Project Gutenberg's Le socialisme en danger, by Ferdinand Domela Nieuwenhuis This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le socialisme en danger Author: Ferdinand Domela Nieuwenhuis Release Date: February 29, 2004 [EBook #11380] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOCIALISME EN DANGER *** Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. LE SOCIALISME EN DANGER Ce volume a ete depose au Ministere de l'interieur (section de la librairie) en mai 1897. * * * * * _Ouvrages deja publies dans la Bibliotheque Sociologique_: 1.--LA CONQUETE DU PAIN, par _Pierre Kropotkine_. Un volume in-18, avec preface par _Elisee Reclus_, 5e edition. Prix....................................................... 3 50 2.--LA SOCIETE MOURANTE ET L'ANARCHIE, _par Jean Grave_. Un volume in-18, avec preface par _Octave Mirbeau._ (_Interdit_.--Rare). Prix............................. 5 fr. 3.--DE LA COMMUNE A L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. Un volume in-18, 2e edition. Prix.......................... 3 50 4.--OEUVRES de _Michel Bakounine_. Federalisme, Socialisme et Antitheologisme. Lettres sur le Patriotisme. Dieu et l'Etat. Un volume in-18, 2e edition. Prix.......... 3 50 5.--ANARCHISTES, moeurs du jour, roman, par _John-Henry Mackay_, traduction de _Louis de Hessem_. Un volume in-18. (_Epuise_.) Prix............................... 5 fr. 6.--PSYCHOLOGIE DE L'ANARCHISTE-SOCIALISTE, par _A. Hamon_. Un volume in-18, 2e edit. Prix............................. 3 50 7.--PHILOSOPHIE DU DETERMINISME. Reflexions sociales, par _Jacques Sautarel_. Un volume in-18, 2e edit. Prix.... 3 50 8.--LA SOCIETE FUTURE, par _Jean Grave_. Un vol. in-18, 6e edition. 9.--L'ANARCHIE. Sa philosophie.--Son ideal, par _Pierre Kropotkine_. Une brochure in-18, 3e edition. Prix....... 1 00 10.--LA GRANDE FAMILLE, roman militaire, par _Jean Grave_. Un vol. in-18, 3e edition. Prix................. 3 50 11.--LE SOCIALISME ET LE CONGRES DE LONDRES, par _A. Hamon_. Un volume in-18, 2e edit.................. 3 50 12.--LES JOYEUSETES DE L'EXIL, par _Charles Malato_. Un volume in-18. 2e edit. Prix............................. 3 50 13.--HUMANISME INTEGRAL. Le duel des sexes.--La cite future, par _Leopold Lacour_. Un volume in-18, 2e edit. Prix....................................................... 3 50 14.--BIRIBI, armee d'Afrique, roman, par _Georges Darien_. Un volume in-18, 2e edition. Prix.......................... 3 50 15.--LE SOCIALISME EN DANGER, par _Domela Nieuwenhuis_ Un vol. in-18, avec preface par _Elisee Reclus_. Prix. 3 50 16.--PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. Un vol. in-18. Prix........................................... 3 50 17.--L'INDIVIDU ET LA SOCIETE, par _Jean Grave_. Un vol. in-18. Prix................................................ 3 50 _Sous Presse_: L'EVOLUTION, LA REVOLUTION ET L'IDEAL ANARCHIQUE, par _Elisee Reclus_. L'ETAT, par _Pierre Kropotkine_. SOUS L'ASPECT DE LA REVOLUTION, par _Bernard Lazare_. F. DOMELA NIEUWENHUIS LE SOCIALISME EN DANGER PREFACE PAR ELISEE RECLUS [Illustration] 1897 PREFACE L'ouvrage de notre ami, Domela Nieuwenhuis, est le fruit de patientes etudes et d'experiences personnelles tres profondement vecues; quatre annees ont ete employees a la redaction de ce travail. A une epoque comme la notre, ou les evenements se pressent, ou la rapide succession des faits rend de plus en plus apre la critique des idees, quatre ans constituent deja une longue periode de la vie, et certes, pendant ce temps, l'auteur a pu observer bien des changements dans la societe, et son propre esprit a subi une certaine evolution. Les trois parties de l'ouvrage, parues a de longs intervalles dans _la Societe Nouvelle_, temoignent des etapes parcourues. En premier lieu, l'ecrivain etudie les "divers courants de la Democratie sociale en Allemagne"; puis, epouvante par le recul de l'esprit revolutionnaire qu'il a reconnu dans le socialisme allemand, il se demande si l'evolution socialiste ne risque pas de se confondre avec les revendications anodines de la bourgeoisie liberale; enfin, reprenant l'etude des manifestations de la pensee sociale, il constate qu'il n'y a point a desesperer, et que la regression d'une ecole, ou l'on s'occupe de commander et de discipliner plus que de penser et d'agir, est tres largement compensee par la croissance du socialisme libertaire, ou les compagnons d'oeuvre, sans dictateurs, sans asservissement a un livre ou a un recueil de formules, travaillent de concert a fonder une societe d'egaux. Les documents cites dans ce livre ont une grande importance historique. Sous les mille apparences de la politique officielle--formules de diplomates, visites russes, genuflexions francaises, toasts d'empereurs, recitations de vers et decorations de valets,--apparences que l'on a souvent la naivete de prendre pour de l'histoire, se produit la grande poussee des proletaires naissant a la conscience de leur etat, a la resolution ferme de se faire libres, et se preparant a changer l'axe de la vie sociale par la conquete pour tous d'un bien-etre qui est encore le privilege de quelques-uns. Ce mouvement profond, c'est la l'histoire veritable, et nos descendants seront heureux de connaitre les peripeties de la lutte d'ou naquit leur liberte! Ils apprendront combien fut difficile dans notre siecle le progres intellectuel et moral qui consiste a se "guerir des individus". Certes, un homme peut rendre de grands services a ses contemporains par l'energie de sa pensee, la puissance de son action, l'intensite de son devouement; mais, apres avoir fait son oeuvre, qu'il n'ait pas la pretention de devenir un dieu, et surtout que, malgre lui, on ne le considere pas comme tel! Ce serait vouloir que le bien fait par l'individu se transformat en mal au nom de l'idole. Tout homme faiblit un jour apres avoir lutte, et combien parmi nous cedent a la fatigue, ou bien aux sollicitations de la vanite, aux embuches que tendent de perfides amis! Et meme le lutteur fut-il reste vaillant et pur jusqu'a la fin, on lui pretera certainement un autre langage que le sien, et meme on utilisera les paroles qu'il a prononcees en les detournant de leur sens vrai. Ainsi voyez comment on a traite cette individualite puissante, Marx, en l'honneur duquel des fanatises, par centaines de mille, levent les bras au ciel, se promettant d'observer religieusement sa doctrine! Tout un parti, toute une armee ayant plusieurs dizaines de deputes au Parlement germanique, n'interpretent-ils pas maintenant cette doctrine marxiste precisement en un sens contraire de la pensee du maitre? Il declara que le pouvoir economique determine la forme politique des societes, et l'on affirme maintenant en son nom que le pouvoir economique dependra d'une majorite de parti dans les Assemblees politiques. Il proclama que "l'Etat, pour abolir le pauperisme, doit s'abolir lui-meme, car l'essence du mal git dans l'existence meme de l'Etat!" Et l'on se met devotement a son ombre pour conquerir et diriger l'Etat! Certes, si la politique de Marx doit triompher, ce sera, comme la religion du Christ, a la condition que le maitre, adore en apparence, soit renie dans la pratique des choses. Les lecteurs de Domela Nieuwenhuis apprendront aussi a redouter le danger que presentent les voies obliques des politiciens. Quel est l'objectif de tous les socialistes sinceres? Sans doute chacun d'eux conviendra que son ideal serait une societe ou chaque individu, se developpant integralement dans sa force, son intelligence et sa beaute physique et morale, contribuera librement a l'accroissement de l'avoir humain. Mais quel est le moyen d'arriver le plus vite possible a cet etat de choses? "Precher cet ideal, nous instruire mutuellement, nous grouper pour l'entr'aide, pour la pratique fraternelle de toute oeuvre bonne, pour la revolution!", diront tout d'abord les naifs et les simples comme nous.--"Ah! quelle est votre erreur! nous est-il repondu: le moyen est de recueillir des votes et de conquerir les pouvoirs publics". D'apres ce groupe parlementaire, il convient de se substituer a l'Etat et, par consequent, de se servir des moyens de l'Etat, en attirant les electeurs par toutes les manoeuvres qui les seduisent, en se gardant bien de heurter leurs prejuges. N'est-il pas fatal que les candidats au pouvoir, diriges par cette politique, prennent part aux intrigues, aux cabales, aux compromis parlementaires? Enfin, s'ils devenaient un jour les maitres, ne seraient-ils pas forcement entraines a employer la force, avec tout l'appareil de repression et de compression qu'on appelle l'armee citoyenne ou nationale, la gendarmerie, la police et tout le reste de l'immonde outillage? C'est par cette voie si largement ouverte depuis le commencement des ages, que les novateurs arriveront au pouvoir, en admettant que les baionnettes ne renversent pas le scrutin avant la date bienheureuse. Le plus sur encore est de rester naifs et sinceres, de dire simplement quelle est notre energique volonte, au risque d'etre appeles utopistes par les uns, abominables, monstrueux, par les autres. Notre ideal formel, certain, inebranlable est la destruction de l'Etat et de tous les obstacles qui nous separent du but egalitaire. Ne jouons pas au plus fin avec nos ennemis. C'est en cherchant a duper que l'on devient dupe. Telle est la morale que nous trouvons dans l'oeuvre de Nieuwenhuis. Lisez-la, vous tous que possede la passion de la verite et qui ne la cherchez pas dans une proclamation de dictateur ni dans un programme ecrit par tout un conseil de grands hommes. Elisee RECLUS. I LES DIVERS COURANTS DE LA DEMOCRATIE SOCIALISTE ALLEMANDE Au Congres des democrates-socialistes allemands tenu a Erfurt en 1891, une lutte s'est engagee, qui interesse au plus haut degre le mouvement socialiste du monde entier, car, avec une legere nuance de terminologie, elle se reproduit identiquement entre les differentes fractions du parti socialiste. D'un cote (a droite) etait Vollmar, l'homme que l'on s'attendait a voir sous peu se mettre a la tete des radicaux, comme, du reste, il l'avait deja fait pressentir au Congres de Halle. Il fit un discours qui, sous plus d'un rapport, etait un veritable chef-d'oeuvre, demontrant qu'il etait parfaitement en etat de se defendre. De l'autre cote il y avait Wildberger, montant a la tribune comme porte-parole de l'opposition berlinoise. Et entre eux Bebel et Liebknecht, pris entre l'enclume et le marteau, apparaissaient comme de tristes temoignages d'insexualite. Une lecture consciencieuse du compte-rendu du Congres--dont nous avons attendu la publication pour ne pas baser notre jugement sur des extraits de journaux--nous remplit d'une certaine pitie envers des hommes qui, durant de longues annees, ont defendu et dirige le mouvement en Allemagne et qui, a present, occupent le "juste milieu" et ont ete attaques des deux cotes a la fois. Vollmar disait ne desirer "aucune tactique nouvelle", il ajoutait qu'il "se reclamait de la ligne de conduite suivie jusqu'ici, mais qu'il en voulait la continuation logique". Et pourtant Bebel lui repondait que: "Si le parti suivait la tactique de Vollmar, en concentrant toute son agitation sur la lutte pour ces cinq articles du programme[1] et abandonnait provisoirement le veritable but, cela ferait une agitation qui, d'apres mon opinion (dit Bebel), aboutirait fatalement a la decomposition du parti. Cela signifierait l'abandon complet de notre but final. Nous agirions dans ce cas tout a fait autrement que nous ne le devrions et que nous l'avons fait jusqu'ici. Nous avons toujours lutte pour obtenir le plus possible de l'Etat actuel, sans perdre de vue pourtant que tout cela ne constitue qu'une faible concession, _ne change absolument rien au veritable etat des choses_. Nous devons maintenir l'ensemble de nos revendications, et chaque nouvelle concession n'a pour nous d'autre but que d'ameliorer nos bases d'action et nous permettre de mieux nous armer". Fischer alla plus loin et dit: "Si nous admettons le point de vue de Vollmar, nous n'avons qu'a supprimer immediatement dans notre programme les mots: "parti socialiste-democrate", pour les remplacer par: "programme du parti ouvrier allemand"... La tactique de Vollmar tend a obtenir la realisation de ces cinq articles--qu'il considere comme les plus necessaires--comme etant eux-memes le but final; nous tenons au contraire a declarer que toutes ces reformes que nous reclamons, ne sont desirees par nous que parce que nous pensons qu'elles encourageront les ouvriers dans la lutte pour la conquete definitive de leurs droits. Elles ne sont pour nous que des moyens, tandis que pour Vollmar elles constituent le but meme, la principale raison d'existence du parti... Le Congres doit se prononcer, sans la moindre equivoque, soit pour le maintien des decisions prises a Saint-Gall, soit pour l'adoption de la tactique de Vollmar, laquelle--qu'il le veuille ou non--aura comme consequence une scission et concentre toutes les forces du parti sur ces cinq revendications qui, suivant nous, n'ont qu'une importance secondaire a cote du but final." Liebknecht est du meme avis lorsqu'il dit: "Vollmar a le _droit_ de proposer qu'on suive une autre voie, mais le parti a le _devoir_, dans l'interet meme de son existence, de rejeter resolument cette tactique nouvelle qui le conduirait a sa perte, a son emasculation complete, et qui transformerait le parti revolutionnaire et democratique en un parti socialiste-gouvernemental ou socialiste-national-liberal. Bref, le succes, l'existence meme de la social-democratie exigent absolument que nous declarions n'avoir rien de commun avec la tactique que Vollmar a preconisee a Munich et qu'il n'a pas rejetee ici". Cependant, dans son journal, _Die Muenchener Post_, Vollmar avait reuni quelques citations, prises dans des discours prononces au Reichstag par differents membres socialistes, et il les avait comparees avec certaines de ses propres assertions pour prouver que les memes principes, actuellement par lui defendus, avaient toujours ete suivis par des deputes socialistes sans qu'on les eut attaques pour cela, et il declarait que loin de proposer nullement une tactique nouvelle, il ne faisait que suivre l'ancienne. Voici quelques-unes de ces citations mises en regard des assertions de Vollmar: Si nous avions ete consultes, L'annexion de nous aurions certainement l'Alsace-Lorraine est un fait fonde autrement l'unite accompli, et ici, dans cette allemande en 1870-71. Mais enceinte, nous avons, de notre puisque maintenant elle existe cote, declare de la facon la telle qu'elle, nous plus categorique que nous n'entendons pas epuiser nos reconnaissons comme de droit forces en d'interminables et l'etat actuel des choses. infructueuses recriminations AUER. Seance du 9 fevrier sur le passe, mais, acceptant 1891. le fait accompli, nous ferons tout notre possible pour ameliorer cette oeuvre defectueuse. S'il existe un parti ouvrier Personne, aussi enthousiaste qui a toujours rempli et qu'il soit pour des idees remplira encore les devoirs de internationalistes, ne dira fraternite internationale, que nous n'avons pas de c'est certainement le parti devoirs nationaux. allemand. Mais ceci n'exclut LIEBKNECHT. Congres de Halle, pas pour nous l'existence de 15 octobre 1890. taches et de devoirs nationaux. C'est un symptome heureux de Je reconnais que l'Allemagne voir que nous avons en France est decidee a maintenir la des amis socialistes, qui paix. Je suis persuade que ni combattent les tendances dans les spheres les plus chauvines. elevees, ni dans aucune autre Mais pourquoi nier que les couche de la societe, le desir spheres dirigeantes dans ce n'existe de lancer l'Allemagne pays, par leur chauvinisme dans une nouvelle guerre. En nefaste et leur repugnante tout cas, nous vivons ici dans coquetterie avec le czarisme des conditions independantes russe, sont pour beaucoup la de notre volonte. En France, cause de l'inquietude et des on peut le desapprouver ou le armements constants de regretter, mais dans les l'Europe? milieux predominants, on pense, aujourd'hui comme jadis, a faire disparaitre les consequences de la guerre de 1870-71. L'alliance entre la France et la Russie a ete motivee par ces faits. Que cette alliance ait ete contractee par ecrit ou non, elle existe par une certaine solidarite d'interets entre ces deux pays contre l'Allemagne, et elle continuera d'exister. BEBEL. Seance du 25 juin 1890. Nous n'avons pas besoin de Si la triple alliance a pu dire que la diplomatie et ses etre conclue ... elle l'a ete, oeuvres ne nous inspirent que parce que les interets des tres peu de confiance. trois puissances, en face de Neanmoins, nous devons nous l'entente franco-russe, sont prononcer pour la triple necessairement solidaires, en alliance dont la raison d'etre dehors des rapports mutuels est le maintien de la paix et, des differents peuples de ces par consequent, est utile. pays... Je suis convaincu qu'aucun homme d'Etat, ni en Autriche, ni en Italie, ni en Allemagne, ne voudra, tant que cette situation durera, se detacher de cette alliance, car il exposerait, par cela meme, son pays a un grand danger, dans le cas ou les deux autres puissances alliees seraient vaincues dans une guerre. BEBEL. Seance du 25 juin 1890. Si jamais quelque part a Nous avons declare deja bien l'etranger, l'espoir existe souvent, et, pour moi, je qu'en cas d'une attaque contre renouvelle cette declaration, l'Allemagne on pourrait compter que nous sommes prets a remplir sur notre abstention, cet envers la patrie exactement espoir se verrait completement les memes devoirs que tous les decu. Des que notre pays sera autres citoyens... Je sais attaque, il n'y aura plus qu'il n'y a personne parmi qu'un parti, et nous autres, nous qui pense differemment a democrates-socialistes, nous ce sujet. ne serions certes pas les AUER. Seance du 8 decembre derniers a remplir notre 1890. devoir. Il a ete dit ... que le Reichstag allemand ne travaille pas avec autant d'ardeur a la defense de la patrie que le Parlement francais. Eh bien, moi je declare que quand il s'agit de la defense de la patrie, tous les partis sont unis; que s'il s'agit de se defendre contre un ennemi etranger, aucun parti ne restera en arriere. LIEBKNECHT. Seance du 16 mai 1891. L'attaque contre la Russie officielle, cruelle, barbare, voire l'aneantissement de cette ennemie de la civilisation, est donc notre devoir le plus sacre, que nous devons remplir jusqu'a notre dernier soupir dans l'interet meme du peuple russe, opprime et gemissant sous le knout. Et si alors nous combattons dans les rangs a cote de ceux qui actuellement sont nos adversaires, nous ne le faisons pas pour les sauver eux et leurs institutions politiques et economiques, mais pour l'Allemagne en general, c'est-a-dire pour nous sauver nous-memes et pour delivrer des barbares un pays, ou nous pensons un jour realiser notre propre ideal social. BEBEL. _Vorwaerts_ du 27 septembre 1891. Et maintenant, Liebknecht peut pretendre que "des citations mutilees n'ont aucune signification", que "les bases sur lesquelles Vollmar s'appuie s'effondrent". celui-ci se declare pret--et il a raison--a citer encore d'autres discours absolument analogues. Il parait, du reste, que Liebknecht a conscience de sa faiblesse, lorsqu'il reconnait que "les expressions citees, scrupuleusement pesees, ne sont peut-etre pas des plus correctes", ce qui ne l'empeche pas de protester contre la supposition d'avoir, lui, Bebel et Auer, "voulu prescrire une autre tactique, une autre action au parti". Cette supposition s'impose cependant a tous ceux qui ont le moindre sens commun, et toutes les declarations de Liebknecht et de la fraction socialiste entiere n'infirmeront nullement ce que Vollmar leur reproche en s'appuyant sur des citations qui prouvent surabondamment que Bebel et Liebknecht ont dit exactement la meme chose que lui. Il n'y a donc aucune raison pour attaquer Vollmar a ce propos, a moins que l'on veuille ici appliquer le dicton: _Quod licet Jovi, non licet bovi_. Ce qui est permis a Jupiter, n'est pas permis au boeuf. Quelle fut la reponse de Vollmar a l'accusation d'avoir voulu inaugurer une nouvelle tactique? "La strategie que j'ai preconisee a deja existe theoriquement, mais elle etait moins generalement appliquee, et comme explication de cette inconsequence, je cite les "jeunes" avec leur phraseologie revolutionnaire. Je disais dans mon discours: "L'action que j'ai recommandee a deja ete appliquee, depuis la suppression de la loi d'exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au dehors. Je ne l'ai donc pas inventee, mais je me suis identifie avec elle; du reste elle a ete suivie depuis Halle. A present on peut moins que jamais s'eloigner de cette maniere de voir. Ceci prouve clairement que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit etre suivie d'apres le reglement du parti". Un autre delegue, Schulze, de Magdebourg, dit: "Moi aussi, je desapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit d'autre, a mon avis, que ce qui a ete fait par toute la fraction". Et Auerbach, de Berlin, ajoute: "La facon d'agir des membres du Reichstag conduit necessairement a la tactique de Vollmar". Et le docteur Schonlank s'ecrie: "Les discours de Vollmar a Munich eussent ete mieux a leur place dans la bouche d'un membre de la "Volkspartei" que dans celle d'un democrate-socialiste... A la suite d'un evenement imprevu, la chute de Bismarck, Vollmar desire une transformation complete de tendance dans notre mouvement, et non seulement un changement de tactique: il veut remplacer la conception revolutionnaire, suivant laquelle l'oppression actuelle de la classe ouvriere ne pourra etre supprimee qu'apres une transformation radicale de la production, par un parti ouvrier a l'eau de rose, petit-bourgeois, et il veut que nous nous contentions de ces faibles concessions!" Auer est du meme avis, lorsqu'il dit: "Vollmar s'est incontestablement prononce, dans son discours comme dans sa brochure, pour la necessite d'un changement de la tactique suivie jusqu'ici!" Et apres le second discours de Vollmar, Bebel declare fort justement "qu'il n'est pas possible d'admettre ce que Vollmar pretend aujourd'hui, c'est-a-dire qu'il n'ait jamais eu l'idee de proposer une nouvelle ligne de conduite. S'il s'agissait de maintenir l'ancienne, tous ces discours eussent ete superflus". Il voit que Vollmar veut justement le contraire, car "la realisation complete de notre programme c'est la chose principale et le reste n'a qu'une importance secondaire". Il nous importe peu de savoir ou nous en sommes au sujet de certaines concessions au moment ou nous croyons pouvoir obtenir le tout. Vollmar au contraire declare le but final comme n'ayant pour l'instant qu'une importance secondaire et comme but principal les revendications directes et immediatement praticables. _Ceci constitue une telle antithese de principes, qu'il n'est guere possible d'en concevoir une plus categorique, et c'est du devoir du Congres de la resoudre..._" Avec des discours comme ceux de Vollmar, jamais une democratie socialiste ne serait nee. De semblables idees menent au socialisme national-liberal, c'est-a-dire a l'introduction de la tactique nationale-liberale dans le parti democratique socialiste. Bebel donne meme une explication de l'evolution de Vollmar en l'attribuant a ses "conditions de vie personnelle radicalement changees et a la position sociale qu'il a acquise dans les dernieres annees. Au moment ou l'homme qui occupe une place preponderante dans un mouvement ne se trouve plus en contact ininterrompu avec la foule, parce qu'il est arrive a une autre situation sociale, le danger nait qu'il abandonne la voie commune et qu'il perde le sentiment de cohesion avec la masse. Vollmar est, depuis quelques annees deja, plus ou moins isole, d'un cote par son etat physique et plus encore par des habitudes materielles plus avantageuses. Il n'arrive que trop souvent, lorsqu'on se trouve dans une position qu'on peut considerer soi-meme comme satisfaisante, de supposer chez la masse affamee les memes sentiments de satisfaction et de penser: Les reformes ne sont pas si urgentes; soyons prudents et essayons d'arriver, sans precipitation, peu a peu, a nos fins. Nous avons le temps". Cette remarque est sans doute fort judicieuse et pratique, mais il y a une chose qui nous etonne, c'est qu'aucun des soi-disant Jeunes gens ne se soit leve pour dire a Bebel: "Est-ce que cette explication de la facon d'agir de Vollmar n'est pas egalement applicable a vous et aux votres? Est-ce que le reproche que nous vous adressons d'avoir abandonne les idees revolutionnaires, jadis defendues par vous et suivies par nous sous votre direction, n'a pas les memes motifs que ceux que vous attribuez si justement a Vollmar?" Combien Bebel est revolutionnaire lorsqu'il se trouve en face de Vollmar! Et comme son discours peut servir aux Jeunes, contre lui-meme, avec la legende: _De re fabula narratur_. C'est de toi qu'il s'agit. "Si nous faisions ce que desire Vollmar, nous deviendrions fatalement un parti opportuniste dans le plus mauvais sens du mot. Une pareille transformation serait pour le parti la meme chose que si l'on brisait la colonne vertebrale a un etre organique quelconque, auquel on demanderait ensuite les memes efforts qu'auparavant. Voila pourquoi je m'oppose a ce que l'on brise l'epine dorsale a la democratie socialiste, c'est-a-dire a ce que l'on refoule au second plan son principe essentiel: la lutte des classes pauvres contre les classes dirigeantes et l'autorite de l'Etat, pour le remplacer par une agitation edulcoree et par la lutte exclusivement en vue de revendications dites pratiques." Donc, Bebel, Liebknecht, Auer, Fischer, etc., tous sont d'avis que Vollmar, dans ses discours de Munich, a reellement propose une nouvelle tactique. La-dessus il y avait unanimite d'appreciation, meme apres les discours prononces par Vollmar au Congres. En effet, Liebknecht ne declarait-il pas qu'apres avoir entendu Vollmar il etait plus que jamais d'avis que le Congres devait se prononcer? Car, ajoutait-il, "bien que Vollmar se defende de preconiser une nouvelle orientation, il la desire neanmoins, et nous emprunte pour le faire, d'anciens arguments, qu'il detourne du reste de leur veritable signification". Il fallait une declaration. Bebel proposa donc une resolution concue en ces termes: Le Congres declare: Considerant que la conquete du pouvoir politique est le premier et principal but vers lequel doit aspirer tout mouvement proletaire conscient; que cependant la conquete du pouvoir politique ne peut etre l'oeuvre d'un moment, d'une surprise donnant immediatement la victoire, mais doit etre obtenue par un travail assidu et persistant, par le juste emploi de tous les moyens qui s'offrent pour la propagation de nos idees et par l'effort de toute la classe ouvriere; Le Congres decide: Il n'y a pas de raisons pour changer la direction donnee jusqu'ici au parti. Le Congres considere plutot comme etant toujours du devoir de ses membres de tenter par tous les moyens d'obtenir des succes aux elections du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux, partout ou il y a encore des chances de triompher sans nuire au principe. Sans caresser la moindre illusion sur la valeur des victoires parlementaires par rapport a nos principes, etant donnes la mesquinerie et l'egoisme de classe des partis bourgeois, le Congres considere l'agitation pour les elections du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux comme particulierement utile pour la propagande socialiste, parce qu'elle offre la meilleure occasion de se mettre en contact avec les classes proletariennes et d'eclairer ces dernieres sur leurs conditions de classe, et aussi parce que l'emploi de la tribune parlementaire est le moyen le plus efficace pour demontrer l'insuffisance des pouvoirs publics a supprimer les crimes sociaux, et pour devoiler devant le monde entier l'incapacite des classes gouvernantes a satisfaire les besoins nouveaux de la classe ouvriere. Le Congres demande aux chefs qu'ils travaillent energiquement et serieusement dans le sens du programme du parti, et qu'ils ne perdent jamais de vue le but integral et final, sans pour cela negliger d'obtenir des concessions des classes dirigeantes. Le Congres exige en outre de chaque membre en particulier, qu'il se soumette aux resolutions prises par le parti entier, qu'il obeisse aux prescriptions des journaux, tant que ces derniers agissent dans les limites des pouvoirs qui leur ont ete accordes et que, en admettant qu'un parti d'agitation, comme la democratie socialiste, ne peut atteindre son but que par la plus rigoureuse discipline et la soumission la plus complete, il reconnaisse la necessite de cette discipline et de cette soumission. Le Congres declare expressement que le droit de critiquer les agissements ou les fautes commises soit par les organes, soit par les representants parlementaires, est un droit que chaque membre peut exercer, mais il desire qu'il le critique en des formes permettant a la fraction attaquee de fournir des explications essentielles. Il recommande particulierement qu'aucun membre ne formule publiquement des accusations ou des attaques personnelles avant de s'etre assure du bien-fonde de ces accusations ou de ces attaques et avant d'avoir epuise prealablement tous les moyens qui, dans l'organisation du parti, se trouvent a sa disposition afin d'obtenir satisfaction. Finalement le Congres est d'avis que le principe fondamental des statuts de l'Internationale de 1864 doit toujours etre la ligne de conduite a suivre par ses membres, a savoir que: "La verite, la justice et la moralite doivent etre considerees comme bases de leurs rapports entre eux et avec tous les hommes, sans distinction de couleur, de religion ou de nationalite". Cette resolution est, comme la plupart des resolutions de ce genre, tellement vague et banale que tout le monde peut l'accepter. Et c'est justement ce fait, qu'elle peut etre acceptee par tout le monde, qui en demontre l'insignifiance. Aussi Vollmar n'y voit pas d'inconvenient non plus. Seulement il declare ne pas admettre l'explication qu'en donne Bebel. Certes, dit-il, il n'y a aucune raison pour changer la ligne de conduite du parti, entendant par la que la tactique, preconisee par lui, Vollmar, a toujours ete suivie, mais point logiquement. La consequence de cet habile arrangement est de remettre indefiniment l'affirmation d'une declaration categorique et de tourner la difficulte. Un des delegues, Oertel, de Nuremberg, parut l'avoir compris. Il voulut provoquer une declaration categorique concernant l'attitude de Vollmar, et c'est dans ce but qu'il proposa d'ajouter a la motion Bebel l'amendement suivant: "Le Congres declare formellement ne pas partager l'opinion defendue par Vollmar dans ses deux discours prononces a Munich, le 1er juin et le 6 juillet, concernant le plus urgent devoir de la democratie socialiste allemande et la nouvelle tactique a suivre, mais la considere au contraire comme nuisible au developpement ulterieur du parti". A la bonne heure! Voila ce qui etait clair. (La derniere partie de l'amendement fut abandonnee par l'auteur lui-meme.) Et que pensaient les chefs, de cet amendement? Auer demande au Congres d'adopter la resolution de Bebel _avec l'amendement Oertel._ Fischer conclut egalement a l'adoption. Liebknecht declare que "l'adoption de l'amendement Oertel est devenue _une necessite absolue pour le parti_". Il juge meme bon d'y ajouter: "Dans l'interet de la verite, je me rejouis que cette proposition ait ete faite; quant a moi, je voterai pour, et j'espere que le Congres se prononcera avec une ecrasante majorite pour la resolution Oertel. SI ELLE N'EST PAS ADOPTEE, L'OPPOSITION AURAIT RAISON, ET DANS CE CAS JE PASSERAI MOI-MEME A L'OPPOSITION". Bebel ajoutait qu'il etait indispensable pour le Congres de se prononcer nettement. Dans cette resolution il doit y avoir quelque chose d'obscur, car Vollmar declare l'accepter, sauf les motifs, et Auerbach (de l'opposition) dit l'accepter integralement. Donc l'extreme droite et l'extreme gauche se declarent d'accord avec l'auteur de la proposition, quant aux termes dans laquelle cette derniere a ete concue. Oertel, lui, ne deteste rien autant que l'equivoque, et il est pret, lorsqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, a trancher le noeud gordien. Vollmar doit bien se persuader que ses idees ne trouvent point d'echo ici, et qu'il est donc indispensable de se prononcer par un categorique _oui_ ou _non. Tous jugent donc indispensable l'adoption de l'amendement Oertel._ Vollmar voit dans cet amendement une question personnelle, qu'il ne peut pas accepter, car elle a un caractere de mefiance. Liebknecht declare qu'il n'y a la rien de personnel, car la personnalite de Vollmar n'est nullement en jeu. Bebel dit la meme chose; il ne s'agit pas d'un desaveu mais d'une difference d'opinion. Il ne faut pas chercher a voir un vote de mefiance dans cette resolution. Il a voulu, par la permettre a Vollmar, de trouver, apres reflexion et en toute connaissance de l'opinion du Congres, un joint lui permettant d'abandonner les idees par lui preconisees dans ses discours. Que de consideration a l'egard de Vollmar! Malgre les declarations energiques des chefs, la prudence parait s'imposer en face d'un homme comme Vollmar, surtout lorsque celui-ci declare: "Si la motion Oertel est adoptee, il ne me reste qu'a vous dire que dans ce cas je vous ai adresse la parole pour la derniere fois". Il accepte la resolution sur les faits, comme elle a ete proposee par Bebel, mais la critique personnelle, formulee dans la motion Oertel, il la declare inacceptable. Que faire a present? Rompre avec Vollmar? Cela est fort risque. Bebel n'a-t-il pas categoriquement declare que "le discours prononce par Vollmar dans ce milieu a trouve plus d'approbation que ses propres paroles, il le reconnait tres franchement". Et il ne parait pas avoir grande confiance dans les membres du parti, puisqu'il les conjure de bien savoir ce qu'ils font et de ne pas se laisser seduire "par les belles phrases du discours de Vollmar, ni par ses beaux yeux". Mais voila qu'une proposition intermediaire est faite par Ehrhardt, de Ludwigshafen: "Apres que Vollmar s'est prononce sans aucune reserve au sujet de l'opinion developpee par Bebel et d'autres orateurs sur le maintien de la tactique suivie jusqu'ici, le Congres declare la discussion sur la proposition Oertel terminee, et passe a l'ordre du jour". C'est la planche du salut. On n'a plus qu'a la saisir et tout est dit. Ce qui suit maintenant ressemble beaucoup a une comedie. Oertel declare retirer sa motion, si Vollmar veut agir conformement a la derniere proposition. (Comment concilier ceci avec son propre ultimatum: "Vollmar ne peut pas se placer au point de vue de la resolution de Bebel, car n'a-t-il dit: "Il ressort de tout ceci que notre tactique ne peut pas etre la meme." Bebel cependant a declare qu'il n'y avait aucune raison pour changer la tactique actuelle. Vollmar doit donc s'expliquer plus clairement. L'agitation principale portera egalement dans l'avenir d'excellents fruits.") Et a present Vollmar declare solennellement: "J'ai deja dit dans mon discours que, des que la chose est serieusement discutee, j'accepte la discussion pourvu qu'elle ne vise aucune personnalite. Depuis que celui qui a fait la proposition en a enleve le cote personnel, la chose est pour moi terminee". Au fond, Vollmar n'a rien dit de categorique, mais il s'est montre diplomate. Ce qui ne l'empeche pas de quitter le terrain en vainqueur. Et qu'est-ce que firent tous les autres, qui jugeaient absolument necessaire l'adoption de la proposition Oertel (dans laquelle ils declaraient expressement ne rien voir de personnel)? Ils accepterent le retrait de la proposition et personne ne la reprit pour son compte! On n'osait pas s'en prendre a Vollmar. Avec les "Jeunes" c'etait moins risque. Et l'on barrait a droite. Jusqu'ici nous n'avons pas encore appris que Liebknecht soit passe aux "Jeunes", et cependant la proposition Oertel n'a pas ete votee. On est donc juste aussi avance qu'avant! Reste a savoir si les evenements donneront raison a Auerbach, quand il dit: "Je crains que Liebknecht, lui-meme l'a dit, passe peut-etre, dans un ou deux ans d'ici, a l'opposition de Berlin, si le Congres n'accepte pas la resolution Oertel". Nous craignons le contraire, car une fois sur cette pente, on glisse rapidement. La tactique de Vollmar est desiree par un trop grand nombre de socialistes allemands, pour qu'elle n'ait pas chance de triompher. On peut meme se demander si la proposition Oertel n'eut pas ete rejetee, et si celui-ci ne l'a pas retiree de crainte qu'elle ne constituat un danger pour Bebel. Son rejet eut ete la condamnation de la politique de la fraction socialiste du Reichstag. L'opposition a deja eu son utilite, car qui sait ce qui se serait passe sans elle. Involontairement elle a meme arrete l'element parlementaire dans une voie ou sans doute celui-ci serait alle bien plus loin! Indirectement elle a deja obtenu de bons resultats, car a present, se sachant constamment observes, les parlementaires se garderont bien de trop incliner a droite. Il faudrait pourtant voir dans l'avenir si elle n'ira pas, poussee par la fatalite, de plus en plus dans cette direction et observer en meme temps l'attitude de ceux qui, cette fois-ci, sont sortis encore en vainqueurs de la lutte, mais au prix d'une concession a Vollmar, lequel a pu partir content. Car ce n'est pas lui qui est alle, ne fut-ce que d'un pas, a gauche, mais ce sont ses "adversaires" qui sont alles a droite, a sa rencontre. Pour l'impartial lecteur du compte-rendu du Congres, c'est la la moralite qui s'en degage le plus clairement. Envisageons a present quelle a ete l'attitude envers les "Jeunes", envers "l'opposition berlinoise". D'apres l'impression que les debats firent sur nous, celle-ci etait jugee avant le commencement de la discussion. Avec eux il n'y avait pas a user de tant de consideration, car on etait sur de son affaire. Singer declarait tres judicieusement: "Les points de vue de Vollmar sont beaucoup plus dangereux pour le parti que les opinions des "Jeunes" et de leurs porte-parole." Cela se voit frequemment; la droite est toujours consideree comme plus dangereuse que la gauche, et en effet l'humanite a eu plus a souffrir a travers les ages par les virements a droite que par ceux a gauche. Pour defendre la these par lui developpee, concernant une des questions capitales: _le parlementarisme_, Wildberger, un des orateurs de l'opposition, s'appuya principalement sur une brochure de Liebknecht, publiee en 1869. La preface d'une reedition de cet opuscule, nous apprend en 1874, que Liebknecht, apres ces cinq annees, et depuis la creation du Reichstag, avait conserve les memes opinions. Il y dit entre autres: "Je n'ai rien a retracter, rien a attenuer, surtout en ce qui concerne ma critique du parlementarisme bismarckien, lequel, dans le Reichstag allemand, ne se manifeste pas avec moins de morgue que jadis dans le Reichstag de l'Allemagne du Nord." Il disait bien, au Congres de Halle (1890), qu'il avait jadis condamne le parlementarisme, mais, ajoutait-il, "en ce temps-la, les conditions politiques etaient tout autres: la federation de l'Allemagne du Nord etait un avortement et il n'y avait pas encore d'empire allemand;" cependant, la preface de son livre de 1874 est en contradiction avec ce raisonnement. Ensuite Liebknecht veut faire croire qu'il ne s'agit point ici d'une question de _principe_, mais d'une question de _pratique_, et dans les questions de pratique il est particulierement liberal; car il se declare pret a changer egalement de tactique dans l'avenir, si les circonstances l'exigent. On n'a donc plus qu'a ranger une question quelconque sous la rubrique: _tactique_, pour pouvoir en tout temps changer d'opinion! Il est du reste notoire que Liebknecht, professait, il y a peu de temps, exactement les memes opinions quant au parlementarisme, que les "Jeunes" de Berlin defendent a present. Au Congres de Gotha, en 1876, il disait: "Si la democratie socialiste prend part a cette comedie, elle deviendra un parti socialiste officieux. Mais elle ne prendra pas part a un jeu de comedie quelconque". Aurait-il cru, a cette epoque, qu'un jour viendrait ou on l'accuserait d'avoir lui-meme joue cette comedie? Et Bebel ne s'est-il pas egalement prononce contre la tactique actuelle, lorsque, au Congres de Saint-Gall, il declarait ne pas regretter le petit nombre des deputes elus, car--disait-il--s'il y en avait eu plus, il aurait considere cette position seduisante comme tres dangereuse; les tendances vers des compromis et le soi-disant "travail pratique" se seraient probablement "accentues" ce qui aurait provoque des scissions. Le reproche de l'opposition actuelle est que l'on ait abandonne ces theories, et cela surtout a la suite du succes obtenu. Liebknecht pretend aussi que Wildberger n'avait que repete au Congres ce qui avait ete deja dit mille fois mieux et plus energiquement. Il en accepte meme une grande partie. Ce qui ne l'empeche nullement d'ajouter que, si l'on se place a ce point de vue, il faudra rompre completement avec le parlementarisme et avoir le courage de son opinion en se disant carrement anarchiste. Tres adroitement Auerbach lui repond la-dessus: "Nous considerons comme juste encore aujourd'hui une grande partie des idees developpees par Liebknecht dans sa brochure de 1869, et je ne crois pourtant pas que l'on ait jamais reproche au depute Liebknecht de pencher vers l'anarchie ou qu'il ait voulu devenir anarchiste. Pourtant, en 1869, on aurait pu lui reprocher, en se basant sur sa brochure, la meme tactique anarchiste dont aujourd'hui il nous fait un reproche!" Cette accusation d'anarchisme parait etre une douce manie chez Liebknecht: elle se manifeste envers chaque adversaire. L'anarchisme qu'il assure toujours "n'avoir aucune importance"--on pourrait fourrer tous les anarchistes de l'Europe dans une couple de _paniers a salade_--semble etre un cauchemar qui le poursuit partout. Des que l'on n'est pas du meme avis que lui, on devient "anarchiste", et de la a etre traite de mouchard il n'y a qu'un pas. Nous n'avons pas besoin de defendre les anarchistes, mais nous protestons contre une telle facon d'agir et nous declarons qu'on ne saurait considerer le mot _anarchiste_ comme une injure dont on aurait a rougir. Les noms des martyrs de Chicago, d'Elisee Reclus, de Kropotkine et de tant d'autres devraient suffire pour ecarter a jamais ces insinuations malveillantes. Nous laissons de cote toutes les questions personnelles, lesquelles, ne nous touchant ni de pres ni de loin, ne nous inspirent pas le moindre interet et parce que, probablement, il y a des torts de part et d'autre. Mais personne ne peut reprocher a Wildberger et a Auerbach de ne pas avoir soutenu une discussion serieuse et serree. Une preuve, par exemple, que l'on s'enfonce de plus en plus dans le bourbier parlementaire: Wildberger citait entre autres l'attitude de la fraction du Reichstag a propos de la journee de huit heures. Au Congres international de Paris, on avait decide a l'unanimite d'entreprendre une agitation commune pour l'introduction immediate de la journee de huit heures. Les deputes socialistes au Reichstag y firent la proposition d'introduire en 1890 la journee de _dix_ heures, en 1894 celle de _neuf_ et finalement en 1898 celle de _huit_. Il aurait donc fallu attendre huit annees avant d'arriver par le Reichstag a la journee de huit heures! Si nous voulions etre mechants, nous demanderions s'il y a peut-etre correlation entre cette annee et la fixation, par Engels, de l'epoque de la "grande catastrophe" en 1898. S'il en etait ainsi, on serait tente de croire que l'obtention de la journee de huit heures est consideree comme l'heureux aboutissant de cette catastrophe. Nous laissons au lecteur impartial le soin de juger si cela n'equivaut pas a l'abandon du but final. Mais en tout cas nous considerons comme une faute impardonnable d'avoir fait une pareille proposition de loi. Et le bien-fonde des dires de l'opposition ressort indubitablement de la declaration de Molkenbuhr; celui-ci denie a cette opposition toute raison d'etre, vu que la journee de dix heures serait actuellement deja un grand progres. Molkenbuhr ajoute que le projet de loi de la fraction socialiste est plus radical que ce qui est deja applique en Suisse et en Autriche! En d'autres termes: nous devons deja etre tres contents si nous obtenons la journee de dix heures, et celle de huit heures n'est pour nous qu'une question secondaire! Et nous demandons encore si apres de telles paroles l'accusation d'avachissement par le parlementarisme est tellement denuee de verite? Tout le monde est de l'avis de Liebknecht lorsqu'il met si judicieusement en garde contre l'opportunisme, en reclamant le maintien du caractere revolutionnaire du parti et lorsqu'il declare "qu'un compromis entre le capitalisme et le socialisme n'est pas possible, vu que tous les partis bourgeois se trouvent bases sur le capitalisme. (Comme cela differe de son discours "ministeriel" de Halle, ou il dit "qu'en Allemagne les choses en sont la qu'une action parallele avec les partis bourgeois ne peut pas etre evitee jusqu'a un certain point!") Meme en abandonnant pour un instant la phrase de "la masse reactionnaire, une et indivisible", nous ne devons pourtant point perdre de vue que tous les autres partis constituent une masse compacte, formant une forteresse, qui ne peut etre rasee ni par la douceur, ni par de belles paroles. Elle doit etre prise d'assaut par le peuple arrive a la conscience de sa situation particuliere de classe". Personne non plus ne veut faire un grief a Singer de ce qu'il declara etre convaincu que "du moment que les democrates-socialistes pourraient arriver par leurs efforts a faire adopter dans le Reichstag quelques projets de loi, les classes dirigeantes jetteraient par dessus bord, sans la moindre hesitation, le suffrage universel, et se serviraient de tous les moyens politiques et materiels a leur disposition pour empecher qu'un trop grand nombre de socialistes n'arrivat au Reichstag". Il declare en outre que "meme en supposant--bien gratuitement du reste--qu'il fut possible d'aboutir a quelque chose _d'intelligent_ (sic) (comme c'est encourageant lorsqu'on s'apercoit soi-meme qu'il n'y a rien d'intelligent a faire!) par notre action parlementaire, cette action conduirait ineluctablement a l'emasculation du parti, etant donne qu'elle ne peut se realiser que par l'alliance avec d'autres partis". Et qui voudrait condamner Bebel lorsqu'il maintient et defend fermement le principe revolutionnaire de la democratie socialiste en face de tous les autres partis politiques? Il y a pourtant beaucoup de verite dans les paroles d'Auerbach s'adressant a ceux de la fraction et a tous leurs fideles: "Avec la politique defendue par Bebel on peut etre d'accord jusqu'a un certain point. _Mais le parti n'agit point conformement a cette tactique!_ Il suit celle que Vollmar a non seulement exposee, mais encore appliquee". Nous arrivons ici a quelque chose d'indefini, ni chair ni poisson, a l'accouplement de la theorie de Wildberger avec la pratique de Vollmar. Ce dualisme est juge. Et a nos yeux la dissolution du parti moyen--celui de Bebel et de Liebknecht--n'est plus qu'une question de temps. Une fraction ira aux "Jeunes", la plus grande partie s'alliera peut-etre a Vollmar, et la fraction du Reichstag restera isolee, a moins qu'elle n'aille carrement a gauche ou a droite. Wildberger soutenait les differents points d'accusation formules dans une brochure publiee a Berlin, et qui avaient tellement indigne certains chefs du parti qu'ils n'avaient pu cacher leur grande colere. S'imaginaient-ils peut-etre avoir, eux exclusivement, le droit de tonner contre Vollmar en deniant a d'autres le droit d'en faire autant contre eux-memes? Vollmar avait parfaitement raison de dire qu'il etait difficile de faire un grief a l'opposition berlinoise d'avancer l'accusation d'avachissement (Versumpfung), la ou l'on se permettait la meme licence envers lui. Envisageons a present les chefs d'accusation formules par les "Jeunes": 1 deg. L'esprit revolutionnaire du parti est systematiquement tue par certains chefs; 2 deg. La dictature exercee etouffe tout sentiment et toute pensee democratiques; 3 deg. Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile (verflacht geworden) et il est devenu purement et simplement un parti de reformes a tendances "petit-bourgeoises"; 4 deg. Tout est mis en oeuvre pour arriver a une conciliation entre proletaires et bourgeois; 5 deg. Les projets de loi demandant une legislation ouvriere et l'etablissement de caisses de retraite et d'assurances, ont fait disparaitre l'enthousiasme parmi les membres du parti; 6 deg. Les resolutions de la majorite de la fraction sont generalement adoptees en tenant compte de l'opinion des autres partis et classes de la societe et facilitent ainsi des virements a droite; 7 deg. La tactique est mauvaise et nefaste. Auerbach explique egalement pourquoi l'on croit que la tendance, de plus en plus mi-bourgeoise, devient dangereuse et comment l'on craint la politique opportuniste. Il trouve risible que l'on se demande toujours ce que pensent les adversaires de telle ou telle mesure. Lorsque Liebknecht et Bebel defendirent, dans le Parlement de la Federation de l'Allemagne du Nord, le programme democratique socialiste jusque dans ses extremes consequences, ils furent hues et ridiculises par les partis adverses; s'en sont-ils jamais emus? Auerbach cite egalement une lettre du Suisse Lang, de Zurich, dans laquelle ce dernier exprimait ses apprehensions par rapport a l'attitude de Vollmar, "etant donne que les chances pour l'apparition d'un parti possibiliste dans tous les pays sont tres grandes". Et qu'est-ce que Bebel repondit a tout cela? A l'accusation de l'existence d'une dictature dans le parti, il repondit que tout ce que Wildberger citait a l'appui de cette affirmation datait d'avant le Congres de Halle, et meme en partie du debut de la loi d'exception. Au reproche que la fraction reclamait ces reformes mi-bourgeoises, il repondit seulement que, pendant les elections, Wildberger, dans ses affiches, avait dit exactement les memes choses que les autres candidats. C'est ainsi qu'il se debarrassa de la question en incriminant la _forme_ des interpellations. La defense de Bebel est tres faible, cela saute aux yeux de tous ceux qui, attentivement, et sans parti pris, relisent les discussions publiees dans le compte-rendu du Congres. Si Bebel et Liebknecht disent vrai quand ils pretendent qu'ils preferent etre du cote des ultra-revolutionnaires que du cote des endormeurs, alors nous ne comprenons pas pourquoi la proposition d'agir energiquement et la franche et ouverte critique de l'attitude de la fraction aient ete accueillies avec tant de deplaisir. Point de fumee sans feu. S'il y a une opposition, c'est qu'il existe une raison pour cela, et, au lieu de la rechercher, l'on se demene comme un diable dans un benitier pour donner le change, pour faire croire qu'une opposition quelconque n'a aucune raison d'etre, et que celle-ci n'existe que pour faire de l'obstruction quand meme! La pretention de Liebknecht donne pour preuve de l'efficacite de la direction le succes si merveilleusement affirme. Ceci cree un antecedent tellement dangereux, que l'on ne peut pas trop energiquement protester contre une pareille conception. L'aventurier Napoleon III ne choisit-il pas pour devise: "Le succes justifie tout?" En d'autres termes: l'adoration du succes est le comble de l'impudence, chez Napoleon III comme chez Liebknecht. Cependant les esperances de Liebknecht et celles de Bebel, concernant les evenements prochains, different de beaucoup entre elles. Lorsque Liebknecht dit: "Nous formons tout au plus 20 p. c. de la population et 80 p. c. sont contre nous", il suppose evidemment qu'il faudra encore beaucoup de temps aux democrates-socialistes avant de former la majorite. Vollmar ajoute: "Il serait ridicule de notre part d'exiger, et comme democrates nous n'en avons meme pas le droit, que ces 80 p. c. se soumettent a nous. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attirer graduellement a nous ces 80 p. c.". Ceux-ci veulent donc suivre la voie legale et pacifique pour obtenir la majorite. Mais y aurait-il un individu assez naif, disons le mot, assez ignorant, pour croire que le jour ou nous aurions la majorite de notre cote, la bourgeoisie cederait et abdiquerait ses prerogatives? La force se trouve entre les mains des autorites etablies et, comme le disait le philosophe Spinoza: "Chacun a juste autant de droit qu'il a de pouvoir". Est-ce que Bismarck n'a pas gouverne pendant un certain temps sans budget et sans majorite dans le Parlement de l'Allemagne du Nord? Est-ce qu'en Danemark, pendant des annees, malgre une majorite parlementaire hostile au gouvernement, ce dernier ne se maintint pas comme si de rien n'etait? Par consequent, les gouvernants ne s'inquietent guere d'avoir pour eux la majorite ou la minorite. Ils disposent de la force brutale et ils ne se generont nullement, le cas echeant, pour supprimer violemment les majorites parlementaires et rester les maitres. Les minorites ont toujours ete, dans l'histoire, une "force motrice" en quelque sorte, et si nous devions attendre jusqu'a ce que nous soyons arrives de 20 a 60 ou 80 p. c., nous aurions le temps. Bebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu'il met en garde contre les provocations et demontre que, dans ce temps de fusils a repetition et de canons perfectionnes, une revolution, entreprise par quelques centaines de mille individus, serait indubitablement ecrasee. Neanmoins, il dit avoir beaucoup d'espoir dans un avenir tres proche. Il s'exprime ainsi: "Je crois que nous n'avons qu'a nous feliciter de la marche des choses. Ceux-la seuls qui ne sont pas a meme d'envisager l'ensemble des evenements, pourront ne pas accueillir cette appreciation. La societe bourgeoise travaille avec tant d'acharnement a sa propre destruction qu'il ne nous reste qu'a attendre tranquillement pour nous emparer du pouvoir qu'il lui echappe. Dans toute l'Europe, comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n'avons qu'a nous rejouir. Je dirai meme que la realisation complete de notre but final est tellement proche qu'il y a peu de personnes dans cette salle qui n'en verront pas l'avenement". Bebel s'attend donc a un prompt changement de l'etat des choses au profit de nos idees, ce qui ne l'empeche pourtant nullement de parler de "l'insanite d'une revolution commencee par quelques centaines de mille individus". Comment concilier ces deux raisonnements? En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, et il caresse de telles illusions qu'il se dit a cote d'Engels--quant aux predictions de ce dernier qui fixe la date de la revolution en 1898--le seul "Jeune" dans le parti. Reste a savoir si cet optimisme ne va pas trop loin lorsqu'on ecrit, comme Engels: "Aux elections de 1895 nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre de nos electeurs aura atteint 3,500,000 a 4,000,000, ce qui terminera ce siecle d'une facon fort agreable aux bourgeois[2]". Quant a nous, nous ne pouvons provisoirement partager ces esperances, qu'Engels nous presente avec une confiance absolue, comme si la realisation du socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de nous deranger. Dans leur imagination, nous voyons deja Bebel ou Liebknecht chanceliers de l'empire sous Guillaume II, avec un ministere compose de democrates-socialistes. Les voila au travail! Est-on assez naif pour s'imaginer qu'il en resultera quoi que ce soit? Certes, si deja actuellement l'opportunisme ne leur repugne pas, nous ne serions pas du tout etonnes de les voir se perfectionner dans ce sens, une fois arrives au pouvoir. S'ils y parviennent, cela ne sera qu'au detriment du socialisme, qui, en perdant tous ses cotes essentiels et caracteristiques, ne ressemblera plus que fort peu a l'ideal que s'en creent actuellement ses precurseurs. Une scission se produirait bien vite parmi ces millions d'electeurs et un gachis formidable en resulterait. On a devant soi l'exemple du christianisme au debut de notre ere, avec l'empereur Constantin. Pourquoi un empereur ne s'affublerait-il pas, dans un but politique, d'un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la sympathie des masses? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient fideles aux veritables principes socialistes seraient poursuivis comme heretiques. Cela s'est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de l'histoire? Il y a en chaque homme un peu de l'inquisiteur, et plus on est convaincu de la justice de ses opinions, plus aussi on tend a suspecter et a persecuter les autres. Jamais nous n'en vimes un exemple plus frappant que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probite. Et ne constatons-nous pas, deja aujourd'hui, cette attitude inquisitoriale et intolerante du parti socialiste officiel allemand envers les "Jeunes"? Cela provient moins des personnalites que de l'autorite qui leur est accordee. Une personne revetue d'une autorite quelconque veut et doit l'exercer, et de la a l'abus il n'y a qu'un pas. Voila pourquoi nous constatons toujours le meme mal dont la forme a ete changee sans que l'on ait attaque le fond et c'est pour cela que l'on ne doit accorder que le moins d'autorite possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en reclamer. S'il est vrai que, sauf l'eventualite d'une guerre, le parti democratique-socialiste en Allemagne est en mesure de "predire avec une certitude quasi mathematique l'epoque ou il arrivera au pouvoir", la situation est vraiment merveilleuse; mais, sans etre depourvus d'un certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et c'est precisement le congres d'Erfurt qui nous a donne la profonde conviction que l'Allemagne ne reprendra pas pour son compte le role liberateur traditionnel de la France. Nous sommes plutot de l'avis de Marx lorsque celui-ci dit que "la revolution eclatera au chant du coq gaulois." Avec l'histoire de l'Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir affirmer que dans ce pays le sentiment revolutionnaire est fort peu developpe. Est-ce a la consommation d'enormes quantites de biere qu'il faut attribuer ce manque presque absolu d'esprit revolutionnaire en Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le mot "discipline" est beaucoup plus employe dans ce pays que le mot "liberte". Il en est ainsi dans tous les partis, sans en excepter la democratie socialiste. Nous ne meconnaissons point le bon cote d'une certaine discipline, surtout dans un parti d'agitation, mais si l'on tombe dans l'exageration, la discipline devient forcement un obstacle a toute initiative et a toute independance. La direction d'un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement au despotisme, qui est moins l'oeuvre de quelques personnalites que la consequence de l'esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l'absence d'aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. Il en est ici comme pour les jesuites. A quoi bon les persecuter et les chasser? Si une poignee d'hommes presente un tel danger pour une nation entiere, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne sont pas les jesuites qui creent les tartufes, mais un monde hypocrite comme le notre est le champ le plus propice au developpement du jesuitisme. La discipline exageree qui regne chez les socialistes-democrates allemands s'explique tres naturellement par la vie nationale du peuple entier. Tout, dans ce pays, est dresse militairement depuis la plus tendre jeunesse et si, au Congres de Bruxelles, on a envisage quelle devait etre l'attitude du socialisme envers le militarisme, il eut ete peut-etre utile de traiter egalement des effets du militarisme _dans_ le socialisme. Car ce phenomene existe en realite. La Russie est toujours representee--avec justice--comme le pays du knout, mais l'Allemagne peut etre citee, non moins justement, comme le pays du baton. Cet instrument constitue en Allemagne l'element educateur par excellence. Dans les familles, le baton a sa place a cote des tableaux suspendus au mur et generalement les parents s'en servent fort genereusement envers leur progeniture. A l'ecole, le maitre non seulement l'emploie mais il a meme le _droit_ de s'en servir. Ce qui fait que les enfants, ayant quitte l'ecole et entrant a l'atelier ou a la fabrique, ne sont nullement etonnes de retrouver la egalement leur ancienne connaissance, et c'est dans l'armee que le baton obtient son plus grand triomphe. Et l'influence du baton, subie depuis la premiere jeunesse, ne se ferait point sentir dans le developpement du caractere et ne ferait pas naitre un esprit de soumission etouffant toute aspiration libertaire! A qui voudrait-on le faire croire? Il est tout naturel que ces hommes militairement dresses, en entrant dans un parti se soumettent la egalement a une discipline rigoureuse, telle qu'on la chercherait en vain dans un pays ou une plus grande liberte existe depuis des siecles et ou l'on ne supporterait pas les frasques de l'autorite avec la passivite qui parait etre de rigueur en Allemagne. Engels pretend que, si l'Allemagne continue en paix son developpement politico-economique, le triomphe legal de la democratie socialiste peut etre escompte pour la fin de ce siecle, et Bebel croit egalement que la plupart de nos contemporains verront la realisation integrale de nos revendications. Mais une guerre quelconque peut completement renverser ces belles esperances. Cette reflexion nous fait penser a l'attitude des chefs allemands lors de la discussion sur le militarisme au Congres de Bruxelles. Personne n'ignore combien la haine de la Russie est innee chez Marx et chez Engels, et comment elle a ete transmise par eux au parti entier. Pendant que nous nous imaginions naivement que la legende de "l'ennemie hereditaire" devait etre definitivement enterree, la Russie est constamment presentee comme l'ennemie hereditaire de l'Allemagne. En 1876, Liebknecht publia une brochure si vehemente contre la Russie[3] (non contre le _czarisme_ mais contre la _Russie_) qu'un autre democrate-socialiste se crut oblige d'en ecrire une autre, intitulee: _La democratie socialiste doit-elle devenir turque?_ Actuellement encore Bebel, Liebknecht, Engels, et la _Volkstribuene_ de Berlin reclament en choeur, et recommandent meme comme une necessite, l'aneantissement de la Russie. Comme les anciens Israelites se crurent appeles a detruire les Cananeens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une attitude analogue envers la Russie. On blame generalement fort l'alliance franco-russe et, a notre avis, la Republique francaise s'est deshonoree en se jetant dans les bras du despote moscovite; mais a qui la faute? Est-ce que l'Allemagne, par sa triple alliance, n'a pas provoque ce pacte? La France se voit horriblement spoliee par l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Elle ne pardonne cette spoliation pas plus qu'elle ne l'oublie. Elle espere toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir? Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci pouvait lui rendre le territoire perdu. C'EST DONC L'ALLEMAGNE SEULE QUI EST LA CAUSE DE LA SITUATION ACTUELLE! La triple alliance s'intitule la "gardienne de la paix," mais elle n'est en realite qu'une constante provocation a la guerre. L'Allemagne se sentant coupable s'est cherche des complices pour pouvoir garder le butin vole et pour le defendre, le cas echeant. La consequence en a ete que deux elements, jadis antagonistes, se sont rapproches. C'est l'Allemagne qui, en derniere instance, est responsable de l'alliance franco-russe. Et quelle est l'attitude du parti democratique-socialiste en Allemagne? Il declare par l'organe de plusieurs de ses mandataires qu'il reconnait, _comme de droit_, la situation actuelle (Auer, seance du Reichstag, fevrier 1891). C'est exactement la meme chose que fait la societe capitaliste. Apres avoir vole toutes leurs richesses, les classes possedantes proclament, comme immuable, le droit a la propriete. Ils disent aux spolies: Celui qui portera desormais une main sacrilege sur nos proprietes sera emprisonne; quant a nous, nous reconnaissons l'ordre de choses etabli. Les possedants agissent toujours de meme en rendant veridique le vieux dicton: _Beati possidentes_! Les Allemands accusent les Francais de chauvinisme, parce que ces derniers reclament la retrocession de l'Alsace-Lorraine. Mais n'a-t-on pas le droit de taxer egalement de chauvinisme les Allemands qui veulent garder ces deux provinces? Le parti socialiste allemand, en parlant de cette maniere et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question etait en effet: "Comment nous debarrasser de l'ennemi de l'interieur, de la democratie socialiste?" C'etait la crainte meme du mouvement populaire qui empechait jusqu'ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient peur des consequences eventuelles d'une pareille entreprise. Aujourd'hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-meme rassure le Gouvernement. Nous comprenons parfaitement que l'on ait pu dire, apres toutes ces excitations: "Les democrates-socialistes allemands ne devront pas trop s'etonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront organises en corps d'elite pour servir de chair a canon de premiere qualite. Ils en ont formule le desir. On ne leur marchandera pas un monument commemoratif, sous forme d'un gigantesque molosse en fer, par exemple". Que la Russie soit l'ennemie de toute liberte humaine, qui le niera? Mais nous doutons fort que ce soit precisement l'Allemagne qui soit appelee a remplir le role de defenseur de la liberte! La _liberte allemande_ est encore, au temps qui court, un article qui n'inspire guere confiance; a l'oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, ce substantif et cet adjectif, sonnent faux! Et si Bebel, dans sa haine contre la Russie, va jusqu'a precher, comme une mission sacro-sainte a remplir, l'aneantissement de la Russie barbare et officielle, sans meme faire allusion, ne fut-ce que d'un mot, au barbare couronne qui est a la tete de l'Allemagne officielle et qui proclame tres autocratiquement a la face du monde entier que la "volonte du roi constitue la loi supreme"--_suprema lex regis voluntas_,--il oublie completement le caractere international du socialisme. Il fait meme un appel aux democrates-socialistes, et les invite "a combattre coude a coude avec ceux qui aujourd'hui sont nos adversaires". On oublie donc la lutte des classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand--qui est pourtant le plus mortel ennemi du proletaire allemand,--qu'un precieux appui pour entreprendre une guerre de nationalite et exterminer la Russie! Il est donc bien etabli que pour ces messieurs, dans l'eventualite d'une guerre contre la Russie, bourgeois et proletaire ne font plus qu'un et que la lutte des classes est provisoirement mise de cote! Mais la guerre contre la Russie, c'est, dans l'etat des choses actuel, la guerre contre la France, et Engels le reconnait lui-meme lorsqu'il ecrit: "Au premier coup de canon tire sur la Vistule, les Francais marcheront vers le Rhin". Voila precisement ce que nous craignons! Des travailleurs socialistes francais marcheront dans les rangs contre des travailleurs socialistes allemands, enregimentes, a leur tour, pour egorger leurs freres francais. Ceci devrait a tout pris etre evite, et qu'on le trouve mauvais ou non, qu'on nous traite d'anarchiste ou de tout ce que l'on voudra, nous n'en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le meme terrain que Bebel ont des idees chauvines et sont bien eloignes du principe internationaliste qui caracterise le socialisme. Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu'un royaume de proie? N'a-t-elle pas participe au demembrement de la Pologne pour s'emparer d'une partie du butin? (Que la Russie ait eu la part du lion, cela ne change rien a la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la Prusse n'etait pas assez forte pour l'avoir pour elle.) Et n'a-t-elle pas egalement arrache l'Alsace-Lorraine a la France? Au lieu de faire une Allemagne unitaire, ou toutes les nuances diverses se confondraient, on a prussifie l'empire germanique et non pas germanise la Prusse. Et un tel pays aurait la pretention de passer aux yeux de l'univers comme le rempart de la liberte!!! Certes, si la Russie etait victorieuse, cela serait un desastre pour la civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela vaudrait-il beaucoup mieux? Est-ce que, dans ce pays, la "militarisation" de l'administration n'imprime pas sur tout le monde son cachet insupportablement autoritaire? C'est ce qui creve les yeux de tous ceux qui visitent l'Allemagne. Engels dit bien qu'en cas de victoire, "l'Allemagne ne trouvera nulle part des pretextes d'annexion". Comme s'il n'y avait pas les Pays-Bas a l'ouest, le Danemark a l'est et l'Autriche allemande au sud! Quand on veut annexer un pays quelconque on trouve toujours un pretexte et on le cree au besoin. La Lorraine nous en fournit l'exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont epuisees, on soutient la "necessite strategique" comme _ultima ratio_. Quant a nous, nous ne sommes nullement convaincus de l'avantage qui resulterait d'une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous croyons, au contraire, qu'elle aurait comme consequence immediate de consolider le principe monarchique au detriment du mouvement revolutionnaire. Engels nous presente la chose ainsi: "La paix assure au parti democrate-socialiste allemand la victoire dans _dix ans_. La guerre lui apportera _ou_ la victoire dans deux ou trois ans, _ou_ la destruction complete pour au moins quinze a vingt ans. Avec une telle perspective, ce serait folie de la part des democrates-socialistes allemands de desirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d'attendre le triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, a quelle nationalite qu'il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une guerre eventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la republique bourgeoise francaise, ni surtout du czar, ce qui equivaudrait a l'oppression de l'Europe entiere. Et voila pourquoi les socialistes de tous les pays doivent etre partisans de la paix. Si pourtant la guerre eclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, ou quinze a vingt millions d'hommes s'entr'egorgeront et devasteront l'Europe comme jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immediate du socialisme, ou l'ancien ordre des choses sera tellement bouleverse qu'il n'en restera que des ruines dont la vieille societe capitaliste ne pourra pas se relever, et la revolution sociale sera peut-etre retardee de dix a quinze ans mais pour triompher plus radicalement." Si l'analyse d'Engels etait juste, un homme d'etat energique, croyant a ces predictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitot que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est certain apres une paix de dix ans, l'adversaire serait bien naif d'attendre sans coup ferir cette echeance. Bien sot celui qui ne prefere point une chance de reussite a la certitude de la defaite! Quant a nous, nous croyons qu'Engels a perdu de vue que le peuple se prete encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. On a encore eu, tres recemment, l'exemple de l'aventure boulangiste en France. Et il est de notoriete publique qu'une partie des socialistes--voire meme quelques chefs--se sont accroches a l'habit de ce monsieur. Est-on bien sur qu'un habile aventurier quelconque ne reussisse pas a faire avorter le mouvement democratique-socialiste en s'affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste deja si peu de confiance, qu'il exprime sa crainte de voir "se laisser seduire l'elite du parti"--et l'on peut certainement bien appeler ainsi les delegues au Congres d'Erfurt--en souvenir des belles phrases "et meme des beaux yeux d'un Vollmar." Ce temoignage n'indique pas precisement une grande dose d'independance chez les plus conscients, et l'on se demande quelle resistance possede la masse. La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d'etre universellement partagee. Beaucoup de personnes attendent meme avec anxiete--depuis les derniers evenements qui se sont produits dans les rangs du parti socialiste-democrate allemand--l'avenement de cette espece de socialisme qui, a present, parait tenir le haut du pave en Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout a l'idee que l'on s'en etait formee. Nous sommes d'avis que les choses prendraient une tout autre allure si la guerre prochaine pouvait avoir comme consequence la destruction du militarisme. Supposons l'Allemagne battue, soit par la Russie seule, soit par la France et la Russie reunies. Si alors l'autocrate allemand (qui, a l'instar de Louis XIV, se proclame l'unique autorite du pays), est culbute par un mouvement populaire, et qu'ensuite le peuple, sachant que la victoire definitive de la Russie equivaudrait au retour du despotisme, se leve plein d'enthousiasme pour refouler l'invasion, ces armees populaires seront certainement victorieuses comme l'ont ete les Francais de 1793 contre les armees des tyrans coalises. Les Russes sont battus a plate couture. On fraternise avec les Francais, car la cause de l'animosite entre les deux peuples, l'annexion de l'Alsace-Lorraine, disparait aussitot. Et qui sait si le proletariat francais, degoute de la republique de bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme a un regime capable de detourner de lui le plus fougueux republicain. Est-ce qu'une pareille solution ne serait pas preferable? Mais, meme en laissant de cote toute philosophie et toute prophetie, nous n'avons pas, comme socialistes, a encourager l'esprit guerrier contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les gouvernants, par crainte du socialisme, n'osent pas faire la guerre, nous avons deja beaucoup gagne, et si la paix armee, qui est encore pire que la guerre parce qu'elle dure plus longtemps, pousse les puissances militaires vers la banqueroute, nous n'avons qu'a nous en feliciter, car, meme de cette facon, le capitalisme devient son propre fossoyeur. Si nous etions d'accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions obliges d'approuver et de voter toutes les depenses militaires, car en refusant, nous empecherions le gouvernement de se procurer les moyens dont il croit avoir besoin pour mener a bonne fin la tache qui, suivant les socialistes-democrates de cette espece, lui incombe. Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu du hautain: _Pas un homme et pas un centime!_ il faudrait dire: Autant d'hommes et autant d'argent que vous voudrez! Liebknecht a beau protester contre cette conclusion, elle ne se degage pas moins de ses paroles et de ses actes. La logique est inexorable et ne tolere pas la moindre infraction! Si Liebknecht veut nous sauver du dangereux entrainement du chauvinisme, il doit donner l'exemple et ne pas s'y abandonner lui-meme, comme il l'a indeniablement fait en compagnie de quelques autres. Nous devons au contraire nous placer sur le meme terrain que les maitres de la litterature allemande: d'un Lessing, qui a dit: "Je ne comprends pas le patriotisme et ce sentiment me parait tout au plus une faiblesse heroique que j'abandonne tres volontiers"; d'un Schiller, lorsqu'il ecrit: "Physiquement, nous voulons etre des citoyens de notre epoque, parce qu'il ne peut pas en etre autrement; mais pour le reste, et mentalement c'est le privilege et le devoir du philosophe comme du poete, de n'appartenir a aucun peuple et a aucune epoque en particulier, mais d'etre en realite le contemporain de tous les temps". Nous laissons a present au lecteur le soin de juger si, apres les debats du Congres d'Erfurt, la democratie socialiste allemande a fait un pas en avant ou en arriere. Pour eviter toute accusation de partialite, nous avons cite scrupuleusement les paroles de ses chefs. Notre impression est que, pour des raisons d'opportunite, la direction du parti a prefere aller vers la droite (pour ne pas perdre l'appui de Vollmar et les siens, dont le nombre etait plus considerable qu'on ne l'avait pense a gauche), et qu'elle a sacrifie l'opposition dans un but de salut personnel. Robespierre a agi de la meme facon. Il a aneanti d'abord l'extreme-gauche, les hebertistes, avec l'appui de Danton et de Desmoulins, pour detruire ensuite la droite, representee entre autres par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte. Mais lorsque la reaction leva la tete, il s'apercut qu'il avait lui-meme tue ses protecteurs naturels et qu'il avait creuse son propre tombeau. NOTES: [1] Ces cinq points sont: 1 deg. legislation ouvriere; 2 deg. droit de reunion; 3 deg. neutralite des autorites dans les conflits entre patrons et ouvriers; 4 deg. interdiction des kartel-ls et trusts; 5 deg. suppression des impots sur les denrees alimentaires. [2] _Neue Zeit_, livraison 19, 10e annee. [3] _Zur Orientalischen Frage oder: Soll Europa Kosackisch werden?_ II LE SOCIALISME EN DANGER? Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. Dans tous les pays se revele la meme divergence de conception; dans tous les pays deux courants se manifestent: on pourrait les intituler parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et revolutionnaire, ou encore autoritaire et libertaire. Cette divergence d'idees fut un des points principaux discutes au Congres de Zurich en 1893 et, quoique l'on ait adopte finalement une resolution ayant toutes les caracteristiques d'un compromis, la question est restee a l'ordre du jour. Ce fut le Comite central revolutionnaire de Paris qui la presenta comme suit: "Le Congres decide: "L'action incessante pour la conquete du pouvoir politique par le parti socialiste et la classe ouvriere est le premier des devoirs, car c'est seulement lorsqu'elle sera maitresse du pouvoir politique que la classe ouvriere, aneantissant privileges et classes, expropriant la classe gouvernante et possedante, pourra s'emparer entierement de ce pouvoir et fonder le regime d'egalite et de solidarite de la Republique sociale." On doit reconnaitre que ce n'etait pas habile. En effet, il est naif de croire que l'on puisse se servir du pouvoir politique pour aneantir classes et privileges, pour exproprier la classe possedante. Donc, nous devons travailler jusqu'a ce que nous ayons obtenu la majorite au Parlement et alors, calmes et sereins, nous procederons, par decret du Parlement, a l'expropriation de la classe possedante. _O sancta simplicitas!_ Comme si la classe possedante, disposant de tous les moyens de force, le permettrait jamais. Une proposition de meme tendance, mais formulee plus adroitement, fut soumise a la discussion par le parti social-democrate allemand. On y disait que "la lutte contre la domination de classes et l'exploitation doit etre POLITIQUE et avoir pour but LA CONQUETE DE LA PUISSANCE POLITIQUE." Le but est donc la possession du pouvoir politique, ce qui est en parfaite concordance avec les paroles de Bebel a la reunion du parti a Erfurt: "En premier lieu nous avons a conquerir et utiliser le pouvoir politique, afin d'arriver "egalement" au pouvoir economique par l'expropriation de la societe bourgeoise. Une fois le pouvoir politique dans nos mains, le reste suivra de soi." Certes, Marx a du se retourner dans son tombeau quand il a entendu defendre pareilles heresies par des disciples qui ne jurent que par son nom. Il en est de Marx comme du Christ: on le venere pour avoir la liberte de jeter ses principes par dessus bord. Le mot "egalement" vaut son pesant d'or. C'est comme si l'on voulait dire que, sous forme d'appendice, le pouvoir economique sera acquis egalement. Est-il possible de se figurer la toute-puissance politique a cote de l'impuissance economique? Jusqu'ici nous enseignames tous, sous l'influence de Marx et d'Engels, que c'est le pouvoir economique qui determine le pouvoir politique et que les moyens de pouvoir politique d'une classe n'etaient que l'ombre des moyens economiques. La dependance economique est la base du servage sous toutes ses formes. Et maintenant on vient nous dire que le pouvoir politique doit etre conquis et que le reste se fera "de soi". Alors que c'est precisement l'inverse qui est vrai. Oui, on alla meme si loin qu'il fut declare: "C'est ainsi que seul celui qui prendra une part active a cette lutte politique de classes et se servira de tous les moyens politiques de combat qui sont a la disposition de la classe ouvriere, sera reconnu comme un membre actif de la democratie socialiste internationale revolutionnaire." On connait l'expression classique en honneur en Allemagne pour l'exclusion des membres du parti: _hinausfliegen_ (mettre a la porte). Lors de la reunion du parti a Erfurt, Bebel repeta ce qu'il avait ecrit precedemment (voir _Protokoll_, p. 67): "On doit en finir enfin avec cette continuelle _Norglerei_[4] et ces brandons de discorde qui font croire au dehors que le parti est divise; je ferai en sorte dans le cours de nos reunions que toute equivoque disparaisse entre le parti et l'opposition et que, si l'opposition ne se rallie pas a l'attitude et a la tactique du parti, elle ait l'occasion de fonder un parti separe." N'est-ce pas comme l'empereur Guillaume, parlant des _Norgler_ et disant: Si cela ne leur plait pas, ils n'ont qu'a quitter l'Allemagne?--Moi, Guillaume, je ne souffre pas de _Norglerei_, dit l'empereur.--Moi, Bebel, je ne souffre pas de _Norglerei_ dans le parti, dit le dictateur socialiste. Touchante analogie! On voulait appliquer internationalement cette methode nationale; de la cette proposition. Ceci accepte et Marx vivant encore, il aurait du egalement "etre mis a la porte" si l'on avait ose s'en prendre a lui. La chasse aux heretiques aurait commence, et dorenavant la condition d'acceptation eut ete l'affirmation d'une profession de foi, dans laquelle chacun aurait du declarer solennellement sa croyance a l'unique puissance beatifique: celle du pouvoir politique. Opposee a ces propositions, se trouva celle du Parti social-democrate hollandais, d'apres laquelle "la lutte de classes ne peut etre abolie par l'action parlementaire". Que cette these n'etait pas depourvue d'interet, cela a ete prouve par Owen, un des collaborateurs du journal socialiste anglais _Justice_, lorsqu'il ecrivit dans ce journal que les principes affirmes par les Hollandais sont incontestablement les plus importants "parce qu'ils indiquent une direction que, j'en suis convaincu, le mouvement socialiste du monde entier sera force de suivre a bref delai." On connait le sort qui fut reserve a ces motions. Celle de la Hollande fut rejetee, mais ne restera pas sans influence, car les Allemands ont abandonne les points saillants de leur projet; finalement, un compromis fut conclu d'une maniere toute parlementaire, auquel collaborerent toutes les nationalites. Nous sommes fiers que seule la Hollande n'ait pris aucune part a ce tripatouillage, preferant chercher sa force dans l'isolement et ne rien dire dans cette avalanche de phrases. Cependant, il est tout a fait incomprehensible que l'Allemagne ait pu se rallier a une resolution dont le premier considerant est completement l'inverse de la proposition allemande. On en jugera en comparant les deux textes: _Proposition allemande_. _Proposition votee._ La lutte contre la domination Considerant que l'action de classes et l'exploitation politique n'est qu'un moyen doit etre POLITIQUE et avoir pour arriver a pour but la CONQUETE DE LA l'affranchissement economique PUISSANCE POLITIQUE. du proletariat, Le Congres declare, en se basant sur les resolutions du Congres de Bruxelles concernant la lutte des classes: 1 deg. Que l'organisation nationale et internationale des ouvriers de tous pays en associations de metiers et autres organisations pour combattre l'exploitation, est d'une necessite absolue; 2 deg. Que l'action politique est necessaire, aussi bien dans un but d'agitation et de discussion ressortant des principes du socialisme que dans le but d'obtenir des reformes urgentes. A cette fin, il ordonne aux ouvriers de tous pays de lutter pour la conquete et l'exercice des droits politiques qui se presentent comme necessaires pour faire valoir avec le plus d'accent et de force possibles les pretentions des ouvriers dans les corps legislatifs et gouvernants; de s'emparer des moyens de pouvoir politique, moyens de domination du capital, et de les changer en moyens utiles a la delivrance du proletariat; 3 deg. Le choix des formes et especes de la lutte economique et politique doit, en raison des situations particulieres de chaque pays, etre laisse aux diverses nationalites. Neanmoins, le Congres declare qu'il est necessaire que, dans cette lutte, le but revolutionnaire du mouvement socialiste soit mis a l'avant-plan, ainsi que le bouleversement complet, sous le rapport economique, politique et moral, de la societe actuelle. L'action politique ne peut servir en aucun cas de pretexte a des compromis et unions sur des bases nuisibles a nos principes et a notre homogeneite. Il est vrai que cette resolution, issue elle-meme d'un compromis, ne brille pas, dans son ensemble, par une suite d'idees logique. Le premier considerant etait une duperie, car il cadre avec nos idees. Plus loin quelques concessions sont faites a celles des autres, la ou il est dit clairement que la conquete et l'exercice des droits politiques sont recommandes aux ouvriers, et enfin, pour contenter les deux fractions des socialistes, de maniere que chacune puisse donner son approbation, on parle aussi bien d'un but d'agitation que du moyen d'obtenir des reformes urgentes. En fait, on n'a rien conclu par cette resolution; on avait peur d'effaroucher l'une ou l'autre fraction, et l'on voulait _pouvoir montrer a tout prix une apparence d'union; cela_ etait le but du Congres et _cela_ n'a pas reussi. Beaucoup d'Allemands n'auraient pas du, non plus, approuver la derniere partie de la proposition, car on s'y declare sans ambages pour le principe de la legislation directe par le peuple, pour le droit de proposer et d'accepter (initiative et referendum), ainsi que pour le systeme de la representation proportionnelle. Ce qui se trouve de nouveau en complete opposition avec les idees du spirituel conseiller Karl Kautsky, qui ecrivait: "Les partisans de la legislation directe chassent le diable par Belzebub, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de loi n'est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au peuple." Voici sa conclusion: "En effet, en Europe, a l'est du Rhin, la bourgeoisie est devenue tellement affaiblie et lache, qu'il semble que le gouvernement des bureaucrates et du sabre ne pourra etre aneanti que lorsque le proletariat sera capable de conquerir la puissance politique; comme si la chute de l'absolutisme militaire conduisait directement a l'acceptation du pouvoir politique par le proletariat. Ce qui est certain, c'est qu'en Allemagne comme en Autriche, et dans la plupart des pays d'Europe, ces conditions, necessaires a la marche reguliere de la legislation ouvriere, et, avant tout, les institutions democratiques necessaires au triomphe du proletariat, ne deviendront pas une realite. Aux Etats-Unis, en Angleterre et aux colonies anglaises, dans certaines circonstances en France egalement, la legislation par le peuple pourra arriver a un certain developpement; pour nous, Europeens de l'Est, elle appartient a l'inventaire de l'Etat de l'avenir[5]." Est-ce que des gens pratiques comme les Allemands qui tachent toujours de marcher avec l'actualite, vont se passionner maintenant pour "l'inventaire de l'Etat de l'avenir" et devenir des fanatiques et des reveurs? On est donc alle bien plus loin qu'on ne l'aurait voulu. Quoique notre proposition ait ete rejetee, nous avons la satisfaction d'etre les initiateurs qui ont fait jouer, aux partisans du courant reactionnaire un role bien plus revolutionnaire qu'ils ne le voulaient. 1 deg. Ils ont reconnu que l'action politique _n'est qu'un moyen_ pour obtenir la liberte economique du proletariat; 2 deg. ils ont accepte la legislation directe par le peuple. Ils se sont donc ecartes totalement du point de depart primitif de leur proposition, pour se rapprocher de la notre. Et quand Liebknecht dit: "Ce qui nous separe, ce n'est pas une difference de principes, c'est la phrase revolutionnaire et nous devons nous affranchir de la phrase", nous sommes, en ce qui concerne ces derniers mots, completement d'accord avec lui, mais nous demandons qui fait le plus de phrases: lui et les siens qui se perdent dans des redondances insignifiantes, ou nous, qui cherchons a nous exprimer d'une maniere simple et correcte? Il parait toutefois que le succes, le succes momentane doit permettre de donner le coup de collier; du moins en 1891, lors de la reunion du parti a Erfurt, Liebknecht s'exprima comme suit[6]: "Nos armes etaient les meilleures. Finalement, la force brutale doit reculer devant les facteurs moraux, devant la logique des faits. Bismarck, ecrase, git a terre, et le parti social-democratique est le plus fort des partis en Allemagne. N'est-ce pas une preuve peremptoire de la justesse de notre tactique actuelle? Or, qu'est-ce que les anarchistes ont realise en Hollande, en France, en Italie, en Espagne, en Belgique? Rien, absolument rien! Ils ont gate ce qu'ils ont entrepris et fait partout du tort au mouvement. Et les ouvriers europeens se sont detournes d'eux." On pourrait contester beaucoup dans ces phrases. Faisons remarquer d'abord l'habitude de Liebknecht d'appeler anarchiste tout socialiste qui n'est pas d'accord avec lui; anarchiste, dans sa bouche, a le sens de mouchard. C'est une tactique vile contre laquelle on doit protester serieusement. Et si nous retournions la question en demandant ce que l'Allemagne a obtenu de plus que les pays precites, on ne saurait nous repondre. Liebknecht le sait pertinemment. Un instant avant de prononcer les phrases mentionnees plus haut, il avait dit[7]: "Le fait que jusqu'ici nous n'avons rien realise par le Parlement n'est pas imputable au parlementarisme, mais a ce que nous ne possedons pas encore la force necessaire parmi le peuple, a la campagne." En quoi consiste alors la suprematie de la methode allemande? D'apres Liebknecht, les Allemands n'ont rien fait, et les socialistes dans les pays precites non plus. Or, 0=0. Ou se trouve maintenant le resultat splendide? Et quel tableau Liebknecht ne trace-t-il pas de cette democratie sociale qui n'a absolument rien fait? Remarquez comment la loi du succes est sanctionnee de la maniere la plus brutale. Nous avons raison, _car_ nous eumes du succes. Ce fut le raisonnement de Napoleon III et de tous les tyrans. Et un tel raisonnement doit servir d'argument a la tactique allemande! Ce succes, dont on se vante tant est, d'ailleurs, tres contestable. Qu'est-ce que le parti allemand? Une grande armee de mecontents et non de social-democrates. Bebel ne disait-il pas a Halle, en 1890[8]: "Si la diminution des heures de travail, la suppression du travail des enfants, du travail du dimanche et du travail de nuit sont des accessoires, alors les neuf dixiemes de notre agitation deviennent superflus." Chacun sait maintenant que ces revendications n'ont rien de specifiquement socialiste; non, tout radical peut s'y associer. Bebel reconnait que les neuf dixiemes de l'agitation se font en faveur de revendications non essentiellement socialistes; or, si le parti obtient un aussi grand nombre de voix aux elections, c'est grace a l'agitation pour ces revendications pratiques, auxquelles peuvent s'associer les radicaux. Consequemment, les neuf dixiemes des elements qui composent le parti ne revendiquent que des reformes pareilles et le dixieme restant se compose de social-democrates. Quelle proposition essentiellement socialiste a ete faite au Parlement par les deputes socialistes? Il n'y en a pas eu. Bebel dit a Erfurt[9]: "Le point capital pour l'activite parlementaire est le developpement des masses par rapport a nos antagonistes, et non la question de savoir si une reforme est obtenue immediatement ou non. Toujours nous avons considere nos propositions a ce point de vue." C'est inexact. Si cela etait, il n'y aurait aucune raison pour ne pas renseigner les masses sur le but final de la democratie sociale. Pourquoi alors proposer la journee de dix heures de travail pour 1890, de neuf heures pour 1894 et de huit heures pour 1898, quand a Paris il avait ete decide de travailler d'un commun accord pour obtenir la journee de huit heures? Non, la tactique reglementaire ne cadre pas avec un mouvement proletarien, mais avec un mouvement petit-bourgeois et les choses en sont arrivees a un tel point que Liebknecht ne sait plus se figurer une autre forme de combat. Voici ce qu'il disait a Halle[10]: "N'est-ce pas un moyen de combat anarchiste que de considerer comme inadmissible toute agitation legale? Que reste-t-il encore?" Ainsi, pour lui, plus d'autre agitation que l'agitation legale. Dans tout cela apparait la peur de perdre des voix. Ce qui ressort incontestablement du rapport du comite general du parti au congres d'Erfurt[11]: "Le comite du parti et les mandataires au Parlement n'ont pas donne suite au desir exprime par l'opposition que les deputes au lieu de se rendre au Parlement, aillent faire la propagande dans la campagne. Cette non-execution des devoirs parlementaires n'aurait ete accueillie favorablement que par nos ennemis politiques; d'abord, parce qu'ils auraient ete delivres d'un controle genant au Parlement et ensuite parce que cette attitude de nos deputes leur aurait servi de pretexte de blame a notre parti aupres de la masse des electeurs indifferents. Conquerir cette masse a nos idees est une des exigences de l'agitation. En outre, il est avere que les annales parlementaires sont lues egalement dans les milieux qui sont indifferents ou n'ont pas l'occasion d'assister aux reunions social-democratiques. Le but d'agitation que poursuivent les antagonistes de l'action parlementaire que l'on trouve dans nos rangs, sera atteint dans toute son acception par une representation active et energique des interets du peuple travailleur au Parlement et sans fournir a nos ennemis le pretexte gratuit d'accusation de manquer a nos devoirs." A ce sujet, M. le Dr Muller fait observer avec beaucoup de justesse dans sa tres interessante brochure[12]: "On reconnait donc que la peur d'etre accuse, par les masses electorales indifferentes, de negliger leurs devoirs parlementaires et de risquer ainsi de ne pas etre reelus, constitue une des raisons invitant les delegues a se rendre au Parlement et a y travailler pratiquement. Evidemment. Quand on a fait accroire aux electeurs que le parlement pouvait apporter des ameliorations, il est clair que les social-democrates doivent s'y rendre. Mais que la classe ouvriere puisse obtenir du Parlement des ameliorations valant la peine d'etre notees, les chefs eux-memes n'en croient rien et ils l'ont dit assez souvent. Et on se permet d'appeler "agitation" et "developpement de la masse" cette duperie, cette fourberie envers les travailleurs. Nous pretendons que cette espece d'agitation et de developpement fait du tort et vicie le mouvement au lieu de lui etre utile. Si l'on prone continuellement le Parlement comme une _revalenta_, comment veut-on faire surgir alors des "masses indifferentes" les social-democrates qui sont bien les ennemis mortels du parlementarisme et ne voient dans les reformes sociales parlementaires qu'un grand _humbug_ des classes dirigeantes pour duper le proletariat? De cette maniere la social-democratie ne gagne pas les masses, mais les masses petit-bourgeoises gagnent, c'est-a-dire corrompent et aneantissent, la social-democratie et ses principes." Personne ne l'a senti et exprime plus clairement que Liebknecht lui-meme, mais, a ce moment-la, c'etait le Liebknecht revolutionnaire de 1869 et non pas le Liebknecht "parlementarise" de 1894. Dans son interessante conference sur l'attitude politique de la social-democratie, specialement par rapport au Parlement, il s'exprima comme suit: "Nous trouvons un exemple instructif et avertisseur dans le parti progressiste. Lors du soi-disant conflit au sujet de la Constitution prussienne, les beaux et vigoureux discours ne manquerent pas. Avec quelle energie on protesta contre la reorganisation _en paroles!_ Avec quelle "opinion solide" et quel "talent" on prit la defense des droits du peuple ... _en paroles!_ Mais le gouvernement ne s'inquieta guere de toutes ces reflexions juridiques. Il laissa le droit au parti progressiste, garda la force et s'en servit. Et le parti progressiste? Au lieu d'abandonner la lutte parlementaire, devenue, en ces circonstances, une sottise nuisible, au lieu de quitter la tribune, de forcer le gouvernement au pur absolutisme et de faire un appel au peuple,... il continua sereinement, flatte par ses propres phrases, a lancer dans le vide des protestations et des reflexions juridiques et a prendre des resolutions que tout le monde savait sans effet. Ainsi la Chambre des deputes, au lieu d'etre un champ clos politique, devint un theatre de comedie: Le peuple entendait toujours les memes discours, voyait toujours le meme manque de resultats et il se detourna, d'abord avec indifference, plus tard avec degout. Les evenements de l'annee 1866 devenaient possibles. Les "beaux et vigoureux" discours de l'opposition du parti progressiste prussien ont jete les bases de la politique "du sang et du fer": _ce furent les oraisons funebres du parti progressiste meme_. Au sens litteral du mot, le parti progressiste s'est tue a force de discourir. Eh bien! comme fit un jour le parti progressiste, ainsi fait aujourd'hui le parti social-democratique. Combien pietre a ete l'influence de Liebknecht sur un parti qui, malgre l'exemple avertisseur bien choisi cite par lui-meme, a suivi la meme voie! Et au lieu de montrer le chemin, il s'est laisse entrainer dans le "gouffre" du parlementarisme, pour y sombrer completement. Que restait-il du Liebknecht revolutionnaire qui disait si justement que "le socialisme n'est plus une question de theorie mais une question brulante qui doit etre resolue, non au Parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille, comme toute autre question brulante"? Toutes les idees emises dans sa brochure meriteraient d'etre repandues universellement, afin que chacun puisse apprecier la difference enorme qu'il y a entre le vaillant representant proletarien de jadis et l'avocat petit-bourgeois d'aujourd'hui. Apres avoir dit que "avec le suffrage universel, voter ou ne pas voter n'est qu'une question d'_utilite_, non de principes", il conclut: "NOS DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE DIRECTE SUR LA LEGISLATION; "NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES; "PAR NOS DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VERITES QU'IL NE SOIT POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D'UNE AUTRE MANIERE. "Quelle utilite pratique offrent alors les discours au Parlement? Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbeciles. Pas un seul avantage. Et voici, de l'autre cote, les desavantages: "SACRIFICE DES PRINCIPES; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SERIEUSE A UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE; FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE LE PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELE A RESOUDRE LA QUESTION SOCIALE." Et pour des raisons pratiques, nous devrions nous occuper du Parlement? SEULE LA TRAHISON OU L'AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE." On ne saurait s'exprimer plus energiquement ni d'une facon plus juste. Quelle singuliere inconsequence! D'apres ses premisses et apres avoir fait un bilan qui se cloturait au desavantage de la participation aux travaux parlementaires, il aurait du conclure inevitablement a la non-participation; pourtant il dit: "Pour eviter que le mouvement socialiste ne soutienne le cesarisme, il faut que le socialisme entre dans la lutte politique." Comprenne qui pourra comment un homme si logique peut s'abimer ainsi dans les contradictions! Mais ils sont eux-memes dans l'embarras. Apparemment le parlementarisme est l'appat qui doit attirer les... ...et pourtant ils donnent a entendre qu'il a son utilite. De la cette indecision sur les deux principes. Ainsi, a la reunion du parti a Erfurt, Bebel disait[13]: "La social-democratie se trouve envers tous les partis precedents, pour autant qu'ils obtinrent la suprematie, dans une tout autre position. Elle aspire a remplacer la maniere de produire capitaliste par la maniere socialiste et est forcee consequemment de prendre un tout autre chemin que tous les partis precedents, pour obtenir la suprematie." Voila pourquoi l'on conseille de prendre la route parlementaire, suivie deja par tous les autres partis, en la faisant passer peut-etre par un tout autre chemin. Singer le comprit egalement lorsqu'il disait a Erfurt[14]: "En supposant meme qu'il soit possible d'obtenir quelque chose de sense par l'action parlementaire, cette action conduirait a l'affaiblissement du parti, parce qu'elle n'est possible qu'avec la cooperation d'autres partis." Isolement, les deputes social-democratiques ne peuvent rien faire, et "un parti revolutionnaire doit etre preserve de toute espece de politique qui n'est possible qu'avec l'assistance d'autres partis." Qu'ont-ils donc a faire dans un Parlement pareil? Le _Zuericher Socialdemokrat_ ecrivait en 1883: "En general, le parlementarisme ne possede en soi rien qui puisse etre considere sympathiquement par un democrate, et surtout par un democrate consequent, c'est-a-dire un social-democrate. Au contraire, pour lui il est antidemocratique parce qu'il signifie le gouvernement d'une classe: de la bourgeoisie notamment." Et plus tard on affirme que "la lutte contre le parlementarisme n'est pas revolutionnaire, mais reactionnaire". C'est-a-dire tout a fait l'inverse. Le danger d'affaiblissement etait apparent et si le gouvernement n'avait eu la gentillesse de troubler cet etat de choses par la loi contre les socialistes,--s'il y avait eu un veritable homme d'Etat a la tete, il n'aurait pas poursuivi, mais laisse faire la social-democratie,--qui sait ou nous en serions maintenant? Avec beaucoup de justesse, le journal pre-mentionne ecrivait en 1881: "La loi contre les socialistes a fait du bien a notre parti. Il risquait de s'affaiblir; le mouvement social-democratique etait devenu trop facile, trop a la mode; il donnait a la fin trop d'occasions de remporter des triomphes aises et de flatter la vanite personnelle. Pour empecher l'embourgeoisement--theorique aussi bien que pratique--du parti, il fallait qu'il fut expose a de rudes epreuves." Bernstein egalement disait, dans le _Jahrbuch fuer Sozialwissenschaft_: "Dans les dernieres annees de son existence (avant 1878), le parti avait devie considerablement de la ligne droite et d'une telle maniere qu'il etait a peine encore question d'une propagande semblable a celle de 1860-1870 et des premieres annees qui suivirent 1870." Un petit journal social-democratique, le _Berner Arbeiterzeitung_, redige par un socialiste eclaire, A. Steck, ecrivait encore: "Il n'y en avait qu'un petit nombre qui croyaient que logiquement tout le parti devait devier, par l'union de la tendance energique et consciente "d'Eisenach" avec celle des plats Lassalliens. Le mot d'ordre des Lassalliens: "Par le suffrage libre a la victoire", raille par les "Eisenachers" avant l'union, constitue maintenant en fait--quoi qu'on en dise--le principe essentiel du parti social-democratique en Allemagne." Il en fut de meme que chez les chretiens ou d'abord les tendances etaient en forte opposition. Ne lisons-nous pas que les cris de guerre etaient: "Je suis de Kefas," "Je suis de Paul," "Je suis d'Apollo." Enfin les coins s'arrondirent, l'on se rapprocha, l'on obtint une moyenne des deux doctrines et finalement un jour de fete fut institue en l'honneur de Pierre et Paul. Les partis s'etaient reconcilies, mais le principe etait sacrifie. Remarquablement grande est l'analogie entre le christianisme a son origine et la social-democratie moderne! Tous deux trouverent leurs adeptes parmi les desherites, les souffre-douleur de la societe. Tous deux furent exposes aux persecutions, aux souffrances, et grandirent en depit de l'oppression. Apres le penible enfantement du christianisme, un empereur arriva, un des plus libertins qui aient gravi les marches du trone,--et ce n'est pas peu dire, car le libertinage occupa toujours le trone,--qui, dans l'interet de sa politique, se fit chretien. Immediatement on changea, on tritura le christianisme et on lui donna une forme convenable. Les chretiens obtinrent les meilleures places dans l'Etat et finalement les vrais et sinceres chretiens, tels que les ebionites et d'autres, furent exclus, comme heretiques, de la communaute chretienne. De nos jours egalement nous voyons comment les plus forts se preparent a s'emparer du socialisme. On presente la doctrine sous toutes sortes de formes et peut-etre, selon l'occasion, le soi-disant socialisme triomphera mais de nouveau les vrais socialistes seront excommunies et exclus, comme hostiles aux projets des social-democrates appeles au gouvernement. Le triomphe de la social-democratie sera alors la defaite du socialisme, comme la victoire de l'eglise chretienne constitua la chute du principe chretien. Deja les congres internationaux ressemblent a des conciles _economiques_, ou le parti triomphant expulse ceux qui pensent autrement. Deja, la censure est appliquee a tout ecrit socialiste: apres seulement que Bernstein, a Londres, l'a examine et qu'Engels y a appose le sceau de "doctrine pure", l'ecrit est accepte et l'on s'occupe de le vulgariser parmi les co-religionnaires. Le cadre dans lequel on mettra la social-democratie est deja pret: alors ce sera complet. Y peut-on quelque chose? Qui le dira? En tout cas, nous avons donne l'alarme et nous verrons vers quelle tendance le socialisme se developpera. On peut aller loin encore. Un jour Caprivi appela Bebel assez plaisamment "_Regierungskommissarius_" et quoique Bebel ait repondu: "Nous n'avons pas parle comme commissaire du gouvernement, mais le gouvernement a parle dans le sens de la social-democratie", cela prouve de part et d'autre un rapprochement significatif. Rien d'etonnant que le mot hardi "Pas un homme ni un groschen au gouvernement actuel" soit perdu de vue, car Bebel a deja promis son appui au gouvernement lorsque, a propos de la poudre sans fumee, celui-ci voulut conclure un emprunt pour des uniformes noirs. Quand on donne au militarisme une phalange, il prend le doigt, la main, le bras, le corps entier. Aujourd'hui l'on vote les credits pour des uniformes noirs, demain pour des canons perfectionnes, apres-demain pour l'augmentation de l'effectif de l'armee, etc., toujours sur les memes bases. Oui, l'affaiblissement des principes prit une telle extension a mesure qu'un plus grand nombre de voix s'obtenait aux elections, que la bourgeoisie trouva parfaitement inutile de laisser en vigueur la loi contre les socialistes. On ne sera pas assez naif pour supposer qu'elle abolit la loi par esprit de justice! Le non-danger de la social-democratie permit cette abolition... Et les evenements qui suivirent ne prouverent-ils pas que le gouvernement avait vu juste? L'affaiblissement du parti n'a-t-il pas depuis lors marche a pas de geant? Liebknecht ecrivait en 1874 (_Ueber die politische Stellung_): "Toute tentative d'action au Parlement, de collaboration a la legislation, suppose necessairement un abandon de notre principe, nous conduit sur la pente du compromis et du "parlementage", enfin dans le marecage infect du parlementarisme qui, par ses miasmes, tue tout ce qui est sain." Et la consequence? Cooperons quand meme a la besogne. Cette conclusion est en opposition flagrante avec les premisses, et l'on s'etonne qu'un penseur comme Liebknecht ne sente pas qu'il demolit par sa conclusion, tout l'echafaudage de son raisonnement. Comprenne qui pourra. Tres instructives sont les reflexions suivantes de Steck pour caracteriser les deux courants, parlementaire et revolutionnaire[15]: "Le courant reformiste arriverait egalement au pouvoir politique comme parti bourgeois. A cette fin, il ne reste pas tout a fait isole, evite de proclamer un programme de principes et s'avance, toujours confondu, quoique avec une certaine instabilite, avec d'autres partis bourgeois. Il n'a pas de frontieres bien delimitees, ni a droite ni a gauche. Partiellement, par-ci, par-la, et rarement, apparait son caractere social-democratique. Presque toujours il se presente comme parti democratique, parti economique-democratique ou parti ouvrier et democratique. "La democratie reformiste aspire toujours a la realisation des reformes immediates, comme si c'etait son but unique. Elle les adapte, suivant leur caractere, a l'existence et aux tendances des partis bourgeois. Elle recherche une alliance avec eux si elle est possible, c'est-a-dire avec les elements les plus progressistes. De cette maniere elle se presente seule comme etant a la TETE DU PROGRES BOURGEOIS. Il n'y a aucun abime entre elle et les fractions progressistes des partis, parce que chez elle non plus n'est mis en avant le principe revolutionnaire du programme social-democratique. Cette tactique du courant reformiste amene un succes apres l'autre; seulement ces succes, mesures a l'aune de notre programme de principes, sont bien minces, souvent meme tres douteux. On peut ajouter qu'ils paraissent tout au plus favoriser la social-democratie au lieu de l'entrainer. "On ne doit pas se figurer cependant que les details de cette tactique soient sans importance. Le danger de devier du but principal social-democratique est grand, quoique moindre chez les meneurs, qui connaissent bien le chemin, que chez la masse conduite. L'affaiblissement de l'ideal social-democratique est imminent, et d'autant plus que les consequences immediates, a cause du triomphe, seront taxees plus haut que leur valeur. "Ensuite, il est difficile d'eviter que cet embourgeoisement nuise a la _propagande pour les principes de la social-democratie_ et l'empeche de se developper. Maintes fois les reformateurs se trouvent forces, dans la pratique, de renier plus ou moins ces principes. "Si cette tendance social-democratique reformiste l'emportait exclusivement, elle arriverait facilement a d'autres consequences que celles ou veut en venir le programme social-democratique; peut-etre, comme il a ete dit deja, le resultat serait-il un compromis avec la bourgeoisie sur les bases d'un ordre social capitaliste adouci et affaibli. Cet etat de choses, limitant les privileges, augmenterait notablement le nombre des privilegies en apportant le bien-etre a un grand nombre de personnes actuellement exploitees et dependantes, mais laisserait toujours une masse exploitee et dependante, fut-ce meme dans une situation un peu meilleure que celle de la classe travailleuse non possedante. "CE NE SERAIT PAS LA PREMIERE FOIS QU'UNE REVOLUTION SATISFERAIT UNE PARTIE DES OPPRIMES AU DETRIMENT DE L'AUTRE PARTIE. Il est, d'ailleurs, tout a fait dans l'ordre d'idees des reformateurs de ne pas renverser le capitalisme, mais de le transformer et, en outre, de donner au socialisme seulement le "droit possible" inevitable. "A l'encontre de la remarque que le proletariat organise ne se contentera pas d'une demi-reussite, mais saura, en depit des meneurs, aller jusqu'au bout de ses revendications, vient cette verite que selon la marche des evenements le proletariat lui-meme sera peu a peu divise et qu'une soi-disant "classe meilleure" sortira de ses rangs, ayant la force d'empecher des mesures plus radicales. Un oeil exerce peut deja apercevoir par-ci par-la des symptomes de cette division. "Le parti revolutionnaire, au contraire, "veut seulement accomplir la conquete du pouvoir politique au nom de la social-democratie. En mettant son but a l'avant-plan, il sera force, pendant longtemps, de lutter comme la minorite, de subir defaite sur defaite et de supporter de rudes persecutions. Le triomphe final du parti social-democratique n'en sera que plus pur et plus complet." Steck reconnait egalement que "DANS LE FOND, _la tendance revolutionnaire est la plus juste_". "Notre parti, dit-il, doit etre revolutionnaire, en tant qu'il possede une volonte decidement revolutionnaire et qu'il en donne le temoignage dans toutes ses declarations et ses agissements politiques. Que notre propagande et nos revendications soient toujours revolutionnaires. Pensons continuellement a notre grand but et agissons seulement comme il l'exige. Le chemin droit est le meilleur. Soyons et restons toujours, dans la vie comme dans la mort, des social-democrates revolutionnaires et rien d'autre. Le reste se fera bien." Maintenant, il existe encore deux points de vue chez les parlementaires, notamment: il y en a qui veulent la conquete du pouvoir politique pour s'emparer par la du pouvoir economique; cela constitue la tactique de la social-democratie allemande actuelle, d'apres les declarations formelles de Bebel, Liebknecht et leurs acolytes. D'un autre cote se trouvent ceux qui veulent bien participer a l'action politique et parlementaire, mais seulement dans un but d'agitation. Donc, les elections sont pour eux un moyen d'agitation. C'est toujours de la demi-besogne. Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermee. On commence par proposer des candidats de protestation; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats serieux. Une fois elus, les deputes socialistes prennent une attitude negative, mais, leur nombre augmentant, ils sont bien forces de presenter des projets de loi. Et s'ils veulent les faire accepter, ce ne sera qu'en proposant des compromis, comme Singer l'a fait remarquer. C'est le premier pas qui coute et une fois sur la pente on est force de descendre. Le programme pratique vote a Erfurt n'est-il pas a peu pres litteralement celui des radicaux francais? Les ordres du jour des derniers congres internationaux portaient-ils un seul point qui fut specifiquement socialiste? Le veritable principe socialiste devient de plus en plus une enseigne pour un avenir eloigne, et en attendant on travaille aux revendications pratiques, ce que l'on peut faire parfaitement avec les radicaux. On se represente la chose un peu naivement. Voici la base du raisonnement des parlementaires: il faut tacher d'obtenir parmi les electeurs une majorite; ceux-ci enverront des socialistes au Parlement et si nous parvenons a y avoir la majorite plus un, tout est dit. Il n'y a plus qu'a faire des lois, a notre guise, dans l'interet general. Meme, en faisant abstraction de ce fait qu'on rencontre dans presque tous les pays une deuxieme ou plutot une cinquieme roue au chariot, c'est-a-dire une Chambre des lords, ou Senat, ou premiere Chambre, dont les membres sont toujours les plus purs representants de l'argent, personne ne sera assez naif de croire que le pouvoir executif sera porte a se conformer docilement aux desirs d'une majorite socialiste des Chambres. Voici comment Liebknecht ridiculise cette opinion[16]: "Supposons que le gouvernement ne fasse pas usage de son droit, soit par conviction de sa force, soit par esprit de calcul, et qu'on en arrive (comme c'est le reve de quelques politiciens socialistes fantaisistes) a constituer au Parlement une majorite social-democratique; que ferait-elle? _Hic Rodhus, hic salta!_ Le moment est arrive de reformer la societe et l'Etat. La majorite prend une decision datant dans les annales de l'histoire universelle: les nouveaux temps sont arrives! Oh, rien de tout cela... Une compagnie de soldats chasse la majorite social-democratique hors du temple et si ces messieurs ne se laissent pas faire docilement, quelques agents de police les conduiront a la _Stadtvoigtei_[17] ou ils auront le temps de reflechir a leur conduite don-quichottesque. "LES REVOLUTIONS NE SE FONT PAS AVEC LA PERMISSION DE L'AUTORITE: L'IDEE SOCIALISTE EST IRREALISABLE DANS LE CERCLE DE L'ETAT EXISTANT: ELLE DOIT S'ABOLIR POUR ENTRER DANS LA VIE. _A bas le culte du suffrage universel et direct!_ "Prenons une part energique aux elections, mais seulement comme _moyen d'agitation_ et n'oublions pas de declarer que l'urne electorale ne peut donner naissance a l'Etat democratique. Le suffrage universel acquerra son influence definitive sur l'Etat et la societe, _immediatement apres_ l'abolition de l'Etat policier et militaire." Les faits sont presentes sobrement mais avec verite. Il en sera ainsi, en effet. Car personne n'est assez naif pour croire que la classe possedante renoncera volontairement a la propriete ou que cette reforme puisse etre obtenue par decret du Parlement. D'abord, on represente l'action politique comme moyen d'agitation, mais une fois sur la pente, on glisse. Liebknecht, lors de la reunion du parti a Saint-Gall, ne dit-il pas: "Il ne peut exister d'erreur sur le point que, une fois electeurs, nous aurions a donner non seulement une signification agitative mais egalement positive aux elections et a l'action parlementaire." Marchons donc pour realiser ce but d'agitation. Vollmar, sous ce rapport, fut le plus consequent parmi les social-democrates allemands, et ses propositions indiquent de plus en plus la ligne de conduite que ceux-ci devront suivre a l'avenir[18]. Le parlementarisme, comme systeme, est defectueux meme si l'on tachait de l'ameliorer, ce serait peine perdue. L'ouvrage de Leverdays, _Les Assemblees parlantes_, est sous ce rapport tres instructif et la question y est traitee a fond. Pourquoi les parlementaires ne tachent-ils pas de refuter ce livre? Les Chambres ou Parlements ressemblent beaucoup a un moulin a paroles ou, comme dit Leverdays, a "un gouvernement de bavards a portes ouvertes". Un bon depute, ne s'en tenant qu'a sa _propre_ experience, ses _propres_ intentions et sa _propre_ conviction, devrait etre au moins aussi capable que l'ensemble des ministres, aides par les employes speciaux de leurs ministeres. On doit savoir juger de tout, car les choses les plus diverses et les plus disparates viennent a l'ordre du jour d'un Parlement. Il faut etre au moins une encyclopedie vivante. Quel supplice pour le depute qui se donne pour devoir--et il doit le faire!--d'ecouter tous les discours. "A La Haye, a la _Gevangenpoort_[19], le geolier vous raconte qu'en des temps plus barbares, les criminels etaient jetes a terre sur le dos, et qu'on faisait tomber de l'eau, goutte a goutte, du plafond sur leur tete. Et le brave homme ajoute toujours que c'est la le plus _cruel_ supplice. Eh bien, ce cruel supplice est transporte au _Binnenhof_[20], et un bon depute subit journellement le martyre et le tourment de sentir tomber cette goutte d'eau continuelle, non sur sa tete, mais a son oreille, sous la forme de _speeches_ d'honorables confreres. "L'orateur peut seul, de temps en temps, prendre haleine: de la probablement le phenomene que celui qui parle tire en longueur ses "prises d'haleine" aux depens de ses honorables confreres[21]". On a vu que cela n'allait guere; aussi a-t-on invente toutes sortes de diversions afin de se rendre la vie supportable. On avait le buffet pour se reposer, on avait le systeme de "la specialite", auquel on se soumettait en parlant et en votant, on avait des membres _actifs_ et _votants_. Ajoutons a cela qu'il fallait s'enfermer dans les limites d'un parti, car celui qui etait isole et travaillait individuellement, manquait absolument d'influence. Au sujet des Parlements, on pourrait citer cette parole de Mirabeau: "_Ils veulent toujours et ne font jamais._" Leverdays egalement merite d'etre medite: "Les Hollandais de nos jours, pour resister a la conquete, ne rompraient plus leurs digues comme au temps de Louis XIV. Nos Hollandais de la politique n'ouvrent pas pour noyer l'ennemi la digue a la Revolution. Sauvons la patrie, s'il se peut, mais a tout prix conservons l'_ordre!_ En d'autres termes, plutot l'ennemi au dehors que la justice au dedans! Et c'est ainsi qu'on ment aux peuples pour les livrer comme un betail. En general, tant que la defense d'un peuple envahi reste aux mains des gens _respectables_, vous pouvez predire a coup sur qu'il est perdu, car ils trahissent." Il y a connexion entre liberte economique et liberte politique, de sorte qu'a chaque nouvelle phase economique de la vie correspond une nouvelle phase politique. Kropotkine l'a tres bien demontre. La monarchie absolue dans la politique s'accorde avec le systeme de l'esclavage personnel et du servage dans l'economie. Le systeme representatif en politique correspond au systeme mercenaire. Toutefois, ils constituent deux formes differentes d'un meme principe. Un nouveau mode de production ne peut jamais s'accorder avec un ancien mode de consommation, et ne peut non plus s'accorder des formes surannees de l'organisation politique. Dans la societe ou la difference entre capitaliste et ouvrier disparait, il n'y a pas de necessite d'un gouvernement: ce serait un anachronisme, un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre, et celle-ci est incompatible avec la suprematie d'individus dans l'Etat. Le systeme non capitaliste comprend en soi le systeme non gouvernemental. Les chemins suivis par les deux socialismes n'aboutissent pas au meme point; non, ce sont des chemins paralleles qui ne se joindront jamais. Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de l'Etat. Les socialistes parlementaires ne s'en apercoivent pas encore. En effet, les social-democrates ont declare a Berlin que social-democratie et socialisme d'Etat sont des "antitheses irreconciliables". Mais l'on commence par les chemins de fer de l'Etat, les pharmacies de l'Etat, assurance par l'Etat, etc., pour en arriver plus tard aux medicaments de l'Etat, a la moralite de l'Etat, a l'education de l'Etat. Les socialistes d'Etat ou socialistes parlementaires ne veulent PAS L'ABOLITION de l'Etat, mais la centralisation de la production aux mains du gouvernement, c'est-a-dire: l'Etat ORDONNATEUR GENERAL (_alregelaar_) DANS L'INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale comme exemple de socialisme pratique? Emile Vandervelde, dans sa brochure _Le Collectivisme_, signale le meme cas. Eh bien, si c'est la le modele, les esperances de ce socialisme pratique ne sont pas fort grandes. En effet, l'armee des sans-travail y est immense; la population y vit entassee. Le meme auteur cite encore le mouvement cooperatif en Belgique, a Bruxelles, a Gand, a Jolimont, et dit qu'on pourrait l'appeler le collectivisme spontane. Tous ces echantillons constituent des exemples plutot rebutants qu'attirants pour celui qui ne s'arrete pas a la surface, mais veut penetrer jusqu'au fond les choses. Partout ou fleurit le mouvement cooperatif, c'est au detriment du socialisme, a moins que, comme a Gand, par exemple, l'on n'appelle les cooperateurs des socialistes. La egalement ceux d'en bas regnent en apparence, quand, en realite, ce sont ceux d'en haut, et la liberte disparait comme dans les ateliers de l'Etat. Liebknecht, voyant le danger, a dit a Berlin[22]: "Croyez-vous qu'il ne serait pas tres agreable a la plupart des fabricants de coton anglais que leur industrie passat aux mains de l'Etat? Surtout en ce qui concerne les mines, l'Etat, dans un delai plus ou moins rapproche, se verra force de les reprendre. Et chaque jour le nombre des capitalistes prives qui resistent deviendra plus petit. Non seulement toute l'industrie, mais egalement l'agriculture pourrait, avec le temps, devenir propriete d'Etat; cela ne se trouve aucunement en dehors des choses possibles, comme on l'a cru. Si, en Allemagne, on prenait aux grands proprietaires (qui se plaignent toujours de ne pouvoir exister) leurs terres au nom de l'Etat, en leur octroyant des indemnites convenables et le droit de devenir, en un certain sens, des satrapes de l'Etat (comme les satrapes de l'ancien royaume des Perses) en qualite de chefs supremes des petits bourgeois et des travailleurs de la campagne, pour diriger l'agriculture,--ne serait-ce pas une grande amelioration pour les seigneurs et croyez-vous que cela ne soit venu deja souvent a l'idee des plus intelligents parmi les nobles? Evidemment ils s'empresseraient de consentir, car ils gagneraient aussi bien en influence qu'en revenus; mais cela s'apercoit facilement au fond du socialisme d'Etat. L'idee ne doit pas etre ecartee comme etant completement du domaine des chimeres." Oh! quand la classe disparaissante des industriels et des proprietaires s'apercevra que le socialisme est une issue excellente pour eux, afin de faire reprendre par l'Etat, moyennant indemnite convenable, leur succession a moitie en faillite, ils arriveront en rangs serres pour embrasser le socialisme pratique. Nous voyons qu'Emile Vandervelde declare deja que "la grande industrie doit etre le domaine du collectivisme et c'est pourquoi le parti ouvrier demande et se borne a demander l'_expropriation_ pour cause d'utilite publique des mines, des carrieres, du sous-sol en general ainsi que des grands moyens de production et de transport." Ainsi les petits peuvent se tranquilliser, car "la petite industrie et le petit commerce constituent le domaine de l'association libre" et les grands n'ont rien a craindre: si les affaires marchent mal, ils seront contents de s'en defaire contre indemnite. (Cf. _le Collectivisme_, p. 7.) Kautsky predit la meme chose aux petits bourgeois, dont, avant tout, l'on ne peut perdre les voix aux elections, quand il dit: "La transition a la societe socialiste n'a aucunement comme condition l'expropriation de la petite industrie et des petits paysans. Cette transition, non seulement ne leur prendra rien, mais leur apportera au contraire certains profits." (_Das Erfurter Programm in seinem grundsaetzlichen Theil erlaeutert von_ K. Kautsky, p. 150.) Ce danger, Liebknecht le voit parfaitement bien et la derniere bataille n'est pas livree entre la social-democratie et le socialisme d'Etat; mais il ne voit pas qu'il est impossible que le socialisme parlementaire se contente de l'action parlementaire comme but d'agitation, il doit avoir egalement un but positif--Liebknecht l'a demontre a la reunion du parti a Saint-Gall--et s'engagera forcement dans le sillage du socialisme d'Etat. A la reunion du parti a Berlin, Bebel en avait assez et declara "qu'il n'etait aucunement d'accord avec les theories de Liebknecht sur la signification du socialisme d'Etat". Quel galimatias dans la definition de l'Etat. Liebknecht appelle d'abord le socialisme d'Etat "_eminent staatsbildend_" et plus loin il y voit une "_staatsstuerzende Kraft_"[23]. Tantot l'on dit: "Nous, les socialistes, nous voulons sauver l'Etat en le transformant et vous, qui voulez conserver la societe anarchiste existante, vous ruinez l'Etat actuel par la tactique que vous suivez"; et encore: "l'Etat actuel ne peut se rajeunir qu'en conduisant le socialisme sur le chemin de la legislation... La social-democratie constitue justement le parti sur lequel l'Etat devrait s'appuyer tout d'abord, s'il y avait reellement des hommes d'Etat au pouvoir". Quelle difference avec la parole fiere: "Le socialisme n'est plus une question de theorie, mais simplement une question brulante qu'on ne pourra resoudre au Parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille!" Tantot Bebel tient "la reforme sociale de la part de l'Etat pour excessivement importante", ensuite il lui attribue une valeur ephemere. Une autre fois il considere la chute de la societe bourgeoise "comme tres proche" et conseille fortement la discussion des questions de principes et puis il est partisan de reformes pratiques, parce que la societe bourgeoise est encore solidement constituee et que "la discussion sur des questions de principes ferait naitre l'idee que la transformation de la societe est prochaine". On critique ceux qui, dans leur impatience, pensent que la revolution est proche et pourtant Bebel et Engels ont deja fixe une date, l'an 1898 notamment, comme l'annee du salut, l'annee de la victoire, par la voie parlementaire, au moyen de l'urne electorale. Est-ce la peut-etre le grand "_Kladderadatsch_" qu'il croit proche? Liebknecht parle meme de "l'enracinement (_hineinwachsen_) dans la societe socialiste". Il croit maintenant qu'il est "possible d'arriver, par la voie des reformes, a la solution de la question sociale". Est-ce que l'Etat, l'Etat actuel, peut le faire? Marx et Engels se trompaient-ils quand ils enseignaient "que l'Etat est l'organisation des possedants pour l'asservissement des non-possedants"? Marx ne dit-il pas avec raison "que l'Etat, pour abolir le pauperisme, doit s'abolir lui-meme, car l'essence du mal git dans l'existence meme de l'Etat"! Et Kautsky ne combattait-il pas Liebknecht lorsqu'il ecrivait dans la _Neue Zeit_: "Le pouvoir politique proprement dit est le pouvoir organise d'une classe pour en opprimer une autre. (_Manifeste communiste_.) L'expression "Etat de classes" pour designer l'Etat existant, nous parait mal choisie. Existe-t-il un autre Etat? On me cite "l'Etat populaire (_Volksstaat_)", c'est-a-dire l'Etat conquis par le proletariat. Mais celui-ci egalement sera un "Etat de classes". Le proletariat dominera les autres classes. _Il existera une grande difference en comparaison des Etats actuels_: l'interet de classe du proletariat exige l'abolition de toute difference de classes. Le proletariat ne pourra se servir de sa suprematie que pour ecarter, aussi vite que possible, les bases d'une separation de classes, c'est-a-dire que le proletariat s'emparera de l'Etat, non pour en faire un Etat "vrai", mais pour l'abolir; non pour remplir le "veritable" but de l'Etat, mais pour rendre l'Etat "sans but". Comparez cette citation avec celles de Liebknecht et de Bebel et vous verrez qu'elles se contredisent absolument. L'une est l'essence du socialisme d'Etat contre laquelle l'autre doit lutter. Il faut choisir pourtant: _Ou_ nous travaillons--comme dit Bebel--a realiser tout ce qui est possible sur le terrain des reformes et ameliorer autant que faire se peut la situation des travailleurs, sur la base des conditions sociales existantes; et ceci constitue la "_praktisch eintreten_ (l'intervention pratique)" par laquelle la social-democratie allemande obtient aux elections un si grand nombre de voix;--ou l'on part de l'idee que, sur la base des conditions sociales existantes, la situation des travailleurs ne peut etre amelioree. Choisit-on la premiere hypothese, on prolonge les souffrances du proletariat, car toutes ces reformes ne servent qu'a fortifier la societe existante. Et Bebel veut quand meme reconnaitre, pour ne pas etre en contradiction avec Engels, qu'en derniere instance il faut en arriver a l'abolition de l'Etat, "la constitution d'une organisation de gouvernement qui ne soit autre chose qu'un guide pour le commerce de production et d'echange, c'est-a-dire une organisation qui n'a rien de commun avec l'Etat actuel". En somme, pratiquement on travaille a consolider l'Etat actuel, et en principe on accorde qu'il faut en arriver a l'abolition de l'Etat. Cela n'a ni rime ni raison. Bebel dit au Parlement: "Je suis convaincu que, si l'evolution de la societe actuelle se continue paisiblement, de telle facon qu'elle puisse atteindre son plus haut point de developpement, il est possible que la transformation de la societe actuelle en societe socialiste se fasse egalement paisiblement et relativement vite; c'est ainsi que les Francais, en 1870, devinrent republicains et se debarrasserent de Napoleon, apres qu'il eut ete battu et fait prisonnier a Sedan." Quelle autre signification peut-on donner a cette phrase que: Si tout se passe paisiblement, tout se passe paisiblement? Nommons des hommes capables pour remplir leurs fonctions--c'est le terme employe.--Comme si c'etaient les hommes et non le systeme qui est defectueux. N'est-on pas force de respirer de l'air vicie en entrant dans une chambre dont l'atmosphere est viciee? C'est la meme chose que si l'on disait: Je suis convaincu que, si les oiseaux ne s'envolent pas, nous les attraperons; quand nous leur mettrons du sel sur la queue, nous les attraperons. Quand ... mais voila justement ce qu'on ne fait pas. Et ces paroles sont dangereuses car elles creent chez les travailleurs l'idee qu'en effet tout peut se passer paisiblement et une fois cette idee ancree, le caractere revolutionnaire disparait. Frohme, depute allemand, ne dit-il pas que "_vernuenftigerweise_ (raisonnablement)" il ne peut venir a l'idee de la social-democratie allemande de "vouloir abolir l'Etat"? Ne lit-on pas dans le _Hamburger Echo_ du 15 novembre 1890: "Nous declarons franchement a M. le chancelier que nous lui denions le droit de denoncer la social-democratie comme un parti menacant l'Etat. Nous ne combattons pas l'Etat, mais les institutions de l'Etat et de la societe qui ne s'accordent pas avec la veritable conception de l'Etat et de la societe et avec sa mission. C'est nous, les social-democrates, qui voulons eriger l'Etat dans toute sa grandeur et toute sa purete. Nous defendons cela sans equivoque depuis plus d'un quart de siecle et M. le chancelier von Caprivi devrait bien le savoir. La seulement ou regne la veritable conception de l'Etat, existe le veritable amour de l'Etat." Quand nous entendons parler et lisons les definitions du "veritable socialisme" de la "veritable conception de l'Etat", nous pensons toujours au temps du "veritable christianisme". Il est regrettable que, de meme qu'il y a eu vingt, cent veritables christianismes qui s'excluaient et s'excommuniaient mutuellement, il existe actuellement vingt et plus de veritables socialismes. Nous aurions du oublier depuis longtemps ces betises, mais, helas! cela n'est pas. Non seulement l'Etat ne peut etre conserve, mais il se montrera a peine sous sa veritable forme a l'avenement du socialisme. Non, cette action possibiliste, opportuniste, reformiste-parlementariste ne sert a rien et etouffe chez les travailleurs l'idee revolutionnaire que Marx tacha de leur inculquer. Comme des enfants, nous attribuons, en politique, a des personnages et a des partis corrompus ce qui, en realite, n'est que le produit de situations generales profondes. Quelles garanties possedons-nous que ces hommes de notre parti feront mieux que leurs devanciers? Sont-ils invulnerables? Non. Les autres ont ete corrompus et les notres le seront egalement, parce que l'homme est le produit des circonstances et subit par consequent l'influence du milieu ou il vit. Engels a juge si severement l'action pratique dans les parlements, que nous ne pouvons comprendre comment il en arrive a ratifier la tactique du parti social-democrate allemand. Voila ce qu'il disait: "Une espece de socialisme petit-bourgeois a ses representants dans le parti social-democratique, meme en la fraction parlementaire; et d'une telle maniere, que l'on reconnait, il est vrai, comme justes les principes du socialisme moderne et le changement de tous les moyens de production en propriete collective, mais que l'on ne croit a leur realisation possible que dans un avenir eloigne, pratiquement indefinissable. C'est tout simplement du replatrage social et, le cas echeant, on peut sympathiser avec la tendance reactionnaire pour le soi-disant "relevement des classes travailleuses". C'est ce que nous avons toujours affirme. L'abolition de la propriete privee devient l'enseigne que l'on montre de loin et pendant ce temps on s'occupe des revendications pratiques. Et il est triste de constater que meme des hommes comme Liebknecht travaillent dans ce sens. Voici ce qu'il affirmait lors du Congres international de Paris, en 1889: "Les reformes pratiques, les reformes immediatement realisables et apportant une utilite directe, se mettent a l'avant-plan et elles en ont d'autant plus le droit qu'elles possedent une force de recrutement pour amener de plus en plus la classe ouvriere dans le courant socialiste et frayer ainsi la route au socialisme." C'est-a-dire les socialistes sont des agents de recrutement! Que devient la phrase: "_Wer mit Feinden parlamentelt, parlamentirt; wer parlamentirt, paktirt_"[24] De cette maniere l'on descend de plus en plus la pente ou entraine cette facon d'agir et l'on arrive a formuler un programme agricole, comme celui admis au Congres ouvrier de Marseille, en 1892, ou figurent "l'abolition des droits de mutation pour les proprietes d'une valeur moindre de 5000 francs" ainsi que "la revision du cadastre, et, en attendant cette mesure generale, la revision en parcelles par les communes". Un programme pareil a ete accepte egalement par le parti ouvrier belge et le programme des social-democrates suisses a les memes tendances. C'est ce qu'on appelle le socialisme petit-bourgeois. L'Etat a toujours ete l'instrument de force des oppresseurs contre les opprimes. De la provient que "la classe ouvriere ne peut prendre possession de la machine de l'Etat, afin de l'utiliser pour ses propres besoins". Nous lisons dans l'avant-propos de l'adresse d'Engels de 1891: "D'apres la conception philosophique, l'Etat est la "realisation de l'idee" du royaume de Dieu sur terre, le domaine ou l'eternelle verite et l'eternelle justice se realisent ou doivent se realiser. Il en resulte une veneration superstitieuse pour l'Etat et pour tout ce qui est en rapport avec lui, qui se manifeste d'autant plus aisement qu'on s'est habitue, des l'enfance, a la supposition que les affaires et les interets communs de toute la societe ne peuvent etre soignes autrement qu'ils l'ont ete jusqu'ici, c'est-a-dire par l'Etat et ses employes bien remuneres. Et l'on croit avoir fait un grand pas en avant lorsqu'on s'est affranchi de la croyance en la monarchie hereditaire et que l'on ne se reclame que de la republique democratique. En realite l'Etat n'est autre chose qu'un instrument d'oppression d'une classe sur l'autre, et non moins sous la republique democratique que sous la monarchie; et en tout cas c'est un mal que, dans la lutte pour la suprematie des classes, ne pourra eviter le proletariat triomphant, pas plus que la Commune n'a pu le faire; tout au plus en emoussera-t-on aussi vite que possible les angles les plus saillants jusqu'au moment ou une generation future, elevee dans des conditions sociales nouvelles et libres, sera assez puissante pour se debarrasser du fatras de l'Etat." Engels ecrit dans le meme sens en plusieurs de ses livres scientifiques et nous croyons rendre service a nos lecteurs en citant ces extraits. Dans son importante brochure: _Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staates_[25], pp. 139-140, il dit: "L'Etat n'existe donc pas de toute eternite. Il y a eu des societes qui existaient sans Etat, ignorant completement l'Etat et le pouvoir de l'Etat. A un certain degre de developpement economique, lie necessairement a la separation en classes de la societe, l'Etat, par suite de cette division, devint une necessite. Nous approchons maintenant avec rapidite d'un degre de developpement dans la production ou l'existence de ces classes a non seulement cesse d'etre une necessite, mais constitue un obstacle positif a la production. Ces classes disparaitront ineluctablement de la meme maniere qu'elles sont nees jadis. Avec elles disparaitra egalement l'Etat. La societe organisera de nouveau la production sur les bases de l'association libre et egale des producteurs et releguera la machine de l'Etat a la place qui lui convient: le musee archeologique, a cote du rouet et de la hache de bronze." C'est le developpement de l'Etat dans les classes et cette maniere de voir est partagee par les anarchistes. Dans son autre brochure: _Duehring's Umwalzung der Wissenschaft_, pp. 267-268, il dit: "L'Etat etait le representant officiel de toute la societe, sa personnification en un corps visible, mais seulement en tant qu'il etait l'Etat, de la classe qui representait elle-meme, pour lui, toute la societe. Lorsqu'il devient reellement le representant de toute la societe, _il devient superflu_. Des qu'il n'y a plus de classes sociales a opprimer, des que disparaissent la suprematie des classes et la lutte pour la vie, avec ses antagonismes et ses extravagances resultant de l'anarchie dominant la production, il n'y a plus rien a reprimer, rien ne reclamant des mesures d'oppression. Le premier acte pose par l'Etat representant en realite toute la societe,--la prise de possession des moyens de production au nom de la societe,--est en meme temps le dernier acte pose en sa qualite d'Etat. L'intrusion d'un pouvoir d'Etat dans les situations sociales devient superflue successivement sous tous les rapports et disparait d'elle-meme. Au lieu d'un gouvernement de personnes surgit un gouvernement d'affaires reglant la production. L'Etat n'est "pas aboli", il se meurt. C'est a ce point de vue-la que doit etre considere "l'Etat libre populaire", aussi bien apres son droit d'agitation temporaire qu'apres sa finale insuffisance scientifique, ainsi que la revendication soi-disant anarchiste affirmant qu'a un certain moment l'Etat sera aboli." Il est curieux de constater qu'Engels, qui combat les anarchistes, est lui-meme anarchiste dans sa conception du role de l'Etat. Sa pensee est anarchiste, mais par les liens du passe il se trouve attache a la social-democratie allemande. La nouvelle edition de quelques etudes, _Internationales aus dem Volksstaat_ (1871-1875), comprend un avant-propos d'Engels dans lequel il dit que dans ces etudes il s'est toujours a dessein appele communiste et quoiqu'il accepte la denomination de social-democrate, il la trouve hors de propos pour un parti "dont le programme economique est non seulement completement socialiste, mais directement communiste, et dont le but politique final est la disparition de l'Etat, donc egalement de la democratie". Quelle difference y a-t-il avec l'opinion de Kropotkine lorsqu'il dit dans son _Etude sur la revolution_: "L'abolition de l'Etat, voila la tache qui s'impose au revolutionnaire, a celui du moins qui a l'audace de la pensee, sans laquelle on ne fait pas de revolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'evolution de l'humanite qui nous impose a ce moment historique de nous affranchir d'une forme de groupement, rendue, peut-etre, necessaire par l'ignorance des temps passes, mais devenue hostile desormais a tout progres ulterieur." Du reste on s'apercoit a quel degre l'on veut masquer cette evolution en combattant ceux qui l'ont denoncee. Quoique l'ancienne Internationale eut ecrit dans ses statuts que "la lutte economique doit primer la lutte politique", les soi-disant marxistes proclament qu'il faut s'emparer du pouvoir politique pour triompher dans la lutte economique. Et _la Revolte_ avait raison lorsqu'elle ecrivait a ce propos[26]: "C'etait mentir au principe de l'Internationale. C'etait dire aux fondateurs de l'Internationale et surtout a Marx, qu'ils etaient des imbeciles en proclamant la preeminence de la lutte economique sur les luttes politiques. Que pouvaient gagner les meneurs bourgeois dans les luttes economiques? Une augmentation de salaires? Mais ils ne sont pas salaries. Une diminution des heures de travail? Mais ils travaillent deja chez eux, comme litterateurs ou comme fabricants! Ils ne pouvaient profiter que de la lutte politique. Ils cherchaient a y pousser les travailleurs. Les prejuges des travailleurs aidant, ils y reussirent." Et ailleurs: "En effet, l'idee des marxistes est d'empecher les travailleurs de s'occuper de lutte economique. La lutte economique, c'est bon pour des reveurs comme Marx et Bakounine. En gens pratiques, ils s'occuperont de votes. Ils feront des alliances, les uns avec les conservateurs, les autres avec Guillaume II, et ils pousseront les leurs au parlement. C'est l'article premier, le point essentiel de la bible marxiste." Il parait meme qu'on s'abstient de parler du role de l'Etat; il en resulte que generalement on evite l'ecueil par quelques phrases generales, sans approfondir aucunement la question. Ce fut encore Kropotkine qui traita le probleme au veritable point de vue dans son _Etude sur la Revolution_: "Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient; ils y avaient pense depuis longtemps. Pendant de longues annees, ils avaient nourri un ideal de gouvernement et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler a la realisation de leur ideal, en lui accordant quelques concessions secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits feodaux ou l'egalite devant la loi. Sans s'embrouiller dans les details, les bourgeois avaient etabli, bien avant la revolution, les grandes lignes de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs? Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa fraction moderee, nous voyons une tendance prononcee a ne pas approfondir les principes de la societe que l'on voudrait degager de la revolution. Cela se comprend. Pour les moderes, parler revolution c'est deja se compromettre et ils entrevoient que s'ils tracaient devant les travailleurs un simple plan de reformes, ils perdraient leurs plus ardents partisans. Aussi preferent-ils traiter avec mepris ceux qui parlent de societe future ou cherchent a preciser l'oeuvre de la revolution. On verra cela plus tard, on choisira les meilleurs hommes et ceux-ci feront tout pour le mieux! Voila leur reponse. Et quant aux anarchistes, la crainte de se voir divises sur des questions de societe future et de paralyser l'elan revolutionnaire, opere dans un meme sens; on prefere generalement, entre travailleurs, renvoyer a plus tard les discussions que l'on nomme (a tort, bien entendu) theoriques, et l'on oublie que peut-etre dans un an ou deux on sera appele a donner son avis sur toutes les questions de l'organisation de la societe, depuis le fonctionnement des fours a pains jusqu'a celui des ecoles ou de la defense du territoire--et que l'on n'aura meme pas devant soi les modeles de l'antiquite dont s'inspiraient les revolutionnaires bourgeois du siecle passe." Il est vrai que c'est peine inutile de chercher a greffer des idees de liberte et de justice sur des coutumes surannees, decrepites. Vouloir elever un monument sur des fondations pourries n'est certes pas oeuvre d'un bon architecte. Herbert Spencer, a ce point de vue dit avec raison: "Les briques d'une maison ne peuvent etre utilisees d'une maniere quelconque qu'apres la demolition de cette maison. Si les briques sont jointes avec du mortier, il est tres difficile de detruire leur assemblage. Et si le mortier est seculaire, la destruction de la masse compacte presentera de si grandes difficultes qu'une reconstruction avec des materiaux neufs sera plus economique qu'avec les vieux." Beaucoup ne saisissent pas la correlation existant entre le pouvoir et la propriete. Ce sont la les deux colonnes fondamentales d'un meme batiment, la societe actuelle, or celui qui veut renverser l'une et laisser l'autre debout, ne fait que de la demi-besogne. En fait on n'a jamais ose se heurter a la machine de l'Etat; on la reprit simplement sans comprendre que l'on introduisait dans ses propres remparts le cheval de Troie. Moritz Rittinghausen, dont l'ouvrage, _La Legislation directe par le Peuple_, merite d'etre lu, mit le doigt sur la plaie lorsqu'il ecrivit: "Si vous vous trompez dans les moyens d'application, dans la question gouvernementale, votre revolution sera bientot la proie des partis du passe, eussiez-vous les idees les plus saines, les plus justes en science sociale. Mieux vaudrait, nous n'hesitons pas a le dire, mieux vaudrait bien comprendre la nature, l'essence du gouvernement democratique, sans se soucier beaucoup des reformes que ce gouvernement doit, du reste, necessairement amener." Ici s'applique cette verite du Nouveau Testament: "Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres; sinon les outres crevent, le vin s'ecoule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves pour conserver les deux ensemble." L'oubli de ce principe fondamental a amene deja beaucoup de maux dans le monde, car toujours on a voulu ciseler la nouvelle revolution sur le modele de vieilles devancieres: "Quand nous jetons un coup d'oeil sur la masse des revolutionnaires, marxistes, possibilistes, blanquistes et meme bourgeois--car tous se retrouveront dans la revolution qui germe en ce moment; quand nous voyons que les memes partis (qui repondent, chacun a certaines manieres de penser, et non a des querelles personnelles, ainsi qu'on l'affirme quelquefois) se retrouvent dans chaque nation, sous d'autres noms, mais avec les memes traits distinctifs; et quand nous analysons leurs fonds d'idees, leurs buts et leurs procedes--nous constatons avec effroi que tous ont le regard tourne vers le passe; qu'aucun n'ose envisager l'avenir et que chacun de ces partis n'a qu'une idee: faire revivre Louis Blanc ou Blanqui, Robespierre ou Marat, plus puissants comme force de gouvernement, mais tout aussi impuissants d'accoucher d'une seule idee capable de revolutionner le monde." L'on doit bien se convaincre que toutes les revolutions n'ont servi qu'a fortifier et accroitre la suprematie et la puissance de la bourgeoisie. Aussi longtemps que l'Etat, base sur la loi, existe et developpe de plus en plus ses fonctions, aussi longtemps que l'on continuera a travailler dans cette voie, aussi longtemps nous serons esclaves. Si, dans la revolution prochaine, le peuple ne se rend pas compte de sa mission, qui consiste a abolir l'Etat avec tous ses codes et a empecher surtout son enracinement dans la societe socialiste, tout le sang qui sera verse le sera inutilement et tous les sacrifices de la masse--car c'est elle qui fit toujours les plus grands sacrifices, quoiqu'on n'en parle jamais--ne serviront qu'a elever quelques ambitieux qui ne recherchent que l'application de l'"Ote-toi de la que je m'y mette". Nous n'avons cure d'un changement de personnalites; nous voulons le changement complet de l'organisation sociale que nous subissons. De plus en plus sera prouvee la verite que "l'avenir n'appartient plus au gouvernement des hommes, mais au gouvernement des affaires" (Aug. Comte). Il est indubitable que la decision sur le meilleur systeme dependra de la demande: Quel systeme permet le plus d'expansion de liberte et de spontaneite? Car si la liberte de vivre a sa guise doit etre sacrifiee, une des plus grandes caracteristiques de la nature humaine, l'individualite, disparaitra. A ce point de vue tous pourraient marcher d'accord, Engels aussi bien que les anarchistes, si l'on ne se laissait arreter par des mots. Mais, ce qui s'allie se reunira quand meme malgre les separations et quant a ce qui est oppose, on parvient parfois a l'accorder artificiellement et pour quelque temps, mais cela finit toujours par se desagreger. C'est ce qui nous console et nous fait esperer malgre toutes les controverses et divisions qui s'elevent entre des personnes qui, en somme, devraient s'entendre. Considerons encore la question de savoir si des socialistes revolutionnaires et des anarchistes communistes peuvent marcher ensemble. Nous nous en tenons aux termes employes habituellement, quoique nous estimions que communisme et anarchisme sont des conceptions qui s'excluent l'une l'autre. Kropotkine, au contraire, dit dans son beau livre _La Conquete du pain_, p. 31, que "l'anarchie mene au communisme et le communisme a l'anarchie, l'un et l'autre n'etant que l'expression de la tendance predominante des societes modernes a la recherche de l'egalite". Il m'a ete impossible d'etablir l'argumentation necessaire. Qu'il appelle "le communisme anarchiste le communisme sans gouvernement, celui des hommes libres", et considere ceci comme "la synthese des deux buts poursuivis par l'humanite a travers les ages: la liberte economique et la liberte politique", on y trouvera facilement a redire, mais une explication plus complete aurait ete desirable. Les anarchistes proprement dits sont de purs individualistes, qui acceptent meme la propriete privee et n'excluent ni la production individuelle ni l'echange. De la provient que des hommes comme Benjamin Tucker[27] et d'autres ne considerent pas Kropotkine et Most comme anarchistes. Pour cette raison nous ferons peut-etre mieux de parler dorenavant de _communistes revolutionnaires_. Ni les socialistes revolutionnaires ni les anarchistes communistes n'y trouveront a redire. Sur cette question nous ferons de nouveau une enquete, guide par des hommes qu'apprecient leurs co-religionnaires. Existe-t-il une divergence de principes entre le socialisme et l'anarchie? Le parti social-democratique allemand, a la reunion de Saint-Gall, vota la resolution suivante: "La reunion du parti declare que la theorie anarchiste de la societe, en tant qu'elle poursuit l'autonomie absolue de l'individu, est anti-socialiste; qu'elle n'est autre chose qu'une forme partielle des principes du liberalisme bourgeois, quoiqu'elle parte des points de vue socialistes dans sa critique de l'ordre social existant. Elle est surtout incompatible avec la revendication socialiste de la socialisation des moyens de production et du reglement social de la production, et finit dans une contradiction insoluble, a moins que la production ne soit reportee a la petite echelle de la main-d'oeuvre. "La religion anarchiste et la recommandation exclusive de la politique de violence se basent sur une conception erronee du role joue pas la violence dans l'histoire des peuples. "La violence est aussi bien un facteur reactionnaire qu'un facteur revolutionnaire, plus reactionnaire meme que revolutionnaire. La tactique de la violence individuelle n'atteint pas le but et est nuisible et condamnable en tant qu'elle offense les sentiments de justice de la masse! "Nous rendons les persecuteurs responsables des actes de violence commis individuellement par des personnes poursuivies d'une maniere excessive, et nous interpretons le penchant vers ces actes comme un phenomene ayant existe de tout temps en de pareilles situations et que des mouchards payes par la police emploient actuellement contre la classe ouvriere au profit de la reaction." Liebknecht, qui prit la parole comme referendaire, distingua trois sortes d'anarchistes: 1 deg. des agents provocateurs; 2 deg. des criminels de droit commun qui entourent leur crime d'un voile anarchiste; 3 deg. les soi-disant defenseurs de la propagande par le fait qui veulent amener ou faire une revolution par des actes individuels. Apres avoir demontre la necessite d'_agiter_, d'_organiser_ et d'_etudier_--gradation qui s'eteint comme une chandelle, comme s'il etait possible d'agiter et d'organiser sans etudes prealables, c'est-a-dire sans savoir pourquoi l'on agite et organise, la serie des termes exige: et se revolutionnariser, mais le Liebknecht d'aujourd'hui a craint pour ce mot--il exprime de la maniere suivante la difference entre socialisme et anarchie: "Le socialisme concentre les forces, l'anarchie les separe et est par consequent politiquement et economiquement impuissante; elle ne s'accorde pas plus de l'action revolutionnaire que de la grande production moderne." Et il trouve que l'anarchisme est et restera antirevolutionnaire. Nous croyons la question resolue inexactement ainsi. Dans une demonstration scientifique on n'avance guere d'un pas vers la solution avec de grandes phrases. Qu'on pose d'abord la question: Un anarchiste est-il socialiste, oui ou non? Et ceci, d'apres nous, ne se demande meme pas. Quel est, en somme, le noyau, la quintessence du socialisme? La reconnaissance ou la non-reconnaissance de la propriete privee. Il y a peu de temps parut le premier numero d'une publication faite pour la propagande socialiste-anarchiste-revolutionnaire, intitulee: _Necessite et bases d'une entente_, par Merlino; l'auteur y dit: "Nous sommes avant tout socialistes, c'est-a-dire que nous voulons detruire la cause de toutes les iniquites, de toutes les exploitations, de toutes les miseres et de tous les crimes: la propriete individuelle." C'est-a-dire que, anarchistes et socialistes, ont le meme ennemi: la propriete privee. De meme Adolphe Fischer, un de ceux qui furent pendus a Chicago, declara categoriquement: "Beaucoup voudraient savoir evidemment quelle est la correlation entre anarchisme et socialisme et si ces deux doctrines ont quelque chose de commun. Plusieurs croient qu'un anarchiste ne peut etre socialiste, ni un socialiste etre anarchiste et reciproquement. C'est inexact. La philosophie du socialisme est une philosophie generale et comprend plusieurs doctrines subordonnees distinctes. A titre d'explication, nous voulons citer le terme "christianisme". Il existe des catholiques, des lutheriens, des methodistes, des anabaptistes, des membres d'Eglises independantes et diverses autres sectes religieuses et tous s'intitulent: chretiens. Quoique tout catholique soit chretien, il serait inexact de dire que tout chretien croit au catholicisme. Webster precise le socialisme comme suit: "Un reglement plus ordonne, plus juste et plus harmonieux des affaires sociales." C'est le but de l'anarchisme; l'anarchisme cherche une meilleure forme pour la societe. Donc, tout anarchiste est socialiste, mais tout socialiste n'est pas necessairement un anarchiste. Les anarchistes, a leur tour, sont divises en deux fractions: les anarchistes communistes et les anarchistes s'inspirant des idees de Proudhon. L'Association ouvriere internationale est l'organisation representant les anarchistes communistes. Politiquement nous sommes des anarchistes et economiquement des communistes ou socialistes. En fait d'organisation politique, les communistes anarchistes demandent l'abolition du pouvoir politique; nous denions a une seule classe ou a un seul individu le droit de regner sur une autre classe ou sur un seul individu. Nous pensons qu'il ne peut y avoir de liberte aussi longtemps qu'un homme se trouve sous la domination d'un autre, aussi longtemps que quelqu'un peut soumettre son semblable, sous quelque forme que ce soit, et aussi longtemps que les moyens d'existence sont monopolises par certaines classes ou certains individus. Quant a l'organisation economique de la societe, nous sommes partisans de la forme communiste ou methode cooperative de production." Nous pourrions citer encore beaucoup d'auteurs qui tous parlent dans le meme sens. Il existe donc un point de depart commun pour les socialistes et les anarchistes. En second lieu, Merlino voudrait une _organisation de la production_: "Le principe fondamental de l'organisation de la production que chaque individu doit travailler, doit se rendre utile a ses semblables, a moins qu'il ne soit malade ou incapable ... ce principe que tout homme doit se rendre utile par le travail a la societe, n'a pas besoin d'etre codifie: il doit entrer dans les moeurs, inspirer l'opinion publique, devenir pour ainsi dire une partie de la nature humaine. Ce sera la pierre sur laquelle sera edifiee la nouvelle societe. Un arrangement quelconque fonde sur ce principe ne produira pas d'injustices graves et durables, tandis que la violation de ce principe ramenerait infailliblement et en peu de temps l'humanite au regime actuel." Consequemment, nous sommes d'accord sur l'ABOLITION DE LA PROPRIETE PRIVEE et L'ORGANISATION DE LA PRODUCTION. Voici le troisieme point: Merlino part de l'idee que "l'expropriation de la bourgeoisie ne peut se faire que par la violence, par voies de fait. Les ouvriers revoltes n'ont a demander a personne la permission de s'emparer des usines, des ateliers, des magasins, des maisons et de s'y installer. Seulement ce n'est la, a peine, qu'un commencement de la prise de possession, un preliminaire: si chaque groupe d'ouvriers s'etant empare d'une partie du capital ou de la richesse, voulait en demeurer maitre absolu a l'exclusion des autres, si un groupe voulait vivre de la richesse accaparee et se refusait a travailler et s'entendre avec les autres pour l'organisation du travail, on aurait sous d'autres noms et au benefice d'autres personnes, la continuation du regime actuel. La prise de possession primitive ne peut donc qu'etre provisoire: la richesse ne sera mise reellement en commun que quand tout le monde se mettra a travailler, quand la production aura ete organisee dans l'interet commun." Les socialistes furent toujours d'accord sur ce point, mais depuis que le microbe parlementaire a exerce ses ravages parmi les socialistes, il n'en est plus ainsi. A Erfurt, Liebknecht appela "la violence un facteur reactionnaire". Comment est-il possible, lorsque Marx, son maitre, par lequel il jure, dit si clairement dans son _Capital_: "La violence est l'accoucheuse de toute vieille societe enceinte d'une nouvelle. La violence est un facteur economique!" Il ecrit, en outre, dans les _Deutsch-franzoesischen Jahrbuecher_, "L'arme de la critique ne peut remplacer la critique des armes; la violence materielle ne peut etre abolie que par la violence materielle; la theorie elle-meme devient violence materielle des qu'elle conquiert la masse." Et si cela n'est pas encore assez explicite, que dire de cette citation de Marx dans la _Neue Rheinische Zeitung_: "Il n'y a qu'un seul moyen de diminuer, de simplifier, de concentrer les souffrances mortellement criminelles de la societe actuelle, les sanglantes souffrances de gestation de la societe nouvelle, c'est le TERRORISME REVOLUTIONNAIRE". Engels ajoute dans _The Condition of the working class in England_: "La seule solution possible est une revolution violente qui ne peut plus tarder d'arriver. Il est trop tard pour esperer encore une solution paisible. Les classes sont plus antagonistes que jamais, l'esprit de revolte penetre l'ame des travailleurs, l'amertume s'accentue; les escarmouches se concentrent en des combats plus importants, et bientot une petite poussee suffira pour mettre tout en mouvement: alors retentira dans le pays le cri: _Guerre aux palais, paix aux chaumieres_! Et les riches arriveront trop tard pour arreter le courant." Marx et Engels reconnaissent donc la violence comme facteur revolutionnaire, et nous avons vu que Liebknecht l'appelle un facteur reactionnaire. N'est-il pas en complete opposition avec les deux premiers? Alors, ce Marx etait un charlatan, un hableur revolutionnaire, un _Maulheld_ pour employer un qualificatif en honneur parmi les militants allemands. Il declare carrement et sans ambages que la violence est un facteur revolutionnaire, et nulle part nous ne lisons qu'il se soit eleve au point de vue superieur de quelques socialistes modernes, qui qualifient la violence de facteur reactionnaire. Aucun revolutionnaire ne considerera la violence comme revolutionnaire sous toutes les formes et dans toutes les circonstances. En ce cas, toute emeute, toute resistance a la police devraient etre considerees comme telle. Mais il est excessivement singulier de traiter d'actes reactionnaires la prise de la Bastille et la lutte des travailleurs sur les barricades en 1848 et 1871. Est-ce que, par hasard, un discours au Parlement constitue un acte revolutionnaire? C'est possible, comme tout parait possible aujourd'hui; on parle deja de revolutionnaires parlementaires; oui, l'on considere les socialistes parlementaires comme les revolutionnaires par excellence. Il y a certains socialistes qui, pour certains faits, temoignent leur reconnaissance a la Couronne; il y en a meme, comme Liebknecht et ses codeputes au Landtag saxon, qui jurent fidelite au roi, a la maison royale et a la patrie; somme de s'expliquer, Liebknecht repondit: "Quant a l'assertion du commissaire du gouvernement par rapport au serment, je suis etonne que le president n'ait pas pris la defense de mon parti; il est reconnu que nous avons une autre conception de la religion, mais cela ne nous EXONERE PAS DE L'ENGAGEMENT PRIS EN PRETANT SERMENT. Dans mon parti on respecte la parole donnee, et, comme les socialistes democrates ont tenu parole, ils sauront tenir leur serment." Consequemment, ils ont jure fidelite au roi et a sa maison: ce sont des socialistes royalistes. Il y en a en Hollande qui se trouvent sous le haut patronage du ministre, parce qu'ils appartiennent a la fraction distinguee, comme Bebel et Vollmar, qui poursuit un autre etat de choses au moyen de la legalite. Mais croient-ils donc reellement que la societe bourgeoise actuelle aurait pu naitre de la societe feodale sans chasser les paysans de leurs terres, sans les lois sanglantes contre les expropries, sans l'abolition violente des anciennes conceptions de la propriete, et pensent-ils que de la societe actuelle la societe socialiste naitra sans revolutions violentes? Il est impossible d'etre naif a ce point-la, et pourtant ils font croire au grand public des inepties pareilles. Liebknecht a dit au Reichstag qu'il "est possible de resoudre la question sociale par le moyen des reformes". Eh bien, le croit-il, oui ou non? Si oui, il a renie completement le Liebknecht de jadis, qui enseigna absolument le contraire. Si non, il en fait accroire au peuple et mene les gens par le bout du nez. Il n'y a pas de milieu. Mais a quoi sert l'organisation des travailleurs, si ce n'est a en faire une puissance a opposer a la puissance des possesseurs? Est-ce que cette organisation est egalement un facteur reactionnaire? Si nous etions convaincus d'etre assez forts, croyez-vous que nous supporterions un jour de plus notre etat d'esclavage, de pauvrete et de misere? Ce serait un crime de le faire. La conviction de notre faiblesse, par manque d'organisation, est la seule raison pour laquelle nous subissons l'etat de choses actuel. Les gouvernements le savent mieux que nous. Pourquoi chercheraient-ils toujours a renforcer leur puissance? Les partis antagonistes s'organisent et chacun tache de pousser les autres a une action prematuree afin d'en profiter. Tout depend en outre de la conception de l'Etat. Liebknecht et ses co-antirevolutionnaires prennent une autre voie que Marx. Tandis que celui-ci ecrivait: "L'Etat est impuissant pour abolir le pauperisme. Pour autant que les Etats se sont occupes du pauperisme, ils se sont arretes aux reglements de police, a la bienfaisance, etc. L'Etat ne peut faire autrement. Pour abolir veritablement la misere, l'Etat doit s'abolir lui-meme, car l'origine du mal git dans l'existence meme de l'Etat, et non, comme le croient beaucoup de radicaux et de revolutionnaires, dans une formule d'Etat definie, qu'ils proposent a la place de l'Etat existant. L'existence de l'Etat et l'esclavage antiques n'etaient pas plus profondement lies que l'Etat et la societe usuriere modernes", Liebknecht croit qu'il y a necessite que l'on prenne soin du pauvre, du petit, aussi longtemps qu'il vit et, a ce propos, il prononca au Parlement les paroles suivantes, qui forment un contraste frappant avec les idees de Marx: "Nous pensons que c'est un signe de peu de civilisation que cette grande opposition entre riches et pauvres. Nous pensons que la marche ascendante de la civilisation fera disparaitre peu a peu cette opposition, et nous croyons que l'Etat, duquel nous avons la plus haute conception quant au but qu'il doit atteindre, a la mission civilisatrice d'abolir la distance entre pauvres et riches, et parce que nous attribuons cette mission a l'Etat, nous acceptons, en principe, le projet de loi presente." Donc, tandis que l'un croit que l'Etat doit d'abord etre aboli, avant de pouvoir faire disparaitre l'antagonisme entre riches et pauvres, l'autre est d'avis que l'Etat a pour mission d'abolir cet antagonisme. Ces deux declarations sont en complete opposition, ainsi que la suivante: "Seulement par une legislation, non pas chretienne mais vraiment humaine, civilisatrice, imbue de l'esprit socialiste, reglant les rapports du travail et des travailleurs, s'occupant serieusement et energiquement de la solution de la question ouvriere et donnant a l'Etat son veritable emploi, vous pourrez ecarter le danger d'une revolution... En un mot, vous n'eviterez la revolution qu'en prenant le chemin des reformes, des reformes efficaces. Si vous votez la loi avec les amendements que nous y avons proposes, pour en corriger les defauts, vous aurez fait un grand pas dans la voie reformatrice. Par la vous ne saperez pas le socialisme dans ses bases, mais vous lui aurez rendu service, car cette loi est un temoignage en faveur de la verite de l'idee socialiste." Le Dr Muller, apres avoir cite ces declarations, dit avec raison: "Un replatrage genre socialisme d'Etat est donc un temoignage en faveur de la verite de l'idee socialiste!" Voila ou l'on en est deja arrive ... et l'on entendra bien des choses plus etonnantes. Sans le mouvement des soi-disant "Jeunes", le parti social-democratique allemand serait embourbe encore plus profondement dans la vase. Que l'on craigne l'accroissement du parlementarisme qui subordonne la lutte economique a la lutte politique, cela ressort clairement des questions portees a l'ordre du jour du Congres international de Zurich. Le parti social-democratique suisse disait dans sa proposition que "le parlementarisme, la ou son pouvoir est illimite, conduit a la corruption et a la duperie du peuple". Les Americains affirmaient qu'il fallait veiller a ce que le parti social-democratique conservat fidelement son caractere revolutionnaire et qu'on ne doit pas imiter le systeme moderne des detenteurs du pouvoir. On s'apercoit clairement que le parlementarisme n'offre pas les garanties suffisantes pour conserver au socialisme son caractere revolutionnaire. Chaque fois que la social-democratie sera sur le point de sombrer sur les recifs du parlementarisme, les anarchistes-communistes pousseront un cri d'alarme. Et cela nous viendra a propos. Nous croyons qu'anarchistes et socialistes revolutionnaires peuvent accepter sans arriere-pensee la formule suivante a laquelle les anarchistes, reunis a Zurich, ont declare n'y trouver rien a redire: "Tous ceux qui reconnaissent que la propriete privee est l'origine de tous les maux et croient que l'affranchissement de la classe ouvriere n'est possible que par l'abolition de la propriete privee; Tous ceux qui reconnaissent qu'une organisation de la production doit avoir pour point de depart l'obligation de travailler pour avoir un droit de quote-part aux produits resultant du travail en commun; Tous ceux qui acceptent que l'expropriation de la bourgeoisie doit etre poursuivie par tous les moyens possibles, soit legaux, soit illegaux, soit paisibles, soit violents; Peuvent cooperer au renversement de la societe moderne et a la creation d'une nouvelle." Au lieu d'etre des antitheses incompatibles, le socialisme revolutionnaire et l'anarchisme peuvent donc cooperer. Nous sommes d'accord avec Teistler lorsqu'il ecrit dans sa brochure: _Le Parlementarisme et la classe ouvriere_ (n deg. 1 de la bibliotheque socialiste de Berlin): "La classe ouvriere n'obtiendra jamais rien par la voie politico-parlementaire. Etant une couche sociale opprimee, elle n'exercera aucune influence tant que la domination de classes existera. Et le proletariat possedera depuis longtemps la suprematie economique quand sera brisee la force politique de la bourgeoisie. Inutile donc de compter qu'il influence la legislation. D'ailleurs, la puissance politique ne saurait jamais atteindre le but economique poursuivi par les travailleurs. Car voici comment les choses se passeront en realite: Des que le proletariat aura aboli la forme de production, l'echafaudage politique de l'Etat de classes s'effondrera. Mais l'organisation politique entiere ne peut etre modifiee par une action politique. Comment, par exemple, par voie parlementaire, ecarter ou rendre sans effet la loi des salaires? La supposition meme est absurde! La legislation economique entiere n'est que la sanction, la codification de situations existantes et de choses exercees pratiquement. Seulement quand ils auront deja acquis un resultat pratique ou quand ce sera dans l'interet des classes dominantes, les travailleurs obtiendront quelque chose par la voie parlementaire. En tous cas, le mouvement social constitue la force motrice. C'est pourquoi il est inexcusable de vouloir pousser les travailleurs, du terrain economique sur le terrain purement politique". Les socialistes revolutionnaires, avec les anarchistes-communistes si possible, doivent diriger la lutte des classes, organiser les masses et utiliser les greves comme leur moyen de pouvoir politique, au lieu d'user leurs forces dans la lutte politique. Laissons la politique aux politiciens. Aussi longtemps qu'existera la puissance du capital, aussi longtemps egalement le parlementarisme sera un moyen employe par les possesseurs contre les non-possesseurs. Et le capitalisme se montre jusque dans le parti social-democratique. Nous pourrions en donner nombre d'exemples. Nous pourrions citer la cooperative modele des socialistes gantois, ou regne la tyrannie et ou la liberte de la critique est etouffee, oui, punie de la privation de travail! Et la meme crainte qui empeche les ouvriers d'une fabrique, menaces de perdre leur gagne-pain, de temoigner la verite contre leur patron, ou qui fait meme signer une piece dans laquelle, a l'encontre de la verite, ils protestent contre une attaque envers le fabricant, cette meme crainte empeche la-bas les socialistes de confirmer la verite que je proclame, moi, parce que je suis independant. Regardez les pays de suffrage universel comme l'Allemagne et la France. Le sort de l'ouvrier y est-il meilleur? Voyez les Etats-Unis; les elections y sont la plus grande source de corruption sous la toute-puissance du capitalisme. Un de ces chefs electoraux qui, par la masse d'argent qu'il recevait, a fait elire les deux derniers presidents, Harrison et le respectable (?) Cleveland, fut denonce dernierement et condamne a quelques annees de prison. En fait, les Etats-Unis sont gouvernes par ces tripoteurs a la solde des banquiers et ce sont ceux-la qui indiquent la politique a suivre. Et nous ne pourrions condamner le pauvre diable qui prefere accepter quelques francs pour son vote plutot que de souffrir la faim avec femme et enfants. C'est la chose la plus naturelle du monde. Qu'un autre lui donne un peu plus, il deviendra clerical, liberal ou socialiste convaincu. Il est pousse par la faim et dans ce cas nous n'avons pas le courage de le condamner. A ce sujet, la remarque de Henry George est tres juste: "Le millionnaire soutient toujours le parti au pouvoir, quelque corrompu qu'il soit. Il ne s'efforce jamais de creer des reformes, car instinctivement il craint les changements. Jamais il ne combat de mauvais gouvernements. S'il est menace par ceux qui possedent le pouvoir politique, il ne se remue pas, il ne fait pas d'appel au peuple, mais il corrompt cette force par l'argent. En realite, la politique est devenue une affaire commerciale et pas autre chose. N'est-il pas vrai "qu'une societe, composee de gens excessivement riches et de gens excessivement pauvres, devient une proie facile pour ceux qui cherchent a s'emparer du pouvoir"? Eh bien, si cela est vrai, nous sommes convaincus que la lutte politique ne nous aide pas, ne saurait nous aider. Car, pendant ce temps, l'evolution economique va a la derive. Une forme democratique et un mauvais gouvernement peuvent marcher de pair. La base de tout probleme politique est la question sociale et ceux qui tendent a s'emparer du pouvoir politique n'attaquent pas le mal a sa source vitale. Nous devons _bien_ voter et si le parlementarisme n'a rien produit jusqu'ici, c'est parce que nous avons vote _mal_. Tachez d'avoir des hommes capables de remplir leur mission, crient les charlatans politiques.--Parfaitement, repetons-nous, attrapons les oiseaux en leur mettant du sel sur la queue. Les collectivistes ont lieu d'etre satisfaits de la marche des evenements. Emile Vandervelde dit dans sa brochure precitee: "A ne considerer que l'etat pecuniaire, la force motrice des deux systemes serait sensiblement equivalente. Mais il faut tenir compte, en faveur de la solution collectiviste, d'un facteur moral dont l'influence ira toujours grandissant: au lieu d'etre les subordonnes d'une societe anonyme, ceux qui dirigent actuellement l'armee industrielle deviendraient des hommes publics, investis par les travailleurs eux-memes d'un mandat de confiance." Mais il oublie d'ajouter que, d'apres sa conception, les ouvriers seront tous "les subordonnes d'une grande societe anonyme", l'Etat notamment, c'est-a-dire qu'il n'y aura pas beaucoup de progres. Tachons de ne pas avoir un changement de tyrannie au lieu de son abolition, et par le collectivisme on n'arrivera qu'a transformer le patronat et non a le supprimer. Un Etat pareil sera infiniment plus tyrannique que l'Etat actuel. Platon, dans sa _Republique_, fait la reflexion suivante: "Pour cette raison les bons refusent de gouverner pour l'argent ou l'honneur; car ils ne veulent pas avoir la reputation d'etre des mercenaires ou des voleurs, en acceptant publiquement ou en s'appropriant secretement de l'argent; ils ne tiennent pas non plus aux honneurs. Par la force et les amendes on doit les contraindre a accepter le pouvoir et on trouve scandaleuse la conduite de celui qui recherche une position gouvernementale et n'attend pas jusqu'a ce qu'il soit force de l'accepter. Actuellement la plus grande penitence pour ceux qui ne veulent pas gouverner eux-memes, est qu'ils deviennent les subordonnes de moins bons qu'eux, et c'est pour eviter cela, je crois, que les bons prennent le gouvernement en mains. Mais alors ils ne l'acceptent pas comme une chose qui leur fera beaucoup de plaisir, mais comme une chose inevitable qu'ils ne peuvent laisser a d'autres. Pour cette raison je pense que si jamais il devait exister un Etat exclusivement compose d'hommes bons, on chercherait autant a ne pas gouverner qu'on cherche actuellement a gouverner; et qu'il serait prouve que le veritable gouvernement ne recherche pas son propre interet mais celui de ses subordonnes et que, par consequent, tout homme sense prefere se trouver sous la direction des autres que de se charger lui-meme du pouvoir." Ce qui prouve que Platon avait aussi des tendances anarchistes. Actuellement, on dit souvent: Quoi qu'il arrive, nous devrons quand meme franchir l'etape de l'Etat socialiste des social-democrates, pour arriver a une societe meilleure. Nous ne disons pas non. Mais si cela devrait etre vrai, nous aurions encore beaucoup et longtemps a batailler. Si les symptomes actuels ne nous induisent pas en erreur, nous voyons deja la petite bourgeoisie, alliee a l'aristocratie des travailleurs, se preparer a reprendre le pouvoir des mains de ceux qui gouvernent aujourd'hui. Ce sera la dictature du quatrieme Etat derriere lequel s'en est deja forme un cinquieme. Et n'allez pas croire que ce cinquieme Etat sera plus heureux sous la domination du quatrieme que celui-ci ne l'est sous la domination du troisieme. A en juger par quelques faits recents, nous pouvons avoir a ce sujet des apprehensions parfaitement justifiees. Que reste-t-il de la liberte de penser dans le parti officiel social-democrate allemand? La discipline du parti est devenue une tyrannie et malheur a celui qui s'oppose a la direction du parti: sans pitie il est execute. Quelle liberte y a-t-il dans les cooperatives tant pronees de la Belgique? Nous pourrions citer des faits prouvant qu'une telle liberte est un despotisme pire que celui exerce aujourd'hui[28]. En tout cas, le cinquieme Etat aura la meme lutte a soutenir et il faudra un effort enorme pour l'affranchir de la domination du quatrieme Etat. Et s'il se produit encore une domination du cinquieme Etat au detriment du sixieme, etc., combien longues seront alors les souffrances du proletariat? Une fois un Etat social-democratique constitue, il ne sera pas facile de l'abolir et il est bien possible qu'il soit moins difficile de l'empecher de se developper a sa naissance que de l'aneantir lorsqu'il sera constitue. On ne peut supposer que le peuple, apres avoir epuise ses forces dans la lutte homerique contre la bourgeoisie, sera immediatement pret a lutter contre l'Etat bureaucratique des social-democrates. Si nous arrivons jamais a cet Etat-la nous serons pendant longtemps accables par ses benedictions. De la revolution chretienne au commencement de notre ere--qui etait d'abord egalement a tendance communiste--nous sommes tombes aux mains du despotisme clerical et feodal et nous le subissons actuellement a peu pres depuis vingt siecles. Si cela peut etre evite, employons-y nos efforts. Liebknecht croyait a Berlin que le socialisme d'Etat et la social-democratie n'avaient plus que la derniere bataille a livrer: "Plus le capitalisme marche a sa ruine, s'emiette et se dissout, plus la societe bourgeoise s'apercoit que finalement elle ne peut se defendre contre les attaques des idees socialistes, et d'autant plus nous approchons de l'instant ou le socialisme d'Etat sera proclame serieusement; et la derniere bataille que la social-democratie aura a livrer se fera sous la devise: "Ici, la social-democratie, la, le socialisme d'Etat." La premiere partie est vraie, la seconde pas. Il est evident qu'alors les social-democrates auront ete tellement absorbes par les socialistes d'Etat, qu'ils feront cause commune. N'oublions pas que, d'apres toute apparence, la revolution ne se fera pas par les social-democrates, qui pour la plupart se sont depouilles, excepte en paroles, de leur caractere revolutionnaire; mais par la masse qui, devenue impatiente, commencera la revolution a l'encontre de la volonte des meneurs. Et quand cette masse aura risque sa vie, la revolution aboutissant, les social-democrates surgiront tout a coup pour s'approprier, sans coup ferir, les honneurs de la revolution et tacher de s'en emparer. Actuellement les socialistes revolutionnaires ne sont pas tout a fait impuissants; ils peuvent aboutir aussi bien a la dictature qu'a la liberte. Ils doivent donc tacher qu'apres la lutte la masse ne soit renvoyee avec des remerciements pour services rendus, qu'elle ne soit pas desarmee; car celui qui possede la force prime le droit. Ils doivent empecher que d'autres apparaissent et s'organisent comme comite central ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne pas se montrer eux-memes comme tels. Le peuple doit s'occuper lui-meme de ses affaires et defendre ses interets, s'il ne veut de nouveau etre dupe. Le peuple doit eviter que des declarations ronflantes, des droits de l'homme se fassent _sur le papier_, que la socialisation des moyens de production soit decretee et que ne surgissent en realite au pouvoir de nouveaux gouvernants, elus sous l'influence nefaste des tripotages electoraux--qui ne sont pas exclus sous le regime du suffrage universel--et sous l'apparence d'une fausse democratie. Nous en avons assez des reformes sur le papier: il est temps que l'ere arrive des veritables reformes. Et cela ne se fera que lorsque le peuple possedera reellement le pouvoir. Qu'on ne joue pas, non plus, sur les mots "evolution" et "revolution" comme si c'etaient des antitheses. Tous deux ont la meme signification; leur unique difference consiste dans la date de leur apparition. Deville, que personne ne soupconnera d'anarchisme, mais qui est connu et reconnu comme social-democrate et possede une certaine influence, Deville le declare avec nous. A preuve son article: "Socialisme, Revolution, Internationalisme" (livraison de decembre de la revue _L'Ere nouvelle_), dans lequel il ecrit: "Evolution et revolution ne se contredisent pas, au contraire: elles se succedent en se completant, la seconde est la conclusion de la premiere, la revolution n'est que la crise caracteristique qui termine effectivement une periode evolutive." Apres il cite un exemple que j'ai moi-meme rappele deja souvent: "Voyez ce qui se passe pour le poussin. Apres avoir regulierement evolue a l'interieur de la coquille, la petite bete ignore que l'evolution a ete decretee exclusive de toute violence: au lieu d'employer ses loisirs a user tout doucement sa coquille, elle ne fait ni une ni deux et la brise sans facon. Eh bien! le socialisme, le cas echeant, imitera le poussin: si les evenements le lui commandent, il brisera la legalite dans laquelle il se developpe et dans laquelle il n'a, pour l'instant, qu'a poursuivre son developpement regulier. Ce qui constitue essentiellement une revolution, c'est la rupture de la legalite en vigueur: c'est la la seule condition necessaire pour la constituer, tout le reste n'est qu'eventuel." En effet, la revolution n'est autre chose que la phase finale inevitable de toute evolution, mais il n'y a pas d'antithese entre ces deux termes, comme on le proclame souvent. Qu'on ne l'oublie pas, pour eviter toute confusion. Une revolution est une transition vive, facilement perceptible, d'un etat a un autre; une evolution, une transition beaucoup plus lente et partant moins perceptible. Resumons-nous et arrivons a etablir cette conclusion que LE SOCIALISME EST EN DANGER par suite de la tendance de la grande majorite. Et ce danger est l'influence du capitalisme sur le parti social-democrate. En effet, le caractere moins revolutionnaire du parti dans plusieurs pays provient de la circonstance qu'un nombre beaucoup plus grand d'adherents du parti ont quelque chose a perdre si un changement violent de la societe venait a se produire. Voila pourquoi la social-democratie se montre de plus en plus moderee, sage, pratique, diplomatique (d'apres elle plus rusee), jusqu'a ce qu'elle s'anemie a force de ruse et devienne tellement pale qu'elle ne se reconnaitra plus. La social-democratie obtiendra encore beaucoup de voix, quoique l'augmentation ne se fasse pas aussi vite que le revent Engels et Bebel,--comparez a ce sujet les dernieres et les avant-dernieres elections en Allemagne,--il y aura plus de deputes, de conseillers communaux et autres dignitaires socialistes; plus de journaux, de librairies et d'imprimeries; dans les pays comme la Belgique et le Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies, etc., cooperatives; l'Allemagne comptera plus de marchands de cigares, de patrons de brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de personnes seront economiquement dependantes du futur "developpement paisible et calme" du mouvement, c'est-a-dire qu'il ne se produira aucune secousse revolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement ils sont les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque tout-puissants. Ici egalement ce sont les conditions economiques qui dirigent leur politique. Quand on voit le parti allemand approuve chez nous par la presse bourgeoise, qui l'oppose aux vulgaires socialistes revolutionnaires, cela donne deja a reflechir. Un de nos principaux journaux ecrivait a ce sujet les lignes suivantes, dans lesquelles il y a quelque chose a apprendre pour l'observateur attentif: "Nos socialistes, dans les dernieres annees, ont pris tant de belles manieres, se sont frises et pommades si parlementairement, que l'on peut se dire en presence de la lente transformation d'un parti concu revolutionnairement en un parti non precisement radical, mais qui considere le cadre de la societe existante comme assez elastique et suffisant pour enclaver meme ce parti, fut-ce avec quelque resistance. Le developpement actuel du socialisme allemand est un sujet tres important, dont nous n'avons pas a nous occuper pour le moment. Meme si le nombre des deputes socialistes au Reichstag s'eleve a 60-70, il n'y a pas encore de danger politique dont doive s'alarmer l'empire allemand. D'abord, le socialisme prouve sa faiblesse en devenant un parti parlementairement fort, car ses adherents en attendent alors des resultats plus positifs, que cette fraction parlementaire ne pourra leur donner qu'en devenant encore plus apprivoisee, plus condescendante. En second lieu on peut supposer que les partis non socialistes aplaniront mainte opposition existant actuellement entre eux, et ce a mesure que le socialisme les combattra plus vivement comme un parti ayant de l'influence sur la legislature." Singer, au nom du parti social-democratique, a reconnu qu'au Parlement on tache de formuler ses revendications de telle maniere qu'elles puissent etre acceptees par les classes dominantes. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que l'on devient un parti de reformes. L'idee revolutionnaire est supprimee par la confiance dans le parlementarisme. On demande l'aumone a la classe dominante, mais celle-ci agit d'apres les besoins de ses propres interets. Lorsqu'elle prend en consideration les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les social-democrates, mais pour elle-meme. L'on aboutit ainsi au marecage possibiliste petit-bourgeois et involontairement la lutte des classes est mise a l'arriere-plan. Cela sonne bien lorsqu'on veut nous faire accroire que la classe travailleuse doit s'emparer du pouvoir politique pour arriver a son affranchissement economique, mais, pratiquement, est-ce bien possible? Jules Guesde compare l'Etat a un canon qui est aux mains de l'ennemi et dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un canon est inutile sans les munitions necessaires et l'adversaire detient celles-ci en reglant en sa faveur les conditions economiques. Comment l'ouvrier, dependant sous le rapport economique, pourra-t-il jamais s'emparer du pouvoir politique? Nous verrions plutot le baron de Muenchhausen passer au-dessus d'une riviere en tenant en main la queue de sa perruque que la classe ouvriere devenir maitresse de la politique aussi longtemps qu'economiquement elle est completement dependante. Mais le danger qui nous menace n'est pas si grand; c'est visiblement une phase de l'evolution; nous n'avons pas a constituer un mouvement selon nos desirs, mais nous avons a analyser la situation; malgre tous les efforts des meneurs pour endiguer le mouvement, le developpement economique poursuit sa marche et les hommes seront forces de se conformer a ce developpement, car lui ne se conforme pas aux hommes. Il n'est pas etonnant que des pays arrieres comme l'Allemagne et l'Autriche soient partisans de cette tendance autoritaire; car lorsque les pays occidentaux comme la France, l'Angleterre, les Pays-Bas et la Belgique avaient deja bu depuis longtemps a la coupe de la liberte, l'Allemagne ne savait pas encore epeler le mot liberte. Voila pourquoi le developpement politique y est presque nul et tandis qu'elle a rattrape les autres pays sur le chemin du developpement economique, elle reste en arriere pour le developpement politique. Celui qui connait plus ou moins l'Etat policier allemand,--et ceci concerne encore plus l'Autriche,--sait combien l'on y est encore arriere. Et quoique Belfort-Bax considere les socialistes allemands comme "les meneurs naturels du mouvement socialiste international", nous pensons que la direction d'un tel mouvement--il parait qu'on reve toujours de direction--ne peut etre confiee a un des peuples orientaux. La germanisation du mouvement international, le _Deutschland, Deutschland ueber alles_[29] qu'on aime tant a appliquer la-bas, serait un recul, que doivent redouter les peuples occidentaux plus avances. Nous envisageons l'avenir avec calme parce que nous avons la conviction que ce ne sont pas nos theories qui provoquent la marche suivie et que l'avenir appartient a ceux qui se seront le mieux rendu compte des evenements, qui auront analyse le plus exactement les signes des temps. Pour nous la verite est dans la parole suivante: Aujourd'hui le vol est Dieu, le parlementarisme est son prophete et l'Etat son bourreau; c'est pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes libertaires, qui ne chassent pas le diable par Belzebub, le chef des diables, mais qui vont droit au but, sans compromis et sans faire des offrandes sur l'autel de notre societe capitaliste corrompue. NOTES: [4] _Norglerei_, chicane; _Norgler_, chicaneur. [5] _Der Parlementarismus, die Volksgesetzgegebung und die Sozial-demokratie_, pp. 138 et 139. [6] _Protokoll ueber die Verhandlungen des Parteitages der sozial-demokratischen Partei Deutschlands_, p. 205. [7] _Idem_, p. 204. [8] _Protokoll Halle_, p. 102. [9] _Protokoll Erfurt_, p. 174. [10] _Protokoll Halle_, pp. 56-57. [11] _Protokoll Erfurt_, pp. 40-41. [12] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_, p. 38. [13] _Protokoll Erfurt_, p. 258. [14] _Idem_, p. 199. [15] "La Politique de la social-democratie", conference par A. Steck. (_Social-demokrat_ suisse.) [16] _Ueber die politische Stellung_, pp. 11 et 12. [17] Prefecture. [18] Voir "Les divers courants de la democratie socialiste allemande". [19] Ancienne prison pour delinquants politiques. [20] La place ou se trouve la Chambre des deputes. [21] Citation d'un ex-membre, de la Chambre, plein de talent, Dr A. Kuyper. [22] _Protokoll Berlin_, p. 179. [23] _Eminent staatsbildend_: developpant l'Etat eminemment; _staatsstuerzende Kraft_: force pour renverser l'Etat. [24] Celui qui pactise avec ses ennemis, parlemente; celui qui parlemente, pactise. [25] _De l'origine de la Famille, de la Propriete privee et de l'Etat._ [26] _La Revolte_, 5 deg. annee, n deg. 5, du 14 au 23 octobre 1891. [27] _Instead of a book by a man too busy to write one_. [28] Voir les procedes dans les cooperatives de Gand, ou la tyrannie la plus raffinee est exercee. [29] L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout. III SOCIALISME LIBERTAIRE ET SOCIALISME AUTORITAIRE[30] Les idees marchent--et plus vite qu'on ne le croit. Une annee, au temps present, equivaut, quant au developpement des idees, a vingt-cinq annees des temps passes, ce qui fait que d'aucuns ne peuvent suivre le mouvement. L'antique lutte entre l'autorite et la liberte qui, a travers les siecles, a absorbe l'esprit humain, est loin d'etre terminee. Dans tous les partis elle se manifeste d'une facon differente et partout on la rencontre, sur le terrain religieux aussi bien que sur le terrain moral et politique. L'autorite, c'est la domination de l'homme par l'homme, quelle que soit la forme qu'elle revet. La liberte, c'est la faculte laissee a chacun d'exprimer librement son opinion et de vivre conformement a cette opinion. L'homme est avant tout une individualite distincte de toutes les autres, et bien mal inspire serait celui qui voudrait detruire cette individualite--cette part la meilleure et la plus noble de l'etre humain--et qui desirerait que l'individu disparut completement dans la collectivite. Ce serait etouffer la caracteristique et l'essence meme de l'homme. Mais l'homme est encore un etre social, et comme tel il doit necessairement _tenir compte_ des droits et des besoins des autres hommes, vivant avec lui dans la communaute. Celui qui estime les avantages de la vie commune plus considerables que ceux que pourrait lui assurer une existence purement individuelle, sacrifiera volontiers a la communaute une partie de son individualisme. Cependant que l'individualiste pur preferera se priver de beaucoup de choses pourvu qu'il n'ait pas a subir le contact et la pression de la collectivite. La grande difficulte est de tracer la limite exacte entre ces deux principes. Cela est meme presque impossible. Il faut en effet tenir compte, chez les personnalites comme chez les collectivites, du temperament, de la nationalite, du milieu et de tant d'autres choses exercant des influences variees. * * * * * On rencontre ces deux courants, comme dans tous les autres groupements politiques, aussi dans le parti socialiste. On y trouve le socialisme _libertaire_ et le socialisme _autoritaire_. Le socialisme autoritaire est ne en Allemagne et la aussi il est le plus fortement represente. Mais il a fait ecole dans tous les pays. On pourrait l'intituler: le socialisme allemand. Le socialisme libertaire, plus conforme aux aspirations et a l'esprit du peuple francais, nous vient de France pour se ramifier dans les pays ou l'esprit libertaire est plus developpe. On a essaye de greffer le socialisme allemand sur le tronc du socialisme francais, et il en existe meme une section en France, laquelle section, comme la copie exagere toujours l'original, est encore plus allemande que les Allemands eux-memes. Ce sont les marxistes ou guesdistes. Mais ce socialisme-la ne se propagera jamais dans des proportions considerables parmi le peuple francais, qui, pour s'assimiler le socialisme allemand, devrait d'abord se debarrasser de son esprit libertaire. Or, cela est impossible, et de ce cote il n'y a donc nul danger a craindre. Les pays ou la liberte n'est pas tout a fait chose inconnue--comme c'est le cas en Allemagne, pays a peine, et encore incompletement, sorti du feodalisme--penchent plutot vers le socialisme francais. Tels l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Italie et l'Espagne, tandis que l'Autriche, la Suisse, le Danemark et la Belgique copient plutot le modele allemand. Il ne faudrait pas prendre cette distinction d'une facon trop absolue. Car il existe, en effet, un courant libertaire dans les pays autoritaires et inversement. Neanmoins, dans les grandes lignes, notre definition est exacte. En continuation d'autres articles parus ici-meme, a savoir: "Les divers courants de la democratie socialiste allemande[31]" et "Le socialisme en danger[32]", nous voulons suivre le developpement du socialisme comme il s'est manifeste depuis. Dans ma premiere etude je me suis efforce de demontrer, preuves en main,--car les argumentations dont je me suis servi ont ete empruntees aux porte-parole du parti eux-memes,--comment, dans le cours des annees, la democratie socialiste avait perdu son caractere revolutionnaire et comment elle etait devenue, purement et simplement, un parti de reformes, nullement intransigeant a l'egard de la bourgeoisie. A la gauche du parti on vit les "Jeunes" ou "independants" lever la tete audacieusement, mais au congres d'Erfurt ils furent exclus comme heretiques. Pour la droite, guidee par Vollmar, on eut, par contre, plus de consideration, on n'osa pas l'excommunier, et pour cause: le morceau etait trop gros et les partisans de Vollmar trop nombreux. Entre ces deux fractions extremes se trouve pris le comite directeur sous la trinite Liebknecht-Bebel-Singer, et assez caracteristiquement denomme par les social-democrates allemands: "le gouvernement". Ce sont des hommes du juste-milieu, aux vues gouvernementales. A ces messieurs, Vollmar a donne pas mal de peine. Ce fut son attitude politique, telle qu'il l'avait expliquee dans quelques discours prononces a Munich, qui, avec l'execution des "Jeunes", fournit le morceau de resistance au congres d'Erfurt. Au congres de Berlin on traita la question du socialisme d'Etat, et a cette occasion Liebknecht et Vollmar accomplirent un veritable tour de prestidigitation en confectionnant un ordre du jour au gout de tout le monde. Au congres de Francfort il s'agit des deputes socialistes au Landtag bavarois et de leur vote approbatif du budget. Et chaque fois Vollmar sortit victorieux de ces joutes oratoires. Les chefs socialistes de l'Allemagne du Nord ne reussirent pas a battre en breche son influence ni a lui faire la loi. Bien au contraire: leur parti penche de plus en plus a droite. A l'accusation d'avoir voulu prescrire une nouvelle ligne de conduite au parti, Vollmar repond fort justement que l'action qu'il a recommandee "a deja ete appliquee depuis la suppression de la loi d'exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au dehors". Ensuite: "Je ne l'ai donc pas inventee, mais je me suis identifie avec elle; du reste, elle a ete suivie depuis le congres de Halle. A present on peut moins que jamais s'eloigner de cette maniere de voir. Ceci prouve clairement que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit etre suivie d'apres le reglement du parti." Un autre delegue, de Magdebourg, dit: "Moi aussi je desapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit d'autre a mon avis, que ce qui a ete fait par toute la fraction." Auerbach, de Berlin, y ajoute avec beaucoup de logique: "La facon d'agir des membres du Reichstag conduit necessairement a la tactique de Vollmar." Et quoique Bebel, Liebknecht, Auer et d'autres encore insistassent aupres du congres pour faire adopter un ordre du jour sans equivoque; quoique Liebknecht se prononcat tres categoriquement et exigeat meme que l'ordre du jour de Bebel, amende par Oertel,--ordre du jour desapprouvant les discours de Vollmar et sa nouvelle tactique,--fut adopte, et qu'il allat meme jusqu'a dire que "si la motion d'Oertel n'est pas adoptee, l'opposition aurait raison et dans ce cas j'irais moi-meme a l'opposition",--quoique Bebel insistat sur la necessite de se prononcer carrement, on n'osa pas aller jusqu'au bout, surtout apres la mise en demeure de Vollmar: "Si la motion d'Oertel est adoptee, il ne me reste qu'a vous dire que dans ce cas je vous ai adresse la parole pour la derniere fois." Liebknecht n'alla pas a l'opposition et Bebel ni ses amis ne quitterent le parti. En ce qui concerne la question du socialisme d'Etat, Vollmar et Liebknecht defendaient des points de vue absolument contraires. Qui ne se rappelle la polemique dans les journaux du parti et les amenites que ces messieurs se prodiguaient? Mais on finit par conjurer l'orage et les deux freres ennemis, Liebknecht et Vollmar, parurent au congres ou ils communierent dans un ordre du jour de reconciliation, confectionne de commun accord. On voit d'ici ce morceau de litterature. Soigneusement arrondi, edulcore, a la portee des intelligences les plus timides, cet ordre du jour n'est qu'un amalgame de phrases creuses, contentant tout le monde. Mais voici qu'une nouvelle surprise vint troubler cet accord harmonieux. Les deputes au Landtag bavarois, et parmi eux Vollmar, allaient jusqu'a voter pour le budget. C'etait excessif peut-etre! Car voter le budget de l'Etat, c'est accorder sa confiance au gouvernement, et de la part d'un social-democrate cela semble d'autant plus incoherent que ce gouvernement s'est toujours montre hostile a son parti. Cette affaire fut mise en question au congres de Francfort. Deux ordres du jour furent soumis au congres. L'un provenait des deputes de l'Allemagne meridionale et etait ainsi concu: "Considerant que la lutte principielle contre les institutions existantes de l'Etat et de la societe ressort de l'action d'ensemble du parti;" "Considerant ensuite que le vote, en leur entier, des lois de finance dans les differents Etats (de l'empire) est une question uniquement utilitaire: a apprecier seulement suivant les circonstances locales et de temps, et d'apres les faits cites au congres du parti tenu en Baviere;" "Le Congres passe outre aux ordres du jour 1, 3 et 4 proposes par Berlin et a ceux proposes par Halle, Weimar, Brunswick et Hanau." Tous ces ordres du jour contenaient un blame a l'adresse des deputes socialistes au Landtag bavarois. A cote de ces motions reprobatrices il y en avait une signee par les hommes les plus influents de la "fraction": Auer, Bebel, Liebknecht, Singer, etc. Elle etait ainsi concue: Le congres declare: "Il est du devoir des representants parlementaires du parti, tant au "Reichstag" qu'aux "Landtage", de vivement critiquer et de combattre tous les abus et toutes les injustices inherentes au caractere de classes de l'Etat, qui n'est que la forme politique d'une organisation faite pour la sauvegarde des interets des classes gouvernantes; il est en outre du devoir des representants du parti d'employer tous les moyens possibles pour faire disparaitre des abus existants et de faire naitre d'autres institutions dans le sens de notre programme. En plus, comme les gouvernements en tant que chefs d'Etats de classes combattent de la plus energique facon les tendances social-democrates et se servent de tous les moyens qui leur paraissent propices pour aneantir, si possible, la social-democratie, il s'ensuit logiquement que les representants du parti dans les "Landtage" ne peuvent accorder aux gouvernements leur confiance et que l'approbation du budget impliquant necessairement un vote de confiance ils doivent voter contre le budget." Et quel sort echut a ces deux ordres du jour? Le premier fut rejete par 142 voix contre 93. Le second par 164 contre 94. On ne se decida donc a rien et la question en resta la. Et cela malgre la pression exercee par la trinite Bebel-Liebknecht-Singer! Bien loin de perdre de son influence, Vollmar en a donc gagne: Et il a pu s'en retourner chez lui avec la douce conviction d'etre soutenu par une importante fraction du parti. Bebel apercut le danger et, rentre a Berlin, il resolut de commencer la lutte. Dans une reunion, il manifeste son depit a l'egard du congres, le plus considerable de tous ceux tenus depuis la creation du parti. Le parti, dit-il en substance, a pu s'accroitre numeriquement, _il a certainement perdu en qualite_. Des petits bourgeois, nullement d'accord avec les principes de la social-democratie et de l'agitation internationale, se sont insinues dans le parti, pour y former l'element modere. L'opportunisme, le particularisme menacent de ruiner le parti. Pour lui, Bebel, un petit parti a principes determines est preferable a un parti fort numeriquement et sans discipline. L'etat actuel des choses lui est fort penible. Il avait meme songe a abandonner sa place au conseil central et ne l'avait conservee que sur les instances des compagnons et amis. Toutefois, il ne promettait rien et tenait a reserver son entiere liberte d'action au cas ou les affaires continueraient a marcher de meme facon. Nous voudrions connaitre l'opinion de Bebel--Bebel, qui, en tant que prophete, s'est si souvent lamentablement trompe--sur l'article qu'il publia peu avant le congres dans la _Neue Zeit_[33]. Il nous semble que la lecture l'en doive legerement embarrasser. Dans cet article Bebel dit: "Quant a des dissensions principielles ou serieuses a propos de la tactique du parti, il ne saurait en etre question. Nulle part n'existent des dissensions de principe. Le parti, chez _tous_ ses adherents, se trouve sur une base de principe unique, definie dans le programme. Pour qui voudrait etre ici d'une opinion differente, il n'y aurait pas de place dans le parti; il lui faudrait aller aux anarchistes ou bien aborder dans le camp bourgeois. Le parti n'aurait que faire de lui." Les evenements du congres ont du desenchanter Bebel, et le fait prouve en tous cas combien peu il est au courant de ce qui se passe dans son parti. Il est vrai que dans le troisieme article d'une serie publiee au _Vorwaerts_, Bebel avoue que, parti pour le congres dans un etat d'esprit optimiste, il avait ete terriblement decu. En ce qui concerne Liebknecht, il etait tellement frappe d'aveuglement que, meme apres le congres, il vantait encore l'unite inebranlee du parti. Il publia dans le _Vorwaerts_ un article redondant qui prouvait a quel point son auteur avait perdu la faculte d'appreciation. Liebknecht y dit: "Les dissensions tant escomptees par nos ennemis, disparurent a la suite d'une critique libre et sans ambages, et au lieu de la scission, invariablement prophetisee par nos adversaires, il y eut union plus etroite encore. Le cas "bavarois" qui devait conduire a la ruine du parti, ou du moins a l'irremediable rupture entre les chefs de Berlin et les rebelles de l'Allemagne du Sud, fut si bien aplani, grace au tact et au bon sens de la majorite, que pas la moindre amertume n'a subsiste d'un cote ni de l'autre." Un tel optimisme surpasse l'imagination la plus fantasque. Et si jamais le "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes" a ete illustre, ce fut par le vieux Liebknecht. Parmi d'autres choses, la question agraire fut mise en discussion au congres. Ici, l'attitude de Vollmar et de Schonlank fut d'un opportunisme tel qu'ils jeterent par dessus bord le principe socialiste, dans l'interet de la propagande "pratique". Homoeopathiquement, on n'administre que par doses infimes le socialisme aux paysans. On a peur de les tuer par une ingurgitation trop copieuse. Et ce qui frappe le plus le lecteur attentif du compte rendu, c'est qu'on ne s'adresse pas, pour les mediquer, aux paysans-ouvriers qui, eux, ne possedent pas un pouce de terrain, mais ... aux petits proprietaires! Avec une indiscutable logique la _Frankfurter Zeitung_ a pu dire a ce sujet: "Quelques phrases mises a part, tout parti radical-bourgeois peut arriver aux memes conclusions." Dans la _Reforme_, M. Lorand s'exprime a peu pres identiquement. Vollmar ne manqua pas de ramasser le gant. Il parle du "pronunciamiento" de Bebel et s'ecrie: "Les temps presents nous offrent un etrange spectacle. En face des ennemis marchant sur nous en rangs serres et prets a nous attaquer, nous voyons un de nos chefs se lever et lancer le brandon de discorde, _non parmi_ les adversaires, mais dans nos propres rangs." Un des veterans du parti, le depute Grillenberger, se mela a la dispute en se rangeant dans la presse, comme a Erfurt, du cote de Vollmar. Cette polemique trahit l'amertume et l'irritation que dans les deux camps on ressent. Vollmar dit "que les motifs de l'attitude de Bebel doivent etre cherches dans son amour-propre blesse et dans son manque de sens critique et de sang-froid, qui lui ont fait placer--lui, le chef d'un parti democratique--sa propre personnalite au-dessus des interets les plus tangibles du parti, a la honte et au detriment de la social-democratie et pour le plus grand bien et la joie des adversaires". Quant a Bebel, il reproche a Grillenberger son langage "sale et vulgaire comme le vocabulaire d'un voyou". Ces personnalites ne nous interessent que mediocrement, mais elles illustrent neanmoins d'une facon particuliere la complete "unite" du parti. Bebel pretend que l'element petit-bourgeois, considerable surtout dans l'Allemagne du Sud, affaiblit le parti, et que l'opportunisme et le particularisme bavarois, encourages systematiquement par Vollmar, sont irreconciliables avec le principe. Il constate donc l'existence de tres reelles dissensions de principes et d'apres lui, Vollmar, Grillenberger et les leurs se trouvent devant le dilemme d'aller soit vers les anarchistes soit dans le camp bourgeois. Or, Vollmar ne semble nullement dispose a obeir a cette mise en demeure. Bien au contraire: il s'imagine, apres comme avant, d'etre en parfait accord avec les principes de la social-democratie. Bebel publia au _Vorwaerts_ quatre articles dans lesquels il precise sa facon de voir et apprecie les opinions de Vollmar. L'etude est interessante et nous croyons utile d'en placer quelques fragments sous les yeux d'une plus grande fraction du public. Bebel rappelle combien de fois deja Vollmar a oblige les divers congres a s'occuper de sa politique et comment Vollmar est devenu une "colonne d'esperance" (_Hoffnungssaeule_) pour "tous les tiedes _dans_ le parti et pour tous les reformateurs bourgeois du dehors". Lui, qui connait Vollmar, sait que celui-ci arrivera peut-etre un jour, comme il l'a fait avant, "a emboucher la trompette de l'ultra-radicalisme comme, a present, il entonne l'air du "tout doux", pour piper Pierre et Paul et grossir ainsi les bagages du parti, si ... Oui, "si"? Voila le grand point d'interrogation et, pour le moment, je ne desire pas davantage approfondir la question." Vollmar fit ressortir, et avec raison, que ce que Bebel lui reprochait avait deja ete dit par Hans Mueller[34] ... au sujet de l'embourgeoisement du parti. Avec la pretention propre aux personnages gouvernementaux, Bebel rejette loin de lui cette insinuation en affirmant qu'il n'a que superficiellement feuillete la brochure de Hans Mueller et qu'il sait a peine ce qu'elle contient. Malgre la solennelle affirmation de M. Bebel, nous nous permettons de n'en rien croire. Comment, voila une critique essentielle contre le parti tout entier, faite par un homme dont Bebel lui-meme a dit qu'il n'etait pas le premier venu, et on voudrait nous faire croire que les chefs du parti ne l'ont pas lue? C'est par trop invraisemblable, et, si cela etait _vrai_, ce serait inexcusable. Inexcusable en effet, car comme chef de parti on est tenu de prendre connaissance de tout ce qui peut etre utile a un degre quelconque, au parti lui-meme. Et invraisemblable aussi, car il est difficile d'admettre que l'on ait ignore, ou a peu pres, une brochure sensationnelle comme celle de Hans Mueller. Mais j'imagine, combien cette brochure a du etre desagreable aux muphtis du parti, car, sans se perdre dans des personnalites, l'auteur y a demontre, avec preuves a l'appui et par des citations empruntees aux ecrits memes des dits grands dignitaires, combien la social-democratie s'etait embourgeoisee et avait incline a droite. Mais voila! Hans Mueller a eu l'infortune d'etre plus perspicace que Bebel et de decouvrir avant celui-ci les phenomenes, qui, a present, se manifestent aux yeux de tous. N'etait-ce pas Bebel qui, a cette epoque, fit remarquer comment les conditions materielles d'un individu influencent ses opinions? Il fit cette observation en visant Vollmar qui habite une villa plutot somptueuse au bord d'un des lacs de Baviere. Mais la meme remarque a ete faite par d'autres, et avec autant de justesse, a l'egard de Bebel. * * * * * Recherchons maintenant les causes de l'infiltration de plus en plus considerable d'elements petit-bourgeois dans la social-democratie et de la grande influence qu'ils y exercent. Le docteur Hans Mueller a ecrit tout un chapitre sur cette question. Jusqu'aux temps de la loi contre les social-democrates en Allemagne, le mouvement social-democratique fut un mouvement de classe purement proletarien avec un caractere nettement revolutionnaire. Les adherents furent presque exclusivement des ouvriers; les petits patrons, les paysans et les boutiquiers formaient un nombre insignifiant sans aucune influence sur le mouvement. Plus tard un changement complet se produisit. Quelles furent les causes de ce changement? Premierement la dependance ou se trouvent les ouvriers salaries, qui leur rend difficile sinon impossible une activite politique publique. Un ouvrier salarie par exemple ne peut etre membre du parlement, car son patron ne lui permettrait pas d'assister aux seances, et peut-on imaginer d'ailleurs un patron, permettant a un de ses ouvriers de sieger au parlement comme social-democrate? Il ne faut pas oublier que la position financiere du proletaire est un obstacle, car les membres du parlement allemand (Reichstag) ne recoivent aucune indemnite et, quoique le parti allemand paie a ses membres une indemnite, il ne les indemnise que pour les jours ou le parlement s'assemble. Les ouvriers qui remplissent un role preponderant, perdent leurs places et doivent chercher une autre carriere. Ici on ouvrait un cafe ou un bureau de tabac, la on devenait colporteur, on installait une librairie ou bien on se faisait redacteur d'un journal pour les ouvriers. Ces hommes se creaient ainsi une existence petit-bourgeoise: Auer, qui fut garcon sellier, monta en 1881 un magasin de meubles; Schuhmacher, garcon tanneur, fonda en 1879 une tannerie; Stolle, jardinier-fleuriste, tint un cafe; Dreesbach, primitivement ebeniste devint marchand de tabac. On peut allonger cette liste a volonte. Naturellement ces hommes furent les meilleurs adherents du parti. Mais on comprend que le milieu dans lequel on vit, exerce une grande influence sur l'existence et la facon de penser; les hommes dont nous venons de parler n'ont pu se soustraire a la regle generale et leur changement de position a ete accompagne d'un changement d'opinion. Beaucoup des chefs locaux de la social-democratie sont egares par leur existence petit-bourgeoise. Ils ne sont plus les representants du mouvement purement proletarien, mais, arraches des rangs des proletaires, ils ont perdu leurs idees revolutionnaires. Ils commencent a parler de l'amelioration de la position des petits bourgeois, dans le cadre de la societe actuelle. La prudence est conseillee. Deja ils ont perdu leur place une premiere fois, ils vont desormais penser davantage a leurs femmes, a leurs enfants; ils ont maintenant quelque chose a perdre, ils se disent qu'on peut rester socialiste sans faire toujours le revolutionnaire. Le petit bourgeois de fraiche date abandonne ainsi son point de vue proletarien et revolutionnaire et il devient un socialiste pratique et petit-bourgeois. Une telle explication est naturelle et comprehensible; il serait etrange que le contraire se produisit. Mais ces messieurs furent les chefs locaux et ces moderes exercerent une certaine influence dans leur entourage. Dans la pratique il fallait se meler aux elections et gagner les votes des petits patrons, des paysans, des fonctionnaires subalternes, etc.[35]. Dans les manifestes electoraux on trouve partout cette preoccupation, et de cette maniere on gagnait toujours des votes. Avec les elections le succes est tout; et qui ne met volontiers de l'eau dans son vin, si c'est pour triompher? On parle rarement des principes ou meme jamais, on veut etre des hommes pratiques et on se borne aux reformes mesquines et proches. Le docteur Mueller fait le recit d'une reunion dans le Mecklembourg, ou on applaudissait beaucoup l'orateur socialiste. Il demanda a un des auditeurs ce que ces social-democrates voulaient obtenir et la reponse fut: les social-democrates veulent abolir l'impot sur l'alcool. L'alcool est un facteur d'une considerable influence dans les elections, comme on peut le constater dans la brochure de Bebel sur l'attitude des social-democrates au parlement allemand pendant les annees 1887-90 et dans laquelle il dit textuellement: quand le peuple elit au parlement les memes membres qui ont vote pour l'augmentation des impots et ont defendu les interets des agrariens, nous pouvons nous attendre a une augmentation de l'impot sur l'eau-de-vie, et une augmentation de l'impot sur la biere ne tardera pas. Donc les electeurs sont conduits a donner leurs votes aux candidats socialistes, de crainte que l'eau-de-vie et la biere ne soient beaucoup plus cheres! Bebel disait la meme chose que ce simple paysan de Mecklembourg! De meme en Belgique l'influence de l'alcool est terrible et tous les partis, y compris les socialistes, en profitent. Dans certains manifestes pour les electeurs, on ne trouve aucun des desiderata proletariens! Pour les elections du Landtag saxon, les social-democrates demandaient la reglementation de la nomination des instituteurs par l'Etat, que les subventions pour les ecoles soient aux mains de l'Etat, l'instruction obligatoire jusqu'a l'age de quatorze ans, la distribution des fournitures scolaires, l'exoneration de l'impot jusqu'a un revenu de neuf cents marks, le suffrage universel, et un impot sur le capital remplacant les impots indirects. On reconnaitra qu'on peut ne pas se nommer socialiste, meme quand on accepte tous ces desiderata. L'attitude du journal _Vorwaerts_ dans le mouvement des sans-travail en 1892 fut caracteristique. L'indignation de ce journal, qui represente la classe des non-possedants, fut ridicule, lorsque la redaction s'indigna du ravage de la propriete des trois social-democrates honorables par une bande de sans-travail!! Un article sur la Psychologie de la petite bourgeoisie dans le _Neue Zeit_ (Nouveaux Temps de 1890 par le docteur Schonlank) merite encore l'attention de tous, surtout des socialistes reformistes parlementaires. Il y a de cela quelques mois, une tres interessante brochure parut, ecrite par M. Calwer[36], redacteur d'un journal socialiste de Brunswick. Nous n'en pouvons trop recommander la lecture. D'apres Bebel c'est surtout en l'Allemagne du Sud que l'element petit-bourgeois est predominant dans le parti: "L'Allemagne du Sud, dit Bebel, est un pays principalement petit-bourgeois, et petit-bourgeois veut dire en meme temps petit-paysan. La grande industrie, a part dans l'Alsace-Lorraine et quelques villes, n'y est pas developpee et la proletarisation des masses, par consequent, pas tres avancee. Les masses y vivent--quoique parfois dans de miserables conditions--en general d'une vie de petits-bourgeois ou de petits-paysans, de sorte que la facon de penser proletarienne n'y est pas encore parvenue a toute sa nettete. Il y a ensuite le sentiment de l'isolement politique, plus vif dans l'Allemagne du Sud a cause meme des conditions economiques. La veritable expression politique de cet etat de choses c'est le petit-bourgeois "parti du Peuple" (_Volkspartei_) qui, pour ces raisons, se manifeste le plus puissamment dans le Wurtemberg, le pays le plus petit-bourgeois de l'Allemagne et y a trouve son Eldorado. Nos amis du Wurtemberg ont une tres lourde tache la-bas. "Il est donc tres naturel, etant donnees les conditions sociales et politiques dans lesquelles vivent la plupart de nos partisans de l'Allemagne du Sud, que ceux-ci soient influences par l'esprit incontestablement petit-bourgeois qui predomine dans ces contrees. C'est ainsi qu'en Bade on nomma depute social-democrate au Landtag un philistin (_Spiesburger_) acheve, un mangeur de pretre et braillard du Kulturkampf comme Ruedt qui sut la-bas acquerir l'influence qu'il possede encore aujourd'hui; c'est ainsi qu'un deplorable pitre comme Hansler a pu jouer un role a Mannheim. En disant cela, je n'ai nullement voulu adresser des reproches a qui que ce soit. J'ai tout simplement essaye de donner une explication objective, chose fort importante pour le developpement de notre parti et pour laquelle je reclame, non seulement de nos amis de l'Allemagne du Nord mais aussi et surtout des Allemands du Sud, la plus intense attention." Il nous semble qu'ici Bebel apprecie les choses d'un point de vue trop particulariste, et nous partageons plutot l'avis de Calwer lorsqu'il attribue l'embourgeoisement du parti social-democrate--phenomene observe aussi bien dans l'Allemagne septentrionale, en France et ailleurs que dans l'Allemagne du Sud--a des causes generales. En effet, que s'est-il passe dans tous pays selon Calwer? Au debut ce furent les salaries qui composaient l'element principal dans l'agitation socialiste. Ainsi qu'aux premiers temps du christianisme des pecheurs et des artisans allerent propager l'Evangile,--sans retribution et pour sa seule cause,--ainsi il en fut du socialisme. Certains propagandistes, par leur attitude independante, perdirent leur gagne-pain. D'autres, afin de pouvoir continuer a propager leurs idees, furent contraints de chercher de nouveaux moyens d'existence. Les uns s'etablirent mastroquets, les autres montaient une petite librairie ou, a la vente des periodiques socialistes, se joignait un commerce de plumes, de papier, etc. D'autres encore ouvraient un debit de tabac et de cette facon tout ce monde cherchait a se caser, soutenu par des amis. Naturellement les braves citoyens ainsi mis a l'aise, en cessant d'etre des salaries, deviennent de parfaits petits bourgeois et a partir de ce moment leurs interets different du tout au tout de ceux de leurs anciens camarades. De sorte qu'aujourd'hui on est arrive a pouvoir satisfaire a tous ses besoins, depuis les vetements jusqu'aux cigares, en accordant sa clientele exclusivement a des boutiquiers socialistes. La presse du parti leur fait de la reclame et les ouvriers socialistes se voient moralement obliges a ne faire leurs achats qu'aux bonnes adresses. Calwer dit a ce sujet: "On attelle les chevaux du socialisme au char de l'effort reactionnaire et le travailleur, moyennant especes, doit prendre place dans cet impraticable et dangereux vehicule. On ne peut pas en vouloir a ces personnes qui, contraintes par leur situation d'entreprendre ce genre de commerce, se remuent et s'agitent pour le faire reussir. Ils sont on ne peut mieux intentionnes tant a leur propre egard qu'a celui des travailleurs. Mais du point de vue strictement proletarien, ces entreprises ne sont que des trafics reactionnaires, plutot prejudiciables aux ouvriers. Car ceux-ci se laissent persuader qu'il est de leur devoir de favoriser ces entreprises. Ils y apportent leur bonne monnaie et recoivent en echange des denrees qu'ils auraient pu se procurer bien plus avantageusement dans un grand magasin. Ceux que je vise ici auront beau insister sur la sincerite de leurs conceptions et de leurs considerations social-democratiques, leur facon de proceder est anti-socialiste et aboutit finalement a cette tendance bourgeoise qui fait miroiter devant les yeux du travailleur la possibilite d'ameliorer son sort par le "_selfhelp_" et lui en recommande l'essai." En ce sens Calwer appelle l'apposition de marques de controle dans des chapeaux une tactique petit-bourgeoise, car, dit-il, "c'est un non-sens que cette pretention des travailleurs de vouloir, dans le cadre de la societe bourgeoise, faire concurrence a la production bourgeoise. Il faut donc ouvertement combattre toutes ces tentatives des qu'on essaye de les abriter sous le drapeau social-democrate comme cela se fait aujourd'hui". Et plus loin: "Il est impossible d'eviter ces trafics petits-bourgeois et on ne peut pas en faire un crime a ceux qui tachent d'y trouver une existence; on peut meme, a la rigueur, les considerer avec plus de sympathie que d'autres et analogues institutions petit-bourgeoises,--mais c'est contraire aux interets du proletariat, et blamable au point de vue socialiste que de recommander aux ouvriers de soutenir par leurs gros sous des entreprises condamnees d'avance, et d'acheter des denrees qui ne sont pas aussi bien conditionnees (et ne sauraient l'etre) que dans des magasins et usines techniquement mieux organises." Certes, c'est penible de voir des ouvriers congedies et prives de leur gagne-pain a cause de leurs principes, mais tout en reconnaissant que nous devons les aider suivant nos moyens, nous ne devons pas fermer les yeux aux phenomenes qui, dans leur developpement, ont un effet reactionnaire. "La cooperation est un miserable reflet du capitalisme speculateur qui tente, d'une maniere pitoyable et souvent deplorable, de forcer les moyens de production et de communication moderne, dans le cadre des anciennes conditions de propriete, au detriment du proletariat consommateur. Ces ouvriers excommunies par les patrons, qui creent des societes de consommation, ce proletaire qui devient cabaretier ou boutiquier, tous ces gens-la changent bientot leur vie proletarienne pour une existence de petit-bourgeois." Ces victimes de l'agitation proletarienne se transforment donc en petits bourgeois. Leur existence materielle depend de facon directe de la situation plus ou moins florissante du parti. C'est ainsi qu'on arrive a un etat de choses que l'on blame dans l'organisation de l'Eglise: des personnages salaries, directement ou indirectement au service du parti et contraints, pour ainsi dire, a le soutenir envers et contre tous. Il se cree une armee compacte d'individus vivant sur ou par le parti. Et c'eut ete bien extraordinaire si cette metamorphose de certains elements n'avait pas exerce d'influence sur le mouvement socialiste, si purement proletarien, si net dans son caractere revolutionnaire au debut. Des que l'element petit-bourgeois s'infiltre et meme commence a jouer un role preponderant, il est tout naturel que le caractere revolutionnaire s'affaiblisse. Comment serait-il possible en effet, dans un parti revolutionnaire, de tenir chaque annee un congres qui dure toute une semaine? Nul travailleur _travaillant_, a part de fort rares exceptions, ne peut prendre part a un congres de ce genre. Aussi les delegues sont-ils habituellement des chefs locaux, pour la plupart boutiquiers de naissance ou encore devenus petits bourgeois par droit de conquete. Ainsi se forme une espece d'hierarchie comme dans l'Eglise catholique. Les petits chefs locaux sont comme les cures de village. Les delegues au congres sont les eveques, les membres de la fraction socialiste au Reichstag les cardinaux et des circonstances depend s'il y a lieu ou non de proceder a la nomination d'un pape. La fraction socialiste au dernier Reichstag se decomposait ainsi: 1 avocat, 2 rentiers, 10 redacteurs de journaux et auteurs, 4 cabaretiers, 7 fabricants de cigares et boutiquiers, 3 editeurs et 3 negociants. Les six autres faisaient du trafic pour leur propre compte. Pas un seul travailleur sur ce quart de grosse de representants du peuple! Et il ne saurait en etre autrement, car un ouvrier ne peut pas risquer les chances si variables d'une election. Les actes et la tactique d'un parti ne peuvent d'avance et volontairement etre arretes; ils subissent l'influence des elements sociaux dont se compose le parti. Si un parti se compose de bourgeois, il sera capitaliste; s'il se compose de petits bourgeois il pourra etre anticapitaliste mais revolutionnaire jamais! Tout au plus sera-t-il reformiste. Seul un parti compose de proletaires sera proletarien et socialiste-revolutionnaire. Les elements petit-bourgeois qui s'introduisent dans un parti tentent toujours d'y faire prevaloir leur influence, et frequemment ils y reussissent. Souvent l'influence d'un petit-bourgeois equivaut a celle de dix ouvriers salaries. Le Dr Mueller a grandement raison en disant que la ou les chefs s'imaginent peut-etre se trouver a la tete d'un parti proletarien, ils n'ont derriere eux, en realite, qu'un mouvement semi-proletarien qui menace de degenerer en un mouvement exclusivement petit-bourgeois. Bakounine[37] ecrit dans le meme sens: "Il faut bien le dire, la petite bourgeoisie, le petit commerce et la petite industrie commencent a souffrir aujourd'hui presque autant que les classes ouvrieres et si les choses marchent du meme pas, cette majorite bourgeoise respectable pourrait bien, par sa position economique, se confondre bientot avec le proletariat." Il en est ainsi dans tous les pays et cela constitue un danger pour le socialisme. Mais il est vrai aussi que "l'initiative du nouveau developpement n'appartiendra pas a elle (la petite bourgeoisie), mais au peuple: en l'occident--aux ouvriers des fabriques et des villes; chez nous, en Russie, en Pologne, et dans la majorite des pays slaves,--aux paysans. La petite bourgeoisie est devenue trop peureuse, trop timide, trop sceptique pour prendre d'elle-meme une initiative quelconque; elle se laissera bien entrainer, mais elle n'entrainera personne; car en meme temps qu'elle est pauvre d'idees, la foi et la passion lui manquent. Cette passion qui brise les obstacles et qui cree des mondes nouveaux se trouve exclusivement dans le peuple." Tout ceci est exact en ce qui concerne le principe revolutionnaire, mais en temps ordinaire, la petite bourgeoisie fait tout son possible pour entrainer les proletaires sur la voie des soi-disant reformes pratiques. C'est dans l'element petit-bourgeois principalement que se recrutent les agitateurs ambulants, les chefs de mouvement dans les differentes localites et les redacteurs des journaux du parti. Calwer juge severement ce genre de personnages. Il dit: "Nos ecrivains se recrutent dans les milieux les plus heterogenes. Leur origine est toujours douteuse. Moi-meme, par exemple, je suis un theologien qui n'ai pas passe d'examen. Tel autre est etudiant en droit, un tel maitre d'ecole ou aspirant. Un quatrieme n'a meme pas pu arriver aux etudes superieures. D'autres encore n'ont pas fait d'etudes du tout. Parce qu'il y a un Bebel dans notre parti, beaucoup: ecrivains, artisans, typographes, journalistes, etc., s'imaginent que c'est chose tres facile de devenir, par ses propres efforts, un ecrivain socialiste. Heureusement nous n'avons pas institue de commission d'examens, mais des poumons solides et une langue venimeuse secondent puissamment l'ecrivain socialiste. Et c'est ainsi grace a la concurrence que se font reciproquement ces personnages de si differentes situations sociales, que des ignorants, n'ayant absolument rien compris au socialisme, s'introduisent dans notre mouvement en qualite de redacteurs et d'ecrivains. Parfois aussi on aime a faire parade d'un de ces transfuges des "classes civilisees" et quelque temps apres on assiste au spectacle de voir le monsieur abjurer solennellement tout ce que dans sa juvenile presomption il a ecrit ou raconte aux ouvriers. Et alors on fait des reproches a cet honnete homme! Si seulement nombre de ces ecrivains qui n'ont jamais rien compris au socialisme voulaient suivre cet exemple! Quel bien n'en resulterait-il pas pour notre agitation! Oui, le "parvenir a l'entiere comprehension" n'est pas chose aussi aisee qu'on le croit generalement. Cela exige en premier lieu de l'etude et de l'observation qui, a leur tour, demandent le loisir et les connaissances necessaires. Les exceptions confirment la regle. S'imaginer que les connaissances qui precedent les etudes academiques et ces etudes elles-memes puissent etre remplacees par quelque lecture et par la seule bonne volonte de devenir ecrivain, c'est donner une preuve de la plus absolue incomprehension du metier d'ecrivain. Lorsque des personnages capables tout au plus de remplir les fonctions de second redacteur sont a la tete d'un journal, et qu'ils traitent du haut de leur grandeur des sous-redacteurs plus intelligents et qui ont plus de routine qu'eux-memes, alors ils donnent bien la preuve qu'ils possedent toute la presomption adherente a leur position mais nullement qu'ils disposent du _savoir_ qu'on a le droit d'exiger chez nos redacteurs en chef. Or, ce savoir n'est pas uniquement base sur des aptitudes naturelles mais encore sur des etudes methodiques, continuees jusqu'a la fin des cours academiques. Ce qui ne veut pas dire que les etudes universitaires suffisent pour former l'ecrivain socialiste. Nous avons, au contraire, des personnages ayant fait leurs etudes et qui cependant ne comprennent rien au socialisme. Mais, munis de toute leur presomption universitaire en meme temps que de leur titre doctoral ils se croient appeles a jouer un role dans le mouvement.--Si je n'etais pas la, qu'adviendrait-il de la social-democratie? Voila ce qu'ils disent par leur attitude. A peine sont-ils entres dans le mouvement qu'ils croient tout savoir et tout connaitre et qu'ils se posent en pedagogues en face des travailleurs: Voila ce que vous avez a faire, car moi, le docteur un tel, je crois cela juste. J'ai a peine besoin de faire ressortir ici que ces transfuges, dans la plupart des cas, eussent ete totalement incapables de remplir les fonctions bourgeoises quelconques qui leur seraient echues. Il faut donc attribuer la mediocrite de la litterature de nos ecrivains a leur education defectueuse et a leur presomption. Mais s'il leur a ete possible de prendre une pareille attitude dans le parti, la faute en incombe moins a eux-memes qu'au petit-bourgeoisisme que nous avons deja decrit." Les grandes verites contenues dans ces lignes me feront pardonner la longue citation. Moi-meme j'avais ecrit dans ce sens[38] et ma satisfaction est grande de retrouver les memes conclusions chez Calwer. Le Dr Mueller traita la meme question, ne fut-ce qu'en passant et voila que nous voyons Bebel et autres arriver aux memes resultats. Quand j'ecrivis que le parti avait gagne en quantite ce qu'il avait perdu en qualite, je fus traite de calomniateur du parti allemand. Il ne me deplait pas d'entendre formuler maintenant les memes critiques par ceux qui, a l'epoque, m'accusaient de calomnie. Bebel notamment ecrit dans le _Vorwaerts_, quatrieme article de sa serie: "Le parti, en ce qui concerne son developpement intellectuel, a plutot augmente en largeur qu'en profondeur; au point de vue numerique nous avons gagne considerablement, mais quant a la qualite, le parti ne s'est pas ameliore. Cela, je le maintiens! Car si cela n'etait pas, la crainte de l'embourbement et de la debilitation (_Versumpfung, Verwasserung_) du parti ne serait pas aussi grande qu'elle l'est aujourd'hui." Il ecrit encore que "bon nombre de nos agitateurs devraient s'efforcer de beaucoup mieux se mettre au courant qu'ils ne le sont actuellement. Ce serait le devoir du parti d'aider en leurs efforts ces hommes qui, pour la plupart, sont surcharges de travail et qui vivent dans des conditions materielles proletariennes." Et plus loin: "L'augmentation des forces eminentes et capables est restee de beaucoup en arriere comparee a la croissance du parti. Ce que nous avons gagne sous ce rapport dans les cinq dernieres annees peut aisement se compter." Il rappelle comment, il y a de cela dix ans, et alors qu'il n'y avait pas encore autant a craindre de l'embourbement, ce fut precisement Vollmar qui, lorsque le renouvellement des lois d'exception contre les socialistes etait a l'ordre du jour, ecrivait dans le _Sozialdemocrat_ de Zurich que le renouvellement de ces lois serait profitable au developpement du parti. A cette epoque, il se rendait donc tres bien compte du peril, et a present que le parti est beaucoup plus en danger de perdre son caractere proletarien et revolutionnaire, ce n'est plus, helas! Vollmar qui leve la voix pour denoncer le danger, mais, au contraire, il est devenu l'espoir de tous les elements petit-bourgeois du parti. N'est-ce pas triste chose de voir ainsi sombrer, sous l'influence d'un changement de milieu, de si grandes facultes? Et s'il est du devoir du parti de repousser toute tendance aboutissant a la debilitation et l'embourbement du parti, comme le dit Bebel, alors on a agi d'une facon inexcusable par l'exclusion des "jeunes", qui, de fait, ont exerce la meme critique que Bebel exerce maintenant. Pourquoi ne pas reconnaitre l'erreur et la faute commises par cette exclusion, et pourquoi ne pas essayer de les separer si possible? * * * * * Mais revenons au congres. Bebel a incontestablement raison dans sa crainte de la debilitation du parti, puisque des socialistes vont jusqu'a voter le budget de l'Etat, en Baviere. Mais pendant les discussions sur ce sujet, il fut prouve que le meme phenomene s'etait deja presente a Bade et a Hesse, sans que l'on ait pense a incriminer les deputes socialistes coupables. Il y avait donc eu des antecedents. En ce qui concerne la question agraire, on fit preuve de la meme indecision. Nous avons deja montre, dans notre etude: _Le Socialisme en danger_[39], comment Kautsky, dans sa brochure sur le programme d'Erfurt, professe les memes idees que Vollmar au sujet de la question agraire. Messieurs les chefs du parti ne paraissent pas s'en etre apercus. Etaient-ils d'accord avec Kautsky ou bien s'interessent-ils si peu a ce qui s'ecrit, meme de la part de leurs conseillers spirituels, que le fait leur ait echappe? Au cours des discussions sur la question agraire, Bebel disait: "Dans l'expose de Vollmar nous constatons le meme reniement du principe de la lutte des classes, la meme idee non socialiste de conquerir, par l'agitation, des contrees qu'il est impossible de conquerir et qui, meme si cela etait possible, ne sauraient etre gagnees a notre cause que par la dissimulation ou le reniement de nos principes social-democratiques. Excellent dans un certain sens et irreprochable en ce qui concerne la determination de certains modes d'agitation suivis jusqu'ici--la derniere partie quelque peu exageree cependant--ce discours, dans sa partie positive, a ete d'autant plus dangereux. Et ces passages dangereux ont ete applaudis par un grand nombre de delegues, ce qui corrobore ma conviction que, sur ce terrain aussi, il existe un manque de clarte auquel on ne s'attendrait pas chez des social-democrates." Bebel fit remarquer que Vollmar n'avait rien dit des elements qui devraient etre l'objet principal de notre propagande: les valets de ferme, les ouvriers agricoles et les petits paysans. Par contre, il avait beaucoup parle des agriculteurs proprement dits, envers qui notre propagande est de tres minime importance. "Pas la moindre mention n'a ete faite, dans la question agraire, du but final du parti. C'est comme si la chose n'existait pas. En 1870, lors d'un congres tenu dans la capitale du pays par le parti ouvrier social-democrate, l'Etat le plus "petit-paysan" de l'Allemagne, le Wurtemberg, se prononca ouvertement et sans ambages en faveur de la culture communautaire du sol. Le _Allgemeine Deutsche Arbeiterverein_ fit de meme. En l'an de grace mil huit cent quatre-vingt-quatorze, on a tourne autour de cette question, comme le fait un chat autour d'une assiette de lait chaud. Voila le progres que nous avons realise." Ledebour, se melant a la discussion, arrive a la meme conclusion que nous, a savoir que Kautsky partageait les vues de Vollmar. Bebel pretendit ne pas avoir connaissance de ce fait, mais qu'il s'en informerait, et, que si la chose etait vraie, il combattrait Kautsky aussi bien que Vollmar. Depuis, Bebel a declare que Kautsky, dans sa brochure, n'avait professe aucune heresie contre le Principe. Ceci donna occasion a Ledebour de se prononcer plus categoriquement et il maintint au sujet de Kautsky et de Bebel ce qu'il avait dit. Dans sa brochure, Kautsky ecrit: "La transition a la production socialiste n'a non seulement pas comme condition l'expropriation des moyens de consommation, mais elle n'exige pas davantage l'expropriation generale des detenteurs des moyens de production." "C'est la grande production qui necessite la societe socialiste. La production collective necessite egalement la propriete collective des moyens de produire. Mais tout comme la propriete privee de ces moyens est en contradiction avec le travail collectif, la propriete collective ou sociale des moyens est en contradiction avec la petite production. Celle-ci demande la propriete privee des moyens. L'abolition, par rapport a la petite propriete, en serait d'autant plus injustifiable que le socialisme veut mettre les travailleurs en possession des moyens de produire. Pour la petite production, l'expropriation des moyens de produire equivaudrait donc a l'expropriation des possesseurs actuels--qui aussitot rentreraient en possession de ce qu'on leur aurait enleve ... Ce serait de la folie pure. _La transition de la societe socialiste n'a donc nullement comme condition l'expropriation des petits producteurs et des petits paysans_. Cette transition non seulement ne leur prendra rien, mais elle leur profitera grandement. Car, la societe socialiste tendant a remplacer la production des denrees par la production pour l'usage direct, doit aussi tendre a transformer tous les services (rendus) a la communaute: impots ou interets hypothecaires devenus propriete commune,--en tant qu'ils n'auront pas ete abolis,--de services pecuniaires qu'ils etaient en services en nature sous forme de froment, vin, betail, etc. Cela serait un grand soulagement pour les paysans. Mais c'est impossible sous le regime de la production des denrees. Seule la societe socialiste pourra effectuer cette transformation et combattre ainsi une des causes principales de la ruine de l'agriculture." "Ce sont les capitalistes qui, en realite, exproprient les paysans et les artisans, comme nous venons de le voir. La societe socialiste mettra un terme a cette expropriation[40]." En depit de leur style embrouille, ces passages sont caracteristiques et Ledebour nous parait avoir absolument raison lorsqu'il dit que les considerations politico-agraires de Kautsky sont en parfait accord avec la tactique de Vollmar. Et lorsque Kautsky s'irrite a cause de ces deductions si logiques, Ledebour a encore raison quand il dit: "Si Kautsky veut que son livre plein de contradictions soit compris differemment, il faut d'abord qu'il s'efforce d'etre clair et qu'il refasse completement ce livre. Un ecrivain ne saurait etre juge que d'apres ce qu'il a ecrit et non d'apres ce qu'il a voulu ecrire." Le fait est que Kautsky promet "un grand soulagement" (_Erleichterung_) aux petits paysans et qu'il croit possible la continuation de l'industrie petit-bourgeoise a cote de la production socialiste et collective. On ne veut donc exproprier que la grande industrie. Mais ou tracera-t-on la ligne de demarcation? Et lorsque Kautsky ajoute que "d'aucune facon on ne peut dire que la realisation du programme social-democrate exige, en toute circonstance, la confiscation des biens dont l'expropriation serait devenue necessaire", il faudrait etre frappe d'aveuglement pour ne pas voir que c'est Kautsky qui, dans sa brochure, tend la main a Vollmar. Il parait etrange que l'on ne s'en soit jamais apercu et, pour nous, c'est certainement une satisfaction d'avoir fait remarquer, le premier, les tendances petit-bourgeoises que renferme ce livre. Nous n'oserions pourtant pas affirmer, comme le fait Grillenberger, que Kautsky soit de cent lieues "plus a droite" que Vollmar et Schonlank. Que Kautsky ait essaye de se laver de ces reproches, cela n'etonnera personne, mais nous doutons fort qu'il y ait reussi[41]. Il attribue l'interpretation erronee de son livre a ce fait "que la conception materialiste n'a pas encore suffisamment penetre ces mauvais entendeurs". Il distingue entre une certaine forme de propriete et un certain mode de production et nous devons voir dans son ecrit non l'idee d'une continuation de la petite industrie dans la societe socialiste, mais la conviction que la grande industrie socialiste y mettra plus vite un terme que, jusqu'ici, la grande industrie capitaliste n'a su le faire. Apres tout, il est possible que Kautsky ait _voulu dire_ cela, mais on nous accordera qu'il ne l'a _pas dit_ et Kautsky ne doit donc s'en prendre qu'a lui-meme si son incorrecte et defectueuse maniere de s'exprimer a donne lieu a une interpretation erronee. Le congres de Cologne avait donne mandat a une commission de preparer un programme agraire pour le congres suivant de Breslau. La commission a fait son devoir et le programme agraire est publie. Quel est le resultat? Un pas en avant dans la direction du socialisme d'Etat. Personne n'en peut etre surpris, car c'est une consequence fatale. Dans les considerants du programme, on peut lire qu'on veut faire de l'agitation en restant dans le cadre de l'ordre existant de l'Etat et de la societe. Figurez-vous bien qu'on veuille democratiser les institutions publiques dans l'Etat et dans les communes en s'enfermant dans le cadre des lois de l'Etat prussien. Quel non-sens! Le programme est incomprehensible, car il est ecrit dans un jargon allemand, soi-disant philosophique, et s'adresse au paysan allemand comme le latin dans la liturgie catholique. Quand ce paysan l'aura lu, il secouera certainement la tete et il dira qu'il ne comprend rien a ce galimatias scientifique. Seulement on peut constater que c'est l'Etat qui remplit dans le programme le role de providence terrestre. Le mot Etat se trouve au moins dix fois dans le programme. En voici les points principaux pour prouver ce que nous avons avoue plus haut: N deg. 7. L'etablissement d'ecoles industrielles et agricoles, de fermes modeles, de cours agricoles, de champs d'experimentation agricoles. N deg. 11. La suppression de tous les privileges resultant de certains modes de propriete fonciere; la suppression de certains modes d'heritage, sans indemnite, et aussi des charges et des devoirs, resultant de ces modes. N deg. 12. Le maintien et l'augmentation de la propriete fonciere et publique et la transformation des biens de l'eglise en propriete _sous le controle de la representation_. Les _communes_ auront un droit de preemption sur tous les biens vendus a la suite de saisies immobilieres. N deg. 13. _L'Etat et les communes_ devront louer a des associations agricoles ou a des paysans les biens domaniaux et commerciaux ou, lorsque cette methode ne sera pas rationnelle, donner a bail a des paysans _sous le controle de l'Etat ou de la commune_. N deg. 14. _L'Etat_ doit accorder des credits aux syndicats pour ameliorer la terre par des travaux d'irrigation ou de drainage. _L'Etat_ doit prendre a sa charge l'entretien des voies ferrees, routes et canaux, ainsi que l'entretien des digues. N deg. 15 _L'Etat_ se charge des dettes hypothecaires et foncieres et prend une rente egale aux frais. N deg. 16. Les assurances contre l'incendie, la grele, les inondations et les epizooties seront monopolisees, et _l'Etat_ devra etendre le systeme d'assurances a toutes les exploitations agricoles et accorder de larges indemnites en cas de catastrophes. N deg. 17. Les droits de pacage et d'affouage devront etre modifies de facon a ce que tous les habitants en profitent egalement. Le droit de chasse ne sera plus un privilege et de larges indemnites devront etre payees pour les dommages causes par le gibier. La legislation protectrice des ouvriers devra etre etendue aux ouvriers agricoles. On trouve aussi que pour la protection de la classe ouvriere, l'Etat fonde un office imperial de l'agriculture, des conseils d'agriculture dans chaque district et des chambres agricoles. C'est l'Etat toujours, partout! Hors l'Etat, point de salut! Si ce n'est pas la du socialisme d'Etat, quel nom faut-il donner a un tel projet? M. Liebknecht, qui dit toujours que la derniere lutte sera entre le socialisme d'Etat et la social-democratie, devrait nous expliquer quelle est la difference entre le projet social-democratique de la commission, dont il fut un des membres, et le socialisme d'Etat. Nous conseillons a chacun de lire dans les petits pamphlets de Bastiat (Oeuvres choisies chez Guillaumin) le chapitre de l'Etat et d'examiner sa definition, que "l'Etat est la grande fiction a travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux depens de tout le monde". Kautsky[42] a critique le projet de telle maniere qu'il est tout a fait disloque. Nous allons donner quelques-unes de ses conclusions comme un bouquet de fleurs, et chacun pourra juger combien admirable etait le programme propose. "Le projet supprime la caracteristique du parti entierement; il ne donne pas ce qui nous separe des democrates et des reformateurs sociaux, mais bien ce que nous avons de commun et ainsi on recoit l'impression que la social-democratie n'est qu'une sorte de parti reformateur democratique. "La social-democratie declare dans la partie principale du programme qu'il est impossible d'ameliorer la position sociale de la classe proletarienne dans la societe actuelle. Quelques couches sociales peuvent arriver a un mode de vie qui, absolument, est plus eleve, mais, relativement, c'est-a-dire vis-a-vis de leurs exploiteurs, la position doit empirer. Et dans le second parti nous considerons comme de notre devoir d'ameliorer avant tout la position sociale de la classe proletarienne." "Nous n'avons plus un programme agraire democratique mais un simple programme agraire; non pas un programme, qui transporte la lutte des classes parmi les possedants et les non-possedants de la terre, mais un programme qui a pour but de subordonner la lutte des classes du proletariat aux interets des proprietaires du sol." "La commission agraire veut une augmentation considerable de la propriete de l'Etat dans le cadre de l'ordre actuel de l'Etat et de la societe". Mais qu'est-ce que cela signifie, sinon d'alimenter le Moloch militaire? Les resultats de l'administration fiscale sont-ils si beaux? La position des ouvriers de chemins de fer d'Etat et des mines d'Etat est-elle si excellente, si libre, qu'on doive souhaiter une augmentation du nombre d'esclaves etatistes en faveur de la lutte des classes? La commission elle-meme a compris le danger de ses desiderata et c'est pourquoi elle y a ajoute: "sous le controle de la representation du peuple," mais Kautsky dit tres bien: "la croyance dans l'influence miraculeuse cle ce controle reste une pure fiction democratique (Koehlerglaube[43]), dans cette periode de Panamisme, de majorites Crispiennes, de pillages des politiciens americains, etc. Le "controle de la representation du peuple" ne donne pas du tout une garantie pour l'integrite des affaires qui se feront a la campagne, ni pour l'amelioration de la position des ouvriers d'Etat. Kautsky dit qu'on voulait que la commission agraire donnat: "Un programme, dans lequel l'harmonie des interets des proprietaires du sol et des non-proprietaires fut obtenue, c'est-a-dire la quadrature du cercle". Tres bien, mais pourquoi la commission acceptait-elle un mandat aussi insense? Est-ce que les social-democrates, vieillis dans le mouvement, n'ont pas prevu cela? "Les propositions de la commission agraire pour la defense de la classe ouvriere sont muettes sur la defense meme des ouvriers agricoles". Un programme agraire social-democratique qui ne change rien au mode de reproduction capitaliste est un non sens. Est-ce que cette critique est suffisante, oui ou non? * * * * * Au congres de Breslau une lutte s'engagea entre les partisans et les ennemis du projet. Mais quel changement de roles! Bebel, qui etait encore, l'annee d'avant, le defenseur des radicaux, l'ennemi des pitoyables tendances petit-bourgeoises dans le parti, s'etait converti et fut l'avocat de la droite marchant avec Vollmar la main dans la main. Le Saul de l'annee passee s'etait change miraculeusement en Paul et il fut le principal defenseur d'un programme qui ne merite pas de place dans le cadre des revendications socialistes. Max Schippel disait au congres, que "dans le projet social-democratique on trouvait a peine un desideratum qui ne fut pas dans les programmes des agrairiens, des anti-semites et des nobles, ces partis de la pire sorte", et il le nommait un "vol socialiste de propriete spirituelle". Il qualifie le projet chancelant de "charlatanisme politique" et il finissait par ces mots: "nous voulons aussi conquerir les paysans, mais nous ne voulons pas briser le cheval avec sa queue. Rejetez le projet et epargnez-nous la honte de faire notre entree dans les campagnes comme l'abbe de Buerger: "retourne sur son ane, avec la queue dans la main au lieu de la bride." Kautsky secondant Schippel emit l'opinion que les social-democrates scindaient leur propre parti avec un tel programme, car ils commencaient par declarer qu'on ne peut pas sauver les petits paysans, puisqu'ils sont condamnes impitoyablement a mort, et leur offraient ensuite un programme agraire, panacee de salut. "Le systeme actuel de la propriete fonciere conduit a la devastation, a la rapine du sol. Chaque amelioration de la production agricole dans la societe actuelle est une amelioration des moyens d'exploitation du sol. Et pour obtenir ces resultats, dont l'avantage est problematique nous prenons le chemin glissant du socialisme d'Etat." Tres bien, seulement nous disons que la social-democratie allemande s'est avancee deja beaucoup dans cette direction comme la social-democratie francaise et belge. Quand nous voulons "agir positivement pour la defense des paysans, il ne nous reste que le socialisme d'Etat, et la commission agraire a accepte cette consequence." On disait meme: "quand nous acceptons les propositions de la commission, nous sommes les defenseurs du paysan comme proprietaire." Les social-democrates, defenseurs des proprietaires, qui pouvait penser a cela il y a quelques annees! Liebknecht suivit sa methode ordinaire. Il commenca par dire qu'il ne s'agissait pas des principes, mais seulement de la tactique. On connait l'elasticite de ce "soldat de la revolution", qui a dit qu'il change de tactique vingt-quatre fois par jour, si cela lui semble bon. Comme jongleur habile il change une question de principe en une question de tactique, et le tour est joue. Il marchait d'accord avec Bebel et disait: "Quiconque ne veut pas democratiser dans le cadre des relations existantes, doit ecarter toute la seconde partie de notre programme." Eh bien, les socialistes hollandais, quoique rarement d'accord avec Liebknecht, avaient deja rejete cette seconde partie longtemps avant le conseil correct de Liebknecht. A la fin de la discussion on a renvoye la question aux Calendes grecques. Mais nous croyons que Bebel a raison, quand il dit: A quoi bon? on ne vide pas une question en la remettant. Non, elle reviendra jusqu'a ce que la social-democratie ait decide qu'elle passe a l'ordre du jour, c'est-a-dire qu'elle reste socialiste ou bien qu'elle soit recueillie par les radicaux dans leur programme de reformes. La resolution de Kautsky et autres, acceptee par le Congres, est celle-ci: Le Congres decide: De rejeter le projet de programme agraire; car ce programme ouvre aux paysans la perspective d'ameliorer leur position, donc fortifie la propriete privee et favorise la resurrection de leur fanatisme proprietaire; Declare que l'interet de la production du sol dans l'ordre social actuel est en meme temps l'interet du proletariat, et que, cependant, l'interet de la culture comme l'interet de l'industrie, sous le regime de la propriete privee des moyens de production, est l'interet des possesseurs des moyens de production, des exploiteurs du proletariat. Le projet donne aussi de nouveaux moyens a l'Etat exploiteur et aggrave la lutte des classes, et enfin donne a l'etat capitaliste une tache, que seul pourrait remplir d'une maniere suffisante, un Etat dans lequel le proletariat aurait conquis la force politique. Le congres reconnait que l'agriculture a ses lois particulieres, qui sont tres differentes de celles de l'industrie, et qu'il faut etudier si la social-democratie veut developper a la campagne une activite feconde. Il donne le mandat au conseil general du parti de confier a un certain nombre de personnes la charge d'etudier les conditions agraires allemandes, en faisant usage des donnees que la commission agraire a deja recueillies, et de publier le resultat de ces etudes dans une serie de traites sous le nom de Recueil des traites politiques agraires du parti social-democratique en Allemagne. Le conseil general recoit l'autorisation de donner aux personnes auxquelles on a confie cette tache l'argent necessaire pour la remplir d'une maniere convenable. On esperait eviter les ecueils en acceptant cette resolution, mais on a simplement recule et il faudra se rallier a gauche ou a droite. Quand Calwer a lu ce projet, il a pu repeter ces paroles: "Nous cinglons joyeusement avec des procedes theoriques vers un socialisme petit-bourgeois ideal, qui est en realite reactionnaire et utopiste." La _Galette de Francfort_ ecrivait tres bien: "Quand le programme agraire sera accepte, la pratique et la concurrence electorale feront le reste, de sorte que le parti se montrera carrement reformateur, un parti ayant premierement pour but de democratiser les institutions publiques dans l'Etat et la commune, d'ameliorer la condition sociale de la classe ouvriere, de hausser l'industrie, l'agriculture, le commerce et les communications, dans le cadre de l'ordre actuel de l'Etat et de la societe. Cette nouvelle definition de la position de la social-democratie, qui ecarte naturellement toute aspiration vers l'Etat futur, s'accorde tout a fait avec la position de la democratie bourgeoise, en ce qui concerne le contenu du programme. Nous n'approuvons pas tous les details du nouveau programme, mais cette position elle-meme peut etre acceptee pour tout parti avance, qui veut etre social ... La social-democratie montre sa bonne volonte, pour cooperer a l'amelioration des conditions actuelles." La critique du programme dans les journaux social-democrates a ete dure et surtout dans le sens desapprobatif. Dans un des journaux (Sachsische Arbeiterzeitung) on a demande: "qu'est-ce qu'on trouve de socialiste dans ce projet? Les desiderata du programme peuvent tous etre acceptes par la democratie agraire." La question agraire etait d'une importance telle que Frederic Engels se crut oblige de s'en occuper et, dans un interessant article, il traita du probleme agraire en France et en Allemagne[44]. Quand on lit cet article, on admire l'habilete avec laquelle Engels, tout en menageant leur susceptibilite, critique les marxistes francais au sujet de leur programme pour les travailleurs agraires. Quelle difference dans les procedes. Si Eugene Duehring avait ose proposer la moitie des mesures adoptees par les marxistes francais dans leur congres de Mantes (1894), Engels l'eut cloue au pilori comme ignorant et imbecile. Mais lorsqu'il s'agit des marxistes francais, lesquels, en ce qui concerne l' "embourbement", ont depasse depuis longtemps leurs freres allemands, Engels applique la methode que les Anglais appellent _the give-and-take-criticism_ et distribue tour a tour des coups et des caresses. Le lecteur attentif y decouvre entre les lignes l'enumeration de toutes les fautes commises. Mais a chaque bout de phrase, Engels, misericordieux, ajoute: "Nos amis francais ne sont pas aussi mechants qu'ils en ont l'air." Engels enumere leurs demandes en faveur des petits agriculteurs; "Achat par la commune de machines agricoles et leur location au prix de revient aux travailleurs agricoles; "Creation d'associations de travailleurs agricoles pour l'achat des engrais, de grains, de semences, de plantes, etc., et pour la vente des produits; "Suppression des droits de mutation pour les proprietes au-dessous de 5,000 francs; "Reduction par des commissions d'arbitrage, comme en Irlande, des baux de fermage et de metayage et indemnite aux fermiers et aux metayers sortants pour la plus-value donnee a la propriete; "Suppression de l'article 2102 du Code civil, donnant au proprietaire un privilege sur la recolte; "Suppression de la saisie-brandon, c'est-a-dire des recoltes sur pied; constitution pour le cultivateur d'une reserve insaisissable, comprenant les instruments aratoires, le fumier et les tetes de betail indispensables a l'exercice de son metier; "Revision du cadastre et, en attendant la realisation generale de cette mesure, revision parcellaire pour les communes; "Cours gratuits d'agronomie et champs d'experimentations agricoles[45]." Et ensuite il ecrit: "On voit que les demandes en faveur des paysans ne vont pas loin. Une partie en a deja ete realisee ailleurs. Des tribunaux d'arbitrage pour les metayers seront organises d'apres le modele irlandais. Des associations cooperatives de paysans existent deja dans les provinces rhenanes. La revision du cadastre, souhait de tous les liberaux et meme des bureaucrates, est constamment remise en question dans toute l'Europe occidentale. Toutes les autres clauses pourraient aussi bien etre realisees sans porter la moindre atteinte a la societe bourgeoise existante." C'est la caracteristique du programme. Et pourquoi? "Avec ce programme, le parti a si bien reussi aupres des paysans dans les contrees les plus diverses de la France,--l'appetit vient en mangeant!--que l'on fut tente d'encore mieux l'assaisonner au gout des paysans. On se rendit tres bien compte du dangereux terrain ou on allait s'engager. Comment alors venir en aide au paysan, non en sa qualite de futur proletaire mais en tant que paysan-proprietaire actuel, sans renier les principes du programme socialiste general?" A cette question on repondit en faisant preceder le programme par une serie de considerations theoriques, tout comme l'avaient fait les socialistes allemands, belges et hollandais. Oui, certes, tous nous avons commis cette erreur, et, pour notre part, nous en faisons tres franchement l'aveu. Tous nous avons eu un programme contenant les principes socialistes et ou meme l'idee communiste fondamentale: _De chacun selon ses facultes, a chacun selon ses besoins_, trouva son expression. Ensuite venait l'enumeration des soi-disant _reformes pratiques_ qui pourraient etre realisees immediatement dans la societe actuelle. Ainsi se rencontrerent de fait deux elements absolument heterogenes: d'un cote les communistes purs, acceptant les "considerants", sans d'ailleurs s'occuper des "reformes pratiques" et, d'autre part, les partisans de ces reformes, lesquels, sans y attacher la moindre valeur, acceptaient aussi les "considerants", en meme temps que le "programme pratique". Par suite du developpement des idees, l'illogisme de cette situation se manifesta de plus en plus et, finalement, les vrais socialistes et les reformateurs se separerent[46]. Voila la lutte qui se livre entre les differentes tendances dans le parti socialiste meme. Et voyez les beaux resultats auxquels on arrive! Dans tel "considerant" on declare que la propriete parcellaire est irremediablement condamnee a disparaitre, et aussitot apres on affirme qu'au socialisme incombe l'imperieux devoir de maintenir en possession de leur morceau de terre les petits paysans producteurs, et de les proteger contre le fisc, l'usure et la concurrence des grands cultivateurs[47]. On pense ainsi conduire la population agricole a l'ideal collectiviste: la terre au paysan. Sans insister davantage sur l'illogisme de cette formule, a laquelle nous preferons celle-ci: la terre a tous, nous croyons cependant devoir faire remarquer que la realisation de ces voeux nous eloignerait plus que jamais de l'ideal. Toutes ces reformes, en effet, ont pour but de prolonger artificiellement l'existence des petits agriculteurs; des laboureurs salaries, des veritables travailleurs de la terre, il est a peine fait mention. De simples radicaux pourraient parfaitement souscrire a un tel programme, qui est tout plutot que socialiste. Il est temps de se mettre en garde! On veut donc sauver ce qui est irremissiblement perdu! Quelle logique! Il est assez naturel que Engels finisse par s'en apercevoir et qu'il s'ecrie: "Combien aisement et doucement on glisse une fois que l'on est sur la pente. Si maintenant le petit, le moyen agriculteur d'Allemagne vient s'adresser aux socialistes francais pour les prier d'intervenir en sa faveur aupres des social-democrates allemands afin que ceux-ci le protegent pour pouvoir exploiter ses domestiques et ses servantes et qu'il se base, pour justifier cette intervention, sur ce qu'il est lui-meme victime de l'usurier, du percepteur, du speculateur en grains et du marchand de betail,--que pourront-ils bien lui repondre? Et qui leur garantit que nos grands proprietaires terriens ne leur enverront pas leur comte Kanitz qui, lui-meme, a propose la monopolisation (_Verstaatlichung_) de l'importation du ble, afin d'implorer egalement l'aide des socialistes pour l'exploitation des travailleurs agricoles, arguant, eux aussi, du traitement qu'ils ont a subir de la part des usuriers et des speculateurs en argent et en grains?" Il est difficile de dire les choses d'une facon plus nette, et, neanmoins, aussitot apres les avoir dites, Engels plaide les circonstances attenuantes. Il affirme qu'il s'agit ici d'un cas exceptionnel, special aux departements septentrionaux de la France, ou les paysans louent des terrains avec l'obligation qui leur est imposee d'y cultiver des betteraves et dans des conditions tres onereuses. En effet, ils s'obligent a vendre leurs betteraves aux usuriers contre un prix fixe d'avance, a ne cultiver qu'une certaine espece de betteraves, a employer une certaine quantite d'engrais. Par dessus le marche ils sont encore horriblement voles a la livraison de leurs produits. Mais la situation, a quelques particularites pres, n'est-elle pas partout la meme dans l'Europe occidentale? Si l'on veut prendre sous sa protection une certaine categorie de paysans, on doit en convenir loyalement. Engels a parfaitement raison lorsqu'il dit: "La phrase, telle quelle, dans sa generalite sans limites, est non seulement un reniement direct du programme francais, mais du principe fondamental meme du socialisme, et ses redacteurs n'auront pas le droit de se plaindre si la redaction defectueuse en a ete exploitee contre leur intention et de la facon la plus differente." Le desaveu est on ne peut plus categorique. Et comme nous pensons avec Engels quand il dit: "COMBIEN AISEMENT ET DOUCEMENT ON GLISSE, UNE FOIS SUR LA PENTE!" Cela devrait etre inscrit au frontispice de tous les locaux de reunion et en tete de tous les journaux socialistes. Et si on ne veut pas ecouter ma voix, il faut esperer qu'Engels du moins obtiendra plus de succes. Ou bien les social-democrates sont-ils deja tombes si bas qu'on puisse dire d'eux: "Quand meme un ange (Engels) descendrait du ciel, ils ne l'ecouteraient pas?" Ceci s'applique aux "considerants". Mais bien des points du programme aussi "trahissent la meme legerete de redaction que ces considerants". Prenons par exemple cet article: Remplacement de tous les impots directs par un impot progressif sur le revenu, sur tous les revenus au-dessus de 3,000 francs. On trouve cette proposition dans presque tous les programmes social-democrates; mais ici on a ajoute--bizarre innovation!--que cette mesure s'appliquerait specialement aux petits agriculteurs. Ce qui prouve combien peu on en a compris la portee. Engels cite l'exemple de l'Angleterre. Le budget de l'Etat y est de 90 millions de livres sterling; l'impot sur le revenu y est compris pour 13 1/2 a 14 millions, tandis que les autres 76 millions sont fournis en partie par le revenu des postes et telegraphes et du timbre, et le reste par les droits d'entree sur des articles de consommation. Dans la societe actuelle il est quasi-impossible de faire face aux depenses d'une autre facon. Supposons que la totalite de ces 90 millions de livres sterling doive etre fournie par l'imposition progressive de tous les revenus de 120 livres (3,000 francs) et au-dessus. L'augmentation annuelle et moyenne de la richesse nationale a ete, selon Giffen, de 1865 a 1875, de _240_ millions de livres sterling. Supposons qu'elle soit actuellement de 300 millions. Une imposition de 90 millions engloutirait presque un tiers de cette augmentation. En d'autres termes, aucun gouvernement ne peut entreprendre une pareille chose, si ce n'est un gouvernement socialiste. Et lorsque les socialistes auront le pouvoir en mains, il est a esperer qu'ils prendront de tout autres mesures que cette reforme insignifiante. De tout cela on se rend bien compte et voila pourquoi on fait miroiter aux yeux des paysans--"en attendant "!--la suppression des impots fonciers pour tous les paysans cultivant eux-memes leurs terres et la diminution de ces impots pour tous les terrains charges d'hypotheques. Mais la deuxieme moitie de cette reforme applicable seulement aux fermes considerables serait favorable a d'autres que le paysan. Elle le serait aussi aux paysans exploiteurs "d'ouvriers". Avec de nouvelles lois contre l'usure et d'autres reformes du meme genre on n'avance pas d'un pas: il est donc tout a fait ridicule de les proner. Et quel est le resultat pratique de toutes ces choses illogiques? "Bref, apres le pompeux elan theorique des "considerants", les parties pratiques du nouveau programme agraire ne nous expliquent pas comment le parti ouvrier francais compte s'y prendre pour laisser les petits paysans en possession de leur parcellaire propriete qui, selon cette meme theorie, est vouee a la ruine." Or, ceci n'est autre chose qu'une simple duperie, (_Bauernfaengerei_) a la maniere de Vollmar et de Schonlank. Cela fait gagner des voix aux elections, Engels est bien force de le reconnaitre et le fait loyalement: "Ils s'efforcent, autant que possible, a gagner les voix du petit paysan, pour les prochaines elections generales. Et ils ne peuvent atteindre ce but que par des promesses generales et risquees, pour la defense desquelles ils se voient obliges de formuler des considerants theoriques plus risques encore. En y regardant de plus pres on voit que ces promesses generales se contredisent elles-memes (l'assurance de vouloir conserver un etat de choses que l'on declare impossible) et que les autres mesures, ou bien seront absolument derisoires (lois contre l'usure) ou repondront aux exigences generales des ouvriers, ou bien que ces reglements ne profiteront qu'a la grande propriete terrienne, ou encore seront de ces reformes dont la portee n'est d'aucune importance pour l'interet du petit paysan. De sorte que la partie directement pratique du programme pallie de soi-meme la premiere tendance marquee et reduit les grands mots a aspect dangereux des considerants a un reglement tout a fait inoffensif." Il y a encore un danger dans cette methode. Car si nous reussissons ainsi a gagner le paysan, il se revoltera contre nous des qu'il verra que nos promesses ne se realisent pas. "Mous ne pouvons considerer comme un des notres le petit paysan qui nous demande d'eterniser sa propriete parcellaire, pas plus que le petit patron qui essaie de toujours rester patron." Il serait difficile d'imaginer une critique plus vehemente et nous sourions lorsque nous voyons Engels flatter les freres francais: "Je ne veux pas abandonner ce sujet sans exprimer la conviction, qu'au fond les redacteurs du programme de Nantes sont du meme avis que moi. Ils sont trop intelligents pour ne pas savoir que ces memes terrains qui actuellement sont propriete parcellaire, sont destines a devenir propriete collective. Ils reconnaissent eux-memes que la propriete parcellaire est condamnee. L'expose de Lafargue au congres de Nantes confirme du tout au tout cette opinion. La contradiction dans les termes du programme indique suffisamment que ce que les redacteurs ne disent n'est pas ce qu'ils voudraient dire. Et s'ils ne sont pas compris, et si leurs expressions sont mal interpretees, comme cela est arrive, en effet, la faute en est a eux. Quoi qu'il en soit, ils seront obliges d'expliquer plus clairement leur programme et le prochain congres francais devra le reviser entierement." Que ces paroles sont conciliantes! Engels dit en d'autres termes: Il ne faut pas trop leur en vouloir pour ce qu'ils disent. Nous savons tous ce que parler veut dire! Mais il ne parait pas comprendre que par de semblables excuses il place ses amis dans une situation peu favorable. Au lieu de faire croire a un mensonge inconscient, il depeint leur facon de faire comme une duperie volontaire. Les social-democrates francais ont plein droit de s'ecrier en presence des amabilites de Frederic Engels: Dieu nous preserve de nos amis! * * * * * Par ce qui precede nous croyons avoir suffisamment demontre comment les social-democrates, une fois sur cette route, ont continue a marcher dans cette voie. Bebel, qui etait de la "glissade", s'est tout a coup ressaisi en s'apercevant que Vollmar etait homme a revendiquer la responsabilite de ses actes. Vollmar, en effet, dit: "Ce que je fais et ce qu'on me reproche a toujours ete la ligne de conduite du parti tout entier." Pour notre part nous sommes convaincus que Bebel n'osera pas aller jusqu'au bout, car en ce cas il lui faudrait rompre avec son parti et reconnaitre, implicitement, que les jeunes avaient raison en se mefiant. La paix, un moment troublee, est deja retablie dans les rangs des social-democrates allemands. Le cas Bebel-Vollmar appartient au passe et les deux champions reprennent fraternellement leur place dans les rangs. L'imbecile proposition de loi connue sous le nom de "Anti-Umsturzvorlage" a beaucoup contribue a cette reconciliation[48]. Cette proposition de loi elle-meme prouve que le vieil esprit bismarckien a finalement triomphe chez l'empereur. Rien, pour le developpement du socialisme autoritaire, ne vaut des lois d'exception et des persecutions. Aussi n'est-ce pas un hasard que ce socialisme-la predomine, surtout en Allemagne. Combien vraies sont ces paroles de Bakounine: "La nation allemande possede beaucoup d'autres qualites solides qui en font une nation tout a fait respectable: elle est laborieuse, econome, raisonnable, studieuse, reflechie, savante, grande raisonneuse et amoureuse de la discipline hierarchique en meme temps et douee d'une force d'expansion considerable; les Allemands, peu attaches a leur propre pays, vont chercher leurs moyens d'existence partout et, comme je l'ai deja observe, ils adoptent facilement, sinon toujours heureusement, les moeurs et les coutumes des pays etrangers qu'ils habitent. Mais a cote de tant d'avantages indiscutables, IL LEUR EN MANQUE UN: L'AMOUR DE LA LIBERTE, L'INSTINCT DE LA REVOLTE. Ils sont le peuple le plus resigne et le plus obeissant du monde. Avec cela ils ont un autre grand defaut: c'est l'esprit d'accaparement, d'absorption systematique et lente, de domination, ce qui en fait, dans ce moment surtout, la nation la plus dangereuse pour la liberte du monde[49]." Cette citation nous montre le contraste entre les deux courants incarnes dans ces deux hommes: Bakounine et Marx. La lune que nous avons a soutenir actuellement dans le camp socialiste n'est en somme que la continuation de celle qui divisait l'ancienne "Internationale". Marx etait le representant attitre du socialisme autoritaire. En disant cela, je sais a quoi je m'expose. On m'accusera de sacrilege commis contre la memoire de Marx. Accusation etrange, ainsi formulee contre un homme qui aime s'appeler eleve de Marx et qui s'est efforce de populariser son chef-d'oeuvre: _Das Kapital_, par la publication d'une brochure tiree de ce livre. Autant que qui que ce soit, je respecte Marx. Son esprit genial a fait de lui un Darwin sur le terrain economique. Qui donc ne rendrait volontiers hommage a un homme, qui, par sa methode scientifique, a force la science officielle a l'honorer? Son adversaire Bakounine lui-meme ne reste pas en arriere pour temoigner de Marx que sa "science economique etait incontestablement tres serieuse, tres profonde", et qu'il est un "revolutionnaire serieux, sinon toujours tres sincere, qu'il veut reellement le soulevement des masses". Son influence fut tellement puissante que ses disciples en arriverent a une sorte d'adoration du maitre. Ce que la tradition rapporte de Pythagore, a savoir que le [grec: autozepha] (_il l'a dit_) mettait fin, chez ses disciples, a toute controverse, s'applique aujourd'hui a l'ecole de Marx. La marxolatrie est comme la veneration que certaines personnes ont pour la Bible. Il existe meme une science, celle des commentaires officiels et, sous l'inspiration d'Engels, chaque deviation du dogme est stigmatisee comme une heresie et le coupable est jete hors du temple des fideles. Moi-meme, a un moment donne, j'ai senti cette puissance occulte, hypnotise comme je l'etais par Marx, mais graduellement, surtout par suite de la conduite des fanatiques gardiens postes sur les murs de la Sion socialiste, je me suis ressaisi, et sans vouloir attenter a l'integrite de Marx, je me suis apercu aussi qu'il a ete l'homme du socialisme autoritaire. Il est vrai que ses disciples l'ont depasse en autoritarisme. On se rappelle peut-etre la discussion sur la priorite de la decouverte d'idee entre Rodbertus et Marx au sujet de la question de la "plus-value", traitee par Engels dans sa preface a la brochure de Marx contre Proudhon[50]. Pour notre part, nous avons toujours juge ridicule cette question, car qui pourrait bien se vanter d'avoir, le premier, trouve telle idee? Les idees sont dans l'air. En meme temps que Darwin, Wallace et Herbert Spencer avaient des idees analogues sur la loi naturelle de l'evolution. Et si l'on appelle Rodbertus le pere du socialisme etatiste, il nous semble qu'il partage cet honneur avec Marx lequel, tres reellement, etait un partisan decide du socialisme d'Etat. "Les marxistes sont adorateurs du pouvoir de l'Etat et necessairement aussi les prophetes de la discipline politique et sociale, les champions de l'ordre etabli de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel et de la souverainete des masses, auxquelles on reserve le bonheur et l'honneur d'obeir a des chefs, a des maitres elus. Les marxistes n'admettent point d'autre emancipation que celle qu'ils attendent de leur Etat soi-disant populaire. Ils sont si peu les ennemis du patriotisme que leur Internationale meme porte trop souvent les couleurs du pangermanisme. Il existe entre la politique bismarckienne et la politique marxiste une difference sans doute tres sensible, mais entre les marxistes et nous il y a un abime." Il y a une equivoque, qui fut eclaircie peu a peu. En mars 1848, le Conseil general de la federation communiste (Kommunistenbund) formulait ses desiderata et on y parle surtout de l'Etat. Par exemple: n deg. 7: les mines, les carrieres, les biens feodaux, etc., propriete _de l'Etat_; n deg. 8: les hypotheques, propriete _de l'Etat_, la rente payee par les paysans _a l'Etat_; n deg. 9: la rente fonciere ou la ferme payee comme impot _a l'Etat_; n deg. 11: les moyens de communication: les chemins de fer, les canaux, les bateaux a vapeur, les routes, la poste, etc., dans les mains de _l'Etat._ Ils sont changes en _propriete d'Etat_ et mis a la disposition de la classe des desherites; n deg. 16: etablissement des ateliers nationaux. _L'Etat_ garantit l'existence a tous les ouvriers et prend soin des invalides. Selon ce manifeste, les proletaires doivent combattre chaque effort tendant a donner les biens feodaux expropries en libre propriete aux paysans. Les biens doivent rester _biens nationaux_ et etre transformes en colonies ouvrieres. Les ouvriers doivent faire tout le possible pour centraliser le pouvoir entre les mains de l'Etat contrairement a ceux qui veulent fonder la republique federaliste. Voila le pur socialisme d'Etat et qui le nierait ignore ce que veut le socialisme d'Etat. Mais on suivait alors la meme methode que maintenant, on etait irreductible sur les principes dans les considerants, et on devenait opportuniste dans les desiderata pratiques en oubliant la signification des considerants. Comment peut-on accorder avec ces desiderata pratiques l'opinion suivante de la federation communiste en mars 1850: "les ouvriers doivent veiller a ce que l'insurrection revolutionnaire immediate ne soit pas supprimee directement apres le triomphe. Leur interet est au contraire de la continuer aussi longtemps que possible. Au lieu de supprimer les soi-disant exces, on doit non seulement tolerer mais prendre la direction de la vengeance populaire contre les personnes les plus haies ou les edifices publics." Les interets des ouvriers sont opposes a ceux de la bourgeoisie, qui veut tirer profit de l'insurrection pour elle-meme et frustrer le proletariat des fruits du triomphe. Plus loin: "nous avons vu comment les democrates prendront la direction des mouvements, comment ils seront obliges de proposer des mesures plus ou moins socialistes. On demandera quelles mesures les ouvriers vont opposer a ces propositions. Les ouvriers ne peuvent naturellement demander au debut du mouvement des mesures purement communistes, mais ils peuvent: 1 deg. Forcer les democrates a modifier l'ordre social actuel, a troubler la marche reguliere et a se compromettre eux-memes; 2 deg. Amener les propositions des democrates, qui ne sont pas revolutionnaires mais seulement reformatrices, a se transformer en attaques directes contre la propriete privee. Par exemple: quand les petits bourgeois proposent d'acheter les chemins de fer et les fabriques, les ouvriers exigent leur confiscation sans indemnite comme propriete des reactionnaires; quand les democrates proposent les impots proportionnels, les ouvriers exigent les impots progressifs; quand les democrates proposent une progression moderee, les ouvriers exigent une progression qui ruine le grand capital; quand les democrates proposent une reduction des dettes nationales, les ouvriers exigent la banqueroute de l'Etat." Et leur manifeste finit avec ces mots: "leur devise dans la lutte (c'est-a-dire, celle du parti proletarien) doit etre la revolution en permanence." Quelle difference avec la tendance etatiste des premiers desiderata! Marx ne savait pas precisement ce qu'il voulait et c'est pourquoi tous les deux ont raison, M. le professeur Georg Adler, qui met le doigt sur les tendances anarchistes de Marx et M. Kautsky, qui affaiblit la signification des paroles de Marx et signale ses idees centralistes, car le premier cite la premiere moitie, les considerants, et le second la seconde moitie avec les desiderata pratiques[51]. Contre ces traits caracteristiques des marxistes, il n'y a pas grand'chose a dire. Et si jadis j'ai pu croire qu'il ne fallait pas attribuer a Marx la tactique que ses partisans aveugles ont declaree la seule salutaire, j'ai fini par me rendre compte que Marx lui-meme suivrait cette direction. J'en ai acquis la certitude par la lecture de cette lettre de Bakounine ou il ecrit: "Le fait principal, qui se retrouve egalement dans le manifeste redige par M. Marx en 1864, au nom du conseil general provisoire et qui a ete elimine du programme de l'Internationale par le congres de Geneve, c'est la CONQUETE DU POUVOIR POLITIQUE PAR LA CLASSE OUVRIERE. On comprend que des hommes aussi indispensables que MM. Marx et Engels soient les partisans d'un programme qui, en consacrant et en preconisant le pouvoir politique, ouvre la porte a toutes les ambitions. Puisqu'il y aura un pouvoir politique, il y aura necessairement des sujets travestis republicainement en citoyens, il est vrai, mais qui n'en seront pas moins des sujets, et qui comme tels seront forces d'obeir, parce que sans obeissance il n'y a point de pouvoir possible. On m'objectera qu'ils n'obeissent pas a des hommes mais a des lois qu'ils auront faites eux-memes. A cela je repondrai que tout le monde sait comment, dans les pays les plus democratiques les plus libres mais politiquement gouvernes, le peuple fait les lois, et ce que signifie son obeissance a ces lois. Quiconque n'a pas le parti pris de prendre des fictions pour des realites, devra bien reconnaitre que, meme dans ces pays, le peuple obeit non a des lois qu'il fait reellement, mais qu'on fait en son nom, et qu'obeir a ces lois n'a jamais d'autre sens pour lui que de le soumettre a l'arbitraire d'une minorite tutelaire et gouvernante quelconque, ou, ce qui veut dire la meme chose, d'etre librement esclave." Nous voyons que "la conquete du pouvoir politique par la classe ouvriere" fut deja son idee fixe et lorsqu'il parlait de la dictature du proletariat, ne voulait-il pas parler en realite de la dictature des _meneurs_ du proletariat? En ce cas, il faut l'avouer, le parti social democrate allemand a suivi religieusement la ligne de conduite tracee par Marx. L'ideal peut donc se condenser dans ces quelques mots: "L'assujettissement politique et l'exploitation economique des classes." Il est impossible de se soustraire a cette logique conclusion lorsqu'on vise a "la conquete du pouvoir politique par la classe ouvriere" avec toutes ses inevitables consequences. Lorsque Bebel--au congres de Francfort--dit, et fort justement: "Si les paysans ne veulent pas se laisser convaincre nous n'aurons pas a nous occuper des paysans. Leurs prejuges, leur ignorance, leur etroitesse d'esprit ne doivent pas nous pousser a abandonner en partie nos principes", et qu'en s'adressant aux deputes bavarois il ajoute ceci: "Vous n'etes pas les representants des paysans bavarois, mais d'intelligents ouvriers industriels", il ne fit que repeter ce que Bakounine avait deja dit en 1872. D'apres Bakounine, en effet, les marxistes s'imaginent que "le proletariat des villes est appele aujourd'hui a detroner la classe bourgeoise, a l'absorber et a partager avec elle la domination et l'exploitation du proletariat des campagnes, ce dernier paria de l'histoire, sauf a celui-ci de se revolter et de supprimer toutes les classes, toutes les dominations, tous les pouvoirs, en un mot tous les Etats plus tard". Et comme il apprecie bien la signification des candidatures ouvrieres pour les corps legislatifs lorsqu'il ecrit: "C'est toujours le meme temperament allemand et la meme logique qui les conduit directement, fatalement dans ce que nous appelons le _socialisme bourgeois_, et a la conclusion d'un pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale, ou forcee de se faire telle; et la minorite _intelligente_, respectable, c'est-a-dire _embourgeoisee_ du proletariat des villes, a l'exclusion et au detriment de la masse du proletariat, non seulement des campagnes mais des villes. Tel est le vrai sens des candidatures ouvrieres aux parlements des Etats existants et celui de la conquete du pouvoir politique par la classe ouvriere." Encore une fois, que peut-on raisonnablement objecter a cette argumentation? Et c'est vraiment etrange que cette lettre inedite de Bakounine, qui parut a la fin de l'annee derniere, ait ete absolument ignoree par les social-democrates allemands. Pour dire vrai, cela n'est pas etrange du tout, mais au contraire fort naturel. Car ces messieurs ne desirent nullement se placer sur un terrain ou leur socialisme autoritaire est aussi clairement et aussi veridiquement expose et combattu. On sait que Marx lui-meme pensait de cette facon, et nous ne comprenons pas qu'Engels, qui si pieusement veilla sur l'heritage spirituel de son ami, contemplat, en l'approuvant, le mouvement allemand, quoique dans ses productions scientifiques, il se montrat quelque peu anarchiste. D'etranges revelations ont cependant ete faites au sujet de la situation de Marx vis-a-vis du programme social-democrate allemand. Car, alors qu'universellement Marx etait considere comme le pere spirituel de ce programme,--depuis 1875 le programme du parti,--on a appris par un article qu'Engels publia en 1891 dans la _Neue Zeit_ contre le desir formel de Bebel, que Marx, loin d'avoir ete l'inspirateur de ce programme, l'avait vehementement combattu et qu'on l'avait adopte malgre lui. La fraction social-democrate du Reichstag s'est donc rendue coupable d'un veritable abus de confiance et rien n'a autant aide a ebranler ma confiance dans les chefs du parti allemand que cette inexcusable action. Quinze ans durant on a laisse croire aux membres du parti que leur programme avait ete elabore avec l'approbation de Marx, et le plus etonnant est que cela se soit fait avec l'assentiment tacite de Marx et d'Engels qui, ni l'un ni l'autre, ne se sont opposes a cette _pia fraus_. Des chefs de parti qui se permettent de pareilles erreurs sont certes capables de bien d'autres choses encore. Voyons dans quels termes reprobateurs, aneantissants meme, Marx critique ce programme: "Il est de mon devoir de ne pas accepter, meme par un silence diplomatique, un programme qu'a mon avis il faudrait rejeter comme demoralisant le parti." Ce qui n'empeche nullement Marx de se taire et de ne pas protester, le programme une fois adopte. En ce qui concerne la partie "pratique" du programme, Marx dit: "Ses reclamations politiques ne contiennent pas autre chose que l'antique et universelle litanie democratique: suffrage universel, legislation directe, droit populaire, etc. Elles ne sont qu'un echo du parti du peuple (_Volkspartei_) bourgeois et de la ligue de la paix et de la liberte[52]." Et pour de pareilles fariboles on engagerait la lutte contre le monde entier! Pour des niaiseries semblables nous risquerions la prison, voire meme la potence! Et plus loin: "Le programme tout entier, malgre ses fioritures democratiques, est completement empoisonne par la croyance de "sujet a l'Etat" de la secte lassallienne, ou bien, ce qui ne vaut guere mieux, par la croyance aux merveilles democratiques, ou, plutot, par le compromis entre ces deux sortes de croyance aux miracles, toutes deux egalement eloignees du socialisme." Marx dit encore: "Quel changement l'Etat subira-t-il dans une societe communiste? En d'autres termes: Quelles fonctions sociales subsisteront, analogues aux fonctions actuelles de l'Etat? A cette question, il faut une reponse scientifique et on n'approche pas d'un saut de puce de la solution en faisant mille combinaisons du mot _peuple_ avec le mot _Etat_. Entre la societe capitaliste et la societe communiste il y a la periode transitoire revolutionnaire. A celle-ci correspond une periode transitoire politique dont la forme ne saurait etre que la dictature revolutionnaire du proletariat." Fort judicieusement, Merlino dit a ce sujet: "Marx a bien prevu que l'Etat sombrerait un jour, mais il a renvoye son abolition au lendemain de l'abolition du capitalisme, comme les pretres placent apres la mort le paradis." Une lamentable mystification a donc eu lieu ici, contre laquelle on ne saurait trop protester. Au congres de Halle, dit Merlino, les social-democrates se sont demasques: ils ont publiquement dit adieu a la revolution et desavoue quelques theories revolutionnaires d'antan, pour se lancer dans la politique parlementaire et dans le fatras de la legislation ouvriere. A notre avis, on a _toujours_ suivi cette voie. Seulement, petit a petit, tout le monde s'en est apercu. Si Marx juge le programme social-democrate allemand "infecte, d'un bout a l'autre, de fetichisme envers l'Etat", on est bien tente de croire qu'il y a quelque chose qui n'est pas net! Liebknecht lui-meme ne reconnait-il pas que le parti allemand--de 1875 a 1891, c'est-a-dire du moins du congres de Gotha au congres d'Erfurt--professait le socialisme d'Etat? Au congres de Berlin, au sujet du socialisme etatiste, Liebknecht dit: "Si l'Etat faisait peau neuve, s'il cessait d'etre un Etat de classes en faisant disparaitre l'opposition des classes par l'abolition des classes memes, alors ... mais alors il devient l'Etat socialiste, en ce sens nous pourrions dire, si toutefois nous voulions encore donner le nom d'Etat a la societe que nous desirons etablir: Ce que nous voulons c'est le socialisme etatiste! Mais en ce sens-la seulement! Or, ce n'est pas cette signification qu'y attachent tous ces messieurs: ils ont en vue l'Etat actuel; ils veulent (realiser) le socialisme dans l'Etat actuel, c'est-a-dire la quadrature du cercle,--un socialisme qui n'est pas le socialisme dans un Etat qui est tout le contraire du socialisme. Oui, une tentative a ete faite d'instaurer en Allemagne le socialisme d'Etat dans son sens ideal: la reelle transformation de l'Etat en un Etat socialiste. Cette tentative fut l'oeuvre de Lassalle par sa fameuse proposition de creer, avec l'aide de l'Etat, des associations productrices qui, graduellement, prendraient en mains la production et realiseraient, apres une periode transitoire de concurrence avec la production capitaliste privee, le veritable socialisme d'Etat. C'etait une utopie et nous avons tous compris que cette idee n'est pas realisable. Nous avons si completement et formellement rompu avec cette idee utopique a present que, au lieu du programme-compromis de 1875 qui contenait encore, quoique sous toutes sortes de reserves, l'idee de ce socialisme d'Etat, nous avons adopte le nouveau programme d'Erfurt. Je dis "avec toutes sortes de reserves", car alors on s'apercut qu'il y avait ici une contradiction; que le socialisme est revolutionnaire, qu'il doit etre revolutionnaire et qu'il est sur un pied de guerre a mort contre l'Etat reactionnaire. On s'efforca donc d'obtenir autant de garantie que possible, afin que l'Etat ne put abuser du pouvoir economique obtenu par ces associations productrices et que tout bonnement il s'assassinat lui-meme. Dans le programme de Gotha on lit: "Le parti ouvrier socialiste allemand reclame, afin d'aplanir la voie vers la solution de la question sociale, la creation d'associations productrices socialistes avec l'aide de l'Etat et sous le controle democratique du peuple travailleur." On s'imaginait donc que dans l'Etat actuel, qui grace a un miracle quelconque se serait converti a un honnete socialisme d'Etat, un controle democratique serait possible, c'est-a-dire un Etat democratique dans un Etat bureaucratique, semi-feodal et policier, qui, de par son essence meme, ne saurait etre ni socialiste ni democrate. La phrase suivante: "Les associations productrices doivent etre creees, pour l'industrie et pour l'agriculture, dans de telles proportions, que d'elles derive l'organisation socialiste de la production tout entiere", prouve clairement jusqu'a quel degre on s'illusionnait encore au sujet des rapports entre l'Etat actuel et le socialisme. Autre garantie contre l'abus du socialisme d'Etat: ou declara que nous voulions etablir l'Etat _libre_ et la societe socialiste. Mais l'Etat libre ne saurait jamais etre l'Etat actuel; un Etat libre ne sera jamais possible sur les bases de la production capitaliste, parce que, comme cela est demontre clairement dans notre nouveau programme, le capitalisme, qui a comme condition vitale le monopole des moyens de production, reclame, outre le pouvoir economique, l'esclavage politique de sorte que l'Etat actuel ne pourra jamais etre socialiste[53]." Malgre tout cela, et suivant les declarations de Liebknecht lui-meme, le parti social-democrate allemand a professe pendant quinze annees le socialisme d'Etat. Et il n'a pas encore perdu ce caractere, quoi qu'on en dise. Or n'est-il pas vrai que, dans l'idee des collectivistes, l'Etat, c'est-a-dire la representation nationale ou communale, prend la place du patron et que, pour le reste, rien ne change[54]? Fort justement Kropotkine ecrit: "Ce sont les representants de la nation ou de la commune et leurs delegues, leurs fonctionnaires qui deviennent gerants de l'industrie. Ce sont eux aussi qui se reservent le droit d'employer dans l'interet de tous la plus-value de la production[55]". N'est-il pas vrai que le parlementarisme conduise inevitablement au socialisme etatiste? Bernstein ne parle-t-il pas d'une "etatisation" de la grande production (_Verstaatlichung der Grossproduktion_), laissant sans solution la question de savoir "si l'Etat reglera d'abord seulement le controle, ou bien s'il s'emparera immediatement de la direction effective de la production[56]". Tres categoriquement Bernstein envisage donc la direction immediate de l'industrie par l'Etat comme le _but final_ a atteindre. Certes, cela ne ressemble en rien a l'Etat _libre_. Il est vrai que les social-democrates allemands ne desirent nullement la liberte. Pas plus qu'ils ne tolerent la liberte dans leur propre parti, ils ne la tolereraient si en Allemagne ou ailleurs ils etaient les maitres. Le lit de Procuste de la social-democratie allemande n'est pas fait pour l'homme libre. Merlino disait du programme d'Erfurt: "Tel est le programme d'Erfurt, fruit de quinze ans de reaction socialiste et d'agitation electorale, a base de suffrage universel accorde aux classes ouvrieres, pour les tromper, les diviser et les detourner de la voie revolutionnaire[57]." * * * * * Il est regrettable que, generalement, les differences d'opinion donnent lieu a des discussions peu courtoises. Pourquoi, en effet, ne pas reconnaitre loyalement les merites ou le savoir de l'adversaire? Faut-il donc necessairement etre, dans le monde de la science, ou dieu, ou diable? S'il faut en croire Engels, Duehring ne serait qu'un faible esprit et un zero "irresponsable et possede par la manie des grandeurs". Par contre, Duehring, dans ses ecrits, ne se borne pas a critiquer les oeuvres de Marx: il injurie l'ecrivain. Quand meme il aurait raison dans ses critiques, il y a quelque chose de repoussant dans l'allure personnelle et subjective de ses attaques. Il dit de Marx: "Son communisme d'Etat, theocratique et autoritaire est injuste, immoral et contraire a la liberte. Supposons, au jubile marxiste, toute propriete dans la grande armoire a provisions de l'Etat socialiste. Chacun sera alors renseigne par Marx et ses amis sur ce qu'il mangera et boira et sur ce qu'il recevra de l'armoire aux provisions; puis encore sur les corvees a executer dans les casernes du travail. A en juger d'apres la presse et l'agitation marxistes, la justice et la verite seraient certainement la derniere des choses prises en consideration dans cet Etat despotique et autoritaire[58]. La plus despotique confiscation de la liberte individuelle, oui, la spoliation a tous les degres, sous la forme de l'arbitraire bureaucratique et communiste, serait la base de cet Etat. Par exemple, les productions de l'esprit ne seraient tolerees dans l'Etat marxiste qu'avec l'autorisation de Marx et des siens et Marx, en sa qualite de grand-policier, grand-censeur et grand-pretre, n'hesiterait pas, au nom du bien-etre socialiste, a exterminer les heresies qu'actuellement il ne peut combattre qu'au moyen de quelques chicanes litteraires. Il n'y aurait, physiquement et moralement, que des serviteurs communistes de l'Etat et, pour se servir de la denomination antique, que des esclaves publics. Quels sont, dans leurs subdivisions, les rapports mutuels du troupeau de cette etable communiste, combien les besoins de la nourriture, les rations a l'auge et les differentes corvees sont "_allerhoechst staatsspielerisch_" et comment on en tiendrait la comptabilite, voila le secret qui doit rester cache jusqu'apres l'annee jubilaire; car Marx considererait cette revelation comme du socialisme fantaisiste. C'est justement pour cette raison que le public, qui devait etre mystifie, est renvoye aux calendes grecques par l'inventeur de l'annee jubilaire, Marx, qui pretend qu'on ne peut demander des renseignements sur les situations de l'avenir[59]" Une telle critique, quoique juste au fond, repugne par sa forme grossiere. Soyez rigoureux dans l'analyse, ne menagez rien dans la critique, mais ne gatez pas votre cause en lui donnant une forme qui depasse les bornes d'un debut convenable. L'admirateur de Duehring, le Dr B. Friedlaender, va egalement trop loin lorsqu'il ecrit dans son interessante brochure[60]: "Pour etre aussi heresiarque que possible envers ceux qui pretendent que la liberte de la critique doit s'arreter a Marx, je pretends: Avec la meme somme de capital et de travail,--c'est-a-dire avec la somme d'argent, de reclame et de contre-reclame a l'aide de laquelle Marx est arrive, parmi la masse, a la consideration et a la gloire dont il jouit et dont il jouira encore quelque temps, probablement,--on aurait pu gonfler n'importe quel ecrivain socialiste jusqu'a en faire une autorite inaccessible." Meme le plus grand adversaire de Marx considerera ce jugement comme inexact. Marx restera incontestablement, pour les generations futures, un des grands precurseurs de cette economie politique qui, surtout au point de vue critique, a combattu le vieux dogme. Par un jugement pareil on se fait plus de tort que de bien. Ceci nous rememore la reflexion spirituelle de Paul-Louis Courier: "Je voudrais bien repondre a ce monsieur, mais je le crois fache. Il m'appelle jacobin, revolutionnaire, plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, pestifere ou pestifere, enrage, imposteur, calomniateur, libelliste, homme horrible, ordurier, grimacier, chiffonnier. C'est, tout, si j'ai memoire. Je vois ce qu'il veut dire: il entend que lui et moi sommes d'avis different." Quels efforts que je fasse pour me faire une conception de l'Etat, je ne puis trouver comment le marxiste pourra se delivrer du socialisme d'Etat. En disant cela je n'accuse point Marx et ceux qui veulent me combattre n'ont qu'a prouver qu'on peut aboutir a un autre resultat. Comment les marxistes realiseront-ils l'ensemble de leur programme pratique, _sinon par l'Etat_ et par l'extension continuelle de son autorite?--cela se passe deja actuellement.--Son pouvoir et son champ d'action s'etendent d'une maniere extraordinaire. Ainsi il s'empare continuellement de nouvelles organisations: chemins de fer de l'Etat, telephones de l'Etat, assurance par l'Etat, banque hypothecaire d'Etat, pharmacies de l'Etat, medecins de l'Etat, mines de l'Etat, monopole d'Etat pour le sel, le tabac,... et ou cela finira-t-il, une fois engage sur cette route? Au lieu d'etre des esclaves particuliers, les travailleurs seront les esclaves de l'Etat. Oui, on parle deja de la protection legale des ouvriers contre les patrons, comme jadis on avait la protection des esclaves contre leurs proprietaires. A ce point de vue je suis de l'avis du Dr Friedlaender lorsqu'il ecrit: "Quand on songe que c'est l'Etat qui encourage l'exploitation et la rend possible en maintenant par la force les soi-disant droits de propriete qui ne constituent pas precisement un vol, mais conduisent a une spoliation des travailleurs equivalant a un vol proprement dit,--on est tout etonne de voir precisement cet Etat--source du vol et de l'esclavage--jouer le role de protecteur des spolies et de liberateur des esclaves salaries. L'Etat maintient l'exploitation par son pouvoir autoritaire et cherche en meme temps a faire devier les consequences extremes de l'esclavage des salaries qu'il a erige en principe, par des lois contre les accidents et la vieillesse, des lois sur les fabriques, et la fixation, par des reglements, de la duree de la journee de travail. Cette attenuation d'une contrainte remplacee par une autre peut etre consideree en general comme un adoucissement, mais le cote dangereux de la chose c'est que la marche en avant dans cette voie consolide le pouvoir de l'Etat et aboutit finalement au socialisme d'Etat. La diminution du sentiment libertaire, a mesure que s'ameliore la situation sociale, est un axiome connu deja au temps des empereurs de l'ancienne Rome. _Panem et circenses_! Du pain et les jeux du cirque! Que leur chaut la liberte, l'independance, la dignite humaine? C'est ainsi que la soi-disant social-democratie prepare de toutes ses forces l'avenement du socialisme d'Etat et favorise la servitude et le culte du pouvoir." Nous demandons de nouveau que l'on nous prouve comment on se soustraira a ces consequences fatales, une fois engage dans cette voie. On n'arrive pas d'un seul effort aussi loin, mais on avance pas a pas et tout a coup on decouvre qu'on est embourbe. Pour retourner il manque a la plupart le courage moral, la force pour renier leur passe et combattre leurs anciens amis. Bebel, par exemple, qui vient de retrouver son moi, pour ainsi dire, n'avancera plus et louvoiera toujours dans les memes eaux[61]. On ne peut douter de la loyaute de quelqu'un, meme lorsqu'il raconte des choses invraisemblables. Comment, par exemple, un ami du proletariat, un revolutionnaire, qui pretend vouloir serieusement l'affranchissement des masses et se met plus ou moins a la tete des mouvements revolutionnaires dans les divers pays, peut-il rever que le proletariat se soumettrait a une idee unique, eclose dans son cerveau? Comment peut-il se figurer la dictature d'une ou de quelques personnalites sans y voir en germe la destruction de son oeuvre? Bakounine a ecrit si justement: "Je pense que M. Marx est un revolutionnaire tres serieux, sinon toujours tres sincere, qu'il veut reellement le soulevement des masses; et je me demande comment il fait pour ne point voir que l'etablissement d'une dictature universelle, collective, ou individuelle,--d'une dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingenieur en chef de la revolution mondiale, reglant et dirigeant le mouvement insurrectionnel des masses dans tous les pays, comme on dirige une machine,--que cet etablissement suffirait a lui seul pour tuer la revolution, paralyser et fausser tous les mouvements populaires? Quel homme, quel groupe d'individus, si grand que soit leur genie, oseraient se flatter de pouvoir seulement embrasser et comprendre l'infinie multitude d'interets, de tendances et d'actions si diverses dans chaque pays, chaque province, chaque localite, chaque metier, dont l'ensemble immense, unifie mais non uniformise par une grande aspiration commune et par quelques principes fondamentaux, passes desormais dans la conscience des masses, constituera la future revolution sociale?" Qu'on se rememore par exemple le congres international ou tous les pays etaient representes, mais ou une certaine fraction avait le droit de rappel a l'ordre, meme par la force, qu'on songe a ce qui s'est passe a Zurich ou une minorite, d'opinion divergente, mais socialiste comme les autres, fut tout simplement exclue! Comme on fait deja fi de la liberte dans ces congres ou l'on ne dispose encore que de peu de pouvoir! Et qu'y fait-on de la soi-disant dictature du proletariat? On peut s'ecrier sans arriere-pensee: Adieu liberte ... Sur ce terrain-la on, a plutot recule qu'avance et telle societe possederait deja, a sa naissance, les germes de sa decomposition. C'est surtout sur le terrain intellectuel que toute contrainte doit etre abolie car des que la libre expression des idees est entravee, on nuit a la societe. Mill dit a ce sujet[62]: "Le mal qu'il y a a etouffer une opinion reside en ce que par la l'humanite est spoliee: la posterite aussi bien que la generation actuelle, ceux qui ne preconisent pas cette idee encore plus que ceux qui en sont partisans. Si une opinion est vraie, ils n'auront pas l'occasion d'echanger une erreur contre une verite; et si elle est fausse, ils y perdront un grand avantage: une conception plus nette, une impression plus vivante de la verite, jaillie de sa lutte avec l'erreur." Examinons n'importe quelle question: la nourriture, la vaccine, etc. La grande masse, ainsi que la science, pretend que la nourriture qui convient le plus a l'homme est un melange de mets a base de viande et de vegetaux. Pourra-t-on me forcer a renoncer au vegetarisme pur, puisque celui-ci me parait meilleur? N'aurai-je pas la liberte de travailler a sa diffusion? Dois-je me soumettre parce que mes idees dietetiques sont des heresies pour les autres? Il en est de meme de la vaccine. Lorsque toute la Faculte considere la vaccine comme un preservatif contre la petite verole et que je considere ce moyen comme un danger, peut-on me forcer a renier mon opinion et a me soumettre a une pratique que j'abhorre? Il a ete prouve maintes fois que l'heresie d'un individu etait la religion de l'avenir. S'il ne lui est pas possible de se faire entendre, la science y perd et l'humanite ne peut profiter des progres de l'esprit librement developpe. Les critiques du socialisme concernent specialement le socialisme autoritaire, preconise surtout par les social-democrates allemands. A ce point de vue on comprend le livre de Richter[63] et sa critique atteint le but pour autant qu'elle s'adresse au socialisme autoritaire. Mais son grand defaut est de considerer un courant du socialisme--et non le meilleur--comme _le_ socialisme. En Allemagne et partout ou les marxistes sont en majorite ils donnent a entendre qu'on n'obtiendra la justice economique qu'au prix de la liberte personnelle et par l'oppression des meilleures tendances du socialisme. C'est a peine si l'on connait un autre courant socialiste; car des qu'on osa combattre les theories de Marx: Duehring, Hertzka et Kropotkine par exemple, furent executes par le tribunal sectaire sous la presidence d'Engels. Utopiste, fanatique, imposteur, anarchiste, mouchard, voila les epithetes employees en diverses circonstances. Et les petits faisaient chorus avec les grands, car ici vient a propos le dicton: "Quand un gendarme rit Dans la gendarmerie, Tous les gendarmes rient Dans la gendarmerie". On veut la reglementation de la production. C'est parfait; mais comment? La question de la propriete est resolue et toute la propriete individuelle est collective. L'Etat--ou, comme disent les prudents, la societe--disposera donc du sol et de tous les moyens de production. (Souvent on emploie indifferemment les mots Etat et Societe parce qu'on leur donne la meme signification. On emploie encore le non-sens "Etat populaire".) Les proprietaires actuels seront remplaces par les employes de l'Etat; les esclaves prives deviendront esclaves de l'Etat. Le peuple souverain nommera des titulaires aux differentes fonctions. Cette organisation donnera, comme le remarque Herbert Spencer, une societe ayant beaucoup de ressemblance avec l'ancien Perou, "ou la masse populaire etait divisee artificiellement en groupes de 10, 50, 100, 500 et 1000 individus, surveilles par des employes de tout grade, enchaines a la terre, surveilles et controles dans leur travail aussi bien que dans leur vie privee, s'extenuant sans espoir pour entretenir les employes du systeme gouvernemental". Il est vrai qu'ils recoivent leur suffisance de tout et, loin de considerer cet avantage comme minime, nous reconnaissons volontiers que c'est un progres, qui ne peut cependant etre considere comme un ideal par un homme pensant, un libertaire. Sur ce point-la egalement il n'y a pas de divergence d'opinion entre socialistes, a quelque ecole qu'ils appartiennent; tous changent le principe _ab Jove principium_ en _ab ventre principium_ ou, comme le disait Frederic II: "Toute civilisation a pour origine l'estomac." "C'est que la faim est un rude et invincible despote et la necessite de se nourrir, necessite tout individuelle, est la premiere loi, la condition supreme de l'existence. C'est la base de toute vie humaine et sociale, comme c'est aussi celle de la vie animale et vegetale. Se revolter contre elle, c'est aneantir tout le reste, c'est se condamner au neant." (BAKOUNINE.) Mais le despotisme egalement pourrait donner assez a tous, c'est donc une question qui ne peut nous laisser indifferents. Que ceux qui considerent ceci comme une raillerie des idees marxistes, nous prouvent que dans leurs ecrits ils parlent d'autre chose que de tutelle de l'Etat; qu'ils traitent de la prise de possession de certaines branches de production par des groupes autonomes d'ouvriers, ne dependant pas de l'Etat, meme pas de l'Etat populaire. La reglementation individuelle est autre chose que la reglementation centralisee de la production, quoique, en fait, on lui ait ote superficiellement ce semblant d'individualisme par le suffrage universel. Meme, par suite des critiques de Richter et d'autres, on a ete force de donner un peu plus d'explications; toutefois, dans la brochure de Kurt Falk[64], on parle d' "associations economiques _(wirthschaftliche)_ independantes", qui forment probablement des federations avec d'autres associations, etc.; mais du cote scientifique socialiste officiel cette idee des tendances plus libres fut toujours combattue a outrance. Remarquons, entre parentheses, que Kurt Falk (p. 67), croyant etre excessivement radical, fait la proposition que les habitants d'une prison choisissent eux-memes leurs gardiens! Quelle belle societe, en effet, qui n'a pas su se delivrer seulement des prisons. Nous sommes de tels utopistes que nous entrevoyons une societe ou la prison n'existera plus et nous ne voudrions pas collaborer a la realisation d'une societe future, si nous avions la certitude de devoir y conserver des prisons avec leurs gardiens,--fussent-ils elus,--la police, la justice et autres inutilites. Voila pourquoi les marxistes traitent d'une maniere superficielle l'organisation de la societe future, quoique Bebel se soit oublie un jour a en donner un apercu dans un ouvrage ou personne ne le chercherait, son livre sur la _Femme_, dont un quart traite la question feminine et, le reste l'organisation future de la societe. Il y a une certaine verite dans la reponse faite aux interrogateurs importuns, que "la forme future de la societe sera le resultat de son developpement et que prematurement nous ne pouvons la definir", mais ce n'est pas non plus sans raison que Kropotkine, interpretant ces paroles des marxistes: "Nous ne voulons pas discuter les theories de l'avenir", pretend qu'elles signifient reellement: "Ne discutez pas notre theorie, mais aidez-nous a la realiser". C'est-a-dire, on force la plupart a suivre les meneurs, sans savoir si on ne va pas au devant de nouvelles desillusions, qu'on aurait pu eviter en connaissant la direction vers laquelle on marchait." Deux remarques de Kropotkine et de Quinet s'imposent a la reflexion. Elles sont tellement exactes que chaque fois que nous traitons ce sujet elles nous reviennent a la memoire: D'abord celle de Quinet que la caracteristique de la Grande Revolution est la temerite des actes des _ancetres_ et la simplicite de leurs idees, c'est-a-dire des actes ultra-revolutionnaires a cote d'idees timides et reactionnaires. En second lieu, que l'on ne sait pas abandonner les organisations du passe. On suppose l'avenir coule dans le meme moule que le passe contre lequel on se revolte, et on est tellement attache a ce passe qu'on n'arrive pas a marcher cranement vers l'avenir. Les revolutions n'ont pas echoue parce qu'elles allaient trop loin, mais parce qu'elles n'allaient pas assez loin. _Echouer_ n'est en somme pas le mot propre, car toute revolution a donne ce qu'elle pouvait. Mais nous pretendons qu'elles n'apporterent pas la delivrance des classes travailleuses et que celles-ci, malgre toutes les revolutions, croupissent toujours dans l'esclavage, la misere et l'ignorance. La bourgeoisie de 1789 ne savait pas non plus ce que l'avenir apporterait, mais elle savait ce qu'elle voulait et elle executa ses projets. Depuis longtemps elle s'y preparait et lorsque le peuple se revolta, elle le laissa collaborer a la realisation de son ideal, qu'elle atteignit, en effet, dans ses grandes lignes. Mais aujourd'hui il n'est presque plus permis de parler de l'avenir. Ce n'est pas etonnant, la preoccupation principale etant de gagner des voix aux elections. Lorsqu'on traite de cet avenir ou la classe intermediaire des petits boutiquiers et paysans sera supprimee, on se fait de ces gens des ennemis et il n'y a plus a compter sur les victoires socialistes aux elections. Parlez-leur de reformes qui promettent de l'amelioration a leur situation, ils vous suivront, mais des qu'on s'occupe du role de la revolution, ils vous lachent. On doit bien se convaincre du role de la revolution et eriger a cote de l'oeuvre de destruction de l'idee, celle de sa revivification. C'est difficile parce qu'il faut se defaire, pour y arriver, d'une masse de prejuges, comme le dit Kropotkine: "Tous, nous avons ete nourris de prejuges sur les formions providentielles de l'Etat. Toute notre education, depuis l'enseignement des traditions romaines jusqu'au code de Byzance que l'on etudie sous le nom de droit romain, et les sciences diverses professees dans les universites, nous habituent a croire au gouvernement et aux vertus de l'Etat-Providence. Des systemes de philosophie ont ete elabores et enseignes pour maintenir ce prejuge. Des theories de la loi sont redigees dans le meme but. Toute la politique est basee sur ce principe; et chaque politicien, quelle que soit sa nuance, vient toujours dire au peuple: "Donnez-moi le pouvoir, je veux, je peux vous affranchir des miseres qui pesent sur vous. Du berceau au tombeau, tous nos agissements sont diriges par ce principe." Voila l'obstacle, mais si difficile qu'il soit a surmonter, on ne doit pas s'arreter. Nous sommes forces, dans notre propre interet, de savoir ce que l'avenir peut et doit nous apporter. Il est donc inexact de pretendre que divers chemins menent au meme but; non, on ne cherche pas a atteindre la meme solution, mais on suit des lignes paralleles qui ne se touchent pas. Et, quoiqu'il soit possible que l'avenir appartienne a ceux qui poursuivent la conquete du pouvoir politique, nous sommes convaincus que, par les experiences qu'ils font du parlementarisme, les ouvriers seront precisement gueris de croire a la possibilite d'obtenir par la leur affranchissement. De tels socialistes appartiennent a un parti radical de reformes, qui conserve dans son programme la transformation de la propriete privee en propriete collective, mais en mettant cette transformation a l'arriere-plan. Les considerants du programme etaient communistes et on y indiqua le but a atteindre; mais par le programme pratique on aida a la conservation de l'Etat actuel. Il y avait donc contradiction entre la partie theorique avec ses considerants principiels et la partie pratique, realisable dans le cadre de la societe actuelle, toutes deux se juxtaposant l'une a l'autre sans aucun trait d'union, comme nous l'avons prouve precedemment. Cela fut possible, au commencement, mais, par suite du developpement des idees, cette contradiction apparut plus nettement. Ce qui ne se ressemble ne s'assemble. Et ne vaudrait-il pas mieux se separer a la bifurcation du chemin? Pas plus que precedemment, les marxistes n'admettent qu'il y ait differentes manieres d'etre socialiste. Bakounine s'en plaignait deja lorsqu'il ecrivait: "Nous reconnaissons parfaitement leur droit (des marxistes) de marcher dans la voie qui leur parait la meilleure, pourvu qu'ils nous laissent la meme liberte! Nous reconnaissons meme qu'il est fort possible que, par toute leur histoire, leur nature particuliere, l'etat de leur civilisation et toute leur situation actuelle, ils soient forces de marcher dans cette voie. Que les travailleurs allemands, americains et anglais s'efforcent de conquerir le pouvoir politique, puisque cela leur plait. Mais qu'ils permettent aux travailleurs des autres pays de marcher avec la meme energie a la destruction de tous les pouvoirs politiques. La liberte pour tous et le respect mutuel de cette liberte, ai-je dit, telles sont les conditions essentielles de la solidarite internationale. Mais M. Marx ne veut evidemment pas de cette solidarite, puisqu'il refuse de reconnaitre la liberte individuelle. Pour appuyer ce refus, il a une theorie toute speciale, qui n'est, d'ailleurs, qu'une consequence logique de son systeme. L'etat politique de chaque pays, dit-il, est toujours le produit et l'expression fidele de sa situation economique; pour changer le premier, il faut transformer cette derniere. Tout le secret des evolutions historiques, selon M. Marx, est la. Il ne tient aucun compte des autres elements de l'histoire: tels que la reaction pourtant evidente des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation economique." Voici la parole d'un homme libertaire et tolerant: Ne merite la liberte que celui qui respecte celle des autres! Combien peu, meme parmi les grands hommes, respectent la liberte de pensee, surtout quand l'opinion des autres est diametralement opposee a la leur. On conspue le dogme de l'infaillibilite papale, mais combien pronent leur propre infaillibilite! Comme si l'une n'etait pas aussi absurde que l'autre! Il est impossible de comprimer les esprits dans l'etau de ses propres idees; mais on doit laisser a chacun la liberte de se developper suivant sa propre individualite. Des qu'on prononce des mots comme le "veritable interet populaire", le "bien public", etc., c'est souvent avec l'arriere-pensee de masquer par la la denegation de la liberte individuelle a la minorite. Et ce n'est autre chose que la proclamation de l'absolutisme le plus illimite. En effet, devant ce principe, tout gouvernement (monarchie, representation du peuple ou majorite du peuple) ne doit pas seulement proclamer ce qu'_il_ considere comme le veritable interet populaire, le bien public, mais il est oblige de forcer tout individu a accepter son opinion. Toute autre doctrine, toute heresie, toute religion, contraire doit etre exterminee des que le gouvernement croit que cela est necessaire au veritable interet populaire, au bien public. Le Dr Friedlaender fait mention de trois courants de l'idee socialiste qu'il determine comme suit: 1 deg. Les marxistes veulent, au nom de la "societe", s'emparer du produit du travail et le faire partager par les bureaucrates pour le soi-disant "bien-etre de tous". Et, si je ne me soumets pas, on emploiera la force. L'idee motrice de l'activite economique resulterait d'une espece de sensation du devoir inspire par le communisme d'Etat, et la ou elle ne suffirait pas, de la contrainte economique ou brutale de l'Etat; d'apres le modele du soi-disant devoir militaire d'aujourd'hui, ou il y a egalement des "volontaires". "2 deg. Les anarchistes communistes proclament le "droit de jouissance" sur les produits du travail des autres. Quand on accepte cela sans une remuneration de meme valeur, on se laisse doter. En verite le communisme anarchiste aboutit a une dotation reciproque, sans s'occuper de la valeur des objets ou services echanges. L'idee motrice de l'activite economique serait d'une part le penchant inne vers le travail economique, penchant qui n'a pas de but egoiste, d'autre part, un sentiment de justice, pour ne pas dire de pudeur, qui empecherait que l'on se laissat continuellement doter sans services reciproques. "3 deg. Le systeme anticrate-socialitaire de Duehring, c'est-a-dire le socialisme-libertaire, proclame, a cote de l'egalite des conditions de production, le droit de jouissance complet sur le produit du travail individuel et, comme complement, le libre echange des produits de meme valeur. L'idee motrice de l'activite economique serait l'interet personnel, non dans son acception egoiste basee sur la spoliation des autres, mais dans le sens d'un egoisme salutaire. Nous travaillons pour vivre, pour consommer. Nous travaillons plus pour pouvoir consommer plus. Nous travaillons non par force, non par devoir, non pour notre propre satisfaction (tant mieux pour moi si le travail me procure une satisfaction), mais par interet personnel. Est-ce que ce systeme n'aurait pas une base plus solide que le communisme anarchiste? Celui qui aime a donner peut le faire, mais peut-on eriger en regie generale la dotation reciproque?" Cette explication ne brille ni par la clarte ni par la simplicite et elle est tres mal formulee. Ces deux derniers systemes sont donc defendus par des socialistes libertaires et le premier par les partisans du socialisme autoritaire. Comme Duehring n'est pas un communiste et differe consequemment avec nous sur ce point, nous ne pouvons admettre sa doctrine economique. Car nous avons la conviction qu'il est impossible de donner une formule plus simple et meilleure que: "Chacun donne selon ses forces; chacun recoit selon ses besoins." Et ceci ne suppose nullement une reglementation, individuelle ou collective, qui determine les forces et les besoins. Chacun, mieux que n'importe qui, peut determiner ses forces et quand nous supposons que dans une societe communiste chacun sera bien nourri et eduque, il est clair qu'un homme normalement developpe, mettra ses forces a la disposition de la communaute sans y etre contraint. Des qu'il y a contrainte, elle ne peut avoir qu'une influence nefaste sur le travail. Il serait absurde de supposer que les socialistes autoritaires cherchent a sacrifier une partie de leur liberte individuelle a une forme particuliere de gouvernement; eux aussi poursuivent la realisation d'une societe determinee, parce qu'ils croient que celle-ci rendra possible le degre de liberte individuelle necessaire au plus grand epanouissement du bien-etre personnel. Mais c'est une utopie de leur part lorsqu'ils pensent garantir suffisamment par leur systeme le degre de liberte qu'ils souhaitent. Ils se rendent coupables d'une fausse conception qui pourrait avoir des resultats funestes, et nous devons tacher de les en convaincre et de leur demontrer que leur systeme n'est pas l'affirmation de la liberte, mais la negation de toute liberte individuelle. Il y a la une tendance incontestable a renforcer le pouvoir de la societe et a diminuer celui de l'individu. C'est une raison de plus pour s'y opposer. La question principale peut ainsi etre nettement posee: "Comment peut et doit etre limitee la liberte d'action de l'individu vis-a-vis de la societe? Ceci est la plus grande enigme du sphynx social et nous ne pouvons nous soustraire a sa solution. En premier lieu l'homme est un etre personnel, formant un tout en soi-meme, _(individuum, in_ et _dividuum_, de _divido_, diviser, c'est-a-dire un etre indivise et indivisible). En second lieu, il est un animal vivant en troupeau. Celui qui vit isole dans une ile est completement libre de ses actions, en tant que la nature et les elements ne le contrarient pas. Mais lorsque, pousse par le sentiment de sociabilite, il veut vivre en groupe, ce sentiment doit etre assez puissant qu'il lui sacrifie une partie de sa liberte individuelle. Celui qui aimera la liberte individuelle menera une vie isolee, et celui qui preferera la communaute, la sociabilite, preconisera ces etats sociaux, meme en sacrifiant une partie de sa liberte. La liberte n'exclut pas tout pouvoir. Voici comment Bakounine repond a cette question[65]: "S'ensuit-il que je repousse toute autorite? Loin de moi cette pensee ... Mais je ne me contente pas de consulter une seule autorite specialiste, j'en consulte plusieurs; je compare leurs opinions et je choisis celle qui me parait la plus juste. Mais je ne reconnais point d'autorite infaillible, meme dans les questions speciales; par consequent, quelque respect que je puisse avoir pour l'humanite et pour la sincerite de tel ou tel individu, je n'ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale a ma raison, a ma liberte et au succes meme de mes entreprises; elle me transformerait immediatement en un esclave stupide, en un instrument de la volonte et des interets d'autrui." Et plus loin: "Je recois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est dirigeant et chacun est dirige a son tour. Donc il n'y a point d'autorite fixe et constante, mais un echange continu d'autorite et de subordination mutuelles, passageres et surtout volontaires." C'est sous la foi d'autres personnes que nous acceptons comme verites une foule de choses. Penser librement ne signifie pas: penser arbitrairement, mais mettre ses idees en concordance avec des phenomenes dument constates qui se produisent en nous et au dehors de nous, sans abstraire notre conception des lois de la logique. L'homme qui n'accepte rien sur la foi des autres, afin de pouvoir se faire une opinion personnelle, est certainement un homme eclaire. Mais nous ne craignons pas de pretendre qu'une soumission prealable a l'autorite d'autres personnes est necessaire pour arriver a pouvoir exprimer un jugement sain et independant. La recherche de l'abolition de toute autorite n'est donc pas la caracteristique d'un esprit superieur, ni la consequence de l'amour de la liberte, mais generalement une preuve de pauvrete d'esprit et de vanite. Cette soumission se fait volontairement. Et de meme qu'on n'a pas le droit de nous soumettre par force a une autorite quelconque, de meme on n'a pas le droit de nous empecher de nous soustraire a cette autorite. Quand et pourquoi recherche-t-on la societe des autres? Parce que seul, isole, on ne parviendrait pas a vivre et qu'on a besoin d'aide. Si nous pouvions nous suffire a nous-memes, nous ne songerions jamais a nous faire aider par d'autres. C'est l'interet qui pousse les hommes a faire dependre leur volonte, dans des limites tracees d'avance, de la volonte d'autres hommes. Mais toujours nous devons etre libres de reprendre notre liberte individuelle des que les liens que nous avons acceptes librement et qui ne nous serraient pas, commencent a nous gener, car un jour viendra ou peut venir ou ces liens seront tellement lourds que nous tacherons de nous en delivrer. La satisfaction de nos besoins est donc le but de la reglementation de la societe. S'il est possible d'y arriver d'une maniere differente et meilleure, chaque individu doit pouvoir se separer du groupe dans lequel il lui a ete jusque-la le plus facile de contenter ses besoins et se rallier a un autre groupe qui, d'apres lui, repond mieux au but qu'il veut atteindre. Rien ne repugne plus a l'homme libre que de devoir remplir une tache dont l'accomplissement est rendu obligatoire par la force; chaque fois meme que sa conviction personnelle ne considere pas cette tache comme un devoir, il la regarde comme un mal et s'efforce de ne pas l'accomplir. La contrainte de l'Etat--qu'il s'agisse d'un despote, du suffrage universel ou de n'importe quoi--est la plus odieuse de toutes, parce qu'on ne peut s'y soustraire. Si je suis membre d'une societe quelconque qui prend des resolutions contraires a mes opinions, je puis demissionner. Ceci n'est pas le cas pour l'Etat. Presque toujours il est impossible de quitter l'Etat, c'est-a-dire le pays. Si c'est un independant qui cherche a le faire, il doit abandonner tout ce qui le retient au pays, au peuple, car les frontieres de l'Etat sont les frontieres du pays, du peuple. Et d'ailleurs, on ne peut quitter un Etat sans sentir aussitot le joug d'un autre Etat. On peut ne plus etre Hollandais, mais on devient Belge, Allemand, Francais, etc. Quand on est coreligionnaire de l'Eglise reformee, personne ne vous force, lorsque vous la quittez, de devenir membre d'une autre Eglise, mais on ne peut cesser de faire partie d'un Etat sans devenir de droit membre d'un autre Etat. Quel interet y a-t-il a quitter un Etat mauvais pour un autre qui n'est pas meilleur? On doit payer pour ce qu'on n'admet pas, on doit remplir des devoirs qu'on considere comme opposes a sa dignite. Tout cela n'a aucune importance; vous n'avez qu'a vous soumettre au pouvoir et, si vous ne voulez pas, vous sentirez le bras pesant de l'autorite. Et pourtant on veut nous faire accroire que nous sommes des hommes libres dans un Etat libre. Plus grand est le territoire sur lequel l'Etat exerce son autorite, plus grande sera sa tyrannie sur nous. Le juriste allemand Lhering ecrivait en toute verite: "Quand l'Etat peut donner force de loi a tout ce qui lui semble bon, moral et utile, ce droit n'a pas de limites; ce que l'Etat permettra de faire ne sera qu'une concession. La conception d'une toute-puissance de l'Etat absorbant tout en soi et produisant tout, en depit du riche vetement dans lequel elle aime a se draper et des phrases ronflantes de bien-etre du peuple, de respect des principes objectifs, de loi morale, n'est qu'un miserable produit de l'arbitraire et la theorie du despotisme, qu'elle soit mise en pratique par la volonte populaire ou par une monarchie absolue. Son acceptation constitue pour l'individu un suicide moral. On prive l'homme de la possibilite d'etre bon, parce qu'on ne lui permet pas de faire le bien de son propre mouvement." La toute-puissance de l'Etat est la plus grande tyrannie possible, meme dans un Etat populaire. La soi-disant liberte, acquise lorsque le peuple nomme ses propres maitres, est plutot une comedie qu'une realite, car, des que le bulletin est depose dans l'urne, le souverain redevient sujet pour longtemps. On croit etre son propre maitre et on se rejouit deja de cette soi-disant suprematie. En 1529, a la diete de l'Empire, a Spiers, on proclama un principe dont la portee etait bien plus grande qu'on le soupconnait alors: "Dans beaucoup de cas la majorite n'a pas de droits envers la minorite, parce que la chose ne concerne pas l'ensemble mais chacun en particulier." Si l'on avait agi d'apres ce principe, il n'y aurait plus eu tant de contrainte et de tyrannie. Lorsque Bastiat considere l'Etat comme "la collection des individus", il oublie qu'une collection d'objets, de grains de sable, par exemple, ne constitue pas encore un ensemble. John-Stuart Mill, dans son excellent livre sur la liberte[66], parle de la liberte inviolable qui doit etre reservee a tout individu, en opposition a la puissance de l'Etat et il dit: "L'unique cause pour laquelle des hommes, individuellement ou unis, puissent limiter la liberte d'un d'entre eux, est la conservation et la defense de soi-meme. L'unique cause pour laquelle la puissance peut etre legitimement exercee contre la volonte propre d'un membre d'une societe civilisee, c'est pour empecher ce membre de nuire aux autres. Son propre bien-etre, tant materiel que moral, n'y donne pas le moindre droit. Les seuls actes de sa conduite pour lesquels un individu est responsable vis-a-vis de la societe sont ceux qui ont rapport aux autres. Pour ceux qui le concernent personnellement, son independance est illimitee. L'individu est le maitre souverain de soi-meme, de son propre corps et esprit. Ici se presente neanmoins encore une difficulte: Existe-t-il des actions qui concernent uniquement celui qui en est l'auteur et n'ont d'influence sur aucune autre personne?" Et Mill repond: "Ce qui me concerne peut, d'une maniere mediate, avoir une grande influence sur d'autres" et il proclame la liberte individuelle seulement dans le cas ou par suite de l'action d'un individu, personne que lui n'est touche immediatement. Mais existe-t-il une limite entre l'action mediate et l'action immediate? Qui delimitera la frontiere ou l'une commence et l'autre finit? A cote de la liberte individuelle, Mill veut encore, "pour chaque groupe d'individus, une liberte de convenance, leur permettant de regler de commun accord tout ce qui les concerne et ne regarde personne d'autre". Nous ne voulons pas approfondir la chose, quoiqu'il faille constater que Mill est souvent en opposition avec ses propres principes. Ainsi il pense que celui qui s'enivre et ne nuit par la qu'a soi-meme, doit etre libre de le faire, et que l'Etat n'a pas le moindre droit de s'occuper de cette action. Qui proclamera que c'est uniquement a soi-meme qu'il fait tort? Lorsque cet individu procree des enfants heritiers du meme mal, ne nuit-il pas a d'autres en dotant la societe d'individus gangrenes? Mais, dit Mill, des que, sous l'influence de la boisson, il a fait du tort a d'autres, il doit dommages et interets et, a l'avenir, il peut etre mis sous la surveillance de la police; mais, lorsqu'il s'enivre encore, il ne peut etre puni que pour cela. Il n'a donc pas la liberte de s'enivrer de nouveau, quoiqu'il ne fasse de tort a personne. La grande difficulte dans ce cas est la delimitation des droits respectifs de l'individu et de la societe. Il y a des choses qui ne peuvent etre faites que collectivement, d'autres ne concernent que l'individu et, quoiqu'il soit difficile de resoudre cette question, tous les penseurs s'en occupent. La disparition de l'individualisme ferait un tort considerable a la societe, car celui qui a perdu son individualite ne possede plus ni caractere ni personnalite. L'homme de genie n'est pas celui qui produit une nouveaute, mais celui qui met le sceau de son genie personnel sur ce qui existait deja avant lui et lui donne ainsi une nouvelle importance par la maniere dont il le produit. Mill parle dans le meme sens lorsqu'il dit: "Nul ne peut nier que la personnalite ne soit un element de valeur. Il y a toujours manque d'individus, non seulement pour decouvrir de nouvelles verites, et montrer que ce qui fut la verite ne l'est plus, mais egalement pour commencer de nouvelles actions et donner l'exemple d'une conduite plus eclairee, d'une meilleure comprehension et un meilleur sentiment de la vie humaine. Cela ne peut etre nie que par ceux qui croient que le monde atteindra la perfection complete. Il est vrai que cet avantage n'est pas le privilege de tous a la fois; en comparaison de l'humanite entiere il n'y a que peu d'hommes dont les experiences, acceptees par d'autres, ne seraient en meme temps le perfectionnement d'une habitude deja existante. Mais ce petit nombre d'hommes est comme le sel de la terre. Sans eux la vie humaine deviendrait un marecage stagnant. Non seulement ils nous apportent de bonnes choses qui n'existaient pas, mais ils maintiennent la vie dans ce qui existe deja. Si rien de nouveau ne se produisait, la vie humaine deviendrait inutile. Les hommes de genie formeront toujours une faible minorite; mais pour les avoir, il est necessaire de cultiver le sol qui les produit. Le genie ne peut respirer librement que dans une atmosphere de liberte. Les hommes de genie sont plus individualistes que les autres; par consequent moins disposes a se soumettre, sans en etre blesses, aux petites formes etriquees qu'emploie la societe pour epargner a ses membres la peine de former leur propre caractere[67]". Et je craindrais que cette originalite ne se perdit si on mettait des entraves quelconques a la libre initiative. Donnons encore la parole a Bakounine: "Qu'est-ce que l'autorite? Est-ce la puissance inevitable des lois naturelles qui se manifestent dans l'enchainement et dans la succession fatale des phenomenes du monde physique et du monde social? En effet, contre les lois, la revolte est non seulement defendue, mais elle est encore impossible. Mous pouvons les meconnaitre ou ne point encore les connaitre, mais nous ne pouvons pas leur desobeir, parce qu'elles consument la base et les conditions memes de notre existence: elles nous enveloppent, nous penetrent, reglent tous nos mouvements, nos pensees et nos actes; alors meme que nous croyons leur desobeir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance. Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n'y a rien d'humiliant dans cet esclavage. Car l'esclavage suppose un maitre exterieur, un legislateur qui se trouve en dehors de celui auquel il commande; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous: elles nous sont inherentes, elles constituent notre etre, tout notre etre, corporellement, intellectuellement et moralement: nous ne vivons, nous ne respirons, nous n'agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d'elles, nous ne sommes rien, _nous ne sommes pas_. D'ou nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous revolter contre elles? Vis-a-vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme qu'une seule liberte possible: c'est de les reconnaitre et de les appliquer toujours davantage, conformement au but d'emancipation ou d'humanisation collective et individuelle qu'il poursuit." On ne peut reagir contre cette autorite-la. On pourrait dire: C'est l'autorite naturelle ou plutot l'influence naturelle de l'un sur l'autre a laquelle nous ne pouvons nous soustraire et a laquelle nous nous soumettons, presque toujours sans le savoir. En quoi consiste la liberte? Bakounine repond: "La liberte de l'homme consiste uniquement en ceci: qu'il obeit aux lois naturelles, parce qu'il les a reconnues _lui-meme_ comme telles et non parce qu'elles lui ont ete exterieurement imposees par une volonte etrangere, divine ou humaine, collective ou individuelle quelconque. Nous reconnaissons donc l'autorite absolue de la science, parce que la science n'a d'autre objet que la reproduction mentale, reflechie et aussi systematique que possible des lois naturelles qui sont inherentes a la vie materielle, intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans le fait, qu'un seul et meme monde naturel. En dehors de cette autorite uniquement legitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme a la liberte humaine, nous declarons toutes les autres autorites mensongeres, arbitraires et funestes. Nous reconnaissons l'autorite absolue de la science, mais nous repoussons l'infaillibilite et l'universalite du savant". Voila la conception de l'autorite et de la liberte. Et celui qui aime la liberte n'acceptera d'autre autorite exterieure que celle qui se trouve dans le caractere meme des choses. Lorsque Ciceron comprenait deja que "la raison d'etre de la liberte est de vivre comme on l'entend[68]", et que "la liberte ne peut avoir de residence fixe que dans un Etat ou les lois sont egales et le pouvoir de l'opinion publique fort[69]", cela prouve que l'humanite etait deja traversee par un courant libertaire et Spencer ne fit reellement que repeter les paroles de Ciceron lorsqu'il ecrivit[70]: "L'homme doit avoir la liberte d'aller et de venir, de voir, de sentir, de parler, de travailler, d'obtenir sa nourriture, ses habillements, son logement, et de satisfaire les besoins de la nature aussi bien pour lui que pour les autres! Il doit etre libre afin de pouvoir faire tout ce qui est necessaire, soit directement soit indirectement, a la satisfaction de ses besoins moraux et physiques." Ce que tout homme pensant desire posseder, c'est la liberte qui nous permet de developper notre individualite dans toute son expansion, mais, des qu'il aspire a cette liberte pour lui-meme, il doit collaborer a ce qu'on n'empeche personne de satisfaire ce besoin vital. Car l'aspiration vers la liberte est forte chez l'homme et apres les besoins corporels, la liberte est incontestablement le plus puissant des besoins de l'homme. La definition du philosophe Spinoza dans son _Ethique_ est une des meilleures qu'on puisse trouver. Il dit: une chose est libre qui existe par la necessite de sa nature et est definie par soi-meme, pour agir; au contraire dependant ou plutot contraint cet objet qui est defini _par un autre_ pour exister et agir d'une maniere fixe et inebranlable. Et le consciencieux savant Mill[71] a parfaitement bien compris que dans l'avenir la victoire serait au principe qui donnerait le plus de garanties a la liberte individuelle. Apres avoir fait la comparaison entre la propriete individuelle et le socialisme avec la propriete collective, il dit tres prudemment: "Si nous faisions une supposition, nous dirions que la reponse a la question: "Lequel des deux principes triomphera et donnera a la societe sa forme definitive?" dependra surtout de cette autre question: "Lequel des deux systemes permet la plus grande expansion de la liberte et de la spontaneite des hommes?" Et plus loin: "Les institutions sociales aussi bien que la moralite pratique arriveraient a la perfection si la complete independance et liberte d'agir de chacun etaient garanties sans autre contrainte que le devoir de ne pas faire du mal a d'autres. Une education basee sur des institutions sociales necessitant le sacrifice de la liberte d'action pour atteindre a un plus haut haut degre de bonheur ou d'abondance, ou pour avoir une egalite complete, annihilerait une des caracteristiques principales de la nature humaine." Maintenant il nie que les critiques actuelles du communisme soient exagerees, car "les contraintes imposees par le communisme seraient de la liberte en les comparant a la situation de la grande majorite"; il trouve qu'aujourd'hui les travailleurs ont tout aussi peu de choix de travail ou de liberte de mouvement, qu'ils sont tout aussi dependants de regles fixes et du bon vouloir d'etrangers qu'ils pourraient l'etre sous n'importe quel systeme, l'esclavage excepte. Et il arrive a la conclusion que si un choix devait etre fait entre le communisme avec ses bons et mauvais cotes et la situation actuelle avec ses souffrances et injustices, toutes les difficultes, grandes et petites du communisme ne compteraient pour lui que comme un peu de poussiere dans la balance. Rarement un adversaire fit plus honnete declaration. Pour lui la question n'est pas encore videe, car il nie que nous connaissions dans leur meilleure expression le travail individuel et le socialisme. Et il tient tellement a l'individualisme, ce que l'on possede, du reste, de preferable, qu'il craint toujours qu'il ne soit efface et annihile. En exprimant un doute il dit: "La question est de savoir s'il restera quelque espace pour le caractere individuel; si l'opinion publique ne sera pas un joug tyrannique; si la dependance totale de chacun a tous et le controle de tous sur tous ne seront pas la cause d'une sotte uniformite de sentir et d'agir." On peut facilement glisser sur cette question et la noyer dans un flot de phrases creuses, comme: Quand chacun aura du pain, cette liberte viendra toute seule, mais ceci constitue pour nous une preuve d'etourderie et de superficialite, une preuve que soi-meme l'on n'a pas un grand besoin de la liberte. Mill ne glisse pas si facilement sur cette question, car il y revient souvent. Le communisme lui sourirait s'il devait lui garantir son individualite. On doit encore prouver que le communisme s'accommoderait de ce developpement multiforme de la nature humaine, de toutes ces varietes, de cette difference de gout et de talent, de cette richesse de points de vue intellectuels qui, non seulement rendent la vie humaine interessante, mais constituent egalement la source principale de civilisation intellectuelle et de progres moral en donnant a chaque individu une foule de conceptions que celui-ci n'aurait pas trouvees tout seul. Ne doit-on pas reconnaitre que c'est vraiment _la_ question par excellence. Et les conceptions libertaires font de tels progres que ceux-la memes qui sont partisans d'une reglementation centralisee de la production, font toutes sortes de concessions a leur principe des qu'ils le discutent. Quelquefois les etatistes principiels sont anti-etatistes dans leurs raisonnements. Le malheur c'est que les social-democrates precisent si peu. Ils sont tellement absorbes par les elections, par toutes sortes de reformes du systeme actuel, que le temps leur manque pour discuter les autres questions. Ces reformes sont pour la plus grande partie les memes que celles que demandent les radicaux et tendent toutes a maintenir le systeme actuel de propriete privee et a rendre le joug de l'esclavage un peu plus supportable pour les travailleurs. Ainsi se forment plus nettement deux fractions, dont l'une se fond avec la bourgeoisie radicale, quoiqu'elle garde, dans les considerants de son programme, l'abolition de la propriete privee, et dont l'autre poursuit plutot un changement radical de la societe, sans s'occuper de tous les compromis qui sont la suite inevitable du concours prete aux besognes parlementaires dans nos assemblees actuelles. Les marxistes se basent sur l'Etat. Les anarchistes, au contraire, se basent sur l'individu et le groupement libre. Mais le choix n'est pas borne entre ces deux theses. Est-ce que Kropotkine, par exemple, qui dans son livre _La Conquete du pain_ parle d'une reglementation, d'une organisation de la production, aurait bien le droit de se considerer comme anarchiste, d'apres la signification que l'on donne habituellement a ce mot, et qui est la meme que ce qu'en Hollande, nous avons considere toujours comme le socialisme, tout en conservant le principe de la liberte? On s'oppose a cette classification et on dira que nous ne rendons pas justice a Marx. On dit que Marx donnait a l'Etat une tout autre signification que celle dans laquelle nous employons ce mot, qu'il ne croyait pas au vieil Etat patriarcal et absolu, mais considerait l'Etat et la societe comme une unite. La reponse de Tucker est assez caracteristique: "Oui, il les considerait comme une unite, de la meme maniere que l'agneau et le lion forment une unite _lorsque le lion a devore l'agneau._ L'unite de l'Etat et de la societe ressemble pour Marx a l'unite de l'homme et de la femme devant la loi. L'homme et la femme ne font qu'un, mais cette unite c'est l'homme. Ainsi, d'apres Marx, l'Etat et la societe forment une unite, mais, cette unite, c'est l'Etat seul. Si Marx avait unifie l'Etat et la societe et que _cette unite fut la societe_, les anarchistes n'auraient differe avec lui que de peu de chose. Car pour les anarchistes, la societe est tout simplement le developpement de l'ensemble des relations entre individus naturellement libres de toute puissance exterieure, constituee, autoritaire. Que Marx ne comprenait pas l'Etat de cette facon, cela ressort clairement de son plan qui comportait l'etablissement et le maintien du socialisme, c'est-a-dire la prise de possession du capital et son administration publique par un pouvoir autoritaire, qui n'est pas moins autoritaire parce qu'il est democratique au lieu d'etre patriarcal[72]." En effet, pourquoi se disputer lorsqu'on poursuit le meme but? Et si cela n'est pas, quelle autre difference y a-t-il que celle que nous avons fait ressortir? Je sais qu'on peut invoquer d'autres explications de Marx afin de prouver sa conception et, a ce point de vue la, on pourrait presque l'appeler le pere de l'anarchie. Mais cette conception est en opposition complete avec sa principale argumentation. Aujourd'hui on en agit avec Marx comme avec la Bible: chacun y puise, pour se donner raison, ce qui lui convient, comme les croyants pillent les textes de la Bible pour defendre leurs propres idees. Mais lorsque Rodbertus declare que si "jamais la justice et la liberte regnent sur terre, le remplacement de la propriete terrienne et capitaliste par la propriete collective du sol et des moyens de production sera necessaire et inevitable"[73], nous voudrions bien connaitre la difference entre lui et Marx, qui preconise la meme chose comme base de toutes ses conceptions. Vollmar le reconnait dans sa brochure sur le socialisme d'Etat, mais il pretend que "_trotzdem_ (quand meme)" ils se trouvent a un tout autre point de vue que les socialistes d'Etat: "Leur caractere est autoritaire, leurs moyens, pour autant qu'ils menent a la solution, sont si faibles que l'humanite pourrait attendre encore sa delivrance durant plusieurs siecles." Pour cette raison il qualifiait le socialisme d'Etat de "tendance ennemie" et affirmait meme que lorsqu'on pretend que la social-democratie se rapproche de ce courant d'idees, cela signifie que le socialisme renie ses principes fondamentaux, ment a son essence intrinseque. La resolution suivante du Congres du parti socialiste allemand a Berlin exprima la meme chose: "La democratie socialiste est revolutionnaire dans son essence, le socialisme d'Etat est conservateur. Democratie socialiste et socialisme d'Etat sont des antitheses irreconciliables." Tout cela parait tres beau, mais ce que Liebknecht et Vollmar attribuent au socialisme d'Etat, nous le reprochons a leur democratie socialiste. Il est vrai qu'ils parlent du "soi-disant socialisme d'Etat" et continuent comme suit: "Le soi-disant socialisme d'Etat, en tant qu'il a pour but des reglementations fiscales, veut remplacer les capitalistes prives par l'Etat et lui donner le pouvoir d'imposer au peuple travailleur le double joug de l'exploitation economique et de l'esclavage politique." _Si duo faciunt idem, non est idem_ (si deux personnes font la meme chose, ce n'est pas encore la meme chose); ce proverbe est base sur la grande difference qui peut exister dans les mobiles. Qu'une mesure soit prise dans un but fiscal ou dans un autre but, cela reste equivalent quant a la mesure prise. Ainsi, par exemple, ceux qui veulent augmenter les revenus de l'Etat avec les produits des chemins de fer, aussi bien que ceux qui, pour des raisons strategiques, croient a la necessite de l'exploitation des chemins de fer par l'Etat et ceux qui trouvent que les moyens generaux de communication doivent appartenir a l'Etat voteront la reprise des chemins de fer par l'Etat, tandis que ceux qui admettent le principe mais se defient de l'Etat actuel, voteront contre. Il nous parait que la phrase "en tant qu'il a pour but des reglementations fiscales" peut etre supprimee. Mais pourquoi parler de socialisme d'Etat lorsqu'on designe plutot le capitalisme d'Etat? Liebknecht remarque justement: "Si l'Etat etait le maitre de tous les metiers, l'ouvrier devrait se soumettre a toutes les conditions, parce qu'il ne saurait trouver d'autre besogne. Et ce soi-disant socialisme d'Etat, _qui est en realite du capitalisme d'Etat_, ne ferait qu'augmenter dans de notables proportions la dependance politique et economique; l'esclavage economique augmenterait l'esclavage politique, et celui-ci augmenterait et intensifierait l'esclavage economique." Cela n'est pourtant pas exprime sans parti-pris. Les socialistes de toute ecole combattent _ce socialisme d'Etat_, et ainsi Vollmar et Liebknecht, Rodbertus meme, peuvent se tendre la main: ce n'est pas sans raison qu'on les traite aussi de capitalistes d'Etat, et le mot "soi-disant" joue le role de paratonnerre pour detourner l'attention. "Le socialisme d'Etat dans le sens actuel est la _Verstaatlichung_[74] poussee a l'extreme, la _Verstaatlichung_ des differentes branches de la production, comme cela existe deja generalement pour les chemins de fer et ainsi que l'on a essaye de le faire pour l'industrie du tabac. Petit a petit on veut mettre un metier apres l'autre sous la dependance de l'Etat, c'est-a-dire remplacer les patrons par l'Etat, continuer le metier capitaliste, avec changement d'exploiteurs, mettre l'Etat a la place du capitaliste prive." Voila comment s'exprime Liebknecht. Mais les social-democrates veulent-ils autre chose? Si les lois ouvrieres, proposees par la fraction socialiste au Reichstag, etaient admises, est-ce que l'Etat ne serait pas leur executeur? Qu'on le veuille ou non, on serait force d'augmenter considerablement la competence de l'Etat. Lisez les _Fabian Essays_[75] sur le socialisme et vous verrez que ce n'est autre chose que du socialisme d'Etat. Lisez ce qu'ecrit Lacy[76]: "Le socialisme, c'est la justice basee sur la raison et fortifiee par la puissance de l'Etat. Ou bien: Le socialisme est la doctrine ou theorie qui assure que les interets de chacun et de tous seront le mieux servis par la subordination des interets individuels a ceux de tous. En reconnaissant que les interets individuels ne peuvent etre assures et confirmes que par l'autorite et la protection de l'Etat, il considere l'Etat comme etant place au-dessus de tous les individus. Mais si l'essence de l'Etat depend de l'existence des individus et si sa solidite est soumise a l'harmonie qu'il y a entre ses unites individuelles, il faut qu'il emploie son autorite de telle maniere qu'il fasse disparaitre toutes les causes de discorde, d'inegalite et d'injustice. Lacy ne craint pas de promettre a tous la plus grande somme de bonheur par la puissance et l'autorite de l'Etat." Et plus clairement encore il dit: "Il n'existe pas de prevention contre l'Etat qui agit comme entrepreneur prive; mais jamais ne se presentera la necessite que l'Etat soit le seul entrepreneur, en tant qu'une cooperation federalisee repondrait a tous les besoins de justice et atteindrait plutot le but en accordant des recompenses convenables aux produits, c'est-a-dire en provoquant et en soutenant l'individualisme. Les mines constituant une partie du pays, peuvent etre la propriete de l'Etat et exploitees par lui, parce qu'il y a une grande difference entre les mines et l'agriculture. Les chemins de fer, routes ou canaux appartiendraient donc naturellement a l'Etat et seraient exploites par lui et l'Etat creerait egalement des lignes de bateaux a vapeur faisant le service avec les colonies et les pays etrangers. Le commerce de l'alcool pourrait etre un monopole de l'Etat ainsi que la fabrication et la vente des matieres explosibles, armes, poisons et autres choses nuisibles a la vie humaine. Etendue plus loin, la possession par l'Etat des moyens de production ne serait ni pratique ni utile et n'est pas reclamee par les principes du socialisme[77]". Parcourez l'opuscule de Blatchford, intitule _Merrie England_, qui est ecrit d'une maniere attrayante, simple et aura beaucoup d'influence comme brochure de propagande. L'auteur en arrive a demander un monopole assurant a l'ouvrier la jouissance de tout ce qu'il produit. Mais comment le faire autrement que par un monopole d'Etat? Il me semble, du reste, que le socialisme d'Etat et le socialisme communal ne possedent nulle part plus de defenseurs qu'en Angleterre. Tout cela n'est-il pas du socialisme d'Etat reclame par des social-democrates? Tous les barrages qu'on voudra elever seront inutiles. Une fois engage sur cette pente, on doit glisser jusqu'au bout et on en fera l'experience de gre ou de force. "Le soi-disant socialisme d'Etat, en tant qu'il s'occupe de reformes sociales ou de l'amelioration de la situation des classes ouvrieres, est un systeme de demi-mesures, qui doit son existence a la peur de la social-democratie. Il a pour but, par de petites concessions et toutes sortes de demi-moyens, de detourner la classe ouvriere de la social-democratie et de diminuer la force de celle-ci." Voila ce que dit la resolution du congres du parti a Berlin. Mais la social-democratie, qui poursuit au Reichstag la realisation du programme pratique, n'est en realite autre chose qu'un systeme de demi-mesures. N'agrandit-on pas ainsi la competence de l'Etat actuel? Qui donc, si ce n'est l'Etat, doit executer les resolutions, des que les diverses revendications sont realisees? On sait que la fraction socialiste du Reichstag allemand a presente un projet de loi de protection. En supposant qu'il eut ete admis dans son ensemble, l'on n'aurait eu que des demi-reformes. Le systeme capitaliste n'aurait pas ete attaque. Et quelle est alors, diantre! la difference entre socialistes d'Etat poursuivant l'amelioration de la situation des classes ouvrieres, et social-democrates qui font la meme chose? La raison pour laquelle les socialistes d'Etat preconisent ces reformes n'a rien a y voir. "La social-democratie n'a jamais dedaigne de reclamer de l'Etat, ou de s'y rallier, quand etaient proposees par d'autres, les reformes tendant a l'amelioration de la situation de la classe ouvriere sous le systeme economique actuel. Elle ne considere ces reformes que comme de petits acomptes qui ne pourront la detourner de son but: la transformation socialiste de l'Etat et de la societe." Les liberaux progressistes disent absolument la meme chose: Soyez reconnaissants mais non satisfaits; acceptez ce que vous pouvez obtenir et considerez-le comme un acompte. Vraiment, alors il est inutile d'etre social-democrate. Rien d'etonnant qu'une telle resolution fut acceptee par les deux partis, que Liebknecht et Vollmar s'y ralliassent, car elle tourne adroitement autour du principe. A proprement parler, elle ne dit rien, mais avec des resolutions aussi vagues et sans signification on n'avance guere par rapport au principe. Seulement on a sauve, aux yeux de l'etranger, le semblant d'unite du Parti allemand. Mais les idees se developpent et nous croyons que la question du socialisme d'Etat prendra bientot une place preponderante dans les discussions. Et si la social-democratie n'echoue pas sur le rocher du socialisme d'Etat, ce sera grace aux anarchistes. Tous nous nous sommes inclines plus ou moins devant l'autel ou tronait le socialisme d'Etat; mais dans tous les pays la meme evolution se produit maintenant; reconnaissons honnetement que ce sont les anarchistes qui nous ont arretes pour la plupart et nous ont debarrasses du socialisme d'Etat. Personnellement, je me suis apercu peu a peu que mes principes socialistes, modeles d'apres Marx et le Parti allemand, etaient en realite du socialisme d'Etat et loin d'en rougir je le reconnais; je les ai renies parce que j'ai la conviction qu'ils constituaient une negation du principe de liberte. Je puis donc facilement me placer au point de vue des socialistes parlementaires, qui sont ou deviendront socialistes d'Etat, et j'ai la conviction que les evenements les forceront a rompre a jamais avec leurs idees ou a devenir franchement des socialistes d'Etat. On a donc obtenu un nettoyage et nous soumettons a l'examen de tous l'idee de Kropotkine: "Si l'on veut parler de lois historiques, on pourrait plutot dire que l'Etat faiblit a mesure qu'il ne se sent plus capable d'enrichir une classe de citoyens, soit aux depens d'une autre classe, soit aux depens d'autres Etats. Il deperit des qu'il manque a sa mission historique. Reveil des exploites et affaiblissement de l'idee de l'Etat sont, historiquement parlant, deux faits paralleles." Nous avons donc un socialisme autoritaire et un socialisme libertaire. Le choix devra se faire entre les deux. Etre libre est une conception generale qui ne signifie rien en elle-meme. On doit toujours etre libre en quelque maniere. Mais la liberte est en soi-meme une chose vide, negative. La liberte est l'atmosphere dans laquelle on veut vivre. La liberte c'est l'enveloppe. Et son contenu? Doit etre l'egalite. Ces deux termes se completent, forment en quelque sorte une dualite. L'egalite porte en soi la liberte, car inegalite signifie arbitraire et esclavage. La liberte sans egalite est un mensonge. Il ne peut etre question de liberte que lorsqu'on est completement independant sous le rapport economique. Tous ceux qui sont independants de la meme maniere et armes des memes moyens de pouvoir, sont libres parce qu'ils sont egaux. Le socialisme pretend qu'il y a une triple liberte: 1 deg. Une liberte economique ou la libre participation aux moyens de travail; 2 deg. Une liberte intellectuelle, ou la liberte de penser librement; 3 deg. Une liberte morale, ou la faculte de developper librement ses penchants. Apres des siecles de lutte, les deux dernieres sont reconnues comme droits abstraits par la majorite des peuples civilises et instruits, mais elles sont completement annihilees par l'absence de liberte economique, la clef de voute de la liberte proprement dite. Pourquoi changer de joug si cela ne sert a rien? Bakounine le dit fort a propos: "Le premier mot de l'emancipation universelle ne peut etre que la _liberte_, non cette _liberte_ politique bourgeoise tant preconisee et recommandee comme un objet de conquete prealable par M. Marx et ses adherents, mais la _grande liberte humaine_ qui, detruisant les chaines dogmatiques, metaphysiques, politiques et juridiques dont tous se trouvent aujourd'hui accables, rendra a tous, collectivites aussi bien qu'individus, la pleine autonomie, le libre developpement, en nous delivrant une fois pour toutes de tous inspecteurs, directeurs et tuteurs. "Le second mot de cette emancipation, c'est la _solidarite_, non la solidarite marxienne, organisee de haut en bas par un gouvernement quelconque et imposee, soit par ruse, soit par force, aux masses populaires; non cette solidarite de tous qui est la negation de la liberte de chacun et qui par la-meme devient un mensonge, une fiction, ayant pour doublure reelle l'esclavage, mais la solidarite qui est au contraire la confirmation et la realisation de toute liberte, prenant sa source non dans une loi politique quelconque mais dans la propre nature collective de l'homme, en vertu de laquelle aucun homme n'est libre, si tous les hommes qui l'entourent et qui exercent la moindre influence sur sa vie, ne le sont egalement." Et la solidarite a comme "bases essentielles l'_egalite_, le _travail collectif_, devenu obligatoire pour chacun, non par la force des lois mais par la force des choses, la _propriete collective_, pour guider l'experience, c'est-a-dire la pratique et la science de la vie collective, et, pour but final, _la constitution de l'humanite_, par consequent la ruine de tous les Etats". Le socialisme autoritaire presuppose toujours une camisole de force servant a dompter les insoumis, mais, quand la chose est jugee necessaire, on laisse rentrer par la porte de derriere ceux qui avaient ete jetes par la porte de devant. La plus forte condamnation de ce socialisme-la, ce sont ses institutions de police socialiste, de gendarmerie socialiste, de prisons socialistes? Car il est absolument egal, lorsqu'on n'a aucune envie d'etre apprehende au collet, de l'etre par un agent de police socialiste ou par un agent de police capitaliste; de comparaitre devant un juge socialiste ou capitaliste lorsqu'on ne veut pas avoir affaire aux juges; d'etre enferme dans une prison socialiste ou capitaliste, lorsqu'on ne veut pas etre emprisonne. Le titre n'y fait rien, le fait seul importe et il n'y a rien a gagner au changement de nom. Avec le mot "republique" ne disparait pas encore le danger de tyrannie. Il y a quelques annees nous avons vu a Paris un congres ouvrier dissous par la police, pour la seule raison que l'on craignait les tendances socialistes de l'assemblee. Est-ce que ces ouvriers voyaient une difference a etre disperses par la police republicaine ou par les gendarmes imperiaux? Que chaut au meurt-de-faim que la France ait un gouvernement republicain? Qui ne se rappelle l'effroyable drame de la famille Hayem a Paris: un pere, une mere et six enfants s'asphyxiant pour en finir avec leur vie de privations et de misere, le meme jour ou Paris etait en liesse et illumine pour la fete du 14 Juillet, commemorative de la prise de la Bastille? Il importe peu au pauvre qu'il y ait des employes republicains, des receveurs republicains, mettant la main sur le peu qu'il possede lorsqu'il ne paie pas les contributions; qu'il y ait des huissiers republicains qui, apres avoir tout vendu, le mettent a la porte; qu'il y ait des gendarmes republicains qui l'arretent comme vagabond lorsque la crise industrielle l'empeche de gagner sa vie; qu'il y ait des soldats republicains qui le fusillent lorsqu'il lutte par la greve; que lui fait que tout soit republicain, meme l'hopital ou il creve de misere, meme la prison ou l'on a inscrit cette ironique devise: Liberte, egalite, fraternite! Voici du reste la declaration faite par les socialistes au Parlement belge: "Etant donne qu'un gouvernement socialiste serait oblige de maintenir un corps de gendarmes pour arreter les malfaiteurs de droit commun, nous ne voulons pas voter contre le budget et nous devons nous abstenir" (Seance du 8 mars 1895. Emile Vandervelde). Il me semble que le socialisme autoritaire ne peut se passer d'une telle espece de camisole de force. Mais que ferez-vous des faineants, des insoumis? nous dit-on. En premier lieu, leur nombre sera restreint dans une societe ou chacun pourra travailler selon son caractere et ses aptitudes, mais s'il en reste encore, je prefererais les entretenir dans l'inaction, plutot que d'employer la force envers eux. Faites-leur sentir qu'ils ne mangent en realite que du pain de misericorde car ils n'aident pas a la production, faites appel a leur amour-propre, a leur sentiment d'honneur, et presque tous deviendront meilleurs; si, malgre tout, quelques-uns continuaient une vie aussi deshonorante, ce serait la preuve d'un etat maladif qu'on devrait tacher de guerir par l'hygiene. Pourquoi speculer sur les sentiments vils de l'homme et non sur ses bons sentiments? Par application de la derniere methode, on arriverait pourtant a de tout autres resultats qu'avec la premiere. Quant a moi, je suis convaincu qu'il n'y aura pas d'amelioration a cette situation tant qu'existera la famille, dans l'acception que l'on donne actuellement a ce mot. Chaque famille forme pour ainsi dire un groupe qui se pose plus ou moins en ennemi vis-a-vis d'un autre groupe. Longtemps encore on pourra precher la fraternite; tant que les enfants ne verront pas par l'education collective qu'ils appartiennent a une seule famille, ils ne connaitront pas la fraternite. Regle generale, les parents sont les pires educateurs de leurs propres enfants. Je pourrais citer des exemples d'excellents educateurs pour les enfants des autres donnant une tres mauvaise education a leurs propres enfants. Les enfants, aussi longtemps qu'ils prennent le sein, resteraient sous la surveillance de la mere, apres quoi ils seraient eleves collectivement, sous la surveillance des parents. Nous ne voulons point d'orphelinats ou d'etablissements ou les enfants soient enfermes derriere d'epaisses murailles, sans connaitre les soins familiaux; non, tout ce qui sent l'hospice doit etre banni. Il faut des institutions accessibles a tous, et surveillees constamment par la communaute. Et nous ne croyons pas que l'affection en soit exclue et que les enfants y soient prives de la chaleur bienfaisante de l'amour. Nous devons demander d'abord s'il existe quelque chose que l'on puisse appeler amour maternel? si la soi-disant consanguinite a quelque valeur? Supposons qu'apres la naissance d'un enfant on remplace celui-ci par un autre: la question est de savoir si la mere s'en apercevrait? S'il existe une sorte de lien du sang, elle devrait le remarquer. Il n'y a rien de tout cela. Quelqu'un qui s'est charge de soigner continuellement un enfant, ne l'aime-t-il pas autant que si c'etait son propre enfant? Nous ne parlons pas du pere, car l'amour paternel est naturellement tout autre. Si l'enfant appartient a l'un des parents, c'est evidemment a la mere. Meme par rapport a l'amour maternel la question se pose si ce n'est pas une suggestion, une imagination. Il existe evidemment un lien entre la mere et l'enfant, non parce qu'ils sont consanguins, mais parce que la mere a toujours soigne l'enfant. C'est une question d'habitude et la tyrannie des habitudes et coutumes est encore plus grande que celle des lois. (Songez par exemple a la puissance de la mode, a laquelle personne n'est force de se soumettre, mais a laquelle chacun obeit.) Si l'amour rend aveugle, c'est evidemment parce qu'il a tort. Les parents sont quelquefois tellement aveugles qu'ils ne voient pas les defauts de leurs enfants--quelquefois leurs propres defauts--et ne font rien pour les corriger. D'autres parents sont injustes envers leurs enfants pour ne pas avoir l'air de les favoriser; cela aussi est blamable. Nous pensons que le principe _mes enfants_, impliquant une idee de propriete privee, devra disparaitre completement et faire place au principe: _nos enfants_. Mais il serait insense d'obliger les meres a se separer de leurs enfants, car par la on ferait naitre dans le coeur maternel un sentiment d'inimitie. Non, elles doivent en arriver, par suite d'une instruction appropriee, a se separer de plein gre de leurs enfants et a comprendre qu'elles-memes ne pourraient jamais les entourer d'aussi bons soins que la collectivite; par elle les enfants seraient mieux traites, s'amuseraient davantage et comme, dans l'avenir, le nombre des meres instruites et sensees ne peut qu'augmenter, elles prouveront leur veritable amour maternel en se preoccupant plus du bien-etre de leur enfant que de leur propre plaisir. Non par contrainte (car il est probable que quelques-uns des partisans du principe s'y opposeraient des qu'on exercerait une contrainte quelconque), mais librement. Ainsi encore pour d'autres choses. Combien nous sommes redevables a l'initiative privee, poussee par l'interet! Kropotkine en a cite quelques exemples heureux, comme la Societe de sauvetage, fondee par libre entente et initiative individuelle. Le systeme du volontariat y fut applique avec succes. Autre exemple: c'est la Societe de la Croix-Rouge, qui soigne les blesses. L'abnegation des hommes et des femmes qui s'engagent volontairement a faire cette oeuvre d'amour, est au-dessus de tout eloge. La ou les officiers de sante salaries s'enfuient ainsi que leurs aides, les volontaires de la Croix-Rouge restent a leur poste au milieu du sifflement des balles et exposes a la brutalite des officiers ennemis. Pour l'autoritaire, "l'ideal, c'est le major du regiment, le salarie de l'Etat. Au diable donc la Croix-Rouge avec ses hopitaux hygieniques, si les garde-malade ne sont pas des fonctionnaires!" (Kropotkine.) Ne voyage-t-on pas directement de Paris a Constantinople, de Madrid a Saint-Petersbourg, quoique plusieurs directions de chemins de fer aient du contribuer a l'organisation de ces services internationaux? L'interet les a pousses a prendre de telles resolutions et cela s'est organise parfaitement sans ordres de superieurs. Aussi longtemps que le monde ne sera pas en etat de comprendre ces choses-la et qu'elles devront etre imposees, elles ne pourront prendre racine dans l'humanite. Mettons donc la libre initiative au premier plan et surtout ne l'aneantissons pas, car ce serait un prejudice enorme pour la societe. Dans une assemblee de gens bien eleves, instruits, on ne commence pas par decreter des lois auxquelles on devra se soumettre; chacun sait se conformer aux lois non ecrites qui nous disent de ne pas nous nuire respectivement, et chacun agit en consequence. Les diverses forces et tendances de la societe changeront toujours suivant les circonstances et prendront de nouvelles formes. L'esprit de combinaison rassemblera des elements non assortis. Le monde est une incessante division, un changement, une transformation, c'est-a-dire un continuel devenir. Les formes de la societe humaine possedent une force de croissance aussi grande que les plantes dans la nature. Personne ne constitue un etre isole et la comparaison de la societe au corps humain n'est pas denuee de verite. Lorsqu'un seul membre souffre, tout le corps souffre. Une chose depend de l'autre et les plus petites causes ont parfois les plus grands effets, qui se font sentir partout. Le tort qu'un individu se fait a lui-meme peut etre non seulement la source de torts envers ses parents les plus proches, mais peut avoir des suites desastreuses pour le tout, pour la communaute. L'Etat et la societe ne sont pas deux cercles qui ont un seul point central et dont les circonferences ne se touchent pas, par consequent; mais ils se completent, dependent l'un de l'autre, se transforment continuellement. Parfois l'Etat est un lien qui enserre la societe de telle maniere qu'il l'empeche de se developper. C'est le cas aujourd'hui. L'Etat peut avoir ete pendant un certain temps une transition necessaire, sans qu'il soit necessaire qu'il existe eternellement. En certaines circonstances meme il peut avoir ete un progres dont on n'a plus que faire maintenant. Bakounine, dit egalement, que "l'Etat est un mal, mais un mal historiquement necessaire, aussi necessaire dans le passe que le sera tot ou tard son extinction complete, aussi necessaire que l'ont ete la bestialite primitive et les divagations theologiques des hommes. L'Etat n'est point la societe, il n'en est qu'une forme historique aussi brutale qu'abstraite". Actuellement nous nous eloignons de l'Etat dans lequel nous avons ete enchaines pendant des siecles, et de plus en plus se forme en nous la conviction: "Ou l'Etat commence, la liberte individuelle finit, et vice versa." On repondra: "Mais cet Etat, qui est le representant du bien-etre general, ne peut prendre a l'homme une partie de sa liberte quand ainsi il la lui assure toute." Si cela etait toujours vrai, comment expliquer alors l'opposition que l'on fait a l'Etat? Il s'agit en outre de savoir si la partie que l'on cite ne constitue justement pas l'essence, le commencement de la liberte. Et des que cela se presente, on proteste naturellement contre cette contrainte qui, sous l'apparence de garantir la liberte, la supprime. "L'Etat, par son principe meme, est un immense cimetiere ou viennent se sacrifier, mourir, s'enterrer toutes les manifestations de la vie individuelle et locale, tous les interets des parties dont l'ensemble constitue precisement la societe. C'est l'autel ou la liberte reelle et le bien-etre des peuples sont immoles a la grandeur politique; et plus cette immolation est complete, plus l'Etat est parfait. J'en conclus, et c'est une conviction, que l'empire de Russie est l'Etat par excellence, l'Etat sans rhetorique et sans phrases, l'Etat le plus parfait en Europe. Tous les Etats au contraire dans lesquels les peuples peuvent encore respirer sont, au point de vue de l'ideal, des Etats incomplets, comme toutes les autres Eglises, en comparaison de l'Eglise catholique romaine, sont des Eglises manquees." (Bakounine.) L'Etat doit donc etre tout ou il devient rien, et ne constitue qu'une phase d'evolution predestinee a disparaitre. L'expression employee a ce sujet par Bakounine est spirituelle; il dit: "Chaque Etat est une Eglise terrestre, comme toute Eglise, a son tour, avec son ciel, sejour des bienheureux et ses dieux immortels, n'est rien qu'un celeste Etat." Qui pretendra que l'Etat ne se dissoudra pas un jour dans la societe, qu'un temps ne viendra pas ou les individus se developperont librement sans nuire a la liberte? Si la conscience et la vie individuelle constituent une partie integrale de l'homme, cette partie ne peut se fondre dans la communaute, mais reste separee tout en donnant son empreinte a l'individu. On ne peut non plus aneantir le sentiment de solidarite, car celui-ci egalement se developpe chez l'individu. Bakounine s'eleve contre la pretention que la liberte individuelle de chacun est limitee par celle des autres. Il y trouve meme "en germe, toute la theorie du despotisme". Et il le demontre de la maniere suivante: "Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les etres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont egalement libres. La liberte d'autrui, loin d'etre une limite ou la negation de ma liberte, en est au contraire la condition necessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberte des autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large est leur independance, plus etendue, plus profonde et plus large devient ma propre liberte. C'est au contraire l'esclavage des hommes qui pose une barriere a ma liberte, ou, ce qui revient au meme, c'est leur bestialite qui est une negation de mon humanite, parce que, encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberte ou ce qui veut dire la meme chose, lorsque ma dignite d'homme, mon droit humain, qui consiste a n'obeir a aucun autre homme et a ne determiner mes actes que conformement a mes convictions propres, reflechies par la conscience egalement libre de tous, me reviennent confirmes par l'assentiment de tout le monde. Ma liberte personnelle ainsi confirmee par la liberte de tout le monde s'etend a l'infini." C'est jouer sur les mots. Liberte absolue est une impossibilite. Du reste, nous parlons de la liberte d'hommes libres l'un envers l'autre. Ne seront-ils jamais en conflit? Quoique le but consiste a eviter tout conflit, cela ne peut se realiser dans son entier et alors la liberte de l'un vaut autant que celle de l'autre. Bakounine ne demolit pas cette affirmation et lorsqu'il divise la liberte en trois moments d'evolution, 1 deg. le plein developpement et la pleine jouissance de toutes les facultes et puissances humaines pour chacun par l'education, par l'instruction scientifique et par la prosperite materielle; 2 deg. la revolte de l'individu humain contre toute autorite divine et humaine, collective et individuelle, qu'il subdivise de nouveau en "theorie du fantome supreme de la theologie contre Dieu", c'est-a-dire l'Eglise, et la "revolte de chacun contre la tyrannie des hommes, contre l'autorite tant individuelle que sociale, representee et legalisee par l'Etat", nous pouvons le suivre. Nous croyons que la probabilite de conflit croit en proportion du degre de developpement des individus. Tachons maintenant d'avoir assez d'espace, assez de liberte pour chaque individu, de maniere a ce qu'ils ne se heurtent pas et que chacun trouve son propre terrain d'activite, et nous ferons disparaitre une des pierres d'achoppement de l'humanite. Il est facile de philosopher la-dessus, mais dans la realite on verra que la liberte absolue est impossible dans l'humanite et qu'il faut chercher une limite que chacun puisse accepter pour sa liberte personnelle; et si cette limite ne convient pas, on doit en donner une autre ou prouver que l'on peut s'en passer, mais alors on doit fournir de meilleurs arguments que les phrases de Bakounine. Ainsi, pour l'avenir, la question se pose: "Quelle place l'individu prendra-t-il dans la societe?" Cette question sera decisive, et il vaudra toujours mieux l'attaquer en face. Que de choses oubliees parce qu'elles n'etaient plus en correlation avec le monde moderne! Comme le dit Goethe: "Tout ce qui nait vaut qu'il disparaisse", c'est-a-dire rien n'est durable et tout ce qui nait porte en soi le germe de sa decomposition. Les formes et systemes surannes s'aneantissent, non parce qu'ils sont combattus par des arguments, mais parce que de nouvelles situations sont nees auxquelles ils ne s'adaptent pas et qui empechent par consequent leur viabilite. Dans la lutte pour la vie plusieurs croyances n'existent plus et celles-la seules se sont maintenues qui ont pu s'adapter aux situations nouvelles. Si l'homme a besoin d'une religion--et il y a des gens qui pretendent que l'homme est un animal religieux--et que les anciennes religions sont malades, mourantes ou mortes, comme c'est le cas pour les religions existantes, il nous faut une religion nouvelle s'adaptant aux nouvelles situations. Impossible de precipiter la marche de la nature: c'est un enfant faible que celui qui nait avant terme. Il en est de meme des systemes politiques et economiques. Ils deviennent surannes et a de nouvelles conditions de vie il faut de nouvelles formes de vie. Le developpement de la civilisation a ete compare avec raison a une spirale. L'humanite, en apparence, est arretee continuellement a la meme hauteur, ou prend meme une direction retrograde, et il faut du temps avant de constater qu'elle ait avance. Mais d'habitude, elle avance toujours car nous voyons l'horizon se deplacer continuellement. Progres signifie plus de savoir intellectuel, plus de puissance materielle, plus d'homogeneite dans la morale et dans la societe. Il y a au monde deux principes: _autorite_ et _liberte_. L'un se retrouve dans le socialisme autoritaire, l'autre dans le socialisme libertaire. Nous appelons socialiste d'Etat celui qui preconise des reformes tendant a augmenter et agrandir la competence de l'Etat dans la societe existante. C'est ce que font les social-democrates qui prennent l'Allemagne comme modele; voila pourquoi nous avons le droit de les classer sous cette rubrique. Le socialisme libertaire veut le groupement libre des hommes qui, par leurs interets, sont pousses a se reunir afin de cooperer au meme ideal, mais qui gardent la liberte, instantanee pour ainsi dire, de se retirer de cette cooperation. L'esprit de fraternite et de solidarite n'animera et penetrera l'humanite que lorsqu'elle aura pris comme base l'egalite, comme forme la liberte. NOTES: [30] Ce chapitre a paru dans _la Societe nouvelle_, mais il est revise et augmente. [31] Voir _Societe nouvelle_, 1891. [32] Voir _Societe nouvelle_, 1894. [33] _Neue Zeit_ 1895, Erster Band. [34] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_ von dr. Hans Mueller. [35] Voyez les superbes pages sur les elections dans le roman de Georges Renard. _La conversion d'Andre Savenay_. Les parlementaires connaissent tres bien la corruption electorale, mais comme hommes pratiques ils en font usage a leur profit si c'est possible. Leur theorie est: chacun son tour. C'est pour cela qu'ils pratiquent le "ote-toi de la que je m'y mette." [36] RICHARD CALWER, _Das kommunistische Manifest und die heutige Sozial-demokratie_. [37] _Oeuvres, Federalisme. Socialisme et Antitheologisme. Lettres sur le Patriotisme. Dieu et l'Etat._ Paris, Stock. [38] Voir _De sociale Gids_, IIe annee, p. 346 et suiv. [39] Voir _La Societe nouvelle_, annee 1894, t. I, p. 607. [40] Nous regrettons amerement de devoir infliger a nos lecteurs cet indigeste morceau de litterature social-democrate. Mais il le faut. [41] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, no 10, pp. 262 et suiv. [42] _Neue Zeit_ XIII, tome 2. [43] La foi du charbonnier. [44] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, n deg. 9, pp. 278 et suiv. [45] _Revue socialiste_, juillet-decembre 1872, p. 490. [46] Lire la brochure de M. Edmond Picard: _Comment on devient socialiste_. Cette brochure aurait tres bien pu etre ecrite par un radical malgre son titre socialiste. M. Picard y dit, en passant, qu'il veut l'abolition de la propriete privee. Et il ajoute: "J'y crois, a ce paradis terrestre, comme les chretiens a leur ideal celeste." [47] Voici, a titre documentaire, le programme agricole des socialistes belges, adopte au Congres national des 25-26 decembre 1893: 1 deg. Reorganisation des comices agricoles: _a_. Nomination des delegues en nombre egal par les proprietaires, les fermiers et les ouvriers; _b_. Intervention des comices dans les contestations collectives et individuelles entre les proprietaires, les fermiers et les ouvriers agricoles. 2 deg. Reglementation du contrat de louage: _a_. Fixation du taux des fermages par des comites d'arbitrage ou par les comices agricoles reformes; _b_. Indemnite au fermier sortant pour la plus value donnee a la propriete; _c_. Participation du proprietaire dans une mesure plus etendue que celle fixee par la loi aux pertes subies par le fermier; _d_. Suppression du privilege du proprietaire; 3 deg. Assurance par les provinces et reassurance par l'Etat contre les epizooties, les maladies des plantes, la grele, les inondations et autres risques agricoles; 4 deg. Organisation par les pouvoirs publics d'un enseignement agricole gratuit. Creation ou developpement de fermes modeles et de laboratoires agricoles; 5 deg. Organisation d'un service medical a la campagne; 6 deg. Reforme de la loi sur la chasse. Droit pour le locataire de detruire en toute saison les animaux nuisibles a la culture; 7 deg. Intervention des pouvoirs publics dans la cooperation agricole pour: _a_. L'achat de semences et d'engrais; _b_. La fabrication du beurre; _c_. L'achat et l'exploitation en commun de machines agricoles; _d_. La vente des produits; _e_. L'exploitation collective des terres. [48] Comme on le sait, le parlement allemand a rejete ce projet de loi. [49] Voir _la Societe Nouvelle_, 10 deg. annee, t. II, p. 26. [50]_Das Elend der Philosophie. Antwort auf Proudhon's Philosophie des Elends_, von KARL MARX, 1885. Du reste, on retrouve non seulement cette question mais encore les noms dans les _Principes du Socialisme, manifeste de la democratie au XIXe siecle_, par VICTOR CONSIDERANT. [51] Die neue Zeit XIII tome I, _Marx et Engels, le couple anarchiste_, par Kautsky. En parlant de la "revolution en permanence", il dit que Marx n'a pas voulu la revolution perpetuelle pour la revolution, car il ajoute les mots suivants: "les petits bourgeois veulent clore la revolution aussitot que possible, mais notre interet et notre tache est de faire la revolution permanente, jusqu'au moment ou les classes plus ou moins possedantes seront chassees du pouvoir, ou le proletariat aura conquis le pouvoir et ou l'association des proletaires non seulement dans un seul pays, mais dans tous les pays du monde entier, sera affranchie de toute concurrence et concentrera toutes les forces productives." Naturellement, mais personne ne veut la revolution pour la revolution elle-meme, chacun sait que la revolution n'est qu'un moyen et non pas le but. Mais le point de vue de Marx en ce temps-la fut bien autre que celui de nos social-democrates parlementaires et reformateurs d'aujourd'hui. [52] Comme cette raillerie concorde peu avec son idee de faire de la "conquete du pouvoir politique" le but principal du parti. Car comment realiser cet ideal sans l'ineluctable litanie? [53] Voir le _Protokoll der Verhandlungen des Parteitages der Sozial-demokratischen Partei Deutschlands zu Berlin_, pp. 175-176. [54] Dans la _Revue Socialiste_ de mars 1895, M. Jaures ecrit: "En fait, le collectivisme que nous voulons realiser dans l'ordre economique existe deja dans l'ordre politique." Donc, ce que veulent ces messieurs, c'est la centralisation politique autant qu'economique. [55] _La Conquete du pain_, p. 74. [56] _Sozial-demokratische Bibliothek, I. Gesellschaftliches und Privateigenthum_, von E. BERNSTEIN, pp. 27-29. [57] Les radicaux bourgeois voient avec satisfaction les socialistes devenir de plus en plus malleables. Aussi M. Georges Lorand, un radical perspicace, ecrivit-il, apres ce congres, que les social democrates allemands agissaient sagement et que, a peu de chose pres, les radicaux pourraient tres bien adherer a leur programme. Cela ne prouve-t-il pas abondamment qu'il y a "quelque chose de pourri" dans la social-democratie? Un autre radical, M. Emile Feron, ecrit dans la _Reforme_ du 30 mars 1895: "Il y a vingt-neuf deputes socialistes qui ont, sur presque toutes les reformes pratiques et immediatement realisables, le meme programme que les progressistes. L'accord n'existe pas sur le collectivisme, c'est entendu. Encore faut-il dire que plus on avance et plus ce qu'il y avait d'excessif et d'absolu dans le collectivisme du parti ouvrier se corrige et s'assouplit aux necessites de la pratique des choses. Mais sans qu'il soit meme necessaire d'insister sur ce point, il reste acquis que deputes socialistes et deputes progressistes seront d'accord sur la plupart des reformes immediatement necessaires." Ce n'est pas encore l'annexion du parti socialiste, mais peu s'en faut. L'evolution du socialisme promet! [58] De cela je puis parler en connaissance de cause. Dans le _Vorwaerts_ on se refuse a toute discussion principielle avec ses adversaires, on falsifie les textes et on calomnie de la plus impudente facon. [59] Dr T. DUEHRING. _Kritische Geschichte der Nationaloekonomie und des Socialismus_, 3e ed., pp. 557 et 558. [60] BENEDICT FRIEDLAENDER. _Der freiheitliche Sozialismus im Gegensatz zum Staatsknechtsthum der Marxisten_. [61] C'est deja prouve par son attitude au dernier congres de Breslau en 1896. [62] _On liberty_. [63] _Sozialdemokratische Zukunftsbilder_. [64] Social-democrate, qui sous ce pseudonyme a critique le livre de M. Richter. [65] _Dieu et l'Etat_. [66] _On liberty._ [67] MILL, _On liberty_. [68] _De Officio_. [69] _De Republica_. [70] _Social Statise_. [71] _Principles of political economy_. [72] BENJAMIN TUCKER, _Instead of a book_, pp. 375 et 376. [73] _Das Kapital_ (_vierter sozialer Brief an Kirchmann_). [74] Mise sous la dependance de l'Etat. [75] Les _Fabian Essays_ sont une serie d'articles ecrits par les membres d'une societe intitulee _Fabian Society_. [76] GEORGES LACY, _Liberty and Law_, p. 247. [77] LACY, p. 293. IV LE SOCIALISME D'ETAT DES SOCIAL-DEMOCRATES ET LA LIBERTE DU SOCIALISME ANTI-AUTORITAIRE Un mouvement n'est jamais plus pur, plus ideologique qu'a ses debuts. Il est inspire par des hommes de devouement et de sacrifice, et nul ambitieux ne le gate, car a y participer on a tout a perdre et rien a gagner. On ne connait alors ni les compromis ni les intrigues, ni l'esprit d'opportunisme, pret a accommoder les principes selon les interets. Un souffle bienfaisant de solidarite, de liberte et de fraternite anime tous les partisans de la meme cause, et ils sont encore un de coeur, de pensee et d'ame. Que l'on prenne n'importe quel mouvement, on y trouve toujours cette periode idealiste pendant laquelle les individus sont susceptibles de s'elever a un tel degre de hauteur qu'ils peuvent sacrifier tous leurs biens, leur repos, meme leur vie. Ils sont des apotres prets, si les circonstances l'exigent, a devenir des martyrs. Tous les grands courants d'idees offrent d'ailleurs si on les prend a leur naissance, des analogies singulieres. Les points de ressemblance entre le christianisme au commencement de notre ere et le socialisme de notre temps a son eclosion, sont si remarquables que l'observateur historien doit en etre frappe. Dans leur origine comme dans leur developpement, les memes caracteres se constatent et, toutes choses changees, on peut dire en etudiant les etapes du premier: il en est maintenant comme alors. On peut meme dans leur commune degenerescence observer les phenomenes identiques. Le christianisme apporta un evangile pour les pauvres, les opprimes et les desherites. Parmi les premiers chretiens on ne trouve ni savants, ni puissants, ni riches, mais seulement des ouvriers, des pecheurs et des gueux. Ils peinaient pour subvenir a leurs besoins et c'etait aux heures du repos, la journee finie, qu'ils allaient precher leur doctrine sans ambition d'en tirer profit. Aussi, quand, en traversant Jerusalem, on demandait, dans les maisons des gens aises et responsables, ce que voulaient et ce qu'etaient ces chretiens--dont le nom seul etait a ce moment une injure,--ceux qui etaient interroges repondaient que les chretiens etaient de pauvres heres au milieu desquels on ne trouvait aucun personnage de rang ou de bonne famille. N'en est-il pas ainsi dans le socialisme d'aujourd'hui? Les socialistes, de nos jours, sont des proletaires, des pauvres, meprises par les savants et par les puissants, hais et persecutes par les gouvernants et le monde officiel. Leurs orateurs sont pour la plupart des hommes qui ont beaucoup souffert, qu'on a chasses de l'usine, de l'atelier, dont on a brise la carriere parce qu'ils avaient des principes que les chefs et les patrons ne tolerent pas. Mais, malgre les persecutions, ils continuent leur route et ils prechent leur evangile avec la meme ardeur et la meme conviction que les anciens chretiens. Les persecutions meme ont ete pour eux un moyen de triompher, car, en les voyant souffrir et supporter leurs souffrances avec resignation et avec courage, beaucoup ont commence a penser et a etudier. Une conviction susceptible de donner tant de force a braver la mort meme, devait etre quelque chose de bon et de beau. Ainsi souvent, un Saul fanatique devient un Paul convaincu. Lentement le christianisme triompha, ce ne fut qu'au commencement du quatrieme siecle qu'il fut si fort qu'un empereur habile, Constantin le Grand--ainsi le nomme l'histoire, car l'histoire a ete ecrite par des chretiens, sinon on le signalerait comme il le merite, c'est-a-dire comme un monstre cruel et lache--se convertit. Ce ne fut pas la un acte de foi, mais un acte de politique. Le christianisme etait pour lui le chemin qui menait au trone. Le monde officiel suivit Constantin et la religion chretienne devint religion d'Etat. Mais des cette epoque, les pieux, les vrais chretiens voyaient tout cela avec inquietude, ils comprenaient que lorsqu'un mouvement est detourne au profit d'un politique, ce mouvement est perdu. Un d'entre ces hommes nous a legue ces belles paroles: "Quand les eglises furent de bois, le christianisme fut d'or, mais quand les eglises furent d'or le christianisme fut de bois". Nous pouvons dire que Constantin, en faisant triompher l'eglise chretienne, a tue le christianisme et l'esprit de Jesus-Christ. Naturellement les petites sectes, les vrais chretiens furent chasses comme heretiques, il n'y avait plus de place dans l'Eglise pour l'esprit de Jesus. L'histoire ne se repete-t-elle pas? pouvons-nous nous demander en observant le developpement du socialisme. N'avons-nous pas vu que les puissants de la terre se sont empares du socialisme ou bien qu'ils veulent s'en emparer. Un politicien anglais ne disait-il pas, il y a peu de temps: "nous sommes tous des socialistes"? M. de Bismarck s'est declare socialiste, tout comme le predicateur de la cour de Berlin, M. Stoecker. L'empereur Guillaume II a commence sa carriere en se donnant des airs de socialiste, il a meme semble un moment, que ce prince voulut jouer le role d'un nouveau Constantin. Le pape aussi, le chef du corps le plus reactionnaire du monde, de l'Eglise catholique, a donne une encyclique dans laquelle il se rapprochait du socialisme. Chaque jour enfin on entend dire de M. X ou de M. Y qu'il s'est declare socialiste. Kropotkine a tres bien caracterise ces gens-la, quand il a ecrit: "Il se constituait au sein de la bourgeoisie, un noyau d'aventuriers qui comprenaient que, sans endosser l'etiquette socialiste, ils ne parviendraient jamais a escalader les marches du pouvoir. Il leur fallait donc un moyen de se faire accepter par le parti sans en adopter les principes. D'autre part, ceux qui ont compris que le moyen le plus facile de maitriser le socialisme c'est d'entrer dans ses rangs, de corrompre ses principes, de faire devier son action, faisaient une poussee dans le meme sens". Cependant il y a peut-etre plus de danger pour nous dans la politique de ces hommes qui se disent tous des socialistes, peut-etre meme les _vrais_ socialistes, et en acceptent l'etiquette que dans une politique qui consisterait a se montrer tels qu'ils sont, c'est-a-dire, des ennemis du socialisme, car de la premiere maniere, ils trompent des gens simples qui pensent que le nom et le principe sont toujours chose conforme. Et que voulait-on ainsi? Le socialisme d'Etat, ainsi que Constantin et les siens voulaient le christianisme religion d'Etat. Les deux tendances sont etatistes, c'est-a-dire pretendent faire de l'Etat une providence terrestre omnipotente, reglant tout: les affaires materielles aussi bien que les affaires spirituelles. Le developpement de ces deux mouvements fut aussi le meme. Les chretiens eurent leurs conciles ou les eveques venaient de partout deliberer ensemble pour etablir les dogmes necessaires au salut des croyants. Les socialistes ont leurs congres ou leurs chefs viennent de partout, pour deliberer ensemble, regler leur tactique et suivre le meme chemin qui doit conduire le proletariat au salut. Ils sont exclusivistes et intolerants, comme le furent les chretiens, et on se tue a cause d'une seule lettre. Un exemple remarquable en va donner la preuve. Au concile de Nicee on discutait pour savoir si le fils est semblable au pere (homoousios) ou bien si le fils est identique au pere (homoiousios). On avait deux sectes, les homoousioi et les homoiousioi, se devorant entre elles pour une lettre, pour un _i_. Au Congres socialiste de Londres, on discutait la question de l'action politique. Les uns disaient: l'action politique est le salut pour les ouvriers, c'est la seule methode pour conquerir les pouvoirs publics. Les autres disaient: _l'action_ politique n'est autre que _l'auction_ politique, la corruption, l'intrigue, le moyen pour les ambitieux de monter sur le dos des ouvriers. Pensez a Tolain, a d'autres encore. Ainsi, on avait deux sectes combattant entre elles pour une seule lettre pour un _u_. Cette ressemblance n'est-elle pas curieuse? Donc le meme esprit d'intolerance et de sectarisme domine les deux mouvements, et c'est pour cela que tous les siecles pendant lesquels ils se sont tous developpes ont passe sans exercer une favorable influence sur la marche de l'humanite, dont on pourrait presque desesperer qu'elle se puisse emanciper des prejuges. Mais heureusement, maintenant comme auparavant, l'heresie est le sel du monde, propre a le sauver des idees etroites et bornees, et les heretiques sont encore les promoteurs du progres. A ses debuts, le christianisme fut revolutionnaire, et qui le fut plus que Jesus lui-meme qui chassait les marchands et les banquiers de la synagogue et disait ne pas etre venu apporter la paix, mais le glaive? Toutefois, quand le christianisme devint la religion officielle, l'esprit revolutionnaire l'abandonna. Jadis aussi, les anciens socialistes et ceux qui sont restes tels disaient: "La prochaine revolution ne doit plus etre un simple changement de gouvernement suivi de quelques ameliorations de la machine gouvernementale, elle doit etre la _Revolution Sociale_. Mais maintenant, l'esprit revolutionnaire va diminuant. Les chefs du socialisme esperent arriver au pouvoir; des lors ils tendent a devenir conservateurs, etant eux-memes l'autorite future, ils deviennent tout naturellement autoritaires. Ainsi, christianisme et socialisme ont sacrifie les principes a la tactique, l'un et l'autre sont devenus etatistes, a la religion d'Etat repond le socialisme d'Etat. Et la tristesse est grande a voir ceux qui combattaient autrefois avec ardeur, renier leur passe et devenir des radicaux et des reformateurs. Mais avant d'aller plus loin, avant de dire: ceux-ci ou ceux-la sont ou ne sont pas des socialistes, comme on le fait en niant le socialisme des anarchistes, il est necessaire de savoir ce que c'est que le socialisme. N'est-il pas essentiel, si on veut discuter avec profit, de definir la chose meme qu'on discute? Le principe fondamental du socialisme fut des l'origine celui qui posait la necessite d'abolir le salariat, et la propriete individuelle, propriete du sol, des habitations, des usines, des instruments de travail, le principe de la socialisation des moyens de production. Ce qui caracterisait le socialiste, etait d'admettre la necessite de supprimer la propriete individuelle, source de l'esclavage economique et moral, et cela non dans deux cents, cinq cents ou mille annees, mais des aujourd'hui. La propagande socialiste se faisait en vue de preparer l'expropriation lors de la revolution prochaine. Il semble desormais que plusieurs socialistes veuillent renvoyer cette suppression de la propriete individuelle ainsi que l'expropriation aux calendes grecques. Ils s'occupent de reformes realisables dans l'etat de la societe actuelle et dans son cadre meme et ils considerent ceux qui restent fideles a cette idee de l'expropriation comme des reveurs et des utopistes. Qu'entend-on dire, en effet? Quand nous serons les maitres de la machine gouvernementale et legislative, nous ameliorerons peu a peu le sort des ouvriers. Tout ne se fait pas en une seule fois. Et Bebel promettait: "Quand nous aurons en main le pouvoir legislatif, tout s'arrangera bien." Ils oublient les paroles de Clara Zetkin au Congres de Breslau: "Quand on veut democratiser et socialiser en gardant les cadres actuels de l'Etat et de la societe, on demande a la social-democratie une tache qu'elle ne peut remplir. Qui veut democratiser en conservant l'ordre existant, fait penser a celui qui voudrait une republique avec un grand duc a la tete. Cependant cet esprit d'autrefois, cet effort de trouver la quadrature du cercle domine souvent[78]." Toutefois, Clara Zetkin n'a ose tirer les consequences de ses paroles et tout en estimant certains revolutionnaires, elle trouve leurs opinions abominables. Quelles que soient ces opinions, il est evident que le principe de l'abolition de la propriete individuelle fut celui qui permettait de distinguer les socialistes des defenseurs de l'ordre. Consultons maintenant les dictionnaires des savants et voyons la definition qu'ils donnent du socialisme: _Webster_: Une theorie, ou un systeme de reformes sociales par lequel on aspire a une reconstruction complete de la societe et a une distribution plus juste du travail. _Encyclopedie Americaine_: Le socialisme en general peut etre defini comme un mouvement ayant pour but de detruire les inegalites des conditions sociales dans le monde, par une transformation economique. Dans tous les exposes socialistes on trouve l'idee du changement de gouvernement, avec cependant cette difference radicale que quelques socialistes desirent l'abolition finale des formes existantes de gouvernement et veulent l'etablissement de la democratie pure, tandis que quelques autres pretendent donner a l'Etat une forme patriarcale en augmentant ses fonctions au lieu de les diminuer. _Encyclopedie de Meyer_: Litteralement, un systeme d'organisation sociale; generalement une definition de toutes les doctrines et aspirations qui ont pour but un changement radical de l'ordre social et economique existant maintenant et son remplacement par un ordre nouveau, plus en harmonie avec les desirs de bien-etre general et le sentiment de justice que ne l'est l'ordre actuel. _Encyclopedie de Brockhaus_: Le socialisme est un systeme de cooperation ou bien l'ensemble des plans et doctrines ayant pour but la transformation entiere de la societe bourgeoise et la mise en pratique du principe du travail commun et de l'equitable repartition des biens. _Chamber's Encyclopedie_: Le nom donne a une classe d'opinions qui s'opposent a l'organisation presente de la societe et veulent introduire une nouvelle distribution de la propriete et du travail dans laquelle le principe de cooperation organisee remplacerait celui de la libre concurrence. _Dictionnaire de la langue francaise par Littre_: Un systeme qui offre un plan de reforme sociale, subordonnee aux reformes politiques. Le communisme, le mutualisme, le Saint-Simonisme, le Fourierisme sont des socialismes. _Dictionnaire de l'Academie Francaise_: La doctrine de ceux qui desirent un changement des conditions de la societe et qui la veulent reconstruire sur des bases tout a fait nouvelles. _Dictionnaire encyclopedique de Cassel et C deg._: Le socialisme scientifique embrasse. 1 deg. _Le collectivisme_: un Etat idealiste socialiste de la societe, dans lequel les fonctions du gouvernement embrasseraient l'organisation de toutes les industries du pays. Dans un Etat collectiviste chacun serait un fonctionnaire de l'Etat et l'Etat un avec le peuple entier. 2 deg. _L'anarchisme_: (une negation du gouvernement et non pas une suppression de l'ordre social) veut garantir la liberte individuelle contre sa violation par l'Etat dans la communaute socialiste. Les anarchistes sont divises en Mutualistes, qui cherchent a atteindre leur but par des banques d'echange et par la libre concurrence, et en Communistes, qui ont pour devise: chacun selon sa capacite, chacun selon ses besoins. _Nouveau dictionnaire de Paul Larousse_: Systeme de ceux qui veulent transformer la propriete au moyen d'une association universelle. Dans le livre de Hamon, paru apres que j'avais ecrit ce chapitre, sur le socialisme et le Congres de Londres, on lit: socialisme--systeme social ou ensemble de systemes sociaux dans lesquels les moyens de production sont socialises; donc le caractere du socialisme est la socialisation des moyens de production. Quand on lit ces diverses definitions, on ne comprend pas du tout pourquoi les anarchistes ne seraient pas des socialistes. La plupart des definitions leur sont applicables aussi. Peu de temps avant le congres de Londres, le _Labour Leader_ publia un article de Malatesta dans lequel celui-ci disait: "Nous, les communistes ou les collectivistes anarchistes, nous voulons l'abolition de tous les monopoles; nous desirons l'abolition des classes, la fin de toute domination et exploitation de l'homme par l'homme; nous voulons que le sol et tous les moyens de production, comme aussi les richesses accumulees par le travail des generations du passe, deviennent la propriete commune de l'humanite par l'expropriation des possesseurs actuels, de maniere que les ouvriers puissent obtenir le produit integral de leur travail, soit par le communisme absolu, soit en recevant chacun selon ses forces. Nous voulons la fraternite, la solidarite et le travail en faveur de tous au lieu de la concurrence. Nous avons preche cet ideal, nous avons combattu et souffert pour sa realisation, il y a longtemps, et dans certains pays, par exemple l'Italie et l'Espagne, bien avant la naissance du socialisme parlementaire. Quel homme honnete dira que nous ne sommes pas des socialistes?" Et continuant il dit: "On peut demontrer facilement que nous sommes sinon les seuls socialistes, en tous cas les plus logiques et les plus consequents, parce que nous desirons que chacun ait non seulement part entiere de la richesse sociale mais aussi sa part du pouvoir social, c'est-a-dire la faculte de faire aussi bien que les autres sentir son influence dans l'administration des affaires publiques." Il est absurde de pretendre que les anarchistes qui veulent abolir la propriete individuelle ne sont pas des socialistes. Au contraire, ils ont plus de droit a se nommer ainsi que Liebknecht par exemple qui, dans un article du _Forum_[79], s'est montre simple radical. Un journal anglais n'a-t-il pas dit une fois aussi de M. Liebknecht et de son socialisme, que s'il vivait en Angleterre, on l'appelerait simplement un radical et non pas un socialiste? C'est vrai en effet, et chacun nous approuve apres avoir lu ce que Liebknecht a dit dans l'article que nous signalons. "Qu'est-ce que nous demandons?--ecrit-il. "La liberte absolue de la presse; la liberte absolue de reunion; la liberte absolue de religion; le suffrage universel pour tous les corps representatifs et pour tous les pouvoirs publics, soit dans l'Etat, soit dans la commune; une education nationale, toutes les ecoles ouvertes a tous; les memes facilites a tous pour s'instruire, l'abolition des armees permanentes et la creation d'une milice nationale, de sorte que chaque citoyen soit soldat et chaque soldat citoyen; une cour internationale d'arbitrage entre les nations differentes; des droits egaux pour les hommes et les femmes,--une legislation protectrice de la classe ouvriere (limitation des heures de travail, reglementation sanitaire, etc.) Est-ce que la liberte personnelle, le droit de l'individu peut etre garanti d'une maniere plus complete que par ce programme? Est-ce que chaque democrate honnete trouve quelque chose de mauvais dans ce programme? Loin de supprimer la liberte personnelle, nous avons le droit de dire que nous sommes le seul parti en Allemagne qui lutte pour les principes de la democratie." Certainement, mais alors on est un parti democrate, et non un parti democrate-socialiste. Quand les democrates peuvent accepter le programme des socialistes, nous disons que les principes socialistes sont escamotes et que ceux qui acceptent ce programme cessent d'etre des socialistes pour etre des radicaux. Liebknecht n'a-t-il pas dit lui-meme qu'il veut la voie legale? Il continue ainsi: "par notre programme nous avons prouve que nous aspirons a la transformation _legale_ et _constitutionnelle_ de la societe. Nous sommes des revolutionnaires--sans aucun doute--parce que notre programme veut un changement total et fondamental de notre systeme social et economique, mais nous sommes aussi des evolutionistes et des reformateurs, ce qui n'est pas une contradiction. Les mesures et les institutions que nous reclamons sont deja realisees pour la plupart dans les pays avances, ou bien leur realisation est sur le point d'aboutir; elles sont toutes en harmonie avec les principes de la democratie et en etant pratiques, elles constituent la meilleure preuve que nous ne sommes pas--comme on nous a depeints--des hommes sans cerveaux, meconnaissant les faits de la realite et allant casser leur tete contre les bastions de granit de l'Etat et de la societe." Et ailleurs, dans une conference donnee a Berlin, en 1890 il disait: "Quand les delegues des ouvriers au parlement auront la majorite"--quelle naivete de croire a cette possibilite!--"le gouvernement sera oblige de consentir a leurs desiderata, et je constate qu'il devra bien leur obeir." Il y a vingt ans, on niait qu'il y eut une question sociale et on considerait chaque social-democrate comme un lepreux; maintenant le gouvernement se nomme socialiste et tous les partis ouvrent un concours pour la solution de la question sociale. On dit que les conditions desirees par nous peuvent etre realisees seulement par les moyens revolutionnaires et sanglants, car les riches ne cederont jamais volontairement les moyens de production qu'ils ont en leur pouvoir. C'est _une grande erreur_. Nos desiderata peuvent etre realises de la maniere la plus pacifique. Nous voulons transformer les conditions sociales actuelles qui sont mauvaises, a l'aide de reformes sages et c'est pourquoi nous sommes le seul parti social reformateur. Nous voulons eviter la revolution violente." On voit que ces messieurs ont perdu le caractere revolutionnaire que les socialistes de toutes les ecoles ont eu toujours et partout, ils sont devenus seulement des reformateurs persuades que le temps approche ou ils auront le pouvoir et dans leur imagination ils se croient deja ministres, ambassadeurs, fonctionnaires grassement payes. Leur tactique peut se resumer dans cette formule: ote-toi de la, que je m'y mette. On fera bien de comparer ce langage avec celui d'autrefois, on saisira ainsi la difference entre les socialistes revolutionnaires et les moderes d'aujourd'hui qui sont devenus des politiciens aspirant au pouvoir et acceptant la societe actuelle. Ecoutons Gabriel Deville, un des theoriciens du parti social-democrate en France, dans son Apercu sur le socialisme, introduction a son resume du capital Karl Marx: "Le suffrage universel voile, au benefice de la bourgeoisie, la veritable lutte a entreprendre. On amuse le peuple avec les fadaises politiciennes, on s'efforce de l'interesser a la modification de tel ou tel rouage de la machine gouvernementale; qu'importe en realite une modification si le but de la machine est toujours le meme, et il sera le meme tant qu'il y aura des privileges economiques a proteger; qu'importe a ceux qu'elle doit toujours broyer un changement de forme dans le mode d'ecrasement? Pretendre obtenir par le suffrage universel une reforme sociale, arriver par cet expedient a la destruction de la tyrannie de l'atelier, de la pire des monarchies, de la monarchie patronale; c'est singulierement s'abuser sur le pouvoir de ce suffrage. Les faits sont la: qu'on examine les deux pays ou le suffrage universel fonctionne depuis longtemps, favorise dans son exercice par une plenitude de liberte dont nous ne jouissons pas en France. Lorsque la Suisse a voulu echapper a l'invasion clericale, lorsque les Etats-Unis ont voulu supprimer l'esclavage, ces deux reformes dans ces pays de droit electoral n'ont pu sortir que de l'emploi de la force; la guerre du Sonderbund et la guerre de secession sont la pour le prouver." Mais quand on est candidat au siege de depute, de telles declarations sont nuisibles au succes, et nous ne sommes pas surpris de voir le candidat Deville abjurer solennellement les erreurs (?) de sa jeunesse. Quant a la petite bourgeoisie, elle lui a pardonne ses violences d'antan, car elle estime qu'un converti vaut mieux que cent autres qui ont besoin de conversion. "Imaginez un candidat, qui aspire a la Chambre, et dise franchement aux electeurs: qu'on le deplore ou non, la force est le seul moyen de proceder a la renovation economique de la societe ... Les revolutionnaires n'ont pas plus a choisir les armes qu'a decider du jour de la revolution. Ils n'auront a cet egard qu'a se preoccuper d'une chose, de l'efficacite de leurs armes, _sans s'inquieter de leur nature_. Il leur faudra evidemment, afin de s'assurer les chances de victoire, n'etre pas inferieurs a leurs adversaires et, par consequent, _utiliser toute les ressources que la science met a la portee de ceux qui ont quelque chose a detruire._ Sont mal venus a les blamer ceux qui les forcent a atteindre leur niveau, qui, dans notre siecle dit civilise, president aux boucheries humaines, repandent le sang periodiquement, et s'attachent a perfectionner les engins de destruction." Est-ce assez clair? Les revolutionnaires doivent utiliser toutes les ressources que la science met a la portee de ceux qui ont quelque chose a detruire, cela veut dire que la chimie et en general la science donne aux ouvriers tout ce dont ils ont besoin pour la destruction de la societe. C'est un appel formel a la force, a la destruction et, si on voulait juger suivant la loi criminelle, c'est a M. Deville qu'on donnerait une place sur le banc des accuses. Au temps dont nous parlons, le meme Deville ne voulait pas perfectionner, mais supprimer l'Etat "qui n'est que l'organisation de la classe exploitante pour garantir son exploitation et maintenir dans la soumission ses exploites." Il voyait clairement que "c'est un mauvais systeme pour detruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de resistance de l'Etat que de favoriser l'accaparement par lui des moyens de production, c'est-a-dire de domination." Et que font ces messieurs maintenant, sinon fortifier l'Etat et favoriser l'accaparement des moyens de production? De meme M. Jules Guesde voulait detruire l'Etat. Dans son _Catechisme socialiste_ qu'il abjure solennellement desormais, il demandait d'une facon formelle aux socialistes reformateurs de l'Etat, "s'il est, je ne dis pas necessaire, mais prudent de confondre sous une meme denomination des buts aussi differents que la liberte, le bien-etre de tous et l'exploitation du plus grand nombre par quelques-uns, poursuivis par des moyens aussi differents que le libre concours des volontes et des bras et la coercition en tout et pour tout? N'est-ce pas preter inutilement le flanc a nos adversaires, pour qui le socialisme ne poursuit pas l'emancipation de l'etre humain dans la personne de chacun des membres de la collectivite, mais la conquete du pouvoir au profit d'une minorite ou d'une majorite d'ambitieux, jaloux de dominer, de regner, d'exploiter a leur tour"? Consentira-t-il, maintenant qu'il a pris place dans les rangs de ces ambitieux, a ecrire la meme chose? Nous lui disons: voyez votre image dans le miroir du _Catechisme socialiste_ et dites-nous si vous n'etes pas frappe de la ressemblance entre les ambitieux d'antan et le Guesde d'aujourd'hui! Dites-nous si vous n'auriez pas de raison pour rougir de vous-meme? Mais combien le Parti Ouvrier a-t-il degenere! ne lisons-nous pas encore dans le programme du Parti Ouvrier, publie par Guesde et Lafargue: "Le Parti Ouvrier n'espere pas arriver a la solution du probleme social par la conquete du pouvoir administratif dans la commune. Il ne croit pas, il n'a jamais cru que, meme debarrassee de l'obstacle du pouvoir central, la voie communale puisse conduire a l'emancipation ouvriere et que, a l'aide des majorites municipales socialistes, des reformes sociales soient possibles et des realisations immediates". Le point de vue a change et ils le voient bien maintenant. L'influence des chefs du parti social-democrate allemand a ete grande, car c'est en se modelant sur lui que le parti ouvrier francais a devie et il est alle plus loin encore, car la copie depasse presque toujours l'original. Est-ce que M. Jaures n'a pas dit que l'essence du socialisme est d'etre politique? Est-ce que M. Rouanet n'a pas declare, dans la _Petite Republique_, que la conquete du pouvoir public est le socialisme? Est-ce qu'on n'a pas adopte au Congres International Socialiste des travailleurs et des Chambres syndicales ouvrieres de Londres (1896) que "la conquete du pouvoir politique est LE MOYEN PAR EXCELLENCE par lequel les travailleurs peuvent arriver a leur emancipation, a l'affranchissement de l'homme et du citoyen, par lequel ils peuvent etablir la Republique socialiste internationale?" La conquete du pouvoir et encore cette conquete, et toujours cette conquete. N'est-ce pas tout a fait la meme lutte qu'on a vue dans l'ancienne Internationale? Grace au concours d'un delegue australien,--on voit que la delegation d'Australie joue toujours un grand role dans le mouvement socialiste, puisque c'etait aussi le delegue d'Australie, le docteur Aveling, qui, au congres de 1896, neutralisait par son vote toute la delegation britannique, composee de plus de 400 personnes!--Marx l'emportait au congres de la Haye en 1872, mais sa majorite fut si minime qu'il voulut dominer l'Internationale en renvoyant le conseil general a New-York. Naturellement ce remplacement fut la mort de l'Internationale. L'histoire se repete, a dit le meme Marx, une fois comme tragedie, une seconde fois comme farce[80]. Nous voyons maintenant la verite de cette observation, car en decidant que le prochain congres se tiendra en Allemagne, on a tue la nouvelle Internationale; en effet, quel revolutionnaire, quel libertaire pourra assister a un congres en Allemagne? Peut-etre verra-t-on la se repeter en grand la scene dont nous avons ete temoin a Londres. Il y avait quatre delegues francais, les sieurs Jaures, Millerand, Viviani et Gerault-Richard, qui declaraient n'avoir pas de mandat, et venaient au congres en leur qualite de deputes socialistes, "ce qui est, disaient-ils, un mandat superieur a tout autre." Leur programme electoral leur tenait lieu de mandat. Et parce qu'ils etaient les amis des social-democrates allemands, leur pretention exorbitante fut approuvee par le congres avec l'aide de l'Australie, des nations(?) tcheque, hongroise, bohemienne et aussi de la Roumanie, de la Serbie, etc. Figurez-vous que l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, l'homme des surprises, paraisse au congres prochain, a Berlin, ou ailleurs en Allemagne, et qu'il dise dans la seance de verification des pouvoirs: je n'ai pas besoin d'un mandat special, je suis l'empereur des Allemands et par cela meme, je suis le representant du peuple par excellence, j'ai un mandat superieur a tout autre, qu'est-ce que les delegues allemands diraient alors? Ils ont cree un antecedent tres dangereux, car la logique serait du cote de l'empereur, s'ils combattaient son admission. A la derniere seance du congres de la Haye, les quatorze delegues de la minorite deposerent une declaration protestant contre les resolutions prises. Cette minorite etait formee des delegues suivants: 4 Espagnols, 5 Belges, 2 Jurassiens, 2 Hollandais[81], un Americain. Ils partirent pour Saint-Imier en Suisse et y tinrent un congres anti-autoritaire, dans lequel ils declarerent: 1 deg. Que la destruction de tout pouvoir politique etait le premier devoir du proletariat; 2 deg. Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et revolutionnaire pour amener cette destruction ne pouvait etre qu'une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le proletariat que tous les gouvernements existant aujourd'hui." Avons-nous donne assez d'arguments pour prouver que la lutte entre les autoritaires (ecole de Marx) et les libertaires (ecole de Bakounine) d'aujourd'hui est, au point de vue des principes en jeu, exactement la meme que celle qui eclata dans l'ancienne Internationale entre Marx et Bakounine eux-memes? Chose curieuse, Jules Guesde, le chef des Marxistes et Paul Brousse, le chef des Possibilistes etaient jadis membres de l'Alliance de la democratie-socialiste, ils etaient des anarchistes. Guesde fut meme suspect aux yeux du Conseil general, c'est-a-dire de Marx et d'Engels. Comme ceux-ci voyaient toujours en leurs adversaires des policiers, Guesde fut traite de policier. Cette meme tactique, imposee par Marx et Engels au parti social-democrate allemand, est suivie maintenant par Guesde vis-a-vis de ses antagonistes qu'il signale d'abord comme anarchistes, ensuite comme policiers[82]. Dans une lettre de Guesde, datee du 22 septembre 1872, celui-ci fulminait contre le Conseil general qui empechait les ouvriers de s'organiser dans chaque pays, librement, spontanement, d'apres leur esprit propre, leurs habitudes particulieres, et il disait que les Allemands du conseil les opprimaient et que, hors de l'eglise orthodoxe anti-autoritaire, il n'y avait point de salut. Toutefois, le socialisme qui a triomphe au dernier congres est celui des petits bourgeois, des epiciers, celui qui est signale deja par Marx en ces termes dans son _XVIII Brumaire_: "On a emousse la pointe revolutionnaire des revendications sociales du proletariat pour leur donner une tournure democratique." Les social-democrates du type allemand ont abandonne avec une rapidite curieuse ce qui etait la raison meme de leur existence comme socialistes et ils ont adopte le point de vue de la petite bourgeoisie commercante et paysanne, "qui croit que les conditions _particulieres_ de son emancipation sont les conditions _generales_ sous lesquelles seulement la societe moderne peut obtenir sa liberation et eviter la lutte de classe." Ils font de la politique et voila tout. L'ancienne Internationale etait une association economique et, dans les statuts de 1886, on lisait que l'emancipation economique etait le but principal auquel tout mouvement politique etait subordonne. Dans la traduction anglaise de 1867 on a intercale les mots, "comme moyen" (as a means) apres "mouvement politique" sans que cela ait ete approuve par le congres. Pour defendre l'action politique on en appelait a ces mots, mais on oubliait de dire qu'ils ne se trouvaient pas dans le texte original. Que l'action politique fut le moyen pratique c'etait la l'opinion personnelle de Marx, mais non pas celle de l'Internationale. Le congres de Londres a vote une resolution dans laquelle on dit que le but du socialisme est la conquete des pouvoirs publics. Bebel n'a-t-il pas affirme que quand on aurait conquis les pouvoirs publics, le reste viendrait de soi-meme? La consequence logique de cette these est qu'on deplace l'emancipation publique comme le but principal, auquel chaque mouvement economique doit etre subordonne. C'est exactement le contraire de la verite. Les social-democrates ont expose devant le monde entier leur opinion que les conditions economiques peuvent etre reglees par les conditions politiques et non que les conditions politiques sont le reflet des conditions economiques. La voie scientifique est abandonnee par eux, uniquement pour permettre aux politiciens de jouer leur role dans les parlements, et si les ouvriers ne sont pas assez intelligents pour prevenir leurs intrigues ils en seront de nouveau les dupes, comme ils l'ont toujours ete. Le congres de Londres n'a d'ailleurs ete ni ouvrier ni socialiste; les soi-disant socialistes qui veulent reformer la societe tout en conservant les cadres existants, ou pour mieux dire les radicaux, sont en train de devenir un parti gouvernemental, tel le Parti Ouvrier en France qui a soutenu le ministere Bourgeois, meme quand ce dernier refusait d'abolir les lois criminelles contre les anarchistes, et qui n'a pas proteste quand ce meme gouvernement expulsait Kropotkine[83]. Les membres de ce parti ont flagorne les Russes, ainsi le maire de Marseille et d'autres encore. Sur le terrain economique les ouvriers peuvent marcher tous ensemble malgre les differences d'ecole. Sur le terrain politique il y a de grandes divergences d'opinions et naturellement on se separe. Il nous semble que quiconque veut l'union des proletaires doit rester fidele a l'action economique et que quiconque veut la scission, la division, doit adopter l'action politique ou plutot parlementaire. On parle toujours de l'action politique, et cela uniquement parce qu'on n'ose pas dire nettement l'action parlementaire, que visent, en realite, les social-democrates. Car nous non plus, antiparlementaires ni anarchistes, ne rejetons l'action politique. Par exemple l'assassinat de l'empereur Alexandre II de Russie fut une action politique, et nous l'avons approuve en souhaitant qu'une telle action politique se produise partout. Travailler a abolir l'Etat, voila l'action politique par excellence. C'est pourquoi il est inexact de dire que nous repoussons l'action politique. L'action parlementaire et l'action politique sont deux choses tres differentes et, laissant la premiere aux ambitieux, aux politiciens, nous voulons appliquer la seconde. Chaque effort tente en vue d'etablir une opinion purement politique, a pour resultat de diviser les ouvriers et arrete le progres de l'organisation economique. On reve toujours d'un gouvernement socialiste qu'on imposera au mouvement socialiste international, d'une dictature social-democrate qui arretera tous les mouvements ne rentrant pas dans le cadre du programme etroit de la social-democratie. Les hommes ont toujours besoin d'un cauchemar. Pour la classe capitaliste le cauchemar est le socialisme et pour les social-democrates c'est l'anarchie. Des gens intelligents perdent la tete quand ils entendent prononcer ce mot affreux. Le Conseil general du Parti ouvrier francais n'a-t-il pas eu la brutalite de dire que le chauvinisme et l'anarchie etaient les deux moyens des capitalistes pour entraver le mouvement socialiste? Nous n'avons pas le texte exact, mais l'idee est telle. On va jusqu'a dire, avec Liebknecht et Rouanet, que socialisme et anarchie impliquent "deux idees, dont l'une exclut l'autre. Liebknecht a dit des anarchistes: "Je les connais dans l'ancien continent comme dans le nouveau[84] et, a l'exception des reveurs et des enthousiastes, je n'ai jamais connu un seul anarchiste, qui ne cherchat a troubler nos affaires, a nous calomnier et a placer des obstacles sur notre route. M. Andrieux, le prefet de police francais, n'a-t-il pas ecrit cyniquement dans ses Memoires, qu'il subventionnait les anarchistes parce qu'il pensait que le seul moyen de detruire l'influence du socialisme etait de se meler aux anarchistes afin de desorganiser les ouvriers et de discrediter le mouvement socialiste en le rendant responsable des sottises, des crimes et des folies des soi-disant anarchistes." Mais les bourgeois disent-ils autre chose des socialistes? C'est toujours la meme chose, les mots seuls sont changes. Si l'on exclut du socialisme les Kropotkine, les Reclus, les Cipriani, les Louise Michel, les Malatesta, on tombe dans le ridicule. Qui donc a le droit de monopoliser le socialisme? n'est-ce pas toujours la folie etatiste qui les saisit? Les _Fabians_ anglais sont plus sinceres. Ils disent nettement que leur socialisme _est exclusivement le socialisme d'Etat_. Ils desirent que la nationalisation de l'industrie soit remise aux mains de l'Etat, de meme celle du sol et du capital pour laquelle l'Etat offre les institutions les plus capables de l'accomplir dans la commune, la province ou le gouvernement du pays. Pourquoi les autres ne le disent-ils pas d'une maniere aussi claire? Nous saurions alors qu'une scission s'est operee, elucidant la situation, placant d'un cote les Etatistes qui veulent la tutelle providentielle de l'Etat, et de l'autre ceux qui desirent le libre groupement en dehors de l'intervention de l'Etat. C'est M. George Renard, directeur de la Revue socialiste, qui va maintenant nous dire pourquoi le socialisme est separe de l'anarchisme[85]. 1 deg. "Les anarchistes sont des chercheurs d'absolu, ils revent la suppression complete de toute autorite. Les socialistes croient que toute organisation sociale comporte un minimum d'autorite et, tout en desirant une extension indefinie de la liberte, ils n'esperent point qu'on arrive jamais a cette liberte illimitee qui ne leur semble possible que pour l'individu isole." Chercheurs d'absolu--ou en est la preuve? Il n'existe pas d'absolu et qui l'accepte, est en principe un supranaturaliste. Toujours et partout la meme objection, la meme accusation: ce que les social-democrates disent des anarchistes, les liberaux le disent des socialistes et les conservateurs des liberaux. Mais c'est la une phrase tout juste et [Note du transcripteur: mot illisible]. Quand on declare a l'anarchiste: "L'ideal est beau mais irrealisable," l'anarchiste peut repondre: "Il faut alors tacher d'en approcher." C'est un eloge que de dire a ces hommes: Votre ideal est beau... Et d'ailleurs, entre la suppression complete de toute autorite et ce minimum d'autorite, dont parle M. Renard, il y a une difference de degre et non de principe. Quand on desire un minimum d'autorite, on doit vouloir _a fortiori_ la suppression de toute autorite. Est-ce possible? C'est la une autre question. En tout cas, il n'y a pas entre les deux desiderata opposition de principe. Lorsque les socialistes desirent une "extension indefinie de la liberte," la fin de cette extension est la liberte arrivee a sa limite extreme. Quelle est maintenant cette limite? Nous savons tous que la liberte absolue est une impossibilite, parce que l'absolu lui-meme n'existe pas, mais chacun veut la plus grande liberte pour soi-meme et, s'il la comprend bien, il la veut aussi pour chaque individu, car il ne peut exister de bonheur parmi les hommes qui ne sont pas libres. Toutefois ce mot cree beaucoup de malentendus. La definition de Spinoza[86], au XVIIe siecle, est celle-ci: "une chose qui existe seulement par sa propre nature et est obligee d'agir uniquement par elle-meme, sera appelee _libre_. Elle sera appelee necessaire ou plutot dependante, quand une autre chose l'obligera a exister et a agir d'une facon definie et marquee." Qu'est-ce donc qui constitue l'essence de la liberte? C'est le fait d'agir par soi-meme sans obstacles exterieurs. La liberte, c'est l'absence de contrainte et par cela meme quelque chose de negatif. Qui ne veut pas la contrainte desire la liberte, et cette liberte ne connait nulles frontieres artificielles, mais seulement les frontieres que la nature etablit. Ecoutez ce qu'Albert Parsons, un des martyrs de Chicago, a ecrit: "La philosophie de l'anarchie est contenue dans le seul mot liberte; et cependant ce mot comprend assez pour enfermer tout. Nulle limite pour le progres humain, pour la pensee, pour le libre examen, n'est fixee par l'anarchie; rien n'est considere si vrai ou si certain que les decouvertes futures ne le puissent demontrer faux; il n'y a qu'une chose infaillible: "la liberte." La liberte pour arriver a la verite, la liberte pour que l'individu se developpe, pour vivre naturellement et completement. Toutes les autres ecoles tablent sur des idees cristallisees; elles conservent enclos dans leurs programmes des principes qu'elles considerent comme trop sacres pour etre modifies par des investigations nouvelles. Il y a chez elles toujours une limite, une ligne imaginaire au dela de laquelle l'esprit de recherche n'ose pas penetrer. La science, elle, est sans pitie et sans respect, parce qu'elle est obligee d'etre ainsi; les decouvertes et conclusions d'un jour sont aneanties par les decouvertes et conclusions du jour suivant. Mais l'anarchie est pour toutes les formes de la verite le maitre de ceremonies. Elle veut abolir toutes les entraves qui s'opposent au developpement naturel de l'etre humain; elle veut ecarter toutes les restrictions artificielles qui ne permettent pas de jouir du produit de la terre, de telle facon que le corps puisse etre eduque, et elle veut ecarter toutes les bassesses de la superstition qui empechent l'epanouissement de la verite, de sorte que l'esprit puisse pleinement et harmonieusement s'elargir." Voila une confiance et une croyance dans la liberte qui elevent, et il est meilleur d'avoir un tel ideal, meme s'il ne se realise jamais, que de vivre sans ideal, d'etre pratique et opportuniste, d'accepter tous les compromis afin de conquerir dans l'Etat un pouvoir, grace auquel on peut accomplir les actes memes qu'on a toujours desapprouves lorsqu'ils ont ete faits par les autres; en un mot afin de dominer. Toute autorite corrompt l'homme et c'est pour cela que nous devons lutter contre toute autorite. Quand Renard dit que les socialistes n'esperent point qu'on arrive jamais a cette liberte illimitee qui ne leur semble atteignable que par l'individu isole, je pense qu'il a tort, car il me parait impossible de ne pas esperer conquerir le plus haut degre de liberte, de ne pas croire a son extension indefinie. Stuart Mill se montre moins sectaire, quand il dit: "Nous savons trop peu ce que l'activite individuelle d'un cote et le socialisme de l'autre, pris tous les deux sous leur aspect le plus parfait, peuvent effectuer pour dire avec quelque certitude lequel de ces systemes triomphera et donnera a la societe humaine sa derniere forme. Si nous osions faire une hypothese, nous dirions que la solution dependra avant tout de la reponse qui sera faite a cette question: lequel des deux systemes permet le plus grand developpement de la liberte humaine et de la spontaneite? Quand les hommes ont pourvu a leur entretien, la liberte est pour eux le besoin le plus fort de tous et, contrairement aux besoins physiques qui deviennent plus moderes et plus faciles a dominer a mesure que la civilisation grandit, ce besoin croit et augmente en force au lieu de s'affaiblir a mesure que les qualites intellectuelles et morales se developpent d'une facon plus harmonique. Les institutions sociales, comme aussi la moralite, atteindront la perfection, quand l'independance complete et la liberte d'agir seront garanties et quand aucune limite ne leur sera imposee, sinon le devoir de ne pas faire de mal a autrui. Si l'education ou bien les institutions sociales conduisaient a sacrifier la liberte d'agir a un plus complet bien-etre, ou bien si on renoncait a la liberte pour l'egalite, une des plus precieuses qualites de la nature humaine disparaitrait." Nous preferons la forme prudente du philosophe anglais au jugement trop absolu de Renard. La difference qu'il fait entre les anarchistes et les socialistes n'est pas fondee, d'une part parce qu'il meconnait ses adversaires en leur attribuant ce qu'ils ne disent pas, et d'autre part parce qu'il n'y a qu'une question de degre et non une difference de principe dans les doctrines qu'il leur oppose. N deg. 2. "Les socialistes repudient energiquement l'attentat individuel, qui leur parait inefficace pour supprimer un mal collectif et moins justifie que partout ailleurs dans les pays qui jouissent d'une constitution liberale ou republicaine; ils repudient par dessus tout la bombe stupide et aveugle dont les eclats vont frapper au hasard amis et ennemis, innocents et coupables." Ce n'est pas la le caractere essentiel de l'anarchie, mais plutot une question de temperament. Il y a des socialistes, qui sont beaucoup plus violents que les anarchistes. On ne peut pas dire que la propagande par le fait soit une theorie essentiellement anarchiste[87]. Qui a fait de l'attentat individuel un principe? Mais aussi qui ose desapprouver les actes violents dans une societe qui est basee sur la violence? La mort d'un tyran n'est-elle pas un bienfait pour l'humanite? Qu'est la mort d'un tyran, qu'il soit un roi, un ministre, un general, un patron ou un proprietaire et meme la mort d'une vingtaine de ces hommes, si on la met en parallele avec les meurtres qui s'accomplissent quotidiennement dans les fabriques, dans les ateliers, partout? Seulement, on s'accoutume a ces assassinats parce qu'on ne les voit pas, parce que les chiffres des morts d'un champ de bataille sont beaucoup plus eloquents que ceux du champ de l'industrie. En realite le nombre des victimes de l'industrie est beaucoup plus considerable que celui des victimes des guerres. Comparez ces chiffres tels qu'Elisee Reclus les donne. La mortalite annuelle moyenne parmi les classes aisees est d'un pour soixante. Or la population de l'Europe est d'environ trois cents millions; si l'on prenait pour base la moyenne des classes aisees, la mortalite devrait etre de cinq millions. Or, il est en realite de quinze millions; si nous interpretons ces donnees nous sommes fondes a conclure que dix millions d'etres humains sont annuellement tues avant leur heure. Ne peut-on s'ecrier: "Race de Cain, qu'as-tu fait de tes freres?" Si on a ces faits presents a l'esprit, on comprend l'acte individuel--tout comprendre est tout pardonner--et c'est une lachete de notre part, que de le desapprouver si nous n'avons pas le courage de le faire nous-memes, et c'est par hypocrisie que nous elaborons une doctrine propre a voiler notre lachete. La defense d'Emile Henry est un chef-d'oeuvre de logique, qui donne beaucoup a penser. Voici sa theorie: Quand un anarchiste fait un attentat, tous les anarchistes sont persecutes en bloc par la societe, eh bien! "puisque vous rendez ainsi tout un parti responsable des actes d'un seul homme, et que vous frappez en bloc, nous frappons en bloc." Les socialistes n'ont-ils pas dit avec raison, ce n'est pas nous qui fixons les moyens de defense, ce sont nos adversaires? Emile Henry continue: "Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances; ils montrent les dents et frappent d'autant plus brutalement qu'on a ete plus brutal envers eux. Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois eux-memes n'en ont aucun souci. Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et Fourmies, de traiter les autres d'assassins. Ils n'epargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas epargnes non plus. Ne sont-ce pas des victimes innocentes, ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d'anemie parce que le pain est rare a la maison, ces femmes qui, dans vos ateliers, palissent et s'epuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misere ne les force pas a se prostituer, ces vieillards dont vous avez fait des machines a produire toute leur vie, et que vous jetez a la voirie et a l'hopital quand leurs forces sont extenuees? Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos represailles sont grandement legitimes." Ce qu'Emile Henry disait devant le jury, est-il vrai ou non? Il savait tres bien que les foules, les ouvriers pour lesquels il a lutte, ne comprendraient pas son acte, mais cependant il n'hesitait pas, car il etait convaincu qu'il donnait sa vie pour une grande idee. Tous les attentats jusqu'a lui furent des attentats politiques qu'on peut comprendre facilement, il ouvrait l'ere des attentats sociaux, il fut le precurseur de cette theorie, et c'est pour cela que la sympathie pour son acte fut beaucoup moindre. Il peut s'etre trompe, mais il etait un homme de coeur, qui souffrait en voyant toutes les miseres, toutes les tueries dont la classe ouvriere etait l'objet et quand il disait: "La bombe du cafe Terminus est la reponse a toutes vos violations de la liberte, a vos arrestations, a vos perquisitions, a vos lois sur la presse, a vos expulsions en masse d'etrangers, a vos guillotinades", nous le comprenons et, nous aussi, nous avons en nous ce sentiment de haine dont son coeur fut rempli. On peut parler de la bombe stupide et aveugle, mais pourquoi pas du fusil et du canon stupide de la classe possedante? Nous croyons que la lutte serait facilitee si chaque tyran etait frappe directement apres son premier acte de tyrannie, si chaque ministre qui trompe le peuple etait tue, si chaque juge qui condamne des pauvres, des innocents, etait assassine, si chaque patron, chaque capitaliste etait poignarde apres un acte d'intolerable tyrannie. Ces actes individuels repandraient l'horreur, la crainte et on a vu toujours et partout que seulement ces deux choses armeront nos adversaires: la violence ou bien la crainte de la violence. On ne doit jamais oublier que la classe ouvriere est en etat de defense. Elle est toujours attaquee et quel est, dans la nature, l'etre qui n'essaie pas de se defendre par tous les moyens possibles? Cette theorie n'est d'ailleurs pas essentiellement anarchiste; on l'a professee de tous temps, et il y a des anarchistes qui la desapprouvent; ainsi Tolstoi et son ecole qui prechent la resistance passive. Lisez ce que Grave a ecrit dans son livre: _La societe mourante et l'anarchie_: "Nous ne sommes pas de ceux qui prechent les actes de violence, ni de ceux qui mangent du patron et du capitaliste, comme jadis les bourgeois mangeaient du pretre, ni de ceux qui excitent les individus a faire telle ou telle chose, a accomplir tel ou tel acte. Nous sommes persuades que les individus ne font que ce qu'ils sont bien decides par eux-memes a faire; nous croyons que les actes se prechent par l'exemple et non par l'ecrit ou les conseils. C'est pourquoi nous nous bornons a tirer les consequences de chaque chose, afin que les individus choisissent d'eux-memes ce qu'ils veulent faire, car nous n'ignorons pas que les idees bien comprises doivent multiplier, dans leur marche ascendante, les actes de revolte. C'est pourquoi nous disons: l'attentat individuel peut etre utile en certains cas, en certaines circonstances, personne ne peut le nier, mais comme theorie ce n'est point un principe necessaire de l'anarchie. L'anarchie est une theorie, un principe, et l'exercice des moyens est une question de tactique. Les socialistes revolutionnaires d'autrefois qui n'etaient pas anarchistes, n'ont jamais eu la lachete de desapprouver les actes individuels, quoique sachant tres bien qu'un attentat de cette sorte ne resout pas la question sociale. On l'a compris toujours comme un acte de revanche legitime, comme une represaille selon le soi-disant droit de guerre qui dit: _a la guerre comme a la guerre!_ "Les socialistes n'ont pas la pretention de creer du jour au lendemain une societe parfaite; il leur suffit d'aiguiller la societe actuelle sur la voie nouvelle ou les hommes doivent s'engager pour devenir plus solidaires et plus libres; il leur suffit de l'aider a faire un pas decisif sur la route ou elle chemine d'une facon penible et si lente." Qui donc veut cela? Personne ne soutiendra qu'on peut creer du jour au lendemain une societe parfaite. Chacun sait que la societe est le resultat d'une evolution accomplie durant des siecles et qu'on ne peut la refaire d'un coup. Le temps des miracles est mythologique. Les anarchistes ne se sont jamais presentes comme des prestidigitateurs. L'oeuvre incomplete des ages passes ne peut etre transformee instantanement. Mais ce reproche est le meme que les conservateurs font aux socialistes. N'entend-on pas dire: Ah! l'ideal socialiste est bien beau, il est admirable, mais le peuple n'est pas mur encore pour vivre dans un tel milieu. Et nous repondons alors: est-ce une raison pour ne pas travailler a la realisation de cet ideal? Si on veut attendre le moment ou chacun sera mur pour en jouir, on peut attendre jusqu'au plus lointain futur. Jean Grave le sait aussi bien que Renard. Il dit dans son livre: "Il est malheureusement trop vrai que les idees qui sont le but de nos aspirations ne sont pas immediatement realisables. Trop infime est la minorite qui les a comprises pour qu'elles aient une influence imminente sur les evenements et la marche de l'organisation sociale. Mais si tout le monde dit: ce n'est pas possible! et accepte passivement le joug de la societe actuelle, il est evident que l'ordre bourgeois aura encore de longs siecles devant lui. Si les premiers penseurs qui ont combattu l'eglise et la monarchie pour les idees naturelles et l'independance et ont affronte le bucher et l'echafaud s'etaient dit cela, nous en serions encore aujourd'hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur. C'est parce qu'il y a toujours eu des gens qui n'etaient pas "pratiques", mais qui, uniquement convaincus de la verite, ont cherche de toutes leurs forces, a la faire penetrer partout, que l'homme commence a connaitre son origine et a se depetrer des prejuges d'autorite divine et humaine." Le reproche de Renard est donc immerite. Naturellement quand les circonstances seront plus favorables, les hommes seront meilleurs. Pourquoi volerait-on si chacun avait assez pour vivre? La doctrine, d'apres laquelle le milieu dans lequel l'homme vit exerce une influence decisive sur sa formation, est adoptee par la science. Nous sommes des semeurs d'idees et nous avons la conviction que la semence doit croitre et donner des fruits. Comme la goutte d'eau s'infiltre, dissout les mineraux, creuse et se fait jour, l'idee penetre le monde intellectuel. Nous ne voyons pas les fruits, mais quand le temps arrive, ils murissent. On fait souvent une difference entre evolution et revolution, mais scientifiquement cela n'est pas possible. Evolution et revolution ne sont pas des contradictions, ce sont deux anneaux d'une meme chaine. Evolution est le commencement et revolution la fin de la meme serie d'un long developpement. Quand nous nous appelons des revolutionnaires, ce n'est pas par plaisir mais seulement par la force des choses. La croyance que la lutte des classes peut etre supprimee par un acte du parlement, ou que la propriete privee peut etre abolie par une loi, est une naivete si grande que nous ne nous imaginons pas qu'un homme sage la puisse concevoir. M. Renard donne des exemples. "La patrie se fondra un jour dans la grande unite humaine, comme les anciennes provinces francaises se sont fondues dans ce qu'on nomme aujourd'hui la France. Les anarchistes s'ecrient en consequence: agissons des maintenant comme si la patrie n'existait plus. Les socialistes disent au contraire: ne commencons point par demolir la maison modeste et mediocrement batie ou nous habitons, sous pretexte que nous pourrons avoir plus tard un palais magnifique. De meme il viendra peut-etre une epoque (et nous ne demandons pas mieux que de l'aider a venir) ou la contrainte de la loi sera inutile pour garantir les faibles contre l'oppression des forts et pour faire regner la justice sur la terre. Agissons donc, reprennent les anarchistes, comme si la loi n'etait d'ores et deja qu'une entrave toujours nuisible ou superflue. Non, repliquent les socialistes, emancipons progressivement l'individu; mais gardons-nous de preter aux hommes tels qu'ils sont l'equite, la sagesse, la bonte que pourront avoir les hommes tels qu'ils seront apres une longue periode educative." De meme encore il est permis a la rigueur de concevoir un regime ou la production sera devenue assez abondante, ou les hommes et les femmes sauront assez limiter leurs desirs pour que chacun puisse "prendre au tas" de quoi satisfaire ses besoins. Et les anarchistes de conclure: a quoi bon des lors regler la production et la repartition de la richesse sociale? Agissons immediatement comme si l'on pouvait puiser a pleines mains dans une provision inepuisable. Pardon! repondent les social-democrates. Commencons par assurer la vie de la societe en assurant au travailleur une remuneration equivalente a son travail! Pour le reste, nous verrons plus tard. Quelle est la difference entre les anarchistes et les social-democrates? Que les social-democrates sont de simples reformateurs, qui veulent transformer la societe actuelle selon le socialisme d'Etat. Il n'y a pas de difference de principe et personne n'en trouvera dans les deductions precedentes. Il nous semble que Renard n'en a etabli aucune. Le socialisme ne peut pas etre separe de l'anarchisme, chaque anarchiste est un socialiste, mais chaque socialiste n'est pas necessairement un anarchiste. Economiquement on peut etre communiste ou socialiste, politiquement on est anarchiste. En ce qui concerne l'organisation politique, les anarchistes communistes demandent l'abolition de l'autorite politique, c'est-a-dire de l'Etat, car ils nient le droit d'une seule classe ou d'un seul individu a dominer une autre classe ou un autre individu. Tolstoi l'a dit d'une maniere si parfaite qu'on ne peut rien ajouter a ses paroles. "Dominer, cela veut dire exercer la violence, et exercer la violence cela veut dire faire a autrui ce que l'on ne veut pas qu'autrui vous fasse; par consequent dominer veut dire faire a autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'autrui vous fasse, cela veut dire lui faire du mal. Se soumettre, cela veut dire qu'on prefere la patience a la violence et, preferer la patience a la violence, cela veut dire qu'on est excellent ou moins mauvais que ceux qui font aux autres ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fit. Par consequent ce ne sont pas les meilleurs mais les plus mauvais, qui ont toujours eu le pouvoir et l'ont encore. Il est possible qu'il y ait parmi eux de mauvaises gens qui se soumettent a l'autorite, mais il est impossible que les meilleurs dominent les plus mauvais." Il est donc necessaire pour prevenir une confusion facheuse de remplacer le mot socialisme par social-democratie. Quelle est la difference entre les social-democrates et les anarchistes? Les social-democrates sont des socialistes qui ne cherchent pas l'abolition de l'Etat, mais au contraire veulent la centralisation des moyens de production entre les mains du gouvernement dont ils ont besoin pour controler l'industrie. "Anarchie et socialisme se ressemblent comme un oeuf a un autre. Ils different seulement par leur tactique." Voila une opinion tout a fait opposee a celle de Renard, qui pretend que ces deux principes sont en contradiction quoiqu'il les appelle "deux varietes independantes", appellation qui nous plait beaucoup mieux, car elle repond davantage a la verite. L'espece est la meme, mais ce sont deux varietes de cette meme espece. Albert Parsons exprimait la meme opinion, quand il disait aux jures: "le socialisme se recrute aujourd'hui sous deux formes dans le mouvement ouvrier du monde. L'une est comprise comme une anarchie, sous un gouvernement politique ou sans autorite, l'autre comme un socialisme d'Etat, ou paternalisme ou controle gouvernemental de chaque chose. L'etatiste tache d'ameliorer et d'emanciper les ouvriers par les lois, par la legislation. L'etatiste demande le droit de choisir ses propres reglementateurs. Les anarchistes ne veulent avoir ni de reglementateurs ni de legislateurs, ils poursuivent le meme but par l'abolition des lois, par l'abolition de tout gouvernement, laissant au peuple la liberte d'unir on de diviser si le caprice ou l'interet l'exige; n'obligeant personne, ne dominant aucun parti." C'est la meme idee que l'illustre historien Buckle a developpee dans son Histoire de la civilisation, en constatant les deux elements opposes au progres de la civilisation humaine. Le premier est l'Eglise qui determine ce qu'on doit croire; le second est l'Etat qui determine ce qu'il faut faire. Et il dit que les seules lois des trois ou quatre siecles passes ont ete des lois qui abolissaient d'autres lois[88]. Il serait curieux que nous, qui gemissons sous le joug de lois regulierement augmentees par les parlements, nous donnions notre appui a un systeme dans lequel il n'y aurait pas une diminution mais au contraire une augmentation des lois. Il est possible que nous serons obliges depasser par cette route, c'est-a-dire d'en venir par la multiplication des lois a l'abolition, des lois, mais cette periode sera une _via dolorosa_. Par exemple on demande des lois protectrices du travail et du travailleur, dont une societe rationnelle n'a pas besoin. Qui donc si la necessite ne l'y obligeait, donnerait ses enfants a l'usine, a l'atelier, veritable holocauste? Toute loi est despotique et a mesure que nous aurons plus de lois, nous serons moins libres. Dans une assemblee d'hommes vraiment civilises on n'a pas besoin de reglement d'ordre: quand vous avez la parole je me tais et j'attends le moment ou vous aurez fini de parler, et quand il y a deux trois personnes qui veulent monter a la tribune, elles ne se battent pas mais attendent pour prendre la parole les unes apres les autres. Quand on dine a table d'hote, on ne voit pas quelqu'un prendre tout, de facon que les autres n'aient rien, on ne se bat pas pour etre servi le premier, tout va selon un certain ordre et les convives observent des regles de politesse, que personne n'a dictees. Chacun recoit assez et la personne qui est servie la derniere aura sa portion comme les autres. Pourquoi oublie-t-on toujours ces exemples qui nous enseignent que dans une societe civilisee ou il y a abondance, on n'a rien a craindre du desordre ou des querelles? Le nombre des lois est toujours un temoignage du faible degre de civilisation d'une societe. La loi est un lien par lequel on fait des esclaves et non des hommes libres. La loi est generalement une atteinte au droit humain, car "loi" et "droit" sont des mots qui n'ont pas du tout meme signification. La plupart des crimes sont commis au nom de la loi, et cependant on veut honorer les lois et on donne aux enfants une education basee sur le respect des lois. Le systeme capitaliste d'aujourd'hui est-il autre chose que le vol legalise, l'esclavage legalise, l'assassinat legalise? Quand la social-democratie nous promet une centralisation, une reglementation avec le controle d'en haut, nous craignons un tel Etat. C'est une etrange methode que d'abolir le pouvoir de l'Etat en commencant par augmenter ses prerogatives. Non, le gouvernement representatif a rempli son role historique: vouloir conserver un tel gouvernement pour une phase economique nouvelle, c'est raccommoder un habit neuf avec de vieux lambeaux. A chaque phase economique correspond une phase politique et c'est une erreur que de penser pouvoir toucher aux bases de la vie economique actuelle, c'est-a-dire a la propriete individuelle, sans toucher a l'organisation politique. Ce n'est pas en augmentant les pouvoirs de l'Etat, ni en conquerant le pouvoir politique qu'on progresse, on execute un changement de decors et voila tout; on progresse en organisant librement tous les services qui sont consideres maintenant comme fonctions de l'Etat. Kropotkine l'a fort bien exprime: "les lois sur la propriete ne sont pas faites pour garantir a l'individu ou a la societe la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour en derober une partie au producteur et pour assurer a quelques-uns les produits qu'ils ont derobes, soit aux producteurs, soit a la societe entiere. Les socialistes ont deja fait maintes fois l'histoire de la Genese du capital. Ils ont raconte comment il est ne des guerres et du butin, de l'esclavage, du servage, de la fraude et de l'exploitation moderne. Ils ont montre comment il s'est nourri du sang de l'ouvrier et comment il a conquis le monde entier. Ils ont a faire la meme histoire concernant la Genese et le developpement de la loi. Faite pour garantir les fruits du pillage, de l'accaparement et de l'exploitation, la loi a suivi les memes phases de developpement que le capital." Et le systeme parlementaire ne fait qu'enregistrer ce qui, en realite, existe deja. De deux choses l'une: ou bien la loi est prealable, et alors, ainsi qu'en Amerique les lois sur le travail, dont les inspecteurs disent que l'application laisse beaucoup a desirer, elle n'est plus appliquee quand les patrons et avec eux la justice ne les veulent pas respecter; ou bien la loi est arrieree, et alors elle n'est plus necessaire. Ce systeme est celui des carabiniers d'Offenbach: Qui, par un malheureux hasard Arrivent toujours trop tard. C'est la force qui decide toujours. Au lendemain d'une victoire, le peuple ne manque jamais de presenter une declaration des droits aussi radicale que possible: tout le monde applaudit, on se croit libre enfin. Le peuple se satisfait de droits inscrits sur le papier. Le peuple se laissa toujours duper et il est possible qu'il se laisse de nouveau duper par les social-democrates, qui une fois en place oublieront leurs promesses. C'est pourquoi il faut l'avertir, car un averti en vaut deux. Le peuple est toujours servi beaucoup moins bien que les souverains. Il a ses orateurs, qui ont une grande bouche et de belles paroles; mais les souverains ont leurs serviteurs, qui parlent moins mais agissent avec les canons et les fusils. Quelques jours apres la victoire, et sous pretexte d'ordre legal, la constitution sera moins bien observee: quelques jours encore et, sous pretexte d'ordre administratif, on est gouverne par des reglements de police. Les souverains et les gouvernants sont comme les feuilles des arbres: ils changent d'opinion quand bon leur semble et, lorsqu'ils craignent de perdre leur trone, ils font comme Liebknecht, ils changent vingt-quatre fois par jour de tactique, et d'opinion. Voici un exemple curieux. Avant 1848 il y avait en Hollande un parti qui faisait de l'agitation pour obtenir la revision de la constitution, mais le roi Guillaume II ne la voulait pas et il avait dit une fois: "aussi longtemps que je vivrai, il n'y aura pas de revision de la constitution." La revolution de fevrier 1848 eclata a Paris et le roi Louis-Philippe fut chasse de France. Cette revolution fit son chemin. A Vienne, a Berlin et dans beaucoup de villes de l'Europe on eprouva l'influence de cette secousse politique; alors le roi Guillaume trembla pour son trone, il eut peur de suivre le meme chemin que son collegue Louis-Philippe de France. Qu'arriva-t-il? Ce meme roi prit l'initiative d'une revision et parlant aux ambassadeurs etrangers il declara: Voici un homme qui en un jour de pur conservateur est devenu liberal. Pourquoi? Parce qu'il preferait un trone avec une constitution a la chance de perdre sa royaute. Si les circonstances changent, on voit souvent les memes personnes faire le contraire de ce qu'elles avaient jure. Ainsi, en 1848, le roi de Prusse Guillaume Frederic craignait de perdre son trone. Pendant que le peuple etait en armes et que la revolte menacait de triompher, le roi fit toutes les promesses qu'on exigea de lui. Le mot d'ordre fut: si vous consentez a desarmer, je vous donnerai une constitution. Le peuple a toujours trop de confiance, il crut le roi, il deposa les armes, et quand l'effervescence fut passee, le roi restant tres bien arme, fut le plus fort et oublia toutes ses promesses. Le peuple ne doit donc jamais desarmer au jour du combat, car un peuple desarme n'est plus rien, tandis qu'un peuple arme est une force qui inspire du respect meme aux adversaires. Et toujours et partout les princes marchent au despotisme et les peuples a la servitude. Ce ne sont pas les tyrans qui font les peuples esclaves, mais ce sont les peuples esclaves qui rendent possibles les tyrans. Un tyran peut-il dominer quand le peuple se sent libre? Non certes, sa puissance ne durerait pas un jour. Un tyran est toujours un peu superieur a ceux qui l'ont fait tyran. Au lieu de condamner un tyran, il faut condamner encore plus le peuple esclave qui tolere la tyrannie. Mais en dominant on devient de plus en plus mauvais, car l'appetit vient en mangeant. Les institutions engendrent l'esclavage, et c'est pour cela que nous prechons l'abolition des institutions. L'Etat est la tyrannie organisee et c'est pourquoi nous voulons la croisade contre l'Etat. On ne peut dire que l'emancipation de l'humanite viendra par l'emancipation des individus; mais on ne peut non plus dire qu'elle sortira d'une reorganisation violente de la societe, arrivant spontanement, par une sorte de miracle. Sans les individus emancipes, il n'est pas possible de reorganiser et sans une organisation les individus ne peuvent etre emancipes. Il y a des connexions remarquables et ce que la nature a uni, nous ne pouvons le desunir. On dit toujours: sans l'Etat se produirait l'aneantissement de l'organisation actuelle, le desordre complet, le retour a la barbarie. Mais qu'est-ce que l'Etat actuel sinon le vol, la rapine, l'assassinat, la barbarie? Chaque changement sera un progres pour la grande masse, si impitoyablement maltraitee maintenant. Il faut rire quand on entend soutenir que les mauvais domineraient les bons, car ce sont justement les mauvais qui dominent aujourd'hui. Tolstoi nous dit que le christianisme dans sa vraie signification detruit l'Etat comme tel, et que c'est pour cela qu'on a crucifie le Christ. Et certainement, du jour ou le christianisme fut etabli comme religion d'Etat, le christianisme fut perdu. Il faut choisir entre l'organisation gouvernementale et le vrai christianisme qui est plus ou moins anarchiste. Qu'est-ce qu'enseigne l'apotre saint Paul quand il dit que le peche est venu par la loi, et dans l'Epitre aux Romains (ch. IV, v. 15): "Ou il n'y a pas de loi, il n'y a pas de peche." Oui, les ennemis de toute loi et de toute autorite peuvent faire appel a la Bible, qui considere la loi comme un degre inferieur du developpement humain. Un Etat suppose toujours deux partis dont l'un commande et l'autre obeit; ce qui est le contraire du christianisme primitif, qui nous enseigne que personne ne doit commander car nous sommes tous des freres. Il est possible que l'Etat ait ete necessaire a une certaine epoque, mais la question est aujourd'hui de savoir si desormais l'Etat est un obstacle au progres et a la civilisation, oui ou non. Les divers raisonnements sur ce sujet sont curieux. Quand on demande a quelqu'un: Avez-vous personnellement besoin de l'Etat et de ses lois? on recoit toujours la meme reponse. L'Etat ne m'est pas necessaire, mais il est necessaire pour les autres. Chacun defend l'existence de l'Etat, non pour soi-meme, mais pour les autres. Cependant ces autres le defendent de la meme maniere. Donc, personne n'a besoin de l'Etat et cependant il existe et il persiste. Quelle folie! Les non-resistants en Amerique ont un catechisme dans lequel ils se montrent en tant que chretiens les ennemis acharnes de toute autorite, et ils sont aussi consequents qu'un anarchiste peut l'etre. Ecoutez seulement: "Est-il permis au chretien de servir dans l'armee contre les ennemis etrangers?" Certainement non, cela n'est pas permis. Lui est-il permis de prendre part a une guerre et meme aux preparatifs de cette guerre? Mais il n'ose pas seulement se servir d'armes meurtrieres. Il n'ose pas venger une offense, soit qu'il agisse seul, soit en commun avec d'autres. Donne-t-il volontairement de l'argent pour un gouvernement, soutenu par la violence, grace a la peine de mort et a l'armee? Seulement quand l'argent est destine a une oeuvre juste en elle-meme et dont le but comme les moyens sont bons. Ose-t-il payer l'impot a un semblable gouvernement? Non, mais s'il n'ose payer les impots, il n'ose non plus resister au paiement. Les impots, regles par le gouvernement, sont payes sans qu'intervienne la volonte des contribuables. On ne peut refuser de les payer sans user de violence, et le chretien, qui ne doit pas user de violence, doit donner sa propriete. Un chretien peut-il etre electeur, juge ou fonctionnaire du gouvernement? Non, car qui prend part aux elections, a la jurisprudence, au gouvernement, prend part a la violence du gouvernement." Ces anarchistes chretiens sont des revolutionnaires par excellence, ils refusent tout; les non-resistants sont tres dangereux pour les gouvernements et la doctrine de non-resistance est une terrible menace pour toute autorite. Les membres de la societe fondee pour l'etablissement de la paix universelle entre les hommes (Boston, 1838) ont pour devise: _ne resistez pas au mechant_ (saint Mathieu V:39). Ils disent sincerement: "Nous ne reconnaissons qu'un roi et legislateur, qu'un juge et chef de l'humanite." Et Tolstoi a peut-etre raison quand il dit: "les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs bombes, leurs revoltes, leurs revolutions ne sont pas si dangereux pour les gouvernements que ces individus, qui prechent le refus et se basent sur la doctrine que nous connaissons tous." L'exemple individuel exerce une tres grande influence sur la masse, et c'est pourquoi les gouvernements punissent severement tout effort de l'individu pour s'emanciper. Mais les social-democrates, formes d'apres le modele allemand, prechent la soumission complete de l'individu a l'autorite de l'Etat. Tcherkessof l'a tres bien dit[89]: "les publicistes et les orateurs du parti social democrate prechent aux ouvriers que l'industrie n'a aucune signification dans l'histoire et dans la societe et que tous ceux qui pensent que la liberte individuelle et la satisfaction complete des besoins physiques et moraux de l'individu seront garanties dans la societe future, sont des utopistes." Seulement il y a des accommodements avec les chefs comme avec le ciel et ce meme auteur dit aussi d'une facon aussi malicieuse que juste: "Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. Font aussi exception leurs heritiers, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, et autres. L'ouvrier ignorant, le troupeau humain, compose d'insignifiantes nullites, doivent se soumettre et obeir a tous ces "Uebermenschen," ces etres surhumains. C'est ce qu'on appelle l'egalite social-democratique et scientifique." Et on ose dire cela apres l'admirable etude de John Stuart Mill sur la Liberte! Lisez son chapitre troisieme sur "la personnalite comme une des bases du bien public" et vous verrez quelle place preponderante il veut donner a la personnalite, a l'individualite. Et certainement quand on tue l'individualite, on tue tout ce qu'il y a de haut et de caracteristique dans l'homme. En Allemagne tout est dresse militairement, le soldat est l'ideal de chaque Allemand, et voila la raison pour laquelle le deuxieme mot du social-democrate allemand est: discipline du parti. La discipline de l'ecole vient avec la discipline de la maison paternelle, et elle est suivie de la discipline de l'usine et de l'atelier, pour etre continuee par la discipline de l'armee et enfin par la discipline du parti. Toujours et partout, la discipline. Ce n'est pas par hasard que le livre de Max Stirner[90] nous vient d'Allemagne, c'est la reaction contre la discipline. Et il y a peu de personnes qui aient compris les idees superieures de Wilhelm von Humboldt[91], quand il dit que "le but de l'homme ou ce qui est prescrit par les lois eternelles et immuables de la raison, et non pas inspire par les desirs vains et passagers, doit resider dans le developpement le plus harmonieux possible des forces en vue d'un tout complet et coherent" et que deux choses y sont necessaires: la liberte et la variete des circonstances, l'union de ces deux forces produisant "la force individuelle et la variete multipliee," qui peuvent se combiner avec l' "originalite". La grande difficulte reste toujours de definir les limites de l'autorite de la societe sur l'individu. "Quelle est la limite legitime ou la souverainete de l'individu finit de soi-meme et ou commence l'autorite de la societe? Quelle part de la vie humaine est la propriete de l'individu et quelle la propriete de la societe[92]?" Voila une question qui interesse tous les penseurs et qui est traitee d'une maniere magistrale par Mill. En vain vous chercherez une discussion approfondie de ces questions theoriques chez les social-democrates allemands. Nommez un penseur de valeur apres les deux maitres Marx et Engels. Il semble que le dernier mot de toute sagesse ait ete dit par eux et qu'apres eux la doctrine se soit cristallisee en un dogme comme dans l'eglise chretienne. Les principaux ecrivains du parti social-democrate sont des commentateurs des maitres, des compilateurs, mais non des penseurs independants. Et quelle mediocrite! Ne comprend-on pas qu'une doctrine cristallisee est condamnee a perir de stagnation car la stagnation est le commencement de la mort? Dans les dernieres annees on n'a fait que reediter les oeuvres de Marx avec de nouvelles prefaces d'Engels ou les oeuvres d'Engels lui-meme, mais on cherche en vain un livre de valeur, une idee nouvelle dans ce parti qui se prepare a conquerir le pouvoir public. Mill dit que le devoir de l'education est de developper les vertus de l'individu comme celles de la societe. Chacun a le plus grand interet a amener son propre bien-etre et c'est pourquoi chacun demande de la societe l'occasion d'user de la vie dans son propre interet. Et quand il existe un droit, ce n'est pas celui d'opprimer une autre individualite mais de maintenir la sienne. Qui vient a l'encontre de cette these qu'un individu n'est pas responsable de ses actes vis-a-vis de la societe quand ses actes ne mettent en cause que ses propres interets? Le droit de la societe est seulement un droit de defense pour se maintenir. Prenez par exemple la vaccination obligatoire. C'est une atteinte a la liberte individuelle. L'Etat n'a pas le droit de m'obliger de faire vacciner mes enfants, car contre l'opinion de la science officielle que la vaccination est un preservatif de la variole, il y a l'opinion de beaucoup de medecins qui nient les avantages de la vaccination et, pis encore, qui craignent les consequences de cette inoculation, par laquelle beaucoup de maladies sont repandues. Plus tard on rira de cette contrainte soi-disant scientifique, et on parlera de la tyrannie qui obligeait chacun a se soumettre a cette operation. On met un emplatre sur la plaie au lieu de s'attaquer a la cause, et l'on se satisfait ainsi. Mais comme Mill le dit tres bien: "le principe de la liberte ne peut pas exiger qu'on ait la liberte de n'etre plus libre: ce n'est pas exercer sa liberte que d'avoir la permission de l'aliener." C'est pourquoi on ne doit jamais accepter la doctrine d'apres laquelle on peut prendre des engagements irrevocables. Et que nous promet-on dans une societe social-democrate? Jules Guesde a prononce a la Chambre francaise un discours dans lequel il esquisse un tableau qui n'a rien d'enchanteur. Il explique que l'antagonisme des interets ne sera pas extirpe radicalement. Meme la loi de l'offre et de la demande fonctionnera quand meme; seulement, au lieu de s'appliquer au tarif des salaires, elle s'appliquera au travail agreable ou non. De meme, dans son chapitre IV n deg. 10, sur le socialisme et la liberte[93], Kautsky pretend que: "la production socialiste n'est pas compatible avec la liberte complete du travail, c'est-a-dire avec la liberte de travailler quand, ou et comment on l'entendra. Il est vrai que, sous le regime du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberte jusqu'a un certain degre. S'il ne se plait pas dans un atelier, il peut chercher du travail ailleurs. Dans la societe socialiste (lisez: social-democratique) tous les moyens de production seront concentres par l'Etat et ce dernier sera le seul entrepreneur; il n'y aura pas de choix. L'OUVRIER DE NOS JOURS JOUIT DE PLUS DE LIBERTE QU'IL N'EN AURA DANS LA SOCIETE SOCIALISTE" (lisez: social-democratique[94].) C'est nous qui soulignons. Mais, fidele a ses maitres il dit que "ce n'est pas la social-democratie qui infirme le droit de choisir le travail et le temps, mais le developpement meme de la production; le seul changement sera "qu'au lieu d'etre soit sous la dependance d'un capitaliste, dont les interets sont opposes aux siens, l'ouvrier se trouvera sous la dependance d'une societe, dont il sera lui-meme un membre, d'une societe de camarades ayant les memes droits, comme les memes interets." Cela veut dire que dans la societe social-democratique la production creera l'esclavage. On change de maitre, voila tout. Un autre, Sidney Webb, nous dit que "rever d'un atelier autonome dans l'avenir, d'une production sans regles ni discipline ... n'est pas du socialisme." Mais quelles etranges idees se forgent dans les tetes dogmatiques des chefs de la social-democratie. Ecoutez Kautsky, ce theoricien du parti allemand: "toutes les formes de salaires: retribution a l'heure ou aux pieces; primes speciales pour un travail au-dessus de la retribution generale, salaires differents pour les genres differents de travail ... toutes ces formes du salariat contemporain, un peu modifiees, seront parfaitement praticables dans une societe socialiste." Et ailleurs: "la retribution des produits dans une societe socialiste (lisez social-democratique) n'aura lieu dans l'avenir que d'apres des formes qui seront le developpement de celles qu'on pratique actuellement." Donc un etat social-democratique avec le systeme du salariat. Mais est-ce que le salariat n'est pas la base du capitalisme? On prechait l'abolition du salariat et ici on sanctionne ce systeme. C'est ainsi qu'on denature les bases du socialisme; et les eleves de Marx et d'Engels, qui proclamaient la formule: "de chacun selon ses forces, a chacun selon ses besoins", sont devenus de simples radicaux, des democrates bourgeois, ayant perdu leurs idees socialistes. Avec ce systeme nous aurons le triomphe du quatrieme Etat, ce qui creera directement un cinquieme Etat ayant a soutenir la meme lutte cruelle contre les individus arrives au pouvoir avec son aide. L'aristocratie ouvriere et la petite bourgeoisie seront les tyrans de l'avenir, et la liberte sera supprimee entierement. L'oeuvre liberatrice pour laquelle la nouvelle ere s'ouvrira, sera le massacre des anarchistes, comme le depute Chauvin l'a predit et comme d'autres l'ont preconise. Guesde dit meme: "que ce n'est pas lui qui a invente la requisition, qu'elle se trouve dans les codes bourgeois et que si lui et ses amis sont obliges d'y avoir recours, ils ne feront QU'EMPRUNTER UN DES ROUAGES DE LA SOCIETE ACTUELLE." Belle perspective! Rien ou presque rien ne serait donc change au systeme actuel et les ouvriers travaillent de nouveau a se donner des tyrans. Pauvre peuple, tu seras donc eternellement esclave! Mais "combien aisement et doucement on glisse une fois sur la pente", comme Engels l'a si bien dit! Il n'y a pas d'autre alternative que le socialisme d'Etat et le socialisme libertaire. Lorsqu'on dit au congres de Berlin (1892): "la social-democratie est revolutionnaire dans son essence et le socialisme d'Etat conservateur; la social-democratie et le socialisme d'Etat sont des antitheses irreconciliables", on a joue avec des mots. Qu'est-ce que le socialisme d'Etat? Liebknecht dit que les socialistes d'Etat veulent introduire le socialisme dans l'Etat actuel, c'est-a-dire cherchent la quadrature du cercle; un socialisme qui ne serait pas le socialisme dans un Etat adversaire du socialisme. Mais qu'est-ce que les social-democrates desirent? N'est-ce pas le meme Liebknecht qui parlait d'un "enracinement dans la societe socialiste" (hineinwachsen)? Le socialisme d'Etat dans la comprehension generale est l'Etat regulateur de l'industrie, de l'agriculture, de tout. On veut faire de l'industrie un fonctionnement d'Etat, et au lieu des patrons capitalistes on aura l'Etat. Quand l'Etat actuel aura annexe l'industrie, il restera ce qu'il est. Mais avec le suffrage universel, lorsqu'en 1898, annee de salut, les social-democrates allemands auront la majorite, comme Engels et Bebel l'ont predit, alors il est evident qu'on pourra transformer l'Etat a volonte, et le socialisme qu'on introduira alors sera le socialisme d'Etat. Liebknecht appelle le socialisme d'Etat d'aujourd'hui le capitalisme d'Etat, mais il y a une confusion terrible dans les mots. Nous demandons ceci: quand la majorite du parlement sera socialiste et qu'on aura mis telle ou telle branche de l'industrie entre les mains de l'Etat, sera-ce la le socialisme d'Etat, oui ou non? Nous disons: oui, certainement. Au Congres de Berlin, Liebknecht disait dans sa resolution: "Le soi-disant socialisme d'Etat, en ce qui concerne la transformation de l'industrie et sa remise a l'Etat avec des dispositions fiscales, veut mettre l'Etat a la place des capitalistes et lui donner le pouvoir d'imposer au peuple ouvrier le double joug de l'exploitation economique et de l'esclavage politique." Mais c'est justement ce que nous disons de la social-democratie. Examinons ces desiderata. Si l'Etat reglait toutes les branches de l'administration, on serait oblige d'obeir, car autrement on ne pourrait trouver de travail ailleurs. Et de meme que la dependance economique, la dependance politique serait plus dure; l'esclavage economique amenerait l'esclavage politique; et a son tour l'esclavage politique influerait sur l'esclavage economique, le rendant plus dur et plus rigoureux. Quand Liebknecht dit cela, il comprend tres bien le danger et ne change pas la question en l'escamotant par un habile jeu de mots. Le capitalisme d'Etat comme il l'appelle sera le socialisme d'Etat, du moment que les socialistes seront devenus le gouvernement et encourra les memes reproches que ceux que l'on formule contre l'Etat actuel. On est esclave et non pas libre, et un esclave de l'Etat, monarchique ou socialiste, est un esclave. Nous qui voulons l'abolition de tout esclavage, nous combattons la social-democratie qui est le socialisme d'Etat de l'avenir. Ce que Liebknecht dit de l'Etat des Jesuites du Paraguay est applicable a l'Etat social-democratique selon la conception des soi-disant marxistes: "dans cet Etat modele toutes les industries furent la propriete de l'Etat, c'est-a-dire des Jesuites. Tout etait organise et dresse militairement; les indigenes etaient alimentes d'une maniere suffisante; ils travaillaient sous un controle severe, comme forcats au bagne et ne jouissaient pas de la liberte; en un mot l'Etat etait la caserne et le workhouse--l'ideal du socialisme d'Etat--le fouet commun et la mangeoire commune. Naturellement il n'y avait pas d'alimentation spirituelle--l'education etait l'education pour l'esclavage." Tel est aussi l'ideal des social-democrates! Grand merci pour une telle perspective! Et cependant en distinguant bien, il arrive a dire: "Le socialisme veut et doit detruire la societe capitaliste; il veut arracher le monopole des moyens de production des mains d'une classe et faire passer ces moyens aux mains de la communaute; il veut transformer le mode de production de fond en comble, le rendre socialiste, de sorte que l'exploitation ne soit plus possible et que l'egalite politique et economique et sociale la plus complete regne parmi les hommes. Tout ce qu'on comprend maintenant sous le nom de socialisme d'Etat et dont nous nous occupons, n'a rien de commun avec le socialisme." Liebknecht nomme cela le _capitalisme_ d'Etat et il nomme le socialisme le vrai socialisme d'Etat. Nous sommes alors d'accord, mais n'oublions pas que l'esclavage ne sera pas aboli, meme quand les social-democrates seront nos maitres et nous ne voulons pas de maitres du tout. Ou dit souvent qu'on affaiblit l'Etat au lieu de le fortifier en etendant la legislation ouvriere, et bien loin de fortifier l'Etat bourgeois, on le sape. Mais ceux qui disent cela different beaucoup de Frederic Engels, qui, dans l'Appendice de son celebre livre: _les classes ouvrieres en Angleterre_, ecrit: "la legislation des fabriques, autrefois la terreur des patrons, non seulement fut observee par eux avec plaisir mais ils l'etendent plus ou moins sur la totalite des industries. Les syndicats, nommes l'oeuvre du diable il n'y a pas longtemps, sont cajoles maintenant par les patrons et proteges comme des institutions justes et un moyen energique pour repandre les saines doctrines economiques parmi les travailleurs. On abolissait les plus odieuses des lois, celles qui privent le travailleur de droits egaux a ceux du patron. L'abolition du cens dans les elections fut introduite par la loi ainsi que le suffrage secret, etc., etc. Et il continue: "l'influence de cette domination fut considerable au debut. Le commerce florissait formidablement et s'etendait meme en Angleterre. Que fut la position dela classe ouvriere pendant cette periode? Une amelioration meme pour la grande masse suivait temporairement, cet essor. Mais, depuis l'invasion des sans-travail, elle est revenue a son ancienne position. L'Etat n'est pas aujourd'hui moins puissant, il l'est plus qu'auparavant. Et apres avoir constate que deux partis de la classe ouvriere, les mieux proteges, ont profite de cette amelioration d'une maniere permanente, c'est-a-dire les ouvriers des fabriques et les ouvriers syndiques, il dit: _mais en ce qui regarde la grande masse des ouvriers, les conditions de misere et d'insecurite dans lesquelles ils se trouvent maintenant sont aussi mauvaises que jamais, si elles ne sont pires_. Non, on n'affaiblit pas l'Etat en augmentant ses fonctions, on n'abolit pas l'Etat en etendant son pouvoir. Donc, partout ou le gouvernement bourgeois sera le regulateur des branches differentes de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, il ne fera qu'augmenter et fortifier son pouvoir sur la vie d'une partie des citoyens et les ouvriers resteront les anciens esclaves, et pour eux il sera tout a fait indifferent qu'ils soient les esclaves des capitalistes ou bien les esclaves de l'Etat. L'Etat conserve le caractere hierarchique, et c'est la le mal. La question decisive est de savoir qui doit regler les conditions de travail. Si c'est le gouvernement de l'Etat, des provinces ou des communes, selon le modele des postes par exemple, nous aurons le socialisme d'Etat, meme si le suffrage universel est adopte. Si ce sont les ouvriers eux-memes qui reglent les conditions de travail selon leur gre, ce sera tout autre chose; mais nous avons entendu dire par Sidney Webb, que "rever sans l'avouer d'un atelier autonome, d'une production sans regles ni discipline ... que cela n'est pas du socialisme." Au contraire, nous disons que quiconque est d'avis que le proletariat peut arriver au pouvoir par le suffrage universel et qu'il peut se servir de l'Etat pour organiser une nouvelle societe, dans laquelle l'Etat lui-meme sera supprime, est un naif, un utopiste. Imaginer que l'Etat disparaisse par le fait ... des serviteurs de l'Etat! Le capital se rendra-t-il volontairement? L'experience de l'histoire est la pour prouver le contraire, car jamais une classe ne se supprimera volontairement. Chaque individu, chaque groupe lutte pour l'existence, c'est la loi de la nature, qui fait du droit de defense et de resistance, le plus sacre de tous les droits. Le socialisme veut l'expropriation des exploiteurs. Eh bien, peut-on penser que les patrons, les marchands, les proprietaires, en un mot les capitalistes dont la propriete privee sera transformee en propriete sociale ou commune, cederont jamais volontairement. Non, ils se defendront par tous les moyens possibles plutot que de perdre leur position preponderante. On les soumettra seulement par la violence. Tout pouvoir a en soi un germe de corruption, et c'est pourquoi il faut lutter non seulement contre le pouvoir d'aujourd'hui mais aussi contre celui de l'avenir. Stuart Mill a tres bien dit: "le pouvoir corrompt l'homme. C'est la tradition du monde entier, basee sur l'experience generale". Et parce que nous connaissons l'influence pernicieuse que l'autorite a sur le caractere de l'individu, il faut lutter contre l'autorite. Guillaume de Greef a formule tout le programme de l'avenir d'une maniere aussi claire que nette en ces mots: Liberte, instruction et bien-etre pour tous; "le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable: la societe n'a que des organes et des fonctions; elle ne doit plus avoir de maitres." Et pourquoi l'homme, doue de plus de raison que les autres etres dans la nature, ne serait-il pas capable de vivre dans une societe sans autorite, lorsqu'on voit les fourmis et les abeilles former de telles societes? Dans son _Evolution politique_, Letourneau nous dit: "Au point de vue sociologique, ce qui est particulierement interessant dans les republiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait maintien de l'ordre social avec une anarchie complete. Nul gouvernement; personne n'obeit a personne, et cependant tout le monde s'acquitte de ses devoirs civiques avec un zele infatigable; l'egoisme semble inconnu: il est remplace par un large amour social." Nous n'allons pas examiner ici s'il est vrai que la propriete privee est une modalite particuliere de l'autorite et si l'autorite est la source de tous les maux dans la societe, comme le pense Sebastien Faure; ou bien si la propriete privee est la cause de l'autorite, car nous sommes d'avis que l'une et l'autre de ces propositions sont serieuses, qu'on peut soutenir les deux theses, car elles se tiennent. Peut-etre est-ce la question de l'oeuf et de la poule; qui des deux est venu le premier? Mais en tout cas il n'est pas vrai de dire avec Faure que le socialisme autoritaire voit dans le principe de propriete individuelle la cause premiere de la structure sociale, et que le libertaire la decouvre dans le principe d'autorite. Car s'il est vrai que la propriete individuelle donne le pouvoir, l'autorite--le maitre du sol l'est aussi des personnes qui vivent sur le sol, le maitre de la fabrique, de l'atelier est maitre aussi des hommes qui y travaillent--il est vrai aussi que l'autorite sanctionne a son tour la propriete individuelle. Tout gouvernement de l'homme par l'homme est le commencement de l'esclavage et quiconque veut mettre fin a l'esclavage doit lutter contre le gouvernement sous toutes ses formes. Dans sa brochure _L'anarchie, sa philosophie, son ideal_, Kropotkine s'exprime ainsi: "C'est pourquoi l'anarchie, lorsqu'elle travaille a demolir l'autorite sous tous ses aspects, lorsqu'elle demande l'abrogation des lois et l'abolition du mecanisme qui sert a les imposer, lorsqu'elle refuse toute organisation hierarchique et preche la libre entente, travaille en meme temps a maintenir et a elargir le noyau precieux des coutumes de sociabilite sans lesquelles aucune societe humaine ou animale ne saurait exister. Seulement au lieu de demander le maintien de ces coutumes sociables a _l'autorite de quelques-uns_, elle le demande _a l'action continue de tous_. Les institutions et les coutumes communistes s'imposent a la societe, non seulement comme une solution des difficultes economiques, mais aussi pour maintenir et developper les coutumes sociables qui mettent les hommes en contact les uns avec les autres, etablissant entre eux des rapports qui font de l'interet de chacun l'interet de tous, et les unissent, au lieu de les diviser." Tout le developpement de l'humanite va dans la direction de la liberte et quand les socialistes, (c'est-a-dire les social-democrates) veulent, avec Renard, un minimum d'autorite et une extension indefinie de la liberte, ils sont perdus, car il n'y a plus entre eux et les anarchistes de difference de principes, mais seulement une difference de plus ou de moins. L'ideal pour tous est l'elimination complete du principe d'autorite, l'affirmation integrale du principe de liberte. Si cet ideal est oui ou non realisable, c'est une autre question, mais mieux vaut un ideal superbe, eleve, meme s'il est irrealisable, que l'absence de tout ideal. Que chacun se demande ce qu'il desire et aura pour reponse: "Vivre en pleine liberte sans etre entrave par des obstacles exterieurs; deployer ses forces, ses qualites, ses dispositions naturelles." Eh bien! ce que vous demandez pour vous-meme, il faut le donner aux autres, car les autres desirent ce que vous desirez. Donc il nous faut des conditions par lesquelles chaque individu puisse vivre en pleine liberte, puisse deployer ses forces. Quand on veut cela pour soi-meme et qu'on ne l'accorde pas aux autres, on cree un privilege. Voila tout ce qu'on demande: de l'air franc et libre pour respirer. Et si l'observation ne nous trompe pas, nous voyons que tout le developpement humain est une evolution dans le sens de la liberte. La social-democratie qui est et devient de plus en plus un socialisme d'Etat est un obstacle a la liberte, car au lieu d'augmenter la liberte, elle cree de nouveaux liens. Elle est de plus dangereuse parce qu'elle se montre sous le masque de la liberte. Les Etatistes sont les ennemis de la liberte et quand on veut unir le socialisme a la liberte, il faut accepter le socialisme libertaire dont le but est toujours d'unir la liberte au bien-etre de tous. La plupart ne croient pas a la liberte et c'est pourquoi ils rejettent toujours sur elle la responsabilite des exces, s'il s'en produit dans un mouvement revolutionnaire. Nous croyons au contraire que les exces sont la consequence du vieux systeme de limitation de la liberte. Ayez confiance dans la liberte, qui triomphera un jour. Il est vrai que meme les hommes de science ont peur de cette terrible geante, cette fille des dieux antiques, dont personne ne pourra calculer la puissance le jour ou elle se levera dans toute sa force. Tous la contemplent avec terreur en predisant de terribles jours au monde, si jamais elle rompt ses liens, tous, excepte ses quelques rares amants appartenant principalement aux classes pauvres. Et cette petite troupe, troupe aussi de martyrs ou victimes, travaille incessamment a sa delivrance, desserrant tantot de ci, tantot de la un anneau, certaine que l'heure venue, la liberte secouera toutes ses chaines et se dressera en face du monde, pour se donner a tous ceux qui l'attendent. Le triomphe viendra, mais pour cela il nous faut une foi absolue dans la liberte, seule atmosphere dans laquelle l'egalite et la fraternite se meuvent librement. NOTES: [78] _Protokoll des Parteitages in Breslau_. [79] The Forum Library, vol. 1, n deg. 3, avril 1895. [80] Le dix-huit Brumaire. [81] Nous sommes fiers de ce que les Hollandais furent alors comme aujourd'hui avec les libertaires et nous esperons qu'a l'avenir ils seront toujours avec la liberte contre toute oppression et toute autorite. [82] L'alliance de la democratie socialiste et l'association internationale des travailleurs, p. 51 et 52. [83] Cela ne nous etonne pas, car M. Guesde a appele Kropotkine un "fou, un hurluberlu sans aucune valeur." Eh bien! nous croyons que le nom de Kropotkine vivra encore quand celui de M. Guesde sera oublie dans le monde. [84] Il a ete une fois en Amerique, et cet unique voyage lui donne droit de parler en connaissance de cause d'un monde aussi grand que les Etats-Unis! C'est simplement ridicule. [85] Revue Socialiste, vol. 96, page 4, etc. [86] _Ethique_. [87] Voir Albert Parsons dans sa _Philosophie de l'Anarchie._ [88] Dans le livre sur le parlementarisme par Lothar Buecher, tour a tour l'ami de Lassalle et de Bismarck, on trouve une liste des lois promulguees par les parlements anglais depuis Henri III (1225-1272) jusqu'a l'an 1853. Et quand on prend la moyenne annuelle des lois pour chaque siecle on trouve cette serie du XIIIe au XIXe siecle: 1, 6, 9, 20, 24, 123, 330. Deja en 1853 plus de lois que le nombre des jours de travail! Ou cela finira-t-il si on continue dans la voie qu'on a suivie jusqu'a present? [89] Voyez son interessante brochure: "Pages d'Histoire Socialiste; doctrines et actes de la social-democratie. [90] Der Einzige und sein Eigenthum. [91] Ideen zu einem Versuch die Graensen der Wirksamkeit des Staate zu bestimmen. [92] _On Liberty_. [93] Das Erfurter Programm in seinem grundsaetzlichen Theil (Le programme d'Erfurt et ses bases). [94] Le socialisme veritable et le faux socialisme. V UN REVIREMENT DANS LES IDEES MORALES Que de difficultes a surmonter lorsqu'on veut se defaire des idees concues dans la jeunesse! Meme en se croyant libre de beaucoup de prejuges, toujours on retrouve en soi un manque de raisonnement et on se bute a des conceptions surannees. Et tout en n'ayant, en theorie, aucune accusation a formuler, on eprouve certainement, en pratique, une sorte de repugnance envers ceux qui agissent en complete opposition avec les us et coutumes. C'est surtout le cas dans le domaine de la morale. Qu'est-ce qu'agir selon la morale? Se conformer aux prescriptions des moeurs. C'est-a-dire qu'on est moral lorsqu'on vit et agit de telle facon que la majorite approuve. Est-ce que cette morale-la est bonne? Peut-on la defendre par la raison? Voila la question. Il y a une tyrannie de la morale et comme nous sommes adversaires de toute tyrannie, nous devons egalement examiner celle-ci et la combattre. Multatuli, dans ses _Idees_, fait, a ce sujet, quelques justes remarques. Il a parfaitement raison lorsqu'il pretend que le degre de liberte depend bien plus de la morale que des _lois_. Que de peine l'on eprouve a faire executer une loi qui est en contradiction avec la morale? "Aucun legislateur, fut-il le chef d'une armee dix fois plus nombreuse que les habitants memes d'un pays, n'oserait imposer ce que la morale prescrit aujourd'hui. Et, d'un autre cote, nous nous conformons a une morale que nous n'accepterions pas si elle etait prescrite par un legislateur, quelque puissant qu'il fut." Examinez notre maniere de vivre et bientot vous serez convaincu de la verite de ces paroles: "Un malfaiteur est puni de _quelques_ annees de prison; ... La morale y ajoute: le mepris durant _toute_ la vie. "La loi parle d'habitants,... la morale, de sujets. "La loi dit: le Roi,... la morale: Sa Majeste. "La loi laisse le choix du vetement,... la morale impose _tel_ vetement. "La loi protege le mariage dans ses consequences _civiles_,... la morale fait du mariage un lien religieux, moral, c'est-a-dire tres _im_moral. "La loi, tout injuste qu'elle est envers la femme, la considere comme etant mineure ou sous curatelle,... la morale rend la femme esclave. "La loi accepte l'enfant naturel,... la morale tourmente, persecute, insulte l'enfant qui vient au monde sans passeport. "La loi concede certains droits a la mere non mariee, plus meme qu'a la femme mariee,... la morale repousse cette mere, la punit, la maudit. "La loi, en fait d'education, concede _portion_ legitime et egale aux _enfants_,... la morale fait distinction entre garcons et filles pour l'education et l'instruction. "La loi ne reconnait et ne fait payer que des contributions fixees _de telle_ maniere, avec _telles_ stipulations, ... la morale fait payer des impots a la vanite, la stupidite, le fanatisme, l'habitude, la fraude. "La loi traite la femme en mineure, mais n'empeche pas--directement, du moins--son developpement intellectuel,... la morale force la femme a rester ignorante et meme, quand elle ne l'est pas, a le paraitre. "La loi opprime de temps en temps,... la morale, toujours. "Aussi stupide que soit une loi, il y a des moeurs plus stupides. "Aussi cruelle que soit une loi, il y a des moeurs plus brutales." Et il donne encore a mediter les idees suivantes: "Quelle est la loi qui ordonne de negliger l'education de vos filles? Quelle est la loi qui fait de vos femmes des menageres sans gages? C'est la morale. "Quelle est la loi qui prescrit d'envoyer vos enfants a l'ecole et d'achever leur education en payant l'ecolage? C'est la morale. "Quelle est la loi qui vous force a laisser chloroformer votre descendance par le magister Pedant? C'est la morale. "Qui vous defend de donner de la _jouissance_ a votre famille? Qui vous charge de la tourmenter avec l'eglise, les sermons, le catechisme et une masse d'exercices spirituels dont elle n'a que faire parce que tout cela n'existe pas? C'est la morale. "Qui vous dit d'imposer aux autres une religion que vous-meme ne pratiquez plus depuis longtemps? C'est la morale. "Qui defend a la femme de s'occuper des interets de votre maison (egalement _ses_ interets) ainsi que des interets de _ses_ enfants? C'est la morale. "Qui vous dit de chasser votre fille lorsqu'elle devient mere d'un enfant, le fruit de l'amour, de l'inconscience, ... fut-ce meme le fruit du desir et de l'etourderie? C'est la morale. Qui enfin considere un faible et lache: "C'est l'habitude" comme une excuse valable d'avoir viole les lois les plus elevees et saintes du bon sens? C'est la morale." Tout cela prouve que la morale nous empeche souvent d'etre moral. Comparez egalement, sur la question, le beau developpement que Multatuli fait dans son _Etude libre_. Il est impossible de decrire l'immense tyrannie de la morale sur l'humanite. Des le berceau on empeche l'enfant de se mouvoir librement, et les parents intelligents ont une lutte ardente a soutenir contre les sages-femmes, les instituteurs, les catechistes, les pretres, etc., pour empecher que la nature de leurs enfants ne soit detournee des le bas age. Les jeunes filles y sont plus exposees encore que les garcons; bien que, dans les dernieres annees, les idees se soient quelque peu modifiees, le principe d'une education de jeune fille convenable reste d'en faire "la surveillante de l'armoire a linge et une machine brevetee pour entretenir le fonctionnement regulier du respectable sexe masculin". La meme ou publiquement on a emis le voeu d'egalite dans l'education des garcons et des filles, on reagit secretement contre cette tendance. Il existe, par exemple, des ecoles moyennes ou garcons et filles restent separes, et, quoique des ecoles communes fussent preferables, nous trouvons injuste dans tous les cas que l'instruction donnee dans les ecoles de garcons soit plus complete que celle des filles, comme cela se fait en pratique. Pour s'en convaincre, on n'a qu'a comparer les deux programmes d'enseignement. Apres les cinq annees reglementaires d'etudes, la jeune fille est absolument incapable de passer l'examen de sortie prescrit pour les garcons. C'est une injustice envers les jeunes filles, car les deux programmes sont reputes etre egaux et ne le sont pas en realite. Un nouveau systeme social amene une autre morale et si nous nous butons maintes fois a des idees morales qui sont la consequence de cette nouvelle conception, c'est parce que nous n'avons pas encore su nous defaire completement de l'ancienne opinion; trop souvent nous remettons une piece a la robe usee. Ceci ne peut ni ne doit etonner personne; nous, les vieux, nous avons rencontre plus de difficultes que les jeunes, car nous dumes commencer par desapprendre avant d'apprendre. Beaucoup n'ont pas su accomplir cette rude tache jusqu'a la fin et ont du s'arreter en chemin. Il faut qu'une revolution se produise dans les regles morales, et premierement dans nos idees. Nous devons abandonner radicalement l'ancienne morale qui part d'une these erronee et instaurer la raison comme guide unique pour controler et juger nos actes. Constatons en meme temps la duplicite de ceux qui sont au pouvoir et se servent de deux poids et de deux mesures, suivant que leur interet l'exige. Nous en donnerons quelques exemples, tout en suppliant le lecteur de ne pas s'offenser, mais de se demander si ce que nous avancons est en opposition avec la raison car, pour nous, n'est immoral que ce qui est irraisonnable. N'oublions pas que nous ne donnons ici aucunement les bases d'une nouvelle morale; nous voulons seulement prouver le jugement hypocrite du monde. Nos lois penales, nos moeurs, tout est base sur le principe de la propriete privee, mais la masse ne se demande jamais si ce principe est juste et s'il pourrait soutenir n'importe quelle discussion contre la logique et le bon sens. Nous considerons meme les transgresseurs de ces lois comme des malfaiteurs, et peut-etre ne sont-ils autre chose que les pionniers d'une societe meilleure, moins funeste que la notre. Visitez les prisons, faites une enquete et que trouverez-vous? Les neuf dixiemes des malfaiteurs enfermes derriere des portes verrouillees ont faute (si cela s'appelle fauter) par misere; leur crime consiste en leur pauvrete et en ce qu'ils ont prefere tendre la main et prendre le necessaire plutot que de mourir de faim, obscurement, tranquillement, sans protester. Ils ont attaque le droit sacro-saint de la propriete, ils n'ont pas voulu se soumettre a un regime d'ordre qu'ils n'ont pas cree et auquel ils refusent de se conformer. Le professeur Albert Lange a ecrit quelques mots qui sont dignes d'etre portes, sur les ailes du vent, jusqu'aux confins de la terre. Les voici: Il n'y a pas a attendre qu'un homme se soumette a un regime d'ordre a la creation duquel il n'a pas collabore, ordre qui ne lui donne aucune participation aux productions et jouissances de la societe et lui prend meme les moyens de se les procurer par son travail dans une partie quelconque du monde, aussi peu qu'on puisse attendre qu'un homme dont la tete est mise a prix tienne le moindre compte de ceux qui le persecutent. La societe doit comprendre que ces desherites, qui sortent de son sein, s'inspireront du droit du plus fort; s'ils sont nombreux, ils renverseront le regime existant et en erigeront un autre sur les ruines, sans se preoccuper s'il est meilleur ou pire. La societe ne peut faire excuser la perpetuation de son droit qu'en s'efforcant continuellement de l'appliquer a tous les besoins, en supprimant les causes qui font manquer a tout droit d'atteindre son but, et meme, en cas de besoin, en donnant au droit existant une base nouvelle. Qu'on essaie seulement de renverser cette these et l'on s'apercevra qu'elle est irrefutable. C'est ainsi qu'on est force moralement d'accepter un regime d'ordre qui force a souffrir de la faim, de la misere, a avoir des soucis, des tourments. Quelqu'un a faim: la loi de la nature lui dit qu'il doit satisfaire aux besoins de son estomac. Il voit de la nourriture qui convient a ces besoins, la prend, est arrete et mis en prison. Au cas ou son esprit n'est pas encore fausse par la morale, qu'on tache d'expliquer a cet homme qu'il a mal agi, qu'il a commis une mauvaise action, qu'il est un malfaiteur,... il ne le comprendra pas. On parle de voleurs; mais qu'est-ce qu'un voleur? C'est celui qui vole. Oui, mais cela ne me donne guere d'explication. Que signifie voler? C'est prendre ce qui ne vous appartient pas. Nous n'y sommes pas encore, car ici se place la question: Qu'est-ce qui m'appartient? Et que faut-il repliquer a cette question? Qu'est-ce qui nous revient comme etres humains? Nourriture, vetement, habitation, developpement, loisirs, en un mot toutes les conditions qui garantissent notre existence. Est-il voleur celui qui, ne possedant pas ces conditions, se les approprie? C'est absurde de le soutenir. Et pourtant nos lois, notre morale le qualifient de voleur. Le contraire est vrai. Les voleurs sont ceux qui empechent les autres d'acquerir les conditions de l'existence; et ce ne sont pas seulement des voleurs, mais des assassins de leurs semblables; car prendre a quelqu'un les conditions qui assurent son existence, c'est lui prendre la vie. Les meilleurs des precurseurs, ceux qui ont le plus d'autorite, nous apprennent la meme chose. Nous lisons de Jesus (Evangile selon Marc, chap. II, vers. 28-24): "Et il arriva, un jour de sabbat que, traversant un champ de ble, ses disciples cueillirent des epis. Et les Pharisiens lui dirent: Regardez: pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui est defendu? Et il repondit: N'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il etait dans le besoin et avait faim, lui et ceux qui etaient avec lui? Il entra dans la maison de Dieu, du temps du grand pretre Abiathar, mangea le pain des offrandes et en donna egalement a ceux qui etaient avec lui, quoiqu'il ne fut permis qu'aux pretres d'en manger?" Quel est le sous-entendu de ce recit? Qu'il existe des lois, mais qu'il se presente des circonstances qui permettent de passer au-dessus de ces reglements. La loi prescrivait que personne, hormis les pretres, ne pouvait manger du pain des offrandes, mais quand David et les siens eurent faim, ils transgresserent ces arrets. C'est-a-dire: Au-dessus des regles auxquelles on doit se conformer, il y a la loi de la conservation de soi-meme et, selon Jesus, on peut enfreindre toute prescription lorsqu'on a faim. Et plus clairement: Celui qui a faim n'a pas a se preoccuper des decrets existants; pour lui il n'y a qu'un seul besoin, celui d'apaiser sa faim, et il lui est permis de le faire, meme lorsque les lois le lui defendent. Du reste, nous lisons dans le livre des Proverbes (chap. 6, v. 30): "On ne doit pas mepriser le voleur qui vole pour apaiser sa faim." Luther, le grand reformateur auquel on erige des statues, explique de la maniere suivante le dixieme commandement: "Tu ne voleras pas"[95]: "Je sais bien quels droits precis l'on peut edicter, mais la necessite supprime tout, meme un droit; car entre necessite et non-necessite il y a une difference enorme qui fait changer l'aspect des circonstances et des personnes. Ce qui est juste s'il n'y a pas necessite, est injuste en cas de necessite. Ainsi est voleur celui qui, sans necessite, prend un pain chez le boulanger; mais il a raison lorsque c'est la faim qui le pousse a cette action, car alors on est oblige de le lui donner." C'est-a-dire que celui qui a faim a le droit de pourvoir aux besoins de son estomac, enfreignant toutes les lois existantes[96]. La loi de la conservation de soi-meme est au-dessus de toutes autres lois. C'etait egalement l'opinion de Frederic (surnomme a tort le Grand), le roi-philosophe bien connu, lorsqu'il ecrivait a d'Alembert, dans une lettre datee du 3 avril 1770: "Lorsqu'un menage est depourvu de toutes ressources et se trouve dans l'etat miserable que vous esquissez, je n'hesiterais pas a declarer que pour lui le vol est autorise; "1 deg. Parce que ce menage n'a rencontre partout que des refus au lieu de secours. "2 deg. Parce que ce serait un plus grand crime d'occasionner la mort de l'homme et celle de sa femme et de ses enfants que de prendre a quelqu'un le superflu. "3 deg. Parce que leur dessein de voler est bon et que l'acte lui-meme devient une necessite inevitable. "J'ai meme la conviction qu'on ne trouverait aucun tribunal qui, en pareille occurrence, n'acquitterait un voleur, si la verite des circonstances etait constatee. Les liens de la societe sont bases sur des services reciproques; mais lorsque cette societe se compose d'hommes sans pitie, toute obligation est rompue et on revient a l'etat primitif, ou le droit du plus fort prime tout." On ne pourrait le dire plus clairement. Et pourtant tous les tribunaux continuent de nos jours a condamner en pareilles circonstances. Le tant exalte cardinal Manning a dit: "La necessite ne connait pas de loi et l'homme qui a faim a un droit naturel sur _une partie_ du pain de son voisin." C'est toujours la meme these, et nous constatons que tous, en theorie, sont d'accord: Si vous demandez du travail et qu'on le refuse, vous demanderez du pain; si on vous refuse du travail et du pain, eh bien! vous avez le droit de prendre du pain. _Car, il y a un droit qui s'eleve au-dessus de tous les autres: c'est le droit a la vie.--Primum vivere_ (vivre d'abord) est un vieux precepte. Et pourtant, partout notre droit penal est en contradiction flagrante avec ce precepte; la morale condamne l'homme qui, pousse par la faim, vole. Nous avons l'intime conviction que la propriete privee est la cause du plus grand nombre, sinon de tous les delits; et pourtant nous sommes forces d'inculquer de bonne heure a nos enfants le principe de la propriete privee. Laissez grandir l'enfant simplement et naturellement, il prendra selon son gout et ses besoins, sans s'occuper quel est le possesseur de la chose prise. C'est nous-memes qui leur donnons et attisons artificiellement l'idee de "derober", de "voler"." C'est _ta_ poupee; cela n'est pas _a toi_, c'est a un autre enfant; ne touche pas ca, cela ne _t'appartient_ pas", voila ce que l'enfant entend continuellement. Plus tard, a l'ecole, l'instituteur developpera encore cette conception de la propriete privee. Chaque enfant a son propre pupitre, recoit sa propre plume, son propre cahier. Lorsque l'enfant prend un objet appartenant a un de ses camarades, il est puni, meme si ce camarade en a plus qu'il ne lui en faut. Tous nous inculquons a nos enfants cette conception de la propriete privee et, ce qui est plus grave, _nous y sommes forces_ en consideration de l'enfant, car, si nous le laissions suivre sa nature, il aurait bientot affaire a la police et serait envoye par un juge intelligent (?) dans une ecole de correction pour y etre corrompu a jamais. Pour se donner un brevet de bonne conduite, la societe a separe les diverses conceptions d'une maniere arbitraire qui a pour consequence que, dans l'une ou l'autre classe, on approuve ce qui partout ailleurs serait desapprouve. Ainsi l'honneur militaire exige que le soldat provoque en duel son insulteur, et cherche a le tuer. Considerons, par exemple, le commerce. Ce n'est autre chose qu'une immense fraude. Franklin a dit cette grande verite: "Le commerce, c'est la fraude; la guerre c'est le meurtre." Que veut dire commerce? C'est vendre 5, 6 francs ou plus un objet qui n'en vaut que 3, et acheter un objet qui vaut 3 francs, par exemple, a un prix beaucoup plus bas, en profitant de toutes sortes de circonstances. _Als twee ruilen, moet er een huilen_ (de l'acheteur et du vendeur, un des deux est trompe), dit le proverbe populaire; ce qui prouve que, dans le commerce, il y en a toujours un qui est trompe, c'est-a-dire qu'il y a egalement un trompeur. Une bande de voleurs qui ont l'un envers l'autre quelque consideration n'en reste pas moins une bande de voleurs. C'est ainsi que cela se passe dans le commerce. Mais lorsqu'on ne se soumet pas a ces habitudes, peut-on etre qualifie directement du nom de coquin, de trompeur, etc. Il me fut toujours impossible de voir une difference entre l'ordinaire duperie et le commerce. Le commerce n'est qu'une duperie en grand. Celui qui dispose de grands capitaux n'admet pas les flibustiers et, en faisant beaucoup de bruit, il tache d'attirer l'attention sur eux comme voleurs, afin de detourner cette attention de lui-meme. Tolstoi a dit du marchand: "Tout son commerce est base sur une suite de tromperies; il specule sur l'ignorance ou la misere; il achete les marchandises au-dessous de leur valeur et les vend au-dessus. On serait enclin a croire que l'homme, dont toute l'activite repose sur ce qu'il considere lui-meme comme tromperie, devrait rougir de sa profession et n'oserait se dire chretien ou liberal tant qu'il continue a exercer son commerce." Parlant du fabricant, il dit "que c'est un homme dont tout le revenu se compose des salaires retenus aux ouvriers et dont la profession est basee sur un travail force et extravagant qui ruine des generations entieres". D'un employe civil, religieux ou militaire il dit "qu'il sert l'Etat pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive le plus souvent, pour jouir d'appointements que le peuple travailleur paye, s'il ne vole pas directement l'argent au tresor, ce qui arrive rarement; pourtant il se considere et est considere par ses pairs comme le membre le plus utile et le plus vertueux de la societe". Il dit d'un juge, d'un procureur "qui sait que, d'apres son verdict ou son requisitoire, des centaines, des milliers de malheureux, arraches a leur famille, sont enfermes en prison ou envoyes au bagne, perdent la raison, se suicident en se coupant les veines, se laissent mourir de faim", il dit que ce juge et ce procureur "sont tellement domines par l'hypocrisie, qu'eux-memes, leurs confreres, leurs enfants, leur famille sont convaincus qu'il leur est possible en meme temps d'etre tres bons et tres sensibles". En effet, le monde est rempli d'hypocrisie et la plupart des hommes en sont tellement penetres que plus rien ne peut exciter leur indignation: tout au plus se contentent-ils de rire d'une maniere outrageante. Aujourd'hui, maint commercant solide et honnete(!) s'applique a combattre la flibusterie commerciale; mais en quoi leur commerce en differe-t-il? Dernierement le journal _Dagblad van Zuid-Hollanden's Gravenhage_ contenait une correspondance londonienne dans laquelle l'auteur brisait une lance contre la flibusterie: "Le capital du flibustier commercial est son impudence; son materiel consiste en papier a lettres avec de ronflants en-tete joliment imprimes, un porte-plume et quelques plumes. L'impudence ne lui coute rien, car elle est probablement un heritage paternel; quant au papier et aux plumes, il les obtient a credit par l'entremise d'un collegue qui lui offre genereusement de "l'etablir" comme "commercant pour effets voles". Combien de maisons de commerce, aujourd'hui respectables et respectees, doivent leur prosperite a de fausses nouvelles, des filouteries, des chiffres falsifies? Nathan Rothschild, par exemple, a commence l'amoncellement de l'immense fortune de sa maison en portant directement a Londres la fausse nouvelle de la defaite des puissances alliees a Waterloo. Immediatement les rentes de ces Etats baisserent dans une proportion extraordinaire, tandis que Rothschild fit acheter sous main, par ses agents, les titres en baisse. Une fois la verite connue, il frappa son grand coup et, grace a sa flibusterie, "gagna" des millions. Examinez l'une apres l'autre les grandes fortunes et vous rencontrerez maint fait equivalent. Le credit constitue-t-il dans notre societe un bien ou un mal? Nous pensons que c'est un mal; et pourtant, comment le commerce existerait-il sans credit? Par consequent la base est mauvaise. Que font les flibustiers? Ils sapent le credit, c'est-a-dire qu'ils executent une besogne meritoire. Je ne prends nullement le flibustier sous ma protection; j'ai meme une aversion innee pour la flibusterie, prejuge, probablement, mais je mets le flibustier au niveau du commercant, dont l'"honnetete" et la "bonne foi" sont pour moi sans valeur. Voici un echantillon d'honnetete commerciale, qui me fut raconte au cours d'une conversation avec un grand commercant unanimement respecte. Il faisait, entre autres, le commerce de l'indigo et avait vendu a une maison etrangere, sur echantillon, un indigo de deuxieme qualite. Le client refusa la marchandise parce qu'elle n'etait pas conforme a l'echantillon. Ceci etait inexact. Mais mon commercant connaissait son monde et savait que le directeur de la firme en question n'etait pas grand connaisseur de l'article. Que fit-il? Il changea l'echantillon et vendit a cette firme, comme marchandise de premiere qualite, la marchandise refusee. Outre son courtage, il realisa du coup un benefice de 30,000 florins. Le commercant me raconta la chose comme une prouesse, une action dont il se glorifiait. Je le blamai et cela donna lieu a un echange de vues qui m'apprit sous quel jour mon commercant envisageait l'honnetete. A ma demande de ce qu'il comprenait par honnetete, il me repondit: Supposez que vous ne faites pas le commerce de l'indigo et que vous me demandiez de vous en procurer; eh bien, si dans ce cas je ne fournis pas de bonne marchandise, je ne suis pas honnete, car vous n'etes pas de la partie et c'est un service d'ami que je vous rends; mais lorsque quelqu'un fait le commerce de l'indigo, il croit s'y connaitre et n'a qu'a ouvrir les yeux. Voila comment cet homme concevait l'honnetete. Cela prouve que dans le commerce egalement il y a des conceptions d'honnetete; seulement, elles different beaucoup les unes des autres. Luther a dit tres justement: "L'usurier s'exprime ainsi: Mon cher, comme il est d'usage actuellement, je rends un grand service a mon prochain en lui pretant cent florins a cinq, six, dix pour cent d'interet et il me remercie de ce pret comme d'un bienfait extraordinaire. Ne puis-je accepter cet interet sans remords, la conscience tranquille? Comment peut-on considerer un bienfait comme de l'usure? Et je reponds: Ne vous occupez pas de ceux qui ergotent, tenez-vous-en au texte: On ne prendra ni plus ni mieux pour le pret. Prendre mieux ou plus, c'est de l'usure et non un service rendu, c'est faire du prejudice a son prochain, comme si on le volait." Et il ajoute: "Tout ce que l'on considere comme service et bienfait ne constitue pas un bienfait ou un service rendu: l'homme et la femme adulteres se rendent reciproquement service et agrement; un guerrier rend un grand service a un assassin ou incendiaire en l'aidant a voler en pleine rue, combattre les habitants et conquerir le pays." Et quelle que soit la denomination que l'on applique a la chose, elle reste la meme... Le "commercant en marchandises" ne sera content que s'il "gagne" 40 a 50%, le commercant en argent est considere comme un usurier s'il demande 10%. Pourquoi? Le sucre et le cafe different-ils, comme marchandise, de l'argent et de l'or? Jamais on n'a su fixer les limites du benefice acceptable, c'est-a-dire la rente et l'usure. Tout benefice est en realite un vol et que ce soit 1 ou 50%, le principe reste intact. La possibilite de payer un benefice prouve que, d'une maniere ou d'une autre, on a vole sur le travail; car, si le travail avait recu le salaire lui revenant, il ne resterait plus rien pour payer un benefice. Toutes les lois contre l'usure furent et sont inefficaces, car toujours on a su eviter leurs effets. Il n'existe aucun argument pour defendre l'honnetete du commerce et condamner la flibusterie; entre les deux il y a qu'une difference relative. Le commerce actuel n'est en realite que de la flibusterie. Je crois meme que les flibustiers jouent un certain role dans la demolition de la societe actuelle, car ils aident a supprimer le credit et fournissent par la un moyen de rendre instable et impossible la propriete privee. Le faux-monnayage est puni de peines excessivement dures. Pourquoi? Parce que les Etats veulent conserver le monopole du faux-monnayage. En realite, tous les Etats fabriquent actuellement de la fausse monnaie, sans parler des rois de jadis qui, tous, etaient de faux-monnayeurs. Que font les gouvernements? Ils frappent des pieces de monnaie indiquant une valeur de 5 francs et pourtant la valeur reelle est d'un peu moins de la moitie. La piece n'a pas sa valeur et nous sommes forces quand meme de l'accepter pour la valeur qu'elle mentionne. Qu'un particulier agisse comme le gouvernement, qu'il achete de l'argent et le convertisse en argent monnaye, de maniere a beneficier de la moitie, il sera poursuivi comme faux monnayeur. Un journal hebdomadaire, _De Amsterdammer_, publia l'annee passee une gravure assez curieuse, representant le ministre de la justice assis a une table; a l'avant-plan, se debattant entre les mains de deux policiers un economiste repute, M. Pierson, ministre des finances. Voici la legende de la gravure: M. PIERSON.--Laissez-moi, je suis le representant de l'Etat neerlandais. LES POLICIERS.--Ta, ta, ta! Ce gaillard se trouve a la tete d'une bande qui emet des florins ne valant que 47 cents. L'enfant apprend de bonne heure qu'il doit a ses parents obeissance et amour. Un des commandements de l'Eglise dit: Respectez votre pere et votre mere. Mais quel commandement oblige les parents a respecter leurs enfants? A juste titre Multatuli a appele ce commandement une regle inventee pour les besoins des parents dont la mentalite est desequilibree et qui sont trop paresseux ou n'ont pas assez de coeur pour meriter d'etre aimes. Il dit tres justement: "Mes enfants, vous ne me devrez aucune reconnaissance pour ce que je fis apres votre naissance ni meme pour celle-ci. L'amour trouve sa recompense en soi." Je ne puis exiger de l'amour "pour un acte que j'ai pose sans penser aucunement a vous, parce que j'ai fait un acte avant que vous fussiez au monde". Pourquoi les enfants doivent-ils etre reconnaissants envers leurs parents puisque, pour la grande majorite, la vie n'est qu'une serie ininterrompue de peines et de miseres? Combien les relations entre l'homme et la femme sont fausses; combien de prejuges persistent dans le domaine sexuel. Max Nordau a intitule une de ses oeuvres: _Les Mensonges de la societe_. Il y traite du mensonge religieux, du mensonge monarchico-aristocratique, du mensonge politique, du mensonge economique et du mensonge du mariage. C'est, en realite, un livre tres instructif, susceptible d'etre complete a l'infini; car notre societe est tellement impregnee du mensonge, que tous nous sommes forces de mentir. Qu'on essaie seulement d'etre vrai, sous tous les rapports et envers tous, on n'y reussira pas, ne fut-ce qu'un seul jour, dans une societe mensongere comme la notre. Et tous ceux, hommes et femmes, qui ont entrepris, dans tous les domaines, la lutte contre le mensonge, le prejuge et l'hypocrisie, sont consideres comme des fous, des desequilibres ou des neurastheniques, dont on admire les oeuvres, mais dont on combat a outrance les principes. Tolstoi, dans le _Royaume de Dieu est en vous_, plaidoyer eloquent contre le militarisme, dans lequel, au nom du Christ, il condamne la societe chretienne, considere que les hommes sont enchaines dans un cercle de fer et de force, dont ils ne parviennent pas a se delivrer. Cette influence sur l'humanite est due a quatre causes qui se completent: 1 deg. La peur; 2 deg. La corruption; 3 deg. L'hypnotisation du peuple; 4 deg. Le militarisme, grace auquel les gouvernements detiennent le pouvoir. Tous les hommes a peu pres ont la conviction que leurs actes sont mauvais; tres peu osent remonter le courant ou braver l'opinion publique. C'est justement cette contradiction qui existe entre la conviction et les actes qui donne au monde son masque d'hypocrisie. La majorite des hommes sont ou pretendent etre de vrais chretiens, et l'un apres l'autre ils battent en breche les principes du Christ, ou du moins ce qui est considere comme etant de lui. Comparez a la realite la loi des dix commandements! Quel contraste! "Dieu en vain tu ne prendras", ce qui, en d'autres mots, signifie: Tu ne jureras pas; ce commandement a ete rendu plus comprehensible encore par les paroles du Christ: Que ton "oui" soit oui et ton "non" non; autrement, c'est mal. Celui qui refuse de preter serment est bafoue et voit nombre de relations se detourner de lui. "Tes pere et mere honoreras", dit le commandement. Mous en avons dit quelques mots precedemment. "Les dimanches tu garderas",--et les ouvriers sont condamnes a un travail excessif, qui ne laisse a la majorite d'entre eux aucun jour de repos. S'ils demandent a leurs patrons l'introduction de ce principe, ils sont renvoyes. "Homicide point ne feras",--et tous les peuples chretiens sont armes jusqu'aux dents pour s'entretuer. Malheur a celui qui refuse de s'exercer dans l'art de tuer, on lui rendra la vie impossible. Les pretres de l'eglise meme benissent les armes et les drapeaux avant la bataille. "L'oeuvre de chair ne desireras qu'en mariage seulement",--et les rapports matrimoniaux sont tels qu'on peut affirmer sans crainte qu'il y a deux sortes de prostitution: la prostitution extra-conjugale et la prostitution intra-conjugale, car le mariage a ete avili a une prostitution legale. Dans le mariage, lorsque l'argent prend la place de l'amour, il est inevitable que la prostitution en forme le complement. "Tu ne voleras pas",--et nous vivons dans une societe a laquelle s'applique parfaitement ce que Burmeister dit des Bresiliens: "Chacun fait ce qu'il croit pouvoir faire impunement, trompe, vole, exploite son prochain autant que possible, assure qu'il est que les autres en agissent de meme envers lui." "Point de faux serment ne feras",--et chaque jour nous voyons les hommes s'entre-nuire par de faux serments. C'est une lutte generale de tous contre tous et ou l'on ne craint pas de faire appel aux moyens les plus vils. "Bien d'autrui ne desireras",--et cela dans une societe ou, par la misere des uns, les appetits des autres prennent de dangereuses proportions, de maniere que chacun est expose aux convoitises de son prochain. Toutes les morales prescrivent quantite de commandements ou plutot d'interdictions. Il est impossible d'etablir ainsi une base convenant a une morale saine nous permettant de penser, de chercher et d'agir en consequence de nos pensees et de nos aspirations. La morale independante sera donc tout autre que celle qu'on a prechee jusqu'a ce jour. Et pourtant tous ces commandements sont litteralement foules aux pieds, car la bouche les preche et en realite on ne les execute pas. Tout homme pensant doit etre frappe par l'immensite de l'abime qui existe entre l'ideal et la realite. Prenez le precepte chretien "Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit" et faites-en la base d'une societe socialiste. Pourtant les adversaires les plus acharnes des socialistes sont justement les chretiens, (mais ils n'ont de chretien que le nom, afin de pouvoir mieux renier la doctrine). Notre organisation sociale entiere est basee sur l'hypocrisie, soutenue et maintenue par la force. L'homme intelligent peut-il approuver pareille societe? Tout, absolument tout, devra etre change lorsque la societe aura brise les chaines economiques qui l'enserrent. L'art lui-meme n'est que de l'adresse. Et il n'en peut etre autrement, car ce ne sont pas de nobles aspirations qui poussent l'artiste a creer, mais l'esprit de lucre. Et l'artiste, s'il ne veut pas mourir de faim, doit plier son talent au gout (bon ou mauvais) des Mecenes qui, pour la plupart, sont des parvenus millionnaires. La science n'est qu'un amas de connaissances comprimees, dans la gaine des notions academiques. Combien peu parmi les pionniers de la science occupent une chaire dans nos universites! A juste titre Busken Huet a dit: "Les murs des chambres senatoriales de nos academies sont couverts de portraits de savants de moyenne valeur. Les portraits des vrais pionniers manquent." Une revision de chaque branche de la science s'impose et nous trouverions beaucoup a changer si jamais une revolution nous delivrait du joug qui pese si lourdement sur la societe. Au commencement, on ne saura peut-etre pas bien par ou commencer. Tout un nettoyage devra se faire dans nos bibliotheques, remplies de livres sans valeur ni verite, qui ont ete ecrits, non pour l'avancement de la science, mais pour plaire a ceux qui detiennent le pouvoir et leur fournir ainsi des arguments avocassiers, derriere lesquels ils se cachent et font semblant de defendre le droit et la societe. J'ai ete impressionne par la phrase suivante, recueillie dans la _Morale sans obligation ni sanction_, le beau livre du philosophe Guyau: "Nous n'avons pas assez de nous-memes; nous avons plus de pleurs qu'il n'en faut pour notre propre souffrance, plus de joie qu'il n'est juste d'en avoir pour notre propre existence." Ces paroles ne contiennent-elles pas la base de la morale? Car, bon gre, mal gre, on doit marcher et, si l'on n'avance pas, on est entraine par les autres. "On ressent le _besoin_ d'aider les autres, de donner egalement un coup d'epaule pour faire avancer le char que l'humanite traine si peniblement." Ce meme besoin, que l'on retrouve chez tous les animaux sociaux, a son plus grand developpement chez l'homme, qui ferme, du reste, la serie des animaux sociaux. Qu'a cette oeuvre chacun travaille, dans la mesure de ses forces, et, ne se confine pas, par prejuge, dans un cercle etroit; que chacun ouvre les yeux sur le vaste monde qui nous entoure, ne condamnant pas, mais expliquant les actes d'autrui, quelque differents qu'ils soient des notres. Alors, un jour, on pourra nous appliquer les belles paroles de Longfellow: Laisse une empreinte Dans le sable du temps, Peut-etre un jour, Rendra-t-elle le courage a celui Qui est ballotte par les flots de la vie Ou jete sur la cote. NOTES: [95] LUTHER, _Grand Catechisme_, t. X. de ses _Oeuvres completes._ [96] Les catholiques appliquent egalement le meme principe, lorsque c'est au profit de leur boutique. Marotte, vicaire general de l'eveque de Verdun (1874), dit: page 181 de son _Cours complet d'instruction chretienne a l'usage des ecoles chretiennes_, ouvrage publie avec l'approbation des eveques. Est-il permis de commettre une mauvaise action ou de s'en rejouir, quel que soit le profit qu'elle rapporte? Il n'est jamais permis de commettre une mauvaise action ou de s'en rejouir a cause du profit qu'elle rapporte. Mois il est permis de se rejouir a cause d'un profit, meme s'il provient d'une mauvaise action. Par exemple, un fils peut, avec plaisir, heriter de son pere mort assassine. Est-on toujours coupable de vol lorsqu'on prend le bien d'autrui? Non. Car le cas peut se presenter que celui dont on s'approprie le bien n'a pas le droit de protester, ce qui arrive, par exemple, lorsque celui qui prend le bien d'autrui se trouve dans une profonde misere, et qu'il se contente de prendre seulement le necessaire pour se sauver ou qu'il prend secretement a son prochain, a titre de restitution, ce que celui-ci lui doit reellement et qu'il ne peut obtenir d'une autre maniere. Et a la page 276: Peut-on etre exempte quelquefois de l'obligation de restituer la chose volee? Oui. Quelles sont les raisons qui permettent de ne pas faire cette restitution? Ces raisons sont: 1 deg. Impuissance physique, c'est-a-dire que le debiteur ne possede rien ou se trouve dans un etat de profonde misere; 2 deg. impuissance morale, c'est-a-dire que le debiteur ne peut pas restituer sans perdre sa position acquise, sans se ruiner ou entrainer sa famille dans la misere, sans s'exposer au danger de perdre sa bonne reputation. FIN TABLE Preface d'Elisee Reclus. I. Les divers courants de la social-democratie allemande. II. Le socialisme en danger? III. Le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire. IV. Le socialisme d'etat des social-democrates et la liberte. V. Un revirement dans les idees morales. End of the Project Gutenberg EBook of Le socialisme en danger by Ferdinand Domela Nieuwenhuis *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOCIALISME EN DANGER *** ***** This file should be named 11380.txt or 11380.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/3/8/11380/ Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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