The Project Gutenberg EBook of La vampire, by Paul H.C. Feval This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La vampire Author: Paul H.C. Feval Release Date: November 11, 2003 [EBook #10053] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VAMPIRE *** This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze and the PG Online Distributed Proofreaders. LA VAMPIRE par PAUL FEVAL AVANT-PROPOS Ceci est une etrange histoire dont le fond, rigoureusement authentique, nous a ete fourni comme les neuf dixiemes des materiaux qui composent ce livre, par le manuscrit du "papa Severin". Mais le hasard, ici, est venu ajouter, aux renseignements exacts donnes par l'excellent homme, d'autres renseignements qui nous ont permis d'expliquer certains faits que notre heroique bonne d'enfants des Tuileries regardait comme franchement surnaturels. Ces eclaircissements, grace auxquels ce drame fantastique va passer sous les yeux du lecteur dans sa bizarre et sombre realite, sont puises a deux sources: une page inedite de la correspondance du duc de Rovigo, qui eut, comme on sait, la confiance intime de l'empereur et qui fut charge, pendant la retraite de Fouche (1802-1804), de controler militairement la police generale, dont les bureaux etaient administrativement reunis au departement de la justice, dirige par le grand-juge Regnier, duc de Massa. Ceci est la premiere source. La seconde, tout orale, consiste en de nombreuses conversations avec le respectable M.G----, ancien secretaire particulier du comte Dubois, prefet de police a la meme epoque. Nous nous occuperons peu des evenements politiques, interieurs, qui tourmenterent cette periode, precedant immediatement le couronnement de Napoleon. Saint-Rejant, Pichegru, Moreau, la machine infernale n'entrent point dans notre sujet et c'est a peine si nous verrons passer ce gros homme, Bru, tus de la royaute, audacieux et solide comme un conjure antique: Georges Cadoudal. Les guerres etrangeres nous prendront encore moins de place. On n'entendait en 1804 que le lointain canon de l'Angleterre. Nous avons a raconter un episode, historique il est vrai, mais bourgeois, et qui n'a aucun trait ni a l'intrigue du cabinet ni aux victoires et conquetes. C'est tout bonnement une page de la biographie secrete de ce geant qu'on nomme Paris et qui, en sa vie, eut tant d'aventures! Laissons donc de cote les cinq cents volumes de memoires diffus qui disent le blanc et le noir sur cette grande crise de notre Revolution, et tournant le dos au chateau ou la main crochue de ce bon M. Bourrienne griffonne quelques verites parmi des monceaux de mensonges bien payes, plongeons-nous de parti pris dans le fourre le plus profond de la foret parisienne. Nous avons l'espoir que le lecteur n'aura pas oublie cette touchante et sereine figure qui traverse les pages de notre introduction. Il n'y a que des recits dans ce livre: notre preface elle-meme etait encore un recit, dont le heros se nommait le "papa Severin". Nous avons la certitude que le lecteur se souvient d'une autre physionomie, tendre et bonne aussi, mais d'une autre maniere, moins austere et plus male, plus tourmentee, moins pacifique surtout: le chantre de Saint-Sulpice, le prevot d'armes qui, dans la _Chambre des Amours_, enseigna si rudement ce beau coup droit, degage main sur main, a M. le baron de Guitry, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVI. Un Severin aussi: Severin, dit Gateloup. Ce Gateloup, presque vieillard, et papa Severin presque enfant, vont avoir des roles dans cette histoire. L'un etait le pere de l'autre. Et s'il m'etait permis de descendre encore plus avant dans nos communs souvenirs, je vous rappellerais cette chere petite famille, composee de cinq enfants qui ne se ressemblaient point, et dont papa Severin etait la bonne aux Tuileries: Eugenie, Angele et Jean qui avaient le meme age, Louis et Julien, des bambins. Ces cinq etres, abandonnes, orphelins, mais a qui Dieu clement avait rendu le meilleur des peres, reviendront tous et chacun sous notre plume. Ils forment a eux cinq, dans la personne de leurs parents, la legende lamentable du suicide. Papa Severin avait dit en montrant Angele, la plus jolie de ces petites filles, et celle dont la precoce paleur nous frappa comme un signe de fatalite: --Celle-ci tient a ma famille par trois liens. Il avait ajoute ce jour ou la fillette jetait ses regards avides a travers les glaces de la Morgue: --Elle a deja l'idee... Car papa Severin croyait a la transmission d'un heritage fatal. Notre histoire va montrer la premiere des trois Angele. Notre histoire va montrer aussi les tables de marbre toutes neuves et vierges encore de tout contact mortel. Nous y verrons quelle fut l'etrenne de la Morgue du Marche-Neuf. Tout cela a propos d'un adorable et impur demon qui ressuscita un instant, au beau milieu de Paris et pres du berceau de notre "siecle des lumieres", les plus noires superstitions du moyen age. LA VAMPIRE I LA PECHE MIRACULEUSE Le commencement du siecle ou nous sommes fut beaucoup plus legendaire qu'on ne le croit generalement. Et je ne parle pas ici de cette immense legende de nos gloires militaires, dont le sang republicain ecrivit les premieres pages au bruit triomphant de la fanfare marseillaise, qui deroula ses chants a travers l'eblouissement de l'empire et noya sa derniere strophe--un cri splendide--dans le grand deuil de Waterloo. Je parle de la legende des conteurs, des recits qui endorment ou passionnent la veillee, des choses poetiques, bizarres, surnaturelles, dont le scepticisme du dix-huitieme siecle avait essaye de faire table nette. Souvenons-nous que l'empereur Napoleon Ier aimait a la folie les brouillards reveurs d'Ossian, passes par M. Baour au tamis academique. C'est la legende guindee, roidie par l'empois; mais c'est toujours la legende. Et souvenons-nous aussi que le roi legitime des pays legendaires, Walter Scott, avait trente ans quand le siecle naquit. Anne Radcliffe, la sombre mere de tant de mysteres et de tant de terreurs, etait alors dans tout l'eclat de cette vogue qui donna le frisson a l'Europe. On courait apres la peur, on recherchait le tenebreux. Tel livre sans queue ni tete obtenait un frenetique succes rien que par la description d'une oubliette a ressort, d'un cimetiere peuple de fantomes a l'heure "ou l'airain sonne douze fois" ou d'un confessionnal a double fond bourre d'impossibilites horribles et lubriques. C'etait la mode; on faisait a ces fadaises une toilette de grands mots, appartenant specialement a cette epoque solennelle; on mettait le tout comme une puree sous le heros, cuit a point, qui etait un "coeur vertueux", une "ame sensible", daignant croire au "souverain maitre de l'univers" et aimant a voir lever l'aurore. Le contraste de ces confitures philosophiques et de ces sepulcrales abominations formait un plat hybride, peu comestible, mais d'un gout etrange qui plaisait a ces jolies dames, vetues si drolement, avec des bagues aux orteils, la ceinture au-dessus du sein, la hanche dans un fourreau de parapluie et la tete sous une gigantesque feuille de chicoree. Paris a toujours adore d'ailleurs les contes a dormir debout, qui lui procurent la delicieuse sensation de la chair de poule. Quand Paris etait encore tout petit, il avait deja nombre d'histoires a faire fremir, depuis la coupable association formee entre le barbier et le patissier de la rue des Marmousets, pour le debit des vol-au-vent de gentilshommes, jusqu'a la boucherie galante de la maison du cul-de-sac Saint-Benoit, dont les murs demolis avaient plus d'ossements humains que de pierres. Et depuis si longtemps, a cet egard, Paris a peu change. Aux premiers mois de l'annee 1804, il y avait dans Paris une vague et lugubre rumeur, nee de ce fait que des peches miraculeuses avaient lieu depuis quelque temps a la pointe orientale de l'Ile Saint-Louis, en tournant un peu vers le sud-est, non loin de l'endroit ou les bains Petit reunissent aujourd'hui, dans les mois d'ete, l'elite des tritons parisiens. C'est chose rare qu'un banc de poisson dans Paris. Tant d'hamecons, tant de nasses, tant d'engins divers sont caches sous l'eau entre Bercy et Grenelle, que les goujons seuls, d'ordinaire, et les imprudents barbillons se hasardent dans ce parcours seme de perils. Vous n'y trouveriez ni une carpe, ni une tanche, ni une perche, et si parfois un brochet s'y engage, c'est que ce requin d'eau douce a le caractere tout particulierement aventureux. Aussi la gent pecheuse faisait-elle grand bruit de l'aubaine envoyee par la Providence aux citoyens amateurs de la ligne, de l'epervier et du carrelet. Sur un parcours d'une centaine de pas depuis l'egout de Bretonvilliers jusqu'au quai de la Tournelle, tout le long du quai de Bethune, vous auriez vu, tant que le jour durant, une file de vrais croyants, immobiles et silencieux, tenant la ligne et suivant d'un oeil inquiet le bouchon flottant au fil de l'eau. Dire que tout le monde emplissait son panier serait une imposture. Les bancs de poisson, a Paris, ne ressemblent a ceux de nos cotes; mais il est certain que ca et la un heureux gaillard piquait un gros brochet ou un barbillon de taille inusitee. Les goujons abondaient, les chevaignes tournoyaient a fleur d'eau, et l'on voyait glisser dans l'onde trouble ces reflets pourpres qui annoncent la presence du gardon. Ceci, en plein hiver et alors que d'habitude les poissons parisiens, frileux comme des marmottes, semblent deserter la Seine pour aller se chauffer on ne sait ou. En apparence, il y a loin de cette joie des pecheurs et de cette folie du poisson a la rumeur lugubre dont nous avons annonce la naissance. Mais Paris est un raisonneur de premiere force; il remonte volontiers de l'effet a la cause, et Dieu sait qu'il invente parfois de bien droles de causes pour les plus vulgaires effets. D'ailleurs, nous n'avons pas tout dit. Ce n'etait pas exclusivement pour pecher du poisson que tant de lignes suspendaient l'amorce le long du quai de Bethune. Parmi les pecheurs de profession ou d'habitude qui venaient la chaque jour, il y avait nombre de profanes, gens d'aventures et d'imagination, qui visaient a une tout autre proie. Le Perou etait passe de mode et l'on n'avait pas encore invente la Californie. Les pauvres diables qui courent apres la fortune ne savaient trop ou donner de la tete et cherchaient leur vie au hasard. L'Europe ingrate ne sait pas le service que lui rendent ces feeriques vesicatoires qui se nomment sur la carte du monde San-Francisco, Monterey, Sydney ou Melbourne. Il y avait bien la guerre, en ce temps-la, mais a la guerre on gagne plus de horions que d'ecus, et les aventuriers modeles, les "vrais chercheurs d'or" font rarement les bons soldats de la bataille rangee. Il y avait la, sous le quai de Bethune, des poetes declasses, des inventeurs vaincus, d'anciens don Juan, banqueroutiers de l'industrie d'amour qui s'etaient casse bras et jambes en voulant grimper a l'echelle des femme, des hommes politiques dont l'ambition avait pris racine dans le ruisseau, des artistes souffletes par la renommee,--cette cruelle!--des comediens honnis, des philanthropes maladroits, des genies persecutes, et ce notaire qui est partout, meme au bagne, pour avoir accompli son sacerdoce avec trop de ferveur. Nous le repetons, de nos jours, tous ces braves eussent ete dans la Sonore ou en Australie, qui sont de bien utiles pays. En l'annee 1804, s'ils grelottaient les pieds dans l'eau, sondant avec melancolie le cours trouble de la Seine, c'est que la legende placait au fond de la Seine un fantastique Eldorado. Au coin de la rue de Bretonvilliers et du quai, il y avait un petit cabaret de fondation nouvelle qui portait pour enseigne un tableau, brosse naivement par un peintre etranger a l'Academie des beaux-arts. Ce tableau representait deux sujets fraternellement juxtaposes dans le meme cadre. Premier sujet: Ezechiel en costume de ravageur, faisant tourner d'une main sa sebile, au fond de laquelle on voyait briller des pieces d'or, et relevant de l'autre une ligne, dont la gaule, pliee en deux, supportait un monstre marin copie sur nature dans le recit de Theramene. Ezechiel etait le nom du maitre du cabaret. Second sujet: Ezechiel en costume de maison, eventrant, dans le silence du cabinet, le monstre dont il est question ci-dessus et retirant de son ventre une bague chevaliere ornee d'un brillant qui reluisait comme le soleil. Il est juste d'ajouter que la bague etait passee a un doigt et que le doigt appartenait a une main. Le tout avait ete avale par le monstre du recit de Theramene, sans mastication prealable et avec une evidente volupte dont temoignait encore: Sa croupe recourbee en replis tortueux. Les deux sujets jumeaux n'avaient qu'une seule legende qui disait en lettre mal formees: _A la peche miraculeuse_. Le lecteur commence peut-etre a comprendre la connexite existant entre le fameux banc de poisson de l'ile Saint-Louis et cette rumeur funebre qui courait vaguement dans Paris. Nous ne lui marchanderons point, du reste, le chapitre des explications. Mais, pour le moment, il nous faut dire que tout Paris connaissait l'aventure d'Ezechiel representee par le tableau, aventure authentique, acceptee, populaire, et dont personne ne se serait avise de mettre en doute l'exactitude averee. En effet, avec le produit de la vente de ce bijou trouve dans l'estomac du monstre, Ezechiel avait monte, au vu et au su de tout le monde, son etablissement de cabaretier. Et comme il avait decouvert le premier ce Perou en miniature, ce gisement de richesses subaquatiques, il etait permis a l'imagination des badauds d'enfiler a son sujet tout un chapelet d'hypotheses dorees. Son nom indiquait une origine israelite, et l'on sait la bonne reputation accordee a l'ancien peuple de Dieu par la classe ouvriere. On parlait deja d'un caveau ou Ezechiel amoncelait des tresors. Les autres etaient venus quand la veine aurifere etait deja ecremee; les autres, pecheurs naifs ou pecheurs d'aventures: les poetes, les inventeurs, les don Juan battus, les industriels tombes, les artistes manques, les comediens fourbus, les philanthropes uses jusqu'a la corde, les genies piques aux vers--et le notaire n'avaient eu pour tout potage que les restes de cet heureux Ezechiel. Ils etaient la, non point pour le poisson qui foisonnait reellement d'une facon extraordinaire, mais pour la bague chevaliere dont le chaton en brillants reluisait comme le soleil. Ils eussent volontiers plonge tete premiere pour explorer le fond de l'eau, si la Seine, jaune, haute, rapide et entrainant dans sa course des tourbillons ecumeux, n'eut pas defendu les prouesses de ce genre. Ils apportaient des sebiles pour _ravager_ le bas de la berge des que l'eau abaisserait son niveau. Ils attendaient, consultant l'etiage d'un oeil fievreux, et voyant au fond de l'eau des amas de richesses. Ezechiel, assis a son comptoir, leur vendait de l'eau-de-vie et les entretenait avec soin dans cette opinion qui achalandait son cabaret. Il etait eloquent, cet Ezechiel, et racontait volontiers que la nuit, au clair de la lune, il avait vu, de ses yeux, des poissons qui se disputaient des lambeaux de chair humaine a la surface de l'eau. Bien plus, il ajoutait qu'ayant noye ses lignes de fond, amorcees de fromage de Gruyere et de sang de boeuf, en aval de l'egout, il avait pris une de ces anguilles courtes, repletes et marquees de taches de feu qu'on rencontre en Loire entre Paimboeuf et Nantes, mais qui sont rares en Seine, autant que le merle blanc dans nos vergers: une lamproie, ce poisson cannibale, que les patriciens de Rome nourrissaient avec de la chair d'esclave. D'ou venait l'abondante et mysterieuse pature qui attirait tant d'hotes voraces precisement en ce lieu? Cette question etait posee mille fois tous les jours, les reponses ne manquaient point. Il y en avait de toutes couleurs; seulement, aucune n'etait vraisemblable ni bonne. Cependant, le cabaret de la _Peche miraculeuse_ et son maitre Ezechiel prosperaient. L'enseigne faisait fortune comme presque toutes les choses a double entente. Elle flattait a la fois, en effet, les pecheurs serieux, les pecheurs de poissons, et cette autre categorie plus nombreuse, les pecheurs de chimeres, poetes, peintres, comediens, trouveurs, industriels, bourreaux de femmes en disponibilite et le notaire. Chacun de ceux-la esperait a tout instant qu'un solitaire de mille louis allait s'accrocher a son hamecon. Et vis-a-vis de la rangee des pecheurs, il y avait, de l'autre cote de la riviere, une rangee de badauds qui regardaient de tous leurs yeux. Les cancans allaient et venaient, les commentaires se croisaient: on fabriquait la assez de bourdes pour desalterer tout Paris, incessamment altere de choses vraies qui n'ont pas le sens commun. Je dis choses vraies, parce que, soyez bien persuades de cela, sous toute rumeur populaire, si absurde qu'elle puisse paraitre, un fait reel se cache toujours. L'opinion la plus accreditee, sinon la plus vraisemblable, se resumait en un mot qui sollicitait energiquement les imaginations et valait a lui seul deux ou trois des plus tenebreux livres de Mme Anne Radcliffe. Ce mot etait plus sombre que le titre fameux _le Confessionnal des penitents noirs_. Ce mot etait plus mysterieux que les _Mysteres du chateau des Pyrenees_, que les _Mysteres d'Udolphe_ et que les _Mysteres de la caverne des Apennins_; il sonnait le glas, il flairait la tombe. Ce mot, sincerement appetissant pour les esprits inquiets, curieux, avides, pour les femmes, pour les jeunes gens, pour tous les curieux de terreur et d'horreur, c'etait la VAMPIRE. Notre education au sujet de ces funebres pages du merveilleux en deuil a peu marche depuis lors. On a bien ecrit quelques-uns de ces livres qui dissertent sans expliquer, qui compilent sans condenser et qui relient en de gros volumes le pale ennui de leurs pages didactiques, mais il semblerait que les savants eux-memes, ces braves de la pensee, abordent avec un esprit trouble les redoutables questions de demonologie. Parmi eux, les croyants ont un peu physionomie de maniaques, et les incredules restent mouilles de cette sueur froide, le doute, qui communique a coup sur l'ennui contagieux. Je cherche, et je ne trouve pas dans mes souvenirs d'enfant le titre du prodigieux bouquin qui prononca pour la premiere fois a mes yeux le mot _Vampire_. Ce n'etait pas un decourageant article de revue, ce n'etait pas une tranche de ce pain banal qu'on emiette dans les dictionnaires: c'etait un pauvre conte allemand, plein de seve et de fougue sous sa toilette de naivete empesee. Il racontait bonnement, presque timidement, des histoires si sauvages, que j'en ai encore le coeur serre. Je me souviens qu'il etait en trois petits volumes, et qu'il y avait une gravure en taille-douce a la tete de chaque tome. Elles ne valaient pas un prix fou, mais, Seigneur Dieu, comme elles faisaient fremir! La premiere gravure en taille-douce, calme et paisible comme le prologue de tout grand poeme, representait... j'allais dire Faust et Marguerite a leur premiere rencontre. Il n'y avait rien la qu'un jeune homme regardant une jeune fille, et cela vous mettait du froid dans les veines, tant Marguerite subissait manifestement le magnetisme fatal qui jaillissait en gerbes invisibles de la prunelle de Faust! Pourquoi ne garderions-nous pas ces noms: Faust et Marguerite? Qu'est le chef d'oeuvre de Goethe, sinon la splendide mise en scene de l'eternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desseche et vide le coeur de tant de familles? Donc Faust regardait Marguerite.--Et c'etait une noce, figurez-vous, une noce de campagne ou Marguerite etait la Fiancee et Faust un invite de hasard. On dansait sur l'herbe parmi des buissons de roses. Les parents imprudents et le marie aussi, car il avait le bouquet au cote, le pauvre jeune rustre, contemplaient avec admiration Faust qui faisait valser Marguerite. Faust souriait; la tete charmante de Marguerite allait se penchant sur son epaule, vetue du dolman hongrois. Et sur le buisson de roses qui fleurissait au premier plan, il y avait un large filet dodecagone: une toile d'araignee, au centre de laquelle l'insecte monstrueux qu'on appelle aussi la vampire sucait a loisir la moelle d'une mouche prisonniere... C'etait tout pour la gravure en taille-douce. Au texte maintenant. La plume peint mieux que le crayon.--Ce sont des plaines immenses que la vieille forteresse d'Ofen regarde par-dessus le Danube, qui la separe de Pesth la moderne. De Pesth jusqu'aux forets Baconier, le long de la Theiss bourbeuse et tumultueuse, c'est la plaine, toujours la plaine, sans limites comme la mer. Le jour, le soleil sourit a cet ocean de verdure, et la brise heureuse caresse en se jouant l'incommensurable champ de mais, qui est la Hongrie du sud. La nuit, la lune glisse au-dessus de ces muettes solitudes. La-bas, les villages ont soixante mille ames, mais il n'y a point de hameaux. Le souvenir de la guerre avec le Turc agglomere encore les rustiques habitations, abritees comme les troupeaux de moutons au bercail, derriere la tour ventrue coiffee du dome oriental et armee de canons hors d'usage. C'est la nuit. Les morts vont vite au pays magyare en Allemagne, mais ils vont en chariot et non a cheval. C'est la nuit. La lune pend a la coupole d'azur, regardant passer les nues qui galopent follement. L'horizon plat s'arrondit a perte de vue, montrant ca et la un arbre isole ou la bascule d'un puits relevee comme une potence. Un char attele de quatre chevaux a tous crins passe rapide comme la tempete: un char etrange, haut sur roues, moitie valaque, moitie tartare, et dont l'essieu jette des cris eclatants. Avez-vous reconnu ce hussard dont le dolman flotte a la brise?--Et cette enfant, cette douce et blonde fille? Les morts vont vite: les clochers de Czegled ont fui au lointain, et les tours de Keczkemet et les minarets de Szegedin. Voici les fieres murailles de Temesvar, puis, la-bas, Belgrade, la cite des mosquees... Mais le char ne va pas jusque-la. Sa roue a touche les tables de marbre du dernier cimetiere chretien; sa roue se brise. Faust est debout, portant Marguerite evanouie dans ses bras... La seconde gravure en taille-douce, oh! je m'en souviens bien! representait l'interieur d'une tombe seigneuriale dans le cimetiere de Petervardein: une longue file d'arceaux ou se mourait la lueur d'une seule lampe. Marguerite etait couchee sur un lit qui ressemblait a un cercueil. Elle avait encore ses habits de fiancee. Elle dormait. Sous les arceaux, eclaires vaguement, une longue file de cercueils, qui ressemblaient a des lits, supportaient de belles et pales statues, couchees et dormant l'eternel sommeil. Toutes etaient vetues en fiancees; toutes avaient autour du front la couronne de fleur d'oranger. Toutes etaient blanches de la tete aux pieds, sauf un point ronge au-dessous du sein gauche: la blessure par ou Faust-Vampire avait bu le sang de leur coeur. Et Faust, il faut bien le dire, se penchait au-dessus de Marguerite endormie: le beau Faust, le valseur admire, le tentateur et le fascinateur. Il etait have; sans son costume de hussard vous ne l'auriez point reconnu; les ossements de son crane n'avaient plus de cheveux, et ses yeux, ses yeux si beaux, manquaient a leurs orbites vides. C'etait un cadavre, ce Faust, et, chose hideuse a penser, un cadavre ivre! Il venait d'achever sa lugubre orgie: il avait bu tout le sang du coeur de Marguerite! Et le texte? Ma foi, je ne sais plus. Ce second tome etait bien moins amusant que le premier. Le vampire hongrois s'ennuie chez lui comme don Juan l'Espagnol, comme l'Anglais Lovelace, comme le Francais, bourreau des coeurs, quel que soit son nom. Tous ces coquins-la, tuent platement, comme des pleutres qu'ils sont au fond. Ils ne valent qu'avant l'assassinat. Je n'ai jamais pu decouvrir, pour ma part, la grande difference qu'il y a entre ce pauvre Dumolard, vampire des cuisinieres, et don Juan grand seigneur. La statue du commandeur elle-meme ne me semble pas plus forte que la guillotine. Et s'il est un maraud capable de plaider la cause aux trois quarts perdue de la guillotine, c'est don Juan. Passons a la troisieme gravure en taille-douce, et qu'on me decerne un prix de memoire! Celle-la etait la statue du commandeur, la guillotine, tout ce que vous voudrez. Personne n'ignore qu'un bon vampire etait invulnerable et immortel, comme Achille, fils de Pelee, a la condition de n'etre point blesse a un certain endroit et d'une certaine facon. Le fameux vampire de Debreckzin vecut et mourut, pour mieux dire, pendant quatre cent quarante quatre ans. Il vivrait encore si le professeur Hemzer ne lui eut plonge dans la region cardiaque un fer a gaufrer rougi prealablement au feu. C'est la une recette bien connue et qui, au premier aspect, ne nous semble pas depourvue d'efficacite. La troisieme gravure montrait le vrai cercueil de Faust, ou il reposait peut-etre depuis des siecles, gardant la bizarre permission de se relever certaines nuits, de revetir son costume de hussard, toujours propre et fort elegant, pour aller a la chasse de Marguerite. Faust etait la, le monstre! avec ses yeux brillants et ses levres humides. Il buvait le sang de Marguerite, couchee un peu plus loin. Les gens de la noce avaient, je ne sais trop comment, decouvert sa retraite. On avait apporte un fourneau de forge, on avait fait rougir une vaillante barre de fer, et le fiance la passait a deux mains, de tout son coeur, au travers de l'estomac du vampire, qui n'avait garde de protester. Et Marguerite s'eveillait la-bas, comme si la mort de son bourreau lui eut rendu la vie. Voila ce que disait et ce que contenait mon vieux bouquin en trois petits tomes. Et je declare que les articles des recueils savants ne m'en ont jamais tant appris sur les vampires. J'ajoute que les badauds de Paris, en l'an 1804, etaient a peu pres de notre force, au bouquin et a moi: ce qui donne la mesure de ce que pouvait etre leur opinion au sujet de cet etre mysterieux que la frayeur publique avait baptise: _la Vampire_. II SAINT-LOUIS-EN-L'ILE La vampire existait, voila le point de depart et la chose certaine: que ce fut un monstre fantastique comme certains le croyaient fermement, ou une audacieuse bande de malfaiteurs reunis sous cette raison sociale, comme les gens plus eclaires le pensaient, la vampire existait. Depuis un mois il etait bruit de plusieurs disparitions. Les victimes semblaient choisies avec soin parmi cette population flottante et riche qu'un intervalle de paix amenait a Paris. On parlait d'une vingtaine d'etrangers pour le moins, tous jeunes, tous ayant marque leur passage a Paris par de grandes depenses, et qui s'etaient eclipses soudain sans laisser de traces. Y en avait-il vingt en effet? La police niait. La police eut affirme volontiers que ces rumeurs n'avaient pas l'ombre de fondement et qu'elles etaient l'oeuvre d'une opposition qui devenait de jour en jour plus hardie. Mais l'opinion populaire s'affermit d'autant mieux que les denegations de la police sont plus precises. Dans les faubourgs, ce n'etait pas de vingt victimes que l'on parlait, on comptait les victimes par centaines. A ce point qu'on affirmait l'existence d'un tenebreux charnier situe au bord du fleuve. On ne savait, il est vrai, ou ce charnier pouvait etre cache; on objectait meme des impossibilites materielles, car il eut fallu supposer que le fleuve communiquait directement avec cette tombe, pour expliquer le phenomene de la peche miraculeuse. Et comment admettre la presence d'un canal inconnu aux gens du quartier? Dans la saison d'ete, la Seine abandonne ses rives et livre a tous regards le secret de ses berges. C'etait assurement la une objection frappante et qui venait a l'appui de l'outrageuse invraisemblance du fait en lui-meme: une oubliette au dix-neuvieme siecle! Les sceptiques avaient beau jeu pour rire. Paris ne se faisait point faute d'imiter les sceptiques. Il riait; il repetait sur tous les tons; c'est absurde, c'est impossible. Mais il avait peur. Quand les poltrons de village ont peur, la nuit, dans les chemins creux, ils chantent a tue-tete. Paris est ainsi: au milieu de ses plus grandes epouvantes, il rit souvent a gorge. Paris riait donc en tremblant ou tremblait en riant, car les objections et les raisonnements ne peuvent rien contre certaines evidences. La panique se faisait tout doucement. Les personnes sages ne croyaient peut-etre pas encore, mais l'inquietude contagieuse les prenait, et les railleurs eux-memes, en colportant leurs moqueries, augmentaient la fievre. Deux faits restaient debout, d'ailleurs: la disparition de plusieurs etrangers et provinciaux, disparition qui commencait a produire son resultat d'agitation judiciaire, et cette autre circonstance que le lecteur jugera comme il voudra, mais qui impressionnait Paris plus vivement encore que la premiere: la _peche miraculeuse_ du quai de Bethune. C'etait, on peut le dire, une preoccupation generale. Ceux qui se bornaient a hocher la tete en avouant qu'il y avait la "quelque chose" pouvaient passer pour des modeles de prudence. Est-il besoin d'ajouter que la politique fournissait sa note a ce concert? Jamais circonstances ne furent plus propices pour meler le melodrame politique a l'imbroglio du crime prive. De grands evenements se preparaient, de terribles perils, recemment evites, laissaient l'administration fatiguee et pantelante. L'Empire, qui se fondait a bas bruit dans la chambre a coucher du premier consul, donnait a la prefecture les coliques de l'enfantement. Le citoyen prefet, qui ne devait jamais etre un aigle et qui ne s'appelait pas encore le comte Dubois, tressaillait de la tete aux pieds a chaque bruit de porte fermee, croyant ouir un echo de cette machine infernale dont il n'avait point su prevenir l'explosion. Les sombres inventeurs de cet engin, Saint-Rejant et Carbon, avaient porte leurs tetes sur l'echafaud: mais, du fond de sa disgrace, Fouche murmurait des paroles qui montaient jusqu'au chef de l'etat. Fouche disait: Saint-Rejant et Carbon ont laisse des fils. Avant eux, il y avait Ceracchi, Diana et Arena qui ont laisse des freres. Entre le premier consul et la couronne, il y a la France republicaine et la France royaliste. Pour sauter ce pas, il faudrait un bon cheval, et Dubois n'est qu'un ane! Le mot etait dur, mais le futur duc d'Otranto avait une langue de fer. Celui qui devait etre l'empereur l'ecoutait bien plus qu'il n'en voulait avoir l'air. Quant a Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois, ce n'etait pas un ane, non, puisqu'il mangeait des truffes et du poulet, mais c'etait un brave homme prodigieusement embarrasse. Les cartes se brouillaient, en effet, de nouveau, et une conspiration bien autrement redoutable que celle de Saint-Rejant menacait le premier consul. Les trois ou quatre polices chargees d'eclairer Paris, affolees tout a coup par ce danger invisible que chacun sentait, mais dont nul ne pouvait saisir la trace palpable, s'entre-choquaient dans la nuit de leur ignorance, se nuisaient l'une a l'autre, se contrecarraient mutuellement, et surtout s'accusaient reciproquement avec un entrain egal. Paris avait pour elles tant d'affection et en elles tant de confiance, qu'un matin, Paris s'eveilla disant et croyant que la vampire, cette friande de cadavres, etait la police, et que les jeunes gens disparus payaient de leur vie certaines meprises de la police ou des polices frappant au hasard, les pretendus constructeurs d'une machine infernale. Ce jour-la Paris oublia de rire; mais il s'en dedommagea le lendemain en apprenant que Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois avait fait cerner par deux cent cinquante agents l'enclos de la Madeleine, douze heures juste apres la fin d'un conciliabule en plein air tenu par Georges Cadoudal et ses complices, derriere les murailles de l'eglise en construction. Il semblait, en verite, que Paris sut ce que le citoyen Dubois ignorait. Le citoyen Dubois passait au milieu de ces evenements, gros de menaces, comme l'eternel mari de la comedie qui est le seul a ne point voir les gaietes de sa chambre nuptiale. Il cherchait partout ou il ne devait point trouver, il se demenait, il suait sang et eau et jetait, en fin de compte, sa langue au chien avec desespoir. Ce fut dans ce conciliabule de l'eglise de la Madeleine que Georges Cadoudal proposa aux ex-generaux Pichegru et Moreau le plan hardi qui devait arreter la carriere du futur empereur. Le mot hardi est de Fouche, duc d'Otrante Au mot hardi Fouche ajoute le mot _facile_. Voici quel etait ce plan, bien connu, presque celebre. Les trois conjures avaient a Paris un contingent heterogene, puisqu'il appartenait a tous les partis ennemis du premier consul, mais uni par une passion commune et compose d'hommes resolus. Les memoires contemporains portent ce noyau a deux mille combattants pour le moins: Vendeens, chouans de Bretagne, gardes nationaux de Lyon, babouvistes et anciens soldats de Coude. Une elite de trois cents hommes, parmi ces partisans, avait ete pourvue d'uniformes appartenant a la garde consulaire. Le chef de l'Etat habitait le chateau de Saint-Cloud. A la garde montante du matin, et a l'aide d'intelligences qui ne sont pas entierement expliquees, les trois cents conjures, revetus de l'uniforme reglementaire, devaient prendre le service du chateau. Il parait prouve qu'on avait le mot d'ordre. A son reveil, le premier consul se serait donc trouve au pouvoir de l'insurrection. Le plan manqua, non point par l'action des polices qui l'ignorerent jusqu'au dernier moment, mais par l'irresolution de Moreau. Ce general etait sujet a ces defaillances morales. Il eut frayeur ou remords. L'execution du complet fut remise quatre jours de la. Jamais les complots remis ne s'executent. On raconte qu'un Breton conjure, M. de Querelles, pris de frayeur a la vue de ces hesitations, demanda et obtint une audience du premier consul lui-meme et revela tous les details du plan. Napoleon Bonaparte rassembla, dit-on, dans son cabinet, sa police militaire, sa police politique et sa police urbaine: M. Savary, depuis duc de Rovigo; le grand juge Regnier et H. Dubois. Il leur raconta la tres curieuse histoire de la conspiration; il leur prouva que Moreau et Pichegru allaient et venaient depuis huit jours dans les rues de Paris comme de bons bourgeois, et que Georges Cadoudal, gros homme de moeurs joyeuses, frequentaient assidument les cafes de la rive gauche apres son diner. L'histoire ne dit pas que son discours fut seme de compliments tres chauds pour ses trois charges d'affaires au departement de la clairvoyance. Le futur empereur ne remercia que Dieu--et son ancien ami J.-Victor Moreau, qu'il avait toujours, regarde comme une bonne arme mal chargee et susceptible de faire long feu. Moreau et Pichegru furent arretes. Georges Cadoudal, qui n'etait pourtant pas de corpulence a passer par le trou d'une aiguille, resta libre. Et Fouche se frotta les mains, disant: Vous verrez qu'il faudra que je m'en mele! Par le fait, les gens de police sont rares, et Fouche lui-meme fut en defaut nombre de fois. Argus a beau posseder cinquante paires d'yeux, qu'importe s'il est myope? L'histoire des bevues de la police serait curieuse, instructive, mais monotone et si longue, si longue, que le decouragement viendrait a moitie route. Nous avions, pour placer ici cette courte digression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent a notre metier de conteur. D'abord il nous plaisait de bien poser le cadre ou vont agir les personnages de notre drame; ensuite il nous semblait utile d'expliquer, sinon d'excuser, l'inertie de la police urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville, une veritable concurrence aux cancans d'Etat. La police avait autre chose a faire et ne pouvaient s'occuper de la vampire. La police s'agitait, cherchait, fouillait, ne trouvait rien et etait sur les dents. Le 28 fevrier 1804, le jour meme ou Pichegru fut arrete dans son lit, rue Chabanais, chez le courtier de commerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marche-Neuf, devant un petit batiment qui etait en construction, au rebord meme du quai, et dont les echafaudages dominaient la Seine. Les macons qui pliaient bagages et les conducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ils l'appelerent, disant: --Patron, ne venez-vous point voir si nous avons avance la besogne aujourd'hui? L'homme les salua de la main et poursuivit sa route en remontant le cours de la riviere. Macons et surveillants se prirent a sourire en echangeant des regards d'intelligence, car il y avait une jeune fille qui allait a quelque cent pas en avant de l'homme, enveloppee dans une mante de laine noire et cachant son visage sous un voile. --Voila trois jours de suite, dit un tailleur de pierres, que le patron court le guilledou de ce cote-la. --Il est vert encore, ajouta un autre, le patron! Et un troisieme: --Ecoutez donc! on n'est pas de bois! Le patron a un metier qui ne doit pas le regayer plus que de raison. Il faut bien un peu rire. Un vieux macon, qui remettait sa veste, blanche de platre, murmura: --Voila trente ans que je connais le patron; il ne rit pas comme tout le monde. L'homme allait cependant a grand pas, et se perdait deja derriere les masures qui encombrent le Marche-Neuf, aux abords de la rue de la Cite. Quant a la fillette voilee, elle avait completement disparu, L'homme etait vieux, mais il avait une haute et noble taille, hardiment degagee. Son costume, qui semblait le classer parmi les petits bourgeois, dispenses de tous frais de toilette, etait grandement porte. Il avait, cet homme, des pieds a la tete, l'allure franche et libre que donne l'habitude de certains exercices du corps, reserves, d'ordinaire, a la classe la plus riche. Du batiment en construction jusqu'au pont Notre-Dame, nombre de gens se decouvrirent sur son passage; c'etait evidemment une notabilite du quartier. Il repondait aux saluts d'un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissait point sa course. Sa course semblait calculee, non point pour rejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue. Celle-ci, dont les jambes etaient moins longues, allait du plus vite qu'elle pouvait. Elle ne se savait point poursuivie; du moins pas une seule fois elle ne tourna la tete pour regarder en arriere. Elle regardait en avant, de tous ses yeux, de toute son ame. En avant, il y avait un jeune homme a tournure elegante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Greve. Le suivait-elle? Plus notre homme que les macons du Marche-Neuf appelaient le patron approchait de l'Hotel-de-Ville, moins nombreux etaient les gens qui le saluaient d'un air de connaissance. Paris est ainsi et contient des celebrites de rayon qui ne depassent pas tel numero de telle rue. Une fois que l'homme eut atteint le quai des Ormes, personne ne le salua plus. L'homme cependant, "le patron", qu'il courut ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgre l'obscurite qui commencait a borner les lointains, il surveillait non seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que la fillette semblait suivre. Celui-ci tourna le premier l'angle du Pont-Marie, qu'il traversa pour entrer dans l'ile Saint-Louis; la fillette fit comme lui; le patron prit la meme route. Le pas de la fillette se ralentissait sensiblement et devenait penible. Rien n'echappait au patron, car sa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu'il murmurait: --Il nous la tuera! Faut-il que tant de bonheur se soit change ainsi en misere! On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avait du tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l'Ile et des Deux-Ponts. La fillette marchait desormais avec un effort si visible, que le patron fit un mouvement comme s'il eut voulu s'elancer pour la soutenir. Mais il ne ceda point a la tentation, et calcula seulement sa marche de facon a bien voir ou elle dirigerait sa course, apres avoir quitte la rue des Deux-Ponts. Elle tourna vers la gauche et franchit sans hesiter la porte de l'eglise Saint-Louis. La brume tombait deja dans cette rue etroite. A l'ombre de l'eglise et devant le portail, il y avait un riche equipage qui allumait ses lanternes d'argent. La Republique dormait, prete a s'eveiller Empire. Elle avait fait treve un peu au luxe extravagant du Directoire, mais elle ne proscrivait en aucune facon les allures seigneuriales. La voiture arretee a la porte de l'eglise Saint-Louis eut fait honneur a un prince. L'attelage etait splendide, le coffre d'une elegance exquise, et les livrees brillaient irreprochables. En ce temps, la rue Saint-Louis-en-l'Ile ne se distinguait point par une animation exceptionnelle: elle desservait un quartier somnolent et presque desert; elle ne venait d'aucun centre, elle ne menait a aucune artere. Vous eussiez dit, en la voyant, la rue principale d'un chef-lieu de canton situe a cent lieues de Paris. A l'heure ou nous sommes, Paris n'a point de quartiers deserts. Le commerce s'est empare du Marais et de l'ile Saint-Louis, Les uns disent qu'il deshonore ces magnifiques hotels de la vieille ville, les autres qu'il les rehabilite. A cet egard, le commerce n'a pas de parti pris. Il ne demande pas a rehabiliter, il ne craint pas de souiller. Il veut gagner de l'argent et se moque bien du reste. Sous le Consulat, Paris ne comptait guere plus de cinq cent mille habitants. Toute cette portion orientale de la ville, abandonnee par la noblesse de robe et n'ayant point encore l'industrie, etait une solitude. A cause de cela, sans doute, le resplendissant equipage stationnant a la porte de l'eglise avait attire un concours inusite de curieux: vous eussiez bien compte dans la rue une douzaine de commeres et un nombre egal de bambins. Le concile en plein air etait preside par un portier. Le portier, adonne comme ses pareils a une philosophie austere et detestant tout ce qui est beau parce qu'il etait affreusement laid, prononcait un discours contre le luxe. Les gamins regardaient luire les lanternes et piaffer les chevaux; les commeres se disaient: Si le ciel etait juste, nous eclabousserions aussi le pauvre monde! --S'il vous plait, demanda le patron des macons du Marche Neuf, a qui appartient cette voiture? Gamins, commeres et portier le toiserent de la tete aux pieds. --Celui-la n'est pas du quartier, dirent les gamins. --Est-il charge de faire la police? demanda une commere. --Comment vous nomme-t-on, l'ami? interrogea le portier, nous n'avons pas de comptes a rendre a des etrangers. Car les gens de Paris sont des etrangers pour ces farouches insulaires _penitus toto divisos orbe_, separes du reste de l'univers par les deux bras de la Seine. A l'instant ou le patron allait repondre, la porte de l'eglise s'ouvrit, et il recula de trois pas en laissant echapper un cri de surprise, comme si un spectre lui eut apparu. C'etait, en tous cas, un fantome charmant: une femme toute jeune et toute belle, dont les cheveux blonds tombaient en boucles gracieuses autour d'un adorable visage. Cette femme donnait le bras a un jeune homme de vingt-cinq a trente ans, qui n'etait point celui que suivait naguere notre fillette, et que vous eussiez juge Allemand a certains details de son costume. --Ramberg!... murmura le patron. La delicieuse blonde etait assise deja sur les coussins de la voiture ou le jeune Allemand prit place a cote d'elle. Une voix sonore et douce commanda: --A l'hotel! Et la portiere se referma. Les beaux chevaux prirent aussitot le trot de parade dans la direction du Pont-Marie. --Je vous dis que c'est une ci-devant! affirma le portier. --Non pas! riposta une commere, c'est une duchesse de Turquie ou d'ailleurs. --Une espionne de Pitt et Cobourg peut-etre!... Les gamins, a qui on avait jete des pieces blanches, couraient apres l'equipage en criant avec ferveur: --Vive la princesse! Le patron resta un moment immobile. Son regard etait baisse; on lisait sur son front pale le travail de sa pensee. --Ramberg! repeta-t-il. Qui est cette femme? Et qui me donnera le mot de l'enigme?... On croyait le baron de Ramberg parti depuis huit jours, et voila plus de deux semaines que le comte Wenzel a disparu... La femme avec qui je le vis etait brune, mais c'etait le meme regard... Sans s'inquieter davantage du petit rassemblement qui l'examinait desormais avec defiance, il monta tout pensif les marches de l'eglise et en franchit le seuil. L'eglise semblait completement deserte. Les derniers rayons du jour envoyaient a peine, a travers les vitres, de sombres et incertaines lueurs. La lampe perpetuelle laissait battre sa lueur toujours mourante au-devant du maitre-autel. Pas un bruit n'indiquait dans la nef la presence d'un etre humain. Le patron etait pourtant bien sur d'avoir vu entrer la jeune fille, et si la jeune fille etait entree, ce devait etre sur les traces de celui qu'elle suivait. Le patron avait deja parcouru l'un des bas-cotes, visitant de l'oeil chaque chapelle, et la moitie de l'autre, lorsqu'une main le toucha au passage, sortant de l'ombre d un pilier. Il s'arreta, mais ne parla point, parce que la creature humaine qui etait la, tapie dans l'angle profond laisse derriere la chaire, mit un doigt sur ses levres et montra ensuite un confessionnal situe a quelques pas de la. Le patron s'agenouilla sur la dalle et prit l'attitude de la priere. L'instant d'apres, la porte du confessionnal s'ouvrit, et un pretre jeune encore, dont la tonsure laissait une place d'une blancheur eclatante au milieu d'une foret de cheveux noirs, se dirigea vers l'autel de la Vierge et s'y prosterna. Apres une courte oraison, pendant laquelle il frappa trois fois sa poitrine, le pretre baisa la pierre en dehors de la balustrade, et gagna la sacristie. L'ombre sortit alors de son encoignure et dit: --Maintenant, nous sommes seuls. C'etait un enfant, ou du moins il semblait tel, car sa tete ne venait pas tout a fait a l'epaule de son compagnon, mais sa voix avait un timbre viril, et le peu qu'on voyait de ses traits donnait un dementi a la petitesse de sa taille. --Y a-t-il longtemps que tu es la, Patou? demanda notre homme. --Monsieur le gardien, repondit l'ombre, la clinique du docteur Loysel a fini a trois heures douze minutes, et il y a loin de Saint-Louis-en-l'Ile a l'Ecole de medecine. --Qu'as-tu vu? interrogea encore celui qu'on nommait ici M. le gardien, et la-bas " le patron ". Au lieu de repondre, cette fois, le pretendu enfant secoua d'un mouvement brusque la chevelure herissee qui se crepait sur sa forte tete, et murmura comme en se parlante lui-meme: --Je serais bien venu plus tot, mais le professeur Loysel faisait sa lecon sur l'_Organon_ de Samuel Hahnemann. Voila huit jours que dure cette parenthese, ou il n'est pas plus question de clinique que du deluge. Je n'avais jamais entendu parler de ce Samuel Hahnemann, mais on l'insulte tant et si bien a l'Ecole, que je commence a le regarder comme un grand inventeur... --Patou, mon ami, interrompit le gardien, vous autres de la Faculte, vous etes tous des bavards. Il ne s'agit pas de ce Samuel, qui doit etre un juif ou tout au moins un baragouineur allemand, puisqu'il a un nom en _mann_... Qu'as-tu vu? Dis vite! --Ah! monsieur le gardien, repliqua Patou, de droles de, choses, parole d'honneur! Les gens de police doivent s'amuser, c'est certain, car pour une fois que j'ai fait l'espionne, je me suis diverti comme un ange!... La jolie femme, dites donc! --Quelle femme? --La comtesse. --Ah! ah! fit le gardien, c'est une comtesse! --L'abbe Martel l'a appelee ainsi... Mais pensiez-vous que je voulais parler de votre Angele, pauvre cher coeur, puisque vous me demandiez: Quelle femme? --N'as-tu point vu Angele? --Si fait... bien pale et avec des larmes dans ses beaux yeux. --Et Rene? --Rene aussi... plus pale qu'Angele... mais le regard brulant et fou... --Et as-tu devine? --Patience!... Au lit du malade, celui qui expose le mieux les symptomes ne decouvre pas toujours le remede. Il y a les savants et les medecins: ceux qui professent et ceux qui guerissent... Je vais vous exposer les faits: je suis le savant... vous serez le medecin, si vous devinez le mot de la charade... ou des charades, car il y a la plus d'une maladie, j'en suis sur. Un bruit de clefs se fit entendre en ce moment du cote de la sacristie, et le bedeau commenca une ronde, disant a haute voix: On va fermer les portes. Hormis le gardien et Patou, il n'y avait personne dans l'eglise. Le gardien se dirigea vers rentree principale, mais Patou le retint et se mit a marcher en sens contraire. En passant pres du petit benitier de la porte laterale, le gardien y trempa les doigts de sa main droite, et offrit de l'eau benite a Patou, qui dit merci en riant. Le gardien se signa gravement. Patou dit: --Je n'ai pas encore examine cela. Hier je me moquais de Samuel Hahnemann, aujourd'hui j'attacherais volontiers son nom a mon chapeau; quand j'aurai acheve mon cours de medecine, je compte etudier un peu la theologie, et peut-etre que je mourrai capucin. Il s'interrompit pour ajouter en montrant la porte: --C'est par la que M. Rene est sorti et apres lui Mlle Angele. Le gardien etait pensif. --Tu as peut-etre raison de tout etudier, Patou, mon ami, dit-il avec une sorte de fatigue, moi je n'ai rien etudie, sinon la musique, l'escrime et les hommes... --Excusez du peu! fit l'apprenti medecin. --Il est trop tard pour etudier le reste, acheva le gardien. Je suis du passe, tu as de l'avenir: le passe croyait a ce qu'il ignorait; vous croirez sans doute a ce que vous aurez appris; je le souhaite, car il est bon de croire. Moi, je crois en Dieu qui m'a cree; je crois en la republique que j'aime et en ma conscience qui ne m'a jamais trompe. Patou sauta sur le pave de la rue Poultier, et fit un entrechat a quatre temps qu'on n'eut point espere de ses courtes jambes. --Vous, patron, dit-il en eclatant de rire, vous etes naif comme un enfant, solide comme un athlete et absurde comme une jolie femme. Vous confondez toutes les notions. J'ai un petit-neveu qui me disait l'autre jour: J'aime maman et les pommes d'api. C'est de votre... A propos!--c'est cette belle comtesse blonde qui me fait songer a cela,--quel sujet a dissequer! J'etudie en ce moment les maladies speciales de la femme. J'aurais grand besoin de quelqu'un... j'entends quelqu'un de jeune et de bien conforme... un beau sujet... Auriez-vous cela dans votre caveau de benediction, M. Jean-Pierre? III GERMAIN PATOU Il faisait presque nuit. Un seul pas, lourd et lent sonnait sur le pave si vieux, mais presque vierge, de ces rues melancoliques ou nul ne passe et que le clair regard des boutiques ouvertes n'illumine jamais. Ce pas solitaire etait celui d'un pauvre estropie qui allait, allumant l'une apres l'autre les meches fumeuses des reverberes avares de rayons. L'estropie cahotait sous ses haillons comme une mechante barque secouee par la houle. Il chantait une gaudriole plus triste qu'un _libera_. Patou et l'homme que nous avons designe sous tant de noms deja, le patron des macons du Marche-Neuf, M. le gardien, M. Jean-Pierre, descendaient de la petite porte de l'eglise Saint-Louis au quai de Bethune. Dans l'ombre, la difference qui existait entre leurs tailles atteignait au fantastique. Patou semblait un nain et Jean-Pierre un geant. Quelque jour nous retrouverons ce nain, grandi, non par au physique beaucoup, mais au moral; nous verrons le docteur Germain Patou porter a son chapeau, selon sa propre volonte, le nom de Samuel Hahnemann comme une cocarde et produire de ces miracles qui firent lapider une fois, a Leipzig, le fondateur de l'ecole homeopathique, mais qui fondirent plus tard le bronze dont est faite sa statue colossale, la statue de ce meme Samuel Hahnemann, erigee au beau milieu de la maitresse place, en cette meme cite de Leipzig, sa patrie. Si l'on pouvait appliquer un mot divin a ces petites persecutions qui arretent un instant, puis fecondent le progres a travers les siecles, nous dirions que la plus curieuse de toutes les histoires a faire est celle des calvaires triomphants. Dans cette comedie bizarre et terrible que nous mettrons bientot en scene sous ce titre: _Numero treize_, le docteur Germain Patou aura un role. Le patron repondit ainsi a sa derniere question: --Petit homme, tu ne parles pas toujours avec assez de respect des choses qui sont a ma garde. Je n'aime pas la plaisanterie a ce sujet; mais tu vaux mieux que ton ironie, et l'on dit que pour le metier que tu as choisi il n'est pas mauvais de s'endurcir un peu le coeur. Je t'ai connu enfant; je n'ai pas fait pour toi tout ce que j'aurais voulu. Patou l'interrompit par une nouvelle pression de main. --Halte-la, s'ecria-t-il. Vous m'avez donne deux fois du pain, monsieur Severin, prononca-t-il avec une profonde emotion qui vous eut etonne bien plus encore que l'entrechat a quatre compartiments: le pain du corps et celui de l'ame; c'est par vous que j'ai vecu, c'est par vous que j'ai etudie; si je domine mes camarades a l'ecole, c'est que vous m'avez ouvert ce sombre amphitheatre pres duquel vous dormez, misericordieux et calme, comme la bonte incarnee de Dieu... Sur la main du patron une larme tomba. --Tu es un bon petit gars! murmura-t-il, merci. --Je serai ce que l'avenir voudra, repartit Patou, qui redressa sa courte taille. Je n'en sais rien, mais je puis repondre du present et vous dire que, sur un signe de vous, je me jetterais dans l'eau ou dans le feu, a votre choix! Le patron se pencha sur lui et le baisa, repetant a demi-voix: --Merci, petit homme. Je serais bien embarrasse de dire au juste ou le bat me blesse, mais je sens que j'aurai bientot besoin de tous ceux qui m'aiment... Dis-moi ce que tu as vu. Ils se reprirent a marcher cote a cote, et Patou commenca ainsi: --Quand je suis arrive, apres l'ecole, l'abbe Martel etait seul avec le gros marchand de chevaux. Ils parlaient de ceci et de cela, de l'arrestation de Pichegru, je suppose, car l'abbe Martel a dit: "--Le malheureux homme a terni en quelques jours de bien belles annees de gloire. "--Savoir, savoir! a repondu le gros maquignon; ca depend du point de vue!" Puis il ajouta: "--Monsieur l'abbe, vous savez que je ne me mele guere de politique. Mon commerce avant tout, et s'il arrivait quelque chose au premier consul, vous jugez quel gachis! "--Que Dieu nous en preserve!" a dit l'abbe en faisant un grand signe de croix. Apres quoi il a donne au maquignon l'adresse d'une personne dont je n'ai pas entendu le nom et qui demeure "en son hotel, chaussee des Minimes". Et il a ajoute: "--Celle-la est un ange et une sainte. "--Tout ce que vous voudrez, monsieur l'abbe, a repondu le gros marchand, qui a l'air d'un joyeux compere, pourvu qu'elle m'achete une paire ou deux de mes beaux chevaux normands..." --Il n'a point parle de son neveu? demanda le patron. --Pas que je sache, repondit Patou, mais je n'ai entendu que la fin de leur entretien... Et la lecon du professeur Loysel me trottait encore un peu par la tete! Quel gaillard que ce Hahnemann!... Un veritable ange, je ne dis pas une sainte, je n'en sais rien, c'est cette blonde comtesse. Vous n'avez pas pu la bien voir comme moi. La nuit venait deja, et il faut le grand jour a ces exquises perfections. Des yeux, figurez-vous deux saphirs! une bouche qui est un sourire, une taille qui est un reve de grace et de jeunesse, des cheveux transparents ou la lumiere glisse et joue... --Petit homme, interrompit le patron, je suis ici pour Rene et pour Angele. --Bon! s'ecria Patou. Il parait que je m'enflammais comme une brassee de bois sec, patron? Et pourtant je ne me fais pas l'effet d'etre un amoureux. Mais il est certain que, si le diable pouvait me tenter, cette creature-la... Enfin, n'importe; arrivons a M. Rene de Kervoz. Je crois que M. Rene de Kervoz est du meme avis que moi et que votre pauvre Angele avait devine tout cela avant nous. Je vais vous faire le proces-verbal pur et simple de ce que j'ai vu. Ce n'est pas grand'chose, mais vous etes un finaud, vous, patron, et vous allez trouver du premier coup le mot de l'enigme. Apres le depart du gros marchand de chevaux, l'abbe Martel est rentre a la sacristie, et j'ai pris mon poste au coin du pilier. Un pas leger m'a fait tourner la tete; un eblouissement a passe devant mes yeux: c'etait l'ange blond. Parole d'honneur! je n'ai jamais rien imagine de plus charmant... L'ange a franchi le seuil de la sacristie, laissant derriere elle ce vent parfume qui trahissait la presence de Venus. Voir Virgile, Quand elle est ressortie, l'abbe Martel la suivait: un beau pretre, bien venerable, quoiqu'il s'occupe un peu trop de politique. Il parlait encore politique en gagnant son confessionnal, et il disait: "--Ma fille, le premier consul a fait beaucoup pour la religion; je crains que vous ne soyez melee a toutes ces intrigues des conspirateurs." La belle blonde a eu un etrange sourire en repondant: "--Mon pere, aujourd'hui meme vous allez connaitre le secret de ma vie. Une fatalite pese sur moi. Ne me soupconnez pas avant que je vous aie dit mon malheur et l'espoir qui me reste. Je suis de noble race, de race puissante meme; la mort a moissonne autour de moi, me laissant seule. La lettre de l'archeveque primat de Gran, vicaire general de Sa Saintete en Hongrie, vous a dit que je cherche dans l'Eglise une protection, une famille. Les conspirations me font horreur, et si je perds la derniere chance que j'ai d'etre heureuse par le coeur, mon dessein est de chercher la paix au fond d'un cloitre." Le confessionnal de l'abbe Martel s'est ouvert, puis referme. Je n'ai plus rien entendu... Ici l'apprenti medecin s'interrompit brusquement pour fixer sur son compagnon ses yeux qui brillaient dans la nuit. --Patron, demanda-t-il, comprenez-vous quelque chose a cela? --Va toujours, repliqua le gardien, dont la tete pensive s'inclinait sur sa poitrine. --Si vous comprenez, grand bien vous fasse! reprit Patou. Je continue. Un quart d'heure environ se passa. Cette brave eglise de Saint Louis-en-l'Ile ne recoit pas beaucoup de visites. La premiere personne qui entra fut ce grand garcon d'Allemand a qui vous donniez des lecons d'escrime dans le temps. --Ramberg, murmura le gardien. Je l'ai vu. --C'est une rencontre qui a du vous etonner, car vous m'aviez dit qu'il etait reparti pour l'Allemagne. En entrant, il alla droit a la sacristie, ou l'abbe Martel et la divine blonde le rejoignirent bientot. Dans la sacristie, il y eut une conference d'un peu plus de vingt minutes, a la suite de laquelle la blonde delicieuse alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge, tandis que l'Allemand et l'abbe Martel prenaient place au confessionnal. Est-ce qu'on ne se confesse pas avant de se marier, patron? Le gardien ne repondit point. Patou poursuivit: --M. Rene de Kervoz entra pendant que l'Allemand se confessait. Angele le suivait de pres. Vous jugez si j'avais mes yeux et mes oreilles dans ma poche! Rene de Kervoz traversa l'eglise d'un pas rapide. Ce ne devait pas etre la premiere fois qu'il avait un rendez-vous dans ce lieu, ou tout au moins dans un lieu pareil. Ma deesse blonde entendit le bruit de ses pas et se retourna. Elle mit un doigt sur sa bouche. Kervoz s'arreta comme par enchantement. Ils se croyaient seuls tous deux, car Angele, pale, essoufflee et prete a tomber d'epuisement, mais les yeux en feu et la poitrine haletante, se tenait immobile a quelques pas de moi, derriere le meme pilier. La nuit venait deja. Angele ne me voyait pas. Quand elle s'agenouilla, ne pouvant plus se tenir sur ses jambes, j'aurais pu la toucher, rien qu'en etendant la main. Je restais immobile, mais j'avais le coeur serre par le bruit sourd des sanglots qui dechiraient sa poitrine. Ils devaient se croire seuls. Ni l'un ni l'autre ne soupconnait ma presence, et, du confessionnal ou l'abbe Martel ecoutait l'Allemand, on ne peut voir l'autel de la Vierge. La charmante inconnue avait une figure a peindre, eclairee qu'elle etait par les dernieres lueurs du jour passant a travers les vitraux. Derriere moi, la pauvre Angele murmurait d'une voix noyee par les larmes: "--Mon Dieu, mon'Dieu! qu'elle est belle!" Kervoz a voulu parler; un geste imperieux a ferme sa bouche. La reine des blondes souriait comme une madone. Elle a prononce quelques mots qui ne sont pas venus jusqu'a moi, et il m'a semble que son doigt designait le confessionnal de l'abbe Martel. L'entrevue, du reste, n'a pas dure une minute. La main de ma belle inconnue s'est etendue vers le dehors, et Rene de Kervoz, avec une obeissance d'esclave, a quitte l'eglise par la porte laterale. Angele, la pauvre enfant, s'est relevee en gemissant, pour s'elancer encore sur ses traces. Juste a ce moment la confession de l'Allemand prenait fin. Mon inconnue, car elle est a moi aussi, patron, et quoique je sois un assez laid papillon, je me brulerais volontiers les deux ailes a ce flambeau diabolique ou celeste, mon inconnue a rejoint M. de Ramberg, et ils se sont agenouilles l'un pres de l'autre. Avant de partir, ils se sont inclines tous deux devant le confessionnal, d'ou est sorti une parole de benediction. C'est tout, sauf ce detail que j'ai entendu tomber dans le tronc des pauvres une double offrande, lourde et sonore. Vous savez le reste mieux que moi, puisque vous etes entre au moment ou ils sortaient ensemble... --Maintenant, patron, s'interrompit le petit medecin, qui fixa sur son compagnon ses yeux brillants de curiosite, ayez pitie de moi. Si vous voyez clair, dites-moi bien vite le mot de cette charade, car je grille de savoir! N'est-ce qu'une intrigue galante? La vieille histoire d'une jolie femme jouant sous jambe deux amoureux? Sommes-nous sur la trace d'un complot? Ce pretre est-il trompe? est-il complice? Tout est bizarre la-dedans, jusqu'au gros marchand de chevaux, dont la figure m'apparait menacante et terrible, quand je regarde en arriere... Vous ne repondez pas patron? Le gardien etait en effet pensif et silencieux. Ils s'etaient arretes au bout de la rue Poultier, devant le parapet du quai qui regarde le port aux vins. La lune, qui se levait derriere les arbres de l'ile Louviers, prolonges par les peupliers enormes du Mail Henri IV, frappait obliquement le courant de la Seine et y formait un long spectre tout fait de paillettes mobiles. Il n'y a plus d'ile Louviers, et les peupliers geants de l'Arsenal sont tombes. Vers l'ouest, tout le long de l'eau. Paris allumait gaiement ses bougies, ses lampes et ses reverberes; du cote de l'est, c'etait presque la nuit campagnarde, car l'ile Louviers et le Mail cachaient le quartier de l'Arsenal, et, sur l'autre bord de la Seine, le regard devait aller jusqu'a Ivry, par dela le jardin des Plantes, pour rencontrer quelques lumieres. Une seule lueur, vive et rouge, attirait l'oeil au coin de la rue de Bretonvilliers. C'etait la provocante lanterne du cabaret d'Ezechiel, le maitre de la _Peche miraculeuse_. Il n'y avait pas une ame sur le quai, mais le silence y etait trouble parfois tout a coup par de soudaines rumeurs melees d'eclats de rire. Ce bruit venait de la riviere, et pour en connaitre l'origine il eut suffi de se pencher au-dessus du parapet. Les pecheurs de miracles etaient a leur poste malgre l'heure avancee. Il y avait sur la berge une ligne pressee de bonnes gens qui jetaient l'hamecon avec un zele patient. Les clameurs et les rires etaient produits par ces petits incidents qui egayent constamment la peche en riviere de Seine, ou l'hamecon accroche plus de vieux chapeaux, plus de bottes noyees et plus de carcasses de chats decedes que d'esturgeons. Chaque deconvenue de ce genre amenait des transports de joie. L'apprenti medecin, qui etait evidemment un gaillard a s'amuser de tout, ecouta un instant le remue-menage qui se faisait au bas du mur. Il avait l'air de connaitre tres bien l'endroit ainsi que le genre de besogne qui reunissait tout ce monde. Au bout d'une minute ou deux, il releva la tete vers son compagnon et repeta: --Patron, vous ne repondez pas? Le gardien avait mis ses deux coudes sur le parapet, au dela duquel son regard plongeait. --Crois-tu a cela, toi, Patou? demanda-t-il en pointant du doigt la rangee de pecheurs qui en ce moment se taisait. --Je crois a tout, repliqua le petit homme: c'est moins fatigant que de douter. D ailleurs j'ai achete, ici, la semaine passee, un femur de toute beaute qui semblait desarticule par un preparateur de l'amphitheatre. --Ah!... fit le gardien. Il ajouta: --On l'avait retire de l'eau, ton femur! --Il n'y avait pas sejourne longtemps, repartit Patou, et rien ne m'otera de l'idee qu'il y a la-dessous quelque diablerie... Mais tout cela n'est pas une reponse a ma question. En savez-vous plus long que moi, oui ou non? Le gardien s'assit sur le parapet et souleva son chapeau pour essuyer la sueur qui baignait son front depouille. --Ce qui se passe, la, dit-il, est une enigme pour moi comme pour toi. C'est parce que je ne comprends pas que j'ai peur. Il etait emu profondement; il dit encore: --Je ne voudrais pas qu'on fit du mal au premier consul, je l'aime, quoique je le soupconne de vouloir confisquer la republique... Mais le premier consul est bon pour se defendre si on l'attaque; je ne pense pas au premier consul... Angele, Rene, ces deux enfants-la sont le sang de mon coeur... je donnerais ma main droite pour savoir! --Une vaillante main! s'ecria Patou; ce serait trop cher! --Que ce soit une intrigue d'amour, poursuivit le gardien, une conspiration ou les deux ensemble... ou encore quelqu'une de ces tenebreuses sceleratesses qui profitent des temps troubles pour aboutir, il y a quelque chose... je sens, qu'il y a quelque chose de menacant et de sanglant... Je saurai le fond de tout ceci, dusse-je aller jusqu'au prefet de police!... Patou eut un ricanement qui ne temoignait pas d'une haute confiance en cet important magistrat. --J'irai plus loin s'il le faut, poursuivit le gardien, Il y a deja un de mes trois amis d'Allemagne qui a disparu. Si Ramberg disparait, ce sera dans le meme trou. J'avais prevenu le premier, j'avertirai le second; mais cet femme est belle, et son regard donne le vertige... --Vous croiriez!... commenca Patou, qui resta bouche beante. --J'ai peur! dit pour la troisieme fois le gardien. Le petit homme murmura: --C'est vrai! son regard donne le vertige... Je commence a comprendre. Il y eut une explosion de cris au bord de l'eau. --Tiens bon, Colinet, disait-on. --Ferme, Colinet! ne laisse pas aller! --Colinet, tu tiens ta fortune! Amene! Nos deux compagnons se mirent au balcon sur le parapet et regarderent. Aux lueurs de la lune ils purent voir les rangs des pecheurs qui se rompaient pour entourer un homme en costume miserable, attele a une ligne de fond et tirant de toute sa force. --Pour le coup, ca doit etre une baleine! grommela Patou. --Ou un cadavre tout entier, dit le gardien. On vint en aide a Colinet, dont la ligne etait solide, et apres quelques efforts prudemment diriges, l'objet peche parut a fleur d'eau, eclaire par des torches de paille que les assistants curieux avaient allumees. Un formidable eclat de rire eveilla les echos deserts du rivage, depuis le chevet de Notre Dame jusqu'au quai de la Rapee. --Bravo, Colinet! --Colinet a de la chance! --Colinet a peche un pierrot a la ligne de fond, avec une boule de terre glaise! Vive Colinet! L'objet etait en effet un pierrot, habille de pied en cap avec la defroque traditionnelle du bouffon de la comedie italienne, mais ce n'etait pas un noye en chair et en os. Pour un motif ou pour un autre, on avait joue ce tour lugubre aux pecheurs de miracles, de couler a leur place favorite un mannequin bourre de paille et de sable. Le bruit de la berge fut longtemps a se calmer. Colinet, depourvu de mauvaise honte, fit un paquet des loques qui habillaient le mannequin et les mit aux encheres sur le prix de quarante sous. Patou avait ri d'abord comme les autres, mais la reflexion vint, et il dit: --Ceux qui ont fait cela devaient avoir un interet. --Petit homme, repliqua brusquement le gardien, je n'ai plus besoin de toi. Monte a present a la maison, ou ma bonne femme est seule et peut-etre inquiete. Angele doit etre rentree a l'heure qu'il est. Si tu connais un remede contre le chagrin, fais-lui une ordonnance... Annonce que je rentrerai tard, et bonne nuit. Patou, ainsi congedie, s'eloigna docilement dans la direction du Pont-Marie. Le gardien, reste seul, se mit a marcher lentement vers le cabaret d'Ezechiel, a l'enseigne de la _Peche miraculeuse_. IV LE COEUR D'OR Si la Dame aux Camelias, cette photographie apres deces tiree par Alexandre Dumas fils, le poete charmant et implacable, avait pris passage en temps utile sur un clipper de _l'Australian general company_, elle se serait guerie de sa phtisie pulmonaire et figurerait maintenant dans les fetes du Trois-quarts-du-monde en qualite de baronne de n'importe-quoi. Elle serait riche terriblement; elle aurait a ses pieds toutes les illustrations de l'epoque et ferait a ses contemporains l'aumone de memoires en dix volumes, instructifs, amusants et tout particulierement propres a former le coeur du dix-neuvieme siecle. Il faut une Californie aux pretresses d'amour, qu'elles soient dames aux camelias de dix louis ou dames aux giroflees d'un sou, que l'Eldorado soit le Perou antique ou la Nouvelle-Galles du Sud. Elles ne toussent plus des qu'elles s'en vont en guerre, a l'instar de Marlboroug, Colomb, Cortes, Pizarre, le capitaine Cook, ont decouvert et conquis pour elles deux parties du monde sur cinq; M. Benazet a fonde la sixieme. Les vites-vous jamais cracher le sang au bruit de l'or remue a la pelle? Ont-elles jamais manque a aucun tripot, brillant ou humble? Dieu nous preserve de comparer le sordide cabaret d'Ezechiel aux merveilleux champs d'or qui entourent Melbourne, le Paris oceaneen, aux romanesques _placers_ de la mer Vermeille, ni meme a ce gentil paradis de Bade. Entre les tripots il y a des categories. Nous voulons dire seulement que tout tripot, hideux ou magnifique, attira ces dames aux fleurs comme la laine attire les mites; elles y sont bien, elles s'y portent a merveille; c'est la, evidemment, leur atmosphere propre. Il y avait des dames aux giroflees dans le cabaret du brave Ezechiel, qui etait un tripot. Ce pauvre champ d'or du quai de Bethune attirait les aventureuses de la Cite et du faubourg Saint-Marceau, qui venaient voir Midas en guenilles risquer sur une carte sale l'indigente aubaine arrachee aux boues de ce Pactole pour rire. Ezechiel seul gagnait a cela un peu d'argent. Que l'histoire de la premiere epave retiree du fleuve, la bague en diamants, fut controuvee ou authentique, il est certain qu'Ezechiel en avait tres habilement profite. C'etait un bonhomme long, maigre, jaune de teint et de cheveux; il avait la figure plate, le regard insignifiant, le sourire deteint. La ruse en lui se cachait sous une epaisse couche d'innocence. Vous avez tous connu de ces paroissiens, moitie Normands, moitie juifs, qui en remontreraient aux Auvergnats eux-memes pour la coquinerie. Ezechiel, avant de passer capitaliste, etait pecheur de son etat. Il savait par experience comment on donne rendez-vous au poisson en jetant d'avance l'appat abondant a de certaines places. Avait-il prepare ici une place, non point pour les poissons, mais pour les dupes? Cette idee-la n'etait encore venue a personne. La seule chose qui etonnat dans l'histoire d'Ezechiel, c'etait le rare bonheur avec lequel il avait vaincu les difficultes materielles qui s'opposaient a l'etablissement meme de son cabaret. Le quai de Bethune presentait alors comme aujourd'hui un alignement rigide et monumental. Il n'y avait point la de place pour une baraque. De l'autre cote de la pointe, aux environs de l'hotel Lambert, qui donne son nom maintenant aux bains des dames, on trouvait bien quelques masures, mais elles tournaient le dos au lieu consacre deja par la premiere trouvaille. Il fallait que le _Casino_ fut a proximite de la plage: on ne pouvait mieux choisir que le coin de la rue de Bretonvilliers. Seulement les deux coins de cette rue etaient formes par deux grands diables d'hotels aux murs rectangulaires, en pierres de taille, epais comme des remparts. Le vrai miracle, pour Ezechiel, c'avait ete d'obtenir la permission d'attaquer un de ces angles et de nicher son bouge dans l'epaisseur de cette noble maconnerie, comme on voit la larve impudente arrondir sa demeure dans l'aubier sain d'un grand arbre. Ezechiel avait obtenu cette permission. Le cabaret de la _Peche miraculeuse_, sorte de caverne irreguliere, s'insinuait en boyau a l'interieur des batiments et ne prenait qu'un tiers environ de la hauteur du rez-de-chaussee. Depuis que le Marais a pris faveur dans l'industrie, nombre d'hotels ont du reste, suivi cet exemple, ouvrant leurs propres flancs, comme le pelican, non point par charite, mais par avarice. Le sol du cabaret d'Ezechiel etait un peu plus bas que la rue. On y buvait, on y mangeait, on y jouait, on y achetait lignes, hamecons, appats, gaules, tout ce qu'il fallait, en un mot, pour harponner des poissons, nourris de bagues chevalieres. L'hotel appartenait a un respectable vieillard, M. d'Aubremesnil, ancien conseiller au parlement, qui n'avait point emigre et vivait a Versailles. Il n'y avait d'habite qu'un pavillon, situe au bout d'un grand jardin, et dont l'entree etait rue Saint-Louis, vis-a-vis des communs de l'hotel Lambert. Ce pavillon avait ete loue quelques mois auparavant par une jeune dame d'une rare beaute, qui vivait solitairement et s'occupait de bonnes oeuvres. Quand notre homme, le "patron" des macons du Marche-Neuf, arriva au seuil du bouge a demi souterrain ou le brave Ezechiel etait maitre apres Dieu, il hesita, tant l'aspect de cette caverne etait repoussant et obscene. Il y a bien longtemps que Paris a jete loin de lui ces souillures; Paris, malgre les exagerations de certains peintres a la plume, est une des villes les moins deshonorees de l'univers. Ce qui, a Paris, serait de nos jours une monstrueuse exception, se rencontre a chaque pas dans les plus beaux quartiers de Londres, cette Babylone de la debauche glaciale et de l'ennui impudique. Mais les moeurs de Paris, en 1804, gardaient encore l'effronte cachet du Directoire. La lanterne de la _Peche miraculeuse_ n'eclairait bien que le dehors. Au dedans, c'etait un demi-jour brumeux, dans lequel grouillaient des nudites a peine voilees. Une demi-douzaine de femmes etaient la, vautrees sur des sophas de bois recouverts de quelques brins de paille, buvant, jouant ou regardant jouer un nombre egal d'hommes appartenant a la classe abandonnee des batteurs de paves. Ce n'etait pas francais, a vrai dire, pas plus que les stupides et froides nuits de Paul Niquet ne sont francaises. On peut regarder ces hideuses choses comme des emprunts desesperes faits a la degradation anglaise. Londres seul est le cadre favorable pour ces horreurs sans remission, ou le vice prend physionomie de torture et ou les miserables s'amusent comme on souffre en enfer. A Paris, le vice garde toujours une bonne part de forfanterie; a Londres la perdition serieuse et convaincue nage dans le boue naturellement comme le poisson dans l'eau. Quiconque a penetre de nuit dans les _spirit-shops_ de l'ancien quartier Saint-Gilles, ou meme dans les _gin-palaces_ groupes en foule, en pleine ville fashionable, autour de Covent-Garden, doit reconnaitre la verite de ce dire: A Paris, l'horreur est une mode excentrique; a Londres, c'est un fruit du terroir. Le gardien hesita, pris a la gorge par les exhalaisons fetides qui sortaient de ce souterrain, mais son hesitation ne dura pas. Il etait homme a franchir de bien autres barrieres. --Je sais un autre caveau, pensa-t-il, ou l'air est encore plus mauvais. Et il entra, souriant avec melancolie. Quoiqu'il n'eut, certes, pas l'air d'un grand seigneur par son costume, et qu'un bourgeois bien mis eut regarde avec dedain la grosse etoffe de ses vetements, il y avait un tel contraste entre sa tenue et celle des habitues de la _Peche miraculeuse_, que son apparition fit scandale. Il n'etait pas sans exemple qu'un honnete homme, excuse par sa passion pour la peche a la ligne, fut entre de jour chez Ezechiel qui tenait, nous l'avons dit, boutique d'engins de toute sorte; mais apres la nuit tombee, la physionomie de son bouge etait si nettement caracterisee, que le plus vaillant des badauds eut pris ses jambes a son cou apres avoir jete un coup d'oeil a l'interieur. --Voila un agneau! dit une des giroflees. --Un mouton plutot, riposta un coquin a figure patibulaire qui tenait les cartes a une partie de _foutreau_ (noble jeu qui est un derive de la bouillotte) et dont le nez busque portait une _drogue_ ou pincette de bois cranement posee de travers: un vieux mouton! et dur! Voyez voir a lui, Ezechiel. Ezechiel n'avait pas besoin qu'on le mit en arret: c'etait un chien de race. Il vint au-devant du gardien la pipe a la bouche et d'un air mauvais. --Que vous faut-il, citoyen? demanda-t-il. --Du vin, repondit le patron, qui s'assit. Ezechiel prit un air insolent. --Mon vin n'est pas assez bon, dit-il, pour un monsieur de votre sorte. Les femmes eclaterent de rire, les hommes s'ecrierent: --Le rentier s'est trompe de porte. Le patron ota son chapeau, qui n'etait pas neuf, et le posa sur la table. Comment dire cela? Il y avait bien en effet du rentier dans l'aspect de ce crane a demi depouille, que le regard debonnaire de deux grands yeux bleus marquait au sceau d'une sorte de candeur, mais il y avait aussi autre chose. Le mouton avait je ne sais quoi du loup. Les attaches de son cou se degageaient selon de grandes lignes, ses mouvements etaient larges et souples; malgre les allures placides qu'il affectait, on decouvrait en lui je ne sais quoi qui annonce le _decouplement_ des muscles et fait les athletes. Les hommes se sentirent mal a l'aise sous son regard, et les femmes cesserent de railler. --Donne ton vin tel qu'il est, l'ami, dit-il a Ezechiel, et fais vite: j'ai soif. Le cabaretier, cette fois, obeit en grondant. Quand il revint avec la demi-pinte d'etain pleine et le verre humide, princesses et coquins avaient repris le cours de leurs ebats. --L'ami, lui dit le gardien en touchant du pied une escabelle, asseyez-vous la, que nous causions tous deux. --Croyez-vous que j'aie le temps de causer?... commenca Ezechiel. --Je ne sais pas si vous avez le temps, l'ami, et peu m'importe. J'ai besoin de m'entretenir avec vous: prenez ce siege. --Si je ne veux pas, cependant... fit le cabaretier. --Si vous ne voulez pas, l'interrompit le patron en se versant rasade, nous traiterons tout haut un sujet dont vous aimeriez mieux parler tout bas. Il but. Ezechiel s'assit. --Le fait est, reprit tranquillement le patron, que votre vin est detestable... Combien cela vous a-t-il coute, l'ami, pour obtenir permission de deshonorer l'encoignure de l'hotel d'Aubremesnil? Ezechiel baissa ses gros sourcils, derriere lesquels un eclair s'alluma. --Et quel cimetiere avez-vous profane, poursuivit le patron, pour donner tant de chair morte aux poissons, ici pres car vous n'etes pas un tigre, l'ami, je vous connais: vous n'etes qu'un chacal. La colere du cabaretier combattait une evidente terreur. Ces deux sentiments se traduisaient par la contraction de ses traits et par la paleur de ses levres. --Qui etes-vous? demanda-t-il. --Je suis, repliqua le gardien, l'homme qui va et vient, la nuit, sur la riviere. Je n'y cours pas le meme gibier que vous. Nous nous sommes rencontres le soir ou vous devintes riche. --Ah! fit Ezechiel, c'etait vous? Il ajouta d'une voix sourde: --Il y avait aussi une morte dans votre bateau! Le gardien inclina gravement la tete en signe d'affirmation. Puis il tira de sa poche une piece de six livres, qu'il deposa sur la table. --Je ne suis pas riche, l'ami, dit-il, et je ne vous veux point de mal. Je sortirai de chez vous comme j'y suis entre, si vous me faites savoir le nom de la femme qui vous paye. Vous n'etes qu'un aveugle instrument: aucun malheur ne vous arrivera par moi... Le cabaretier avait courbe la tete. Il recula tout a coup et saisit son escabelle par un pied pour la brandir au-dessus de sa tete. --A moi, les fils! s'ecria-t-il. Celui-la est un agent de Cadoudal! Il venait ici acheter du monde pour tuer le premier consul! Sa tete vaut cher: gagnons la prime! Cette accusation, si absurde qu'elle puisse paraitre, et surtout si completement etrangere au sujet de l'entretien qu'elle interrompait, ne doit point surprendre. Chaque moment a son cheval de bataille. Nous avons vu dans Paris certaine heure ou le premier venu aurait pu tuer un passant en l'accusant d'avoir jete de la poudre de cholera dans la Seine. Les habitues de la _Peche miraculeuse_ bondirent sur leurs pieds et s'elancerent pour barrer le chemin de la porte. Le patron eut un sourire. --Ce n'est pas la ma route, murmura-t-il. Il se leva a son tour et remit avec beaucoup de sang-froid son chapeau a larges bords sur sa tete. --L'ami, reprit-il en gagnant la table ou tout a l'heure on jouait, tu as trouve la une assez bonne rubrique; mais tu ne sais pas a qui tu as affaire, et il faut quelque chose de plus fort encore pour me mettre dans l'embarras... Fais place! En parlant il avait pris a la main la lampe qui etait sur la table. Comme le cabaretier levait son escabelle, il l'ecarta d'un seul revers de la main qu'il avait libre, et passa. Le cabaretier fit quelques pas en chancelant, et ne s'arreta qu'en heurtant la muraille. --Une rude poigne! dirent ces dames avec admiration. Les hommes s'armaient de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains; plusieurs avaient des couteaux. Ezechiel grondait: --Si vous abattez ce chien enrage, vous aurez son pesant d'or a la police! Le patron, pendant cela, tenant toujours sa lampe haute, s'etait rendu tout au fond du cellier. Il y avait la quelques engins de peche, des filets neufs roules en paquets et des bottes de gaules. Il jeta de cote les gaules, sans trop se presser et decouvrit une porte qu'il eprouva du pied. La porte ceda; elle s'ouvrait en dehors et n'etait point fermee. --Aux couteaux! s'ecria Ezechiel, qui s'elanca bravement. Celui-la en a trop fait: il ne sortira pas vivant d'ici! Le patron se retourna juste au moment ou le cabaretier, bien accompagne du reste, arrivait sur lui. La lampe eclairait sa figure si extraordinairement calme, qu'il y eut un temps d'arret dans le mouvement des assaillants. Le patron tendit la lampe a Ezechiel, qui la recut d'un geste machinal. --J'ai vu ce que je voulais voir, dit-il, et j'ai gagne ma journee. --C'est un fou! s'ecria une femme prise de pitie a le voir ainsi souriant et sans defiance. --Fermez la porte de la rue, ordonna Ezechiel, et finissons la besogne! --La! la! fit le patron, qui prit une gaule et la brisa sur son genou, juste a la longueur qu'il fallait pour une canne de combat: je vous dis que vous ne savez pas a qui vous avez affaire! Son sourire s'anima, et une lueur eclata dans ses yeux. Au moment meme ou la porte de la rue se fermait, le patron fut attaque de trois cotes a la fois: par Ezechiel, qui, soulevant son escabelle a deux mains, lui en dechargea un coup sur la tete, et par deux bandits deguenilles, dont l'un lui lanca au flanc un coup de couteau donne a bras raccourci, tandis que l'autre lui plantait son baton dans l'estomac. Ce fut une transfiguration. Toute la personne du patron prit un admirable caractere de jeunesse et de cranerie. Sa taille se developpa, sa poitrine s'elargit, son front s'illumina. Nul ici n'aurait su dire comment les trois attaques furent parees; c'est a peine si la tete du patron s'inclina un peu a gauche pour laisser passer l'escabeau, tandis que sa moitie de gaule decrivait deux demi-cercles, dont l'un fit sauter en l'air le baton, dont l'autre brisa net le poignet, qui tenait le couteau. Le blesse poussa un hurlement de douleur et de rage. --Et veillez a ce que la lampe ne s'eteigne pas, dit gaiement ce diable de patron: je n'y verrais plus a vous corriger avec delicatesse; ce serait tant pis pour vos cranes! Ezechiel s'etait mis bravement au dernier rang. Il s'arma d'une gaffe emmanchee de long et compta de l'oeil ses soldats. --La Meslin! s'ecria-t-il, le coquin a estropie ton homme! pour la vie: il faut que les femmes s'en melent... S'il n'etait pas si maigre, je vous dirais que c'est Cadoudal en personne. Je parie ma tete a couper qu'on le payera mille ecus a la prefecture... Prenez les tisons du foyer, mes mignonnes! Brulons-le! quand on devrait mettre le feu a la maison! La Meslin etait une grande femme, solidement batie, qui deja s'agenouillait aupres de "son homme" terrasse. Elle se releva et bondit comme une lionne vers l'atre ou la marmite bouillait. --Brulons le gueux! brulons-le! Les hommes s'ecarterent, serrant leurs couteaux et leurs gourdins, semblables a l'infanterie qui attend la besogne faite des canonniers pour se ruer a la charge. Le taudis s'emplit de fumee et de flammes; les six megeres secouaient leurs brandons. Le patron fit un saut de cote qui evita le brulant projectile lance par la Meslin a tour de bras. La terrible canne decrivit une demi-douzaine de cercles, et pendant une longue minute, ce fut a l'interieur du bouge un indescriptible tohu-bohu: des cris, des chocs, des blasphemes, des chutes, des grincements de dents et un coup de pistolet. La minute une fois ecoulee, voici quel etait l'etat de la question: notre singulier ami, le patron des macons du Marche-Neuf, se tenait debout au beau milieu de la chambre, ou les tisons eparpilles fumaient de tous cotes; il avait du noir a la joue droite, et le revers de sa houppelande etait largement brule, mais on ne lui voyait aucune blessure serieuse. Au fond du taudis, les filets commencaient a flamber, atteints qu'ils avaient ete par les eclats de braise. Ezechiel n'avait plus sa gaffe emmanchee de long, dont les morceaux jonchaient le sol; en revanche, il portait au front une magnifique bosse d'un violet sanguinolent, et sa bouche edentee crachait rouge. L'homme de la Meslin se roulait dans la boue, tenant encore a la main un pistolet decharge. Ses cheveux crepus n'avaient pas defendu son crane, qui portait une lage felure. Les autres bandits se tenaient a distance, et les femmes epouvantees etaient pelotonnees dans un coin, sauf la Meslin, qui essayait de soulever la tete fendue de son amant. Il n'y avait pas eu une seule parole echangee entre l'assiege, seul de son bord, et le troupeau des assaillants. En ce moment l'assiege, qui avait perdu l'eclair fulgurant de ses yeux et qui semblait aussi calme que s'il eut ete flanant dans le Jardin du Palais-Royal, mit sa canne sous son bras et plongea sa main dans sa poche. --C'est le diable! grommela Ezechiel. --Vous etes dix contre un, rugit la Meslin, qui se releva ivre de rage. Attaquons-le tous ensemble, et mon homme sera venge!... Elle s'interrompit en un cri etouffe; le couteau qu'elle avait ramasse a terre s'echappa de ses mains! --Ah! fit-elle en attachant sur le patron un regard stupefait, c'est bien pis que le diable!... Comment ne l'ai-je pas reconnu?... C'est M. Gateloup! Ce nom de Gateloup, repete dans tous les coins du cellier, forma un long murmure. L'amant de la Meslin rouvrit les yeux et regarda. Le patron avait retire sa main de sa poche, et nouait tranquillement a sa boutonniere l'objet qui l'avait fait reconnaitre. Au premier aspect, cela semblait donner raison aux accusations d'Ezechiel, car les chouans de Bretagne portaient un objet pareil comme signe de ralliement a leur chapeau ou sur leur poitrine, et Georges Cadoudal devait en avoir un dans sa poche. Mais bien avant les chouans de Bretagne, la frerie des maitres en fait d'armes parisiens avaient consacre ce signe que professeurs et prevots portaient au cote gauche de leurs plastrons. C'etait un coeur brode d'or et encadre dans une rosette de rubans ecarlates. Chaque maitre y ajoutait un signe distinctif qui etait en quelque sorte un blason et qui disait son nom aux inities. Or, si le patron des macons du Marche-Neuf etait, sous son espece de bon bourgeois, une celebrite de quartier, recevant des coups de chapeau depuis le Palais de justice jusqu'a l'Hotel de Ville, sous un autre aspect, comme combattant des bagarres revolutionnaires, comme sauveteur, comme entraineur ou moderateur du peuple, Gateloup etait une gloire universellement acceptee, surtout dans la classe pauvre. Les bons l'admiraient et l'aimaient, les mechants le redoutaient. Dans le danger autrefois, lors des batailles civiles, ou il avait joue un role a la fois terrible et bienveillant, il se faisait reconnaitre a l'aide de son ecu de maitre d'armes: un coeur d'or dans un noeud de faveurs rouges ou deux raies noires, largement accusees, marquaient une croix de Saint-Andre. Cela signifiait: Je suis Jean-Pierre Severin, dit Gateloup; comme jadis les fleurs de lis d'or sur champ d'azur disaient: Bourbon; les macles accolees: Rohan; et les seize alerions d'azur cantonnant la croix de gueules en champ d'or: Montmorency. Dans les luttes antiques il n'y avait aucune honte pour l'homme brave a se retirer devant un plus fort. Le char d'Achille traversait les batailles sans rencontrer devant soi d'autres ennemis que les myopes qui ne reconnaissaient pas assez vite le flamboyant bouclier present d'Hippodamie. Les coquins rassembles au cabaret de la _Peche miraculeuse_ n'etaient nullement imbus de prejuges chevaleresques. Il n'y eut pas une seule main pour garder une arme, et la Meslin dit en montrant son homme. --Ah! citoyen Gateloup, c'est encore de la reconnaissance qu'on vous doit, car si vous aviez voulu, vous ne me l'auriez pas assomme a demi! --C'est vrai, ma fille, repliqua le patron, et si j'ai mis mon nom a ma boutonniere, c'est que la peur m'a pris de vous assommer tous... Eteins le feu, Ezechiel... Vous autres, faites-moi place. Deux ou trois seaux d'eau lances a la volee sur les filets qui allaient se consumant lentement firent l'affaire. Ezechiel, le sourire aux levres, s'etait rapproche du vainqueur. Celui-la devait etre un damne scelerat, car il cachait sa rancune sous un air obsequieux et caressant. --Mon bon maitre, dit-il, ca nous perd la tete de penser qu'il y a un homme dans Paris qui veut tuer le citoyen Bonaparte. Moi qui vous parle, je vois partout le traitre Cadoudal... Et quant a ce qui est de la porte du fond, la-bas, elle mene tout uniment a la cave ou je tiens mon pauvre vin que vous trouvez si mauvais. Le patron lui mit la main sur l'epaule, et Ezechiel fut sur le point de s'affaisser comme si on l'eut charge d'un poids trop lourd. --Ne me faites point de mal, murmura-t-il. --Ecoute, l'interrompit le patron... Es-tu homme a repondre franchement et honnetement aux questions qu'on te fera? --Quant a ca, mon maitre, s'ecria Ezechiel, demandez a tout le monde, je n'ai que trop de franchise. Le coeur sur la main, toujours!... Ah! si j'avais eu un tantinet de malice, mon affaire serait depuis longtemps dans le sac! --C'est pour une dame que tu travailles? prononca tout bas le patron. --Pour une dame?... repeta Ezechiel; voila une idee? Puis il ajouta en clignant de l'oeil d'une facon confidentielle. --Eh bien, oui, la. On ne peut rien vous cacher, mon maitre. C'est pour une dame... et nous essayons de nouer un fil a la patte des scelerats qui veulent tuer le premier consul!... est-ce defendu? La main du patron pesa plus lourde sur son epaule, mais a ce moment une eclatante et joyeuse clameur passa au travers de la porte de la rue. --Aubaine! aubaine! criait-on. Ouvrez, citoyen Ezechiel! --Il y a eu peche miraculeuse! --Et bonne chasse! ajouterent d'autres voix qui semblaient plus lointaines. --Nous apportons la maree! dirent les pecheurs. --Et nous le gibier! firent les chasseurs. --Ouvre, Ezechiel! Mais ouvre donc, vieux drole! --Faut-il ouvrir, mon bon maitre? demanda le cabaretier en adressant au vainqueur de la lutte recente une oeillade respectueuse et soumise. Celui-ci fit un geste de consentement. La porte roula sur ses gonds, et une compagnie nombreuse entra chargee de butin. Ils etaient quatre d'abord, quatre forts lurons, pour porter un tout petit panier ou il y avait bien une cinquantaine de goujons. Ensuite venait l'heureux proprietaire du mannequin de paille. En troisieme lieu, deux gamins soutenaient triomphalement une vieille culotte, dans la poche de laquelle on avait trouve une piece de six liards. --Voici la peche! cria-t-on. Ferme boutique, Ezechiel. Il n'y a plus rien dans la riviere. --Je sais bien qui me joue ces tours-la! repondit le cabaretier avec melancolie: ce sont les ennemis du premier consul! Il fut interrompu par un autre flot qui arrivait clamant: --Voici la chasse! Ceux-la apportaient sur des cannes a peche, disposees en brancard, une pauvre belle enfant, evanouie ou morte. Quand la lueur de la lampe tomba sur son visage livide, mais toujours charmant, le patron des macons du Marche-Neuf poussa un grand cri qui etait un nom: --Angele! V LA BORNE Aux premieres lignes de cette histoire nous avons vu un jeune homme elegant et beau longeant seul le quai de la Greve. Puis, derriere lui, une charmante jeune fille, seule aussi et qui semblait le suivre de loin. Puis, enfin, un vieil homme, habille bourgeoisement, mais campe a la noble, qui avait l'air de suivre les deux. Dans le courant de notre recit, nous avons appris le nom du jeune homme: Rene de Kervoz, et le nom de la jeune fille: Angele. Quant au vieux bourgeois, ceux qui ont lu le premier episode de cette serie: _la Chambre des Amours_, le connaissaient des longtemps. Apres la scene mysterieuse et presque muette qui eut lieu, vers la tombee de la nuit, dans l'eglise de Saint-Louis-en-l'Ile, entre cette blonde eblouissante qu'on appelait Mme la comtesse, l'Allemand Ramberg, Rene et l'abbe Martel, scene dont l'apprenti medecin Germain Patou, d'un cote, et Angele de l'autre, furent les temoins silencieux, Rene de Kervoz sortit le premier. Angele le suivit aussitot, comme elle l'avait fait depuis la place du Chatelet. Elle semblait bien faible; son pas lent et penible chancelait, mais ces pauvres coeurs blesses ont un terrible courage. Il n'etait pas nuit tout a fait encore quand Rene de Kervoz, sortant par la porte laterale, s'engagea dans la rue Poultier. Au lieu de tourner vers le quai de Bethune, comme devaient faire plus tard Germain Patou et "le patron", il remonta vers la rue Saint-Louis. Sa marche etait lente aussi et incertaine, mais ce n'etait pas faiblesse. Ceux qui le connaissaient et qui l'eussent vu en face a cette heure auraient remarque avec etonnement le rouge ardent remplacant la paleur habituelle de sa joue. Ses yeux brulaient sous ses sourcils violemment contractes. Angele, pauvre douce enfant, avait grandi entre deux coeurs simples et bons, son pere d'adoption et sa mere, les deux seuls amis qu'elle eut au monde. Elle ne savait rien de la vie. Elle ne voyait point le visage de Rene; par consequent elle ne pouvait lire le livre de sa physionomie. Mais sait-on ou elles prennent cette seconde vue? Il y a une admirable sorcellerie dans les coeurs malades d'amour. Ce qu'elle ne voyait pas, Angele devinait. La passion qui bouleversait les traits de Rene de Kervoz avait dans l'ame d'Angele comme un echo douloureux et navre. Elle ne songeait pas a elle-meme; sa pensee etait pleine de lui. Souffrait-il? Parfois c'est le bonheur qui ecrase ainsi. Elle avait presque aussi grande frayeur de la souffrance que du bonheur. Et pourtant, d'ordinaire, c'est le bonheur seulement que redoute la jalousie des femmes. Mais Angele n'etait pas encore une femme tout a fait; les jeunes filles aiment autrement que les femmes. Angele tenait le milieu entre la femme et la jeune fille. Rene tourna le coin de la rue de Saint-Louis et se dirigea vers le retour du quai d'Anjou qui faisait face a l'ile Louviers. Ce n'etait pas la premiere fois qu'Angele suivait Rene. Elle avait le droit de le suivre, si la plus sacree de toutes les promesses, ce contrat d'honneur liant l'homme a la pure enfant qui s'est donnee, confere un droit. Angele etait pour tous la fiancee de Rene de Kervoz; elle etait sa femme devant Dieu. Jamais elle n'en avait tant vu qu'aujourd'hui. Ce qu'elle soupconnait, depuis longtemps peut-etre, lui entrait dans le coeur, ce soir, comme une certitude amere. Rene aimait une autre femme. Non point comme il l'avait aimee, elle, doucement et saintement. Oh! que de bonheur perdu! Rene aimait l'autre femme avec fureur, avec angoisse. A moitie chemin de la rue Poultier, au retour oriental du quai d'Anjou, un mur monumental formait l'angle de la rue Bretonvilliers, a l'autre bout de laquelle etait le cabaret de la _Peche miraculeuse_. Le pate de proprietes compris entre les deux rues formait la pointe est de l'ile; il se composait du pavillon de Bretonvilliers et de l'hotel d'Aubremesnil, avec leurs jardins: ces deux habitations, separees seulement par une magnifique avenue, appartenaient au meme maitre, l'ancien conseiller au parlement dont il a ete parle. Outre ces demeures nobles, il y avait quelques maisons bourgeoises ayant facade sur rue. Le pavillon de Bretonvilliers, qui n'etait autre chose que le pignon d'un tres vieil hotel, sorte de manoir contemporain peut-etre de l'epoque ou l'ile etait encore la campagne de Paris, s'enclavait dans le mur et faisait meme une saillie de plusieurs pieds sur la voie: ce qui motiva plus tard sa demolition. Il n'avait que deux etages: le premier a trois fenetres de facade; le second, beaucoup moins eleve, a cinq; le tout etait surmonte d'une toiture a pic. Il n'existait point d'ouverture au rez-de-chaussee. On y entrait par une porte percee dans le mur, a droite de la facade et donnant dans les jardins. Ce fut a cette porte que Rene de Kervoz frappa. Un aboiement de chien, grave et creux, qui semblait sortir de la gueule d'un animal geant, repondit a son appel. Une femme agee et portant un costume etranger vint ouvrir. Elle barra d'abord le passage a Rene, lui disant: "Les maitres sont absents." Rene lui repondit, donnant a ces deux mots latins la prononciation magyare: "_Salus Hungariae_." La vieille femme le regarda en face et sembla hesiter. --_Introi, domine_, dit-elle enfin, egalement en latin prononce a la hongroise, _sub auctoritate dominae meae_ (entrez, monsieur, sous l'autorite de ma maitresse). La porte se referma. Un coup de fouet retentissant mit fin aux aboiements du gros chien. Angele etait trop loin pour voir ou pour entendre. Quand elle arriva devant la porte, tout etait silence a l'interieur. Elle s'arreta, immobile, affaissee comme la statue du Decouragement. Elle ne pleurait point. L'idee ne lui vint pas de frapper a cette porte. Pourquoi etait-elle venue, cependant! Helas, elles ne savent pas, ces pauvres blessees. Elles vont pour glisser un regard tout au fond de leur malheur, mais non point pour combattre. Quand l'idee de combattre leur vient, elles poussent presque toujours la vaillance jusqu'a la folie. Mais l'idee de combattre leur vient le plus souvent trop tard. Elles doutent si longtemps! si longtemps elles se cramponnent a la chere illusion de l'espoir. Angele resta pendant de longues minutes debout en face de la porte, le coeur oppresse, les yeux fermes a demi. Aucun bruit ne venait du dedans. Le dehors etait egalement silencieux, car la nuit s'etait faite et le pas des allumeurs de lanternes avait cesse de se faire entendre. Un seul murmure, confus et intermittent, venait du cote du quai de Bethune, ou le cabaret de la _Peche miraculeuse_ restait ouvert. En face de la porte par ou Rene avait disparu, au coin d'une maison dont toutes les fenetres etaient noires et qui semblait inhabitee comme la plupart des demeures dans ce triste quartier, il y avait une borne de granit cerclee de fer. Angele s'y assit. De la on pouvait voir les fenetres de l'ancien pavillon de Bretonvilliers. Elles etaient noires aussi, enormes de hauteur et bizarrement eclairees par la lune a son lever, qui leur envoyait ses rayons obliques, avant de les laisser dans l'ombre en montant vers le sud. Machinalement, le regard d'Angele s'attacha sur ces trois gigantesques croisees, derriere lesquelles on devinait des rideaux de mousseline, drapes largement. Elle vit, comme on voit les choses en reve, un de ces rideaux se soulever a demi et une tete paraitre. Les lueurs de la lune n'en eclairaient plus que les reliefs, et c'etait si vague!... Une jeune tete, une tete bien-aimee: ce front et ce regard qu'Angele voyait nuit et jour, cette bouche qui lui avait dit: je t'aime! Oh! et ce sourire! et ces cheveux si doux qu'un chaste baiser avait meles bien souvent avec ses cheveux a elle! Rene! son ame tout entiere, son premier, son unique amour! C'etait Rene! c'etait bien Rene! Pourquoi en ce lieu? et seul? Attendait-il? qu'attendait-il? La lune tournait; l'ombre accusait davantage ce sourire qui n'existait pas peut-etre. Pour Angele, Rene souriait, et si doucement! et, a travers ces carreaux maudits, Rene la regardait avec tant de tendresse! Cela se pouvait-il? Si Rene l'avait vue, si Rene l'avait reconnue, lui dans cette maison, elle dans la rue et sur cette borne, Rene n'aurait pas souri. Oh! certes. Il etait bon, il etait noble. Il aurait eu honte, et remords, et frayeur. Mais qu'importe ce qui est possible ou impossible? A certaines heures, l'esprit ne juge plus, la fievre est maitresse. Angele tendit ses pauvres mains tremblantes vers Rene et se mit a lui parler tout bas. Elle lui disait de ces douces choses que le tete-a-tete des enfants amoureux echange et ressasse pour enchanter les plus belles heures de la vie. La memoire de son coeur recitait a son insu la litanie des jeunes tendresses. Comme elle aimait! comme elle etait aimee! Et se peut-il, mon Dieu! qu'on manque a ces serments qui jaillirent une fois d'une ame a l'autre pour former un indissoluble lien? Se peut-il... car il y avait plus que des serments, et Rene etait noble et bon. Nous l'avons dit deja une fois; elle se le repeta cent fois a elle-meme. Elle ne sentait point que ses mains etaient glacees et que ses petits pieds gelaient sur le pave humide par cette froide nuit de fevrier. Elle savait seulement que son front la brulait. Un soir, c'etait au dernier automne, l'air de la nuit etait si tiede et si charmant, je ne sais comment la promenade s'etait prolongee le long du quai de la Greve, puis au bord de l'eau, sous ces beaux arbres qui allaient jusqu'au Pont-Marie. Il y avait la des fleurs et de l'herbe autour de la cabane de l'inspecteur du halage; Rene voulut s'asseoir; il etait faible alors et malade; Angele etendit pour lui son echarpe sur le gazon. Elle se mit pres de lui, si jolie et si belle que Rene avait des larmes dans les yeux. Il lui dit: --Si tu ne m'aimais plus, je mourrais. Elle ne repondit point, Angele, parce que la pensee ne lui venait meme pas que son Rene put cesser de l'aimer. Ce fut une chere soiree, dont le souvenir ne devait jamais s'effacer. Tout a l'heure, en passant sur le Pont-Marie, Angele avait reconnu les grands ormes. Et maintenant, parlant tout bas comme si Rene eut ete aupres d'elle, Angele disait a son tour: --Si tu ne m'aimais plus, je mourrais. La lune avait tourne, laissant dans l'ombre la facade du vieux pavillon de Bretonvilliers. Il etait impossible de voir la silhouette de Rene a la grande fenetre, et pourtant Angele la voyait encore. Sur ce fond noir elle devinait une forme adoree; seulement Rene ne souriait plus. Il avait le visage triste, emu, amaigri, comme ce soir de la promenade au bord de l'eau, et il semblait a Angele que la distance disparaissait; elle montait, il descendait; tous deux s'appuyaient a l'antique balcon, l'un en dedans, l'autre en dehors, et ils echangeaient de murmurantes paroles entrecoupees de longs baisers. Tout a coup Angele tressaillit et s'eveilla, car ceci etait un veritable reve. La facade noire changeait d'aspect: deux des grandes fenetres s'eclairaient vivement. Angele ne s'etait point trompee. La silhouette de Rene trancha en sombre sur ce fond lumineux. Il etait la: il n'avait pas quitte la fenetre. Un cri s'etouffa dans la poitrine d'Angele, parce qu'une autre silhouette se detachait derriere celle de Rene: une forme feminine, admirablement jeune et gracieuse, qu'Angele reconnut du premier regard. --La femme de l'eglise Saint-Louis! murmura-t-elle en portant ses deux mains a sa poitrine qui haletait; toujours elle! Elle essaya de se lever et ne put. Elle aurait voulu s'elancer et defendre son bonheur. Parmi la confusion de ses pensees une idee, cependant, se fit jour. --La porte ne s'est pas rouverte depuis le passage de Rene, se dit-elle, et cette femme n'a pu le preceder ici, puisqu'elle est sortie de l'eglise, accompagnee... Par ou est-elle entree? L'ombre feminine dessinee avec nettete par la lumiere qui l'eclairait a revers portait sur le rideau transparent. On voyait sa taille deliee et les details legers de sa coiffure ou le jour semblait jouer entre les boucles mobiles de ses cheveux. --Ses cheveux! dit encore Angele, ses cheveux blonds! jamais il n'y en a eu de pareils! Je crois distinguer leurs reflets d'or.. Elle est trop belle. Oh! Rene, mon Rene, ne l'aime pas; on ne peut pas avoir deux amours... Si tu ne m'aimais plus je mourrais... Sur le rideau revelateur deux mains se joignirent. Angele se redressa, galvanisee par sa terrible angoisse. --Mais avant de mourir, fit-elle, je combattrai! Je suis forte! j'ai du courage! Et qui donc l'aimera comme moi? Il est a moi... Elle s'affaissa de nouveau sur la borne. Autour de la fine taille, la-haut, un bras galant venait de se nouer derriere les rideaux de mousseline. Angele balbutia encore: --Je suis forte... je combattrai... Mais elle chancelait et sa gorge ralait. Ses deux mains glacees presserent son front. --C'est un reve! un reve affreux! dit-elle; je veux m'eveiller... Sa voix s'etrangla dans son gosier. Les deux ombres tournaient sur le rideau et presentaient maintenant leurs profils: deux profils jeunes et charmants. Une douleur navrante etreignit la poitrine d'Angele. Elle eut l'angoisse de l'attente, car ce fut lentement, lentement, que les deux bouches se reunirent en un etroit et long baiser. Angele tomba comme une masse inerte sur le pave. Du capuchon detache de sa mante ses cheveux denoues s'echapperent et ruisselerent: des cheveux plus beaux, plus brillants, plus doux que ceux de l'enchanteresse elle-meme. La silhouette de femme se retira la premiere et s'enfuit, tandis qu'un retentissant eclat de rire passait a travers les carreaux. L'ombre de Rene se prit a la poursuivre. Puis la troisieme fenetre de la facade s'eclaira brillamment tout a coup. Les deux ombres y passerent entrelacees et disparurent. Mais Angele ne voyait plus rien de tout cela. Son pauvre corps inerte s'etendait tout de son long; entre son front et le pave il n'y avait que ses cheveux epars, ses pauvres cheveux. Une demi-heure apres seulement, un groupe de faineants quittant la berge du quai de Bethune passa. Aucune ombre ne se dessinait plus aux carreaux du vieux pavillon de Bretonvilliers. Les faineants qui revenaient de la peche avec leurs paniers vides rencontrerent le corps d'Angele. La chasse valait mieux que la peche: au cou d'Angele il y avait une croix d'or, present de Rene de Kervoz. Les faineants eurent d'abord la pensee de se battre a qui aurait la croix d'or, puis il fut convenu qu'on irait au cabaret d'Ezechiel, lequel, etant un peu juif, pourrait estimer le bijou et l'acheter comptant pour faire le partage. Ils avaient compte sans le patron des macons du Marche-Neuf, M. Jean-Pierre Severin, dit Gateloup. Celui-ci se depouilla de sa houppelande pour en envelopper les membres glaces de la jeune fille. D'apres son ordre, que nul ne songea a discuter, quatre porteurs prirent une civiere ou Angele fut deposee sur un matelas. Puis le patron commanda: En route! Et les porteurs se mirent en marche sans meme s'informer du lieu ou on les conduisait. Decidement, ce soir, au quai de Bethune, la chasse ne valait pas mieux que la peche. Quand la Meslin eut emmene son homme tout endolori et que les coquins des deux sexes furent partis, Ezechiel barricada sa porte. Il etait soucieux, ce brave garcon, et d'assez mauvaise humeur. En eteignant la magnifique lanterne qui faisait la gloire de son etablissement et du quartier, il se disait: --C'est un jeu a se faire rompre les os. Voila deja un gaillard qui a devine la farce. Si on savait une fois que tout cela est pour detourner les chiens et cacher le trou de la vampire... Il frissonna et regarda tout autour de lui. --Chaque fois que je prononce ce nom-la, grommela-t-il, j'ai la chair de poule. Je n'y crois pas, mais c'est egal... il doit y avoir quelque chose... Et j'aimerais voir, moi, la mine qu'elles font, ces betes-la, quand on leur enfonce un fer rouge dans le coeur! Parole! ca doit etre drole! Il eut un sourire a la fois sensuel et poltron. A coups de pied il derangea les filets a moitie brules qui encombraient la porte de derriere et l'ouvrit en pensant tout haut: --Ce n'est pas facile d'amasser un plein pot de pauvres ecus! Au dela de la porte il y avait ce sombre couloir apercu par le patron et menant a un escalier de pierre. Le couloir, apres l'escalier passe, allait en descendant, puis remontait jusqu'a une seconde porte communiquant avec un vaste jardin. Aussitot qu'Ezechiel eut ouvert cette seconde porte, un mugissant aboiement se fit entendre au lointain; le lecteur aurait reconnu tout de suite la voix du chien geant qui gardait le pavillon de Bretonvilliers. --Tout sent le diable, se dit Ezechiel, dans le pays d'ou ces gens-la viennent. Ce chien a la voix d'un demon. Il s'engagea sous une sombre allee de tilleuls tailles en charmille, qui remontait vers la rue Saint-Louls-en-l'Ile. Les aboiements du molosse devinrent bientot si violents que le cabaretier s'arreta epouvante. --Hola! bonne femme Paraxin! cria-t-il, retenez votre monstre ou je lui casse la tete d'un coup de pistolet. Un eclat de rire casse partit du fourre voisin et le fit tressaillir de la tete aux pieds. --Le chien est enchaine, trembleur de Francais, fut-il dit par derriere les arbres; n'aie pas peur... Mais, a propos de pistolet, on s'est battu chez toi, la-bas. Y aura-t-il quelque chose pour nos poissons? Avant qu'Ezechiel put repondre, une femme grande comme un homme et portant le costume hongrois entra dans une echappee de lumiere que la lune faisait dans l'avenue. --Bonsoir, Ezechiel, dit-elle dans le francais barbare qu'elle baragouinait avec peine. On ne peut pas te parler latin a toi; vous autres, Parisiens, vous etes plus ignorants que des esclaves!... As-tu quelque chose a nous dire? --Je veux voir madame la comtesse, repliqua le cabaretier. --Madame la comtesse est loin d'ici, repartit Paraxin, qui s'etait approchee et dominait Ezechiel de la tete. Elle a de l'occupation ce soir. --Elle en mange un? demanda le cabaretier avec une curiosite melee d'horreur. La Paraxin fit un signe de tete caressant et repondit: --Elle en mange deux. Ezechiel recula malgre lui. La grande femme ricanait. Elle repeta: --Q'as-tu a dire? --J'ai a dire, repliqua Ezechiel, que tout ca ne peut pas durer. Le monde parle. Il y a des gens sur la trace, et la frime du quai de Bethune est usee jusqu'a la corde. Tout devait etre fini voila quinze jours... --Tout sera uni dans huit jours, l'interrompit la grand femme. L'argent vient; la somme y sera. Ceux qui auront ete avec nous jusqu'au bout auront leur fortune faite. Ceux qui perdront courage avant la fin engraisseront les poissons... Est-ce tout? Ezechiel restait silencieux. --A quoi penses-tu? demanda la Hongroise brusquement. --Bonne femme Paraxin, repondit le cabaretier, je pense a la peur que j'ai. Vos menaces m'effrayent beaucoup, je ne le cache pas, car je vous regarde comme une diablesse incarnee... La Hongroise lui caressa le menton bonnement. --Mais, poursuivit Ezechiel, je suis plus effraye encore des dangers qui m'environnent de toutes parts a cause de vous. A quoi me servira-t-il d'avoir gagne beaucoup d'argent si on me coupe le cou? Mme Paraxin lui donna un bon coup de poing entre les deux epaules et lui dit quelques injures eu latin. Apres quoi elle reprit d'un ton serieux: --Nous avons de quoi detourner l'attention, brave homme, ne t'inquiete pas... Vois-tu cette lumiere, la-bas? Ils arrivaient au bout de l'avenue, et le pavillon de Bretonvilliers detachait sa haute silhouette sombre sur le ciel. Une lueur brillait au premier etage. --Oui, je vois la lumiere, repliqua Ezechiel, mais qu'est-ce que cela dit? --Cela dit, mon fils, qu'il y a la un joli jeune homme en train de se bruler a la chandelle. Avec ce papillon nous avons, si nous voulons, deux on trois semaines de securite devant nous. --Qui est ce papillon? --Le propre neveu de Georges Cadoudal, mon fils, qui va nous vendre, pour un sourire... ou pour un baiser, ou plus cher, le secret de la retraite de son oncle. VI LA MAISON ISOLEE C'etait une chambre tres vaste et si haute d'etage qu'on eut dit une salle de quelque ancien palais de nos rois. Les tentures en etaient fatiguees et ternes de vetuste, mais d'autant plus belles aux yeux des coloristes, qui cherchent l'harmonie dans le fondu des nuances et qui chromatisent en quelque sorte la gamme contenue dans le spectre solaire pour obtenir leurs savants effets: de telle sorte, par exemple, que le costume d'un mendiant fournit sous leurs pinceaux des accords merveilleux. La lampe entouree d'un globe en verre de Boheme non pas depoli, mais trouble et imitant la demi-transparence de l'opale, eclairait a peine cette vaste etendue, effleurant chaque objet d'une lueur discrete et presque mysterieuse. On ne pouvait juger ni les peintures du plafond ni celles des panneaux, coupes en cartouches octogones, selon les lignes regulieres mais inegales qui caracterisaient l'epoque de Louis XIV. C'est a peine si les dorures brunies renvoyaient ca et la quelques sourdes etincelles. Au-devant de deux grandes fenetres les draperies de lampes dessinaient leurs plis larges et nombreux sous lesquels tranchaient de moelleux rideaux en mousseline des Indes. L'aspect general de cette piece etait austere et large, mais surtout triste, comme il arrive presque toujours pour les oeuvres du moyen age que le dix-septieme siecle essaya de retoucher. C'etait aux carreaux de cette chambre et sous la mousseline des Indes qu'Angele avait vu d'abord le visage de Rene, aux premiers rayons de la lune, puis les deux ombres dont la fenetre avait trahi l'amoureuse bataille. Maintenant il n'y avait plus personne. Mais les gaies lueurs qui passaient par la porte entr'ouverte de la piece voisine, celle qui n'avait qu'une croisee sur la rue et qui s'etait eclairee la derniere, indiquaient la route a prendre pour retrouver ensemble Rene de Kervoz et la reine des blondes, comme l'appelait Germain Patou, la radieuse penitente de l'abbe Martel, l'inconnue de l'eglise Saint-Louis-en-l'Ile. La jalousie de celles qui aiment profondement ne se trompe guere. Il est en elles un instinct subtil et sur qui leur designe la rivale preferee. Angele avait reconnu le profil de sa rivale sur la mousseline des rideaux, et nous l'avons dit comme cela etait, Angele, dans cette silhouette mobile, avait devine jusqu'a l'or leger qui frisait en delicieuses boucles sur le front de l'etrangere. Franchissons cependant cette porte entr'ouverte qui laissait passer de joyeuses lueurs. C'etait une piece beaucoup plus petite, et le seuil qui separait les deux chambres pouvait compter pour un espace de six cents lieues. Il divisait l'Occident et l'Orient. De l'autre cote de ce seuil, en effet, c'etait l'Orient, les tapis epais comme une pelouse, les coussins accumules, la lumiere parfumee. Vous eussiez cru entrer dans un de ces boudoirs feeriques ou les riches filles de la Hongrie meridionale luttent de magnificence et de mollesse avec les reines des _Mille et Une Nuits_. Le contraste etait frappant et complet. A droite, c'etait la roideur melancolique et un peu moisie du grand siecle; a gauche de la cloison, le luxe voluptueux, la somptuosite demi-barbare de la frontiere ottomane s'etalaient, comme si en ouvrant la croisee on eut pu voir a l'horizon les minarets de Belgrade, la blanche ville. Dans la premiere piece il faisait froid; ici regnait une douce chaleur ou passaient comme de tiedes courants charges de langueurs odorantes. La lumiere de deux lampes magnifiques, rabattue par deux coupoles de cristal rose, tombait sur une ottomane environnee d'arbustes exotiques en pleine fleur. Il y avait la un jeune homme et une jeune femme: deux belles creatures s'il en fut jamais; la jeune femme demi-couchee sur l'ottomane, le jeune homme assis sur les coussins a ses pieds. C'etaient bien les deux silhouettes du rideau: Rene de Kervoz d'abord, qu'Angele aurait reconnu entre mille, et quant a la femme, Angele avait pu, sans se tromper, prendre son profil pour celui de la blonde etrangere. Les traits offraient en effet une parite complete: memes yeux, meme bouche souriante et hautaine, meme dessin de visage, exquise dans sa delicatesse. Seulement, ces admirables cheveux blonds, si vaporeux et si brillants, n'existaient que dans l'imagination d'Angele. La jeune femme de l'ottomane avait d'admirables cheveux, il est vrai, mais plus noirs que le jais. Il suffisait d'un regard pour voir, malgre l'extreme ressemblance, qu'elle n'etait pas notre mysterieuse comtesse de Saint-Louis-en-l'Ile. Au moment ou nous entrons dans le boudoir, elle touchait justement d'un geste mutin ses adorables cheveux noirs et disait en souriant: --Je n'aurais jamais cru qu'on put nous prendre l'une pour l'autre: elle si blonde, moi si brune... et surtout mon beau chevalier breton, qui pretend que mon image est gravee dans son ame! Rene la contemplait avec une sorte d'extase et ne repondait point. Il eleva une gracieuse petite main jusqu'a ses levres et savoura un long baiser. --Lila! murmura-il. Elle se pencha jusqu'a son front, qu'elle effleura, disant: --Mon nom est doux dans votre bouche. Il y a des souvenirs: un nuage passa sur le regard de Rene. Une fois, cette pauvre enfant qui lui avait donne son coeur, Angele, sa fiancee, lui avait dit: --Dans ta bouche mon nom est doux comme une promesse d'amour. Il l'avait bien aimee, et la passion qui l'entrainait vers une autre, a present, avait ete combattue par lui comme une folie. Il aimait malgre lui, malgre sa raison, malgre son coeur; il subissait une irresistible fascination. Ces choses arrivent comme pour apporter une excuse a ceux qui croient aux sorts et aux charmes. Angele etait pieuse. Quelques semaines auparavant, le soir du 12 fevrier, Rene l'avait accompagnee au salut de Saint-Germain-l'Auxerrois. Pendant qu'Angele priait, Rene revait--aux joies prochaines de leur union sans doute. Il y avait une femme agenouillee non loin d'eux. Rene vit briller deux lueurs sous un voile. Et je ne sais comment, dans l'ombre ou etait l'inconnue, un rayon des cierges de l'autel penetra. Rene sentit en lui comme une vague angoisse. Son regard revint vers Angele, qui priait si saintement. Il eut frayeur et remords, et ne fut soulage que par l'effort qu'il fit sur lui-meme pour ne plus tourner les yeux vers l'inconnue. Il sortit avec Angele et la reconduisit jusqu'a sa porte. Leurs logis etaient voisins. Il la quitta pour rentrer chez lui. Mais il n'aurait point su dire pourquoi il reprit le chemin de l'eglise. A la porte il hesita, car il comprenait que franchir de nouveau ce seuil c'etait deja une trahison. D'ailleurs elle devait etre partie. _Elle_!--Rene entra en se disant: Je n'entrerai pas. Elle le croisa comme il passait devant le benitier. Malgre lui, le doigt de Rene se plongea dans la conque de marbre. La main de l'inconnue toucha sa main; il eut froid jusque dans le coeur. Ce fut tout. Elle sortit. Rene resta immobile a la meme place, car il se disait: Je ne la suivrai pas. Une voix l'avertissait, murmurant au dedans de lui-meme le nom d'Angele et disant: C'est celle-la qui est le bonheur. C'est l'autre qui est le caprice extravagant, la fievre, le tourment, la chute... Pourquoi est-ce ainsi? Rene s'elanca sur les traces de l'inconnue. Son coeur battait, sa tete brulait! Il n'y avait personne sur le parvis encombre de masures qui separait alors la facade de Saint-Germain-l'Auxerrois du Louvre non encore restaure. Chose singuliere, et qu'il faut exprimer pourtant, Rene n'avait pas meme vu celle qu'il poursuivait malgre lui. Il ne connaissait d'elle que la lueur de son regard et les vagues profils dessines par les reflets descendant de l'autel. Quand leurs mains s'etaient touchees au benitier, l'inconnue avait le visage cache derriere son voile. C'etait une toute jeune femme et d'une beaute merveilleuse, voila ce dont il eut jure; il n'aurait point su detailler l'impression que lui laissait son costume severe, mais d'une elegance extreme. Elle le portait a miracle, et, tandis qu'elle s'eloignait, Rene avait admire la grace noble de sa demarche. Aime-t-on pour si peu, et quand le coeur a noue ailleurs une chaine serieuse et solide? Rene etait l'honneur meme. Il arrivait-d'un pays ou l'honheur passe avant toute chose. Son enfance s'etait ecoulee dans une famille simple et severe ou la passion politique seule avait acces. Encore la passion politique sommeillait-elle depuis longemps deja au manoir de Kervoz, situe entre Vannes et Auray; le pere de Rene s'etait battu de son mieux, mais il avait depose les armes franchement et sans arriere-pensee, depuis que les portes de la paroisse s'etaient rouvertes au culte. Il y avait deux sortes de chouans en Bretagne: les chouans du roi, les chouans de Dieu. Quand on rendit a ces derniers la vieille maison de granit qui benit la naissance, le mariage et la mort, il se fit bien des vides dans les rangs de la rustique armee. Le pere de Rene avait dit a son fils: Le passe s'en va: attendons pour juger l'avenir. C'etait un chouan de Dieu. Mais la mere de Rene avait un frere qui etait un chouan du roi. On entendait parler de lui parfois au manoir des environs de Vannes. Il courait l'Europe, conspirant et suscitant des ennemis a ceux qui tenaient la place du roi. Son nom etait celebre. Il avait promis hautement d'engager, lui, seul et proscrit, contre le premier consul, entoure de tant de soldats, defendu par tant de gloire, une sorte de combat singulier. Tous ceux qui ont recu l'education de nos colleges doivent etre embarrasses quand ils deviennent les juges d'une action de ce genre. Le bon sens dit que le vrai nom d'un pareil tournoi est assassinat. Mais l'Universite, pendant huit mortelles annees, a pris la peine de nous enseigner de tous autres noms, latins ou grecs. Chacun se souvient des classiques admirations de son professeur pour le poignard de Brutus. "En plein senat, messieurs! en plein senat!" nous disait le notre, qui pourtant recevait de Cesar un traitement de mille ecus par an, ni plus ni moins. Il ajoutait: "C etait bien le _vir fortis et ubicumque paratus_. Le gaillard n'avait pas froid aux yeux! En plein senat, messieurs, en plein senat!" Cassius, le collaborateur, avait aussi sa part d'eloges. Et l'on partait de la pour dire quelque chose d'aimable a propos de tous les citoyens qui, depuis Harmodius et Aristogiton, jusqu'aux amis de Paul Ier de Russie, engagerent precisement ce tournoi que Georges Cadoudal proposait au premier consul. Depuis que Cesar a fait un livre, on pretend, cependant, que le poignard de Brutus est un peu moins preconise dans nos colleges; mais le livre de Cesar est tout jeune, et nous qui fumes eleves par l'Universite dans le respect amoureux de l'homme et de son instrument, nous eprouvons un certain embarras a renier les admirations qui nous furent imposees: "En plein senat, messieurs!" Et applaudissez, ou gare la retenue! Un jour viendra peut-etre ou l'Universite, convertie a des sentiments moins feroces, aidera Cesar a corriger les epreuves de son livre. Esperons que, ce jour-la, le poignard de Brutus, definitivement mis a la retraite, se rouillera dans les greniers d'academie. Ainsi soit-il! Mais je demande au ciel et a la terre ce que l'Universite, avant sa conversion, pouvait reprocher a l'epee de Georges Cadoudal. Rene de Kervoz neveu de Cadoudal n'etait point mele a ses intrigues desesperees. Il suivait a Paris les cours de l'Ecole de droit et se destinait a la profession d'avocat. Nous devons dire que son oncle lui-meme l'ecartait des voies dangereuses ou il marchait. Une sincere affection regnait entre eux. De la conspiration dont son oncle etait le chef Rene connaissait ce qui etait a peu pres au vu et au su de tout le monde; car la police, nous l'avons dit deja, est souvent dans la position de ces maris trompes qui seuls ignorent leur malheur. A Paris, l'affaire Cadoudal etait le secret de la comedie. Tout le monde en parlait. A peine peut-on dire que la demeure du terrible Breton fut un mystere. Le mystere, et c'en est un grand assurement, git tout entier dans le chronique aveuglement de la police. Nous avons vu de nos jours quelque chose de pareil, et les gens qui ne savent pas quelle epaisse myopie peut affecter les cent yeux d'Argus doivent croire qu'a de certaines epoques la police a partage les faiblesses de l'Universite a l'endroit des outils dont se sert Brutus. Cadoudal connaissait et approuvait l'amour de son neveu pour Angele. Il s'etait mis en rapport, sous un nom suppose, avec la famille adoptive de la jeune fille et devait servir de pere a Rene lors du mariage. Nous ajouterons qu'il avait discute les conditions du contrat, en bon bourgeois, avec Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, le patron des macons du Marche-Neuf. Jean-Pierre avait pour M. Moriniere de l'estime et de l'amitie. Moriniere etait le nom d'emprunt de Georges Cadoudal. Cadoudal avait dit a son neveu: --Ton Angele fera la plus delicieuse comtesse que l'on puisse voir. Moi, j'aurai la tete felee un jour ou l'autre, cela ne fait pas de doute; mais, quand le roi reviendra, tu seras comte en souvenir de moi, et du diable si le neveu du vieux Georges ne sera pas aussi noble que tous les marquis de l'univers! Rene avait repondu: --Je l'aime telle qu'elle est. Elle sera la femme d'un avocat, et je tacherai de la faire heureuse. Et l'on parlait de danser a la noce. Ce Georges etait a Paris comme le poisson dans l'eau, tant il comptait bien sur la somnolence de la police. Les memoires du temps, les memoires de la police surtout, avouent qu'il allait et venait a son aise, s'occupant de ses affaires comme vous ou moi et menant meme joyeuse vie. Comme Cesar doit regretter parfois de n'etre pas garde par un simple caniche. En quittant l'eglise Saint-Germain-l'Auxerrois, Rene de Kervoz, l'oeil trouble, la poitrine serree, regarda tout autour de lui. Ce fut le nom d'Angele qui vint a ses levres, comme s'il eut cherche dans cette sainte affection un refuge contre sa folie. Il etait fou deja. Il le sentait. Au coin de la rue des Pretres-Saint-Germain, une forme fuyait. Rene franchit d'un saut les degres du perron et courut apres elle. A l'endroit ou la rue des Pretres debouche sur la place de l'Ecole, une voiture elegante stationnait. La portiere s'ouvrit, puis se referma. Les chevaux partirent au grand trot. Rene n'avait point vu la personne qui etait montee dans voiture, et pourtant il la suivit a toutes jambes. Il etait sur que la voiture contenait son inconnue. La voiture alla longtemps au trot de ses magnifiques chevaux. La sueur inondait le front de Rene, qui perdait haleine, sinon courage, et ne s'arretait point. La voiture suivit les quais jusqu'a l'Hotel de Ville, puis remonta la rue Saint-Antoine, dans laquelle elle fit une courte halte. Les portieres resterent fermees, le valet de pied seulement descendit, frappa a une porte, entra, ressortit et reprit sa place en disant: --Allez! le docteur viendra. Rene avait profite du temps d'arret pour reprendre haleine et nouer sa cravate autour de ses reins. Quand la voiture repartit, il la suivit encore. Que voulait-il, cependant? Il n'aurait point su repondre a cette question. Il allait, entraine par une force irresistible. La voiture s'arreta encore deux fois, rue Culture-Sainte-Catherine et Chaussee-des-Minimes. Deux fois le valet de pied descendit et remonta sans avoir eu aucune communication avec l'interieur de la voiture. En quittant la Chaussee-des-Minimes la voiture regagna la rue Saint-Antoine. A ce moment l'horloge de l'eglise Saint-Paul sonnait dix heures de nuit. Cette fois la traite fut longue et veritablement rude pour Rene. L'equipage, lance a pleine course, brula le pave de la rue Saint-Antoine, franchit la place de la Bastille et longe tout le faubourg sans ralentir sa marche. Il y avait alors un large espace vide entre les dernieres maisons du faubourg Saint-Antoine et la place du Trone. La rue de la Muette n'etait qu'un chemin creux, borde de marais. La voiture s'arreta enfin devant une habitation isolee et assez grande, situee a gauche du faubourg, dans les terrain qui avoisinaient la rue de la Muette. Il n'y avait point de lumiere aux fenetres de cette habitation, a laquelle conduisait un chemin trace a travers champs. Au-devant de la porte, de l'autre cote du chemin, un mur de marais tombait en ruine, laissant voir, par ses breches un champ d'arbustes fruitiers, framboisiers, groseilliers et cassis, que surmontaient quelques cerisiers de maigre venue. Rene etait bon coureur, neanmoins, malgre ses efforts, il s'etait laisse distancer a la fin par le galop des chevaux. Il vit de loin l'equipage tourner, puis faire halte; il ne put distinguer dans la nuit ce qui se passait a la porte de la maison. Comme il arrivait au detour du chemin, la voiture, revenant sur ses pas, debouchait de nouveau dans le faubourg Saint-Antoine. Les glaces des deux portieres etaient maintenant abattues. Rene put glisser un regard a l'interieur, qui lui sembla vide. Le cocher et le valet de pied restaient a leur poste. La voiture reprit le chemin qui l'avait amenee et disparut au loin dans le faubourg. Rene hesita. Sa raison, un instant reveillee, se revolta energiquement contre l'absurdite de sa conduite. Il se demanda encore une fois et avec un vif mouvement de colere contre lui-meme: --Que viens-je faire ici? Il etait d'un pays ou la superstition s'obstine. L'idee naquit en lui qu'on lui avait jete un sort. Et il se dit, resolu a clore cette triste equipee: --Je n'irai pas plus loin! Mais ce sont eternellement les memes paroles. Ceux a qui on jette des "sorts" du genre de celui qui tenait deja le fiance d'Angele font toujours le contraire de ce qu'ils disent. Rene tourna l'angle du chemin et marcha tout uniment vers la maison solitaire dont la lune, cachee sous les nuages, dessinait vaguement les profils. Cette maison ressemblait a une fabrique abandonnee. Il faisait froid, le vent fouettait une petite pluie fine qui rendait la terre molle et glissante. Rene fit le tour de la maison, qui n'avait ni jardin ni cour et qui, a la considerer de plus pres, avait l'air d'une de ces batisses inachevees, fruits de la speculation indigente, qui restent a l'etat de ruine avant meme d'avoir abrite leurs maitres. Il y avait beaucoup de fenetres. Toutes gardaient leurs contrevents fermes. Rene revint a la facade qui donnait sur le chemin. De ce cote, les fenetres etaient closes comme partout. Devant la porte, l'herbe croissait autour du petit perron de trois marches et jusque sur les degres. Rene regarda aux croisees. Les volets fermes ne laissaient passer aucune lueur. Il ecouta. Le silence et la solitude permettaient de saisir tous les sons, meme les plus faibles. Aucun bruit ne frappa ses oreilles. Il s'eloigna afin de mieux voir, car, la nuit, une lueur fugitive s'apercoit plus aisement a distance. Il depassa le mur qui faisait face a la maison.--Rien. Et cependant il resta, repetant en lui-meme, comme un pauvre maniaque: --Elle m'a jete un sort! La plaie froide penetrait son vetement leger; il tremblait la fievre. Il restait. Naguere nous etions avec une pauvre enfant transie de froid jusqu'au coeur, qui, elle aussi, attendait interrogeant la facade muette d'une maison de Paris. Mais notre Angele, assise sur sa borne humide, devant les fenetres du pavillon de Bretonvilliers, savait ce qu'elle voulait. Elle venait chercher son arret. Rene ne savait pas. Il n'y avait pas en ce moment une idee, une seule, dans le vide de sa cervelle. C'etait un malade que ses veines brulaient, tandis que le frisson serpentait sous sa peau. Il s'assit dans l'herbe mouillee parmi les buissons qui le cachaient. La lune, degagee de ses voiles, eclairait vivement la campagne. Au loin le vent nocturne apporta les douze coups de minuit frappes au clocher de l'eglise Sainte-Marguerite. En ce moment une etrange harmonie sembla sortir de terre. C'etait un de ces chants graves et regulierement cadences qui font reconnaitre en toutes les parties du globe les emigres de la patrie allemande. Rene sortit du demi-sommeil qui engourdissait son corps et son intelligence. Il ecouta croyant rever. Comme il quittait sa retraite pour se rapprocher de la maison et preter l'oreille de plus pres, un bruit de voiture arrivait du faubourg Saint-Antoine. Il se tapit de nouveau dans les buissons. La voiture s'arreta au coude du chemin. Un homme en descendit et vint frapper a la porte de la maison isolee. --Qui etes-vous? demanda-t-on a l'interieur et en latin. Le nouveau venu repondit en latin egalement. --Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit, je suis frere de la Vertu. Et la porte s'ouvrit. VII L'AFFUT La lune, momentanement degagee de son voile de nuages frappait en plein la porte de la maison solitaire. Rene put voir la personne qui ouvrait la porte en dedans. C'etait une vieille femme de taille virile, aux traits durs et tannes. Elle portait ce bizarre et beau costume hongrois que les danseuses nomades ont fait connaitre des longtemps sur nos theatres. La figure du nouveau venu restait au contraire invisible. Il se presentait de dos, et le collet de son manteau rejoignait les bords larges de son chapeau. La vieille lui dit quelque chose a voix basse. Il se retourna vivement, comme si son regard eut voulu percer les tenebres dans la direction du champ de framboisiers ou Rene etait cache. Ce fut l'affaire d'un instant. Rene vit seulement que la figure etait jeune et encadree de longs cheveux qui lui semblerent blancs. La porte se referma, et la maison redevint silencieuse. Mais minuit devait etre l'heure d'une reunion ou d'un rendez-vous, car, dans l'espace de dix minutes tout au plus, trois autres voitures monterent le faubourg, amenant trois mysterieux personnages qui frapperent a la porte comme le premier, furent comme lui interroges en latin et repondirent dans la meme langue. Rene avait pu remarquer qu'ils avaient une facon particuliere d'espacer les coups en heurtant a la porte. Il y avait six coups, ainsi divises: trois, deux, un. Quand le dernier fut entre, les alentours resterent muets pendant une demi-heure. La ville dormait maintenant et n'envoyait plus ces larges murmures qui, de nos jours, emplissent la campagne de Paris jusqu'a une heure si avancee de la nuit. La pluie avait cesse; la lune epandait partout sur le paysage plat et triste sa froide lumiere. Rene n'avait pas bouge, des pensees confuses naissaient et mouraient dans son cerveau. Pas une seule fois, l'idee de se retirer ne lui vint. Il etait brave comme les neuf dixiemes des jeunes gens de son age: nous ne voulons donc point noter comme un fait surprenant chez lui l'absence de toute crainte. Mais il etait discret, scrupuleux en toutes choses touchant a l'honneur. Etant donnes son caractere et son education, il aurait du eprouver un scrupule, double par la situation particuliere de sa famille. Evidemment il y avait la un mystere. Selon toute apparence, le mystere se rapportait a des menees politiques. De quel droit Rene gardait-il l'affut a portee de ce mystere! Une pareille conduite a un nom qui repousse l'estime et inspire la haine plus ou moins reflechie de ce juge trop prompt qui s'appelle tout le monde: un nom qui est une explication et devrait etre souvent une excuse, car _l'espion_, ce soldat de la lutte douloureuse et sans gloire, met, la plupart du temps, sa vie meme au service de son obscur devouement. Rene n'etait pas un espion. On est espion par passion, par devoir ou pour un salaire. Rene vivait d'une existence completement en dehors de la politique. Les idees qui enfievraient encore ceux de son pays et de sa race n'avaient jamais ete en lui. Il appartenait a cette generation transitoire qui reagissait contre la violence des grands mouvements: c'etait un penseur, peut-etre un poete; ce n'etait ni un chouan, ni un republicain, ni un bonapartiste. Au point de vue politique, la reunion qui avait lieu derriere ces muettes murailles n'avait pour lui aucune espece d'interet. La passion ici lui manquait; il n'en etait ni a discuter ni surtout a reconnaitre ce devoir qui nait pour chacun a l'heure meme ou une conspiration montre le bout de son oreille, devoir controverse, mais que l'opinion du plus grand nombre caracteriserait certainement ainsi: faire ou ne pas faire. Combattre pour ou aller contre. La neutralite porte honte. Rene, pourtant, restait neutre, non point par defaut de courage, mais parce que, a certaines epoques et apres certaines secousses, le patriotisme ne sait pas a quoi se prendre. Les partis ont interet a etre severes et a nier ces subtiles evidences; mais l'histoire parle plus haut que l'intolerance des raisonneurs et confesse de temps a autre qu'il y a lieu de se demander, parmi la cohue des egoismes ebriolant: Ou donc est la patrie! Rene restait la et ne s'interrogeait meme pas sur la question de savoir quel usage il ferait d'une decouverte eventuelle! Le souvenir de la machine infernale lui traversa l'esprit et le laissa dans sa somnolence morale. Cela ne lui importait point. Il semblait qu'il fut dans un monde a part, tout plein de romanesques et pueriles preoccupations. On lui avait jete un sort. Il songeait a elle, a elle seulement. Elle etait la. Qu'y faisait-elle? II etait la pour elle. Il restait la pour la voir sortir comme il l'avait vue entrer, et pour la suivre de nouveau, n'importe ou. Chose lugubre, la pensee d'Angele lui venait a chaque instant et il la chassait brutalement comme on secoue la tyrannie de ces refrains qui s'obstinent. La pensee d'Angele, chassee, revenait douce, patiente: de pauvres beaux yeux souriants, mais mouilles de larmes. Et comment dire cela? Rene la repoussait comme il eut fait d'un etre vivant, lui disant avec colere: Ne sais-tu pas que je t'aime? Il l'aimait. Peut-etre ne l'avait-il jamais mieux aimee. Les reves eveilles de cette nuit malade la lui montraient adorablement belle et suave. Avez-vous connu de ces malheureux, de ces damnes qui delaissent furtivement la maison ou dorment les enfants cheris et la femme bien-aimee pour aller je ne sais ou, au jeu, a l'absinthe, au vertige, a la mort lente et ignominieuse? Ils sont nombreux, ces fous. Ils sont innombrables. On dirait que leur mal endemique appartient etroitement a la nature humaine. Ils sont du peuple, et pour eux de terribles speculateurs ont bati recemment ces palais presque somptueux ou le billard au rabais et l'alcool vendu an plus juste prix appellent le pauvre.--Et quand le pauvre, laissant ce reve de lumiere et d'ivresse, rentre dans son taudis sombre ou sa famille demande du pain, le drame hurle si epouvantablement que la plume s'arrete et n'ose plus... Ils sont de la bourgeoisie, qui a d'autres entrainements. Chaque caste, en effet, semble avoir son mirage particulier, sa demence speciale. Ils laissent chez eux une fraiche et blanche femme, instruite, spirituelle, bonne et jeune, ils franchissent la porte de derriere d'un bas theatre, et les voila aux genoux d'une creature vieille, laide, ignorante, grossiere et stupide. La-bas ils sont aimes, ici on se moque d'eux. Et ils jettent a pleines mains l'avenir de leurs enfants dans le giron de cette Armide, qui garde a ses vetements parfumes l'odeur de pipe empruntee a l'autre amant: l'amant de coeur, celui-la: vilain, sale et qui bat ferme! Un vainqueur! un heros! une brute! Ils sont de l'art ou des ecoles. Ceux-la n'ont pas de famille. C'est leur vie meme qu'ils desertent, leur noble et virile jeunesse pour aller, vous savez ou, boire l'idiotisme verdatre que Circe, a deux sous, verse dans tous les coins de Paris, a cheval sur l'extreme sommet de la civilisation. Ils sont de la magistrature et de l'armee: deux grandes institutions dont on ne peut parler sans ebranler quelque chose ou quelqu'un: silence! Ils sont de la noblesse ou de la richesse, ces aristocraties rivales aujourd'hui, qui se fout concurrence dans le mal comme dans le bien. Ils demolissent, avec une fureur sauvage, tout ce qu'ils ont interet a sauvegarder. Parfois leurs orgies contre nature epouvantent tout a coup la ville, qui se regarde avec effroi pour voir si elle n'aurait point nom par hasard, depuis hier, Sodome ou Gomorrhe... D'autres fois l'auditoire livide d'une cour d'assises ecoute, en retenant son souffle, ce calcul terrifiant: combien il faut de coups de hache pour tuer une duchesse! D'autres fois encore... Mais a quoi bon poursuivre? Et quand meme nous irions plus haut que les ducs, croyez-nous, il n'y aurait pas outrage: la tristesse profonde n'insulte pas. Et la folie humaine, poussee a ce degre, inspire plus de douleur que de colere. Rene subissait ce navrant delire qui fut de tout temps notre lot. Le bonhomme La Fontaine l'a dit en souriant, montrant ce chien malavise qui lache sa proie pour l'ombre. Et, certes, le chien de La Fontaine avait encore bien plus d'esprit que nous, car l'ombre ressemble a la proie,--et nous, combien souvent abandonnons-nous la plus belle des proies pour une ombre hideuse! Comment ne pas croire a cet axiome des naifs? On jette des sorts, allez, c'est certain: au peuple, aux bourgeois, aux artistes, aux ecoles, aux magistrats, aux generaux, aux ducs, aux millionnaires et au reste. Rene avait un sort, il allait ainsi a cette femme aveuglement, fatalement. Il fut longtemps, car son intelligence etait frappee, a joindre ensemble ces deux idees: la femme et la conspiration. Quand ces deux idees se marierent en lui, une joie extravagante lui fit bondir le coeur. --Elle conspire! se dit-il. Je conspirerai. Contre qui? pour qui? La question n'est jamais la. Il ne faut point juger les fous a l'aide de la loi qui regit les sages. Incontinent le cerveau engourdi de Rene se mit a travailler, Il chercha; c'etait un lien providentiel. Pendant qu'il cherchait, une autre hypothese s'offrit et le troubla. Ce ne sont pas seulement les conspirateurs qui se cachent, les malfaiteurs ont naturellement aussi ces mysterieuses allures. Rene eut le frisson, mais il ne s'arreta point pour cela. Il en fut quitte pour prononcer le mot des amoureux et des fous: --C'est impossible! Et il continua sa tache mentale. Six coups retentirent, frappes ainsi: trois, deux, un. A la question latine cette reponse qu'il savait deja par coeur fut faite: "Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un Frere de la Vertu." Voila quel fut le raisonnement de Rene: Avec cela on pouvait s'introduire dans la maison. Une fois dans la maison, peut-etre y avait-il d'autres epreuves. Mais le hasard, qui avait servi Rene si etrangement jusque-la, devait le servir encore. --Je la verrai, se disait-il. Et ce seul mot mettait des fremissements dans tout son etre. Le temps avait passe cependant. Un grand nuage noir venait de Paris, argentant deja ses franges dechiquetees aux approches de la lune. Depuis quelques minutes le silence immobile de cette nuit semblait s'animer vaguement. Ce chant souterrain qui avait lance un instant Rene dans le pays des illusions ne s'etait point renouvele. Rien ne venait de la maison, toujours morne et sombre, mais un ensemble de bruits presque imperceptibles montait de la plaine. Ainsi doit etre affectee l'ouie de l'homme d'Europe, ignorant les secrets de la prairie, quand les sauvages peaux-rouges rampent, par la nuit noire, sur le sentier de la guerre. Le bruit etait ne derriere la maison, puis il s'etait divise, eparpille en quelque sorte, tournant autour des batiments et se perdant au lointain, pour se rapprocher ensuite, mais dans une direction autre. Un instant vint ou il sembla partir de l'enclos meme on vegetaient fraternellement les framboisiers, les cassis, les groseilliers et les petits cerisiers de Montmorency. On ne peut dire que Rene fit beaucoup d'attention a ces bruits. Il les percevait neanmoins, car il avait passe son enfance en Bretagne, et il etait chasseur. Il y eut un moment ou il reva ces grandes chataigneraies qui sont entre Vannes et Auray. Il s'y voyait a l'affut et il entendait les braconniers se glisser vers lui sous bois. Mais sa pensee revenait toujours a elle. Il avait un sort. Quand le grand nuage aux bords argentes mordit la lune, les clochers de Saint-Bernard, de Sainte-Marguerite, des Quinze-Vingts et de Saint-Antoine envoyerent la premiere heure de la nuit. Rene en etait a se dire: "Allons! il est temps," lorsque l'obscurite soudaine qui couvrit le paysage l'eveilla vaguement. Un animal--ou un homme--etait evidemment a quelques pas de lui dans le fourre. Le gros gibier est rare dans les marais du faubourg Saint-Antoine. Rene, cedant a l'obsession qui le tyrannisait et ne voulant point croire au temoignage de ses sens, allait marcher vers la maison, lorsque ces mots, prononces d'une voix tres basse, arriverent jusqu'a son oreille. Je ne le vois plus; ou donc est-il? Par le fait, dans la nuit plus noire, Rene disparaissait completement an milieu du buisson ou il s'etait accroupi. Il ne s'agissait plus de reves. Rene recouvra aussitot tout son sang-froid. Il n'avait pas d'armes. Il demeura immobile et attendit. Les bruissements avaient cesse depuis quelques secondes, lorsqu'un cri de detresse, long et dechirant, retentit a sa gauche dans les groseilliers. Rene, pris a l'improviste, n'eut pas l'idee que ce put etre une ruse et se leva tout droit pour s'elancer au secours. Il y eut un ricanement multiple dans les tenebres, et un coup violent, assene sur la tete du jeune Breton, par derriere, le rejeta, etourdi, dans le buisson qu'il venait de quitter. Pendant une seconde ou deux, au milieu d'un grand mouvement qui l'entourait, des figures inconnues danserent au-devant de son regard ebloui. Un flambeau se mit a courir, venant de la maison, dont la porte ouverte montrait de sombres lueurs. Aux rayons apportes par ce flambeau, Rene vit une grande silhouette toute noire: un negre de taille colossale, dont les yeux blancs luisaient. Nous parlons au positif, parce qu'il serait monotone et impossible de raconter en gardant toujours la forme dubitative, mais il est certain que Rene doutait profondement du temoignage de ses sens. Tout cela etait desormais pour lui un invraisemblable cauchemar. Chacun sait bien ce qui peut etre vu dans le court espace de deux secondes, quand l'oeil trouble miroite et apercoit tous les objets sous une forme fantastique. Il y avait ce negre auquel on ne pouvait pas croire, un negre a prunelles roulantes et a poignard affile comme on en met a la porte des salons de cire. Il y avait un homme maigre et pale, plus maigre et plus pale qu'un cadavre; il semblait tout jeune et avait les cheveux blancs; il y avait un Turc, aux cheveux rases sous son turban, et d'autres encore dont les physionomies et les costumes apparaissaient bizarres au point d'aller en dehors de la vraisemblance. Rien de tout cela ne devait etre reel, a moins que notre Breton ne fut tombe au milieu d'une mascarade. Et le carnaval etait fini. Ces chocs violents qui, selon la locution populaire, allument "trente-six mille chandelles", peuvent aussi evoquer d'autres fantasmagories. Cependant non seulement Rene voyait, mais il entendait aussi, et ce qu'il entendait se rapportait merveilleusement a l'etrange mise en scene de son reve. Tous ces deguisements divers parlaient des langues differentes. Bien que Rene ne connut point tous ces divers langages, il reconnaissait ce latin prononce a la facon hongroise et qu'il avait remarque deja cette nuit, l'italien et l'allemand. Tous ces idiomes parlaient de mort, et un: "_Let us knock down the damned rascal_!" (Assommons le maudit drole!) prononce avec le pur bredouillement des cockneys de Londres fut comme le resume de l'opinion generale. La plume ne peut courir comme les evenements. Il y eut un commencement d'execution, arrete par une nouvelle peripetie, tout cela dans le court espace de temps que nous avons dit. L'Anglais parlait encore, brandissant un de ces fleaux faits de baleine, de cuir et de plomb que John Bull a baptises _self-preserver_ et auquel Rene devait sans doute le lache coup qui l'avait terrasse; le negre, mettant un genou dans l'herbe, raccourcissait deja le bras qui allait frapper, lorsqu'une voix de femme, sonore et douce, fit tressaillir le coeur de Rene dans sa poitrine. Il ne vit point celle qui parlait, et pourtant il la reconnut, aux sons d'une voix qu'il n'avait jamais entendue. Elle disait, tout pres de lui, mais cachee par la cohue d'ombres etranges qui se pressaient alentour: --Ne lui faites pas de mal: c'est lui! VIII LE NARCOTIQUE A dater de cet instant, tout fut confusion et tenebres dans la cervelle de Rene. La blessure de sa tete rendit un elancement si violent, que le coeur lui manqua. Il crut voir une main qui saisissait la chevelure laineuse du negre et qui le rejetait en arriere. En meme temps un mouchoir se noua sur ses yeux et un baillon comprima sa bouche. C'etait un luxe de precautions. On le prit par les jambes et par les epaules pour le placer sur une sorte de civiere. Il ne gardait qu'un sens de libre, l'ouie, et encore la syncope qui le cherchait pretait aux voix de mugissantes sonorites et le noyait en quelque sorte dans la confusion des langues qui l'entourait. Une pensee presque lucide restait en lui, neanmoins, au milieu de cette prostration: elle! Il l'avait entendue. Elle l'avait sauvegarde. Elle avait dit: C'est lui! Lui? qui? S'etait-elle trompee? Avait-elle menti? Les quelques mots prononces par la voix de femme, si douce dans son imperieuse sonorite, furent du reste les premiers et les derniers. Rene eut beau ecouter de toute son ame, ce fut en vain, elle ne parla plus. La force l'abandonnait peu a peu; le sommet de son crane etait une horrible brulure. Au bout de quelques pas il perdit le sentiment. La derniere parole qu'il entendit et comprit lui parut la moins croyable de toutes, ce fut le nom de Georges Cadoudat, son oncle. C'etait une riante matinee de la fin de l'hiver, le ciel etait bleu comme au coeur de l'ete et jouait dans les feuillees d'un bosquet en miniature, compose de plantes tropicales. Le lit sur lequel Rene etait couche regardait un vaste jardin, plante de grands arbres aux branches depouillees. A droite, c'etait la serre qui epandait de chauds et discrets parfums; a gauche, une porte ouverte montrait en perspective les rayons d'une bibliotheque. Le lit avait une forme antique et ses colonnettes torses supportaient un ciel carre, habille de damas de soie, epais comme du velours. Les murailles, revetues de boiseries pleines, aux moulures severes, avaient un aspect presque claustral qui contrastait singulierement avec les decorations coquettes et toute modernes de la serre. Rene avait dormi d'un sommeil paisible et profond, s'eveilla repose, sa tete etait lourde, un peu vide, mais il ne ressentait aucune douleur. Voici ce que vit son premier regard, et peut-etre que sans cet aspect, explicatif comme les illustrations que notre vie enfantillage ajoute a tout texte desormais, il eut ete bien longtemps a repecher les verites eparses parmi la confusion de ses souvenirs. Dans la serre, a travers les carreaux, il apercut le negre--le negre geant--qui fumait une paille de mais bourree de tabac, couche tout de son long qu'il etait sous un latanier en fleurs. Ce negre regardait en l'air avec beatitude le vol tortueux des fumees de son cigarite et semblait le plus heureux des moricauds. Rien dans son affaissement paresseux n'annoncait la ferocite. Il n'avait plus ce couteau aigu et diaboliquement effile qui avait ete si pres de faire connaissance avec les cotes de notre jeune Breton. Dans la chambre meme et non loin de la fenetre qui donnait sur le jardin, ce jeune homme tres maigre et tres pale, qui avait les cheveux tout blancs, lisait, plonge dans une bergere et les pieds sur un fauteuil. Il portait un costume bourgeois d'une rigoureuse elegance. Rene ne vit pas autre chose au premier moment. Mais un autre sens, sollicite plus vivement que la vue elle meme, fit retomber ses paupieres fatiguees et bien faibles encore. Par la porte ouverte de la bibliotheque, un chant venait, accompagne par les accords d'une harpe. La harpe etait alors a la mode et toute jolie femme faisait faire son portrait dans le costume pretentieux de Corinne, les pieds sur une pedale, les mains etendues comme dix pattes d'araignee et grattant sur l'instrument theatral par excellence des arpeges solennels comme une phrase de Mme de Stael. La guitare vint ensuite, terrible decadence des dernieres annees de l'empire et transition langoureuse a la migraine que l'abus du piano epand sur le monde. Des trois instruments le plus haissable est assurement le piano, dont les Anglaises elles-memes ont fini par comprendre le clapotant clavier. Il n'y aura rien apres le piano, qui est l'expression la plus accomplie de la tyrannie musicale. La guitare faisait moins de bruit. La harpe etait belle. La voix qui venait par la porte de la bibliotheque disait un chant hardi, sauvage, ponctue selon ces cadences inattendues et heurtees du rythme slave. La voix accentuait cette melodie presque barbare avec une incroyable passion. La voix etait sonore, etendue, pleine de ces vibrations qui etreignent l'ame. Elle mordait, s'il est permis de faire un verbe avec le participe technique usite dans la langue du dilettantisme. Si la voix n'avait pas chante, remuant le coeur de Rene jusqu'en ses fibres les plus profondes, il eut ouvert la bouche deja pour demander ou il etait; mais il restait sous le charme et retenait son souffle. Il ne savait pas ou il etait. Rien de ce qu'il voyait par les fenetres ne lui rappelait le plat paysage qui entourait la maison du chemin de la Muette. C'etaient ici de grands arbres et au dela, de hautes murailles, tapissees de lianes. Au moment ou la voix cessait de chanter, une porte laterale s'ouvrit, et la grande vieille femme au costume hongrois qui etait sortie de la maison isolee avec un flambeau a la main, la nuit precedente, entra, portant une tasse de chocolat sur un plateau. Le bruit de son pas fit tourner la tete au jeune homme maigre et pale coiffe de cheveux blancs. --Salut, domina Yanusza, dit-il avec une railleuse affection de respect. La vieille fit une reverence roide et digne. --Je ne suis pas une maitresse, je suis une servante, docteur Andrea Ceracchi, repondit-elle en latin. Voulez-vous me parler une fois sans rire, vous qui devriez toujours pleurer, depuis l'heure ou votre frere tomba sous la main du tyran? L'Italien eut un spasme qui contracta ses traits, et ses levres minces se froncerent. --Le rire est parfois plus amer que les larmes, bonne femme Paraxin, murmura-t-il, employant pour lui repondre le latin tudesque qui leur servait a s'entre-comprendre. --Docteur, dit-elle avec une emphase etrange, moi, je ne ris ni ne pleure: je hais. On dit que le general Bonaparte va se faire acclamer empereur. Si vous laissez aller, il ne sera plus temps. --Je veille! prononca lentement celui qu'elle avait nomme Andrea Geracchi. Rene se souvint de ce nom, qui appartenait a l'un des deux Romains impliques dans le complot dit des Horaces, le compagnon de Diana et d'Arena, a l'homme jeune et beau dont la fin stoique avait tenu huit jours durant Paris et le monde on emoi: au sculpteur Joseph Ceracchi. Yanuza secoua sa tete grise et grommela: --Mieux vaudrait agir que veiller, seigneur docteur. Puis elle reprit, de son pas dur et ferme, le chemin de la porte, sans meme jeter un regard au lit ou Rene gisait immobile. Quand Yanuza fut partie, le docteur italien resta un instant immobile et pensif, puis il trempa une mouillette de pain dans la tasse de chocolat, qu'il repoussa aussitot loin de lui. --Tout a gout de sang ici! prononca-t-il d'une voix sourde. Depuis quelques minutes les paupieres de Rene s'appesantissaient de nouveau et un sommeil irresistible le cherchait. Ces dernieres paroles de l'Italien arriverent a son oreille, mais glisserent sur son entendement. Soudain un grand bruit se fit a l'interieur de la maison. Ce n'etait ni dans la serre ni du cote de la bibliotheque. Rene crut entendre un cri semblable a celui qui l'avait fait retourner en sursaut, la nuit precedente, quand il etait cache dans les framboisiers devant la maison isolee. Il essaya de combattre le sommeil, mais tout son etre l'engourdissait de plus en plus, et il lui parut que le negre qui s'etait leve sur son seant dans la serre le regardait fixement. C'etait des yeux blancs du negre que le sommeil venait. Il arrivait comme un flux presque visible, cet etrange sommeil. Rene le sentait qui montait le long de ses veines et il eprouvait la sensation d'un homme qu'on eut lentement submerge dans un bain de vapeur d'opium. Il gardait pourtant l'usage de ses yeux et de ses oreilles, mais pour voir, pour entendre des choses impossibles et celles que les reveurs de l'opium en trouvent dans leur ivresse. Deux hommes entrerent dans la serre par une porte qui communiquait avec l'interieur de la maison. Ils portaient un fardeau de forme longue qui donna a Rene l'idee d'un cadavre enveloppe dans un drap! Le negre se mit a sourire et montra la rangee de ses dents eblouissantes. En meme temps une vision, une delicieuse et rayonnante, vision, illumina la chambre, une femme au sourire adorable, que ses cheveux blonds, legers et brillantes de reflets celestes couronnaient comme une aureole, bondit par la porte de la bibliotheque. --Le comte Wenzel vient de repartir pour l'Allemagne dit-elle. Rene reconnut cette voix qui lui serrait si voluptueusement le coeur. Le sommeil l'enchainait de plus en plus. Les efforts impuissants qu'il faisait le fatiguaient jusqu'a l'angoisse et pensait: --Tout ceci est un cauchemar. Ce nom du comte Wenzel le frappa. Il avait entendu parler de lui au pere adoptif d'Angele et savait que le comte Wenzel etait un jeune gentilhomme allemand sur le point de contracter mariage a Paris. Cela ramena sa pensee vers son propre mariage a lui, ce mariage desire si passionnement, naguere attendu avec tant d'impatience et qui maintenant lui faisait peur. Ce mariage qui etait pourtant desormais l'accomplissement d'un devoir sacre. Et il s'etonnait de concevoir en un pareil moment des idees si nettes, de suivre des raisonnements si droits. Il s'etonnait aussi du sens particulier que son intelligence attachait a ces paroles, en apparence les plus simples du monde: "Le comte Wenzel vient de repartir pour l'Allemagne." Il y avait la pour lui je ne sais quelle indefinissable menace. Derriere l'harmonie de cette voix quelque chose raillait froidement, impitoyablement. Il songea: --Je me souviendrai de tout ceci et je demanderai conseil au pere d'Angele. Mais le nom de la pauvre enfant le blessa comme le couteau qu'on retournerait dans la plaie. La blonde ravissante, au sourire etincelant comme la gaiete des enfants, s'etait assise aupres de l'Italien et faisait bouffer les plis de sa robe legere. Il y avait en toute sa personne d'inexplicables clartes. Sa robe brillait quand elle en secouait les plis gracieux, de meme que ses cheveux scintillaient a chaque mouvement de sa tete souriante. Elle tournait le dos a la serre ou Rene voyait toujours ce long paquet que les deux hommes avaient depose aux pieds du negre. Le negre achevait paisiblement son cigarite. --Mon frere n'est pas encore venge, prononca l'Italien tout bas, et je n'ai bientot plus de courage. --Dans quelques jours, murmura la blonde, tout sera fini, je vous le promets. Ses yeux, en ce moment, se tournerent du cote du lit et Rene se dit: --Celle-ci est le mal. Ce n'est pas ELLE! --Dort-il? demanda-t-elle a voix basse avec une sorte d'inquietude. --Il n'a jamais cesse de dormir, repliqua l'Italien, Le narcotique etait u cluse convenable... Que voulez-vous faire de lui? --Notre salut et ta vengeance, repondit la jeune femme. Les yeux de l'italien brillerent d'un feu sombre. --Comtesse, prononca-t-il lentement, j'avais vingt-deux ans quand mon frere est mort. Le lendemain de ce jour-la j'avais les cheveux blancs comme un vieillard... Je voulus me tuer, un homme me sauva et me raconta que lui aussi avait change, en une nuit d'angoisse, une foret de boucles noires contre une chevelure blanche... Cet homme-la m'avait conseille de passer la mer et d'oublier. Vous avez murmure le mot vengeance a mon oreille: j'attends. La jeune femme sembla grandir, et sa beaute transfiguree exprima une indomptable energie. --D'autres attendent comme toi, repondit-elle, Andrea Ceracchi. Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai. J'ai rassemble autour de moi ceux dont cet homme a brise le coeur; et n'ai-je pas assez travaille deja pour notre cause commune? Elle fut interrompue par un bruit sourd qui se fit dans la serre et qui lui donna un tressaillement par tout le corps. Ceracchi ne pouvait pas devenir plus pale, mais ses traits s'altererent et il ferma les yeux. Rene, dont le regard se porta malgre lui vers la serre, vit le negre debout aupres d'un trou carre qui s'ouvrait parmi caisses de fleurs. Il souriait un sourire sinistre. Le paquet long avait disparu. --Tu veux venger ton frere, reprit la jeune femme d'une voix alteree: Taieh veut venger son maitre (son doigt designait par-dessus son epaule le negre, occupe a refermer une large trappe sur laquelle il fit glisser une caisse de Yucca). Toussaint-Louverture est mort comme Ceracchi, mort plus durement, dans le supplice de la captivite. Taieh ne demande pas compte du prix qui payera sa vengeance... Osman est venu du Caire avec un poignard empoisonne, cache dans son turban... Mais ce n'est pas un vulgaire poignard qui tuera cet homme... Il faut du sang et de l'or: des flots d'or et de sang; il faut cent bras obeissant a une seule volonte, il faut une volonte une mission, une destinee... le sang coule, haussant de jour en jour le niveau de l'or. Les Freres de la Vertu sont prets, et me voici, moi que le destin a choisie... Andrea Ceracchi sera-t-il le premier a perdre confiance? Me suis-je arretee? ai-je recule?... Elle s'interrompit, parce que l'Italien lui baisait les mains a genoux. Elle etait belle si merveilleusement que son front epandait des lueurs. --J'ai foi en vous! prononca l'Italien avec une devotion mystique. La main etendue de la jeune femme designa Rene. Celui-ci nous fournira l'arme supreme, murmura-t-elle. A la porte de la bibliotheque, une tete basanee et coiffee du turban egyptien se montra. --Qu'est-ce? demanda le docteur. --M. le baron de Ramberg, repondit-on, demande a voir la comtesse Marcian Gregory. Le soir de ce meme jour, Rene de Kervoz etait rentre dans sa chambre d'etudiant, faible, mais ne se ressentant presque plus de sa blessure. Il gardait comme un vague et maladif souvenir de certain reve qui avait occupe toute une nuit de fievre terrible, puis une journee ou le cauchemar avait pris les proportions de l'impossible. Plus il faisait d'efforts pour eclaircir la confusion de sa memoire, plus le reve emmelait ses absurdes peripeties, lui montrant a la fois le vivant cadavre d'un jeune homme coiffee de cheveux blancs, un negre couche dans des fleurs, une femme belle a la folie et souriant dans l'or liquide d'une chevelure de fee,--une trappe ouverte,--un corps humain empaquete dans un drap. Puis la megere qui parlait le latin, puis le Turc qui avait annonce le baron de Ramberg, puis encore cette femme a la voix penetrante qui avait dit: "Le comte Wenzel viens de repartir pour l'Allemagne!" Il y avait des souvenirs plus recents et plus precis, auxquels on pouvait croire, quoiqu'ils fussent bien romanesques encore. Vers la tombee du jour, Rene avait vu tout a coup, au chevet de son lit, dans cette vaste chambre ou tous les objets disparaissaient deja, baignes dans l'obscurite, une femme qui semblait veiller sur son sommeil. Une femme au visage calme et doux: front de madone qui baignait les ondes magnifiques d'une chevelure plus noir que le jais. Cette femme ressemblait a la vision--a l'etrange eblouissement qui avait passe dans le reve, a la voluptueuse peri dont la tete mutine secouait naguere sa blonde coiffure de rayons. Mais ce n'etait pas la meme femme, oh! certes! Rene le sentait aux battements profonds de son coeur. Celle-ci etait ELLE: l'inconnue de Saint-Germain-l'Auxerrois. Quand Rene s'eveilla, elle mit un doigt sur sa belle bouche et lui dit: --On nous ecoute, je ne suis pas la maitresse ici... --C'est donc l'autre qui est la maitresse? interrompe Rene. Elle sourit, son sourire etait un enchantement. --Oui, murmura-t-elle, c'est l'autre. Ne parlez pas. Vous avez eu tort de me suivre. Il ne faut jamais essayer de penetrer certains secrets. Je vous ai sauve deux fois, vous etes gueri, soyez prudent. Et avant que Rene put reprendre la parole, elle lui ferma la bouche d'un geste caressant. --Vous allez vous lever, poursuivit-elle, et vous habiller. Il est temps de partir. Elle glissa un regard vers la porte de la bibliotheque qui restait entr'ouverte et ajouta, d'un ton si bas que Rene eut peine a saisir le sens de ses paroles: --Vous me reverrez. Ce sera bientot, et dans un lieu ou il me sera permis de vous entendre. En attendant, je vous le repete, soyez prudent. N'essayez pas de questionner celui qui va venir, et soumettez-vous a tout ce qui sera exige de vous. La main de Rene eprouva une furtive pression et il se retrouva seul. L'instant d'apres, un homme entra portant deux flambeaux: Rene reconnut ses habits sur un siege aupres de son lit. Il s'habilla avec l'aide du nouveau venu, qui ne prononca pas un seul mot. Il ressentait une grande faiblesse, mais il ne souffrait point. Sa toilette achevee, le silencieux valet de chambre lui tendit un mouchoir de soie roule en forme de cravate et lui fit comprendre d'un geste qu'il fallait placer ce bandeau sur ses yeux. --Pourquoi cette precaution? demanda Rene, desobeissant pour la premiere fois aux ordres de sa protectrice. --_I cannot speak french sir_, repondit l'homme au mouchoir de soie avec un accent guttural qui raviva tout a coup les souvenirs de Rene. Ce brave, qui ne savait pas le francais, s'etait deja occupe de lui. C'etait bien la voix de gosier qui avait donne aux Freres de la Vertu ce conseil anglais: "Assommons le maudit coquin!" Rene se laissa neanmoins mettre le bandeau. L'instant d'apres, il montait dans une voiture qui prit aussitot le trot. Au bout de dix minutes, la voiture s'arreta. --Dois-je descendre? demanda Rene. Personne ne lui repondit. Il ota son bandeau et vit avec etonnement qu'il etait seul. Le cocher ouvrit la portiere, disant: --Bourgeois, je vous ai mene bon train de la rue du Dragon jusqu'au Chatelet. La course est payee. Y a-t-il un pourboire? IX ENTRE DEUX AMOURS Par hasard, le lendemain de cette soiree ou Rene de Kervos avait accompagne Angele au salut de Saint-Germain-l'Auxerrois, il devait faire un petit voyage. Son absence ne fut point remarquee par ceux qui l'aimaient. Nous saurons plus tard exactement quelle etait sa position vis-a-vis de la famille de sa fiancee. C'etaient des gens de condition humble, mais de grand coeur, et qui avaient agi de facon a meriter sa reconnaissance. Une fois rentre dans sa solitude, Rene essaya de lutter peut-etre contre cet element nouveau qui menacait de conquerir sa vie. Sa vie etait promise a un devoir doux et charmant. Il n'y avait pas place en elle pour les aventures. Il fallait que le roman dont le premier chapitre l'avait entraine si loin fut dechire violemment a cette heure ou une ombre de raison lui restait, ou qu'il devint son existence meme. Ce fut ainsi. Rene ne fut pas vainqueur dans la lutte. L'image d'Angele resta ineffacable au plus profond de son coeur, mais il en detourna ses regards affoles par un mirage. Il etait trop tendrement cheri pour que le malaise de son esprit et de son coeur ne fut point remarque par ceux qui l'entouraient. Son caractere altere, ses habitudes changees exciterent des defiances, eveillerent des inquietudes. Rene le vit, il en souffrit, mais il glissait deja sur la pente ou nul ne sut jamais s'arreter. Le _sort_, du reste, puisqu'il est convenu qu'il avait un sort, ne lui laissait ni repos ni treve. La fascination commencee ne s'arretait point. Le roman continuait, nouant aux pages de son prologue toute une chaine de mysterieuses et friandes peripeties. Dans une indisposition qu'il avait eue, Rene s'etait fait saigner naguere par un apprenti docteur, ami de son beau-pere, un drole de petit homme, qui s'appelait Germain Patou et qui parlait de la Faculte Dieu sait comme! Ce Germain Patou avait decouvert un pathologiste allemand, du nom de Samuel Hahnemann, qui remplacait les volumineux poisons du Codex par une poudre de perlimpinpin, laquelle, au dire de Patou produisait des miracles. Le petit homme passait volontiers pour fou, mais, quoiqu'il ne fut point encore docteur, il guerissait a tort et a travers tous ceux qui lui tombaient sous la main. Le surlendemain de la bagarre nocturne ou Rene avait recu ce coup sur le crane, Patou vint le voir par hasard et Rene lui montra sa blessure, disant qu'il etait tombe a la renverse en glissant sur le pave. La blessure portait encore le petit appareil pose pendant que Rene dormait dans la maison mysterieuse. Patou n'eut pas plutot apercu la plaie qu'il s'ecria: --Il y avait la de quoi tuer un boeuf. Il approcha vivement ses narines de l'appareil. --_Arnica montana_! prononca-t-il devotement: le vulneraire du maitre!... Mon camarade, vous avez ete panse par un vrai croyant: voulez-vous me donner son adresse? Dans son embarras, Rene raconta ce qu'il voulut ou ce qu'il put. Pendant cela, Patou depliait l'appareil. C'etait un mouchoir de batiste tres fine, au coin duquel un ecusson brode se timbrait d'une couronne comtale. --Tiens! tiens! fit Patou, avez vous lu dans les gazettes l'histoire du tombeau de Szandor trouve dans une ile de la Save, au-dessus de Semlin? C'est tres curieux. Moi j'aime les vampires, et j'y crois dur comme fer. La mode y est, du reste: Il n'est question que de vampires. Les journaux, les livres, les gens parlent de vampires toute la journee. Je connais un homme qui fait aller les bateaux sans voiles ni rames, avec de la vapeur d'eau bouillante; il a nom le citoyen de Joufroy; il est marquis et fou comme Samuel Hahnemann; il fait un melodrame intitule: _la Vampire_. Le theatre Saint-Martin en croulera! Moi, je donnerais la perruque du professeur Loysel pour voir la vampire qui mange en ce moment la moitie de Paris... Revenons a notre affaire: dans le tombeau de Szandor, il y avait un vampire qui sortait la nuit, traversait la Save a la nage et desolait la contree jusqu'a Belgrade. Ce vampire etait comte, comme le prouve l'inscription du tombeau; il avait ete enterre en 1646... Et voila le drole: le comte de Szandor avait la meme devise latine que le citoyen comte de 1804, ou la citoyenne comtesse qui vous a prete son mouchoir pour bander votre blessure. Ce disant, Patou etala sur la table noire la batiste ou les lettres brodees ressortirent en blanc. La devise qui courait autour de l'ecusson etait ainsi: _In vita morte, in morte vita_! --Vraie devise de Vampire! s'ecria Patou. "dans la vie la mort, dans la mort la vie!..." Pour vous finir l'histoire du comte Szandor, apres cent-cinquante-huit ans de sejour dans sa tombe, ce gentilhomme avait encore de tres beaux cheveux noirs, des yeux en amande et des levres rouges comme du corail. Il lui manquait neanmoins une dent. On lui a plante une barre de fer rouge dans le coeur, methode chirurgicale qui parait adoptee generalement pour traiter le vampirisme... A leur place, moi, j'aurais cause un peu avec ce gaillard-la, pour savoir ce qu'il avait dans l'idee; je l'aurais examine de pied en cap; je l'aurais soigne, parbleu! par la methode de Hahnemann, et il aurait pu, une fois gueri, nous raconter la guerre de Trente ans, de premiere main, sauf les deux dernieresannees... Quand Patou fut parti, Rene prit le mouchoir brode et l'approcha de ses levres. Le lendemain, il recut une lettre dont l'ecriture inconnue lui fit battre le coeur. Le large cachet de cire noire portait le meme ecusson que le mouchoir brode et la meme devise aussi: _In vita mors, in morte vita_. Un malaise courut dans les veines de Rene, puis il sourit orgueilleusement, pensant: --Ces superstitions ne sont plus de notre temps. La lettre disait: "On souhaiterait savoir des nouvelles d'une blessure qui a donne le sommeil au blesse, mais a une autre l'insomnie." "Ce soir, a six heures, on priera pour le blesse au calvaire de Saint-Roch." Point de signature. La lettre avait ete remise par un etrange messager: un negre, portant le costume des musiciens de la garde consulaire. La journee sembla longue a Rene,--et, pour la premiere fois, ceux qui l'aimaient s'apercurent de son trouble. Des cinq heures il etait au perron de Saint-Roch. Il attendit en vain jusqu'a six heures la voiture qu'il esperat reconnaitre. Six heures sonnant et, de guerre lasse, il traversa l'eglise pour gagner le Calvaire qui est derriere la chapelle de la Vierge. La il y avait une femme agenouillee devant le mystique rocher. Rene s'approcha. Un imperceptible mouvement se fit sous le voile baisse de la femme, qui ne se retourna pas. Dans ce demi-jour, devot et moite comme le clair obscur savamment distribue par le grand art des peintres de piete cette femme, dont la toilette severe et sombre laissait donner des formes exquises, faisait bien. Elle entrait dans le tableau. Sa priere semblait profonde et sans distraction. --Repondez-moi, mais tout bas, dit-elle d'une voix douce et soutenue. Nous ne sommes pas seuls... Rene regarda autour de lui. Il n'y avait personne dans la chapelle; personne, au moins, que l'on put voir. --Etes-vous mieux? lui fut-il demande. --Ma souffrance est au coeur, repondit-il comme malgre lui. Il y eut encore un silence. La femme voilee semblait ecouter des bruits qui ne parvenaient pas jusqu'a l'oreille de Rene. --Peut-on avoir deux amours? murmura-t-elle enfin d'une voix qui tremblait. En meme temps elle releva son voile et Rene vit la douce flamme de ce regard qui etait desormais son ame. --Oh! dit-il, je n'aime que vous. Elle tressaillit et se leva, faisant un large signe de croix avant de quitter sa place. --Ne me suivez pas, ordonna-t-elle precipitamment. Et elle s'eloigna d'un pas rapide. Rene, immobile, entendit bientot un pas d'homme, lourd et ferme, se joindre au leger bruit que faisait son pied de fee en frolant les dalles de la chapelle. Quand il tourna enfin la tete, il ne vit plus rien. L'enchanteresse et son cavalier avaient franchi la porte du Calvaire. Rene s'elanca sur leurs traces ivre et fou. Il sortit par l'issue qui donne sur le passage Saint-Roch. Le passage etait desert. Ivre et fou, nous avons bien dit. Il rentra chez lui dans un etat d'excitation fievreuse. Celle-la le prenait par le cerveau, centre d'action bien autrement puissant que cet organe aux aspirations vaguement chevaleresques que nous appelons le coeur. Depuis que le monde est monde, le coeur fut toujours vaincu par le cerveau. Pour un temps, du moins, et quand la fievre chaude est calmee, quand vient l'heure du repentir qui expie, une voix s'eleve, prononcant ce mot impitoyable et inutile, car il n'empecha jamais aucun crime et jamais il ne prevint aucun malheur: --Il est trop tard! La vie humaine est la. Avant de rentrer chez lui, Rene dut frapper a la porte du pere adoptif d'Angele. Il y a des convenances, et ces braves gens ne lui avaient jamais fait que du bien. La, c'etait le calme bon et noble, la sainte serenite des familles. La vieille mere bercait un enfant, car Rene de Kervoz etait bien autrement engage que le commun des fiances; le pere a cheveux blancs lisait, la jeune fille brodait, pensive et triste. Mais vites-vous jamais le changement feerique que produit sur le paysage desole le premier rayon de soleil au printemps? Rene etait ici le soleil; l'entree de Rene fut comme une contagion de sourires. La mere lui tendit la main, le pere jeta son livre, la jeune fille, heureuse, se leva et vint a lui les deux bras ouverts. Rene paya de son mieux cet accueil, toujours le meme, et dont la chere monotonie etait naguere sa meilleure joie. Le plus cruel supplice pour l'homme qui se noie, est, dit-on, la vue du rivage. Ici etait le rivage, et Rene se noyait. L'aieule lui mit l'enfant endormi dans les bras. Rene le baisa avec un serrement de coeur et n'osa point regarder la jeune mere,--non pas qu'il eut a un degre quelconque la pensee lache d'abandonner ces pauvres creatures. Nous l'avons dit, Rene etait l'honneur meme; mais la conscience des torts qu'il avait envers eux deja le navrait. Il sentait bien qu'il les entrainait avec lui sur la pente d'un irreparable malheur. Et il n'avait ni le pouvoir de s'arreter ni la volonte peut-etre. Il n'y avait encore rien eu dans la maison; nous savons, en effet, que l'absence nocturne de Rene avait passe inapercue. L'inquietude n'etait pas nee encore chez ces bonnes ames. Elle naquit justement ce soir-la. Quand Rene se fut retire a l'heure ordinaire, la mere alla se coucher, maussade et triste pour la premiere fois depuis bien longtemps; le patron gagna silencieusement sa retraite, et Angele resta seule aupres du petit qu'elle baisa en pleurant. Le malheur venait d'entrer dans cette pauvre maison tranquille. Desormais les moindres symptomes devaient etre apercus et passes au tamis d'une affection deja jalouse. Angele resta longtemps, ce soir-la, assise a sa fenetre en guettant de l'autre cote de la rue (car ils etaient voisins) la lampe de Rene qui tardait a s'eteindre. Rene pensait a elle justement, ou plutot Rene croyait penser a elle, car c'etait son image qu'il evoquait comme une sauvegarde; mais, a travers cette image il voyait sa folie: un eblouissement, une fatalite. L'autre, celle qui n'avait pas encore de nom pour lui, celle qui l'enlacait avec une terrible science dans les liens de la passion coupable. Celle qui avait l'irresistible prestige de l'inconnu, l'attrait du roman, la seduction du mystere. Les jours suivants, l'obsession continua. Il semblait que ce fut un parti pris de l'entourer d'un vague reseau ou l'appat, toujours tenu a distance, fuyait sa main et se montrait de nouveau pour prevenir le decouragement ou la fatigue. Il recevait des lettres, on lui assignait des rendez-vous, s'il est permis d'appeler ainsi de courtes et fugitives rencontres ou la presence d'un tiers invisible empechait l'echange des paroles. On l'aimait. La persistance de ces rendez-vous, qui jamais n'aboutissaient, en etait une preuve manifeste. On eut dit la gageure obstinee d'une captive qui lutte contre son geolier. A moins que ce ne fut une audacieuse et impitoyable mystification. Mais le moyen de croire a un jeu! Dans quel but cette raillerie prolongee? D'un cote il y avait un pauvre gentillatre de Bretagne, un etudiant obscur; de l'autre une grande dame,--car, a cet egard, Rene n'avait pas l'ombre d'un doute; son inconnue etait une grande dame. Elle avait a dejouer quelque redoutable surveillance. Elle faisait de son mieux. Quoi de plus complet que l'esclavage d'une noble position? On ecrivait a Rene: "Venez," il accourait. Tantot c'etait en pleine rue: il croisait une voiture dont les stores fermes laissaient voir une blanche main qui parlait; tantot c'etait aux Tuileries, ou le vent soulevait le coin d'un voile tout expres pour montrer un ardent sourire et deux yeux qui languissaient, c'etait, le plus souvent, dans les eglises; alors on lui glissait une parole; l'eau benite donnee et recue permettait un rapide serrement de main. Et la fievre de Rene n'en allait que mieux. Son desir, sans cesse irrite, jamais satisfait, arrivait a l'etat de supplice. Il maigrissait, il palissait. Angele et ses parents souffraient par contre-coup. Parfois la mere disait: C'est le mariage qui tarde trop, Rene a le mal de l'attente; le mariage le guerira. Mais le patron secouait sa tete blanche et Angele souriait avec melancolie. Angele sortait souvent, depuis quelque temps. Si vous l'eussiez rencontree dans ces courses solitaires, vous auriez dit: Elle va au hasard. Mais elle avait un but.--Chaque fois qu'avaient lieu ces rencontres fugitives entre Rene et son inconnue, Angele etait la, quelque part, l'oeil brulant et sec, la poitrine oppressee. Elle cherchait a savoir. Si elle savait quelque chose, jamais, du moins, un seul mot n'etait tombe de sa bouche. Elle etait muette avec ses parents, muette avec son fiance. Elle lui donnait toujours l'enfant a baiser, l'enfant qui, lui aussi, devenait maigre et pale. Mais quand elle restait seule avec la petite creature, elle lui parlait longuement et a coeur ouvert, sure qu'elle etait de n'etre pas entendue. Elle lui disait: --L'heure du mariage est proche, mais qui de nous l'entendra sonner? A mesure que les jours passaient, cependant, et par un singulier travail que tous les psychologistes connaissent, Rene acquerait une perception retrospective plus nette des evenements confus qui avaient empli cette fameuse nuit du 12 fevrier. L'impression generale etait lugubre et pleine de terreurs qui se continuaient jusqu'a la journee du 13, passee dans cette maison qui avait un grand jardin et une serre. Dans la serre, Rene voyait de plus en plus distinctement le trou carre, les deux hommes apportant un fardeau ayant forme humaine et le noir fumant son cigarite sous arbustes en fleurs. Et il entendait la voix de femme qui disait avec une froide moquerie: --Le comte Wensel est reparti pour l'Allemagne! Nous ne savons comment exprimer cela: dans la pensee de Rene, cette phrase avait un sens double et funebre. Et ce paquet de forme oblongue, qu'on avait jete dans le trou, c'etait le comte Wensel. Si les choses eussent ete comme autrefois, si Rene de Kervoz avait passe encore ses soirees a _causer_ dans la maison de son futur beau-pere, le patron des macons du Marche-Neuf, il aurait entendu plus d'une fois prononcer ce nom de Wenzel; il aurait pu prendre des renseignements precieux. Car on parlait souvent du comte Wenzel chez Jean-Pierre Severin, dit Gateloup. Le comte Wenzel faisait partie d'un trio de jeunes Allemands, anciens etudiants de l'Universite de Tubingen. Il y avait Wenzel, Hamberg et Koenig: trois amis, jeunes, riches, heureux. Mais Rene ne causait plus chez les parents d'Angele. Il venait la chaque jour comme ou accomplit un devoir. Il souffrait, voyait souffrir les autres et se retirait desespere. L'idee d'un meurtre commis etait donc en lui a l'etat confus. Nous irons plus loin: nous dirons qu'en lui existait l'idee d'une serie de meurtres. L'impression qu'il gardait etait ainsi. La trappe cachee sous les caisses de fleurs avait du servir plus d'une fois. Et c'etait la l'excuse la plus plausible qu'il put fournir a sa conscience pour le desir passionne qu'il avait d'entretenir son inconnue. Pour lui, en effet, la maison mysterieuse contenait deux femmes, la blonde et la brune: il les avait vues de ses yeux: "la comtesse" et celle qui n'avait point de titre, la femme sanglante, a qui tous les crimes incombaient naturellement, si crime il y avait, et l'ange sauveur. La veille du jour ou nous avons pris le debut de notre histoire, montrant ces trois personnages echelonnes sur le quai de la Greve: Rene d'abord, puis Angele qui suivait Rene, puis l'homme a cheveux blancs qui suivait Angele, Rene avait eprouve comme un contre-coup de l'emotion ressentie dans la maison mysterieuse. C'etait encore a Saint-Louis-en-l'Ile, et c'etait la premiere fois que son inconnue manquait au rendez-vous assigne. Rene attendait depuis plus d'une heure, lorsque le jeune homme a figure bleme, qui avait les cheveux tout blancs, sortit de la sacristie avec un pretre que Rene voyait pour la premiere fois. Un ecclesiastique entre deux ages, a la physionomie honnete et grave. La figure du jeune homme frappa Rene comme un choc physique, et le nom entendu en reve lui vint aux levres: --Andrea Ceracchi! Andrea Ceracchi passa, avec le pretre, tout aupres de Rene, qui etait cache par l'ombre d'un pilier et dit: --Elle viendra demain. La chose devra etre faite tout de suite, parce que M. le baron de Ramberg est tres presse de retourner en Allemagne. Ces paroles et le ton qu'on mettait a les prononcer etaient assurement les plus naturels du monde. Cependant, au-devant des yeux de Rene, la trappe s'ouvrit, la trappe recouverte de fleurs, et il lui sembla entendre le lugubre echo de ces autres paroles: "Le comte Wenzel est reparti pour l'Allemagne!" --Il faudra bien qu'elle dise la verite; pensa-t-il. Et le lendemain, comme nous l'avons vu, il revint a l'eglise Saint-Louis-en-l'Ile. Rendez-vous n'avait point ete donne cette fois. Soit que Rene se fut trompe reellement, soit qu'il eut affecte de se meprendre, il avait aborde une femme qui ne l'attendait point, la blonde madone tant admiree par Germain Patou et qui se trouvait la pour tout autre objet. A la suite de quelques paroles echangees, il etait sorti par la porte laterale et avait gagne le vieux pavillon de Bretonvilliers, ou on lui avait ordonne de se rendre. Un coin du voile, a tout le moins, se levait: la blonde avait consenti a porter un message a la brune. Pendant l'espace de temps assez long que Rene fut oblige de passer seul, dans le grand salon du pavillon, il interrogea plus d'une fois ses souvenirs, cherchant a savoir si cette maison etait celle ou il avait ete rapporte evanoui--ou endormi, apres la nuit du 12 fevrier. Sa memoire etait restee muette, quant aux meubles et tentures, mais l'impression generale lui disait: Ce n'est pas ici. Les lieux ont non seulement une physionomie, mais encore une saveur; Rene resta convaincu que la chambre ou il avait couche ne faisait point partie de cette maison. Lila! il savait ce nom enfin! Et c'etait la blonde qui avait trahi le secret de la brune. Elle avait dit, etonnee et peut-etre effrayee, car il eut fallu peu de chose pour deranger la trame subtile qu'elle etait en train de tisser a l'eglise Saint-Louis, elle avait dit: --Allez au pavillon de Bretonvilliers, frappez six coups ainsi espaces: trois, deux, un, et quand la porte s'ouvrira, prononcez ces mots: _Salus Hungariae_. Vous serez introduit, et je vous promets que ma soeur Lila viendra vous rejoindre. Lila! Sait-on quels torrents d'harmonie peuvent jaillir d'un nom? Lila vint.--Rene etait a la fenetre, ou la pauvre Angele le regardait d'en bas, devinant dans la nuit sa figure bien-aimee. Depuis quelques secondes les yeux de Rene s'etaient fixes par hasard sur une forme indecise, une forme de femme affaissee sur la borne du coin. Certes, il ne la voyait pas dans le sens exact du mot: l'ombre etait trop epaisse; mais le remords a des reves comme l'espoir. Une sueur froide baigna les tempes de Rene; le nom d'Angele expira sur ses levres. Il ne la voyait pas, pourtant, nous le repetons, puisque, pour lui, la femme de la borne portait un petit enfant dans ses bras. Il voyait le petit enfant plus distinctement que la femme. Mais Lila vint, et Rene ne vit plus rien que Lila. Angele, la vraie Angele, car, helas! ce n'etait pas une vision, tomba mourante, tandis que Rene oubliait tout dans un baiser. Le premier baiser!... X TETE-A-TETE Les heures passerent, mesurees par la cloche enrouee de Saint-Louis-en-l'Ile.--Le dernier bruit de la rue fut le passage de ces hommes qui emporterent Angele au cabaret de la _Peche miraculeuse_. Nous retrouvons Lila et Rene ou nous les avons laisses, assis l'un pres de l'autre sur l'ottomane du boudoir, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux. Et nous disons encore une fois qu'il eut ete difficile de trouver un couple plus jeune, plus beau, plus gracieux. Lila venait de prononcer ces mots qui avaient mis un nuage sur le front de Rene: "Mon nom est doux dans votre bouche." Ces mots nous ont servi de point de depart pour raconter un long et bizarre episode. Ils attaquaient dans le coeur de Rene une fibre qui restait douloureuse. Par hasard, autrefois, un soir dont le souvenir vivait comme un cruel remords, Angele avait prononce les memes paroles et presque du meme accent. --Lila, dit Rene apres un silence que la jeune femme n'avait point interrompu, l'ignorance ou je suis me pese. Je suis dans un etat d'angoisse et de fievre. A d'autres il faudrait expliquer ma peine, mais vous connaissez mon histoire... l'histoire de ces vingt-quatre heures dont les souvenirs imparfaits restent en moi comme une douloureuse enigme... vous les connaissez bien mieux que moi-meme. Je voudrais savoir. --Vous saurez tout, repliqua la charmante creature, dont les grands yeux eurent une expression de reproche, tout ce que je sais, du moins... Mais j'esperais qu'entre nous deux la curiosite n'aurait pas eu tant de place. --Ne vous meprenez pas! s'ecria Kervoz. Ma curiosite est que l'amour, un profond, un ardent amour... Elle secoua la tete lentement, et son beau sourire se teignit d'amertume. --Peut-etre ai-je merite cela, dit-elle. Il ne faut jamais jouer avec le coeur, c'est le proverbe de mon pays. Or, j'ai joue d'abord avec votre coeur. La premiere fois que mon regard vous a appele, je ne vous aimais pas... Elle prit sa main malgre lui et la porta d'un brusque mouvement jusqu'a ses levres. --L'amour est venu, poursuivit-elle. Ne me punissez pas! Je suis maitresse, mais esclave. Aimez-moi bien, car je mourrais, si je ne me sentais aimee... Et surtout, o Rene, je vous en prie, ne me jugez jamais avec votre raison, moi qui ai fait le sacrifice de mon libre arbitre aune sainte cause... Ne me jugez qu'avec votre ame! Elle mit sa tete sur le sein de Rene, qui baisa ses cheveux. L'ivresse le prenait de la sentir ainsi palpitante entre bras. Il combattait, sans savoir pourquoi, la joie de cette heure tant souhaitee et appelait Angele a son secours. Mais elles ont, comme les fleurs, ces parfums qui montent au cerveau, plus penetrants et plus puissants que les esprits du vin. Elles enivrent. --Me connaissiez-vous donc la premiere fois?... murmura Rene. --Oui, repliqua-t elle, je vous connaissais... et j'etais la pour vous. --A Saint-Germain-l'Auxerrois? --J'y etais deja venue pour vous, et vous ne m'aviez point remarquee... Je savais que vous n'etiez pas encore le mari de cette belle enfant qui vous accompagnait toujours... La main de Rene pesa sur ses levres. --Vous ne voulez pas que je vous parle d'elle, prononca Lila d'un ton docile et triste. Oh! je n'aurais rien dit contre elle... Vous avez des larmes dans les yeux, Rene... Vous l'aimez encore... --Je donnerais la meilleure moitie de mon existence, repondit le jeune Breton, pour l'aimer toujours. Lila le serra passionnement contre son coeur. --Ne parlons donc jamais d'elle, en effet, poursuivit-elle d'une voix si douce qu'on eut dit un chant. Depuis que j'espere etre aimee, je prie pour elle bien souvent... Elle s'arreta et reprit: --Parlons de nous... J'ai ete envoyee vers vous. --Envoyee! Par qui? --Par ceux qui ont le droit de me commander. --Les Freres de la Vertu? Elle abaissa la tete en signe d'affirmation. --Et que voulaient-ils de moi? demanda Rene. --Rien de vous... tout d'un autre... Il voulut interroger encore, elle lui ferma la bouche d'un rapide baiser. --Vous n'etiez rien pour nous, continua-t-elle, vous qui etes desormais tout pour moi... Avez-vous lu cet etrange livre ou Cazotte raconte comment le demon devint amoureux d'une belle, d'une bonne ame? Je ne suis pas un demon... Oh! que je voudrais etre un ange pour vous, Rene, mon Rene bien-aime!... Mais il y a peut-etre un demon parmi nous... --La blonde?... s'ecria Kervoz malgre lui. Lila eut un etrange sourire. --Ma soeur? fit-elle. N'est ce pas qu'elle est bien jolie?... Mais qu'avez-vous donc, Rene?... La main de Rene avait saisi la sienne presque convulsivement. Il etait tres pale. --Ceci est une explication que je veux avoir, prononca-t-il avec fermete, je l'exige... Il y avait du sang, n'est-ce pas, sous ces mots en apparence si simples: "Le comte Wenzel est reparti pour l'Allemagne!" --Ah!... fit Lila, qui palit a son tour, vous ne dormiez donc pas? --Vous esperiez que je dormais? dit vivement Rene. --Pas moi, repondit-elle d'un accent melancolique et si persuasif que les soupcons de Kervoz se detournerent d'elle comme par enchantement. Elle ajouta en fixant sur lui la candeur de ses beaux yeux: --Ne me soupconnez jamais, je suis a vous comme si mon coeur battait dans votre poitrine! Puis elle repeta: --Pas moi... moi, je ne songeais qu'a votre guerison... mais les autres... Ecoutez. Rene, une responsabilite grave et haute pese sur eux... J'aurais eu de la peine a vous sauver si les autres avaient su que vous ne dormiez pas. --Et pourquoi etiez-vous dans cette caverne, vous, Lila? demanda Rene d'un ton ou il y avait du mepris et de la pitie. Elle se redressa si altiere que le jeune Breton baissa les yeux malgre lui. --Vous ai-je offensee? balbutia-t-il. --Non, repliqua-t-elle avec toute sa douceur revenue, vous ne pouvez pas m'offenser... Seulement, laissez-moi vous dire ceci, Rene, il est des choses dont le neveu de Georges Cadoudal ne doit parler qu'avec reserve. Rene se recula sur l'ottomane un trait de lumiere le frappait. --Ah! fit-il, c'est le neveu de Georges Cadoudal qu'on vous avait donne mission de chercher? --Et de trouver, acheva Lila en souriant, et d'attirer a moi par tous les moyens possibles. --Alors pourquoi tant de mysteres? --Parce que j'ai fait comme le pauvre demon de Cazote, je me suis laisse prendre. Je n'agis plus pour eux que si vous etes avec eux. Je vous tiens libre et en dehors de tout engagement. Je vous aime, et il n'y a plus rien en moi que cet amour. --Je n'ai peut-etre, dit Rene qui hesitait, ni les memes sentiments ni les memes opinions que mon oncle Georges Cadoudal. --Cela m'importe peu, repartit Lila, j'aurai vos opinions, j'aurai vos sentiments... Je sais que vous cherissez votre oncle; je suis sure que vous ne le trahirez pas... --Trahir!... l'interrompit Kervoz avec indignation. Puis, comme elle ouvrait la bouche, il reprit: --Vous ne m'avez encore rien repondu par rapport au comte Wenzel. Lila prononca tres bas: --Je voudrais ne point vous repondre a ce sujet. --J'exige la verite! insista Kervoz. --Vous ordonnez, j'obeis... Les societes secretes d'Allemagne sont vieilles comme le christianisme, et leurs lois rigoureuses se sont perpetuees a travers les ages... Ce sont toujours les hommes de fer qui signifiaient a Charles de Bourgogne, entoure de cent mille soldats, la mysterieuse sentence de la corde et du poignard... La ligue de la Vertu vient d'Allemagne. Les traitres y sont punis de mort. --Et le comte Wenzel etait un traitre? demanda Kervoz. Lila repondit: --Je ne sais pas tout. --Votre soeur en sait-elle plus long que vous? --Ma soeur est rose-croix du trente-troisieme palais, repartit Lila, non sans une certaine emphase. Elle a gouverne le royaume de Bude. Il n'est rien qu'elle ne doive connaitre. --Et vous, Lila, qu'etes-vous? Elle l'enveloppa d'un regard charmant, et, se laissant glisser a ses genoux, elle murmura: --Moi, je suis votre esclave! je vous aime! Oh! je vous aime! L'etre entier de Rene s'elancait vers elle. Dans ses yeux on devinait la parole d'amour qui voulait jaillir, et cependant il dit: --Lila, que signifient ces mots: "Le baron de Ramberg va partir aussi pour l'Allemagne?" Est-ce encore un meurtre? Est-il temps de le prevenir? Les paupieres de la jeune femme se baisserent, tandis que l'arc delicat de ses sourcils eprouvait une legere contraction. --Je ne sais pas tout, repeta-t-elle. Vous etes cruel!... Puis elle reprit, attirant les deux mains de Rene vers son coeur. --Ne me demandez pas ce que j'ignore; ne me demandez pas ce qui regarde des etrangers, des ennemis... Georges Cadoudal aussi va mourir, et je ne peux penser qu'a Georges Cadoudal, qui est le frere de votre mere. Rene s'etait leve tout droit avant la fin de la phrase. --Mon oncle serait-il au pouvoir du premier consul balbutia-t-il. --Votre oncle avait deux compagnons, repondit Lila; hier encore, il se dressait fier et menacant devant Napoleon Bonaparte. Aujourd'hui votre oncle est seul: Pichegru et Moreau sont prisonniers. --Que Dieu les sauve! pensa tout haut Rene. C'etaient deux glorieux hommes de guerre, et nul ne sait le secret de leur conscience... Mais c'est peut-etre le salut de mon oncle Georges, car il comprendra desormais la folie de son entreprise... --Son entreprise n'est pas folle, l'interrompit Lila d'un ton resolu et ferme. Fut-elle plus insensee encore que vous ne le croyez. Georges n'en confessera jamais la folie. Ne protestez pas: a quoi bon? Vous le connaissez et vous sentez la verite de mon dire. Si Georges Cadoudal pouvait fuir aussi facilement que j'eleve ce doigt pour vous imposer silence, car il faut que je parle et que vous m'ecoutiez, Georges Cadoudal ne fuirait pas. Son entreprise peut etre severement jugee au point de vue de l'honneur, et pourtant, ce qui le soutient, c'est le point d'honneur lui-meme. Il mourra la menace a la bouche et le sang aux yeux; comme le sanglier accule par la meute... Mais, voulut-il fuir, entendez bien ceci, la fuite lui serait desormais impossible. Paris est garde comme une geole, et c'est en fuyant, precisement, qu'il serait pris... Le salut de votre oncle est entre les mains d'un homme... --Nommez cet homme! s'ecria le jeune Breton. --Cet homme s'appelle Rene de Kervoz. Celui-ci se prit a parcourir la chambre a grands pas. Lila le suivait d'un regard souriant. --Il faut que je vous aime bien, dit-elle, comme si la pensee eut glisse a son insu hors de ses levres; il semble que chaque minute ecoulee me livre a vous plus completement. J'ai hate d'en finir avec ce qui n'est pas vous. Ce n'est plus pour ceux qui m'ont envoyee que je suis ici, et ce n'est plus pour Georges Cadoudal, c'est pour vous... Venez. Son geste caressant le rappela. Il revint soucieux. Elle lui dit: --Voila que vous ne m'aimez deja plus! Le regard brulant de Kervoz lui repondit. Elle prit sa tete a pleines mains et colla sa bouche sur ses levres, murmurant: --Quand donc allons-nous parler d'amour? Rene tremblait, et ses yeux se noyaient. Elle etait belle; c'etait le charme vivant, la volupte incarnee. --Aurons-nous le temps de le sauver? demanda-t-il. --On veille deja sur lui, repondit-elle, ou du moins on traque ceux qui le poursuivent. --Mais qui sont-ils donc, a la fin, ces hommes?... --Les Freres de la Vertu, repliqua la jeune femme, dont le sourire s'eteignit et dont la voix devint grave, sont ceux qui rendront a Georges Cadoudal sa force perdue. Deux allies puissants viennent de lui etre enleves, il en retrouvera mille... On ne m'a pas autorisee, monsieur de Kervoz, a vous reveler le secret de l'association... Mais tu vas voir si je t'aime, Rene, mon Rene! je vais lever le voile pour toi, au risque du chatiment terrible... Kervoz voulut l'arreter, mais elle lui saisit les deux mains et continua malgre lui: --Ceux qui creusent leur sillon a travers la foule laissent derriere eux du sang et de la haine. Pour montrer tres haut, il faut mettre le pied sur beaucoup de tetes. Depuis le parvis de Saint-Roch jusqu'a Aboukir, le general Bonaparte a franchi bien des degres. Chaque marche de l'escalier qu'il a gravi est faite de chair humaine... Ne discutez pas avec moi, Rene; si vous l'aimez, je l'aimerai: j'aimerais Satan si vous me l'ordonniez. D'ailleurs, moi, je ne hais pas le premier consul: je le crains et je l'admire. Mais ceux qui sont mes maitres,--ceux qui etaient mes maitres avant cette heure ou je me donne a vous le haissent jusqu'a la mort. Ce sont tous ceux qu'il a ecartes violemment pour passer, tous ceux qu'il a impitoyablement ecrases pour monter. Vous en avez vu quelques-uns a travers la brume des heures de fievre; vous vous souvenez vaguement: je vais eclaircir vos souvenirs. Et ce que vous n'avez pas vu, je vais vous le montrer. Notre chef est une femme. Je vous parlerai d'elle la derniere. Celui qui vient apres la comtesse Marcian Gregoryi, ma soeur, est un jeune homme au front livide, couronne de cheveux blancs. Quand Dieu fait deux jumeaux, la mort de l'un emporte la vie de l'autre: Joseph et Andrea Ceracchi etaient jumeaux. L'un des deux a paye de son sang une audacieuse attaque; l'autre est un mort vivant qui ne respire plus que par la vengeance. Toussaint-Louverture, le Christ de la race noire, avait une ame satellite, comme Mahomet menait Seid. Vous avez vu Taieh, le geant d'ebene qui devorera le coeur de l'assassin de son maitre. Vous avez vu le Gallois Kaernarvon, qui resume en lui toutes les rancunes de l'Angleterre vaincue, et Osman, le mameluk de Mourad-Bey, qui suit le vainqueur des Pyramides a la piste depuis Jaffa. Osman est comme Taieh: un tigre qu'il faut enchainer. Ceux que vous n'avez pas vus sont nombreux. La gloire blesse les envieux tout au fond de leur obscurite, comme les rayons du soleil font saigner les yeux des myopes. Les vengeurs se multiplient par les jaloux. Nous avons, derriere le bataillon sacre de la haine, cette immortelle multitude qui vivait deja quand Athenes florissait et qui votait l'exil d'Aristide, parce qu'Aristide heureux eblouissait trop de regards. Nous avons Lucullus du Directoire, regrettant amerement sa chute et les diamants qui ornaient les doigts de pied de la muse demi-nue, honte orgueilleuse de sa loge a la comedie; nous avons la menue monnaie de Mirabeau baillonne, la chevalerie ruinee de Coblentz, des epees vendeennes, des couteaux de septembre... Nous avons tout: le passe en colere, le present jaloux, l'avenir epouvante. La republique et la monarchie, la France et l'Europe. Il nous arrive des poignards du nouveau monde et de l'or pour penetrer jusque dans la maison de Tarquin, ou l'on marchande les devouements qui chancellent. Ce n'est pas Tarquin, Tarquin etait roi: c'est Cesar qui toujours se decouvre en mettant le pied sur la premiere marche du trone. Le general Bonaparte etait peut-etre invulnerable, mais c'est sur une tete nue que se pose la couronne, et il n'a point de cuirasse sous son manteau imperial; La meilleure cuirasse, d'ailleurs, c'etait son titre de simple citoyen. Il la depouille de lui-meme. Jupiter trouble l'esprit de ceux qu'il veut tuer: le voila sans armure! Elle s'arreta et passa les doigts de sa belle main sur son front, ou ruisselait le jais de sa chevelure. A mesure qu'elle parlait, sa voix avait pris des sonorites etranges, et l'eclair de ses grands yeux ponctuait si puissamment sa parole que Rene restait tout interdit. Pour la seconde fois il demanda: --Lila, qui etes-vous donc? Elle sourit tristement. --Peut-etre, murmura-t-elle au lieu de repondre, peut-etre que Jupiter veut tuer le dernier demi-dieu que puisse produire encore la vieillesse fatiguee du monde. Cet homme est-il trop grand pour nous?... Vous pensez que j'exagere, Rene; et en effet, celles de mon pays revent souvent, mais je reste au-dessous de la verite... Je suis Lila, une pauvre fille du Danube, eprouvee deja par bien des douleurs, mais a qui le destin semble enfin sourire, puisqu'elle vous a rencontre sur sa route. Je vous dis ce qui est. Il serait aussi insense de compter ceux qui sont avec nous que de chercher vestige de ceux qui nous ont trahis. Nous sommes les francs-juges de la vieille Allemagne, ressuscites et recrutant dans l'univers entier les magistrats du mysterieux tribunal. Ce tribunal se compose de tous les ennemis du heros et d'une partie de ses amis. Nous n'avons pas voulu de Pichegru et de Moreau: ils sont tombes uniquement parce que notre main ne les a pas soutenus... La comtesse Marcian Gregoryi a jete un regard favorable sur Georges Cadoudal... C'est grace a elle qu'il a evite aujourd'hui le sort de ses complices... un sort plus cruel, Rene, car on a quelques mesures a garder vis-a-vis de deux generaux illustres, ayant conduit si souvent les armees republicaines a la victoire; tandis que le paysan revolte, le chouan, le brigand devrait etre assomme dans un coin, comme on abat un chien enrage. Rene courba la tete. Sa raison, prise comme ses sens, se revoltait de meme. Lila ne lui laissa pas le temps d'interroger ses pensees. --Il me reste a vous parler de ma soeur, dit-elle brusquement, sachant bien qu'elle allait reveiller sa curiosite assoupie, de ma soeur et de moi, car son destin superieur m'a entraine a sa suite, et je ne suis que l'ombre de ma soeur. Nous sommes les deux filles du magnat de Bangkeli, et notre mere, a seize ans qu'elle avait, perit victime de la vampire d'Uszel, dont le tombeau, grand comme une eglise, fut trouve plein de cranes ayant appartenu a des jeunes filles ou a des jeunes femmes. Vous ne croyez pas a cela, vous autres Francais. L'histoire est ainsi, et je vous la dis telle que la contait mon pere, colonel des hussards noirs de Bangkeli, dans la cavalerie du prince Charles de Lorraine, archiduc d'Autriche. La vampire, d'Uszel, que les riverains de la Save appelaient "la belle aux cheveux changeants," parce qu'elle apparaissait tantot brune, tantot blonde aux jeunes gens aussitot subjugues par ses charmes, etait, durant sa vie mortelle, une noble Bulgare qui partagea les crimes et les debauches du ban de Szandor, sous Louis II, le dernier des Jagellons de Boheme qui ait regne en Hongrie. Elle resta un siecle entier paisible dans sa biere, puis elle s'eveilla, ouvrit et creusa de ses propres mains un passage souterrain qui conduisait des profondeurs de sa tombe fermee aux bords de la Save. Dans ces pays lointains qui ont deja les splendeurs de l'Orient, mais ou regnent ces mysterieux fleaux, relegues par vous au rang des fables, chacun sait bien que tout vampire, quel que soit son sexe, a un don particulier de mal faire, qu'il exerce sous une condition, loi rigoureuse dont l'infraction coute au monstre d'abominables tortures. Le don d'Addhema, ainsi se nommait la Bulgare, etait de renaitre belle et jeune comme l'Amour chaque fois qu'elle pouvait appliquer sur la hideuse nudite de son crane une chevelure vivante: j'entends une chevelure arrachee a la tete d'un vivant. Et voila pourquoi sa tombe etait pleine de cranes de jeunes femmes et de jeunes filles. Semblable aux sauvages de l'Amerique du Nord qui scalpent leurs ennemis vaincus et emportent leurs chevelures comme des trophees, Addhema choisissait aux environs de sa sepulture les fronts les plus beaux et les plus heureux pour leur arracher cette proie qui lui rendait quelques jours de jeunesse. Car le charme ne durait que peu de jours. Autant de jours que la victime avait d'annees a vivre sa vie naturelle. Au bout de ce temps, il fallait un forfait nouveau et une autre victime. Les rives de la Save ne sont pas peuplees comme celles de de Seine. Je n'ai pas besoin de vous dire que bientot jeunes filles et jeunes femmes devinrent rares autour d'Uszel... Vous souriez, Rene, au lieu de fremir... Elle souriait elle-meme, mais dans cette gaiete, qui etait comme une obeissante concession au scepticisme du jeune homme, il y avait d'adorables melancolies. --J'ecoute, repondit Rene, et je m'emerveille du chemin que nous avons fait, sous pretexte de parler d'amour. --Vous ne souhaitez plus parler d'amour, monsieur de Kervoz! murmura Lila, dont le sourire eut une pointe de moquerie. Rene ne protesta point, il dit seulement: --Les rives de la Seine n'ont rien a envier aux bords de la Save. Nous avons aussi une vampire. --Y croyez-vous? demanda Lila, qui ajouta aussitot: Vous auriez honte d'y croire, bel esprit fort! --D'ou vous vient cette etrange devise, murmura Rene au lieu de repliquer: "_In vita mors, in morte vita_." --La mort dans la vie, prononca lentement Lila, la vie dans la mort: c'est la devise du genre humain... Elle nous vient d'un de nos aieux, le ban de Szandor, qu'on accusa aussi d'etre vampire... Nous sommes une etrange famille, vous allez voir... Rene, mon Rene, s'interrompit-elle tout a coup en se redressant orgueilleuse et si belle que l'oeil du jeune Breton etincela, c'est moi qui ai ecarte l'amour, c'est moi qui le ramenerai: je ne suis pas effrayee de votre froideur; dans un instant, vous serez a mes pieds! XI LE COMTE MARCIAN GREGORYI La pendule du boudoir marquait dix heures. C'etait, au dedans et au dehors du pavillon de Bretonvilliers, un silence profond. A peine quelques murmures venaient-ils au lointain de la ville vivante. Rene et Lila etaient assis l'un pres de l'autre sur l'ottomane. Rene avait baisse les yeux sous le defi amoureux qui venait de jaillir des prunelles de Lila. Il savait trop qu'elle; etait sure de la victoire. --Il faut que vous sachiez toutes ces choses, monsieur de Kervoz, reprit-elle. Vos superstitions de Bretagne ne sont pas les memes que nos superstitions de Hongrie. Qu'importe cela? Fables ou realites, ces premisses de mon recit vont aboutir a des faits incontestables, d'ou depend la vie ou la mort d'un parent qui vous est cher, et d'ou depend aussi peut-etre la mort ou la vie du plus grand des hommes. Je continue. Chaque fois qu'Addhema, la vampire d'Uszel, parvenait a rechauffer les froids ossements de son crane a l'aide d'une jeune chevelure arrachee sur le vif, elle gagnait quelques jours, parfois quelques semaines, mais parfois aussi quelques heures seulement d'une nouvelle existence: une semaine pour sept ans, un mois pour six lustres. C'etait comme un jeu terrible ou le benefice pouvait etre grand ou petit; Addhema ne le savait jamais d'avance; mais qu'importait, apres tout? Les heures conquises, nombreuse ou rares, etaient au moins toujours des heures de jeunesse, de beaute, de plaisir, car Addhema redevenait la splendide courtisane d'autrefois, avec sa passion de feu et son attrait irresistible. Ici etait le don. Je vais vous dire la condition imposee en regard du don: la loi qu'elle ne pouvait enfreindre sous peine de souffrir mille morts. Addhema ne pouvait pas se livrer a un amant avant de lui avoir raconte sa propre histoire. Il fallait qu'au milieu d'un entretien d'amour elle amenat l'etrange recit que je vous fais ici, parlant de jeunes filles mortes, de chevelures arrachees et relatant avec exactitude les bizarres conditions de sa mort qui etait une vie, de sa vie qui etait une mort... J'emploie le passe, parce qu'elle manqua une fois a la loi de ses hideuses resurrections; et ce fut justement pendant qu'elle portait la blonde chevelure de notre mere. L'amour lui fit oublier son etrange devoir. Elle recut le baiser d'un jeune Serbe, beau comme le jour, avant d'avoir cherche et trouve l'occasion de placer l'histoire surnaturelle. L'esprit du mal l'etreignit au moment ou elle balbutiait des mots de tendresse, et le jeune Serbe recula d'horreur a la vue de sa maitresse rendue a son etat reel: un cadavre de vieille femme, decharne, glace, chauve et tombant en poussiere. Ce fut d'elle-meme, alors, qu'elle se revela, car, a ces heures du chatiment, tout vampire est force de dire la verite. Le Serbe entendit ces mots qui semblaient sortir de terre: --Tue-moi! Mon plus grand supplice est de vivre. L'heure est favorable, tue-moi. Pour me tuer, il faut me bruler le coeur! Le deuil recent qui etait dans la maison du magnat de Bangkeli, laissant un epoux inconsolable et deux petits enfants au berceau, avait fait grand bruit dans le pays. Le Serbe monta a cheval et vint trouver notre pere au milieu des fetes des funerailles. Notre pere prit avec lui tous ses parents, tous ses convives, et l'on se rendit au tombeau d'Uszel, car le cadavre de la vampire n'etait deja plus dans le logis du Serbe. Le tombeau d'Uszel fut demoli, et notre pere ayant fait rougir au feu son propre sabre, le plongea par trois fois et par trois fois le retourna dans le coeur d'Addhema la Bulgare. Nous grandimes, ma soeur et moi, dans le chateau triste et qui semblait vide. Les caresses maternelles nous manquaient, on nous bercait avec le recit de ces lugubres mysteres. Il y avait un chant qui disait: "Un jour pour un an, vingt-quatre heures pour trois cent soixante-cinq jours. "A la derniere minute de la derniere heure, la chevelure meurt, le charme est rompu, et la hideuse sorciere s'enfuit, vaincue, dans son caveau..." Ma soeur etait dans sa seizieme annee et j'allais avoir quinze ans, quand notre pere arbora la banniere rouge au plus haut des tours de Bangkeli. En meme temps, il envoya ses tzeques dans les logis de ses tenanciers, le long de la riviere; ils etaient quatre, l'un portait son sabre, le second son pistolet-carabine, le troisieme son dolman, le quatrieme son jatspka. Le soir, il y avait douze cent hussards equipes et armes autour de nos antiques murailles. Mon pere nous dit: prenez vos hardes, vos bijoux et vos poignards. Et nous partimes, cette nuit-la meme, en poste pour Trieste. Le regiment,--les douze cents tenanciers de mon pere formaient le regiment des hussards noirs de Bangkeli,--avait pris la meme route a cheval. Le rendez-vous etait a Trevise. L'archiduc Charles d'Autriche occupait Trevise avec son etat-major. Bonaparte avait accompli deja les deux tiers de cette foudroyante campagne d'Italie qui devait finir au coeur meme de l'Allemagne. Notre armee avait change quatre fois de chef et reculait, ne comptant plus les batailles perdues. Pourtant il y eut des fetes a Trevise, ou douze nouveaux regiments, arrives du Tyrol, de la Boheme et de la Hongrie, presentait un magnifique aspect, et le prince Charles jura d'aneantir les Francais a la premiere rencontre. Ma soeur et moi nous n'avions jamais vu que les rives sauvages de la Save et l'austere solitude du chateau. Pendant trois jours ce fut pour nous comme un reve. Le quatrieme jour, notre pere dit a ma soeur: "Tu vas etre la femme du comte Marcian Gregoryi." Ma soeur n'eut a repondre ni oui ni non; ce n'etait pas une question: c'etait une loi. Marcian Gregoryi avait vingt-deux ans. Il portait heroiquement son brillant costume croate. La veille meme, le prince Charles l'avait fait general. Il etait beau, noble, plus riche qu'un roi, amoureux et heureux. Ma soeur et lui furent maries le matin du jour ou Bonaparte franchissait le Tagliamento; le lendemain eut lieu la grande bataille qui tua l'archiduc dans ses esperances et dans sa gloire, en ouvrant aux Francais le passage du Tyrol. Nous fumes separees de notre pere. Le comte Marcian Gregoryi veillait sur nous. Notre nuit se passa dans une auberge des environs d'Udine. Ma chambre etait separee par une simple cloison de celle ou devaient dormir les jeunes epoux. Vers minuit, j'entendis la voix de ma soeur qui s'elevait ferme et dure. Je crus d'abord que c'etait une autre femme, car je ne lui connaissais pas cet accent imperieux. Elle disait: --Comte, je n'ai point de haine contre vous. Vous etes brave, vous devez avoir rencontre nombre de femmes pour admirer votre taille noble et votre beau visage. J'ai obei a mon pere, qui est mon maitre et qui m'a dit: Celui-la sera ton mari... Mais mon pere, en partant, de Bangkeli, m'avait dit aussi: Prends ton poignard. Mon poignard est dans ma main. C'est ma liberte. Si vous faites un pas vers moi, je me tue. Marcian Gregoryi supplia et pleura. Sais-je pourquoi j'etais du parti de Marcian contre ma soeur?... --Oh! s'interrompit-elle en passant ses doigts effiles dans les cheveux de Rene, il ne faut pas etre jaloux! Voila bien longtemps que Marcian Gregoryi est mort. A la fin de ce mois, qui etait mars 1797, les Francais, nous chassant toujours devant eux, entrerent dans Trieste. Nous etions toutes les deux, ma soeur et moi, le 24 mars, le 6 germinal, comme ils disaient alors, dans une maison de campagne situee a une lieue de la Chiuza. Le soir, ma soeur vint me trouver. Jamais je ne l'avais vue si belle. Sa parure etait eblouissante, et il y avait des eclairs d'orgueil dans ses yeux. Elle m'embrassa du bout des levres et me dit adieu. Je n'eus pas le temps de l'interroger. Deux minutes apres, le galop de son cheval soulevait des flots de poussiere sur la route, et de ma fenetre je pouvais suivre sa course folle, qui allait deja se perdant dans la nuit. Au lointain et dans differentes directions, on entendait la canonnade. Yanusza, notre nourrice a toutes deux, c'est cette vieille femme qui vous a introduit ici ce soir, monta dans ma chambre et s'accroupit sur le seuil. --La fille ainee de mon maitre est sur le chemin de sa mort! gemit-elle les larmes aux yeux. Elle imposa silence a mes questions. Un grand bruit de chevaux se faisait dans la cour. La voix eclatante de Marcian Gregoryi commanda: "Au galop!" Et pour la seconde fois la route disparut derriere les tourbillons de poussiere. Marcian Gregoryi suivait la meme direction que ma soeur. A quelques lieues de la, il y avait une tente toute simple, piquee au coin d'un bouquet de frenes et entouree par les feux d'un bivouac. Au-devant de la tente, des officiers generaux francais s'entretenaient a voix basse. A l'interieur, un jeune homme de vingt-six ans, pale, maigre, chetif, coiffant de cheveux plats un front puissant, dormait la tete appuyee sur une carte pointee. Une lettre signee "Josephine" etait ouverte sur la table et portait la marque de la poste de France. Celui-la pouvait dormir; il avait terriblement travaille depuis le lever du soleil. Une armee tout entiere le gardait, soldats et generaux; il etait l'espoir et la gloire de la republique francaise, victorieuse de l'univers. Il avait nom Napoleon Bonaparte, il pouvait sommeiller en paix. Pour arriver jusqu'a lui, l'ennemi devait passer sur les corps de trente mille hommes. Pourtant, il fut eveille tout a coup par une main qui se posa sur son epaule. Un homme qu'il ne connaissait pas,--un ennemi,--etait debout devant lui, le sabre a la main. Un homme grand, fort, jeune, doue au degre supreme de la male beaute de la race magyare et dont les yeux parlaient un terrible langage de colere et de haine. --General, dit-il froidement, je suis le comte Marcian Gregoryi; mes peres etaient nobles avant la naissance du Christ, notre sauveur; il n'y a jamais eu dans ma maison que des soldats. Je ne saurais pas assassiner. Je vous prie de prendre votre epee afin de vous defendre, car ma femme m'a trahi pour vous, et il faut que l'un de nous meure. L'heure ou l'on s'eveille est faible, mais Bonaparte n'eut pas peur, car il n'appela point, quoiqu'on entendit autour de la tente le murmure des gens qui veillaient. S'il eut appele, il etait mort, car il y avait bien pres de la pointe du sabre de Marcian Gregoryi a sa poitrine. --Vous vous trompez ou vous etes fou, repondit-il. Je ne connais pas votre femme. Il ajouta, ramenant la lettre ouverte d'un geste calme: --Il n'est pour moi qu'une femme, c'est ma femme. --General, repliqua Marcian, vous mentez! Et sans perdre sa position d'homme pret a frapper, il tira de son sein une lettre egalement ouverte qu'il presente a Bonaparte. La lettre etait ecrite en francais; ma soeur et moi, comme presque toutes les nobles hongroises, nous parlions le francais des l'enfance, aussi bien que notre langue maternelle. La lettre etait adressee a Marcian Gregoryi et disait: "Monsieur le comte, "Vous ne me reverrez jamais. Un caprice de mon pere m'a jetee dans vos bras; vous ne m'avez pas demande si je vous aimais avant de me prendre pour femme. Cela est indigne d'un homme de coeur, indigne aussi d'un homme d'esprit, Vous etes puni par votre peche meme. "Une seule chose aurait pu me soumettre a vous: la force. J'aime la force. Si mon mari m'eut violemment conquise au lendemain des noces, j'aurais ete peut-etre une femme soumise et agenouillee. "Vous avez ete faible, vous avez recule devant mes menaces. Je n'aime pas ceux qui reculent; je meprise ceux qui cedent. Je m'appartiens; je pars. "Ne prenez point souci de me chercher. Il est un homme qui jamais n'a recule, jamais cede, jamais faibli: le vainqueur de toutes vos defaites, jeune comme Alexandre le Grand et destine comme lui a mettre son talon sur le front du genre humain. "J'aime cet homme et je l'admire de toute la haine, de tout le dedain que j'ai pour vous. Je vous le repete, ne me cherhez point, a moins que vous n'osiez me suivre sous la tente de general Bonaparte!" C'etait signe du nom de ma soeur. Le general francais lut la lettre jusqu'au bout. Peut-etre esperait-il qu'un de ses lieutenants entrerait par hasard sous sa tente, mais il ne prit pas une seconde de plus qu'il ne fallait pour lire la lettre. --Monsieur le comte, dit-il, et sa voix etait aussi calme que son regard, je vous faciliterai, si vous le voulez, les moyens de sortir de mon camp. J'ai oui dire que la jalousie etait une demence: je vous repete que je ne connais pas votre femme. --Et moi, je te repete que tu mens! grinca Gregoryi entre ses dents serrees. En meme temps le doigt de sa main gauche, etendu convulsivement, montrait la seconde porte de la tente, placee derriere Bonaparte. Celui-ci se retourna et vit une femme merveilleusement belle, portant l'opulent costume des magyares et coiffee de cheveux blonds incomparables ou couraient de longues torsades de saphirs. Un cri s'echappa de sa poitrine, car il se vit perdu, cette fois, et tue par la presence meme de cette femme. Le reste fut plus rapide que l'eclair. Marcian Gregoryi n'etait pas homme a lacher sa proie. Il avait demande le combat, on lui refusait le combat, et de maitre qu'il etait, de par son sabre nu, un retard d'une seconde allait le faire esclave. Le cri du general francais allait amener cent epees. Marcian Gregoryi visa le coeur de son rival et frappa un coup de pointe a bras raccourci. Mais avant que le sabre aigu, lance de maniere a traverser de part en part cette frele poitrine, eut accompli la moitie de sa route, un mouvement convulsif du bras le retint. Un eclair avait illumine le demi-jour de la tente; une explosion avait retenti. Le sabre s'echappa des mains de Gregoryi, qui tomba foudroye. Ma soeur aussi avait vise. La balle de son pistolet, en fracassant le crane de son mari, preservait les jours du general Bonaparte. Officiers, generaux, soldats entrerent de tous cotes a la fois pour voir Bonaparte debout, un peu pale mais froid ayant a sa droite un homme baigne dans son sang, a sa gauche cette femme eblouissante, dont le sein demi-nu palpitait et qui tenait encore a la main son pistolet fumant. --Citoyens, dit Bonaparte, vous arrivez un peu tard. Veillez mieux a l'avenir. Il parait que la tente de votre general en chef n'est pas bien gardee. Et, pendant que l'assistance consternee restait muette, il ajouta: --Je m'etais endormi; j'avais eu tort, car nous avons de la besogne. On m'a eveille... Citoyens, que cet homme soit panse avec beaucoup de soins, s'il vit encore; s'il est mort, qu'il soit enterre honorablement: ce n'est pas un assassin. Il renvoya d'un geste ceux qui l'entouraient, et dit encore: --Citoyens, tenez-vous prets. Tout a l'heure je vais rassembler le conseil. On emporta le corps de Marcian Gregoryi, qui ne respirait plus. Ma soeur resta seule avec le general Bonaparte. Vous n'avez fait que l'entrevoir, et sept annees ont passe sur sa beaute. Je ne connais aucune femme qui puisse lui etre comparee. Elle etait alors cent fois plus belle, et certes, celui qu'elle venait de sauver ne devait point la voir avec les yeux de l'indifference. Le general Bonaparte avait une large et belle montre de Geneve, posee sur les cartes qui couvraient sa table de travail. Il la consulta et dit: --Madame, parlez vite, et tachez de vous justifier... --Cela vous etonne? s'interrompit ici Lila repondant a un geste de surprise que Rene n'avait pu retenir. Rene n'avait pas cesse un instant d'ecouter avec un interet etrange. --Oui, murmura-t-il, cela m'etonne. Votre recit s'empare de moi parce que je le crois vrai... Cette femme va vers Georges Cadoudal comme elle allait a Bonaparte... --Non, l'interrompit Lila sechement. Sa paupiere rapidement baissee cacha l'eclair qui, malgre elle, s'allumait dans ses yeux. Sa bouche seule exprima une nuance de dedain. Elle ajouta d'un accent reveur: --Ne comparez point; il n'y a pas de comparaison possible. Georges Cadoudal peut n'etre pas un homme vulgaire, Bonaparte est un geant. La haine est plus clairvoyante que vous ne croyez, et ma soeur hait d'autant plus qu'elle admire davantage. L'aimant qui l'attirait vers Bonaparte, c'etait la gloire; la force qui l'entraine vers Cadoudal, c'est la vengeance. Laissez-moi poursuivre, je vous prie, car j'ai fini et j'ai hate d'arriver a ce qui nous regarde. Ma soeur refusa de se justifier; elle etait venue avec d'autres esperances. Peut-etre le dit-elle, car je n'ai jamais rencontre de coeur plus hardi que le sien. Ses paroles glisserent sur une oreille de marbre. Ses regards, auxquels rien ne resiste, s'emousserent contre des paupieres baissees. Je ne peux pas raconter en detail ce qui se passa. Ma soeur ne me l'a jamais dit. J'ai devine son silence; j'ai traduit l'eclair de sa prunelle et le tremblement de sa levre bleme. Ma soeur ne pardonnera jamais. L'aiguille marcha l'espace de deux minutes sur la montre, puis le general Bonaparte appela de nouveau, disant: --Citoyens, prenez place, le conseil va s'ouvrir.... Je donne l'ordre que Mme la comtesse Marcian Gregoryi soit reconduite, sous escorte, aux avant-postes autrichiens. XII LA CHAMBRE SANS FENETRE --Dans l'armee du prince Charles, poursuivit Lila, nul ne sut comment etait mort le general comte Marcian Gregoryi. Ma soeur et moi nous entrames au couvent de Varasdin. Il etait occupe par des religieuses cloitrees de l'ordre de Saint-Vladimir, mais il n'y a ni murailles assez hautes ni verrous assez solides pour arreter la volonte de ma soeur. Pendant la courte et victorieuse campagne du Tyrol, Bonaparte courut des dangers que l'histoire ne racontera pas, sauf deux ou trois qui apparaissent comme des chapitres de roman au milieu de la grande epopee de sa vie. La main de la comtesse Marcian Gregoryi etait la. Notre pere mourut vers cette epoque, et ma soeur devint maitresse de ses actions. Je ne savais pas lui resister. Elle me dominait, moi, pauvre jeune fille, de toute la hauteur de sa haine. Nous possedions aux bords de la Save des domaines, grands comme une province; tous nos biens furent vendus, mais, une chose inexplicable, ma soeur garda le champ sterile ou etait situe le tombeau de la vampire d'Uszel. Ce champ desole lui appartient encore. Nous partimes pour la France apres le traite de Campo-Formio. Au milieu des triomphes qui accueillirent a Paris Bonaparte vainqueur, il y eut un regard ennemi qui le suivait comme une malediction. Un homme se dressa bientot en face du jeune general rayonnant de gloire, un homme qui semblait avoir jure d'arreter brusquement l'essor de sa fortune. C'etait le directeur Rewbell, ce puritain arrogant qui recitait ses litanies genevoises avec un accent d'Alsace. Rewbel avait une Egerie pour le soutenir dans cette lutte inegale de la mediocrite contre le genie. Dans une villa situee sur les hauteurs de Passy demeurait une jeune femme dont la reputation de beaute inouie grandissait, malgre la silencieuse retraite ou elle cachait sa vie. Chaque soir le puritain Rewbell la venait visiter. Ma soeur, la brillante comtesse Gregoryi, s'etait faite la maitresse de l'avocat de Colmar pour assouvir sa haine. Semblable a l'aigle qu'on voudrait enlacer dans une toile d'araignee, Bonaparte brisa d'un seul soubresaut les fils de ces petites intrigues, et l'Egypte epouvantee vit un matin l'armee francaise couvrir ses rivages. La villa de Passy ou Rewbell s'introduisait de nuit redevint solitaire. Un navire anglais nous conduisit a Alexandrie. Tous ceux qui doivent eblouir ou dominer le monde ont une etoile, cela est certain. L'etoile de Bonaparte m'est apparue en Egypte, ou il aurait du mourir cent fois. Ma soeur, infatigable, employait ses jours et ses nuits a dresser des pieges toujours inutiles.--Et lui allait son chemin historique, ne sachant meme pas qu'il foulait aux pieds la mine creusee sur son passage. Que dire? Je devenais une femme, il grandissait a mes yeux semblable a un dieu. Ce n'etait pas de l'amour: j'avais trop bien conscience de l'enorme intervalle qui s'elargissait entre nous; et d'ailleurs il est des destinees: mon coeur vous attendait et ne devait battre que pour vous. Non, ce n'etait pas de l'amour. Il y avait en moi pour lui une admiration craintive et respectueuse. Je ne sais comment vous dire cela, Rene; il se melait au culte qui me prosternait a ses genoux une secrete horreur. Je suis la fille d'une morte. Je vois partout cette terrible chose qui a nom le vampirisme: ce don de vivre aux depens du sang d'autrui. Et avec quoi sont faites toutes ces gloires, sinon avec du sang? Avec du sang, dit-on, les hermetiques creaient de l'or; il leur en fallait des tonnes. La gloire, plus precieuse que l'or, en veut des torrents. Et sur ce rouge ocean un homme surnage, vampire sublime, qui a multiplie sa vie par cent mille morts. Je desertai dans mon ame la cause de ma soeur. Peut-etre y avait-il un charme secret a proteger d'en bas, moi si faible, la marche providentielle de ce geant. Je le protegeai, voila le vrai: la Fable raconte en souriant ce que put pour le lion roi le plus humble des animaux. Je le protegeai dans ces longues marches au travers des sables de l'Egypte. Je le protegeai pendant la traversee, et lorsqu'il livra cette autre bataille, au conseil des Cinq-Cents, bataille ou le sang-froid sembla un instant l'abandonner, je le protegeai encore. Il y eut la un moment, je vous le dis, ou ses fameux grenadiers n'aurait pas su le defendre. Et malheur a qui se laisse defendre trop souvent par des soldats ailleurs que dans la plaine, ou est la place des soldats! Ma soeur se demandait si quelque demon protegeait la vie de cet homme. Sa conspiration s'obstinait, infatigable. Le 10 octobre de l'annee 1800, ma soeur mit un poignard dans la main de Giuseppe Ceracchi, jeune sculpteur deja celebre, dont elle avait enivre l'ame chevaleresque. Arena, Demerville et Topino-Lebrun avaient jure que Bonaparte ne verrait pas la fin de la representation des _Horaces_, qu'on donnait ce soir-la. Un billet d'une ecriture inconnue prevint le general Lannes. J'ai pleure sur la mort de Ceracchi.--Mais Bonaparte fut sauve. Trois mois apres, le 24 decembre, au moment ou le carrosse du premier consul tournait le coin de la rue Saint-Nicaise pour prendre la rue de Rohan qui devait le conduire a l'Opera, un jeune garcon cria au cocher: "Au galop, si tu veux sauver ta vie!" Le cocher epouvante fouetta ses chevaux, qui franchirent dans leur course rapide, un obstacle place en travers de la voie. L'obstacle etait la machine infernale! Faut-il vous dire qui etait le jeune garcon? Depuis lors j'ai veille. Je vous donne ici le secret de ma vie, Rene, car je ne me defendrais pas contre ma soeur. D'un mot vous pouvez me perdre. En combattant ma soeur, j'ai sans cesse sauvegarde ses jours. Je ne l'aime pas; elle m'epouvante, mais elle reste sacree pour moi et je me coucherais en travers du seuil de la chambre ou elle dort pour garantir son sommeil. Avant d'etre arretes, Moreau et Pichegru ont recu des avertissements: c'est moi qui les ai avertis. Ils ont passe outre, ils se sont perdus... --Que voulez-vous de moi? demanda Rene de Kervoz apres un long silence. --Le moyen de sauver le frere de votre mere, sans compromettre la surete du premier consul. Je veux avoir une entrevue avec Georges Cadoudal. Rene resta muet. --Vous n'avez pas confiance en moi, murmura Lila avec tristesse. --J'aurais confiance en vous pour moi, repliqua le jeune Breton. Ce que vous avez fait jusqu'ici est bien fait, et dans votre histoire que j'ai ecoutee sans en perdre une parole, j'ai vu l'energie d'une ame droite et haute. Mais les secrets de mon oncle ne m'appartiennent pas. Elle se leva souriante. --Qu'il en soit donc selon votre volonte, dit-elle. J'ai donne deja, ce soir, et c'est pour vous, uniquement pour vous, a cet homme, que je ne connais pas, une partie des heures precieuses qui devaient etre a nous tout entieres: a nous, j'entends a notre amour; je vous ai explique tout ce que vous vouliez savoir; il n'y a plus pour vous de mystere dans l'etrange aventure de la maison isolee ou vous entendites pour la premiere fois parler des Freres de la Vertu.... Et notez bien qu'en faisant cela, je ne vous ai point livre ma soeur. Ma soeur est de celle qu'on n'attaque pas sans folie. Quiconque irait contre elle serait brise. Elle aussi a son etoile! Elle frappa dans ses mains doucement et poursuivit: --La confiance viendra quand vous aurez vu jusqu'ou va pour vous ma tendresse. En attendant, plus un mot sur ces matieres qui nous ont vole toute une soiree de bonheur. Minuit va sonner. Donnez-moi votre main, Rene, et mettons en action tous deux le beau refrain des etudiants de l'Allemagne: Rejouissons-nous pendant que nous sommes jeunes... Tandis qu'elle parlait, une draperie s'ouvrait lentement, laissant voir une autre piece ou des bougies rosees epandaient une suave lumiere. Au milieu de cette seconde chambre, une table etait servie portant une elegante collation. Au fond, on voyait une alcove entr'ouverte ou le lit etait demi-cache derriere les ruisselantes draperies de la mousseline indienne. Deux sieges seulement etaient places aupres de la table. Il y avait partout des fleurs et le feu doux qui brulait dans l'atre exhalait d'odorantes vapeurs. Quand Rene franchit le seuil de cette chambre, Lila lui sembla plus belle. Mais il y avait en lui je ne sais quelle crainte vague qui glacait la passion. Le recit bizarre qu'il venait d'entendre miroitait aux yeux de sa memoire. Lila avait conduit ce recit avec un charme que nous n'avons pu rendre, et cependant Rene restait tourmente par un doute qui avait sa source dans l'instinct plus encore que dans la raison. Chose singuliere, dans ce recit, ce qui l'avait frappe le plus fortement, c'etait l'episode nuageux de la vampire. Rene eut repondu par un sourire de mepris a quiconque lui aurait demande s'il croyait aux vampires femelles ou males. Et pourtant son idee ne pouvait le detacher de cette image saisissante, malgre son absurdite: la morte chauve, couchee dans ce tombeau depuis des siecles, et qui se reveillait jeune, ardente, lascive, des qu'une chevelure vivante, humide encore de sang chaud, couvrait l'horrible nudite de son crane. Il regardait l'ebene ondoyant de ces merveilleux cheveux noirs qui couronnaient le front de Lila, ce front etincelant de jeunesse et de charme, et il se disait: --Celles a qui la mort arrachait leurs chevelures etaient ainsi! Et il fremissait. Mais le frisson penetrait jusqu'a la moelle de ses os, quand il avait cette autre pensee qu'il essayait en vain de chasser: --Et la morte etait ainsi egalement quand elle avait arrache leurs chevelures! La morte! la vampire! tantot brune, tantot blonde, selon que sa derniere victime avait eu des cheveux de jais ou d'or! Lila versa dans les verres le contenu d'un flacon de tokay, topaze liquide qui remplit de fauves etincelles le cristal de Boheme aux exquises broderies. Ils tremperent ensemble leurs levres dans ce nectar, puis Lila voulut faire l'echange des coupes et dit: --C'est mon pays qui produit cette liqueur des princes et des reines. A l'endroit ou la Save, toujours chretienne, va se perdre dans le Danube qui va finir, musulman, a Semlin, pres de Belgrade, les jeunes filles chantent la ballade de l'Ambre, tandis que chaque amant cueille une perle de tokay sur la levre de sa maitresse, dans un souriant baiser. Une larme d'or tremblait sur le corail de sa bouche. Rene la but et il lui sembla que cette goutte d'ambroisie etait l'ivresse meme et la volupte. Ses tempes battaient, son coeur se serrait en un spasme fait d'angoisses et de delices. Il regarda Lila, dont les grands yeux languissaient alteres de caresses. Elle etait belle comme ces reves du paradis oriental dont la vapeur d'opium ouvre les portes. Autour d'elle s'epandait un rayonnement surnaturel. Ses longues paupieres laissaient sourdre d'etincelantes prieres. Rene luttait encore. Il essaya de prononcer le nom d'Angele dans son ame. Mais ce vin etait la passion, l'oubli, la folie. Il brillait comme une flamme dans les coupes diamantees, comme une flamme il brulait. --Encore une perle sur tes levres, murmura-t-il, et puisse la fievre adoree de ce beau songe n'avoir jamais, jamais de reveil! Lila remplit les coupes de nouveau. De nouveau leurs bouches se toucherent. Rene, defaillant, chancela sur son siege; Lila le retint d'une etreinte soudaine. --Et tu n'as pas confiance en moi! dit-elle. Rene vit ses yeux tout pleins de belles larmes. --Je t'aime! balbutia-t-il, oh! je t'aime! Puis, exalte jusqu'au delire: --Ne m'as-tu pas dit ce que tu veux? Ta pensee n'est-elle pas celeste comme ta beaute? Tu es l'ange place ici-bas par la clemence de Dieu pour combattre le demon. Je veux te donner tout, jusqu'a ma conscience! Georges Cadoudal est un heros, frappe d'aveuglement; tu le sauveras a cause du sang de mes veines qui est en lui, mais tu l'empecheras de tuer le destin de ce siecle. Je remets sa vie entre tes mains. Ensuite... Et il parla, donnant le secret de la retraite qui permettait au conspirateur breton de rester cache en se montrant et d'errer dans Paris comme ces loups-garous des temps legendaires qui avaient une taniere magique. Lila obeit; elle ecouta, et chaque parole prononcee se grava dans sa memoire. Les bougies rosees allaient s'eteignant. Une lampe de nuit, pendue au plafond, eclaira seule, bientot, la solitude de cette chambre, naguere si gaiement voluptueuse, et qui maintenant empruntait a ces tremblantes clartes un aspect presque funebre. Les rideaux de mousseline pendaient immobiles, protegeant l'alcove fermee. Dans l'alcove, Rene de Kervoz dormait,--seul. Depuis combien de temps? La table etait desservie, le feu mourait dans l'atre. On entendait au dehors des bruits meles, lointains, comme le grand murmure d'une ville eveillee. Et plus pres, certes, c'etait une illusion, car les oiseaux de jardins ne chantent pas la nuit, on entendait comme un concert de petits oiseaux babillards. Il faisait nuit, nuit noire. Mais, chose singuliere, par la porte close placee vis-a-vis de l'alcove, une lueur brillante passait entre le sol et les battants. Vous eussiez dit le reflet d'un rayon de soleil. C'etait par cette porte que Lila et Rene etaient entres dans la chambre de la collation. Etait-ce le jour au dehors? Dans cette piece bizarre il n'y avait nulle apparence de fenetre. Combien y avait-il de temps que Rene dormait? C'avait ete, il faut l'expliquer, un long reve plutot qu'un sommeil, un reve delicieux, enivre, adorable,--puis fievreux,--puis triste, morne, plein d'epouvantes lugubres. Rene pensait, vaguement, mais toujours. Il entendait, il voyait, ou bien peut-etre croyait-il entendre et voir. Ainsi sont les reves, qu'ils s'appellent heureux songes ou cauchemars horribles. Qu'elle etait belle, jeune, ardente, divine! Quelles cheres paroles echangees! Et quels silences plus eloquents mille fois que les paroles! C'etait la premiere heure. Rene se souvenait de l'avoir contemplee endormie, sa tete charmante baignee de cheveux noirs et appuyee sur son bras nu. Puis il y avait eu un intervalle de vrai sommeil sans doute, dont il ne gardait ni sentiment ni memoire. Puis une sorte de reveil; un baiser acre et dur, une voix cassee qui disait; --Je n'ai jamais aime que toi: tu ne mourras pas! Ces paroles lui restaient dans l'esprit; il les entendait sans cesse comme un obstine refrain. Quelle signification avaient-elles? Puis encore... Mais qui s'etonnerait de l'absurdite d'un reve? Chacun sait bien d'ailleurs que les impressions recues dans l'etat de veille reviennent troubler le sommeil. C'etait cette hideuse histoire de la vampire d'Uszel, ce cadavre chauve qui vivait de jeunes chevelures. Lila, la grace incarnee, l'enchanteresse, Lila etait le cadavre. Rene la voyait changer dans son sommeil, changer rapidement et passer par toutes les degradations successives qui separent la vie exuberante de la mort,--de la mort affreuse, cachant sa ruine au fond d'une tombe. Cette joue veloutee avait tourne au livide, puis les ossements avaient perce la chair rongee. Mais pourquoi tenter l'impossible? Ce que Rene avait vu, nulle plume n'oserait le dire. Un fait seulement doit etre note, parce qu'il se rattachait a l'idee fixe de Rene. Tandis que s'operait, sous ses yeux, cette transformation redoutable, la chevelure noire, la splendide chevelure allait se detachant avec lenteur, comme un parchemin colle qui se racornirait au feu. Il y eut d'abord une sorte de fissure faisant le tour du front et se relevant aux tempes. La peau dessechee grincait, laissant a decouvert un crane affreux... Rene voulait fuir, mais son corps etait de plomb. Il voulait crier; sa gorge n'avait plus de voix. Elle se leva,--Lila,--faut-il encore la nommer ainsi? Ses jambes, sonores comme celles d'un squelette, se choquerent et produisirent ce bruit qui fige le sang dans les veines. La chevelure tenait encore au sommet du crane. Elle s'approcha du foyer. La chevelure y tomba et rendit une noire fumee. Rene ne vit plus rien, sinon une forme inerte, couchee en travers du tapis qui etait devant l'atre. Une voix qui sortait on ne sait d'ou, de partout, de nulle part, dit dans un cri d'agonie: --Yanusza au secours! La vieille femme qui parlait latin parut. Elle vint jusqu'au lit, ricanant et murmurant des mots incomprehensibles. En passant, elle poussa du pied la masse couchee qui sonna le sec. La vieille femme se pencha au-dessus de Rene et lui tata brutalement le coeur. --Pourquoi n'a-t-elle pas tue celui-la? dit-elle. Au contact de ces doigts rudes et froids, Rene fit un effort desespere pour recouvrer l'usage de ses muscles; mais il resta paralyse. La vieille femme ota le couvert sans se presser. Puis elle etendit la nappe sur le parquet et fit glisser en grondant la masse qui craquait jusqu'au centre de la toile, dont elle noua les quatre bouts. Cela forma un paquet, bruyant comme un sac qu'on remplirait de jouets d'ivoire. Elle le jeta sur ses epaules et se retira, courbee sous le fardeau. L'avant-dernier bruit que Rene entendit fut celui du pene forcant la serrure; le dernier, le grincement de deux solides verrous que l'on fermait au dehors. Quand Rene s'eveilla enfin, car il s'eveilla, il avait la tete lourde et toutes les articulations endolories, comme il arrive parfois apres un grand exces de table. Le soir precedent, pourtant, il n'avait rien mange; tout au plus avait-il vide deux fois ce fameux verre de Boheme content l'ambroisie hongroise: le vin de Tokai. Sa premiere pensee fut pour Angele, et il eut comme une grande joie qui impregna tout son etre en sentant qu'il l'aimait autant qu'autrefois. Sa seconde pensee fut pour Lila, et il ressentit, pendant le quart d'une minute, ce voluptueux affaissement qui avait ete le commencement de son sommeil. Mais au travers de ces vagues delices, un frisson vint qui glaca la moelle de ses os: Le souvenir de son reve... Etait-ce un reve? Comment expliquer autrement que par un reve la folie noire de ces confuses aventures? Et pourtant il etait la, dans ce lit. Ou avait fui Lila? A la lueur vacillante de la lampe, il consulta sa montre qui etait sur la table de nuit. Sa montre marquait onze heures. Il la crut arretee. Il l'approcha de son oreille; elle marchait... Onze heures! Il etait bien sur d'avoir entendu les douze coups de minuit, au moment ou finissait le recit de Lila. Il etait donc onze heures du matin! Mais alors, ces tenebres qui l'environnaient?... Etait-il donc vraiment dans le sombre pays de l'impossible? Il sauta hors du lit. Ses habits etaient la, epars et jetes sur le plancher. Il ne se souvenait point de les avoir otes. Comme il commencait sa toilette, son regard tomba sur la raie lumineuse qui passait sous la porte. Il eut froid, et ses yeux firent vitement le tour de la chambre, cherchant une fenetre. La chambre n'avait point de fenetre. Pour la premiere fois, l'idee de captivite naquit en lui. Mais c'etait si invraisemblable! en plein Paris! Il eut honte de lui-meme et sourit avec mepris en disant: --C'est la suite du reve! Il s'habilla, ne voulant plus voir cette raie lumineuse qui mentait, ne voulant point entendre ces bruits du dehors, ne voulant ni comprendre, ni penser, ni raisonner. Il y a des choses extravagantes auxquelles on ne peut pas croire. Quand il fut habille, il essaya, mais en vain, d'ouvrir la porte. Une sueur glacee baigna ses tempes. Il appela. Dans cette chambre, la voix assourdie semblait frapper les parois et retomber etouffee. Personne ne lui repondit. Il monta sur la table et decrocha la lampe ou l'huile allait manquer. Il chercha une issue.--La chambre n'avait point d'issue. Comme il revenait vers le foyer, un objet frappa sa vue; un lambeau de peau parcheminee a laquelle adheraient des cheveux noire a demi brules. Il s'affaissa lui-meme sur le parquet, le coeur etreint par une terreur extravagante et pensant: --La vampire!... Mon reve serait-il une verite? La lampe jeta une grande lueur et eclaira au-dessus de la cheminee un ecusson, timbre de la couronne comtale, autour duquel courait la devise: _In vita mors, in mors vita_. Puis la lampe s'eteignit. Rene appuya ses deux mains contre son coeur revolte. Ses oreilles tintaient ce mot: --La vampire! la vampire! Et comme il cherchait des objections dans sa raison aux abois, se disant: "Aurait-elle ose me raconter, elle-meme sa propre histoire?" sa memoire lui repondit: --C'est la loi! Elle a obei a la loi de son infernale existence en me racontant sa propre histoire! Il poussa un horrible cri, et, sautant sur ses pieds, il se rua contre la porte avec folie. La porte etait solide comme un mur. Pendant une heure il s'epuisa en vains efforts. Quand il tomba enfin, brise, il lui sembla qu'une levre humide et glacee s'appuyait sur sa bouche, et il perdit le sentiment, comme le clocher de Saint-Louis-en-l'Ile carillonnait _l'Angelus_ de midi. XIII LE SECRETAIRE GENERAL Deux jours apres, c'est-a-dire le 3 mars de cette meme annee 1804, tout Paris restait en grand emoi par rapport a la conspiration Moreau-Pichegru-Cadoudal, qui avait ete, disait-on, si pres de reussir. Le secretaire general de la prefecture de police recut avis, vers la tombee de la nuit, qu'un homme insistait pour parler en secret a M. Dubois. Moreau et Pichegru etaient sous les verrous, mais Georges Cadoudal demeurait libre, et toutes les mesures prises pour decouvrir sa retraite avaient echoue. Le citoyen Dubois, qui devait etre comte d'empire, tenait la prefecture de police depuis le 18 brumaire; il avait fait de son mieux dans les affaires du Theatre-Francais et du Carousel, neanmoins le premier consul avait de lui une idee assez mediocre et ne le regardait point comme un sorcier, au contraire. Il y avait, en ce temps-la, plus de polices encore que nous ne l'avons dit, et la police, de M. le prefet etait tres severement controlee: d'abord par la police generale du grand juge Regnier, ensuite par la police du chateau, menee par Bourienne, et la police militaire, a qui l'on donnait pour chef Anne-Jean-Marie-Rene Savary, duc de Rovigo, enfin par la contre-police de Fouche, qui, rentre dans la vie privee et habitant tour a tour son chateau de Pont-Carre ou son hotel de la rue du Bac, avait toujours l'oeil a toutes les serrures. M. Dubois etait persuade que de l'issue de l'affaire Cadoudal dependaient son influence ulterieure et sa fortune. C'etait alors un homme de quarante-huit ans, bien tourne, bien couvert, assez beau de visage, mais dont la physionomie vulgaire ne promettait pas beaucoup plus que le personnage n'etait capable de tenir. L'avis dont nous avons parle lui fut transmis au moment ou il mettait ses gants pour sortir et ne l'empecha point d'aller a ses petites affaires. Il avait pour secretaire general un vieux brave homme moisi dans les bureaux et qu'il avait choisi moins fort que lui pour son agrement propre. Le citoyen Berthellemot, fruit trop mur de la reaction directoriale, avait des pretentions considerables, de tres belles traditions bureaucratiques, un culte profond pour la routine et quelque teinture d'erudition. Il desirait la place du citoyen prefet, qui souhaitait la charge du citoyen grand juge. C'etait un homme grand et sec, d'une proprete remarquable, d'un formalisme fatigant, bavard a l'exces, vetilleux et orgueilleux comme tous les inutiles. Il avait passe la cinquantaine, a son amer regret. M. Berthellemot etait seul dans son vaste bureau, donnant sur la rue du Harlay-du-Palais, quand l'inspecteur divisionnaire Despaux vint lui annoncer la venue d'un etranger qui insistait pour parler a M. le prefet de police. --Quel homme est-ce? demanda le secretaire general. --Un grand gaillard demi-chauve, a cheveux grisonnants, l'air grave et resolu de ceux dont la jeunesse ne s'est point passee a garder leurs mains dans leurs poches. J'ai vaguement l'idee d'avoir rencontre cette figure-la quelque part; dans le quartier du Palais ou aux environs de la cathedrale. --Monsieur Despaux, dit le secretaire general severement, un employe de la police ne doit pas avoir de vagues idees. Il sait ou ne sait pas. --Alors, monsieur, je ne sais pas. Le secretaire general le regarda de travers, mais Despaux etait beaucoup plus fort que son chef, et soutint cette oeillade sans broncher. M. de Talleyrand disait qu'il faut aller jusqu'en Angleterre pour trouver des chefs plus forts que leurs commis. C'etait une bien mauvaise langue. --Vous plait-il de le recevoir? demanda M. Despaux. Le secretaire general hesita. --Attendez, monsieur l'inspecteur, attendez! repliqua-t-il. Comme vous y allez! on voit bien qu'aucune responsabilite ne pese sur vous. Moi, je vois plus loin que le bout de mon nez, monsieur! Despaux s'inclina froidement. Berthellemot continua. --Nous traversons une mechante passe, savez-vous cela? Les septembriseurs s'agitent dans l'ombre, et la faction babouviste a le diable au corps, tout simplement. --Ce sont les anciens amis de M. le prefet dit Despaux tranquillement, et de M. le secretaire general. --Vous vous trompez, monsieur! prononca solennellement Berthellemot, j'ai toujours partage les sentiments du premier consul... et nous songeons a epurer nos bureaux, M. le prefet et moi. Despaux se prit a sourire. --Si M. le prefet voulait m'accorder un conge, dit-il, temporaire ou definitif, j'ai une invitation du secretaire de M. Fouche qui fait de belles parties de peche, la-bas, a Pont-Carre... Je vous enverrais une bourriche de truites, monsieur Berthellemot. Le secretaire general fronca le sourcil et chiffonna une lettre qu'il tenait a la main. Il etait tout a fait en colere. --Petite parole, monsieur l'inspecteur! gronda-t-il entre ses dents serrees, je possede les bonnes graces du premier consul... je viens d'arreter l'homme le plus dangereux de ce siecle... quand je dis moi, je parle de M. le prefet. --Cadoudal? l'interrompit Despaux, toujours souriant. --Pichegru!... Je suis parvenu a etouffer le bruit scandaleux qui se faisait autour des mesures pretendues liberticides que Napoleon Bonaparte prend pour le salut de l'Etat... J'y suis parvenu, monsieur!... quand je dis moi... vous entendez... Et certes, nous avons eu raison de demolir autrefois la Bastille... Mais la Conciergerie est debout, monsieur l'inspecteur!... Et si un homme comme vous, qui sait beaucoup trop de choses, meditait une honteuse desertion... car je vous le dis, monsieur, si vous l'ignorez, le premier consul se defie de son ministre de la police... et il a ses raisons pour cela! --Pas possible! fit Despaux. Ce bon citoyen Fouche!... --Le mot citoyen est raye de la langue officielle, je vous prie de vous en souvenir, monsieur Despaux! Et je ne serais pas eloigne, mon cher inspecteur, si je suis content de vous... et en souvenir des relations toujours excellentes que nous avons eues ensemble, je ne serais pas eloigne de songer serieusement a votre avancement... Quand je dis moi, il est bien entendu qu'il s'agit de mon chef, M. le prefet. L'inspecteur divisionnaire se tut et sourit. --Monsieur le secretaire general veut-il bien recevoir notre homme qui attend? demanda-t-il. --Ah! ah! il attend... je l'avais oublie... Je pense que je ne suis pas au service du premier venu, monsieur Despaux... Si je vous chargeais specialement de l'interroger? --Il refuserait de me repondre. --Il l'a annonce? --Tres nettement. --Votre avis personnel, monsieur Despaux, est-il que je le doive recevoir, en l'absence de M. le prefet! --Monsieur le secretaire general, repliqua l'inspecteur, je ne me permets guere de donner des conseils a mes chef, mais dans les circonstances ou nous sommes... --Ce sont de diaboliques circonstances, monsieur. --Il se pourrait que les revelations de cet inconnu... --Alors il va me faire des revelations? --Tout porte a le croire... et si elles ont trait au complot... Vous savez que nous ne sommes pas plus avances que le premier jour. --Monsieur, l'interrompit Berthellemot, ma ligne de conduite, et quand je dis ma ligne, c'est celle de M. le prefet... notre ligne de conduite est toujours reglee d'avance, independamment de l'opinion de celui-ci ou de celui-la. De grands evenements se preparent, de tres grands evenements. J'en sais plus long que je ne vous en veux dire, croyez-le bien... La France a besoin d'un maitre: je n'ai jamais varie sur ce point. Qui vivra verra. Aussitot que vous m'avez parle de cet homme, j'ai nourri l'intention formelle de le recevoir. S'il a de mauvais desseins contre ma personne, mon devoir est de risquer ma vie... et quand je dis ma vie... Mais n'importe, pour le service de Sa Majeste... --Sa Majeste! repeta Despaux sans trop d'etonnement. --Ai-je dit Sa Majeste?... C'est la preuve du respect profond que je porte au premier consul... Soyez prudent monsieur l'inspecteur... peut-etre le hasard vous a-t-il permis aujourd'hui d'elever vos regards beaucoup au-dessus de votre sphere... Veuillez placer deux agents en observation... et faites entrer l'homme qui vient me parler de Georges Cadoudal. Le secretaire general repoussa son siege et se mit sur ses pieds. D'un geste solennel il congedia Despaux, qui voulait protester contre ses dernieres paroles. L'instant d'apres, on entendit de lourdes bottes marcher dans une chambre voisine. C'etaient les deux agents qui prenaient leur poste d'observation. Puis l'huissier de service introduisit le mysterieux inconnu par la porte du fond. M. Berthellemot etait debout. Il toisa le nouvel arrivant de la tete aux pieds avec ce regard pretendu profond des comediens qui jouent M. de Sartines ou M. de la Reynie, aux theatres de melodrames. Notez que ce regard seul suffirait pour mettre immediatement le plus vulgaire coquin sur ses gardes. J'affirme sur l'honneur que M. de la Reynie, qui etait un homme de grand merite, ni meme ce bon M. de Sartines, qui n'en avait pas beaucoup plus que M. Berthellemot, ne firent jamais usage de ce regard compromettant. Ce regard a pourtant grand succes au theatre. Un comedien qui se respecte n'en choisit jamais d'autre quand il a occasion de se deguiser en lieutenant de police. Ce regard ne sembla produire aucune impression quelconque sur le singulier personnage qui entrait et qui se retourna paisiblement pour remercier l'huissier de sa complaisance. M. Berthellemot croisa ses bras sur sa poitrine. L'inconnu le salua avec une politesse pleine de bonhomie. --Approchez, dit M. Berthellemot. L'inconnu obeit. La description de M. l'inspecteur divisionnaire Despaux avait du bon. L'homme etait "un gaillard". Du moins, il avait du l'etre. C'etait maintenant un ancien gaillard, et selon toute apparence, a voir les rides de son front et la couleur de son poil, ce ne pouvait plus etre qu'un gaillard demissionnaire. Il etait vetu de noir, tres proprement et tres pauvrement. Il nous souvient d'avoir employe des expressions identiques pour peindre le costume du "papa Severin," la premiere fois que nous le rencontrames, sur son banc de bois, aux Tuileries. Il etait grand, il semblait fort; ses traits vigoureusement accentues, mais calmes et bons, portaient la trace de plus d'un ravage, soit qu'il eut lutte contre des passions desordonnees, soit qu'il eut seulement livre l'eternelle bataille de l'homme contre son malheur. Quand il eut fait les deux tiers du chemin qui separait la porte de la table de travail, il salua decemment et dit: --C'est a M. le prefet que je souhaitais avoir l'honneur de parler. --Impossible, repondit Berthellemot solennellement. D'ailleurs M. le prefet et moi, c'est tout un. --Alors, dit le bonhomme, faute de merles... Je voua remercie tout de meme de m'avoir accorde audience. Berthellemot s'assit et fourra sa main sons son frac; puis croisant ses jambes l'une sur l'autre, il prit un couteau a papier qu'il examina avec beaucoup d'attention. --Mon brave, repliqua-t-il en affectant un air de distraction, j'espere que vous vous en rendrez digne. L'etranger mit sa main, une main robuste et tres blanche, sur le dossier d'une chaise. Comme un certain etonnement vint se peindre dans la prunelle du secretaire general, l'inconnu dit avec simplicite: --J'ai couru aujourd'hui beaucoup dans Paris, monsieur l'employe, et je n'ai pas les moyens de courir en voiture. Il s'assit. Mais ne croyez pas qu'il y eut dans ce fait la moindre effronterie. L'inconnu, tout en s'asseyant, garda son ait decent et courtois. M. Berthellemot se demanda si c'etait un homme d'importance, mal habille, ou tout simplement un pauvre here pechant par l'ignorance du respect profond qui lui etait du, a lui, M. Berthellemot, _alter ego_ de M. Dubois. Il etait lynx par profession, mais myope de nature, il eut beau aiguiser le propre regard de M. de Sartines qu'il avait retrouve dans les cartons, il ne put resoudre cette alternative. --Mon ami, dit-il, pour cette fois, je tolere une familiarite qui n'est pas dans mes habitudes a l'egard des agents. --Je ne suis pas un agent, monsieur l'employe, repondit l'etranger, et je vous remercie de votre complaisance. Je vous reconnais bien, maintenant que je vous regarde. Au temps ou il y avait des clubs, vous parliez haut et bien d'egalite, de fraternite, etc. Cela vous a reussi et je vous en felicite. Pendant que vous prechiez, moi, je pratiquais, ce qui rapporta moins. Depuis que vous avez ferme les clubs ou vous n'aviez plus rien a faire, je garde mes anciennes habitudes, bien plus anciennes que les clubs; je continue de parler franc a mes inferieurs, a mes egaux et a mes superieurs aussi. L'humilite n'est pas generalement le defaut des tribuns parvenus. A cette epoque du consulat, on ne voyait dans Paris que petits Brutus, devenus enrages patriciens: comme s'il etait vrai de dire que la haine de l'aristocratie est souvent tout uniment le desir immodere de tuer l'aristocrate pour se fourrer dans sa peau. M. Berthellemot appartenait energiquement a cette categorie de bourgeois conquerants qui poussent a la roue des revolutions pour se faire une honnete aisance, et qui enrayent tout net, des qu'ils ont quelque chose a perdre, adorant alors avec une franchise au-dessus de tout eloge ce qu'ils ont conspue, conspuant ce qu'il ont adore. Vous en connaissez tant comme cela, je dis tant et tant, qu'il est inutile d'insister. --L'ami, fit-il avec dedain, je vous connais, moi aussi. Le bonheur constant qui accompagne mes mesures, habiles autant que salutaires, mecontente les ennemis du premier consul... --Je suis devoue au premier consul, l'interrompit l'etranger sans facon. Personnellement devoue. --Petite parole! Vous avez le verbe haut, l'ami! Prenez garde! je vous previens qu'un homme comme moi n'est jamais au depourvu. Je n'aurais qu'un mot a dire pour chatier severement votre insolence! Il frappa trois petits coups sur son bureau avec le couteau a papier qu'il tenait a la main. Un coup de theatre sur lequel il comptait evidemment beaucoup se produisit aussitot. La porte laterale ouvrit ses deux battants tout grands, et deux hommes de mauvaise mine parurent debout sur le seuil. L'etranger se mit a sourire en les regardant: --Tiens! Laurent! dit-il doucement, et Charlevoy! Mes pauvres garcons, il n'y avait plus que moi dans tout le quartier pour ne pas y croire! vous en etes donc? Une expression d'embarras se repandit sur les traits des deux agents. Nous mentirions si nous pretendions qu'ils ressemblaient a des princes deguises. --Vous connaissez cet homme? demanda le secretaire --Quant a cela, oui, repliqua Laurent, comme tout le monde le connait, monsieur Berthellemot. --Qui est-il? --Si M. le secretaire general le lui avait demande, murmura Charleroy, il le saurait deja, car celui-la ne se cache pas. --Qui est-il? repeta M. Berthellemot en frappant du pied. De la main, l'etranger imposa silence aux deux agents, et se tournant vers le magistrat, il repondit avec une modestie si haute, qu'elle etait presque de la majeste: --Monsieur l'employe, je ne suis pas grand'chose; je suis Jean-Pierre Severin, successeur de mon pere, gardien jure au caveau des montres et confrontations du tribunal de Paris. XIV LA LECON D'ARMES DU CITOYEN BONAPARTE Il y a des noms qui font peripetie. Celui de Jean-Pierre Severin, gardien jure de la Morgue, ne parut pas produire sur le secretaire general de la prefecture de police un effet extraordinaire. --Petite parole! monsieur Severin, dit seulement Berthellemot, d'un ton qui n'etait pas exempt de moquerie, j'ai affaire a un homme du gouvernement, a ce qu'il parait... Retirez-vous, messieurs, mais restez a portee de voix. Les deux agents disparurent derriere la porte refermee. --Monsieur, reprit alors le secretaire general, dont l'accent devint severe, je ne vois pas bien ou peut tendre la posture que vous avez prise pres de moi. Je suis au lieu et place du prefet! --Je n'ai pris aucune posture, repliqua Jean-Pierre. Voila tantot quarante cinq ans que je suis moi-meme, et je ne pretends pas changer. Ce n'est pas moi qui ai egare l'entretien. --Brisons la, s'il vous plait, monsieur le gardien de la Morgue, l'interrompit Berthellemot avec brusquerie. Notre temps est precieux. --Le notre aussi, fit Jean-Pierre simplement. --Que me voulez-vous? --Je veux vous rendre un service et en solliciter un de vous. --S'agit-il de la grande affaire? --Je ne connais pas de plus grande affaire que celle dont il s'agit. Le secretaire general lacha son couteau a papier, et le rouge lui monta au visage. Il fit ce reve de s'approprier un renseignement d'Etat de premiere importance, pendant que son chef courait la pretentaine. Il se vit prefet de police. --Que ne parliez-vous! s'ecria-t-il d'une voix qui tremblait maintenant d'impatience. Vous serez recompense richement, monsieur Severin! Vous fixerez vous-meme la somme... --Monsieur l'employe, je ne demande pas de recompense. --Comme vous voudrez, monsieur Severin, comme vous voudrez... Savez-vous ou il se cache? --Ou il se cache? repeta le gardien de la Morgue. Vous voulez dire: Ou on le cache? Et comme le secretaire general le regardait sans comprendre, il ajouta: --Ou on les cache, meme, car ils sont deux: un jeune homme et une fille. Berthellemot fronca le sourcil, puis il parut frappe d'une idee subite. --Vous etes plusieurs Severin? dit-il en ouvrant precipitamment un des tiroirs de son bureau. --Ce n'est pas un nom tres rare, repondit le gardien; mais de ma famille, je ne connais que mon fils et moi. --Quel age a votre fils? --Dix ans. Le secretaire general lisait avec attention une piece qu'il venait de prendre dans son tiroir. --Avez-vous oui parler, de pres ou de loin, dit-il, d'un homme de votre nom... d'un Severin qui porte le sobriquet de Gateloup? --C'est moi-meme, repondit le gardien. H. Bertbellemot eut un court tressaillement, qu'il reprima aussitot. Le gardien continua: --Je suis Severin, dit Gateloup. Gateloup etait mon surnom de prevot d'armes, des avant la Revolution. --Ah! ah! fit Berthellemot, qui se reprit a le considerer d'un air defiant, vous avez donc fait plus d'un metier, monsieur le gardien jure? --J'ai fait beaucoup de metiers, monsieur l'employe. --Et vous continuez peut-etre a manger a plus d'un ratelier, monsieur Gateloup? --Monsieur l'employe superieur, rectifia le bonhomme avec docilite. --Berthellemot poursuivit: Et vous continuez peut-etre a manger a plus d'un ratelier, monsieur Gateloup? Ceci fut dit d'un ton pointu: le ton habile, le ton Sartines. Jean-Pierre Severin tira de son gousset une montre-oignon de la plus venerable rondeur et la consulta. --Si monsieur l'employe superieur voulait m'expedier... commenca-t-il. --N'ayez point d'inquietude, l'interrompit Berthellemot, qui, en ce moment, avait une figure a gagner cent livres par mois dans n'importe quel theatre en jouant les peres nobles comiques, soyez tranquille, monsieur le gardien jure! On va vous expedier, et de la bonne maniere! Il se renversa sur le dossier de son fauteuil et ajouta: --Severin, dit Gateloup, pensez-vous que le premier consul choisisse ses serviteurs au hasard? S'il m'a confie la mission importante de suppleer ou de completer M. Dubois, c'est que son oeil percant avait decouvert en moi cette surete de vue, ce sang-froid, ce discernement que les annales de la police accordent seulement a quelques magistrats hors ligne. Vous avez en vain essaye de me tromper, je vous perce a jour: vous conspirez! Jean-Pierre fixa sur lui son grand oeil bleu qui avait parfois le regard limpide de l'enfance. --Ah bah! fit-il. M. Berthellemot continua: --Hier, a neuf heures et demie du soir, vous ayez ete vu et reconnu tenant conference avec le traitre Georges Cadoudal, dans la rue de l'Ancienne-Comedie. --Ah bah! repeta Jean-Pierre. Et si l'on a reconnu le traitre Georges Cadoudal, ajoutat-il, pourquoi ne l'a-t-on pas bel et bien coffre? --Je vous mets au defi, prononca majestueusement M. Berthellemot, de sonder la profondeur de nos combinaisons! Jean-Pierre n'ecoutait plus. --C'est pourtant vrai, dit-il, que j'etais hier au soir, a neuf heures et demie, au carrefour du Theatre-Brule, ou de l'Odeon, si vous aimez mieux. La, j'ai cause avec M. Moriniere de l'affaire qui justement m'amene aupres de vous... Mais j'affirme ne pas connaitre du tout le traitre Georges Cadoudal. --Ne cherchez pas d'inutiles subterfuges... commenca Berthellemot. Et comme Jean-Pierre froncait tres franchement ses gros sourcils, le secretaire general ajouta: --Je vous parle dans votre interet. Il ne faut jamais jouer au fin avec l'administration, surtout quand elle est representee par un homme tel que moi, a qui rien n'echappe et qui lit couramment au fond des consciences. Vous autres, revelateurs, vous avez l'habitude de vous jeter dans les chemins de traverse pour doubler, pour tripler le prix d'un renseignement, C'est votre maniere de marchander; je ne l'approuve pas. Pendant qu'il reprenait haleine, Jean-Pierre lui dit d'un air mecontent: --Avec cela que vous marchez droit, vous, monsieur l'employe superieur! Tout a l'heure, vous m'accusiez de conspirer, a present, vous me prenez pour une mouche! H. Berthellemot ne perdit point son sourire d'imperturbable suffisance. --Nous, c'est bien different, repliqua-t-il, nous tatons, nous allons a droite et a gauche, battant les buissons... chacun de ces buissons, bonhomme, peut cacher une machine infernale! --Alors, dit Jean-Pierre, qui s'installa commodement sur sa chaise, battez les buissons, monsieur l'employe superieur, et criez gare, quand vous trouverez la machine... Des que vous aurez fini, nous causerons, si vous voulez. Tous les hommes tres fins ont un geste particulier, une moue, un tic, dans les moments d'embarras mental: Archimede a ces heures, sortait du bain tout nu et parcourait ainsi les rues de Syracuse: on ne souffrirait plus cela; Voltaire, plus frileux, se bornait a jeter sa tabatiere en l'air et la rattrapait avec beaucoup d'adresse; Machiavel mangeait un petit morceau de sa levre; M. de Talleyrand s'amusait a retourner la longue peau de ses paupieres sens dessus dessous. M. Dubois, prefet de police, ne faisait rien de tout cela. A l'aide d'une grande habitude qu'il avait de cet exercice, il obtenait de chacune des articulations de ses doigts un petit claquement qui le divertissait lui-meme et impatientait autrui. Quand tout reussissait, il pouvait fournir, a trois par doigts trente petites explosions, mais les pouces n'en donnaient parfois que deux. M. Berthellemot imitait son chef dans ce que son chef avait de bon. Quand le prefet n'etait pas la, le secretaire general obtenait parfois jusqu'a trente-six craquements et pensait a part lui: Je fais tout mieux que M. le prefet!... Aujourd'hui, en desarticulant ses phalanges, M. Berthellemot se dit: --Voila un homme dangereux et profond comme un puits. Il faut le circonvenir, et je m'en charge! petite parole! --Mon cher monsieur Severin, reprit-il avec une noble condescendance, vous n'etes pas le premier venu. Vous avez recu bonne education, cela se voit, et vous avez une facon de vous presenter tres convenable. L'emploi que vous occupez, est mediocre... --Je m'en contente, l'interrompit Gateloup avec une sorte de rudesse. --Fort bien... Nous disposons ici de certains fonds, destines a recompenser le devouement... --Je n'ai pas besoin d'argent, l'interrompit encore Gateloup. Puis il ajouta, avec un sourire qui sentait en verite son gentilhomme: --Monsieur l'employe superieur, vous battez des buissons ou je ne suis pas. --Morbleu! a la fin, s'ecria Berthellemot, qu'est-ce que vous avez a me dire, mon brave? --Ce n'est pas ma faute si M. l'employe superieur ne le sait deja, repliqua Jean Pierre. Je viens ici... Mais le demon de l'interrogation reprenait M. Berthellemot: --Permettez! fit-il d'un ton d'autorite. C'est a moi, je suppose, de conduire l'entretien. Ne nous egarons pas... Vous dites que le personnage suspect avec qui vous etiez rue de l'Ancienne-Comedie s'appelle Moriniere... --Et qu'il n'est pas suspect, intercala Jean-Pierre. --Vous niez qu'il soit le meme que Georges Cadoudal? --Pour cela, de tout mon coeur! --Alors, qui est-il? --Un marchand de chevaux de Normandie. --Ah! ah! de Normandie!... Je prends des notes, ne vous effrayez pas... Le fait est qu'il y a de nombreux maquignons en Normandie... Et pourquoi, s'il vous plait, M. Severin frequentez-vous des maquignons? --Parce que M. Moriniere est dans le meme cas que moi, repondit Jean-Pierre. --Prenez garde! s'ecria M. Berthellemot; vous aggravez votre affaire. Dans quel cas etes-vous? --Dans le cas d'un homme qui a perdu un enfant. --Et vous venez a la prefecture?... --Pour que M. le prefet m'aide a le retrouver, voila tout. Il y a des gens qui mettent deux paires de lunettes. An regard de M. de Sartines, dont il faisait generalement usage, M. Berthellemot joignit le regard de M. Lenoir. Feu Argus en avait encore davantage. --Est-ce plausible? grommela-t-il. Je prends des notes... Ah! ah! le prefet serait bien embarrasse! --Et si ce n'est pas votre etat, monsieur l'employe superieur, ajouta Jean-Pierre, qui fit mine de se lever, j'irai ailleurs. --Ou donc irez-vous, mon garcon? --Chez le premier consul, si vous voulez bien le permettre. M. Berthellemot bondit sur son fauteuil. --Chez le premier consul, repeta-t-il. Bonhomme, pensez-vous qu'on entre comme cela chez le premier consul? --Moi, j'y entre, repondit Jean-Pierre simplement. Il faut donc me dire, par un oui ou par un non, et sans nous facher, si c'est votre metier d'aider les gens en peine. La question ainsi posee deplut manifestement au secretaire general, qui reprit son couteau a papier et l'aiguisa sur son genou. --L'ami, dit-il entre ses dents, vous m'avez deja pris beaucoup de mon temps, qui appartient a l'interet public. Si vous pretendiez jamais que je ne vous ai pas recu avec bonte, vous seriez un audacieux calomniateur. Je ne fais pas un metier, sachez cela: j'ai un haut emploi, le plus important de tous les emplois, presque un sacerdoce! Je vous donnerais un dementi formel au cas ou vous avanceriez que je vous ai refuse mon aide. Me blamez-vous pour les precautions dont j'entoure la vie precieuse de notre maitre? Expliquez-vous brievement, clairement, categoriquement. Pas d'ambages, pas de detours, pas de circonlocutions! Que reclamez-vous? Je vous ecoute. --Je viens, commenca aussitot Jean-Pierre, pour vous demander... Mais M. Berthellemot l'interrompit d'un geste familier, qui formait avec la gravite un peu rogue de son maintien un contraste presque attendrissant. --Attendez! attendez! fit-il comme si une idee subite eut traverse son cerveau. Je perdrais cela! Saisissons la chose au passage! Par quel hasard, mon cher monsieur Severin, avez-vous vos entrees chez le premier consul?... Il est bien entendu que, si c'est un secret, je n'insiste pas le moins du monde. --Ce n'est pas un secret, repliqua Jean-Pierre. Il m'arriva une fois sous la Convention... --Nous nous comprenons bien, mon cher monsieur Severin je ne vous force pas, au moins... --Monsieur l'employe superieur, interrompit Jean-Pierre a son tour, si ce n'etait pas mon idee de vous repondre, vous auriez beau me forcer. Je ne dis jamais que ce que je veux. --Un brave homme! s'ecria le secretaire general avec une admiration dont nous ne garantissons pas la sincerite, un vrai brave homme... allez! --Sous la Convention, continua Jean-Pierre, vers la fin de la Convention, et, s'il faut preciser, je crois que c'etait dans les premiers jours de vendemiaire, an IV,--le 23 ou le 24 septembre 1795,--un jeune homme en habit bourgeois, d'aspect maladif et pale, vint dans ma salle d'armes... --Quelle salle d'armes? demanda M. Berthellemot. --J'etais marie depuis trois ans deja, et j'avais mon petit garcon. Comme on n'avait plus besoin de chantres a Saint-Sulpice, dont les portes etaient fermees, je m'etais mis en tete de monter une petite academie dans une chambre, sur le derriere de l'hotel ci-devant d'Aligre, rue Saint-Honore. Mais ceux qui font aller les salles d'escrime etaient loin a ce moment-la, avec ceux qui vont a l'eglise, et je ne gagnais pas du pain. --Pauvre monsieur Severin! ponctua Berthellemot, je ne peux pas vous exprimer a quel point votre recit m'interesse? --Ce jeune homme en habit bourgeois dont je vous parlais avait une tournure militaire... --Je crois bien, mon cher monsieur Severin! comme Cesar! comme Alexandre le Grand! comme... --Comme Napoleon Bonaparte, monsieur l'employe superieur, on ne vous en passe pas; vous avez devine que c'etait lui. Berthellemot fourra sa main droite dans son jabot et dit avec conviction: --Petite parole, vous en verrez bien d'autres. Ce n'est pas au hasard que le premier consul choisit ceux qui doivent occuper certaines positions. Non, ce n'est pas au hasard! --Donc, reprit Jean-Pierre Severin, le jeune Bonaparte, general de brigade en disponibilite, attache, par je ne sais quel bout, au ministere de la guerre, grace a la protection de M. de Pontecoulant, mecontent, fievreux, tourmente,--pauvre fourreau use par une magnifique lame,--entrait tout uniment: dans la premiere salle d'armes venue, pour y chercher une fatigue physique qui apaise les nerfs et mate l'intelligence. --Savez-vous que vous vous exprimez tres bien, mon cher monsieur Severin? dit le secretaire general. --Je ne l'avais jamais vu, continua Jean-Pierre, et meme je n'avais jamais entendu prononcer son nom, mais je passe; pour etre un peu sorcier. Berthellemot recula son siege. Jean-Pierre reprit:: --Vous ne croyez pas aux sorciers, ni moi non plus... cependant, monsieur l'employe superieur, il se passe a Paris, en ce moment, des choses bien etranges, et le motif de ma presence dans votre cabinet a trait a une aventure qui frise de bien pres le surnaturel... Mais revenons au jeune Bonaparte. J'eus comme un choc en le voyant. Un brouillard lumineux tomba devant mon regard. Il sourit et prit un fleuret qu'il mit en garde de quarte d'une main novice et presque maladroite. "--Est-ce vous qui etes le citoyen Severin, dit Gateloup! me demanda-t-il. "--Oui, citoyen general," repondis-je. --Je ne me trompe pas, s'interrompit ici Jean-Pierre. Je l'appelai citoyen general, et je ne saurais expliquer pourquoi. "--Capitaine, mon ami, rectifia-t-il. Et me trouvez-vous trop vieux pour mon grade?" Le citoyen Bonaparte avait alors juste vingt-cinq ans, et n'en paraissait pas plus de vingt. Je ne me souviens plus de ce que je repondis, j'eprouvais un grand trouble. Il poursuivit: "--Antoine Dubois, mon medecin, m'a ordonne de faire de l'exercice; je ne sais pas me promener, c'est trop long, et je passerais vingt-quatre heures a cheval sans fatigue. Etes-vous homme a me rompre les os, a me courbaturer les muscles en vingt minutes de temps chaque jour? "--Oui, citoyen general. "--On vous dit capitaine... Et combien me prendrez-vous pour cela? je ne suis pas riche." Nous convinmes du prix, et il fallut commencer incontinent; car, des ce temps-la, il n'aimait pas attendre. Je ne le fatiguai pas, je le moulus si bel et si bien qu'il demanda grace et tomba tout haletant sur ma banquette. "--Parbleu! dit-il en riant et en essuyant ses cheveux plats qui ruisselaient de sueur sur son grand front, Mme de Beauharnais jetterait de jolis cris, si elle me voyait en un pareil etat!" J'etais muet et presque aussi las que lui, moi dont le bras est de fer et le jarret d'acier. "--Ca! mon maitre, dit-il en se levant tout a coup, j'ai perdu plus de vingt minutes. Que je vous paye, et a demain!" Il plongea precipitamment dans son gousset sa main longue et fine, mais il la retira vide: il avait oublie ou perdu sa bourse. "--Me voila bien! fit-il en rougissant legerement, je me suis donne ici une fausse qualite, et je vais etre oblige de vous demander credit! "--General, repliquai-je, vous n'avez trompe personne. "--C'est vrai... Vous me connaissiez? "--Non, sur mon honneur!... "--Alors, comment savez-vous!... "--Je ne sais rien." Il fronca le sourcil. "--Sire..." continuai-je. --Sire! s'ecria le secretaire general, qui ecoutait avec une avide attention. Parole jolie! vous l'appelates sire, mon cher monsieur Gateloup! --Monsieur l'employe, s'interrompit Jean-Pierre, je vous dis les choses comme elles furent. Je vous ai promis de raconter, non point d'expliquer. Le citoyen Bonaparte fit comme vous: il repeta ce mot: sire! Et il recula de plusieurs pas, disant: "--L'ami, je suis un republicain!" Moi, je poursuivis, parlant comme les pythonisses antiques, avec un esprit qui n'etait pas a moi: "--Sire, je suis un republicain, moi aussi, je l'etais avant vous, je le serai apres vous. Ne craignez pas que je reclame jamais des interets trop lourds pour le credit que je fais aujourd'hui a Votre Majeste!" --Vous dites cela? murmura Berthellemot, avant le 13 vendemiaire! C'est curieux, petite parole, c'est extremement curieux! --Pas longtemps auparavant... c'etait le 4 ou le 5. --Et que repondit l'empereur?... je veux dire le premier consul... je veux dire le citoyen Bonaparte. --Le citoyen Bonaparte me regarda fixement. La paleur de sa joue creuse et amaigrie etait devenue plus mate. "--Ami Gateloup, me dit-il, d'ordinaire je n'aime ni les illumines ni les fous... mais vous ayez l'air d'une bonne ame, et vous m'avez courbature comme il faut... A demain." Et il partit. --Et il revint? demanda Berthellemot. --Non... jamais. --Comment! jamais? --Il n'eut pas le temps... Sa courbature n'etait pas encore guerie quand le 13 vendemiaire arriva. A l'affaire devant Saint-Roch, il commandait l'artillerie. Il y eut la bien du sang repandu: du sang francais. Le jeune general de brigade etait nomme general de division par le Directoire: il n'avait plus besoin de la protection de M. de Pontecoulant... Je le suivais de loin; j'allais ou l'on parlait de lui, et bientot on parla de lui partout... Comment dire cela? Il m'inspirait une epouvante ou il y avait de la haine et de l'amour... L'annee suivante, il epousa cette Mme de Beauharnais "qui aurait pousse de jolis cris," si elle l'avait vu en l'etat ou je l'avais mis a ma salle d'armes;--puis il partit, general en chef de l'armee d'Italie. --Et vous ne l'aviez pas revu? interrogea le secretaire general, qui oubliait de jouer sa comedie, tant la curiosite le tenait. --Je ne l'avais pas revu, repondit Jean-Pierre. --Dois-je conclure qu'il est encore votre debiteur? --Non pas! Il m'a paye. --Genereusement? --Honnetement. --Que vous a-t-il donne? --Le prix de mon cachet etait d'un ecu de six livres. Il m'a donne un ecu de six livres. Le secretaire general enfla ses joues et souffla comme Eole en faisant craquer ses doigts. --Pas possible! parole mignonne, pas possible! --Ce qui n'etait pas possible, prononca lentement Jean-Pierre Severin, dont la belle tete se redressa comme malgre lui, c'etait de me donner davantage. --Parce que? fit Berthellemot naivement. --Je vous l'ai dit, monsieur l'employe superieur, repondit Jean-Pierre: j'etais republicain avant le general Bonaparte; je suis republicain, maintenant que le premier consul ne l'est plus guere; je resterai republicain quand l'empereur ne le sera plus du tout. XV LA RUE DE LA LANTERNE Le secretaire general de la prefecture rapprocha son siege et prit un air qu'il voulait rendre tout a fait charmant. --Alors, dit-il, cher monsieur Severin, nous allons quelquefois rendre notre petite visite a notre ancien eleve, sans facon? --Quelquefois, repondit Jean-Pierre, pas souvent. --Et nous ne demandons jamais rien? --Si fait... je demande toujours quelque chose. --On ne nous refuse pas? --On ne m'a pas encore refuse... --Et pourtant, ajouta-t-il en se parlant a lui-meme, ma derniere requete etait de six mille louis... --Malepeste! six mille louis! il y a bien des cachets de six livres, la dedans, mon cher monsieur Severin! --Quand vous passerez au Marche-Neuf, monsieur l'employe, regardez la petite maison qu'on y batit... --La nouvelle Morgue! s'ecria Berthellemot. Parbleu! je la connais de reste! on n'a pas voulu suivre nos plans... --C'est qu'ils n'etaient pas conformes aux miens, placa modestement Jean-Pierre. --Bon! bon! bon! fit par trois fois le secretaire general. Je suis, en verite, bien enchante d'avoir fait votre connaissance. Nous sommes voisins, mon cher monsieur Severin... quand vous aurez besoin de moi, ne vous genez pas, je vous presenterai a M. le prefet. --Voila plus d'une heure et demie, monsieur l'employe, l'interrompit doucement Jean-Pierre, que vous savez que j'ai besoin de vous. --C'est accorde, mon voisin, c'est accorde... ne vous inquietez pas... accorde, parole jolie! accorde! --Qu'est-ce qui est accorde? --Tout... et n'importe quoi... nous voila comme les deux doigts de la main... ah! ah! misericorde! ce ne sont pas les republicains comme vous que nous craignons... Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontre un homme dont la conversation m'ait plus vivement interesse... Mais qu'avons-nous besoin d'ecouteurs aux portes, dites? Laurent! Charlevoy! Ici, mes droles! La porte laterale s'ouvrit aussitot, montrant les deux agents le chapeau a la main. --Allez voir au cabaret si nous y sommes, citoyens, leur dit Berthellemot; et en passant prevenez M. Despaux que je le mettrai demain a la disposition de ce bon M. Severin... pour une affaire tres serieuse, tres pressee, et qui regarde un ami devoue du gouvernement consulaire. --M'est-il permis de vous interrompre, monsieur l'employe? demanda Jean-Pierre. --Comment donc, mon cher voisin!... Attendez, vous autres! --Je voulais vous faire observer simplement, dit Jean-Pierre, que ce n'est pas demain, mais ce soir meme que je reclamerai votre concours. --Vous entendez, Laurent! vous entendez, Charlevoy! Prevenez M. Despaux qu'il ne quitte pas la prefecture, et vous-memes restez aux environs... Il y aura un service de nuit, s'il le faut... Allez!... Petite parole! il y a des gens pour qui on ne saurait trop faire. --Voyez-vous, bon ami et voisin, reprit Berthellemot quand les deux agents eurent disparu, tout ici est ordonne, huile, graisse comme une mecanique en bon etat. Le premier consul sait bien que je suis l'ame de la maison; il aurait desire m'elever a des fonctions plus en rapport avec mes capacites, mais je fais si grand besoin a cet excellent M. Dubois. D'un autre cote, je me suis attache a cette pauvre bonne ville de Paris, dont je suis le tuteur et le surveillant... l'espiegle qu'elle est me donne bien quelque fil a retordre, mais c'est egal, j'ai un faible pour elle... Ah ca! maintenant que nous voila seuls, causons... Quand vous verrez le premier consul, j'espere que vous lui direz avec quel empressement je me suis mis a votre disposition... --Puis-je vous expliquer mon affaire, monsieur l'employe? --Oui, certes, oui, repondit Berthellemot. Je vous appartiens des pieds a la tete. Seulement, vous savez, pas de details inutiles; ne nous noyons pas dans le bavardage! le bavardage est ma bete noire. En deux mots, je me charge d'expliquer le cas le plus difficile, et c'est ce qui fait ma force... Prenez votre temps! recueillez-vous. C'est qu'il est comme cela! j'entends le premier consul! Il a du etre vivement frappe de cette bizarrerie: un homme qui lui dit Sire et Votre Majeste, en pleine Convention!... Et savez-vous? souvent des personnes placees dans des positions... originales prennent plus d'influence sur lui que les plus importants fonctionnaires... Je suis tout oreilles, mon cher monsieur Severin. --Monsieur l'employe superieur, commenca Jean-Pierre, quoique je n'aie aucunement le desir de vous raconter ma propre histoire, il faut que vous sachiez que je me suis marie un peu sur le tard. --Et comment va madame? interrogea bonnement M. Berthellemot. --Assez bien, merci. Quand je l'ai epousee, en 1789... --Grand souvenir! piqua le secretaire general. --Elle avait, poursuivit Jean-Pierre, un enfant d'adoption, une petite fille... --Voulez-vous que je prenne des notes? l'interrompit Berthellemot avec petulance. --Il n'est pas necessaire. --Attendez, cela vaut toujours mieux. Ma memoire est si chargee!... et pendant que nous sommes ici de bonne amitie tous deux, mon cher voisin et collegue... car enfin, nous sommes egalement salaries par l'Etat... laissez-moi vous dire une chose qui va bien vous etonner: je ne ressemble pas du tout au premier consul! Jean-Pierre ne fut pas aussi surpris que M. Berthellemot l'esperait. --Je ne lui ressemble pas, poursuivit celui-ci, en ce sens que, moi, je crois un peu a toutes ces machines-la... Je ne suis pas superstitieux... Allons donc!... hors l'Etre supreme que nous avons admis parce qu'il n'est pas genant, je me moque de toutes les religions, au fond... Mais, voyez-vous, il est incontestable que certaines diableries existent. J'avais une vieille tante qui avait un chat noir... Ne riez pas, ce chat etait etonnant? Et je vous defierais d'expliquer philosophiquement le soin qu'il prenait de se cacher au plus profond de la cave quand on etait treize a table... Savez-vous l'anecdote de M. Bourtibourg? Elle est curieuse. M. Bourtibourg avait perdu sa femme d'une sueur rentree. C'etait un homme econome et range, qui entretenait sa cuisiniere pour ne pas se deranger a courir le guilledou. Desapprouvez-vous cela? les avis sont partages. Moi, je trouve que le mieux est de n'avoir point d'attache et d'aller au jour le jour. Un soir qu'il faisait son cent de piquet avec le vicaire de Saint-Merry... j'entends l'ancien vicaire, car il avait epouse la femme du citoyen Lancelot, marchand de bas et chaussons a la Barillerie... Ils avaient divorce, les Lancelot, s'entend... Et Lancelot faisait la cour, en ce temps-la, a la cousine de M. Fouche, qui n'achetait pas encore des terres d'emigre... Eh bien! on entendit marcher dans le corridor, ou il n'y avait personne, comme de juste, et Mathieu Luneau, le brigadier de la garde de Paris, qui se portait comme pere et mere, mourut subitement dans la huitaine. Je puis vous certifier cela: j'avais pris des notes... Du reste, les historiens de l'antiquite sont pleins de faits semblables: la veille de Philippes, la veille d'Actium... Vous savez tout cela aussi bien que moi, car vous devez etre un homme instruit, monsieur Severin: je me trompe rarement dans mes appreciations... --Le temps passe... voulut dire Jean-Pierre, qui avait deja consulte sa grosse montre deux ou trois fois. --Permettez! je ne parle jamais au hasard. C'etait pour arriver a vous dire qu'en ce moment meme et en pleine ville de Paris, il se passe un fait capital... Croyez-vous aux vampires, vous, mon voisin? --Oui, repondit Jean-Pierre sans hesiter. --Ah bas! fit M. Berthellemot en se frottant les mains, en auriez-vous vu? --J'ai fait mieux qu'en voir, repliqua le gardien de la Morgue en baissant la voix cette fois, j'en ai eu. --Comment! voua en avez eu! C'est un sujet qui excite tout particulierement ma curiosite. Expliquez-vous, je vous en prie, et ne vous formalisez point si je prends quelques notes. --Monsieur l'employe superieur, prononca Jean-Pierre lentement, chaque homme a quelque point sur lequel precisement il ne lui plait pas de s'expliquer. Si j'etais interroge en justice, je repondrais selon ma conscience. --Tres-bien, monsieur Severin, tres-bien... Vous croyez au vampires, cela me suffit pour le moment... Je voulais vous dire qu'a l'heure ou nous sommes, cent mille personnes, a Paris, sont persuades qu'un etre de cette espece rode dans les nuits de la capitale du monde civilise. --Je venais vous parler de cela, monsieur l'employe, l'interrompit Jean-Pierre, et si vous le voulez bien... --Pardon! encore un mot! un simple mot... Croiriez-vous que nous en sommes encore a l'etat d'ignorance la plus complete sur la matiere, malgre les savants ouvrages publies en Allemagne. Moi, je lis tout, sans nuire a mes occupations officielles. Voila ou mon organisation est veritablement etonnante! Nos badauds appellent l'etre en question _la vampire_, comme s'il n'etait pas bien connu que la femelle du vampire est l'oupire ou succube, appelee aussi goule au moyen age... J'ai jusqu'a present onze plaintes... sept jeunes gens disparus et quatre jeunes filles... Mais je vous ferai observer, et ce sont les propres termes de mon rapport a M. le prefet, qu'il n'y a besoin pour cela ni de goule, ni de succube, ni d'oupire. Paris est un monstre qui devore les enfants. --A dater de l'heure presente, monsieur l'employe, dit Jean-Pierre qui se leva, vous avez treize plaintes, puisque je vous en apporte deux: une en mon nom personnel, une au nom de mon compere et compagnon, le citoyen Moriniere, marchand de chevaux, que vous avez pris pour Georges Cadoudal. Berthellemot se toucha le front vivement. -Je savais bien que j'avais quelque chose a vous demander! s'ecria-t-il. On devrait prendre des notes. Eprouvez-vous quelque repugnance a me dire depuis combien de temps vous connaissez ce M. Moriniere? --Aucune. Je l'ai vu pour la premiere fois il y a deux ans, Il venait a ma salle pour maigrir. C'est une bonne lame. --Est-ce l'habitude, parmi les marchands de chevaux, de connaitre et de pratiquer l'escrime? --Pas precisement, monsieur l'employe, mais la meilleure epee de Paris, apres moi, qui suis un ancien chantre de paroisse, est Francois Maniquet, le boulanger des hospices... le metier n'y fait rien. --Et vous n'avez jamais cesse de voir ce citoyen Moriniere depuis deux ans? --Au contraire, je l'avais perdu de vue. Son commerce ne lui permet point de sejourner longtemps a Paris. Berthellemot cligna de l'oeil et se gratta le bout du nez. Aucun detail n'est superflu quand il s'agit de ces personnages historiques. --Ce vantard de Fouche, grommela-t-il, battrait la campagne et irait chercher midi a quatorze heures; M. Dubois resterait empetre... moi, je tombe droit sur la piste comme un limier bien exerce. --Mon cher monsieur Severin, reprit-il tout haut, en quelles circonstances avez-vous retrouve M. Moriniere, votre compere et compagnon? --A la Morgue. --Recemment? --Hier matin... Il venait la, bien triste et tout tremblant, pour s'assurer que le corps de son fils n'etait point pose dans le caveau. --Mais, sarpebleu! s'ecria Berthellemot, je ne connais pas de fils adulte a Georges Cadoudal! Parole! Jean-Pierre ne repondit pas. Berthellemot reprit: --Me voila tout a vous pour notre petite affaire de la jeune fille enlevee. Vous ne sauriez croire, mon voisin, combien cet ordre d'idees m'interesse et fait travailler mon ardente imagination. Si Paris possede une goule, il faut que je la trouve, que je l'examine, que je la decrive... Vous savez que ces personnes ont des levres qui les trahissent... Que j'aie seulement un petit bout de trace, et j'arriverai tout net a l'antre, a la caverne, a la tombe ou s'abrite le monstre... C'est la partie agreable de la profession, voyez-vous; cela delasse des travaux serieux. Faites votre rapport a votre aise, soyez veridique et precis. Je vais prendre des notes. --Monsieur l'employe, demanda Jean-Pierre avant de se rasseoir, puis-je esperer que je ne serai plus interrompu? --Je ne pense pas, mon voisin, repartit Berthellemot d'un air un peu pique, avoir abuse de la parole. Mon defaut est d'etre trop taciturne et trop reserve. Allez, je suis muet comme une roche. Jean-Pierre Severin reprit son siege et commenca ainsi: --L'etablissement nouveau du Marche Neuf, dont je dois etre le greffier concierge, est presque acheve et necessite deja de ma part une surveillance fort assujettissante. On expose encore a l'ancien caveau, mais sous quelques jours on fera l'etrenne de la Morgue... et c'est une chose etonnante; je songe a cela depuis bien des semaines. Je me demande malgre moi: qui viendra la le premier? Certes, c'est une maison a laquelle on ne peut pas porter bonheur, mais enfin, il y a des presages. Qui viendra la le premier! un malfaiteur? un joueur? un buveur? un mari trompe? une jeune fille decue? le resultat d'une infortune ou le produit d'un crime? Nous demeurons a deux pas du Chatelet, au coin de la petite rue de la Lanterne. J'aime ma femme comme le desespere peut cherir la consolation, le condamne la misericorde. A une triste epoque de ma vie ou je croyais mon coeur mort, j'allai chercher ma femme tout au fond d'une agonie de douleurs, et mon coeur fut ressuscite. Notre logis est tout etroit; nous y sommes les uns contre les autres; mon fils grandit pale et faible. Nous n'avons pas assez d'espace ni d'air, mais nous nous trouvons bien ainsi; il nous plait de nous serrer dans ce coin ou nos ames se touchent. Il y a chez nous trois chambres: la mienne, ou dort mon fils, celle ou ma femme s'occupe de son menage; nous y mangeons, et c'est la que le poele s'allume l'hiver; celle enfin ou Angele brodait en chantant avec sa jolie voix si douce. Celle-la n'a guere que quelques pieds carres, mais elle est tout au coin de la rue, et il y vient un peu de soleil. Le rosier qui est sur la fenetre d'Angele a donne hier une fleur. C'est la premiere. Elle ne l'a pas vue... La verra-t-elle? De l'autre cote de la rue se dresse une maison meilleure que la notre et moins vieille. On y loue au mois des chambres aux jeunes clercs et a ceux qui font leur apprentissage pour entrer dans la judicature. Voila un peu plus d'un an, il n'y avait pas quinze jours que ma femme et moi nous nous etions dit: Angele est maintenant une jeune fille, un etudiant vint loger dans la maison d'en face. On lui donna une chambre au troisieme etage, une belle chambre, en verite, a deux fenetres, et aussi large a elle toute seule que notre logis entier. C'etait un beau jeune homme, qui portait de longs cheveux blonds boucles. Il avait l'air timide et doux. Il suivait les cours de l'ecole de droit. J'ai su cela plus tard, car je ne prends pas grand souci des choses de notre voisinage. Ma femme le sut avant moi, et Angele avant ma femme. Le jeune homme avait nom Kervoz ou de Kervoz, car voila qu'on recommence a s'appeler comme autrefois. Il etait le fils d'un gentilhomme breton, mort avec M. de Sombreuil, a la pointe de Quiberon... M. Berthellemot prit une note et dit: --Mauvaise race! --Comme je n'ai jamais change d'idee, repliqua Jean-Pierre, je n'insulte point ceux qui ne changent pas. Le temps a venir pardonnera le sang repandu plutot que l'injure. Que Dieu soutienne les hommes qui vivent par leur foi, et donne l'eternelle paix aux hommes qui moururent pour leur foi. Je ne veux pas vous dire que notre fillette etait jolie et gaie, et heureuse et pure. Quoique mon fils soit a nous deux, je ne sais pas si je l'aimais plus tendrement qu'Angele qui n'appartient, par les liens du sang, qu'a ma pauvre chere femme. Quand elle venait, le matin, offrir son front souriant a mes levres, je me sentais le coeur leger et je remerciais Dieu qui gardait a notre humble maison ce cher et adore tresor. Nous l'aimions trop. Vous avez devine l'histoire, et je ne vous la raconterai pas au long. La rue est etroite. Les regards et les sourires allerent aisement d'une croisee a l'autre, puis l'on causa; on aurait presque pu se toucher la main. Un soir que je rentrais tard, pour avoir assiste a une enquete medicale, au Chatelet, je crus rever. Il y avait au-dessus de ma tete, dans la rue de la Lanterne, un objet suspendu. C'etait au commencement du dernier hiver, par une nuit sans lune; le ciel etait couvert, l'obscurite profonde. Au premier aspect, il me sembla voir un reverbere eteint, balance dans les airs a une place qui n'etait point la sienne. La corde qui le soutenait etait attachee d'un cote a la fenetre du jeune etudiant, de l'autre a la croisee d'Angele. --Voyez-vous cela! murmura le secretaire general. Il y a des quantites d'anges pareils. Je prends des notes. --Moi, poursuivit Jean-Pierre, je ne devinai pas tout de suite, tant j'etais sur de ma fillette. --Le bon billet que vous aviez la, mon voisin! ricana Berthellemot. Jean-Pierre etait pale comme un mort. Le secretaire general reprit: --Ne vous fachez pas! Personne ne deplore plus que moi l'immoralite profonde que les moeurs du Directoire ont inoculee a la France, notre patrie. Je comparerais volontiers le Directoire a la Regence, pour le relachement des moeurs. Il faut du temps pour guerir cette lepre, mais nous sommes la, mon voisin... --Vous y etiez, en effet, monsieur le prefet, l'interrompit Jean-Pierre, ou du moins vous y vintes, car vous sortiez du _Veau qui tette_ avec une dame. --Chut! fit le secretaire general, rougissant et souriant. Certaines gens attachent je ne sais quelle gloriole imbecile a ces faiblesses; nous ne sommes pas de bronze, mon cher monsieur Severin. Etait-ce la presidente ou la petite Duvernoy? La voila lancee, savez-vous, a l'Opera! Elle me doit une belle chandelle! --Je ne sais pas si c'etait la petite Duvernoy ou la presidente, repondit Jean-Pierre. Je ne connais ni l'une ni l'autre. Je sais que votre passage detourna mon attention un instant: quand je relevai les yeux, il n'y avait plus rien au-dessus de ma tete. --Le reverbere avait accompli sa traversee? s'ecria le secretaire general. Vous avez beau dire, c'est drole. Avec cela, M. Picard ferait une tres jolie petite comedie. Jean-Pierre restait reveur. --J'ai pris des notes, poursuivit Berthellemot. Est-ce que c'est fini? --Non, repondit le greffier-concierge; c'est a peine commence. Je montais notre pauvre escalier d'un pas chancelant. J'avais le coeur serre et la cervelle en feu. Arrive dans ma chambre, j'ouvris mon secretaire pour y prendre une paire de pistolets... --Ah! diable! mon voisin, vous aviez enfin devine? --J'en renouvelai les amorces, et, sans eveiller ma femme, j'allai frapper a la chambre d'Angele. XVI LES TROIS ALLEMANDS Dans la chambre de ma pauvre petite Angele, continua Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, on ne me repondit point d'abord, mais la porte etait si mince que j'entendis le bruit de deux respirations oppressees. "--Sauvez-vous! dit la voix de la fillette epouvantee, sauvez-vous bien vite! "--Restez! ordonnai-je sans elever la voix. Si vous essayez de traverser la rue de, nouveau, je vais ouvrir ma fenetre et vous loger deux balles dans la tete." Angele dit, et sa voix avait cesse de trembler: "C'est le pere! il faut ouvrir." L'instant d'apres, j'entrais, mes pistolets a la main, dans la chambrette, eclairee par une bougie. Angele me regarda en face. Elle ne savait pas regarder autrement. Elle etait tres pale, mais elle n'avait pas honte... --Parole! voulut interrompre M. Berthellemot. --Vous n'etes pas juge de cela! prononca Jean-Pierre avec un calme plein d'autorite. C'est sur autre chose que je suis venu prendre vos avis... Le jeune homme etait debout au fond de la chambre, la taille droite, la tete haute. Sur la table aupres de lui, il y avait un livre d'heures et un crucifix. --Tiens! tiens! fit le secretaire general. Est-ce qu'ils disaient la messe? --Je restai un instant immobile a les regarder, car j'etais emu jusqu'au fond de l'ame, et les paroles ne me venaient point. C'etaient deux belles, deux nobles creatures: elle ardente et a demi revoltee, lui fier et resigne. "Que faisiez-vous la?" demandai-je. Pour le coup le secretaire general eclata de rire. Jean-Pierre ne se facha pas. --Votre metier durcit le coeur, monsieur l'employe, dit-il seulement. Puis il poursuivit: --Les questions pretent a rire ou a trembler selon les circonstances ou elles sont prononcees. Personne ici n'etait en humeur de plaisanter. Et pourtant, la reponse d'Angele vous semblera plus plaisante encore que ma question. Elle repliqua en me regardant dans les yeux: "Pere, nous etions en train de nous marier." --A la bonne heure! s'ecria Berthellemot, qui fit craquer tous ses doigts. Petite parole! je prends des notes. --Nous sommes religieux a la maison, continua Jean-Pierre, quoique j'eusse la renommee d'un mecreant, quand je chantais vepres a Saint-Sulpice. Ma femme pense a Dieu souvent, comme tous les grands, comme tous les bons coeurs. Il ne faut pas croire qu'un republicain,--et je l'etais avant la republique, moi, monsieur le prefet,--soit force d'etre impie. Notre petite Angele nous faisait la priere chaque matin et chaque soir... De son cote, le jeune M. de Kervoz venait d'un pays ou l'idee chretienne est profondement enracinee. Ce n'est pas un devot, mais c'est un croyant... --Et un chouan! murmura Berthellemot. Jean-Pierre s'arreta pour l'interroger d'un regard fixe et percant. --Et un chouan, repeta-t-il, je ne dis pas non. Si c'est votre police qui l'a fait disparaitre, je vous prie de m'en aviser franchement. Cela mettra un terme a une portion de mes recherches et rendra l'autre moitie plus facile. Berthellemot haussa les epaules et repondit: --Nous chassons un plus gros gibier, mon voisin. --Alors, reprit Jean-Pierre Severin, j'accepte pour veritable que vous n'avez contribue en rien a la disparition de Rene de Kervoz, et je continue. Ma pauvre petite Angele m'avait donc dit: "Pere, nous sommes en train de nous marier." Rene de Kervoz fit un pas vers moi et ajouta: "J'ai des pistolets comme vous; mais si vous m'attaquez, je ne me defendrai pas. Vous avez droit: je me suis introduit nuitamment chez vous comme un malfaiteur. Vous devez croire que j'ai vole l'honneur de votre fille." Je le regardais attentivement, et j'admirais la noble beaute de son visage. Angele dit: "--Rene, le pere ne vous tuera pas. Il sait bien que je mourrais avec vous. "--Ne menacez pas votre pere!" prononca tout bas le jeune Kervoz, qui se mit entre elle et moi en croisant ses bras sur sa poitrine. --Vous ne me connaissez pas, monsieur l'employe, s'interrompit ici Jean-Pierre, et il faut bien que je me montre a vous comme Dieu m'a fait. J'avais envie de l'embrasser; car j'aime de passion tout ce qui est brave et fier. --Et d'ailleurs, glissa Berthellemot, ce Rene de Kervoz, tout chouan qu'il est, a des terres en basse Bretagne, et ne faisait pas un trop mauvais parti pour une grisette de Paris... Ne froncez pas le sourcil, mon voisin, je ne vous blame pas: vous etes pere de famille. --Je suis Severin, dit Gateloup, repartit rudement l'ancien maitre d'armes, et j'ai passe ma vie a mettre le talon sur vos petites convenances et vos petits calculs. Par la sarrabugoy! comme ils juraient autrefois, quand j'etais l'ami de tant de marquis et de tant de comtesses, j'avais dix mille ecus de rentes rien que dans mon gosier, citoyen prefet, et les landes de la basse Bretagne tiendraient dans le coin de mon oeil. J'avais envie de l'embrasser, cet enfant-la, parce qu'il me plaisait, voila tout... et ne m'interrompez plus si vous voulez savoir le reste! Berthellemot eut un sourire bonhomme en repondant: --La, la, mon voisin, calmons-nous! Je prends des notes. Vous ne tuates personne, je suppose! --Non, je fus temoin du mariage. --Ils se marierent donc, les tourtereaux? --Provisoirement, sans pretre ni maire, devant le crucifix... Et je recus la parole d'honneur de Rene, qui fit serment de ne plus danser sur la corde roide au travers de la rue jusqu'au moment ou le maire et le pretre y auraient passe. --Autre bon billet, mon voisin! --Il a tenu loyalement sa promesse... trop loyalement. --Ah! peste! C'est une autre facon de se parjurer. Les doigts de Jean-Pierre presserent son front ou il y avait des rides profondes. --Ma femme et moi, dit-il d'un ton presque fanfaron et qui essayait de braver la raillerie, nous fumes parrain et marraine quand l'enfant vint... --Petite parole! s'ecria Berthellemot avec une explosion d'hilarite. Je savais bien que c'etait chose faite! Etait-ce un chouanet ou une chouanette? --Monsieur l'employe superieur, vous me payerez vos plaisanteries en retrouvant mes enfants, n'est-ce pas? demanda Jean-Pierre, qui lui saisit le bras avec une violence froide. --Mon voisin!... fit Berthellemot, pris d'une vague frayeur. Mais Jean-Pierre souriait deja. --C'etait un petit ange, dit-il, et nous la nommames Angele, comme sa mere... Mon Dieu, oui, vous l'avez tres bien compris, le mal etait fait. La nuit ou j'entrai dans la chambrette d'Angele avec mes pistolets, Rene etait la pour accomplir ou promettre une reparation. Tout cela nous fut explique, car je n'ai point de secret pour ma femme, et ma femme ne sut pas etre plus severe que moi. Nous acceptames toutes les promesses de Rene de Kervoz; nous reconnumes la sincerite des explications qu'il nous donna. Il ne pouvait pas se marier maintenant; le mariage fut remis a plus tard, et nous formames une famille. C'etait une belle et douce chose que de les voir s'aimer, ce fier jeune homme, cette chere, cette tendre jeune fille. Oh! je ne vous empeche plus de rire. Il y a la, dans mon coeur, assez de souvenirs delicieux et profonds pour combattre tous les sarcasmes de l'univers! Ils etaient la, le soir, entre nous. Je ne sais pas si ma pauvre femme n'aimait pas autant son Rene que son Angele. Il me semble que je les vois, les mains unies, les sourires confondus, lui soucieux parce qu'Angele etait bien pale, malgre sa souffrance, heureuse d'etre ainsi adoree. Puis Angele refleurit; elle fut belle autrement et bien plus belle avec son enfant dans ses bras... Ici, M. Berthellemot consulta sa montre a son tour, une montre elegante et riche. --Heureusement que j'avais un peu conge ce soir, murmura-t-il. Vous n'etes pas bref, mon voisin. --Je le serai desormais, monsieur l'employe, repliqua Jean-Pierre en changeant de ton du tout au tout. Aussi bien, je plaide une cause gagnee; votre excellent coeur est emu, cela se voit! --Certes, certes... balbutia le secretaire general. --Je passe par-dessus les details et j'arrive a la catastrophe. Voila un mois, a peu pres, notre petit ange avait six semaines, et sa jeune mere, heureuse, lui donnait le sein, Rene vint nous annoncer un soir que rien ne s'opposait plus a l'accomplissement de sa promesse, et Dieu sait que le cher garcon etait plus joyeux que nous. Il n'y a pas beaucoup d'argent a la maison, et Rene, pour le moment n'est pas riche. Cependant il fut convenu que la noce serait magnifique. Une fois en notre vie, ma pauvre femme et moi nous eumes des idees de luxe et de folie. Ce grand jour du mariage d'Angele, c'etait la fete de notre bonheurs a tous. Elle fut fixee a trente jours de date, cette chere fete, qui ne devait point etre celebree. Angele et Rene devaient etre maries apres-demain. Nous nous mimes a travailler aux preparatifs des ce soir-la, et ce soir-la, comme si le ciel nous prodiguait tous les bons presages, notre petit ange eut son premier sourire. Quinze jours se passerent. Une fois, a l'heure du repas, Rene ne parut point. Quand il arriva, longtemps apres l'heure, il etait soucieux et pale. Le lendemain, son absence fut plus longue. Le surlendemain, Angele manqua aussi au souper de famille. La petite fille se prit a souffrir et a maigrir: le lait de sa mere, qui naguere la faisait si fraiche, s'echauffa, puis tarit. Nous fumes obliges de prendre une nourrice. Que se passait-il? J'interrogeai notre Angele; sa mere l'interrogea; tout fut inutile. Notre Angele n'avait rien, disait-elle. Jusqu'au dernier moment elle refusa de nous repondre, et nous n'avons pas eu son secret. Il en fut de meme de Rene. Rene donnait a ses absences des motifs plausibles et expliquait sa tristesse soudaine par de mauvaises nouvelles arrivees de Bretagne. Angele etait si changee que nous avions peine a la reconnaitre. Nous la surprenions sans cesse avec de grosses larmes dans les yeux. Et cependant le jour du mariage approchait. Voila trois fois vingt-quatre heures que Rene de Kervoz n'a point couche dans son lit. Il a visite, le 28 du mois de fevrier, l'eglise de Saint-Louis-en-l'Ile, ou il a rencontre une femme. Angele l'avait suivi, j'avais suivi Angele. Ce soir-la on m'a rapporte Angele mourante; elle a refuse de repondre a mes questions. Le lendemain, toute faible qu'elle etait, elle s'echappa de chez nous, apres avoir embrasse sa petite fille en pleurant. Rene n'est pas revenu, et nous n'avons pas revu notre Angele. Jean-Pierre Severin se tut. Pendant la derniere partie de son recit, faite d'une voix nette et breve, quoique profondement triste, le secretaire general s'etait montre tres attentif. --J'ai pris des notes, dit-il quand son interlocuteur garda enfin le silence. La serie de mes devoirs comprend les petites choses comme les grandes, et je suis tout particulierement doue de la faculte d'embrasser dix sujets a la fois. Bien plus, j'en saisis les connexites avec une etonnante precision. Votre affaire, qui semble au premier aspect si vulgaire, mon cher voisin, en croise une autre, laquelle touche au salut de l'Etat. Voila mon appreciation. --Prenez garde.! commenca Jean-Pierre. Ne vous egarez pas. --Je ne m'egare jamais! l'interrompit Berthellemot avec majeste. Il s'agit d'un double suicide. Le greffier-concierge de la Morgue secoua la tete lentement. --En fait de suicide, prononca-t-il tout bas, personne ne peut etre plus competent que moi. De mes deux enfants, il n'y en avait qu'un seul pour avoir des raisons d'en finir avec la vie. --Rene de Kervoz? --Non... Notre fille Angele. --Alors vous ne m'avez pas tout dit? Jean-Pierre hesita avant de repondre. --Monsieur l'employe, murmura-t-il enfin, l'etre mysterieux qui defraye en ce moment les veillees parisiennes, LA VAMPIRE, n'est ni goule, ni succube, ni oupire... --La connaitriez-vous? s'ecria vivement Berthellemot. --Je l'ai vue deux fois. Le secretaire general ressaisit precipitamment son papier et sa mine de plomb. --Ce n'est pas de sang que la Vampire est avide, poursuivit Jean-Pierre. Ce qu'elle veut, c'est de l'or. --Expliquez-vous, mon voisin! expliquez-vous! --Je vous ai dit, monsieur l'employe, que l'idee nous etait venue de battre monnaie pour ces cheres epousailles d'Angele et de Rene. J'avais rouvert ma salle d'armes, et des que ma porte de maitre d'escrime s'entre-baille seulement, les eleves abondent incontinent. Il en vint beaucoup. Parmi eux se trouvaient trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koenig, dont le pere possede les grandes mines d'albatre de Wuertz, dans la foret Noire. Tous ces gens du Wurtemberg sont comme leur roi: ils aiment la France et le premier consul. A l'exception des camarades du Comment... --Comment? repeta le secretaire general. --C'est le nom du code de compagnonnage de l'Universite de Tubingen, ou les Maisons moussues, les Renards d'or et les Vieilles Tours ont un peu le diable au corps. --Ah ca! ah ca! fit Berthellemot, quelle langue parlez-vous la, mon voisin? Je prends des notes. Petite parole! M. le prefet n'y verra que du feu. --Je parle la langue de ces bons Germains, qui jouent eternellement trois ou quatre lugubres farces: la farce du duel, la farce des conspirations, la farce du suicide, et cette farce ou Brutus parle tant, si haut et si longtemps de tuer Cesar, que Cesar finit par entendre et claquemure Brutus dans un cul de basse-fosse. Un jour que nous aurons le temps, je vous conterai l'histoire de la Burschenschaft et de Tugenbaud, que vous paraissez ignorer... --Comment cela s'ecrit-il, mon cher monsieur Severin? demanda le secretaire general, et pensez-vous reellement qu'ils aient ete pour quelque chose dans la machine infernale? --La posterite le saura, repliqua Jean-Pierre avec une gravite ironique, a moins toutefois que le temps ne puisse soulever ce mystere. Mais revenons a nos trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koenig, qui n'appartenaient nullement a la ligue de la Vertu et n'avaient aucun mechant dessein. Le comte Wenzel etait riche, le baron de Ramberg etait tres riche, Franz Koenig compte par millions: ce laitage solide, l'albatre, etant fort a la mode depuis quelque temps. Le comte Wenzel avait de l'esprit, le baron de Ramberg avait beaucoup d'esprit, Franz Koenig a de l'esprit comme un demon. --Vous parlez toujours des deux premiers au passe, mon voisin, fit observer le secretaire general. Est-ce qu'ils sont morts? --Dieu seul le sait, prononca tout bas Jean-Pierre. Vous allez voir. J'ai rarement rencontre trois plus beaux cavaliers, surtout le marchand d'albatre: une figure delicate et fine sur on corps d'athlete, des cheveux blonds a faire envie a une femme. Du reste, tous les trois braves, aventureux et cherchant franchement le plaisir. Le comte Wenzel repartit le premier pour l'Allemagne; ce fut rapide comme une fantaisie. Le baron de Ramberg le suivit a courte distance, et, chose veritablement singuliere chez des gens de cette sorte, tous les deux s'en allaient en restant mes debiteurs. Toute idee fixe change le caractere. J'ai passe ma vie a negliger mes interets; mais je voulais de l'argent pour notre fils de famille: je n'aurais pas fait grace d'un ecu a mon meilleur ami. J'ecrivis au comte d'abord, pour lui et pour le baron. Point de reponse. J'ecrivis ensuite au baron, le priant d'aviser le comte, meme silence. Notez bien que je les connaissais pour les plus honnetes, pour les plus genereux jeunes gens de la terre. Je les aimais. Je fus pris d'inquietude. J'adressai une lettre a notre charge d'affaires francais a Stuttgard, M. Aulagnier, qui est mon ancien eleve pour le solfege.--J'ai des amis un peu partout.--M. Aulagnier me repondit que non seulement le comte Wenzel et le baron de Ramberg n'etaient point de retour a Stuttgard, mais que leurs familles commencaient a prendre frayeur. On n'avait point de leurs nouvelles depuis certain jour ou le comte avait ecrit pour demander l'envoi d'une somme de cent mille florins de banque, destinee a former sa dot, car il se mariait a Paris, disait-il, et entrait dans une famille considerable. Aventure identiquement pareille pour le baron de Ramberg, qui, seulement, au lieu de cent mille florins de banque, en avait demande deux cent mille. Le double envoi avait eu lieu. Et ce qui epouvantait les amis de mes deux eleves, c'est que le comte Wenzel et le baron de Ramberg devaient epouser la meme femme: la comtesse Marcian Gregoryi. --La comtesse Marcian Gregoryi! repeta M. Berthellemot. Jean-Pierre attendit un instant pour voir s'il ajouterait quelque chose. --Ce nom vous est connu? demanda-t-il enfin? --Il ne m'est pas inconnu, repondit le secretaire general, de cet accent a la fois craintif et hostile que prennent le gens de bureau pour parler de ce qui concerne leurs chefs. --M. le prefet a du le prononcer devant moi... Je prends des notes. Jean-Pierre attendit encore. Ce fut tout. Berthellemot reprit: --Cette affaire-la n'est pas venue dans les bureaux. On ne nous a rien envoye de l'ambassade de Wurtemberg. --C'est qu'on n'a rien recu, repliqua Jean-Pierre. Je sors de l'ambassade. Les messages ont du etre interceptes. Berthellemot eut son sourire administratif. --Cela supposerait des ramifications tellement puissantes... commenca-t-il. --Cela supposerait, l'interrompit Jean-Pierre Severin froidement, l'infidelite d'un employe des postes... et la chose s'est vue. --Quelquefois, avoua le secretaire general, qui ne perdit point son sourire. Entre administrations, la charite se pratique assez bien. --D'ailleurs, reprit Jean-Pierre, je ne pretends point que cette entreprise mysterieuse et sanglante a qui la terreur publique commence a donner pour raison sociale ce nom: La Vampire, n'ait pas de tres puissantes ramifications. --Mais cela existe-t-il? s'ecria Berthellemot, qui se leva et parcourut la chambre d'un pas agite. Un homme dans ma position se perd en doutant parfois, parfois en se montrant trop credule!... l'habilete consiste... --Pardon, monsieur l'employe superieur, dit Jean-Pierre Je suis le fils d'un pauvre homme, qui pensait beaucoup et qui parlait peu. Voulez-vous savoir comment mon pere jugeait l'habilete? Mon pere disait: Va droit ton chemin, tu ne tomberas jamais dans les fosses qui sont a droite et a gauche de la route... Et moi, qui suis un vieux prevot, j'ajoute: L'epee a la main, tiens-toi droit et tire droit? chaque feinte ouvre un trou par ou la mort passe... Il ne s'agit pas ici de savoir ou est votre interet, mais ou est votre devoir. La promenade du secretaire general s'arreta court. --Mon voisin, dit-il, vous parlez comme un livre. Continuez, je vous prie. --Je dois vous dire, monsieur l'employe, poursuivit en effet Jean-Pierre, que j'ai revu M. le baron de Ramberg, apres son pretendu depart pour l'Allemagne, au milieu de circonstances singulieres et dans cette eglise de Saint-Louis-en-l'Ile ou mes deux enfants ont disparu pour moi... Ramberg etait avec la comtesse Marcian Gregoryi... et je crois qu'il partait pour un voyage bien autrement long que celui d'Allemagne. --Accusez-vous cette comtesse? demanda Berthellemot. --Que Dieu assiste ceux que j'accuserai, repliqua Jean-Pierre. Voici donc deux de nos Allemands ecartes; restait le marchand d'albatre, le millionnaire Franz Koenig, heritier des carrieres de Wuertz. Celui-la n'est ni baron ni comte, mais je ne connais pas beaucoup de malins, Francais ou non, capables de jouer sa partie, quand il s'agit de traiter une affaire. Dans le plaisir il est de feu, dans le negoce il est de marbre. Celui-la a dure plus longtemps que les autres, quoiqu'il fut evident pour moi, depuis plusieurs jours deja, qu'un element nouveau etait entre dans sa vie. Je devinais autour de lui les pieges mysterieux ou ses deux compagnons sont peut-etre tombes. Et je le surveillais bien plus etroitement, helas! que je ne veillais sur mes pauvres chers enfants, Rene et Angele. Franz Koenig est encore venu a ma salle d'armes aujourd'hui. Il n'y viendra pas demain. --Parce que?... murmura le secretaire general, qui tressaillit en se rasseyant. --Parce que, comme les autres, il a realise une forte somme, et que le moment est venu de le depouiller. --Vous auriez fait un remarquable agent, dit Berthellemot je prends des notes. --Quand je m'occupe de police, repliqua Jean-Pierre, c'est pour mon compte. Cela m'est arrive plus d'une fois en ma vie, et je me suis assis dans le cabinet de Thiroux de Crosne, le lieutenant de police qui succeda a M. Lenoir, comme je comptais m'asseoir, aujourd'hui dans le cabinet de M. le prefet Dubois. Severin, dit Gateloup, faisait ici allusion a la bizarre aventure qui est le sujet de notre precedent recit: _la Chambre des Amours_. On se souvient du role important que, sous son nom de Gateloup, chantre a Saint-Sulpice et prevot d'armes, il joua dans ce drame. --Il n'y a pas besoin de nombreuses escouades, continua-t-il, pour relever une piste et pour mener une chasse. J'avais a venger la blessure qui empoisonna ma jeunesse, et j'avais a sauvegarder des enfants que j'aimais. J'etais jeune, hardi, avise, quoique j'eusse le defaut de chercher parfois au fond de la bouteille l'oubli d'un cuisant chagrin... Maintenant je suis presque un vieillard, et c'est pour cela que je viens demander de l'aide. Pas beaucoup d'aide: un homme ou deux que je choisirai moi-meme. Cela n'affaiblira pas votre armee, monsieur l'employe, et cela me suffira. Franz Koenig n'avait pas besoin d'ecrire a Stuttgard pour toucher la forte somme dont je vous ai parle: il possedait un credit illimite sur la maison Mannheim et C deg.. A deux heures cette apres midi, il a quitte ma salle; a trois heures il sortait de la maison Mannheim et chargeait dans sa voiture deux cent cinquante mille thalers de Prusse en bons de la caisse royale de Berlin. Voila pourquoi, monsieur, je n'ai point employe le passe en prononcant le nom de Franz Koenig, comme je l'avais fait en parlant du comte Wenzel et du baron de Ramberg. C'est que le premier n'a peut-etre pas encore eu le temps d'etre tue, tandis que certainement les deux autres sont morts. XVIII UNE NUIT SUR LA SEINE Apres ces paroles, Jean-Pierre Severin resta un instant silencieux. Le secretaire general jouait activement avec son couteau a papier, et reflechissait en faisant de temps en temps craquer les jointures de ses doigts. --Il faudrait etre double, dit-il enfin, et triple et quadruple aussi pour accomplir seulement la moitie de la besogne qui est a ma charge, car dieu sait a quoi sert M. le prefet. Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne cause pas, et cependant les vingt-quatre heures de la journee sont loin de me suffire. Le premier consul a ce remarquable coup d'oeil des souverains qui choisissent et demelent les hommes utiles au milieu de la foule. Je ne me vante pas, ce serait superflu, puisque tout le monde connait les services que j'ai rendus a ma patrie... Le premier consul, a l'heure ou je parle, doit avoir les yeux sur moi. Mon cher monsieur Severin, je serais porte par vocation a m'occuper serieusement de votre affaire et je ne vous cache pas que si je m'en occupais, elle serait coulee a fond en une journee... Mais le salut de l'Etat depend de moi, et il serait coupable d'abandonner des interets si graves pour un objet de simple curiosite... Ce que je voudrais voir, s'interrompit-il, c'est si les levres de ces sortes de personnages ont vraiment un aspect special. On dit qu'elles sont a vif et perpetuellement humides de sang... J'ai pris des notes dans le temps... Et il m'est arrive de causer avec Fog-Bog, le pitre anglais, qui se nourrissait de viande crue. Il mangeait du chien non sans plaisir; mais ce n'etait pas un vampire, car il mourut d'un coup de porte-voix que lui donna son maitre, sans malice, et jamais il n'est revenu sucer le sang des jeunes personnes... A quoi pensez-vous, mon cher monsieur Severin? --A la comtesse Marcian Gregoryi, repondit Jean-Pierre. --N'avez-vous pas dit que vous l'aviez vue? --Je l'ai vue. --Parlez-moi de ses levres. Je vais prendre des notes. Les levres de ces personnes ont un aspect special. --Ses levres sont pures et belles, prononca lentement le gardien jure: elles sembleraient un peu pale sur un autre visage, mais elle vont bien a l'adorable blancheur de son teint... --Tres bien, continuez. La paleur est un signe. --Il y a des femmes de marbre; c'est une femme d'albatre... --Alors, ce brave Wurtembergeois, M. Franz Koenig, a pu la prendre pour un de ses produits. M. le secretaire general fut sincerement content de cette plaisanterie et se laissa aller a un rire debonnaire, apres avoir fait craquer toutes les articulations de ses dix doigts. Jean-Pierre ne riait pas. --Et ses yeux? demanda M. Berthellemot. Les yeux presentent aussi un caractere particulier, chez ces personnes. --Elle a des yeux d'un bleu sombre, repliqua le gardien jure, sous l'arc net et hardi de ses sourcils, noirs comme le jais; ses cheveux sont noirs aussi, noirs etrangement, avec ces reflets de bronze qu'on voit dans l'eau profonde, quand elle mire un ciel de tempete. Et l'opposition est si violente entre le grand jour de ce teint et la nuit de cette chevelure, que le regard en reste blesse. --Cela doit etre laid, assurement, mon voisin? --C'est splendide! Tout ce que le monde contient de beau passe a Paris au moins une fois. J'ai vu, sans quitter Paris, les merveilleuses courtisanes des dernieres fetes de la royaute, les deesses de la republique, les vierges folles du Directoire; j'ai vu les filles de l'Angleterre, couronnees d'or, les charmeuses d'Italie, les fees etincelantes qui viennent d'Espagne, descendant les Pyrenees en dansant; j'ai vu de vivants tableaux de Rubens arriver d'Autriche ou de Baviere, des Moscovites charmantes comme des Francaises; j'ai vu des houris de Circassie, des sultanes georgiennes, des Grecques, statues animees de Phidias: je n'ai jamais vu rien de si magnifiquement beau que la comtesse Marcian Gregoryi! --Parole mignonne! fit le magistrat, voila un joli portrait. --J'ai ete peintre, dit Jean-Pierre. --Vous avez donc ete tout? --A peu pres. --Et savez-vous l'adresse de cette huitieme merveille du monde? --Si je la savais!... commenca Jean-Pierre dont les yeux bleus eurent une noire lueur. --Que feriez-vous? demanda le prefet. Jean-Pierre repondit: --C'est mon secret. --L'avez-vous rencontree souvent? --Deux fois. --Ou l'avez-vous rencontree? --A l'eglise... la premiere fois. --Quand? --Avant-hier au soir. --Et la seconde fois? --Sous le pont au Change, au bord de l'eau. --Quand? --Cette nuit. Berthellemot ouvrit de grands yeux, et dit avec une curiosite impatiente: --Voyons! faites votre rapport! Le gardien jure redressa involontairement sa haute taille. --Pardon, voisin, pardon, reprit le secretaire general, je voulais dire racontez-moi votre petite histoire. Avant de repondre, Jean-Pierre se recueillit un instant. --Je ne sais pas si l'on peut appeler cela une histoire, pensa-t-il tout haut. Je crois bien que non. Pour tout autre que moi ces faits devront sembler si extraordinaires et si insenses... --Petite parole! l'interrompit M. Berthellemot, vous me mettez l'eau a la bouche! J'aime les choses invraisemblables... --C'etait a l'eglise Saint-Louis-en-l'Ile, poursuivit Jean-Pierre, et si je n'eusse pas ete la pour mes deux enfants, peut-etre qu'a l'heure ou nous sommes le baron de Ramberg serait encore au nombre des vivants. Elle etait avec le baron de Ramberg; elle l'emmenait dans ce lieu d'ou le comte Wensel n'est jamais revenu... Vous avez tous les renseignements voulus, je suppose, monsieur l'employe, sur les faits qui se sont produits au quai de Bethune? --La peche miraculeuse! s'ecria Berthellemot en riant; vos almanachs sont-ils de cette force-la, mon voisin?... Le cabaretier Ezechiel nous tient au courant: il est un peu des notres. --Monsieur l'employe, dit gravement Jean-Pierre, ceux qui ont pris la peine de jouer cette audacieuse et lugubre comedie devaient avoir un grand interet a cela. Les pouvoirs qui enrolent des gens comme Ezechiel sont trompes deux fois: une fois par Ezechiel, une fois par ceux qui trompent Ezechiel. J'ai beaucoup travaille hier. Les debris humains qu'on retrouve au quai de Bethune viennent des cimetieres, audacieusement violes depuis plusieurs semaines. II y a la un parti pris de detourner l'attention. Paris contient en ce moment une vaste fabrique de meurtres, et le but de toutes ces momeries est de cacher le charnier qui devore les cadavres des victimes. --C'est votre avis, mon voisin? murmura Berthellemot. Je prends des notes. Le metier que vous faites doit porter un peu sur le cerveau. Jean-Pierre montra du doigt l'aiguille qui marquait huit heures au cadran de la grosse montre. --Le premier consul doit etre rentre, murmura-t-il. Peut-etre est-il en train de lire la lettre que je lui ai ecrite aujourd'hui... Et, je ne vous me cache pas, monsieur l'employe, il y a deja du temps que je vous aurais brule la politesse, si je n'attendais ici meme la reponse du general Bonaparte. Berthellemot fit un petit signe de tete a la fois sceptique et soumis. Jean-Pierre continua. --J'aurais beaucoup de choses a vous dire sur votre Ezechiel et les derrieres de sa boutique. Dieu merci, je commence a voir clair au fond de cette bouteille a encre; mais vous me prendriez pour un fou, de mieux en mieux, monsieur l'employe, et ce serait dommage. Vous ai-je parle de l'abbe Martel? --Non, de par tous les diables, mon voisin! grommela le secretaire general, et votre facon de renseigner l'administration n'est pas des plus claires, savez-vous? --C'est que je n'ai pas besoin de tout dire a l'administration, mon voisin; je compte bien agir un peu par moi-meme. L'abbe Martel est un digne pretre qui se trouve mele, a son insu, a quelque diabolique affaire. Je suis retourne a Saint-Louis-en-l'Ile aujourd'hui, et je l'ai demande a la sacristie. On lui portait justement le viatique; il avait ete frappe, dans la nuit, d'un coup de sang. J'ai pu penetrer jusqu'a lui. Je l'ai trouve paralyse et sans parole. Mais quand j'ai prononce a son oreille certains noms, ses yeux se sont ranimes pour peindre l'horreur et la terreur. --Quels noms, mon voisin? --Entre autres, celui de la comtesse Marcian Gregoryi. M. Berthellemot baissa la voix pour demander: --A la fin, penseriez-vous que cette comtesse Marcian Gregoryi est la vampire? Jean-Pierre repondit tranquillement: --J'en suis a peu pres sur. --Mais... balbutia Berthellemot, M. le prefet... --Je sais, l'interrompit Jean-Pierre, qu'elle est au mieux avec M. le prefet... --Desormais, ajouta-t-il, en fourrant sa grosse montre dans son gousset d'un geste resolu, je me donne une demi-heure pour attendre la reponse du premier consul, et puisque nous avons du loisir, je reviens a la belle comtesse. Ceci va nous amuser, monsieur l'employe: C'est curieux comme une charade. La premiere fois que j'ai rencontre Mme la comtesse Marcian Gregoryi, je l'ai vue telle que je vous l'ai decrite: jeune, belle, avec des cheveux d'ebene sur un front d'ivoire... --Et la seconde, demanda M. Berthellemot, avait-elle deja vieilli? Jean-Pierre usa sur lui un etrange regard. --Il y a une legende du pays de Hongrie, repliqua-t-il, que connait mon ami Germain Patou... comme il connait toutes choses... cela s'appelle l'histoire de la Belle aux cheveux changeants... Il faut vous dire que Germain Patou est un orphelin, fils de noye, que j'ai aide un peu a devenir un homme. Il est haut comme une botte, mais il a de l'esprit plus qu'une douzaine da geants... et il cherche partout un vampire pour le dissequer ou le guerir, suivant le cas. Il compte aller a Belgrade, apres sa these passee, pour fouiller la tombe du vampire de Szandor, qui est dans une ile de la Save, et la tombe de la vampire d'Uszel, grande comme un palais, ou il y a, dit-on, plus de mille cranes de jeunes filles... --Qu'est-ce que c'est que tout cela, mon voisin? murmura Berthellemot. Moi, je vous previens que je perds plante. Je ne deteste pas les vampires, mais pas trop n'en faut... --Dans la legende de Germain Patou, continua imperturbablement Jean-Pierre, la vampire ou l'oupire d'Uszel, la Belle aux cheveux changeants est eperdument amoureuse du comte Szandor, son mari, qui lui tient rigueur et ne se laisse aimer que pour des sommes folles. Il faut des millions de florins pour acheter un baiser de cet epoux cruel... --Et avare, intercala le secretaire general. --Et avare, repeta serieusement Jean-Pierre. La Belle aux cheveux changeants est ainsi nommee a cause d'une circonstance particuliere et tout a fait en rapport avec les sombres imaginations de la poesie slave. Elle apparait tantot brune, tantot blonde... --Parbleu! fit Berthellemot, si elle a deux perruques... --Elle en a mille! l'interrompit Jean-Pierre, et chacune de ces perruques vaut la vie d'une jeune et chere creature belle, heureuse, aimee... Ici Jean-Pierre raconta la legende que nous entendimes deja de la bouche de Lila, dans le boudoir du pavillon de Bretonvilliers. Quant il eut acheve, il reprit: --La seconde fois que j'ai vu Mme la comtesse Marcian Gregoryi, elle avait des cheveux blonds comme l'ambre. Berthellemot s'agita dans son fauteuil. --Cela passe les bornes! grommela-t-il. --Monsieur l'employe superieur, dit Jean-Pierre d'un accent reveur, j'ai presque acheve. La comtesse Marcian Gregoryi avait des cheveux blonds aussi beaux que ses bruns cheveux etaient naguere splendides. Je n'ai jamais vu en toute ma vie qu'une seule chevelure comparable a celle-la: ce sont les anneaux d'or qui jouent sur le front cheri de notre petite Angele. Meme nuance, meme richesse, meme legerete sous les baisers du vent. Cela est si vrai, monsieur l'employe, que cette fois, a deux heures de nuit qu'il etait, j'abordai la comtesse Marcian Gregoryi, croyant qu'elle etait mon Angele. Il faut vous dire que je travaille la nuit aussi bien que le jour. Vous pensiez tout a l'heure que mon metier frappe le cerveau. II se peut. En tout cas, il desapprend le sommeil. Quand il y a de la fievre dans l'air, de la fievre ou du chagrin, quand les nerfs sont malades, agites, douloureux, quand le souffle, difficile oppresse la poitrine, je me dis: Voici une de ces nuits ou les malheureux sont faibles contre le desespoir; la Seine va charrier quelque triste depouille vers le pont de Saint-Cloud. Alors je detache ma barque, amarree toujours sous le rempart du Chatelet, et je prends mes avirons. Hier je fis ainsi. L'atmosphere etait lourde, Angele manquait a la maison, et j'avais bien de l'inquietude dans le coeur. Rene aussi manquait... Sais-je pourquoi? je songeais moins a Rene qu'a Angele. Rene est un jeune homme ardent et hardi; depuis quelque temps une seduction l'entoure; il pouvait etre aux prises avec une de ces aventures qui entraineront eternellement la jeunesse. Mais Angele, notre petite sainte, l'ame la plus pure que Dieu ait faite, Angele qui nous respecte si bien et qui nous aime tant! comment expliquer son absence? Je laissai ma femme, assoupie a force de pleurer, et je descendis sous la tour du Chatelet. C'etait une nuit de tempete. La pluie avait cesse, mais des nuages turbulents couraient au ciel, precipites vers le nord comme d'immenses troupeaux, passant avec furie sur le disque de la lune, qui semblait fuir en sens contraire. La Seine etait haute et mugissait en tourbillonnant sous le pont; mais le courant me connait, et mes vieux bras savent encore combattre la colere du fleuve. Je cherchai un remous; et je nageai vers les iles. Le quai de Bethune m'attire depuis bien des jours, et je suis sur qu'une nuit ou l'autre, je decouvrirai la quelque fatal secret. Je passai le pont Notre-Dame sous l'arche du quai aux Fleurs, ou l'eau est moins forte, a cause de la courbe que presentai la cite. Comme je sortais de l'arche, la lune eclairait en plein les deux rivages. ecoutez cela, monsieur l'employe; j'avais la tete saine, les yeux clairs; je ne bois plus guere que de l'eau et je ne suis pas encore fou, quoi que puissiez penser. Je vis, aussi distinctement qu'en plein jour, un fait auquel d'abord je ne voulus point croire, car il est contre toutes les lois de la nature. Je vis un corps, un corps mort, qui depassait en meme temps que moi l'ombre du pont, mais tout a l'autre bout, sous la derniere arche, du cote de la rue Planche-Mibraie. Et ce corps, inerte pourtant, comme un cadavre qu'il etait, au lieu d'obeir au courant, remontait, du meme train que moi, qui etais oblige de mettre toute ma force pour gagner une brasse en une minute. Des qu'un nuage passait sur la lune, je cessais de l'apercevoir, et alors je me disais: j'ai reve; mais le nuage s'enfuyait, la lune versait ses rayons sur les bourbeux tumultes du fleuve, et je voyais de nouveau le cadavre, long, rigide, droit comme une statue couchee, qui suivait la meme route que moi, de l'autre cote de la riviere, et qui gagnait exactement le meme terrain que moi. J'appelai, et l'idee me vint enfin que c'etait une creature vivante, mais rien ne me repondit, sinon le qui-vive inquiet des factionnaires de la place de Greve... Je pesai sur mes avirons pour lacher de gagner d'amont, afin de traverser ensuite; mais j'eus beau faire, quoique favorise par le remous, ma barque avait de la peine a se tenir sur la meme ligne que le corps. Quant a couper le courant en droiture, autant eut valu essayer de marcher sur l'eau comme Notre-Seigneur. Le bateau de plaisance du premier consul, que j'ai vu a Saint-Cloud, n'aurait pu soutenir la derive avec ses seize rameurs. Cependant l'envie que j'avais de voir de plus pres devenait une passion; la fievre me montait a la tete. Je redoublai d'efforts, et, remontant jusqu'a la pointe de l'Archeveche, je me lancai dans le courant, qui porte en cet endroit vers la rive droite. Comme j'etais au milieu du fleuve, perdant, helas! tout ce que j'avais gagne, il y eut un grand eblouissement de lumiere. La lune traversait une flaque d'azur, et chaque tourbillon de la riviere se mit a briller, comme si on eut agite a parte de vue des millions d'etincelles. Le corps, rapetisse par la distance, m'apparut une derniere fois, remontant toujours et se perdant sous l'ombre des grands arbres qui bordent le quai des Ormes. La-bas, non loin du pont Marie, le long de l'eau et justement sous le quai des Ormes, il est un lieu sacre pour nous, j'entends pour ma femme, pour Angele, pour moi et pour Rene Kervoz aussi, j'espere. Angele nous disait tout. Elle nous amenait la quelquefois, sur le gazon, parmi les fleurs, pour nous conter comme quoi, en ce lieu meme, par un beau soir de printemps, son coeur et celui de Rene s'unirent en prenant Dieu a temoin. J'y venais souvent, et depuis que le malheur etait autour de nous, j'y priais parfois. Je ne sais pourquoi j'eus le coeur douloureusement serre, en voyant le cadavre entrer sous cette ombre ou nous placions de si chers souvenirs. Tous mes efforts tendaient a aborder la rive droite; car il etait desormais evident pour moi que je ne pourrais point atteindre mon but en restant dans mou bateau. Descendre sur la berge et courir a toutes jambes vers le pont Marie, tel etait le seul plan raisonnable. Je l'executai, et, apres avoir amarre mon bateau a la hate, je pris ma course vers le jardin du quai des Ormes. Dire pourquoi mes jarrets etaient laches et comme paralyses me serait impossible. Le vent qui glacait la sueur de mes tempes me repoussait. J'avais cette faiblesse qui prend les membres a l'approche d'une grande maladie de l'esprit, quand menace un grand malheur. J'etais loin, bien loin encore. Comment vis-je cela de si loin et si distinctement, dans le noir qui est sous ces arbres? Je le vis, j'affirme que je le vis, car je poussai un cri d'angoisse en hatant ma course. Cela dura le temps d'un eclair. Je vis, au bord de l'eau, la ou sont les fleurs et les gazons, une jeune fille agenouillee, une desesperee, sans doute, de celles que je cherche toujours et que je trouve parfois, grace a la bonte de Dieu. Je les reconnais entre mille. Elles prient presque toutes ainsi avant de perdre leur pauvre ame aveuglee. Et pensez-vous que la misericorde eternelle n'ait point pitie de cette navrante folie?... Ici Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, passa la main sur son front humide. La parole hesitait dans son gosier. Tout entier a l'emotion de sa pensee, il parlait bien plus pour lui-meme que pour son interlocuteur qui, desormais, etait immobile et muet. M. Berthellemot poussa la discretion jusqu'a ne point repondre a la derniere question qui lui etait posee, question philosophique, pourtant, et qui eut pu servir de theme a quelque long bavardage. Et si le lecteur s'etonne de cette reserve excessive chez un si determine interrupteur, nous lui confesserons que M. Berthellemot, comme beaucoup d'autres employes superieurs, avait le talent utile de dormir profondement en se tenant droit sur son siege et en gardant toutes les apparences d'une vigilante attention. Il dormait, ce juste, et revait peut-etre de l'heure fortunee ou, l'oeil percant du premier consul distinguant enfin son merite hors ligne, le _Moniteur_ insererait cette sentence si eloquente et si courte: M. Berthellemot est nomme prefet de police. Jean-Pierre, du reste, n'avait pas besoin qu'on lui repondit; il continua: --Il y a une contradiction sublime et que dix fois j'ai rencontree sur mon chemin. Toute creature humaine decidee a se detruire elle-meme peut etre arretee au bord de l'abime par l'espoir de sauver son semblable. L'homme qui va commettre un suicide est toujours pret a empecher le suicide d'autrui. De telle sorte que deux desesperes, penches au bord de l'abime, vont s'arreter mutuellement et trouver de ces paroles qui conseillent le courage et la resignation. La jeune fille du quai des Ormes avait fait le signe de la croix, et je me disais: "Hatons ma course impuissante, j'arriverai trop tard," lorsque j'apercus tout a coup, devant elle, le corps qui remontait la Seine, en cotoyant la rive. Il brillait, ce corps, d'une lueur propre, et il me semblait que le tableau s'eclairait de pales rayons emanant de lui. J'eus froid dans toutes mes veines. Pourquoi? Je n'aurais point su le dire. La jeune fille s'inclina en avant et tendit le bras. Un autre bras, celui du corps, s'allongea aussi vers la jeune fille. Mes cheveux se dresserent sur mon crane et ma vue se voila. J'entrevis, a travers un brouillard, quelque chose d'inoui et d'impossible. Ce ne fut pas la jeune fille qui attira le corps a elle, ce fut le corps qui attira a lui la jeune fille. Tous deux, le corps et la jeune fille, resterent un instant hors de l'eau, car le corps s'etait arrete et dresse. Une main morte se plongea dans l'abondante chevelure de la jeune fille, tandis que l'autre main decrivait autour de son front et de ses tempes un cercle rapide. Puis le corps monta sur la berge, vivant, agile, jeune, tandis que la pauvre enfant prenait sa place dans l'eau tourmentee. Mais, au lieu de remonter le courant comme le corps, la jeune fille se mit a descendre au fil de l'eau, tournoyant et plongeant... Je me lancai, tete premiere, dans la Seine, et je fis de mon mieux. Apres avoir nage en vain un quart d'heure, je me retrouvai, emporte par la derive furieuse, a la hauteur de ma propre maison, qui est sur la place du Chatelet. La jeune fille avait disparu. Au moment ou je remontais sur le quai, vaincu, epuise, desole, par les degres de la Morgue neuve, une femme passa devant moi, cette femme qui avait les cheveux d'Angele. Je l'arretai. Quand elle se retourna, je reconnus la comtesse Marcian Gregoryi, eblouissante de beaute et de jeunesse, mais coiffee de cheveux blonds. Et, sais-je pourquoi? sa vue me fit penser a ce corps livide qui naguere remontait le fil de l'eau. Je ne parlai point, l'etonnement me fermait la bouche. La comtesse Marcian Gregoryi prononca un nom etranger, et que je crois etre: Yanusa. Une voiture, attelee de deux chevaux noirs, sortit de l'ombre, a l'encoignure du Marche-Neuf. La comtesse y monta, et l'equipage partit au galop dans la direction de Notre-Dame... Un violent coup de sonnette qui retentit tout a coup, fit tressaillir Jean-Pierre et reveilla le secretaire general en sursaut. --Present! dit M. Berthellemot, qui se frotta les yeux avec energie. Comme il cherchait a se rendre compte du bruit qui venait d'interrompre son sommeil paisible, la porte principale s'ouvrit brusquement, et Charlevoy, un des agents, qui naguere etait de garde, entra en disant: --Un message presse des Tuileries, avec la marque du premier consul. Berthellemot se leva chancelant et tout etourdi. Il avait deja oublie la sonnette. --A M. Severin, ajouta Charlevoy. --Ah! ah! fit Berthellemot, M. Severin... J'ai pris des notes... L'homme qui a dit; Votre Majeste, sous la Convention nationale... Donnez! La sonnette retentit de nouveau, et Berthellemot, degourdi cette fois, s'ecria: --C'est M. le prefet. Il retrouvait ses jambes pour s'elancer vers la porte qui communiquait avec le cabinet de son chef, lorsque Jean-Pierre l'arreta, lui tendant la lettre ouverte, la lettre qui venait des Tuileries. Elle n'etait pas longue et disait seulement: "Ordre de mettre a la disposition du sieur Severin les agents qu'il demandera." El la signature de Bonaparte, premier consul. --Monsieur Despaux! clama Berthellemot, tout ce que nous avons d'agents aux ordres de cet excellent homme... Pardon, si je vous laisse, mon voisin... la prefecture est a vous. Petite parole! votre histoire etait bien interessante... Vous temoignerez devant qui de droit que je n'ai pas meme pris, l'avis de M. Dubois pour obeir aux ordres du premier consul... Parole mignonne! Entre le premier consul et M. Dubois, on ne peut hesiter... Troisieme coup de sonnette, qui cassa le cordon. Berthellemot se lanca, tete premiere, dans la porte, comme les ecuyers du Cirque olympique, qui passent a travers des tambours de papier. Quand il arriva dans le cabinet du prefet, celui-ci baisait la main d'une jeune femme radieuse de beaute et coiffee d'eblouissants cheveux blonds. M. Dubois avait l'air fort anime et faisait la roue administrative en perfection. --Monsieur le secretaire general, dit-il severement, j'ai appele trois fois. Il interrompit l'excuse balbutiante de son interlocuteur pour rajouter: --Monsieur le secretaire general, ayez pour entendu que la prefecture de police tout entiere est a la disposition de Mme la comtesse Marcian Gregoryi, que voici. Et comme Berthellemot reculait stupefait, M. Dubois acheva en se redressant avec majeste: --Ordre autographe du premier consul! XVIII LA COMTESSE MARCIAN GREGORYI. M. Berthellemot n'etait pas un homme ordinaire; nous ayons vu qu'il possedait le regard percant de M. de Sartines, l'ironie de M. Lenoir, et je ne sais plus quel tic appartenant a M. de La Reynie. Il jurait en outre petite parole avec elegance et savait faire craquer ses doigts comme un ange. Ajoutons qu'il etait bavard, content de lui-meme et jaloux de ses chefs. Les etrangers et les malveillants pretendent que l'administration francaise apprecia de tout temps ces aimables vertus. Ce sont elles, ces vertus, et d'autres encore, qui lui ont acquis la reputation europeenne qu'elle a d'accomplir, en trois mois, avec soixante employes, tous bacheliers es lettres, la besogne qui se fait a Londres en trois jours avec quatre garcons de bureau. Il est juste d'ajouter que MM. les militaires anglais se vantent volontiers d'avoir sauve a Inkermann l'armee francaise, qui vint les retirer, roues de coups, du fond d'un fosse, et qu'il est notoire a Turin que Sebastopol fut pris par l'infanterie piemontaise toute seule. Gardons-nous de croire aux forfanteries des peuples rivaux et soyons fiers de notre administration, qui suffirait a encombrer les bureaux de l'univers entier. M. Berthellemot, malgre ses talents et son experience, resta d'abord tout abasourdi a la vue de cette belle personne, insolemment blonde, qui le regardait d'un air un peu moqueur. S'il n'aimait pas son prefet, il le craignait du moins de toute son ame. Comment lui dire que cette charmante femme etait une vampire, une oupire, une goule, un hideux ramassis d'ossements desseches dont le tombeau, situe quelque part, sur les bords de la Seine, s'emplissait de cranes ayant appartenu a de malheureuses jeunes filles qu'elle avait scalpees a son profit, elle, la comtesse Marcian Gregoryi, la goule, l'oupire, la vampire? Cette insinuation aurait pu paraitre invraisemblable. Je vais plus loin: par quel moyen etablir que cette monstrueuse creature, dont les joues a fossettes souriaient admirablement, se nourrissait de chair humaine? Comment l'accuser d'avoir ete brune hier, elle, dont le front d'enfant rayonnait sous une profusion de boucles d'or? Vous eussiez eu beau crier: Elle est chauve! personne ne vous aurait cru. M. Berthellemot sentait cela. Bien plus, il doutait lui-meme, tant ces cheveux d'ambre etaient naturellement plantes. Il n'etait pas du tout eloigne de croire que "son Voisin" l'avait rendu victime d'une audacieuse mystification. --Monsieur le prefet, balbutia-t-il enfin, je vous prie de tenir pour assure que j'ai pris des notes... et je suis bien l'humble serviteur de madame la comtesse. --Ordre autographe, monsieur, repeta noblement M. Dubois, et libelle dans une forme qui semble presager les grands evenements dont l'augure favorable... Bref, je m'entends, monsieur, et je ne suppose pas que vous ayez besoin de connaitre les secrets de l'Etat. Berthellemot s'inclina jusqu'a terre. --Veuillez ecouter, je vous prie, poursuivit le prefet, qui deplia un papier de petite dimension, charge d'une ecriture hardie et un peu irreguliere. Et il lut d'une voix tout a coup saturee d'onction: "Nous chargeons M.L.N.P.J. Dubois, notre prefet de police, d'ecouter avec le plus grand soin les renseignements qui lui seront fournis par le porteur du present. "La comtesse Marcian Gregoryi est une noble Hongroise qui nous a rendu deja un signale service lors de la campagne d'Italie. Nous avons eprouve son devouement _personnel_. "Ce qu'elle demandera devra etre execute a la lettre. "Signe: N----." --Oui bien! s'ecria M. Dubois, qui mit le papier dans sa poche pour faire craquer ses doigts, mais non pas si adroitement que le secretaire general; oui bien! je suis son prefet de police, a lui, jusqu'a la mort! C'est particulier, monsieur, et meme confidentiel! Je connais des gens orgueilleux qui me traitent par-dessous la jambe, et que ce simple morceau de papier ferait trembler. Ma position se dessine, on ne peut pas toujours rester sous le boisseau, n'est-il pas vrai? Le merite se fait jour. Et songez qu'un oeil d'aigle est fixe sur nous. Berthellemot ouvrit timidement la bouche, mais M. Dubois la lui ferma d'un grand geste, et dit: --Je voue prie, monsieur, de garder le silence. Il glissa une oeillade vers la comtesse pour voir l'effet produit par cette parole ferme. La comtesse Marcian Gregoryi s'etait assise et disposait avec graces les plis d'une robe exquise. Elle etait si jeune, si belle et si jolie qu'on se demandait quel age elle pouvait avoir en 1797, quand elle rendit ce signale service au general Bonaparte. M. Dubois continua: --C'est signe d'un N seulement, d'un N majuscule. J'eprouve une joie sincere, monsieur, et je ne peux la cacher. Mes opinions sont connues, elles n'ont jamais varie. Celui qui est le destin de la France et du monde a sonde, je l'espere, le fond de mon coeur... et Mme la comtesse temoignera, j'en suis sur, devant qui de droit, de mon empressement, de mon... En un mot, les aspirations de notre patrie sont manifestement monarchiques. Berthellemot posa sa main droite sur sa poitrine pour pousser une acclamation prematuree, mais le prefet lui dit encore: --Monsieur, je vous prie de garder le silence. Madame la comtesse, ajouta-t-il avec solennite, mon secretaire general ecoute vos commandements. Cette delicieuse blonde n'avait pas encore parle. Sa voix sortit comme un chant. --Le plus presse, dit-elle, est d'arreter ce malintentionne qui, malgre sa position tres subalterne, est le plus dangereux ennemi du premier consul: je veux parler du gardien jure du caveau des montres et confrontations au Chatelet. --Mon voisin! murmura Berthellemot en un gemissement. --Le nomme Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, acheva la comtesse. --Mais... s'ecria Berthellemot suffoque, mais, madame la comtesse... mais, monsieur le prefet... ce Gateloup est l'ami de l'empereur! M. Dubois fut embarrasse, non point du fait en lui-meme mais du mot. --Personne plus que moi, prononca-t-il avec emotion, ne souhaite, ne desire, n'appelle de tous ses voeux... de toutes ses aspirations... et madame la comtesse n'en doit point douter... mais enfin je dois protester, au nom meme du chef de l'Etat... --Le temps presse, l'interrompit froidement l'adorable blonde, dont les sourcils delicats etaient fronces. Chaque minute perdue aggrave la situation... et j'ai peur que M. le secretaire general n'ait commis quelque bevue. Ceci fut dit nettement et ne choqua point le prefet, qui murmura d'un ton de commiseration: --Ah! certes, le pauvre garcon en est bien capable!... Si l'on savait en haut lieu comme nous sommes pitoyablement secondes! Berthellemot, rouge de colere, perdit toute mesure pour la premiere fois de sa vie administrative. --Parole jolie! s'ecria-t-il. A qui faut-il croire? A vous, monsieur Dubois, ou au premier consul? Moi aussi, j'ai recu un ordre! un ordre autographe... --Un ordre autographe! repeta le prefet. De lui a vous?... --A moi! riposta Berthellemot, ferme sur ses ergots. C'est-a-dire... Enfin mon opinion personnelle a ete que je ne devais pas desobeir a Napoleon Bonaparte. --Et que disait l'ordre? demanda la comtesse, qui avait legerement pali. --L'ordre mettait la prefecture de police a la disposition de M. Jean-Pierre Severin, qui a ete le maitre d'armes du premier consul. --L'ordre doit etre faux! s'ecria la comtesse. Ce Severin est le plus dangereux complice de Georges Cadoudal. Les deux fonctionnaires demeurerent atterres. M. Dubois tomba plutot qu'il ne s'assit dans son fauteuil et Berthellemot, executant pour la seconde fois son travail d'ecuyer du cirque Olympique, sauta tete premiere au travers de la porte. Il ne fut absent que trois minutes. Ces trois minutes, il les passa avec M. Despaux, qui lui rapporta que, sur son ordre, a lui, M. Berthellemot, on avait donne a Jean-Pierre Severin un officier de paix muni de son echarpe et quatre agents choisis, parmi lesquels comptaient Laurent et Charlevoy. --Et tout ce monde-la est parti? demanda le malheureux secretaire general. --Il y a beau temps! repondit Despaux. Le Severin avait l'air d'avoir le diable a ses trousses. --Ou sont-ils alles? --On ne m'avait pas charge de m'enquerir de cela. --Vous avez garde l'ordre, je suppose? --Quel ordre? --L'ordre du premier consul. --Je ne savais meme pas qu'il y eut un ordre du premier consul. Je n'ai obei qu'a vous, mon superieur immediat. Berthellemot l'enveloppa d'un regard ou la detresse le disputait a la fureur. --Petite parole! s'ecria-t-il. Vous m'etes suspect, monsieur. Il ne tient a rien que je ne fasse un exemple! Je vous laisse le choix entre ces deux epithetes: incapable ou criminel! --Quand M. le secretaire general voudra, repondit Despaux, chapeau bas; je suis chasseur, et M. Fouche va faire de bien belles battues a sa terre de Pont-Carre. --Monsieur, monsieur! grinca Berthellemot, vous me repondez de la vie du premier consul! Despaux salua en ricanant et sortit a reculons. Quand M. Berthellemot rentra dans le cabinet du prefet, il avait l'air d'un chien battu. Loin de faire craquer ses doigts, il tourna ses pouces d'un air consterne. --Voila tout ce que je puis faire, murmura-t-il, mettre M. Despaux en prison. Le prefet lui coupa la parole d'un geste coupant comme un rasoir: --Je vous prie de garder le silence, monsieur, lui dit-il. Vous m'etes suspect! Les jambes de Berthellemot chancelerent sous le poids de son corps. --Incapable ou criminel, monsieur, poursuivit Dubois. Je vous laisse le choix entre ces deux epithetes. Vous n'etes pas digne, je suis contraint a vous le dire, d'etre le lieutenant de celui qui, par son zele et par sa clairvoyance, a su prevenir les suites desastreuses des differents complots diriges contre une vie precieuse... de celui qui se dresse comme une infranchissable barriere... comme un bouclier de diamant, monsieur, entre le chef de l'Etat et les perfides menees des factions... de celui qui s'est empare de Pichegru et de Moreau... de celui qui va s'emparer de Cadoudal aujourd'hui meme! --Ah!... fit Berthellemot dont la bouche resta beante. Dubois croisa les mains derriere son dos. Il eblouissait son secretaire general. --M. Despaux, monsieur, continua-t-il, ne me parait pas absolument impropre a remplir des fonctions qui desormais semblent etre au-dessus de vos capacites. Il ne tient a rien que je ne fasse un exemple... --Ah! monsieur le prefet! s'ecria Berthellemot, apres tout le mal que je me suis donne... _Sic vos non vobis_!... --Voudriez-vous faire croire que vous etes pour quelque chose dans le succes constant de mes efforts? demanda superbement Dubois. --Parole jolie, riposta bravement le secretaire general, retrouvant un brin de courage tout au fond de sa detresse; destituez-moi seulement, et vous verrez si j'ai ma langue dans ma poche... J'ai pris des notes, Dieu merci... M. Fouche, pas plus tard qu'aujourd'hui, me faisait tater par ce meme Despaux... Fouche etait la terreur de tout ce qui tenait a la police. On savait qu'entre lui et le premier consul, c'etait un peu une querelle de menage, et que tot ou tard la reconciliation devait venir. M. Dubois fit quelques pas dans sa chambre. --Retirez-vous, monsieur, dit-il d'un ton moins rogue. J'ai besoin d'etre seul avec madame la comtesse, grace a qui je vais accomplir un acte qui sera l'honneur de ma carriere publique... Nous traversons des conjonctures difficiles; vous avez fait une faute, tachez de la reparer... Je vous charge de retrouver a tout prix ce Jean-Pierre Severin, qui est un effronte malfaiteur, et de vous emparer de lui mort ou vif... A ce prix, je vous laisse l'espoir de regagner ma confiance... --Ah! monsieur le prefet!... s'ecria Berthellemot les larmes aux yeux. --Un dernier mot! l'interrompit Dubois, coupant court a cet attendrissement: je vous rends responsable de la vie du premier consul... Allez! --Voila comme nous les menons! dit-il en se rapprochant de la comtesse, des que Berthellemot eut disparu derriere la porte refermee. Et il faut s'y prendre ainsi avec ces natures inferieures. Dieu seul et le chef de l'Etat peuvent mesurer la prodigieuse difference qui existe entre un prefet de police et un secretaire general! Berthellemot, cependant, partageait cet avis avec Dieu et le chef de l'Etat, mais il etablissait la difference en sens contraire. --Brute abjecte! pensait-il en rentrant, l'oreille basse dans son cabinet; miserable girouette tournant a tous les vents! J'aurai ta place ou je mourrai a la peine! Tout ce qui te donne un certain lustre, c'est moi qui l'ai fait! Moi, moi seul, qui suis autant au-dessus de toi que l'oiseau libre est au-dessus des volailles de nos basses-cours... Parole jolie, tu me payeras cela! et quand je serai a la tete de l'administration, l'univers entier aura de tes stupides nouvelles! La chanson dit que les gueux sont des gens heureux et qu'ils s'aiment entre eux, mais elle n'entend point parler de ceux qui nous administrent. Si vous voulez voir de belles et bonnes haines, bien concentrees, bien vitrioliques, bien venimeuses, allez dans les bureaux. Tout en songeant cependant et tout en minutant les ordres qui devaient lancer une armee d'agents sur la piste de Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, M. Berthellemot caressait dans sa pensee l'image de Mme la comtesse Marcian Gregoryi. --Un joli brin! se disait-il, petite parole! On pretend que les vampires ont les levres gluantes de sang... celle-ci est une rose... Mais, apres tout, il est bien sur qu'un des deux ordres signes par le premier consul est faux... Si c'etait le sien?... --Maintenant, s'il vous plait, madame, reprit le prefet, assis aupres de la blonde adorable, poursuivons notre travail, en commencant par Georges Cadoudal... --Non, l'interrompit la comtesse, il me faut d'abord l'arrestation de tous les Freres de la Vertu... S'il en reste un seul libre, je ne reponds plus de rien. Elle tira d'un portefeuille en cuir de Russie, orne de riches arabesques, une liste qui etait longue et contenait, entre beaucoup d'autres, plusieurs noms connus de nous: Andrea Ceracchi, Taieh, Caernarvon, Osman, etc. En regard de chaque nom il y avait une adresse. --Je viens de bien loin, dit-elle, et mon voyage n'a eu qu'un but: sauver l'homme dont la gloire eblouit deja nos contrees a demi sauvages. La pensee de ce devouement est nee en moi an dela du Danube, dans les plaines de la Hongrie, ou la ligue de la Vertu commence a recruter des poignards. Je suis entree dans la sanglante association tout expres pour la combattre. Je n'ignorais, en partant, aucun des perils de cette entreprise, ou mes trois plus chers amis ont perdu la vie: je parle du comte Wenzel, le brave coeur; du baron de Ramberg, le brillant, le loyal jeune homme, et enfin de Franz Koenig, dont l'avenir semblait si beau... Dubois ouvrit vivement le tiroir de sou bureau et consulta une note. --Comte Wenzel, murmura-t-il, baron de Ramberg... tous deux de Stuttgard... C'est la premiere fois que j'entends parler du troisieme. --Vous n'entendites parler des deux autres qu'une fois, monsieur le prefet, repliqua la comtesse avec melancolie, et c'est moi qui fis parvenir a la prefecture la nouvelle de leur mort. Le troisieme a partage aujourd'hui meme le destin de ses deux compagnons. Vous pouvez ajouter son nom a votre liste. Il etait aussi de Stuttgard. Les yeux du prefet etaient baisses, et ses sourcils se rapprochaient comme s'il eut laborieusement reflechi. --Sans eux, continua la comtesse, les chevaliers errants de la jeune Allemagne, j'aurais fait il y a un mois ce que je fais aujourd'hui. Je serais venue ici ou l'on denonce et j'aurais denonce. Mais Wenzel, Ramberg et Koenig avaient dit: Nous combattrons par nous-memes, et avec nos propres forces; nous ecraserons la vampire... --La vampire! repeta M. Dubois etonne. La comtesse Marcian Gregoryi eut un sourire. --C'est un nom qui se prononce beaucoup dans Paris, dit-elle, je le sais. M. Dubois, l'homme de la raison, de la science et des lumieres, M. Dubois a qui le futur gouvernement de l'empereur promet une si haute fortune, ne croit pas, je le suppose, a ces pauvres fables de l'Europe orientale... Le prefet de police de Paris ne croit pas aux vampires... --Non... certes non! balbutia Dubois. Mon education, mes connaissances... --La vampire dont je parle, l'interrompit la comtesse Gregoryi d'une voix nette et ferme, c'est la societe secrete qui s'intitule elle-meme la ligue de la Vertu, et qui n'est qu'un faisceau des scelerats, unis dans la pensee d'un crime! --Eh bien! fit naivement M. Dubois, je m'en doutais! --Association de hiboux, poursuivit la belle blonde en s'animant, rassembles dans la nuit pour arreter le vol de l'aigle... ramassis de haines, d'envies ou de laches ambitions... La vampire veritable, la ligue des assassins, a invente l'autre vampire, la fausse, le monstre fantastique et impossible qui fait peur aux grands enfants de Paris. La fable etait chargee de donner ainsi le change a ceux qui auraient voulu poursuivre la realite... de meme que cette comedie du quai de Bethune, la peche miraculeuse, avait pour objet d'attirer l'attention publique loin, bien loin du charnier, helas! trop reel, ou se decomposent les restes mortels de tant de victimes deja immolees! Dubois avait mis son front dans sa main. --Cela explique tout! murmura-t-il, et cela rentre dans une serie d'idees que j'ai plus d'une fois soumises a l'epreuve de mon raisonnement... car rien ne m'echappe... rien, madame, et vous allez bien le voir tout a l'heure. Les personnes qui viennent ici, la bouche enfarinee, me dire: Prenez garde a vous! attention a ceci! attention a cela! sont un peu dans le role de la mouche du coche. --Vous etes le ministre de la police de l'avenir! prononca solennellement la comtesse Marcian Gregoryi. --Seulement, reprit M. Dubois, je ne suis pas seconde. Un troupeau d'oisons, madame, voila mon armee... sans compter que j'ai dans mes roues deux ou trois batons que je ne qualifierai pas et qui se nomment MM. Savary, Bourienne, Fouche et le diable... Comprenez-vous cela?... Et sans compter encore qu'au-dessus de moi, oui, madame, au-dessus, il y a un senateur de carton, un mannequin, un dindon empaille, M. le grand juge, s'il vous plait, qui suffirait, lui seul, a enrayer la machine la mieux graissee... Sans eux, j'aurais deja fourre vingt fois la vampire dans ma poche, qu'elle soit societe secrete ou une goule arrachee aux gouttieres de la tour Saint-Jacques la Boucherie... je vous en donne ma parole, madame. --Je l'ai dit a l'empereur, murmura la comtesse comme si elle se fut parle a elle-meme. --Chut! fit Dubois. N'abusons pas de cette qualification. Fouche a des mouches jusque dans mes bureaux... Je vous prie de me dire, madame, non point pour me rien apprendre, mais afin que je compare les appreciations, quel etait, selon vous, le but de ces meurtres nombreux? --Le but etait triple, monsieur le prefet: troubler les populations, faire disparaitre des ennemis et battre monnaie... --Ah! ah!... ces messieurs de la Vertu sont des voleurs? --Il faut de l'argent pour s'attaquer a un chef d'Etat, monsieur le prefet. --C'est vrai, madame, et j'admire votre capacite. Ici Dubois fixa sur elle ce regard emprunte a M. de Sartines, et que Berthellemot prenait en son absence, comme tout bon valet de chambre chausse de temps en temps les bottes vernies de son maitre. --Et permettez-moi, dit-il en changeant de ton, de vous donner la preuve que je vous ai promise tout a l'heure... la preuve de ce fait que rien ne m'echappe, si mal seconde que je sois; ma clairvoyance personnelle suffit a tout... a peu pres... Vous avez un dossier ici, madame la comtesse. La belle blonde s'inclina. --Vous avez du epouser ce comte de Wenzel? reprit le prefet. --Le bruit en a couru, monsieur. --L'inscription en a ete faite a la sacristie de Saint-Eustache. --On ne peut rien vous cacher, en verite! --Vous avez du encore epouser le baron de Ramberg? --On l'a dit. --J'ai l'extrait des registres de Saint-Louis-en-l'Ile. --C'est merveilleux, monsieur le prefet!... Quelle institution que votre police!... Mais vous semblez ignorer que j'etais fiancee aussi, et de la meme maniere, a ce vaillant, a ce beau Franz Koenig... M. Dubois laissa echapper un geste d'etonnement. --Si j'osais solliciter de vous une explication? commenca-t-il. --Je comptais assurement vous l'offrir, l'interrompit la comtesse, dont les grands yeux avaient, en verite, a cette heure, une expression de religieuse tristesse. Wenzel, Ramberg et Koenig etaient les plus chers de mes amis; c'est trop peu dire: ils etaient mes freres, et je ne cache pas que mon ardeur a continuer l'oeuvre commune est doublee par l'espoir de les venger. Nous etions ligue contre ligue: la ligue du bien contre la ligue du mal. J'avais prodigue ma fortune aux preliminaires de la lutte, et, au bien comme au mal, il faut le nerf de la guerre. Mes trois compagnons bien-aimes etaient riches, mais jeunes; ils avaient besoin de pretextes pour tirer de grosses traites sur leurs hommes d'affaires, restes au pays. On ne prit pas la peine de varier le pretexte, parce que chacun de nous croyait que la fin du combat etait proche. Wenzel envoya a Stuttgard l'extrait des registres de Saint-Eustache, avec la signature de l'abbe Aymar, vicaire; Ramberg une piece pareille, signee de l'abbe Martel, vicaire de Saint-Louis-en-l'Ile; Koenig... --Les deux premieres pieces seules sont ici, dit le prefet. Eutes-vous l'argent? --La vampire, repliqua la comtesse, dont la voix s'assombrit, a gagne a ce jeu pres d'un million de francs. M. Dubois referma son tiroir avec bruit. --Maintenant, monsieur, reprit la blonde charmante, dont le ton redevint bref et delibere comme au debut de l'entrevue, permettez que j'aille au-devant de la question, car la nuit s'avance et il faut que tout soit fini demain matin. J'aborde un fait que vous ignorez encore, mais qui ne peut tardera vous etre revele et qui vous expliquera la demarche hardie tentee par ce Jean-Pierre Severin, a l'aide d'une fausse signature du premier consul. --Fausse? interrogea Dubois. --Fausse, repeta la comtesse avec assurance, car le premier consul est parti ce soir, a sept heures, pour le chateau de Fontainebleau. --Sans que je sois prevenu! s'ecria Dubois, qui bondit sur son siege. --La derniere personne que le premier consul a vue a Paris, c'est moi, et j'etais chargee de vous prevenir. Dubois sonna a tour de bras. M. Despaux entra presque aussitot. Il eut fallu un regard encore plus percant que celui de M. le prefet de police pour saisir au passage le coup d'oeil rapide qui fut echange entre le nouvel arrivant et la comtesse Marcian Gregoryi. --Aux Tuileries, sur le champ, un expres! ordonna Dubois, le premier consul serait parti ce soir pour Fontainebleau... --On vient d'en apporter la nouvelle, dit Despaux, et j'etais en route pour l'annoncer a M. le prefet. Despaux sortit sur un signe de son chef. --Le fait dont je voulais vous entretenir, reprit tranquillement la delicieuse blonde, est la mise en chartre privee, par moi, d'un jeune etudiant en droit, nomme Rene de Kervoz, gendre futur de Jean-Pierre Severin... --Que le diable emporte celui-la! s'ecria le prefet du meilleur de son coeur. --Et propre neveu, poursuivit la comtesse, du chouan Georges Cadoudal. M. Dubois se derida aussitot et devint attentif. --Un enfant, monsieur le prefet, etranger autant qu'il est possible de l'etre a tous complots politiques, et que je retiens prisonnier precisement pour l'eloigner des scenes violentes qui auront lieu demain matin. --Est-ce par lui que vous connaissez la retraite de Cadoudal? demanda Dubois. --C'est par lui. --Il a donc trahi? --Il m'aime, repondit la comtesse Marcian Gregoryi en rougissant, non point de honte, mais d'orgueil. --Maintenant que nous avons tout dit, monsieur le prefet, reprit-elle apres un silence, convenons de nos faits. Je vous rappelle que je n'ai rien a solliciter de vous. C'est moi qui pose les conditions. Je pose pour condition premiere qu'aujourd'hui, a minuit, une force suffisante entourera la maison situee chemin de la Muette, au faubourg Saint-Antoine, et dont voici le plan exact. (Elle deposa un papier sur le bureau.) Tous les affilies de la ligue de la Vertu seront reunis dans cette maison. Vous aurez a faire main basse sur eux, et voici comment vous serez introduit: un de vos hommes se presentera a la porte donnant sur le chemin de la Muette et frappera six coups, espaces ainsi et non autrement: trois, deux, un. On ouvrira, on lui demandera: Qui etes-vous? Il repondra: Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frere de la Vertu. A la meme heure, s'il se peut, ou immediatement apres, vos agents entreront dans l'hotel qui porte le numero 7, chaussee des Minimes, au Marais. Vous saisirez en ce lieu tous les papiers des conjures, toutes les epreuves! Mon nom se trouvera frequemment dans ces papiers. Vous savez desormais a quel titre. J'ai hurle avec les loups pour avoir le droit de les suivre jusqu'au fond de leur taniere. Dans la serre, situee a gauche du salon, la troisieme caisse en partant de la porte vitree, caisse qui contient un yucca, sera derangee et decouvrira une trappe. Sous la trappe est un sepulcre, le vrai charnier de la vampire. Il ne sera fait aucun mal au jeune Rene de Kervoz quand il reparaitra parmi les vivants. A l'instant meme vous allez me preparer mes passeports pour Vienne. Je voyagerai avec une femme du nom de Yanusza Paraxin, qui est ma nourrice, avec mon cocher et mon valet. Je partirai demain, aussitot apres avoir remis entre vos mains Georges Cadoudal. Jusqu'a ce moment je reste comme otage. --Et comment livrerez-vous Georges Cadoudal? demanda Dubois. --Tout est-il accepte? --Oui, tout est accepte. La comtesse Marcian Gregoryi se leva, et M. Dubois, qui etait un connaisseur, ne put s'empecher d'admirer les graces exquises de sa taille. Voici comment je vous livrerai Georges Cadoudal, dit-elle. Avant le lever du jour, vos hommes, tous en bourgeois, seront en embuscade dans la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, depuis la rue Saint-Jacques jusqu'a la place. Quelques-uns tourneront meme l'angle de la rue Saint-Jacques, d'autres s'echelonneront le long de la rue de la Harpe, de maniere a cerner vers le sud tout le pate de maisons. A huit heures du matin, un cabriolet de louage viendra stationner a l'une des portes de ce pate, je ne sais encore laquelle, car Georges Cadoudal a su se menager une retraite qui ressemble au terrier du renard: elle a dix issues pour une. L'arrivee du cabriolet sera le signal pour regarder aux fenetres. A l'une des fenetres une femme voilee paraitra. Quand cette femme voilee se montrera, Georges franchira le seuil et montera en cabriolet. Aux agents de faire le reste. Elle salua legerement de la tete, en grande dame qu'elle etait, et gagna la porte, reconduite de loin par le prefet de police, qui se confondait en saluts. XIX DERNIERE NUIT Reste seul, M. le prefet prit une attitude meditative pour s'avouer sincerement a lui-meme que depuis l'invention de la police, jamais magistrat n'avait fait preuve d'une pareille perspicacite. Grace a son talent et d'une seule pierre, il allait frapper trois magnifiques coups: confisquer a son profit le succes de la vampire, reveler a Paris ebloui l'existence de la ligue de la Vertu, et prendre au piege ce loup de Cadoudal. Triple gloire! Il regrettait, en se frottant les mains, qu'on ne put faire un sous-empereur, car il se sentait digne d'un petit trone. Cependant l'equipage de la comtesse Marcian Gregoryi attendait dans la rue Harlay-du-Palais. C'etait bien la meme voiture elegante, attelee de deux beaux chevaux noirs, que nous vimes une fois stationner au seuil de l'eglise Saint-Louis-en-l'Ile. --A l'hotel! ordonna la comtesse en franchissant le marchepied. Comme elle refermait la portiere, une ombre se detacha de l'encoignure d'une maison voisine et glissa sans bruit vers l'equipage. L'ombre avait presque la carrure d'un homme mais tout au plus la taille d'un enfant de douze ans. Quand la voiture partit au galop, on aurait pu voir, en passant sous le prochain reverbere, notre ami Germain Patou cramponne au siege du laquais. Les beaux chevaux ne s'arreterent qu'a la porte cochere d'une vieille et magnifique maison situee chaussee des Minimes, numero 7. La comtesse Marcian Gregoryi monta un escalier de grand style. Dans l'antichambre du premier etage, une vieille femme de taille virile attendait, ayant aupres d'elle un enorme chien, vautre sur les dalles. A l'entree de la comtesse, il se dressa sur ses quatre pattes et allongea le cou comme font les chiens pour hurler. --La paix, Pluto! fit Yanusza en son latin barbare. Pluto savait le latin, car il se rasa, puis s'allongea et rampa jusqu'a la nouvelle venue, en balayant les dalles du poil de son ventre. --Franz Koenig est-il arrive? demanda la comtesse. --Il est arrive, repondit Yanusza. --A l'heure dite? --Avant l'heure dite. --Avait-il les cent cinquante mille thalers? --Il avait les cent cinquante mille thalers et trois ecrins contenant les bijoux de noce. La corbeille viendra demain matin. La comtesse eut un morne sourire. --Il m'attend? demanda-t-elle encore. --Sans doute, repliqua la vieille femme. --Avec qui? --Avec Taieh, le negre, et Osman, l'infidele. --Et penses-tu que l'affaire soit achevee? Au moment ou Yanusza ouvrait la bouche pour repondre, un cri dechirant, profond, lamentable, perca l'epaisse muraille de l'antichambre. La comtesse eut un leger tressaillement, et Yanusza fit le signe de la croix. --_Requiescat in pace_! murmura-t-elle. Le grand chien hurla une longue plainte. --Fais les malles, Paraxin, ordonna la comtesse, qui avait deja recouvre son sang-froid, et ne perds pas de temps. --Les malles sont faites, maitresse, repartit la vieille femme. Est-il bien sur que nous nous en allons demain? --Aussi sur que tu es une bonne chretienne, Yanusza. C'est la derniere nuit. Franz Koenig a complete le million de ducats exige par le comte Szandor. Je vais vivre et mourir, moi qui suis privee a la fois de la mort et de la vie. _In vita mors, in morte vita_! Szandor, mon epoux adore, me donnera une heure d'amour avant de me bruler le coeur! Comme le vernis jette tout a coup d'etranges lumieres sur une toile de maitre, sa passion ardente transfigurait maintenant sa beaute. Elle fit un pas vers la porte qui communiquait avec les appartements interieurs; mais avant d'en toucher le loquet, elle s'arreta. --Et... murmura-t-elle avec une sorte d'hesitation, ce pauvre enfant? --Il menace, repliqua la vieille femme, il prie, il blaspheme, il pleure... Ce soir, il appelait son Angele... --Et ne prononcait-il pas le nom de Lila? --Si fait... pour la maudire. La frange de soie qui bordait les paupieres de la comtesse s'abaissa. --N'a-t-il jamais manque de rien? interrogea-t-elle encore. --Jamais: je lui portais son repas pendant son sommeil. --Il dort? --Vous le savez bien, maitresse, puisque... La comtesse sourit en mettant un doigt sur ses levres. --Tu n'as pas oublie, avant de partir, prononca-t-elle a voix basse, de mettre a son chevet ce vin qui donne des reves? --Non, repliqua Yanusza, je n'ai pas oublie. La comtesse passa la porte, tandis que la vieille femme se signait une seconde fois en marmottant une priere latine. C'etaient de vastes pieces baties et decorees selon le style de Henri IV, des boiseries moulees profondement, des plafonds a caissons, de hautes cheminees en bois sculpte, des tapisseries dont l'age n'avait pas terni l'eclat. Apres avoir traverse une salle a manger dont les murailles semblaient flechir sous le gibier peint, les fruits, les fleurs et les flacons, un salon tapisse de hautes lisses, encadrees d'argent, et un boudoir qui eut servi dignement a la belle Gabrielle, la comtesse Marcian Gregoryi poussa une derniere porte et entra dans une chambre que nous eussions aussitot reconnue. C'etait la que Rene de Kervoz avait ete panse le lendemain de sa visite a la maison isolee du chemin de la Muette. Tout y etait dans le meme etat, sauf le lit a colonnes, qui avait ses rideaux fermes, et la lumiere des lampes remplacant le jour. La serre, ouverte, envoyait les senteurs de la flore tropicale, melees a la fumee du cigarrito de Taieh, qui etait a son poste, sous le grand yucca, non point etendu pourtant en paresseux comme l'autre fois, mais occupe a nouer les quatre coins d'une toile a matelas sur un paquet de forme sinistre. Le vent nocturne agitait au dehors les branches nues des arbres du jardin. Dans le fauteuil meme ou nous le vimes naguere, s'asseyait ce jeune homme pale comme un mort et dont la chevelure etait blanche, le Dr Andrea Ceracchi. Depuis ce temps il avait maigri encore et ressemblait mieux a un fantome. Sa tete livide s'appuyait entre ses deux mains. Le negre fredonnait une chanson creole en achevant sa besogne. --Victoire! s'ecria la comtesse en passant le seuil. Cadoudal est avec nous, et dans quelques heures tous nos freres seront venges! Taieh tira un rideau qui masqua l'interieur de la serre. On entendit la caisse grincer en roulant sur les planches, puis la trappe s'ouvrir. Andrea Ceracchi avait releve la tete. Tout ce qui lui restait de vie etait dans ses yeux ardents. La comtesse lui serra la main et reprit: --J'ai suivi votre conseil, Andrea. En livrant Cadoudal, nous gagnions quelques jours de securite. Qu'importe, si nous n'avons besoin que de quelques heures? Cadoudal vaut mieux que cela. Au lieu de le vendre, nous userons de lui, et demain, Cesar egorge sera au rang des dieux. --Je veux frapper! dit Ceracchi d'une voix sombre. J'ai promis a mon frere de frapper. De l'autre cote du rideau, la trappe se referma avec un bruit sourd. --Voila le troisieme parti avec les deux autres! s'ecria le negre. Et il releva le rideau pour entrer, disant: --Moi aussi, je veux frapper! J'ai promis a mon maitre de frapper. --Vous frapperez tous, ceux qui voudront frapper! s'ecria la comtesse. Il y a dans cette gloire de la place pour mille poignards. Je hais l'homme bien plus que vous, puisque je l'admire et que je l'ai aime a genoux: je le hais comme l'impie abhorre Dieu! Moi aussi, je veux frapper: je ne l'ai promis a personne, je me le suis jure a moi-meme! Le docteur et le negre baisserent les yeux sous le foudroyant eclat de son regard. --Quand vous etes la, Addhema, murmura Ceracchi, les doutes s'evanouissent, et l'on est tente de croire en vous. Le sang verse est comme un poids sur ma conscience; mais si mon frere est venge, la joie guerira le remords... Que faut-il faire? --Que faut-il faire? repeta le negre en tendant a la comtesse un portefeuille et trois ecrins. --La derniere goutte de sang innocent a coule, repondit-elle, et tu as garde tes mains pures, Andrea Ceracchi. C'est le partage qui fait la complicite. Tu es reste pauvre au milieu de tes freres enrichis. Nous voici arrives a l'heure supreme. Rends-toi une fois encore au lieu de nos reunions. Que la lampe de nos conseils s'allume encore une fois dans la maison solitaire, a qui l'histoire donnera peut-etre un nom. Tous les freres de la Vertu seront presents; ils ont ete convoques aujourd'hui meme. C'est toi qui presideras, car je n'arriverai qu'au moment d'agir, et avec Georges Cadoudal lui-meme... --Ferez-vous cela? s'ecria Ceracchi, amenerez-vous le taureau du Morbihan? --J'engage ma foi que je ramenerai avant que la troisieme heure apres minuit soit sonnee... En attendant le signal qui vous annoncera notre venue, voici ce que vous aurez a faire. Il est bon que nos secrets de famille ne soient point confies a ce Georges Cadoudal. Vous aurez a dire a nos freres qu'aujourd'hui meme, j'ai pris chez Jacob Schwartzchild et Cie des traites sur Vienne pour un million de ducats. Si le demon familier qui veille au salut de ce Bonaparte le protege contre nos coups, le rendez-vous sera a Vienne; l'association n'aura perdu que son temps et son sang, elle sera riche, elle pourra recommencer. Si nous reussissons, au contraire, ceux d'entre nous qui veulent la liberte auront de quoi profiter de leur victoire pour elever a leur idole un trone si haut et si large, qu'aucun tyran ne pourra plus l'escalader jamais. Qu'ils soient prets; qu'ils aient confiance; le soleil de demain ne se couchera pas sans avoir vu l'evenement qui changera la face du monde. Elle tendit une main a Ceracchi et l'autre a Taieh. Le noir y imprima sa levre. Andrea Ceracchi dit: --Ou est Lila? --Lila, repondit la comtesse, n'a plus de parents, elle est sous ma garde; a l'heure du danger, ma premiere pensee, a du etre de la mettre a l'abri. A son tour, Andrea baisa sa main. --Donc, a cette nuit! dit-il, trois heures! Et il sortit accompagne de Taieh, pour gagner le lieu du rendez-vous. La charmante blonde ecouta un instant le bruit de leurs pas. --Trois heures! repeta-t-elle. Vous n'attendrez pas jusque-la! Elle ouvrit tour a tour les ecrins et le portefeuille, afin d'en verifier le contenu. Puis elle se dirigea vers la porte, sans avoir regarde du cote de la serre. A peine avait-elle disparu que la fenetre, poussee avec precaution, ouvrit ses deux chassis, et la courte personne de l'apprenti medecin Germain Patou se montra a califourchon sur l'appui. --Metier a se faire rompre les os! grommela-t-il. Faut-il que j'aime ce papa Jean-Pierre! Voila donc ou elle demeure, cette blonde adorable!... Mais, pour savoir cela, je n'en suis pas beaucoup plus avance. Il enjamba l'appui et fit quelques pas a l'interieur. --On fume ici! pensa-t-il. Elle est bien logee, malepeste!... Un lit royal comme ceux du chateau de Meudon... Voyons un peu. Il ecarta les rideaux et recula de plusieurs pas, comme s'il eut recu un coup en plein visage. Le lit etait en desordre et les draps degouttaient de sang. --Merci Dieu! pensa-t-il, ma blonde ne sait pas cela, j'en suis sur! Le sang est tout frais... Ou vient de tuer ici! Son regard percant, ou brillait une audacieuse intelligence, fit le tour de la chambre et plongea jusqu'au fond de la serre. Un instant, on aurait pu croire qu'une sorte de divination lui revelait le terrible mystere de cette demeure. Mais une pendule sonna dans la piece voisine, et il bondit vers la croisee, qu'il enjamba de nouveau. --Le patron m'attend, se dit-il. J'ai accompli la mission dont il m'avait charge. Je sais ou demeure la comtesse Marcian Gregoryi... et peut-etre ai-je devine le denoument de cette comedie, dont la premiere scene fut jouee a l'eglise Saint-Louis-en-l'Ile. Il descendit comme il avait monte, a la force de ses bras courts mais robustes. Au moment ou sa tete etait deja au niveau du balcon, son dernier regard rencontra, au ciel du lit, la plaque emaillee qui fixait les plis des rideaux. C'etait un ecusson qui semblait renvoyer en faisceau tous les rayons de la lampe. Une devise en lettres noires gothiques courait sur le fond d'or et disait: _In vita mors, in morte vita_... La comtesse Marcian Gregoryi etait nonchalamment etendue sur les coussins de sa voiture, dont le cocher, suivant ordre recu d'avance, arreta ses chevaux a l'angle du pont Marie, sur le quai d'Anjou. La comtesse descendit et dit: --Attendez. Elle prit sa course en longeant le quai, vers la partie orientale de l'ile. Le mur d'enclos des jardins de Bretonvilliers formait l'extreme pointe de l'eperon. C'etait une enceinte solide et batie comme un rempart. Non loin de l'angle de la rue Saint-Louis, qui fait face a l'hotel Lambert, une vieille construction carree et trapue elevait sa terrasse demi-ruinee a quelques pieds au-dessus du mur. Il y avait la une poterne basse, qui existait encore voici quelques annees, et dont l'enfoncement profond servait d'abri au petit etablissement d'un retameur forain. La comtesse Marcian Gregoryi avait la clef de cette poterne, qu'elle ouvrit pour entrer dans un lieu humide et tout noir. Quand elle eut ferme la porte derriere elle, l'obscurite fut complete. Des le temps de Cagliostro, et meme plus d'un siecle avant lui, les proprietes du phosphore etaient connues des adeptes; nous n'oserions pas dire, craignant l'accusation d'anachronisme, que la comtesse Marcian Gregoryi eut dans sa poche une botte d'allumettes chimiques, et cependant un leger frottement qui bruit dans l'obscurite produisit une lueur vive et instantanee. La bougie d'une lanterne sourde s'alluma, eclairant les parois salpetres d'un long couloir. La comtesse se mit a marcher aussitot, en femme qui connait la route. Au bout d'une cinquantaine de pas, un vent frais la frappa au visage. Il y avait a la paroi de gauche une crevasse assez large par ou l'air exterieur et un rayon de lune passaient. La comtesse s'arreta, pretant attentivement l'oreille. Elle appuya l'ame de la lanterne contre sa poitrine et jeta un regard au dehors. Le dehors etait un jardin sombre, touffu, mal entretenu. --On dirait des pas, murmura-t-elle, et des voix... Elle regretta Pluto, le chien geant qui, d'ordinaire, vaguait en liberte sous ces noirs ombrages. Mais, quoiqu'elle regardat de tous ses yeux, elle ne vit rien que les branches emmelees qui s'entre-choquaient au vent. Elle continua sa route. --Quand meme Ezechiel m'aurait trahie, pensa-t-elle encore, qu'importe? Ils n'auront pas le temps!... Le couloir se terminait par un escalier de cave que la comtesse gravit; au haut de l'escalier se trouvait un etroit palier ou s'ouvrait une porte habilement masquee. La comtesse l'ouvrit, tenant toujours l'ame de sa lanterne cachee sous ses vetements, puis la referma et se prit a ecouter. Le bruit d'une respiration faible et reguliere vint jusqu'a son oreille. --Il dort! fit-elle. Alors elle decouvrit sa lanterne sourde, aux rayons de laquelle nous eussions reconnu cette chambre ou Rene de Kervoz et Lila souperent le soir du jour qui vint commencer notre histoire: La chambre sans fenetres. Dans le quartier, il est bon de le dire, on racontait beaucoup de choses touchant ce vieil hotel d'Aubremesnil et ses dependances plus vieilles encore: le pavillon de Bretonvilliers et la maison du bord de l'eau. Paris avait alors quantite de ces coins legendaires. On parlait d'une merveilleuse cachette que le president d'Aubremesnil, ami de l'abbe de Gondy et compere de M. de Beaufort, le roi des Halles, avait fait construire en son logis, quand le cardinal de Mazarin rentra vainqueur dans sa bonne ville. On ajoutait que ce meme president d'Aubremesnil, vert galant, quoique ce fut une tete carree, ne se servit jamais de sa cachette contre la reine mere ou son ministre favori, mais qu'il l'employa a de plus riants usages,--faisant venir de nuit par cet etroit couloir, qui conduisait a la Seine, de jolies bourgeoises et de fringantes grisettes, en fraude des droits legitimes de Mme la presidente... La comtesse Marcian Gregoryi visita d'abord la table, ou quelques mets etaient poses. On y avait a peine touche. Il y avait aupres des mets un flacon de vin et une carafe. La carafe seule etait entamee. La comtesse la deboucha, en flaira le contenu et sourit. Elle vint au lit alors et tourna l'ame de sa lanterne vers la pale et belle tete de jeune homme qui etait sur l'oreiller. Nous ne savons ce que cette sorciere de Yanusza entendait par ces mots: le vin qui donne des reves, mais il est certain que Rene de Kervoz revait, car il souriait. Les grands yeux de la comtesse Marcian Gregoryi exprimerent de la compassion et de la tendresse. --Tu seras libre demain, murmura-t-elle. Elle effleura son front d'un baiser. Rene de Kervoz s'agita dans son sommeil et prononca le nom d'Angele. Les sourcils de la charmante blonde se froncerent, mais ce fut l'affaire d'un instant. --Je n'aime que le grand comte Szandor, pensa-t-elle en redressant sa tete orgueilleuse, qu'importe un caprice de quelques heures? Ici n'est pas mon destin. Elle eteignit sa lanterne, et la chambre fut plongee de nouveau dans la plus complete obscurite. Une voix s'eleva dans cette nuit, disant: --Rene, je suis Lila... Rene ne s'eveilla point. Et la voix se ravisa, disant cette fois avec des intonations plus douces qu'un chant: --Rene, mon Rene, je suis Angele... Passe ta main dans mes cheveux et tu me reconnaitras. Les levres de Rene rendirent un murmure qui fut coupe par un baiser. Au dehors la ville etait muette. Au dedans, chose etrange, il y avait comme un echo confus de pas et de paroles chuchotees. Au bout d'une heure, la comtesse Marcian Gregoryi se leva en sursaut. Les pas avaient sonne dans la chambre voisine. Elle preta l'oreille avidement, on n'entendait plus rien. Etait-ce une illusion? La belle blonde regagna sans bruit la porte derobee et sortit comme elle etait entree. Ce fut seulement dans le corridor qu'elle ralluma sa lanterne sourde. La lueur de la bougie eclaira un objet qu'elle tenait a la main: un ruban noir, supportant une medaille d'argent de Sainte-Anne d'Auray. La comtesse Marcian Gregoryi regagna a pied sa voiture qui l'attendait toujours a l'autre bout du quai d'Anjou, pres du pont Marie. Il pouvait etre alors deux heures apres minuit. Elle se dit: --Les Freres de la Vertu sont juges! --Rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel! ajouta-t-elle en s'adressant a son cocher. Au galop! Sa derniere pensee fut, en s'etendant sur les soyeux coussins: "Ce loup de Bretagne ne m'a rien fait; mais il me fallait mes passeports... Demain, je dormirai dans mon lit." Rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel, la voiture s'arreta devant une petite allee borgne. La comtesse frappa a la porte. On ne repondit pas. Elle fit descendre le cocher et lui ordonna de cogner avec le manche de son fouet, ce qu'il fit. Apres dix minutes d'attente, une fenetre s'ouvrit a l'entresol, immediatement au-dessus de la porte de l'allee. --A qui en avez-vous bonnes gens? demanda la voix flutee d'une grosse femme qui parut en deshabille de nuit. --Je veux voir le citoyen Moriniere, marchand de chevaux, repondit la comtesse. --Ah! fit la voix flutee, c'est une dame... Madame, a ces heures-ci, on n'achete pas de chevaux. --Alors, le citoyen Moriniere est ici? --Entendons-nous... il y demeure quand il vient a Paris, ce cher homme, mais presentement, il traite une affaire de percherons dans le pays de la Loupe, au-dela de Chartres... revenez dans huit jours et a belle heure. La fenetre de l'entresol se referma. --Cognez! ordonna la comtesse a son cocher. Le cocher cogna si fort et si dru, qu'au bout de trois minutes la croisee de l'entresol s'ouvrit de nouveau. --De par tous les diables! dit la voix de la grosse femme, qui deja n'etait plus si flutee, voulez-vous nous laisser dormir, oui ou non, mes bonnes gens? --Je veux voir le citoyen Moriniere, repondit la comtesse. --Puisqu'il n'est pas ici... --Je crois qu'il est ici. --Alors, je mens, foi de Dieu!... --Oui, vous mentez, monsieur Moriniere... La grosse femme recula et l'on entendit le bruit sec de la batterie d'un pistolet. --Femme, gronda une voix qui n'etait plus flutee du tout, dis ton nom et ce que tu veux... --Je veux vous parler d'une affaire de vie et de mort, repondit la comtesse. Je suis Angele Lenoir, fille de Mme Severin du Chatelet et fiancee de votre neveu Rene de Kervoz... Une sourde exclamation l'interrompit; elle acheva: --Je viens de la part de votre neveu, qui est en prison a cause de vous, et j'apporte pour gage la medaille de Sainte-Anne d'Auray, que sa mere, votre soeur, lui passa au cou le jour ou il quitta le pays de Bretagne. Pour la seconde fois, la fenetre de l'entresol se ferma, mais presque aussitot apres, le porte meme de l'allee borgne s'ouvrit. --Entrez! fut-il dit. La comtesse obeit sans hesiter. Dans l'obscurite soudaine qui se fit apres la cloture de la porte, la voix reprit avec un tremblement de colere: --Vous jouez gros jeu, belle dame. Je connais la fiancee de mon neveu. Vous n'etes pas Angele Severin. --Je suis, repliqua bravement la comtesse, Costanza Ceracchi, la belle-soeur du statuaire Giuseppe, mort sur l'echafaud. --Ah! ah! fit la voix: un hardi coquin! quoique le poignard soit l'arme des laches... Foi de Dieu! moi, je n'ai que mon epee... Mais comment connaissez-vous mon neveu? --Montons, dit la comtesse. On lui prit la main et on lui fit gravir un escalier roide comme une echelle, au haut duquel etait une chambre eclairee par une veilleuse de nuit. Elle entra dans cette chambre. Son compagnon, qui etait la grosse femme de la fenetre, et qui, vu de pres, avait la joue toute bleue de barbe, repeta: --D'ou connaissez-vous mon neveu? La comtesse tira de son soin la medaille de Sainte-Anne d'Auray qu'elle tendit a la femme barbue, en disant: --Monsieur de Cadoudal, votre neveu m'aime. --Foi de Dieu! n'ecria Cadoudal, car c'etait lui en personne, est-ce que je ne suis pas mieux deguise que cela?... L'enfant a raison, car vous etes jolie comme un coeur, ma commere... et j'avais bien entendu dire deja qu'il faisait ses fredaines... Mais que parliez-vous de prison? --Monsieur de Cadoudal, reprit la fausse belle-soeur de Guiseppe Ceracchi, j'aime votre neveu. --Il en vaut bien la peine, foi de Dieu! --Je suis venue, parce que Rene de Kervoz est en danger de mort... Celle qu'il a trahie s'est vengee de lui... --Angele! murmura Georges, qui palit. Mais alors moi-meme... car Angele savait ce qu'ignoraient son pere et sa mere. --Asseyons nous et causons, monsieur de Cadoudal, l'interrompit gravement la comtesse Marcian Gregoryi. Je n'ai pas trop de toute une nuit pour vous dire ce que vous pouvez esperer desormais et ce que vous devez craindre... Il y a un lien entre vous et la soeur de Ceracchi: c'est la haine... Quant le jour va paraitre, vous saurez si vous devez frapper ou fuir... --Fuir! s'ecria Cadoudal. Jamais! --Alors, vous frapperez? --Foi de Dieu, belle dame, repondit Cadoudal en riant et en s'asseyant pres d'elle, a la bonne heure! vous parlez d'or!... Donnez-moi seulement le moyen d'aller chercher le Corse au milieu de sa garde consulaire, et, par sainte Anne d'Auray, je vous jure qu'il ne sera jamais empereur! XX MAISON VIDE C'etait une nuit claire et froide. Les reverberes de l'ile Saint-Louis chomaient, laissant faire la lune. Les chimeres se fanent vite a Paris, meme les plus absurdes. A l'endroit ou nous vimes naguere tant de pecheurs de diamants sonder le courant blanchatre de la Seine, il n'y avait personne. Decidement, la renommee du quai de Bethune avait vecu; on n'avait pas peche sous l'egout de Bretonvilliers assez de bagues chevalieres; le prestige etait defunt, les gens de l'hamecon et de la gaule en etaient venus a se moquer du miracle! Et, des onze heures du soir, le cabaret du pauvre Ezechiel, eteint, forme, muet, temoignait assez du mepris ou tombait l'Eldorado abandonne. La riviere coulait, turbulente, au plein de ses rives. Quelques minutes avant onze heures, des pas precipites sonnerent dans la rue de Bretonvilliers, sans eveiller les demeures voisines, depuis longtemps endormies. C'etait Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, qui s'en allait en guerre a la tete de son escouade de gens de police. Nous savons que le gardien de la Morgue du Chatelet avait dans tout ce quartier du vieux Paris, ou la chicane et la police agglomerent leurs suppots, une reputation bien etablie. C'etait un crane homme, pour employer l'expression des citoyennes du Marche-Natif. Il y a toujours dans l'agent de police, quoi qu'on veuille dire et croire, un brin de vocation aventureuse, et, pour ma part, je suis reste souvent confondu en lisant la prodigieuse serie des actes de courage froid, solide, implacable, accomplis au jour le jour par ces hommes qui n'ont pas a leur service le stimulant de la gloire. Sur un champ de bataille, il y a l'ivresse du point d'honneur, l'appel du tambour, l'etourdissement du canon, la fievre de la poudre!... Mais dans le ruisseau, la nuit, ces luttes terribles que nul bulletin emphatique ne chantera... Ces luttes ou, la plupart du temps, le bandit arme cherche a tuer, et ou l'homme de la loi a defense de frapper... Qu'ont-ils donc fait, ces heros boueux, robustes comme les guerriers d'Homere, pour que leurs prouesses accumulees ne puissent jamais redimer l'opprobre de leur gagne-pain! Ils etaient quatre, accompagnes par un officier de paix, jeune homme assez bien couvert, qui allait le cigare a la bouche et les mains dans ses poches. Ils suivaient tous Gateloup avec plaisir et flairaient quelque curieuse bagarre. L'officier de paix ecoutait; en gardant le serieux de son grade, certaines anecdotes racontees a voix basse par Laurent et Charlevoy, toutes a la louange du vigoureux poignet de M. Severin; le troisieme agent applaudissait, franchement; le quatrieme, laid coquin, a la figure toute velue de barbe noire, marchait un peu en arriere et grommelait: --J'ai vu mieux que ca! C'est vrai qu'il tape dur! Quand Jean-Pierre s'arreta au coin de la rue de Bretonvilliers et du quai, ce quatrieme agent se mit a rire dans sa barbe et murmura: --Tiens! c'te farce! c'est a l'etablissement qu'il en veut. Pourtant il avait trouve le vin mauvais. Jean-Pierre frappa bruyamment a la porte du cabaret de la _Peche miraculeuse_. Personne ne fit reponse a l'interieur. --Mes enfants, dit Jean-Pierre, il faut me jeter bas ces planches-la. --Auparavant, fit observer l'officier de paix, je dois accomplir les formalites d'usage. --Pas besoin, monsieur Barbaroux, dit par derriere une voix qui dressa l'oreille de Jean-Pierre. La farce est jouee la-dedans. Le proprietaire a demenage. --Est-ce toi? Ezechiel? s'ecria Jean-Pierre. --Pour vous servir, monsieur Gateloup, si toutefois j'en suis capable, repondit le quatrieme agent, qui avanca chapeau bas. J'ai mis comme ca un peu de barbe a mon menton pour la gloriole de ne pas passer pour en etre quand je reviens pocher dans le quartier. J'ai ma figure de tous les jours en bourgeois, et ma physionomie du metier: ca fait-il du mal a quelqu'un? Tout en parlant, il introduisit une clef dans la serrure de la porte, qui s'ouvrit aussitot... --Au nom de la loi, ajouta Ezechiel, qui etait en belle humeur, donnez-vous la peine d'entrer. Dans cette espece de cave, qui servait naguere de cabaret, il n'y avait plus que les quatre murs. --Oh! fit Ezechiel, repondant au regard etonne de Jean-Pierre et tenant a la main une chandelle de suif qu'il venait d'allumer, je suis en regle, monsieur Gateloup. J'ai fait mon rapport, et la _Peche miraculeuse_ a d'ailleurs servi de souriciere. Les temps sont durs, on vit comme on peut. --Ce n'etait pas la prefecture qui te donnait a vivre, dit Jean-Pierre qui fronca ses gros sourcils; ce n'etait pas non plus ton metier de cabaretier. Ne joue pas au fin avec moi, l'homme, ou gare a tes cotes! Tu etais paye par la comtesse Marcian Gregoryi. --Tiens! tiens! grommela Ezechiel, vous saviez donc cela, monsieur Gateloup?.. Eh bien, c'est vrai, quoi! j'ai mis quelque petit argent de cote pour mes vieux jours... On ne voit pas clair dans ces histoires-la, du premier coup, vous sentez rien... et j'ai ete longtemps a deviner pourquoi la comtesse avait monte la mecanique du quai de Bethune. --Et ce pourquoi est-il dans ton rapport? --Oui bien, mais M. l'inspecteur n'a pas voulu me croire... Je suis fache de n'avoir plus un verre de vin a vous offrir, messieurs, quoiqu'il n'etait pas fameux, hein, monsieur Gateloup?... En faut pour tous les gouts... Quand j'ai donc dit, la-bas, a la prefecture, qu'on emportait des corps du pavillon de Bretonvilliers, ici pres, a un caveau qui se trouve quelque part au Marais, vers la chaussee des Minimes, on m'a ri au nez... par quoi je me trouve a couvert. L'officier de paix jeta son cigare. Ezechiel continua: --Et comme on en parlait, du caveau, et de la vampire aussi, car tout se sait a Paris, seulement tout se sait mal, Mme la comtesse dit: Il faut derouter les chiens. --Le nom de l'inspecteur? demanda impetueusement l'officier de paix, qui se vit du coup commissaire de police. --M. Despaux, parbleu! repliqua Ezechiel, et qui sera secretaire general quand M. Fouche aura mis M. Dubois a la retraite. --Le numero de la maison suspecte? interrogea encore l'officier de paix. --Quant a ca, monsieur Barbaroux, la plus belle fille du monde ne peut dire que ce qu'on lui a appris... --Nous le saurons tout a l'heure, l'interrompit Jean-Pierre, qui ecoutait ce colloque avec impatience. Nous sommes ici pour autre chose... Peux-tu nous introduire au pavillon de Bretonvilliers? --Jusqu'a la porte, oui, repondit Ezechiel, et ces messieurs doivent avoir de quoi parler aux serrures. L'agent Charlevoy frappa sur sa poche, qui rendit un son de ferraille, et repartit: --J'ai ma trousse. --Mais quant a trouver la pie au nid, continua Ezechiel, c'est autre chose. La comtesse n'est pas revenue depuis le soir ou les camarades apporterent ici cette belle petite blonde... Vous savez, monsieur le gardien... on a dit qu'un jeune homme etait entre ce soir-la au pavillon? --Qui l'a dit? --Mme Paraxin, la femelle de Satan. --Et l'a-t-on emporte comme les autres? --Je n'ai point oui parler de cela. La figure de Jean-Pierre s'eclaira. --Il reste une lueur d'espoir, murmura-t-il. Marchons! Et il se dirigea de lui-meme vers la porte basse qui etait au fond du cabaret. Ezechiel le laissa faire. Aussitot que la porte fut ouverte, Jean-Pierre Severin se trouva en face d'un tas de terre et de deblais qui bouchaient hermetiquement le passage. --C'est vous qui etes la cause de cela, patron, dit Ezechiel. Le jour ou vous avez derange les marchandises qui etaient devant la porte, il y avait ici des gens de la comtesse. Le lendemain, 1e passage etait bouche... Mais ils ont compte sans le vieil Ezechiel, qui les sait toutes, depuis le temps qu'il va a l'ecole... Rangez-vous, s'il vous plait, et laissez-moi passer. L'ancien cabaretier se glissa, tenant toujours sa chandelle allumee, dans un trou etroit qui restait a gauche et conduisait a l'escalier de sa cave. Jean-Pierre et les agents le suivirent. La cave etait vide comme le bouge superieur, mais a l'extremite orientale du cellier, il y avait un amas de platras, entourant une ouverture recemment pratiquee. Ezechiel l'eclaira; elle pouvait donner passage a un homme de mediocre corpulence. --Le soir ou j'ai perce ce trou, dit-il en rougissant de colere, la maudite m'a fait mordre par son chien. S'il avait pu se couler la-dedans, le diable a quatre pattes, j'etais un homme mort. Je lui garde une dent: non pas au chien, mais a la dame... Et vous qui etes un savant, monsieur Gateloup, savez-vous si c'est vrai qu'on ne peut faire la fin de ces gens-la qu'avec un morceau de feu qu'on leur met dans le coeur?... Charlevoy et Laurent etaient tout pales. --Mais c'est donc bien vraiment une vampire? murmurerent-ils ensemble. --En avant! ordonna Jean-Pierre. Il se glissa le premier dans l'ouverture. Ezechiel l'arreta de force. --Monsieur Gateloup, dit-il, vous etes un brave homme, et je vous ai vu tenir un contre dix avec un brin de bois. Vous m'allez, et je ne voudrais pas qu'il vous arrivat du gros mal... Passez le premier, c'est la justice, car vous semblez le plus interesse a passer. Mais avant de mettre la tete hors du trou, veillez, guettez, ecoutez. Si le chien est la, il grondera. S'il gronde, gardez-vous d'avancer: c'est une bete qui croque un homme comme un poulet. Severin se degagea, dit merci et franchit le trou en deux ou trois vigoureux efforts. Il y eut un moment d'attente terrible. Ezechiel avait de la sueur au front. --Eh bien! fit Gateloup du dehors, venez-vous? --Parait que le chien est deloge pour tout de bon! dit Ezechiel. Il aurait deja fait son tapage s'il etait la. Marchons. Il passa le premier, non sans garder une certaine inquietude. Les trois autres agents et l'officier de paix suivirent. Au dela du trou, c'etait une sorte de fosse, en contre-bas de celle qu'on appelait le _vide-bouteilles_. Elle communiquait avec les jardins par un escalier de terre et de bois. Les jardins etaient completement deserts. La petite troupe les parcourut d'abord et les fouilla dans tous les sens, Charlevoy et Laurent etaient deux fins limiers, et l'industrieux Ezechiel connaissait les etres. Ils arriverent jusqu'au grand mur qui bordait les deux quais, fermant l'eperon de I'Ile Saint-Louis comme un rempart. La nuit etait claire. Quoique cette partie du jardin ressemblat a une foret vierge, Laurent et Charlevoy, apres visite faite, affirmerent que nulle creature humaine n'y pouvait rester cachee. La porte du bord de l'eau, par ou la comtesse Marcian Gregoryi devait s'introduire une heure plus tard, ne leur echappa point, mais a voir l'etat de sa serrure, ils la crurent condamnee. Jean-Pierre lui-meme, penetrant par une breche dans le couloir qui communiquait de la porte du bord de l'eau a la chambre sans fenetres, le visita dans toute sa longueur et la prit pour un de ces passages, construits a des epoques troublees, qui etonnent les curieux et restent comme des enigmes proposees a la perspicacite des chercheurs. Ce couloir avait une bifurcation: le boyau qui menait a l'ancienne cachette du president d'Aubremesnil, et une voie plus large, descendant tout droit aux cuisines du pavillon de Bretonvilliers. Jean-Pierre ne reconnut que ce dernier passage. Il appela Charlevoy et se fit ouvrir une porte, solidement armee de fer, qui eut enchante un antiquaire. Les cuisines etaient vides comme les jardins; ou y pouvait neanmoins deviner la recente presence d'un ou de plusieurs habitants, car le sol etait jonche d'epluchures de legumes, et des os de boeuf cru, a moitie ronges, s'eparpillaient ca et la. Sur la table, il y avait une toque de femme en etoffe grossiere et ornee d'oripeaux dedores. La forme de cette toque indiquait a premiere vue son origine hongroise. --C'etait ici l'antre de maman Paraxin, dit Ezechiel, et voici les restes du dernier souper de Pluto. J'ai idee que l'horrible bete mangeait plus souvent des os de chretien que des os de boeuf. --Les gens qu'on emportait d'ici, demanda Gateloup, passaient-ils par le couloir que nous venons de suivre? --Jamais, repondit Ezechiel. --Alors, s'ecria Charlevoy, ils devaient passer par ta boutique, capitaine. Ezechiel rougit jusqu'aux oreilles et le regarda de travers. Des cuisines au rez-de-chaussee c'etait un large escalier de pierre de taille, mal tenu et dans un etat de complete degradation. Les portes du rez-de-chaussee ayant ete ouvertes a l'aide de la _trousse_ de Charlevoy, on entra dans une enfilade de chambre nues, suant l'humidite et la vetuste, et qui, evidemment, n'avaient point ete habitees depuis de longues annees. Aux murailles restaient quelques portraits deteints et quelques haillons de tapisserie. L'officier de paix, M. Barbaroux, etait un utilitaire. Il fit remarquer avec raison qu'il y avait la beaucoup de terrain perdu et qu'on eut pu loger dans ces salles inoccupees une grande quantite de gens qui couchaient dans la rue. --Montons plus haut, dit Jean-Pierre, il n'y a rien ici pour nous. Le premier etage, beaucoup mieux conserve, presentait, au contraire, des traces d'occupation recente. C'etait la que Rene de Kervoz avait ete introduit le soir meme ou commence notre recit. La trousse de Charlevoy ayant fait encore son office, Jean-Pierre entra dans ce salon ou Rene avait attendu, revant et rafraichissant son front brulant au froid des carreaux, la venue de sa mysterieuse maitresse. En face de la fenetre, de l'autre cote de la rue Saint-Louis-en-l'Ile, etait la borne ou Angele s'etait assise pour endurer le cruel supplice dont elle devait mourir. C'etait de la qu'elle avait reconnu ou devine la silhouette de son fiance aux derniers rayons de la lune. C'etait de la qu'elle avait vu, quand la lampe allumee a l'interieur porta deux ombres sur le rideau, ces deux tetes rapprochees en un baiser qui lui poignarda le coeur. C'etait la qu'elle avait desespere de la bonte de Dieu. Il n'y avait plus de rideaux a la croisee, plus de tentures aux portes, plus de tapis, plus de meubles, plus rien. Le demenagement etait fait. La decrepitude de la vieille maison se montrait partout. Seulement, ca et la, un bouquet fane, un chiffon de femme, un livre restaient comme des temoins de la vie passagere qui avait anime cette solitude. Dans la seconde chambre, celle que nous vimes ornee selon la mode orientale, et que Lila choisit pour raconter au jeune Breton son histoire fabuleuse ou veridique, les hautes piles de coussins et les lampes de Boheme avaient disparu comme tout le reste. Cette deuxieme piece etait en apparence, la fin de la maison. La muraille opposee a la porte ne presentait aucune solution de continuite. C'etait pourtant bien cette muraille qui s'etait ouverte quarante-huit heures auparavant pour montrer a Rene ebloui le reduit charmant, au fond duquel l'alcove drapait ses rideaux de soie; Le boudoir ou la collation etait servie; La chambre sans fenetres, en un mot, le lit d'amour qui devait se changer en prison. Ce serait insulter a l'intelligence du lecteur que de lui expliquer pourquoi une piece construite et installee precisement pour servir de cachette, au temps ou l'art de menager des cachettes etait a son apogee, ne montrait a l'exterieur aucune trace de son existence. Jean-Pierre Severin et son escouade resterent pres d'une heure au premier etage, furetant et fouillant. Toutes leurs recherches furent inutiles. Il n'y avait plus a visiter que le deuxieme etage, qui fut trouve dans un etat de desolation plus grande encore que le rez-de-chaussee. Les plafonds etaient defonces et les cloisons tombaient en ruine. Jean-Pierre dit: --Descendons aux caves. Je demolirai la maison s'il le faut, mais je trouverai le fiance de ma fille mort ou vif. Les gens de police etaient la pour lui obeir. Barbaroux, l'officier de paix, se borna a murmurer: --Mme Barbaroux m'attend, toute seule. Laurent et Charlevoy echangerent, a ce mot, un sourire incredule. --Attend-elle? demanda Charlevoy. Laurent ajouta: --Toute seule? Helas! on dit qu'Argus, fils d'Avestor, patron de la police avait cinquante paire d'yeux, dont aucune ne s'ouvrait sur les mignons mysteres de son propre menage! Au moment ou Jean-Pierre et son escouade, descendant l'escalier, repassaient devant la porte ouverte du premier etage, un bruit qui venait de l'interieur des appartements les arreta tout a coup. Jean-Pierre s'elanca aussitot en avant, suivi de ses agents et arriva dans le salon a deux fenetres juste a temps pour voir une main passer a travers un carreau casse d'avance, et tourner lestement l'espagnolette. Germain Patou sauta dans la chambre en secouant ses cheveux baignes de sueur. Tout en le blamant de ce travers qu'il avait de grimper ainsi aux balcons, nous plaiderons en sa faveur plusieurs circonstances attenuantes. D'abord, les murailles du pavillon de Bretonvilliers etaient construites selon ce style monumental qui, laissant entre chaque pierre un intervalle profond, rend superflu l'usage des echelles; en second lieu, il etait mu par une bonne intention; en troisieme lieu, c'etait avant d'etre recu docteur. S'il eut passe sa these en ce temps-la, croyez que nous le regarderions comme inexcusable. --Bonsoir, patron, dit-il; je suis venu en quatre minute trente secondes, montre a la main, de la chaussee des Minimes jusqu'ici; mais j'ai perdu plus d'un quart d'heure a roder autour de la maison. Alors, comme la porte etait close, j'ai passe par la fenetre. Le carreau etait casse, et je voudrais savoir ce que veulent dire tous ces petits papiers qui sont la sur l'appui, et dans chacun desquels il y a un caillou. Apportez la lumiere. --As-tu trouve? demanda Jean-Pierre Severin. --J'ai trouve la taniere, repondit Patou qui depliait un des papiers dont il venait de parler; mais la louve s'est enfuie. --La louve? repeta Jean-Pierre. Patou lui serra fortement la main. --Patron, murmura l'apprenti medecin a son oreille, il y a du sang la-dedans. C'est demain qu'on etrenne la Morgue du Marche-Neuf, j'ai idee que votre nouvelle salle sera trop petite: Franz Koenig a ete assassine ce soir. Les doigts de Jean-Pierre se crisperent sur son front pale. --Et ma fille? dit-il en un gemissement. Et mon pauvre Rene? Charlevoy approchait avec la lumiere. Le regard de Gateloup tomba sur le papier que Patou tenait a la main. --L'ecriture d'Angele! s'ecria-t-il en lui arrachant la lettre. --Il n'en manque pas, repliqua l'etudiant en medecine, j'en ai trouve au moins une demi-douzaine sur le rebord de la croisee... Et tenez! en voici un jusque dans la chambre! C'est celui qui a du casser le carreau. Il ramassa un papier contenant un caillou comme les autres et qui etait sur le plancher. --Oh! oh! fit-il en baissant la voix malgre lui, celui-la est trace avec du sang! Jean-Pierre prit le flambeau des mains d'Ezechiel. --Sortez tous! prononca-t-il a voix basse, mais ne vous eloignez pas. Tout a l'heure j'aurai besoin de vous. XXI PAUVRE ANGELE! Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, et Germain Patou etaient seuls tous deux, non plus dans le salon, mais dans la chambre qui confinait a la cachette. Jean-Pierre avait voulu mettre une porte de plus entre lui et la curiosite des agents. Ils etaient assis l'un aupres de l'autre, sur la marche ou caisson que la coutume placait, dans toutes les vieilles maisons, au-devant des croisees. C'etait l'unique siege que presentat desormais l'appartement. Chacun d'eux avait a la main un de ces papiers qui contenaient des cailloux. La chandelle etait par terre. Ils se penchaient pour lire, et les cheveux blancs du gardien tombant en avant, inondaient son visage. On entendait sa respiration siffler dans sa gorge. Sur le papier tremblant que tenait sa main, des larmes coulaient. --Pauvre Angele! murmura Germain Patou, qui avait aussi des larmes dans la voix. --Pauvre Angele! repeta Gateloup d'un accent profond. Elle n'a pas songe a sa mere! --Elle n'a pas songe a vous, patron! ajouta l'etudiant en medecine. Vous l'aimiez autant que sa mere. --Penses-tu qu'elle soit morte, Germain? demanda Gateloup. Patou ne repondit pas; il lut: "Rene, mon Rene cheri, tu m'avais promis de m'aimer toujours. Je ne craignais rien, car il n'y a personne sur la terre qui soit aussi noble, aussi loyal que toi. Et puis, nous avons notre petite Angele. Est-ce qu'on abandonne un cherubin dans son berceau? "J'ai fait un reve, Rene; ecoute-moi, je vais te dire tout; je suis bien sure que c'est un reve. "Tu es dans cette maison, je le sais; je t'y ai vu entrer et tu n'es pas revenu. Mais peut-etre te retient-on de force. "Oh! elle est belle, c'est vrai! je n'ai rien vu de si beau! Est-ce qu'elle t'aime comme moi? "Rene, ce n'est pas la mere de notre petit ange! "Je lance ce papier sur la fenetre de la chambre ou je t'ai vu; tu le liras, si tu reviens encore a cette croisee, songer et regarder le vide. "Pauvre ami, tu souffres; je voudrais ajouter tes souffrances aux miennes, je voudrais te faire heureux au prix de tout mon bonheur. "J'etais la, sur cette borne qui est en face de la croisee, de l'autre cote de la rue. Regarde-la. Je croyais que tu me voyais. Quelles idees on a dans ces instants ou l'ame chancelle! Mon Dieu! si tu m'avais vue, nous aurions peut-etre ete tous sauves! "J'ai eu tort de ne pas t'appeler, de ne pas m'agenouiller les mains jointes, au milieu de la rue. Tu es bon, tu aurais eu pitie. "J'etais la, moi, je te voyais. J'ai tout vu, je t'aime comme auparavant, mon Rene. De toi a moi il y a notre petite Angele. Je t'aime..." Germain Patou cessa de lire, et le papier s'echappa de ses doigts. --Diable de Breton! grommela-t il, si je le tenais, il passerait un mechant quart d'heure. --Tais-toi! prononca tout bas Gateloup. Il ajouta: --N'est-ce pas qu'elle l'aimait bien? --C'est un ange du bon Dieu! s'ecria l'etudiant. Ah! le coquin de Breton. Jean-Pierre reflechissait. --Ce doit etre ici la premiere lettre, dit-il, les yeux fixes sur le chiffon humide qu'il relisait pour la dixieme fois. Celle-ci est peut-etre la seconde: "Je suis venue, et j'ai lance le papier sur la fenetre; il y est reste, apres avoir retombe bien des fois. Tu ne m'as pas repondu, tu ne l'as pas lu, Rene! Que les heures sont longues! Ma pauvre mere ne sait pas jusqu'a quel point je suis desesperee; je n'ai rien dit a mon pere, qui voudrait me venger, peut-etre. "Je n'ai parle qu'a notre enfant. A celle-la, je dis tout, parce qu'elle ne peut pas encore me comprendre. Il y a des instants ou ce bien-aime petit etre semble deviner ma souffrance; d'autres, son sourire me dit d'esperer. "Esperer, mon Dieu!... "Eh bien, oui! j'espere encore, puisque je ne suis pas morte. Je n'ai pas lu beaucoup de livres, mais je sais qu'il y a des entrainements, des maladies de l'ame. "Tu es entraine, tu es malade, et cette enchanteresse ne t'a pas encore donne le temps de songer a ton enfant. "Ce fut a Saint-Germain-l'Auxerrois, n'est-ce pas? Je ne vis rien, mais quelque chose troubla ma priere. Je sentais en moi comme une sourde douleur. Mon coeur se serrait; la pensee de nos noces ne me donnait plus de joie. "Elle etait la, j'en suis sure! "Nos noces! ce jour si ardemment souhaite, le voila qui arrive! Oh! Rene! Rene! tu m'avais dit une fois: Ce serait un crime de mettre une larme dans ces yeux d'ange. "L'ange est tombe. Etait-ce a toi de le punir? "En revenant de l'eglise, je te ne reconnaissais deja plus. Je cherchais ta pensee. Je pleurai en montant notre escalier. "Et j'attendis pour voir ta lampe s'allumer. "La nuit entiere se passa, Rene. J'etais perdue. "Reponds-moi, ne fut-ce qu'un mot. Que fais-tu dans cette sombre maison? Veux-tu que je te dise mon dernier espoir? Tu conspires, peut-etre... "Ni mon pere ni ma mere n'ont rien su par moi: ce sont tes secrets. J'ai oui parler aujourd'hui d'arrestation... Si je t'avais calomnie dans mon ame, Rene, mon Rene cheri! si tu n'etais que malheureux!..." --Que veut dire cela? s'interrompit ici Jean-Pierre Severin. --Kervoz est de Bretagne, repondit Patou. Il ajouta: --Le gros marchand de chevaux de l'eglise Saint-Louis-en-l'Ile n'est-il pas son oncle? Jean-Pierre se frappa le front: --Moriniere! prononca-t-il tout bas. Et le secretaire general de la prefecture m'a dit... Il n'acheva pas, et sa pensee tourna. --Moriniere a l'air d'un brave homme, murmura-t-il. C'est impossible! --La troisieme lettre nous apprendra peut-etre quelque chose, fit l'etudiant en medecine. L'ecriture change. Jean-Pierre saisit le papier qu'on lui tendait et le baisa. "...Rien de toi, rien! Tu n'as pas recu mes messages. Jamais tu ne pourrais te montrer si cruel envers moi... "Notre petite fille maigrit et devient toute blanche depuis que mon sein tari n'a plus rien pour elle. Je la regardais ce matin. Peut-etre que Dieu nous prendra tous ensemble. "Quelle nuit! Pourrait-on dire en une annee ce que l'on pense dans l'espace d'une nuit? "J'ai vu mon pere et ma mere pour la derniere fois. Tout le jour, je vais roder autour de toi, et toute la nuit prochaine aussi. Je te verrai, je le veux, je te parlerai... "Ils dormaient! J'ai baise les cheveux blancs de mon pere d'adoption, qui m'aimait comme si j'eusse ete sa fille. "J'ai colle mes levres sur le front de ma mere. "Celle-la aussi a bien souffert. "Elle a eu le courage de vivre! "J'ai baise aussi mon jeune frere, un enfant doux et bon, qui pleurera sur moi. "Il a deja le coeur d'un homme. Le pere dit souvent qu'il ne sera pas heureux dans la vie. "Puis je suis revenue a ma fille et je l'ai habillee en blanc. Dans ses cheveux, j'ai mis la guirlande que tu avais apportee le jour de ma fete. Notre fille sera bien belle. "J'avais besoin de rire et de chanter. Je ne sais pas si c'est ainsi quand on devient folle..." Les bras de Gateloup tomberent. Son visage energique exprimait une torture si poignante que les larmes vinrent aux yeux de Patou. --Il faut de la force, monsieur Jean-Pierre, dit-il. Tout n'est pas fini. --Non, repliqua Gateloup d'une voix changee, tout n'est pas fini. Il ajouta en refoulant un sanglot dans sa gorge: --C'est vrai que c'etait demain le mariage! ma pauvre femme ne survivra pas a cela... Sa main fievreuse deplia un autre papier. "...J'ai voulu voir ta chambre, que je connaissais si bien, quoique je n'y fusse jamais entree. J'avais un espoir d'enfant: je croyais t'y trouver. "La portiere ma laissee monter. Je t'ecris chez toi: cela me portera bonheur. "Je suis a l'endroit ou je te voyais assis, quand je regardais par ma fenetre. C'est de la que tes yeux m'ont parle pour la premiere fois. "J'ai devant moi les portraits de ton pere et de ta mere. Comme ta mere doit t'aimer! et combien je l'aime! "Il y a une lettre commencee ou tu lui parlais de moi. M'as-tu donc cherie ainsi, Rene? Et pourquoi m'as-tu quittee? "Que t'ai-je fait? Ne suis-je pas toute a toi? "Il y a la aussi un mouchoir sanglant, avec des armoiries et une couronne... "Je ne peux pas rester ici, il faut que j'aille a toi et que je te cherche... "D'ailleurs, il est un autre endroit ou je te parlerai mieux qu'ici, c'est pres du pont Marie, sous le quai des Ormes, la ou nous nous assimes entre le gazon et les fleurs, ecoutant les murmures du vent dans le feuillage des grands arbres. "Je ne suis pas folle encore, va; j'ai bien de l'espoir depuis que j'ai vu l'image de la Vierge dans la ruelle de ton lit. "Tu ne m'as pas oubliee, tu es prisonnier quelque part, je te delivrerai. "Rene, mon Rene, ma vie! j'ai baise le portrait de ta mere..." --Est-ce la derniere? demanda Gateloup d'une voix qui defaillait. --Non, repondit Patou, il y a celle qui est ecrite avec du sang. --Lis, murmura le vieillard, je n'ai plus de force. Germain Patou essuya tranquillement ses yeux mouilles, dont les paupieres le brulaient. "...Tout un jour encore, tout un long jour! Ou es-tu? Les gens du quartier me connaissent et m'appellent deja la folle. "J'ai jete les deux lettres avant l'aube. N'as-tu pas entendu les cailloux frapper contre les carreaux? J'ai regarde. On ne voit rien. J'ai appele. Tu n'as pas repondu. "Puis les passants sont venus avec le soleil, et je me suis mise a roder autour de la maison maudite. "J'en ai fait dix fois, cent fois le tour. "J'ai heurte a la porte par ou tu etais entre. Une vieille femme est venue, qui parle une langue etrangere. Elle m'a chassee, me montrant les longues dents d'un chien enorme, qui a du sang dans les yeux. "Je suis sur le banc, aupres du pont Marie. Les arbres murmurent comme l'autre fois. La Seine coule a mes pieds. Comme elle doit etre profonde! "Je t'ecris avec un peu de mon sang, sur la page blanche de mon livre de messe, que j'avais emporte pour prier. "Je ne peux pas prier. "Mes pensees ne sont plus bien claires dans ma tete, je souffre trop. "Il y a une pensee pourtant dans ma tete, qui est claire et qui revient toujours. Je n'essaye plus de la chasser. "Je ne me tuerai pas toute seule. Je prendrai ma petite Angele dans mes bras, avec sa robe blanche et sa couronne. "Je l'emmenerai ou je vais. Que ferait-elle ici sans sa mere! "Cette fois, je lancerai ma lettre a travers le carreau. Peut-etre qu'elle arrivera jusqu'a toi. "Puis je reviendrai ici, sur ce banc. "Au matin, si je n'ai pas de reponse, j'irai prendre ma petite Angele dans son berceau..." --La petite fille est-elle encore chez vous? demanda tout a coup l'etudiant en medecine. --Oui, repondit le gardien d'un ton morne. Puis se parlant a lui-meme et d'une voix que l'angoisse brisait: --C'etait elle! poursuivit-il. Elle n'a pas eu le temps de doubler son crime en sacrifiant son enfant!... Son crime! s'interrompit il avec une soudaine violence. Quand l'exces du malheur a produit le delire, y a-t-il encore crime? Je suis vieux; je n'ai jamais rencontre d'ame si douee ni si pure... C'etait elle!... Tu ne me comprends pas, garcon, et je n'ai pas le courage de me faire comprendre... C'est elle! c'est elle que je vis au lieu meme qu'elle designe, entrainee et saisie par le demon du suicide... Vue de mes yeux, entends-tu, comme je te vois... et le reste depasse tellement les bornes du vraisemblable que les paroles s'arretent dans mon gosier... Un monstre, un etre impur lui a pris sa vie, sa vie angelique, et la prodigue a toute sorte de hontes... La vampire... L'oeil de Patou brilla. --J'ai lu, la nuit derniere, le plus etonnant de tous les livres, prononca-t-il a voix basse: _la Legende de la goule Addhema et du vampire de Szandor_, imprimee a Bade, en 1736, par le professeur Hans Spurzheim, docteur de l'Universite de Presbourg... L'oupire Addhema prenait la vie de ses victimes au marc le franc, pour ainsi dire, vivant une heure pour chacune de leurs annees, et courant sans cesse le monde, afin de rassembler des tresors au roi des morts-vivants, le comte Szandor, qu'elle aime d'une adoration maudite, et qui lui vend chaque baiser au prix d'un monceau d'or. --Et comment s'inoculait-elle la vie d'autrui? demanda Jean-Pierre, qui avait honte d'interroger ces mysteres de la demence orientale. --En appliquant sur son crane chauve, repondit Patou, les chevelures des jeunes filles assassinees. Le gardien poussa un cri sourd et se retint a la croisee pour ne point tomber a la renverse. --J'ai vu la vampire Addhema face a face, balbutia-t-il, j'ai vu la propre chevelure d'Angele, ma pauvre enfant, sur le crane de la comtesse Marcian Gregoryi! L'etudiant recula stupefait. Il regarda Gateloup dans les yeux, craignant l'irruption d'une soudaine folie. Les yeux de Gateloup se fixaient dans le vide. Peut-etre voyait-il ce corps inerte, remontant le courant, le long des berges de la Seine, contre toutes les lois de la nature; ce corps qui avait allonge le bras pour saisir la jeune fille indecise, penchee au-dessus de l'eau, pres du pont Marie. Le demon du suicide! Dans le silence qui suivit, on put entendre un bruit qui venait de cette muraille, en apparence pleine, formant la partie orientale de la chambre. C'etait comme le grincement d'une porte sur ses gonds rouilles. Jean-Pierre et Patou preterent avidement l'oreille. La porte grinca une seconde fois, puis fut refermee avec une evidente precaution. --Il y a quelque chose la! s'ecria Germain Patou. Le patron lui mit la main sur la bouche. Ils ecouterent pendant toute une minute, puis, le bruit ne s'etant point renouvele, Jean-Pierre dit: --Rene de Kervoz est de l'autre cote de cette muraille, j'en suis sur! il faut percer la muraille. XXII SIMILIA SIMILIBUS CURANTUR Dans le recit par ou debute ce livre: la Chambre des Amours, nous avons vu Jean-Pierre Severin, dit Gateloup, plus jeune, mais tourmente deja de sombres reveries. C'etait un homme sage et fort. Dans la sphere tres humble ou le sort l'avait place, il avait pu voir de tres pres la lutte des philosophes modernes contre les croyances du passe. Il s'y etait mele, il avait combattu de sa propre personne. Chretien, il avait repousse l'impiete; mais, libre dans son ame et ami des males grandeurs de l'histoire ancienne, il restait fidele a la republique, a l'heure meme ou la republique chancelait. Ce n'etait pas un superstitieux. Il etait ne a Paris, la ville qui se vante d'avoir tue la superstition. Mais c'etait un voyageur de nuit, un solitaire et peut-etre, sans qu'il le sut lui-meme, un poete. La vie nocturne enseigne au cerveau d'etranges pensees. Quand Jean-Pierre Severin veillait, penche sur ses avirons, ecoutant l'eternel murmure du fleuve et cherchant le mysterieux ennemi qu'il combattait depuis tant d'annees: le suicide, qui pouvait deviner ou suivre les chemins ou se perdaient ses reves? Aussitot qu'il eut dit: il faut percer la muraille, Germain Patou s'elanca dans le salon, appelant les agents a haute voix. Ceux-ci, habitues a ne jamais perdre leur temps, s'etaient arranges deja pour dormir, tandis que M. Barbaroux, officier de paix, fumait sa pipe. Ezechiel, qui croyait connaitre la maison par coeur, avait formellement annonce que l'expedition etait finie. Gateloup, reste seul dans la seconde chambre, se mit a eprouver le mur, frappant de place en place avec la paume de sa main ouverte. Le mur sonna le plein d'abord, mais lorsque Gateloup arriva au milieu, une planche, recouvrant le vide, retentit sous sa main comme un tambour. C'etait la porte, tres habilement dissimulee dans les moulures de la boiserie, et qu'aucun indice ne designait du regard. Gateloup, dans les circonstances de ce genre, n'avait besoin ni de levier ni de pince. Il prit son elan de cote et lanca son epaule contre le panneau, qui eclata, brise. Quand le renfort arriva, Gateloup etait deja dans la chambre sans fenetres. --Etes-vous la, Rene de Kervoz? demanda-t-il. Il ecouta, mais les battements de son coeur le genaient et l'assourdissaient. Il crut entendre pourtant le bruit de la respiration d'un homme endormi. Les rayons de la chandelle de suif, penetrant tout a coup dans la cachette, montrerent en effet Rene, etendu sur un lit, la face have, les cheveux en desordre et dormant profondement. --Tiens! dit Ezechiel, elle n'a pas tue celui-la. Il examina le reduit d'un oeil curieux. --Un joli double fond! ajouta-t-il. --Levez-vous, monsieur de Kervoz! ordonna Gateloup en secouant rudement le dormeur. Laurent et Charlevoy furetaient. M. Barbaroux dit: --Nous allons toujours arreter ce gaillard-la! Rene, cependant, secoue par la rude main de Gateloup, ne bougeait point. Germain Patou deboucha tour a tour les deux flacons et en flaira le contenu en les passant rapidement a plusieurs reprises sous ses narines gonflees. Il avait l'odorat sur comme un reactif. --Opium turc, dit-il, haschisch de Belgrade: suc concentre du _Papaver somniferum_. Patron, ne vous fatiguez pas, vous le tueriez avant de l'eveiller. Chacun voulut voir alors, et M. Barbaroux lui-meme mit son large nez au-dessus du goulot comme un eteignoir sur une bougie. --Ca sent le petit blanc, declara-t-il, avec du sucre. Charlevoy et Laurent auraient voulu gouter. --Il faut pourtant qu'il s'eveille! prononca tout bas Gateloup. Lui seul peut nous mettre desormais sur les traces de la vampire! --Ah ca? l'homme, fit M. Barbaroux, vous avez votre blanc-bec. Il serait temps d'aller se coucher. Charlevoy et Laurent, au contraire, avaient envie de voir la fin de tout ceci. C'etaient deux agents par vocation. --As-tu les moyens de l'eveiller, garcon? demanda Jean-Pierre a Patou. --Peut-etre, repondit celui-ci. Puis il ajouta en baissant la voix et en se rapprochant: --Peut-etre tous ces gens-la sont-ils de trop maintenant. Quand le jeune homme s'eveillera, il peut parler; il n'aura pas conscience de ses premieres paroles. J'aimerais mieux, pour vous et pour lui, qu'il n'y eut point d'oreilles indiscretes autour de son reveil. --Messieurs, dit aussitot Gateloup, je vous remercie. M. Barbaroux a raison: nous avons trouve celui que je cherchais, je n'ai plus besoin de vous. Mais l'officier de paix avait reflechi. Ce n'est jamais inutilement qu'une administration possede dans son sein un homme complet comme M. Berthellemot. La grande image de cet employe superieur passa devant les yeux de Barbaroux, qui dit: --Vous en parlez bien a votre aise, l'ami; ne croirait-on pas que vous avez des ordres a nous donner? J'ai recu mission de vous suivre et de vous preter main-forte: Je dois soumettre mon rapport a M. le prefet, et je reste. Il n'avait pas encore acheve ces sages paroles, quand le marteau de la porte exterieure, manie a toute volee, retentit dans le silence de la nuit. C'etait la une interruption tout a fait inattendue. Au premier moment, personne n'en put deviner la nature. Mais bientot une voix s'eleva dans la rue, qui disait: --Ouvrez, au nom de la loi! --M. Berthellemot! s'ecrierent en choeur les gens de la prefecture. M. Barbaroux s'elanca le premier, suivi des quatre agents, et l'instant d'apres, le secretaire general faisait son entree solennelle. Il avait derriere lui une armee. Pour se presenter, il avait arbore le sourire deja bien connu de M. Talleyrand et l'avait ajoute au regard de M. de Sartines. --Ah! ah! mon voisin, fit-il aiguisant avec soin la pointe d'une fine ironie, rien ne m'echappe! Nous avons eu de la peine a retrouver vos traces, mais nous y sommes parvenus. C'est une affaire! c'est une grave affaire! Je ne m'explique pas prematurement sur ses ramifications, mais tenez-vous pour assure que j'ai pris des notes... Je vous demande de m'exhiber le pretendu ordre du premier consul, au cas ou vous ne l'auriez pas deja detruit. --Pourquoi l'aurais-je detruit? demanda Gateloup en plongeant sa main dans sa poche. M. Berthellemot jeta a la ronde un coup d'oeil satisfait, et repondit en faisant claquer quelques-uns de ses doigts: --On ne sait pas, mon voisin, on ne sait pas! Barbaroux murmura: --Des le debut, j'ai pense: il y a du louche! Dans la chambre voisine, la suite du secretaire general et les agents de Barbaroux causaient avec animation. La faussete de l'ordre signe Bonaparte, dont Jean-Pierre Severin avait fait usage, n'etait deja plus un mystere pour personne. Charlevoy disait: --Le personnage a de droles de manieres. Si on a a l'emballer, il faut le faire tout de suite, car il a des partisans dans son quartier, et ca occasionnerait une emeute. --Fouillez-le, ajouta Ezechiel, et vous trouverez sur lui un coeur, qui prouve comme quoi c'est le chouan des chouans! Pendant cela, Germain Patou s'occupait de Rene, toujours endormi. Jean-Pierre remit l'ordre a M. Berthellemot, qui fit apporter le flambeau et essuya minutieusement son binocle. Quand il eut retourne le papier dans tous les sens et examine la signature, il toussa. La toux meme de certains hommes eminents a une signification doctorale. --M. le prefet ne voit pas plus loin que le bout de son nez! grommela-t-il. Moi, je juge la situation d'un coup d'oeil. Il y a la une affaire d'Etat ou le diable ne connaitrait goutte. C'est bel et bien le premier consul qui a griffonne ces pattes de mouche. Que ferait ce scelerat de Fouche en semblable circonstance? Il irait a Dieu plutot qu'a ses saints... --Mon cher voisin, dit-il a haute voix et d'un accent resolu, en prenant la main de Gateloup, qu'il serra avec effusion, M. le prefet est mon chef immediat, mais au-dessus du prefet il y a le souverain maitre des destinees de la France... je veux parler du premier consul. Vous temoignerez au besoin de mes sentiments politiques... Quelle est votre opinion personnelle sur cette comtesse Marcian Gregoryi? Jean-Pierre fut un instant avant de repondre. --Monsieur l'employe superieur, dit-il enfin, prenez une bonne escorte, allez chaussee des Minimes, n deg. 7, et fouillez la maison de fond en comble. --Sans oublier la serre, ajouta Germain Patou, et, dans la serre, une trappe qui est sous la troisieme caisse, en partant de la caisse du salon: une caisse de _Yucca gloriosa_. Jean-Pierre acheva: --Quand vous aurez fait la-bas votre besogne, monsieur l'employe, vous ne demanderez plus ce qu'est la comtesse Marcian Gregoryi. --Messieurs, suivez-moi, s'ecria Berthellemot, enflamme d'un beau zele, et songez que le premier consul a les yeux sur nous. Il pensait a part lui: --Il y a la quelque tour memorable a jouer a M. le prefet. La double escouade partit au pas accelere. Une fois dans la rue, M. Berthellemot s'arreta et appela: --Monsieur Barbaroux? L'officier de paix s'etant approche, Berthellemot le prit a part: --Des longtemps, monsieur Barbaroux, lui dit-il avec majeste, les soupcons les plus graves etaient eveilles en moi au sujet de cette femme, malheureusement soutenue par de hautes protections. J'ai des rapports particuliers du nomme Ezechiel, qui obeissait en aveugle a une direction intelligente donnee par moi. J'ai toutes les notes. Sans croire aux vampires, monsieur, je ne repousse rien de ce qui peut etre admis par un scepticisme eclaire. La nature a des secrets profonds. Nous ne sommes qu'a l'enfance du monde... Je vous charge de veiller sur M. Severin adroitement et en vous gardant d'exciter sa defiance. Il a des relations. Si les evenements tournent comme il est permis de le prevoir, nous aurons du mouvement a la prefecture, monsieur Barbaroux, et je ne vous oublierai pas dans le mouvement. L'officier de paix ouvrait la bouche pour exposer brievement ses droits a une place de commissaire de police, Berthellemot l'interrompit: --Je prendrai des notes, dit-il. Vous me repondez de ce M. Severin... Vous ne me croiriez pas, monsieur, si je vous disais que toute cette intrigue est pour moi plus claire que le jour. Il partit, ne joignant qu'Ezechiel a son ancienne escorte. Charlevoy et Laurent resterent en observation dans la rue Saint-Louis, sous les ordres de M. Barbaroux. qui murmurait: --Toi, tu vois a peu pres aussi clair que M. le prefet, qui voit juste aussi clair que moi, qui n'y vois goutte! Cette prosopopee s'adressait a M. Berthellemot. Quand donc les subalternes comprendront-ils les merites de leurs chefs? Dans la chambre sans fenetres, Jean-Pierre Severin et son protege Patou etaient penches sur le sommeil de Kervoz. --Comme il est change! murmura Jean-Pierre, et comme il a du souffrir! --Ces quarante-huit heures, repondit l'etudiant en medecine, ont ete pour lui un long reve, ou plutot une sorte d'ivresse. Il n a pas souffert comme vous l'entendez, patron. --La sueur inonde son front et coule sur sa joue have. --Il a la fievre d'opium. --Et ne peut-on l'eveiller? Germain Patou hesita. --C'est si drole les evangiles de ce Samuel Hahnemann! murmura-t-il enfin. On n'ose pas trop en parler aux personnes raisonnables. C'est bon pour les cerveaux brules comme moi... _Similia similibus_... Si j'etais tout seul, j'essayerais les Formules du sorcier de Leipzig. --Quelles sont ces formules? Ne parle pas latin. --Je parlerai francais. Il y a beaucoup de formules, car le systeme de Samuel Hahnemann etant precis et mathematique comme une gamme, la chose la plus mathematique qu'il y ait au monde, varie et se chromatise selon l'immense echelle des maux et des medicaments; seulement ces milliers de formules s'unifient dans LA FORMULE: _Similia similibus curantur_, ou plutot, car la regle elle-meme est exprimee d'une facon lache et insuffisante: CECI est gueri par CECI; au lieu de l'ancienne norme, qui disait: _Ceci_ est gueri par CELA. --Ce sont des mots, murmura Jean-Pierre Severin, et le temps passe. --Ce sont des choses, patron, de grandes, de nobles choses! Le temps passe, il est vrai, mais ce ne sera pas du temps perdu, car votre jeune ami, M. Rene de Kervoz, est deja sous l'influence d'une preparation hahnemannienne. Je lui ai delivre le traitement qui convient a son etat. L'oeil de Jean-Pierre chercha sur la table de nuit une fiole, un verre, quoi que ce soit enfin qui confirmat l'idee d'un medicament donne. Il ne vit rien. --Tu as ose?... commenca-t-il. --Il n'y a point la d'audace, l'interrompit Germain Patou. Vous pourriez prendre ce qu'il a pris et mille fois, et cent mille fois la dose, sans que votre constitution en eprouvat aucun choc. --Cent mille fois! repeta Jean-Pierre indigne. Quelle que soit la dose... --Un million de fois! l'interrompit Patou a son tour. C'est le miracle, et c'est le motif qui retardera la vulgarisation du plus grand systeme medical qui ait jamais ebloui le monde scientifique. Quand l'ecole Sangrado sera a bout d'arguments pour combattre le jeune systeme, elle s'ecriera: Mensonge! momerie! imposture! Hahnemann ne donne rien qu'une matiere inerte et neutre: du sucre, du lait ou de l'eau claire! Et en effet, dans ce que Hahnemann distribue, l'analyse chimique ne decouvrirait rien. --Mais alors... --Mais alors connaissez-vous le chimiste qui decouvrirait, par l'analyse ordinaire, le principe vivifiant du bon air et le principe malfaisant de l'atmosphere en temps d'epidemie? Si quelqu'un vous dit qu'il le connait, repondez hardiment: C'est un menteur! L'air libre rend les memes elements partout a l'analyse... et pourtant il y a un air qui donne la sante, un air qui produit la maladie... j'entends l'air qui est sous le ciel, car le miasme concentre dans un endroit clos s'apprecie chimiquement... Vous pouvez donc etre tue ou gueri par une chose infinitesimale, echappant a des instruments qui reconnatraient aisement la millionieme partie de la dose d'arsenic, par exemple, qui ne suffirait pas a vous donner la colique... Rene de Kervoz fit un mouvement brusque sur son lit. --Il a bouge, dit Jean-Pierre. Patou prit dans la poche de son frac une boite plate un peu plus grande qu'une tabatiere et l'ouvrit: --J'ai passe bien des nuits a fabriquer cela, dit-il avec un naif orgueil. On fera mieux, mais ce n est pas mal pour un debut. Dans la boite, il y avait une vingtaine de petits flacons, ranges et etiquetes. Patou en choisit un, disant encore: --Jusqu'a present, notre pharmacie n'est pas bien compliquee; mais le maitre cherche et trouve... La, patron, voulez-vous ma confession? Si je venais a decouvrir que cet homme-la est un fou ou un imposteur, j'en ferais une maladie! Ayant debouche un des petits flacons, il en retira une granule qu'il enfila a la pointe d'une aiguille, piquee pour cet objet dans la soie qui doublait la boite. Rene de Kervoz avait entr'ouvert ses levres pour murmurer des paroles indistinctes. Patou profita d'un instant ou les dents du dormeur se desserraient, et introduisit lestement le globule, qui resta fixe sur la langue. --Que lui donnes-tu? demanda Jean-Pierre. --De l'opium, repondit l'etudiant. --Comment, de l'opium! Tu disais tout a l'heure que cette lethargie etait produite par l'opium! --Juste! --Eh bien? --Eh bien, patron, il faudra du temps et de la peine pour habituer le monde a cette apparente contradiction. Le systeme de l'homme de Leipzig subira une longue, une dure epreuve; on lui opposera le raisonnement, on lui prodiguera la raillerie. Comment ceci peut-il tuer et guerir? Tout a l'heure je vous demontrais en deux mots l'effet possible, l'effet terrible d'une dose invisible, imponderable,--infinitesimale, puisque c'est le terme technique. Faut-il vous prouver maintenant, a vous qui avez l'experience de la vie, que la meme chose peut et doit produire des resultats tout a fait contraires, selon le mode et la quantite de l'emploi? Dans l'ordre moral, la passion, ce don supreme de Dieu, source de toute grandeur, engendre toutes les hontes et toutes les miseres; l'orgueil avilit, l'ambition abaisse, l'amour fait la haine; dans l'ordre physique, le vin exalte ou stupefie,--selon la dose. --Je sais cela, dit Jean-Pierre, qui courba la tete. --Le bon La Fontaine, dans une fable qui n'amuse pas les enfants, reproche au satyre de _souffler le chaud et le froid_, employant une seule et meme chose: son haleine, a refroidir sa soupe et a rechauffer ses doigts. C'est une image vulgaire, mais frappante, de la nature. Tout, ici-bas, tout souffle le chaud et le froid. L'univers est homogene; il n'y a pas dans la creation, si pleine de contrastes, deux atomes differents; le physicien qui vient de promulguer cet axiome va changer en quelques annees la face de toutes les sciences naturelles. Le siecle ou nous entrons inventera plus, grace a ces bases nouvelles, expliquera mieux et produira autant, lui tout seul, que tous les autres siecles reunis... --Ses yeux essayent de s'ouvrir! murmura Gateloup, dont le regard inquiet etait toujours fixe sur Rene de Kervoz. --Ils s'ouvriront, repliqua Patou. --Si tu lui donnais encore une de ces petites dragees? --Bravo, patron! s'ecria l'etudiant en riant. Vous voila converti a l'opium qui reveille! malgre le _facit dormire_ de Moliere, qui est la verite meme! Je n'ai pas eu besoin de vous citer le plus extraordinaire et le plus simple parmi les faits scientifiques de ce temps: le _cow-pox_ d'Edouard Jenner, sa vaccine, qui est le virus meme de la petite verole et qui preserve de la petite verole. --Donne une dragee, garcon. --Patience! la dose ne suffit pas; il faut l'intervalle... on s'enivre aussi avec ces joujoux qu'on nomme des petits verres, quand on les vide trop souvent. Jean Pierre essuya la sueur de son front, Patou tenait la main du dormeur et lui tatait le pouls. --Mais enfin, grommela Gateloup, dont la vieille raison se revoltait encore, si tu me trouvais, un beau matin, couche sur le carreau de la chambre, avec de l'arsenic plein l'estomac... --Patron, interrompit l'etudiant, vous n'avez pas besoin d'aller jusqu'au bout. Je vais vous repondre. Le jour ou la verite m'a frappe comme un coup de foudre, c'est que, n'esperant plus rien de la medication ordinaire et me trouvant aupres d'un malheureux, empoisonne par l'arsenic, j'essayai au hasard la prescription du maitre; je donnai au mourant de l'arsenic... --Et tu le sauvas?... --J'eus tort, car c'est notre ami Ezechiel; mais, morbleu! je le sauvai. Gateloup lui serra la main violemment. Les levres de Kervoz venaient d'exhaler un son. Ils firent silence tous deux. Au bout de quelques secondes, la bouche de Rene s'entr'ouvrit de nouveau, et il prononca faiblement ce nom: "Angele!" XXIII LE REVEIL Les mairies de Paris donnent maintenant trois francs a toute famille pauvre qui fait vacciner son enfant. Ce n'est pas cher, et cela paye pourtant avec splendeur les vingt annees de souffrances, envenimees par le sarcasme, que Jenner vecut, entre l'invention de la vaccine et le jour ou la vaccine fut victorieusement acceptee. De meme les quelques milliers de thalers employes a fondre le bronze de la statue erigee a Samuel Hahnemann payent glorieusement les cailloux qui poursuivirent jadis le maitre lapide. Ainsi va le monde, conspuant d'abord ce qu'il doit adorer. L'homeopathie compte desormais au nombre des systemes illustres par le triomphe. Elle possede la vogue, ses adeptes roulent sur l'or, eclaboussant les anciennes et illustres methodes, qui protestent en vain du haut des trones academiques. La raillerie a emousse sa pointe, le dedain s'est use, la haine est venue, cette providentielle consecration du succes. Ceci n'est point un livre de science; tout au plus y pourra-t-on trouver, chemin faisant, quelques pages detachees de la curieuse histoire des contradictions de l'esprit humain. Nous voulons pourtant ajouter un mot, a propos de la doctrine du grand medecin de la Saxe royale. Quelquefois, l'homeopathie semble arretee tout a coup dans sa marche triomphante par une large rumeur: on l'accuse d'avoir tue quelque personnage illustre ou d'avoir ouvert a quelque prince heritier la succession d'un trone. C'est qu'elle est, en effet, generalement la medecine de bien des gens dont on parle; elle soigne l'art qui est en vue et tate volontiers le pouls des mains qui tiennent le sceptre, tout en ouvrant bien larges au travail et a l'infortune les portes de ses dispensaires. Ceux qu'elle _tue_, comme disait notre grand comique, ennemi ne des medecins, font du bruit en tombant. Et puis, les meilleures medailles ont leur revers. Samuel Hahnemann, qui a invente tant de specifiques, n'a pas laisse dans son testament la formule capable d'extirper le charlatanisme. Il y a des charlatans partout, et les charlatans, par une heureuse propriete de leur nature, preferent les palais aux chaumieres. En somme, nous avons voulu montrer ici seulement les debuts d'un praticien original qui, sous la Restauration, quinze ans plus tard, passa pour sorcier, tant ses cures semblerent merveilleuses. Apres qu'il eut prononce le nom d'Angele, Rene de Kervoz redevint silencieux; mais son pale visage prit, en quelque sorte, le pouvoir d'exprimer ses pensees. On pouvait suivre sur son front comme un reflet fugitif des reves qui traversaient son sommeil. Jean-Pierre Severin et Germain Patou l'examinaient tous les deux avec attention. Tantot sa physionomie s'eclairait, trahissant une vague extase, tantot un nuage sombre descendait sur ses traits, qui exprimaient tout a coup une poignante souffrance. L'etudiant consulta plusieurs fois sa montre, et ne donna la troisieme prise du medicament que quand l'aiguille marqua l'heure voulue. Quelques minutes apres que le globule eut fondu sur la langue du dormeur, ses yeux s'ouvrirent encore, mais cette fois tout grands. Ses yeux n'avaient point de regard. --Lila! prononca-t-il d'une voix changee. Puis avec une soudaine colere qui enfla les veines de son front: --Va-t'en! va-t'en! --M'entendez-vous, monsieur de Kervoz? demanda Jean-Pierre, incapable de se contenir. On eut dit un charme subitement rompu. Les paupieres de Rene retomberent, tandis qu'il balbutiait: --C'est un songe! toujours le meme songe! tantot Lila! tantot Angele... l'haleine brulante du demon, les doux cheveux de la sainte!... Sa main eut, sous la couverture, un mouvement fremissant, comme s'il eut caresse une chevelure. --Angele est morte! pensa tout haut Jean-Pierre. Je comprends tout ce qu'il dit... tout! Sa joue etait plus livide que celle du malade, et ses yeux exprimaient une indicible terreur. Rene se couvrit tout a coup le visage de ses mains: --_In vita mors_, murmura-t-il, _in morte vita_! Toujours le meme songe! La mort dans la vie, la vie dans la mort!... Non... non... C'est le frere de ma pauvre mere... je ne te donnerai pas les moyens de le perdre! L'attention des temoins redoublait. --De qui parle-t-il? demanda Patou apres un moment de silence. --Le frere de sa mere, repondit Gateloup, est un marchand de chevaux de Normandie, vers la frontiere de Bretagne. Je ne sais pas ce qu'il veut dire. Rene bondit sur son lit. --C'est toi, c'est toi, cria-t-il, la vivante et la morte!... C'est toi qui es la comtesse Marcian Gregoryi!... C'est toi qui es Addhema la vampire! Il s'etait leve a demi; il se laissa retomber epuise. Jean-Pierre passa ses doigts sur son front baigne de sueur. --Je ne crois pas a cela, au moins! prononca-t-il entre ses dents serrees; je ne veux pas y croire! c'est l'impossible! --Patron, repondit l'etudiant gravement, je ne suis pas encore assez vieux pour savoir au juste ce a quoi il faut croire. Il n'y a jusqu'a present qu'une seule chose que je nie, c'est l'impossible? Et son doigt tendu designait la devise latine, courant autour du cartouche qui ornait la cheminee. La devise disait exactement les paroles echappees au sommeil de Rene. Patou poursuivit: --L'homme a dit longtemps: Cela n'est pas parce que cela ne peut pas etre, mais, depuis quelques annees, Franklin a joue avec la foudre; un pauvre diable de ci-devant, le marquis de Jouffroy, fait marcher des bateaux sans voile ni rames, avec la fumee de l'eau bouillante... Vous pouvez me parler si vous avez quelque chose a dire: je sais la legende du comte Szandor, le roi des vampires, et de sa femme, l'oupire Addhema. --Moi, je ne sais rien, repliqua rudement Jean-Pierre. Le monde vieillit et devient fou! --Le monde grandit et devient sage, repartit l'etudiant. Les vieux republicains comme vous sont de l'ancien temps tout comme les vieux marquis. Le jour viendra ou l'on aura honte de douter, comme hier encore on rougissait de croire. La chandelle de suif, presque entierement consumee, bronzait de sa flamme mourante le cuivre du flambeau. Elle rendait ces lueurs vives, mais intermittentes, des lampes qui vont s'eteindre. Mais la fin de la nuit etait venue, et les premieres lueurs du crepuscule arrivaient par la porte entr'ouverte. Rene de Kervoz, assis sur son seant, etait soutenu par Jean-Pierre, tandis que Germain Patou, agitait dans un verre a demi plein un liquide qui semblait etre de l'eau pure. Rene avait l'air d'un fievreux ou d'un buveur terrasse par l'orgie. --Ne me demandez rien, dit-il; et ce fut sa premiere parole. Je ne sais pas si je pense ou si je reve. La moindre question me ferait retomber tout au fond de mon delire. --Buvez, lui ordonna Patou, qui approcha une cuiller de ses levres. Le jeune Breton obeit machinalement. --Combien y avait-il de temps que vous ne m'aviez vu, pere? demanda-t-il en s'adressant a Gateloup. --Trois jours, repondit celui-ci. Rene fit effort pour eclaircir les tenebres de son cerveau. --Et n'ai-je point vu Angele depuis ce temps! questionna-t-il encore. --Non, repliqua Jean-Pierre. --Trois jours, reprit Rene, qui compta peniblement sur ses doigts. Alors nous sommes au matin du mariage. Jean-Pierre baissa les yeux. --C'est vrai, c'est vrai, balbutia le jeune Breton, dont les traits se decomposerent, Angele est morte! Deux grosses larmes roulerent sur sa joue. Jean-Pierre se redressa, severe comme un juge. --Comment savez-vous cela, monsieur de Kervoz? interrogea-t-il a son tour. Rene pleurait comme un enfant, sans repondre. Jean-Pierre repeta sa question d'un ton de sombre menace. --J'ignore tout, balbutia Rene. Mais j'ai le coeur meurtri comme si quelqu'un m'eut dit: Elle est morte. --Elle est morte! prononca Jean-Pierre comme un echo. --Qui vous l'a dit? --Personne. --L'avez-vous vue? --Sa derniere lettre, balbutia le vieil homme, dont les larmes, jaillirent, etait ecrite avec du sang et disait: Je vais mourir!... Rene se leva de son haut et mit ses deux pieds nus sur le parquet. --Il est peut-etre temps encore! s'ecria-t-il, rendu comme par enchantement a l'energie de son age. Jean-Pierre secoua la tete et voulut le retenir pour l'empecher de tomber: mais Germain Patou dit: --C'est fini, la crise est passee. Et en effet Rene resta solide sur ses jarrets. --Dites-moi tout, reprit Rene d'une voix basse, mais ferme. Je ne sais rien. Ces trois jours ont ete arraches a ma vie... et bien d'autres avant eux. Je ne sais rien, sur mon salut, sur mon honneur! Je n'ai jamais cesse de l'aimer. J'ai ete fou encore plus que criminel, et cela me donne le droit de la venger. Jean-Pierre l'attira contre son coeur. --Nous aurions ete trop heureux! pensa-t-il tout haut. La pauvre femme me disait souvent: "J'ai tant de joie que cela me fait peur!" Nous sommes vieux tous deux, elle et moi, monsieur de Kervoz, nous ne souffrirons pas bien longtemps desormais... Promettez-moi que vous serez le frere et l'ami de l'enfant qui va rester tout seul. --Votre fils sera mon fils! s'ecria Rene. --Part a deux! fit Germain Patou. Mais vous ne vous en irez pas comme cela, patron, de par tous les diables! Hahnemann soigne aussi le chagrin. Votre chere femme a sa resignation chretienne, et ce fils dont vous parlez: elle va reporter sur lui tout son coeur... Jean-Pierre secoua la tete une seconde fois et murmura: --Son coeur, c'etait Angele! --Et si Angele n'etait pas morte? interrompit l'etudiant. Nous n'avons pas de preuves... Cette fois ce fut Rene qui secoua la tete, repetant a son insu: --Angele est morte! Germain Patou, obstine dans l'espoir, comme tous ceux dont la volonte doit briser quelque grand obstacle, repondit: --Je le croirai quand je l'aurai vu. Jean-Pierre raconta en quelques mots l'histoire de ces pauvres lettres, si naivement navrantes, trouvees sur l'appui de la croisee, et dont la derniere, celle qui etait ecrite avec du sang, avait perce le carreau. Rene de Kervoz ecoutait. Sa force d'un instant l'abandonnait et ses jambes tremblaient de nouveau sous le poids de son corps. Il tomba sur le lit en gemissant: --Je l'ai tuee! Puis, sa raison se revoltant contre sa conviction, qui n'avait aucune base humaine et ressemblait a l'entetement de la demence, il s'ecria: --Courons! cherchons!... Sa parole s'arreta dans sa gorge, et ses yeux devinrent hagards. --Il y a longtemps deja, fit-il d'une voix qui semblait ne pas etre a lui, longtemps. J'ai tout vu en reve et tout entendu, tout ce qu'elle ecrivait... Sa pauvre plainte me venait d'en haut... Et j'ai ete dans le jardin du quai des Ormes, au bord de l'eau... une nuit ou la Seine coulait a pleines rives... Elle s'est mise a genoux... et le Desespoir l'a prise par la main, l'entrainant doucement dans ce lit glace ou l'on ne s'eveille plus jamais... jamais!... Un sanglot convulsif dechira sa poitrine. --Le reste est horrible! poursuivit-il, parlant comme malgre lui. Elle est venue... mes levres connaissaient si bien ses doux cheveux. J'ai baise les cheres boucles de sa chevelure; j'en suis certain, j'en jurerais... Qui donc m'a raconte la hideuse histoire de ce monstre gagnant une heure de vie pour chaque annee de l'existence qu'elle volait a la jeunesse, a la beaute, a l'amour?... Ce fut un cri qui repondit a cette question. --Lila!... c'est Lila qui me l'a dit... Et la Vampire ne peut se soustraire a cette loi de conter elle-meme sa propre histoire?... Il s'elanca loin du lit, comme si le contact des couvertures l'eut brule. --Je me souviens! je me souviens! rala-t-il, en proie a un spasme qui l'ebranlait de la tete aux pieds, comme l'ouragan secoue les arbres avant de les deraciner. Il y a des choses qui ne se peuvent pas dire... Mon coeur restera fletri par ce sepulcral baiser... C'est ici l'antre du cadavre anime... du monstre qui vit dans la mort et qui meurt dans la vie! Son doigt crispe montrait la devise latine, que les lueurs du matin, glissant par l'ouverture de la porte entre-baillee, eclairaient vaguement. Il chancela. Jean-Pierre et Patou coururent a lui pour le soutenir, mais il les repoussa d'un geste violent. --Tout est la, desormais! dit-il en se frappant le front. Ma memoire ressuscite. J'ai trahi le sang de ma mere... Tant mieux! entendez-vous? tant mieux! ma trahison va me mettre sur les traces de la comtesse Marcian Gregoryi... Angele sera vengee! Il se precipita, tete premiere, au travers des appartements et descendit l'escalier en quelques bonds furieux. Jean-pierre et l'etudiant se lancerent a sa poursuite sans avoir le temps d'echanger leurs pensees. Quand ils atteignirent la rue, Rene en tournait l'angle deja, courant avec une rapidite extraordinaire vers les ponts de la rive droite. Nos deux amis suivirent la meme direction a toutes jambes. Derriere eux, les agents apostes par M. Berthellemot se mirent aussitot en chasse. XXIV LA RUE SAINT-HYACINTHE-SAINT-MICHEL Le boulevard de Sebastopol (rive gauche), passant avec majeste entre le Pantheon et la grille du Luxembourg, aplanit maintenant cette croupe occidentale de la montagne Sainte-Genevieve. Tout est ouvert et tout est clair dans ce vieux quartier des ecoles, subitement rajeuni. Sa bizarre physionomie d'autrefois, si pittoresque et si curieuse, a disparu pour faire place a des aspects plus larges. Paris, la capitale predestinee, ne perd jamais une beaute que pour acquerir une splendeur. Etait-ce beau, cependant! C'etait etrange, Cela racontait a la vue de vives et singulieres histoires. A ceux-la memes qui admirent franchement le Paris nouveau, il est permis de regretter l'aspect original et bavard du vieux Paris. Que d'anecdotes inscrites aux noires murailles de ces pignons! et comme ces antiques masures disaient bien leurs dramatiques histoires! En faisant quelques pas hors du jeune boulevard, vous pouvez encore rencontrer de ces trous horribles et charmants ou le moyen age radote a la barbe de nos civilisations; les larges percees ont meme facilement l'abord de ces mysterieuses cavernes. Derriere le college de France, tout confit en moderne philosophie, vous n'avez qu'a suivre cette voie qui semble un egout a ciel ouvert: voici des maisons, a droite et a gauche, qui ont vu les capettes de Montaigu, couchees sur le fouarre; voici des debris de cloitres ou la Ligue a complote; voici des chapelles, changees en magasins, au portail desquelles Claude Frollo dut faire le signe de la croix, en couvant la pretentaine, tandis que son frere Jehan, bete charmante, malfaisante et precoce, lui jouait quelque mechante farce du haut de ce balcon vermoulu, qui avait deja mauvaise mine au temps ou les royales vampires humaient le sang des capitaines a la tour de Nesle. C'est le melodrame qui le dit; le melodrame, vampire aussi, buvant dans son gobelet d'etain la gloire des rois et l'honneur des reines. En 1804, au lieu ou le boulevard s'evase en une vaste place irreguliere, regardant a la fois le Pantheon, le Luxembourg et le dos trapu de l'Odeon, c'etait la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, plus irreguliere que la place, etroite, montueuse, tournante, et d'ou l'on ne voyait rien du tout. La maison ou Georges Cadoudal avait etabli sa retraite fut celebre en ce temps et citee comme un modele de taniere a l'usage des conspirateurs. J'en ai le plan sous les yeux en ecrivant ces lignes. Elle avait appartenu quelques annees auparavant a Gensonne, le Girondin, qui fit, dit-on, pratiquer un passage a travers l'immeuble voisin pour gagner la maison sortant sur la rue Saint-Jacques par la troisieme porte cochere en redescendant vers les quais. On n'ajoute point que ce passage ait ete perce en vue d'eviter, a l'occasion, quelque danger politique. Un autre passage existait, courant en sens inverse et reliant la maison Fallex (tel etait le nom du proprietaire) a la cour d'une fabrique de mottes existant a l'angle rentrant de la place Saint-Michel, rue de la Harpe. Ce deuxieme passage, dont l'origine est inconnue et devait remonter a une epoque beaucoup plus reculee, ne traversait pas moins de treize numeros; sur ce nombre, il etait en communication avec cinq maisons ayant sortie sur la rue Saint-Hyacinthe, et une s'ouvrant sur la place Saint-Michel. De telle sorte que la retraite de Georges Cadoudal possedait neuf issues, situees, pour quelques-unes, a de tres grandes distances des autres. Il avait coutume de dire de lui-meme: Je suis un lion loge dans la taniere d'un renard. Lors du proces, il fut prouve que la plupart des voisins ignoraient ces communications. Georges Cadoudal n'usait guere que des deux issues extremes, encore n'etait-ce que rarement. D'habitude, au dire des gens du quartier, qui le connaissaient parfaitement sous son nom de Moriniere, il sortait et rentrait par la porte meme de sa maison. La police n'eut donc pas meme l'excuse des facilites exceptionnelles que la disposition de sa retraite donnait a Georges Cadoudal. Le 9 mars 1804, a sept heures du matin, un cabriolet de place s'arreta devant la porte du chef chouan, rue Saint-Hyacinthe, et attendit. Tout le long de la rue, selon les mesures prises la veille dans le cabinet du prefet de police, les agents stationnaient. Il y en avait aussi aux fenetres des maisons. Le cordon de surveillance s'etendait a droite et a gauche jusque dans les rues Saint-Jacques et de la Harpe. On n'avait fait aucune demarche aupres du concierge de la maison, qui, sur l'invitation du cocher du cabriolet de place, monta au premier etage de la maison, frappa a la porte de Georges et cria, comme c'etait apparemment l'habitude: --La voiture de monsieur attend. Georges etait tout habille et tres abondamment arme, bien qu'aucune de ses armes ne fut apparente. Il avait la main dans la main d'une femme toute jeune et adorablement belle, qui s'asseyait sur le canape de son salon. C'etait une blonde dont les yeux d'un bleu obscur semblaient noirs au jour faux qui entrait par les fenetres trop basses. --C'est bien! dit Georges au concierge, qui redescendit l'escalier. --Je crois, dit la blonde charmante, dont les beaux yeux nageaient dans une sorte d'extase, qu'il est permis de tuer par tous les moyens possibles l'homme qui fait obstacle a Dieu... Mais que je vous aime bien mieux, mon vaillant chevalier breton, dedaignant l'assassinat vulgaire et jetant le gant a la face du tyran! --Je ne dedaigne pas l'assassinat, repondit Georges, je le deteste. Il etait debout, developpant sa haute taille, trop chargee d'embonpoint, mais robuste et majestueuse. Malgre son poids, qui devait etre considerable, il avait, en Bretagne, une reputation d'extraordinaire agilite. Sa figure etait ouverte et ronde. Il portait les cheveux courts, et, chose veritablement etrange, conforme du reste a la chevaleresque temerite de son caractere, il portait a son chapeau une agrafe bronzee reunissant la croix et le coeur, qui etaient le signe distinctif et bien connu de la chouannerie. La comtesse Marcian Gregoryi fit le geste de porter la main de Georges a ses levres, mais celui-ci la retira. --Pas de folie! dit-il brusquement. Des que le jour est leve, je suis le general Georges et je ne ris plus. --Vous etes, repliqua la blonde enchanteresse, le dernier chevalier. Je ne saurai jamais vous exprimer comme je vous admire et comme je vous aime. --Vous m'exprimerez cela une autre fois, belle dame, repartit Georges Cadoudal en riant; il y a temps pour tout. Aujourd'hui, si vos renseignements sont exacts et si vos hommes ont de la barbe au menton, je vais forcer le futur empereur des Francais a croiser l'epee avec un simple paysan du Morbihan... ou a faire le coup de pistolet, car je suis bon prince et je lui laisserai le choix des armes. Mais, sur ma foi en Dieu, le pistolet ne lui reussira pas mieux que l'epee, et le pauvre diable mourra premier consul. Il jeta sous son bras deux epees recouvertes d'un etui de chagrin et poursuivit: --Redites-moi bien, je vous prie, l'adresse exacte et l'itineraire. --Allez-vous tout droit? demanda la comtesse. --Non, je suis oblige de prendre le capitaine L---- au carrefour de Buci. C'est mon second. --Un republicain!... --Ainsi va le monde. Nous nous battrons tous deux, le capitaine et moi, le lendemain de la victoire. --Eh bien! reprit la comtesse en battant l'une contre l'autre ses belles petites mains, voila ce que j'aime en vous, Georges! Vous jouez avec la pensee du sabre comme nos jeunes Magyars, toujours riants en face de la mort... Du carrefour Buci, vous prendrez la rue Dauphine, les quais, la Greve, la rue, le faubourg Saint-Antoine, toujours tout droit et vous ne tournerez qu'au coin du chemin de la Muette, a deux cents pas de la barriere du Trone. La, vous verrez une maison isolee, une ancienne fabrique, entouree de marais... Vous frapperez a la porte principale et vous direz a celui qui viendra vous ouvrir: "Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frere de la Vertu. --Peste! fit Georges, vos Welches n'y vont pas par quatre chemins! Et faudra-t-il leur chanter un bout de tyrolienne? --Il faudra ajouter, repondit la blonde en souriant comme si cette insouciante gaiete l'eut ravie: Je viens par la volonte de la rose-croix du troisieme royaume, souveraine du cercle de Bude, Gran et Comorn; je demande le Dr Andrea Ceracchi. --Et apres? --Apres, vous serez introduit dans le sanctuaire... et nos freres vous mettront a meme de rencontrer aujourd'hui meme, en un lieu propice, votre ennemi, le general Bonaparte. --Un maitre homme! grommela Georges, et qui aurait fait un joli chouan, s'il avait voulu! Il serra gaillardement la main de la comtesse et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il s'arreta pour ajouter: --Il y a un petit endroit, la-bas, a mi-cote, de l'autre cote du bourg de Brech, que j'aurais voulu revoir. Chacun a quelque souvenir qui revient aux heures de peril, et m'est avis que la danse sera rude aujourd'hui... Elle me dit: Sois a Dieu et au roi, et je fis un serment, la bouche sur ses levres... J'avais seize ans... J'ai bien tenu ce que j'avais promis... Le capitaine repete souvent: Georges, si tu etais ne dans la rue Saint-Honore, tu crierais: Vive la republique!... Mais, bah! ceux de Paris radotent comme ceux de Bretagne. Le fin mot, qui le connait?... Ma belle dame, s'interrompit-il, n'oubliez pas de prendre le couloir sur votre gauche: vous sortirez par la place Saint-Michel. Et si quelqu'un vous parle du citoyen Moriniere, vous repondrez: --Je n'ai jamais entendu ce nom-la. Dans le sourire de la comtesse il y avait de l'admiration et du respect. Georges poussa la porte et descendit l'escalier en chantant. Aussitot qu'il fut parti, la physionomie de la comtesse changea, exprimant un dur et froid sarcasme. Au moment ou Georges sautait dans le cabriolet, son cocher lui dit tout bas: --La rue a mauvaise mine et tout le quartier aussi. Le regard rapide et sur du chouan avait deja juge la situation. --Prends ton temps, mon bonhomme, dit-il en s'asseyant pres du cocher. Tant qu'on fait semblant de ne pas les voir, ces oiseaux-la restent tranquilles... Ta bete est-elle bonne? --J'en reponds, monsieur Moriniere. Georges se mit a rire franchement et feignit de remonter d'un cran la capote du cabriolet. --Rassemble, dit-il cependant a voix basse, et enleve ton cheval d'un temps... Ne manque pas ton coup... Tu vas enfiler la rue Monsieur-le-Prince comme si le diable t'emportait. Il parait que les gens de la police n'avaient pas meme le signalement de Georges Cadoudal. Nous nous plaignons tous, plus ou moins, de nos domestiques, les chefs d'Etat ne sont pas mieux servis que nous. Tout le long de la rue les agents se regardaient entre eux et hesitaient. Le cabriolet etait sur le point de s'ebranler, et George allait encore une fois passer comme la foudre au travers de cette meute mal drossee, lorsqu'a une fenetre du premier etage, qui s'ouvrit doucement, juste au-dessus de lui, une femme parut, jeune, adorablement belle, donnant a la brise du matin ses cheveux blonds, qui scintillaient sous le premier, regard du soleil levant. Elle se pencha, gracieuse, et quoique Georges ne put la voir, elle lui envoya un souriant baiser. Les agents s'ebranlerent tous a la fois: c'etait un signal. A ce moment, le cocher enlevait son cheval; qui, robuste et vif, partit des quatre pieds et passa, jetant une demi-douzaine d'hommes sur le pave. La comtesse Marcian Gregoryi restait a la fenetre, suivant le cabriolet, qui descendait la rue comme un tourbillon. Le pave de la rue Saint-Hyacinthe tournait. Quand le cabriolet disparut, la blonde charmante s'eloigna de la croisee a reculons et en referma les deux battants. --A cette heure, dit-elle, il n'en doit plus rester un seul de ceux du faubourg Saint-Antoine. J'ai conquis ma rancon, je suis libre, je ne laisse rien derriere moi... Demain, je serai a cinquante lieues de Paris. Elle se retourna soudain, etonnee, parce qu'un pas sonnait sur le plancher de la chambre, tout a l'heure deserte. Quoique son coeur fut de bronze, elle poussa un grand cri, un cri d'epouvante et de detresse. Rene de Kervoz etant devant elle, have et defait, mais l'oeil brulant. --Je viens trop tard pour sauver, dit-il, je suis a temps pour venger. Il la saisit aux cheveux, sans qu'elle fit resistance, et appuya sur sa tempe le canon d'un pistolet. Le coup retentit terriblement dans cet espace etroit. La balle fit un trou rond et sec, sans levres, autour duquel il n'y eut point de sang. Il semblait qu'elle eut perce une feuille de parchemin. La comtesse Marcian Gregoryi tomba et demeura immobile comme une belle statue couchee. XXV L'EMBARRAS DE VOITURES. Rene do Kervoz avait coutume d'entrer chez son oncle par la rue Saint-Jacques. Il possedait une clef du passage secret. Georges Cadoudal avait regle cela ainsi, afin que le fils de sa soeur ne fut pas compromis en cas de mesaventure. En quittant la rue Saint-Louis-en l'Ile, Rene s'etait lance a pleine course vers le pont de la Tournelle. sans s'inquieter s'il etait suivi. La fievre lui donnait des ailes. Jean-Pierre se faisait vieux et Germain Patou avait de courtes jambes. Quoiqu'ils fissent de leur mieux l'un et l'autre, ils perdirent Rene de vue aux environs de l'Hotel-Dieu. Les agents de M. Berthellemot venaient par derriere, suivis a une assez grande distance par M. Barbaroux, officier de paix, qui etait d'humeur pitoyable et nourrissait la crainte legitime d'avoir gagne cette nuit quelque mauvais rhumatisme. Le jour etait desormais tout grand. En arrivant a l'endroit ou ils avaient perdu la vue de Rene, l'etudiant et Gateloup se separerent, prenant chacun une des deux voies qui se presentaient. Jean-Pierre continua le quai et Patou monta la rue Saint-Jacques. C'etait cette derniere route que Rene avait choisie, mais il etait desormais de beaucoup en avance et Patou ne pouvait plus l'apercevoir. Rene s'introduisit, comme nous l'avons vu, a l'aide de la cle qu'il portait sur lui. En entrant de ce cote, la chambre ou se trouvait la comtesse Marcian Gregoryi etait la troisieme. Sur le gueridon de la seconde une paire de pistolets charges trainait. La maison, du reste, etait pleine d'armes. Rene prit en passant un des deux pistolets et l'arma avant d'ouvrir la derniere porte. Comme Germain Patou atteignait, toujours courant, le haut de la rue Saint-Jacques, il apercut une grande cohue de peuple massee dans la rue Saint-Hyacinthe. Cette foule etait en train de penetrer dans la maison n deg. 7, ou l'on avait entendu un cri d'appel, puis un coup de pistolet. Germain Patou entra avec les autres. Rene etait encore debout, le pistolet a la main. Patou s'agenouilla aupres de la blonde, qui etait splendidement belle et semblait dormir un souverain sommeil. Il lui tata le coeur. Le sien battait a rompre les parois de sa poitrine. --Quelqu'un connait-il cette femme? demanda-t-il. Comme personne ne repondait, il ajouta: --Qu'elle soit portee a la morgue du Marche-Neuf, qui a ouvert aujourd'hui meme. Puis il dit a Rene, esperant ainsi le sauver: --Citoyen, vous allez me suivre. Son dernier regard fut cependant pour la comtesse Marcian Gregoryi, et il pensa: --L'aurais-je aimee? l'aurais-je haie? Mon scalpel, desormais, peut aller chercher son secret jusqu'au fond de sa poitrine! Au bas de la rue Monsieur-le-Prince et dans la rue de l'Ancienne-Comedie, une autre foule roulait comme une avalanche, criant: --Au chouan! au chouan! Arretez Georges Cadoudal! Quoiqu'il semblat que toutes les maisons eussent vomi leurs habitants sur le pave, les fenetres regorgeaient de curieux. Le cabriolet de Georges Cadoudal avait rencontre un premier obstacle a la hauteur de la rue Voltaire. Deux charrettes de legumes se croisaient. --Enleve! ordonna Georges. Les deux charrettes, culbutees, lancerent leurs pauvres diables de conducteurs dans le ruisseau. Et le cabriolet passa. Les gens qui etaient devant commencerent a s'emouvoir, bien qu'ils n'eussent aucun soupcon. Ils crurent a un cheval fou, emporte par le mors aux dents, et des attroupements secourables se formerent pour barrer la route. Mal leur en prit. --Place! commanda Georges, qui s'etait leve tout debout dans le cabriolet. Comme on n'obeissait pas assez vite a son gre, il arracha le fouet des mains du cocher et allongea de si rudes estafilades que la route, en un instant, redevint libre. Mais la rumeur qui venait par derriere se faisait si forte qu'on l'entendait gronder au loin. --Nous n'irons pas longtemps comme cela, monsieur Moriniere, grommela le cocher. --Nous irons jusqu'a Rome, si nous voulons, repliqua Cadoudal. Penses-tu qu'un homme comme moi sera arrete par de faillis Parisiens? Allume, mon gars! ajouta-t-il en lui rendant son fouet, et n'aie pas peur! En abordant le carrefour de l'Odeon, le cocher fut oblige de rener. Il y avait une lourde voiture en travers. --Passe dessus ou dessous! cria Georges, qui regardait en arriere. Et il se mit a sourire, saluant de la main ceux qui le suivaient en criant: --Au chouan! au chouan! Arretez l'assassin! Du carrefour de l'Odeon a l'endroit ou la rue de l'Ancienne-Comedie s'embranche aux rues Dauphine et Mazarine, il n'y eut point de nouvel obstacle, mais la, un veritable embarras de vehicules barrait completement le passage. --Arrete, bonhomme, dit Georges, Autant vaut jouer sa derniere partie ici qu'ailleurs. Pichegru, et Moreau sont tombes, par leur faute, vivants tous deux; moi je ne tomberai que mort, et j'aurai fait de mon mieux. Il se leva de nouveau tout debout, degagea les deux epees et rangea sous les coussins trois paires de pistolets qu'il avait sous ses vetements. Ceux qui le poursuivaient approchaient. Il tendit la main au cocher. --Va-t'en, garcon, lui dit-il avec une cordiale bonne humeur. Le reste ne te regarde pas... Si la rue se degage, je conduis aussi bien que toi, et ils ne me tiennent pas encore! Le cocher hesita. --J'ai trois enfants, dit-il enfin, et il sauta sur le pave pour se perdre dans la foule. La foule se massait devinant deja un spectacle extraordinaire. Georges releva completement la capote du cabriolet. Un instant, le voyant ainsi au milieu de cette foule, vous eussiez dit un de ces joyeux charlatans de nos foires parisiennes sur le point de commencer son travail. Son travail en effet, allait commencer. Il depouilla vivement le surtout qu'il portait et parut vetu d'une sorte de jaquette, en drap fin, il est vrai, mais rappelant exactement la coupe de la veste des gars d'Auray. Au cote gauche de cette veste, il y avait un coeur brode en argent. --Au chouan! au chouan! Arretez le chouan! Cette fois, ce fut une grande clameur qui partait de tous les cotes a la fois. Georges prit son fouet a la main. Il s'en servait bien, et il est a propos de dire que le fouet, emmanche a un bras morbihannais, devient une arme qui n'est point a dedaigner. J'ai vu au gros bourg de la Gacilly, sur la riviere d'Oust, des combats au fouet, tournois bizarres et sauvages qui laissent des blessures plus profondes assurement que celles des sabres savants usites dans les querelles universitaires de l'Allemagne. Le fouet de Georges fit un large cercle autour de lui. --Que me voulez-vous, bonnes gens! demanda-t-il, imitant avec perfection l'accent de basse Normandie. Je suis Julien-Vincent Moriniere de mon nom, je vends des chevaux par etat, je n'ai fait de tort ici a personne. --Chouan, repliqua de loin Charlevoy, qui se tenait a distance tu t'es depouille trop vite. --C'est pourtant vrai, murmura Georges en riant. Il va sans dire qu'il ne perdait point de vue son cheval, surveillant toujours l'embarras qui avait fait obstacle a sa course. De l'autre cote de l'embarras, rue Dauphine, la foule grossissait a vue d'oeil. Il y eut un moment ou l'effort de sa curiosite rompit l'embarras et ouvrit un passage au beau milieu de la voie. Il executa un second moulinet pour assurer ses derrieres, et, touchant legerement les oreilles de son cheval, il cria: --Hie, Bijou! Passe partout! nous avons affaire a la foire! Les spectateurs etaient la, comme a la comedie. Paris s'amuse de tout, et sur cent badauds il n'y en avait pas dix pour croire a la presence de Georges Cadoudal. Malgre la veste bretonne, malgre le coeur chouan, les neuf dixiemes des assistants doutaient. Ce gros gaillard avait l'air si bonne personne! et la police s'etait si souvent trompee! Le cheval s'enleva avec sa vigueur ordinaire, tandis que Georges, toujours debout, commandait: --Gare, bonnes gens! je ne reponds pas de la casse. Le cheval passa, mais la voiture s'engagea entre la caisse d'un fiacre et la roue d'une grosse charrette qui etait en train de tourner. --Foi de Dieu! dit Georges, nous voila engraves, mais nous sommes ici comme dans une redoute. Un coup de pistolet, le premier, partit derriere lui et abattit son chapeau. --Plus bas! fit-il en se retournant et en abattant d'un coup de feu l'homme qui tenait encore l'arme fumante a la main. Les agents reculerent encore une fois, tandis que les badauds, essayant de fuir, produisaient une presse meurtriere. On n'entendait plus que les cris des femmes et des enfants. Georges, qui avait ouvert son couteau, coupa les deux liens de cuir qui rattachaient le cheval aux brancards, et dit avec beaucoup de calme a ceux de la rue Dauphine: --Citoyens, voulez-vous livrer passage a un brave homme? Il y eut de l'hesitation parmi les curieux. Georges se retourna pour faire tete aux agents, qui essayaient de monter dans les deux vehicules voisins. Il tira deux coups de pistolet et fut blesse de trois projectiles, dont l'un etait une bouteille, parti du cabaret qui faisait le coin de la rue de Buci. Quand il regarda de nouveau devant lui, les rangs s'etaient notablement eclaircis, mais ceux qui restaient semblaient decides a tenir tete: entre autres un groupe de militaires avaient degaine le sabre. On put entendre, en ce moment, des coups de feu dans la rue de Buci. C'etait le capitaine L---- et trois de ses amis qui prenaient les agents a revers. En meme temps, un homme de haute taille et coiffe de cheveux blancs, fendit la presse qui encombrait la rue Saint-Andre-des-Arts. Il bondit en scene, brandissant un sabre qu'il venait d'arracher a un soldat du train de l'artillerie, lequel le poursuivait en criant. Nous avons vu que Jean-Pierre Severin, au lieu de prendre la rue Saint-Jacques, comme son compagnon Germain Patou, avait continue de longer le quai. Tout ce que nous venons de raconter s'etait passe avec une rapidite si grande que Jean-Pierre Severin ne faisait que d'arriver, quoiqu'il eut toujours marche d'un bon pas. De la rue Saint-Andre-des-Arts, il avait reconnu, au beau milieu de la bagarre, l'oncle de Rene de Kervoz, debout dans sa voiture et faisant le coup de feu. L'idee lui vint soudain que ceci etait une suite de l'erreur de M. Berthellemot, confondant M. Moriniere, le maquignon inoffensif, avec Georges Cadoudal, qui voulait tuer le premier consul. Aucun de nous n'est parfait. Tout homme tient a son opinion, surtout les chevaliers errants, dit-on, et Gateloup etait un chevalier errant. Sa vie s'etait passee a defendre le faible contre le fort. Dans sa pensee peut-etre, car il etait subtil a sa maniere, le danger de Moriniere se rattachait a quelque piege tendu par la comtesse Marcian Gregoryi. N'avait-il pas ete pris lui-meme, lui Gateloup, au cabaret de la _Peche miraculeuse_, pour un des assassins du chef de l'Etat? Il apaisa le soldat du train en lui jetant son nom, connu dans toutes les salles d'armes de tous les regiments, et lui dit: --On va te rendre ton outil, mon camarade. Prete-le-moi cinq minutes, si tu es un bon enfant! Et, attachant rapidement sur sa poitrine le coeur d'or que nous connaissons, il s'ecria: --Hola! y a-t-il quelqu'un pour se mettre du cote de papa Gateloup? Dix voix repondirent dans la foule: --Present, monsieur Severin! on y va! Et les militaires qui barraient le passage du cote de la rue Dauphine remirent l'epee au fourreau. Gateloup, cependant, abordait le cabriolet par devant. Il comprit la situation d'un coup d'oeil et acheva de deteler le cheval. Georges le regardait stupefait. Quelques hommes protegeaient deja les derrieres de la voiture, ou les agents de police resistaient mollement a une vigoureuse poussee. --Compere Severin, dit Georges en montrant du doigt le coeur que le gardien portait sur la poitrine, est-ce que vous etes aussi pour Dieu et le roi? --Pour Dieu, oui, monsieur Moriniere, repliqua Gateloup, mais au diable le roi!... Montez a cheval et prenez la clef des champs, je me charge de retenir ceux qui vous pourchassent. Georges fronca le sourcil. Gateloup le regardait en face. --Ah ca! ah ca! grommela-t-il, vous avez une drole de figure aujourd'hui, compere. Seriez-vous vraiment Georges Cadoudal? --Vieil homme, repliqua Georges, qui ne riait plus, je vous remercie de ce que vous avez voulu faire pour moi. Soigner mon neveu, qui n'est pas cause et qui aime peut-etre ce que nous combattons, la-bas, devers Sainte-Anne-d'Auray, la noble terre ou je suis ne... Je ne suis pas Normand, je suis Breton... Je ne suis pas Moriniere le maquignon; je suis Georges Cadoudal, officier general de l'armee catholique et royale... Je ne suis pas un assassin, je suis un champion arrivant tout seul et tete haute contre l'homme qui a des millions de defenseurs... Ecartez-vous de moi: votre chemin n'est pas le mien. Gateloup baissa la tete et s'eloigna sans mot dire. Georges se redressa, passa deux des quatre pistolets qui lui restaient a sa ceinture et prit les autres, un dans chaque main. --Qu'on se le dise! cria-t-il de toute la force de sa voix: je suis le chouan Cadoudal, et je viens combattre celui qui veut se faire empereur! Ce ne furent plus seulement les agents de police, ce fut la foule entiere qui se rua en avant. Paris entier etait amoureux du premier consul. Georges dechargea ses quatre pistolets et saisit les epees. La premiere se brisa avant qu'on fut maitre de lui. Quand il tomba, charge de sang de la tete aux pieds, il n'avait plus dans la main qu'un troncon de la seconde. La derniere blessure qu'il recut lui vint d'un garcon boucher, qui le frappa avec le couteau de son etal. Il n'etait pas mort. Les agents n'osaient l'approcher. Ce fut le meme garcon boucher qui lui jeta au cou la premiere corde. Cinq minutes apres, au moment ou la charrette qui avait arrete le cabriolet de Georges Cadoudal l'emmenait, garrotte, a la Conciergerie, un homme parut au milieu des agents qui formaient le noyau de la foule immense rassemblee au carrefour de Buci. --Voila comme je mene les choses! dit cet homme, qui se frottait les mains de tout son coeur. --Tiens! fit Charlevoy, on ne vous a pas vu pendant l'affaire, monsieur Barbaroux! --Je crois bien, dit M. Berthellemot en fendant la presse, il n'y etait pas! Il n'y avait que moi!... Mes enfants, je suis content de vous. Nous avons fait la un joli travail. Tout etait combine a tete reposee, j'avais pris des notes, parole mignonne! M. Berthellemot etait en train de faire craquer un peu les phalanges de ses doigts, quand un autre organe plus majestueux prononca ces mots: --Rien ne m'echappe. Il fallait ici l'oeil du maitre. Je suis venu au peril de ma vie. --Monsieur le prefet!... balbutia le secretaire general. Ces deux fonctionnaires, en verite, semblaient etre sortis de terre. Pendant qu'ils se regardaient, le secretaire general penaud et jaloux, le prefet triomphant, un troisieme dieu, sortant de la machine, passa entre eux et fit la roue. --Mes chers messieurs, dit le grand juge Regnier avec bonte, j'avais pris toutes les mesures. Je vous remercie de n'avoir pas jete de batons dans mes roues. Je vais aux Tuileries faire mon rapport au premier consul... Eh! eh! mes bons amis, il faut du coup d'oeil pour remplir une place comme la mienne! Quand Regnier, futur duc de Massa, entra au chateau, il rencontra dans l'antichambre Fouche, futur duc d'Otrante, qui le salua poliment et lui dit: --Le premier consul sait tout, mon maitre. Eh bien! il m'a fallu mettre la main a la pate: sans moi vous n'en sortiez pas! XXVI MAISON NEUVE Paris fut en fievre, ce jour-la, depuis le matin jusqu'au soir. La nouvelle de l'arrestation de Georges Cadoudal courut comme l'eclair d'un bout de la ville a l'autre, et se croisa en chemin avec d'autres nouvelles dramatiques ou terribles. Les gazetiers ne savaient a laquelle entendre. D'ordinaire, quand la realite prend la parole, la fantaisie se tait, et, au milieu de ces grands troubles de l'opinion publique, ce n'est, en verite, pas l'heure de raconter des histoires de coin du feu. Nous devons constater neanmoins que Paris s'occupait de la vampire plus qu'il ne l'avait fait jamais. J'entends Paris du haut en bas, Paris le grand et Paris le petit. Ce matin, le premier consul avait cause de la vampire avec Fouche, et comme le futur ministre de la police exprimait tres vivement la pensee que l'existence des vampires devait etre releguee parmi les absurdites d'un autre age, celui qui allait etre empereur avait souri... De ce sourire de bronze que nul diplomate ne se vanta jamais d'avoir traduit a sa guise. Le premier consul croyait-il aux vampires? Question oiseuse. Personne ne croit aux vampires. Et cependant, parmi le grand fracas des nouvelles politiques, une sourde et sinistre rumeur glissait. Le mot vampire etait dans toutes les bouches. On dissertait, on commentait, on expliquait. Les hommes forts en etaient reduits a reprendre en sous-oeuvre l'idee mise en avant depuis longtemps a savoir, que "la vampire" etait uniquement une bande de voleurs. Cette maniere de voir les choses avait un certain succes, mais l'immense majorite tenait a son monstre et lui donnait un nom franchement. La vampire etait une vampire et s'appelait la comtesse Marcian Gregoryi. Elle etait belle a miracle, et jeune, et seduisante. Elle affectait une grande piete. C'etait dans les eglises qu'elle tendait principalement ses filets, sans exclure les theatres ni les promenades. La circonstance qu'elle avait tantot des cheveux blonds, tantot des cheveux noirs etait soigneusement notee. Mais on ne peut changer la nature des Parisiens. Leur superstition meme a le mot pour rire. Ce miracle des chevelures etait tout bonnement pour eux une affaire de perruques. Et, en somme, le secret tout entier etait peut-etre la! Ses pieges s'adressaient surtout aux etrangers. Elle les affolait d'amour et les conduisait jusqu'au mariage. Comme le mariage civil ne plaisante pas et qu'on ne peut epouser qu'une fois a la mairie, elle s'introduisait, sous couleurs de bonnes oeuvres, ou meme de politique, dans la confiance de ces saints pretres, qui vivent en dehors du monde, au point de ne plus savoir l'heure que marque l'horloge historique. Ils furent de tout temps nombreux et faciles a tromper. Elle les trompait. Elle inventait des fables qui rendaient indispensable le secret du mariage religieux. Ces fables avaient toujours une couleur de parti. La persecution explique tant de choses! Quant a elle, et provisoirement, le mariage religieux, celebre selon cette forme si simple qu'un recent proces a mise en lumiere (une messe entendue et le consentement mutuel murmure au moment voulu), suffisait a satisfaire sa conscience. Apres la messe, les deux nouveaux epoux montaient en voiture. Le mari avait annonce la veille son depart pour un long voyage. Et, en effet, il partait pour un pays d'ou l'on ne revient pas. Notez que chaque pretre etait interesse a garder le secret, en dehors meme des raisons respectables qu'elle donnait. Qu'il y eut ou non exageration, les gens disaient aujourd'hui que la plupart des paroisses de Paris avaient marie la comtesse Marcian Gregoryi. On citait surtout ses trois dernieres victimes, les trois jeunes Allemands du Wurtemberg: le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koenig, l'opulent heritier des mines d'albatre de la foret Noire. Vous eussiez dit que ces mysteres, si longtemps et si profondement caches, avaient eclate au jour tout d'un coup. Et a mesure que les details allaient se croisant, ils se corroboraient l'un l'autre. Ce n'etaient plus des suppositions, c'etaient des certitudes. Il y avait des rapports officiels. Par un coin que nul ne connaissait, mais dont tout le monde parlait, la vampire se trouvait melee aux attentats recents diriges contre la personne du premier consul. Elle avait touche a la machine infernale, a la conjuration dite du Theatre-Francais, et enfin a la conjuration de Georges Cadoudal. Ces choses vont comme le vent: vers midi, la vampire etait la maitresse de Georges Cadoudal, apres avoir ete la maitresse du sculpteur romain Giuseppe Ceracchi. Puis un nouveau flux de renseignements arriva: la comtesse Marcian Gregoryi etait morte d'un coup de pistolet dans la propre demeure du chef chouan. Puis un autre encore: elle avait ete tuee par un jeune homme qui restait en vie par miracle, puisqu'elle avait bu tout son sang. Ce jeune homme avait ete trouve dans une sombre demeure du Marais, au fond d'un veritable cachot, sans porte ni fenetre, endormi d'un sommeil mortel. Et la demeure en question communiquait par des passages souterrains avec ce cabaret fameux, _la Peche miraculeuse_, qui avait vecu durant des semaines et des mois de ce sinistre achalandage: les debris humains, descendant en Seine par l'egout de Bretonvilliers. On n'oubliait pas, bien entendu, les cimetieres violes, et l'on se demandait avec effroi pourquoi ce luxe d'horreurs. Dans l'apres-midi, troisieme maree de nouvelles: une maison de la chaussee des Minimes, prise d'assaut par la police, avait revele des exces tellement hideux que la parole hesitait a les transmettre. C'etait la le grand magasin de cadavres, et toute cette comedie lugubre du quai de Bethune n'avait pour but que de rompre les chiens. Un trou s'ouvrait dans la serre de cette maison de la chaussee des Minimes: un lieu delicieux ou restaient des traces de plaisir et d'orgies, un trou mephitique ou de veritables monceaux de corps humains se consumaient, ronges par la chaux vive. Tout cela etait si invraisemblable et si fort que, vers le soir, Paris se mit a douter. Il y en avait trop. Tout avide qu'il est des drames rouges ou noirs, Paris, rassasie cette fois, se sentait venir la nausee. Mais au moment ou Paris, vaincu dans son redoutable appetit par l'abondance folle du menu, allait demander grace et deserter le festin, un nouveau service arriva foudroyant celui-la, et si friand qu'il fallut bien se remettre a table. Il ne s'agissait plus de cancans plus ou moins vraisemblables: c'etait un fait, de la chair visible et tangible, morbleu! le residu tout entier d'une epouvantable tragedie, le marc sanglant de tout un massacre! Le theatre ou devait se faire cette exhibition eut-il ete a dix lieues des faubourgs, que Paris eut pris ses jambes a son cou. Mais le theatre etait au plein coeur de la ville, au beau milieu de la Cite, entre le palais et la cathedrale. Vous vous souvenez de cette petite maison en construction dont les macons saluerent Jean-Pierre Severin du nom de patron, quand il passa sur le Marche-Neuf, le soir ou commence notre histoire? Cette maison etait achevee. C'etait le theatre dont nous parlons. Et le theatre faisait aujourd'hui son ouverture. Ouverture dont la terrifiante solennite ne devait etre oubliee de longtemps. C'etait la Morgue, vierge encore de toute exposition. Et les dernieres nouvelles affirmaient que, pour l'etrenne de la Morgue, il y avait vingt-sept cadavres entasses dans la salle de montre. Paris entier se rua vers la Cite. Quelquefois Paris se derange ainsi pour rien. On voit souvent des foules obscenes, qui courent au spectacle de la guillotine, revenir la tete basse, parce que la representation n'a pas eu lieu. Ces dames, qui ressemblent a des femmes, en verite, et d'ou viennent-elles, les miserables creatures? Et que font-elles? Ces dames s'en retournent la moue a la bouche. Elles ont loue en vain de "bonnes places" dont elles ont conserve le coupon pour une autre fois. Assurement, ceux qui souhaitent avec ardeur que le chomage du crime supprime le supplice ne doivent avoir dans l'ame qu'une profonde pitie pour ces creatures, femelles ou males, qui se font les claqueurs du bourreau; mais ils ne peuvent blamer bien severement le courroux populaire poursuivant de ses huees ce comble de la perversite humaine. Et nul ne prendrait la peine de s'indigner bien gravement si quelqu'un de ces couples a gaiete blasphematoire, a la honteuse elegance, qui viennent la savourer un sanglant sorbet entre leur souper et leur dejeuner, recevait une bonne fois le fouet dans le ruisseau de la rue Saint-Jacques; seul chatiment qui soit a la hauteur de ces fangeuses espiegleries. Mais Paris, aujourd'hui, ne devait pas etre trompe dans son espoir. Voici ce qui s'etait passe. M. Dubois, prefet de police, sur les indications donnees par la comtesse Marcian Gregoryi, avait fait cerner, la nuit precedente, la maison isolee du chemin de la Muette, au faubourg Saint-Antoine, ou se reunissaient les Freres de la Vertu. Quoi qu'on puisse penser des merites de M. Dubois comme prefet de police, il est certain que ce n'etait point un homme de mesures extremes. Il ne fut en aucune facon la cause de l'evenement que nous allons raconter. Vers une heure apres minuit, les Freres de la Vertu etaient rassembles au lieu ordinaire de leurs reunions, attendant la venue de la comtesse Marcian Gregoryi, qui devait leur amener Georges Cadoudal. La seance etait fort chaude, car la plupart des affilies avaient des motifs de haine tout personnels. On peut dire que tous les membres de cette _Tugenbaud_ parisienne avaient soif du sang du premier consul. Vers une heure et demie, un message de "la souveraine", comme on appelait la comtesse Marcian Gregoryi, arriva. Ce message ne contenait qu'une ligne: "Vous etes trahis. La fuite est impossible. Choisissez entre la trahison et la mort." Andrea Ceracchi donna l'ordre de deboucher le tonneau de poudre qui etait a demeure dans la salle des seances. On alla aux voix sur la question de savoir si, en cas de malheur, on se ferait sauter. Les affilies etaient au nombre de trente-trois. Il y eut unanimite pour l'affirmative. Six freres furent depeches en eclaireurs au dehors. Aucun moyen n'existe de savoir s'ils songerent a leur surete plutot qu'au salut general. Toujours est-il qu'aucun d'eux ne revint. Au nombre de ces six eclaireurs se trouvait Osman, l'esclave de Mourad-Bey. Un quart d'heure apres leur depart, la maison etait cernee. Le gardien de la porte principale vint leur annoncer, deux heures sonnant, qu'il y avait dans le Marais plus de quatre cents hommes de troupe et de police. Ceracchi monta a l'etage superieur et reconnut l'exactitude du renseignement. Ils avaient tous des armes. Ils auraient pu faire une defense desesperee. Mais Ceracchi etait plutot un reveur qu'un homme d'action. En entrant, il dit: --Mes freres, la main qui veut executer l'arret de Dieu doit etre pure. Nos mains ne sont pas pures. Cette femme nous a entraines dans son crime, et une voix crie au dedans de moi: C'est elle qui vous a trahis! Sachons mourir en hommes! Il alluma une meche que l'Illyrien Donai lui arracha des mains, repondant: --Les hommes meurent en combattant! Le bruit des crosses de fusil heurtant contre la porte d'entree retentit en ce moment. Deux ou trois parmi les conjures proposerent de fuir. Il n'etait plus temps. Un coup de mousquet, tire a l'exterieur, fit sauter la serrure de la porte principale, tandis qu'on attaquait avec la hache la porte de derriere. Taieh, le negre, prit ce dernier poste avec cinq hommes resolus, tandis que les Allemands, menes par Donai, se rangerent ou bataille devant l'entree principale. Les deux portes s'ouvrirent en meme temps. Tous les fusils eclaterent a la fois, au dehors et au dedans, puis une large explosion se fit, soulevant le plafond et dechirant les murailles. Andrea Ceracchi avait secoue le flambeau au-dessus du baril de poudre. Il y eut douze hommes de tues parmi les assaillants, et tous ceux qui etaient dans la salle perirent, tous sans exception. La Morgue neuve eut pour etrenne ces vingt-sept cadavres mutiles, parmi lesquels celui de Taieh, le negre, excita une curiosite generale. Il n'y a point a Paris de theatre qui se puis vanter d'avoir eu un succes aussi long, aussi constant que la Morgue. Sa piece muette et lugubre, toujours la meme, eut pendant plus de soixante annees trois cent soixante-cinq representations par an, et jamais ne lassa le parterre. Neanmoins, la Morgue ne devait point retrouver la vogue fievreuse de ce premier debut, autour duquel la ville et les faubourgs se foulerent et s'etoufferent deux jours durant, avec folie. En sortant, la cohue terrifiee, mais non rassasiee, prenait le chemin du Marais et gagnait la chaussee des Minimes, esperant assister a un spectacle encore plus curieux. Les gens d'imagination, en effet, disaient merveilles de ce trou rempli par les victimes de la vampire, et si quelque speculateur avait pu etablir un bureau de perception a la porte de l'hotel habite recemment par la vampire, Paris, en une semaine, lui eut fait une enorme fortune. Mais c'etait la un fruit defendu. Paris, desappointe, dut s'en tenir a la Morgue. Pendant plusieurs jours, un cordon de troupes defendit les abords de l'hotel occupe naguere par la comtesse Marcian Gregoryi. Revenons maintenant a nos personnages. Des huit heures du matin, Jean-Pierre Severin etait a son poste. Quoiqu'il eut franchi en courant l'espace qui separe le carrefour de Buci de la place du Chatelet, il assista, calme et grave au transfert des registres qui se fit de l'ancien greffe au nouveau. Il resta la journee entiere a son devoir, et ce fut lui qui recut les restes mortels des malheureux foudroyes au chemin de la Muette. A l'heure ou les portes se ferment, il quitta le greffe et rentra dans la maison. Sa femme et son fils etaient agenouilles dans la chambrette d'Angele, devant un pauvre petit lit ou gisait une forme couchee. Dans un berceau au pied du lit, un enfant dormait. La hideuse injure qui avait mutile le front d'Angele disparaissait sous un bandeau de mousseline blanche. Elle etait belle d'une purete celeste et ressemblait, sous sa candide couronne, a une religieuse de seize ans, endormie dans la pensee du ciel. Jean-Pierre dit a son fils qui pleurait silencieusement: --Tu ne seras ni puissant ni fort sans doute mais tu seras bon. Regarde bien cela. J'en ai sauve quelques-unes. Je te dirai plus tard le nom des ennemis qui les entrainent dans le gouffre du suicide. Et tu feras comme moi, mon fils, tu combattras. L'enfant repliqua, essuyant ses larmes d'un geste fier et doux: --Je ferai comme vous, mon pere. Dans la chambre voisine, Germain Patou etait au chevet de Rene, en proie a une terrible fievre. Rene delirait. Il appelait Angele et lui jurait de l'aimer toujours. Quand sept heures sonnerent a l'horloge du Chatelet, l'etudiant en medecine vint a la porte et dit: --Patron, il faut que je m'en aille. Le medicament est prepare, vous le donnerez de quart d'heure en quart d'heure, et je reviendrai demain. Il sortit. Sur le quai Saint-Michel, il frappa a l'echoppe deja close d'un bouquiniste. --Pere Hubault, lui dit-il, vous m'avez offert douze louis de mes livres, venez les chercher, je vous les vends. Le pere Hubault fit la grimace bien connue des marchands de vieux papiers qui voient jour a exploiter un besoin. --Je ne veux plus donner que huit louis, repliqua-t-il. --Dix ou rien! fit Patou d'un ton ferme. Le bouquiniste prit son chapeau. Germain Patou demeurait dans une mansarde de la rue Serpente. Sa chambre avait un lit, une table, deux chaises, une bibliotheque et un fort beau squelette. Le bouquiniste emporta sa charge de livres et laissa les dix louis. Germain Patou s'assit et attendit, pensant: --Vais-je enfin savoir?... Au bout de dix minutes environ, un pas lourd sonna sur les marches de l'escalier tortueux qui montait a la mansarde. Germain devint pale et mit le main sur son coeur qui battait. --Est-ce elle?... murmura-t-il. Ainsi parlent les jeunes fous dans l'attente inquiete d'un rendez-vous d'amour. Germain Patou, esprit chercheur, nature apre a la besogne, n'avait jamais donne de rendez-vous d'amour. On frappa a la porte; Germain ouvrit aussitot; la figure ignoble et futee d'Ezechiel parut sur le seuil. Il etait charge d'un pesant fardeau; un sac qui semblait plein de paille, mais qui, certainement, a cause du poids, devait contenir autre chose. --J'ai en assez de peine, monsieur Patou, dit Ezechiel. J'ai risque ma place a la prefecture, et vous savez que c'est fini de rire, la-bas, au quai de Bethune... Vous donnerez trois cents francs. --Je n'ai que dix louis, repliqua Germain. C'est a prendre ou a laisser. Les paroles etaient fermes, mais la voix tremblait. Germain ajouta, en montrant l'armoire vide ou se rangeaient naguere ses livres: --J'ai tout vendu pour me procurer ces dix louis. Le regard d'Ezechiel fit le tour de la chambre. --J'aurais pu avoir autant la-bas, grommela-t-il; peut-etre davantage. Ceux qui font la poule au cafe de la Concorde, place Saint-Michel, voulaient voir comment elle est faite en dedans... et ils m'auraient paye gros pour lui bruler le coeur. --Si tu ne la vends pas ici, repondit l'etudiant en medecine, tu ne la vendras nulle part. Je vais descendre avec toi, et te forcera la deposer a la Morgue. Ezechiel jeta son fardeau sur le lit, qui craqua. Il recut les dix pieces d'or et s'en alla de mauvaise humeur. Quand il fut parti, Germain ferma sa porte a double tour. Le sang lui vint aux joues et ses yeux brillerent etrangement. Il alluma le second flambeau qui etait sur sa cheminee, puis, ayant place des bougies dans les goulots de deux bouteilles vides, il les alluma aussi. Jamais la chambrette n'avait ete si brillamment eclairee. Germain prit dans sa trousse un large scapel, bien affile, et fendit le sac dans toute sa longueur. Cela fait, il ecarta, de ses deux mains qui fremissaient, la toile, puis la paille. Il decouvrit ainsi la pale et merveilleuse beaute d'une jeune femme decedee, qui etait la comtesse Marcian Gregoryi. XXVII ADDHEMA C'etait, nous venons de le dire, une beaute merveilleuse, et je ne sais comment exprimer cela: les debris de paille qui souillaient sa chevelure en desordre lui seyaient comme une parure, ses vetements affaisses dessinaient mieux l'adorable perfection de ses formes. Elle etait pale, mais son visage et son sein n'avaient point cette lividite qui denote l'absence de la vie. La blessure qui l'avait tuee formait un trou rond a la tempe, et s'entourait d'un petit cercle bleuatre a peine visible. Un regard semblait glisser entre ses paupieres demi closes. Germain se mit a la contempler. Sa physionomie, marquee au sceau de l'intelligence la plus vive, disait sa pensee comme une parole. Et sa pensee, ou plutot l'impression qu'il subissait, etait si complexe et si subtile, que lui-meme peut-etre n'aurait pas su l'exprimer. Du moins ne se l'avouait-il point a lui-meme. Il y avait un grand trouble en lui... Le plus grand trouble, le premier peut-etre qu'il eut eprouve en sa vie, mises a part les emotions de la science. Son pouls battait la fievre, et il s'etonnait de l'oppression qui pesait sur sa poitrine. Au bout de quelques minutes, et sans savoir ce qu'il faisait, il enleva brin a brin la paille accrochee aux cheveux ou prise dans les plis des vetements. Il fut longtemps a faire cette toilette. Quand il eut acheve, il poussa un grand soupir. --Il n'y a pas au monde de femme si belle! murmura-t-il. A l'aide du propre mouchoir de la comtesse, une fine batiste dont la broderie sortait a demi de la poche de sa robe, il essuya son front amoureusement. Ce premier contact lui procura une sensation si violente, qu'il eut peur de se trouver mal. Elle etait froide,--elle etait morte,--et cependant tout le corps du jeune homme vibra sous cet attouchement. Malgre lui, il porta le mouchoir a ses levres. Un doux parfum s'en exhalait avec une mysterieuse ivresse. Le mouchoir se deplia et montra un ecusson brode autour duquel courait une devise, et Germain lut, en points clairs sur le fond mat: _In vita mors, in morte vita_. Le mouchoir s'echappa de ses doigts. Il approcha un siege, car ses jambes defaillaient sous son corps. Il s'assit. Le vent de mars soufflait de dehors et pleurait dans les vitres de la croisee. D'en bas montait la musique vive et criarde d'une guinguette voisine ou des etudiants dansaient. Germain resta un instant faible et cherchant sa pensee qui le fuyait. Sa pensee etait la science. Il avait sacrifie ses livres, ses chers livres, pour chercher jusqu'au fond d'un etrange secret: tous ses livres, jusqu'a l'_Organon_ de Samuel Hahnemann, dont la lecture avait ete pour lui une seconde naissance. Il croyait fermement que sa pensee etait la science, et il repetait comme on murmure malgre soi-meme un entete refrain: --Vais-je savoir?... vais-je enfin savoir?... Il rouvrit sa trousse avec un grand soupir et y choisit le plus affile de ses scalpels. Le contact de l'acier lui donna un frisson. --La vie dans la mort, dit-il, la mort dans la vie! Y a-t-il la une erreur decrepite ou une progidieuse realite? Le mystere est la, sous cette soie, derriere ce sein adorable, dans ce coeur qui ne bat plus et pourtant conserve une vitalite terrible et latente. Je puis trancher la vie, ouvrir le sein, questionner le coeur... Et c'etait la, songez-y, pour lui chose toute simple, occupation quotidienne. L'anatomie n'avait deja plus pour lui de secrets. Pourquoi la sueur froide baignait-elle ainsi ses tempes? Sans y penser, il etancha son front mouille avec la meme batiste qui venait d'essuyer le beau visage de la morte. On dit qu'un roi de France devint fou d'amour en respirant ainsi les subtils parfums d'un voile qui gardait les emanations du corps divin de Diane de Poitiers. Germain ferma ses yeux eblouis. Mais c'etait un enfant resolu. Il eut honte et serra convulsivement le manche de son scalpel. --Je veux! fit-il. Je veux savoir! Il trancha la soie de la robe d'un geste brusque, il trancha la chemise et mit a nu l'exquise perfection du sein. Il se leva, oscillant comme un homme ivre, afin de porter le premier coup. Mais cette carnation devoilee etait si energiquement vivante, que le scalpel sauta hors de ses doigts. Il etreignait sa tete a deux mains, epouvante de son propre transport... --Est-ce que je l'aime? pensa-t-il tout haut. Une voix qui ne sortait point des levres immobiles de la morte, une voix faible qui semblait lointaine, mais distincte, repondit: --Tu m'aimes! Un flux glace courut par les veines de l'etudiant. Il se crut fou. --Qui a parle? demanda-t-il. La voix, plus lointaine et moins nette, repondit: --C'est moi, Addhema... Le vent de mars secoua les chassis de la croisee, et d'en bas la guinguette envoya de stridents eclats de rire. Germain, eveille par ces bruits exterieurs, fit sur lui-meme un violent effort, et appliqua le creux de sa main droite sur le sein, a la place ou le coeur aurait du battre. C'etait froid; cela ne battait plus. Germain ne sentit rien, sinon les pulsations de ses propres arteres qui se precipitaient avec extravagance. Il ne sentit rien, car le verbe sentir exprime un fait net et positif,--mais il eprouva quelque chose d'extraordinaire et de puissant qu'il compara lui-meme a une profonde magnetisation. Tout son etre chancela en lui, comme si la separation allait se faire entre l'ame et le corps. Pour la premiere fois depuis qu'il vivait, pour la derniere fois peut-etre jusqu'a l'heure de son deces, il eut conscience des deux principes composant sa propre entite. Il reconnut, par une perception passagere, mais robuste, la matiere ici, la l'esprit. Ce fut un dechirement plein de douleur, en quelque sorte voluptueux. Cela ne dura qu'un instant: le temps que met une lampe a jeter ce grand eclat qui precede sa fin. Puis, tout devint vague. Il chercha son ame comme tout a l'heure il cherchait sa pensee. Il voulut retirer sa main, il ne put; les muscles de son bras etaient de pierre. Ce coeur ne battait pas, cette chair etait inerte et froide, mais un sourd fluide s'en epandait a flot. Germain reconnut qu'il allait s'endormir tout debout qu'il etait et tomber en catalepsie. Il essaya de resister; un ecrasement irresistible et ironique refoula son effort. Ses yeux voyaient deja autrement cette blanche statue si splendidement belle. Elle semblait pour lui se detacher du lit et nager dans l'espace. La lumiere qui glissait entre les cils fermes devenait plus brillante, s'allongeait et remontait vers lui comme un regard. Et la voix,--la voix qui avait dit: "Tu m'aimes," arrivant de partout a la fois et l'enveloppant comme une atmosphere parlante, murmurait en lui et au dehors de lui des mots qu'il fut longtemps a comprendre. Cette voix disait: --Tue-moi, tue-moi, je t'en supplie, au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit! Ma souffrance la plus terrible est de vivre dans cette mort et de mourir dans cette vie... Tue-moi! Ces paroles etranges semblaient aller et venir en raillant. Du dehors on n'entendait plus rien, ni la plainte du vent, ni la gaiete de la taverne. Tout ce qui etait dans la chambre se prit a remuer, comme si c'eut ete la cabine d'un navire tourmente par la lame. La morte seule restait immobile, dans la serenite de son supreme sommeil, suspendue par un pouvoir occulte au-dessus du lit, qui ne la supportait plus. Elle montait ainsi lentement, soulevee dans le vide. Germain devinait que sa bouche allait bientot venir au niveau de ses levres. Et la voix disait, toujours plus lointaine: --Pour me tuer, il faut me bruler le coeur, je suis la vampire dont la mort est une vie, la vie une mort. Tue-moi! Mon supplice est de vivre, mon salut serait de mourir. Tue-moi, tue-moi! Ces mots riaient amerement autour des oreilles de l'etudiant. Et la blanche statue montait. Quand le visage de la morte fut tout pres du sien, a lui, Germain, il vit une goutte de sang vermeil et liquide qui sortait de la blessure. Et une haleine ardente le brula. Et sa levre fut touchee par cette bouche qui lui sembla de feu. Il recut un choc dont aucun mot ne peut rendre l'etourdissante violence. Ce fut sa derniere sensation. Il entrevit, beant, le gouffre sans fond qu'on nomme l'eternite. Il y tomba... Le lendemain matin, au grand jour, il s'eveilla, couche en travers sur son lit et le visage contre les couvertures. Le corps de la comtesse Marcian Gregoryi avait disparu. Le pensee voulut naitre en lui qu'il avait ete le jouet d'un reve affreux. Mais il tenait encore a la main son scalpel; le sac de grosse toile etait la aussi, la paille aussi, le mouchoir de fine batiste ou les points clairs dessinaient la devise latine,--et sur le drap, juste a l'endroit ou naguere se collaient ses levres, il y avait une tache ronde et rouge, qui etait la goutte de sang... Ils racontent la-bas, en moissonnant leurs larges champs de mais, de Semlin jusqu'a Temesvar et jusqu'a Szegedin, ils racontent la grande orgie nocturne des ruines de Bangkeli. Notre histoire a eu deja son denoument reel. Ceci est peut-etre le denoument fantasque de notre histoire. Bangkeli etait un chateau chretien, flanque de huit tours turques, qui regardaient la Save du haut d'une montagne nue. C'etait vaste comme une ville. Les ruines l'attestent. Il y avait des siecles que l'eau du ciel inondait les salles magnifiques a travers les toits desempares, lorsqu'eut lieu l'orgie des vampires. Lila avait menti en disant a Rene de Kervoz que le dernier comte etait un general de l'armee du prince Charles, lors des guerres de Bonaparte. Le dernier comte fut un voyvode celebre et puissant, au temps de Mathias Corvinus, le fils epique de Jean Hunyade. Il fut tue par sa femme Addhema, qui le trahissait pour le revolte Szandor. Et pendant de longues annees, Szandor et Addhema, maitres de l'immense domaine, effrayerent le pays du bruit de leurs crimes. Tous deux etaient vampires. Dans les ages suivants, leurs tombes, d'ou sortait le malheur, furent l'epouvante et le deuil de la contree. A eux deux, a eux seuls, ils sont toute la legende des bords de la Save. Une nuit, on ne dit pas quand au juste, mais ce fut vers le commencement de ce siecle, les bateliers serbes avaient vu le soleil plus rouge se mirer dans les carreaux brises des corps de logis drapes de lierre. Vous eussiez dit un incendie. Le soleil disparut, cependant, derriere les plaines sans fin qui vont vers le golfe Adriatique, et les vitres de l'antique forteresse resterent rouges. Plus rouges. Il y avait un grand feu a l'interieur. Les bateliers du la Save se signerent, disant: --Le comte Szandor va vendre une nuit d'amour a sa femme Addhema. Et ils peserent sur leurs avirons pour descendre vitement vers Belgrade. Au prix d'un tresor, nul n'aurait voulu approcher de la forteresse maudite. Qui donc raconta ce qui s'y passa cette nuit? qui le premier? On ne sait, mais cela se raconte. Ainsi sont faites toujours les traditions populaires. Et peut-etre trouveriez-vous la l'origine de la foi qu'elles inspirent. On y croit parce que personne ne peut dire le nom du menteur qui les imagina. La grande salle du chateau de Bangkeli etait pompeusement illuminee. Les peintures murales, deteintes et souillees, semblaient revivre aux feux des lustres. Les vieilles armures des chevaliers renvoyaient en faisceaux les sourdes etincelles, et les galeries sarrasines, ajoutees a l'antique construction romane, etalaient coquettement la legerete de leurs dentelles polychromes. Sur une table dressee et couverte des mets les plus exquis, les vins de Hongrie, de Grece et de France melaient leurs flacons. C'est, la-bas, le climat de l'Italie, plus beau peut-etre et plus genereux. Les alberges dorees montaient en pyramides parmi des collines de cedrats, d'oranges et de raisin, tandis que les pasteques, a la verte enveloppe, saignaient sous le couteau. On ne saurait dire d'ou etaient venus les coussins soyeux et les tapis magnifiques qui ornaient, cette nuit, la seigneuriale demeure, abandonnee et deserte depuis des siecles. Sur les coussins, aupres de la table, ou les plats en desordre et les flacons decoiffes annoncaient la fin du festin, un jeune homme et une jeune femme, beaux tous les deux jusqu'a eblouir le regard, etaient demi-couches. Non loin d'eux il y avait un monceau de pieces d'or, a cote d'un coffre vite. --Monseigneur, dit la jeune femme en livrant son doux front, couronne de boucles blondes, aux baisers de son compagnon, cet or a coute bien du sang. Le jeune homme repondit: --Il faut du sang pour amasser l'or, et l'or qu'on prodigue fait couler le sang. Il y a un lien mystique entre le sang et l'or. Ce troupeau stupide qui peuple le monde, les hommes, nous appelle des vampires. Ils ont horreur de nous et tendent sans defiance, leurs veines a ces autres vampires qu'on nomme les habiles, les heureux, les forts, sans songer que l'opulence d'un seul, ou la puissance d'un seul, ou sa gloire ne peut jamais etre faite qu'avec le sang de tous: sang, sueur moelle, pensee, vaillance. Des milliers travaillent, un seul profite... --Monseigneur, murmura la jeune femme, vous etes eloquent; monseigneur, vous etes beau; monseigneur, vous ressemblez a un dieu, mais daignez abaisser un regard vers votre petite servante Addhema, qui languit d'amour pour vous. Le superbe Szandor la regarda en effet. --Tu as droit a une nuit de plaisir, repliqua-t-il; tu l'as achetee. Je suis ici pour gagner ce monceau d'or... Mais quand tu vas etre morte, Addhema, avec cet or j'acheterai un serail de princesses; j'eblouirai Paris, d'ou tu viens, Londres, Vienne ou Naples la divine; je disputerai Rome aux cardinaux, Stamboul au padischah, Mysore aux proconsuls malades de la conquete anglaise. Partout ou je suis les autres vampires palissent et s'eclipsent... Il y avait une lueur etrange dans les beaux yeux d'Addhema. --Un baiser! Szandor, mon amant! Un baiser! Szandor, mon seigneur! Le superbe Szandor conceda: il fallait bien que le marche fut accompli. Les conteurs riverains de la Save disent que ce baiser, dont le prix etait de plusieurs millions, fut entendu le long du fleuve, dans la plaine et au fond des forets. L'amour des tigres fait grand bruit: c'est une bataille. Il y eut des hurlements et des grincements de dents; les lueurs rouges s'agiterent? l'antique forteresse trembla sur ses fondements dix fois seculaires. Puis, les deux monstres a visage d'anges resterent immobiles, vaincus par la fatigue voluptueuse. Le vin coula, mettant ses rubis sur leurs levres palies. Le regard d'Addhema brulait sourdement. --Conte-moi l'histoire de ces boucles d'or qui couronnent ton front, ma fiancee, dit Szandor reconcilie; cette nuit, je te trouve belle. --Toujours je te trouve beau, repliqua la vampire. Elle appuya sa tete charmante sur le sein de son amant et poursuivit: --Il y avait sur la route une belle petite fille qui demandait son pain. Je l'ai rencontree entre Vienne et Presbourg. Elle souriait si doucement que je l'ai prise arec moi dans ma voiture. Pendant deux jours elle a ete bien heureuse, et je l'entendais qui remerciait Dieu d'avoir trouve une maitresse si genereuse et si bonne. Ce soir, avant de venir, j'ai senti que mon sang refroidissait dans mes veines. Il me fallait etre jeune et belle. J'ai pris l'enfant sur mes genoux, elle s'est endormie, je l'ai tuee... Tandis qu'elle parlait ainsi, sa voix etait suave comme un chant. Les mains de Szandor se baignaient dans ces cheveux soyeux et doux qui etaient le prix d'un meurtre. Le conte lui sembla piquant et reveilla son caprice endormi. La lutte d'amour recommenca, sauvage et semblable aux ebats des betes feroces qui effrayent la solitude des halliers. Puis ce fut le tour de l'orgie. Et encore et toujours! Les lueurs du matin eclairerent la supreme bataille, au milieu des flacons brises, de l'or eparpille, des tapis souilles de vin et de fange. Dans le foyer un brasier brulait; au-dessus du brasier, un bassin de fer contenait du metal en fusion. Parmi les charbons ardents une barre de fer rougissait. Addhema dit: --Je ne veux pas voir le soleil se lever. O toi que j'ai aime, vivante et morte, Szandor, mon roi, mon dieu! tu m'as promis que je mourrais de ta main, apres cette nuit de delices. Tu sais comment mettre un terme a mes souffrances, car mon supplice est de vivre, et j'aspire au bienheureux sommeil de la mort. --J'ai promis, je tiendrai, ma toute belle, repliqua Szandor sans trop d'emotion. Aussi bien, voici le jour et il faut que je me mette en route. Il y a de belles filles a Prague. Je veux etre a Prague avant la nuit... Es-tu prete, mon amour? --Je suis prete, repliqua Addhema. Szandor mouilla un mouchoir de soie pour entourer l'extremite du fer rougi. Addhema suivait tous ses mouvements d'un regard inquiet et sombre, guettant sur ses traits une trace d'emotion. Mais Szandor songeait aux belles jeunes filles de Prague et souriait en fredonnant une chanson a boire. L'oeil d'Addhema brula. Szandor retira du foyer la barre de fer qui rendit des etincelles. --Elle est a point! dit-il avec une gaiete sinistre. --Elle est a point! repeta Addhema. Szandor, mon bien-aime, adieu. --Adieu, ma charmante... Szandor leva le bras. Mais Addhema lui dit: --Je ne veux pas te voir me frapper, ange de ma vie. Donne, je me percerai le sein moi-meme; tu verseras seulement le plomb fondu. --A ton aise, repliqua Szandor. Les femmes ont des caprices. Et il lui passa le fer rouge. Addhema le prit et le lui plongea dans le coeur si violemment que la tige brulante traversa sa poitrine de part en part. Le monstre tomba, balbutiant un blaspheme inacheve. --Les jeunes filles de Prague peuvent t'attendre! murmura la vampire, redressant sa taille magnifique et souriant avec triomphe. Elle retira le fer de la plaie. Il resta un trou enorme, dans lequel elle versa le metal en fusion que le bassin contenait. Puis elle baisa le front livide de son monstrueux amant et se mit dans le coeur le fer qui etait rouge encore. Ce matin-la il y eut un orage comme jamais la terre de Hongrie n'en avait vu. Le chateau de Bangkeli, vingt fois foudroye, ne garda pas pierre sur pierre. Dans les hautes herbes qui croissent parmi les decombres, on montre deux squelettes dont les ossements entrelaces s'unissent en un baiser funebre. FIN DE LA VAMPIRE End of the Project Gutenberg EBook of La vampire, by Paul H.C. Feval *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VAMPIRE *** ***** This file should be named 10053-8.txt or 10053-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/0/0/5/10053/ Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze and the PG Online Distributed Proofreaders. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use & Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL