The Project Gutenberg eBook of Léon Bloy : Essai de critique équitable

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Title: Léon Bloy : Essai de critique équitable

Author: Adolphe Retté

Release date: March 23, 2024 [eBook #73235]

Language: French

Original publication: Paris: Bloud et Gay, 1923

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

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ADOLPHE RETTÉ

Léon Bloy

Essai de critique équitable

PARIS
LIBRAIRIE BLOUD & GAY
3, rue Garancière

1923
Tous droits réservés

DU MÊME AUTEUR

Du Diable à Dieu. — Récit d’une conversion.

Le Règne de la Bête. — Roman.

Un séjour à Lourdes. — Journal d’un pèlerinage à pied ; impressions d’un brancardier.

Sous l’Étoile du Matin. — La première étape après la conversion.

Dans la lumière d’Ars. — Récit d’un pèlerinage.

Au pays des lys noirs. — Souvenirs politiques et littéraires.

Quand l’Esprit souffle. — Récits de conversions.

Ceux qui saignent. — Notes de guerre.

Sainte Marguerite-Marie. — Vie de la révélatrice du Sacré-Cœur, d’après les documents originaux.

Lettres à un Indifférent, apologétique réaliste.

Le Soleil intérieur. — Saint Joseph de Cupertino ; Catherine de Cardonne ; Une Carmélite sous la Terreur ; La Charité du malade.

Louise Ripas, une privilégiée de la Sainte Vierge, préface de S. G. Mgr Landrieux, évêque de Dijon.

Notes sur la psychologie de la conversion. — Brochure.

Les Miracles de Lourdes. — Brochure.

LÉON BLOY

PREMIÈRE PARTIE

Un homme tout en contradictions. Un orgueil formidable, une humilité touchante. Parfois aux confins du désespoir, parfois rayonnant d’espérance céleste. Bon par intervalles, avec un sourire d’enfant. Haineux à certaines heures, et crachant du fiel sur quiconque lui avait déplu. Le plus tendre des amis ; le plus inique des ennemis. Vivant presque toujours dans le paroxysme et l’hyperbole.

Sa sensibilité fut telle que le contact de son siècle lui produisait le même effet que du poivre de Cayenne répandu à profusion sur la chair sanguinolente d’un écorché vif. Et, à travers tant de disparates, il demeurait passionnément épris de Jésus-Christ, parce que Notre-Seigneur fut, sur la terre, le Pauvre absolu.

Lui-même, Bloy, se voulait, se disait, prétendait qu’on le définît un homme d’Absolu. C’est un peu comme s’il avait déclaré : « Je suis le Fils de Dieu ! » Mais ses contemporains se chargèrent de lui apprendre qu’il ne l’était pas. Alors, semblable à un Croisé de saint Louis, il dégainait cette épée : son verbe acéré, pour tailler en pièces les Bourgeois comme s’ils eussent été de vils Sarrasins. Eux fuyaient et, une fois à l’abri de ses coups, lui criaient d’un ton goguenard : « Rien n’est absolu ! »

Il le constate, avec quelle amertume ! Il écrit : « La plupart des hommes de ma génération ont entendu cela toute leur enfance. Chaque fois qu’ivres de dégoût nous cherchâmes un tremplin pour nous évader en bondissant et en vomissant, le Bourgeois nous apparut armé de ce foudre. Nécessairement alors, il nous fallait réintégrer le profitable Relatif et la sage Ordure » (Exégèse des lieux communs, première série)[1].

[1] La plupart des livres de Léon Bloy, sauf trois ou quatre, ont été édités ou réédités à la librairie du Mercure de France.

Il les réintégrait. Mais le fait d’être le forçat à perpétuité du Relatif ne cessa de lui infliger de fatidiques tortures. Ce lui fut une géhenne continuelle où ses souffrances lui arrachaient tour à tour des imprécations et des sanglots, des rires farouches et des prières résignées d’une poignante beauté. Comme Baudelaire, il devait s’écrier :

Certes je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve…

Vaine plainte : la mort bienfaisante ne vint le délivrer que très tard. Il vécut soixante-dix ans pour invectiver la bassesse et le matérialisme suffoquant de son siècle et pour s’appliquer la loi de souffrance rédemptrice. Malgré tant d’impatiences, de révoltes convulsives, de rancunes trop humaines, il eut l’intuition que, seule, cette loi donne un sens surnaturel à notre vie transitoire sur la terre. Il comprit que Notre-Seigneur aide à porter leur croix ceux qui, Cyrénéens persévérants, l’aident à porter la sienne dans la Voie douloureuse.

Voilà, comme on le développera plus loin, la clé mystérieuse de son œuvre.

On étudiera, d’abord, ci-dessous, l’écrivain tel qu’il se comporta parmi la gent de lettres. On résumera la portée de quelques-uns de ses livres ; on définira les qualités de son style.

Ensuite on tentera d’expliquer le christianisme de Bloy et de démontrer que, tout pesé, il fut un bon serviteur de l’Église.

I

A plusieurs reprises, Léon Bloy a déclaré qu’il n’était pas un critique, — qu’il n’entendait même rien à la critique. Il ne faut donc lui demander ni impartialité ni analyses objectives, d’après une doctrine d’art préconçue, des volumes qui lui tombaient sous les yeux. Les neuf dixièmes des écrivains contemporains, il les jugeait fangeux, grotesques ou imbéciles, et il le disait sans périphrases. Les équarrir avec brutalité, ce fut une sorte de mission qu’il se donna. Dans l’introduction de Belluaires et Porchers il proclame hautement son dessein :

« Pénétré de mon rôle, dit-il, et profondément convaincu que c’est la France intellectuelle qu’on porte en terre, je marche un peu en avant des chevaux caparaçonnés et je pousse, tous les vingt pas, de vastes et consciencieuses clameurs — pour un salaire nul. »

Il faut d’ailleurs reconnaître que quelques-unes des exécutions auxquelles il procéda sont très justifiées — par exemple celle d’Émile Zola dans le pamphlet excellent qui s’intitule : Je m’accuse, et où la phrase sonore, nette et incisive exprime une pensée toujours haute.

Prenant à partie ce roman d’une niaiserie compacte : Fécondité, il dénonce, avec une clairvoyance implacable, le néant d’un prêche matérialiste et humanitaire, sentimental et libidineux, préconisant, dans le langage d’un palefrenier de haras qui se grimerait en prophète, le « Croissez et multipliez » de la Genèse, Dieu mis, au préalable, soigneusement à l’écart.

Bloy, par des citations bien choisies, montre l’impropriété, la lourdeur, l’incorrection du style, l’ennui boueux qui suinte de tous les chapitres et surtout l’ignorance à prétentions scientifiques du médiocre qui rédigea ce livre.

Zola est aujourd’hui bien oublié et il ne subsistera sans doute pas grand’chose de son œuvre. Mais au temps où Bloy l’écorchait vif, avec les raffinements d’un tortionnaire expérimenté, celui que Léon Daudet nomme « le Grand Fécal » marchait escorté d’une multitude adorante qui encensait, d’un cœur pieux, les produits de son dévoiement. L’amas putride de ses volumes usurpait une place considérable dans la littérature. Je m’accuse porta une pioche rougie au feu dans le tas énorme et en restitua les fragments au dépotoir.

Personne ne lira plus jamais Fécondité. Je m’accuse restera.

Cependant, Bloy ne fut pas toujours aussi bien inspiré. Cette part considérable d’acrimonie qui lui gâtait le caractère lui faisait dénier furieusement toute valeur à des écrivains dont l’œuvre ne mérite pas un dédain aussi intégral. Que M. Maurice Barrès — première manière — instaurant ce culte du Moi par où l’âme s’épuise en titillations solitaires et en effusions stériles, lui fasse horreur, on le comprend et l’on n’est pas loin de partager son antipathie. De même, tout chrétien fervent blâme avec lui l’auteur d’Un homme libre et du Jardin de Bérénice d’avoir appliqué les méthodes de formation spirituelle dues à des saints, et ayant pour but de développer en nous l’amour de Dieu, aux vicissitudes d’un égotisme maladif. Petite Secousse n’a pas le droit de dérober les cierges de l’autel pour en faire des instruments de débauche. Bloy avait donc quelque raison de s’indigner lorsqu’il s’écria dans Belluaires et Porchers :

Barrès n’a pu s’empêcher d’écrire des mots qui seraient bien effrayants si l’on ne se disait pas qu’on est en présence d’un de ces petits vétérinaires attitrés qui entretiennent par des lavements bénins l’égalité d’âme du Psychologue. Hélas ! oui, il a écrit : « Mon royaume n’est pas de ce monde », parodiant le texte terrible à la façon d’un malpropre fagotin égaré dans une église et contrefaisant les gestes saints du consécrateur. « J’eus le souvenir, dit-il, de saint Thomas d’Aquin disant à l’autel de Jésus : — Seigneur, ai-je bien parlé de vous ? Et devant Moi-même qui ai méthodiquement adoré mon corps et mon esprit, je m’interrogeai : Me suis-je cultivé selon qu’il convenait ?… »

On espère que M. Barrès regrette, à cette heure, ces assimilations sacrilèges.

Mais, pour être équitable, Bloy, par la suite, aurait dû reconnaître l’heureuse évolution du chantre faisandé de Bougie Rose. A partir des Déracinés, M. Barrès cesse d’être un Narcisse de décadence. Il rentre dans le Vrai ; il s’attache fortement à la tradition nationale ; il publie, après des livres d’un style vigoureux et qui sont des merveilles d’observation et des documents d’histoire de premier ordre comme Leurs Figures, des études où la Fille aînée de l’Église : la France foncièrement catholique, est placée dans la lumière qui convient.

Mais cela, Bloy, irréductible et aveugle en ses préventions, ne pouvait pas s’en rendre compte. Lorsqu’il avait pris en grippe un écrivain, il le considérait désormais comme un réprouvé, indigne du Purgatoire, et, s’arrogeant le rôle de Justicier, il n’arrêtait pas de le pourchasser et de le lapider avec des silex et des épluchures.

C’est ainsi que, depuis ses débuts dans les lettres jusqu’à sa mort, il témoigna à M. Paul Bourget une haine tenace qui s’attaquait à l’homme privé aussi bien qu’à son œuvre. — Évidemment, les livres de M. Bourget sont d’une valeur fort inégale. Partout, même dans les mieux venus, le style est massif, incorrect, s’encombre de truismes dignes d’être cloués au pilori dans l’Exégèse des lieux communs. Un snobisme extraordinaire oblige parfois l’auteur de Cosmopolis de vanter, comme des âmes fines, les plus incontestables rastaquouères, de s’extasier sur les élégances d’hommes de clubs à cervelle de pingouin, d’attacher des ailes d’ange aux épaules de diverses perruches blasonnées et langoureuses, appartenant à ce qu’on est convenu d’appeler « le grand monde ». Le culte qu’il rend à la richesse semble déceler une hérédité de paysan auvergnat que les billets de banque hypnotisent. Et puis, il a d’autres vénérations d’une cocasserie transcendante, par exemple celle qu’il professe pour la médecine, art très conjectural, et pour certaines « illustrations » médicales, baudruches que l’ironie d’un nouveau Molière devrait bien dégonfler.

Néanmoins, avec tant de défauts, M. Bourget possède des qualités d’analyste qui ne permettent pas de le classer parmi les fantoches. S’il a bâclé parfois des romans-feuilletons, sans observation ni art, tels que Némésis, il laissera quelques livres aussi perspicaces que véridiques parce que, malgré tout, il a le sens social.

Le Disciple marque une date de l’histoire littéraire : à l’époque où le déterminisme matérialiste empoisonnait trop d’intelligences et dirigeait vers un mur d’impasse les tenants attardés de Taine, ce livre commença une réaction salutaire qui, depuis, n’a fait que progresser. Le retour très sincère — quoi qu’en prétende Bloy — de M. Bourget au catholicisme s’affirma de plus en plus. Comme il arrive toujours lorsqu’un esprit rend les armes aux certitudes promulguées par l’Église, son œuvre y gagna en clairvoyance et en profondeur. Réalisation qui lui eût été bien impossible quelques années plus tôt, il sut décrire, dans Un Divorce, les opérations si délicates à retracer de la Grâce en une âme que la privation de Dieu met au supplice. Il montra nettement que lorsque la loi divine du mariage indissoluble est transgressée, le désordre qui en résulte ruine la famille et, dès ce monde, frappe le coupable par les conséquences inéluctables de son péché.

L’Étape, peinture vigoureuse, pleine d’exactitude, de l’anarchie des esprits et des mœurs à la fin du XIXe siècle, fait penser à Balzac. Et, ce qui n’est pas toujours le cas chez M. Bourget, les personnages de ce roman vivent d’une vie intense.

Enfin, pendant la guerre, il a donné le Sens de la Mort, livre pensif, d’une haute portée chrétienne. La désespérance finale d’une âme qui, par orgueil, rejeta la foi religieuse et sombra dans le suicide, y est évoquée avec un relief saisissant. C’est d’une psychologie remarquable.

Qui eût constaté ces évidences devant Bloy l’aurait fait rugir. Mettre en doute la sûreté de son jugement en matière de littérature, c’était, estimait-il, outrager l’Absolu, profaner une encyclique ou se délivrer un brevet de crétinisme.

On peut ne voir là qu’un manque d’équilibre chez un extrême sensitif en qui se boursouflait parfois une vanité enfantine. Mais où Bloy mérite tous les reproches, c’est quand il s’acharne à décrier un de ses frères en Dieu au point d’accueillir contre lui les plus ineptes légendes ; quand, mû par une misérable rancune, provenant peut-être de griefs imaginaires, il ne se laisse même pas désarmer par la mort sanctifiée de sa victime. On veut parler de son attitude vis-à-vis d’Huysmans.

Sans insister sur ce sujet pénible, il importe de donner un exemple de la façon dont Bloy saisit, avec empressement, tout prétexte de salir le caractère de l’homme qu’il hait par-dessus toutes choses. En 1912, c’est-à-dire cinq ans après la mort d’Huysmans, M. André du Fresnois publia un opuscule intitulé : Une étape de la conversion d’Huysmans, où se lisaient des fragments de lettres susceptibles, semble-t-il, de desservir la mémoire de l’auteur d’En Route. Bloy en cite, avec des clameurs d’allégresse, ce passage : « Je me contamine dans mon bureau et trouve le temps long. Quelques pratiques tantôt religieuses, tantôt obscènes me remontent un peu, mais c’est de durée si courte !… » Et Bloy de commenter :

Voilà donc la recrue précieuse que nos catholiques ont tant admirée ! Ayant connu Huysmans beaucoup mieux et beaucoup plus que personne, ayant d’ailleurs souffert par lui et pour lui, je sais et j’affirme que sa conversion fut parfaitement sincère ; mais il devint catholique avec la très pauvre âme et la miséreuse intelligence qu’il avait, gardant comme un trésor l’épouvantable don de salir tout ce qu’il touchait. (Le Pèlerin de l’Absolu, p. 265-266.)

Si Bloy avait réfléchi, il se serait rappelé, à propos de cette lettre, la première partie d’En Route. Huysmans y confesse, avec une franchise touchante, les alternatives de débauches et de piété qui marquèrent le début de sa marche vers Dieu (voir notamment les chapitres V et VI). S’il avait eu pour un liard de psychologie, Bloy aurait compris que toute conversion, à son début, implique des luttes terribles entre les habitudes vicieuses du néophyte qui ne veulent pas se laisser dompter, et l’âme nouvelle qui commence à naître en lui. Parfois, celle-ci est d’abord vaincue ; mais la prière et la Grâce lui donnent peu à peu des forces pour se dégager de la pourriture antérieure. C’est à coup sûr à cette période que se rapporte la lettre citée par M. du Fresnois.

Mais Bloy, tout à son impulsion malveillante, était fort incapable de le reconnaître. Présenter Huysmans sous un jour odieux, tel fut son objectif perpétuel. Rien, pas même la charité chrétienne, ne l’en put détourner… On objectera que Huysmans l’avait jadis offensé. Soit. Mais encore n’est-il pas singulier que Bloy se soit si peu expliqué sur la nature de « l’horrible injustice » que Huysmans lui aurait faite ? Compulsez toute son œuvre, vous y verrez son grief sans cesse allégué ; mais quant au grief en soi, à peine un mot. Pourquoi cette réserve[2] ?

[2] J’ai reçu, à ce sujet, les explications d’une personne bien informée. Je les publierai si la question est, quelque jour, débattue en public.

Au surplus, si Bloy avait été le chrétien absolu qu’il se vantait d’être, il se serait souvenu d’un certain article du Pater récité par lui, tous les jours, avant la communion : Dimitte nobis debita nostra SICUT ET NOS dimittimus debitoribus nostris, et il aurait pardonné.

Or, il est affligeant, mais nécessaire, de le souligner, jamais il ne sut pardonner à ceux qui, s’imaginait-il, l’avaient lésé dans ses intérêts ou dans son orgueil. Voyez, entre autres, les accusations qu’il porte contre Deschamps, directeur de la Plume, dans le Mendiant ingrat. Elles sont totalement injustifiées ; celui qui écrit ces lignes assistait à la scène de rupture et il certifie que Bloy s’en forge tous les détails. Néanmoins, Bloy, de ce jour, n’arrêta pas de diffamer Deschamps. Il recueillait, avec avidité, tous les ragots qui empuantissent ces loges de concierge, les cénacles littéraires, et les propageait sans contrôle ni remords. Bien plus, à la mort de Deschamps, il notait dans Mon Journal : « On m’écrit que Léon Deschamps, impresario de la Plume, a été enterré samedi matin 30 décembre. Même sort que Rodolphe Salis. On crève au moment où l’on pense avoir fait fortune !… »

Or, tout le monde sait que Deschamps mourut complètement ruiné, tué par les soucis d’argent.

Tel fut Bloy en tant qu’informateur des incidents de la vie littéraire. Qu’on soit donc assuré qu’à cet égard il ne mérite nulle créance.

On ne veut pas dire qu’il mentait de propos délibéré. Non, mais son imagination déformatrice faussait automatiquement les faits et ensuite les lui représentait comme les indices de l’infamie ou des intentions hostiles d’autrui. Il y avait un peu de manie de la persécution dans cet état d’esprit.

S’il ne faisait nul cas de la plupart des littérateurs contemporains, par contre il avait des admirations violentes et les exprimait avec une superbe grandiloquence. Il vénérait Balzac ; il aimait Barbey d’Aurevilly, Hello, Verlaine dont il loua le génie dans ce petit volume fort perspicace et tout imprégné de dilection fraternelle : Un Brelan d’excommuniés. Il goûtait Benson, Joergensen, Émile Baumann. Il écrivit pour les Derniers Refuges de Mlle Jeanne Termier, le seul poète mystique qui ait paru depuis la mort de Verlaine, une fort belle préface. Pour d’Aurevilly, non seulement il comprit son art à merveille, mais encore il le vengea des attaques niaises d’un sot du nom de Grelé. De Villiers de l’Isle-Adam, il sculpta un solide médaillon tout en faisant des réserves judicieuses sur l’hégélianisme qui embrume çà et là la pensée de l’admirable auteur de l’Ève future.

Il est vrai que, parfois, et pour des causes souvent puériles, l’estime qu’il accordait à ses préférés subissait de brusques éclipses. S’il apprécia intégralement ce chef-d’œuvre du génial Benson : le Maître de la Terre, il comprit mal et méconnut la Mystique profonde qui régit l’affabulation de Franck Guiseley et celle des Conventionalistes. Joergensen, dont il avait, d’un trait sûr, défini les premières œuvres, fut soudain voué aux gémonies pour avoir oublié de citer Je m’accuse dans un article sur la mort de Zola (voir Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne). L’auteur excellent de Saint François d’Assise et des Pèlerinages franciscains, qui fut pour Bloy un ami toujours dévoué, ne méritait pas cette avanie.

Cette susceptibilité révèle l’importance énorme qu’il attachait à ses moindres écrits. Littéralement, il se croyait incapable d’accoucher d’un livre qui ne fût pas un chef-d’œuvre. Il n’y a qu’à feuilleter ses autobiographies au jour le jour pour le constater. Que le monde entier ne reconnût point son génie, ce lui causait un douloureux étonnement. De là, des récriminations quelque peu enfantines.

Elles sont d’autant moins justifiées que, dès ses commencements, il eut un groupe d’admirateurs qui ne cessa de s’accroître et qui ne lui ménageait pas les éloges. Mais rien ne pouvait le satisfaire. Bien qu’il proclamât son mépris total pour la publicité des journaux à grand tirage, il ne laissait pas de savourer l’aubaine lorsque quelqu’un de ceux qui eurent pouvoir d’y conférer de la notoriété signalait l’un de ses volumes.

« Cette fois, pensait-il, c’est la gloire et les mufles vont s’incliner devant moi… » Or, rien de tel ne se produisait. Quand Mirbeau — qui fut un brave impulsif, possédant un certain esprit de justice, quoiqu’il blasphémât comme cent mille diables — consacra un article chaleureux à la Femme pauvre, Bloy espéra un succès. Le succès de grand public ne vint pas. Mais Bloy, qui ne put jamais comprendre que son art était d’une qualité trop élevée pour conquérir la multitude, attribua ce déboire au fait que l’article avait paru le matin du Grand Prix, « jour où, écrit-il, personne ne lit rien ».

Non, ni le Grand Prix, ni toute autre circonstance adventice n’avaient rien à voir avec ce manque de retentissement. Les causes de l’obscurité relative où Bloy vécut jusqu’à son décès étaient ailleurs. Il n’est pas difficile de les apercevoir.

D’abord, un homme qui, à chaque lever de soleil, vide consciencieusement son pot de chambre sur la tête des « bourgeois » ne doit pas s’attendre au suffrage de la Bourgeoisie — que celle-ci soit « bien pensante » ou qu’elle adore la déesse Raison. Or Bloy procédait à cette opération avec une régularité parfaite. Ajoutons tout de suite qu’on se garde de lui en faire un reproche. Sa position vis-à-vis du « gros public » est symbolisée par une anecdote qu’il plaça dans l’Exégèse des lieux communs (nouvelle série) :

J’ai connu, dit-il, un épicier dans le temps de ma célèbre captivité à Cochons-sur-Marne. Un jour que le total de ses additions me suffoquait, il proposa loyalement de m’ouvrir ses livres… Je lirai vos livres, lui dis-je, quand vous aurez lu les miens…

L’épicier ne les aurait lus ni pour or ni pour argent. Et comme, depuis le romantisme, l’épicier résume le tiers état, Bloy enfourchait la Chimère quand il l’engageait à découvrir ses œuvres. Mais il ne voulut jamais admettre qu’il y eût incompatibilité irréductible entre les façons de penser du Bourgeois et les siennes. Plutôt que de se rendre à cette évidence, il cherchait les explications les plus déraisonnables à ses déboires.

Au commencement du Désespéré, il les attribue au triomphe des romans de Georges Ohnet, « l’ineffable bossu millionnaire et avare, l’imbécile auteur du Maître de Forges, qu’une stricte justice devrait contraindre à pensionner les gens de talent, dont il vole le salaire et idiotifie le public » (page 14).

Bloy se figurait peut-être que si Ohnet avait disparu, comme Romulus, dans une apothéose, ledit public se serait précipité, avec enthousiasme, dans les librairies pour acquérir les volumes des grands écrivains jusqu’alors méconnus. Quelle erreur ! L’affinité entre Ohnet et les innombrables lecteurs de ses élucubrations était bien trop grande pour que ceux-ci vinssent jamais à goûter la vraie littérature. A public bourgeois, fournisseur bourgeois ; c’est une loi inéluctable. Et il est vraiment puéril de dépenser de l’énergie à s’en indigner.

Mais Bloy n’acceptait pas cette loi. Il ne cessait d’étiqueter, en vociférant, l’inoffensif Ohnet « voleur de gloire » — et il n’en acquit pas un lecteur de plus. Ce dont il faut le féliciter sans arrière-pensée.

Un autre motif de son défaut de vaste notoriété, c’était l’inaptitude d’un grand nombre de gens de lettres à comprendre l’esprit catholique qui donne toute leur valeur à ses plus belles pages. Les uns sont, quant à la religion où ils furent baptisés, d’une ignorance de Papous. Ce qui du reste leur fait commettre de bien divertissants quiproquos si, d’aventure, ils se risquent à parler des choses religieuses. Les autres sont des païens délibérés que le christianisme horripile, qui pratiquent l’hédonisme et que la seule apparition d’une porte de monastère fait cingler aussitôt vers Gnide ou vers Paphos. D’autres enfin, qui ont pris au sérieux Homais et son ami Renan, se croiraient gâteux s’ils admettaient le surnaturel et professent une certaine religion de la science tellement stable que ses dogmes changent environ tous les quinze ans. Pour ces derniers le catholicisme est un fossile dont il n’y a plus lieu de classer les débris.

Bloy ne pouvait espérer séduire ce pauvre troupeau sans pasteur. Il s’étonnait pourtant d’en être méconnu. Même, il aurait voulu qu’ils répondissent aux injures qu’il leur décochait par des actes de déférence. C’était trop demander à la nature humaine.

Mais ce qui l’indignait encore davantage, c’était que la majorité du clergé parût ignorer ses livres. « Les curés, s’écriait-il, ont fait le vœu solennel de ne rien lire jusqu’au jugement dernier ! »

La boutade est amusante ; elle porte à faux. Des prêtres le lisaient ; mais il n’est pas surprenant qu’ils se soient abstenus de témoigner leur approbation à un écrivain qui sabrait, à tort et à travers, pape, cardinaux, évêques, séculiers et réguliers, tout en se décernant le titre de soutien inébranlable de l’Église. D’ailleurs, ce qui prouve leur indulgence foncière, c’est que Bloy n’a jamais été menacé de l’Index. Quoiqu’on ait avancé le contraire, l’Église ne déteste pas ses enfants terribles. Elle leur passe bien des incartades — pourvu qu’ils ne touchent pas au Credo. Et Bloy n’y a jamais touché.

Il y a une autre raison, fort simple, qui explique l’abstention relative du clergé, celle-ci : la plupart des prêtres sont très pauvres ; les livres coûtent cher ; et, de plus, les mille soins absorbants de leur ministère ne leur laissent pas le loisir de s’adonner à la lecture. De l’aube à la nuit tombée, les offices, le confessionnal, les œuvres absorbent tous leurs instants. Et c’est à peine si, rompus de fatigue, ils trouvent, avant un repos bref, le temps de lire leur bréviaire. Dire cela, ce n’est point tenter une apologie dont notre clergé n’a pas besoin, c’est constater un fait.

Il faut donc répéter ici ce qu’on a formulé ci-dessus à propos des péripéties de la vie littéraire. Quand Bloy, traitant de l’Église militante, s’indigne ou se courrouce à cause de tel incident qu’il interprète selon sa manie dénigrante, neuf fois sur dix, il est nécessaire de mettre au point.

En somme, il y avait en lui un démon sarcastique qui tentait fréquemment d’égarer le grand chrétien qu’il était au fond. Assez souvent ce chambardeur interne, aux embûches corrosives, le faisait choper, mais une visite au Saint Sacrement le remettait presque toujours et assez vite sur pied.

En outre, il y a un fait capital qu’il faut se garder d’oublier lorsqu’on écrit sur Bloy, c’est la misère atroce qui le supplicia pendant la plus grande partie de son existence — non seulement lui seul aux années de célibat, mais, après son mariage, sa femme et ses enfants dont deux en moururent ! Certes, cette indigence meurtrière explique, justifie même ses colères imprécatoires et, en partie, les malédictions qu’il fulminait contre les égoïstes et les satisfaits. Se sentir une force de géant et se trouver souvent réduit à l’impuissance par le manque d’aliments. Aimer les siens d’une affection véhémente et les voir privés du plus strict nécessaire. Concevoir une œuvre magnifique et, faute de ressources, n’en pouvoir réaliser quelques parcelles qu’à de longs intervalles et au prix d’efforts épuisants. Quel cercle de l’enfer ou, plutôt, quel ardent Purgatoire ! Le miracle, c’est qu’il n’ait pas plié sous les railleries fangeuses de certains journalistes, sous le silence calculé de « chers confrères » plus ou moins envieux, qu’il n’ait pas écouté les conseils timides d’amis incompréhensifs qui l’adjuraient d’édulcorer « sa manière ».

La société actuelle, matérialisée jusqu’aux moelles, hait, d’une haine irréductible, la pauvreté. Elle lui apparaît une souillon répugnante qu’il sied de huer, de traquer, d’abolir sous les gravats. Mais surtout, qu’un pauvre se veuille tel par amour pour ce Jésus qui n’avait pas même une pierre où reposer sa tête, c’est le crime qu’elle ne saurait absoudre. Bloy fut ce pauvre ; c’est pourquoi tant de gens aux goussets lourds d’écus le regardaient souffrir avec un mélange de dégoût et d’effroi. D’autres, des esthètes, capables de vendre leur mère pour se donner une sensation nouvelle, disaient : « Il ne faut pas venir en aide à Bloy ; la misère lui fait pousser de si beaux cris ! »

Oui, cela fut écrit par un puant bien renté dont on pourrait citer le nom. Bloy, aux heures d’oraison, écartait ces immondices de réprouvés. Les yeux levés sur le Crucifix radieux, il poursuivait sa tâche de témoin des Évangiles ; ne sachant pas, ne voulant pas se vendre, il donnait ce qu’il avait : le pain de la Parole unique, — et des âmes en détresse étaient sauvées.

Il écrit :

— Bon Dieu ou bon diable, c’est toujours ça de vendu !

Exclamation d’un vendeur de la rue, jet de lumière sur le XXe siècle. Dieu et le diable sont hors de cause et de plus en plus. Leur affirmation ou leur négation fut un jeu pour l’âge puéril de l’Humanité. Devenue raisonnable enfin, la race humaine vendra exclusivement. Elle vendra tout. — Malheur à celui qui donne ! Malheur à la Jérusalem de celui qui donne ! Malheur à moi !…

Est-ce bien malheur qu’il faut dire ?

Tu es si pauvre que tu as pu donner aux plus riches. Tu t’es donné toi-même avec une telle profusion que Celui qui a racheté tous les hommes ne sait presque plus ce qu’il te doit. La munificence des Crésus fait pitié si on la compare à une goutte de la sueur du front d’un pauvre qui travaille pour Jésus-Christ.

Tes livres étouffés et permanents, qui ressemblent à des nuits d’amour, ont consolé trois ou quatre désespérés ; ils ont rapatrié une demi-douzaine d’aveugles en exil qui tâtonnaient inutilement vers la Lumière ; ils ont restitué à Jésus-Christ le bon Larron qui ne savait pas que cet effrayant supplicié eût un royaume… Est-ce que cela se paie, sinon par l’ignominie et les tourments ? (Préface de l’Invendable.)

Bloy eut le droit de se rendre ce témoignage. Et il eut aussi le droit de s’écrier, comparant son œuvre aux saletés plus ou moins musquées qui pullulent dans la littérature d’aujourd’hui : « Je vise souvent à la tête, parfois au cœur — jamais plus bas ! »

II

Ce qui valut à Bloy des admirateurs nombreux, même parmi ceux que son catholicisme intense n’atteignait pas, c’est le style superbe de ses livres. En lui, l’artiste égale le penseur. Quelqu’un qui ne partageait pas ses croyances a pu dire : « Jadis, quand nous n’avions pour nous initier à la musique de Wagner que des fragments entendus aux concerts Lamoureux, dès que l’orchestre avait exécuté un morceau de la Tétralogie ou de Tristan, ce qui venait ensuite, quelle qu’en fût la réelle valeur, nous semblait banal et piteusement incolore, tant nous demeurions sous l’empire du génie wagnérien. Ainsi des livres de Bloy : quand on sort de les lire, il ne faut pas tout de suite aborder l’ouvrage d’un auteur différent. Même digne d’estime, il semblerait insignifiant. »

Il y a beaucoup de vrai dans ce rapprochement.

Le style de Bloy, tout imprégné de la sève latine, musclé, viril, retentissant, paré de couleurs harmonieuses en leur éclat, ravira toujours quiconque est apte à sentir la beauté.

Il n’est pas sans défaut. Par exemple, dans le Désespéré — première œuvre de Bloy qui compte véritablement — la phrase, parfois, s’empâte, s’alourdit d’épithètes redondantes, trébuche parmi des broussailles parasites. Plus tard aussi, et assez souvent, Bloy met une complaisance excessive à développer des images, fort pittoresques en soi, mais où la minutie du détail écrase l’ensemble du chapitre par manque de proportions. Telle, certaine période du Brelan d’excommuniés. Bloy y reproche à l’Église contemporaine d’apprécier plus que ses grands écrivains les larves exsangues dont les vagissements pieusards feraient prendre, aux gens mal informés, la littérature religieuse pour une chaponnière. Il ajoute : « Que dis-je ? Elle est au point de préférer, d’avantager de ses bénédictions les plus rares ceux de ses fils qu’elle devrait cacher dans d’opaques ombres, dans d’occultes et compliqués souterrains dont la clef serait jetée, au son des harpes et des barbitons, dans l’abîme le plus profond du Pacifique par des cardinaux austères, expédiés à très grands frais sur une flotte de trois cents vaisseaux. »

Cette phrase est d’un rythme irréprochable ; mais, par la place démesurée qu’elle tient dans le chapitre, elle écrase ce qui précède et ce qui suit. Vérifiez.

A mesure que Bloy progressait dans la connaissance du métier, ces défauts s’atténuèrent. Ils ont presque entièrement disparu dans les œuvres de sa maturité. C’est alors le grand style oratoire — oratoire à ce point qu’ayant commencé à le lire des yeux, on est parfois obligé de poursuivre à voix haute tellement le désir de se mettre dans l’oreille la musique d’airain et d’or des cloches qui tintent dans ses phrases vous sollicite.

Ce don s’épanouit au maximum dans plusieurs de ses livres et, entre autres, dans les deux volumes de l’Exégèse des lieux communs. Voici l’un des chefs-d’œuvre de Bloy, non seulement par la qualité du style, mais par la vigueur de la satire et par sa justice vengeresse.

Louis Veuillot a dit dans ses Mélanges : « L’écrivain qui n’a pas, une fois au moins, rompu en visière au goût du gros public, qui n’a jamais su, jamais osé parler contre le sentiment de la foule, qui n’a jamais rêvé, jamais essayé de se frayer une voie à l’encontre du torrent des sottises générales n’est pas un écrivain. Il n’a ni la fierté, ni le courage, ni l’indépendance d’esprit qui donnent le style et la vie aux actes littéraires : ce n’est qu’un bourgeois qui beugle avec les autres. »

Or Bloy veut interdire ce beuglement au bourgeois. Il prétend même lui « arracher la langue ». Et, afin de démontrer l’urgence de l’opération, il s’exprime en ces termes :

L’entreprise, je le sais bien, doit paraître fort insensée. Cependant je ne désespère pas de la démontrer d’une exécution facile et même agréable. Le vrai Bourgeois, c’est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit, ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et incontestable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules[3]. Le répertoire de locutions patrimoniales qui lui suffisent est fort exigu et ne va guère au delà de quelques centaines. Ah ! si l’on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !…

[3] Comparez à la définition de Flaubert : « J’appelle Bourgeois quiconque pense bassement. »

Et plus loin :

Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste douceur ne m’était pas refusée d’établir, en l’irréfutable argumentation d’une dialectique de bronze, que les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants prophètes, qu’ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles et que les abîmes de la Lumière sont immédiatement invoqués par les gouffres de la Sottise.

Cette dernière phrase est une allusion à ce fait que beaucoup de lieux communs prennent leur origine dans des paroles de Notre-Seigneur ou dans des aphorismes dérobés au Saint Livre et galvaudés par l’ineptie malfaisante des interprétations bourgeoises. Défile ensuite un carnaval de clichés pareil à une troupe de chacals, de fouines, d’ânes, de porcs et d’oies revêtus d’une apparence humaine et fustigés, avec un fouet de flammes, par un bestiaire aussi clairvoyant qu’implacable.

Une ironie foudroyante, un sens âpre du comique président à ce jeu de massacre. Tout ce que l’âme d’un commerçant malhonnête, d’un rentier hébété par les trafics de Bourse, d’un solennel farceur, turgescent en politique et membre de l’Académie, — comme Ribot ou Hanotaux, — de bien d’autres « soutiens de la société » contient de vertueuse tartuferie, de sale intrigue, de vilenie purulente est dénoncé ici en formules brèves qui piquent comme un javelot à la pointe suraiguë ou qui fracassent le crâne du bourgeois comme une massue héracléenne.

Bloy feint quelquefois d’approuver ses victimes. Et alors son ironie prend une envergure formidable — par exemple, lorsqu’il commente l’aphorisme : les affaires sont les affaires. Ailleurs, il arrache le masque cauteleux d’un promulgateur de lieux communs et montre l’ignoble visage qui se dissimulait sous une apparence de mansuétude comme dans la Crème des honnêtes gens. Ou bien, il reprend le texte sacré que viennent de polluer des bouches blasphématrices, et il en use pour donner au bourgeois un avertissement fatidique comme dans : Il n’y a pas de fumée sans feu.

Un des joyaux les mieux sertis de l’Exégèse, c’est le petit conte intitulé : On n’est pas parfait. Avec un calme souverain, avec une tranquille netteté d’expression, Bloy y décrit l’examen de conscience d’un bourgeois homicide. La leçon morale jaillit de l’hyperbole énorme, sans prêche ni commentaires affadissants, comme la pierre d’une fronde. Il revient, à diverses reprises, sur l’état d’âme du Bourgeois pratiquant qui s’applique à « servir deux maîtres » et il en obtient d’effrayantes caricatures, plus exactes que des portraits. Dans cet ordre, on citera encore : Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous. On croirait, en ce morceau, entendre chuchoter un démon qui parodierait un Sacrement.

Presque toujours, par allusion ou d’une façon directe, la Face de Dieu outragée apparaît à l’arrière-plan de ces peintures incendiaires. Et cette présence entrevue ou formelle leur confère une portée redoutable.

Telle, la glose de ce lieu commun : Il n’y a que la vérité qui offense. Voici :

J’allais l’oublier, celui-là ! N’avais-je pas raison ? Non seulement il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à entendre, mais le profond Bourgeois nous affirme qu’il n’y a que la vérité qui l’offense. Le mensonge ne l’offense pas, ne l’offensera jamais. C’est une espèce d’oncle dont il espère toujours hériter et pour lequel il n’a pas assez de caresses. Quand le Mensonge s’incarnera, ce qui doit arriver un jour, il n’aura qu’à dire : Quittez tout et suivez-moi, pour traîner aussitôt derrière lui, non pas une douzaine de pauvres, mais des millions de bourgeois et de bourgeoises qui le suivront partout où il lui plaira d’aller.

Jusqu’à présent, la Vérité seule s’est incarnée : Ego Veritas qui loquor tecum, et vous savez comment elle a été accueillie. Ah ! on ne s’y est pas trompé une minute : Crucifigatur ! Il n’y a que la VÉRITÉ qui offense…

C’est tout de même troublant d’entendre le Bourgeois dire ces choses-là, tranquillement, du matin au soir.

L’Exégèse des lieux communs est un chef-d’œuvre. La justice y parle, car Léon Bloy, étudiant, à la loupe, l’âme du bourgeois au XXe siècle, y vit éclore des œufs de vipère.

III

Il existe quelques livres de Bloy dont l’intérêt est médiocre. On y trouve, çà et là, de très belles pages. Mais ils sont décousus quant à la composition et, en outre, ils donnent comme avérés des faits soumis à controverses. Par exemple, le Fils de Louis XVI. En ce volume, Bloy tient pour certaine l’identité de Naundorff à Louis XVII. Or, rien de moins établi. Dans l’état actuel des connaissances historiques, et après les travaux de M. G. Lenôtre, il semble probable que Louis XVII n’est pas mort au Temple. Mais, en ce qui concerne ses avatars postérieurs, tout est ténèbres et conjectures plus ou moins ingénieuses. Au surplus, Bloy écrivit ce livre sur commande, et, quoiqu’il se batte les flancs pour se hausser à l’enthousiasme, il crève les yeux que ni la personnalité de Naundorff ni celles de ses descendants ne l’ont emballé. Ce qui fait que les partisans de la survivance, eux-mêmes, goûtèrent peu cette apologie manquée.

Une autre tentative d’imposer la conviction, malgré le peu de solidité des documents originaux, Celle qui pleure présente aussi le défaut d’une composition défectueuse. On y trouve, parmi beaucoup d’incohérences, des morceaux splendides à la gloire de la Sainte Vierge et un chapitre d’une incomparable beauté mystique : le Paradis. Mais le fameux Secret de Mélanie, présenté comme une prophétie authentique, appelle bien des réserves. L’Église a sanctionné la réalité de l’apparition de Marie à la Salette et l’on n’éprouve nulle difficulté à l’admettre, sachant avec quelle prudence Rome procède en des cas analogues. Quant au Secret, les opinions sont libres. Et il faut dire qu’à l’étudier de près, on y soupçonne surtout l’excès d’imagination d’une pauvre fille, gâtée par des louanges extravagantes et qui avait trop lu l’Apocalypse, sans y comprendre goutte.

Mais, sur ce point, Bloy ne voulait rien entendre. Comme presque tous les tenants du Secret, il entrait en frénésie à la moindre objection et condamnait à l’enfer le plus fuligineux ses contradicteurs. Ce n’est pas un très bon signe que ce défaut de calme dans la conviction : les vociférations ne sont pas des preuves…

Le terrain déblayé, l’on a hâte de mentionner des œuvres plus substantielles, où le rugissement du lion se déploie avec une magnifique ampleur.

Le Désespéré, on le lit avec prédilection et on le relira toujours. C’est le plus célèbre des livres de Bloy ; on ne le commentera donc pas en détail et l’on rappellera seulement le chapitre merveilleux du séjour à la Chartreuse, la physionomie poignante de Véronique, l’exécution magistrale du juif allemand Albert Wolff tenu par les crânes pointus de son temps pour le plus spirituel des chroniqueurs parisiens — ce qui juge une époque — et la fin douloureuse et sombre qui fait penser à Dante.

Voici enfin le second roman publié par Bloy : La Femme pauvre, plein de taches et de trous, mais d’une pensée si haute, d’un art si éclatant qu’il sied de s’y arrêter.

Passons sur les gaucheries et les invraisemblances de l’affabulation, négligeons les romantismes surannés : le père qui fait élever sa fille naturelle dans l’intention de la prendre pour maîtresse, par exemple. Ne faisons pas le pet de loup à propos des illogismes psychologiques : le caractère hétéroclite de ce fantoche charitable, le peintre-sculpteur-poète-musicien Gacougnol. Blâmons, sans plus, l’acharnement à représenter Huysmans — venu là on ne sait pourquoi, sous le pseudonyme transparent de Folantin — comme un pleutre et un Pharisien. Trois figures se détachent de l’ensemble un peu confus du livre : Caïn Marchenoir et Léopold — qui incarnent Bloy lui-même en deux personnes — et surtout Clotilde, qui est la femme pauvre. Les silhouettes vermineuses d’Isidore Chapuis et de son épouse ne sont pas non plus à mépriser. Crapules à l’eau-forte, ils retiennent l’attention.

Mais, pour être précis, il faut reconnaître que la Femme pauvre n’est pas à proprement parler un roman. Bloy était, par tempérament, trop passionné, trop voué à l’oraison synthétique pour se plier à un genre littéraire qui demande la faculté de s’objectiver en autrui. Ici donc, nous avons une sorte d’autobiographie lyrique, — comme déjà dans le Désespéré, — une projection sur le plan imaginatif des souffrances d’une âme qui réagit furieusement ou plaintivement contre les platitudes et les souillures de la vie quotidienne. Marchenoir, Léopold, nous venons de le dire, c’est Bloy en guerre contre un état social qu’il abhorre et dont le matérialisme abject le suffoque. Clotilde, c’est sa sensibilité toujours saignante par les mille blessures que des contingences ordurières ou agressives lui infligent. Clotilde, c’est aussi sa foi si franche, si religieusement abandonnée à la Vérité catholique, c’est l’amour intégral de Jésus qui lui vaut parfois les visites ineffables de la Grâce illuminante.

Marchenoir encore, c’est Bloy quand il invective en un style d’ébène incrusté d’or sombre la sottise du siècle incrédule, bateau plat qui vacille, dépourvu de pilote, d’écueils en récifs, sur cette mer ténébreuse : la science athée. C’est lui toujours quand il montre l’Église auréolée d’étoiles et demeurant immuable sur le roc de la Promesse divine, sans même entendre le grignotement des petits rongeurs qui essaient d’entamer ce granit.

Écoutez ce discours :

Je suis pèlerin du Saint Tombeau, dit Marchenoir, de sa belle voix grave et claire qui fait ordinairement osciller les crêtes et les caroncules. Je suis cela et rien de plus. La vie n’a pas d’autre objet et la folie des croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine. Antérieurement au crétinisme scientifique, les enfants même savaient que le sépulcre du Sauveur est le centre de l’univers, le pivot et le cœur des mondes. La terre peut tourner autant qu’on voudra autour du soleil. J’y consens, mais à condition que cet astre, qui n’est pas informé de nos lois astronomiques, poursuive tranquillement sa révolution autour de ce point imperceptible et que les milliards de systèmes qui forment la roue de la Voie lactée continuent le mouvement. Les cieux inimaginables n’ont pas d’autre emploi que de marquer la place d’une vieille pierre où Jésus a dormi trois jours…

Alors, que voulez-vous que je vous dise ? Si l’Art est dans mon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste qu’à mettre au service de la Vérité ce qui m’a été donné pour le Mensonge ! Ressource précaire et dangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner des Dieux !

Nous devrions être horriblement tristes, ajouta l’étrange prophète comme se parlant à lui-même. Voici que le jour descend et que vient la nuit où personne ne travaille plus. Nous sommes très vieux et ceux qui nous suivent seront plus vieux encore. Notre décrépitude est si profonde que nous ne savons même pas que nous sommes des idolâtres.

Quand Jésus viendra, ceux d’entre nous qui « veilleront » encore, à la clarté d’une petite lampe, n’auront plus la force de se tourner vers la Face, tellement ils seront attentifs à interroger les Signes qui ne peuvent pas donner la Vie. Il faudra que la Lumière les frappe dans le dos et qu’ils soient jugés par derrière !…

Cette vaticination grandiose n’a d’égale que la beauté mystique des chapitres de la fin quand Clotilde, en extase, confond, dans une vision unique, les flammes d’un incendie dans la ville et l’embrasement de l’amour divin dans son âme.

Et la phrase, si vraie en son indicible mélancolie, la phrase dont seuls les contemplatifs peuvent saisir toute l’effrayante profondeur : Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints.

Ici encore, dussent les gens de lettres aveugles s’esclaffer de rire, il faut évoquer Dante — et nul autre.

On espère maintenant avoir réussi à donner une impression de cette œuvre sans analogue et peut-être sans équivalent dans la littérature catholique depuis un demi-siècle. Concluons :

Dans un article du Mercure (31 juillet 1902), sur l’Exégèse des lieux communs, Mme Rachilde avait cité ce mot d’un imbécile : « Bloy est beaucoup plus près de Ravachol que de Jésus. »

Bloy répondit : « Autant dire, sauf respect, que je dîne plus volontiers d’un étron que d’une poularde truffée. »

Il avait raison de protester, car, loin qu’il soit un anarchiste, son œuvre entière est une apologie de l’ordre. Il eut au plus haut degré le sentiment que l’Ordre ne peut exister que par l’observation de la loi divine. Cette loi, c’est l’Église qui en détient les sanctions. L’Ordre, elle le suscite dans les âmes, elle l’assure dans la société. Chaque fois que les hommes méprisent ses avertissements, nient sa mission ou la persécutent, non seulement ils se pervertissent et divaguent, mais encore ils déchaînent des cataclysmes. On l’a vu pour cette guerre atroce que nous venons de subir, qui fut un châtiment mérité et qui constitue le prologue de drames encore plus effroyables. Ces choses, Bloy les a dites partout et, notamment, c’est la leçon qu’il donne dans ces deux beaux livres : Méditations d’un solitaire en 1916 et Dans les ténèbres. Là, il est l’Annonciateur et l’on doit trembler avec lui lorsqu’il s’écrie :

Maintenant la colère de Dieu plane sur toute la terre. Elle est comme un immense nuage noir très bas qui couvrirait tout, ne laissant à personne un espoir quelconque d’échapper à la destruction. Quelque chose de semblable a dû se passer à la veille du déluge quand Noé construisait l’Arche où huit âmes seulement furent sauvées. La menace est d’autant plus terrible que l’inconcevable cécité des « clairvoyants » ne leur permet pas de la voir. Quel cri d’agonie dans le monde entier lorsque le voile des apparences venant à se déchirer on apercevra le cœur de l’Abîme !…

On a conclu des traités où l’on omit soigneusement d’écrire le nom de Dieu ; on a établi un aréopage des Nations où il est radoté sans cesse de Justice et de Paix, mais où l’on se garde, comme d’une incongruité, de mentionner l’Évangile. Cependant les peuples se regardent avec haine et rancune, fourbissent des armes nouvelles. Les Juifs qui détiennent l’or préparent le règne du Maître de la Terre, et fomentent, selon leurs intérêts, les massacres et les ruines. Les hommes n’ont pas voulu de Dieu ; ils s’agitent, et c’est le Juif, instrument inconscient de la colère divine, qui les mène. Quelle sarabande lugubre entre deux coups de foudre !

Pour avoir constaté ces évidences, pour avoir, comme l’enseigne la Sagesse, accepté de souffrir avec Jésus afin que des âmes fussent rachetées, pour avoir compris que sans la foi dans la douleur rédemptrice, la vie, on le répète, ne serait qu’un cauchemar incohérent et dénué de sens, Bloy mérita de réaliser la parole fulgurante de saint Paul : Qui nunc gaudeo in passionibus, pro vobis et adimpleo ea quae desunt passionum Christi in carne mea pro corpore ejus quod est ecclesia.

Moi qui, maintenant, me réjouis dans mes souffrances pour vous et accomplis, dans ma chair, ce qui manque aux souffrances du Christ, pour son corps qui est l’Église…

Chaque fois qu’il perdit la notion de son destin expiatoire, il ne fut qu’un artiste plein de talent mais aussi de gloriole, vindicatif et injurieux. Chaque fois que la Sainte Eucharistie, reçue chaque jour, le reconquit à la Grâce, il fut le grand Pauvre, aimé du Saint-Esprit, qui, ne possédant rien au monde, possède Dieu et Le sent vivre en lui.

Celui-là, c’est le vrai Bloy, l’humble qui écrivait à un ami :

Ma femme, qui vous a vu aujourd’hui, me dit que vous m’attribuez le pouvoir de vous réconforter. Vous m’aviez écrit déjà des choses semblables, et cela m’étonne toujours… Quel besoin j’aurais moi-même de m’appuyer sur autrui ! Combien de fois je l’ai essayé ! Combien de fois ai-je cru trouver des colonnes de granit qui n’étaient que cendres ou pis encore ! Et j’ai bien peur de n’être moi-même que cela !

Le peu que j’ai, Dieu me l’a donné sans que j’y fusse pour rien et quel usage en ai-je fait ? Le pire mal, ce n’est pas de commettre des crimes, mais de n’avoir pas accompli le bien qu’on pouvait. C’est le péché d’omission, qui n’est pas autre chose que le non-amour et dont personne ne s’accuse. Quelqu’un qui m’observerait chaque jour, à la première messe, me verrait souvent pleurer. Ces larmes, qui pourraient être saintes, sont plutôt des larmes très amères. Je ne pense pas, alors, à mes péchés dont quelques-uns sont énormes. Je pense à ce que j’aurais pu faire et que je n’ai pas fait, et je vous assure que c’est très noir…

Je n’ai pas fait ce que Dieu voulait de moi, c’est certain. J’ai rêvé, au contraire, ce que je voulais de Dieu et me voici, à 68 ans, n’ayant dans les mains que du papier ! Ah ! je sais bien que vous ne me croirez pas et que vous me supposerez je ne sais quel repli d’humilité. Hélas ! quand on est seul, en présence de Dieu, à l’entrée d’une avenue très sombre, on a le discernement de soi-même et on est mal situé pour s’en faire accroire. La vraie bonté, la bonne volonté toute pure, la simplicité des petits enfants, tout ce qui appelle le baiser de la Bouche de Jésus, on sait bien qu’on ne l’a pas et qu’on n’a vraiment rien à donner à de pauvres cœurs souffrants qui implorent du secours. C’est ma situation vis-à-vis de vous. Sans doute, je peux prier pour vous, je peux souffrir avec vous et pour vous, en essayant de porter un peu de votre fardeau. Oui, mais la goutte d’eau puisée dans un calice du Paradis terrestre, il m’est impossible de vous la donner. J’ai senti aujourd’hui que j’avais le devoir de vous dire cela pour que vous ne comptiez pas trop sur une créature faible et douloureuse… (Au Seuil de l’Apocalypse.)

Pour cette admirable confession et pour d’autres pareilles qu’on pourrait citer — pour n’avoir pas gaspillé ce don des larmes que le Paraclet lui avait octroyé, Bloy sera placé au rang de ceux dont il a été dit sur la Montagne : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Il a mis, sans récompense terrestre, ses pas dans les pas sanglants de Jésus, il l’a suivi du Tribunal de Pilate au Golgotha. Il s’est tenu au pied du Crucifix quand les ténèbres couvraient la face du monde. A cause de son abnégation, après un Purgatoire très nécessaire, la Porte de Clarté s’ouvrira devant lui ; et il ira se fondre, parmi des torrents d’amour, dans l’Essence incréée.

DEUXIÈME PARTIE

Dans la première partie de cet essai, j’ai tâché de donner une idée de Léon Bloy, tel que ses confidences réitérées le font connaître, et de son œuvre en général, avec ses énormes défauts et ses magnifiques qualités. Je voudrais essayer maintenant de compléter ce travail en étudiant en lui l’historien, le contempteur des mœurs actuelles, le mystique : trois aspects significatifs de cette personnalité si forte. Je prendrai pour cela trois de ses livres : l’Ame de Napoléon, le Sang du Pauvre, le Salut par les Juifs.

I

Si j’ai bonne mémoire, dans la Comédie humaine, ce n’est qu’à trois reprises que Balzac fait apparaître Napoléon en personne. Dans la Vendetta, on trouve une silhouette vigoureusement découpée du Premier consul. Dans Une Ténébreuse Affaire, l’Empereur est évoqué, de main de maître, à la veille d’Iéna. Enfin, dans le Médecin de campagne, les récits d’un de ses vieux soldats font comprendre comment sa légende se dégagea de la foudroyante épopée qui va des plaines radieuses de la Lombardie aux champs funèbres de Waterloo.

Relisant l’Ame de Napoléon, je ne pouvais m’empêcher d’établir une sorte d’assimilation entre le grognard à la retraite que ses courses à la suite du Maître des Armées laissèrent ébloui, stupéfait, vaguement conscient d’avoir été, pour son humble part, l’auxiliaire d’une destinée d’exception et Bloy lui-même que l’aventure prodigieuse du Dominateur plonge dans une admiration où se mêlent un étonnement indicible et l’intuition aiguë du Surnaturel divin qui commande toute cette existence sans analogue. On trouvera peut-être le rapprochement un peu forcé. Mais qu’on se rappelle le physique de Bloy, sa moustache belliqueuse, ses traits rudement modelés, son regard autoritaire, la ride verticale qui coupe son front entre les sourcils. Qu’on évoque aussi sa passion napoléonienne, si manifeste non seulement dans ce livre mais encore dans tous ses écrits depuis le début jusqu’au dernier jour. Qu’on relève également ses invectives opiniâtres contre la Restauration. Tel quel, il donne l’impression d’un dur-à-cuire de la garde impériale, d’un demi-solde qui se ronge de nostalgie guerrière au souvenir des grands coups qu’il donna et reçut à l’époque où les Français, les yeux fixés sur la face pâle et souveraine de l’Empereur, s’amusaient à conquérir l’Europe. Positivement, Bloy m’apparaît assez souvent comme un capitaine Coignet qui aurait des lettres. Et ce n’est pas un des aspects les moins curieux de cet homme complexe.

Si l’on se place à un point de vue plus élevé, on remarque ceci : Bloy discerne d’une façon nette que Napoléon fut, par-dessus tout, un poète. Cette appréciation fort exacte, il la formule, dans un des plus beaux chapitres de son livre, en ces termes :

On ne peut rien comprendre en Napoléon aussi longtemps qu’on ne voit pas en lui un poète, un incomparable poète en action. Son poème, c’est sa vie entière, et il n’y en a pas qui l’égale. Il pensa toujours en poète et ne put agir que comme il pensait, le monde visible n’étant pour lui qu’un mirage. Ses proclamations étonnantes, sa correspondance infinie, ses visions de Sainte-Hélène le disent assez. Soit qu’il parlât, soit qu’il écrivît, son langage magnifiait tout… Est-il donc le poète du destin ? Les événements dont il parle ont démontré historiquement l’irréalité ou, si on le préfère, l’inanité de ses grands desseins, mais ils ne l’ont pas démontrée dans l’âme de cet Empereur des empereurs où ils avaient sans doute une consistance prophétique, une réalité indémontrable, d’autant plus certaine à ses yeux. Discernant mieux que personne les apparences matérielles à la guerre ou dans l’administration de son empire, il avait, en même temps, comme un pressentiment extatique de ce qui était exprimé par ces contingences périssables et c’est précisément ce qui constituait en lui le poète.

Dans les mémoires de Rœderer, on trouve un passage où cet administrateur impérial a fixé, avec précision, quelques-uns de ses entretiens avec Napoléon. Une phrase s’en détache, exprimant à merveille combien l’Empereur se rendait compte de la poésie grandiose qui régissait toutes ses pensées et formait, par conséquent, l’essence même de son action sur l’univers déconcerté : « Moi, dit-il à Rœderer, j’aime le pouvoir mais c’est en artiste. Je l’aime comme un musicien aime son violon, je l’aime pour en tirer des sons, des accords, des harmonies… »

Taine aussi, dans l’avant-dernier volume des Origines, constate cette étrange et redoutable faculté qui obligeait Napoléon de transformer en une poésie strictement personnelle, terriblement égoïste, les souffrances et les rêves des populations pétries par ses mains impitoyables, au gré de son rêve surhumain. Mais, reclus dans le cachot sans air du matérialisme, Taine resta toujours un de ces aveugles qui ne veulent à aucun prix que le Seigneur Jésus leur rende la lumière. Malgré ses dons d’analyste, malgré son talent littéraire, sa doctrine et sa méthode, déterministes jusqu’à l’aberration, sentent le renfermé. A trop lire ses œuvres, on subit une sorte d’asphyxie de l’âme. Pour lui, Napoléon n’est qu’un bizarre et magnifique animal. Il lui était absolument impossible de comprendre le mystère surnaturel qu’implique la destinée de l’Empereur.

Bloy, au contraire, en eut la perception intégrale. Personne ne montra mieux que lui à quel degré ce formidable instrument de Dieu préfigure un des cavaliers de l’Apocalypse, celui qui répandra un déluge de sang au regard duquel les saignées de l’Empire ne furent que d’insignifiants ruisselets, celui qui précédera de peu le Règne de l’Agneau rémunérateur.

Écoutez Bloy :

Napoléon, c’est la Face de Dieu dans les ténèbres. Il est notoire que les prophéties ou préfigurations bibliques ne peuvent être comprises qu’après leur entier accomplissement, c’est-à-dire lorsque tout ce qui est caché aura été révélé, ainsi que Jésus l’annonce dans son Évangile. Cela porte nécessairement la pensée au delà des temps. Napoléon est inexplicable et, sans doute, le plus inexplicable des hommes parce qu’il est, avant tout et surtout, le préfigurant de CELUI qui doit venir et qui n’est peut-être plus bien loin, un préfigurant et un précurseur tout près de nous, signifié lui-même par tous les hommes extraordinaires qui l’ont précédé dans tous les temps.

Cette vue s’apparente à la doctrine que Bossuet développa dans son immortel Discours sur l’Histoire universelle, œuvre d’un génie lucide en comparaison duquel les historiens amoureux du « petit fait » semblent des pucerons affolés ou de méticuleux cancrelats.

Que Bloy mérite cet éloge, ce n’est pas un de ses moindres titres à la gloire.

Lisez encore ce passage sur la nécessité qui forçait Napoléon de servir la Volonté de Dieu, parfois même contre les rébellions de sa propre volonté. Ici, comme en bien d’autres endroits, la beauté de l’expression égale la profondeur de la pensée :

Envisager Napoléon comme un instrument divin met fort à l’aise, pour parler de ses fautes enregistrées avec tant de soin et sur tant de papier par tous ses juges. Si l’on entend raisonnablement par le nom de fautes une série de transgressions, volontaires, vénielles ou capitales, la stricte justice ne permet pas qu’on les impute à un instrument. En ce sens, Napoléon peut n’avoir pas commis une seule faute, ayant toujours été obligé d’accomplir, en qualité d’instrument, ce qui lui était prescrit de vouloir et d’accomplir… Aucun autre que lui-même n’a pu savoir ni conjecturer sans témérité ce qu’il mit de sa volonté propre dans les actions magnifiques ou effrayantes exigées par une volonté supérieure à laquelle il ne fallait pas désobéir. Confusément, il le sentait bien quand il parlait de son « étoile ». Sans pouvoir comprendre, il sentait une Main dans ses cheveux, une main sur son cœur, une main autour de sa pensée formidable. En frémissant, ce Maître du monde se voyait circonscrit, dans une liberté d’ordre inférieur et — sous un masque impérial — cadet, en cette manière, de tous ceux, fussent-ils les plus misérables, qui n’avaient pas comme lui, une consigne, un mandement d’éternité, un canevas divin à remplir et qui paraissaient avoir, plus que lui, le choix de leurs œuvres bonnes ou mauvaises.

C’est ce sens du Surnaturel qui fait la cohésion du livre. Et c’est pourquoi l’Ame de Napoléon suscite chez le lecteur tout un éveil d’idées hautes et qui portent loin. Des chapitres comme l’Escabeau, la Garde recule, le Compagnon invisible et les pages de l’Introduction sur la solitude de l’Empereur respirent le plus pur esprit catholique. On trouvera là d’admirables thèmes de méditation sur les choses de Dieu et des motifs d’oraison féconde. Nul plus que Bloy n’excelle à construire de ces périodes qui s’élancent, comme des navires aux voiles empourprées d’aurore angélique, loin des plages monotones du terre à terre et qui nous emportent sur l’océan sans limites de la contemplation.

Une restriction : Bloy n’a certainement pas saisi à quel point la chute de Napoléon fut un immense soulagement pour la France et pour l’Europe entière. Écrasés jusqu’alors sous son despotisme et sous les effets de son orgueil implacable, les peuples comme les individus se sentirent indiciblement délivrés. Fléau de Dieu, à l’égard de qui l’admiration se mêle à l’horreur sacrée, Napoléon avait été, selon la définition d’un observateur perspicace, « la Révolution à cheval ». Il en incarna les principes les plus délétères. Par ses codes, par ses guerres, par toute sa politique, il en sanctionna les erreurs et il détruisit, de la sorte, l’œuvre séculaire, si sage et si foncièrement chrétienne de la Royauté. Par la Restauration, Dieu offrait à notre pays le remède qui aurait permis à la France d’éliminer le virus révolutionnaire. Malgré des fautes presque inévitables, vu les énormes difficultés de la situation, les Bourbons accomplirent, dans une large mesure, la tâche réparatrice que la Providence leur avait fixée. De 1815 à 1830, notre patrie pansa ses plaies et fut prospère.

Malheureusement, « Celui qui toujours nie » veillait et ne cessait d’insuffler le Non serviam à beaucoup de doctrinaires et de romantiques qui crurent fortifier le régime en lui ingurgitant cette potion néfaste : les idées de 89. Voyez, par exemple, Chateaubriand. Il faisait grand étalage de sa fidélité au Roi légitime. Mais, en même temps, mû par la plus mesquine des rancunes, par une vanité folle et, pour tout dire, par son tempérament anarchique, il ébranlait avec persévérance cette maîtresse poutre de la maison : l’autorité.

Méconnaissant les bienfaits de la Restauration, ne comprenant point que, par elle, Dieu nous invitait à rentrer dans l’ordre, ces illusionnés, ces pantins, dont les fervents de la tradition encyclopédique et jacobine maniaient subtilement les ficelles, amenèrent la ruine de la Monarchie avec celle des Bourbons. Après la catastrophe, ils se lamentèrent et prodiguèrent en chevrotant les mea culpa. Mais il était trop tard : l’heure du salut ne sonnait plus au cadran de Dieu.

Résultat : cette crise de folie collective qu’on nomme la Révolution perpétua ses ravages. Depuis plus d’un siècle, les accès se renouvellent en s’aggravant — et la France saigne.

Voilà ce que Bloy, égaré par sa haine contre les Bourbons, n’a pas distingué. Le sillon de feu que traçait dans son imagination la chevauchée napoléonienne l’empêcha de voir clair.

Mais qui donc vit tout à fait clair lorsque surgit des ténèbres étoilées de la Volonté divine ce monstre fatidique et démesuré : Napoléon ?

Probablement la seule clairvoyante fut la sœur du duc d’Enghien, la princesse Louise de Bourbon-Condé. Rentrée en France, avec les survivants de sa famille, en 1814, elle établit, au Temple, une congrégation de pénitence : les Bénédictines du Saint-Sacrement. Prieure de cette communauté, à partir du 5 mai 1821, elle y fit dire, chaque année, une messe pour le repos de l’âme de Napoléon.

Si l’Empereur subit, au lieu de l’Enfer, un miséricordieux Purgatoire, c’est sans doute à la charité de cette sublime Moniale qu’il le doit.

II

Le Sang du Pauvre est un des livres les plus outranciers de Bloy. Le thème qu’il développe tout au long de cette satire corrosive, le voici : « Tout homme qui s’enrichit vend le Christ. On ne peut être riche qu’en vendant le Corps et le Sang de N.-S. Jésus-Christ. »

Dans l’excellente notice qu’il a consacrée à Bloy, M. René Martineau cite la phrase[4]. Puis il ajoute, pour bien spécifier le ton qui règne dans cette tonitruante imprécation : « Bloy m’en adressa un exemplaire avec cette dédicace : Ces pages où fut essuyé le couteau ! Le contraste entre ces violences et la vie de l’auteur, au moment où il écrivait son livre, causa de la surprise à ceux qui ignoraient le passé de Bloy et ne pouvaient se rendre compte de l’existence infernale qu’il avait menée… »

[4] René Martineau, Léon Bloy : souvenirs d’un ami. Librairie de France.

De fait, ceux qui savaient l’atroce misère d’où Bloy sortait à peine et le dénuement prolongé dont sa femme et ses enfants venaient de subir avec lui les lentes tortures ne s’étonnèrent point des rugissements furieux et plaintifs à la fois que lui arrachaient des souvenirs encore tout saignants. Quand un homme fut écorché vif, durant des années, par les réactions de son excessive sensibilité et par la sottise malveillante d’un grand nombre de ses contemporains, on ne peut guère lui demander de vagir avec calme et mesure dans le pamphlet que lui inspira la mémoire d’un aussi douloureux passé.

Néanmoins, au cours de ces 268 pages, les éclats de sa colère sont tellement continus qu’à la longue, l’attention du lecteur se rebute. On souhaiterait, çà et là, quelque accalmie, quelque station dans la prière résignée. Enfin si, souvent, l’invective garde un accent véridique et vengeur, parfois elle tourne à la déclamation et vous assourdit sans vous émouvoir. De là, une certaine impression de monotonie qu’on éprouve surtout lorsqu’on lit pour la première fois le Sang du Pauvre. A ouïr une trompette qui sonne toujours la charge et jamais l’extinction des feux, l’on se fatigue.

Mais dès qu’on le relit, on ne tarde pas à dégager de tout ce fracas des clameurs mystérieuses et profondes où Bloy, plein de sanglots et d’amertumes, atteint à la plus poignante éloquence. Pensant à lui-même, il pense à tant d’autres que cette truie endiablée, la soi-disant civilisation du XXe siècle broya sous ses pieds fangeux. Il sent alors, d’une façon indicible, qu’il représente en quelque sorte, avec la souffrance des pauvres, l’indignation divine et il s’écrie :

Il n’y a pas de refuge pour l’Indignation de Dieu. C’est une fille hagarde et pleine de faim à qui toutes les portes sont refusées, une vraie fille du désert que nul ne connaît. Les lions au milieu desquels elle a été enfantée sont morts, tués en trahison par la famine et par la vermine. Elle s’est tordue devant tous les seuils suppliant qu’on l’hébergeât, et il ne s’est trouvé personne pour avoir pitié de l’Indignation de Dieu. — Elle est belle pourtant mais irréductible et infatigable et elle fait si peur que la terre tremble quand elle passe. — L’Indignation de Dieu est en guenilles et n’a presque rien pour cacher sa nudité. Elle va pieds nus, elle est tout en sang et, depuis soixante-trois ans — cela est terrible — elle n’a plus de larmes. Ses yeux sont des gouffres sombres et sa bouche ne profère plus une parole. Elle a pris quelquefois des petits enfants dans ses bras, les offrant au monde et le monde a jeté ces innocents dans les ordures en lui disant : — Tu es trop libre pour me plaire ! J’ai des lois, des gendarmes, des huissiers, des propriétaires. Tu deviendras une fille soumise et tu paieras ton terme… — Mon terme est proche et je le paierai fort exactement, a répondu l’Indignation de Dieu.

Mais ce qui, en d’autres endroits, enlève de la portée aux malédictions de Bloy contre la richesse, c’est qu’il ne fait nulle différence entre bons riches et mauvais riches. Bons riches ! Cet adjectif l’aurait mis hors de lui ! Voilà ce qui arrive quand on se prétend, comme il ne cesse de le faire, un homme d’Absolu — en bloc, sans nuances, ni distinctions. Le Christ a dit : — Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le Trou de l’Aiguille[5]. Cette image enveloppe une invite des plus significatives et même une menace très suffisamment redoutable. Mais Bloy surenchérit. Il ne veut pas qu’un riche, quel qu’il soit, puisse être sauvé. Et cette rigueur inexorable, aggravant la Parole Divine — ce qui est énorme de la part d’un chrétien — montre à quel point sa manie d’Absolu lui faussait parfois le jugement.

[5] L’exégèse catholique nous apprend ceci : à Jérusalem, on appelait le Trou de l’Aiguille une poterne si étroite qu’il fallait décharger les chameaux, portant de lourds ballots arrimés de chaque côté de leur bosse, que leurs conducteurs y amenaient pour les introduire dans la ville. Ainsi, le symbolisme de la comparaison employée par Notre-Seigneur se comprend sans peine. Il avertit ; il n’exclut pas.

La richesse est une grande malédiction de Dieu. Les riches sont infiniment à plaindre parce qu’ils portent ce fardeau de l’argent qui leur rend si malaisé l’accès de cette « porte étroite » par où l’on va au Salut éternel. L’argent, c’est encore une drogue insidieuse dont le Mauvais se sert pour empoisonner des âmes. Car il est à retenir que s’il développe, chez la plupart des favorisés de la fortune, l’égoïsme, l’avarice et les penchants luxurieux, il détermine également chez beaucoup trop de pauvres la germination de la haine et de l’envie.

Cependant il existe de bons riches — à peu près un sur dix mille. Ce sont ceux qui ne se tiennent que pour les dépositaires du bien des pauvres et qui distribuent plus que la dîme de leurs propres biens. Et il y a de bons pauvres, ceux qui, bénissant Dieu de les avoir faits tels, ne voudraient, pour rien au monde, s’enrichir. Le reste, c’est socialisme ou ploutocratie, c’est-à-dire deux formes du Règne de la Bête…

Bloy condamne aussi, sans rémission, tous les propriétaires, que ceux-ci soient opulents ou qu’ils ne possèdent qu’une chétive bâtisse, d’un revenu aussi mince qu’aléatoire.

J’ai connu l’un de ces derniers. En 1914, au front, voici ce qui me fut confié par un blessé, ouvrier lyonnais dans le civil, qu’on venait d’amputer de la main droite et qui attendait son évacuation sur l’arrière. « Je suis bien tourmenté, dit-il, car je me demande ce que les miens et moi nous allons devenir. Écoute un peu ceci : Après cinquante ans de travail, mon père avait économisé quelques sous avec quoi il fit bâtir, aux Charpennes, une petite maison dont nous occupions une partie et dont les deux logements qui restaient furent loués à des ménages pour la somme totale de neuf cents francs par an. Eh bien, les hommes de ces deux familles sont partis à la guerre. Leurs femmes et leurs enfants ont naturellement bénéficié du moratoire. Mon frère aîné, mobilisé en même temps que moi, a été tué à la bataille de la Marne. Il laisse une veuve et trois enfants. Maintenant, mon père est tout cassé de rhumatismes et ne peut se remettre au travail. Ma belle-sœur, de santé très faible, ne gagne pas un sou. Ses mioches sont encore trop petits pour aller en apprentissage. Moi je suis invalide. Qu’allons-nous faire ? Et pourtant nous sommes des propriétaires… C’est drôle, n’est-ce pas ?… »

Bloy, se sacrant, de sa seule autorité, pontife de l’Absolu, aurait-il lancé l’anathème sur ces malheureux si réellement dignes qu’on plaigne leur détresse ? Je ne le crois pas car il avait bon cœur ; il aurait pardonné cette propriété dérisoire à cause de leurs larmes. Aussi, comme il a dû certainement se heurter à des cas analogues, on espère qu’il a regretté, en temps propice, certaines diatribes saugrenues qui déparent, çà et là, le Sang du Pauvre.

Il n’en reste pas moins que ce livre contient d’admirables pages où l’ironie se donne carrière et, pour le coup, sans déclamation. Ceci, par exemple, à propos des boursouflures de vanité que suscite le mariage chez les riches : « Quand l’apôtre dit que le mariage est un « grand sacrement », il faut l’entendre des riches mariages. Autrement cette parole n’aurait pas de sens. Il n’y a de grand que ce qui rapporte. » Et donc « le mariage de la sainte Vierge et de saint Joseph a dû être un tout petit mariage ».

Bloy n’est jamais plus perçant que lorsqu’il feint de prendre ainsi au sérieux les sous-entendus malpropres de la morale pharisienne. Du reste le chapitre : les Prêtres mondains d’où j’extrais cette phrase, est tout à fait bien venu.

D’autres passages sont encore plus empoignants où Bloy dompte les sursauts du romantisme effréné qui, parfois, lui désordonne l’esprit pour céder à ce don de Dieu qui soumet toutes les facultés du chrétien vraiment épris de Jésus à cette raison supérieure : la contemplation mystique. Tel il se montre dans un chapitre accompli de tous points : les Éternelles Ténèbres dont je citerai les dernières lignes :

On peut se représenter l’âme du riche sous des étages de ténèbres, dans un gouffre comparable au fond des mers les plus profondes. C’est la nuit absolue, le silence inimaginable, infini, l’habitacle des monstres du silence. Tous les tonnerres peuvent éclater ou gronder à la surface. L’âme accroupie dans cet abîme n’en sait rien. Même dans les lieux souterrains les plus obscurs, on peut supposer qu’il y a des fils pâles de lumière venus on ne sait d’où et flottant dans l’air comme, en été, les fils de la Vierge dans la campagne. Les catacombes, elles aussi, ne sont pas entièrement silencieuses. Il y a, pour l’oreille attentive, quelque chose qui pourrait être les très lointaines pulsations du cœur de la terre. Mais l’Océan ne pardonne pas. Lumière, bruit, mouvement, vibrations imperceptibles, il engloutit tout à jamais…

C’est : le Mauvais Riche en enfer que Bloy aurait pu intituler ce chapitre.

Il faut espérer également que les lecteurs de bonne volonté apprécieront comme il sied la calme et radieuse vision qui clôt ce chapitre : la Dérision homicide. Il n’y a rien de plus beau dans la littérature catholique :

J’imagine que le Jour de Dieu commencera par une aube d’une douceur infinie. Les larmes de tous ceux qui souffrent ou qui ont souffert auront tombé toute la nuit, aussi pure que la rosée du premier printemps de l’Éden. Puis le soleil se lèvera comme une Vierge pâle de Byzance dans sa mosaïque d’or et la terre se réveillera toute parfumée. Les hommes réconfortés puissamment s’étonneront de ce renouveau du Jardin de volupté et se dresseront, parmi les fleurs, en chantant des choses qui les rempliront d’extase. Les infirmes eux-mêmes et les putréfiés vivants auront l’illusion de l’adolescence. Agitée du pressentiment d’une venue indicible, la nature se vêtira de ses accoutrements les plus magnifiques et, pareille à une courtisane superbe, répandra sur elle, avec ces joyaux qui ont perdu tant de condamnés à mort, les senteurs capiteuses qui font oublier la vie. Rien ne saurait être trop beau car ce sera le Jour de Dieu attendu des milliers d’années dans les ergastules, dans les bagnes, dans les tombeaux ; le jour de la dérision en retour, de la Dérision grande comme les cieux que le Saint Livre nomme la subsannation divine. Ce sera la vraie fête de la charité, présidée par la Charité en Personne, par le Vagabond redoutable dont il est écrit que nul ne connaît ses voies, qui n’a de comptes à rendre à personne et qui va où il lui plaît d’aller[6]. Ce sera tout de bon la fête des pauvres, la fête pour les pauvres, sans attente ni déception… Pour ce qui est de l’incendie qui terminera le gala, il n’y a pas de créature, fût-ce un archange, qui pourrait en dire un seul mot.

[6] Spiritus qui ubi vult spirat. — A. R.

Ici le voyant qui est en Bloy développe toute son envergure. Il nous transmet un reflet de la Lumière mystérieuse qui éclairera la fin du monde. Et sa voix, retentissante comme celle des grandes orgues dans une cathédrale attentive, prolonge en notre âme d’ineffables échos.

Malgré ses défectuosités, le Sang du Pauvre est un grand livre.

III

Le Salut par les Juifs, c’est celle de ses œuvres pour laquelle Léon Bloy manifesta toujours une prédilection spéciale. A maintes reprises, dans ses volumes subséquents, il en parle comme de l’ouvrage qui lui demanda le plus de réflexion et qui lui coûta le plus d’efforts pour établir la thèse qu’il voudrait rendre évidente. Et cependant celle-ci demeure assez obscure.

Pourquoi cette imprécision soudaine chez un écrivain qui, d’ordinaire, marque par l’extrême netteté du style et de la pensée ? Peut-être, s’aventurant sur un terrain dangereux où il risquait à chaque pas de s’égarer hors de la voie traditionnelle que jalonnent les enseignements de l’Église, n’a-t-il pas osé formuler avec sa bravoure habituelle des idées dont, malgré tout, et au fond de lui-même l’orthodoxie lui apparaissait malaisée à soutenir ? Peut-être plus simplement sa conception de la destinée mystique des Juifs flottant en lui à l’état de brume inconsistante, et l’obsédant, comme l’aurait fait un songe, chercha-t-il à s’en délivrer en la condensant dans un livre ?

Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’à certaines époques, et notamment lorsqu’il conçut le Salut par les Juifs, l’erreur le hanta de ceux qui attendent une incarnation du Saint-Esprit précédant de peu la fin du monde. C’est ce qu’ils nomment le troisième Règne, le premier étant celui du Père, notifié par l’Ancien Testament, le second, celui du Fils avéré par les Évangiles et qui dure encore. L’originalité de Bloy consiste en ceci que, sans se poser carrément en prophète, il a l’air d’annoncer, d’une façon d’ailleurs vague, que ce Règne de l’Esprit aurait les Juifs pour instruments.

D’autre part, il importe de mentionner qu’il n’a jamais manqué de protester avec véhémence lorsque des théologiens lui faisaient observer que, soutenant une proposition aussi insolite, il déformait les textes sur lesquels il prétendait s’appuyer et que, par là, il se mettait en opposition avec l’Église. Mais Bloy n’admettait pas qu’il pût s’être trompé. En vain, une revue catholique de Lyon, très compétente en la matière, l’avertit que son livre « aboutissait à une conclusion hétérodoxe » et qu’il semblait proche de renouveler « l’hérésie condamnée de Vintras ». Il répondit, sur un ton de colère, que les divagations de Vintras « lui avaient toujours fait horreur », protesta de son orthodoxie et se plaignit qu’on lui eût causé « un préjudice énorme » devant l’opinion. Sa lettre contenait en outre pas mal d’injures à l’adresse de l’auteur du compte rendu. Mais d’arguments pour justifier sa thèse — pas l’ombre (voir le Mendiant ingrat, p. 139-142). D’ailleurs, pas plus dans la première édition du Salut par les Juifs, publiée en 1892, que dans la seconde publiée en 1906, il n’a exposé, d’une façon nette et précise, sa croyance touchant le troisième Règne. Dans cette seconde édition il se contente d’étiqueter ses contradicteurs : tout petits docteurs, imbéciles, théologiens pédants. Ce n’est pas suffisant.

Information prise, il ne semble pas du tout que Bloy ait mérité d’être rangé sous l’étendard de Vintras qui fut un charlatan démoniaque et un escroc. Nulle part, l’auteur du Salut par les Juifs, commentant avec témérité mais avec beaucoup de vénération l’Écriture, et s’emballant en l’honneur de l’Esprit Saint ne rappelle le banquiste véreux de Tilly-sur-Seulles[7].

[7] Sur Vintras, voir le Dictionnaire des hérésies de Pluquet (collection Migne, t. II, p. 226 et suivantes). Il est à remarquer que Naundorff se fit, à une époque, l’adepte de Vintras et fut, pour cela, nommément excommunié par le pape Grégoire XVI. Le fait que ce soi-disant Bourbon ait adhéré à cette farce sacrilège prouve à lui seul qu’il n’était pas l’Oint du Seigneur. Si je ne me trompe, Bloy ne parle pas de l’hérésie de Naundorff dans son Fils de Louis XVI. — M. Maurice Barrès a donné un fort exact portrait de Vintras dans son beau livre : la Colline inspirée.

On pourrait plutôt rapprocher, jusqu’à un certain point, les velléités d’adhésion de Bloy au Règne du Paraclet des idées soutenues, dans l’Évangile éternel, par Jean de Parme, général des frères mineurs, qui publia ce livre en 1254. Il y avait inséré quelques écrits de Joachim de Flore où la doctrine hétérodoxe est mentionnée avec une certaine faveur. Mais il ne faut pas oublier que Joachim de Flore mourut avant même que l’Évangile éternel fût élaboré et que ses manuscrits portent la mention expresse qu’il se soumet en tout au jugement de l’Église. Celle-ci lui garda si peu rigueur qu’il est honoré comme bienheureux en Calabre où l’on célèbre sa fête le 29 mai. Quant à Jean de Parme, son livre fut condamné en 1260 par le pape Alexandre IV (voir Vigouroux : les Livres saints et la Critique rationaliste, tome I, page 365).

Je suis absolument persuadé que si Bloy s’était cru sur le point de verser dans l’hérésie, il se serait empressé de biffer les pages douteuses qu’on lui signala. Malgré ses incartades et ses espiègleries, il aimait trop l’Église pour concevoir, une minute, la pensée de s’en séparer.

Au surplus, Bloy écrit dans sa préface de la deuxième édition ces phrases, parfaitement orthodoxes, sur la signification de son livre :

Le Salut par les Juifs fait observer que le sang qui fut versé sur la croix pour la rédemption du genre humain, de même que celui qui est versé invisiblement chaque jour dans le calice du Sacrement de l’Autel, est naturellement et surnaturellement du sang juif — l’immense fleuve de sang hébreu dont la source est en Abraham et l’embouchure aux Cinq plaies du Christ.

Voilà qui est pour faire excuser quelques coups de chapeau à l’hérésie, au cours du volume. Mais, tout de même, il faut retenir sans détour que Bloy en faisant dériver sa proposition le Salut par les Juifs, de cette phrase de Jésus dans l’Évangile selon saint Jean : le Salut sort des Juifs « sollicite » le texte d’une façon abusive. Rien de moins obscur que l’épisode de la Samaritaine où ces mots sont prononcés.

On regrette de n’avoir pas à commenter ici, au point de vue du symbolisme mystique, le récit de cette rencontre de Jésus avec la pécheresse de Samarie, car c’est un des chapitres les plus profonds de la Sainte Écriture. Bornons-nous à rappeler les versets auxquels Bloy donne une si singulière extension :

La femme dit : — Seigneur, je vois que tu es un prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous dites, vous [Juifs], que Jérusalem est l’endroit où il faut adorer.

Jésus lui dit : — femme, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous adorez, vous [Samaritains], ce que vous ne connaissez point. Nous, nous adorons ce que nous connaissons car le salut sort des Juifs. Mais l’heure vient, et c’est maintenant où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car ce sont de tels adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit et il faut l’adorer en esprit et en vérité.

La femme reprit : — Je sais que le Messie, qu’on appelle Christ, va venir. Lors donc qu’il viendra, il nous annoncera toutes choses.

Jésus lui dit : — Je le suis, moi qui te parle.

Or l’exégèse traditionnelle nous apprend que la Samaritaine préfigure les nations des Gentils qui seront bientôt évangélisées par les apôtres. En lui disant que le salut sort des Juifs et en précisant qu’on adorera le vrai Dieu en esprit dans le monde entier et non plus seulement dans le Temple, Jésus fait entendre que, lui-même, Juif selon la chair et Dieu selon l’esprit, est le salut du monde parce qu’il est le Messie annoncé.

On aura beau tourmenter le texte de toutes les façons possibles on n’arrivera pas à lui conférer un autre sens. Et il est fâcheux que Bloy se soit dispensé d’expliquer clairement l’addition qu’il s’est permise à la parole du Maître : Salus ex Judaeis. Il ajoute quia salus a Judaeis. C’est là une fantaisie toute personnelle, une déduction injustifiée.

Quant au Règne futur de l’Esprit, les hérétiques qui répandirent cette erreur y mirent beaucoup de complaisance car il est également impossible de la justifier par le texte des Évangiles concernant la période qui va de la Résurrection à l’Ascension. Les actions et les paroles de Jésus en ce temps-là ne donnent aucune prise à l’équivoque. Il dit aux disciples : Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles (saint Mathieu, XXVIII, 20). » Il ne dit pas « Je suis avec vous jusqu’au Règne du Paraclet. » Il leur dit encore : Vous recevrez la vertu de l’Esprit Saint qui surviendra en vous et vous lui rendrez témoignage dans Jérusalem (Actes des Apôtres, I, 8). Il n’ajoute pas : « Cet Esprit régnera après moi. » Il leur annonce tout simplement la Pentecôte.

Enfin, on ne voit pas du tout comment, dans sa préface, Bloy peut s’autoriser du XIe chapitre de l’Épître aux Romains pour prétendre que le salut du monde se fera par les Juifs au temps de ce Règne chimérique. Saint Paul prédit que les Juifs seront dans l’aveuglement jusqu’à ce que « la plénitude des Gentils soient entrés dans l’Église ». Ensuite Israël sera éclairé à son tour. Mais le nom de l’Esprit Saint n’est pas prononcé une seule fois dans ce curieux passage et il n’y est point fait allusion.

On voit combien la thèse de Bloy se dénonce peu solide et à quel point il manqua de prudence en s’y entêtant. C’est parce que coexistaient en lui un mystique et un impulsif enclin à la rébellion. Le mystique, qui sentait la sève catholique bouillonner en lui d’une façon si intense, a proclamé, en vingt occasions, le magistère de l’Église et en a parlé comme le plus humble et le plus soumis de ses enfants. Par contre, il arrivait quelquefois que l’impulsif s’enflammait pour cette rêverie assurément séduisante quoique erronée : le Règne futur du Paraclet ; et alors il n’était pas loin de s’en croire le Précurseur. Mais bientôt, tout rentrait dans l’ordre. De là, tant de belles pages dans le Salut par les Juifs, tant de méditations substantielles rayonnant d’une pure lumière — totalement orthodoxes, tant de visions saisissantes. Par exemple, celle des Trois Vieillards à Hambourg. C’est aussi évocatoire qu’une de ces eaux-fortes où Rembrandt fait grouiller le Ghetto dans une pénombre pleine d’ors enfumés.

Il faudrait citer encore ces incomparables similitudes que Bloy découvre entre les symboles préfiguratifs de l’Ancien Testament et la Passion sans cesse renouvelée de Jésus. Là, sa perspicacité, nourrie d’oraisons, éclate en traits de foudre qui nous illuminent l’âme jusqu’au tréfonds. On admire, on s’incline et l’on demeure ébloui.

Enfin, une des vérités que Bloy développe avec le plus de complaisance, non seulement dans ce livre mais dans son œuvre entière, c’est celle-ci : le Christ fut et reste le Pauvre absolu. Il y revient toujours et lorsqu’il ne se laisse pas égarer par l’orgueil, il entonne un hymne d’allégresse parce que Dieu le marqua pour être, lui-même, un pauvre en union étroite avec son Sauveur. Cette certitude lui dicte alors des pages d’une merveilleuse beauté. Celle-ci, par exemple :

Il n’est pas nécessaire d’avoir fait de puissants travaux d’exégèse pour savoir que Jésus-Christ fut le vrai pauvre, — désigné comme tel à chaque page de l’Ancien ou du Nouveau Testament — l’unique parmi les plus pauvres, insondablement au-dessous des Jobs les plus vermineux, le diamant solitaire et l’escarboucle d’orient de la pauvreté magnifique, et qu’il fut enfin la Pauvreté même annoncée par des Voyants inflexibles que le peuple avait lapidés. Il eut pour compagne « les trois pauvretés », a dit une sainte. Il fut pauvre de biens, pauvre d’amis, pauvre de Lui-même. Cela, entre les parois visqueuses du puits de l’Abîme. Puisqu’il était Dieu et qu’il n’avait accepté de venir que pour prouver qu’il était Dieu en se manifestant vraiment pauvre, il le fut dans l’irradiation et la plénitude infinie de ses Attributs divins. Il n’y eut donc pas d’autre Victime que le pauvre et les excès absolument incompréhensibles de cette Passion toujours actuelle, flagrante à perpétuité, dont l’athéisme lui-même ne peut assoupir l’effroi, sont inexplicables aux gens qui ne savent pas ce que c’est que la Pauvreté, l’élection dans la fournaise de la Pauvreté, selon le mot d’Isaïe qui montra les choses futures et qui fut scié entre deux poteaux. (Le Salut par les Juifs, p. 43.)

Lorsqu’il écrivit ces lignes Bloy dut penser, pour se l’appliquer, à la phrase si émouvante de saint François d’Assise : « J’ai épousé une grande dame, veuve depuis Jésus-Christ et qui a nom sainte Pauvreté. »

Qu’un tel Époux eût légué à Bloy une telle Épouse, cette conviction lui remplissait l’âme d’une gratitude infinie, et c’est pour cette raison qu’il aima tant Jésus, et qu’en ses heures d’oraison lucide il se réjouit de souffrir pour Lui, avec Lui, en Lui.

Soulignons-le, personne plus que Bloy n’a senti saigner les plaies du Crucifié. Personne n’a paraphrasé d’une façon plus poignante l’aphorisme de Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. » Il faudrait donc être un bien étrange pharisien pour s’offusquer parce que, montant la garde, armé d’une trique noueuse, devant la Croix d’ignominie et de rédemption, Bloy égarait parfois ses coups sur des épaules irresponsables. Il a si superbement tenu à distance nombre de chiens aux gueules fétides qui eussent voulu se délecter du Sang adorable qu’on doit lui pardonner les excès de son zèle inlassable. Et qu’on n’oublie pas non plus la tendre sollicitude avec laquelle il sut convier maintes brebis — noires hier, blanches aujourd’hui — à s’approcher de cette Source aux ondes miraculeuses : le Cœur transpercé de Jésus, pour y boire la Vie éternelle.

Disons pour conclure : il y a des dilettantes incroyants qui ne peuvent goûter en Bloy que la verve formidable du pamphlétaire et les splendeurs de son style. Il y a aussi des gens de lettres, imbus de pieusarderie sentimentale, ne concevant la religion que comme une idylle farcie de roucoulades douceâtres et qui s’effarent à cause de ses violences. Mais, les catholiques pauvres, qui trouvent leur nourriture essentielle dans la communion fréquente, et qui sont ainsi les Témoins permanents de la Passion, oui, ceux-là seuls sauront aimer Léon Bloy et le comprendre — dans la profondeur.

TROISIÈME PARTIE

Les Lettres à sa fiancée, publiées en 1922[8], fournissent un document des plus précieux pour la connaissance de cette âme mi-partie d’ombre et de lumière : Léon Bloy.

[8] Delamain, Boutelleau et Cie, éditeurs, Paris.

Tous les traits de caractère que nous avons notés au cours des études précédentes s’y retrouvent d’autant plus faciles à démêler qu’ils s’y dessinent sans surcharge ni apprêt littéraire. Ici Bloy s’abstient des attitudes romantiques que, trop souvent ailleurs, il aimait à se donner. Mû par un sentiment profond, il s’efforce de se montrer tel qu’il est à celle qu’il veut pour épouse. Point de fards et point de poses puériles. Un désir émouvant de sincérité l’oblige d’exposer au grand jour les parties les plus intimes de son être. Et il le fait d’une façon si ingénue qu’à le lire, on comprend mieux ses souffrances, l’origine de ses erreurs et la qualité si personnelle de son art.

Dans les lignes suivantes, on essaiera donc de délimiter l’homme qu’il fut par nature. On tentera ensuite d’expliquer pourquoi le combat permanent qui se livrait entre le Surnaturel divin et le Surnaturel démoniaque dans son âme — comme dans toutes les âmes — se développa plus âprement, plus tragiquement que chez quiconque. Puis on tâchera de mettre en évidence, pour tout lecteur impartial, les motifs d’apprécier à leur valeur les beaux côtés de Bloy et de le plaindre en ses écarts. Enfin, sans le diminuer, on se gardera de le surfaire.

I

Retenons d’abord que, dès sa première enfance, il se sentit enclin à la tristesse. Il écrit :

Je suis triste naturellement comme on est petit ou comme on est blond. Je suis né triste, profondément, horriblement triste, et si je suis possédé du désir le plus violent de la joie, c’est en vertu de la loi mystérieuse qui fait que les contraires s’attirent. Malgré l’attraction puissante exercée sur moi par l’idée vague du bonheur, ma nature plus puissante encore m’incline vers la douleur, vers la tristesse, peut-être vers le désespoir. Je me rappelle qu’étant un enfant, un tout petit garçon, j’ai souvent refusé, avec indignation, de prendre part à des jeux, à des plaisirs dont l’idée seule m’enivrait de joie parce que je trouvais plus noble de me faire souffrir moi-même en y renonçant. Cela se passait en dehors de tout calcul, de tout concept religieux. Ma nature seule agissait obscurément. J’aimais instinctivement le malheur ; je voulais être malheureux… Je pense que je tenais cela de ma mère dont l’âme espagnole était à la fois si ardente et si sombre. Et le principal attrait du christianisme a été pour moi l’immensité des douleurs du Christ, la transcendante horreur de sa Passion…

Quand je fus un homme, je tins cruellement les promesses de ma lamentable enfance, et la plupart des douleurs que j’ai endurées ont été certainement mon œuvre, ont été décrétées par moi-même, contre moi-même…

Rien de plus significatif que cette analyse. La complaisance et la précision avec lesquelles Bloy y procède, le soin qu’il prend de signaler la part de l’hérédité dans son cas psychologique, tout démontre qu’il s’est parfaitement rendu compte que son penchant à la tristesse le dominait d’une façon si essentielle qu’il ne lui était guère possible de goûter d’autres voluptés d’esprit que « les sombres plaisirs d’un cœur mélancolique ».

C’est ce qui explique aussi, et avec surabondance, les teintes funèbres qui s’étalent sur la plus grande partie de son œuvre… Cela fait comprendre également qu’en ses rares et brefs moments de gaieté, il garda, presque toujours, un accent d’ironie amère. La détente spontanée des âmes lumineuses en qui la paix de Jésus fait éclore d’allègres carillons, le rire de sainte Térèse ou de saint François d’Assise lui demeurent inconnus. D’ailleurs, toute liesse l’offusque. Il s’en détourne avec crainte pour s’envelopper plus strictement dans les crêpes de sa songerie morose. On pourrait citer à cet égard maints passages de ses livres, entre autres celui-ci :

J’avais proposé fort étourdiment un voyage au lac d’Enghien en un tramway électrique passant au pied de la Butte. On est parti vers deux heures. Aussitôt arrivé en ce lieu que je ne connaissais pas, mais dont j’aurais dû deviner la démoniaque banalité, un ennui mortel tombe sur moi, un ennui pouvant aller jusqu’au désespoir. Jeanne, me voyant souffrir, me conseille de fuir par la plus prochaine voiture et je suis forcé d’obéir, la laissant seule avec les enfants. Retour plus que mélancolique et résolution bien arrêtée de ne plus risquer cela. Il est prouvé que je ne peux pas voir des lieux de plaisir et que l’aspect de toute joie procurée par la richesse me comble de désolation et d’horreur. (L’Invendable, p. 35.)

Qu’on retienne surtout cette phrase transcrite plus haut : Né triste, je suis possédé du désir le plus violent de la joie. Or, comme toute recherche des joies humaines se résolvait pour lui en déceptions et en tristesse, on saisira combien cette âme, travaillée, en outre, du besoin de se faire souffrir, ne pouvait être qu’infiniment malheureuse.

Mais cela, c’est l’explication naturelle de son tourment. Il en existe une autre beaucoup plus élevée et que voici. Bien que Bloy déclare qu’il n’y avait nulle préoccupation religieuse dans sa tendance native à se mortifier, on peut supposer que, dès lors, se manifestait en lui une prédestination à la douleur. Son existence entière semble bien l’indiquer et surtout ce fait que, souvent, avec un courage vraiment admirable, il demanda de souffrir pour autrui. Appliquant ainsi cette loi de substitution qui constitue un des éléments capitaux de la Mystique, non seulement il souffrait avec Jésus en l’aidant à porter sa croix dans la voie douloureuse, mais encore il soulageait tel de ses frères défaillant sous le fardeau de ses péchés ou de ses peines physiques et morales. Toute son œuvre porte la marque profonde de cette destinée. Lui-même la sentait d’une façon si intense qu’à certaines heures d’oraison clairvoyante, il l’acceptait avec toutes ses conséquences, si redoutables fussent-elles. C’est ce que démontrent plusieurs passages des Lettres, celui-ci par exemple :

Pour ce qui est de mes souffrances, accepte-les généreusement comme étant voulues de Dieu et, je t’en prie, ne fais pas trop attention à mes plaintes. Si je dois être très malheureux, longtemps encore, tant mieux pour toi. C’est qu’il le faut pour payer ta dette. Quand nous recevons une grâce divine, nous devons être persuadés que quelqu’un l’a payée pour nous. Telle est la loi. Dieu est infiniment bon, mais il est infiniment juste et, comme tel, il se montre un créancier infiniment rigoureux. Il y a environ quinze ans, j’ai passé des mois à demander à Dieu dans des prières qui ressemblaient à la tempête qu’il me fît souffrir tout ce qu’un homme peut souffrir pour que mes amis, mes frères, et les âmes, inconnues de moi, qui vivaient dans les ténèbres fussent secourus, et je t’assure que j’ai été exaucé d’une manière terrible !…

Mais, diront peut-être quelques-uns, pourquoi s’étant voué à l’esprit de sacrifice, Bloy montre-t-il si souvent peu de patience et de résignation ? Pourquoi récrimine-t-il à cause de sa misère et des humiliations qu’elle lui attire, à cause de la sottise ou de la malveillance de ceux qui l’approchent ? Puisqu’il voulait souffrir, il aurait dû se tenir pour satisfait d’accumuler toutes les avanies.

La réponse n’est pas très malaisée. — Dieu n’exige pas des âmes qu’il prédestine à la souffrance rédemptrice qu’elles ne gémissent jamais. Que, par suite d’un de ces réflexes tout instinctifs qui avèrent la faiblesse humaine, ces victimes volontaires laissent parfois échapper une plainte ou une clameur de détresse, cela ne signifie nullement qu’elles sont indignes de la tâche qui leur fut départie.

En tant que Fils de l’Homme, Jésus, à Gethsémani, n’a-t-il pas voulu nous donner l’exemple d’un grand soupir d’angoisse lorsqu’en cette nuit d’agonie, le poids des péchés du monde se fit presque intolérable ? Qu’on se rappelle son cri : Seigneur, s’il est possible, éloignez de moi ce calice !…

Et l’on prétendrait imposer à un pauvre être imparfait, tel que Bloy ou tout autre Souffrant par substitution, le devoir de se montrer plus impassible que le Verbe incarné ?

Les personnes qui manifestent tant de rigueur intransigeante se traitent, en général, elles-mêmes, avec beaucoup d’indulgence. Trop superficielles pour éprouver les vicissitudes de la vie d’oraison elles manquent d’expérience pour en comprendre les élévations et les déclins. Elles sont « du monde ». Et le monde méconnaît les contemplatifs.

Cependant l’on reconnaît volontiers que Bloy met parfois une acrimonie excessive dans ses plaintes. On doit admettre également qu’il y a une disproportion assez comique entre certaines tribulations de ménage auxquelles il fut exposé, comme nous tous, et l’importance qu’il leur attribue. Ainsi lorsqu’il envisage comme des catastrophes effroyables, faites spécialement pour lui seul, le mauvais caractère d’une servante ou l’improbité d’un fournisseur.

Mais, avec Bloy, il faut s’habituer à des contrastes extrêmes et à des contradictions déconcertantes. Nous l’avons dit au commencement de ces études et nous ne saurions trop le répéter : ce n’est point une personnalité homogène, il s’en faut !

Lui-même se rendait compte, par endroits, des contradictions qui bouleversaient tout son être. Lisez ce passage d’une de ses lettres :

Qui pourrait croire que le même homme qui voit si clairement la gloire de Dieu, qui dit des choses capables de relever le courage de ses frères désespérés et qui ne saurait parler de la Sainte Trinité sans pleurer d’amour — qui pourrait supposer que ce même homme est livré chaque jour aux plus violentes tentations et qu’il n’est pas un seul instant maître de son cœur ?…

Comme alors il se rendait compte de sa faiblesse ! Écoutez :

Je demandais à Dieu de me faire souffrir pour mes frères et pour Lui-même, dans mon corps et dans mon âme. Mais je pensais à des souffrances très nobles et très pures qui, je le vois bien aujourd’hui, eussent été encore de la joie. Je ne pensais pas à cette souffrance infernale qu’il m’a envoyée… Imagine un superbe oiseau, accoutumé à planer dans le bleu du ciel, à se baigner dans les rayons brûlants du soleil et à qui tout à coup l’on couperait les ailes pour l’enfermer dans une cage ténébreuse où il lui faudra ramper en compagnie des plus dégoûtants reptiles.

Qu’elle est émouvante cette confidence qui éveillera en beaucoup d’âmes chrétiennes un écho sympathique ! N’existe-t-il pas, en effet, des heures où nous brûlons de nous dévouer, plus même, de nous offrir en holocauste pour Jésus et pour nos frères dans la foi ? Et si Dieu nous donne alors « non pas ce que nous demandons mais ce qu’il nous faut », comme le dit encore Bloy, nous tombons dans le désarroi, nous nous récrions, nous ne sommes pas loin de perdre courage. Car notre amour-propre demeure tellement exigeant que nous voudrions choisir nos souffrances ! Ah ! misère humaine !… Qui n’aimerait Bloy pour avoir si bien exprimé l’inconstance de notre nature pécheresse ? Et si, après tout, il laissa quelquefois choir à ses pieds telle croix qu’il n’avait pas demandée et qui, pourtant, lui était indispensable pour son avancement spirituel, lequel de nous osera s’estimer assez sûr de soi pour lui jeter la pierre en s’écriant : — Cela ne m’arrivera jamais ?

N’oublions pas non plus qu’il avait l’âme d’un enfant ombrageux quant à la discipline, des plus impressionnables et imaginatif à l’excès. Il l’avoue quand il écrit : « Je suis un véritable enfant ? (p. 106). Et ailleurs, il insiste :

Je suis très enfant et ma faiblesse de cœur est si grande qu’on ne pourrait la deviner dans un homme dont les écrits et les paroles portent habituellement le caractère de la force. C’est là mon triste secret.

Et enfin ce qui achève de fournir un jour précis sur cette âme inquiète, c’est la déclaration suivante :

Dieu m’a donné de l’imagination et de la mémoire, rien de plus en vérité. Mais j’ai la raison fort pesante, et la faculté d’analyse, telle que les philosophes l’entendent, me manque d’une manière absolue… Mais je sais fort bien que la faculté d’aimer est développée chez moi d’une manière inouïe ; cela me suffit ; la philosophie m’ennuie et la théologie m’assomme ; les paroles sans amour me sont inintelligibles…

L’imagination, même très grossissante, c’est une faculté précieuse pour un écrivain. Le don d’amour, c’est une grande grâce pour un chrétien dès qu’il le porte vers Dieu. Mais que ces puissances de sentiment deviennent dangereuses, sujettes à l’orgueil le plus démesuré si, comme il arrive chez Bloy, on prétend les appliquer à l’interprétation des choses de l’ordre surnaturel en écartant à la fois la philosophie et la théologie, en diffamant sa raison et en se proclamant inapte à l’analyse[9] !

[9] Il faut noter ici une des mille contradictions de Bloy. Ailleurs, — lettre du 15 février 1890 — il écrit : « Ma raison, toujours intacte et toujours éclairée par la foi n’a pas un seul instant vacillé mais mon cœur, hélas, mon pauvre cœur… » Il reconnaissait donc que les mouvements du cœur peuvent égarer et que la raison est nécessaire pour en établir le contrôle.

Il y eut et il y a certainement encore des âmes en qui le don d’amour de Dieu fut porté à un tel point qu’il leur valut, sans études, un développement extraordinaire des facultés intellectuelles et une compréhension merveilleuse des grâces d’oraison. Telle fut sainte Térèse dont l’Église a dit, comme de Catherine de Sienne : scientia ejus infusa non acquisita et qu’elle qualifie : « grand docteur en Mystique ». Mais si, dans le Château intérieur — et du reste dans tous ses écrits — sainte Térèse expose, avec une lucidité magistrale, les effets de l’opération divine dans les âmes contemplatives, ce n’est pas qu’elle rejette la philosophie analytique, la théologie et la raison. Au contraire, le Château intérieur comporte une série d’analyses aussi pleines de sagesse que de paisible assurance. La conformité respectueuse à la théologie traditionnelle de l’Église s’y avère d’un bout à l’autre. Enfin la plus haute raison, le plus ferme bon sens s’y allient à l’intuition illuminative… C’est pourquoi, jamais elle ne s’égara.

Mais Bloy, écrivain splendide, peintre en noir et or, d’un talent hors ligne mais exégète téméraire, songeur dépourvu de philosophie et s’en faisant gloire, et surtout Bloy, enfant impulsif et imaginatif au suprême degré, comment pourrait-on admettre qu’il ait reçu la science infuse ? Pour lui concéder ce rare privilège, il faudrait ne pas l’avoir lu.

Notons aussi que sainte Térèse soumit humblement ses œuvres au jugement de théologiens experts et son oraison à la clairvoyance surnaturelle de saint Pierre d’Alcantara. Bloy, lui, prétend voler tout seul à travers cette nuit pleine d’étoiles : la Mystique, alors qu’il aurait eu tant besoin d’un guide autorisé qui, le cas échéant, lui eût crié : casse-cou !

Loin de là, tout avertissement le mettait en colère. On eût dit qu’il y voyait un parti pris de malveillance à son égard. Et sa confiance en ses propres lumières était tellement imperturbable qu’elle lui inspirait des affirmations renversantes du genre de celle-ci :

Je suis trop établi dans la vie surnaturelle pour que le démon de l’Illusion puisse avoir sur mon âme un pouvoir quelconque. (L’Invendable, p. 102.)

Il ajoute :

On me répondra, il est vrai, que cela encore est une illusion.

Mais il ne conclut pas, comme il eût été tout au moins prudent de le faire :

Qu’ils auraient donc raison ceux qui m’avertiraient ainsi que cette faculté, fruit de la Grâce, qu’on nomme le discernement des esprits, me manque d’une façon totale parce que je ne suis pas du tout établi dans le Surnaturel aussi solidement que je me le figure.

Or comment put-il se maintenir dans l’Illusion, à certains égards, presque jusqu’à la fin, au point d’ignorer cette lacune dans la connaissance de soi-même et d’autrui ? C’est ce que nous allons rechercher.

II

Dans la lettre qu’il écrivit à Mirbeau pour le remercier de son article sur la Femme pauvre, Bloy donne cette indication :

Je suis entré dans la vie littéraire à trente-huit ans, après une jeunesse effrayante et à la suite d’une catastrophe indicible qui m’avait précipité d’une existence exclusivement contemplative. J’y suis entré comme en un enfer de boue et de ténèbres, flagellé par le Chérubin d’une nécessité implacable… (Mon Journal, p. 61.)

Que fut cette vie de contemplation ? Il nous renseigne à ce sujet dans plusieurs de ses livres et surtout dans les Lettres, lorsqu’il nous apprend qu’elle dura environ trois ans auprès de la courtisane convertie qu’il appelle Véronique et dont il a fait l’héroïne du Désespéré. Et n’oublions pas qu’il répète avec insistance que, sauf quelques épisodes romanesques, le Désespéré constitue une autobiographie.

Or cette Véronique eut sur lui une influence énorme. Bonne, peut-être, dans une certaine mesure, par l’exemple de contrition qu’elle lui donnait. Fort dangereuse aussi parce que, dévorée de repentir mais en proie à une exaltation morbide, la pauvre créature ne pouvait que surexciter par ses propos l’imagination déjà débridée de celui qui l’avait si généreusement mais si imprudemment recueillie.

Le résultat de cette cohabitation le voici : Véronique devint folle et mourut enfermée. Auparavant, il semble bien qu’elle ait inculqué à Bloy la conviction qu’il avait une mission à remplir, celle d’Imprécateur à l’encontre de notre siècle tiède, indifférent ou hostile à Dieu et à son Église. Et cela au nom du Saint-Esprit.

La démence de Véronique aurait dû faire comprendre à Bloy l’inanité des prétendues révélations de cette malheureuse aberrante. S’il avait possédé pour deux liards d’esprit de réflexion et s’il avait eu davantage le sentiment de la hiérarchie, il aurait consulté quelque prêtre éclairé comme, grâce à Dieu, il n’en manque pas dans l’Église ! Celui-ci lui aurait certainement démontré la voie plus que périlleuse où il s’engageait en lui commentant, par exemple, ce passage si profondément vrai de l’Imitation où la Sagesse même de Notre-Seigneur s’exprime de la façon suivante :

Tous les désirs ne viennent pas du Saint-Esprit bien que les hommes les estiment justes bons. Il est difficile de discerner si c’est le bon ou le mauvais esprit qui excite en vous tel ou tel désir ou si vous y êtes porté par votre propre inclination. Beaucoup ont été le jouet d’illusions qui croyaient d’abord avoir pour guide l’esprit de vérité. Il faut donc que vos désirs soient réglés par la crainte de Dieu, par l’humilité et par une entière soumission à ma volonté. (Livre III, chapitre XV.)

Cette volonté divine, pour tout catholique pénétré de l’esprit de soumission à l’Église, elle s’exprime par la bouche d’un directeur soigneusement choisi et qui a grâce d’état pour nous la faire connaître. Ce mentor, Bloy ne l’a pas trouvé. Plus encore : si attentivement qu’on étudie son œuvre, on n’y découvre pas le moindre indice qu’il l’ait cherché[10].

[10] Peut-être l’a-t-il cherché une fois, lors de son séjour à la Chartreuse. Là, le Religieux qui lui donna des conseils lui fit entendre qu’il fallait se séparer de Véronique. Il ne l’écouta pas, d’où la catastrophe. (Voir le Désespéré, p. 110 et p. 174 à 178. Édition du Mercure de France.)

En conséquence, il se persuada si fort qu’il avait découvert en Véronique une Voyante favorisée de lumières exceptionnelles qu’il ne voulut plus jamais en démordre. A l’époque où il écrivit les Lettres à sa fiancée, il était encore sous l’impression toute brûlante des soi-disant paroles d’En Haut dont elle l’avait fait le dépositaire. De là chez lui un accent de conviction qui prouve son entière bonne foi. Lisez ceci :

J’ai connu une très pauvre fille — Véronique — dénuée de science autant qu’on peut l’être, mais dont le cœur flambait comme toutes les étoiles des constellations… Elle fut élevée à la contemplation de la gloire de Dieu et reçut des lumières si grandes que je ne puis y penser sans mourir d’admiration et d’effroi ! (P. 47.)

Et plus loin :

Il n’y a pas d’homme vivant à qui de plus merveilleuses promesses aient été faites d’une façon plus claire, accompagnée de signes plus sensibles et plus certains… Oh ! non, je ne me suis pas trompé et je renoncerais plus facilement à ma vie qu’à cette certitude. (P. 100.)

Enfin :

Lorsque je reçus le dépôt de cet être prodigieux que j’ai nommé Véronique… j’avais des révélations, des joies célestes que les anges eussent enviées. (P. 129.)

Or voici donc un homme totalement convaincu qu’il détient une Vérité d’ordre surnaturel et qu’un devoir impérieux lui commande de la vociférer, à la face d’un univers plein de vilenies, en n’écoutant que ses seules « voix intérieures ». Cet homme se croit, en outre, assuré que le démon de l’Illusion n’a aucune prise sur son esprit. Comment voudriez-vous qu’il ne sombrât pas dans l’orgueil ?

Il est impossible, quand on étudie, sans l’ombre de prévention, toute son œuvre de ne pas apercevoir en lui cet orgueil démesuré qui s’y étale avec une sorte d’impudeur… enfantine. Mais — et c’est là le premier châtiment des orgueilleux — il s’était tellement aveuglé sur le péché capital où son âme ardente goûtait de perfides jouissances qu’il protestait, tantôt avec rage, tantôt plaintivement lorsqu’on lui démontrait l’évidence de sa superbe.

Ainsi, dans les Lettres, il déclare :

Parmi mes meilleurs amis, il n’y en a que deux qui m’aient un peu compris… Ces deux êtres exceptionnels ont en moi une confiance absolue et ils n’ont jamais songé à m’accuser d’orgueil. Certes il est un peu ridicule de se défendre d’être un orgueilleux et pourtant je ne crois pas, en conscience, que ce soit là mon grand vice. (P. 25.)

On comprend qu’il traite ces deux amis d’exceptionnels quoique l’un d’entre eux, ajoute-t-il, ait été « d’une grande faiblesse d’esprit », ce qui, on l’avouera, autorise un doute sur la sûreté de jugement de ce confiant.

Or ni l’un ni l’autre ne se permettant de critiquer « l’homme d’Absolu » que, dès lors, avec une naïve infatuation, Bloy se flatte d’incarner, il leur délivre un certificat de bonne conduite à son égard.

Quant à ses autres amis de ce temps-là, il les trouve : « trop enclins à le juger », c’est lui qui souligne — et il a dû « renoncer avec amertume à en être parfaitement compris » (p. 9). Et, plus loin (p. 36), s’étonnant de nouveau qu’on lui fasse une réputation d’orgueil, il pousse ce cri extraordinaire :

Il est pourtant singulier que je sois tant accusé de ce péché ayant passé ma vie au service de ceux qui ne pouvaient être ni mes supérieurs ni mes égaux. (P. 36.)

Ces phrases, qui n’ont pas besoin de commentaires, nous permettent à présent de répondre à la question que nous posions plus haut : Comment Bloy, inapte à se connaître lui-même, a-t-il réussi à nourrir presque jusqu’à la fin cette Illusion qu’il ne pouvait se tromper dans l’appréciation des choses de l’ordre surnaturel ?

C’est parce que, malgré toutes ses protestations d’humilité très sincères et souvent même suivies d’effets, l’orgueil que lui inspirait la mission dont il se crut investi lui fit trop fréquemment perdre le sens chrétien. Sa chimère le possédait si fort qu’il en arrivait presque à considérer certains des écrits sortis de sa plume, comme des encycliques dont nul n’avait le droit de contester la portée sous peine, fût-on son ami, d’être étiqueté par lui « intelligence inférieure ».

On ne saurait donc trop le répéter : il est tout à fait regrettable que son hypertrophie d’amour-propre l’ait empêché de choisir un directeur de conscience dont il eût écouté les avis avec le ferme propos de s’y conformer. Car c’est une règle qui ne connaît pas d’exception : tout Mystique — et Bloy est un Mystique — qui s’infatue de ses propres lumières à un degré tel qu’il ne conçoit plus la nécessité de les soumettre au contrôle d’un théologien éprouvé, mandaté par l’Église, court le risque de s’égarer hors de cette voie étroite dont Notre-Seigneur a dit que, pour l’y suivre, il faut « faire abnégation de soi-même ».

Cet excès d’individualisme eut le résultat fâcheux que l’action de Bloy dans l’Église fut beaucoup moins féconde qu’elle n’aurait pu l’être. Maintenant, ce qu’il importe de mentionner à sa décharge, c’est qu’au lieu d’un conseiller vigilant et perspicace, il rencontra trop d’admirateurs dépourvus de bon sens qui lui cassaient sur le nez de déplorables encensoirs. La niaiserie prétentieuse de quelques-uns des éloges que lui prodiguait son entourage immédiat passe tout ce qu’on pourrait s’imaginer.

Écoutez, par exemple, ceci :

« L’esprit de Léon Bloy est comme une cathédrale où le Saint Sacrement serait toujours exposé. »

Et ceci :

« L’âme de Léon Bloy est une âme d’enfant. » C’est exact, mais voyons la suite : « Elle peut pécher, succomber à des tentations et à des vertiges, elle restera blanche. »

Cette dernière phrase a pour auteur Mme Rachilde, écrivain de grand talent, mais qui ne prétend à aucune compétence en matière de morale catholique. Mais que dire de la chrétienne pratiquante qui, ayant déjà commis la phrase citée la première, approuve Mme Rachilde et conclut : « Chère amie, je croyais être la seule à le savoir » ?

Et que penser de l’humilité de Bloy ? Notons que, fier comme un gosse à qui l’on a donné un chapeau de général, content de se voir attribuer une âme impeccable à force de candeur et un esprit où Jésus réside d’une façon permanente, il enregistre avec sérénité ces folles louanges sans y trouver un mot à redire[11]

[11] Voir la première phrase dans l’Invendable, p. 84, et la seconde dans Mon Journal, p. 111.

Qu’on ne se figure pas qu’il soit agréable à un écrivain, qui aime Bloy et l’admire, de rappeler de pareilles balivernes. Il le fallait pourtant, afin de démontrer à quelques-uns qu’on peut juger Bloy à sa valeur, en faisant les restrictions indispensables et sans s’éperdre dans les outrances d’une adulation extravagante[12].

[12] Du même acabit que les phrases transcrites ci-dessus, le brevet de Sainteté décerné à Bloy dans la préface des Lettres. L’Église appelle Saint celui qui, durant son existence terrestre, pratiqua les trois vertus théologales au degré héroïque. Qui aurait l’audace de prétendre que ce fut le cas de Bloy ? C’est desservir sa mémoire que de publier des absurdités de ce calibre.

Et maintenant, pour ma conclusion, je n’ai plus que du bien à dire de Léon Bloy. On peut être assuré que je m’en félicite.

III

Dans la première partie de cet essai, j’ai parlé de Bloy écrivain. J’ai montré, je pense, combien il fut doué au point de vue de la langue, du style, du rythme et de la couleur. J’ai dit aussi ses dons oratoires et leur puissance d’évocation. Je voudrais y revenir puisque c’est, en somme, par la beauté de sa forme, par la qualité persuasive de son talent qu’il nous saisit et nous retient. Un de ses derniers livres, Dans les Ténèbres, nous en fournira de nouvelles preuves.

Ailleurs, souvent, les péripéties de son existence douloureuse l’enfièvrent ; sa phrase frissonne, sanglote ou hennit d’angoisse et de courroux. Elle est semblable à un cheval sauvage qui, percé de vingt flèches, mène son galop saccadé à travers une brousse dont les buissons épineux achèvent de le mettre en sang.

Ici, c’est l’apaisement, fruit de l’âge et de l’oraison persévérante. Ici, sa pensée, toujours haute, toujours profonde, mais plus calme, se déroule en larges périodes d’une éloquence entraînante. C’est comme un grand fleuve aux moires d’or fauve où se reflètent les suprêmes clartés d’un crépuscule mélancolique et sanctifiant.

Voici, pour exemple, le début de l’admirable méditation qu’il intitule les Apparences :

C’est la plus banale des illusions de croire qu’on est réellement ce qu’on paraît être, et cette illusion universelle est corroborée, tout le long de la vie, par l’imposture tenace de nos sens. Il ne faudra pas moins que la mort pour nous apprendre que nous nous sommes toujours trompés. En même temps que nous sera révélée notre identité si parfaitement inconnue de nous-mêmes, d’inconcevables abîmes se dévoileront à nos vrais yeux, abîmes en nous et hors de nous. Les hommes, les choses, les événements nous seront enfin divulgués et chacun pourra vérifier l’affirmation de ce Mystique disant qu’à partir de la Chute, le genre humain tout entier s’est endormi profondément. Sommeil prodigieux des générations, naturellement accompagné de l’incohérence et de la déformation infinies de tous les songes. Nous sommes des dormants pleins des images à demi effacées de l’Éden perdu, des mendiants aveugles au seuil d’un palais sublime dont la porte est close. Non seulement nous ne parvenons pas à nous voir les uns les autres, mais il nous est impossible de distinguer, au son de sa voix, notre voisin le plus proche. — Voici ton frère, nous est-il dit. Ah ! Seigneur, comment pourrais-je le reconnaître dans cette multitude indiscernable et comment saurais-je s’il me ressemble puisqu’il est fait à votre image autant que moi-même et que j’ignore ma propre figure ? En attendant qu’il vous plaise de me réveiller, je n’ai que des songes, et ils sont quelquefois épouvantables. Combien plus difficilement débrouillerais-je les choses ! Je crois à des réalités matérielles, concrètes, palpables, tangibles comme le fer, indiscutables comme l’eau, et une voix intérieure, venue des profondeurs, me certifie qu’il n’y a que des symboles, que mon corps lui-même n’est qu’une apparence et que tout ce qui m’environne est une apparence énigmatique.

Il nous est enseigné que Dieu ne donne son Corps à manger et son Sang à boire que sous les apparences de l’Eucharistie. Pourquoi voudrait-on qu’il nous livrât d’une manière moins enveloppée ne fût-ce qu’une parcelle infime de sa création ? Pendant que les hommes s’agitent dans les visions du sommeil, Dieu, seul capable d’agir, fait réellement quelque chose. Il écrit sa propre Révélation dans l’apparence des événements de ce monde, et c’est pour cela que ce qu’on nomme l’histoire est si parfaitement incompréhensible…

Ce développement lucide d’une grande parole de saint Paul[13], Bloy l’illustre, plus loin, par l’exégèse mystique du miracle de l’Aveugle-né dans l’Évangile selon saint Jean.

[13] Première épître aux Corinthiens, XIII, 12. — Le miracle de l’Aveugle-né, saint Jean, IX.

On regrette de ne pouvoir reproduire intégralement cette glose pénétrante. On en donnera, du moins, l’essentiel :

Que penser de l’aveugle-né de l’Évangile, qui n’avait pu rien recevoir dans son caveau de la synagogue, appelé soudain à envisager le Fils de Dieu, sinon qu’il fut, par un miracle non moins grand que la création des soleils, institué, d’un moment à l’autre le Clairvoyant de la Divinité douloureuse ? Credo, Domine, je crois, Seigneur, dit-il, et, se prosternant, il l’adora. A cette minute, grande comme les siècles, que pouvait-il voir, n’ayant jamais eu le pressentiment ni peut-être même le désir d’une vision quelconque et la Face du Christ emplissant devant lui tout l’horizon ?

Rien d’autre sans doute que cette Face chargée de tous les crimes du monde, incomparablement plus suave et plus terrible à ses yeux purs qu’elle ne devait l’être dans l’avenir pour les plus saints visionnaires. La Face de Jésus menaçant le vent et se faisant obéir de la mer, pleurant au tombeau de Lazare et suant le sang à Gethsémani ; la Face livide et conspuée du Maître flagellé, crucifié, mourant, prononçant les Sept Paroles infinies qui correspondent aux sept jours de la Genèse ; devant être manifestée à la fin dans une gloire impossible à imaginer, infiniment au delà des collines d’or de la Résurrection, en un lointain mystérieux et formidable pour le Jugement de tous les hommes.

On remarquera certainement combien dans ces belles méditations il règne un accent de tranquille certitude et comme elles décèlent l’équilibre d’une âme assise dans la tradition et qui conforme l’enchaînement de ses idées aux leçons de l’Église. Il en va de même tout le long de ce volume Dans les Ténèbres qui est, à notre avis, l’un des meilleurs que Bloy ait publiés. Quel contraste entre ces pages pieusement pensives et d’autres écrits plus anciens où, inquiet, tourmenté, débordant de clameurs furieuses, il tâchait de persuader à lui-même et à autrui qu’il avait mission de proclamer comme venant du Saint-Esprit les prétendues révélations d’une infortunée qui sombra dans la folie ! Il trépidait alors comme une chaudière munie d’une soupape insuffisante et qui menace toujours d’éclater. Et l’Esprit qui l’agitait en ces moments n’a, certes, rien à voir avec le Paraclet.

Mais — et ceci peut se constater également dans toute son œuvre — lorsque, humble et docile aux enseignements de l’Église, il se contenta de tracer son sillon et de l’ensemencer dans le champ qu’elle offre aux âmes qui s’épanouissent par l’oraison contemplative sous toutes ses formes, il connut ce calme souverain de la vie intérieure que Jésus promit à ses disciples quand il leur dit au Cénacle : — Je vous laisse, je vous donne ma Paix.

Oui, par une grâce que lui valut sa foi inébranlable, il l’obtint parfois cette Paix, et elle lui apporta des heures d’éclaircie même en ses jours les plus orageux — ceux où, comme on le voit dans les Lettres, la libido carnis et l’orgueil de l’esprit l’assaillaient avec une violence inouïe. Au plus fort de la crise, Notre-Seigneur lui vint en aide, en lui inspirant l’admirable prière suivante dont je ne retranche que quelques lignes qui n’ont point rapport à ses épreuves :

Mon adorable Sauveur Jésus, qui êtes crucifié par moi, pour moi, en moi, depuis deux mille ans et qui attendez vous-même votre délivrance en saignant sur nous du haut de votre Croix terrible — je vous supplie de regarder mon effroyable misère et d’avoir tout à fait pitié de moi. Considérez, mon Rédempteur, que j’ai eu pitié de vous, moi aussi, que vos souffrances m’ont bien souvent déchiré le cœur et que j’ai pleuré, nuit et jour, des larmes sans nombre en me souvenant de votre agonie… Vous ne pouvez pas oublier non plus que, par respect pour vos adorables plaies, j’ai rarement négligé de souffrir pour les malheureux, que j’en ai tiré quelques-uns du fond des gouffres pour les amener fraternellement en votre présence. Néanmoins vous avez beaucoup exigé de moi ; vous m’avez accablé d’un très lourd fardeau et vous avez voulu que j’endurasse des peines si grandes que vous seul, mon Dieu, pouvez les connaître… Mon divin Maître vous ne pouvez être le bourreau des âmes pour qui vous agonisez. Je vous en supplie, par le nom sacré de Joseph, par le cœur percé de votre Mère, par les ossements glorifiés de tous vos Saints, ayez pitié de moi !…

Et voici l’effet de cette prière ; peu après, il écrit à sa fiancée :

Ce matin je me suis levé avant quatre heures, éveillé par les rayons de la douce lune que j’aime. Le temps était presque tiède et dans le grand silence de mon quartier endormi, j’ai prié pour toi et pour moi-même, en regardant de ma fenêtre ce beau ciel si pur. Je sentais une grande paix descendre en moi, une profonde, une sainte paix qui renouvelait mon espérance…

En conclusion de cet essai, retenons que Bloy fut voué à la douleur et par sa nature qui fut ultra-sensible, et, plus encore par cette prédestination d’ordre surnaturel qui lui fit demander de souffrir en union avec la Passion du Christ pour le soulagement ou le salut d’âmes en détresse. Il y eut des époques dans sa vie où il porta d’un cœur allègre la croix qu’il avait ainsi sollicitée. Il y en eut d’autres où il plia sous ce fardeau terrible. Il y en eut d’autres enfin où une illusion, suscitée par la Malice « qui toujours veille », faillit le faire dévier de la voie douloureuse où Jésus lui avait proposé de le suivre.

Mais toujours il se ressaisit. Et presque toujours il garda la conscience de la tâche mystique qui lui était fixée. Cela, il l’a fort nettement indiqué dans cent passages de son œuvre et, entre autres, dans celui-ci :

Je remarque une fois de plus ma pente de prière. Il m’est impossible de demander quoi que ce soit sans faire de moi une cible, sans offrir de payer. Ainsi s’explique le bagne immense de ma vie. Pensée qui me console et qui me fait peur en même temps.

Elle le consolait parce qu’elle lui donnait l’assurance qu’en payant pour d’autres, il se conformait à son Rédempteur. Elle lui faisait peur parce qu’il lui semblait qu’il n’aurait pas la force de gravir le Calvaire jusqu’au sommet, à la suite du Bon Maître. Mais il n’y a qu’aux grandes âmes que Dieu inspire de ces craintes afin de leur apprendre à ne compter que sur Lui et non sur elles-mêmes.

Or, malgré ses travers, qu’il serait pharisaïque de lui reprocher avec trop d’insistance, Léon Bloy fut une grande âme qui, tout pesé, la part faite à la faiblesse humaine, accepta généreusement le rôle de victime à la suite de l’Agneau pour lequel la Providence l’avait désigné. En compensation il reçut le don des larmes et il en connut l’incomparable valeur puisqu’il écrivit ces lignes d’une si sincère humilité :

Voilà plus de trente ans que je désire le bonheur unique : la Sainteté. Le résultat me fait honte et peur. Il me reste d’avoir pleuré. Je n’ai pas d’autre trésor. Mais j’ai tant pleuré que je suis riche en cette manière. Quand on meurt, c’est cela qu’on emporte : les larmes qu’on a répandues et les larmes qu’on a fait répandre — capital de béatitude ou d’épouvante ! C’est sur ses larmes qu’on sera jugé car l’Esprit de Dieu est toujours « porté sur les eaux »… Quare tristis es, anima mea : pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Spera in Deo ! En récitant ce commencement sublime de la Messe, que de fois n’ai-je pas versé de ces larmes qui valent plus que les cantiques et qui mettent le cœur dans les prairies du paradis !…

Larmes fécondes, larmes sacrées qui, sans doute, rafraîchissent aujourd’hui l’âme de Bloy dans ce Purgatoire où il doit être si heureux de souffrir pour le rachat de ses défaillances et de ses égarements !

Nous, cependant, chrétiens de bonne volonté, nous prierons pour sa délivrance avec le ferme espoir qu’il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup souffert et beaucoup pleuré pour l’amour de Jésus-Christ.

FIN

NOTES

I

Les ragots qui empuantissent ces loges de concierges, les cénacles littéraires (page 22). A propos de cette phrase et de quelques autres analogues qu’on peut découvrir dans mes livres, un critique — d’ailleurs fort bienveillant à mon égard — M. Tancrède de Visan a cru démêler que j’éprouvais de la haine pour mes confrères. Le terme n’est pas exact. En effet, je puis assurer, en toute conscience, que je n’ai jamais su haïr personne. Ce qui est vrai, c’est que j’ai jadis constaté chez la plupart des écrivains une manie de dénigrement qui prend parfois des formes tout à fait odieuses. Homo homini lupus a dit Plaute. Cette sentence s’applique aux littérateurs plus qu’à quiconque.

Il en résulta que, de bonne heure, je pris en dégoût les mœurs de la gent de lettres. Je résolus de me tenir à l’écart et depuis vingt-huit ans, je n’ai pas remis les pieds dans lesdits cénacles. Je m’en félicite tous les jours d’autant que cette règle de vie s’accorde avec mon goût inné de la solitude. Par ainsi, je sauvegarde un bien que je considère comme très précieux : mon indépendance. C’est pourquoi, écrivant à M. de Visan, j’ai pu lui dire : « Quand je porte des jugements sur la littérature, ils n’ont point pour objectif de plaire ou de déplaire aux écrivains. Je me préoccupe seulement d’exposer au public mes façons de voir. Je le fais avec sincérité ; on ne peut rien me demander de plus… »

De fait, cette méthode m’a passablement réussi. D’abord j’ai conservé, parmi les écrivains, des amis qui partagent mes sentiments. Ensuite, dans le public assez étendu qui veut bien me suivre, j’ai conquis des amitiés nouvelles dont je fais le plus grand cas. Enfin je garde le droit intégral de dire ce que je pense, ce qui ne me serait pas possible si je pratiquais la camaraderie.

A maintes reprises, je fus vilipendé, injurié, calomnié. J’espère qu’on ne trouvera pas dans mes écrits de quoi prétendre que j’ai rendu la pareille.

II

MM. Barrès et Bourget (pages 13-18). — Après que la première partie de cet essai eut été publiée dans le Mercure de France, en août 1921, quelques « respectueux » se sont scandalisés parce que j’avais fait des réserves touchant l’œuvre de ces deux écrivains. Quel singulier état d’esprit et comme on a raison de dire que la critique n’existe plus guère, s’étant transmuée en apologie délirante ou en éreintement sans nuances !

Quoi donc, MM. Bourget et Barrès sont-ils deux manitous qu’il n’est permis d’aborder que le front dans la poussière et l’encensoir à la main ?

Pour ma part, goûtant peu les idoles, réservant mon culte à Dieu et à ses Saints, lorsque j’étudie mes confrères, je m’efforce de signaler aussi bien les défauts que les qualités de leurs livres. Je me place pour cela toujours au point de vue catholique. Et il me semble que, dans le cas présent, j’ai donné à l’éloge une place au moins aussi considérable qu’au blâme. Il suffira de relire le passage incriminé pour s’en apercevoir.

En ce qui concerne plus particulièrement M. Barrès, je ne pouvais qu’approuver Bloy lorsqu’il condamne avec énergie la façon dont l’auteur d’Un Homme libre mêla les choses les plus sacrées aux jeux malsains d’une personnalité jadis trop éprise d’elle-même.

Que divers littérateurs s’en offusquent, cela ne saurait m’émouvoir. L’important, c’était que le public à qui je m’adresse partageât mon sentiment. De nombreuses lettres reçues depuis la publication de mon étude dans le Mercure me prouvent qu’il le fait. Cela me suffit.

III

A l’actif de Bloy il est nécessaire de mentionner les amitiés chaudes que ses livres lui valurent. Il a été encouragé, consolé, secouru par l’admiration d’intelligences de premier ordre et dont l’orthodoxie ne fait pas doute : un savant, M. Pierre Termier ; un philosophe, M. Jacques Maritain ; un lettré, M. René Martineau, d’autres encore.

Il n’était donc pas, comme certains l’ont prétendu, un sanglier hirsute toujours écumant et fonçant sur quiconque se risquait dans sa bauge. Au contraire, rien de plus touchant et de plus délicat que l’affection rendue par lui à ces amis éprouvés. Ses livres autobiographiques en témoignent. Et l’on peut croire que, guéri de la méfiance morbide qu’il manifestait à l’égard de ses relations à l’époque où il écrivait les Lettres à sa fiancée, il acceptait fort bien d’être jugé par les âmes équitables qui lui apportèrent leur appui aux dernières années de son existence. Certes, celles-ci ne pouvaient approuver ses témérités dans le domaine théologique, mais elles appréciaient en lui l’écrivain magnifique et surtout le chrétien fervent, si sincèrement épris de Notre-Seigneur.

Un de ses fidèles m’écrivait il y a peu : « Il était orgueilleux, c’est absolument vrai, et il avait un penchant fâcheux à décider, comme un concile, sur des sujets qu’il connaissait mal. Mais tout en relevant ses erreurs, je crois qu’il faut proclamer sa valeur d’art qui eut, selon moi, une action énorme sur bien des âmes. Et en disant cela, je ne pense pas seulement à ses rencontres fréquentes avec la vérité, mais à la beauté de sa forme, à la force de son expression. Le premier signe de certaines conversions que ses livres provoquèrent, c’était ce cri de ceux qu’il avait remués : Dire qu’un si grand artiste est catholique ! Tout partait de là ; j’ai pu le constater à plusieurs reprises… »

Oui, il est incontestable que l’art superbe dont Bloy détenait les secrets fut souvent le moyen dont Dieu se servit pour conquérir des âmes en détresse. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait entendre tout le long des pages qu’on vient de lire.

IV

Je ne saurais mieux terminer ce travail qu’en citant encore quelques lignes de Bloy qui montrent l’intensité du sentiment chrétien dans cette âme si haute lorsqu’elle ne se laissait pas égarer par de vaines contingences. Je les extrais d’une lettre qu’il écrivit à l’un de ses amis qui venait de lui annoncer la naissance d’un enfant (voir un de ses derniers livres, Au seuil de l’Apocalypse, page 70) :

« Vous avez voulu me faire partager votre joie. Nous ne pouvons vous offrir que nos prières pour la nouvelle venue qui sera sans doute une chrétienne demain. Je voudrais que les miennes fussent très puissantes, mais on ne sait jamais de quelle montagne et de quel gouffre peut arriver le secours. Les chrétiens savent ou devraient savoir que la prière est la plus certaine de toutes les forces, mais les effets en sont inconnus. Quand nous prions, nous mettons dans la main de Dieu une épée nue, magnifique et redoutable dont il fait ce qu’il veut, et nous ne savons rien de plus. La prière pour un petit enfant est sans doute ce qu’il y a de plus mystérieux quant à ses effets. Nous sommes alors, nous-mêmes, comme des enfants au bord de la mer ou comme des mendiants qui regarderaient la voie lactée. En haut et en bas sont des trésors ou des épouvantes inimaginables… Je ne me sens fort, c’est-à-dire capable d’agir sur Dieu que lorsque je sens ma misère et que cela me fait pleurer. Je parle, bien entendu, de la misère de mon âme et de mon esprit qui est bien plus réelle qu’on ne pense… Croyez-le, tout ce que j’ai pu écrire de bon, de beau et, si vous voulez de profitable à quelques âmes, m’a été donné parce que je pleurais sur moi-même en même temps que sur beaucoup d’autres, sur la création tout entière défigurée par la chute. Et ces bienheureuses larmes, elles aussi, étaient un don admirablement gratuit. En sorte que je suis en vérité un très pauvre, le plus pauvre entre les pauvres, Dieu le sait ! — Voilà donc tout ce je puis donner fort amoureusement à votre enfant, à vous et aux vôtres, à tous ceux que j’aime et qui furent miséricordieux pour moi. Quand Il vous arrivera de souffrir, rappelez-vous qu’il y a un vieux mendiant tout en larmes qui se souvient de vous tous aux pieds de Notre-Dame de Compassion et cette pensée vous consolera. »

Lecteur, ne prieras-tu pas, toi aussi, pour le souffrant qui écrivit cette lettre admirable ?

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Première partie
Deuxième partie
Troisième partie

5371. — Tours, Imprimerie E. Arrault et Cie.