The Project Gutenberg eBook of Sous l'Étoile du Matin

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Title: Sous l'Étoile du Matin

Author: Adolphe Retté

Release date: April 10, 2024 [eBook #73370]

Language: French

Original publication: Paris: Léon Vannier

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS L'ÉTOILE DU MATIN ***

ADOLPHE RETTÉ

SOUS
L’ÉTOILE DU MATIN

Stella Matutina
Ora pro nobis.

PARIS
LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR
A. MESSEIN Succr
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

1910

DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE

Du Diable à Dieu, histoire d’une conversion, préface de François Coppée, 30e édit.
3 fr. 50
Le Règne de la Bête, roman catholique, 11e édit.
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Les Objections aux Miracles de Lourdes, brochure
0 fr. 15

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
7 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 7.

AU RÉVÉRENDISSIME PÈRE ABBÉ
DE
SAINT MARTIN DE LIGUGÉ
DOM LÉOPOLD GAUGUIN
EN EXIL

Hommage filial.
A. R.

PRÉAMBULE

I

C’était un gros village dont la rue principale montait vers un plateau aride où végétaient quelques sapins maigres et où s’élevait une croix.

Certaines maisons offraient des façades en torchis jaunâtre, des vitres ternes et fendillées, des toits roux et cabossés comme de vieux chapeaux. Dans leurs cours, force détritus et des tas de fumier que des poules picoraient en jacassant. D’autres, c’étaient des villas blanches, coiffées de tuiles d’un ton aussi vif que celui des pétales de coquelicots. Des jardins les entouraient, avec des pelouses où pas un brin d’herbe ne se serait permis de dépasser son voisin, avec des massifs de rosiers et de géraniums, avec des allées de sable que grattait un râteau quotidien et méticuleux.

Il faisait jour depuis une heure environ. Le soleil de septembre avait peine à glisser quelques rayons à travers les nuages chargés de pluie qui encombraient le ciel. Les fumées, au lieu de tirebouchonner gaîment et de s’envoler vers le zénith, roulaient, lentes et lourdes, au ras des toitures. Les alouettes, silencieuses, restaient blotties dans les sillons. Un vent mou soufflait par bouffées inégales qui ployaient à peine les cimes inquiètes des peupliers.

Des paysans, sur le seuil de leurs masures, inspectaient l’air gris, la main en auvent au-dessus des yeux, flairaient l’odeur fade de la terre, puis rentraient en hochant la tête et en grognant : — Nous aurons de l’eau.

Des femmes mal réveillées, la tignasse en broussaille, les savates traînantes, vaquaient machinalement aux soins du ménage, de la basse-cour et de la porcherie. Elles s’arrêtaient parfois, en des postures objurgatrices, pour menacer de châtiments prompts des enfants qui se préparaient à l’école en se jetant des épluchures et en échangeant des coups de cartables.

Les villas, tous volets clos, dormaient encore. A scruter leur mutisme pesant, on devinait qu’elles recélaient des bourgeois grassouillets, retirés à la campagne, après fortune faite, et dont la première pensée, au réveil, se formulerait ainsi : — Que mangerons-nous aujourd’hui ?

Ensuite les hommes tueraient la journée avec le plus de lenteur qu’ils pourraient. Cependant que leurs épouses persécuteraient des servantes sournoisement révoltées, ils caresseraient les pensées massives qui s’ébrouent dans les cervelles rentières comme des hippopotames dans un marécage. Ils rumineraient le chocolat onctueux et les brioches tièdes englouties au saut du lit. Ils combineraient des plats rares pour le dîner et le souper. Ils fumeraient de vagues pipes. Ils se remémoreraient les plus fructueux de leurs inventaires. Puis, l’Angelus du soir sonné, ils feraient de nouveau gémir les sommiers sous leur embonpoint flasque. La panse distendue par un vaste amas de victuailles, les paupières battantes, ils murmureraient en guise d’action de grâces : — Comme nous avons bien mangé aujourd’hui !…

Puis ils tomberaient dans le gouffre au sommeil et rêveraient d’andouilles juteuses et de venaisons pourries à point. Et le démon à gros ventre, au nez en vitelotte, qui préside aux digestions bourgeoises écarterait d’eux, pour le lendemain, toute idée qui ne serait pas propre à s’enclore dans une marmite, tout songe qui ne parlerait pas d’entremets et de charcuterie. Enfin, il lubrifierait leur âme d’une graisse raclée dans les arrière-cuisine de l’enfer…

Les rentiers ronflaient. Les paysans maugréaient à cause de la pluie imminente. Le dernier coup de la messe tintait dans le clocher de la petite église ruineuse et moussue qui occupait un coin d’une place en triangle plantée d’ormeaux chétifs. Mais personne ne semblait entendre cet appel. Seul, un boucher, au tablier sanglant, se pencha sur son étal et guigna, d’un œil moqueur, le curé qui, après avoir sonné lui-même, s’attardait sous le porche. Il attendait, comme s’il ne savait pas, depuis bien des années, qu’aucun de ses paroissiens ne se soucierait de s’unir au Saint-Sacrifice.

Il finit par rentrer, en soupirant, dans l’église. Quand sa soutane élimée eut disparu, l’homme des viandes, qui se glorifiait du titre de libre-penseur, ricana et lança un long jet de salive sur le pavé en disant :

— Enfoncé le ratichon !

Son premier garçon, qui empilait de la « réjouissance » dans un coin de la boutique, se hâta d’approuver et corrobora l’allégresse de « l’ami des lumières » par cette phrase :

— Des mangeurs de Bon Dieu, n’en faut plus.

Cet aphorisme, c’est tout ce qu’il avait retenu des enseignements du moraliste obligatoire et laïque qui avait formé son enfance.

Le ciel se faisait plus triste et plus sombre au-dessus de la campagne. Le vent se taisait. Le soleil, caché par un opaque écran de nuages, renonçait à baigner de son or fluide les peupliers immobiles. Un calme sinistre régnait sur les choses. C’est à peine si, dans un vague lointain, un coq enroué parvint à chanter trois fois. Ce village avait l’air d’une cité des morts.

A ce moment je vis poindre, au bas de la rue en pente, un homme qui traversait le pont jeté sur une mince rivière, à courant faible, dont les eaux mates coulaient entre des berges pleines d’orties et de caillasses.

L’homme marchait lentement, non, semblait-il, par lassitude, mais parce qu’une méditation profonde l’absorbait tout entier. Il portait une sorte de longue robe brune, assez pareille à celle des capucins ; une courroie lui serrait les reins ; une corde en bandoulière soutenait une besace à son flanc gauche. Il avait la tête nue. Comme il la tenait inclinée et qu’une profusion de cheveux fauves retombait sur sa figure encadrée d’une barbe de même nuance, je ne pus distinguer ses traits ni saisir son regard.

Il fit quelques pas sur les rocailles pointues qui bosselaient la chaussée. Je remarquai alors que ses pieds étaient nus et laissaient derrière lui des traces de sang.

Qui cela pouvait-il être ? Pas un trimardeur, à coup sûr, car on distinguait dans sa démarche je ne sais quelle majesté qui imposait le respect. Peut-être un moine mendiant ?… Ce qu’il y a de certain c’est qu’à le considérer, on se sentait peu à peu envahi d’un sentiment où il entrait de la crainte et une grande douceur.

Dès qu’il fut près de moi, une intention soudaine, où la volonté n’avait nulle part, m’obligea de le suivre à quelque distance. Une force irrésistible, qui émanait de lui, m’englobait, me tirait sur ses pas. J’avais l’intuition que je ne pourrais plus me détacher de lui. Je sentais, sans me rendre compte comment ni pourquoi, que, s’il le voulait, j’irais après lui jusqu’au bout du monde. J’avais envie de pleurer, de tomber à genoux, de prendre sa main et de me la poser sur la tête. Mon cœur brûlait si fort dans ma poitrine qu’il me faisait mal presque à crier. Et, en même temps, mon âme s’emplissait d’une paix immense qui s’étalait en moi comme une nappe de lumière.

L’homme ne paraissait pas s’apercevoir que je le suivais. Arrivé devant la première maison, il heurta la porte d’un coup discret. Puis il ramena sa besace devant lui, y plongea la main et attendit.

Une maritorne, d’aspect revêche, vint ouvrir. Elle examina le solliciteur d’un air soupçonneux puis fit aussitôt le geste de refermer en criant d’une voix glapissante :

— Encore un galvaudeux !… Nous n’avons rien pour vous.

Mais l’homme avait retiré sa main de la besace. Je me penchai et je vis qu’il tenait une hostie. Il l’offrit à la femme étonnée et dit :

— Je te donne ma chair et mon sang ; donne-moi ton cœur en échange.

Cette voix ! Elle évoquait le chant des hautes cimes forestières, en avril, lorsque la sève montante fait frémir d’amour les jeunes pousses, lorsque la plainte des rossignols se mêle à l’oraison chuchotée des feuilles nouvelles. Il s’y ajoutait une vertu suave et impérieuse à la fois que nulle intonation sortie d’une bouche humaine ne saurait imiter.

La femme, déroutée, recula d’abord devant l’hostie. Se reprenant bientôt, elle gronda :

— C’est un toqué !

Quelle expression de haine sauvage lui parcourut alors toute la face ! Une lueur couleur de soufre lui jaillit des prunelles et sa mâchoire s’avança comme pour mordre. J’eus l’avertissement en moi qu’un diable s’agitait dans les caves regorgeantes de péchés de son âme et, machinalement, je fis le signe de la croix.

— Voilà pour toi et ton hostie, brailla enfin la mégère.

Elle cracha à la figure de l’étrange solliciteur, puis referma la porte avec une telle violence que les vitres de la façade grelottèrent dans leurs châssis.

L’homme soupira profondément. Puis sans s’essuyer ni prononcer une parole, il gagna la maison voisine…

Il n’est pas une seule demeure du village où il ne frappa. Partout, absolument partout, l’accueil fut le même. Tantôt, c’était un tâcheron qui venait ouvrir et qui, dès la phrase mystérieuse entendue, éclatait en injures atroces ; tantôt quelque malpropre furie, dont le rire insultant grinçait comme les gonds d’une porte de la Géhenne ; tantôt un enfant dont le visage se tordait tout de suite en grimaces démoniaques. Tous, comme liés par un pacte, crachèrent sur l’hostie et sur l’homme dont la face fut complètement souillée. Le boucher lui lança un os pointu qui lui fit une blessure au front. A la grille d’une des villas, une servante, qui sortait une boîte à ordures, la vida sur lui.

J’aurais voulu m’élancer, réprimer tant d’outrages. Mais un ordre tacite, émané de l’homme, me retenait. Je demeurai passif, dans l’épouvante à cause de cette flamme de soufre que je discernais dans le regard de tous ces malheureux.

Arrivé sur la place de l’église, l’homme se tourna vers le portail. Immobile, les mains tendues, il prononça les mots trois fois saints : Hoc est enim corpus meum. Et il éleva lentement l’hostie, comme fait le prêtre au moment décisif de la consécration.

Alors, il se passa une chose inouïe. La muraille disparut pour moi : je découvris l’intérieur de l’église. Je vis le desservant s’agenouiller, après avoir répété la même phrase que je venais d’entendre. A cette seconde précise, l’hostie s’échappa des mains de l’homme qui la tenait toujours élevée. Elle se transforma en un disque fulgurant d’où s’irradiaient des clartés d’une blancheur éblouissante ; elle s’envola dans la nef en traçant un sillon d’éclair et vint se poser sur l’autel, devant le calice. Aussitôt j’entendis s’enfler les sons d’un orgue séraphique et, dans les hauteurs, des voix d’anges psalmodièrent : Alleluia.

Ce verbe de joie fut articulé plaintivement car, ce jour-là, tout était triste, même les anges.

Mais moi, l’amour bondit dans mon cœur comme un poulain qu’on lâche à travers un pré. Ce que je n’avais fait que pressentir, depuis que j’accompagnais l’Homme, devint une certitude foudroyante. Je reconnus mon bon Maître. Les yeux débordants de larmes heureuses, je me prosternai devant Lui, je baisai ses pieds sanglants, puis je m’écriai :

— Seigneur, Seigneur, recueille-moi, prends avec toi le pauvre caillou brisé des routes de l’Esprit qui ne demande qu’à mourir pour ta gloire.

Il me regarda. Comment trouver des syllabes pour rendre la splendeur de la Sainte Face ? Comment décrire l’infinie, la mélancolique bonté qui s’y révélait ?

Tout y échouerait car que sont les coassements de notre nature pécheresse pour exprimer ce qu’elle éprouve, quand la Vérité absolue daigne se manifester à elle ?

Le bon Maître garda ses yeux, d’un bleu nocturne, fixés pendant quelque temps sur moi, sans rien dire. Ils pénétraient jusqu’aux replis les plus cachés de mon être. Je perçus que rien de mes sentiments ni de mes idées ne lui échappait et j’eus honte de ne pouvoir lui offrir qu’un terrain si ingrat, si encombré d’une broussaille de péchés pour qu’il y répandît la semence de sa charité.

Mais Il vit ma bonne volonté car, me montrant d’abord le plateau qui dominait le village, et que surmontait la croix toute nue, il prononça ces paroles :

— Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive.

— Je le veux, avec votre Grâce, m’écriai-je.

Et alors, une invisible croix s’appliqua, lourd fardeau, sur mes épaules. Je sus qu’elle était faite de mon noir passé et des douleurs de tous ceux que j’avais égarés, outragés ou méconnus. Je sus aussi que j’allais beaucoup souffrir et je me réjouis d’endurer ces maux pour l’amour de Notre-Seigneur.

Il reprit sa marche lente vers le haut du pays. Docile comme un bon chien qui trottine humblement derrière le maître qui le nourrit, j’allais après lui et je posais mes pieds partout où les siens avaient posé.

Un rassemblement s’était formé. Aucun des gens du village ne s’était aperçu du miracle de l’hostie, une taie pitoyable bouchant les prunelles de leur âme. Ce qui les réunissait ainsi c’était une curiosité malveillante. Ce mendiant, qui offrait du pain et qui demandait les cœurs en retour, les stupéfiait à coup sûr ; mais surtout le monceau de péchés qui croupissait en eux leur envoyait au cerveau des vapeurs meurtrières. Ils auraient voulu bafouer davantage Notre-Seigneur, le frapper, le torturer. Ils s’excitaient entre eux par des plaisanteries fangeuses. Des femmes aux graisses ballottantes raillaient sa maigreur. Des enfants, approuvés par leurs pères, ramassaient du crottin pour le lui jeter. Un propriétaire, — levé plus tôt que les autres, — le considérait de cet air de répugnance méprisante qui désigne les riches sans Dieu quand le Pauvre les effleure. Il se plaignait hautement qu’on laissât circuler ce vagabond et parlait d’en écrire à la préfecture. Le garde-champêtre, stimulé par cette évocation des puissances, mâchait, dans sa moustache en chiendent, des menaces de procès-verbal. Le boucher hurlait son envie de lâcher son bouledogue aux trousses de l’intrus.

Ah ! Seigneur, vous les aviez reconnus : c’étaient les fils de ceux qui, sur les routes de Galilée, vous refusaient une pierre pour reposer votre tête. Une fois de plus, flambait ce feu de haine que le Prince de ce monde allume chez ses esclaves.

Voyant que nous nous éloignions quelqu’un cria :

— Bon voyage, guenilleux, et surtout ne reviens plus nous embêter avec ton sale pain à curés.

Tous approuvèrent parmi des rires de dérision. — Notre-Seigneur se retourna. Une pitié divine illumina sa face couverte de crachats gluants. En silence, la main haute, il traça, sur la foule horrible, le signe de la croix.

A ce geste, tous chancelèrent, comme si une volée de mitraille les avait atteints. Les figures pâlirent, devinrent verdâtres, les dents claquèrent, les doigts se tordirent comme pour griffer. Puis — comment cela se fit-il ? — des têtes de morts aux orbites remplis de flammes sombres s’entassèrent devant moi. Aussitôt après, il n’y eut plus qu’un visqueux brouillard, couleur de boue, qui, dévalant la pente, alla se perdre dans la rivière…

Mon bon Maître me fit signe de le suivre et nous reprîmes l’escalade.

Un sentier, à peine marqué parmi les bruyères flétries et les genêts secs qui revêtaient la colline d’une toison minable, conduisait au sommet. Le ciel s’obscurcissait de plus en plus. Des ténèbres s’appesantissaient sur la terre, pareilles au drap d’un catafalque. Toute la nature se tenait immobile, comme dans la stupeur.

Nous atteignîmes le plateau. Quelques rochers aux formes monstrueuses, rappelant celles des bêtes antédiluviennes, le parsemaient. Une mousse jaunâtre, semblable à une lèpre, y avait mis ses plaques. Au centre, la croix se dressait, solitaire, formée de deux troncs de pins mal équarris, hérissés d’échardes et de nœuds et que fixaient des chevilles grossières.

Notre-Seigneur s’arrêta contre l’instrument de son supplice. Il posa la besace à terre ; elle s’ouvrit, et un flot d’hosties dédaignées s’en échappa qui brillaient, dans le sable, comme des étoiles. Puis il enleva sa robe et je vis son corps adorable, ceint du cripagne, tout zébré des blessures de la flagellation.

Soudain, sans que je pusse comprendre comment cela s’était produit, Jésus fut en croix, les bras étendus, la couronne d’épines au front. Des marteaux invisibles retentirent à coups précipités ; des clous s’enfoncèrent dans les pieds et dans les mains ; une plaie ouvrit ses lèvres au côté droit. Le sang jaillit, raya le corps de ruisseaux rouges et forma une mare lugubre qui s’élargissait sur le sol pierreux.

Ensuite, je vis une femme qui se tenait assise, la figure dans les paumes, tout près de la croix. Elle était vêtue de bleu sombre, un voile blanc descendait sur ses épaules. Je l’entendais sangloter si violemment qu’on eût dit que sa poitrine allait se rompre. Je sus que c’était la Sainte-Vierge et je sus aussi qu’elle pleurait sur le monde de blasphèmes et d’iniquités qui se tenait, béant, autour de la colline. Enfin — mystère de douleur et de charité — je découvris que ses mains, ses pieds, son cœur étaient percés comme ceux de son Fils et mêlaient son sang au sang rédempteur qui pleuvait de la croix.

A ce spectacle, des tenailles me broyèrent l’âme. Je tombai la face à terre et je versai de lourdes larmes, car je compris qu’une fois de plus, mes péchés et ceux de tous les hommes causaient le supplice de Notre-Seigneur et celui de Sa Mère.

Quand je me relevai pour puiser un surcroît de souffrance dans la vue des plaies de Jésus, j’assistai à quelque chose de si terrible que je tremble en le décrivant.

Sous le ciel, semblable à une coupole d’ébène, il régnait maintenant une sorte de clarté livide qui donnait aux objets une apparence cadavéreuse. Je découvris ensuite que les quatre horizons avaient reculé jusqu’à l’infini. Des multitudes s’étageaient, au bas de la colline, rigides, la face tournée vers Notre-Seigneur douloureux. Je sus qu’il y avait là toute l’humanité. La plupart le regardait d’un air de dédain. D’autres offraient une mine de défi triomphant et d’orgueil. D’autres ne présentaient qu’une expression d’indifférence stupide.

J’entrai dans ces âmes et je vis que chacune était habitée par un démon qui travaillait avec zèle à l’infecter. Elles me furent montrées comme des enclos fiévreux, peuplés de bêtes immondes et de plantes vénéneuses. Il s’y traînait des limaces et des crapauds, des larves excrémentielles et des vers d’égout. Les mouches métalliques qui naissent de la corruption y voltigeaient sur des jusquiames et des aconits, dans une atmosphère de miasmes dégageant une puanteur suffoquante.

Des catholiques clairsemaient cette foule. Quelques-uns, qui avaient reçu l’hostie, par amour, portaient, entre les sourcils, une petite croix de lumière. Mais beaucoup de baptisés ne montraient pas ce signe et dormaient, accroupis, comme dormirent les disciples au Jardin des Olives. Par contre, certains se démenaient, babillaient de fêtes et de fanfreluches, cherchaient tous les moyens d’oublier le Dieu qui, en ce moment même, souffrait d’épouvantables douleurs pour qu’ils l’aimassent. Parce que ceux-là ne voulaient pas recevoir l’hostie, ils portaient, comme les ennemis de Jésus, la marque du Diable imprimée sur leurs lèvres.

Je me sentis alors pénétré de honte et de repentir. Je me rappelai toutes les occasions où, après avoir demandé, d’un murmure machinal, mon pain quotidien, je m’étais abstenu de m’agenouiller devant la Table unique, pour en recevoir l’aumône. Cela par paresse, par négligence, par tiédeur de foi. Un tel regret de mon défaut d’amour me corroda le cœur qu’il me sembla que, dès ce moment, je subissais les justes peines du Purgatoire…

Or, Notre-Seigneur saignait, saignait de plus en plus fort, et le cœur de la Sainte-Vierge laissait s’échapper des torrents vermeils. Tout ce sang se répandit sur l’univers. — Bientôt il n’y eut plus qu’un océan rouge dont les vagues déferlaient, submergeaient ceux qui n’avaient pas voulu du pain de vie, se changeaient en tuniques glorieuses sur le corps de ceux qui l’avaient reçu, chaque aurore, comme la nourriture essentielle de leur âme.

Une dernière fois, les yeux mélancoliques de Notre-Seigneur se fixèrent sur moi et j’entendis chanter dans mon cœur les paroles qu’il m’adressa :

— Mon petit enfant, il faut m’aimer. Que de fois tu te plaignis de ne pas m’aimer suffisamment ! Pour obtenir ce grand amour dont tu as soif, pour ne plus frapper sur les clous qui me crucifient, pour ne plus enfoncer de couteaux dans le cœur de ma Mère, garde-toi sans souillures, digne de recevoir, tous les jours, ma chair et mon sang. Alors, nourri de ce pain quotidien, tu mériteras de rappeler à tes frères oublieux ou endurcis qu’il faut que Je vive en eux pour qu’ils vivent en Moi…

Tout disparut comme si un rideau tombait d’un seul coup. Je me réveillai en sursaut et mes regards se portèrent vers la fenêtre ouverte sur la nuit d’été. Un très faible petit jour grandissait à l’orient. Le vent frais de l’aube faisait bruire doucement le feuillage des bouleaux plantés devant la maison. L’étoile du matin scintillait, comme un pur diamant, dans le ciel pâle. Tout plein du rêve que je venais de faire, j’élevai mes mains vers ce limpide symbole de Celle qui eut toujours pour moi des sourires indulgents et je m’écriai : Stella matutina, ora pro nobis !…

II

Oui, c’était un rêve — mais quel rêve ! Et comme je le reconnus tout de suite pour être de ceux que Notre-Seigneur nous envoie, quelquefois, dans le but de nous instruire, de nous mettre en garde contre un péril ou de nous faire progresser vers son Absolu !

Le sommeil constitue l’une des fonctions les plus mystérieuses de notre existence où tout est mystère. Déjà, dans la veille, pourvu que nous nous maintenions en état de grâce, nous percevons très vite que le monde qui nous entoure n’est pas la vraie réalité. Nos sens infirmes nous y trompent sans cesse. Errant dans les coulisses du théâtre de Dieu, nous ne voyons que l’envers du décor planté par ce sublime machiniste. Dans l’autre existence seulement, il nous sera donné d’en voir l’endroit. Tout au plus, pendant les rares minutes où Jésus daigne éclairer notre âme, par l’oraison, nous découvrons que tous les aspects de la nature sont les symboles d’une réalité supérieure et que ces images, déformées pour nous depuis la Chute, ne peuvent nous fournir qu’une représentation affaiblie de la face surnaturelle de l’Univers.

Néanmoins, dans le sommeil, il arrive que cette notion se précise. Quand notre corps se repose, laissant enfin notre âme un peu tranquille, nos sentiments et nos idées prennent, parfois, une intensité tout à fait étrange et se concrètent en tableaux d’une signification redoutable ou consolante.

Il est vrai que, souvent, cette vie nocturne de l’âme s’active pour des causes purement physiques. Surgissent alors des représentations baroques et fugitives. L’imagination, que ne contrôle plus la volonté, s’enfièvre et engendre des figures incohérentes qui se succèdent et s’effacent comme les bouffées de tabac qu’essuffle un fumeur de cigarettes. Dans ce cas, il est à croire que le cerveau digère mal, pour ainsi dire, les impressions reçues dans la journée. Seule, la partie inférieure de l’âme en est affectée et les rêves qu’elle élabore proviennent d’une anémie passagère ou d’une congestion momentanée des cellules de la matière cérébrale. — Ces phantasmes ne laissent au réveil qu’un souvenir confus qui se dissipe rapidement.

Au contraire, lorsque le rêve présente un caractère surnaturel, lorsqu’il nous vient d’En-Haut ou, par la permission divine, d’En-Bas, la mémoire nous en demeure aussi nette que le reflet d’un corps vivement éclairé dans une glace sans défaut. Nous nous rappelons tout : Les choses et les personnages vus, les paroles entendues, les moindres détails de la parabole qui nous fut peinte de la sorte. La Sainte Écriture abonde en récits de songes appartenant à cette catégorie : l’échelle de Jacob, pour ne citer qu’un des plus célèbres exemples. On pourrait en rapporter également d’origine diabolique. Certaines de nos nuits sont hantées par des succubes dont la sinistre beauté nous obsède durant tout le jour suivant. Et encore un coup, qu’ils viennent du Mauvais ou qu’ils viennent de Dieu ces songes influencent notre être moral, par le souvenir que nous en gardons. A nous d’en tirer les leçons qu’ils impliquent…

Or, c’était bien un songe d’ordre surnaturel qui m’était advenu, car il me restait présent comme si les circonstances qu’il retraçait avaient encore lieu dans la chambre. C’est pourquoi, à peine eus-je invoqué la Sainte-Vierge, ainsi que je viens de le rapporter, que je dus sortir de mon lit, m’agenouiller et me mettre en prière.

J’avais le cœur gros : l’image de Notre-Seigneur en croix persistait devant moi, toute sanglante. Des larmes pénibles me glissaient des yeux et je ne pus d’abord répéter que des paroles liturgiques : — Agneau de Dieu qui effaces les péchés du monde, pardonne-nous, Seigneur…

Peu à peu, de la consolation me vint par le souvenir du courant de charité que j’avais perçu, au sommet de la colline, entre le cœur meurtri de Jésus et le cœur poignardé de la Sainte-Vierge. Ma poitrine se dilata et mes larmes se firent moins amères. Réfléchissant à ce que j’avais vu et à ce qui m’avait été dit, je compris que, pour panser les plaies de mon bon Maître, il me fallait non seulement lui obéir par la communion fréquente, mais encore inciter quiconque à recevoir souvent le pain suprasubstantiel.

— Mon Dieu, m’écriai-je, je découvre enfin à quel point vous nous aimez. Il ne vous suffit pas de vous être sacrifié pour nos péchés. Il ne vous suffit pas d’être remis en croix tous les jours par nos iniquités. Vous voulez encore descendre continuellement dans nos cœurs arides pour les imbiber de la rosée de votre amour. Vous savez que nous ne valons rien, que nous ne pouvons rien sans le secours de votre Grâce et vous voulez nous la prodiguer avec tant d’abondance que nous soyons obligés de collaborer sans cesse à l’œuvre de la Rédemption.

Je vous obéirai, Seigneur, et puisque vous m’avez donné une plume pour vous servir, je l’emploierai à faire désirer votre Eucharistie par mes frères fidèles, mais attiédis, peut-être aussi par quelques-uns de ceux qui vous ignorent. Faites que ce dessein s’accomplisse à votre gloire et je ne veux pas d’autre récompense.

Fortifié par cette prière, je commençai tout de suite mon travail. La Sainte Vierge m’aidait car, depuis cette heure inoubliable, je fus mis à même d’exécuter mon vœu sans que rien de grave s’y opposât.

III

Ce livre a donc pour objet de faire aimer et pratiquer la Sainte Communion. Avant le rêve décisif dont je viens de retracer les péripéties, je n’en avais qu’une idée confuse et je ne savais trop quelle forme je lui donnerais. Le jour qui suivit le songe, tout s’éclaira. Le plan de l’œuvre m’apparut avec netteté ; ses différentes parties se rangèrent dans mon esprit ; je vis des chapitres entiers s’esquisser en moi. De sorte que, pendant plusieurs heures, plein d’une activité joyeuse, je n’eus qu’à fixer sur le papier les idées qui surabondaient dans ma tête. C’était comme une ligne de fanaux allumés, l’un après l’autre, par mon bon Ange.

Dans les pages qu’on va lire, je reprends les événements où je les avais laissés, à la fin de du Diable à Dieu. Toutefois, il ne s’agissait point ici d’écrire des mémoires, mais de montrer comment une âme contrite et bien dirigée peut progresser dans la vie intérieure, à travers de grandes luttes et de grandes peines ; comment elle acquiert, peu à peu, le désir puis le besoin de la communion fréquente ; comment elle reçoit, enfin, en récompense de ses efforts, ce dévorant amour de Dieu sans lequel la religion ne serait que formalisme et soumission craintive.

C’est pourquoi, je me suis servi, non seulement de mes expériences personnelles, mais des renseignements procurés par quelques-unes des personnes à qui les trois volumes qui précèdent celui-ci firent quelque bien.

A ce propos, qu’il me soit permis de remercier chaudement, à cette place, les belles âmes qui, par leur exemple, leurs entretiens et les centaines de lettres qu’elles m’écrivirent, et qu’elles m’écrivent encore, m’ont témoigné que j’avais atteint mon but, savoir : faire connaître Dieu davantage, obtenir, d’âmes qu’on croyait perdues, l’amour de Dieu. Pauvre lépreux, tiré et nettoyé du fumier matérialiste par l’intercession de la Sainte-Vierge, je continuerai. Je proclamerai, toujours plus haut, ma reconnaissance. Mon œuvre ne cessera d’être une action de grâces constante et un appel à tous pour qu’ils acceptent le joug de Notre-Seigneur, pour qu’ils se rassemblent sous l’égide de sa Mère Immaculée. Je ne suis qu’un instrument on ne peut plus médiocre entre les mains de Dieu, mais puisqu’il lui a plu de parer à mon insuffisance, j’espère qu’il me donnera encore les moyens de servir efficacement sa Sainte Église, en dehors de laquelle il n’y a ni vérité, ni salut…

Ç’aurait été une prétention saugrenue de ma part que de faire, dans ce livre, de la théologie ou de la direction. J’ai fourni simplement, je le répète, des documents de psychologie expérimentale d’après mes propres épreuves et d’après les confidences que j’ai reçues. Éclairer quelques sentiers de la forêt obscure qu’on parcourt pour monter vers Dieu, analyser quelques états de la vie spirituelle, démontrer à quel point la Sainte Eucharistie nous est indispensable pour nous maintenir dans la voie étroite — voilà ce que j’ai tenté.

Quant au titre : Sous l’Étoile du Matin, il place mon livre sous l’invocation de la Sainte Vierge. Il s’est imposé à moi dès que j’eus pris la plume, puisque je dois tout à Marie, puisqu’Elle est la Mère de la divine Grâce, faute de quoi je ne serais qu’un fort dégoûtant individu.

Protégez donc ce nouveau volume, comme vous avez fait les autres, ô belle Étoile du Matin, qui précédez le lever du Soleil de Justice dans tous les siècles des siècles. Laissez votre tendresse descendre sur le front du scribe débile qui, dans ses jours d’affliction comme dans ses jours de joie, vous apporte les fleurs des futaies sauvages où il aime vivre, afin que vous les enlaciez à la couronne d’épines de Votre Fils. Soutenez-le tout le long de sa route ardue et rappelez-vous qu’il n’est qu’un enfant maladroit qui tomberait à chaque pas si vous n’étiez là pour le soutenir et l’encourager. Ainsi soit-il.

Lourdes, 18 octobre 1909,
fête de saint Luc, évangéliste.

PREMIÈRE PARTIE
LES RONCES DU CHEMIN

Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, et tollat crucem suam, et sequatur me.

Év. selon saint Mathieu : XVI, 24.

I
LA HALTE

Après les épreuves de la conversion, après cette période déchirante où il avait si longtemps tergiversé entre Dieu qui le sollicitait et le diable qui s’efforçait de le retenir, le pécheur repentant a reçu, pour la première fois, la Sainte Eucharistie.

Au contact purificateur de Jésus, son âme, naguère écrasée sous les blocs de boue durcie dont l’opprimaient ses péchés, se redresse et se dilate. Comme le dit si bien Taine, il a enfin conscience de posséder, pour l’avenir, « l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensable pour soulever l’homme au-dessus de lui-même ».

Il est le pèlerin arrivé sur un sommet culminant, au centre d’une forêt où les chemins de mousse et les futaies pacifiques alternent avec des routes raboteuses et pleines de fondrières, avec des taillis hargneux où des herses d’épines barrent le passage, griffent la figure et les mains de ceux qui les affrontent.

Tout à l’heure, il faudra descendre. Aussi comme il goûte, en étanchant sa sueur, cette halte sous le sourire du ciel ! Étendu dans les fougères, il contemple l’océan des cimes moutonner à l’infini. Le vert bleuâtre des pins, le vert pâle des bouleaux, le vert bronzé des chênes et des hêtres se fondent en une vaste harmonie qui repose ses regards et amplifie l’essor de ses actions de grâces. Le parfum de la résine monte, dans l’air immobile, comme un encens. Le soir approche, à pas silencieux, car le soleil adouci commence d’effleurer les collines occidentales.

Cette grande hostie d’or rappelle au voyageur l’aliment divin dont il s’est nourri ce jour même. Alors un calme immense et très suave s’installe en lui. Tout ce qui l’environne : les nuées lentes, les arbres pensifs, les roches mystérieuses prennent un aspect de recueillement et de joie paisible sous la lumière fraternelle qui les imprègne. Il lui semble que le Bon Maître ne cesse de reposer dans son cœur, sur un lit qu’embaument les églantines ferventes de l’Amour. Il lui semble qu’un peu de l’atmosphère du paradis perdu flotte sur cette nature sylvestre. Il est toute reconnaissance, toute bonne volonté, tout élan vers le Très-Haut. Parce que la meute hagarde qui le traquait hier, parce que la horde de ses passions, de ses inquiétudes et de ses fautes fait trêve, il croit presque qu’elle ne retrouvera point sa piste. Parce qu’il berce encore Notre-Seigneur au fond de son âme, parce que la clarté d’un soir de rédemption le baigne et le pénètre, il n’est pas loin de se figurer qu’il ne péchera jamais plus.

Ah ! si l’on pouvait prolonger cette minute d’innocence reconquise et de paix souveraine ! Si ce repos aux frontières de la vie surnaturelle marquait l’entrée dans le royaume des Béatitudes.

— S’il m’était accordé, se dit-il, de me dorloter toujours, comme un enfant de pardon, dans le tiède giron de la Madone et de suivre, en un rêve chatoyant, la danse des étoiles devant le trône de la Sainte Trinité miséricordieuse !…

Non, mon ami : tu oublies que tu as beaucoup à réparer. Ayant été celui par qui « le scandale arrive » tu devras lutter, souffrir, saigner en témoignage du miracle que Dieu daigna opérer en toi. Crois-tu que s’Il a pris la peine de balayer vers les gémonies les ordures que tu entretenais précieusement dans les étables de ton âme, c’est pour que tu t’acagnardes dans une dévotion médiocre, comme une vieille fille qui somnole sur sa chaufferette, en égrenant des chapelets ?

Tes péchés, pour l’instant abolis, repousseront comme un chiendent tenace. Bien souvent, tu auras à te retourner les ongles pour les arracher de nouveau. Puis, la jachère ainsi obtenue, il te faudra l’ensemencer de vertus.

Et ce n’est pas facile. Des fois, tu jetteras là le sarcloir ou la musette et tu te représenteras que cette croissance très drue de mauvaises herbes ne manque pas, après tout, d’un certain agrément. Ou encore, après avoir planté trois scions, destinés à donner du fruit, tu t’admireras pour ce minime labeur. Et regardant tes frères, qui n’ont cure du pullulement des parasites, tu t’écrieras : — Qu’ai-je de commun avec ces hommes versatiles ?

Immédiatement, le Prince de l’Orgueil, que ton retour à Dieu mit en rage et qui s’est juré de te ressaisir, fixera de nouveau son grappin dans ta chair. Content que tu te gonfles de vanité, comme un dirigeable promis à ses arsenaux, il se dépêchera de t’insuffler les vapeurs opiacées de son ivresse : fumées lourdes de l’avarice et de la paresse, fumées véhémentes de la luxure, de la colère et de l’intempérance, fumées humides de l’envie se précipiteront dans ton âme. — Si tu ne te défends pas, tu deviendras pire qu’auparavant.

Mais tu te défendras ; car la Grâce impérieuse que Dieu t’a départie est tellement formelle que si tu la laisses parfois s’obscurcir, du moins, aux heures de péril, c’est à elle seule que tu pourras avoir recours. Tu prieras, tu pleureras ta faiblesse, tu mortifieras ta sensualité grondante d’impatience. Surtout, tu finiras bien par comprendre que sans la Sainte Eucharistie, tu es semblable à un piéton qui entamerait une course de quatre-vingts kilomètres, l’estomac vide.

Sache-le donc : la voie étroite, où tu dois t’engager, est peuplée de ronces, de bêtes dangereuses et d’embûches. Pour le converti, les tentations y sont proportionnelles aux grâces et le Mauvais y ondule sans cesse comme une couleuvre dans une ornière. Tu ne pourras lui écraser la tête, tu ne pourras progresser vers la perfection que par l’aide permanente de Jésus et par l’intercession de sa Mère.

Chaque fois que tu croiras en toi-même, tu culbuteras. Chaque fois que tu te mettras humblement sous la protection de l’Étoile du Matin, pour qu’elle dispose son Fils à te soutenir, tu te relèveras.

Et maintenant, laisse-moi te signaler quelques-uns des obstacles qu’il te sera nécessaire d’escalader ou de réduire en poudre afin d’aboutir, en portant allégrement ta croix, à la porte royale du jardin de flammes où rayonne l’éternel Amour.

II
LES SCRUPULES

On demandait à une bonne et naïve religieuse de prier pour un converti récent.

— Je le ferai volontiers, dit-elle, mais il doit être si tranquille maintenant !…

Sainte simplicité d’une âme toute en Dieu ! En effet, comment cette douce fille qui, dès toujours, avait vécu d’une existence limpide, sous les regards d’En-Haut, aurait-elle pu concevoir qu’un homme, reçu à merci après de longues années d’erreur et d’égarements malpropres, pût n’être pas désormais en possession de la félicité la plus paisible ?

Mais que la réalité diffère de ce beau rêve ! Dieu, qui savait ce qu’il faisait en prodiguant sa grâce rédemptrice à ce pécheur, ne l’a pas élu pour l’assoupir en de pieuses et quiètes idylles. Il entend que cette âme s’élève constamment et paie, par maintes vicissitudes, le prix de son rachat. Il exige que chacun de ses progrès dans le bien soit le fruit d’un douloureux effort.

Aussitôt un drame commence dont l’action se déroule parmi des alternatives de victoire et de défaite, d’angoisse et de consolation, de joies sans secondes et d’incomparables tortures.

Sitôt le prologue engagé de cette tragédie dont il sera le théâtre, le converti sent fort bien qu’il mérite d’être trituré de la sorte, puisqu’il lui faut se rapprocher le plus possible de la sainteté. Débordant d’un bon vouloir, qui prend sa source dans la Grâce, impatient de s’instruire selon la foi, de s’épurer et de se modeler, le mieux qu’il pourra, sur l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il cherche tous les moyens de plaire au bon Maître.

Mais voilà : — Il ne sait pas comment s’y prendre.

Il y a si peu de temps qu’il connaît la règle. Quelques jours à peine ont passé depuis qu’il considérait la vie comme une capitale regorgeante de richesses et où son orgueil avec sa sensualité avaient le droit de tout mettre au pillage. Hier, sa loi, c’était son bon plaisir. Son but, c’était ce que les rhéteurs appellent en leur jargon : le culte du Moi. Ses frères d’humanité, il ne les tenait que pour des sujets d’expérience. Peu lui importait de les meurtrir car il ne leur demandait que de satisfaire son goût des sensations extrêmes ou de distraire, un instant, son immense ennui. Cruel, despotique et vaniteux, comme un Néron de décadence, il lançait le quadrige débridé de ses instincts à travers les mirages de son égoïsme, sans s’apercevoir que ce qu’il prenait pour une pourpre impériale sur ses épaules et pour un insigne de sur-homme n’était qu’une très sale loque empuantie de tous les graillons de l’enfer.

Or, à présent que Dieu vient de lui ployer le col pour y fixer son adorable joug, il se demande comment il doit se conduire afin de ne pas retomber dans ses fautes de la veille.

Peureux et maladroit, semblable à un convalescent qui essaie sa première sortie, il hésite à mettre un pied devant l’autre. Est-ce que le moindre caillou ne va pas le faire culbuter ? Est-ce que l’air trop vif ne va pas rallumer la fièvre à peine éteinte ?

État d’âme périlleux par lequel tout converti à fond doit passer et qui lui sera salutaire, pourvu qu’il ne se laisse pas leurrer par les ruses du Diable. Car celui-ci se tient à l’affût, prêt à bondir. En sa suffisance, il ne peut pas admettre que cette âme lui soit à jamais ravie et il tourne autour, cherchant le point faible par où il réussira à y rentrer.

— Ce garçon, dit-il, s’imagine que pour quelques velléités de m’échapper qui le prirent, il en est quitte avec moi. Mais je m’en vais lui montrer combien sont rebutantes les voies où il prétend s’engager et je le ramènerai à ma suite par le découragement.

En effet : décourager le converti en lui exagérant ses obligations, toute la tactique démoniaque est là.

Sans perdre une minute, le Mauvais se met à l’œuvre. Et tout d’abord, il fait monter à l’horizon de cette âme, qui palpite encore dans la clarté de la première communion, la noire nuée des scrupules.

Avant toute analyse, des exemples seront probants.

Il y a celui d’Huysmans, si admirablement décrit dans En route. On sait comment Durtal ayant reçu, comme pénitence, à la Trappe, une dizaine de son chapelet à réciter chaque jour, se figura, sous l’instigation du Malin, qu’il lui fallait dire quotidiennement dix chapelets. Il avait beau se répéter que c’était absurde et que son confesseur ne lui avait rien prescrit de pareil, sans cesse l’obsession revenait sous cette forme : tu dois réciter dix chapelets à la file, sinon ta conversion n’est pas sincère… Au surplus qu’on relise cette page si caractéristique…

Voici un autre exemple de scrupule. Il m’a été fourni par quelqu’un qui eut beaucoup à souffrir de ce genre d’attaques. Je transcris sa propre relation.

— Je venais, me dit-il, de communier pour la deuxième fois depuis ma conversion. La première, j’avais, pour ainsi dire, été ravi hors de moi-même et j’étais resté environ deux heures agenouillé devant l’autel, perdu dans une extase de reconnaissance qui ne se formulait point par des paroles, mais qui s’épanouissait en moi comme une large floraison de lys.

Après ma seconde communion, il n’en fut pas de même. J’éprouvai le besoin de marcher, de dilater, en plein air, mon allégresse. Aussitôt mon action de grâces terminée, je sortis de l’église et je m’en allai dans les rues, au hasard, en promenant autour de moi des regards charmés. C’est que, par la vertu du sacrement, les choses me semblaient transfigurées. Parce que mon âme avait conquis une nouvelle enfance, le monde lui-même me paraissait rajeuni.

On arrivait à la fin de l’automne. Le temps était gris et froid et il tombait une petite pluie fine. Mais moi, je croyais circuler dans une tiède atmosphère de printemps. J’aurais juré que le soleil brillait dans un ciel bleu et tapissait d’or les façades enfumées des maisons. Les passants ne m’offraient plus des visages contractés par les soucis ou ternis par les passions. Je leur découvrais à tous je ne sais quoi de fraternel et de riant. Ce n’était plus l’odieux Paris qui bruissait autour de moi ; c’était une ville de rêve où n’évoluaient que des ombres heureuses. A chaque instant montait du fond de mon âme ce cri que j’avais peine à retenir au bord de mes lèvres : — Mon Dieu, comme je vous aime !…

J’allais, j’allais toujours, emporté par un tel courant de joie qu’il me semblait ne plus toucher terre… Je ne sais ni où, ni comment j’ai mangé quoique je garde le vague souvenir de m’être assis dans un restaurant.

L’après-midi, traversant la cour du Louvre, je pénétrai machinalement dans le musée. Je ne vis ni les momies égyptiennes, ni les poteries étrusques, ni les toiles du salon carré. Je repris seulement conscience de l’endroit où je me trouvais dans la salle des Primitifs italiens. Je me tenais immobile devant l’exquis Couronnement de la Sainte Vierge de Fra Angelico ; je murmurais le Salve Regina pour l’étonnement de quelques touristes germaniques qui croassaient là.

Comme le soir tombait et que les gardiens proclamaient la fermeture de leur caravansérail, je décidai de me rendre à Notre-Dame des Victoires afin d’y prolonger la plénitude de la joie créée en moi par la réception de l’Eucharistie. Ah ! je ne m’attendais guère à ce qui allait m’arriver.

A peine fus-je dans le sanctuaire et commençai-je à me recueillir qu’une pensée très inattendue se mit à poindre dans ma tête. Ce ne fut d’abord presque rien : une petite note discordante parmi le concert angélique qui m’emplissait l’âme. Puis cela grandit, grossit, et bientôt cela m’envahit tout entier.

Une voix grinçante criait au dedans de moi : — C’est du propre ! Au lieu de rester en oraison, à l’église, toute la journée, comme c’était ton devoir, tu as couru la ville, tu es allé rêvasser devant des tableaux, bref tu as fait tout ce que tu as pu pour gâcher les grâces qui te furent prodiguées ce matin.

Oubliant totalement, sous cet assaut, que ma journée avait été une action de grâces continuelle et que dès lors il importait peu que je l’eusse passée à l’église ou ailleurs, je répondis : — Peut-être, aurait-il, en effet, mieux valu rester à l’église mais, enfin, je n’ai pas cessé de prier.

— Ce n’est pas la même chose.

— Mais m’y voici maintenant à l’église.

— Il est trop tard. Tu as péché, tu as péché, tu as péché !

Cette désolante répétition m’abattit. Un violent remords m’empoigna. Je voulus m’humilier et demander pardon à Dieu.

Avant que j’eusse prononcé le premier mot d’une prière quelconque, la voix reprit d’un ton âpre et pressant : — Si tu te figures qu’on te pardonnera comme cela, sans autre réparation, tu te trompes fort. Il fallait rester dans l’église où tu communias…

— Encore ! Eh bien, la prochaine fois, je n’en bougerai point.

— Ah ! la prochaine fois. Elle n’est pas près d’arriver. On est exigeant Là-Haut ; il va falloir que tu multiplies les pénitences et surtout que tu n’aies pas l’audace de communier d’ici longtemps. C’est seulement lorsque tu seras sûr de ne plus te dissiper comme tu l’as fait que tu pourras t’approcher de nouveau de la Sainte Table.

J’étais déjà si fort en désarroi que je souscrivis, sans hésiter, à ce spécieux arrêt qui me paraissait venir de ma conscience. Puis, la tête dans les mains, les larmes aux yeux, je me tourmentai à l’idée qu’il me serait fort difficile d’éviter toute distraction les jours où je communierais. Puis je fus pris de panique en considérant que Dieu se montrait bien sévère à mon égard.

— Quoi, me dis-je, désormais sera-ce toujours ainsi ? Faudra-t-il vivre collé sur une chaise d’église de peur de commettre quelque faute qui me rendrait indigne de l’Eucharistie ? Que c’est dur !

Et la voix : — Nais certainement il en sera toujours ainsi. Un chrétien sincère doit se retrancher toute occupation qui l’écarterait de son devoir. Et ce devoir consiste à réprimer en lui tout ce qui n’est pas aplatissement devant Dieu, crainte de sa colère, terreur de pécher par le moindre geste, le moindre mot, le moindre soupir.

Je ne doutais toujours pas que ce discours ne fût la vérité même. Me sentant incapable de remplir ce programme rigoureux, je glissai vers le découragement.

— Je vois bien, pensai-je, que je ne saurai jamais me tenir dans des limites aussi étroites et que, si je m’y efforce, j’en viendrai vite au désespoir.

Accablé de tristesse, je ne cessais de récapituler ma journée et de me répéter : — J’ai offensé Dieu alors que je le portais en moi ; je suis impardonnable !… Cela prenait un caractère d’obsession. A force de frapper sur cette idée fixe, qui me perçait le crâne comme un clou, je tombai dans un engourdissement stupide. Et, détail significatif où si j’avais été de sang-froid j’aurais reconnu la manœuvre démoniaque, je ne songeais même plus à prier.

Enfin je ne pus y tenir davantage. Mon cœur, labouré de remords et d’inquiétude, me faisait souffrir. J’étouffais dans cette église où je n’avais trouvé que des peines. Je sortis — toujours sans avoir prié — je regagnai mon logis et je me couchai, plein d’une angoisse horrible.

Toute la nuit, je me demandai ce qu’il fallait faire pour sortir de l’impasse ténébreuse où je tâtonnais.

Sainte-Vierge, finis-je par m’écrier, s’il est vrai que vous n’abandonnez jamais qui vous implore d’un cœur contrit, accourez à mon secours.

Alors une idée bien simple, et qui me serait venue depuis longtemps, si le Mauvais ne m’avait dévié de la sorte, m’éclaira : — Mais il faut aller trouver mon confesseur ; lui seul me dira comment me conduire !…

C’est ce que je fis ; dès mon lever, je volai chez l’abbé X… Vous pensez bien qu’il remit tout de suite les choses au point, qu’il me montra le piège ou j’avais chu et qu’il m’indiqua les moyens de l’éviter à l’avenir…

Retenons de ce récit que le diable tend toujours à nous écarter de la communion. A cet égard, quel que soit le mode qu’il emploie pour insinuer le scrupule dans une âme inexpérimentée quant aux phénomènes de la vie intérieure, son but ne varie pas. Comme il sait très bien que nous ne pouvons nous défendre sans le secours de Notre-Seigneur, il tâche de nous éloigner de cet adorable Maître.

J’en fis, moi aussi, l’épreuve dans une circonstance que je vais raconter.

Il y avait près d’un an que j’étais revenu à Dieu. Ayant subi bien des traverses depuis ma conversion, je n’avais cependant jamais été détourné de communier. Je le faisais environ une fois par semaine car, malgré les exhortations de mon directeur, je n’avais pas encore fourré dans ma dure caboche que la manducation à peu près quotidienne de l’Eucharistie fût une pratique essentielle pour le bien de mon âme. Je reviendrai sur ce point car il y a là tout un ordre de tentations des plus subtiles et qu’il importe de dénoncer.

Donc, un matin, à la fin d’une messe suivie avec beaucoup de recueillement et sans que rien ne m’eût fait prévoir le hourvari qui se préparait, je me levais de mon prie-Dieu pour me rendre à la barre de communion. Tout à coup, avec la rapidité d’un cyclone, une idée effroyable fondit sur moi :

— Malgré mes confessions et mes pénitences antérieures, je ne suis pas encore pardonné. Par suite, toutes mes communions, jusqu’à présent, ont été sacrilèges et je vais aggraver mon crime si je communie aujourd’hui !…

Terrifié, je ne pus faire un pas. Je retombai assis sur ma chaise et je me sentis secoué d’une telle tempête que l’office se termina sans que j’en eusse conscience.

Toute ma vie morte se déroulait devant moi comme une fresque aux couleurs sinistres. Et à chaque faute qui se peignait dans mon cerveau sous des formes monstrueuses, je frissonnais et je me tordais comme si je ne l’avais jamais avouée.

C’était déjà fort abominable ; mais ce qui rendait cette torture plus aiguë, c’était ce scrupule qui zigzaguait au fond de mon âme en traits de feu : — Toutes mes hontes subsistent ; et parce que je les porte toujours en moi, j’ai outragé, d’une manière indicible, Notre-Seigneur, en souffrant qu’Il descende dans le cloaque que je suis… Oh ! mais cela ne m’arrivera plus. Je ne veux plus communier…

Cette aberration dura je ne sais combien de temps. J’essayais bien, par moments, de réagir. Je me disais : — Mais enfin, puisque j’ai reçu l’absolution, puisque je ne suis pas retombé dans mes anciens égarements, il me semble que je suis pardonné. D’ailleurs pourquoi cette crainte soudaine et comment ne l’ai-je pas ressentie plus tôt ?

Rien n’y faisait. Je demeurais en proie à une très sombre épouvante et surtout l’idée de communier me causait une véritable répugnance.

Pas plus que mon ami de tout à l’heure, je ne pouvais prier. Dans ces cas-là, Dieu permet que le diable paralyse en nous l’organe de la prière. On est tellement fasciné par le scrupule qu’on perd toute défense. Le patient n’est plus qu’un pauvre idiot qui se laisse rouer de coups sans penser même à prendre la fuite.

Toutefois je gardai assez l’instinct du péril pour me rendre compte que j’avais besoin d’un secours immédiat. Je me traînai dehors et je me mis tout de suite en quête de mon confesseur.

Quoique, d’habitude, il ne fût pas au presbytère à cette heure-là, mon bon ange fit que je le rencontrai. C’était mon excellent père l’abbé M… qui doit se souvenir de cet incident.

Je demandai à me confesser et je lui exposai ce qui m’était advenu. Je terminai en lui déclarant, avec énergie, que désormais, je ne me croyais plus digne de communier.

— Ah ! vraiment, me dit-il, vous ne voulez plus communier ? Eh bien moi, je vous donne pour pénitence de communier trois jours de suite quel que soit votre état d’esprit. Vous m’entendez ?

Comme je le regardais, ébahi, voire même un peu choqué, il ajouta : — Mon pauvre enfant, comprenez donc que vous avez été attaqué par le Mauvais. Furieux de s’avouer que vous remplissez vos devoirs religieux et que son ascendant sur vous s’affaiblit tous les jours, il a essayé de vous ressaisir par surprise. Le seul moyen de parer ce coup, c’est de faire justement ce qui lui déplaît le plus, c’est-à-dire de communier. Je vous garantis que si vous m’obéissez, il n’y reviendra pas. Le ferez-vous ?

— Certes, oui, répondis-je.

Des écailles me tombaient des yeux. Je voyais, maintenant, avec la plus grande netteté, la chausse-trape où je m’étais laissé prendre.

Je communiai comme il m’était prescrit. Et je n’ai pas besoin de dire que le Cornu se tint coi.

Pour conclure, je souligne que souffrant du scrupule, nous ne serons remis d’aplomb que par le confesseur. Lui seul a le pouvoir de nous délivrer. Car étant donné que, dans une telle occasion, le diable fausse notre optique intérieure, les yeux de notre âme sont affectés d’une sorte de strabisme grossissant ; nous ne voyons plus les objets tels qu’ils sont. Le confesseur, lui, voit clair et il nous guérit en un tour de main.

D’autre part, l’assaut est tellement brusque qu’il nous fait perdre la tête. Enfin, j’y insiste, les convertis récents manquent d’expérience et, par suite, il leur est impossible de faire la distinction des esprits.

Au surplus, les crises de scrupule sont heureusement passagères. A mesure que le néophyte se perfectionne dans la vie chrétienne, il apprend à mépriser ces manigances du diable.

Il y en a de pires comme nous l’allons voir.

Mais, dira-t-on, il existe des personnes qui demeurent, toute leur vie, tenaillées par les scrupules. Sans doute : ce sont des malades — et les prêtres le savent bien. Moi, j’ai voulu seulement indiquer une phase — la première et la plus anodine — des épreuves par lesquelles passent les convertis lucides, afin de les avertir que ce n’est point par leurs moyens personnels qu’ils parviendront à se dégager de cette embuscade. Quant aux scrupuleux d’habitude, ils relèvent de la pathologie. Ce n’est pas mon affaire.

III
LES TENTATIONS

Une maison a été bâtie dans une lande où il y a des fleurs mais aussi beaucoup de brousse et de fondrières. Celui qui l’habite sait que s’il ne la tient pas soigneusement close, toutes les malices de l’air et du sol y entreront pour la salir et la dégrader. C’est pourquoi, outre qu’il s’efforce de la conserver nette, il en a muni les fenêtres de doubles volets et les portes de forts verrous.

L’ombre venue, il fait une ronde au dehors et il constate que rien ne paraît le menacer. Toutes choses dorment sous le sourire des étoiles. C’est à croire que les esprits de la nuit s’en sont allés très loin circonvenir d’autres solitaires.

Il rentre, donne trois tours de clef, s’assure que les barres des persiennes sont bien mises, puis allume sa lampe et commence à prier.

Comme il se sent paisible, en tête-à-tête avec son crucifix ! Quel pur silence celui qui l’enveloppe ! On dirait un lac immobile, un gouffre d’azur fluide sur lequel ses oraisons planent comme des oiseaux couleur de neige et de glacier. Tandis que ses sens se reposent dans le détachement, il s’évade du monde extérieur au point que son âme, enfin libre, s’enroule, comme un volubilis, autour de la croix et monte se blottir dans la plaie du cœur de Jésus.

Mais soudain, un vent chaud se lève sur la lande. Il augmente par degrés et fait bientôt de la demeure le centre de tourbillons concentriques. Ce souffle insidieux ne sanglote ni ne se lamente ; non : il y passe des rappels de musiques lascives naguère entendues avec ivresse, des cliquetis de coupes entrechoquées, les rires à la fois rauques et caressants de la volupté. Les parfums qu’il promène sont ceux des alcôves de débauche ; ils énervent et rendent la chair infiniment lâche.

Le veilleur interrompt sa prière… Pourtant c’est à peine si d’abord il s’émeut.

— Je connais cela, se dit-il : parce que je vis à l’écart des fêtes dont ces souffles chantent l’attrait, il était sûr qu’ils me poursuivraient dans ma solitude… Que m’importe : ils peuvent rôder autour de la maison, ils n’y entreront pas.

Il se complaît dans sa sécurité ; il reprend sa prière en s’affirmant, avec trop d’insistance, qu’il ne donnera aucune attention à ces prestiges. Mais voici qu’après quelques mots proférés d’une lèvre machinale, il s’interrompt. Voici que, sans presque s’en apercevoir, il prête déjà l’oreille aux gammes mélodieuses modulées par la brise. Il déclare : — Tout cela se passe au dehors ; la maison est close ; la maison est sûre… Et dans le moment même où il se le répète, une envie commence à poindre en lui d’entr’ouvrir la porte, seulement pour se rendre un peu compte de ce que charrient ces rumeurs passionnées dont la langueur insinuante fait éclore en lui certains désirs troubles dont il ne cherche déjà plus guère à se défendre.

Cependant il esquisse une résistance : — Je n’irai pas ouvrir la porte, je n’irai pas !…

Mais au lieu de fixer éperdument les yeux sur le Crucifix, sa seule sauvegarde, il les détourne vers le foyer où flambent des bûches. Alors les souffles se faufilent, avec des rires de flûtes, dans la cheminée et ils courbent les flammes qui ondulent comme une chevelure féminine sous une main flatteuse.

A ce spectacle, cent souvenirs de fruits défendus et naguère savourés se lèvent en tumulte dans l’âme du veilleur. Le vent sonne, comme une fanfare de fête, à travers toute la maison, et la chambre s’emplit de formes charmeresses qui s’étirent, se ploient, s’enlacent en offrant des bouches pareilles à des grenades entr’ouvertes.

Du moins c’est ainsi qu’une illusion perverse les présente au veilleur car, en réalité, il n’y a là que des guenons velues qui grimacent et des grenouilles verdâtres, couvertes de pustules d’où suinte une humeur nauséabonde.

S’il persiste à mirer, le cœur frémissant d’un sombre désir, ces images, le dénouement orgiaque ne tardera pas : deux diablotins frétillants lui amèneront un âne tout secoué de braiments obscènes ; ils le hisseront en selle ; ils égaliseront les rênes entre ses doigts tremblants de luxure, et en route ! Au galop vers quelque sabbat fangeux d’où il reviendra l’âme plus sale qu’une boîte à détritus de cuisine, convulsé par les nausées, calciné de remords et tellement dégoûté de lui-même qu’il cherchera quelque cave très obscure pour y tapir sa honte.

Mais si, après une complaisance brève, il s’est repris, s’il a fait seulement le signe de la croix, en invoquant le bon Maître qui saigne devant lui, les mirages se dissiperont. Ou, du moins, ils se blottiront dans les angles de la chambre comme des toiles d’araignée poussiéreuses qu’un coup de balai alerte enlèvera sans peine.

Après cette victoire, ce sera de nouveau le grand lac bleu du divin silence où les prières voguent comme des barques d’or pâle dont des anges candides manient les rames…

Tel est le symbole exact de la tentation sensuelle. Son évolution ne varie pas : quand elle se dresse en nous, ce n’est d’abord qu’une velléité et nous ne lui accordons que peu d’importance. Nous la considérons presque avec dédain ; nous nous croyons si assurés de notre vertu que nous ne sentons pas l’urgence de recourir à la prière pour l’écarter. En punition de ce trop de confiance que nous mettons en nous-mêmes, elle se fortifie, elle grandit, elle envahit notre imagination et y déroule, comme, dans un palais de rêve, de soyeuses tapisseries où le péché s’étale sous des couleurs chatoyantes. Alors nous prenons plaisir à les admirer, puis nous avons envie d’y porter la main. Et la tentation agrippe, d’une tentacule aux ventouses de velours, notre volonté. Nous consentons et nous courons piquer une tête dans l’égout.

Ensuite… ah ! ensuite :

Notre-Seigneur nous apparaît tout meurtri de la flagellation pour laquelle nous venons de fournir des verges fraîchement cueillies. Le repentir nous corrode comme un vitriol. Nous reconnaissons humblement notre faiblesse, Nous déplorons l’infirmité de notre nature déchue et nous promettons de ne plus céder aux conseils de la Malice.

Les Saints sont des héros parce qu’ils ne vont jamais jusqu’à la culbute dans la boue. Mais nous, pauvres apprentis de la pureté, qui clopinons à l’entrée de la voie étroite, nous qui gardons de notre passé des habitudes pécheresses dont la repousse se produit sans presque que nous en ayons conscience, comme nous avons de la peine à rester nets !

Le détestable foin de nos passions fut coupé une première fois et jeté au feu de la pénitence. Mais voici qu’un regain sournois lui succède qui ne sera pas moins difficile à faucher. Il nous faut acquérir, par la prière continuelle et par une vie mortifiée, des habitudes de retenue. Il nous faut écarter l’essaim des souvenirs sensuels, les maintenir à distance, surtout en ces heures nocturnes où le Diable les fait défiler devant nous comme les belles esclaves d’un bazar d’Orient.

Parfois nous n’allons pas jusqu’au bout de la tentation ; néanmoins, nous permettons aux yeux de notre mémoire de la fixer avec convoitise et nous caressons la possibilité d’y céder. Nous péchons alors par délectation morose. Et nous ne nous ressaisissons qu’après avoir connu l’horreur d’étreindre des fantômes dont le contact nous laisse l’âme affreusement triste et le corps souillé.

Pourquoi Dieu permet-il que nous succombions ainsi à l’attrait des chimères de notre vieux péché ?

C’est afin de nous prouver que nous avons besoin d’une rédemption perpétuelle et que, sans le secours de sa grâce, nous ne sommes qu’instincts bas et que recherche affriandée de l’ordure.

Tant que nous ne sommes point tentés, la vertu nous est aisée : il nous faut l’épreuve pour que nous soyons mis à même de vérifier notre acquis dans le bien. En constatant le peu de chemin que nous avons fait depuis notre conversion, nous apprenons à craindre notre orgueil et cette confiance en nous-mêmes qui président, d’une façon si arrogante, à l’incubation de tous les péchés. Nous distinguons, dans une clarté toujours plus vive, que c’est par les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ bien plus que par les nôtres que nous pouvons être sauvés.

Alors nous nous humilions et pour nous rapprocher de l’exemple donné par le bon Maître, nous nous appliquons, d’un cœur patient, à la formation sédimentaire des vertus dans notre âme. Labeur que nous ne pouvons entreprendre qu’en état de grâce, tâche infiniment complexe que celle de cette réforme. En effet, la vertu est un émail délicat qu’il nous faut fixer, couche à couche sur l’argile poreuse de notre être intérieur de manière à ce qu’il la pénètre et ne fasse plus qu’un avec elle. Le vice, au contraire, est un oxyde qui a beaucoup d’affinité pour notre limon et qui s’y amalgame de lui-même.

Ou si l’on veut encore une comparaison : la vertu vient du ciel ; elle est un blanc rayon émané du cœur solaire de Jésus ; elle purifie et elle assèche les marécages de notre âme. Le vice est une vapeur roussâtre qui s’envole aisément des forges où le Démon fait retentir ses enclumes ; et il aime à s’étaler sur nos tourbières intimes pour en accroître les miasmes.

A nous de choisir.

Qu’on ne dise pas que le choix est parfois malaisé. Comme l’Église nous l’enseigne, nous ne sommes jamais tenté au delà de nos forces. Cela s’entend de ceux qui pratiquent les sacrements et non, bien entendu, de ceux qui, par ignorance ou de propos délibéré, vivent constamment en état de péché mortel.

En effet, si nous gardons le désir intense de nous amender, quelle que soit l’impétuosité de la tentation, à la minute même où le péché se présente dans l’éclat le plus ardent de sa fausse splendeur, alors qu’il nous semble que nous allons nous coller à lui comme une paillette de fer à l’aimant, notre libre-arbitre ne s’abolit pas.

Il est vrai qu’en ce péril, un étrange dédoublement se produit dans notre âme. Nos sens se laissent leurrer par les mirages du mal, mais, en parallèle, notre entendement pèse avec rigueur toutes les conséquences du péché auquel nous sommes sur le point de consentir. Nous voyons que la chute une fois accomplie, nous souffrirons horriblement, que nous serons tenaillés par le remords d’avoir mésusé de la Grâce. Bien plus : nous pressentons que si nous acceptons de prévariquer, au lieu des joies promises par le Mauvais, nous n’obtiendrons qu’une désillusion totale et une lourde mélancolie. Car l’expérience nous apprit qu’avant le péché commis, notre imagination enfiévrée devient un miroir d’enfer qui nous le montre en beauté. Mais si nous cédons à l’envie de nous vautrer sur le lit de ouate et de volupté qu’elle nous offre, nous n’ignorons pas qu’aussitôt que nous nous serons ressaisis, nous découvrirons, avec un frisson de dégoût, que cette soi-disant couche de liesse extrême n’est qu’un tas de fumier d’où nous nous relevons barbouillés de purin comme cinquante pourceaux.

Je me hâte d’ajouter qu’à mesure qu’on se perfectionne, cette vision des conséquences du péché se fait de plus en plus précise. Par suite, elle nous aide grandement à résister. Et si nous la corroborons par la prière et par la communion fréquente, nous arrivons assez rapidement à nous apercevoir, dès le début de la tentation, que les prétendues cassolettes incrustées de gemmes rares et pleines d’un parfum exquis qu’elle nous fourre sous les narines sont, au vrai, des vases ridicules où fume un excrément…

Tout ce que je viens d’exposer s’applique principalement aux tentations d’ordre sensuel, mais il en est d’autres et de plus subtiles.

Les dénombrer toutes, je ne saurais. Ce serait entreprendre une besogne pour l’accomplissement de quoi une existence entière ne suffirait pas, puisque les piètres Narcisses que nous sommes sont toujours prêts à se mirer dans l’eau bourbeuse du péché. J’en indiquerai seulement quelques-unes, prises parmi les plus fréquentes. J’en démonterai le mécanisme essentiel ; j’en ferai toucher du doigt la pièce capitale, laissant à chacun le soin de découvrir comment s’y rattachent ses propres rouages…

Des tentations où la mentalité seule est assaillie, les moins dangereuses pour le converti sont, à coup sûr, celles contre la foi.

Deux cas peuvent se présenter. Ou bien, élevé hors de toute croyance religieuse, il a été conduit à la Vérité par un coup inattendu de la Grâce. Ou bien, acquis, un temps, à l’erreur, il est rentré dans l’Église après l’avoir méconnue — voire combattue. Mais qu’il s’agisse d’une transformation miraculeuse de tout son être ou d’un retour au bercail après un vagabondage dans le désert des doctrines athées, son attitude vis-à-vis de la tentation contre la foi ne varie point.

Au temps de son aveuglement, les préceptes du sensualisme matérialiste lui avaient encrassé l’âme. Puis il avait bu le vin sombre de la désespérance dans la coupe de néant que lui tendait Schopenhauer. A moins qu’il ne se fût laissé prendre aux sophismes secs de Kant ou aux lyrismes frénétiques du mégalomane Nietzsche. Il avait oscillé entre ces deux pratiques : soûler ses appétits de sensations violentes et, comme dit l’autre, « jouir par toutes ses surfaces » puis, aux heures de dépression et de satiété, sombrer dans le dégoût de vivre et le nihilisme total.

Lorsque l’appel de Dieu se fit entendre à lui, ce ne fut pas sans résistance qu’il s’y rendit. Anxieusement, passionnément, il reprit l’étude des métaphysiques et des fausses sciences qui l’avaient égaré. Il s’efforça d’acquérir une certitude par l’analyse des moins décevantes d’entre elles. Or, toutes s’effritaient. A les disséquer, il ne trouva que la corruption et la mort. Il comprit que les sciences, aptes à cataloguer un certain nombre de phénomènes, d’ailleurs mal définis, tombaient en poudre dès qu’elles essayaient de remonter aux causes, tandis que les métaphysiques, acharnées à babiller autour de l’Essence première, devenaient folles dès qu’elles tentaient de l’expliquer. Alors, déçu par cette banqueroute de la raison humaine, il erra dans une nuit sans étoiles, grelottant d’angoisse en présence des questions formidables qui se posent tôt ou tard à tout homme dont le Prince de l’Orgueil n’a pas conquis définitivement l’intelligence :

— Où est la vérité ? Qu’est-ce que la vie ? Pourquoi suis-je sur la terre ?

Tant que la Grâce ne lui eut pas fourni de réponse, il tâtonna parmi les ténèbres, en proie aux doutes et aux irrésolutions, cherchant Dieu puis s’en écartant par alternatives douloureuses.

Mais un jour, la Sagesse vint à lui. Car la Sagesse « s’en va par le monde, cherchant, elle-même, ceux qui sont dignes d’elle ; elle se montre en riant sur les chemins et elle accourt à leur rencontre avec toute sa providence »[1].

[1] Quoniam dignos se ipsa circuit quaerens ; et in viis ostendit se hilariter et in omni providentia occurit illis. Sapientia : VI, 17.

Ah ! la sagesse humaine n’apportait que spéculations moroses et rongement d’esprit. Pour la Sagesse divine, elle rit d’un rire de béatitude. Messagère d’aurore, créée avant tous les siècles, Vierge et immaculée en sa conception, elle rafraîchit le front fiévreux de l’égaré aussitôt qu’elle y a posé ses mains fraîches et odorantes comme des roses et elle lui dit : — La vérité et la vie c’est le Seigneur Jésus, et toi, tu es sur la terre pour mériter l’amour de ce radieux Maître en l’aimant de toutes tes forces.

La lumière se fait et l’égaré croit en elle et il est sauvé.

Et maintenant que pourraient contre cette âme reconquise à Dieu les pâteux racontars et les affirmations sacrilèges des sciences et des philosophies ? Celles-ci ont beau s’attifer de fanfreluches aguichantes et lui chuchoter :

— Mange mon fruit, tu connaîtras toutes choses.

Elle reste sourde à leurs ritournelles et demeure éperdue d’adoration devant les plaies de son Rédempteur.

Mais le diable, qui est parfois très sot, ne veut pas admettre que Dieu ait enfoncé la foi d’un tel coup de maillet dans cette tête que rien ne puisse plus l’en arracher. Et voici comment il procède pour récupérer son ascendant.

On est, je suppose, en oraison devant le Saint Sacrement exposé. A l’improviste, la pensée vous traverse que vous n’avez devant vous qu’une rondelle de pâte et que vous êtes stupide de vous laisser suggestionner par un aussi pauvre simulacre.

Eh bien, je l’affirme parce que je le sais, il suffit, à ce moment, de réciter avec réflexion le Credo pour que la tentation se ratatine et crève comme une puce sous un ongle alerte.

En une autre occasion, l’on est occupé à méditer quelque mystère de la foi. Soudain, des vieillardes cacochymes et toussotantes qui arborent le sobriquet d’objections rationalistes ou qui se pommadent des onguents du modernisme reviennent, comme des spectres, hanter leur ancienne victime.

Il n’y a qu’à les regarder bien en face. Vous vous apercevrez immédiatement que ces empouses décrépites, si follement caressées jadis, ne sont que des squelettes nauséabonds et que nulle n’a réussi à vous donner la clé des énigmes qui vous tourmentaient.

En effet, le néophyte a trop vécu en société de ces antiques farceuses, il les a trop palpées, pétries, retournées, avant de se résoudre à rompre sa liaison avec elles, pour qu’elles ressaisissent de l’empire sur lui. La Grâce a mis dans ses prunelles un regard désormais lucide et ce n’est plus à présent qu’il prendrait ces démones avachies pour des anges de lumière. La soif de l’idéal, le goût de l’Absolu qu’aucune doctrine sans Dieu n’avait pu contenter, l’Église les satisfait en lui avec une largesse sans limites. Il croit et, par suite, il sait que la contrition de l’orgueil et l’abnégation de soi-même le hausseront à la vie éternelle. Il abrite sa faiblesse au pied du crucifix. Dès lors comment pourrait-il retourner aux erreurs qu’il a vomies en de terribles hoquets ?

Le diable démasqué n’a plus qu’à battre en retraite pour aller ourdir de nouvelles trames : un simple signe de croix suivi d’un Credo dissipa ses prestiges…

Voici le fidèle rassuré. Métaphysiques et sciences, systèmes et doctrines menés par un démon, au nez juif, aux pieds de bouc, danseront autour de son âme une incohérente sarabande, sans parvenir à l’entraîner ; le siècle, ivre de sa fausse gloire hurlera, en titubant, des outrages à la Croix : il ne l’écoutera pas ; les comment et les pourquoi de l’inquiétude humaine lui darderont leurs javelots émoussés : ils ne parviendront pas à rayer le poli de la loyale armure dont le revêtit la foi.

De plus en plus il s’absorbe en cet amour de Dieu dont les premières touches l’ont déterminé à cultiver le renoncement, le repliement sur soi-même et l’oraison. Il cherche beaucoup moins à creuser la théologie qu’à entretenir et à fortifier cette petite flamme de l’amour divin allumée dans son cœur par la Grâce sanctifiante. Il pressent que s’il la nourrit d’humbles prières et du corps de Notre-Seigneur, elle s’accroîtra bientôt jusqu’à devenir un splendide incendie. Aussi se répète-t-il avec saint Ignace : « Ce n’est pas l’abondance du savoir qui alimente l’âme et la rassasie. C’est le sentiment et le goût intérieur des vérités qu’elle médite. »

Aux offices, il tend à se concentrer, à écarter toute préoccupation de vie courante, afin que Dieu trouve la place nette pour agir sur l’âme qui l’implore et pour lui infuser des lumières en récompense de sa bonne volonté.

Parfois il y arrive sans trop de peine. Parfois aussi une lancinante épreuve vient à la traverse ; et voici comment elle opère.

On se croyait tout à fait recueilli ; on ne se connaissait nul sujet de préoccupation : on s’était placé en présence de Dieu avec le seul désir de l’adorer longuement et l’on se préparait à recevoir, d’un esprit tendrement attentif, l’or pur de ses enseignements. Or, tout à coup, l’âme qui commençait à gravir les premiers degrés de l’oraison se sent ramenée au bas de l’échelle comme si une griffe la tirait en arrière. Le recueillement fléchit, l’attention baisse, pareille à une eau bue par un sable aride, et l’imagination se met à vagabonder, semblable à un marmot en école buissonnière.

On s’efforce de la ramener. Feuilletant son paroissien, on essaie de l’aiguiller sur le rail d’un texte habituel ou encore on tâche de la contenir entre un Pater et un Ave. Subterfuges impuissants : la folle s’échappe sans cesse. Elle voltige du profil d’un voisin incliné sur son prie-Dieu aux broderies de la nappe d’autel, du reflet d’un tableau accroché au mur à l’ombre du feuillage d’un arbre sur le vitrail. A moins qu’elle ne retourne à la maison pour s’occuper d’une porte non fermée, de la place d’un livre dans la bibliothèque, d’une jatte de lait pour le chat ou de toute autre fadaise.

C’est en vain qu’on veut la rattraper pour l’enfermer dans la prière. Plus on la pourchasse, plus elle se dérobe. Les distractions succèdent aux distractions. Elles se multiplient, elles tourbillonnent, elles remplissent l’âme d’un bourdonnement continu. A les subir, on devient semblable à un chef d’orchestre qui brandirait désespérément son bâton sur la tête de musiciens toqués. Les uns raclent une valse, les autres trombonnent une marche héroïque, tandis que les camarades pépient une berceuse nonchalante dans leurs flûtes et que la grosse caisse déchaîne sur le tout son tonnerre absurde, ponctué par le rire aigre des cymbales.

On s’entête à obtenir le silence ou à donner à cette cacophonie l’unisson d’un hymne grégorien. — On n’arrive qu’à augmenter le tumulte…

Je connais très intimement quelqu’un qui, naguère, s’exaspérait lorsque les distractions bouleversaient de la sorte son âme éprise d’oraison.

Il s’agitait, s’énervait, se reprochait son manque de ferveur puis se courrouçait et contre lui-même et contre l’ambiance qui, croyait-il, le faisait divaguer d’une manière aussi ridicule. Aussitôt le diable intervenait pour augmenter son désordre intérieur puis se frottait les mains, heureux de l’avoir fait manquer à la vertu de patience et de l’empêcher de prier.

Il alla conter sa peine à un bon moine qui lui répondit : — Du moment que vous vous affligez de ce défaut de recueillement, vous ne péchez pas puisque votre volonté n’y entre pour rien. Où la faute commence c’est lorsque vous vous en irritez. D’ailleurs, outre que vous faites ainsi le jeu de l’Adversaire, vous remarquerez que plus vous vous tracassez à cause de ces distractions, plus elles augmentent. Offrez-les à Dieu comme une tribulation et priez-le, avec calme, de vous en délivrer. Enfin n’oubliez pas que tout le monde souffre des distractions, même les Saints. Vous savez que Sainte Térèse rapporte qu’il lui advint de passer tout un office sans pouvoir fixer une minute son attention[2]. Elle ajoute qu’elle ne connaît pas de remède immédiat et qu’on doit se résigner à cette épreuve en attendant que Dieu vous l’enlève. Si vous persistiez à recourir aux moyens violents pour écarter les distractions, vous vous fatigueriez l’esprit et vous courriez le risque de tomber dans le découragement. Donc, de la douceur. Répétez-vous cette phrase de l’Évangile : « Apprenez de moi, dit Jésus, que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos dans vos âmes. Et allez en paix en méditant ce précepte.

[2] « Pendant plusieurs années, j’ai souffert de ne pouvoir fixer mon esprit durant le temps de l’oraison. » Sainte Térèse : Chemin de la perfection, ch. XXVIII.

Le bouillonnant individu comprit la leçon. Aujourd’hui, quand le tintamarre des distractions s’élève en lui, il applique le conseil du moine. Il y a gagné que la tentation d’impatience est devenue beaucoup moins fréquente[3]

[3] Voici un texte de Tauler où la conduite à tenir vis-à-vis des distractions est également indiquée sous une image frappante : « Quand cet orage s’élève dans notre âme, conduisons-nous comme on le fait quand il pleut à verse ou qu’il grêle. On se réfugie vite sous un toit jusqu’à ce que la tempête ait passé. De même si nous sentons que nous ne désirons que Dieu et que pourtant l’angoisse nous saisisse, supportons-nous avec patience dans l’attente calme de Dieu. Restons tranquillement sous le toit du bon plaisir divin… (Sermon pour la fête de la Pentecôte).

Au surplus, quand on y réfléchit, on découvre que Dieu ne nous demande qu’un effort sincère. Une oraison pleine de distractions involontaires présente à ses regards tout autant de mérite qu’une oraison très recueillie. Puis l’âme peut profiter de cette épreuve pour y apprendre sa fragilité, pour y apprendre aussi à persévérer dans la prière même lorsque l’imagination refuse de se plier au devoir. Car c’est un axiome fondamental de la mystique que l’imagination forme le défilé favori du diable. Neuf fois sur dix, c’est par elle qu’il débouche dans notre âme.

En d’autres occasions, le Mauvais, n’ayant pas réussi à nous troubler par des attaques directes, tente un mouvement tournant. Sachant combien nous sommes portés à nous juger d’une façon favorable dès que nous avons fait quelque effort pour vivre en Dieu, il nous insinue que nous sommes devenus des espèces de saints qui, par leur zèle et leur exactitude dans les pratiques de la religion, acquièrent le droit de se relâcher un peu et de recenser, avec complaisance, les mérites dont ils s’imaginent être désormais nantis.

Tentation sournoise et d’autant plus dangereuse qu’elle flatte notre amour-propre. Ah ! comme nous prenons alors plaisir à passer en revue les soi-disant perfections de notre âme, comme nous nous attribuons le bien que Dieu fit en nous, comme nous arrosons, d’une main prodigue, la fleur luxuriante de notre orgueil ! Bientôt, pareils à l’âne chargé de reliques de la fable, nous nous pavanons parmi les fidèles et nous toisons, avec une pitié dédaigneuse, ces pauvres dévots dont l’humble prière nous semble un balbutiement informe si nous le comparons au degré d’oraison sublime où nous nous croyons parvenus.

Ce stupide contentement de nous-mêmes et la fausse sécurité qui en résulte nous mèneraient vite à l’oubli des grâces reçues et à la négligence de nos devoirs religieux. Nous ne tarderions pas à nous dire : — A quoi bon l’assistance quotidienne à la messe, la communion fréquente, les longues prières du soir et du matin ? Cette discipline pouvait me servir au temps où j’avais besoin de lutter contre les tentations vulgaires. Mais maintenant que je suis sûr de moi, pourquoi ne pas réduire et simplifier mes exercices ? La satisfaction intime que j’éprouve me démontre que Dieu ne me demande plus qu’une déférence tacite qu’il m’est superflu de manifester par des actes.

Le Diable frétillerait de joie si l’on en arrivait à ce point de suffisance vaniteuse, car il aurait obtenu un double résultat : nous écarter de Notre-Seigneur par l’inconstance à l’égard de la Sainte Eucharistie et, en corollaire, nous aveugler sur le péril de cette tentation d’orgueil dont il nous empoisonna l’esprit.

Mais Dieu veille. Avant que cette crise de pharisaïsme ait totalement boursouflé notre âme, Il nous envoie quelque épreuve cinglante qui nous éclaire en nous montrant le néant que nous serions sous sa miséricorde. C’est une maladie qui nous oblige de recourir à la charité de ce prochain dont nous nous croyions hier le supérieur. Remède encore plus efficace, c’est quelque lourde humiliation qui tombe sur nous comme un coup de trique et qui nous fait choir dans la posture convenable : le nez à terre et l’âme en sang.

Alors la lèpre d’orgueil se détache et tombe en écailles autour de nous. On comprend le peu qu’on valait. On déteste sa présomption. Tout meurtri de la tribulation salutaire dont on vient d’être favorisé, on s’efforce de regagner le terrain perdu pendant qu’on se plaisait à soi-même. On aspire à mériter, de nouveau, l’amour de Notre Seigneur et, pour commencer, on file, quatre à quatre, au confessionnal.

En effet, nous confesser, c’est le seul moyen que nous possédions de nous nettoyer l’âme des épluchures que les tentations y projettent. Même si l’on n’y a pas consenti formellement, même si l’on n’a guère mis de complaisance à les envisager, il est bon d’effacer le plus tôt possible les taches dont elles nous maculèrent.

C’est que lorsqu’on eut l’imagination et la volonté longuement sollicitées par la tentation, on devient semblable au chauffeur qui arrive à l’étape après une course de plusieurs centaines de kilomètres en auto. Les poussières et les fanges des pays qu’il traversa le couvrent d’un enduit bariolé dont une douche copieuse parviendra seule à le délivrer. Il se sent mal à l’aise ; il respire avec peine tant que de larges ablutions ne l’ont point rendu net. Ainsi de la confession : elle débarbouille notre âme des corpuscules diaboliques dont la tentation l’encombra pour paralyser en elle les mouvements de la grâce.

Mais parfois, et surtout lorsque nous sommes encore mal guéris de notre orgueil, on se résout difficilement à user du remède. Afin de maintenir son emprise, le Diable nous suggère toute une kyrielle de sophismes.

En veut-on quelques-uns ? Voici.

— Après tout, se dit-on, maintenant que les choses sont allées aussi loin, pourquoi ne pas céder à la tentation ? Quand je lui aurai obéi, les images dont elle m’obsède s’effaceront et j’aurai la paix. D’ailleurs, en esprit, je me suis complu à caresser leurs séductions. Et donc l’acte n’ajoutera pas grand’chose à mon péché.

Ou bien : — Mon confesseur est très occupé. J’aurais honte de le déranger pour de telles vétilles sur l’importance desquelles il se peut que je m’abuse. Je vais l’ennuyer sans motif. Et à quoi servirait de lui soumettre ces piètres rêveries ?

Ou encore : — J’ai bien le temps ; il n’y a pas de raison pour ne pas attendre le jour où j’ai l’habitude de me confesser.

Dans le premier cas, c’est une malice très virulente qui nous incite à la chute puisque nous savons, par expérience, que si nous cédons à la tentation, notre penchant à mal faire, loin de s’apaiser, se fortifiera par notre défaillance et que bientôt, il réclamera, de façon plus impérieuse, des satisfactions nouvelles. En outre, c’est nous mentir à nous-mêmes que de prétendre qu’il n’est guère plus grave d’accomplir une faute que de penser à la commettre. En effet, nous n’ignorons pas qu’il y a une certaine différence centre le fait d’avoir envie de se vautrer dans la crotte et celui de s’y rouler réellement.

Dans les deux autres cas, c’est notre amour-propre, c’est-à-dire notre ennemi le plus intime qui nous leurre. Toutes les échappatoires, tous les subterfuges lui sont bons pour retarder le moment de s’humilier par un aveu. Or, nous ne savons si ces hantises tentatrices que nous considérons comme des vétilles ne sont pas, au contraire, les indices d’un état d’âme fort inquiétant. Il n’y a que le confesseur qui ait grâce d’état pour en décider. Quant à l’objection qu’on ne veut pas le déranger, elle ne tient pas debout. Un prêtre, conscient de son devoir, se gardera bien d’invoquer ses occupations pour refuser son assistance au pénitent qui vient lui confier son trouble.

Quant à la ruse dilatoire qui consiste à se dire : — J’ai bien le temps, elle est des plus piteuses. Pour reprendre la comparaison posée plus haut, c’est comme si le chauffeur, plein de poussière, déclarait ceci : — Il est vrai que je suis fort sale ; mais comme c’est aujourd’hui lundi et que j’ai l’habitude de prendre un bain le samedi, j’attendrai jusqu’à la fin de la semaine pour me nettoyer.

Si l’on demeurait de sang-froid, de telles réfutations des sophismes du Mauvais s’imposeraient d’elles-mêmes. Nous n’hésiterions pas à recourir, sans tergiverser davantage, au médecin de l’âme. Mais il arrive que la persistance de la tentation nous bouleverse si fort que nous ne parvenons pas à prendre notre parti. Un dialogue effarant s’engage en nous. Notre bon Ange nous dit : — Hâte-toi de te blanchir. Le Diable nous souffle : — Reste noir, c’est bien plus commode…

Quand on en vient au paroxysme de ce conflit, il n’y a qu’une ressource : se réfugier éperdument dans la prière, et dans la prière à la Sainte Vierge. Elle sait si bien la Bonne Mère que, sans son aide toute-puissante, nous ne parviendrions jamais à nous tirer du marécage où nous barbotons. Il faut lui crier avec une confiance toute enfantine : — Maman, au secours, Maman j’ai mal et je péris si vous ne me tendez la main !

Aussitôt, Elle nous désembourbe et Elle met en fuite le vieux serpent qui retourne se tapir, en grinçant des crocs, dans ses ténèbres.

Alors l’esprit se calme et rentre dans la voie saine de l’humilité et de la vraie contrition. Les velléités de révolte s’effacent comme les fantômes de la nuit au lever de l’aurore. On n’a plus qu’un désir : se purifier. Et tandis que s’aplanissent les dernières houles de la tempête, on se résout à se confesser en se récitant les beaux vers de Verlaine :

Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées :
L’espoir qu’il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de cœur avec sévérité d’esprit
Et cette vigilance et le calme prescrit
Et toutes ! Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d’aplomb, mais encor timides, débrouillées
A peine du lourd rêve et de la tiède nuit[4]

[4] Sagesse. Il faut recommander ce livre de foi brûlante, ne fut-ce que pour l’opposer aux rhapsodies, empruntées à d’impardonnables mirlitons, qui encombrent de leurs réclames la presse catholique.

Certes, le bien-être moral, et même physique, qui résulte d’une bonne confession vaudrait à lui seul qu’on n’hésite pas à recourir, dès le pressentiment d’un péril, au sacrement de pénitence. Mais la joie de se remettre en état de grâce se double si l’on prend conscience que par là, on redevient le coopérateur de Jésus-Christ.

Oui, le coopérateur : car ne formons-nous pas, nous chrétiens, le corps mystique dont le Sauveur est la tête ? C’est, je crois, dans ce sens qu’on peut entendre le verset de saint Paul : « Comme le corps n’est qu’un, quoiqu’il ait plusieurs membres, et que tous les membres de ce seul corps, quoiqu’ils soient plusieurs, ne forment qu’un corps, il en est de même de Jésus-Christ. »

Si donc, en pensée, en parole ou en action, nous avons manqué à l’Esprit que ce Chef adorable fait circuler en nous, par sa Grâce, comme un arbre fait circuler la sève dans ses branches, nos œuvres ne nous sanctifient plus. C’est en vain que nous multiplions les élans de notre foi, notre prière ne s’élève pas vers le ciel. Nous voudrions qu’elle monte comme une alouette au zénith accueillant et voici qu’elle rampe dans les sillons comme un ver de terre.

On ne saurait demeurer dans un pareil état d’inertie vagissante, car on se désole trop de sentir l’harmonie rompue entre le Sauveur et nous. Du jour où la notion nous est acquise qu’en enfreignant, ne fut-ce que par la pensée, les préceptes de Notre-Seigneur, nous le faisons souffrir comme le corps souffre de la blessure qui lèse un de ses membres, nous ne pouvons plus supporter une aussi énorme iniquité. Nous avons hâte de récupérer, par l’absolution et la pénitence, notre intégrité afin de revêtir de nouveau la robe blanche des serviteurs zélés qui obéissent à Jésus avec le même empressement que chez un homme sain, les organes mettent à obéir au cerveau qui les dirige. Ah ! sentir, d’une façon vivante et permanente, cette communion entre notre Rédempteur et nous, comprendre qu’en gardant la souillure du moindre péché nous le blessons dans son amour, c’est la plus grande grâce qui puisse nous être accordée…

C’est pourquoi le pauvre converti que les tentations tourmentent fera bien de ne pas les laisser s’engraver dans son âme. Sans ergoter avec son amour-propre, sans écouter le démon qui lui souffle des conseils de négligence et d’atermoiement, il ira au confesseur afin d’être délivré des voix insidieuses qui le poussent à méfaire. Et, chemin faisant, il rendra témoignage à la vérité en s’excitant à la contrition par quelque prière de ce genre :

Seigneur, au jardin des Olives, tandis que tu agonisais et que tu suais du sang pour mes péchés, mes yeux, plein de paresse, se sont clos et j’ai dormi plutôt que de prier avec toi.

Seigneur, pendant que les verges te meurtrissaient, mes mains cueillaient, dans la forêt ardente de la luxure, des baguettes flexibles pour remplacer celles que tes bourreaux avaient brisées sur toi.

Seigneur, à la minute même où l’on te couronnait d’épines, mes pieds me portaient au temple de la vaine gloire pour que mon orgueil y quémandât un diadème d’or et de pierreries.

Seigneur, pendant que tu ployais sous ta croix dans le chemin du Calvaire, je détournais lâchement la tête pour ne pas m’apitoyer sur ta souffrance et je prêtais une oreille complaisante aux sarcasmes de la populace qui t’outrageait.

Seigneur, quand on t’a crucifié, j’ai fourni le marteau pour enfoncer les clous, j’ai mis du fiel sur l’éponge, j’ai appuyé sur la hampe de la lance pour qu’elle te perçât le cœur de part en part ; comme tu mettais trop longtemps à mourir, l’impatience me dessécha la bouche et j’ai bu le vin de la colère dans une coupe tachée de ton sang ; comme l’odeur de tes plaies et de ta fièvre incommodait mes narines, j’ai reniflé des parfums rares dans des fioles de cristal.

Je t’ai renié par tous mes sens, par toutes mes pensées, par tous mes désirs, par tous mes actes… et maintenant que tu ruisselles de larmes et d’ordures à cause de mes fautes, je comprends que je ne puis vivre qu’en toi, et je suis infiniment misérable.

Au nom de ta Mère immaculée, au nom de l’Archange flamboyant, au nom de ton Précurseur, au nom de tous les Saints qui t’aiment et t’assistent durant la Passion perpétuelle que mes péchés t’infligent, aie pitié de moi. Pardonne-moi, car je me repens, purifie-moi, car je suis couvert de taches. Rends-moi ta Grâce afin que, désormais, je veille avec toi sous les oliviers, afin que je dompte, sous les verges qui te frappent, ma sensualité, afin que je lacère mon orgueil aux épines de ta couronne, afin que je t’aide à porter ta croix comme tu m’aideras à porter la mienne, afin que je meure d’amour à ta droite et que j’entre au paradis avec le bon Larron.

Ah ! cette oraison si elle est dite d’un cœur qui ne veut plus faire souffrir Jésus-Christ, prépare merveilleusement à la confession.

L’absolution reçue, la vertu du Sacrement est telle qu’on se sent l’âme semblable à un champ de roses après une de ces pluies tièdes de printemps que le soleil léger nuance d’arc-en-ciel.

Le cœur dégagé, les regards limpides et rajeunis, alerte en sa vigueur nouvelle et lavé à fond, le chauffeur remonte dans l’auto de la vie quotidienne. Armé contre les tentations futures par la Grâce reconquise, il ne court pas trop de risques à se lancer, en quatrième vitesse, sur la route de son salut.

IV
LES ATTAQUES DÉMONIAQUES

A l’époque actuelle, il semble que les cas de possession diabolique se manifestant par des actes extérieurs tels que cris, blasphèmes, contorsions au contact ou à l’approche d’un bon prêtre ou d’un objet sacré se soient faits plus rares. Une des raisons de cette dérobade apparente du Mauvais a été indiquée par Benson dans son chef-d’œuvre : la Lumière invisible. Je cite : « On dirait vraiment que la Grâce divine possède un certain pouvoir, s’accumulant à travers les générations, un pouvoir de saturer de soi jusqu’aux objets matériels. L’énorme quantité de sacrifices et de prières, au cours des âges, semble avoir réussi à contenir Satan et à empêcher ses manifestations les plus formidables. Malgré la diffusion de l’apostasie, malgré un véritable culte publiquement offert à l’Esprit des Ténèbres, l’air n’en reste pas moins tout imprégné de grâce et il est rare qu’un prêtre ait à s’occuper d’un cas de possession — encore que l’on doive bien se garder de croire les cas de ce genre tout à fait disparus… Ceux-mêmes qui ont renoncé à la faveur de Dieu se trouvent admis à participer de sa grâce dans chaque moment de leur vie. Ils ont autour d’eux des églises, des couvents, des personnes pieuses et saintes dont, à leur insu, ils recueillent les bienfaits. Les murs mêmes de nos églises et de nos maisons sont pénétrés par la prière. »

Dans les contrées depuis longtemps catholiques, cette saturation du milieu par la Grâce est incontestable. Il est certain qu’en France, par exemple, la masse de prières et de grâces reçues va s’accroissant et que continuant à s’irradier, d’un foyer tel que Lourdes, elle préserve le pays de certaines catastrophes formelles qui, sans cela, seraient suscitées par le Mauvais et par ses adeptes, plus ou moins conscients, de la Maçonnerie et de la Libre Pensée.

Mais il faut admettre aussi que, vu les progrès de l’impiété, le Diable possède un grand nombre d’âmes dès le berceau. C’est pourquoi il s’abstient de se manifester par les hurlements et les convulsions de ceux qu’il habite. Ce lui était un moyen efficace de tourmenter et d’effrayer les fidèles aux époques de foi générale. Aujourd’hui que la foi se raréfie et qu’il a réussi à faire nier, ou presque, sa puissance, voire son existence même par des esprits qui se croient religieux, il n’a pas besoin de se donner tant de peine. Le seul fait que, sous son inspiration, l’on ait appelé « siècle des lumières » le temps de ténèbres où nous sommes condamnés à faire notre salut prouve combien son action latente s’exerce aisément sur la majorité de nos contemporains. Il y a toujours des sataniques pour outrager avec ostentation l’Église de Dieu, mais il y a surtout des indifférents pour s’enliser et s’assoupir dans la vase d’une existence dénuée de toute croyance religieuse. Il est à craindre que ceux-ci ne soient aussi dangereusement possédés que ceux-là. N’usant jamais des Sacrements, ces âmes inertes finissent par pourrir. Ainsi se développe l’atmosphère de corruption qui flotte autour de nous et qui donne aux fidèles l’impression de circuler parmi des cadavres ambulants.

On comprend que le diable profite de conditions aussi favorables à l’exercice de son pouvoir pour multiplier ses attaques contre les âmes qui s’efforcent de vivre en Dieu et de persévérer dans l’oraison malgré l’ambiance adverse. Sitôt qu’il a vérifié qu’elles se maintiennent en état de grâce, sitôt qu’il a constaté que les tentations les plus violentes ne les inclineront pas au péché mortel, il entre en rage. Incapable de les pervertir, il se venge en employant toutes ses ressources à les bouleverser par des tempêtes d’ordures et d’épouvantes. Auprès de certaines, il va jusqu’aux sévices physiques, comme ce fut le cas pour le Bienheureux curé d’Ars. Mais le plus souvent, son dépit s’exerce par un afflux de pensées abominables dans l’esprit de ceux qu’il obsède. Ne pouvant rien contre leur volonté, il projette des tombereaux d’immondices dans leur imagination.

Les vies des Saints fournissent des milliers d’exemples de ces horribles manigances. Mais combien d’âmes qui, sans être arrivées à la sainteté, essaient de progresser dans la vertu, les subissent également !

Je mentionnerai quelques cas de ces assauts démoniaques d’après des relations dont je ne puis suspecter l’exactitude.

Quelqu’un raconte : — Un jour, après la messe, j’étais occupé à réciter les litanies de la Sainte Vierge et je puis affirmer que je m’y adonnais de tout mon cœur. Je venais de communier ; j’avais fait une action de grâces des plus ferventes. Rien donc ne pouvait me laisser soupçonner l’étrange tribulation qui allait fondre sur moi.

Je formulais lentement et avec une joie pensive chacune des invocations. Je me baignais dans les louanges de la Bonne Mère comme dans une eau tiède et bleue dont le miroitement m’emplissait l’âme d’une paix lumineuse.

J’en étais arrivé à : Mater castissima ora pro nobis, quand, soudain, une voix croassante s’éleva en moi, avec une rapidité inouïe ; elle criait ces mots ignobles : « C’est une gueuse… »

Qu’on excuse la précision avec laquelle je rapporte cette horreur. Elle est nécessaire pour marquer le contraste brutal entre mon état d’esprit à ce moment et ce que j’étais forcé d’ouïr.

L’ordure fut articulée d’une façon si nette que je dus m’interrompre et que je regardai, tout effaré, autour de moi, car il me semblait impossible que mes voisins n’eussent pas entendu. Mais personne n’avait levé la tête. Je crus à une illusion de ma part d’autant que je n’avais jamais rien ressenti de pareil. Quoique fort ému je repris ma récitation.

Alors la chose affreuse recommença : toutes les invocations furent doublées, pour ainsi dire, d’insultes effroyables à l’adresse de la Sainte Vierge. Cela s’enroulait autour des litanies comme du houblon autour d’une perche. L’obsession devint bientôt tellement despotique que malgré le dégoût qui me faisait frémir jusqu’au fond de l’âme, il me fallut prêter l’oreille à une enfilade d’outrages indicibles lancés, comme des paquets de boue, à la face de l’Immaculée. Cela dura longtemps. Puis l’attaque se termina par un sombre éclat de rire dont les échos répercutés me déchiraient le cœur.

Tout tremblant, je sortis de l’église. Je ne savais à quoi attribuer cette éruption de fange. J’avais le sentiment absolu que je n’y avais consenti en rien et je ne parvenais pas à comprendre comment une telle vomissure d’égout avait pu souiller l’autel que j’ai élevé dans mon âme à ma Mère tendrement aimée : la Madone. — Heureusement l’idée me vint d’aller trouver mon directeur qui m’expliqua la chose et me rassura…

Une autre personne écrit : — On venait de sortir le Saint Sacrement du tabernacle ; l’ostensoir était exposé sur l’autel. Je m’unissais, plein d’adoration et d’amour, au chant du Tantum ergo lorsque, tout à coup, je ne sais qui en moi — mais ce n’était pas moi-même — se mit à proférer des railleries atroces qui se dardaient, avec des grincements de haine, vers l’hostie. En même temps, mon âme était soulevée et comme projetée en avant et il me fallait toute ma volonté pour retenir un flot de blasphèmes qui montaient à mes lèvres des profondeurs les plus obscures de mon être. L’impulsion était si violente que je dus me bâillonner la bouche avec les deux mains. J’aurais mieux aimé mourir que d’émettre les saletés innommables qui m’emplissaient la pensée et pourtant je ne pouvais les empêcher de fuser dans mon cerveau comme les engins d’un feu d’artifices diabolique.

L’abominable prestige dura jusqu’à la fin du chant et de l’oraison qui le suit. C’est seulement quand le prêtre donna la bénédiction qu’il s’évanouit soudainement comme il était venu.

— Il faut, me dis-je alors, compenser cette vilenie dont je ne puis être responsable. Et ce fut avec la foi la plus ardente que je m’unis aux invocations pour la réparation des outrages faits au Saint Sacrement qui terminaient l’office. Ensuite je demeurai longtemps à genoux et je multipliai les actes d’adoration jusqu’à ce que mon âme se trouvât un peu consolée…

Un troisième récit est d’un ordre un peu différent. Il provient d’une personne assez avancée dans la vie spirituelle et qui, ayant eu à supporter beaucoup d’attaques démoniaques, apprit à leur tenir tête sans se troubler.

— Cette nuit-là, dit-elle, je m’étais endormi tout de suite après avoir dit mes prières du soir. Je note que ma santé était excellente et que nulle préoccupation grave ne m’agitait l’esprit. Je reposais enseveli dans un de ces bons sommeils sans rêves qui réparent si merveilleusement les forces. Brusquement, je fus réveillé en sursaut par des coups brefs, frappés dans le mur tout près de ma tête. Je me mis sur mon séant. Après quelques secondes occupées à me frotter les yeux et à reprendre conscience du réel, je me demandai ce qui arrivait. Je crus d’abord qu’on avait heurté à ma porte et je criai d’entrer. Nulle réponse. J’allais me réétendre en récitant un Ave Maria pour les âmes du Purgatoire, comme c’est ma coutume quand je me réveille la nuit. Mais les coups recommencèrent, nombreux et plus précipités. Je ne pouvais m’y tromper : c’était bien dans le mur qu’ils étaient frappés.

Alors il ne fut plus question de dormir. Très lucide et très calme, car je sentais s’approcher la Malice qui toujours veille, je me prémunis d’un large signe de croix et j’attendis. Je me rappelle que la pleine lune répandait une lumière éclatante dans la chambre. Il faisait si clair que je distinguais les aiguilles de ma montre posée sur la table de nuit, à côté de moi. Je vis qu’elles marquaient deux heures.

Cependant les coups avaient cessé. Rien ne bougeait dans la maison. J’attendais en priant, lorsque je découvris que la chambre s’emplissait peu à peu de formes vagues, comme brumeuses, qui se rangèrent en demi-cercle autour de mon lit. Elles prirent bientôt une apparence plus précise. Je vis alors des figures farouches, aux traits humains mais d’expression bestiale, qui se penchaient vers moi. Je ne sais quelles lueurs rougeâtres scintillaient sourdement dans leurs prunelles. Elles marmottaient des paroles vagues et confuses et d’abord si embrouillées que je ne pus en saisir le sens. Puis cela devint plus net et j’entendis alors, parmi des blasphèmes et des injures, d’effroyables menaces. Ceci, entre autres : — Cochon baptisé, tu as beau te gaver de ton Jésus, nous t’arracherons les tripes !…

J’étais fixé : d’autres fois, et dans des circonstances analogues, j’avais reçu des visites du même genre. Je savais qu’il n’y avait qu’à me tenir ferme dans la prière pour finir par déconcerter mes assaillants.

Les regards fixés sur mon crucifix, je murmurai la conjuration de saint Ambroise :

Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata,
Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora…

Alors le courroux des larves s’enflamma davantage. D’autres démons, d’un aspect plus affreux encore, surgirent dans la clarté lunaire. Ce fut au point que la chambre en était littéralement bondée. Tous hurlaient, crachaient, sifflaient. Ils faisaient un tel vacarme que je me dis : Sûrement, ils vont réveiller tout le monde…

Mais le silence et le sommeil continuaient de régner sur la maison. Je compris que tout ce tapage était pour moi seul.

Voyant qu’elle ne réussissait pas à m’effrayer, la horde infernale se mit à secouer mon matelas, puis à me rouer de coups… Vous me croirez si vous voulez : Tandis qu’ils me houspillaient de la sorte, je ne pouvais m’empêcher de leur rire au nez et de leur dire : — Vous vous fatiguez sans résultat, sales démons !

En effet, je sentais, d’une façon inexprimable qu’étant en état de grâce et gardé par la prière, je n’avais rien à craindre. Et puis ce calme étonnant qui me tenait l’âme si paisible à travers la tourmente, j’avais l’intuition très nette que je le devais à la sainte Vierge.

Je la savais près de moi et je me rendais compte qu’une panique irrésistible m’aurait culbuté si j’avais été laissé à mes seules forces.

L’essaim diabolique sentit également sa présence. Il se tut soudain et me lâcha. Puis je le vis tourbillonner, comme des feuilles sèches, dans la chambre et enfin, tout disparut.

Il n’y eut plus que le clair de lune et le silence.

J’eus la curiosité de regarder ma montre. Il était quatre heures moins vingt-cinq. L’attaque avait duré plus d’une heure et demie…

Comme on le remarque, l’attaque démoniaque se distingue nettement de la tentation. Dans la première, le Mauvais s’applique à nous présenter, de la façon la plus imprévue, des images et des pensées n’ayant aucun rapport avec nos habitudes d’esprit. Car quel est le croyant qui serait capable d’outrager, avec réflexion, le Saint Sacrement ou la Sainte Vierge ? Dans la seconde, au contraire, la partie inférieure de notre âme entre en jeu. Le diable veut nous induire à pécher et, pour arriver à ses fins, il dirige son effort sur nos faiblesses et sur les plus invétérés de nos défauts. Ne fût-ce que pour lui résister nous employons de la volonté et donc nous portons notre attention sur le point menacé. Tentés, nous délibérons. Attaqués, nous subissons.

Il semble aussi que l’attaque démoniaque soit, dans l’ordre surnaturel, la contre-partie des grâces extraordinaires dont Dieu favorise parfois, à l’improviste, les âmes qu’il a le dessein de perfectionner. De même que le fidèle, comblé de ces grâces, en est investi d’une façon toute gratuite, de même c’est aux moments où il est le plus éloigné de méfaire que le Diable se divertit à l’effrayer par des impulsions dégoûtantes.

Si attristantes, si déconcertantes qu’elles soient, on peut tirer quelque consolation de ces horreurs, puisqu’elles démontrent à quel point le Mauvais se trouve désappointé lorsque nous échappons à ses embûches. Il est alors pareil à un vermineux et rancunier trimardeur qui, chassé du logis où il espérait faire prospérer sa crasse, se venge en souillant le seuil de ses ordures et en crachant au nez du propriétaire.

La conduite à tenir dans ce cas est indiquée, sous une forme charmante, dans une lettre de saint François de Sales à sainte Chantal qui se plaignait d’attaques démoniaques : « C’est bon signe, écrit-il, que le diable fasse tant de bruit et de tempête autour de la volonté ; c’est signe qu’il n’est pas dedans… Laissez courir ce vent et ne prenez pas le fifrelis des feuilles pour le cliquetis des armes. »

— Et puis, ajoutait celui qui eut à supporter l’attaque nocturne, relatée ci-dessus, on doit se trouver heureux d’être éprouvé de la sorte, car c’est encore un moyen de se conformer aux souffrances de Notre-Seigneur. Lorsqu’au jardin des Oliviers, il voulut ressentir, selon son humanité, toutes les douleurs que lui infligent nos péchés, le diable, j’imagine, aggrava son agonie par des représentations cent fois plus ignobles encore que les sales images dont il nous afflige quelquefois. Si la plus innocente des victimes a été traitée ainsi, nous, coupables, de quoi aurions-nous le droit de nous plaindre ? Ah ! plutôt, réjouissons-nous et confions-nous dans cette parole de l’Apôtre : « Nous ne sommes les cohéritiers du Sauveur qu’autant que nous souffrons avec lui[5] ! »

[5] Saint Paul, Ép. aux Romains, VII, 17.

V
L’ARIDITÉ

Il est, dans la vie intérieure, des périodes où l’âme se sent tout heureuse. L’oraison, la méditation, l’assistance aux offices, les sacrements la pénètrent de félicité. La Grâce la soulève et l’emporte dans des espaces de lumière. Nul acte ne lui coûte qui la rapproche de Dieu. Ailée, souple, agile, elle vole éperdument vers les sommets, comme une alouette qu’enivre le renouveau.

Avec quelle ampleur on savoure alors la joie de ne plus toucher terre et de reconnaître en soi, autour de soi, la présence divine. Les bruits du monde ne vous parviennent plus que comme de sourdes rumeurs qui s’étouffent dans du brouillard. C’est en vain que les hommes se démènent pour le régal de leurs passions, ils apparaissent semblables à des ombres confuses esquissant de vagues gestes sur un paravent grisâtre. Le spectacle et la fête sont autre part : au seuil du cœur inondé d’amour de Jésus-Christ. Et l’âme qui sait qu’elle tombera bientôt dans ce foyer, comme une comète dans le soleil, s’épanouit d’allégresse radieuse au seul pressentiment de sa transfiguration auprès de l’adorable Essence.

Ah ! si l’on pouvait évoluer toujours dans cette atmosphère brûlante où surabondent les grâces sensibles !…

Dieu ne le permet pas. Il veut que nous méritions notre salut par la souffrance. Lorsqu’il nous octroie, de la sorte, un avant-goût de la béatitude, c’est afin que nous nous donnions entièrement à Lui. C’est afin que le souvenir de sa Face entrevue nous soit un réservoir d’énergie où nous puiserons pour le reconquérir lorsqu’il lui plaira de paraître se dérober.

Éclipse nécessaire mais combien douloureuse ! Tout à l’heure, l’âme était pareille à une futaie par un beau temps de la mi-été ! Ses frondaisons de prières s’imprégnaient d’or fluide. Le ciel bleu riait aux interstices des feuilles. Des ombres fraîches et veloutées couraient sur le gazon. La musique câline du vent se mêlait au murmure roucouleur des sources.

Maintenant la futaie s’effrite : il n’y a plus qu’un pauvre arbre dépouillé enfonçant ses racines maigres dans un sol sec et plein de silex. Toute clarté meurt au ciel couleur de plomb d’où ne descendent que des souffles âpres qui tordent, en un cliquetis désolé, les branches noires et nues. Parce qu’on ne sent plus couler les eaux vives de la Grâce, l’aridité s’empare de l’âme pour en faire une solitude qu’une nuit très obscure envahit tout entière…

Quelqu’un qui connaît cet état de sécheresse glacée où il semble que Dieu nous abandonne totalement décrit ainsi ses souffrances : — J’étais entré dans une chapelle de Carmélites pour y adorer le Saint-Sacrement. D’habitude, à peine m’étais-je agenouillé qu’un élan de ferveur m’emportait vers Jésus. Je me sentais tout de suite en familiarité avec Lui. Je lui disais ma tendresse. Et aussitôt, un flot d’amour, irradié du tabernacle, venait à la rencontre de mon âme pour la submerger et l’emporter dans l’infini du ravissement.

Mais ce jour-là, rien de pareil ne se produisit. Mon âme était inerte, comme engourdie dans une somnolence invincible. Elle demeura muette. En même temps, nul réconfort ne me vint de l’autel. On aurait dit que Notre-Seigneur s’était éloigné, laissant le ciboire vide. Moi qui étais accoutumé à sa présence, je me sentis soudain affreusement seul et je compris que j’allais pâtir.

Peu après je crus découvrir que Jésus se tenait à une distance inouïe au-dessus de moi. Entre la hauteur où il s’était retiré et l’habitacle misérable où je grelottais d’angoisse, il y avait des épaisseurs accumulées de ténèbres.

Je ne sais comment exprimer cela. L’encre gèlerait dans la plume avant qu’on trouve les mots pour rendre cette sensation d’être séparé de Dieu par un abîme dont aucun calcul ne pourrait chiffrer l’étendue. Supposez un homme descendu au fond d’un puits creusé à plusieurs centaines de mètres sous la terre. Il n’a pas d’espoir de remonter jamais à la surface. Tout ce qu’il découvre, en levant les yeux vers l’orifice, c’est une petite étoile piquée, comme une tête d’épingle, au plus noir du ciel horriblement lointain. Et son scintillement presque imperceptible va en diminuant à mesure qu’il la dévore du regard.

Bien que trop faible, cette image peut donner une idée approximative de mon isolement et de ma détresse quand j’eus acquis la conviction que Jésus m’avait quitté.

Durant les semaines qui suivirent, ce sentiment d’abandon s’aggrava de peines presque intolérables. Mon âme restait sèche, froide, immobile comme le lit d’une rivière tarie en décembre. Elle était, pour ainsi dire, la terra invia et inaquosa du Psalmiste. J’éprouvais de la fatigue et de l’ennui à prier. Formuler des actes de foi, d’espérance, de charité, de contrition m’était insipide. A la messe quotidienne, je ne m’unissais que d’une façon toute machinale aux demandes et aux oblations du Sacrifice. Du commencement à la fin, je me répétais : « O Dieu, puisque tu es ma force, pourquoi m’as-tu repoussé ? » Puis je pleurais, la figure enfouie dans mes mains. Quand je communiais, mon cœur, naguère plein d’effusion reconnaissante au contact de son Sauveur, restait plus pétrifié qu’un coquillage fossile dans un bloc de grès. Mon âme gisait, presque morte. Était-ce donc que je n’aimais plus Dieu ? J’étais sûr du contraire, car je distinguais bien que c’était seulement à cause de son absence de moi que je souffrais si fort. Aussi, je passais les heures dans l’attente anxieuse de quelque chose qui aurait dû arriver et qui n’arrivait pas. En proie à une langueur fébrile, je me répétais :

— Est-ce pour toujours, ô mon Dieu, que vous m’avez abandonné ?

A la longue, je finis par me répondre :

— Après tout, il est le Maître. Qu’il ne m’aime plus, c’est son droit, mais il ne m’empêchera pas de l’aimer quand même.

A force de me le redire, l’idée me naquit que cette constance dans l’abnégation et cette volonté d’amour désintéressé, c’était justement ce que Dieu exigeait de moi. Une lumière me vint également par cette phrase de l’Imitation : « Plus un homme avance dans la vie spirituelle, plus il se trouve surchargé de croix parce que l’amour lui fait sentir la peine de son exil. »

Méditant sur ce texte et mettant en parallèle mes joies d’hier avec mes afflictions d’aujourd’hui, je compris enfin ceci : Au début de nos progrès dans la voie étroite, Dieu nous prodigue des consolations manifestes, des grâces presque palpables pour nous stimuler à la vertu. Il nous soutient sous les aisselles comme un père qui apprend à marcher son enfant. Quand il nous juge assez forts pour avancer d’un pas plus assuré, il retire sa main et se cache. Mais son regard plein de sollicitude ne cesse de nous suivre. Nous croyons qu’il est parti très loin et jamais il n’a été aussi près de nous. Seulement, nous n’en avons plus conscience, et de là, notre désolation.

Pour moi, dès que j’eus saisi que cette épreuve marquait le passage entre deux degrés de la vie spirituelle, celui qui se présentait étant plus élevé que celui dont je m’attardais à regretter l’assise, je résolus d’attendre avec patience, le bon plaisir de Dieu. J’en fus largement récompensé par la suite car à cette nuit des sens que je venais de traverser succéda une aurore où je reçus des grâces d’ordre intellectuel qui me rendirent toujours plus amoureux de la Croix…

On ne saurait ajouter grand’chose à cette description si précise de l’état d’aridité, de ses causes et de ses effets. Je soulignerai seulement que lorsqu’il le produit en nous, Dieu nous fait une grande faveur, puisqu’il manifeste par là son dessein de nous hausser de l’enfance spirituelle à l’âge viril de la foi.

Que nous continuions à prier, à communier à obéir aux commandements de Dieu et de sa sainte Église, pendant toute la durée de l’épreuve, sans retirer aucun fruit sensible de notre fidélité, c’est un grand signe que nous ne sommes pas abandonnés. Je sais bien que cette péripétie est affreusement pénible à supporter. On aime tant Notre-Seigneur ; on s’est fait une si suave habitude de le voir nous tendre ses mains percées par les clous pour que nous les couvrions de baisers sanglotants et de larmes.

Or, voici qu’il les retire et que nos lèvres s’écorchent sur les aspérités d’un mur de granit !

Mais patience : l’épreuve victorieusement subie, on entre dans des régions de haute lumière auprès desquelles les pays qu’on traversa jadis et qu’on trouvait si beaux ne nous apparaissent plus que comme des brumes polaires.

Et, au surplus, pauvres boiteux, qui clopinons sur les routes inférieures, n’avons-nous pas l’exemple des Saints qui marchent, à grands pas héroïques, dans les voies les plus élevées de la sécheresse et de la déréliction ?

Au début de sa vocation, la Bienheureuse Marguerite-Marie subit une épreuve de ce genre. Mais elle obéit à sa maîtresse des novices qui lui disait : « Tenez-vous devant Dieu comme une toile d’attente devant un peintre. »

Efforçons-nous donc de l’imiter.

Ou encore appliquons-nous ces paroles de saint François de Sales. Évoquant l’exemple de sainte Madeleine qui pleure au pied de la croix, tandis que les ténèbres couvrent la terre, il dit : « Oh ! qu’elle devait être mortifiée de ne plus voir son cher Seigneur ! Elle se relevait sur ses pieds, fichait ardemment ses yeux sur lui, mais elle ne voyait qu’une certaine blancheur pâle et confuse. Elle était néanmoins aussi près de lui qu’auparavant… »

Ainsi, attendons l’heure de Dieu : elle finit toujours par sonner. Et enfin n’oublions pas qu’il se tient sans cesse à côté de nous, même et surtout lorsque, perdus dans la nuit nécessaire à quiconque progresse vers Lui, nous ne sentons plus son adorable présence.

NOTES

On pourrait multiplier les textes où l’état d’aridité fut décrit, bien mieux que je ne saurais le faire, avec toutes ses souffrances et ses angoisses. Saint Jean de la Croix dans son livre : la Nuit obscure et dans sa Montée du Carmel l’analyse en des termes d’une puissance merveilleuse.

Sainte Catherine de Gênes en parle également dans son Traité du Purgatoire, d’après son expérience personnelle. En voici un passage des plus caractéristiques : « Dieu forme autour de mon intérieur comme un siège qui le sépare et l’isole de tout, en sorte que toutes les choses qui jadis procuraient quelque rafraîchissement à ma vie spirituelle m’ont été peu à peu enlevées. Maintenant que j’en suis privée, je reconnais que j’y avais cherché une pâture et un soutien trop naturels… En même temps, la peine que me fait éprouver le retard de mon union avec Dieu devient de plus en plus intolérable. »

Sainte Angèle de Foligno, dans le livre de ses Visions et Instructions, précise combien l’âme se trouve près de Dieu durant les heures même où elle se croit le plus délaissée. Elle dit : « Un père qui aime beaucoup son fils lui donne avec mesure les aliments. Il mêle de l’eau à son vin. Ainsi de Dieu : il mêle les tribulations aux joies et dans la tribulation, c’est encore lui qui nous tient. S’il ne la tenait pas, l’âme s’abandonnerait et tomberait en défaillance. Au moment où elle se croit abandonnée, elle est aimée plus qu’à l’ordinaire. »

Sainte Térèse recommande l’espoir et la patience : « Cette peine est très grande, je l’avoue ; mais si nous supplions avec humilité Notre-Seigneur de la faire cesser, croyez qu’il exaucera nos vœux. Dans sa bonté infinie, il ne pourra se résoudre à nous laisser ainsi seuls et il voudra nous tenir compagnie. Si nous ne pouvons obtenir ce bonheur en un an, travaillons pendant plusieurs et ne regrettons pas un temps si bien employé. Point d’obstacle invincible dans une si sainte entreprise. Ainsi, courage, je le répète. » Chemin de la Perfection, ch. XXVII.

Même si l’épreuve se prolonge durant des années, elle finit toujours par des faveurs de l’ordre le plus élevé. Dans son livre si substantiel : Les Grâces d’oraison, le Père Poulain cite ce cas : « On a un exemple remarquable des lenteurs de Dieu dans la vie d’une carmélite française, morte au commencement du siècle actuel. Elle entra en religion à l’âge de trente ans, et pendant quarante-deux ans ne fit que se débattre contre les épreuves intérieures les plus dures, luttant sans trêve, sans aucun adoucissement, vivant de la foi aveugle et nue. Soudain, à soixante-douze ans, elle fut élevée à des grâces extraordinaires. Elle trouva le ciel sur la terre et disait : — Je ne crois plus, je vois. Il en fut ainsi jusqu’à sa mort, arrivée onze ans plus tard. »

Voici une petite paraphrase du psaume 62. Je la composai pour me la réciter pendant les jours d’aridité. Elle ne vaut pas grand’chose. Mais enfin j’y trouvai un peu de consolation ; et j’espère qu’elle pourra en procurer à quelques-uns.

O Seigneur, Seigneur Jésus, voici une nouvelle aurore qui se lève, et mon âme demeure altérée de toi. Mon corps aussi a soif de sentir ta divine présence lorsque je reçois ton Eucharistie.

Mais tu te caches. C’est pourquoi, privé de toi, j’erre dans une lande aride où il n’y a pas de route qui mène au palais de tes consolations, où il n’y a pas de source pour offrir à ma langueur les flots étoilés de ton amour.

Le cœur pesant, l’âme pareille à cette solitude pierreuse, j’entre dans ton temple et je m’agenouille, plus faible et plus morne qu’un infirme. Et tu ne viens pas !…

Or, je donnerais cent fois ma vie pour sentir de nouveau ta présence miséricordieuse, car ta miséricorde vaut mieux que toutes les vies.

Reviens, Seigneur, afin que l’eau fraîche de ta grâce les ayant humectées, mes lèvres soient infatigables à te louer, pour que mes mains se joignent et s’élèvent en signe d’allégresse, spontanément, dès qu’on prononcera ton Nom.

Reviens Seigneur, sois le pain vivifiant de mon âme pour que mes lèvres et tout moi ne soyons qu’un frémissement d’adoration.

Reviens, Seigneur, fais que, même la nuit, quand je veille, anxieux, sur ma couche d’insomnie, ta présence me soit toujours évidente. Fais que, dès le jour levant, j’éprouve de l’allégresse à méditer tes splendeurs et tes bienfaits.

Souviens-toi que, par ton ordre, mon Ange gardien m’a défendu contre le prince de malice qui voulait attirer mon âme dans ses ténèbres perpétuelles.

Souviens-toi que dans le désert torride où tu m’abandonnes, je me suis abrité à l’ombre des ailes de mon Ange et que, pour me rapprocher, de toi, je l’ai suivi pas à pas.

Alors mon âme était accablée de tristesse ; mais elle se tenait dans l’espérance de te retrouver un jour.

Souvent, parce que j’ai cru en Toi seul, tu m’as souri à la minute même où je m’estimais le plus délaissé. Il me semblait que tu étais très loin et voici que tu étais tout près et que ton souffle me caressait soudain le front.

Eh bien, Seigneur, rappelle-toi tes bontés et daigne, par cette mémoire, abréger mon épreuve.

Ou, s’il est dans les desseins de ta sagesse, qu’elle se prolonge, ne permets pas que le découragement m’assaille. Ne laisse pas l’esprit d’amertume profiter de ma faiblesse pour m’endurcir à son image.

Qu’il échoue contre ma prière, qu’il prenne la fuite comme une poule traquée par un renard. Ou que ton Archange saint Michel l’écarte d’un flamboiement de son glaive. Et que le vent de l’épée lui ferme la bouche quand il voudra le maudire.

Mais plutôt, Seigneur, reviens bien vite. Fais de mon âme desséchée un jardin où sous la pluie suave de ta Grâce, les bonnes pensées fleurissent, odorantes comme des résédas, éclatantes comme des capucines, tressaillantes de ton amour, comme le feuillage des saules.

Et que la Sainte Vierge, douce jardinière, daigne cultiver les pauvres fleurs que je t’offrirai pour que tu les enlaces à ta couronne d’épines.

Ainsi-soit-il.

VI
LE MONDE

Nolite conformari huic sæculo, dit saint Paul. La sagesse mondaine répond aussitôt : « Il faut être de son temps. »

Au XXe siècle, être de son temps, cela consiste à tenir l’Évangile et ses préceptes pour un recueil de dictons surannés que tout homme convaincu de son droit au bonheur toise avec un sourire de mépris au coin des lèvres. C’est opposer à Dieu, à l’Église, aux vies de Saints, les machines à vapeur, le cinématographe et l’aéroplane. C’est surtout croire au progrès.

Chaque époque agite sa marotte. Celle des neuf-dixièmes de nos contemporains, c’est de se figurer que, grâce aux applications de la Science, nous connaissons et nous connaîtrons toujours d’avantage des félicités dont nos ancêtres ne possédaient même pas le soupçon.

Interrogez-les, ces affolés du progrès. Demandez-leur s’ils sont heureux. Sincères, ils vous répondront : — Nous ne le sommes pas, mais nous le serons sans faute demain…

Ah ! ce demain, qui ne vient jamais !

Car s’il existe une chimère décevante entre toutes c’est bien celle du progrès. Pour qui étudie, d’un esprit sans illusions, l’histoire du passé et la compare à celle du présent, pour qui observe que la nature humaine reste imperturbablement pareille à elle-même, à travers toutes les circonstances de temps et de lieu, l’évidence s’impose que, depuis la chute, les fils d’Adam ont tenté, de toutes les façons possibles, la conquête du bonheur terrestre. Il n’est pas de système qui n’ait été essayé, pas de doctrine qui n’ait été appliquée. Mille fois, l’on a cru qu’on avait trouvé le remède au mal de vivre. De siècle en siècle, on a réédifié la Tour de Babel. Toujours, une chiquenaude ironique de Dieu la fit choir dans la poussière. Et toujours l’homme s’est retrouvé identique à ce qu’il était la veille : avide, inquiet, déçu, en proie aux sept péchés capitaux.

C’est en vain qu’il tente d’échapper à cette inéluctable loi de la souffrance qui régit l’univers. C’est en vain qu’il torture la matière pour rassasier sa faim de jouissances sans efforts. C’est en vain qu’il voudrait enfanter dans la joie. La douleur, refoulée sur un point de son domaine, ne tarde pas à surgir sur un autre et à l’humilier comme auparavant.

Un axiome que rien ne saurait abroger, c’est celui-ci : Les désirs croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne. Je l’écrivais naguère, je ne puis que le répéter. J’ajouterai : tout désir qui n’est pas le désir du ciel n’apporte, une fois contenté, que désillusion, dégoût, aspiration vers quelque chose de mieux. C’est la pomme éternellement offerte par le Prince de ce monde. Mordez-y, elle vous laissera la bouche pleine de cendre et d’amertume. Plus vous reviendrez à ce fruit de malédiction, plus votre inquiétude s’accroîtra, plus vous vous éloignerez de cette paix promise par Notre Seigneur Jésus-Christ aux hommes de bonne volonté qui consentent à souffrir avec Lui.

Qu’elle est difficile à garder cette paix intérieure où l’amour de Dieu se renforce d’éloignement pour un monde qui le méconnaît ou le nie ! Qui s’efforce de l’acquérir et de la cultiver ne cesse d’être bousculé par une foule en fièvre dont toutes les facultés s’agrippent aux clinquants et aux piles d’écus, se fondent dans les soûleries de la débauche ou de la vanité. Comme ils se démènent, en hurlant, ces frénétiques, comme ils se hâtent, se coudoient, écrasent les faibles, comme ils tendent les mains vers un mirage démoniaque qui recule à mesure qu’ils galopent plus vite pour le saisir !

Le cœur se recroqueville d’effroi quand on considère tant d’insensés qui, oublieux de leur âme immortelle, brûlent l’existence comme une auto de course brûle la route, pour arriver plus rapidement à la fosse où leur corps se reposera enfin dans la pourriture. Le spectacle de cette agitation furieuse, de cette vaine recherche d’un bonheur qui n’existe pas épouvante et fait souffrir les amoureux de la Croix. Parmi les ronces du chemin qui monte à Dieu, ils n’en rencontrent pas qui les déchirent d’épines plus barbelées.

Car toute passion est une idolatrie ; mais on n’en connaît pas qui voue plus sûrement le monde au Mauvais que celle de l’or. C’est ce fragment durci du feu de l’enfer qui suscite, par-dessus tout, l’adoration de la plupart des hommes. Pour eux, il constitue l’essence de soleil qu’ils voudraient respirer, boire, manger, absorber par tous leurs orifices. Et pourtant quel sombre avertissement, celui donné par son origine.

Vaporisé au centre de la terre par la chaleur des fournaises infernales, l’or fut projeté vers la surface par une explosion analogue à celle d’une chaudière : et c’était un peu de son haleine que Satan nous envoyait de la sorte. La vapeur maudite, rencontrant une couche de quartz, pénétra dans toutes les fissures de la roche et s’y figea. Puis elle affleura çà et là sur le globe, en veines brillantes dont le seul aspect fit tomber en démence quiconque les découvrit.

On se trompe, on se vole, on s’égorge pour la possession des pépites. Le métal manipulé, monnayé circule, comme une épidémie, à travers les continents et les îles. Des effluves s’en dégagent qui empoisonnent et déforment les âmes. Les riches en deviennent plus durs et les pauvres plus envieux. L’amour de l’or, la préoccupation d’une masse d’or à conquérir ou à augmenter donnent à leurs regards quelque chose de glacé, de fixe et de cruel. L’appât d’un gain monstrueux, l’espoir de participer aux rapines de la finance fait trembler leurs lèvres et leur dessèche le palais. Devant un lingot leur cœur bat plus vite. Et c’est comme s’ils entendaient au fond d’eux-mêmes des tintements d’écus tout neufs.

Marionnette lugubre dont le diable tient les fils, l’humanité joue, sans repos, la farce tragique de l’or. Des scènes se déroulent qui seraient grotesques si elles ne se terminaient dans les larmes et dans l’ordure… Laissez-moi vous en montrer quelques-unes.

Voici qu’un Juif fétide, promu baron d’Haceldama, pour avoir sucé le sang de multitudes faméliques, étale sa ventripotence pailletée sur les tréteaux. Des buses à blason se prosternent sous ses pieds suintants, lèchent ses orteils, mendient ses reliefs. L’un lui tend le crachoir et l’autre le cure-ongles. Celui-ci ruse pour lui vendre son bric-à-brac ancestral. Celui-là intrigue pour fourrer sa fille — oh ! en justes noces — dans les draps gluants de Shylock. Touchante alliance de l’usure et de l’imbécillité fêtarde.

Voici un bourgeois. Son rêve essentiel c’est d’accoler sa progéniture, munie des monnaies acquises par de commerciales manigances, au rejeton d’un autre bourgeois dont la fortune soit équivalente à la sienne. Parfois la chaste fiancée se fleurit de scrofules. Parfois le poétique fiancé laissa les trois-quarts de son appendice nasal dans les maisons chaudes où il crapula durant ses études. Les enfants qui résulteront de ces deux malsains fourniront d’excellents spécimens de tératologie aux musées médicaux. Pour le bourgeois, ce détail n’a pas d’importance puisque son but est atteint, à savoir : la fusion de deux coffres-forts en un seul. — Si d’aventure le promis apporte un sac un peu moins mafflu que celui de la promise, ne vous inquiétez pas. — Il a des espérances, dit le père en clignant de l’œil et en érigeant un index décisif.

Ce qui signifie que grand-maman, rentière notable et catarrheuse à souhait, mourra bientôt ou que le dévoiement de l’oncle Polydore, vieux garçon cossu, le mènera sous peu de la chaise percée au cercueil.

Le noble a la foi que le Juif redorera ses merlettes et ses lambels. Le bourgeois a l’espérance que ses parents riches et valétudinaires demeureront lucides le temps d’extirper de leur cerveau les termes d’un testament juteux. Tous deux ont la charité. En effet, l’armorié judaïsant comme l’enrichi des grands comptoirs protègent l’Église — pourvu, toutefois, que cela ne les gêne pas trop. Non seulement ils font à Dieu l’honneur de venir s’ennuyer, vingt minutes, tous les dimanches, à la messe basse, devant son autel mais encore ils allongent, sans trop gémir, une pièce de cinq sous à la quête pour le denier du culte. Quand le curé du village où ils possèdent une terre reçoit ses collègues pour l’Adoration, ils lui envoient quelques vieilles poules rendues étiques par l’abus des pontes intensives, une douzaine de poires véreuses et les grappes, acides à faire danser les chèvres, d’une treille exposée au nord. Les plus prodigues l’invitent, pour manger les restes, le lendemain des jours où ils ont festoyé les gros propriétaires des environs.

Quelquefois aussi, ces bien-pensants demandent à s’édifier. Ils suivent les sermons d’un Carême. Mais alors il se peut qu’ils subissent des froissements mal tolérables pour une personne dont le gousset pèse.

Ce déboire advint à M. Prosper Redoublé qui, ayant accumulé des sommes, dans un commerce de beurre ingénieusement additionné de margarine, trouvait à propos de faire son salut.

Le prédicateur était un ancien missionnaire. Un long contact avec les sauvages de la Nouvelle-Guinée l’avait rendu inapte aux périphrases huilées et aux pommades oratoires.

Cet apôtre bourru parla sur la richesse. Et tout d’abord il fit se hérisser sur le crâne de M. Prosper quinze cheveux échappés aux soucis du négoce en émettant la phrase célèbre du Père d’Alzon : — L’argent, ça pue !…

Puis il développa ce thème insolite, secoua, dans un blutoir sans merci, les égoïsmes et les avarices, traita comme du fumier les agiotages et les boursicoteries, et enfin, poussa l’oubli des convenances jusqu’à glorifier un certain François d’Assise, vagabond sans feu ni lieu, parce qu’il avait épousé « une grande dame, veuve depuis Jésus-Christ et qui s’appelait la Pauvreté ».

La péroraison acheva de bouleverser M. Redoublé. En effet, le missionnaire y cita pour le commenter un texte de l’Évangile que certains prédicateurs laissent d’habitude, dans une ombre prudente.

Vous vous rappelez qu’un jeune homme fort riche s’étant approché de Jésus lui demanda ce qu’il fallait faire pour gagner la vie éternelle.

« Jésus lui dit : — Tu ne commettras point d’homicide ; tu ne seras pas adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne porteras point de faux témoignage ; honore ton père et ta mère et aime ton prochain comme toi-même.

« Le jeune homme dit :

— J’ai observé tout cela dès ma jeunesse ; que me manque-t-il encore ?

« Jésus répondit :

— Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi…

« Ayant ouï cette parole, le jeune homme s’en alla tout triste — car il possédait de grands biens.

« Cependant, Jésus dit à ses disciples :

— En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Et je vous le dis encore : il est plus aisé à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. » (S. Math., XIX, 18-24).

M. Prosper n’en écouta point davantage. Repoussant sa chaise avec fracas, bousculant ses voisins étonnés, il gagna le parvis et sortit de l’église. Il bouillonnait d’indignation pour avoir entendu ces choses qu’il n’était pas loin de considérer comme subversives.

Sur les marches extérieures, un malingreux en guenilles lui tendit la main. A envisager ce minable, son courroux augmenta.

— Quoi, se dit-il, partager ma fortune à des galfâtres de cet acabit ! Ce prédicateur a perdu la tête !…

Sa pensée s’envola vers le coffre-fort où il accumulait ses revenus. Il passa en revue les titres de rentes et les actions de sociétés prospères qui en garnissaient les tablettes. Il se remémora les sacs de toile grise où dormait l’éclat fauve des louis. Un grand élan d’amour lui vint pour le trésor obtenu par tant d’improbes sueurs.

Comme le mendigot, à le voir immobile, escomptait une aubaine et risquait de timides objurgations, M. Redoublé, condensant sur lui sa colère, l’écarta d’un geste furieux :

— Va travailler, fainéant, s’écria-t-il.

Puis il s’éloigna en grommelant :

— Mon argent, mon pauvre cher argent, plus souvent que j’irais le distribuer à tort et à travers comme m’y invite ce prêtre sermonneur. Parbleu, il lui est facile d’engager les autres à se dépouiller, peut-être lui-même ne possède-t-il pas cent sous !… Et d’abord, est-ce que j’ai besoin d’être parfait, moi ? Je paie mes impôts, je ne dois rien à personne : qu’est-ce qu’on me veut de plus ?… Par exemple, je ne me serais jamais douté que l’Évangile contenait des anecdotes aussi singulières. Je me figurais qu’on se contentait d’y ordonner la résignation aux sans-le-sou. Mais qu’on y enseigne le mépris de l’or, de mon or, de notre or, à nous autres rentiers, ce n’est pas admissible… Ce missionnaire a dû parler d’après une mauvaise traduction.

Pour s’éclairer sur ce point, il entra dans une librairie religieuse, qui se trouva sur sa route, et y fit l’emplette d’un Évangile. A peine eut-il ouvert le livre qu’il tomba sur le passage qui l’inquiétait.

Il relut trois fois les gênants versets. Quand il fut bien persuadé que nulle équivoque n’était possible, son indignation ne connut plus de bornes.

— Non, se dit-il, un propriétaire de cinq maisons de rapport, un vice-président du conseil d’administration des Houilles incombustibles ne peut pas soutenir une religion qui tolère de semblables doctrines. Ma conscience me le défend…

Et, en effet, comment aurait-il hésité entre la parole de Notre-Seigneur réprouvant la richesse mal acquise et cet or où son âme demeurait collée ?

Peu après, l’on apprit qu’il s’était fait recevoir du cercle des Joyeux Athées. Et, le reste de ses jours, il étonna son chef-lieu par l’outrance de son anti-cléricalisme…

Je crains, lecteur, que tu ne goûtes pas cet apologue. Peut-être le jugeras-tu rédigé d’un style par trop dépourvu d’élégance — comme d’ailleurs les lignes qui le précèdent. Peut-être, aussi, es-tu de ceux qui estiment « que toute vérité n’est pas bonne à dire » et que : « Dieu n’en demande pas tant ».

Qu’y faire ? Je n’ai jamais su mettre en pratique cet autre axiome de la sagesse bourgeoise : « il faut garder les apparences ». Quand sous un voile de beaux-semblants, je découvre une âme où l’or se coagule en un bloc compact, c’est comme si j’entendais chanter le Dies iræ sur l’air de la Tonkinoise, et je ne puis m’empêcher de hurler à la dissonnance.

Disposition fâcheuse, je l’avoue, surtout dans un temps où le simulacre de la charité s’accompagne de sordides calculs, où déjeuner du Bon Dieu n’empêche pas de souper avec le Diable.

Lecteur, ouvre un peu l’œil à ce spectacle : telles dévotes rentées qui pullulent autour des confessionnaux comme les blattes dans un fournil, débordent de propos poisseux d’où l’éloge de la Sainte Pauvreté découle en flots de mélasse. Il y a aussi des notaires pétrifiés dans les paraphernaux, les préciputs, les codicilles, et qui fondent l’Œuvre des Vieilles Culottes. Il y a des marguilliers qui distribuent, dans les faubourgs indigents, des soupes fabriquées avec des jeux de dominos hors d’usage. Leurs discours, leurs munificences font chevroter d’admiration les âmes naïves.

Mais essaie, une seule fois, de leur insinuer que ce qu’ils gardent de leur fortune constitue un poids mort qui les tire vers la Cité dolente. Tu verras aussitôt leur physionomie papelarde se transformer avec une rapidité fantastique. Quels yeux jaunes, quelle bouche pincée, quels doigts contractés soudain comme pour retenir quand même cet or dont on leur dénonce la malfaisance ! C’est alors que se manifeste le vrai fond des cœurs : cette haine de la pauvreté dont le diable se sert pour se recruter des adhérents contre le Pauvre absolu que fut Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Pour qui fait cette expérience, le monde apparaît sous l’aspect de ténébreuse horreur d’une antichambre de l’enfer. C’est un espace morne et brumeux où flottent des lueurs rougeâtres. C’est un marécage fantômal où neuf âmes sur dix s’abreuvent en des flaques d’or liquide comme, selon la Fable, les ombres des trépassés s’abreuvaient dans le sang du bouc noir immolé par Ulysse aux confins du Hadès…

Du jour où cette vision te sera devenue permanente, tu ne pourras que fuir vers les solitudes bénies où ne règne que l’or des soleils levants, où la musique des brises dans les hauts feuillages remplace le tintement sombre des écus, où, comme le disait saint François d’Assise, « nous sommes réellement ce que nous sommes devant Dieu. »

DEUXIÈME PARTIE
LES ROSES DU CHEMIN

Qui diligit me, diligetur a Patre meo : et ego diligam eum et manifestabo ei meipsum.

Év. selon Saint-Jean : XIV, 21.

VII
LA SOLITUDE ET LE SILENCE

Ducam eum in solitudinem et loquar ad cor ejus.

Osée : III, 14.

L’aridité, les attaques démoniaques, les tentations, le spectacle d’un monde oxydé par l’or, toutes les épreuves de la vie intérieure préparent le pèlerin de Jésus à goûter les douceurs du Bon Maître quand celui-ci juge à propos de réconforter l’âme que les ronces du chemin déchirèrent. Parce qu’elle porta sa croix avec constance, parce que, soutenue de la Grâce, elle fit abnégation d’elle-même pour suivre le Seigneur en ses étapes douloureuses, voici qu’elle reçoit la faveur d’entrer dans la région de la joie illuminative.

La nuit obscure où elle se purifia ne cesse de décroître ; déjà les premières lueurs de l’aube argentent les sommets de la Terre promise. Parfois son divin Guide se retourne et lui indique les talus qui bordent la route. L’âme, étonnée et ravie à la fois, découvre que ce ne sont pas des épines qui les tapissent mais de larges fleurs aux pétales vermeils. Des roses, encore des roses, plus loin des roses : partout les yeux de Jésus rayonnent sur des roses, car c’est ici la patrie des roses de l’Amour.

Si, par une grâce ineffable, Notre-Seigneur t’invite à séjourner dans cette oasis où l’air s’imprègne d’une odeur de paradis, âme contemplative, tu devines que c’est pour t’apprendre à Le connaître dans la solitude et le silence.

Une retraite cœur à cœur avec Lui, c’est ce qu’il te fallait durant cette phase de ton progrès vers l’Absolu. Admire donc comme Il te détache de toutes choses afin que tu t’offres à son empreinte comme la cire enflammée à l’empreinte du cachet.

Le monde grouille et bourdonne, là-bas, derrière toi. Que t’importe ? De par Jésus, tu l’ignores. Ton désir unique, c’est de rester assise aux pieds de ton Maître tant qu’il lui plaira de te parler. Et la solitude et le silence sont là qui te prennent pour que tu te pénètres plus à fond de ce Verbe adorable…

Laisse-moi maintenant te conter comment le pauvre caillou brisé fut admis, malgré sa stupéfiante insuffisance, à quelques mois de ce recueillement total auprès de son Sauveur. Ce récit véridique répandra plus de lumière sur la tendresse de Jésus à notre égard que les dissertations les plus fouillées.

J’avais été à Paris pour voir mon bon Père M.

Mais avec quelle allégresse je revins vers mes frères les arbres. Certes, à Paris, je venais de connaître de grandes joies : la communion fréquente, les longues heures d’oraison dans l’atmosphère, attiédie par des effluves surnaturels, de Notre-Dame des Victoires, les entretiens avec le bon prêtre qui m’avait catéchisé, consolé, nettoyé de mes lèpres.

Oui, mais tout autour de ces délectations, il y avait la Ville et ses ferments et ses fièvres et ses houles d’orgie. Comme je l’ai rapporté maintes fois, tout séjour prolongé m’y était interdit sous peine de subir une dépression d’esprit allant jusqu’au spleen noir. Supposez un de ces infortunés platanes qui agonisent le long des boulevards. Rappelez-vous leur feuillage anémique, souillé de poussière et de suie. Considérez que leurs racines ne pompent, dans le sol maigre que des sucs délétères. Vous plaindrez ces exilés que guette la mort par asphyxie et vous aurez une idée de mon état d’âme à Paris.

Ce sentiment d’aversion à l’égard de la Cité bourbeuse avait pris, dès longtemps, en moi la violence d’un instinct. Mais aujourd’hui, cela se doublait du désir impérieux de mener à maturité dans la solitude les germes des grâces semées dans mon âme par la main du Seigneur. Et puis sous les chênes, sous les bouleaux, sous les pins mélodieux où j’avais naguère suivi le Grand Pan, je savais que je verrais à l’avenir marcher Jésus-Christ. Enfin, là-bas, il y avait cette chapelle de Cornebiche d’où la Mère de Bon-Conseil m’avait aiguillé sur la voie de la pénitence et de la réparation : y prier le plus souvent possible me serait salutaire.

Que je fus heureux dès le trajet dans la carriole qui m’emportait vers Arbonne-des-grands-bois ! Il filait d’une allure rapide, le petit cheval qui la tirait, et cependant j’aurais voulu tripler sa vitesse. Pour prendre patience, je ne quittais pas du regard les collines familières que l’énorme forêt couvrait d’un manteau de velours bleuâtre où luisaient çà et là les premiers ors d’un superbe automne. Le parfum des feuillages et de la résine venait, par bouffées, jusqu’à la route, imprégnait tout mon être et en balayait le relent des boues parisiennes.

Quand j’aperçus la tour chenue qui désigne la vieille église délabrée du village, quand je vis les toits de tuile brune se profiler au bord de la futaie, je poussai un cri de joie tel que mon hôte, assis à côté de moi, faillit en lâcher les guides.

Ah ! c’est que mon âme, à jamais sylvestre, retrouvait sa patrie…

La nuit suivante, couché dans ma petite chambre paysanne, je fus réveillé plusieurs fois par le murmure du vent dans les arbres. J’écoutais cette voix profonde s’enfler puis décroître comme l’haleine d’un orgue immense. Cet hymne solennel de la forêt, à travers l’ombre, suscitait en moi de merveilleux échos. Je me disais : — Elle est là, tout alentour ; elle chante pour m’accueillir ; et demain, je la posséderai de nouveau dans toute sa beauté.

Et frissonnant de bonheur, je me rendormais en récitant un Ave Maria et en remerciant Dieu de m’avoir ramené parmi ces ramures dont les cadences harmonieuses se mêleraient à mes prières et me feraient oublier le vain babil des hommes.

Dès le lendemain, je m’organisai une existence de travail et de recueillement. Le matin, j’écrivais, peu à peu, le récit de ma conversion. L’après-midi, après un bref repas, pris en société des bûcherons, j’allais méditer et faire oraison au cœur de la forêt.

Cette année, novembre fut d’une splendeur exceptionnelle. Le soleil magnifia les feuillages empourprés des chênes, cuivrés des hêtres, ambrés des bouleaux. Cette féerie de couleurs qu’avivait encore les teintes sombres des plantations de pins, me maintenait l’âme heureuse.

Le charme était si puissant qu’il persista quand l’hiver fut venu. Sous les ciels gris des jours de pluie, sous les ciels d’acier clair des jours de gelée, par les temps de brume où la forêt devenait pareille à un songe, je suivais les sentiers tout bruissants de feuilles mortes. J’admirais les palmes roussies des fougères, les filigranes d’ébène que dessinaient les branches dépouillées des arbres, le pelage d’hermine dont le givre enveloppait l’ossature revêche des rochers. Nulle intempérie ne me retint au logis. Il m’arriva de monter au sommet de Cornebiche, ayant de la neige jusqu’à mi-jambe. Même en été, cette escalade n’est pas commode. Mais rien ne m’arrêtait, car je savais que, là-haut, je trouverais ma Bonne Mère, que son sourire me récompenserait et qu’Elle m’inspirerait les meilleures pages de mon livre.

Rien ne me troubla pendant les cinq mois que dura cette retraite. Taciturnes, voire un peu farouches, parce que leur caractère fut formé, depuis des générations par la sévérité du terroir, les gens d’Arbonne s’accommodaient de mon humeur concentrée. De sorte que je pus, comme je le souhaitais, passer des journées entières sans prononcer dix paroles.

Aussi, je ne me souviens pas d’avoir été plus heureux sauf, peut-être, au cours des longues randonnées solitaires de mon pèlerinage à pied vers Lourdes.

Moi qui, jusqu’à ma conversion, aurait pu m’écrier avec le pauvre Jules Laforgue :

J’ai trop passé ma vie à m’embarquer
Dans de bien étranges histoires,

je connaissais cette paix infinie que Jésus prodigue à l’âme qui Le cherche pour L’aimer de toutes ses forces. Car je le retrouvais partout le doux Maître : dans les clairières où le soleil luit comme un nimbe, dans les fourrés où le vent palpite comme les ailes d’un ange, dans les ravins où les rocs moussus semblent de vieux ermites en prière. Il était là, tout autour de moi ; je sentais sa présence m’envelopper comme une vaste caresse et je débordais d’adoration.

D’autre part, j’allais fort souvent communier au village de Saint-Martin-en-Bierre qui forme binage avec Arbonne et où résidait le curé : l’excellent abbé Belbenoît.

Je partais avant le jour. Il me fallait parcourir trois kilomètres dans la plaine pour arriver à l’heure de la messe. Chemin faisant, j’égrenais mon chapelet. Et c’est encore un de mes plus radieux souvenirs cette traversée des labours sous les étoiles pâlissantes — parfois aussi sous la pluie.

L’eucharistie reçue, comme je revenais joyeux à Arbonne, portant mon Dieu dans ma poitrine ! Comme, dès lors, je comprenais à quel point cette nourriture nous est nécessaire pour ne pas buter contre les obstacles dont se parsème la voie étroite !…

On m’excusera si je me suis laissé entraîner à décrire cette période de mon existence. C’est que j’ai voulu montrer, par un exemple personnel, les vertus sanctifiantes de la solitude et du silence…

Or, notre âme est un lac dont il dépend de nous d’agiter ou d’apaiser les eaux. Si nous la livrons au souffle des passions mondaines, elle se couvre d’écume et de détritus ; troublée et tourbillonnante, elle se ternit de la vase que nos péchés déposèrent en son tréfonds. Si nous la tenons hors de l’atteinte des cyclones qui voudraient la bouleverser, elle se purifie ; elle devient, peu à peu, l’onde transparente et tranquille où les rayons du ciel aiment à se refléter.

C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Saint Esprit nous parle et qu’il allume en nous le feu de son Amour. C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Fils daigne nous permettre de panser ses plaies. C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Père nous laisse parfois entrevoir la majesté de sa Face. C’est enfin dans le silence et dans la solitude que la Sainte Vierge nous abrite le plus volontiers sous les chastes plis de son voile.

O beata solitudo, o sola beatitudo s’écriait saint Bernard. Avec lui nous nous écrierons : — Heureuse solitude, seule béatitude !

Et nous ajouterons : — Mon Dieu, faites que dans la forêt des jours, nous découvrions la solitude, ignorée des hommes, où nous croîtrons, comme de jeunes bouleaux, sous la rosée de votre Grâce. Faites que nos prières, entendues de Vous seul, y soupirent comme les ramiers sauvages. Faites que toutes les puissances de notre âme s’y épanouissent à votre gloire comme ces campanules d’avril qui étoilent le sol des futaies ombreuses où les branchages des vieux chênes s’inclinent pour vous adorer — en silence.

VIII
LA COMMUNION

Sumit unus, sumunt mille :
Quantum isti, tantum ille :
Nec sumptus consumitur.

Séquence de la Messe du Saint-Sacrement.

La seule chose qui importe dans la vie, c’est d’aimer toujours davantage Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Comment arriver à cette progression d’amour ? Ce n’est point notre pauvre nature qui, laissée à elle-même, pourrait y réussir. Si grande que soit sa bonne volonté, elle demeure versatile, elle a besoin d’un soutien surnaturel qui la maintiendra dans la voie étroite, loin des illusions de la chair et des prestiges du péché. Ce réconfort, ce surcroît de zèle, l’Eucharistie seule nous les procure.

— Pour que tu vives en moi, nous dit Jésus, il faut d’abord que je vive en toi.

Du jour où nous avons fait le nécessaire pour que cette parole germe et fructifie dans notre âme, il nous devient très difficile de ne pas demeurer en état de grâce ou, du moins, de ne pas y rentrer au plus vite lorsque nous nous en sommes écartés. Par suite, il nous devient presque impossible de ne pas communier souvent.

Alors, le surnaturel, — par qui nous ne cessons d’apprendre le sens exact des choses de la terre et du ciel — nous sollicite sans trêve. Il corrige notre myopie à l’égard de Dieu. Il nous découvre les embûches de ce mauvais songe que les hommes qui méconnaissent la Grâce s’imaginent être la réalité.

Afin d’obtenir de si grands bienfaits, il est logique que nous nous mettions à même d’ouvrir notre âme toujours plus largement aux influx de ce surnaturel vivifiant.

Or, il n’y a qu’un moyen : l’assistance quotidienne à la messe et la communion également quotidienne…

Ah ! je sais bien, pour beaucoup, l’Église est une maman qu’on aime et qu’on respecte, mais qu’on néglige volontiers. Aussi se trouve-t-il des chrétiens — incontestables — qui tiennent cette pratique pour trop assujettissante.

Employer une demi-heure tous les matins à prier en commun et à recevoir Jésus leur semble excessif. Divers prétextes leur sont suggérés pour qu’ils s’en dispensent. Et la tentation se formule par des objections où la Malice se prélasse.

Par exemple, au réveil, ces âmes, baignées de tiédeur, se racontent ceci :

— Je suis mal disposé. Mes affaires me préoccupent. A coup sûr, je ferais bien d’aller à la messe, mais j’y manquerais de recueillement. Il vaut donc mieux m’en abstenir.

Ou bien :

— J’aurais tort de me tracasser car enfin l’Église ne nous en fait pas un devoir rigoureux.

Parfois aussi, le respect humain leur sifflote des conseils d’orgueil :

— Je passe pour un homme pondéré. Si l’on s’aperçoit que je vais tous les jours à la messe, on dira que j’exagère et cela ébranlera ma situation… Je vois déjà Untel, mon concurrent auprès de l’opinion publique, entrer en campagne. Il me tient pour intelligent quoique catholique… Je devine son sourire s’il constate mon assiduité à la messe… Or, je ne veux pas qu’il me considère comme un sot…

Mon bon ami, j’estime que tu ferais bien de te rappeler la parole de saint Paul. Il disait, avec louange, aux fidèles qui pratiquaient ostensiblement leur foi parmi les tumultes hostiles de la société païenne :

— Nous sommes des sots à cause de Jésus-Christ.

Voilà de ces phrases comme Dieu en inspirait à l’Apôtre. Elles résument, en beauté, tout un état d’âme. Elles repoussent l’orgueil dans les ténèbres ; elles entr’ouvrent une fenêtre sur le ciel…

Si donc tu te pénètres de cette sottise, comme il sied, — tu iras à la messe et tu communieras on ne peut plus fréquemment. Car tu auras compris qu’être un sot aux yeux du monde c’est avoir de l’esprit devant Dieu.

Quant à l’objection que tes affaires absorbantes te feraient manquer au recueillement, ne crois-tu pas que de les soumettre à Dieu, avant d’y vaquer, te rendrait sûr de ne commettre aucun acte, de ne prononcer aucune parole qui puisse appesantir ta conscience ?

Il est fort probable qu’après cette communion, si tu dis oui, ce sera oui, si tu dis non, ce sera non, ainsi que le commande Notre-Seigneur Jésus-Christ.

A plus forte raison, tu seras armé contre les tentations de lucre, de luxure et de vanité dont le monde va t’assaillir.

Pour l’Église, dont tu te glorifies d’être membre, tu peux être assuré que tu la soutiendras mieux, que tu la consoleras davantage par des communions fréquentes que par tant de démarches et de discours où tu essaies périlleusement de concilier ce que tu nommes « les obligations mondaines » et les préceptes de l’Évangile.

Songe encore qu’en t’unissant, par l’Eucharistie, à la Passion du Sauveur, tu étanches un peu le sang de ses plaies, et alors tu n’hésiteras pas à t’augmenter de Jésus comme il s’est augmenté de toi…

Et enfin, on se trouve si bien de suivre cette petite messe de l’aurore à laquelle n’assistèrent guère que des âmes vraiment intérieures ! Il se forme, de ces prières faites en commun, dans le calme du premier matin, de cet humble banquet à la Sainte Table, une atmosphère de grâces qui rend l’esprit paisible et joyeux pour toute la journée.

L’union de ces quelques âmes, à la première messe, les rend plus allègres à servir Jésus ! Tout seul pour prier, l’on défaillerait peut-être, surtout lorsque notre faiblesse nous incline aux distractions. Dix ou douze, on s’étaie — on se relaie pour aider le Seigneur à porter sa croix…

Ne pensait-il pas à des messes de ce genre, saint Jean Chrysostôme quand il disait :

« La foi est semblable au feu. Plusieurs lampes jointes ensemble font une grande lumière ; et plusieurs fidèles réunis ensemble font une foi plus vive et plus éclairée. Un chrétien seul, parmi des gens qui n’ont point de foi, est semblable à une lampe solitaire parmi les ténèbres ; mais lorsque nous nous trouvons dans la compagnie de nos frères, nous sentons une joie et une consolation ineffables…[6] »

[6] Troisième sermon sur l’Épître aux Romains.

Parce que les lampes brillent toutes ensemble.

Chrétien, tu avoueras, tout de même, qu’un tel bénéfice à obtenir vaut bien qu’on lui consacre trente-cinq minutes chaque matin ?

Il est, d’ailleurs, à remarquer que si l’on a pris l’habitude de la communion fréquente, elle nous devient si nécessaire qu’on se trouve mal à l’aise, même physiquement, quand, par cas fortuit, on fut obligé de s’abstenir. Alors on se répète en soupirant le verset du psaume 101 :

« Je suis comme l’herbe foulée ; mon cœur se dessèche parce que j’ai négligé de manger mon Pain. »

Et comme la hâte vous vient d’être au lendemain pour absorber de nouveau cette nourriture essentielle !

Huysmans me disait une fois :

— Si je suis quelque temps sans communier, je me sens tout mal fichu…

Que d’autres en pourraient dire autant !

Remarquons encore que la messe n’est, en somme, qu’une préparation à communier et que si nous ne le faisons, les effets du Saint-Sacrifice sur notre âme demeurent incomplets. Car l’Eucharistie agit sur nous comme le soleil au printemps sur les plantes engourdies par un long hiver. Elle ressuscite, elle stimule la sève des vertus capitales ; elle développe, comme un délicat feuillage, nos bonnes pensées ; elle fait éclore ces fleurs dont nous ne nous doutions pas auparavant : les roses de l’Amour ; elle éclaire et réchauffe la région la plus secrète de notre âme ; celle où la Grâce s’enracine : le subconscient.

Surtout, l’Eucharistie nous donne la paix du Christ, la paix divine qui doit nous rendre à son Image, doux et humbles de cœur à travers les angoisses, les souffrances et les dégoûts dont le monde abreuve les amoureux de Jésus.

Tous les mots de la messe portent une auréole. Mais il n’en est pas qui brillent d’un éclat plus suave et plus impérieux à la fois que ceux par lesquels nous demandons la paix du Seigneur.

C’est qu’ils expriment, d’une façon décisive, le besoin que nous ressentons d’arracher leurs armes à ces hordes tumultueuses de péchés qui, sans la prière, sans l’aide de la Vierge et des Saints, perpétueraient la guerre civile dans le royaume de notre âme.

Je retiens, plus particulièrement, l’adorable oraison qu’on ne peut guère réciter, en union avec le célébrant, sans que les larmes vous viennent aux yeux :

Seigneur Jésus-Christ, toi qui as dit à tes Apôtres : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix », ne regarde pas mes péchés mais la foi de ton Église ; elle-même, daigne la pacifier et l’unir selon ta sainte volonté.

Réversion splendide : Tu pries pour que l’Église te soutienne, l’Église prie pour que tu obtiennes d’être digne de la soutenir. En même temps, la Sainte Vierge et les Saints prient pour que Jésus accorde à l’Église et à ton âme la grâce de la paix vivifiante.

Ensuite, tu n’as plus qu’à attendre, en t’humiliant et en adorant, que ton Dieu descende en toi…

Maintenant tu as communié dans la paix et tu commences ton action de grâces.

Passé le moment de crainte où tu as reçu ton Dieu, quoique tellement indigne, un élan de toute ton âme l’emporte vers l’adoration et l’amour.

Un bon prêtre, à qui je servais quelquefois la messe au Carmel de Lourdes, me dit un jour, spontanément : — Quand vous avez communié, prenez le mot latin : ARDOR et bâtissez votre action de grâces autour de la sorte : A, adoration ; R, remerciement ; D, demandes ; O, offrande ; R, résolutions.

J’ai appliqué la méthode ; et voici ce qu’elle m’a valu.

L’acte d’adoration, c’est comme si l’on se voyait tout petit et tout obscur en présence d’une incommensurable lumière. Peu à peu, à mesure qu’on lui soumet son néant, elle se rapproche, vous environne, vous pénètre et dépose en vous une flamme qui ne s’éteindra plus.

L’acte de remerciement, c’est, d’abord, une source jaillissant, en un jet mince, d’un orifice étroit. Puis, sous la poussée de la reconnaissance, elle grossit sans cesse et finit par déborder en une large nappe qui submerge les rives. Et maintenant, elle est un fleuve qui s’étale, qui hâte ses flots et qui miroite sous le soleil de la Grâce. Le courant devient si fort qu’on n’a pas le temps de formuler de longues phrases. Les exclamations jaculatoires s’échappent impétueusement de notre bouche et notre âme entière s’y déverse.

L’acte de demandes : on suit Jésus, on prend un pli de son manteau pour y imprimer un respectueux baiser, afin que la vertu qui émane du Maître entre en vous par ce contact. On Lui dit : — Seigneur, je ne puis rien par moi-même et j’ai tellement besoin de ton secours ! Accorde-le-moi, maintenant que je te touche. Octroie-le-moi pour le bien de mon âme, pour le soulagement de ce malade, pour le salut de cette âme en péril, pour le repos éternel de ce défunt à l’intention de qui, j’ai communié. Dis seulement une parole et toutes les Malices s’enfuiront qui cherchaient à m’égarer loin de Toi… Si toutefois il n’entre pas dans tes desseins de m’exaucer aujourd’hui, fais que j’accepte cette épreuve comme un gage de ta tendresse.

L’acte d’offrande : — Seigneur, voici mes pieds : fais qu’ils ne marchent que dans tes voies. Voici mes mains : fais qu’elles n’œuvrent que pour te bâtir des chapelles. Voici mes lèvres : fais qu’elles s’usent à proférer tes louanges. Voici mes sens, mon intelligence, mon imagination, ma volonté… Imprègne-les de Toi seul. Voici tout mon être : rends-le pareil au peuplier qui darde sa pointe vers le ciel et qui n’a qu’une fonction : Te chanter, de tout son frémissant feuillage, sous les souffles mystérieux que tu lui envoies.

L’acte de résolutions : — Moyennant ta Sainte Grâce, j’extirperai de mon âme les vices que j’y laissais pulluler comme les chardons dans un jardin que l’on néglige. Je peinerai surtout pour arracher la mauvaise herbe d’orgueil. Car c’est elle qui menace toujours d’étouffer les belles fleurs d’humilité que tu veux faire éclore en moi. C’est elle qui enlace ses racines griffues aux racines fragiles des vertus dont ta sollicitude m’ensemença ; c’est elle dont l’odeur impure tente de me combler les narines pour que je ne puisse plus respirer le parfum des chastes roses que cultive ta Mère. Ah ! Seigneur, pourvu que tu m’aides, je tuerai mon orgueil…

L’action de grâces faite à peu près de cette façon, l’ardeur souhaitée en résulte. Comme le recommandait le Psalmiste, on a commencé par la crainte du Seigneur — et maintenant l’Amour lui succède en toute sa plénitude. Pendant quelques minutes — parfois pendant quelques heures — nous vivons en Jésus, comme Jésus vit en nous. Nous réalisons la splendide et redoutable parole de saint Paul : Totus christianus Christus est. Cette faveur inouïe nous transforme à ce point que nous nous oublions nous-mêmes. Nous ne demandons plus rien ; nous ne connaissons plus rien des choses de la terre : nous goûtons, parmi une paix immense, la pure joie de fondre dans le cœur de Jésus, comme une parcelle de métal dans une fournaise inextinguible dont les flammes absorbent et consument suavement notre âme.

Sans doute, ensuite, on retombe : la vie quotidienne ressuscite avec ses inquiétudes, ses tentations et ses difformités.

Mais sache que si tu prends l’habitude de la communion fréquente, ce don splendide de la fusion en Jésus pourra t’être octroyé de nouveau et qu’il te fortifiera indiciblement pour la résistance au mal. Il ne dépendra que de toi de le conquérir en progressant, selon ton libre-arbitre et selon ta docilité à la Grâce, dans le chemin de la vertu. Il dépendra de toi de mériter l’Amour.

Saint Augustin disait : « Mon amour, c’est ce que je pèse devant Dieu. »

Ami lecteur, tâchons de peser beaucoup.

IX
UNE JOURNÉE D’ORAISON

Jucundus homo qui miseretur et commodat, disponet sermones suos in judicio : quia in aeternum non commovebitur.

Psaume 111.

Ceci est un reportage. J’eus naguère la bonne fortune de rencontrer à Lourdes un homme qui, outre qu’il communiait tous les jours, passait environ seize heures sur vingt-quatre à prier.

Il portait une cinquantaine d’années. Il était fort laid : brèche-dents, de grosses lèvres violettes, un nez camus, une barbe en broussaille d’un gris sale, un teint jaune et criblé, par surcroît, de taches de rousseur, de petits yeux obliques, assez pareils à des pépins de pomme, de grosses mains rouges, les membres mal équarris, le dos voûté.

Or, dès qu’on lui avait parlé, cet ensemble malgracieux, on ne le voyait plus. On était charmé par l’éclat très doux des prunelles où veillait une âme d’une indicible pureté : c’était le regard d’un enfant pieux après sa première communion. Sa voix calme, aux intonations musicales, pacifiait, comme un dictame, les esprits troublés. Il était bien difficile à quiconque causait un peu longuement avec lui de ne pas se sentir excité à une dévotion plus fervente que celle dont il avait coutume.

De petites rentes, administrées avec économie, lui permettaient des séjours prolongés auprès des différents sanctuaires où la Sainte Vierge se manifeste par des miracles, car il professait pour Elle un culte spécial. Tantôt il résidait à Lourdes, tantôt à Lorette, tantôt à Pontmain. Il avait gravi cinq fois la montagne de la Salette. Il avait visité une fois la Terre Sainte.

D’habitude, il demeurait fort silencieux. Mais lorsqu’il lui fallait dialoguer, il le faisait avec enjouement et mesure. Jamais personne ne lui entendit articuler une phrase qui impliquât la moindre critique du prochain.

Sans doute parce qu’il devinait en moi une âme encline à la tiédeur, aux imaginations turbulentes et aux bavardages superflus, — quand il me rencontrait, il ne manquait pas de m’adresser quelques mots dont le sens, parfois mystérieux, prenait, à la réflexion, des profondeurs extraordinaires.

Encouragé par cette bienveillance et désireux d’apprendre comment il faisait pour vivre dans l’oraison perpétuelle, je lui demandai, à l’une de nos entrevues, de vouloir bien me détailler l’emploi d’une de ses journées.

Tout d’abord il s’en défendit. Il me répétait, avec une expression d’humilité que je ne saurais oublier : — Vermis sum, vermis sum !…

J’insistai si fort, en lui représentant que le pauvre caillou brisé avait besoin de cet enseignement comme d’une aumône, qu’il finit par y consentir.

Son discours me fit tant de bien que je décidai de l’écrire sitôt rentré chez moi. Ce sont donc ses propres dires, notés aussi exactement que possible, qu’on lira ci-dessous.

Si, par hasard, ce livre lui tombe sous les yeux, j’espère qu’il me pardonnera mon indiscrétion en considérant que, sans trahir l’incognito où il s’efface, j’ai voulu édifier — par répercussion — quelques âmes éprises de vie intérieure.

— Du jour, me dit-il, où mon bon ange m’inspira la pensée de vivre pour Dieu, je résolus de régler ma vie de façon à ce que la plus grande partie de mon temps fût employée à l’oraison.

La chose m’était facile : je n’ai point d’occupations astreignantes. En outre, prier, constitue pour moi un véritable besoin. Et voyez, comme Dieu est bon : me vérifiant inapte aux œuvres pratiques, il n’a pas voulu que je fusse le serviteur qui enfouit le talent confié par le maître. Il m’a dirigé dans la voie où je pouvais le servir selon mes pauvres facultés. Gloire à Lui seul !

Voici donc mon « tableau de travail » puisque vous croyez qu’il peut vous être utile de le connaître. Mais ne vous attendez à rien d’extraordinaire. Je prévois que vous serez désappointé et que vous estimerez qu’il y a beaucoup d’âmes enclines à l’oraison pour faire mieux que moi.

Je pensais différemment ; mais je me gardai de le lui dire, crainte d’effaroucher son humilité.

Il se recueillit quelques instants puis continua : — Ce que je fais tout d’abord, en me réveillant, mes prières du matin une fois dites, c’est de méditer sur la charité à l’égard d’autrui.

Voici pourquoi : quand je vivais encore dans le monde, j’ai remarqué qu’une des principales causes des maux que les hommes s’infligent les uns aux autres, c’est l’esprit de dénigrement. Oubliant qu’on est soi-même un ensemble de difformités, on porte volontiers sur le voisin des jugements téméraires. On raille ses défauts ; sur un mot, sur un geste, on se dépêche de lui en attribuer d’inédits ; on médit sur ses travers, parfois plus apparents que réels ; s’il choppe, au lieu de l’aider à se relever, on dénonce hautement son faux pas. On prodigue les coups de langue sans réfléchir qu’une parole lancée à l’étourdi, répétée et déformée par d’autres, peut produire des péchés graves, des catastrophes — même des crimes.

Ah ! la langue !… Vous vous rappelez ce que saint Jacques en dit dans son Épître catholique : « La langue est, à la vérité, un petit membre, mais elle fait de grandes choses. Voyez combien il faut peu de feu pour embraser une grande forêt ! La langue aussi est un feu, un monde d’iniquité. La langue enflamme tout le cours de notre vie ; elle est elle-même enflammée par la Géhenne. »

Deux mobiles, également diaboliques, peuvent, je crois, expliquer ce penchant au manque de charité.

Ou bien en soulignant les fautes et les défauts d’autrui, nous cherchons une excuse à nos propres écarts. Oh ! nous ne nous l’avouons pas ; nous invoquons, au besoin, le respect des convenances ; nous déplorons le scandale. Mais si nous écoutions notre arrière-pensée, nous l’entendrions se formuler de la sorte : — Pourquoi ne commettrais-je pas tel acte puisque tant d’autres et notamment celui-ci le commettent !… Toutefois, je prendrai mes précautions pour que le monde n’en sache rien…

Là le pharisaïsme hypocrite se joint à la médisance — et c’est comme un égout qui se dissimulerait sous des lys.

Le second cas est plus fréquent : nous trouvons dans cette recherche et cette dénonciation des gibbosités d’autrui un motif tacite d’exalter notre propre rectitude devant le miroir complaisant de notre orgueil. Comme nous nous pavanons alors ! Comme la gloriole de nous-mêmes gonfle notre âme ! Comme nous oublions que si un mince fétu barre l’œil du prochain, un moellon formidable obstrue notre prunelle !

Le plus terrible, c’est que : quand la langue a dardé son venin, il devient presque impossible de guérir la brûlure qu’il a produite. Un dicton — que j’estime faux de toute fausseté, — promulgue : Les mots s’envolent, les écrits restent. Ce n’est pas vrai. Sans parler de la calomnie, qui est une horreur spécialement infernale, la médisance laisse presque toujours des traces. Toute parole dénigrante sur le compte d’autrui est recueillie. Elle donne des préventions contre celui que vous avez lésé. Parfois, des mois plus tard, il aura besoin d’être jugé sous son vrai jour. Mais alors il surgira quelqu’un pour le chagriner et lui nuire en rapportant votre jugement. Vous aurez causé des querelles et, de plus, vous vous serez fait un ennemi qui voudra se venger de vous. Qui profitera de ce trouble ? Le diable, enchanté de trouver l’occasion de nous induire à la colère, à la haine et à la violence, le diable qui cabriole, dans ses flammes, quand nous nous entredéchirons.

Il se tut une minute puis reprit en pâlissant : — J’ai, dans ma misérable vie passée, un souvenir de ce genre. Une phrase de moi, émise pour briller dans un salon, pour faire parade de cette verroterie suspecte que le monde appelle l’esprit, a causé la mort d’un homme… J’ai pleuré des larmes de sang pour cette meurtrière légèreté, j’en ai fait pénitence. Mais la mémoire m’en corrode toujours le cœur…

C’est pourquoi, chaque aurore, au réveil, je me hâte d’articuler cette prière : — Mon Dieu, accorde-moi la grâce du silence. Et si, aujourd’hui, je me trouve en péril de considérer autrui comme un crapaud, fais que je me souvienne tout de suite que je suis une vipère.

Voilà qui vous fait bonne bouche pour toute la journée, et d’abord pour se rendre à la messe.

La messe ! Qu’il est salubre à l’âme de suivre attentivement toute les péripéties de ce drame sublime. Je m’y efforce. Pourtant, il m’arrive quelquefois, sans que ma volonté y ait part, d’être saisi d’une sorte de ravissement à la minute même où Jésus va descendre sur l’autel. Quand viennent les paroles trois fois sacrées : A la veille de souffrir, Il prit le pain dans ses saintes et vénérables mains, je me mets à frissonner de contrition et d’amour ; mon âme se dresse comme pour s’échapper et courir se prosterner au pied de son Maître ; ensuite mes yeux se voilent. Je puis encore entrevoir le célébrant qui élève l’hostie ; mais après les choses sensibles s’effacent. Tandis qu’un calme souverain tient liées toutes les puissances de mon âme, il me semble voir se dérouler, hors du temps et de l’espace, un champ de fleurs d’un bleu plus profond que celui des abîmes de la mer, plus limpide que celui des ciels d’été. Toutes ces corolles ondulent sous une brise mystérieuse puis elles s’inclinent vers l’Agneau de Dieu qui gît, la gorge ouverte, au milieu du champ. Quelle est cette femme aux regards étoilés, qui sourit et qui pleure agenouillée auprès de la Victime ? — Ah ! je la connais : c’est la Sainte Vierge. Car il saigne, l’Agneau adorable et son sang rutile comme l’or rouge des soleils couchants.

Ce sang prodigué par l’Amour infini monte jusqu’à mes lèvres. Je m’en abreuve à longs traits. Il se répand dans mes veines ; et cette transfusion de mon Dieu en moi est d’une telle poignante douceur que je crois mourir de reconnaissance et du sentiment de mon indignité…

Je ne reviens à moi qu’après avoir reçu l’Eucharistie, sans m’être rendu compte que j’étais à la barre de communion. L’emprise de l’Agneau a été si complète que j’éprouve quelque peine à reprendre mes esprits…

La messe finie, j’ai coutume de me rendre à la Grotte. Il est salutaire, n’est-ce pas, d’aller ainsi puiser un surcroît de grâce sanctifiante à la source où la tendresse de Marie pour nous ruisselle intarissablement.

Après avoir prié Notre-Dame de Lourdes de nous assister, ceux qui me sont chers et moi, durant ce jour, je médite soit un verset de Magnificat soit une strophe de l’Ave maris Stella.

Hier, par exemple, je pris celle-ci : Monstra te esse matrem

Montre que tu es mère,
Qu’il accueille par toi nos prières
Celui qui, né pour nous,
Se voulut ton Enfant.

Quel appel merveilleux au cœur de la Madone dans ces quatre vers qui créent une fraternité entre Jésus et nous !

C’est comme si nous disions à la Vierge :

— Puisque vous êtes la mère de Jésus, puisque vous êtes notre mère adoptive, daignez souffrir avec nous, comme vous avez souffert avec votre Fils. Prenez notre croix et offrez-la-Lui afin qu’Il nous soulage, qu’Il nous pardonne, qu’Il nous guérisse du péché dont Vous fûtes exempte. O notre Mère nourricière, accordez le lait de la Grâce et de la miséricorde à vos pauvres enfants en Jésus…

Ayant prié, je quitte la Grotte et je reprends mon action de grâces en me promenant dans la campagne.

C’est si bon d’aller par les champs et sous les arbres en méditant cet amour de Dieu toujours plus avivé que nous vaut la sainte communion quotidienne ! Ce l’est à Lourdes surtout où, plus qu’ailleurs, il me semble, l’état de grâce vous fait une âme toute neuve.

Alors les objets qui frappent vos regards prennent un sens religieux : une branche de sureau qui se balance, comme un encensoir, une scabieuse courbant sa petite tête chaperonnée d’améthyste, comme un enfant de chœur à l’Élévation, le coup de clairon d’un coq dans une ferme lointaine, les grands bœufs pacifiques qui passent gravement sur le chemin, les reflets du soleil sur l’eau bouillonnante du Gave : tout devient symbole d’un devoir ou d’une vertu. Car la nature n’est-elle pas, elle-même, une vaste prière ?

J’ai connu, en errant de la sorte, tout plein de mon Dieu, des joies dont, quoique j’en sois fort indigne, Notre-Seigneur daigne, depuis quelque temps, accroître l’intensité.

Tenez, avant-hier, par exemple, j’ai goûté un état de quiétude que j’ignorais jusqu’alors.

Je marchais lentement le long de la route de Pau lorsque je fus pris d’un recueillement plus profond que tout ce que j’aurais pu imaginer. Il me paraissait qu’une onde divine s’insinuait doucement dans mon âme et s’y étalait en une nappe paisible où je demeurais immergé dans le silence absolu de toutes mes facultés.

Comment exprimer cela ? Les analyses défaillent et les comparaisons restent tellement au-dessous de ce qu’on voudrait faire entendre !

Je vous dirai seulement que je sentais, au cours d’un ravissement total, où je ne pouvais ni bouger ni parler, Dieu se déverser en moi et me noyer délicieusement dans son essence. — L’impression fut si violente et si suave à la fois que je n’aurais pu la supporter longtemps sans m’évanouir.

Cela ne dura d’ailleurs, que deux minutes environ.

Quand je revins à la conscience des choses, ce fut par un désir violent de servir Dieu avec plus de zèle, avec plus de bonne volonté que je ne l’avais encore fait. Ensuite, je rougissais de confusion car je savais si bien que je n’avais nullement mérité une aussi énorme faveur ! Pour la reconnaître je dus me prosterner et baiser la poussière en jurant à Dieu de mourir pour Lui tout de suite, s’il le fallait…

Je repris ma promenade ; je traversai le passage à niveau, près de l’écluse et de la turbine qui fournit la force électrique à Lourdes. J’entrai dans la propriété dont la grille s’ouvre de l’autre côté de la voie. Je suivis, à droite un chemin montant laissant à gauche une colline ou s’élève une statue de Saint-Joseph. Et dans le sentier en corniche qui la coupe à mi-hauteur, je m’arrêtai entre deux grands châtaigniers dont l’épais feuillage formait un dôme bruissant au-dessus de ma tête.

De cet endroit, l’on découvre un paysage exquis. Aux pieds du promeneur, une pente d’herbe veloutée dévale jusqu’au creux de la vallée où un ruisseau jase, caché sous les prêles. En face, le terrain remonte couvert d’arbres qui se pressent et moutonnent jusqu’à la clôture de l’humble couvent des Dominicaines. Un peu sur la droite, le Gave serpente, en écumant et en grondant parmi les pierres qui déchirent sa robe de fluide émeraude. On ne voit pas la Grotte, on la devine blottie derrière de hauts peupliers. Enfin, au dernier plan, la Basilique, le château-fort et les maisons de Lourdes se découpent sur la masse grise et verte du grand et du petit Jer qui ferment l’horizon.

Avant-hier, une brume mauve estompait toutes les lignes du paysage et se trempait d’argent léger sous les rayons d’un soleil affaibli. Et c’était comme une cité de songe, dans un site de légende, au seuil du Paradis.

Je m’assis et, tout en récitant des Ave je fixai les fenêtres du monastère. Je m’unissais, en pensée, aux oraisons des douces cloîtrées qui entretiennent perpétuellement la flamme de l’amour divin derrière ces murailles.

Tout à coup, sans que rien m’y eût préparé, je sentis une Présence à côté de moi — exactement à ma gauche. Je sus, à n’en pouvoir douter, qu’il y avait Quelqu’un là.

Comprenez-moi bien : je ne voyais absolument rien des yeux du corps. De même, aucune de ces figures que notre imagination nous peint intérieurement parfois, lorsque nous fermons les paupières, ne flottait au-dedans de moi :

Néanmoins j’étais sûr — aussi sûr que de l’existence de Dieu — qu’un Être se tenait immobile tout près de moi…

Je m’étonnai, puis je ressentis un peu de crainte. Mais cette crainte s’apaisa bientôt, car je ne sais quoi me disait que cette Présence n’avait rien d’hostile — bien au contraire.

Ensuite — ah ! ceci est ineffable — j’eus l’intuition l’on ne peut plus nette, on ne peut plus lumineuse, que c’était la Sainte Vierge.

Je tombai à genoux. Des larmes de joie me descendaient sur les joues.

Un respectueux amour me possédait tout entier. Je ne pouvais que répéter en sanglotant : Ave, ave Maria !…

L’invisible apparition passa devant moi. Je sentis quelque chose comme un frôlement presque imperceptible — peut-être celui de son voile — m’effleurer la face. Puis Elle s’éloigna vers le Gave et je sus qu’Elle rentrait à la Grotte.

Éperdu de reconnaissance, je tombai le front dans l’herbe et je rendis grâces, car j’avais compris que la bonne Mère, étant venue visiter ses chères filles Dominicaines et me voyant tout près, avait daigné traverser le val pour me purifier de son parfum…

Je crois fermement que c’est la communion quotidienne qui m’assainit l’âme au point qu’elle est rendue propre à percevoir et à goûter de telles adorables merveilles. Sans cet adjuvant, je me connais assez pour savoir que, par nature, je ne me plairais qu’aux sensations les plus brutales.

Ceux qui nourrissent une prévention contre cette pratique, objectent que, vu l’accoutumance, les effets de l’Eucharistie sur nous doivent aller en s’affaiblissant.

Ils se trompent : loin de s’accroupir dans la routine, l’âme ne cesse de tendre à la vertu et de se hausser, toujours davantage, vers les lumières d’En-Haut. La paix de Jésus lui devient si nécessaire qu’elle veille à ne pas la rompre même par des fautes vénielles. Si elle n’y arrive pas complètement, du moins elle en réduit de beaucoup le nombre. Par ainsi, elle finit par former une sorte de ciboire où Dieu consent à se reposer quelquefois…

Pour reprendre l’exposé de mes occupations journalières je vous dirai qu’après mon action de grâces prolongée à travers la campagne, j’ai l’habitude de gagner la chapelle des Carmélites ou celle des Pauvres Clarisses pour y rendre visite au Saint-Sacrement.

Chemin faisant, je lis, dans un des petits volumes que je porte toujours sur moi, soit un chapitre de l’Évangile, soit un passage de l’Imitation et j’en médite le sens de mon mieux. Ce sont deux aliments dont je ne puis me passer et dont je tire toujours du profit.

Il y a certaines phrases qui me plongent dans une rêverie profonde. J’y découvre des motifs de dévotion plus intense et des raisons d’aimer Jésus dont je ne m’étais pas encore douté. C’est comme une poignée de sarments jetée à propos sur un foyer qui risquait de s’accouvir sous la cendre. En récompense, et d’une façon irrésistible, la méditation tourne en oraison de désir. Une soif ardente du Ciel envahit tout mon être. Tandis que mes lèvres multiplient les Gloria, mon âme adjure la Sainte Trinité de m’attirer bientôt à Elle — de me rendre digne de me perdre, après un bref Purgatoire, dans sa suradorable Splendeur, comme une goutte de pluie se perd dans un océan sans rivages.

Arrivé à la chapelle, l’atmosphère d’infini recueillement, qui règne aux oratoires des communautés contemplatives, dignes de leur mission, m’enveloppe et me pénètre jusqu’aux moelles. C’est tout imprégné d’une allégresse paisible, d’une fraîcheur de prière, que je m’agenouille pour réciter lentement en réfléchissant sur chaque vers, l’O Salutaris.

Surtout chez les Clarisses j’ai ressenti cette impression. Il est si délicieusement humble leur oratoire ! — Ce plancher non ciré, ces ornements en bois des autels, cette douce obscurité : voilà bien la maison où Notre-Seigneur se plaît à sanctifier les âmes contrites. Là, Il est aussi pauvre — et aussi rayonnant, — qu’aux jours où la Sainte-Vierge le berçait dans sa crèche à Bethléem…

Avez-vous remarqué combien il est réconfortant de s’entretenir avec Jésus caché dans le tabernacle ?

Il semble qu’Il sommeillait en vous attendant et qu’Il se réveille dès que votre voix pressante l’appelle.

Alors quel colloque ! — On ne prie pas effectivement. On cause avec lui d’une manière intime. Il vous permet la familiarité. On lui dit ses aridités et ses peines. On lui montre son épaule meurtrie par la croix. Et il vous répond, à voix toute basse et toute suave ; et il vous console ; et il répand sur vos sécheresses la rosée de son amour ; et il oint votre plaie du baume de sa Passion…

Ah ! la visite au Saint Sacrement, c’est une étoile dans le ciel sombre de l’existence coutumière !…

L’après-midi, après vêpres, je retourne à la Grotte et j’y récite deux chapelets. En temps de pèlerinage, j’aime à les dire à haute voix en union avec les foules qui implorent la Madone. Je glisse, pour ainsi dire, mes propres demandes parmi celles de toutes ces âmes embrasées de foi, d’espérance et de charité. Ces prières enlacées les unes aux autres grimpent comme des clématites et des capucines le long du rocher pour s’épanouir aux pieds immaculés de la Vierge. Et l’expérience prouve que Notre Mère acceptant l’offrande, moissonnant toutes ces floraisons, les présente à son Fils et obtient, en retour, une surabondance de grâces.

Le premier chapelet je le dédie aux âmes du Purgatoire et je médite, en l’égrenant, les cinq mystères glorieux.

Ces mystères sont une torsade de joyaux où scintillent les turquoises couleur d’aurore de la Résurrection, le grand soleil diamanté de l’Ascension, les rubis aux feux pourpres du Saint Esprit, les lys d’argent lunaire de l’Assomption, les perles ravies à la Voie lactée du Couronnement de la Sainte Vierge.

Je recommande surtout à la Madone les âmes pour qui personne ne prie plus depuis des années. Elles doivent tant souffrir les pauvres oubliées ! Il me semble souvent les entendre se plaindre comme la brise mélancolique des soirs d’automne. Il me semble les voir tourbillonner, autour de moi, pareilles à des feuilles mortes. Et je suis si heureux de contribuer peut-être, à leur procurer ce rafraîchissement divin dont parle le Memento de la Messe qui leur est consacré.

Le second chapelet, je le dis pour la conversion des pécheurs en méditant les cinq mystères douloureux. Car n’est-il pas effrayant de penser que des âmes innombrables, par orgueil, ou, hélas, par ignorance, font suer du sang à Notre-Seigneur sous les oliviers de Gethsémani, le flagellent avec rage, le couronnent d’épines en lui crachant à la face, alourdissent du poids de leurs iniquités le fardeau de la Croix, l’outragent et l’abreuvent de fiel lorsqu’Il agonise au Calvaire ?

Ah ! ne fût-ce que pour soulager le Sauveur, comme on souhaite alors de souffrir avec Lui afin que ces âmes noyées dans des ténèbres lugubres soient éclairées !…

Enfin, le soir, je termine mes prières par le Sub Tuum à l’intention des malades dont la nuit redouble la fièvre, afin que la Vierge pose ses mains apaisantes sur leur front. Puis je dis le Te lucis de Saint Ambroise pour écarter les larves lubriques qui rôdent dans l’ombre et dans les rêves. Et je m’endors, les mains jointes en répétant trois fois : — Notre Dame de Lourdes, priez pour nous…

Il se tut et demeura quelque temps les yeux au ciel, en oraison mentale. Je me gardai bien de le troubler. Puis il ramena ses regards sur la terre, m’aperçut, me sourit et, me saluant d’un air amical, s’éloigna sans prononcer un mot…

Ainsi, pensai-je, voilà donc ce que produisent la communion quotidienne bien faite et l’habitude de la prière. Que je voudrais ressembler à cet homme qui conquit, dès ce monde, un avant-goût du Paradis !… Je ne suis qu’une épluchure ramassée par le Bon Dieu dans une poubelle qu’on négligea de désinfecter. Mais peut-être qu’en priant beaucoup, je mériterai, un jour, les ailes qui soulèvent cette âme au-dessus d’elle-même et je m’envolerai, avec elle, vers les sommets brûlants et radieux de la contemplation…

Et je m’en allait tout de suite à la Grotte, en disant et en redisant : — Ora pro nobis, Sancta Dei Genitrix, ut digni efficiamur promissionibus Christi.

ÉPILOGUE

Ave Regina coelorum,
Ave Domina Angelorum :
Salve radix, salve porta,
Ex qua mundo lux est orta.

Comme le caillou brisé venait de terminer son livre, il monta sur la route de Pau pour se rendre à la chapelle des Sœurs de Nevers — c’est la congrégation de Bernadette.

Avant d’assister à la messe de l’aumônier : le bon Père Burosse, il s’arrêta en haut de l’escalier qui borde la clôture de la communauté et s’accouda à la petite muraille d’où l’on découvre la ville de Lourdes et les montagnes.

Le ciel, ce jour-là, était d’un bleu très pur et le soleil teintait d’or rose la neige des hauts sommets.

— Azur et neige, se dit-il, voici que le paysage a revêtu les couleurs de la Sainte Vierge. Que je voudrais qu’elles revêtissent aussi mon volume !

Puis sa pensée s’envola vers la Grotte et il se mit à prier :

Bonne Mère, sans votre aide toute-puissante, je n’aurais écrit que des sottises. Vous m’avez stimulé aux heures de dépression, consolé aux heures de découragement, éclairé aux heures d’obscurité. Sans Vous, j’aurais mérité un bonnet d’âne, tandis que Vous m’avez appris l’oraison.

Par Vous, pour Vous, je ferai peut-être un peu de bien en déterminant quelques-uns de mes frères attiédis à cette communion quotidienne où je puise toute ma force et tout mon espoir.

Maintenant, que j’ai posé la plume, souffrez que je vous célèbre, une fois encore, selon la reconnaissance qui déborde de mon cœur.

Refuge du pécheur, quand ton Fils m’eut tiré de la sentine où je jonglais avec des crottins de chevaux que je prenais pour des balles d’or, tu daignas me débarbouiller de tes mains très pures.

Salut de l’infirme, quand le diable essaya de me casser la tête à grands coups de névralgie, j’allais à ta Grotte et le parfum de violette, qui émanait de Toi, dissipait ma souffrance.

Secours du chrétien, quand ma fainéantise naturelle me chuchotait de rester au lit, tu me reprenais doucement. Et je me levais aussitôt et je courais recevoir le Pain nécessaire.

Vierge très prudente, lorsque brûlant de zèle pour ton Fils et pour Toi, je me préparais à crier à la face de quiconque : « Il faut aimer Jésus », tu me retenais en me disant tout bas : — Plutôt, chante.

Étoile du Matin, tu n’as cessé de luire au ciel de mon âme. Si tu t’éclipsais parfois, c’était pour céder la place à ce soleil incomparable à ce divin foyer d’amour : le cœur sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Sois bénie, sois remerciée, sois louée à jamais. Garde-moi ta protection.

Et quand je mourrai, fais que ce soit avec ton nom sur les lèvres, ô très clémente, ô très sainte, ô très douce Vierge-Marie. — Ainsi soit-il.

Lourdes, 2 juillet 1910, fête de la Visitation.

TABLE DES MATIÈRES

Préambule
PREMIÈRE PARTIE
LES RONCES DU CHEMIN
I. —
La halte
II. —
Les scrupules
III. —
Les tentations
IV. —
Les attaques démoniaques
V. —
L’aridité
VI. —
Le monde
DEUXIÈME PARTIE
LES ROSES DU CHEMIN
VII. —
La solitude et le silence
VIII. —
La communion
IX. —
Une journée d’oraison
Épilogue

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le dix-huit octobre mil neuf cent dix
PAR
BUSSIÈRE
A SAINT-AMAND (CHER)
pour le compte
de
A. MESSEIN
éditeur
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
PARIS (Ve)