cote les uns des autres. Collot-d'Herbois est au fauteuil. Saint-Just se dit charge par les comites de faire un rapport, et obtient la parole. Il debute en disant qu'il n'est d'aucune faction, et qu'il n'appartient qu'a la verite; que la tribune pourra etre pour lui, comme pour beaucoup d'autres, la roche Tarpeienne, mais qu'il n'en dira pas moins son opinion tout entiere sur les divisions qui ont eclate. Tallien lui laisse a peine achever ces premieres phrases, et demande la parole pour une motion d'ordre. Il l'obtient. "La republique, dit-il, est dans l'etat le plus malheureux, et aucun bon citoyen ne peut s'empecher de verser des larmes sur elle. Hier un membre du gouvernement s'est isole, et a denonce ses collegues, un autre vient en faire de meme aujourd'hui. C'est assez aggraver nos maux; je demande qu'enfin le voile soit entierement dechire." A peine ces paroles sont-elles prononcees que les applaudissemens eclatent, se prolongent, recommencent encore, et retentissent une troisieme fois. C'etait le signal avant-coureur de la chute des triumvirs. Billaud-Varennes, qui s'est empare de la tribune apres Tallien, dit que les jacobins ont tenu la veille une seance seditieuse, ou se trouvaient des assassins apostes, qui ont annonce le projet d'egorger la convention. Une indignation generale se manifeste. "Je vois, ajoute Billaud-Varennes, je vois dans les tribunes un des hommes qui menacaient hier les deputes fideles. Qu'on le saisisse!" On s'en empare aussitot, et on le livre aux gendarmes. Billaud soutient ensuite que Saint-Just n'a pas le droit de parler au nom des comites, parce qu'il ne leur a pas communique son rapport; que c'est le moment pour l'assemblee de ne pas mollir, car elle perira si elle est faible. "Non, non, s'ecrient les deputes en agitant leurs chapeaux, elle ne sera pas faible, et ne perira pas!" Lebas reclame la parole, que Billaud n'a pas cedee encore; il s'agite, et fait du bruit pour l'obtenir. Sur la demande de tous les deputes, il est rappele a l'ordre. Il veut insister de nouveau. "A l'Abbaye le seditieux!" s'ecrient plusieurs voix de la Montagne. Billaud continue, et ne gardant plus aucun menagement, dit que Robespierre a toujours cherche a dominer les comites; qu'il s'est retire lorsqu'on a resiste a sa loi du 22 prairial, et a l'usage qu'il se proposait d'en faire; qu'il a voulu conserver le noble Lavalette, conspirateur a Lille, dans la garde nationale; qu'il a empeche l'arrestation d'Henriot, complice d'Hebert, pour s'en faire une creature; qu'il s'est oppose en outre a l'arrestation d'un secretaire du comite, qui avait vole cent quatorze mille francs; qu'il a fait enfermer au moyen de son bureau de police, le meilleur comite revolutionnaire de Paris; qu'il a toujours fait en tout sa volonte, et qu'il a voulu se rendre maitre absolu. Billaud ajoute qu'il pourrait citer encore beaucoup d'autres faits, mais qu'il suffira de dire qu'hier les agens de Robespierre aux Jacobins, les Dumas, les Coffinhal se sont promis de decimer la convention nationale. Tandis que Billaud enumerait ces griefs, l'assemblee laissait echapper par intervalle des mouvemens d'indignation. Robespierre, livide de colere, avait quitte son siege et gravi l'escalier de la tribune. Place derriere Billaud, il demandait la parole au president avec une extreme violence. Il saisit le moment ou Billaud vient d'achever, pour la redemander encore plus vivement. "A bas le tyran! a bas le tyran!" s'ecrie-t-on dans toutes les parties de la salle. Deux fois ce cri accusateur s'eleve, et annonce que l'assemblee ose enfin lui donner le nom qu'il meritait. Tandis qu'il insiste, Tallien, qui s'est elance a la tribune, reclame la parole, et l'obtient avant lui. "Tout a l'heure, dit-il, je demandais que le voile fut entierement dechire; je m'apercois qu'il vient de l'etre. Les conspirateurs sont demasques. Je savais que ma tete etait menacee, et jusqu'ici j'avais garde le silence; mais hier j'ai assiste a la seance des jacobins, j'ai vu se former l'armee du nouveau Cromwell, j'ai fremi pour la patrie, et je me suis arme d'un poignard pour lui percer le sein, si la convention n'avait pas le courage de le decreter d'accusation." En achevant ces mots, Tallien montre son poignard, et l'assemblee le couvre d'applaudissemens. Il propose alors l'arrestation du chef des conspirateurs, Henriot. Billaud propose d'y ajouter celle du president Dumas, et du nomme Boulanger, qui, la veille, a ete l'un des agitateurs les plus ardens aux Jacobins. On decrete sur-le-champ l'arrestation de ces trois coupables. Barrere entre dans ce moment, pour faire a l'assemblee les propositions que le comite a deliberees dans la nuit avant de se separer. Robespierre, qui n'avait pas quitte la tribune, profite de cet intervalle pour demander encore la parole. Ses adversaires etaient decides a la lui refuser, de peur qu'un reste de crainte et de servilite ne se reveillat a sa voix. Places tous au sommet de la Montagne, ils poussent de nouvelles clameurs, et, tandis que Robespierre se tourne tantot vers le president, tantot vers l'assemblee: "A bas! a bas le tyran!" s'ecrient-ils avec des voix de tonnerre. Barrere obtient encore la parole avant Robespierre. On dit que cet homme, qui par vanite avait voulu jouer un role, et qui, par faiblesse, tremblait maintenant de s'en etre donne un, avait deux discours dans sa poche, l'un pour Robespierre, l'autre pour les comites. Il developpe la proposition convenue la nuit: c'est d'abolir le grade de commandant-general, de retablir l'ancienne loi de la legislative, par laquelle chaque chef de legion commandait a son tour la force armee de Paris, et enfin d'appeler le maire et l'agent national a la barre, pour y repondre de la tranquillite de la capitale. Ce decret est adopte sur-le-champ, et un huissier va le communiquer a la commune au milieu des plus grands perils. Lorsque le decret propose par Barrere a ete adopte, on reprend l'enumeration des torts de Robespierre; chacun vient a son tour lui faire un reproche. Vadier, qui voulait avoir decouvert une conspiration importante en saisissant Catherine Theot, rapporte, ce qu'il n'avait pas dit la veille, que dom Gerle possedait un certificat de civisme signe par Robespierre, et que, dans un matelas de Catherine, se trouvait une lettre dans laquelle elle appelait Robespierre son fils cheri. Il s'etend ensuite sur l'espionnage dont les comites etaient entoures, avec la diffusion d'un vieillard et une lenteur qui ne convenait pas a l'agitation du moment. Tallien, impatient, remonte a la tribune et prend encore la parole, en disant qu'il faut ramener la question a son veritable point. En effet, on avait decrete Henriot, Dumas, Boulanger, on avait appele Robespierre un tyran, mais on n'avait pris aucune resolution decisive. Tallien fait observer que ce n'est pas a quelques details de la vie de cet homme, appele un tyran, qu'il faut s'attacher, mais qu'il faut en montrer l'ensemble. Alors, il commence un tableau energique de la conduite de ce rheteur lache, orgueilleux et sanguinaire.... Robespierre, suffoque de colere, l'interrompt par des cris de fureur. Louchet dit: "Il faut en finir; l'arrestation contre Robespierre!--Loseau ajoute: L'accusation contre ce denonciateur!--L'accusation! l'accusation!" crient une foule de deputes. Louchet se leve, et regardant autour de lui, demande si on l'appuie. "Oui, oui, repondent cent voix." Robespierre le jeune dit de sa place: "Je partage les crimes de mon frere, unissez-moi a lui." On fait a peine attention a ce devouement. "L'arrestation! l'arrestation!" crie-t-on encore. Dans ce moment, Robespierre, qui n'avait pas cesse d'aller de sa place au bureau, et du bureau a sa place, s'approche de nouveau du president et lui demande la parole. Mais Thuriot, qui remplacait Collot-d'Herbois au fauteuil, ne lui repond qu'en agitant sa sonnette. Alors Robespierre se tourne vers la Montagne et n'y trouve que des amis glaces ou des ennemis furieux; il dirige ensuite ses yeux vers la Plaine. "C'est a vous, dit-il, hommes purs, hommes vertueux, c'est a vous que je m'adresse et non aux brigands." On detourne la tete, ou on le menace. Enfin, il se reporte encore vers le president, et s'ecrie: "Pour la derniere fois, president des assassins, je te demande la parole." Il prononce ces derniers mots d'une voix etouffee et presque eteinte. "Le sang de Danton t'etouffe," lui dit Garnier (de l'Aube). Duval, impatient de cette lutte, se leve et dit: "President, est-ce que cet homme sera encore long-temps le maitre de la convention?--Ah! qu'un tyran est dur a abattre! ajoute Freron.--Aux voix! aux voix!" s'ecrie Loseau. L'arrestation tant proposee est enfin mise aux voix et decretee au milieu d'un tumulte epouvantable. A peine le decret est-il rendu, que de tous les cotes de la salle on se leve en criant: Vive la liberte! vive la republique! les tyrans ne sont plus! Une foule de membres se levent, et disent qu'ils ont entendu voter pour l'arrestation des complices de Robespierre, Saint-Just et Couthon. Aussitot on les ajoute au decret. Lebas demande a y etre adjoint; on lui accorde sa demande ainsi qu'a Robespierre jeune. Ces hommes inspiraient encore une telle apprehension, que les huissiers de la salle n'avaient pas ose se presenter pour les traduire a la barre. En voyant qu'ils etaient restes sur leurs sieges, on demande pourquoi ils ne descendent pas a la place des accuses; le president repond que les huissiers n'ont pas pu faire executer l'ordre. Le cri: A la barre! a la barre! devient aussitot general. Les cinq accuses y descendent, Robespierre furieux, Saint-Just calme et meprisant, les autres consternes de cette humiliation si nouvelle pour eux. Ils etaient enfin a cette place ou ils avaient envoye Vergniaud, Brissot, Petion, Camille Desmoulins, Danton, et tant d'autres de leurs collegues, pleins ou de vertu, ou de genie, ou de courage. Il etait cinq heures. L'assemblee avait declare la seance permanente; mais en ce moment, accablee de fatigue, elle prend la resolution dangereuse de suspendre la seance jusqu'a sept pour se donner un peu de repos. Les deputes se separent alors, et laissent ainsi a la commune, si elle a quelque audace, la faculte de fermer le lieu de leurs seances et de s'emparer de la domination dans Paris. Les cinq accuses sont conduits au comite de surete generale et interroges par leurs collegues en attendant d'etre traduits dans les prisons. Pendant que ces evenemens si importans[1] se passaient dans la convention, la commune etait restee dans l'attente. L'huissier Courvol etait alle lui signifier le decret qui mettait Henriot en arrestation, et mandait le maire et l'agent national a la barre. Il avait ete fort mal accueilli. Ayant demande un recu, le maire lui avait repondu: _Un jour comme aujourd'hui on ne donne pas de recu. Va a la convention, va lui dire que nous saurons le maintenir et dis a Robespierre qu'il n'ait pas peur, car nous sommes ici_. Le maire s'etait exprime ensuite devant le conseil general de la maniere la plus mysterieuse sur le motif de la reunion; il ne parla que du decret qui ordonnait a la commune de veiller a la tranquillite de Paris; il rappela les epoques ou cette commune avait deploye un grand courage, designant assez clairement le 31 mai. L'agent national Payan, parlant apres le maire, avait propose d'envoyer deux membres du conseil sur la place de la commune, ou se trouvait une foule immense, pour haranguer le peuple et l'inviter a _se reunir a ses magistrats pour sauver la patrie_. Ensuite on avait redige une adresse dans laquelle on disait que des scelerats opprimaient _Robespierre, ce citoyen vertueux qui fit decreter le dogme consolateur de l'Etre supreme et de l'immortalite de l'ame; Saint-Just, cet apotre de la vertu, qui fit cesser la trahison au Rhin et au Nord; Couthon, ce citoyen vertueux qui n'a que le coeur et la tete de vivans, mais qui les a brulans de patriotisme_. Aussitot apres, on avait arrete que les sections seraient convoquees, que les presidens et les commandans de la force armee seraient mandes a la commune pour y recevoir ses ordres. Une deputation avait ete envoyee aux jacobins pour qu'ils vinssent fraterniser avec la commune, et qu'ils envoyassent au conseil general leurs membres les plus energiques et un bon nombre de _citoyens et citoyennes des tribunes_. Sans enoncer encore l'insurrection, la commune en prenait tous les moyens et marchait ouvertement a ce but. Elle ignorait l'arrestation des cinq deputes, et c'est pourquoi elle gardait encore quelque reserve. Pendant ce temps, Henriot etait monte a cheval et courait les rues de Paris. Chemin faisant, il apprend qu'on a arrete cinq representans; alors il se met a exciter le peuple, en criant que des scelerats oppriment les deputes fideles, qu'ils ont arrete Couthon, Saint-Just et Robespierre. Ce miserable etait a moitie ivre; il s'agitait sur son cheval et brandissait son sabre comme un frenetique. Il se rend d'abord au faubourg Saint-Antoine pour soulever les ouvriers, qui comprenaient a peine ce qu'il voulait dire, et qui d'ailleurs commencaient a s'apitoyer en voyant passer tous les jours de nouvelles victimes. Par un hasard fatal, Henriot rencontre les charrettes. En apprenant l'arrestation de Robespierre, on les avait entourees; et comme Robespierre etait suppose l'auteur de tous les meurtres, on s'imaginait que, lui arrete, les executions devaient finir. On voulait, en consequence, faire rebrousser chemin aux condamnes. Henriot, survenant en cet instant, s'y oppose et fait consommer encore cette derniere execution. Il revient ensuite, toujours au galop, jusqu'au Luxembourg, et ordonne a la gendarmerie de se reunir a la place de la maison commune. Il prend un detachement a sa suite, descend le long des quais pour se rendre a la place du Carrousel et aller delivrer les prisonniers qui se trouvaient au comite de surete generale. En courant sur les quais avec ses aides-de-camp, il renverse plusieurs personnes. Un homme qui avait sa femme sous son bras, se tourne vers les gendarmes, et s'ecrie: "Gendarmes, arretez ce brigand, il n'est plus votre general!" Un aide-de-camp lui repond par un coup de sabre. Henriot continue sa route, et se jette dans la rue Saint-Honore; arrive sur la place du Palais-Egalite (Palais-Royal), il apercoit Merlin de Thionville, et pousse a lui en criant: "Arretez ce coquin! c'est un de ceux qui persecutent les representans fideles!" On s'empare aussitot de Merlin, on le maltraite et on le conduit au premier corps-de-garde. Dans les cours du Palais-National, Henriot fait mettre pied a terre a ceux qui l'accompagnent, et veut penetrer dans le palais. Les grenadiers lui en refusent l'entree et croisent la baionnette. Dans ce moment, un huissier s'avance et dit: "Gendarmes, arretez ce rebelle; un decret de la convention vous l'ordonne!" Aussitot on entoure Henriot, on le desarme, lui et plusieurs de ses aides-de-camp, on les garrotte et on les conduit dans la salle du comite de surete generale, aupres de Robespierre, Couthon, Saint-Just et Lebas. [Illustration: LA DERNIERE CHARRETTE.] Jusqu'ici tout allait bien pour la convention; ses decrets, hardiment rendus, etaient heureusement executes; mais la commune et les jacobins, qui n'avaient pas encore proclame ouvertement l'insurrection, allaient eclater maintenant, et realiser leur projet d'un 2 juin. Par bonheur, tandis que la convention suspendait imprudemment sa seance, la commune faisait de meme, et le temps etait perdu pour tout le monde. Le conseil ne se rassemble de nouveau qu'a six heures. A cette reprise de la seance, l'arrestation des cinq deputes et d'Henriot etait connue. Le conseil, a cette nouvelle, ne se contient plus, et declare qu'il s'insurge contre les oppresseurs du peuple, qui veulent faire perir ses defenseurs. Il ordonne de sonner le tocsin a l'Hotel-de-Ville et dans toutes les sections. Il depute un de ses membres dans chacune d'elles, pour les pousser a l'insurrection, et les decider a envoyer leurs bataillons a la commune. Il envoie des gendarmes fermer les barrieres, et enjoint a tous les concierges des prisons de refuser les prisonniers qui leur seraient presentes. Enfin il nomme une commission executive de douze membres, dans laquelle se trouvent Payan et Coffinhal, pour diriger l'insurrection, et user de tous les pouvoirs souverains du peuple. Dans ce moment, on avait deja reuni sur la place de la commune quelques bataillons des sections, plusieurs compagnies de canonniers, et une grande partie de la gendarmerie. On commence a faire preter le serment aux commandans des bataillons actuellement reunis. Ensuite on ordonne a Coffinhal de se rendre avec quelques cents hommes a la convention, pour delivrer les prisonniers. Deja Robespierre aine avait ete conduit au Luxembourg, Robespierre jeune a maison Lazare, Couthon a Port-Libre, Saint-Just aux Ecossais, Lebas a la maison de justice du departement. L'ordre donne par la commune aux concierges fut execute, et on refusa les prisonniers. Les administrateurs de police s'en emparerent, et les conduisirent en voiture a la mairie. Quand Robespierre parut, on l'embrassa, on le combla de temoignages de devouement, et on jura de mourir pour le defendre lui et tous les deputes fideles. Pendant ce temps, Henriot etait seul reste au comite de surete generale. Coffinhal, vice-president des jacobins, y arriva le sabre a la main, avec quelques compagnies des sections, envahit les salles du comite, en chassa les membres, et delivra Henriot et ses aides-de-camp. Henriot, delivre, courut sur la place du Carrousel, retrouva encore ses chevaux, s'elanca sur l'un d'eux, et, avec assez de presence d'esprit, dit aux compagnies des sections et aux canonniers qui se trouvaient autour de lui, que le comite venait de le declarer innocent, et de lui restituer le commandement. Alors on l'entoura, il se fit suivre par une foule assez nombreuse, se mit a donner des ordres contre la convention, et a preparer le siege de la salle. Il etait sept heures du soir. La convention rentrait a peine en seance, et dans l'intervalle la commune avait acquis de grands avantages. Elle avait, comme on vient de le voir, proclame l'insurrection, envoye des commissaires aux sections, reuni deja autour d'elle beaucoup de compagnies de canonniers et de gendarmes, et delivre les prisonniers. Elle pouvait, avec de l'audace, marcher promptement sur la convention, et lui faire revoquer ses decrets. Elle comptait en outre sur l'ecole de Mars, dont le commandant Labreteche lui etait entierement devoue. Les deputes s'assemblent en tumulte, et se communiquent avec effroi les nouvelles de la soiree. Les membres des comites, incertains, effrayes, sont reunis dans une petite salle, a cote du bureau du president. La, ils deliberent sans savoir a quel parti s'arreter. Plusieurs deputes se succedent a la tribune, et racontent ce qui se passe dans Paris. On rapporte que les prisonniers sont elargis, que la commune s'est reunie aux jacobins, qu'elle dispose deja d'une force considerable, et que la convention va bientot etre assiegee. Bourdon propose de sortir en corps et de se montrer au peuple, pour le ramener. Legendre s'efforce de rassurer l'assemblee, en lui disant qu'elle ne trouvera partout que de purs et fideles montagnards prets a la defendre, et il montre dans ce moment de peril un courage qu'il n'avait pas eu contre Robespierre. Billaud monte a la tribune, et annonce qu'Henriot est sur la place du Carrousel, qu'il a egare les canonniers, qu'il a fait tourner les canons contre la salle de la convention, et qu'il va commencer l'attaque. Collot-d'Herbois se place alors au fauteuil, qui, par la disposition de la salle, devait recevoir les premiers boulets, et dit en s'asseyant: "Representans, voici le moment de mourir a notre poste. Des scelerats ont envahi le Palais-National." A ces mots, tous les deputes, dont les uns etaient debout, dont les autres erraient dans la salle, reprennent leurs places, et demeurent assis dans un silence majestueux. Tous les citoyens des tribunes s'enfuient avec un bruit epouvantable, et ne laissent apres eux qu'un nuage de poussiere. La convention reste abandonnee, et convaincue qu'elle va etre egorgee, mais resolue a perir plutot que de souffrir un Cromwell. Admirons ici l'empire de l'occasion sur les courages! Ces memes hommes si long-temps soumis au rheteur qui les haranguait, bravent aujourd'hui les canons qu'il a fait diriger contre eux, avec une sublime resignation. Des membres de l'assemblee entrent et sortent, et apportent des nouvelles de ce qui se passe au Carrousel. Henriot y donne toujours des ordres. "Hors la loi, hors la loi le brigand!" s'ecrie-t-on dans la salle. On rend aussitot le decret de mise hors la loi, et des deputes vont le publier devant le Palais-National. Dans ce moment, Henriot, qui avait egare les canonniers, et avait fait tourner les pieces contre la salle, voulait les engager a tirer. Il ordonne le feu, mais ceux-ci hesitent. Des deputes s'ecrient: "Canonniers, vous deshonorerez-vous? ce brigand est hors la loi!" Les canonniers alors refusent positivement d'obeir a Henriot. Abandonne des siens, il n'a que le temps de tourner bride, et de s'enfuir a la commune. Ce premier danger passe, la convention met hors la loi les deputes qui se sont soustraits a ses decrets, et tous les membres de la commune qui sont en revolte. Cependant, ce n'etait pas tout. Si Henriot n'etait plus a la place du Carrousel, les revoltes etaient encore a la commune avec toutes leurs forces, et avaient encore la ressource d'un coup de main. Il fallait obvier a ce grand peril. On deliberait sans agir. Dans la petite salle situee derriere le bureau ou se trouvaient les comites et beaucoup de representans, on proposa de nommer un commandant de la force armee, pris dans le sein de l'assemblee. "Qui? demande-t-on.--Barras, repond une voix, et il aura le courage d'accepter." Aussitot Vouland court a la tribune, et propose de nommer le representant Barras pour diriger la force armee. La convention accepte la proposition, nomme Barras, et lui adjoint sept autres deputes, pour commander sous ses ordres, Freron, Ferrand, Rovere, Delmas, Bolleti, Leonard Bourdon, et Bourdon (de l'Oise). A cette proposition, un membre de l'assemblee en ajoute une autre, qui n'est pas moins importante, c'est de choisir des representans pour aller eclairer les sections, et leur demander le secours de leurs bataillons. Cette derniere mesure etait la plus necessaire, car il etait urgent de decider les sections incertaines ou trompees. Barras court vers les bataillons deja reunis, pour leur signifier ses pouvoirs, et les distribuer autour de la convention. Les deputes envoyes aux sections s'y rendent pour les haranguer. Dans ce moment, la plupart etaient incertaines; tres peu tenaient pour la commune et pour Robespierre. Chacun avait horreur de ce systeme atroce qu'on imputait a Robespierre, et desirait un evenement qui en delivrat la France. Cependant la crainte paralysait encore tous les citoyens. On n'osait pas se decider. La commune, a laquelle les sections etaient habituees a obeir, les avait mandees, et quelques-unes, n'osant resister, avaient envoye des commissaires, non pas pour adherer au projet de l'insurrection, mais pour s'instruire des evenemens. Paris etait dans l'incertitude et l'anxiete. Les parens des prisonniers, leurs amis, tous ceux qui souffraient de ce regime cruel, sortaient de leurs maisons, s'approchaient de rue en rue vers les lieux ou regnait le bruit, et tachaient de recueillir quelques nouvelles. Les malheureux detenus ayant apercu de leurs fenetres grillees beaucoup de mouvement, et entendu beaucoup de rumeur, se doutaient de quelque chose, mais ils tremblaient encore que ce nouvel evenement n'aggravat leur sort. Cependant la tristesse des geoliers, des mots dits a l'oreille des faiseurs de listes, la consternation qui s'en etait suivie, avaient un peu dissipe les doutes. Bientot on avait su par des mots echappes que Robespierre etait en peril; des parens etaient venus se placer sous les fenetres des prisons, et indiquer par des signes ce qui se passait; alors les prisonniers se reunissant avaient laisse eclater l'allegresse la plus vive. Les infames delateurs tremblans avaient pris quelques-uns des suspects a part, s'etaient efforces de se justifier, et de persuader qu'ils n'etaient pas les auteurs des listes de proscription. Quelques-uns s'avouant coupables, disaient cependant avoir retranche des noms; l'un n'en avait donne que quarante, sur deux cents qu'on lui demandait; un autre avait detruit des listes entieres. Dans leur effroi, ces miserables s'accusaient reciproquement, et se renvoyaient l'infamie les uns aux autres. Les deputes repandus dans les sections n'avaient pas eu de peine a l'emporter sur les obscurs envoyes de la commune. Les sections qui avaient achemine leurs bataillons a l'Hotel-de-Ville les rappelaient, les autres dirigeaient les leurs vers le Palais-National. Deja ce palais etait suffisamment entoure. Barras vint l'annoncer a l'assemblee, et courut ensuite a la plaine des Sablons, pour remplacer Labreteche, qui etait destitue, et amener l'ecole de Mars au secours de la convention. La representation nationale se trouvait maintenant a l'abri d'un coup de main. En effet, c'etait le cas de marcher sur la commune, et de prendre l'initiative qu'elle ne prenait pas elle-meme. On se decide a marcher sur l'Hotel-de-Ville. Leonard Bourdon, qui etait a la tete d'un grand nombre de bataillons, se met en marche. Au moment ou il annonce qu'il va s'acheminer sur les rebelles. "Pars, lui dit Tallien qui occupait le fauteuil, et que le soleil en se levant ne trouve plus les conspirateurs vivans." Leonard Bourdon debouche par les quais, et arrive sur la place de l'Hotel-de-Ville. Un grand nombre de gendarmes, de canonniers, et de citoyens armes des sections, s'y trouvaient encore. Un agent du comite de salut public, nomme Dulac, a le courage de se glisser dans leurs rangs, et de leur lire le decret de la convention qui mettait la commune hors la loi. Le respect qu'on avait contracte pour cette assemblee, au nom de qui tout se faisait depuis deux ans, le respect pour les mots de loi et de republique, l'emportent. Les bataillons se separent: les uns retournent chez eux, les autres se reunissent a Leonard Bourdon, et la place de la commune reste deserte. Ceux qui la gardaient, et ceux qui viennent d'arriver pour l'attaquer, se rangent dans les rues environnantes pour occuper toutes les avenues. On avait une telle idee de la resolution des conspirateurs, et on etait si etonne de les voir presque immobiles dans l'Hotel-de-Ville, qu'on hesitait a approcher. Leonard Bourdon craignait qu'ils n'eussent mine l'Hotel-de-Ville. Cependant il n'en etait rien; ils deliberaient en tumulte, proposaient d'ecrire aux armees et aux provinces, ne savaient pas au nom de qui ils devaient ecrire, et n'osaient pas prendre un parti decisif. Si Robespierre eut ose, en homme d'action, se montrer et marcher sur la convention, elle eut ete mise en peril. Mais il n'etait qu'un rheteur, et d'ailleurs il sentait, et tous ses partisans sentaient avec lui, que l'opinion les abandonnait. La fin de cet affreux regime etait arrivee; la convention etait partout obeie, et les mises hors la loi produisaient un effet magique. Eut-il ete doue d'une plus grande energie, il aurait ete decourage par ces circonstances, superieures a toute force individuelle. Le decret de mise hors la loi frappa tout le monde de stupeur, lorsque de la place de la commune il parvint a l'Hotel-de-Ville. Payan, qui le recut, le lut a haute voix, et, avec une grande presence d'esprit, ajouta a la liste des personnes mises hors la loi _le peuple des tribunes_, ce qui n'etait pas dans le decret. Contre son attente le peuple des tribunes s'echappa avec effroi, ne voulant pas partager l'anatheme lance par la convention. Alors le plus grand decouragement s'empara des conjures. Henriot descendit sur la place pour haranguer les canonniers, mais il ne trouva plus un seul homme. Il s'ecria en jurant: "Comment! ces scelerats de canonniers, qui m'ont sauve il y a quelques heures, m'abandonnent maintenant!" Alors il remonte furieux pour annoncer cette nouvelle au conseil. Les conjures sont plonges dans le desespoir; ils se voient abandonnes par leurs troupes, et cernes de tous cotes par celles de la convention; ils s'accusent, et se reprochent leur malheur. Coffinhal, homme energique, et qui avait ete mal seconde, s'indigne contre Henriot, et lui dit: "Scelerat, c'est ta lachete qui nous a perdus." Il se precipite sur lui, et, le saisissant au milieu du corps, le jette par une fenetre. Le miserable Henriot tombe sur un tas d'ordures, qui amortissent la chute, et empechent qu'elle ne soit mortelle. Lebas se tire un coup de pistolet; Robespierre jeune se jette par une fenetre; Saint-Just reste calme et immobile, une arme a la main, et sans vouloir se frapper; Robespierre se decide enfin a terminer sa carriere, et trouve dans cette extremite le courage de se donner la mort. Il se tire un coup de pistolet qui, portant au-dessous de la levre, lui perce seulement la joue, et ne lui fait qu'une blessure peu dangereuse. Dans ce moment, quelques hommes hardis, le nomme Dulac, le gendarme Meda, et plusieurs autres, laissant Bourdon avec ses bataillons sur la place de la commune, montent armes de sabres et de pistolets, et entrent dans la salle du conseil, a l'instant meme ou le bruit des deux coups de feu venait de se faire entendre. Les officiers municipaux allaient oter leur echarpe, mais Dulac menace de sabrer le premier qui songera a s'en depouiller. Tout le monde reste immobile; on s'empare de tous les officiers municipaux, des Payan, des Fleuriot, des Dumas, des Coffinhal, etc.; on emporte les blesses sur des brancards, et on se rend triomphalement a la convention.... Il etait trois heures du matin. Les cris de victoire retentissent autour de la salle, et penetrent jusque sous ses voutes. Alors les cris de vive la liberte! vive la convention! a bas les tyrans! s'elevent de toutes parts. Le president dit ces paroles: "Representans, Robespierre et ses complices sont a la porte de votre salle; voulez-vous qu'on les transporte devant vous?--Non, non, s'ecrie-t-on de tous cotes; au supplice les conspirateurs!" Robespierre est transporte avec les siens dans la salle du comite de salut public. On l'etend sur une table, et on lui met quelques cartons sous la tete. Il conservait sa presence d'esprit, et paraissait impassible. Il avait un habit bleu, le meme qu'il portait a la fete de l'Etre supreme, des culottes de nankin, et des bas blancs, qu'au milieu de ce tumulte il avait laisse retomber sur ses souliers. Le sang jaillissait de sa blessure, il l'essuyait avec un fourreau de pistolet. On lui presentait de temps en temps des morceaux de papier, qu'il prenait pour s'essuyer le visage. Il demeura ainsi plusieurs heures expose a la curiosite et aux outrages d'une foule de gens. Quand le chirurgien arriva pour le panser, il se leva lui-meme, descendit de dessus la table, et alla se placer sur un fauteuil. Il subit un pansement douloureux, sans faire entendre aucune plainte. Il avait l'insensibilite et la secheresse de l'orgueil humilie. Il ne repondait a aucune parole. On le transporta ensuite avec Saint-Just, Couthon et les autres, a la Conciergerie. Son frere et Henriot avaient ete recueillis a moitie morts, dans les rues qui avoisinent l'Hotel-de-Ville. La mise hors la loi dispensait d'un jugement; il suffisait de constater l'identite. Le lendemain matin, 10 thermidor (28 juillet), les coupables comparaissent au nombre de vingt-un devant le tribunal ou ils avaient envoye tant de victimes. Fouquier-Tinville fait constater l'identite, et a quatre heures de l'apres-midi il les fait conduire au supplice. La foule, qui depuis long-temps avait deserte le spectacle des executions, etait accourue ce jour-la avec un empressement extreme. L'echafaud avait ete eleve a la place de la Revolution. Un peuple immense encombrait la rue Saint-Honore, les Tuileries, et la grande place. De nombreux parens[1] des victimes suivaient les charrettes en vomissant des imprecations; beaucoup s'approchaient en demandant a voir Robespierre: les gendarmes le leur designaient avec la pointe de leur sabre. Quand les coupables furent arrives a l'echafaud, les bourreaux montrerent Robespierre a tout le peuple, ils detacherent la bande qui entourait sa joue, et lui arracherent le premier cri qu'il eut pousse jusque-la. Il expira avec l'impassibilite qu'il montrait depuis vingt-quatre heures. Saint-Just mourut avec le courage dont il avait toujours fait preuve. Couthon etait abattu; Henriot et Robespierre le jeune etaient presque morts de leurs blessures. Des applaudissemens accompagnaient chaque coup de la hache fatale, et la foule faisait eclater une joie extraordinaire. L'allegresse etait generale dans Paris. Dans les prisons on entendait retentir des cantiques; on s'embrassait avec une espece d'ivresse, et on payait jusqu'a 30 fr. les feuilles qui rapportaient les derniers evenemens. Quoique la convention n'eut pas declare qu'elle abolissait le systeme de la terreur, quoique les vainqueurs eux-memes fussent ou les auteurs ou les apotres de ce systeme, on le croyait fini avec Robespierre, tant il en avait assume sur lui toute l'horreur. [Illustration: ST. JUST.] Telle fut cette heureuse catastrophe, qui termina la marche ascendante de la revolution, pour commencer sa marche retrograde. La revolution avait, au 14 juillet 1789, renverse l'ancienne constitution feodale; elle avait, au 5 et au 6 octobre, arrache le roi a sa cour, pour s'assurer de lui; elle s'etait fait ensuite une constitution, et l'avait confiee au monarque en 1791 comme a l'essai. Regrettant bientot d'avoir fait cet essai malheureux, desesperant de concilier la cour avec la liberte, elle avait envahi les Tuileries au 10 aout, et plonge Louis XVI dans les fers. L'Autriche et la Prusse s'avancant pour la detruire, elle jeta, pour nous servir de son langage terrible, elle jeta, comme gant du combat, la tete d'un roi et de six mille prisonniers; elle s'engagea d'une maniere irrevocable dans cette lutte, et repoussa les coalises par un premier effort. Sa colere doubla le nombre de ses ennemis; l'accroissement de ses ennemis et du danger redoubla sa colere, et la changea en fureur. Elle arracha violemment du temple des lois des republicains sinceres, mais qui, ne comprenant pas ses extremites, voulaient la moderer. Alors elle eut a combattre une moitie de la France, la Vendee et l'Europe. Par l'effet de cette action et de cette reaction continuelles des obstacles sur sa volonte, et de sa volonte sur les obstacles, elle arriva au dernier degre de peril et d'emportement; elle eleva des echafauds, et envoya un million d'hommes sur les frontieres. Alors sublime et atroce a la fois, on la vit detruire avec une fureur aveugle, administrer avec une promptitude surprenante et une prudence profonde. Changee par le besoin d'une action forte, de democratie turbulente en dictature absolue, elle devint reglee, silencieuse et formidable. Pendant toute la fin de 93 jusqu'au commencement de 94, elle marcha unie par l'imminence du peril. Mais quand la victoire eut couronne ses efforts, a la fin de 93, un dissentiment put naitre alors, car des coeurs genereux et forts, calmes par le succes, criaient: "Misericorde aux vaincus!" Mais tous les coeurs n'etaient pas calmes encore; le salut de la revolution n'etait pas evident a tous les esprits; la pitie des uns excita la fureur des autres, et il y eut des extravagans qui voulurent pour tout gouvernement un tribunal de mort. La dictature frappa les deux nouveaux partis qui embarrassaient sa marche. Hebert, Ronsin, Vincent, perirent avec Danton, Camille Desmoulins. La revolution continua ainsi sa carriere, se couvrit de gloire des le commencement de 1794, vainquit toute l'Europe, et la couvrit de confusion. C'etait le moment ou la pitie devait enfin l'emporter sur la colere. Mais il arriva ce qui arrive toujours: de l'incident d'un jour on voulut faire un systeme. Les chefs du gouvernement avaient systematise la violence et la cruaute, et, lorsque les dangers et les fureurs etaient passes, voulaient egorger et egorger encore; mais l'horreur publique s'elevait de toutes parts. A l'opposition, ils voulaient repondre par le moyen accoutume: la mort! Alors un meme cri partit a la fois de leurs rivaux de pouvoir, de leurs collegues menaces, et ce cri fut le signal du soulevement general. Il fallut quelques instans pour secouer l'engourdissement de la crainte; mais on y reussit bientot, et le systeme de la terreur fut renverse. On se demande ce qui serait arrive si Robespierre l'eut emporte. L'abandon ou il se trouva prouve que c'etait impossible. Mais eut-il ete vainqueur, il aurait fallu ou qu'il cedat au sentiment general, ou qu'il succombat plus tard. Comme tous les usurpateurs, il aurait ete force de faire succeder aux horreurs des factions, un regime calme et doux. Mais d'ailleurs ce n'est pas a lui qu'il appartenait d'etre cet usurpateur. Notre revolution etait trop vaste pour que le meme homme, depute a la constituante en 1789, fut proclame empereur ou protecteur en 1804, dans l'eglise Notre-Dame. Dans un pays moins avance et moins etendu, comme l'etait l'Angleterre, ou le meme homme pouvait encore etre tribun et general, et reunir ces deux fonctions, un Cromwell a pu etre a la fois homme de parti au commencement, soldat usurpateur a la fin. Mais dans une revolution aussi etendue que la notre, et ou la guerre a ete si terrible et si dominante, ou le meme individu ne pouvait occuper en meme temps la tribune et les camps, les hommes de parti se sont d'abord devores entre eux; apres eux sont venus les hommes de guerre, et un soldat est reste le dernier maitre. Robespierre ne pouvait donc remplir chez nous le role d'usurpateur. Pourquoi lui fut-il donne de survivre a tous ces revolutionnaires fameux, qui lui etaient si superieurs en genie et en puissance, a un Danton, par exemple?... Robespierre etait integre, et il faut une bonne reputation pour captiver les masses. Il etait sans pitie, et elle perd ceux qui en ont dans les revolutions. Il avait un orgueil opiniatre et perseverant, et c'est le seul moyen de se rendre toujours present aux esprits. Avec cela, il dut survivre a tous ses rivaux. Mais il fut de la pire espece des hommes. Un devot sans passions, sans les vices auxquels elles exposent, mais sans le courage, la grandeur et la sensibilite qui les accompagnent ordinairement; un devot ne vivant que de son orgueil et de sa croyance, se cachant au jour du danger, revenant se faire adorer apres la victoire remportee par d'autres, est un des etres les plus odieux qui aient domine les hommes, et on dirait les plus vils, s'il n'avait eu une conviction forte et une integrite reconnue. CHAPITRE XXIII. CONSEQUENCES DU 9 THERMIDOR.--MODIFICATIONS APPORTEES AU GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE.--REORGANISATION DU PERSONNEL DES COMITES.--REVOCATION DE LA LOI DU 22 PRAIRIAL; DECRETS D'ARRESTATION CONTRE FOUQUIER-TINVILLE, LEBON, ROSSIGNOL, ET AUTRES AGENS DE LA DICTATURE; SUSPENSION DU TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE; ELARGISSEMENT DES SUSPECTS.--DEUX PARTIS SE FORMENT, LES MONTAGNARDS ET LES THERMIDORIENS.--REORGANISATION DES COMITES DE GOUVERNEMENT.--MODIFICATION DES COMITES REVOLUTIONNAIRES.--ETAT DES FINANCES, DU COMMERCE ET DE L'AGRICULTURE APRES LA TERREUR.--ACCUSATION PORTEE CONTRE LES MEMBRES DES ANCIENS COMITES, ET DECLAREE CALOMNIEUSE PAR LA CONVENTION.--EXPLOSION DE LA POUDRIERE DE GRENELLE.--EXASPERATION DES PARTIS.--RAPPORT FAIT A LA CONVENTION SUR L'ETAT DE LA FRANCE.--NOMBREUX ET IMPORTANS DECRETS SUR TOUTES LES PARTIES DE L'ADMINISTRATION.--LES RESTES DE MARAT SONT TRANSPORTES AU PANTHEON ET MIS A LA PLACE DE CEUX DE MIRABEAU. Les evenemens des 9 et 10 thermidor repandirent une joie que plusieurs jours ne purent calmer. L'ivresse etait generale. Une foule de gens, qui avaient quitte leur province pour se cacher a Paris, se jetaient dans les voitures publiques pour aller annoncer chez eux la nouvelle de la commune delivrance. On les arretait partout sur les routes, pour leur demander des details. En apprenant ces heureux evenemens, les uns rentraient dans les demeures qu'ils avaient quittees depuis long-temps; les autres, ensevelis dans des caches souterraines, osaient reparaitre a la lumiere. Les detenus qui remplissaient les nombreuses prisons de la France, commencaient a esperer la liberte, ou du moins cessaient de craindre l'echafaud. On ne s'expliquait pas encore bien la nature de la revolution qui venait de s'operer; on ne se demandait pas jusqu'a quel point les membres survivans du comite de salut public etaient disposes a persister dans le systeme revolutionnaire, jusqu'a quel point la convention etait disposee a entrer dans leurs vues; on ne voyait, on ne comprenait qu'une chose, la mort de Robespierre. C'etait lui qui avait ete le chef du gouvernement; c'est a lui qu'on imputait les emprisonnemens, les executions, tous les actes enfin de la derniere tyrannie. Robespierre mort, il semblait que tout devait changer, et prendre une face nouvelle. A la suite d'un grand evenement, l'attente publique devient un besoin irresistible qu'il faut satisfaire. Apres deux jours consacres a recevoir les felicitations, a ecouter les adresses ou chacun repetait _Catilina n'est plus, la republique est sauvee_, a recompenser les actes de courage, a voter des monumens pour rendre immortelle la grande journee du 9, la convention s'occupa enfin des mesures que reclamait sa situation. Les commissions populaires instituees pour faire le triage des detenus, le tribunal revolutionnaire compose par Robespierre, le parquet de Fouquier-Tinville, etaient encore en fonction, et n'avaient besoin que d'un signe d'encouragement pour continuer leurs operations terribles. Dans la seance meme du 11 thermidor (29 juillet), on demanda et on decreta l'epuration des commissions populaires. Elie Lacoste appela l'attention sur le tribunal revolutionnaire, et en proposa la suspension, en attendant qu'il fut reorganise d'apres d'autres principes, et compose d'autres hommes. La proposition d'Elie Lacoste fut adoptee; et, pour ne pas retarder le jugement des complices de Robespierre, on convint de nommer, seance tenante, une commission provisoire pour remplacer le tribunal revolutionnaire. Dans la seance du soir, Barrere, qui continuait son role de rapporteur, vint annoncer encore une victoire, l'entree des Francais a Liege, et entretint ensuite l'assemblee de l'etat des comites qui avaient ete mutiles a plusieurs reprises, et reduits par l'echafaud ou par les missions a un petit nombre de membres. Robespierre, Saint-Just et Couthon avaient expire la veille. Herault-Sechelles etait mort avec Danton. Jean-Bon-Saint-Andre, Prieur (de la Marne), etaient en mission. Il ne restait plus que Carnot, qui s'occupait exclusivement de la guerre, Prieur (de la Cote-d'Or), charge du soin des armes et poudres, Robert Lindet des approvisionnemens et du commerce, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois de la correspondance avec les corps administratifs, Barrere enfin des rapports. Sur douze, ils n'etaient donc plus que six. Le comite de surete generale etait plus complet, et suffisait bien a ses fonctions. Barrere proposait de remplacer les trois membres morts la veille sur l'echafaud par trois membres nouveaux, en attendant le renouvellement general des comites, qui etait fixe au 20 de chaque mois, et qui avait cesse d'avoir lieu depuis le consentement tacite donne a la dictature. C'etait aborder de grandes questions: allait-on renvoyer tous les hommes qui avaient fait partie du dernier gouvernement? Allait-on changer non-seulement les hommes, mais les choses, modifier la forme des comites, prendre des precautions contre leur trop grande influence, limiter leurs attributions, en un mot operer une revolution complete dans l'administration? Telles etaient les questions soulevees par la proposition de Barrere. D'abord on s'eleva contre cette maniere expeditive et dictatoriale de proceder, consistant a proposer et a nommer les membres des comites dans la meme seance. On demanda l'impression de la liste, et l'ajournement pour les choix. Dubois-Crance s'avanca davantage, et se plaignit de l'absence prolongee des membres des comites. "Si on avait, dit-il, remplace Herault-Sechelles; si on n'avait pas toujours laisse Prieur (de la Marne) et Jean-Bon-Saint-Andre en mission, on aurait ete plus assure d'avoir une majorite, et on n'aurait pas hesite si long-temps a attaquer les triumvirs." Il soutint ensuite que les hommes se fatiguaient au pouvoir, et y contractaient des gouts dangereux. En consequence il proposa de decreter qu'a l'avenir aucun membre des comites ne pourrait aller en mission, et que chaque comite serait renouvele par quart tous les mois. Cambon, poussant la discussion plus avant, dit qu'il fallait reorganiser le gouvernement en entier. Le comite de salut public, suivant lui, s'etait empare de tout, et il resultait de la que ses membres, meme en travaillant jour et nuit, ne pouvaient suffire a leur tache, et que les comites de finances, de legislation, de surete generale, etaient reduits a une nullite complete. Il fallait faire, en consequence, une nouvelle distribution des pouvoirs, de maniere a empecher que le comite de salut public ne fut accable, et que les autres ne fussent annules. La discussion ainsi provoquee, on allait porter la main sur toutes les parties du gouvernement revolutionnaire. Bourdon (de l'Oise), dont l'opposition au systeme de Robespierre etait bien connue, puisqu'il devait etre l'une de ses premieres victimes, arreta ce mouvement inconsidere. Il dit qu'on avait eu jusqu'ici un gouvernement habile et vigoureux, qu'on lui devait le salut de la France et d'immortelles victoires, qu'il fallait craindre de porter sur son organisation une main imprudente, que toutes les esperances des aristocrates venaient de se reveiller, et qu'il fallait, en se gardant d'une nouvelle tyrannie, modifier cependant avec menagement une institution a laquelle on avait du de si grands resultats. Cependant Tallien, le heros du 9, voulait qu'on abordat au moins certaines questions, et ne voyait aucun danger a les decider sur-le-champ. Pourquoi, par exemple, ne pas decreter a l'instant meme que les comites seraient renouveles par quart tous les mois? Cette proposition de Dubois-Crance, reproduite par Tallien, fut accueillie avec enthousiasme, et adoptee aux cris de _vive la republique_. A cette mesure le depute Delmas voulut en faire ajouter une autre. "Vous venez, dit-il a l'assemblee, de tarir la source de l'ambition; pour completer votre decret, je demande que vous decidiez que nul membre ne pourra rentrer dans un comite qu'un mois apres en etre sorti." La proposition de Delmas, accueillie comme la precedente, fut aussitot adoptee. Ces principes admis, il fut convenu qu'une commission presenterait un nouveau plan pour l'organisation de comites de gouvernement. Le lendemain, six membres furent choisis pour remplacer, au comite de salut public, les membres morts ou absens. Cette fois la presentation faite par Barrere ne fut pas confirmee. On nomma Tallien, pour le recompenser de son courage; Breard, Thuriot, Treilhard, membres du premier comite de salut public; enfin les deux deputes Laloi et Eschasseriaux l'aine; ce dernier tres verse dans les matieres de finances et d'economie publique. Le comite de surete generale subit aussi des changemens. On s'elevait de toutes parts contre David, qu'on disait devoue a Robespierre; contre Jagot et Lavicomterie, qu'on accusait d'avoir ete d'horribles inquisiteurs. Une foule de voix demanderent leur remplacement, il fut decrete. On designa, pour les remplacer et pour completer le comite de surete generale, plusieurs des athletes qui s'etaient signales dans la journee du 9; Legendre, Merlin (de Thionville), Goupilleau (de Fontenay), Andre Dumont, Jean Debry, Bernard (de Saintes). On rapporta ensuite la loi du 22 prairial a l'unanimite. On s'eleva avec indignation contre le decret qui permettait d'enfermer un depute sans qu'il fut prealablement entendu par la convention, decret funeste qui avait conduit a la mort d'illustres victimes presentes a tous les souvenirs, Danton, Camille Desmoulins, Herault-Sechelles, etc. Le decret fut rapporte. Ce n'etait pas tout que de changer les choses; il etait des hommes auxquels le ressentiment public ne pouvait pardonner. "Tout Paris, s'ecria Legendre, vous demande le supplice justement merite de Fouquier-Tinville." Cette demande fut aussitot decretee, et Fouquier mis en accusation. "On ne peut plus sieger a cote de Lebon," s'ecria une autre voix, et tous les yeux se porterent sur le proconsul qui avait ensanglante la ville d'Arras, et dont les exces avaient provoque des reclamations, meme sous Robespierre. Lebon fut aussitot decrete d'arrestation. On revint sur David, qu'on s'etait contente d'abord d'exclure du comite de surete generale, et il fut mis aussi en arrestation. On prit la meme mesure contre Heron, le chef des agens de la police instituee par Robespierre; contre le general Rossignol, deja bien connu; contre Hermann, president du tribunal revolutionnaire avant Dumas, et devenu, par les soins de Robespierre, le chef de la commission des tribunaux. Ainsi le tribunal revolutionnaire etait suspendu, la loi du 22 prairial rapportee, les comites de salut public et de surete generale recomposes en partie, les principaux agens de la derniere dictature arretes et poursuivis. Le caractere de la derniere revolution se prononcait; l'essor etait donne aux esperances et aux reclamations de toute espece. Les detenus qui remplissaient les prisons, leurs familles, se disaient avec joie qu'ils allaient jouir des resultats de la journee du 9. Avant ce moment heureux, les parens des suspects n'osaient plus reclamer, meme pour faire valoir les raisons les plus legitimes, dans la crainte, soit d'eveiller l'attention de Fouquier-Tinville, soit d'etre incarceres eux-memes pour avoir sollicite en faveur des aristocrates. Le temps des terreurs etait passe. On commenca a se reunir de nouveau dans les sections; autrefois abandonnees aux sans-culottes payes a quarante sous par jour, elles furent aussitot remplies de gens qui venaient de reparaitre a la lumiere, de parens des prisonniers, de peres, freres, ou fils des victimes immolees par le tribunal revolutionnaire. Le desir de delivrer leurs proches animait les uns; la vengeance animait les autres. On demanda dans toutes les sections la liberte des detenus, et on se rendit a la convention pour l'obtenir d'elle. Ces demandes furent renvoyees au comite de surete generale, qui etait charge de verifier l'application de la loi des suspects. Quoiqu'il renfermat encore le plus grand nombre des individus qui avaient signe les ordres d'arrestation, la force des circonstances et l'adjonction de nouveaux membres devaient le faire incliner a la clemence. Il commenca en effet a prononcer les elargissemens en foule. Quelques-uns de ses membres, tels que Legendre, Merlin et autres, parcoururent les prisons pour entendre les reclamations, et y repandirent la joie par leur presence et leurs paroles; les autres, siegeant jour et nuit, recurent les sollicitations des parens, qui se pressaient pour demander des mises en liberte. Le comite etait charge d'examiner si les pretendus suspects avaient ete enfermes sur les motifs de la loi du 17 septembre, et si ces motifs etaient specifies dans les mandats d'arret. Ce n'etait la que revenir a la loi du 17 septembre mieux executee; cependant c'etait assez pour vider presque en entier les prisons. La precipitation des agens revolutionnaires avait, en effet, ete si grande, qu'ils arretaient le plus souvent sans enoncer les motifs, et sans en donner communication aux detenus. On elargit comme on avait enferme, c'est-a-dire en masse. La joie, moins bruyante, devint alors plus reelle; elle se repandit dans les familles, qui recouvraient un pere, un frere, un fils, dont elles avaient ete long-temps privees, et qu'elles avaient meme crus destines a l'echafaud. On vit sortir ces hommes que leur tiedeur ou leurs liaisons avaient rendus suspects a une autorite ombrageuse, et ceux dont un patriotisme, meme avere, n'avait pu faire pardonner l'opposition. Ce jeune general qui, reunissant sur un seul versant des Vosges les deux armees de la Moselle et du Rhin, avait debloque Landau par un mouvement digne des plus grands capitaines, Hoche, enferme pour sa resistance au comite de salut public, fut elargi, et rendu a sa famille et aux armees qu'il devait conduire encore a la victoire. Kilmaine, qui sauva l'armee du Nord par la levee du camp de Cesar en aout 1793, Kilmaine, enferme pour cette belle retraite, fut rendu aussi a la liberte. Cette jeune et belle femme, qui avait acquis tant d'empire sur Tallien, et qui n'avait cesse du fond de sa prison de stimuler son courage, fut delivree par lui, et devint son epouse. Les elargissemens se multipliaient chaque jour, sans que les sollicitations dont le comite se voyait accable devinssent moins nombreuses. "La victoire, dit Barrere, vient de marquer une epoque ou la patrie peut etre indulgente sans danger, et regarder des fautes inciviques comme effacees par quelque temps de detention. Les comites ne cessent de statuer sur les libertes demandees; ils ne cessent de reparer les erreurs ou les injustices particulieres. Bientot la trace des vengeances particulieres disparaitra du sol de la republique; mais l'affluence des personnes de tout sexe aux portes du comite de surete generale ne fait que retarder des travaux si utiles aux citoyens. Nous rendons justice aux mouvemens si naturels de l'impatience des familles; mais pourquoi retarder, par des sollicitations injurieuses aux legislateurs et par des rassemblemens trop nombreux, la marche rapide que la justice nationale doit prendre a cette epoque?" [Illustration: LES MODERES MIS EN LIBERTE.] Les sollicitations de toute espece, en effet, assiegeaient le comite de surete generale. Les femmes surtout usaient de leur influence pour obtenir des actes de clemence, meme en faveur d'ennemis connus de la revolution. Il y eut plus d'une surprise faite au comite: les ducs d'Aumont et de Valentinois furent elargis sous des noms supposes, et il y en eut un grand nombre d'autres qui se sauverent au moyen des memes subterfuges. Il y avait peu de mal a cela; car, comme l'avait dit Barrere, la victoire avait marque l'epoque ou la republique pouvait devenir facile et indulgente. Mais le bruit repandu qu'on elargissait beaucoup d'aristocrates pouvait de nouveau reveiller les defiances revolutionnaires, et rompre l'espece d'unanimite avec laquelle on accueillait les mesures de douceur et de paix. Les sections etaient agitees et devenaient tumultueuses. Il n'etait pas possible, en effet, que les parens des detenus ou des victimes, que les suspects recemment elargis, que tous ceux enfin a qui la parole etait rendue, se bornassent a demander la reparation d'anciennes rigueurs sans demander des vengeances. Presque tous etaient furieux contre les comites revolutionnaires, et s'en plaignaient hautement. Ils voulaient les recomposer, les abolir meme; et ces discussions amenerent quelques troubles dans Paris. La section de Montreuil vint denoncer les actes arbitraires de son comite revolutionnaire; celle du Pantheon francais declara que son comite avait perdu sa confiance; celle du Contrat-Social prit aussi a l'egard du sien des mesures severes, et nomma une commission pour verifier ses registres. C'etait la une reaction naturelle de la classe moderee, long-temps reduite au silence et a la terreur par les inquisiteurs des comites revolutionnaires. Ces mouvemens ne pouvaient manquer de frapper l'attention de la Montagne. Cette terrible Montagne n'avait pas peri avec Robespierre, et lui avait survecu. Quelques-uns de ses membres etaient restes convaincus de la probite, de la loyaute des intentions de Robespierre, et ne croyaient pas qu'il eut voulu usurper. Ils le regardaient comme la victime des amis de Danton et du parti corrompu, dont il n'avait pu reussir a detruire les restes; mais c'etait le tres petit nombre qui pensait de la sorte. La plus grande partie des montagnards, republicains sinceres, exaltes, voyant avec horreur tout projet d'usurpation, avaient aide au 9 thermidor, moins encore pour renverser un regime sanguinaire, que pour frapper un Cromwell naissant. Sans doute ils trouvaient inique la justice revolutionnaire telle que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Fouquier et Dumas, l'avaient faite; mais ils n'entendaient diminuer en rien l'energie du gouvernement, et ne voulaient faire aucun quartier a ce qu'on appelait les aristocrates. La plupart etaient des hommes purs et rigides, etrangers a la dictature et a ses actes, et nullement interesses a la soutenir; mais aussi des revolutionnaires ombrageux, qui ne voulaient pas que le 9 thermidor se changeat en une reaction, et tournat au profit d'un parti. Parmi ceux de leurs collegues qui s'etaient coalises pour renverser la dictature, ils voyaient avec defiance des hommes qui passaient pour des fripons, des dilapidateurs, des amis de Chabot, de Fabre d'Eglantine, des membres enfin du parti concussionnaire, agioteur et corrompu. Ils les avaient secondes contre Robespierre, mais ils etaient prets a les combattre s'ils les voyaient tendre ou a refroidir l'energie revolutionnaire, ou a detourner les derniers evenemens au profit d'une faction quelconque. On avait accuse Danton de corruption, de federalisme, d'orleanisme, de royalisme: il n'est pas etonnant qu'il s'elevat contre ses amis victorieux des soupcons du meme genre. Au reste, aucune attaque n'etait encore portee; mais les elargissemens nombreux, le soulevement general contre le systeme revolutionnaire, commencaient a eveiller les craintes. Les veritables auteurs du 9 thermidor, au nombre de quinze ou vingt, et dont les principaux etaient Legendre, Freron, Tallien, Merlin (de Thionville), Barras, Thuriot, Bourdon (de l'Oise), Dubois-Crance, Lecointre (de Versailles) ne voulaient pas plus que leurs collegues incliner au royalisme et a la contre-revolution; mais excites par le danger et par la lutte, ils etaient plus prononces contre les lois revolutionnaires. Il avaient d'ailleurs beaucoup plus de cette propension a s'adoucir qui avait perdu leurs amis Danton et Desmoulins. Entoures, applaudis, sollicites, ils etaient plus entraines que leurs collegues de la Montagne dans le systeme de la clemence. Il etait meme possible que plusieurs d'entre eux fissent quelques sacrifices a leur position nouvelle. Rendre des services a des familles eplorees, recevoir des temoignages de la plus vive reconnaissance, faire oublier d'anciennes rigueurs, etait un role qui devait les tenter. Deja ceux qui se defiaient de leur complaisance, comme ceux qui esperaient en elle, leur donnaient un nom a part: ils les appelaient les _Thermidoriens_. Il s'elevait, souvent, les contestations les plus vives au sujet des elargissemens. Ainsi, par exemple, sur la recommandation d'un depute, qui disait connaitre un individu de son departement, le comite ordonnait la mise en liberte; aussitot un depute du meme departement venait se plaindre de cette mise en liberte, et pretendait qu'on avait elargi un aristocrate. Ces contestations, l'apparition d'une multitude d'ennemis connus de la revolution, qui se montraient la joie sur le front, provoquerent une mesure qui fut adoptee sans qu'on y attachat d'abord beaucoup d'importance. Il fut decide qu'on imprimerait la liste de tous les individus elargis par les ordres du comite de surete generale, et qu'a cote du nom de l'individu elargi, serait inscrit le nom des personnes qui avaient reclame pour lui, et qui avaient repondu de ses principes. Cette mesure produisit une impression extremement facheuse. Frappes de la recente oppression qu'ils venaient de subir, beaucoup de citoyens furent effrayes de voir leurs noms consignes sur une liste qui pourrait servir a exercer de nouvelles rigueurs si le regime de la terreur etait jamais retabli. Beaucoup de ceux qui avaient deja reclame et obtenu des elargissemens en eurent du regret, et beaucoup d'autres ne voulurent plus en demander. On se plaignit vivement dans les sections de ce retour a des mesures qui troublaient la confiance et la joie publiques, et on demanda qu'elles fussent revoquees. Le 26 thermidor, on s'entretenait dans l'assemblee de l'agitation qui regnait dans les sections de Paris. La section de Montreuil etait venue denoncer son comite revolutionnaire. On lui avait repondu qu'il fallait s'adresser au comite de surete generale. Duhem, depute de Lille, etranger aux actes de la derniere dictature, mais ami de Billaud, partageant toutes ses opinions, et convaincu qu'il ne fallait pas que l'autorite revolutionnaire se relachat de ses rigueurs, s'eleva vivement contre l'aristocratie et le moderantisme, qui, disait-il, levaient deja leurs tetes audacieuses, et s'imaginaient que le 9 thermidor s'etait fait a leur profit. Baudot, Taillefer, qui avaient montre une opposition courageuse sous le regime de Robespierre, mais qui etaient montagnards aussi prononces que Duhem, Vadier, membre fameux de l'ancien comite de surete generale, soutinrent aussi que l'aristocratie s'agitait, et qu'il fallait que le gouvernement fut juste, mais restat inflexible. Granet, depute de Marseille, et siegeant a la Montagne, fit une proposition qui augmenta l'agitation de l'assemblee. Il demanda que les detenus deja elargis, dont les repondans ne viendraient pas donner leurs noms, fussent reincarceres sur-le-champ. Cette proposition excita un grand tumulte. Bourdon, Lecointre, Merlin (de Thionville), la combattirent de toutes leurs forces. La discussion, comme il arrive toujours dans ces occasions, s'etendit des listes a la situation politique, et on s'attaqua vivement sur les intentions qu'on se supposait deja de part et d'autre. "Il est temps, s'ecria Merlin (de Thionville), que toutes les factions renoncent a se servir des marches du trone de Robespierre. On ne doit rien faire a demi, et, il faut l'avouer, la convention, dans la journee du 9 thermidor, a fait beaucoup de choses a demi. Si elle a laisse des tyrans ici, au moins ils devraient se taire." Des applaudissemens nombreux couvrirent ces paroles de Merlin, adressees surtout a Vadier, l'un de ceux qui avaient parle contre les mouvemens des sections. Legendre prit la parole apres Merlin. "Le comite, dit-il, s'est bien apercu qu'on lui a surpris l'elargissement de quelques aristocrates, mais le nombre n'en est pas grand, et ils seront reincarceres bientot. Pourquoi nous accuser les uns les autres? pourquoi nous regarder comme ennemis, quand nos intentions nous rapprochent? calmons nos passions, si nous voulons assurer et accelerer le succes de la revolution. Citoyens, je vous demande le rapport de la loi du 23, qui ordonne l'impression des listes des citoyens elargis. Cette loi a dissipe la joie publique, et a glace tous les coeurs." Tallien succede a Legendre; il est ecoute avec la plus grande attention comme le principal des thermidoriens. "Depuis quelques jours, dit-il, tous les bons citoyens voient avec douleur qu'on cherche a vous diviser, et a ranimer des haines qui devraient etre ensevelies dans la tombe de Robespierre. En entrant ici, on m'a fait remettre un billet dans lequel on m'annonce que plusieurs membres devaient etre attaques dans cette seance. Sans doute ce sont les ennemis de la republique qui font courir ces bruits; gardons-nous de les seconder par nos divisions." Des applaudissemens interrompent Tallien; il reprend: "Continuateurs de Robespierre, s'ecrie-t-il, n'esperez aucun succes, la convention est determinee a perir plutot que de souffrir une nouvelle tyrannie. La convention veut un gouvernement inflexible, mais juste. Il est possible que quelques patriotes aient ete trompes sur le compte de certains detenus; nous ne croyons pas a l'infaillibilite des hommes. Mais qu'on denonce les individus elargis mal a propos, et ils seront reincarceres. Pour moi, je fais ici un aveu sincere; j'aime mieux voir aujourd'hui en liberte vingt aristocrates qu'on reprendra demain, que de voir un patriote rester dans les fers. Eh quoi! la republique avec ses douze cent mille citoyens armes aurait peur de quelques aristocrates! Non, elle est trop grande, elle saura partout decouvrir et frapper ses ennemis." Tallien, souvent interrompu par les applaudissemens, en recoit de plus bruyans encore en finissant son discours. Apres ces explications generales, on revient a la loi du 23, et a la disposition nouvelle que Granet voulait y faire ajouter. Les partisans de la loi soutiennent qu'on ne doit pas craindre de se montrer en faisant un acte patriotique, tel que celui de reclamer un citoyen injustement detenu. Ses adversaires repondent que rien n'est plus dangereux que les listes; que celles des vingt mille et des huit mille ont ete le sujet d'un trouble continuel; que tous ceux qui s'y trouvaient inscrits ont vecu dans l'effroi; et que, n'eut-on plus aucune tyrannie a craindre, les individus portes sur les nouvelles listes n'auraient plus aucun repos. Enfin on transige. Bourdon propose d'imprimer les noms des prisonniers elargis, sans y ajouter ceux des repondans qui ont sollicite la mise en liberte. Cette proposition est accueillie, et il est decide qu'on imprimera le nom des elargis seulement. Tallien, qui n'etait pas satisfait de ce moyen, remonte aussitot a la tribune. "Puisque vous avez decrete, dit-il, d'imprimer la liste des citoyens rendus a la liberte, vous ne pouvez refuser de publier celle des citoyens qui les ont fait incarcerer. Il est juste aussi que l'on connaisse ceux qui denoncaient et faisaient renfermer de bons patriotes." L'assemblee, surprise par la demande de Tallien, trouve d'abord la proposition juste, et la decrete aussitot. A peine la decision est-elle rendue, que plusieurs membres de l'assemblee se ravisent. Voila une liste, dit-on, qui sera opposee a la precedente; _c'est la guerre civile_. Bientot on repete ce mot dans la salle, et plusieurs voix s'ecrient: _C'est la guerre civile!_ "Oui, reprend aussitot Tallien qui remonte a la tribune, oui, _c'est la guerre civile_. Je le pense comme vous. Vos deux decrets mettront en presence deux especes d'hommes qui ne pourront pas se pardonner. Mais j'ai voulu, en vous proposant le second decret, vous faire sentir l'inconvenient du premier. Maintenant je vous propose de les rapporter tous les deux." De toutes parts on s'ecrie: "Oui, oui, le rapport des deux decrets!" Amar le demande lui-meme, et les deux decrets sont rapportes. Toute impression de liste est donc ecartee, grace a cette surprise adroite et hardie que Tallien venait de faire a l'assemblee. Cette seance rendit la securite a une foule de gens qui commencaient a la perdre; mais elle prouva que toutes les passions n'etaient pas eteintes, que toutes les luttes n'etaient pas terminees. Les partis avaient tous ete frappes a leur tour, et avaient perdu leurs tetes les plus illustres: les royalistes, a plusieurs epoques; les girondins, au 31 mai; les dantonistes, en germinal; les montagnards exaltes, au 9 thermidor. Mais si les chefs les plus illustres avaient peri, leurs partis survivaient; car les partis ne succombent pas sous un seul coup, et leurs restes s'agitent long-temps apres eux. Ces partis allaient tour a tour se disputer encore la direction de la revolution, et recommencer une carriere laborieuse et ensanglantee. Il fallait, en effet, que les esprits, arrives par l'excitation du danger au dernier degre d'emportement, revinssent progressivement au point d'ou ils etaient partis; pendant ce retour, le pouvoir devait repasser de mains en mains, et on allait voir les memes luttes de passions, de systemes et d'autorite. Apres ces premiers soins donnes a la reparation de beaucoup de rigueurs, la convention songea a l'organisation des comites, et du gouvernement provisoire, qui devait, comme on sait, regir la France jusqu'a la paix generale. Une premiere discussion s'etait elevee, comme on vient de le voir, sur le comite de salut public, et la question avait ete renvoyee a une commission chargee de presenter un nouveau plan. Il etait urgent de s'en occuper, et c'est ce que fit l'assemblee dans les premiers jours de fructidor (aout). Elle etait placee entre deux systemes et deux ecueils opposes: la crainte d'affaiblir l'autorite chargee du salut de la revolution, et la crainte de recontinuer la tyrannie. Le propre des hommes est d'avoir peur des dangers quand ils sont passes, et de prendre des precautions contre ce qui ne peut plus etre. La tyrannie du dernier comite de salut public etait nee du besoin de suffire a une tache extraordinaire, au milieu d'obstacles de tout genre. Quelques hommes s'etaient presentes pour faire ce qu'une assemblee ne pouvait, ne savait, n'osait faire elle-meme; et au milieu de leurs travaux inouis pendant quinze mois, ils n'avaient pu ni motiver leurs operations, ni en rendre compte a l'assemblee, que d'une maniere tres generale; ils n'avaient pas meme le temps d'en deliberer entre eux, et chacun d'eux vaquait en maitre absolu a la tache qui lui etait devolue. Ils etaient devenus ainsi autant de dictateurs forces, que les circonstances, plutot que l'ambition, avaient rendus tout-puissans. Aujourd'hui que la tache etait presque achevee, que les perils extremes etaient passes, une pareille puissance ne pouvait plus se former, faute d'occasion. Il etait pueril de se premunir si fort contre un danger devenu impossible; il y avait meme, dans cette prudence, un inconvenient grave, celui d'enerver l'autorite et de lui enlever toute energie. Douze cent mille hommes avaient ete leves, nourris, armes, et conduits aux frontieres; mais il fallait pourvoir a leur entretien, a leur direction, et c'etait un soin qui exigeait encore une grande application, une rare capacite, et des pouvoirs tres etendus. Deja on avait decrete le principe du renouvellement des comites par quart chaque mois; et on avait decide, en outre, que les membres sortans ne pourraient rentrer avant un mois. Ces deux conditions, en empechant une nouvelle dictature, empechaient aussi toute bonne administration. Il etait impossible qu'il y eut aucune suite, aucune application constante, aucun secret dans ce ministere constamment renouvele. Dans cette organisation, a peine un membre etait-il au courant des affaires, qu'il etait force de les quitter; et si une capacite se declarait, comme celle de Carnot pour la guerre, de Prieur (de la Cote-d'Or) et de Robert Lindet pour l'administration, de Cambon pour les finances, elle etait ravie a l'etat au terme designe; car l'absence seule pendant un mois exigee par la loi, rendait a peu pres nuls les avantages d'une reelection ulterieure. Mais il fallait subir la reaction. A une concentration extreme de pouvoir devait succeder une dissemination tout aussi extreme, et bien autrement dangereuse. L'ancien comite de salut public, charge souverainement de ce qui interessait le salut de l'etat, avait droit d'appeler a lui les autres comites, et de se faire rendre compte de leurs operations; il s'etait empare ainsi de tout ce qui etait essentiel dans l'oeuvre de chacun d'eux. Pour empecher a l'avenir de tels empietemens, la nouvelle organisation separa les attributions des comites et les rendit independans les uns des autres. Il en fut etabli seize: 1 Comite de salut public; 2 Comite de surete generale; 3 Comite des finances; 4 Comite de legislation; 5 Comite d'instruction publique; 6 Comite de l'agriculture et des arts; 7 Comite du commerce et d'approvisionnemens; 8 Comite des travaux publics; 9 Comite des transports en poste; 10 Comite militaire; 11 Comite de la marine et des colonies; 12 Comite des secours publics; 13 Comite de division; 14 Comite des proces-verbaux et archives; 15 Comite des petitions, correspondances et depeches; 16 Comite des inspecteurs du Palais-National. Le comite de salut public etait compose de douze membres; il conservait la direction des operations militaires et diplomatiques; il etait charge de la levee et de l'equipement des armees, du choix des generaux, des plans de campagne, etc.; mais la se bornaient ses attributions. Le comite de surete generale, compose de seize membres, avait la police; celui des finances, compose de quarante-huit membres, avait l'inspection des revenus, du tresor, des monnaies, des assignats, etc. Les comites pouvaient se reunir pour les objets qui les concernaient en commun. Ainsi, l'autorite absolue de l'ancien comite de salut public etait remplacee par une foule d'autorites rivales, exposees a s'embarrasser et a se gener dans leur marche. Telle fut la nouvelle organisation du gouvernement. On operait en meme temps d'autres reformes qui n'etaient pas jugees moins pressantes. Les comites revolutionnaires etablis dans les moindres bourgs, et charges d'y exercer l'inquisition, etaient la plus vexatoire et la plus abhorree des institutions attribuees au parti Robespierre. Pour rendre leur action moins etendue et moins tracassiere, on en reduisit le nombre a un seul par district. Cependant il dut y en avoir un dans toute commune de huit mille ames, qu'elle fut ou non chef-lieu de district. Dans Paris, le nombre fut reduit de quarante-huit a douze. Ces comites devaient etre composes de douze membres; il fallait pour un mandat d'amener la signature de trois membres au moins, et de sept pour un mandat d'arret. Ils etaient, comme les comites de gouvernement, soumis au renouvellement par quart chaque mois. A toutes ces dispositions, la convention en ajouta de non moins importantes, en decidant que les assemblees des sections n'auraient plus lieu qu'une fois par decade, tous les jours de decadi, et que les citoyens presens cesseraient d'avoir quarante sous par seance. C'etait resserrer la demagogie dans des limites moins etendues, en rendant plus rares les assemblees populaires, et surtout en ne payant plus les basses classes pour y assister. C'etait couper ainsi un abus qui etait devenu excessif a Paris. On payait par section douze cents membres presens, tandis qu'il y en avait a peine trois cents en seance. Des presens repondaient pour les absens, et on se rendait alternativement ce service. Ainsi cette milice ouvriere, si devouee a Robespierre, se trouvait econduite, et renvoyee a ses travaux. La plus importante determination prise par la convention fut l'epuration des individus composant toutes les autorites locales, comites revolutionnaires, municipalites, etc. C'etait la que se trouvaient, comme nous l'avons dit, les revolutionnaires les plus ardens; ils etaient devenus dans chaque localite ce que Robespierre, Saint-Just et Couthon etaient a Paris, et ils avaient use de leurs pouvoirs avec toute la brutalite des autorites inferieures. Le decret du gouvernement revolutionnaire, en suspendant la constitution jusqu'a la paix, avait prohibe les elections de toute espece, afin d'eviter les troubles et de concentrer l'autorite dans les memes mains. La convention, par des raisons absolument semblables, c'est-a-dire pour prevenir les luttes entre les jacobins et les aristocrates, maintint les dispositions du decret, et confia aux representans en mission le soin d'epurer les administrations dans toute la France. C'etait la le moyen de s'assurer a elle-meme le choix et la direction des autorites locales, et d'eviter le debordement des deux factions l'une sur l'autre. Enfin le tribunal revolutionnaire, suspendu recemment, fut remis en activite; les juges et les jures n'etant pas tous nommes encore, ceux qui etaient deja reunis durent entrer en fonctions sur-le-champ, et juger d'apres les lois existantes anterieures a celles du 22 prairial. Ces lois etaient encore fort redoutables; mais les hommes dont on avait fait choix pour les appliquer, et la docilite avec laquelle les justices extraordinaires suivent la direction du gouvernement qui les institue, etaient une garantie contre de nouvelles cruautes. Toutes ces formes furent executees du 1er au 15 fructidor (fin d'aout). Il restait une institution importante a etablir, c'etait la liberte de la presse. Aucune loi ne lui tracait de bornes; elle etait meme consacree d'une maniere illimitee dans la declaration des droits; neanmoins elle avait ete proscrite de fait, sous le regime de la terreur. Une seule parole imprudente pouvant compromettre la tete des citoyens, comment auraient-ils ose ecrire? Le sort de l'infortune Camille Desmoulins avait assez prouve l'etat de la presse a cette epoque. Durand-Maillane, ex-constituant, et l'un de ces esprits timides qui s'etaient completement annules pendant les orages de la convention, demanda que la liberte de la presse fut de nouveau formellement garantie. "Nous n'avons jamais pu, dit cet excellent homme a ses collegues, nous faire entendre dans cette enceinte, sans etre exposes a des insultes et a des menaces. Si vous voulez notre avis dans les discussions qui s'eleveront a l'avenir; si vous voulez que nous puissions contribuer de nos lumieres a l'oeuvre commune, il faut donner de nouvelles suretes a ceux qui voudront ou parler ou ecrire." Quelques jours apres, Freron, l'ami et le collegue de Barras dans sa mission a Toulon, le familier de Danton et de Camille Desmoulins, et depuis leur mort, l'ennemi le plus fougueux du comite de salut public, Freron unit sa voix a celle de Durand-Maillane, et demanda la liberte illimitee de la presse. Les avis se partagerent. Ceux qui avaient vecu dans la contrainte pendant la derniere dictature, et qui voulaient enfin donner impunement leur avis sur toutes choses, ceux qui etaient disposes a reagir energiquement contre la revolution, demandaient une declaration formelle, pour garantir la liberte de parler et d'ecrire. Les montagnards, qui pressentaient l'usage qu'on se proposait de faire de cette liberte, qui voyaient un debordement d'accusations se preparer contre tous les hommes qui avaient exerce quelques fonctions pendant la terreur; beaucoup d'autres encore qui, sans avoir de crainte personnelle, appreciaient le dangereux moyen qu'on allait fournir aux contre-revolutionnaires, deja fourmillant de toutes parts, s'opposaient a une declaration expresse. Ils donnaient pour raison que la declaration des droits consacrait la liberte de la presse; que la consacrer de nouveau, etait inutile, puisque c'etait proclamer un droit deja reconnu, et que si on avait pour but de la rendre illimitee, on commettait une imprudence. "Vous allez donc, dirent Bourdon (de l'Oise) et Cambon, permettre au royalisme de surgir, et d'imprimer ce qui lui plaira contre l'institution de la republique?" Toutes ces propositions furent renvoyees aux comites competens, pour examiner s'il y avait lieu de faire une nouvelle declaration. Ainsi, le gouvernement provisoire, destine a regir la revolution jusqu'a la paix, etait entierement modifie d'apres les nouvelles dispositions de clemence et de generosite qui se manifestaient depuis le 9 thermidor. Comites de gouvernement, tribunal revolutionnaire, administrations locales, etaient reorganises et epures; la liberte de la presse etait declaree, et tout annoncait une marche nouvelle. L'effet que devaient produire ces reformes ne tarda pas a se faire sentir. Jusqu'ici, le parti des revolutionnaires ardens s'etait trouve place dans le gouvernement meme; il composait les comites, et commandait a la convention; il regnait aux Jacobins, il remplissait les administrations municipales et les comites revolutionnaires dont la France entiere etait couverte: depossede aujourd'hui, il allait se trouver en dehors du gouvernement et former contre lui un parti hostile. Les jacobins avaient ete suspendus dans la nuit du 9 au 10 thermidor. Legendre avait ferme leur salle, et en avait depose les clefs sur le bureau de la convention. Les clefs furent rendues, et il fut permis a la societe de se reconstituer a la condition, de s'epurer. Quinze membres des plus anciens furent choisis pour examiner la conduite de tous les associes, pendant la nuit du 9 au 10. Ils ne devaient admettre que ceux qui, pendant cette fameuse nuit, avaient ete a leur poste de citoyens, au lieu de se rendre a la commune pour conspirer contre la convention. En attendant l'epuration, les anciens membres furent admis dans la salle comme membres provisoires. L'epuration commenca. Une enquete sur chacun d'eux eut ete difficile, on se contentait de les interroger, et on les jugeait sur leurs reponses. On pense combien l'examen devait etre fait avec indulgence, puisque c'etaient les jacobins qui se jugeaient eux-memes. En quelques jours, plus de six cents membres furent reinstalles, sur leur simple declaration qu'ils avaient ete, pendant la fameuse nuit, au poste assigne par leurs devoirs. La societe fut bientot recomposee comme elle l'etait auparavant, et remplie de tous les individus qui, devoues a Robespierre, a Saint-Just et Couthon, les regrettaient comme des martyrs de la liberte, et des victimes de la contre-revolution. A cote de la societe-mere existait encore ce fameux club electoral, vers lequel se retiraient ceux qui avaient a faire des propositions qu'on ne pouvait entendre aux Jacobins, et ou s'etaient tramees les plus grandes journees de la revolution. Il siegeait toujours a l'Eveche, et se composait des anciens cordeliers, des jacobins les plus determines, et des hommes les plus compromis pendant la terreur. Les jacobins et ce club devaient naturellement devenir l'asile de ces employes que la nouvelle epuration allait chasser de leurs places. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Les jures et juges du tribunal revolutionnaire, les membres des quarante-huit comites, au nombre de quatre cents environ, les agens de la police secrete de Saint-Just et de Robespierre, les porteurs d'ordres des comites, qui formaient la bande du fameux Heron, les commis de differentes administrations, les employes en un mot de toute espece, exclus des fonctions qu'ils avaient exercees, se reunirent aux jacobins et au club electoral, soit qu'ils en fussent deja membres, soit qu'ils se fissent recevoir pour la premiere fois. Ils allaient exhaler la leurs plaintes et leurs ressentimens. Ils etaient inquiets pour leur surete, et craignaient les vengeances de ceux qu'ils avaient persecutes; ils regrettaient en outre des fonctions lucratives, ceux-la surtout qui, membres des comites revolutionnaires, avaient pu joindre a leurs appointemens des dilapidations de toute espece. La reunion de ces hommes composait un parti violent, opiniatre, qui a l'ardeur naturelle de ses opinions joignait aujourd'hui l'irritation de l'interet lese. Ce qui se passait a Paris avait lieu de meme par toute la France. Les membres des municipalites, des comites revolutionnaires, des directoires de district, se reunissaient dans les societes affiliees a la societe-mere, et venaient y mettre en commun leurs craintes et leurs haines. Ils avaient pour eux le bas peuple destitue aussi de ses fonctions, depuis qu'il ne recevait plus quarante sous pour assister aux assemblees de section. En haine de ce parti, et pour le combattre, s'en formait un autre, qui ne faisait d'ailleurs que revivre. Il comprenait tous ceux qui avaient souffert ou garde le silence pendant la terreur, et qui pensaient que le moment etait venu de se reveiller et de diriger a leur tour la marche de la revolution. On vient de voir, au sujet des elargissemens, les parens des detenus ou des victimes reparaitre dans les sections, et s'y agiter, soit pour faire ouvrir les prisons, soit pour denoncer et poursuivre les comites revolutionnaires. La marche nouvelle de la convention, les reformes commencees, augmenterent les esperances et le courage de ces premiers opposans. Ils appartenaient a toutes les classes qui avaient ete opprimees, quel que fut leur rang, mais surtout au commerce, a la bourgeoisie, a ce tiers-etat laborieux, opulent et modere, qui, monarchique et constitutionnel avec les constituans, republicain avec les girondins, s'etait efface des le 31 mai, et avait ete expose a des persecutions de tout genre. Dans ses rangs se cachaient maintenant les restes fort rares d'une noblesse qui n'osait pas encore se plaindre de son abaissement, mais qui se plaignait de la violation des droits de l'humanite a son egard, et quelques partisans de la royaute, creatures ou agens de l'ancienne cour, qui n'avaient cesse de susciter des obstacles a la revolution, en se jetant dans toutes les oppositions naissantes, quel qu'en fut le systeme et le caractere. C'etaient, comme d'usage, les jeunes gens de ces differentes classes qui se prononcaient avec le plus de vivacite et d'energie, car c'est toujours la jeunesse qui est la premiere a se soulever contre un regime oppresseur. Ils remplissaient les sections, le Palais-Royal, les lieux publics, et manifestaient leur opinion contre ce que l'on appelait les terroristes, de la maniere la plus energique. Ils donnaient les plus nobles motifs. Les uns avaient vu leurs familles persecutees, les autres craignaient de les voir persecuter un jour, si le regime de la terreur etait retabli, et ils juraient de s'y opposer de toutes leurs forces. Mais le secret de l'opposition, de beaucoup d'entre eux etait dans la requisition; les uns s'y etaient soustraits en se cachant, quelques autres venaient de quitter les armees en apprenant le 9 thermidor. A eux se joignaient les ecrivains, persecutes pendant les derniers temps, et toujours aussi prompts que les jeunes gens a se ranger dans toutes les oppositions; ils remplissaient deja les journaux et les brochures de diatribes violentes contre le regime de la terreur. Les deux partis se prononcerent de la maniere la plus vive et la plus opposee, sur les modifications apportees par la convention au regime revolutionnaire. Les jacobins et les clubistes crierent a l'aristocratie; ils se plaignirent du comite de surete generale qui elargissait les contre-revolutionnaires, et de la presse dont on faisait deja un usage cruel contre ceux qui avaient sauve la France. La mesure qui les blessait le plus, etait l'epuration generale de toutes les autorites. Ils n'osaient pas precisement s'elever contre le renouvellement des individus, car c'eut ete avouer des motifs trop personnels, mais ils s'elevaient contre le mode de reelection; ils soutenaient qu'il fallait rendre au peuple le droit d'elire ses magistrats; que faire nommer par les deputes en mission les membres des municipalites, des districts, des comites revolutionnaires, c'etait commettre une usurpation; que reduire les sections a une seance par decade, c'etait violer le droit qu'avaient les citoyens de s'assembler pour deliberer sur la chose publique. Ces plaintes etaient en contradiction avec le principe du gouvernement revolutionnaire, qui interdisait toute election jusqu'a la paix; mais les partis ne craignent pas les contradictions, quand leur interet est compromis: les revolutionnaires savaient qu'une election populaire les aurait ramenes a leurs postes. Les bourgeois dans les sections, les jeunes gens au Palais-Royal et dans les lieux publics, les ecrivains dans les journaux, demandaient avec vehemence l'usage illimite de la presse, se plaignaient de voir encore dans les comites actuels et dans les administrations trop d'agens de la precedente dictature; ils osaient deja faire des petitions contre les representans qui avaient rempli certaines missions; ils meconnaisaient tous les services rendus, et commencaient a diffamer la convention elle-meme. Tallien qui, en sa qualite de principal thermidorien, se regardait comme particulierement responsable de la marche nouvelle imprimee aux choses, aurait voulu qu'on determinat cette marche avec vigueur, sans flechir dans un sens ni dans un autre. Dans un discours rempli de distinctions subtiles entre la terreur et le gouvernement revolutionnaire, et dont le sens general etait que, sans employer une cruaute systematique, il fallait conserver neanmoins une energie suffisante, Tallien proposa de declarer que le gouvernement revolutionnaire etait maintenu, que par consequent les assemblees primaires ne devaient pas etre convoquees pour faire d'elections; mais il proposa de declarer en meme temps que tous les moyens de terreur etaient proscrits, et que les poursuites dirigees contre les ecrivains qui auraient librement emis leurs opinions, seraient considerees comme des moyens de terreur. Ces propositions, qui ne presentaient aucune mesure precise, et qui etaient seulement une profession de foi des thermidoriens, qui voulaient se placer entre les deux partis, sans en favoriser aucun, furent renvoyees aux trois comites de salut public, de surete generale et de legislation, auxquels on renvoyait tout ce qui avait trait a ces questions. Cependant ces moyens n'etaient pas faits pour calmer la colere des partis. Ils continuaient a s'invectiver avec la meme violence; et ce qui contribuait surtout a augmenter l'inquietude generale, et a multiplier les sujets de plaintes et d'accusation, c'etait la situation economique de la France, plus deplorable peut-etre en ce moment qu'elle n'avait jamais ete, meme aux epoques les plus calamiteuses de la revolution. Les assignats, malgre les victoires de la republique, avaient subi une baisse rapide, et ne comptaient plus dans le commerce que pour le sixieme ou le huitieme de leur valeur; ce qui apportait un trouble effrayant dans les echanges, et rendait le _maximum_ plus inexecutable et plus vexatoire que jamais. Evidemment ce n'etait plus le defaut de confiance qui depreciait les assignats, car on ne pouvait plus craindre pour l'existence de la republique; c'etait leur emission excessive et toujours croissante au fur et a mesure de la baisse. Les impots, difficilement percus et payes en papier, fournissaient a peine le quart ou le cinquieme de ce que la republique depensait chaque mois pour les frais extraordinaires de la guerre, et il fallait y suppleer par de nouvelles emissions. Aussi, depuis l'annee precedente, la quantite d'assignats en circulation, qu'on avait espere reduire a moins de deux milliards, par le moyen de differentes combinaisons, s'etait elevee au contraire a 4 milliards 600 millions. A cette accumulation excessive de papier-monnaie, et a la depreciation qui s'ensuivait, se joignaient encore toutes les calamites resultant soit de la guerre, soit des mesures inouies qu'elle avait commandees. On se souvient que, pour etablir un rapport force entre la valeur nominale des assignats et les marchandises, on avait imagine la loi du _maximum_, qui reglait le prix de tous les objets, et ne permettait pas aux marchands de l'elever au fur et a mesure de l'avilissement du papier; on se souvient qu'a ces mesures on avait ajoute les _requisitions_, qui donnaient aux representans ou aux agens de l'administration la faculte de requerir toutes les marchandises necessaires aux armees et aux grandes communes, en les payant en assignats, et au taux du _maximum_. Ces mesures avaient sauve la France, mais en apportant un trouble extraordinaire dans les echanges et la circulation. On a deja vu quels etaient les inconveniens principaux du _maximum_: etablissement de deux marches, l'un public, dans lequel les marchands n'exposaient que ce qu'ils avaient de plus mauvais et en moindre quantite possible, l'autre, clandestin, dans lequel les marchands vendaient ce qu'ils avaient de meilleur contre de l'argent et a prix libre; enfouissement general des denrees, que les fermiers parvenaient a soustraire a toute la vigilance des agens charges de faire les requisitions; enfin, troubles, ralentissement dans la fabrication, parce que les manufacturiers ne trouvaient pas dans le prix fixe a leurs produits les frais meme de la production. Tous ces inconveniens d'un double commerce, de l'enfouissement des subsistances, de l'interruption de la fabrication, n'avaient fait que s'accroitre. Il s'etait etabli partout deux commerces, l'un public et insuffisant, l'autre secret et usuraire. Il y avait deux qualites de pain, deux qualites de viande, deux qualites de toutes choses, l'une pour les riches qui pouvaient payer en argent ou exceder le _maximum_, l'autre pour le pauvre, l'ouvrier, le rentier, qui ne pouvaient donner que la valeur nominale de l'assignat. Les fermiers etaient devenus tous les jours plus ingenieux a soustraire leurs denrees; ils faisaient de fausses declarations; ils ne battaient pas leur ble, et pretextaient le defaut de bras, defaut qui, au reste, etait reel, car la guerre avait absorbe plus de quinze cent mille hommes; ils arguaient de la mauvaise saison, qui, en effet, ne fut pas aussi favorable qu'on l'avait cru au commencement de l'annee, lorsqu'a la fete de l'Etre supreme on remerciait le ciel des victoires et de l'abondance des recoltes. Quant aux fabricans, ils avaient tout a fait suspendu leurs travaux. On a vu que, l'annee precedente, la loi, pour n'etre pas inique envers les marchands, avait du remonter jusqu'aux fabricans, et fixer le prix de la marchandise sur le lieu de fabrique, en ajoutant a ce prix celui des transports; mais cette loi etait devenue injuste a son tour. La matiere premiere, la main-d'oeuvre, ayant subi le rencherissement general, les manufacturiers n'avaient plus trouve le moyen de faire leurs frais, et avaient cesse leurs travaux. Il en etait de meme des commercans. Le fret pour les marchandises de l'Inde etait monte, par exemple, de 100 francs le tonneau a 400; les assurances de 5 et 6 pour cent a 50 et 60. Les commercans ne pouvaient donc plus vendre les produits rendus dans les ports au prix fixe par le _maximum_; et ils interrompaient aussi leurs expeditions. Comme nous l'avons fait remarquer ailleurs, en forcant un prix, il aurait fallu les forcer tous; mais c'etait impossible. Le temps avait devoile encore d'autres inconveniens particuliers au _maximum_. Le prix des bles avait ete fixe d'une maniere uniforme dans toute la France. Mais la production du ble etant inegalement couteuse et abondante dans les differentes provinces, le taux legal se trouvait sans aucune proportion avec les localites. La faculte laissee aux municipalites de fixer les prix de toutes les marchandises amenait une autre espece de desordre. Quand des marchandises manquaient dans une commune, les autorites en elevaient le prix; alors ces marchandises y etaient apportees au prejudice des communes voisines; il y avait quelquefois engorgement dans un lieu, disette dans un autre, a la volonte des regulateurs du tarif; et les mouvemens du commerce, au lieu d'etre reguliers et naturels, etaient capricieux, inegaux et convulsifs. Les resultats des requisitions etaient bien plus facheux encore. On se servait des requisitions pour nourrir les armees, pour fournir les grandes manufactures d'armes et les arsenaux de ce qui leur etait necessaire, pour approvisionner les grandes communes, et quelquefois pour procurer aux fabricans et aux manufacturiers les matieres dont ils avaient besoin. C'etaient les representans, les commissaires pres des armees, les agens de la commission du commerce et des approvisionnemens, qui avaient la faculte de requerir. Dans le moment pressant du danger, les requisitions s'etaient faites avec precipitation et confusion. Souvent elles se croisaient pour les memes objets, et celui qui etait requis ne savait a qui entendre. Elles etaient presque toujours illimitees. Quelquefois on frappait de requisition toute une denree dans une commune ou un departement. Alors les fermiers ou les marchands ne pouvaient plus vendre qu'aux agens de la republique; le commerce etant interrompu, l'objet requis gisait long-temps sans etre enleve ou paye, et la circulation se trouvait arretee. Dans la confusion qui resultait de l'urgence, on ne calculait pas les distances, et on frappait de requisition le departement le plus eloigne de la commune ou de l'armee que l'on voulait approvisionner; ce qui multipliait les transports. Beaucoup de rivieres et de canaux etant prives d'eau par une secheresse extraordinaire, il n'etait reste que le roulage, et on avait enleve a l'agriculture ses chevaux pour suffire aux charrois. Cet emploi extraordinaire joint a une levee forcee de quarante-quatre mille chevaux pour l'armee, les avait rendus tres rares, et avait epuise presque tous les moyens de transport. Par l'effet de ces mouvemens mal calcules et souvent inutiles, des masses enormes de subsistances ou de marchandises se trouvaient dans les magasins publics, entassees sans aucun soin, et souvent exposees a toute espece d'avaries. Les bestiaux acquis par la republique etaient mal nourris; ils arrivaient amaigris dans les abattoirs, ce qui faisait manquer les corps gras, le suif, la graisse, etc. Aux transports inutiles se joignaient donc les degats, et souvent les abus les plus coupables. Des agens infideles revendaient secretement, au cours le plus eleve, les marchandises qu'ils avaient obtenues au _maximum_ par le moyen des requisitions. Cette fraude etait pratiquee aussi par des marchands, des fabricans qui, ayant invoque d'abord un ordre de requisition pour s'approvisionner, revendaient ensuite secretement et au cours, ce qu'ils avaient achete au _maximum_. Ces causes diverses, s'ajoutant aux effets de la guerre continentale et maritime, avaient reduit le commerce a un etat deplorable. Il n'y avait plus de communications avec les colonies, devenues presque inaccessibles par les croisieres des Anglais, et presque toutes ravagees par la guerre. La principale, Saint-Domingue, etait mise a feu et a sang par les divers partis qui se la disputaient. Ce concours de circonstances rendait deja toute communication exterieure presque impossible; une autre mesure revolutionnaire avait contribue aussi a amener cet etat d'isolement; c'etait le sequestre ordonne sur les biens des etrangers avec lesquels la France etait en guerre. On se souvient que la convention, en ordonnant ce sequestre, avait eu pour but d'arreter l'agiotage sur le papier etranger, et d'empecher les capitaux d'abandonner les assignats pour se convertir en lettres de change sur Francfort, Amsterdam, Londres, etc. En saisissant les valeurs que les Espagnols, les Allemands, les Hollandais, les Anglais, avaient sur la France, on provoqua une mesure pareille de la part de l'etranger, et toute circulation d'effets de credit avait cesse entre la France et l'Europe. Il n'existait plus de relations qu'avec les pays neutres, le Levant, la Suisse, le Danemark, la Suede et les Etats-Unis; mais la commission du commerce et des approvisionnemens en avait use toute seule, pour se procurer des grains, des fers et differens objets necessaires a la marine. Elle avait requis pour cela tout le papier; elle en donnait aux banquiers francais la valeur en assignats, et s'en servait en Suisse, en Suede, en Danemark, en Amerique, pour payer les grains et les differens produits qu'elle achetait. Tout le commerce de la France se trouvait donc reduit aux approvisionnemens que le gouvernement faisait dans les pays etrangers, au moyen des valeurs requises forcement chez les banquiers francais. A peine arrivait-il dans les ports quelques marchandises venues par le commerce libre, qu'elles etaient aussitot frappees de requisition, ce qui decourageait entierement, comme nous venons de le montrer, les negocians auxquels le fret et les assurances avaient coute enormement, et qui etaient obliges de vendre au _maximum_. Les seules marchandises un peu abondantes dans les ports etaient celles qui provenaient des prises faites sur l'ennemi; mais les unes etaient immobilisees par les requisitions, les autres par les prohibitions portees contre tous les produits des nations ennemies. Nantes, Bordeaux, deja devastees par la guerre civile, etaient reduites par cet etat du commerce a une inertie absolue et a une detresse extreme. Marseille, qui vivait autrefois de ses relations avec le Levant, voyait son port bloque par les Anglais, ses principaux negocians disperses par la terreur, ses savonneries detruites ou transportees en Italie, et faisait a peine quelques echanges desavantageux avec les Genois. Les villes de l'interieur n'etaient pas dans un etat moins triste. Nimes avait cesse de produire ses soieries, dont elle exportait autrefois pour 20 millions. L'opulente ville de Lyon, ruinee par les bombes et la mine, etait maintenant en demolition, et ne fabriquait plus les riches tissus dont elle fournissait autrefois pour plus de 60 millions au commerce. Un decret qui arretait les marchandises destinees aux communes rebelles en avait immobilise autour de Lyon une quantite considerable, dont une partie devait rester dans cette ville, et l'autre la traverser seulement pour de la se rendre sur les points nombreux auxquels aboutit la route du Midi. Les villes de Chalons, Macon, Valence, avaient profite de ce decret pour arreter les marchandises voyageant sur cette route si frequentee. La manufacture de Sedan avait ete obligee d'interrompre la fabrication des draps fins, pour se livrer a celle du drap a l'usage des troupes, et ses principaux fabricans etaient poursuivis en outre comme complices du mouvement projete par Lafayette apres le 10 aout. Les departemens du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Aisne, si riches par la culture du lin et du chanvre, avaient ete entierement ravages par la guerre. Vers l'Ouest, dans la malheureuse Vendee, plus de six cents lieues carrees etaient entierement ravagees par le feu et le fer. Les champs etaient en partie abandonnes, et des bestiaux nombreux erraient au hasard sans pature et sans etable. Partout enfin ou des desastres particuliers n'ajoutaient pas aux calamites generales, la guerre avait singulierement diminue le nombre des bras, et la terreur chez les uns, la preoccupation politique chez les autres, avaient eloigne ou degoute du travail un nombre considerable de citoyens laborieux. Combien preferaient a leurs ateliers et a leurs champs, les clubs, les conseils municipaux, les sections, ou ils recevaient quarante sous pour aller s'agiter et s'emouvoir! Ainsi, desordre dans tous les marches, rarete des subsistances; interruption dans les manufactures par l'effet du _maximum_; deplacemens desordonnes, amas inutiles, degats de marchandises; epuisement de moyens de transport par l'effet des requisitions; interruption de communication avec toutes les nations voisines par l'effet de la guerre, du blocus maritime, du sequestre; devastation des villes manufacturieres et de plusieurs contrees agricoles par la guerre civile; diminution de bras par la requisition; oisivete amenee par le gout de la vie politique: tel est le tableau de la France sauvee du fer etranger, mais epuisee un moment par les efforts inouis qu'on avait exiges d'elle. Qu'on se figure apres le 9 thermidor deux partis aux prises, dont l'un s'attache aux moyens revolutionnaires comme indispensables, et veut prolonger indefiniment un etat essentiellement passager; dont l'autre, irrite des maux inevitables d'une organisation extraordinaire, oublie les services rendus par cette organisation, et veut l'abolir comme atroce; qu'on se figure deux partis de cette nature en lutte, et on concevra combien, dans l'etat de la France, ils trouvaient de sujets d'accusations reciproques. Les jacobins se plaignaient du relachement de toutes les lois; de la violation du _maximum_ par les fermiers, les marchands, les riches commercans; de l'inexecution des lois contre l'agiotage, et de l'avilissement des assignats; ils recommencaient ainsi les cris des hebertistes contre les riches, les accapareurs et les agioteurs. Leurs adversaires, au contraire, osant pour la premiere fois attaquer les mesures revolutionnaires, s'elevaient contre l'emission excessive des assignats, contre les injustices du _maximum_, contre la tyrannie des requisitions, contre les desastres de Lyon, Sedan, Nantes, Bordeaux, enfin contre les prohibitions et les entraves de toute espece qui paralysaient et ruinaient le commerce. C'etaient la, avec la liberte de la presse, et le mode de nomination des fonctionnaires publics, les sujets ordinaires des petitions des clubs ou des sections. Toutes les reclamations a cet egard etaient renvoyees aux comites de salut public, de finances et de commerce, pour qu'ils eussent a faire des rapports et a presenter leurs vues. Deux partis etaient ainsi en presence, cherchant et trouvant dans ce qui s'etait fait, dans ce qui se faisait encore, des sujets continuels d'attaque et de reproches. Tout ce qui avait eu lieu, bon ou mauvais, on l'imputait aux membres des anciens comites, qui etaient maintenant en butte a toutes les attaques des auteurs de la reaction. Quoiqu'ils eussent contribue a renverser Robespierre, on disait qu'ils ne s'etaient brouilles avec lui que par ambition, et pour le partage de la tyrannie, mais qu'au fond ils pensaient de meme, qu'ils avaient les memes principes, et qu'ils voulaient continuer a leur profit le meme systeme. Parmi les thermidoriens etait Lecointre (de Versailles), esprit ardent et inconsidere, qui se prononcait avec une imprudence desapprouvee de ses collegues. Il avait forme le projet de denoncer Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrere, de l'ancien comite de salut public; David, Vadier, Amar et Vouland, du comite de surete generale, comme complices et _continuateurs_ de Robespierre. Il ne pouvait ni n'osait porter la meme accusation contre Carnot, Prieur (de la Cote-d'Or), Robert Lindet, que l'opinion separait entierement de leurs collegues, et qui passaient pour s'etre occupes exclusivement des travaux auxquels on devait le salut de la France. Il n'osait pas attaquer non plus tous les membres du comite de surete generale, parce qu'ils n'etaient pas tous egalement accuses par l'opinion. Il fit part de son projet a Tallien et a Legendre, qui chercherent a l'en dissuader; mais il n'en persista pas moins a l'executer, et, dans la seance du 12 fructidor (29 aout), il presenta vingt-six chefs d'accusation contre les membres des anciens comites. Ces vingt-six chefs se reduisaient aux vagues imputations d'avoir ete les complices du systeme de terreur que Robespierre avait fait peser sur la convention et sur la France; d'avoir contribue aux actes arbitraires des deux comites, d'avoir signe les ordres de proscription; d'avoir ete sourds a toutes les reclamations elevees par des citoyens injustement poursuivis; d'avoir fortement contribue a la mort de Danton; d'avoir defendu la loi du 22 prairial; d'avoir laisse ignorer a la convention que cette loi n'etait pas l'ouvrage du comite; de ne point avoir denonce Robespierre lorsqu'il abandonna le comite de salut public; enfin de n'avoir rien fait les 8, 9 et 10 thermidor pour mettre la convention a couvert des projets des conspirateurs. Des que Lecointre eut acheve la lecture de ces vingt-six chefs, Goujon, depute de l'Ain, republicain jeune, sincere, fervent, et montagnard desinteresse, car il n'avait pris aucune part aux actes reproches au dernier gouvernement, Goujon se leva, et prit la parole avec toutes les apparences d'un profond chagrin. "Je suis, dit-il, douloureusement afflige quand je vois avec quelle froide tranquillite on vient jeter ici de nouvelles semences de division, et proposer la perte de la patrie. Tantot on vient vous proposer de fletrir, sous le nom de systeme de la terreur, tout ce qui s'est fait pendant une annee; tantot on vous propose d'accuser des hommes qui ont rendu de grands services a la revolution. Ils peuvent etre coupables; je l'ignore. J'etais aux armees, je n'ai rien pu juger, mais si j'avais eu des pieces qui fissent charge contre des membres de la convention, je ne les aurais pas produites, ou ne les aurais apportees ici qu'avec une profonde douleur. Avec quel sang-froid, au contraire, on vient plonger le poignard dans le sein d'hommes recommandables a la patrie par leurs importans services! Remarquez bien que les reproches qu'on leur fait portent sur la convention elle-meme. Oui, c'est la convention qu'on accuse, c'est au peuple francais qu'on fait le proces, puisqu'ils ont souffert l'un et l'autre la tyrannie de l'infame Robespierre. J. Debry vous le disait tout a l'heure, ce sont les aristocrates qui font ou qui commandent toutes ces propositions.--Et les voleurs, ajoutent quelques voix.--Je demande, reprend Goujon, que la discussion cesse a l'instant." Beaucoup de deputes s'y opposent. Billaud-Varennes s'elance a la tribune, et demande avec instance que la discussion soit continuee. "Il n'y a pas de doute, dit-il, que si les faits allegues sont vrais, nous ne soyons de grands coupables, et que nos tetes ne doivent tomber. Mais nous defions Lecointre de les prouver. Depuis la chute du tyran nous sommes en butte aux attaques de tous les intrigans, et nous declarons que la vie n'a aucun prix pour nous s'ils doivent l'emporter." Billaud continue, et raconte que depuis long-temps ses collegues et lui meditaient le 9 thermidor; que s'ils ont differe, c'est parce que les circonstances l'exigeaient ainsi; qu'ils ont ete les premiers a denoncer Robespierre, et a lui arracher le masque dont il se couvrait; que si on leur fait un crime de la mort de Danton, il s'en accusera tout le premier; que Danton etait le complice de Robespierre, qu'il etait le point de ralliement de tous les contre-revolutionnaires, et que, s'il avait vecu, la liberte aurait ete perdue. "Depuis quelque temps, s'ecrie Billaud, nous voyons s'agiter les intrigans, les voleurs...." A ce dernier mot, Bourdon l'interrompt en lui disant: "Le mot est prononce; il faudra le prouver.--Je me charge, s'ecrie Duhem, de le prouver pour un.--Nous le prouverons pour d'autres," ajoutent plusieurs voix de la Montagne. C'etait la le reproche que les montagnards etaient toujours prets a faire aux amis de Danton, presque tous devenus des thermidoriens. Billaud, qui, au milieu de ce tumulte et de ces interruptions, n'avait pas abandonne la tribune, insiste, et demande une instruction pour que les coupables soient connus. Cambon lui succede, et dit qu'il faut eviter le piege tendu a la convention; que les aristocrates veulent l'obliger a se deshonorer elle-meme en deshonorant quelques-uns de ses membres; que si les comites sont coupables, elle l'est aussi; "et toute la nation avec elle," ajoute Bourdon (de l'Oise). Au milieu de ce tumulte, Vadier parait a la tribune, un pistolet a la main, disant qu'il ne survivra pas a la calomnie, si on ne le laisse pas se justifier. Plusieurs membres l'entourent, et l'obligent a descendre. Le president Thuriot declare qu'il va lever la seance si le tumulte ne s'apaise pas. Duhem et Amar veulent que l'on continue la discussion, parce que c'est un devoir de l'assemblee a l'egard des membres inculpes. Thuriot, l'un des thermidoriens les plus ardens, mais cependant montagnard zele, voyait avec peine qu'on agitat de pareilles questions. Il prend la parole de son fauteuil, et dit a l'assemblee: "D'une part, l'interet public veut qu'une pareille discussion finisse sur-le-champ; de l'autre, l'interet des inculpes veut qu'elle continue: concilions l'un et l'autre en passant a l'ordre du jour sur la proposition de Lecointre, et en declarant que l'assemblee n'a recu cette proposition qu'avec une profonde indignation." L'assemblee adopte avec empressement l'avis de Thuriot, et passe a l'ordre du jour en fletrissant la proposition de Lecointre. Tous les hommes sincerement attaches a leur pays avaient vu cette discussion avec la plus grande peine. Comment, en effet, revenir sur le passe, distinguer le mal du bien, et discerner a qui appartenait la tyrannie qu'on venait de subir? Comment faire la part de Robespierre et des comites qui avaient partage le pouvoir, celle de la convention qui les avait supportes, celle enfin de la nation, qui avait souffert et la convention et les comites de Robespierre? Comment d'ailleurs juger cette tyrannie? Etait-elle un crime d'ambition, ou bien l'action energique et irreflechie d'hommes voulant sauver leur cause a tout prix, et s'aveuglant sur les moyens dont ils faisaient usage? Comment distinguer dans cette action confuse la part de la cruaute, de l'ambition, du zele egare, du patriotisme sincere et energique? Demeler tant d'obscurites, juger tant de coeurs d'hommes, etait impossible. Il fallait oublier le passe, recevoir des mains de ceux qu'on venait d'exclure du pouvoir, la France sauvee, regler des mouvemens desordonnes, adoucir des lois trop cruelles, et songer qu'en politique il faut reparer les maux et jamais les venger. Tel etait l'avis des hommes sages. Les ennemis de la revolution s'applaudissaient de la demarche de Lecointre, et en voyant la discussion fermee, ils repandirent que la convention avait eu peur, et n'avait ose aborder des questions trop dangereuses pour elle-meme. Les jacobins, au contraire, et les montagnards, tout pleins encore de leur fanatisme, et nullement disposes a desavouer le regime de la terreur, ne craignaient pas la discussion, et etaient furieux qu'on l'eut fermee. Des le lendemain, en effet, 13 fructidor, une foule de montagnards se leverent, disant que le president avait fait, la veille, une surprise a l'assemblee en decidant la cloture; qu'il avait emis son avis sans quitter le fauteuil; que, comme president, il n'avait aucun avis a donner; que la cloture etait une injustice; qu'on devait aux membres inculpes, a la convention elle-meme, et a la revolution, d'aborder franchement une discussion que les patriotes n'avaient pas a redouter. Vainement les thermidoriens, Legendre, Tallien et autres, qu'on accusait d'avoir pousse Lecointre, et qui au contraire avaient cherche a le dissuader de son projet, demanderent-ils que la discussion fut ecartee. L'assemblee, qui n'avait pas encore perdu l'habitude de craindre la Montagne et de lui ceder, consentit a rapporter sa decision de la veille, et rouvrit la carriere. Lecointre fut appele a la tribune pour lire ses vingt-six chefs, et pour les appuyer de pieces probantes. Lecointre n'avait pu reunir les pieces de ce singulier proces, car il aurait fallu avoir la preuve de ce qui s'etait passe dans l'interieur des comites, pour juger jusqu'a quel point les membres inculpes avaient participe a ce qu'on appelait la tyrannie de Robespierre. Lecointre ne pouvait invoquer sur chaque chef que la notoriete publique, que des discours prononces aux Jacobins ou a l'assemblee, que les originaux de quelques ordres d'arrestation, lesquels ne prouvaient rien par eux-memes. A chaque grief nouveau, les montagnards furieux criaient: _Les pieces! les pieces!_ et ne voulaient point qu'il parlat sans produire les preuves ecrites. Lecointre, reduit souvent a l'impuissance de les fournir, s'adressait aux souvenirs de l'assemblee, et lui demandait si elle n'avait pas toujours considere Billaud, Collot-d'Herbois et Barrere, comme d'accord avec Robespierre. Mais cette preuve, la seule d'ailleurs possible, montrait l'absurdite d'un pareil proces. Avec de telles preuves, on aurait demontre que la convention etait complice du comite, et la France de la convention. Les montagnards ne voulaient pas laisser achever Lecointre: ils lui disaient: Tu es un calomniateur! et ils l'obligeaient a passer a un autre grief. A peine avait-il lu le suivant, qu'ils s'ecriaient de nouveau: _Les pieces! les pieces!_ et Lecointre ne les fournissant pas: _A un autre!_ s'ecriaient-ils encore. Lecointre arriva ainsi au vingt-sixieme chef, sans avoir pu prouver rien de ce qu'il avancait. Il n'avait qu'une raison a donner, c'est que le proces etait politique, et n'admettait pas la forme ordinaire de discussion; a quoi on pouvait repondre qu'il etait impolitique d'en inventer un pareil. Apres une seance longue et orageuse, la convention declara l'accusation de Lecointre fausse et calomnieuse, et rehabilita ainsi les anciens comites. Cette scene avait rendu a la Montagne toute son energie, et a la convention un peu de son ancienne deference pour la Montagne. Cependant Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois donnerent leur demission de membres du comite de salut public. Barrere en sortit par la voie du sort. De son cote, Tallien se demit volontairement, et ils furent remplaces tous quatre par Delmas, Merlin (de Douai), Cochon et Fourcroy. Ainsi, des anciens membres du grand comite de salut public, il ne restait que Carnot, Prieur (de la Cote-d'Or) et Robert Lindet. Au comite de surete generale, on opera aussi un renouvellement par quart. Elie Lacoste, Vouland, Vadier et Moise Bayle sortirent. Il manquait deja David, Jagot, Lavicomterie, exclus par une decision de l'assemblee: ces sept membres furent remplaces par Bourdon (de l'Oise), Colombelle, Meaulle, Clauzel, Mathieu, Mon-Mayau, Lesage-Senault. Un evenement imprevu et entierement fortuit vint augmenter l'agitation qui regnait. Le feu prit a la poudriere de Grenelle qui sauta. Cette explosion soudaine et epouvantable consterna Paris, et on crut que c'etait l'effet d'une conspiration nouvelle. Aussitot on accusa les aristocrates, et les aristocrates accuserent les jacobins. De nouvelles attaques eurent lieu a la tribune entre les deux partis, sans amener aucun eclaircissement, A cet evenement s'en ajouta un autre. Le 23 fructidor au soir (9 septembre), Tallien regagnait sa demeure. Un homme enveloppe d'une grande redingote, fondit sur lui en disant: "Je t'attendais, ... tu ne m'echapperas pas." Au meme instant il lui tira un coup de pistolet a bout portant, qui lui fracassa une epaule. Le lendemain, nouvelle rumeur dans Paris: on se disait qu'on ne pouvait donc plus esperer le repos, que deux partis acharnes l'un contre l'autre avaient jure de troubler eternellement la republique. Les uns attribuaient l'assassinat de Tallien aux jacobins, les autres aux aristocrates; d'autres memes allaient jusqu'a dire que Tallien, imitant l'exemple de Grangeneuve avant le 10 aout, s'etait fait blesser a l'epaule pour en accuser les jacobins, et avoir l'occasion de demander leur dissolution. Legendre, Merlin (de Thionville) et autres amis de Tallien, s'elancerent a la tribune avec vehemence, et soutinrent que le crime de la veille etait l'oeuvre des jacobins. Tallien, dirent-ils, n'a pas abandonne la cause de la revolution; cependant des furieux pretendent qu'il a passe aux moderes et aux aristocrates. Ce ne sont donc pas ceux-ci qui peuvent avoir eu l'idee de le frapper, ce ne peuvent etre que les furieux qui l'accusent, c'est-a-dire les jacobins. Merlin denonca leur derniere seance, et cita un mot de Duhem: _Les crapauds du Marais levent la tete, tant mieux, elle sera plus facile a couper_. Merlin demanda, avec sa hardiesse accoutumee, la dissolution de cette societe celebre, qui avait rendu, dit-il, les plus grands services, qui avait contribue puissamment a abattre le trone, mais qui, n'ayant plus de trone a renverser, voulait renverser aujourd'hui la convention elle-meme. On n'admit point les conclusions de Merlin; mais, comme a l'ordinaire, on renvoya les faits aux comites competens, pour faire un rapport. Deja on avait fait, sur toutes les questions qui divisaient les deux partis, des renvois de ce genre. On avait demande des rapports sur la question de la presse, sur les assignats, sur le _maximum_, sur les requisitions, sur les entraves du commerce, et enfin sur tout ce qui etait devenu un sujet de controverse et de division. On voulut alors que tous ces rapports fussent confondus en un seul, et on chargea le comite de salut public de presenter un rapport general sur l'etat actuel de la republique. La redaction en fut confiee a Robert Lindet, le membre le plus instruit de l'etat des choses, parce qu'il appartenait aux anciens comites, et le plus desinteresse dans ces questions, parce qu'il avait ete exclusivement occupe a servir son pays, en se chargeant du travail enorme des subsistances et des transports. Le jour ou il devait etre entendu fut fixe a la quatrieme sans-culottide de l'an II (20 septembre 1794). On attendait avec impatience son rapport et les decrets qu'il amenerait, et on continuait dans l'intervalle a s'agiter. C'etait au jardin du Palais-Royal que se reunissait la jeunesse coalisee contre les jacobins. La, elle lisait les journaux et les brochures, qui paraissaient en grand nombre contre le dernier regime revolutionnaire, et qui se vendaient chez les libraires des galeries. Souvent elle y formait des groupes, et en partait pour venir troubler les seances des jacobins. Le jour de la deuxieme sans-culottide, un de ces groupes se forme: il etait compose de ces jeunes gens qui, pour se distinguer des jacobins, s'habillaient avec soin, portaient des cravates elevees, ce qui leur fit donner le nom de _muscadins_. Dans l'un de ces groupes, un assistant disait que, s'il arrivait quelque chose, il fallait se reunir a la convention; que les jacobins n'etaient que des intrigans et des scelerats. Un jacobin voulut lui repondre. Alors une rixe s'engagea; d'une part on criait: _Vive la convention! a bas les jacobins! a bas la queue de Robespierre!_ de l'autre: _A bas les aristocrates et les muscadins! vive la convention et les jacobins!_ Le tumulte augmenta bientot. Le jacobin qui avait pris la parole, et le petit nombre de ceux qui voulurent le soutenir, furent tres maltraites; la garde accourut, et dispersa le rassemblement qui etait deja tres considerable, et empecha un engagement general. Le surlendemain, jour fixe pour le rapport des trois comites de salut public, de legislation, et de surete generale, Robert Lindet fut enfin entendu. Le tableau qu'il avait a tracer de la France etait triste. Apres avoir expose la marche successive des factions, le progres de la puissance de Robespierre jusqu'a sa chute, il montra deux partis, l'un compose de patriotes ardens, craignant pour la revolution et pour eux-memes; et l'autre, des familles eplorees dont les parens avaient ete immoles ou gemissaient encore dans les fers. "Des esprits inquiets, dit Lindet, s'imaginent que le gouvernement va manquer d'energie; ils emploient tous les moyens pour propager leur opinion et leurs craintes. Ils envoient des deputations et des adresses a la convention. Ces craintes sont chimeriques: dans vos mains le gouvernement conservera toute sa force. Les patriotes, les fonctionnaires publics peuvent-ils craindre que les services qu'ils ont rendus s'effacent de la memoire? Quel courage ne leur a-t-il pas fallu pour accepter et pour remplir des fonctions perilleuses? Mais aujourd'hui la France les rappelle a leurs travaux et a leurs professions, qu'ils ont trop long-temps abandonnes. Ils savent que leurs fonctions etaient temporaires; que le pouvoir, conserve trop long-temps dans les memes mains, devient un sujet d'inquietude; et ils ne doivent pas craindre que la France les abandonne aux ressentimens et aux vengeances." Lindet, passant ensuite a ce qui concernait le parti de ceux qui avaient souffert, continua en disant: "Rendez la liberte a ceux que des haines, des passions, l'erreur des fonctionnaires publics et la fureur des derniers conspirateurs ont fait precipiter en masse dans les maisons d'arret; rendez-la aux laboureurs, aux commercans, aux parens des jeunes heros qui defendent la patrie. Les arts ont ete persecutes; cependant c'est par eux que vous avez appris a forger la foudre; c'est par eux que l'art des Montgolfier a servi a eclairer la marche des armees; c'est par eux que les metaux se preparent et s'epurent, que les cuirs se tannent, s'appretent et se mettent en oeuvre dans huit jours. Protegez-les, secourez-les. Beaucoup d'hommes utiles sont encore dans les cachots." Robert Lindet fit ensuite le tableau de l'etat agricole et commercial de la France. Il montra les calamites resultant des assignats, du _maximum_, des requisitions, de l'interruption des communications avec l'etranger. "Le travail, dit-il, a beaucoup perdu de son activite, d'abord parce que quinze cent mille hommes ont ete transportes sur les frontieres, qu'une multitude d'autres se sont voues a la guerre civile, et parce qu'ensuite les esprits, distraits par les passions politiques, se sont detournes de leurs occupations habituelles. Il y a de nouvelles terres defrichees, mais beaucoup de negligees. Le grain n'est pas battu, la laine n'est pas filee, les cultivateurs ne font ni rouir leur lin, ni teiller leurs chanvres. Tachons de reparer des maux si nombreux, si divers; rendons la paix aux grandes villes maritimes et manufacturieres. Qu'on cesse de demolir a Lyon. Avec de la paix, de la sagesse et de l'oubli, les Nantais, les Bordelais, les Marseillais, les Lyonnais, reprendront leurs travaux. Revoquons les lois destructives du commerce; rendons aux marchandises leur circulation; permettons d'exporter, pour qu'on nous apporte ce qui nous manque. Que les villes, les departemens cessent de se plaindre contre le gouvernement, qui, disent-ils, a epuise leurs ressources en subsistances, qui n'a pas observe des proportions assez exactes, et a fait peser inegalement le fardeau des requisitions. Que ne peuvent-ils, ceux qui se plaignent, jeter les yeux sur les tableaux, les declarations, les adresses de leurs concitoyens des autres districts! Ils y verraient les memes plaintes, les memes reclamations, la meme energie, inspirees par le sentiment des memes besoins. Rappelons le repos d'esprit et le travail dans les campagnes; ramenons les ouvriers a leurs ateliers, les cultivateurs a leurs champs. Surtout, ajoute Lindet, efforcons-nous de ramener parmi nous l'union et la confiance. Cessons de nous reprocher nos malheurs et nos fautes. Avons-nous toujours ete, avons-nous pu etre ce que nous aurions voulu etre en effet? Nous avons tous ete lances dans la meme carriere: les uns ont combattu avec courage, avec reflexion; les autres se sont precipites, dans leur bouillante ardeur, contre tous les obstacles qu'ils voulaient detruire et renverser. Qui voudra nous interroger, et nous demander compte de ces mouvemens qu'il est impossible de prevoir et de diriger? La revolution est faite: elle est l'ouvrage de tous. Quels generaux, quels soldats n'ont jamais fait dans la guerre que ce qu'il fallait faire, et ont su s'arreter ou la raison froide et tranquille aurait desire qu'ils s'arretassent? N'etions-nous pas en etat de guerre contre les plus nombreux et les plus redoutables ennemis? Quelques revers n'ont-ils pas irrite notre courage, enflamme notre colere? Que nous est-il arrive qui n'arrive a tous les hommes jetes a une distance infinie du cours ordinaire de la vie." Ce rapport, si sage, si impartial, si complet, fut couvert d'applaudissemens. Tout le monde approuvait les sentimens qu'il renfermait, et il eut ete a desirer que tout le monde put les partager. Lindet proposa ensuite une serie de decrets, qui furent accueillis comme l'avait ete son rapport, et qui furent adoptes sur-le-champ. Par le premier decret, le comite de surete generale et les representans en mission etaient charges d'examiner les reclamations des commercans, des laboureurs, des artistes, des peres et meres des citoyens presens aux armees, qui etaient ou avaient des parens en prison. Par un second, les municipalites et les comites des sections etaient tenus de motiver leurs refus, quand ils n'accordaient pas de certificats de civisme. C'etaient la des satisfactions donnees a ceux qui se plaignaient sans cesse de la terreur et qui craignaient de la voir renaitre. Un troisieme decret ordonnait la redaction d'une instruction morale, tendant a ramener l'amour du travail et des lois, a eclairer les citoyens sur les principaux evenemens de la revolution, et destinee a etre lue au peuple, dans les fetes decadaires. Un quatrieme decret ordonnait un projet d'ecole normale, pour former de jeunes professeurs, et repandre ainsi l'instruction et les lumieres par toute la France. Enfin, a ces decrets en etaient joints plusieurs, ordonnant aux comites des finances et du commerce d'examiner promptement: 1 Les avantages de la libre exportation des marchandises de luxe, sous la condition d'en faire rentrer la valeur en France en marchandises de toute espece; 2 Les avantages ou desavantages de la libre exportation du superflu des denrees de premiere necessite, sous la condition d'un retour et de differentes formalites; 3 Les moyens les plus avantageux de remettre en circulation les marchandises destinees aux communes en rebellion, et retenues sous le scelle; 4 Enfin les reclamations des negocians qui, en vertu de la loi du sequestre, etaient tenus de deposer dans les caisses de district les sommes qu'ils devaient aux etrangers avec lesquels la France etait en guerre. On voit que ces decrets donnaient des satisfactions a ceux qui se plaignaient d'avoir ete persecutes, et renfermaient quelques-unes des mesures capables d'ameliorer l'etat du commerce. Le parti jacobin seul n'avait pas un decret pour lui, mais il n'en avait pas besoin. Il n'avait ete ni poursuivi ni emprisonne; on n'avait fait que le priver du pouvoir; il n'y avait donc aucune reparation a lui accorder. Tout ce qu'on pouvait, c'etait de le rassurer sur la marche du gouvernement, et le rapport de Lindet etait fait et ecrit dans ce but. Aussi l'effet de ce rapport et des decrets qui l'accompagnaient, fut-il des plus favorables sur tous les partis. On parut un peu se calmer. Le lendemain, dernier jour de l'annee et cinquieme sans-culottide de l'an II (21 septembre 1794), la fete ordonnee depuis long-temps pour placer Marat au Pantheon et en exclure Mirabeau, fut celebree. Deja elle n'etait plus conforme a l'etat des opinions et des esprits. Marat n'etait plus assez saint, ni Mirabeau assez coupable, pour qu'on decernat tant d'honneurs au sanglant apotre de la terreur, et qu'on infligeat tant d'ignominie au plus grand orateur de la revolution. Mais pour ne pas alarmer la Montagne, et pour eviter les apparences d'une reaction trop prompte, la fete ne fut pas revoquee. Le jour fixe, les restes de Marat furent portes en pompe au Pantheon, et ceux de Mirabeau en furent ignominieusement retires par une porte laterale. Ainsi le pouvoir, retire aux jacobins et aux montagnards, etait possede aujourd'hui par les partisans de Danton, de Camille Desmoulins, par les _indulgens_ enfin, qui etaient devenus les thermidoriens. Ces derniers cependant, tandis qu'ils tachaient de reparer les maux produits par la revolution, tandis qu'ils elargissaient les suspects et s'efforcaient de rendre quelque liberte et quelque securite au commerce, etaient pleins encore de menagement pour la Montagne qu'ils avaient depossedee, et decernaient a Marat la place qu'ils ravissaient a Mirabeau. CHAPITRE XXIV. REPRISE DES OPERATIONS MILITAIRES.--REDDITION DE CONDE, VALENCIENNES, LANDRECIES ET LE QUESNOY. DECOURAGEMENT DES COALISES.--BATAILLE DE L'OURTHE ET DE LA ROER.--PASSAGE DE LA MEUSE.--OCCUPATION DE TOUTE LA LIGNE DU RHIN.--SITUATION DES ARMEES AUX ALPES ET AUX PYRENEES. SUCCES DES FRANCAIS SUR TOUS LES POINTS. ETAT DE LA VENDEE ET DE LA BRETAGNE; GUERRE DES CHOUANS. PUISAYE, AGENT PRINCIPAL ROYALISTE EN BRETAGNE.--RAPPORT DU PARTI ROYALISTE AVEC LES PRINCES FRANCAIS ET L'ETRANGER. INTRIGUES A L'INTERIEUR; ROLE DES PRINCES EMIGRES. L'activite des operations militaires s'etait un peu ralentie vers le milieu de la saison. Nos deux grandes armees du Nord et de Sambre-et-Meuse, entrees dans Bruxelles en thermidor (juillet), puis acheminees l'une sur Anvers, l'autre sur la Meuse, etaient demeurees dans un long repos, attendant la reprise des places de Landrecies, Le Quesnoy, Valenciennes et Conde, perdues dans la precedente campagne. Sur le Rhin, le general Michaud etait occupe a recomposer son armee, pour reparer l'echec de Kayserslautern, et attendait un renfort de quinze mille hommes tires de la Vendee. Les armees des Alpes et d'Italie, devenues maitresses de la grande chaine, campaient sur les hauteurs des Alpes, en attendant l'approbation d'un plan d'invasion propose, disait-on, par le jeune officier qui avait decide la prise de Toulon et des lignes de Saorgio. Aux Pyrenees-Orientales, Dugommier, depuis ses derniers succes au Boulou, s'etait longtemps arrete pour prendre Collioure, et bloquait maintenant Bellegarde. L'armee des Pyrenees-Occidentales s'organisait encore. Cette longue inaction qui signala le milieu de la campagne, et qu'il faut imputer aux grands evenemens de l'interieur et a de mauvaises combinaisons, aurait pu nuire a nos succes si l'ennemi avait su mettre le temps a profit. Mais il regnait un tel desordre d'esprit chez les coalises, que notre faute ne leur profita pas, et ne fit que retarder un peu la marche extraordinaire de nos victoires. Rien n'etait plus mal calcule que notre inaction en Belgique, aux environs d'Anvers et sur les bords de la Meuse. Le meilleur moyen de hater la prise des quatre places perdues eut ete d'eloigner toujours davantage les grandes armees qui pouvaient les secourir. En profitant du desordre ou la victoire de Fleurus et la retraite qui s'en etait suivie avaient jete les coalises, il eut ete facile d'arriver bientot jusqu'au Rhin. Malheureusement on ignorait encore le grand art de profiter de la victoire, art le plus rare de tous, parce qu'il suppose qu'elle n'est pas seulement le fruit d'une attaque heureuse, mais le resultat de vastes combinaisons. Pour hater la reddition des quatre places, la convention avait porte un decret formidable, a la maniere de tous ceux qui se succederent depuis prairial jusqu'en thermidor. Se fondant sur la raison que les coalises occupaient quatre places francaises, et que tout est permis pour eloigner l'ennemi de chez soi, elle decreta que si, vingt-quatre heures apres la sommation, les garnisons ennemies ne se rendaient pas, elles seraient passees au fil de l'epee. La garnison de Landrecies se rendit seule. Le commandant de Conde fit cette belle reponse, _qu'une nation n'avait pas le droit de decreter le deshonneur d'une autre_. Le Quesnoy et Valenciennes continuerent de se defendre. Le comite, sentant l'injustice d'un pareil decret, usa d'une subtilite pour en eviter l'execution, et en meme temps pour epargner a la convention la necessite de le rapporter. Il supposa que le decret, n'ayant pas ete notifie aux commandans des trois places, leur etait reste inconnu. Avant de le leur signifier, il ordonna au general Scherer de pousser les travaux avec assez d'activite pour rendre la sommation imposante, et legitimer une capitulation de la part des garnisons ennemies. En effet, Valenciennes fut rendue le 12 fructidor (29 aout); Conde et Le Quesnoy les jours suivans. Ces places, qui avaient tant coute aux coalises pendant la campagne precedente, nous furent donc restituees sans de grands efforts, et l'ennemi ne conserva plus aucun point de notre territoire dans les Pays-Bas. Nous etions maitres, au contraire, de toute la Belgique, jusqu'a la Meuse et Anvers. Moreau venait de conquerir l'Ecluse, et de rentrer en ligne; Scherer avait envoye la brigade Osten a Pichegru, et avait rejoint Jourdan avec sa division. Grace a cette reunion, l'armee du Nord, sous Pichegru, s'elevait a plus de soixante-dix mille hommes, presens sous les armes, et celle de la Meuse, sous Jourdan, a cent seize mille. L'administration, epuisee par les efforts qu'elle avait faits pour improviser l'equipement de ces armees, ne suffisait que tres imparfaitement a leur entretien. On y suppleait par des requisitions, faites avec menagement, et par les plus belles vertus militaires. Les soldats savaient se passer des objets les plus necessaires; ils ne campaient plus sous des tentes; ils bivouaquaient sous des branches d'arbres. Les officiers sans appointemens, ou payes avec des assignats, vivaient comme le soldat, mangeaient le meme pain, marchaient a pied comme lui, et le sac sur le dos. L'enthousiasme republicain et la victoire soutenaient ces armees, les plus sages et les plus braves qu'ait jamais eues la France. Les coalises etaient dans un desordre singulier. Les Hollandais, mal soutenus par leurs allies les Anglais, et doutant de leur bonne foi, etaient consternes. Ils formaient un cordon devant leurs places fortes, pour avoir le temps de les mettre en etat de defense, ce qui aurait du etre acheve depuis long-temps. Le duc d'York, aussi ignorant que presomptueux, ne savait comment se servir de ses Anglais, et ne prenait aucun parti decisif. Il se retirait vers la Basse-Meuse et le Rhin, etendant ses ailes tantot vers les Hollandais, tantot vers les Imperiaux. Cependant, reuni aux Hollandais, il aurait pu disposer encore de cinquante mille hommes, et tenter sur les flancs de l'une des deux armees du Nord et de la Meuse l'un de ces mouvemens hardis que le general Clerfayt, l'annee suivante, et l'archiduc Charles, en 1796, surent executer avec a propos et honneur, et dont un grand capitaine donna depuis, tant de memorables exemples. Les Autrichiens, retranches le long de la Meuse, depuis l'embouchure de la Roer jusqu'a celle de l'Ourthe, etaient decourages par leurs revers, et manquaient des approvisionnemens necessaires. Le prince de Cobourg, tout a fait deconsidere par sa derniere campagne, avait cede le commandement a Clerfayt, le plus digne de l'occuper entre tous les generaux autrichiens. Il n'etait pas trop tard encore pour se rapprocher du duc d'York, et pour agir en masse contre l'une des deux armees francaises; mais on ne songeait qu'a garder la Meuse. Le cabinet de Londres, alarme de la marche des evenemens, avait envoye commissaires sur commissaires pour reveiller le zele de la Prusse, pour reclamer de sa part l'execution du traite de La Haye, et pour engager l'Autriche par des promesses de secours a defendre vigoureusement la ligne que ses troupes occupaient encore. Une reunion de ministres et de generaux anglais, hollandais et autrichiens, eut lieu a Maestricht, et on convint de defendre les bords de la Meuse. Les armees francaises s'etaient enfin remises en mouvement dans le milieu de fructidor (premiers jours de septembre). Pichegru s'avanca d'Anvers vers l'embouchure des fleuves. Les Hollandais commirent alors la faute de se separer des Anglais. Au nombre de vingt mille hommes ils se rangerent le long de Berg-op-Zoom, Breda, Gertruydenberg, restant adosses a la mer, dans une position qui ne leur permettait plus d'agir pour les places qu'ils voulaient couvrir. Le duc d'York avec ses Anglais et ses Hanovriens se retira sur Bois-le-Duc, se liant avec les Hollandais par une chaine de postes que l'armee francaise pouvait enlever des qu'elle paraitrait. A Boxtel, sur le bord de la Dommel, Pichegru joignit l'arriere-garde du duc d'York, enveloppa deux bataillons, et les enleva. Le lendemain, sur les bords de l'Aa, il rencontra le general Abercromby, lui fit encore des prisonniers, et continua de pousser le duc d'York, qui se hata de passer la Meuse a Grave, sous le canon de la place. Pichegru avait fait dans cette marche quinze cents prisonniers; il arriva sur les bords de la Meuse, le jour de la deuxieme sans-culottide (18 septembre). Pendant ce temps, Jourdan s'avancait de son cote, et se preparait a franchir la Meuse. La Meuse a deux affluens principaux, l'Ourthe qui la joint vers Liege, et la Roer qui s'y jette vers Ruremonde. Ces deux affluens forment deux lignes qui divisent le pays entre la Meuse et le Rhin, et qu'il faut successivement emporter pour arriver a ce dernier fleuve. Les Francais, maitres de Liege, avaient franchi la Meuse, et etaient deja venus se ranger en face de l'Ourthe; ils bordaient la Meuse de Liege a Maestricht, et l'Ourthe de Liege a Gomblaine-au-Pont, formant ainsi un angle dont Liege etait le sommet. Clerfayt avait range sa gauche derriere l'Ourthe, sur les hauteurs de Sprimont. Ces hauteurs sont bordees d'un cote par l'Ourthe, de l'autre par l'Ayvaille qui se jette dans l'Ourthe. Le general Latour y commandait les Autrichiens. Jourdan ordonna a Scherer d'attaquer la position de Sprimont du cote de l'Ayvaille, tandis que le general Bonnet y marcherait en traversant l'Ourthe. Le jour de la deuxieme sans-culottide (18 septembre), Scherer divisa son corps en trois colonnes, commandees par les generaux Marceau, Mayer et Hacquin, et se porta sur les bords de l'Ayvaille, qui coule dans un lit profond, entre deux cotes escarpees. Les generaux donnerent eux-memes l'exemple, entrerent dans l'eau, et entrainerent leurs soldats sur la rive opposee, malgre le feu d'une artillerie formidable. Latour etait reste immobile sur les hauteurs de Sprimont, se preparant a fondre sur les colonnes francaises des qu'elles auraient passe la riviere. Mais a peine eurent-elles franchi l'escarpement des bords, qu'elles se precipiterent sur la position, sans donner a Latour le temps de les prevenir. Elles l'attaquerent vivement, tandis que le general Hacquin debordait son flanc gauche, et que le general Bonnet, ayant passe l'Ourthe, marchait sur ses derrieres; Latour fut alors oblige de decamper, et de se replier sur l'armee imperiale. Ce combat bien concu, vivement execute, etait aussi honorable pour le general en chef que pour l'armee. Il nous valut trente-six pieces de canon et cent caissons; il fit perdre quinze cents hommes a l'ennemi, tant tues que blesses, et decida Clerfayt a quitter la ligne de l'Ourthe. Ce general craignait, en effet, en voyant sa gauche battue, d'etre coupe de sa retraite sur Cologne. En consequence, il abandonna les bords de la Meuse et de l'Ourthe, et se replia sur Aix-la-Chapelle. Il ne restait plus aux Autrichiens que la ligne de la Roer. Ils occupaient cette riviere depuis Dueren et Juliers jusqu'a son embouchure dans la Meuse, c'est-a-dire jusqu'a Ruremonde. Ils avaient cede du cours de la Meuse tout ce qui est compris de l'Ourthe a la Roer, entre Liege et Ruremonde; il ne leur restait que l'etendue de Ruremonde a Grave, point par lequel ils se liaient au duc d'York. La Roer etait la ligne qu'il fallait bien defendre, pour ne pas perdre la rive gauche du Rhin. Clerfayt concentra toutes ses forces sur les bords de la Roer, entre Dueren, Juliers et Linnich. Il avait depuis quelque temps ordonne des travaux considerables pour assurer sa ligne; il avait place des corps avances au-dela de la Roer sur le plateau d'Aldenhoven, garni de retranchemens; il occupait ensuite la ligne de la Roer et ses bords escarpes, et il etait campe derriere cette ligne avec son armee et une artillerie nombreuse. Le 10 vendemiaire an III (1er octobre 1794), Jourdan se trouva en presence de l'ennemi avec toutes ses forces. Il ordonna au general Scherer, commandant l'aile droite, de se porter sur Dueren en passant la Roer par tous les points gueables; au general Hatry de traverser vers le centre de la position, a Altorp; aux divisions Championnet et Morlot, soutenues de la cavalerie, d'enlever le plateau d'Aldenhoven place en avant de la Roer, de balayer la plaine, de passer l'eau, et de masquer Juliers pour empecher les Autrichiens d'en deboucher; au general Lefevre de s'emparer de Linnich, et de traverser a tous les gues existant dans les environs; enfin a Kleber, qui etait vers l'embouchure meme de la riviere, de la remonter jusqu'a Ratem, et de la passer sur ce point mal defendu, afin de couvrir la bataille du cote de Ruremonde. Le lendemain, 11 vendemiaire, les Francais se mirent en mouvement sur toute la ligne. Cent mille jeunes republicains marchaient a la fois avec un ordre et une precision dignes des plus vieilles troupes. On ne les avait pas encore vus en aussi grand nombre sur le meme champ de bataille. Ils s'avancaient vers la Roer, but de leurs efforts. Malheureusement ils etaient encore eloignes de ce but, et ils n'y arriverent que vers le milieu du jour. Le general, de l'avis des militaires, n'avait commis qu'une faute, celle de prendre un point de depart trop eloigne du point d'attaque, et de ne pas employer un jour a se rapprocher de la ligne ennemie. Le general Scherer, charge de la droite, dirigea ses brigades sur les differens points de la Roer, et ordonna au general Hacquin d'aller la passer fort au-dessus, au gue de Winden, pour tourner le flanc gauche de l'ennemi. Il etait onze heures quand il fit ces dispositions. Hacquin mit long-temps a parcourir le circuit qu'on lui avait trace. Scherer attendait qu'il fut arrive au point indique, pour lancer ses divisions dans la Roer, et il laissait ainsi a Clerfayt le temps de preparer tous ses moyens, le long des hauteurs de la rive opposee. Il etait trois heures; enfin Scherer ne veut pas attendre davantage, et met ses divisions en mouvement. Marceau se jette dans l'eau avec ses troupes, et passe au gue de Mirveiller; Lorges fait de meme, se porte sur Dueren, et en chasse l'ennemi apres un combat sanglant. Les Autrichiens abandonnent Dueren un moment; mais, retires en arriere, ils reviennent bientot avec des forces considerables. Marceau se jette aussitot dans Dueren, pour y soutenir la brigade de Lorges. Mayer, qui a passe la Roer un peu au-dessus, a Niederau, et qui vient d'etre accueilli par une artillerie meurtriere, se replie aussi vers Dueren. C'est la que se concentrent alors tous les efforts. L'ennemi, qui n'avait encore fait agir que ses avant-gardes, etait range en arriere sur les hauteurs, avec soixante bouches a feu. Il les fait agir aussitot, et couvre les Francais d'une grele de mitraille et de boulets. Nos jeunes soldats resistent, soutenus par leurs generaux. Malheureusement Hacquin ne parait pas encore sur le flanc gauche de l'ennemi, manoeuvre de laquelle on attendait le gain de la bataille. Dans le meme moment on se battait au centre, sur le plateau avance d'Aldenhoven. Les Francais y etaient arrives a la baionnette. Leur cavalerie s'y etait deployee, avait recu et execute plusieurs charges. Les Autrichiens, voyant la Roer franchie au-dessus et au-dessous d'Aldenhoven, avaient abandonne ce plateau, et s'etaient retires a Juliers, au-dela de la riviere. Championnet, qui les avait suivis jusque sur les glacis, canonnait et etait canonne par l'artillerie de la place. A Linnich, Lefevre avait repousse les Autrichiens et joint la Roer; mais ayant trouve le pont brule, il s'occupait a le retablir. A Ratem, Kleber avait rencontre des batteries rasantes, et leur repondait par un violent feu d'artillerie. L'action decisive etait donc a droite vers Dueren, ou se trouvaient accumules Marceau, Lorges, Mayer, qui tous attendaient le mouvement d'Hacquin. Jourdan avait ordonne a Hatry de se replier sur Dueren au lieu d'effectuer le passage a Altorp; mais le trajet etait trop long pour que cette colonne put devenir utile au point decisif. Enfin, a cinq heures du soir, Hacquin parait sur le flanc gauche de Latour. Alors les Autrichiens, qui se voient menaces sur la gauche par Hacquin, et qui ont Lorges, Marceau et Mayer en face, se decident a se retirer, et replient leur aile gauche, la meme qui avait combattu a Sprimont. A leur extreme droite, Kleber les menace d'un mouvement audacieux. Le pont qu'il avait voulu jeter etant trop court, les soldats demandent a se precipiter dans la riviere. Kleber, pour soutenir leur ardeur, reunit toute son artillerie, et foudroie l'ennemi sur l'autre rive. Alors les imperiaux sont encore obliges de se retirer sur ce point, et bientot ils s'eloignent de tous les autres. Ils abandonnent la Roer, laissant huit cents prisonniers et trois mille hommes hors de combat. Le lendemain, les Francais trouverent Juliers evacue, et purent passer la Roer sur tous les points. Telle fut l'importante bataille qui nous valut la conquete definitive de la rive gauche du Rhin. C'est l'une de celles qui ont le plus merite au general Jourdan la reconnaissance de sa patrie et l'estime des militaires. Neanmoins les critiques lui ont reproche de n'avoir pas pris un point de depart plus rapproche du point d'attaque, et de n'avoir pas porte le gros de ses forces a Mirveiller et Dueren. Clerfayt prit la grande route de Cologne; Jourdan le suivit, et occupa cette ville, le 15 vendemiaire (6 octobre); il s'empara de Bonn, le 29 (20 octobre). Kleber alla faire avec Marescot le siege de Maestricht. Tandis que Jourdan remplissait si vaillamment sa tache, et prenait possession de l'importante ligne du Rhin, Pichegru, de son cote, se preparait a franchir la Meuse pour venir joindre ensuite le Wahal, bras principal du Rhin vers son embouchure. Ainsi que nous venons de le rapporter tout a l'heure, le duc d'York avait passe la Meuse a Grave, abandonnant Bois-le-Duc a ses propres forces. Avant de tenter le passage de la Meuse, Pichegru devait s'emparer de Bois-le-Duc; ce qui n'etait pas facile dans l'etat de la saison, et avec l'insuffisance du materiel de siege. Cependant l'audace des Francais et le decouragement des ennemis rendaient tout possible. Le fort de Crevecoeur, pres de la Meuse, menace par une batterie dirigee a propos sur un point ou l'ennemi ne croyait pas possible d'en etablir, se rendit. Le materiel qu'on y trouva servit a presser le siege de Bois-le-Duc. Cinq attaques consecutives epouvanterent le gouverneur, qui rendit la place le 19 vendemiaire (10 octobre). Ce succes inespere procura aux Francais une base solide et des munitions considerables pour pousser leurs operations au-dela de la Meuse, et jusqu'au bord du Wahal. Moreau, qui formait la droite, s'etait, depuis les victoires de l'Ourthe et de la Roer, avance jusqu'a Venloo. Le duc d'York, effraye de ce mouvement, avait retire toutes ses troupes au-dela du Wahal, et abandonne tout l'espace compris entre la Meuse et le Wahal ou le Rhin. Cependant, voyant que Grave (sur la Meuse) allait se trouver sans communications et sans appui, il repassa le Wahal, et entreprit de defendre l'espace compris entre les deux cours d'eau. Le sol, comme il arrive toujours vers l'embouchure des grands fleuves, etait inferieur au lit des eaux; il presentait de vastes prairies coupees de canaux et de chaussees, et inondees dans certaines parties. Le general Hammerstein, place intermediairement entre la Meuse et le Wahal, avait ajoute a la difficulte des lieux en coupant les routes, en couvrant les digues d'artillerie, en jetant sur les canaux des ponts, que son armee devait detruire en se retirant. Le duc d'York, dont il formait l'avant-garde, etait place en arriere, sur les bords du Wahal, dans le camp de Nimegue. Dans les journees des 27 et 28 vendemiaire (18 et 19 octobre), Pichegru fit franchir la Meuse a deux de ses divisions, sur un pont de bateaux. Les Anglais, qui etaient sous le canon de Nimegue, et l'avant-garde d'Hammerstein disposee le long des canaux et des digues, se trouvaient trop eloignes pour empecher ce passage. Le reste de l'armee debarqua sur l'autre rive, sous la protection de ces deux divisions. Le 28, Pichegru decida l'attaque de tous les ouvrages qui couvraient l'espace intermediaire de la Meuse au Wahal. Il lanca quatre colonnes, formant une masse superieure a l'ennemi, dans ces prairies inondees et coupees de canaux. Les Francais braverent le feu de l'artillerie avec un rare courage, puis se jeterent dans les fosses, ayant de l'eau jusqu'aux epaules, tandis que les tirailleurs, du bord des fosses, fusillaient par dessus leurs tetes. L'ennemi epouvante se retira, ne songeant plus qu'a sauver son artillerie. Il vint se refugier dans le camp de Nimegue, sur les bords du Wahal, et les Francais vinrent bientot l'y insulter journellement. Ainsi, vers la Hollande comme vers le Luxembourg, les Francais etaient enfin parvenus a atteindre cette formidable ligne du Rhin, que la nature semble avoir assignee pour limite a leur belle patrie, et qu'ils ont toujours ambitionne de lui donner pour frontiere. Pichegru, il est vrai, arrete par Nimegue, n'etait pas maitre du cours du Wahal, et s'il songeait a conquerir la Hollande, il voyait devant lui de nombreux cours d'eaux, des places fortes, des inondations et une saison affreuse; mais il touchait a la limite tant desiree, et avec encore un acte d'audace, il pouvait entrer dans Nimegue ou dans l'ile de Bommel, et s'etablir solidement sur le Wahal. Moreau, appele le general des sieges, venait, par un acte de hardiesse, d'entrer dans Venloo; Jourdan etait fortement etabli sur le Rhin. Le long de la Moselle et de l'Alsace, les armees venaient aussi de joindre ce grand fleuve. Depuis l'echec de Kayserslautern, les armees de la Moselle et du Haut-Rhin, commandees par Michaud, avaient passe leur temps a se renforcer de detachemens tires des Alpes et de la Vendee. Le 14 messidor (2 juillet), une attaque avait ete essayee sur toute la ligne, depuis le Rhin jusqu'a la Moselle, sur les deux versans des Vosges. Cette attaque trop divisee n'avait eu aucun succes. Une seconde tentative, dirigee sur de meilleurs principes, fut faite le 25 messidor (13 juillet). Le principal effort avait porte sur le centre des Vosges, dans le but de s'emparer des passages, et avait amene, comme toujours, la retraite generale des armees coalisees au-dela de Franckenthal. Le comite avait ordonne alors une diversion sur Treves, dont on s'etait empare pour punir l'electeur. Par ce mouvement, un corps principal s'etait trouve en fleche entre les armees imperiales du Bas-Rhin et l'armee prussienne des Vosges, sans que celles-ci songeassent a en tirer avantage. Cependant les Prussiens, profitant enfin de la diminution de nos forces vers Kayserslautern, nous avaient attaques de nouveau a l'improviste, et ramenes en arriere de Kayserslautern. Heureusement Jourdan venait d'etre victorieux sur la Roer; Clerfayt venait de repasser le Rhin a Cologne. Les coalises n'eurent pas alors le courage de rester dans les Vosges; ils se retirerent, nous abandonnant tout le Palatinat, et jetant une forte garnison dans Mayence. Il ne leur restait donc plus que Luxembourg et Mayence sur la rive gauche. Le comite en ordonna aussitot le blocus. Kleber fut appele de la Belgique a Mayence, pour commander le siege de cette place, qu'il avait contribue a defendre en 1793, et ou il avait commence son illustration. Nos conquetes s'etendaient donc sur tous les points, et atteignaient partout le Rhin. Aux Alpes, l'inaction avait continue, et la grande chaine nous etait restee. Le plan d'invasion habilement imagine par le general Bonaparte, et communique au comite par Robespierre le jeune, qui etait en mission a l'armee d'Italie, avait ete adopte. Il consistait a reunir les deux armees des Alpes et d'Italie dans la vallee de la Stura pour envahir le Piemont. Les ordres de marche etaient donnes lorsqu'arriva le 9 thermidor; l'execution fut alors suspendue. Les commandans des places qui avaient ete obliges de ceder une partie de leurs garnisons, les representans, les municipalites, et tous les partisans de la reaction, pretendirent que ce plan avait pour but de perdre l'armee en la jetant en Piemont, de rouvrir Toulon aux Anglais, et de servir les desseins secrets de Robespierre. Jean-Bon-Saint-Andre surtout, qui avait ete envoye a Toulon pour y reparer la marine, et qui nourrissait des projets sur la Mediterranee, se montra l'un des plus grands adversaires du plan. Le jeune Bonaparte fut meme accuse d'etre complice des Robespierre, a cause de la confiance que ses talens et ses projets avaient inspiree au plus jeune des deux freres. L'armee fut ramenee en desordre sur la grande chaine, ou elle reprit ses positions. Cependant la campagne s'acheva par un avantage eclatant. Les Autrichiens, d'accord avec les Anglais, voulurent faire une tentative sur Savone, pour couper la communication avec Genes, qui par sa neutralite rendait de grands services au commerce des subsistances. Le general Colloredo s'avanca avec un corps de huit a dix mille hommes, ne mit aucune celerite dans sa marche, et donna aux Francais le temps de se premunir. Saisi au milieu des montagnes par les Francais, dont le general Bonaparte dirigeait les mouvemens, il perdit huit cents hommes, et se retira honteusement, accusant les Anglais, qui l'accuserent a leur tour. La communication avec Genes fut retablie, et l'armee consolidee dans toutes ses positions. Aux Pyrenees, nos succes avaient recommence leur cours. Dugommier faisait toujours le siege de Bellegarde, voulant s'emparer de cette place avant de descendre en Catalogne. La Union avait voulu, par une attaque generale sur la ligne francaise, venir au secours des assieges; mais repousse sur tous les points, il venait de s'eloigner, et la place, plus decouragee que jamais par cette deroute de l'armee espagnole, s'etait rendue le 6 vendemiaire (27 septembre). Dugommier, entierement rassure sur ses derrieres, se preparait a s'avancer en Catalogne. Aux Pyrenees occidentales, les Francais, sortant enfin de leur repos, venaient d'envahir la vallee de Bastan, d'enlever Fontarabie et Saint-Sebastien, et, grace au climat de ces contrees, se disposaient, comme aux Pyrenees orientales, a pousser leurs succes malgre l'approche de l'hiver. Dans la Vendee, la guerre continuait, non pas vive et dangereuse, mais lente et devastatrice. Stofflet, Sapinaud, Charette, s'etaient enfin partage le commandement. Depuis la mort de La Rochejaquelein, Stofflet lui avait succede dans l'Anjou et le Haut-Poitou. Sapinaud avait toujours conserve la petite division du centre; Charette, illustre par cette campagne du dernier hiver, ou, avec des forces presque detruites, il etait toujours parvenu a se soustraire a la poursuite des republicains, commandait dans la Basse-Vendee, mais ambitionnait le commandement general. On s'etait reuni a Jallais, et on avait fait des conventions dictees par l'abbe Bernier, cure de Saint-Lo, conseiller et ami de Stofflet, et gouvernant le pays sous son nom. Cet abbe etait aussi ambitieux que Charette, et desirait une combinaison qui lui fournit le moyen d'exercer sur tous les chefs l'empire qu'il avait sur Stofflet. On convint de former un conseil superieur d'apres les ordres duquel tout se ferait a l'avenir. Stofflet, Sapinaud et Charette se confirmerent reciproquement leurs commandemens respectifs de l'Anjou, du centre et de la Basse-Vendee. M. de Marigny, qui avait survecu a la grande expedition vendeenne sur Granville, ayant enfreint l'un des ordres de ce conseil, fut saisi. Stofflet eut la cruaute de le faire fusiller sur un rapport de Charette. On attribua a la jalousie cet acte de rigueur, qui produisit une funeste impression sur tous les royalistes. La guerre, sans aucun resultat possible, n'etait plus qu'une guerre de devastation. Les republicains avaient etabli quatorze camps retranches qui enveloppaient tout le pays insurge. De ces camps partaient des colonnes incendiaires qui, sous le commandement en chef du general Turreau, executaient le formidable decret de la convention. Elles brulaient les bois, les haies, les genets, souvent meme les villages, s'emparaient des moissons et des bestiaux, et, s'autorisant du decret qui ordonnait a tout habitant etranger a la revolte de se retirer a vingt lieues du pays insurge, traitaient en ennemis tous ceux qu'elles rencontraient. Les Vendeens qui, obliges de vivre, ne cessaient pas de cultiver leurs champs au milieu de ces horribles scenes, resistaient a cette guerre de maniere a la rendre eternelle. Au signal de leurs chefs, ils formaient des rassemblemens imprevus, se jetaient sur les derrieres des camps, et les enlevaient; ou bien, laissant penetrer les colonnes, ils fondaient sur elles quand elles etaient engagees dans le pays, et s'ils parvenaient a les rompre, ils egorgeaient jusqu'au dernier homme. Ils s'emparaient alors des armes, des munitions, dont ils etaient avides, et, sans avoir rien fait pour affaiblir un ennemi trop superieur, ils s'etaient procure seulement les moyens de continuer cette guerre atroce. Tel etait l'etat des choses sur la rive gauche de la Loire. Sur la rive droite, dans cette partie de la Bretagne qui est comprise entre la Loire et la Vilaine, s'etait forme un nouveau rassemblement, compose en grande partie des restes de la colonne vendeenne detruite a Savenay et des paysans qui habitaient ces plaines. M. de Scepeaux en etait le chef. Ce corps etait a peu pres de la force de celui de M. de Sapinaud, et liait la Vendee a la Bretagne. La Bretagne etait devenue le theatre d'une guerre toute differente de celle de la Vendee, et non moins deplorable. Les chouans, dont nous avons deja parle, etaient des contrebandiers que l'abolition des barrieres avait laisses sans etat, des jeunes gens qui n'avaient pas voulu obeir a la requisition, et quelques Vendeens echappes, comme ceux de M. de Scepeaux, a la deroute de Savenay. Ils se livraient au brigandage dans les rochers et les vastes bois de la Bretagne, particulierement dans la grande foret du Pertre. Ils ne formaient pas, comme les Vendeens, des rassemblemens nombreux, capables de tenir la campagne; ils marchaient en troupes de trente et cinquante, arretaient les courriers, les voitures publiques, assassinaient les juges de paix, les maires, les fonctionnaires republicains, et surtout les acquereurs de biens nationaux. Quant a ceux qui etaient non pas acquereurs, mais fermiers de ces biens, ils se rendaient chez eux, et se faisaient payer le prix du fermage. Ils avaient ordinairement le soin de detruire les ponts, de briser les routes, de couper l'essieu des charrettes, pour empecher le transport des subsistances dans les villes. Ils faisaient des menaces terribles a ceux qui apportaient leurs denrees dans les marches, et ils executaient ces menaces en pillant et incendiant leurs proprietes. Ne pouvant pas occuper militairement le pays, leur but evident etait de le bouleverser, en empechant les citoyens d'accepter aucune fonction de la republique, en punissant l'acquisition des biens nationaux, et en affamant les villes. Moins reunis, moins forts que les Vendeens, ils etaient cependant plus redoutables, et meritaient veritablement le nom de brigands. Ils avaient un chef secret que nous avons deja nomme, M. de Puisaye, autrefois membre de l'assemblee constituante. Il s'etait retire apres le 10 aout en Normandie, s'etait jete, comme on l'a vu, dans l'insurrection federaliste, et, apres la defaite de Vernon, etait venu se cacher en Bretagne et y recueillir les restes de la conspiration de La Rouarie. A une grande intelligence, a une rare habilete pour reunir les elemens d'un parti, il joignait une extreme activite de corps et d'esprit, et une vaste ambition. Puisaye, frappe de la position peninsulaire de la Bretagne, de la vaste etendue de ses cotes, de la configuration particuliere de son sol, couvert de forets, de montagnes, de retraites impenetrables, frappe surtout de la barbarie de ses habitans, parlant une langue etrangere, prives ainsi de toute communication avec les autres habitans de la France, entierement soumis a l'influence des pretres, et trois ou quatre fois plus nombreux que les Vendeens, Puisaye croyait pouvoir preparer en Bretagne une insurrection bien plus formidable que celle qui avait eu pour chefs les Cathelineau, les d'Elbee, les Bonchamp, les Lescure. Le voisinage surtout de l'Angleterre, l'heureux intermediaire des iles de Jersey et de Guernesey, lui avaient inspire le projet de faire concourir le cabinet de Londres a ses projets. Il ne voulait donc pas que l'energie du pays s'usat en inutiles brigandages, et il travaillait a l'organiser de maniere a pouvoir le tenir tout entier sous sa main. Aide des pretres, il avait fait enroler tous les hommes en etat de porter les armes, sur des registres ouverts dans les paroisses. Chaque paroisse formait une compagnie; chaque canton une division; les divisions reunies formaient quatre divisions principales, celles du Morbihan, du Finistere, des Cotes-du-Nord et d'Ille-et-Vilaine, aboutissant toutes quatre a un comite central, qui representait l'autorite supreme du pays. Puisaye presidait le comite central en qualite de general en chef, et, par le moyen de ces ramifications, faisait parvenir ses ordres a toute la contree. Il recommandait, en attendant l'execution de ses vastes projets, de commettre le moins d'hostilites possible, pour ne pas attirer trop de troupes en Bretagne; de se contenter de reunir des munitions, et d'empecher le transport des subsistances dans les villes. Mais les chouans, peu propres au genre de guerre generale qu'il meditait, se livraient individuellement a des brigandages qui etaient plus profitables pour eux et plus de leur gout. Puisaye se hatait de mettre la derniere main a son ouvrage, et se proposait, des qu'il aurait acheve l'organisation de son parti, de passer a Londres, pour ouvrir une negociation avec le cabinet anglais et les princes francais. Comme on l'a vu dans la campagne precedente, les Vendeens n'avaient pas encore communique avec les etrangers; on leur avait envoye M. de Tinteniac, pour savoir qui et combien ils etaient, quel but ils avaient, et pour leur offrir des armes et des secours, s'ils s'emparaient d'un port sur la cote. C'est la ce qui les avait engages a venir a Granville, et a faire la tentative dont on a vu la malheureuse issue. L'escadre de lord Moira, apres avoir inutilement croise sur nos cotes, avait porte en Hollande les secours destines a la Vendee. Puisaye esperait provoquer une expedition pareille et s'entendre avec les princes, qui n'avaient encore temoigne aucune reconnaissance, ni donne aucun encouragement aux royalistes insurges dans l'interieur. De leur cote, les princes, esperant peu de l'appui des puissances, commencaient a reporter les yeux sur leurs partisans de l'interieur de la France. Mais rien n'etait dispose autour d'eux pour mettre a profit le devouement des braves gens qui voulaient se sacrifier a leur cause. Quelques vieux seigneurs, quelques anciens amis, avaient suivi Monsieur, qui etait devenu regent, et qui demeurait a Verone depuis que le pays du Rhin n'etait habitable que pour les gens de guerre. Le prince de Conde, brave, mais peu capable, continuait de reunir sur le Haut-Rhin tout ce qui voulait se servir de son epee. Une jeune noblesse suivait M. le comte d'Artois dans ses voyages, et l'avait accompagne jusqu'a Saint-Petersbourg. Catherine avait fait au prince une reception magnifique, lui avait donne une fregate, un million, une epee, et le brave comte de Vauban, pour l'engager a s'en bien servir. Elle avait promis en outre les plus grands secours, des que le prince serait descendu en Vendee. Cependant la descente ne s'etait pas effectuee; et le comte d'Artois etait revenu en Hollande au quartier-general du duc d'York. La situation des trois princes francais n'etait ni brillante ni heureuse. L'Autriche, la Prusse et l'Angleterre avaient refuse de reconnaitre le regent; car reconnaitre un autre souverain de France que le souverain de fait, c'eut ete s'ingerer dans ses affaires interieures, ce qu'aucune puissance ne voulait avoir l'air de faire. Aujourd'hui surtout qu'elles etaient battues, toutes affectaient de dire qu'elles avaient pris les armes dans l'interet seul de leur propre surete. Reconnaitre le regent avait encore un autre inconvenient: c'etait se condamner a ne faire la paix qu'apres la destruction de la republique, chose sur laquelle on commencait a ne plus compter. En attendant, les puissances souffraient les agens des princes, mais ne leur reconnaissaient aucun titre public. Le duc d'Harcourt a Londres, le duc d'Havre a Madrid, le duc de Polignac a Vienne, transmettaient des notes peu lues, rarement ecoutees; ils etaient les intermediaires des secours fort rares dispenses aux emigres, plutot que les organes d'une puissance avouee. Aussi le plus grand mecontentement contre les puissances regnait dans les trois cours emigrees. On commencait a reconnaitre que ce beau zele de la coalition pour la royaute cachait la plus violente haine contre la France. L'Autriche, en placant son drapeau a Valenciennes et a Conde, avait, suivant les emigres, determine l'elan du patriotisme francais. La Prusse, dont ils avaient entrevu deja les dispositions pacifiques, manquait, disaient-ils, a tous ses engagemens. Pitt, qui etait de tous les coalises le plus positif et le plus dedaigneux a leur egard, leur etait aussi le plus odieux. Ils ne l'appelaient que le perfide Anglais, et disaient qu'il fallait prendre son argent, et le tromper ensuite si l'on pouvait. Ils pretendaient qu'il n'y avait a compter que sur l'Espagne; l'Espagne seule etait une fidele parente, une sincere alliee; ce n'etait que sur elle qu'on devait fonder toutes les esperances. Les trois petites cours fugitives, si peu unies deja avec les puissances, ne vivaient pas entre elles dans un meilleur accord. La cour de Verone, peu agissante, donnant aux emigres des ordres mal obeis, faisant aux cabinets des communications mal ecoutees, par des agens non reconnus, se defiait des deux autres, jalousait le role actif du prince de Conde sur le Rhin, l'espece de consideration que son courage peu eclaire, mais energique, lui valait aupres des cabinets, et enviait jusqu'aux voyages de M. le comte d'Artois en Europe. De son cote, le prince de Conde, aussi depourvu d'esprit que brave, ne voulait entrer dans aucun plan, et montrait peu d'empressement pour les deux cours, qui ne se battaient pas. Enfin la petite cour reunie a Arnheim fuyait et la vie qu'on menait sur le Rhin, et l'autorite superieure qu'il fallait subir a Verone, et se tenait au quartier-general anglais, sous pretexte de differens projets sur les cotes de France. Une cruelle experience ayant appris aux princes francais qu'ils ne devaient pas compter sur les ennemis de leur patrie pour retablir leur trone, ils aimaient assez a dire qu'il ne fallait compter desormais que sur les partisans de l'interieur et sur la Vendee. Des que la terreur cessa de regner en France, les brouillons commencerent malheureusement a respirer aussitot que les honnetes gens. Les correspondances des emigres avec l'interieur venaient de recommencer. La cour de Verone, par l'intermediaire du comte d'Entraigues, correspondait avec un nomme Lemaitre, intrigant qui avait ete successivement avocat, secretaire au conseil, pamphletaire, prisonnier a la Bastille, et qui finissait par etre agent des princes. On lui avait adjoint un nomme Laville-Heurnois, ancien maitre des requetes et creature de Calonne, et un abbe Brothier, precepteur des neveux de l'abbe Maury. On demandait a ces intrigans des details sur la situation de la France, sur l'etat des partis, sur leurs dispositions, et des plans de conspiration. Ils repondaient par des renseignemens le plus souvent faux; ils se vantaient faussement de leurs pretendues relations avec les chefs du gouvernement, et contribuaient de toutes leurs forces a persuader aux princes francais qu'il fallait tout attendre d'un mouvement dans l'interieur. On les avait charges de correspondre avec la Vendee et surtout avec Charette, qui par sa longue resistance etait le heros des royalistes, mais avec lequel on n'avait pu entamer encore aucune negociation. Telle etait donc la situation du parti royaliste au dedans et au dehors de la France. Il faisait dans la Vendee une guerre peu alarmante par ses dangers, mais affligeante par ses ravages; il formait en Bretagne des projets etendus, mais lointains encore, et soumis a une condition bien difficile, l'union et le concert d'une foule d'individus; hors de France, il etait divise, peu considere, peu soutenu; desabuse enfin sur l'efficacite des secours etrangers, il entretenait avec les royalistes du dedans des correspondances pueriles. La republique avait donc peu a craindre des efforts de l'Europe et de la royaute. A part le sujet de peine qu'elle trouvait dans les ravages de la Vendee, elle n'avait qu'a s'applaudir de ses brillans[1] triomphes. Sauvee l'annee precedente de l'invasion, elle s'etait vengee cette annee-ci par des conquetes; elle avait acquis la Belgique, le Brabant hollandais, le pays de Luxembourg, de Liege et de Juliers, l'electorat de Treves, le Palatinat, la Savoie, Nice, une place en Catalogne, la vallee de Bastan, et menacait ainsi a la fois la Hollande, le Piemont et l'Espagne. Tels etaient les resultats des immenses efforts du celebre comite de salut public. CHAPITRE XXV. HIVER DE L'AN III. REFORMES ADMINISTRATIVES DANS TOUTES LES PROVINCES. --NOUVELLES MOEURS. PARTI THERMIDORIEN; LA _jeunesse doree_. SALONS DE PARIS.--LUTTE DES DEUX PARTIS DANS LES SECTIONS; RIXES ET SCENES TUMULTUEUSES.--VIOLENCES DU PARTI REVOLUTIONNAIRE AUX JACOBINS ET AU CLUB ELECTORAL.--DECRETS SUR LES SOCIETES POPULAIRES,--DECRETS RELATIFS AUX FINANCES. MODIFICATIONS AU _MAXIMUM_ ET AUX REQUISITIONS.--PROCES DE CARRIER.--AGITATION DANS PARIS, ET EXASPERATION CROISSANTE DES DEUX PARTIS.--ATTAQUE DE LA SALLE DES JACOBINS PAR LA JEUNESSE DOREE.--CLOTURE DU CLUB DES JACOBINS.--RENTREE DES SOIXANTE-TREIZE DEPUTES EMPRISONNES APRES LE 31 MAI.--CONDAMNATION ET SUPPLICE DE CARRIER.--POURSUITES COMMENCEES CONTRE BILLAUD-VARENNES, COLLOT-D'HERBOIS ET BARRERE. Pendant que les evenemens que nous venons de rapporter se passaient aux frontieres, la convention continuait ses reformes. Les representans charges de renouveler les administrations parcouraient la France, reduisant partout le nombre des comites revolutionnaires, les composant d'autres individus, faisant arreter, comme complices du systeme de Robespierre, ceux que des exces trop signales ne permettaient pas de laisser impunis, changeant les fonctionnaires municipaux, reorganisant les societes populaires, et les purgeant des hommes les plus violens et les plus dangereux. Cette operation ne s'executait pas toujours sans obstacle. A Dijon, par exemple, l'organisation revolutionnaire etait plus compacte que partout ailleurs. Les memes individus, membres a la fois du comite revolutionnaire, de la municipalite, de la societe populaire, y faisaient trembler tout le monde. Ils enfermaient arbitrairement les voyageurs et les habitans, inscrivaient sur la liste des emigres tous ceux qu'il leur plaisait d'y porter, et les empechaient d'obtenir des certificats de residence en intimidant les sections. Ils s'etaient enregimentes sous le titre d'armee revolutionnaire, et obligeaient la commune a leur payer une solde. Ils n'avaient aucune profession; assistaient aux seances du club, eux et leurs femmes, et dissipaient dans des orgies, ou il n'etait permis de boire que dans des calices, le double produit de leurs appointemens et de leurs rapines. Ils correspondaient avec les jacobins de Lyon et de Marseille, et leur servaient d'intermediaires pour communiquer avec ceux de Paris. Le representant Cales eut la plus grande peine a dissoudre cette coalition; il destitua toutes les autorites revolutionnaires, choisit vingt ou trente membres les plus moderes du club, et les chargea de faire l'epuration des autres. Lorsqu'ils etaient chasses des municipalites, dans les provinces, les revolutionnaires faisaient comme a Paris; ils se retiraient ordinairement dans le club jacobin. Si le club etait epure, ils l'envahissaient de nouveau apres le depart des representans[1], ou en formaient un autre. La, ils tenaient des discours plus violens encore qu'autrefois, et se livraient a tout le delire de la colere et de la peur, car ils voyaient la vengeance partout. Les jacobins de Dijon envoyerent a ceux de Paris une adresse incendiaire. A Lyon, ils presentaient un ensemble non moins dangereux; et comme la ville se trouvait encore sous le poids des terribles decrets de la convention, les representans etaient genes pour reprimer leur fureur. A Marseille, ils furent plus audacieux; joignant a l'emportement de leur parti celui du caractere local, ils formerent un rassemblement considerable, entourerent une salle ou les deux representans Auguis et Serres etaient a table, et leur depecherent des envoyes qui, le sabre et le pistolet a la main, vinrent demander la liberte des patriotes detenus. Les deux representans deployerent la plus grande fermete; mais, mal soutenus par la gendarmerie, qui avait constamment seconde les cruautes du dernier regime, et qui avait fini par s'en croire complice et responsable, ils manquerent d'etre etouffes et egorges. Cependant plusieurs bataillons de Paris, qui se trouvaient dans le moment a Marseille, vinrent degager les representans[1], et dissiperent le rassemblement. A Toulouse, les jacobins formerent aussi des emeutes. Il y avait la quatre individus: un directeur des postes, un secretaire du district, et deux comediens, qui s'etaient rendus chefs du parti revolutionnaire. Ils avaient forme un comite de surveillance pour tout le Midi, et etendaient leur tyrannie fort au-dela de Toulouse. Ils s'opposerent aux reformes et aux emprisonnemens ordonnes par les representans d'Artigoyte et Chaudron-Rousseau, souleverent la societe populaire, et eurent l'audace de faire declarer par elle que ces deux representans avaient perdu la confiance du peuple. Vaincus cependant, ils furent renfermes avec leurs principaux complices. Ces scenes se reproduisaient partout avec plus ou moins de violence, suivant le caractere des habitans des provinces. Neanmoins les jacobins etaient partout reprimes. Ceux de Paris, chefs de la coalition, etaient dans les plus grandes alarmes. Ils voyaient la capitale soulevee contre leurs doctrines; ils apprenaient que, dans les departemens, l'opinion, moins prompte a se manifester qu'a Paris, n'en etait pas moins prononcee contre eux. Ils savaient que partout on les appelait des cannibales, partisans, complices et continuateurs de Robespierre. Ils se sentaient appuyes a la verite par la foule des employes destitues, par le club electoral, par une minorite ardente et souvent victorieuse dans les sections, par une partie des membres meme de la convention, dont quelques-uns siegeaient encore dans leur societe; mais ils n'en etaient pas moins tres effrayes du mouvement des esprits, et ils pretendaient qu'il y avait un complot forme pour dissoudre les societes populaires, et la republique apres elles. Ils redigerent une adresse aux societes affiliees, pour repondre aux attaques dont ils etaient l'objet. "On cherche, disaient-ils, a detruire notre union fraternelle; on cherche a rompre un faisceau redoutable aux ennemis de l'egalite et de la liberte; on nous accuse, on nous poursuit par les plus noires calomnies. L'aristocratie et le moderantisme levent une tete audacieuse. La reaction funeste occasionnee par la chute des triumvirs se perpetue, et, du sein des orages formes par tous les ennemis du peuple, est sortie une faction nouvelle qui tend a la dissolution de toutes les societes populaires. Elle tourmente et cherche a soulever l'opinion publique; elle pousse l'audace jusqu'a nous presenter comme une puissance rivale de la representation nationale, nous qui combattons et nous unissons toujours avec elle dans tous les dangers de la patrie. Elle nous accuse d'etre les continuateurs de Robespierre, et nous n'avons sur nos registres que les noms de ceux qui, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ont occupe le poste que leur assignait le danger de la patrie. Mais nous repondrons a ces vils calomniateurs en les combattant sans cesse; nous leur repondrons par la purete de nos principes et de nos actions, et par un devouement inebranlable a la cause du peuple qu'ils ont trahie, a la representation nationale qu'ils veulent deshonorer, et a l'egalite qu'ils detestent." Ils affectaient, comme on le voit, un grand respect pour la representation nationale; ils avaient meme, dans l'une de leurs seances, livre au comite de surete generale un de leurs membres, pour avoir dit que les principaux conspirateurs contre la liberte etaient dans le sein meme de la convention. Ils faisaient repandre leur adresse dans tous les departemens, et particulierement dans les sections de Paris. Le parti qui leur etait oppose devenait chaque jour plus hardi. Il s'etait deja donne des couleurs, des moeurs a part, des lieux et des mots de ralliement. Il se composait surtout dans l'origine, comme nous l'avons dit, de jeunes gens appartenant aux familles persecutees, ou echappes a la requisition. Les femmes s'etaient jointes a eux; elles avaient passe le dernier hiver dans l'effroi; elles voulaient passer celui-ci dans les fetes et les plaisirs. Frimaire (decembre) approchait: elles etaient pressees de faire succeder aux apparences de l'indigence, de la simplicite, de la salete meme, qu'on avait long-temps affectees pendant la terreur, les brillantes parures, les moeurs elegantes et les festins. Elles se liguaient dans une cause commune avec ces jeunes ennemis d'une farouche democratie; elles excitaient leur zele, et leur faisaient une loi de la politesse et des costumes soignes. La mode recommencait son empire. Il fallait porter les cheveux noues en tresse, et rattaches sur le derriere de la tete avec un peigne. C'etait un usage emprunte aux militaires, qui disposaient ainsi leurs cheveux pour parer les coups de sabre. On prouvait par la qu'on venait de prendre part aux victoires de nos armees. Il fallait porter encore de grandes cravates, des collets noirs ou verts, suivant un usage de chouans, et surtout un crepe au bras, comme parent d'une victime du tribunal revolutionnaire. On voit quel singulier melange d'idees, de souvenirs, d'opinions, presidait a ces modes de la _jeunesse doree_; car c'etait la le nom qu'on lui donnait alors. Le soir, dans les salons qui commencaient a redevenir brillans, on payait par des eloges les jeunes hommes qui avaient deploye leur courage dans les sections, au Palais-Royal, dans le jardin des Tuileries, et les ecrivains qui, dans les mille brochures et feuilles du jour, poursuivaient de sarcasmes la _canaille revolutionnaire_. Freron etait devenu le chef des journalistes; il redigeait _l'Orateur du peuple_, qui fut bientot fameux. C'est le journal que lisait la jeunesse doree, et dans lequel elle allait chercher ses instructions de chaque jour. Les theatres n'etaient pas encore ouverts. Les acteurs de la Comedie-Francaise etaient toujours en prison. A defaut de ce lieu de reunion, on allait se montrer dans des concerts qui se donnaient au theatre de Feydeau, et ou se faisait entendre une voix melodieuse, qui commencait a charmer les Parisiens, c'etait la voix de Garat. La, se reunissait ce qu'on pourrait appeler l'aristocratie du temps; c'est-a-dire quelques nobles qui n'avaient pas quitte la France, des riches qui osaient reparaitre, des fournisseurs qui ne craignaient plus la terrible severite du comite de salut public. Les femmes s'y montraient dans un costume qu'on avait cherche a rendre antique, suivant l'usage de l'epoque, et qu'on avait copie de David. Depuis long-temps elles avaient abandonne la poudre et les paniers; elles portaient des bandelettes autour de leurs cheveux; la forme de leurs robes se rapprochait autant que possible de la simple tunique des femmes grecques; au lieu de souliers a grands talons, elles portaient cette chaussure que nous voyons sur les anciennes statues, une semelle legere, rattachee a la jambe par des noeuds de rubans. Les jeunes gens a cheveux retrousses, a collet noir, remplissaient le parterre de Feydeau, et applaudissaient quelquefois les femmes elegantes et singulierement parees qui venaient embellir ces reunions. Madame Tallien etait la plus belle et la plus admiree de ces femmes qui introduisaient le nouveau gout; son salon etait le plus brillant et le plus frequente. Fille du banquier espagnol Cabarrus, epouse d'un president a Bordeaux, mariee recemment a Tallien, elle tenait a la fois aux hommes de l'ancien et du nouveau regime. Elle etait revoltee contre la terreur par ressentiment, et aussi par bonte; elle s'etait interessee a toutes les infortunes, et soit a Bordeaux, soit a Paris, elle n'avait cesse un moment de jouer le role de solliciteuse, qu'elle remplissait, dit-on, avec une grace irresistible. C'est elle qui sut adoucir la severite proconsulaire que son mari deployait dans la Gironde, et le ramener a des sentimens plus humains. Elle voulait lui donner le role de pacificateur, de reparateur des maux de la revolution. Elle attirait dans sa maison tous ceux qui avaient contribue avec lui au 9 thermidor, et cherchait a les gagner, en les flattant, en leur faisant esperer la reconnaissance publique, l'oubli du passe, dont plusieurs avaient besoin, et le pouvoir qui aujourd'hui etait promis aux adversaires plutot qu'aux partisans de la terreur. Elle s'entourait de femmes aimables qui contribuaient a ce plan d'une seduction si pardonnable. Parmi ces femmes brillait la veuve de l'infortune general Alexandre Beauharnais, jeune creole attrayante, non par sa beaute, mais par une grace extreme. Dans ces reunions, on attirait ces hommes simples et exaltes qui venaient de mener une vie si dure et si tourmentee. On les caressait; quelquefois meme on les raillait sur leurs costumes, sur leurs moeurs, sur leurs principes rigoureux. On les faisait asseoir a table a cote d'hommes qu'ils auraient poursuivis naguere comme des aristocrates, des speculateurs enrichis, des dilapidateurs de la fortune publique; on les forcait ainsi a sentir leur inferiorite aupres des anciens modeles du bon ton et du bel esprit. Beaucoup d'entre eux, depourvus de moyens, perdaient leur dignite avec leur rudesse, et ne savaient pas soutenir l'energie de leur caractere; d'autres qui, par leur esprit, savaient conserver leur rang, et se donner bientot ces avantages de salon si frivoles et si tot acquis, n'etaient cependant pas a l'abri d'une flatterie delicate. Tel membre d'un comite, sollicite adroitement dans un diner, accordait un service, ou laissait influencer son vote. Ainsi une femme, nee d'un financier, mariee a un magistrat, et devenue, comme l'une des depouilles de l'ancienne societe, l'epouse d'un revolutionnaire ardent, se chargeait de reconcilier des hommes simples, quelquefois grossiers et presque toujours fanatises, avec l'elegance, le gout, les plaisirs, la liberte des moeurs et l'indifference des opinions. La revolution, ramenee (et c'etait sans doute un bonheur) de ce terme extreme de fanatisme et de grossierete, s'avancait neanmoins d'une maniere trop rapide vers l'oubli des moeurs, des principes, et, on peut presque dire, des ressentimens republicains. On reprochait ce changement aux thermidoriens, on les accusait de s'y livrer, de le produire, de l'accelerer, et le reproche etait juste. Les revolutionnaires ne paraissaient pas dans ces salons ou ces concerts. A peine quelques-uns d'entre eux osaient-ils s'y montrer, et ils n'en sortaient que pour aller dans les tribunes s'elever contre la _Cabarrus_ contre les aristocrates, contre les intrigans et les fournisseurs qu'elle trainait a sa suite. Ils n'avaient, eux, d'autres reunions que leurs clubs et leurs assemblees de sections; ils n'allaient pas y chercher des plaisirs, mais exhaler leurs passions. Leurs femmes, qu'on appelait les _furies de guillotine_, parce qu'elles avaient souvent fait cercle autour de l'echafaud, paraissaient en costume populaire dans les tribunes des clubs pour applaudir les motions les plus violentes. Plusieurs membres de la convention se montraient encore aux seances des jacobins; quelques-uns y portaient leur celebrite, mais ils etaient silencieux et sombres: c'etaient Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, Carrier. D'autres, tels que Duhem, Crassous, Lanot, etc., y allaient par simple attachement pour la cause, et sans raison personnelle de defendre leur conduite revolutionnaire. C'etait au Palais-Royal, autour de la convention, dans les tribunes et dans les sections, que se rencontraient les deux partis. Dans les sections surtout, ou ils avaient a deliberer et a discuter, les rixes devenaient extremement violentes. On colportait alors des unes aux autres l'adresse des jacobins aux societes affiliees, et on voulait l'y faire lire. On avait aussi a lire, par decret, le rapport de Robert-Lindet sur l'etat de la France, rapport qui en faisait un tableau si fidele, et qui exprimait d'une maniere si convenable les sentimens dont la convention et tous les honnetes gens etaient animes. Cette lecture devenait chaque decadi le sujet des plus vives contestations. Les revolutionnaires demandaient a grands cris l'adresse des jacobins; leurs adversaires demandaient le rapport de Lindet. On poussait des cris affreux. Les membres des anciens comites revolutionnaires prenaient le nom de tous ceux qui montaient a la tribune pour les combattre, et en l'ecrivant, ils s'ecriaient: Nous les exterminerons! Leurs habitudes pendant la terreur leur avaient rendu familiers les mots de tuer, de guillotiner, et ils les avaient toujours a la bouche. Ils donnaient ainsi occasion de dire qu'ils faisaient de nouvelles listes de proscription, et qu'ils voulaient recommencer le systeme de Robespierre. On se battait souvent dans les sections; quelquefois la victoire restait incertaine, et on atteignait dix heures sans avoir rien pu lire. Alors les revolutionnaires, qui ne se faisaient pas scrupule de depasser l'heure legale, attendaient que leurs adversaires, qui affectaient d'obeir a la loi, fussent partis, lisaient ce qui leur plaisait, et prenaient toutes les deliberations qui leur convenaient. On rapportait chaque jour a la convention des scenes de ce genre, et on s'elevait contre les anciens membres des comites revolutionnaires, qui etaient, disait-on, les auteurs de tous ces troubles. Le club electoral, plus bruyant a lui seul que toutes les sections ensemble, vint pousser a bout la patience de l'assemblee, par une adresse des plus dangereuses. C'etait la, comme nous l'avons dit, que se reunissaient toujours les hommes les plus compromis, et qu'on tramait les projets les plus audacieux. Une deputation de ce club vint demander que l'election des magistrats municipaux fut rendue au peuple; que la municipalite de Paris, qui n'avait pas ete retablie depuis le 9 thermidor, fut reconstituee; qu'enfin, au lieu d'une seule seance de section par decade, il fut permis de nouveau d'en tenir deux. A cette derniere petition, une foule de deputes se leverent, firent entendre les plaintes les plus vives, et demanderent des mesures contre les membres des anciens comites revolutionnaires, auxquels on attribuait tous les desordres. Legendre, quoiqu'il eut desapprouve la premiere attaque de Lecointre contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrere, dit qu'il fallait remonter plus haut; que la source du mal etait dans les membres des anciens comites de gouvernement, qui abusaient de l'indulgence de l'assemblee a leur egard, et qu'il etait temps enfin de punir leur ancienne tyrannie, pour en empecher une nouvelle. Cette discussion amena un nouveau tumulte plus grand que le premier. Apres de longues et deplorables recriminations, l'assemblee ne rencontrant encore que des questions ou insolubles ou dangereuses, prononca une seconde fois l'ordre du jour. Divers moyens furent successivement proposes pour reprimer les ecarts des societes populaires, et les abus du droit de petition. On imagina d'ajouter au rapport de Lindet une adresse au peuple francais, qui exprimerait, d'une maniere encore plus nette et plus energique, les sentimens de l'assemblee, et la marche nouvelle qu'elle se proposait de suivre. Cette idee fut adoptee. Le depute Richard, qui revenait de l'armee, soutint que ce n'etait pas assez; qu'il fallait gouverner vigoureusement; que les adresses ne signifiaient rien, parce que tous les faiseurs de petitions ne manqueraient pas de repondre; qu'il ne fallait plus souffrir qu'on vint proferer a la barre des paroles qui, prononcees dans les rues, feraient arreter ceux qui se les permettraient. "Il est temps, dit Bourdon (de l'Oise), de vous adresser des verites utiles. Savez-vous pourquoi vos armees sont constamment victorieuses? c'est parce qu'elles observent une exacte discipline. Ayez dans l'etat une bonne police, et vous aurez un bon gouvernement. Savez-vous d'ou viennent les eternelles attaques dirigees contre le votre? c'est de l'abus que font vos ennemis de ce qu'il y a de democratique dans vos institutions. Ils se plaisent a repandre que vous n'aurez jamais un gouvernement, que vous serez eternellement livres a l'anarchie. Il serait donc possible qu'une nation constamment victorieuse ne sut pas se gouverner! Et la convention, qui sait que cela seul empeche l'achevement de la revolution, n'y pourvoirait pas! Non, non; detrompons nos ennemis; c'est par l'abus des societes populaires et du droit de petition qu'ils veulent nous detruire; c'est cet abus qu'il faut reprimer." On presenta divers moyens de reprimer l'abus des societes populaires, sans les detruire. Pelet, pour ravir aux jacobins l'appui de plusieurs deputes montagnards qui siegaient dans leur societe, et surtout pour leur enlever Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et autres chefs dangereux, proposa de defendre a tous les membres de la convention d'etre membres d'aucune societe populaire. Cette proposition fut adoptee. Mais une foule de reclamations s'eleverent de la Montagne; on dit que le droit de se reunir pour s'eclairer sur les interets publics etait un droit appartenant a tous les citoyens, et dont on ne pouvait pas plus depouiller un depute qu'aucun autre membre de l'etat; que par consequent le decret adopte etait une violation d'un droit absolu et inattaquable. Le decret fut rapporte. Dubois-Crance fit alors une autre motion. Racontant la maniere dont les jacobins s'etaient epures, il montra que cette societe recelait encore dans son sein les memes individus qui l'avaient egaree sous Robespierre. Il soutint que la convention avait le droit de l'epurer de nouveau, tout comme elle faisait, par ses commissaires, a l'egard des societes de departemens; et il proposa de renvoyer la question aux comites competens, pour qu'ils imaginassent un mode convenable d'epuration, et des moyens de rendre les societes populaires utiles. Cette nouvelle proposition fut encore accueillie. Ce decret excita une grande rumeur aux jacobins. Ils s'ecrierent que Dubois-Crance avait trompe la convention; que l'epuration ordonnee apres le 9 thermidor s'etait rigoureusement executee; qu'on n'avait pas le droit de la recommencer; qu'ils etaient tous egalement dignes de sieger dans cette illustre societe qui avait rendu tant de services a la patrie; que, du reste, ils ne craignaient pas l'examen le plus severe, et qu'ils etaient prets a se soumettre a l'investigation de la convention. En consequence, ils deciderent que la liste de tous les membres serait imprimee, et portee a la barre par une deputation. Le jour suivant, 13 vendemiaire (4 octobre), ils furent moins dociles; ils dirent que leur decision rendue la veille etait inconsideree; que remettre la liste des membres de la societe a l'assemblee, c'etait lui reconnaitre le droit d'epuration, qui n'appartenait a personne; que tous les citoyens ayant la faculte de se reunir, sans armes, pour conferer sur les questions d'interet public, nul individu ne pouvait etre declare indigne de faire partie d'une societe; que, par consequent, l'epuration etait contre tous les droits, et qu'il ne fallait point aller porter la liste. "Les societes populaires," s'ecria le nomme Giot, jacobin forcene, et l'un des employes aupres des armees, "les societes populaires n'appartiennent qu'a elles-memes. S'il en etait autrement, l'infame cour aurait epure celle des jacobins, et vous auriez vu ces banquettes, qui ne doivent etre occupees que par la vertu, souillees par la presence des Jaucourt et des Feuillant. Eh bien! la cour elle-meme, qui ne respectait rien, n'osa pas vous attaquer; et ce que la cour n'a pas ose, on l'entreprendrait au moment ou les jacobins ont jure d'abattre tous les tyrans, quels qu'ils soient, et d'etre toujours soumis a la convention!... J'arrive des departemens; je puis vous assurer que l'existence des societes populaires est extremement compromise; j'ai ete traite de scelerat, parce que le titre de jacobin etait sur ma commission. On m'a dit que j'appartenais a une societe qui n'etait composee que de brigands. Il y a des menees sourdes pour eloigner de vous les autres societes de la republique; j'ai ete assez heureux pour arreter la scission, et resserrer les liens de la fraternite entre vous et la societe de Bayonne, que Robespierre avait calomniee dans votre sein. Ce que je viens de dire d'une commune se reproduit dans toutes. Soyez prudens, restez toujours attaches aux principes et a la convention, et surtout ne reconnaissez a aucune autorite le droit de vous epurer." Les jacobins applaudirent ce discours, et deciderent qu'ils ne porteraient pas leur liste a la convention, et qu'ils attendraient ses decrets. Le club electoral etait encore beaucoup plus tumultueux. Depuis sa derniere petition, on l'avait chasse de l'Eveche, et il etait alle se refugier dans une salle du Musee, tout pres de la convention. La, dans une seance de nuit, au milieu des cris furieux des assistans, et des trepignemens des femmes qui remplissaient les tribunes, il declara que la convention avait outrepasse la duree de ses pouvoirs; qu'elle avait ete envoyee pour juger le dernier roi, et faire une constitution; qu'elle avait accompli ces deux choses, et que par consequent sa tache etait remplie, et ses pouvoirs expires. Ces scenes des jacobins et du club electoral furent denoncees de nouveau a la convention, qui renvoya tout aux comites charges de lui presenter un projet relatif aux abus des societes populaires. Elle avait vote une adresse au peuple francais, comme elle se l'etait propose, et l'avait envoyee aux sections et a toutes les communes de la republique. Cette adresse, ecrite d'un style ferme et sage, reproduisait d'une maniere plus positive et plus precise les sentimens exprimes dans le rapport de Lindet. Elle devint le sujet de nouvelles luttes dans les sections. Les revolutionnaires voulaient empecher de la lire, et s'opposaient a ce qu'on votat en reponse des adresses d'adhesion; ils faisaient adopter, au contraire, des adresses aux jacobins, pour leur exprimer l'interet qu'on prenait a leur cause. Souvent, apres avoir de cette maniere decide un vote, des renforts arrivaient a leurs adversaires, qui les chassaient, et la section ainsi renouvelee decidait le contraire. On en vit ainsi plusieurs qui firent deux adresses contradictoires, l'une aux jacobins, l'autre a la convention. Dans la premiere, on celebrait les services des societes populaires, et on faisait des voeux pour leur conservation; dans l'autre, on disait que la section, delivree du joug des anarchistes et des terroristes, venait enfin exprimer son libre voeu a la convention, lui offrir ses bras et sa vie, pour combattre a la fois les continuateurs de Robespierre et les agens du royalisme. La convention assistait a ces debats, attendant le projet sur la police des societes populaires. Il fut presente le 25 vendemiaire (16 octobre). Il avait pour but principal de rompre la coalition que formaient en France toutes les societes des jacobins. Affiliees a la societe-mere, correspondant regulierement avec elle, et obeissant a ses ordres, elles composaient un vaste parti, habilement organise, qui avait un centre et une direction; et c'etait la ce qu'on voulait detruire. Le decret defendait _toutes affiliations, federations, ainsi que toutes correspondances en nom collectif entre societes populaires_. Il portait en outre qu'aucune petition ou adresse ne pourrait etre faite en nom collectif, afin d'eviter ces manifestes imperieux que les envoyes des jacobins ou du club electoral venaient lire a la barre, et qui etaient devenus souvent des ordres pour l'assemblee. Toute adresse ou petition devait etre individuellement signee. On s'assurait par la le moyen de poursuivre les auteurs des propositions dangereuses, et on esperait les mettre en contradiction par la necessite de signer. Le tableau des membres de chaque societe devait etre dresse sur-le-champ et affiche dans le lieu des reunions. A peine ce decret fut-il lu a l'assemblee, qu'une foule de voix s'eleverent pour le combattre. "On veut, disaient les montagnards, detruire les societes populaires; on oublie qu'elles ont sauve la revolution et la liberte; on oublie qu'elles sont le moyen le plus puissant de reunir les citoyens, et de conserver en eux l'energie et le patriotisme; on attente, en leur defendant la correspondance, au droit essentiel, appartenant a tous les citoyens, de correspondre entre eux, droit aussi sacre que celui de se reunir paisiblement pour conferer sur les questions d'interet public." Les deputes Lejeune, Duhem, Crassous, tous jacobins, tous interesses vivement a ecarter ce decret, n'etaient pas les seuls a s'exprimer ainsi. Le depute Thibaudeau, republicain sincere, etranger aux montagnards et aux thermidoriens, paraissait lui-meme effraye des consequences de ce decret, et en demandait l'ajournement, craignant qu'il ne nuisit a l'existence meme des societes populaires. On ne veut pas les detruire, repondaient les thermidoriens, auteurs du decret; on ne veut que les soumettre a une police necessaire. Au milieu de ce conflit, Merlin (de Thionville) s'ecrie: "President, rappelle les preopinans a l'ordre; ils pretendent que nous voulons aneantir les societes populaires, tandis qu'il s'agit seulement de regler leurs rapports actuels." Rewbell, Bentabolle, Thuriot, demontrent qu'il n'est nullement question de les supprimer. "Les empeche-t-on, disaient-ils, de se reunir paisiblement et sans armes, pour conferer sur les interets publics? non sans doute; ce droit reste intact. On les empeche de s'affilier, de se federer, et on ne fait a leur egard que ce qu'on a deja fait a l'egard des autorites departementales. Celles-ci, par le decret du 14 frimaire qui institue le gouvernement revolutionnaire, ne peuvent ni correspondre, ni se concerter entre elles. Serait-il possible qu'on permit aux societes populaires ce qu'on a defendu aux autorites departementales? On leur defend de correspondre en nom collectif, et en cela on ne viole aucun droit: tout citoyen peut sans doute correspondre d'un bout de la France a l'autre; mais les citoyens correspondent-ils par president et secretaires? C'est cette correspondance officielle entre corps puissans et constitues qu'on veut et qu'on a raison de vouloir empecher, pour detruire un federalisme plus monstrueux et plus dangereux que celui des departemens. C'est par ces affiliations, par ces correspondances, que les jacobins sont parvenus a exercer une influence veritable sur le gouvernement, et a se donner dans la direction des affaires une part qui ne devrait jamais appartenir qu'a la representation nationale elle-meme. " Bourdon (de l'Oise), l'un des principaux membres du comite de surete generale, et, comme on a vu, souvent en lutte avec ses amis quoique thermidorien, s'ecrie: "Les societes populaires ne sont pas le peuple; je ne vois le peuple que dans les assemblees primaires: les societes populaires sont une collection d'hommes qui se sont choisis eux-memes, comme des moines, qui ont fini par former une aristocratie exclusive, permanente, qui s'intitule le peuple, et qui vient se placer a cote de la representation nationale, pour inspirer, modifier ou combattre ses resolutions. A cote de la convention, je vois une autre representation s'elever, et cette representation siege aux Jacobins." Des applaudissemens nombreux interrompent Bourdon; il continue en ces termes: "J'apporte si peu de passion ici, que, pour avoir l'unite et la paix, je dirais volontiers au peuple: Choisis entre les hommes que tu as designes pour te representer, et ceux qui se sont eleves a cote d'eux; peu importe, pourvu que tu aies une representation unique." De nouveaux applaudissemens interrompent Bourdon; il reprend: "Oui, s'ecrie-t-il, que le peuple choisisse entre vous et les hommes qui ont voulu proscrire les representans charges de la confiance nationale, entre vous et les hommes qui, lies avec la municipalite de Paris, voulaient, il y a quelques mois, assassiner la liberte! Citoyens, voulez-vous faire une paix glorieuse? voulez-vous arriver jusqu'aux anciennes limites de la Gaule? presentez aux Belges, aux peuples qui bordent le Rhin, une revolution paisible, une republique sans une double representation, une republique sans comites revolutionnaires, teints du sang des citoyens. Dites aux Belges et aux peuples du Rhin: Vous vouliez une demi-liberte, nous vous la donnons tout entiere, mais en vous epargnant les maux cruels qui precedent son etablissement, en vous epargnant les sanglantes epreuves par lesquelles nous avons passe nous-memes. Songez, citoyens, que pour degouter les peuples voisins de s'unir a vous, on leur dit que vous n'avez point de gouvernement, ce qu'en traitant avec vous on ne sait s'il faut s'adresser a la convention ou aux jacobins. Donnez au contraire l'unite et l'ensemble a votre gouvernement, et vous verrez qu'aucun peuple n'a d'eloignement pour vous et vos principes; vous verrez qu'aucun peuple ne hait la liberte." Duhem, Crassous, Clausel, veulent au moins l'ajournement du decret, disant qu'il est trop important pour etre rendu brusquement; ils reclament la parole tous a la fois. Merlin (de Thionville) la demande contre eux avec cette ardeur qu'il porte a la tribune comme sur les champs de bataille. Le president la leur donne successivement. Dubarran, Levasseur, Romme, sont encore entendus contre le decret; Thuriot pour. Enfin Merlin s'elance une derniere fois a la tribune: "Citoyens, dit-il, quand il fut question d'etablir la republique, vous l'avez decretee sans renvoi ni rapport; aujourd'hui, il s'agit en quelque sorte de l'etablir une seconde fois, en la sauvant des societes populaires coalisees contre elle. Citoyens, il ne faut pas craindre d'aborder cette caverne, malgre le sang et les cadavres qui en obstruent l'entree; osez y penetrer, osez en chasser les fripons et les assassins, et n'y laisser que les bons citoyens, pour y peser tranquillement les grands interets de la patrie. Je vous demande de rendre ce decret qui sauve la republique, comme celui qui l'a creee, c'est-a-dire sans renvoi ni rapport." Merlin est applaudi, et le decret vote sur-le-champ, article par article. C'etait le premier coup porte a cette societe celebre, qui jusqu'a ce jour avait fait trembler la convention, et avait servi a lui imprimer la direction revolutionnaire. C'etaient moins les dispositions du decret, d'ailleurs assez faciles a eluder, que le courage de le rendre, qui importait ici, et qui devait faire pressentir aux jacobins leur fin prochaine. Reunis le soir dans leur salle, ils commentent le decret, et la maniere dont il a ete rendu. Le depute Lejeune, qui le matin s'etait oppose de toutes ses forces a son adoption, se plaint de n'avoir pas ete seconde; il dit que peu de membres de l'assemblee ont pris la parole pour defendre la societe dont ils font partie. "Il est, dit-il, des membres de la convention, celebres par leur energie revolutionnaire et patriotique, qui aujourd'hui ont garde un silence condamnable. Ou ces membres sont coupables de tyrannie comme on les en a accuses, ou ils ont travaille pour le bonheur public. Dans le premier cas, ils sont coupables et doivent etre punis; dans le second, leur tache n'est pas finie. Apres avoir prepare par leurs veilles les succes des defenseurs de la patrie, ils doivent defendre les principes et les droits du peuple attaques. Il y a deux mois, vous parliez sans cesse des droits du peuple a cette tribune, vous Collot et Billaud, pourquoi avez-vous cesse de les defendre? Pourquoi vous taisez-vous aujourd'hui qu'une foule d'objets reclament encore votre courage et vos lumieres!" Billaud et Collot gardaient, depuis l'accusation qui avait ete portee contre eux, un morne silence. Interpelles par leur collegue Lejeune, et accuses de n'avoir pas defendu la societe, ils prennent la parole et declarent que, s'ils ont garde le silence, c'est par prudence et non par faiblesse; qu'ils ont craint de nuire a l'avis soutenu par les patriotes, en l'appuyant; que depuis long-temps la crainte de nuire aux discussions est le seul motif de leur reserve; que, d'ailleurs, accuses d'avoir domine la convention, ils ont voulu repondre a leurs accusateurs en cherchant a s'annuler; qu'ils sont charmes de se voir provoques par leurs collegues, a sortir de cette nullite volontaire, et autorises en quelque sorte a se devouer encore a la cause de la liberte et de la republique. Contens de cette explication, les jacobins les applaudissent et reviennent a la loi rendue le matin; ils se consolent en disant qu'ils correspondront avec toute la France par la tribune. Goujon les engage a respecter la loi rendue, ils le promettent; mais le nomme Terrasson leur propose un moyen de remplacer la correspondance, tout en restant fideles a la loi. Ils feront une lettre circulaire, non pas ecrite au nom des jacobins, et adressee a d'autres jacobins, mais _signee par tous les hommes libres, reunis dans la salle des Jacobins, et adressee a tous les hommes libres de France, reunis en societes populaires_. Le moyen est adopte avec grande joie, et le projet d'une pareille circulaire resolu. On voit quel cas les jacobins faisaient des menaces de la convention, et combien peu ils etaient disposes a profiter de la lecon qu'elle venait de leur donner. En attendant que de nouveaux faits provoquassent de nouvelles mesures a leur egard, la convention se mit a poursuivre la tache que Robert Lindet lui avait tracee dans son rapport, et a discuter les questions proposees par lui. Il s'agissait de reparer les consequences d'un regime violent sur l'agriculture, le commerce, les finances, et de rendre a toutes les classes la securite, le gout de l'ordre et du travail. Mais ici on etait aussi divise de systeme et aussi dispose a s'emporter que sur toutes les autres matieres. Les requisitions, le _maximum_, les assignats, le sequestre des biens des etrangers, excitaient contre l'ancien gouvernement des sorties aussi violentes que les emprisonnemens et les executions. Les thermidoriens, fort ignorans en matiere d'economie publique, s'attachaient, par esprit de reaction, a censurer d'une maniere amere et outrageante tout ce qui s'etait fait en ce genre; et cependant, si dans l'administration generale de l'etat, pendant l'annee precedente, quelque chose etait irreprochable et completement justifie par la necessite, c'etait l'administration des finances, des subsistances et des approvisionnemens. Cambon, le membre le plus influent du comite des finances, avait mis le plus grand ordre dans le tresor; il avait fait emettre, a la verite, beaucoup d'assignats, mais c'etait la l'unique ressource; et il s'etait brouille avec Robespierre, Saint-Just et Couthon, en ne consentant pas a plusieurs depenses revolutionnaires. Quant a Lindet, charge des transports et des requisitions, il avait travaille avec un zele admirable a tirer de l'etranger, a requerir en France, et a transporter soit aux armees, soit dans les grandes communes, les approvisionnemens necessaires. Le moyen des requisitions etait violent; mais il etait reconnu le seul possible, et Lindet s'etait applique a en user avec le plus grand menagement. Il ne pouvait d'ailleurs repondre ni de la fidelite de tous ses agens, ni de la conduite de tous ceux qui avaient droit de requerir, tels que les fonctionnaires municipaux, les representans, et les commissaires aux armees. Les thermidoriens et surtout Tallien dirigeaient les plus sottes et les plus injustes attaques contre le systeme general de ces moyens revolutionnaires, et contre la maniere de les employer. La cause premiere de tous les maux, selon eux, c'etait la trop grande emission des assignats; cette emission excessive les avait deprecies, et ils s'etaient trouves en disproportion demesuree avec les denrees et les marchandises. C'est ainsi que le _maximum_ etait devenu si oppressif et si desastreux, parce qu'il obligeait le vendeur ou le creancier rembourse a recevoir une valeur nominale toujours plus illusoire. Il n'y avait dans ces objections rien de bien neuf, rien de bien utile; il n'y avait surtout l'indication d'aucun remede, tout le monde en savait autant, mais Tallien et ses amis attribuaient l'emission excessive des assignats a Cambon, et semblaient lui imputer ainsi tous les maux de l'etat. Ils lui reprochaient encore le sequestre des biens etrangers, mesure qui, ayant provoque des represailles contre les Francais, avait interrompu toute circulation de valeurs, detruit toute espece de credit, et ruine entierement le commerce. Quant a la commission des approvisionnemens, les memes censeurs l'accusaient d'avoir tourmente la France par les requisitions, d'avoir depense des sommes enormes a l'etranger pour se procurer des grains, en laissant Paris dans le denuement, a l'entree d'un hiver rigoureux. Ils proposerent de lui faire rendre des comptes severes. Cambon etait d'une integrite que tous les partis ont reconnue. Il joignait a un zele ardent pour la bonne administration des finances, un caractere bouillant qu'un reproche injuste jetait hors de toutes les bornes. Il avait fait dire a Tallien et a ses amis qu'il ne les attaquerait pas, s'ils le laissaient tranquille, mais qu'il les poursuivrait impitoyablement a la premiere calomnie. Tallien eut l'imprudence d'ajouter a ses attaques de tribune des articles de journal. Cambon n'y tint pas, et dans une des nombreuses seances consacrees a la discussion de ces matieres, il s'elanca a la tribune, et dit a Tallien: "Ah! tu m'attaques, tu veux jeter des nuages sur ma probite! eh bien! je vais te prouver que tu es un voleur et un assassin. Tu n'as pas rendu tes comptes de secretaire de la commune, et j'en ai la preuve au comite des finances; tu as ordonnance une depense de quinze cent mille francs pour un objet qui te couvrira de honte. Tu n'as pas rendu tes comptes pour ta mission a Bordeaux, et j'ai encore la preuve de tout cela au comite. Tu resteras a jamais suspect de complicite dans les crimes de septembre, et je vais te prouver, par tes propres paroles, cette complicite qui devrait a jamais te condamner au silence." On interrompit Cambon, on lui dit que ces personnalites etaient etrangeres a la discussion, que personne n'accusait sa probite, qu'il s'agissait seulement du systeme financier. Tallien balbutia quelques mots mal assures, et dit qu'il ne repondrait pas a ce qui lui etait personnel, mais seulement a ce qui touchait aux questions generales. Cambon prouva ensuite que les assignats avaient ete la seule ressource de la revolution: que les depenses s'etaient elevees a trois cents millions par mois; que les recettes, dans le desordre qui regnait, avaient a peine fourni le quart de cette somme, qu'il avait fallu y suppleer chaque mois avec des assignats; que la quantite en circulation n'etait pas un mystere, et montait a six milliards quatre cents millions; que du reste les biens nationaux representaient douze milliards, et fournissaient un moyen suffisant d'acquitter la republique; qu'il avait, au peril de sa vie, sauve cinq cents millions que Robespierre, Saint-Just et Couthon proposaient de consacrer a certaines depenses; qu'il avait long-temps resiste au _maximum_ et au sequestre; et que, quant a la commission de commerce, obligee de payer les bles a l'etranger vingt-un francs le quintal, et de les donner en France pour quatorze, il n'etait pas etonnant qu'elle eut fait des pertes enormes. Ces controverses si imprudentes de la part des thermidoriens, qui, a tort ou a raison, n'avaient pas une reputation intacte, et qui s'attaquaient a un homme tres pur, tres instruit et tres violent, firent perdre beaucoup de temps a l'assemblee. Quoique les attaques eussent cesse du cote des thermidoriens, Cambon n'avait plus aucun repos, et chaque jour il repetait a la tribune: "M'accuser moi! vile canaille! Venez donc verifier mes comptes et juger ma conduite.--Restez donc tranquille, lui criait-on; on n'accuse pas votre probite." Mais il y revenait tous les jours. Au milieu de ce conflit de personnalites, l'assemblee prit, autant qu'elle put, les mesures les plus capables de reparer ou d'adoucir le mal. Elle ordonna un compte general des finances, presentant les recettes et les depenses, et un travail sur les moyens de retirer une partie des assignats, sans toutefois recourir a la demonetisation, afin de ne pas les discrediter. Sur la proposition de Cambon, elle renonca a une ressource financiere miserable, qui donnait lieu a de nombreuses exactions et contrariait les prejuges de beaucoup de provinces: c'etait la fonte de l'argenterie des eglises. On avait evalue d'abord cette argenterie a un milliard; en realite elle ne s'elevait qu'a trente millions. Il fut decide qu'il ne serait plus permis d'y toucher, et qu'elle resterait en depot dans les communes. La convention chercha ensuite a corriger les plus graves inconveniens du _maximum_. Quelques voix s'elevaient deja pour le faire abolir; mais la crainte d'une hausse disproportionnee dans les prix empecha de ceder a cette impulsion des reacteurs. On songea seulement a modifier la loi. Le _maximum_ avait contribue a tuer le commerce, parce que les commercans[1] ne retrouvaient, en se conformant au tarif, ni le prix du fret ni celui des assurances. En consequence toute denree coloniale, toute marchandise de premiere necessite, toute matiere premiere apportee de l'etranger dans nos ports, fut affranchie du _maximum_ et des requisitions, et put etre vendue a pris libre, de gre a gre. Meme faveur fut accordee aux marchandises provenant des prises, parce qu'elles gisaient dans les ports sans trouver de debit. Le _maximum_ uniforme des grains avait un inconvenient extremement grave. La production du ble etait plus couteuse et moins abondante dans certaines provinces; le prix que recevaient les fermiers dans ces provinces ne payait pas meme leurs avances. Il fut decide que les prix des grains varieraient dans chaque departement, d'apres ceux de 1790, et qu'ils seraient portes a deux tiers en sus. En augmentant ainsi le prix des subsistances, on songea a elever les appointemens, les salaires, le revenu des petits rentiers; mais cette idee, loyalement proposee par Cambon, fut repoussee comme perfide par Tallien, et ajournee. On s'occupa ensuite des requisitions. Pour qu'elles ne fussent plus generales, illimitees, confuses, qu'elles n'epuisassent plus les moyens de transport, on decida que la commission des approvisionnemens[1] aurait seule le droit de requerir; qu'elle ne pourrait plus requerir ni toute une denree, ni tous les produits d'un departement, mais qu'elle designerait l'objet, sa nature, sa quantite, l'epoque de la livraison et du paiement, qu'elle ne demanderait qu'au fur et a mesure du besoin, et dans le district le plus voisin du lieu a approvisionner. Les representans pres les armees eurent seuls, dans le cas urgent d'un defaut de vivres ou d'un mouvement rapide, la faculte de faire immediatement les requisitions necessaires. La question du sequestre des valeurs etrangeres fut vivement agitee. Les uns disaient que la guerre ne devait pas s'etendre des gouvernemens aux sujets; qu'il fallait laisser les sujets continuer paisiblement leurs relations et leurs echanges, et n'attaquer que les armees; que les Francais n'avaient saisi que 25 millions, tandis qu'on leur en avait saisi 100; qu'il fallait rendre les 25 millions, pour qu'on nous rendit les 100; que le sequestre etait ruineux pour nos banquiers, car ils etaient obliges de deposer au tresor ce qu'ils devaient a l'etranger, tandis qu'ils ne recevaient pas ce que l'etranger leur devait a eux, les gouvernemens s'en emparant toujours par represailles; que cette mesure ainsi prolongee rendait le commerce francais suspect meme aux neutres; qu'enfin la circulation des effets de credit ayant cesse, il fallait payer en argent une partie des denrees tirees des pays voisins. Les autres repondaient que, puisqu'on voulait distinguer dans la guerre les sujets des gouvernemens, il faudrait ne diriger aussi les boulets et les balles que sur la tete des rois, et non sur celle de leurs soldats; qu'il faudrait rendre au commerce anglais les vaisseaux pris par nos corsaires, et ne garder que les vaisseaux de guerre; que, si on rendait les 25 millions sequestres, l'exemple ne serait pas suivi par les gouvernemens ennemis, et que les 100 millions des Francais seraient toujours retenus; que retablir la circulation des valeurs, ce n'etait que fournir aux emigres le moyen de recevoir des fonds. La convention n'osa pas trancher la question, et decida seulement que le sequestre serait leve a l'egard des Belges, que la conquete avait en quelque sorte remis en paix avec la France, et a l'egard des negocians de Hambourg, qui n'etaient pas coupables de la guerre declaree par l'empire, et dont les valeurs representaient des bles fournis a la France. A toutes ces mesures reparatrices prises dans l'interet de l'agriculture et du commerce, la convention ajouta toutes celles qui pouvaient ramener la securite et rappeler les negocians. Un ancien decret mettait hors la loi tous ceux qui s'etaient soustraits ou a un jugement, ou a une application d'une loi; il fut aboli, et les condamnes par les commissions revolutionnaires, les suspects qui s'etaient caches, purent rentrer dans leur domicile. On rendit aux suspects encore detenus l'administration de leurs biens. Lyon fut declare n'etre plus en etat de rebellion; son nom lui fut rendu; les demolitions cesserent; on lui restitua les marchandises qui etaient sequestrees par les communes environnantes; ses negocians n'eurent plus besoin de certificat de civisme pour recevoir ou expedier, et la circulation recommenca pour cette cite malheureuse. Les membres de la commission populaire de Bordeaux et leurs adherens, c'est-a-dire presque tous les negocians bordelais, etaient hors la loi: le decret porte contre eux fut rapporte. Une colonne infamante devait etre placee a Caen en memoire du federalisme; on decida qu'elle ne serait pas elevee. Sedan fut libre de fabriquer toutes les especes de drap. Les departemens du Nord, du Pas-de-Calais, de l'Aisne et de la Somme, furent dispenses de l'impot territorial pendant quatre ans, a la condition pour eux de retablir la culture du lin et du chanvre. Enfin on jeta un regard sur la malheureuse Vendee. Les representais Hentz et Francastel, le general Turreau et plusieurs autres qui avaient execute les decrets formidables de la terreur, furent rappeles. On pretendit, naturellement, qu'ils etaient complices de Robespierre et du comite de salut public, qui avaient voulu faire durer eternellement la guerre de la Vendee en employant la cruaute. On ne sait pourquoi le comite aurait eu une pareille intention; mais les partis se rendent absurdite pour absurdite. Vimeux fut appele a commander dans la Vendee, le jeune Hoche en Bretagne; on envoya dans ces contrees de nouveaux representans avec mission d'examiner s'il serait possible d'y faire accepter une amnistie, et d'y amener ainsi une pacification. On voit combien etait rapide et general le retour vers d'autres idees. Il etait naturel qu'en songeant a toutes les especes de maux, a toutes les classes de proscrits, l'assemblee songeat aussi a ses propres membres. Depuis plus d'un an soixante-treize d'entre eux etaient detenus a Port-Libre, pour avoir signe une protestation contre le 31 mai. Ils avaient ecrit une lettre pour demander des juges. Tout ce qui restait du cote droit, une partie des membres dits du _ventre_, se leverent dans une question qui interessait la securite du vote, et demanderent la reintegration de leurs collegues. Alors s'eleva une de ces discussions orageuses et interminables qui prenaient toujours naissance des qu'on soulevait le passe. "Vous voulez donc condamner le 31 mai? s'ecrient les montagnards; vous voulez fletrir une journee que jusqu'a ce jour vous avez proclamee glorieuse et salutaire; vous voulez relever une faction qui, par son opposition, manqua perdre la republique; vous voulez rehabiliter le federalisme!!!" Les thermidoriens, auteurs ou approbateurs du 31 mai, etaient embarrasses; et, pour reculer la decision, la convention ordonna un rapport sur les soixante-treize. Il est dans la nature des reactions non-seulement de chercher a reparer le mal accompli, mais encore de vouloir des vengeances. On reclamait chaque jour le jugement de Lebon et de Fouquier-Tinville; on avait deja demande celui de Billaud, Collot, Barrere, Vadier, Amar, Vouland, David, membres des anciens comites. Le temps amenait a tout instant des propositions du meme genre. Les noyades de Nantes, restees long-temps inconnues, venaient enfin d'etre revelees. Cent trente-trois Nantais, envoyes a Paris pour etre juges par le tribunal revolutionnaire, n'etaient arrives qu'apres le 9 thermidor; ils avaient ete acquittes, et ecoutes avec faveur dans toutes les revelations qu'ils firent sur les malheurs de leur ville. L'indignation publique fut telle, qu'on se vit oblige de mander a Paris les membres du comite revolutionnaire de Nantes. Leur proces venait de faire connaitre toutes les atrocites ordinaires de la guerre civile. A Paris, et loin du theatre de la guerre, on ne concevait pas que la fureur eut ete poussee aussi loin. Les accuses n'avaient qu'une excuse, et ils l'opposaient a tous les griefs: la Vendee a leurs portes, et les ordres du representant Carrier. Voyant le terme de l'instruction approcher, ils s'elevaient chaque jour plus fortement contre Carrier, et demandaient qu'il vint partager leur sort, et rendre compte lui-meme des actes qu'il avait ordonnes. Le public en masse reclamait l'arrestation de Carrier et sa comparution devant le tribunal revolutionnaire. La convention devait prendre un parti. Les montagnards demandaient si, apres avoir deja enferme Lebon et David, et accuse plusieurs fois Billaud, Collot et Barrere, on ne finirait pas par poursuivre tous les deputes qui etaient alles en mission. Pour rassurer leurs craintes, on imagina de rendre un decret sur les formes a employer dans les poursuites contre un membre de la representation nationale. Ce decret fut long-temps discute, et avec le plus grand acharnement de part et d'autre. Les montagnards voulaient, pour eviter une nouvelle decimation, rendre les formalites longues et difficiles. Ceux qu'on appelait les reacteurs voulaient, au contraire, les simplifier, pour rendre plus prompte et plus sure la punition de certains deputes designes sous le nom de proconsuls. Il fut decrete enfin que toute denonciation serait renvoyee aux trois comites, de salut public, de surete generale et de legislation, qui decideraient s'il y avait lieu a examen; que, dans le cas d'une decision affirmative, il serait forme au sort une commission de vingt-un membres pour faire un rapport; que, d'apres ce rapport et la defense contradictoire du depute inculpe, la convention deciderait enfin s'il y avait lieu a accusation, et enverrait le depute devant le tribunal competent. Aussitot le decret rendu, les trois comites declarerent qu'il y avait lieu a examen contre Carrier; une commission de vingt-un membres fut formee; elle s'empara des pieces du proces, fit comparaitre Carrier devant elle, et commenca une instruction. D'apres ce qui s'etait passe au tribunal revolutionnaire, et la connaissance que tout le monde avait acquise des faits, le sort de Carrier ne pouvait etre douteux. Les montagnards, tout en condamnant les crimes de Carrier, pretendaient que, si on le poursuivait, ce n'etait pas pour punir ses crimes, mais pour commencer une longue serie de vengeances contre les hommes dont l'energie avait sauve la France. Leurs adversaires, au contraire, en entendant chaque jour les membres du comite revolutionnaire demander la comparution de Carrier, et en voyant les lenteurs de la commission des vingt-un, disaient qu'on voulait le sauver. Le comite de surete generale, craignant qu'il ne prit la fuite, le fit entourer d'agens de police qui ne le perdaient pas de vue. Carrier cependant ne songeait pas a s'enfuir. Quelques revolutionnaires l'avaient secretement engage a s'echapper, et il n'osa pas prendre un parti; il semblait accable et paralyse en quelque sorte par l'horreur publique. Un jour il s'apercut qu'il etait poursuivi, s'arreta devant un des agens, lui demanda pourquoi il le suivait, et fit mine de l'ajuster avec un pistolet; une rixe s'ensuivit, la force armee accourut, Carrier fut saisi et conduit a sa demeure. Cette scene excita une grande rumeur dans l'assemblee et de violentes reclamations aux Jacobins. On dit que la representation nationale avait ete violee dans la personne de Carrier, et on demanda des explications au comite de surete generale. Ce comite expliqua comment les faits s'etaient passes, et, quoique vivement censure, il eut du moins l'occasion de prouver qu'il ne voulait pas favoriser l'evasion de Carrier. Enfin, la commission des vingt-un fit son rapport, et conclut a la mise en accusation devant le tribunal revolutionnaire. Carrier essaya faiblement de se defendre; il rejeta toutes les cruautes sur l'exasperation produite par la guerre civile, sur la necessite de terrifier la Vendee toujours menacante, enfin sur l'impulsion du comite de salut public, auquel il n'osa pas imputer les noyades, mais auquel il attribua cette inspiration d'energie feroce qui avait entraine plusieurs commissaires de la convention. Ici renaissaient des questions dangereuses, deja soulevees plusieurs fois; on se voyait expose encore a discuter la part de chacun dans les violences de la revolution. Les commissaires pouvaient rejeter sur les comites, les comites sur la convention, la convention sur la France, cette inspiration qui avait amene de si affreuses mais de si grandes choses, qui etait commune a tout le monde, et qui surtout dependait d'une situation sans exemple. "Tout le monde, dit Carrier dans un moment de desespoir, tout le monde est coupable ici, jusqu'a la sonnette du president." Cependant le recit des horreurs commises a Nantes avait excite une indignation si grande, que pas un membre n'osa defendre Carrier, et ne songea a le justifier par des considerations generales. Il fut decrete d'accusation a l'unanimite, et envoye au tribunal revolutionnaire. La reaction faisait donc des progres rapides. Les coups qu'on n'avait pas ose frapper encore sur les membres des anciens comites de gouvernement, etaient diriges sur Carrier. Tous les membres des comites revolutionnaires, tous ceux de la convention qui avaient rempli des missions, tous les hommes enfin qui avaient ete charges de fonctions rigoureuses, commencaient a trembler pour eux-memes. Les jacobins, deja frappes d'un decret qui leur interdisait l'affiliation et la correspondance en nom collectif, avaient besoin de prudence; mais depuis les derniers evenemens[1], il etait peu probable qu'ils sussent se contenir, et eviter une lutte avec la convention et les thermidoriens. Ce qui s'etait passe a l'egard de Carrier amena en effet une seance orageuse dans leur club. Crassous, depute et jacobin, fit un tableau des moyens employes par l'aristocratie pour perdre les patriotes. "Le proces qui s'instruit maintenant devant le tribunal revolutionnaire, dit-il, est sa principale ressource, et celle sur laquelle elle fait le plus de fond; les accuses ont a peine la faculte d'etre entendus devant le tribunal; les temoins sont presque tous des gens interesses a faire grand bruit de cette affaire; quelques-uns ont des passeports signes des chouans; les journalistes, les pamphletaires sont coalises pour exagerer les moindres faits, entrainer l'opinion publique, et faire perdre de vue les cruelles circonstances qui ont amene et qui expliquent les malheurs arrives, non-seulement a Nantes, mais dans toute la France. Si la convention n'y prend garde, elle se verra deshonoree par ces aristocrates, qui ne font tant de bruit de ce proces que pour en faire rejaillir sur elle tout l'odieux. Ce ne sont plus les jacobins qu'il faut accuser de vouloir dissoudre la convention, mais ces hommes coalises pour la compromettre; et l'avilir aux yeux de la France. Que tous les bons patriotes y prennent donc garde; l'attaque contre eux est commencee; qu'ils se serrent et soient prets a se defendre avec energie." Plusieurs jacobins parlerent apres Crassous, et repeterent a peu pres les memes choses. "On parle, disaient-ils, de fusillades et de noyades, mais on ne dit pas que ces individus sur lesquels on vient de s'apitoyer avaient fourni des secours aux brigands; on ne rappelle pas les cruautes commises envers nos volontaires, que l'on pendait a des arbres, et que l'on fusillait a la file. Si l'on demande vengeance pour les brigands, que les familles de deux cent mille republicains massacres impitoyablement viennent donc aussi demander vengeance." Les esprits etaient extremement animes; la seance se changeait en un veritable tumulte, lorsque Billaud-Varennes, auquel les jacobins reprochaient son silence, prit a son tour la parole. "La marche des contre-revolutionnaires, dit-il, est connue; quand ils voulurent, sous l'assemblee constituante, faire le proces a la revolution, ils appelerent les jacobins des desorganisateurs, et les fusillerent au Champ-de-Mars. Apres le 2 septembre, lorsqu'ils voulurent empecher l'etablissement de la republique, ils les appelerent des buveurs de sang, et les chargerent de calomnies atroces. Aujourd'hui ils recommencent les memes machinations. Mais qu'ils ne s'imaginent pas de triompher; les patriotes ont pu garder un instant le silence, mais le lion n'est pas mort quand il sommeille, et a son reveil il extermine tous ses ennemis. La tranchee est ouverte, les patriotes vont se reveiller et reprendre toute leur energie; nous avons deja mille fois expose notre vie; si l'echafaud nous attend encore, songeons que c'est l'echafaud qui a couvert de gloire l'immortel Sidney!" Ce discours electrisa tous les esprits; on applaudit Billaud-Varennes, on se serra autour de lui, on se promit de faire cause commune avec tous les patriotes menaces, et de se defendre jusqu'a la mort. Dans la situation ou etaient les partis, une pareille seance ne pouvait manquer d'exciter une grande attention. Ces paroles de Billaud-Varennes, qui jusque-la s'etait abstenu de se montrer a aucune des deux tribunes, etaient une veritable declaration de guerre. Les thermidoriens les prirent en effet comme telles. Le lendemain, Bentabolle saisit le journal de la Montagne, ou etait le compte rendu de la seance des Jacobins, et denonce ces expressions de Billaud-Varennes: _Le lion n'est pas mort quand il sommeille, et a son reveil il extermine tous ses ennemis_. A peine Bentabolle a-t-il le temps d'achever la lecture de cette phrase que les montagnards se soulevent, l'accablent d'injures, et lui disent qu'il est du nombre de ceux qui ont fait elargir les aristocrates. Duhem le traite de coquin. Tallien demande vivement la parole pour Bentabolle, qui, effraye du tumulte, veut descendre de la tribune. Cependant on l'y fait rester: il demande alors qu'on oblige Billaud-Varennes a s'expliquer sur le _reveil du lion_. Billaud prononce quelques mots de sa place. A la tribune! lui crie-t-on de toutes parts; il resiste, mais il est enfin oblige d'y monter, et de prendre la parole. "Je ne desavoue pas, dit-il, l'opinion que j'ai emise aux Jacobins; tant que j'ai cru qu'il ne s'agissait que de querelles individuelles, j'ai garde le silence, mais je n'ai pu me taire quand j'ai vu l'aristocratie se lever plus menacante que jamais." A ces derniers mots le rire eclate dans une tribune, on fait du bruit dans une autre. "Faites sortir les chouans!" s'ecrie-t-on a la Montagne. Billaud continue au milieu des applaudissemens des uns et des murmures des autres. Il dit, d'une voix embarrassee, qu'on a elargi des royalistes connus, et enferme les patriotes les plus purs; il cite madame de Tourzel, la gouvernante des enfans de France, qu'on vient de mettre en liberte, et qui peut former a elle seule un noyau de contre-revolution. On eclate de rire a ces derniers mots. Il ajoute que la conduite secrete des comites dement le langage public des adresses de la convention; que, dans un pareil etat de choses, il a ete fonde a parler du reveil necessaire des patriotes, car c'est le sommeil des hommes sur leurs droits qui les conduit a l'esclavage. Quelques applaudissemens[1] se font entendre a la Montagne en faveur de Billaud, mais une partie des tribunes et de l'assemblee laissent eclater le rire avec plus de force, et semblent n'eprouver que cette insultante pitie qu'inspire la puissance renversee, balbutiant de vaines paroles pour sa justification. Tallien se hate de succeder a Billaud pour repousser ses reproches. "Il est temps, dit-il, de repondre a ces hommes qui veulent diriger les mains du peuple contre la convention." Personne ne le veut, s'ecrient quelques voix dans la salle.--Oui, oui, repondent d'autres, on veut diriger les mains du peuple contre la convention! "Ce sont, continue Tallien, ces hommes qui ont peur en voyant le glaive suspendu sur les tetes criminelles, en voyant la lumiere portee dans toutes les parties de l'administration, la vengeance des lois prete a s'appesantir contre les assassins; ce sont ces hommes qui s'agitent aujourd'hui, qui pretendent que le peuple doit se reveiller, qui veulent egarer les patriotes en leur persuadant qu'ils sont tous compromis, et qui esperent enfin, a la faveur d'un mouvement general, empecher de poursuivre les approbateurs ou les complices de Carrier." Des applaudissemens universels interrompent Tallien. Billaud, qui ne veut pas de cette complicite avec Carrier, s'ecrie de sa place: "Je declare que je n'ai point approuve la conduite de Carrier." On ne fait pas attention a cette parole de Billaud, on applaudit Tallien, et celui-ci continue. "Il n'est pas possible, ajoute-t-il, que l'on souffre plus long-temps deux autorites rivales, que l'on permette a des membres, qui se taisent ici, d'aller ensuite denoncer ailleurs ce que vous avez fait." Non, non, s'ecrient plusieurs voix; point d'autorites rivales de la convention! "Il ne faut pas, reprend Tallien, qu'on aille, quelque part que ce soit, deverser l'ignominie sur la convention et sur ceux de ses membres auxquels elle a confie le gouvernement. Je ne prendrai, ajoute-t-il, aucune conclusion dans ce moment. Il suffit que cette tribune ait repondu a ce qui a ete dit dans une autre; il suffit que l'unanimite de la convention soit fortement prononcee contre les hommes de sang." De nouveaux applaudissemens prouvent a Tallien que l'assemblee est decidee a seconder tout ce qu'on voudra faire contre les Jacobins. Bourdon (de l'Oise) appuie les paroles du preopinant, quoiqu'en beaucoup de questions il differat de ses amis les thermidoriens. Legendre fait entendre aussi sa voix energique. "Quels sont ceux, dit-il, qui blament nos operations? c'est une poignee d'hommes de proie. Regardez-les en face: vous verrez sur leur figure un vernis compose avec le fiel des tyrans." Ces expressions, qui etaient dirigees contre la figure sombre et livide de Billaud-Varennes, sont vivement applaudies. "De quoi vous plaignez-vous, continue Legendre, vous qui nous accusez sans cesse? Est-ce de ce qu'on ne fait plus incarcerer les citoyens par centaines? de ce qu'on ne guillotine plus cinquante, soixante et quatre-vingts personnes par jour? Ah! je l'avoue, en cela notre plaisir est different du votre, et notre maniere de deblayer les prisons n'est pas la meme. Nous nous y sommes transportes; nous avons fait, autant que nous l'avons pu, la distinction des aristocrates et des patriotes; si nous nous sommes trompes, nos tetes sont la pour en repondre. Mais tandis que nous reparons des crimes, que nous cherchons a vous faire oublier que ces crimes sont les votres, pourquoi allez-vous dans une societe fameuse, nous denoncer, et egarer le peuple, heureusement peu nombreux, qui s'y porte? Je demande, ajoute Legendre en finissant, que la convention prenne les moyens d'empecher ses membres d'aller precher la revolte aux Jacobins." La convention adopte la proposition de Legendre, et charge les comites de lui presenter ces moyens. La convention et les jacobins etaient ainsi en presence, et dans cette situation ou, tous les discours etant epuises, il ne reste plus qu'a frapper. L'intention de detruire cette societe celebre commencait a n'etre plus douteuse; il fallait seulement que les comites eussent le courage d'en faire la proposition. Les jacobins le sentaient, et se plaignaient dans toutes leurs seances de ce qu'on voulait les dissoudre; ils comparaient le gouvernement actuel a Leopold, a Brunswick, a Cobourg, qui avaient aussi demande leur dissolution. Un mot surtout, prononce a la tribune, leur avait fourni un texte fecond pour se pretendre calomnies et attaques. Il avait ete dit que dans des lettres saisies se trouvait la preuve que le comite des emigres en Suisse etait d'accord avec les jacobins de Paris. Si on voulait dire seulement par la que les emigres souhaitaient des agitations qui troublassent la marche du gouvernement, on avait raison sans doute. Une lettre saisie sur un emigre portait en effet que l'espoir de vaincre la revolution par les armes etait une folie, et qu'il fallait chercher a l'aneantir par ses propres desordres. Mais si, au contraire, on allait jusqu'a supposer que les jacobins et les emigres correspondaient et se concertaient pour arriver a une meme fin, on disait une chose aussi absurde que ridicule, et les jacobins ne demandaient pas mieux que de se voir accuses de cette maniere. Aussi ne cesserent-ils pendant plusieurs jours de se dire calomnies; et Duhem demanda a plusieurs reprises qu'on vint lire ces pretendues lettres a la tribune. L'agitation dans Paris etait extreme. Des groupes nombreux, partis les uns du Palais-Royal, et composes de jeunes gens a cadenettes et a collet noir, les autres du faubourg Saint-Antoine, des rues Saint-Denis, Saint-Martin, de tous les quartiers domines par les jacobins, se rencontraient au Carrousel, dans le jardin des Tuileries, sur la place de la Revolution. Les uns criaient _vive la convention! a bas les terroristes et la queue de Robespierre!_ Les autres repondaient par les cris de _vive la convention! vive les jacobins! a bas les aristocrates!_ Ils avaient des chants differens. La jeunesse doree avait adopte un air qui s'appelait le _Reveil du peuple_; les partisans des jacobins faisaient entendre ce vieil air de la revolution, immortalise par tant de victoires: _Allons, enfans de la patrie!_ On se rencontrait, on chantait les airs opposes, puis on poussait les cris ennemis, et souvent on s'attaquait a coups de pierres et de baton; le sang coulait, on se faisait des prisonniers qu'on livrait de part et d'autre au comite de surete generale. Les jacobins disaient que ce comite, tout compose de thermidoriens, relachait les jeunes gens qu'on lui livrait, et ne detenait que les patriotes. Ces scenes durerent plusieurs jours de suite, et finirent par devenir assez alarmantes pour que les comites de gouvernement prissent des mesures de surete, et doublassent la garde de tous les postes. Le 19 brumaire (9 novembre 1794), les rassemblemens etaient encore plus nombreux et plus considerables que les jours precedens. Un groupe, parti du Palais-Royal, et longeant la rue Saint-Honore, etait arrive devant la salle des Jacobins et l'avait entouree. La foule augmentait sans cesse, toutes les avenues etaient obstruees; et les jacobins, qui dans ce moment etaient en seance, pouvaient se croire assieges. Quelques groupes qui leur etaient favorables avaient fait entendre les cris de: _Vive la convention! vive les jacobins!_ auxquels on repondait par les cris contraires; une lutte s'etait engagee, et comme les jeunes gens etaient les plus forts, ils etaient bientot parvenus a dissiper tous les groupes ennemis. Ils avaient alors entoure la salle du club, et en cassaient les vitres a coups de pierres. Deja d'enormes cailloux etaient tombes au milieu des jacobins assembles. Ceux-ci, furieux, s'ecriaient qu'on les egorgeait; et, se prevalant surtout de ce qu'il se trouvait parmi eux des membres de la convention, ils disaient qu'on assassinait la representation nationale. Les femmes qui remplissaient leurs tribunes, et qu'on appelait _les furies de la guillotine_, avaient voulu sortir pour echapper au danger; mais les jeunes gens qui les attendaient, s'etant saisis de celles qui cherchaient a fuir, leur avaient fait subir les traitemens[1] les plus indecens[1], et en avaient meme chatie quelques-unes avec cruaute. Plusieurs etaient rentrees dans la salle, eperdues, echevelees, disant qu'on voulait les egorger. Les pierres pleuvaient toujours dans l'assemblee. Les jacobins avaient alors resolu de faire des sorties et de tomber sur les assaillans[1]. L'energique Duhem, arme d'un baton, s'etait mis a la tete de l'une de ces sorties, et il en etait resulte une cohue epouvantable dans la rue Saint-Honore. Si de part et d'autre les armes eussent ete meurtrieres, un massacre s'en serait suivi. Les jacobins etaient rentres avec quelques prisonniers; les jeunes gens, restes au dehors, menacaient, si on ne leur rendait pas leurs camarades, de fondre dans la salle, et de tirer de leurs adversaires la plus eclatante vengeance. Cette scene durait depuis plusieurs heures avant que les comites de gouvernement fussent reunis et pussent donner des ordres. Des emissaires, partis des Jacobins, etaient venus dire au comite de surete generale qu'on assassinait les deputes qui siegeaient dans la societe. Les quatre comites, de salut public, de surete generale, de legislation et de la guerre, s'etaient rassembles, et avaient arrete d'envoyer sur-le-champ des patrouilles, pour degager leurs collegues compromis dans cette scene plus scandaleuse que meurtriere. Les patrouilles partirent avec un membre de chaque comite pour se rendre sur le lieu du combat: il etait huit heures. Les membres des comites qui conduisaient les patrouilles ne firent pas charger les assaillans, comme le desiraient les jacobins; ils ne voulurent pas non plus entrer dans la salle, comme les y engageaient ceux de leurs collegues qui s'y trouvaient; ils resterent dehors, invitant les jeunes gens a se dissiper, et promettant de faire rendre leurs camarades. En effet, ils dissiperent peu a peu les groupes; ils firent ensuite evacuer la salle des Jacobins, et renvoyerent tout le monde chez soi. Le calme retabli, ils retournerent vers leurs collegues, et les quatre comites passerent la nuit a discuter sur le parti a prendre. Les uns etaient d'avis de suspendre les jacobins, les autres s'y opposaient. Thuriot surtout, quoique l'un des adversaires de Robespierre au 9 thermidor, commencait a s'effrayer de la reaction, et semblait pencher pour les jacobins. On se separa sans avoir pris un parti. Le lendemain matin (20 brumaire), une scene des plus violentes eclata dans l'assemblee. Duhem fut le premier, comme on le pense bien, a soutenir que la veille on avait egorge les patriotes, et que le comite de surete generale n'avait pas fait son devoir. Les tribunes prenant part a la discussion faisaient un bruit epouvantable, et semblaient d'un cote appuyer, de l'autre contester les faits. On fit sortir les perturbateurs, et immediatement apres une foule de membres demanderent la parole: Bourdon (de l'Oise), Rewbell, Clausel, pour appuyer le comite; Duhem, Duroy, Bentabolle pour le combattre. Chacun parla a son tour, presenta les faits dans un sens, et fut interrompu par les dementis de ceux qui avaient vu les faits dans un sens contraire. Les uns n'avaient apercu que des groupes ou l'on maltraitait les patriotes; les autres n'avaient rencontre que des groupes ou l'on maltraitait les jeunes gens, et ou l'on attaquait la convention et les comites. Duhem, qui pouvait difficilement se contenir dans toutes les discussions de ce genre, s'ecria que les coups avaient ete diriges par les aristocrates qui dinaient chez la Cabarrus, et qui allaient chasser au Raincy. On lui retira la parole, et ce qui demeura evident au milieu de ce conflit d'assertions contraires, c'est que les comites, malgre leur empressement a se reunir et a convoquer la force armee, n'avaient pu cependant l'envoyer que fort tard sur les lieux; qu'une fois les patrouilles dirigees vers la rue Saint-Honore, ils n'avaient pas voulu degager les jacobins par la force, et s'etaient contentes de faire ecouler peu a peu l'attroupement; qu'enfin, ils avaient montre une indulgence assez naturelle pour les groupes qui criaient _Vive la convention!_, et dans lesquels on ne disait pas que le gouvernement fut livre a des contre-revolutionnaires. On ne pouvait guere, en effet, leur demander davantage. Empecher qu'on ne maltraitat leurs ennemis etait leur devoir; mais c'etait trop exiger de vouloir qu'ils chargeassent a la baionnette leurs propres amis, c'est-a-dire ces jeunes gens qui tous les jours se presentaient en foule prets a les appuyer contre les revolutionnaires. Ils declarerent a la convention qu'ils avaient passe la nuit a discuter la question de savoir s'il fallait ou non suspendre les jacobins. On leur demanda s'ils avaient arrete un projet, et sur leur declaration qu'ils ne s'etaient pas encore entendus, on leur renvoya le tout pour prendre un parti, et venir ensuite soumettre leur resolution a l'assemblee. Cette journee du 20 fut un peu plus calme, parce qu'il n'y avait pas reunion aux jacobins, mais le lendemain 21, jour de seance, les rassemblemens se renouvelerent. Des deux cotes on semblait prepare, et il etait evident qu'on allait en venir aux mains dans la soiree meme. Les quatre comites se reunirent aussitot, suspendirent par un arrete les seances des jacobins, et ordonnerent que la clef de la salle fut apportee sur-le-champ au secretariat du comite de surete generale. L'ordre fut execute, la salle fermee, et les clefs portees au secretariat. Cette mesure prevint le tumulte qu'on redoutait; les rassemblemens se dissiperent, et la nuit fut parfaitement calme. Le lendemain, Laignelot vint au nom des quatre comites faire part a la convention de l'arrete qu'ils avaient pris. "Nous n'avons jamais eu, dit-il, l'intention d'attaquer les societes populaires; mais nous avons le droit de fermer les portes la ou il s'eleve des factions, et ou l'on preche la guerre civile." La convention le couvrit d'applaudissemens. L'appel nominal fut demande, et l'arrete fut sanctionne a la presque unanimite, au milieu des acclamations et des cris de _Vive la republique! vive la convention!_ Ainsi finit cette societe dont le nom est reste si celebre et si odieux, et qui, semblable a toutes les assemblees, a tous les hommes qui figurerent successivement sur la scene, semblable a la revolution meme, eut le merite et les torts de l'extreme energie. Placee au-dessous de la convention, ouverte a tous les nouveaux venus, elle etait la lice ou les jeunes revolutionnaires qui n'avaient pas figure encore, et qui etaient impatiens de se montrer, venaient essayer leurs forces, et presser la marche ordinairement plus lente des revolutionnaires deja assis au pouvoir. Tant qu'il fallut de nouveaux sujets, de nouveaux talens, de nouvelles vies pretes a se sacrifier, la societe des jacobins fut utile, et fournit des hommes dont la revolution avait besoin dans cette lutte sanglante et terrible. Quand la revolution, arrivee a son dernier terme, commenca a retrograder, c'est dans la societe des jacobins que furent refoules les hommes ardens[1] eleves dans son sein, et qui avaient survecu a cette action violente. Bientot elle devint importune par ses inquietudes, dangereuse meme par ses terreurs. Elle fut alors sacrifiee par les hommes qui cherchaient a ramener la revolution du terme extreme ou elle etait arrivee, a un juste milieu de raison, d'equite, de liberte, et qui, aveugles, comme tous les hommes qui agissent, par l'esperance, croyaient pouvoir la fixer dans ce milieu desire. Ils avaient raison sans doute de vouloir revenir a la moderation, et les jacobins avaient raison de leur dire qu'ils allaient a la contre-revolution. Les revolutions, semblables a un pendule violemment agite, courant d'une extremite a une autre, on est toujours fonde a leur predire des exces; mais heureusement les societes politiques, apres avoir violemment oscille en sens contraires, finissent par se renfermer dans un mouvement egal et justement limite. Mais que de temps encore, que de maux, que de sang avant d'arriver a cette heureuse epoque! Nos devanciers les Anglais eurent encore a traverser Cromwell et deux Stuarts. Les jacobins disperses n'etaient pas gens a se renfermer dans la vie privee, et a renoncer aux agitations politiques. Les uns se refugierent au club electoral, qui, chasse de l'eveche par les comites, s'etait reuni dans une des salles du Museum; les autres se porterent au faubourg Saint-Antoine, dans la Societe populaire de la section des Quinze-Vingts. C'est la que se reunissaient les hommes les plus marquans et les plus prononces du faubourg. Les jacobins s'y presenterent en foule le 24 brumaire, en disant: "Braves citoyens du faubourg Antoine, vous qui etes les seuls soutiens du peuple, vous voyez les malheureux jacobins persecutes. Nous vous demandons a etre recus dans votre societe. Nous nous sommes dit: Allons au faubourg Antoine, nous y serons inattaquables; reunis, nous porterons des coups plus surs pour garantir le peuple et la convention de l'esclavage." Ils furent tous admis sans examen, se permirent les propos les plus violens et les plus dangereux, et lurent plusieurs fois cet article de la declaration des droits: _Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple le plus sacre des droits et le plus indispensable des devoirs._ Les comites, qui avaient essaye leurs forces, et qui se sentaient capables de vigueur, ne crurent pas devoir poursuivre les jacobins dans leur asile, et leur permirent de vains propos, se tenant prets a agir au premier signal, si les faits venaient a suivre les paroles. La plupart des sections de Paris reprirent courage, expulserent de leur sein ce qu'on appelait les terroristes, qui se retirerent du cote du Temple, vers les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Delivrees de cette opposition, elles redigerent de nombreuses adresses pour feliciter la convention de l'energie qu'elle venait de deployer contre les _complices de Robespierre_. De presque toutes les villes partirent des adresses semblables, et la convention, ainsi entrainee dans la direction qu'elle venait de prendre, s'y engagea encore davantage. Les soixante-treize deja redemandes le furent tous les jours a grands cris par les membres du centre et du cote droit, qui tenaient a se renforcer de soixante-treize voix, et qui voulaient surtout assurer la liberte du vote en rappelant leurs collegues. Les soixante-treize furent enfin elargis et reintegres; la convention, sans s'expliquer sur le 31 mai, declara qu'on avait pu penser sur cet evenement autrement que la majorite, sans pour cela etre coupable. Ils rentrerent tous ensemble, le vieux Dusaulx a leur tete. Celui-ci prit la parole pour eux, et assura qu'en venant se rasseoir a cote de leurs collegues ils deposaient tout ressentiment, et n'etaient occupes que du desir de faire le bien public. Ce pas fait, il n'etait plus temps de s'arreter. Louvet, Lanjuinais, Henri Lariviere, Doulcet, Isnard, tous les girondins echappes a la proscription, et caches la plupart dans des cavernes, ecrivirent et demanderent leur reintegration. Une scene violente s'eleva a ce sujet. Les thermidoriens, epouvantes de la rapidite de la reaction, s'arreterent, et imposerent au cote droit qui, croyant avoir besoin d'eux, n'osa pas leur deplaire et cessa d'insister. Il fut decrete que les deputes mis hors la loi ne seraient plus poursuivis, mais qu'ils ne rentreraient pas dans le sein de l'assemblee. Le meme esprit qui faisait absoudre les uns devait porter a condamner les autres. Un vieux depute, nomme Raffron, s'ecria qu'il etait temps de poursuivre tout ce qui etait coupable, et de prouver a la France que la convention n'etait pas complice des assassins; il demanda qu'on mit sur-le-champ en jugement Lebon et David, tous deux arretes. Ce qui s'etait passe dans le Midi, et surtout a Bedouin (Vaucluse), ayant ete connu, on voulut un rapport et un acte d'accusation contre Maignet. Une foule de voix demanderent le jugement de Fouquier-Tinville, et une instruction contre l'ancien ministre de la guerre Bouchotte, celui qui avait livre les bureaux de la guerre aux jacobins. On fit la meme proposition contre l'ex-maire Pache, complice, disait-on, des hebertistes, et sauve par Robespierre. Au milieu de ce torrent d'attaques contre les chefs revolutionnaires, les trois chefs principaux, long-temps defendus, devaient enfin succomber. Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrere, accuses de nouveau, et d'une maniere formelle par Legendre, ne purent echapper au sort commun. Les comites ne purent se dispenser de recevoir la denonciation, et de donner leur avis. Lecointre, declare calomniateur dans sa premiere accusation, annonca qu'il avait fait imprimer les pieces qui lui avaient manque d'abord; elles furent renvoyees aux comites: ceux-ci, entraines par l'opinion, n'oserent pas resister, et declarerent qu'il y avait lieu a examen contre Billaud, Collot et Barrere, mais non contre Vadier, Vouland, Amar et David. Le proces de Carrier, longuement instruit en presence d'un public qui deguisait mal l'esprit de reaction dont il etait anime, s'acheva enfin le 26 frimaire (16 decembre). Carrier et deux membres du comite revolutionnaire de Nantes, Pinel et Grand-Maison, furent condamnes a la peine de mort, comme agens et complices du systeme de la terreur; les autres furent acquittes comme excuses de leur participation aux noyades par l'obeissance a leurs superieurs. Carrier, persistant a soutenir que la revolution tout entiere, ceux qui l'avaient faite, soufferte ou dirigee, etaient aussi coupables que lui, fut traine a l'echafaud: il prit de la resignation au moment fatal, et recut la mort avec calme et courage. En preuve de l'entrainement aveugle des guerres civiles, on citait de Carrier des traits de caractere qui, avant sa mission a Nantes, prouvaient chez lui une humeur nullement sanguinaire. Les revolutionnaires, tout en condamnant sa conduite, furent effrayes de son sort; ils ne pouvaient pas se dissimuler que cette execution etait le commencement de sanglantes represailles que leur preparait la contre-revolution. Outre les poursuites dirigees contre les representans membres des anciens comites, ou envoyes en mission, d'autres lois recemment rendues leur prouvaient que la vengeance allait descendre plus bas, et que l'inferiorite du role ne les sauverait pas. Un decret obligea tous ceux qui avaient rempli des fonctions quelconques et manie les deniers publics, a rendre compte de leur gestion. Or, comme tous les membres des comites revolutionnaires avaient forme des caisses avec le revenu des impots, avec l'argenterie des eglises, avec les taxes revolutionnaires, pour organiser les premiers bataillons de volontaires, pour solder des armees revolutionnaires, pour payer des transports, pour faire la police, pour mille depenses enfin du meme genre, il etait evident que tout individu, fonctionnaire pendant la terreur, allait etre expose a des poursuites. A ces craintes fondees se joignaient encore des bruits fort alarmans. On parlait de paix avec la Hollande, la Prusse, l'Empire, l'Espagne, la Vendee meme, et on pretendait que les conditions de cette paix seraient funestes au parti revolutionnaire. FIN DU TOME SIXIEME. TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME SIXIEME. CHAPITRE XIX. Resultats des dernieres executions contre les partis ennemis du gouvernement.-Decret contre les ex-nobles.--Les ministeres sont abolis et remplaces par des commissions.--Efforts du comite de Salut Public pour concentrer tous les pouvoirs dans sa main.--Abolition des societes populaires, excepte celle des jacobins.--Distribution du pouvoir et de l'administration entre les membres du comite.--La convention, d'apres le rapport de Robespierre, declare, au nom du peuple francais, la reconnaissance de l'Etre supreme et de l'immortalite de l'ame. CHAPITRE XX. Etat de l'Europe au commencement de l'annee 1794 (an II).--Preparatifs universels de guerre. Politique de Pitt. Plans des coalises et des Francais.-Etat de nos armees de terre et de mer.--Activite et energie du gouvernement pour trouver et utiliser les ressources.--Ouverture de la campagne; occupation des Pyrenees et des Alpes.--Operations dans les Pays-Bas. Combats sur la Sambre et sur la Lys. Victoire de Turcoing.--Fin de la guerre de la Vendee.--Commencement de la guerre des chouans.--Evenemens dans les colonies. Desastre de Saint-Domingue. Perte de la Martinique.--Bataille navale. CHAPITRE XXI. Situation interieure an commencement de l'annee 1794.-Travaux administratifs du comite.--Lois des finances. Capitalisation des rentes viageres.-Etat des prisons. Persecutions politiques. Nombreuses executions.--Tentative d'assassinat sur Robespierre et Collot-d'Herbois.--Domination de Robespierre.--La secte de la _mere de Dieu_.--Des divisions se manifestent entre les comites.--Fete a l'Etre supreme.--Loi du 22 prairial reorganisant le tribunal revolutionnaire.--Terreur extreme. Grandes executions a Paris. Missions de Lebon, Carrier et Maignet; cruautes atroces commises par eux. Noyades dans la Loire.--Rupture entre les chefs du comite de salut public; retraite de Robespierre. CHAPITRE XXII. Operations de l'armee du Nord vers le milieu de 1794. Prise d'Ypres.-Formation de l'armee de Sambre-et-Meuse. Bataille de Fleurus. Occupation de Bruxelles.--Derniers jours de la terreur; lutte de Robespierre et des triumvirs contre les autres membres des comites. Journees des 8 et 9 thermidor; arrestation et supplice de Robespierre, Saint-Just.--Marche de la revolution depuis 89 jusqu'au 9 thermidor. CHAPITRE XXIII. Consequences du 9 thermidor.--Modifications apportees au gouvernement revolutionnaire.--Reorganisation du personnel des comites.--Revocation de la loi du 22 prairial; decrets d'arrestation contre Fouquier-Tinville, Lebon, Rossignol, et autres agens de la dictature; suspension du tribunal revolutionnaire; elargissement des suspects.--Deux partis se forment, les montagnards et les thermidoriens.--Reorganisation des comites de gouvernement.--Modifications des comites revolutionnaires.--Etat des finances, du commerce et de l'agriculture apres la terreur.--Accusation portee contre les membres des anciens comites, et declaree calomnieuse par la convention.--Explosion de la poudriere de Grenelle; exasperation des partis.--Rapport fait a la convention sur l'etat de la France.--Nombreux et importans decrets sur toutes les parties de l'administration.-Les restes de Marat sont transportes au Pantheon et mis a la place de ceux de Mirabeau. CHAPITRE XXIV. Reprise des operations militaires.--Reddition de Conde, Valenciennes, Landrecies et le Quesnoy. Decouragement des coalises.--Bataille de l'Ourthe et de la Roer.--Passage de la Meuse.--Occupation de toute la ligne du Rhin.--Situation des armees aux Alpes et aux Pyrenees. Succes des Francais sur tous les points.--Etat de la Vendee et de la Bretagne; guerre des chouans. Puisaye, agent principal royaliste en Bretagne.--Rapports du parti royaliste avec les princes francais et l'etranger. Intrigues a l'interieur; roles des princes emigres. CHAPITRE XXV. Hiver de l'an III. Reformes administratives dans toutes les provinces.-Nouvelles moeurs. Parti thermidorien; la _jeunesse doree_. Salons de Paris-Lutte des deux partis dans les sections; rixes et scenes tumultueuses.-Violences du parti revolutionnaire aux Jacobins et au club electoral.-Decrets sur les societes populaires--Decrets relatifs aux finances. Modifications au _maximum_ et aux requisitions.--Proces de Carrier.-Agitation dans Paris, et exasperation croissante des deux partis.--Attaque de la salle des Jacobins par la jeunesse doree.-Cloture du club des Jacobins.-Rentree des soixante-treize deputes emprisonnes apres le 31 mai.-Condamnation et supplice de Carrier.-Poursuites commencees contre Billaud-Varennes, Collot d'Herbois et Barrere. FIN DE LA TABLE. End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, VI by Adolphe Thiers *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK REVOLUTION FRANCAISE, VI *** ***** This file should be named 11423.txt or 11423.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/4/2/11423/ Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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