The Project Gutenberg eBook of Les mémoires d'un valet de pied

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Title: Les mémoires d'un valet de pied

Author: William Makepeace Thackeray

Translator: William L. Hughes

Release date: February 18, 2024 [eBook #72982]

Language: French

Original publication: France: A. Bourdilliat et Cie, 1859

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MÉMOIRES D'UN VALET DE PIED ***

WILLIAM M. THACKERAY

LES MÉMOIRES
D’UN
VALET DE PIED

Traduits par
WILLIAM L. HUGHES

PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15.

A. BOURDILLIAT ET Cie, ÉDITEURS

La reproduction est réservée.

1859

Paris. — Imp. de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue Breda.

A
AUGUSTE LACAUSSADE
En souvenir
D’UNE AMITIÉ DÉJÀ ANCIENNE

Le traducteur,
WILLIAM L. HUGHES.

PRÉFACE

« Comment pourrait-on craindre que l’aristocratie vienne jamais à périr dans un pays où on adore cette admirable institution, où l’aumônier d’un lord, le précepteur qui a le bonheur d’élever un fils de lord, et jusqu’au tailleur d’un lord, sont si flattés de cette affinité temporaire, qu’ils se montrent plus aristocrates que milord lui-même ? »

Ainsi parle un écrivain anglais dans un récent volume d’agréables causeries[1]. Cette tendance de ses compatriotes à se jeter à plat ventre devant quiconque porte un titre, ne pouvait échapper à l’esprit observateur de M. Thackeray. Un pareil travers ne devait guère non plus manquer d’éveiller la verve caustique du célèbre romancier ; c’est pour le combattre qu’il a écrit les pages si amusantes et si dramatiques à la fois des Yellowplush Papers. Les Mémoires d’un Valet de pied sont, sinon le premier écrit, du moins le premier ouvrage de longue haleine de l’auteur de la Foire aux Vanités. Ils ont paru pour la première fois dans Fraser’s Magazine en 1836, et ont été réimprimés plusieurs fois depuis. Certes, les confessions de l’ami John ne sont pas un des romans les moins remarquables de M. Thackeray ; si elles n’ont pas été traduites depuis longtemps, c’est que l’auteur, sans doute par amour pour la couleur locale, a eu la bizarre idée de donner à son héros une orthographe de domestique, bien faite pour dérouter le lecteur étranger.

[1] J.-H. Boyes : Life and books. London, 1859.

Nulle part l’auteur ne s’est livré avec autant d’abandon à sa verve satirique. Et pourtant ce n’est pas une caricature qu’il a tracée. Il ne manque pas de gens en Angleterre, même en dehors de la classe si estimable des laquais de profession, pour mépriser l’honnête industrie de M. Frédéric Altamont, et pour s’incliner devant l’honorable Percy Cinqpoints ou le très-honorable comte de Crabs, qui, s’ils portaient un nom roturier, passeraient tout bonnement pour des chevaliers d’industrie. Nous nous rappelons avoir rencontré sur un champ de course anglais un petit monsieur que, dans notre ignorance, nous prenions pour un palefrenier mal élevé, bien que chacun s’empressât de le saluer : ce gentilhomme avait la réputation de tricher au jeu ; mais c’était le fils d’un lord. Un jour un boutiquier de Dublin, après s’être vanté de compter au nombre de ses pratiques le parent d’un grand seigneur, se plaignait devant nous de ne pouvoir arriver à toucher le montant de sa note. « Pourquoi lui avoir ouvert un si fort crédit ? » demanda quelqu’un. « Oh ! vous comprenez, je ne pouvais pas refuser… c’est le neveu de lord X… » répliqua le marchand.

Du reste, si de l’autre côté de la Manche le commun des mortels adore la noblesse, la noblesse s’empresse de rendre la pareille aux plus ignobles des parvenus, dès que ces derniers sont arrivés à la fortune. Voyez Jeames’ Diary, cette autre satire aristophanesque de Thackeray contre le culte du veau d’or. — Voyez l’histoire de M. Merdle, dans la Petite Dorrit de Charles Dickens. Romans que tout cela, direz-vous. Oui, mais ce sont des romans d’après nature. Thackeray et Dickens ne sont pas des conteurs ordinaires. Tous deux pourraient dire, comme Fielding, le père de Tom Jones : « La seule différence qu’il y ait entre les historiens et moi, c’est que tout ce que ceux-ci racontent est faux, hormis les dates et les noms propres, tandis que, dans mes ouvrages, tout est vrai hormis ces deux choses. » Si M. Thackeray nous montre un banquier offrant la main de sa fille aînée à un laquais enrichi par les jeux de Bourse, c’est qu’il a eu sous les yeux l’exemple d’un grand seigneur devenant le beau-père d’une espèce de sauvage millionnaire, moitié anglais, moitié indien, qu’il n’a pas tardé à vouloir enfermer dans une maison de fous, et qui est venu mourir à Paris de cette horrible maladie qu’on nomme delirium tremens. Maintenant, tous les romans du monde guériront-ils jamais un peuple du culte de l’aristocratie ou de l’adoration du veau d’or ? Renverseront-ils les abus du fameux ministère des circonlutions ? Il est permis d’en douter. Il y a longtemps que William Cowper, ce poëte que M. Sainte-Beuve a été le premier à faire connaître en France, écrivait : « Je ne sache pas qu’on ait jamais disséqué l’œil d’un noble. Je ne puis néanmoins m’empêcher de croire que si on examinait avec soin cet organe, tel qu’il existe dans la tête d’un personnage de cette classe, on trouverait qu’il diffère matériellement, dans sa construction, de l’œil d’un roturier ; — tant deux hommes, selon la position élevée ou humble qu’ils occupent, envisagent le même objet d’une façon opposée ! Ce qui nous paraît grand, sublime, beau et important, à vous et à moi, dès qu’on le soumet à milord et à Sa Grâce (et cela avec toute l’humilité possible) devient ou trop microscopique pour qu’ils puissent l’apercevoir, ou trop trivial pour qu’ils daignent s’en occuper, si par hasard ils le voient. Ma supposition ne semble donc pas tout à fait chimérique[2]. »

[2] Lettre à W. Unwin, mars 1785.

Aucun naturaliste n’a jugé à propos de se livrer à l’examen réclamé par Cowper ; mais quant au phénomène qu’il signale, il n’a pas changé.

On a reproché à Thackeray d’être un écrivain misanthrope ; mais le reproche ne nous paraît pas fondé. Nous sommes de l’avis de l’auteur de Jane Eyre, lorsqu’elle dit : « Il y a chez ce formidable Thackeray beaucoup de sentiment, qu’il cache avec soin, mais qui n’en est pas moins sincère et qui transforme en élixir purifiant ce qui autrement aurait pu devenir un poison corrosif. Si son grand cœur ne renfermait pas une profonde sympathie pour ses semblables, il se plairait à les exterminer ; loin de là il ne cherche qu’à les réformer. » En effet, il aime à démasquer l’hypocrisie, à montrer l’égoïsme qui affecte la bonté, l’orgueil prenant le masque de l’humilité, la bonhomie qui a étudié ses effets comme devant un miroir. Si les personnages de Thackeray pouvaient se reconnaître, ils ne trembleraient jamais davantage que lorsque leur biographe leur attribue ce qui ressemble à un bon sentiment — tel, par exemple, que la vertueuse indignation qu’inspirent au héros de ces Mémoires les escroqueries de son maître… lorsque ce dernier est tombé dans le besoin.

Mais nous ne songions pas le moins du monde, en prenant la plume, à entamer une dissertation sur l’utilité du roman en général ou sur la tendance morale de ceux de M. Thackeray en particulier. Peut-être les Mémoires d’un Valet de pied renfermeront-ils une leçon pour quelques lecteurs ; — mais, à coup sûr, ils n’ennuieront personne… Ils ont même amusé le traducteur durant sa tâche, et nous croyons que c’est là une recommandation assez rare pour mériter d’être signalée.

Pour terminer cette causerie (nous n’osons dire cette préface) comme nous avions l’intention de la commencer, voici une courte notice sur l’auteur de ce merle blanc des romans, — un roman qui n’a pas ennuyé le traître chargé de le faire connaître au lecteur Français.

William Makepeace Thackeray est né à Calcutta en 1811. Son père occupait une position élevée parmi les employés civils de la compagnie des Indes orientales. Après avoir terminé ses études à l’université de Cambridge, le futur romancier commença son droit ; mais la facilité avec laquelle il dessinait lui fit croire qu’il avait une vocation pour les beaux-arts et le décida à courir les musées de l’Europe. S’il n’est pas devenu un grand peintre, ainsi qu’il s’y attendait, il a conservé ou acquis un joli talent qui lui permet d’illustrer ses ouvrages de dessins qui ne jurent pas trop avec le texte. Son beau-père ayant fondé à Londres un journal intitulé The Constitutional, Thackeray débuta dans la carrière des lettres en devenant à vingt-trois ou vingt-quatre ans le correspondant parisien de cette feuille, qui ne réussit pas et absorba en grande partie la fortune de son fondateur. Le correspondant sans journal retourna à Londres. Il avait perdu de son côté une vingtaine de mille francs de rente dont il avait hérité à sa majorité. Il travailla avec courage pour les journaux et les magazines, pour le Times, pour Fraser’s, où il écrivit sous le pseudonyme de Michel-Ange Titmarsh ; pour Punch, où il signait Le gros collaborateur. Raconter ses mécomptes, ses épreuves littéraires, ce serait répéter l’histoire de la plupart de ses confrères. Çà et là quelque critique perspicace, comme John Sterling par exemple, prédisait qu’il y avait dans l’auteur du Diamant de famille l’étoffe d’un grand écrivain ; mais le futur rival de Dickens restait dans l’ombre, malgré le mérite de ses articles qui ne contribuèrent pas peu à la vogue des feuilles où ils ont paru pour la première fois. En 1846, la Foire aux Vanités, roman sans héros, fut présentée, dit-on, au directeur d’un magazine, qui eut l’adresse de refuser cet ouvrage destiné à un si grand succès. Le romancier se décida alors à imiter l’exemple de Charles Dickens et à publier son œuvre par livraisons mensuelles, avec des illustrations sur acier et sur bois par l’auteur. Longtemps avant la conclusion de l’ouvrage, le nom de Thackeray était devenu populaire et il n’a rien publié depuis qui soit de nature à diminuer une réputation si bien méritée. Comme nous n’avons pas le projet d’analyser son talent, nous nous contenterons de donner la liste chronologique de ses écrits :

The tin Trumpet, 2 vol. in-8, 1836.

Comic Tales and Sketches, 2 vol. in-8, 1840.

The Paris Sketch book, 2 vol. in-8, 1840.

The second funeral of Napoleon and the chronicle of the drum, petit in-4, 1840.

The Irish sketch book, 2 vol. in-8, 1843.

Notes of a Journey from Cornhill to Cairo, 1 vol. in-12, 1846.

Mrs Perkins’ Ball, petit in-4, 1846.

Vanity Fair, a novel without a hero, 1 vol. in-8, 1846-48.

Our Street, petit in-4, 1847.

Doctor Birch and his young friends, petit in-4, 1848.

The book of Snobs (réimpression), 1 vol. in-12, 1848.

Rebecca and Rowena, petit in-4, 1848.

History of Samuel Titmarsh and the Great Hoggarty diamond, petit in-4 (réimpression), 1849.

The history of Pendennis, 2 vol. in-8, 1849-50.

The Kickleburys on the Rhine, petit in-8, 1850.

The history of Henry Esmond, 1 vol. in-8, 1852.

Lectures on the English Humourists, 1 vol in-8, 1853.

The Newcomes, 1 vol. in-8, 1855.

The Rose and the Ring, or the history of Prince Bulbo, petit in-4, 1855.

The Virginians, 1857-59, vingt-quatre livraisons mensuelles, in-8, en cours de publication.

Presque tous ces ouvrages ont été illustrés par l’auteur. Si notre mémoire ne nous trompe pas, cette liste devrait comprendre un mélodrame représenté il y a assez longtemps déjà sur un de nos petits théâtres, mais sur lequel nous n’avons pu réussir à mettre la main. On sait que M. Thackeray, qui a fait de longues et fréquentes visites à la bonne ville de Paris, parle très-facilement notre langue. Ajoutons, en terminant, que MM. Bradbury et Evans réimpriment depuis quelques années, sous le titre de Miscellanies, les mélanges en prose et en vers dont Michel-Ange Titmarsh a enrichi la littérature anglaise. Sur la couverture jaune des volumes de cette collection on voit un enfant à grosse tête joufflue, les cheveux ébouriffés, une paire de lunettes sur le nez, assis les jambes croisées et tenant à la main un masque et une marotte. Cette tête est celle de l’auteur dessinée par lui-même. Empressons-nous d’ajouter qu’il a eu la modestie de ne pas se flatter.

Aujourd’hui M. Thackeray est rédacteur en chef d’une revue mensuelle, fondée tout récemment par MM. Bradbury et Evans. La rumeur publique lui accorde les magnifiques appointements de cinquante mille francs par an. Dame renommée a la réputation de faire la généreuse à peu de frais ; — espérons que cette fois elle n’aura rien exagéré.

W. L. H.

LES MÉMOIRES
D’UN
VALET DE PIED

PREMIÈRE PARTIE
LE MARI DE Mlle SHUM

I
UNE FAMILLE INTÉRESSANTE

Les mémoires sont à la mode. Pourquoi donc n’écrirais-je pas les miens ? Je possède toutes les qualités requises pour réussir dans ce genre de littérature : une haute opinion de mon propre mérite, et une bonne envie de médire du prochain.

Ceci dit, je commence sans autre préambule.

Je me nomme John-Herbert-Sigismond-Fitz-Roy de la Pluche. Ces noms de baptême, dont je m’enorgueillis, me furent donnés en souvenir de plusieurs gentilshommes qui avaient honoré ma mère de leur amitié. Quant à mon nom de famille, je l’ignore. Peut-être suis-je le rejeton ignoré d’une race illustre ; peut-être voyez-vous en moi le fils d’un cocher de bonne maison dont le portrait ornait la chambre à coucher de ma mère. Quoi qu’il en soit, je me console du mystère qui a présidé à ma naissance en songeant que le berceau des plus grands hommes de l’antiquité est entouré d’une obscurité non moins profonde que celle qui couvre le mien. Tout ce que l’on sait de l’état civil du divin Platon, c’est qu’il eut un père. L’histoire ne nous apprend-elle pas aussi qu’Homère est né dans sept villes différentes, fait bizarre qui n’empêche pas certains sceptiques d’affirmer que ce poëte n’a jamais existé ?

Je n’ai donc pas connu l’auteur de mes jours. Quant à ma mère, que je perdis de bonne heure, il ne me reste qu’un souvenir assez confus de la vie étrange que j’ai menée auprès d’elle, vie mélangée de rayons de soleil et de jours de pluie. Tantôt elle portait chapeau à plumes, robe de velours et bottines de satin : tantôt, une toilette fanée et des souliers éculés. Lorsqu’elle ne m’étouffait pas de caresses, elle m’accablait de coups. Un jour, nous déjeunions de perdrix arrosées de vin de Champagne ; le lendemain, notre unique repas se composait de quelques croûtes de pain rassis.

Mais jetons le voile épais de l’oubli sur cette époque bigarrée de mon existence. Un beau matin, ma mère s’avisa de mourir subitement. Je restai pendant près de deux jours dans un coin de sa chambre, osant à peine bouger, effrayé de son immobilité et de son silence, pleurant plutôt de frayeur que de froid ou de faim. J’y serais sans doute encore sans quelques voisines qui eurent pitié du petit orphelin. Permettez-moi de vous dire en passant qu’on trouve souvent plus de cœur chez une seule de ces pauvres filles que chez une douzaine de lords. Cependant, bien que je n’aie aucun reproche à adresser à mes bienfaitrices, certains souvenirs que l’éponge du temps n’a pu effacer des tablettes de ma mémoire, me donnent à croire que ma moralité aurait eu à souffrir si les protectrices de mon enfance eussent été chargées de compléter mon éducation.

Heureusement pour moi, un digne philanthrope me fit admettre comme interne à l’école gratuite de Saint-Bartholomé, admirable institution dont les élèves portaient à cette époque des blouses vert-pomme, des inexpressibles de cuir jaune, une plaque d’étain au bras gauche et une calotte microscopique. J’y passai six années. Il paraîtrait que vers la fin de mon séjour je montrai quelques dispositions musicales, car je fus chargé de tenir l’orgue que l’on jouait tous les jours à l’office du matin. Oui, pendant deux ans, j’ai fait mouvoir le soufflet de cet instrument sonore… Il y avait bien là un autre artiste qui promenait ses doigts sur le clavier ; mais le paresseux se donnait bien moins de peine que moi.

Raconterai-je les folles espiègleries de ma première jeunesse ? Dirai-je les pommes dérobées à la vieille fruitière du coin, ou le tabac répandu à pleines mains dans les livres de notre vieux professeur ? A quoi bon ? Passons sous silence cette période peu intéressante de ma biographie. Je me contenterai de vous dire qu’à l’âge de treize ans je sortis de l’école de Saint-Bartholomé pour entrer au service d’un industriel nommé Bags (il signait Bago), qui fabriquait dans les environs du marché de Smithfield des pâtes d’Italie et de l’huile d’olives. Je me suis laissé dire que cet épicier frauduleux gagnait quelque chose comme douze cents francs par an rien qu’à louer ses croisées aux jours de pendaison. Ses fenêtres donnaient juste en face de la prison de Newgate et on y pendait pas mal alors. En ce temps-là, on savait au moins faire respecter les lois et on vous accrochait un homme par le cou pour presque rien.

J’ai hâte d’ajouter que les ignobles détails du commerce de Bago ne me regardaient en rien ; j’habitais sa villa, où j’avais pour mission de nettoyer les couteaux et d’ouvrir la porte. C’est là, pour ainsi dire, que je fis mon entrée dans le monde fashionable. Je ne rougis pas d’un début si peu digne de moi ; car il est clair que ce n’est qu’à force de mérite personnel que j’ai pu m’élever d’aussi bas à la position que j’occupe aujourd’hui. Du reste, je ne restai que quelques mois chez mon premier maître, ma mine éveillée et ma tournure pleine de distinction m’ayant fait agréer par un jeune homme qui exerçait en apparence une profession libérale.

Je dis en apparence, car je ne pus découvrir quelle était l’occupation de mon maître. Tout ce que je savais, c’est que ses affaires le retenaient une grande partie de la journée dans le quartier commerçant de Londres. Comme nous habitions le faubourg de Pentonville, je le menais chaque matin à la City dans son cabriolet, où il remontait vers cinq heures et qui l’attendait toujours au même endroit.

Il me semblait assez singulier qu’un jeune homme aussi distingué que M. Frédéric Altamont n’habitât pas un quartier plus fashionable et un appartement plus commode : en effet, notre logis se composait d’un rez-de-chaussée assez mesquin, que nous sous-louait le ménage Shum, couple pauvre mais prolifique, dont la nombreuse famille occupait le reste de la maison.

Le vieux Shum se vantait d’avoir servi dans la marine, et la chose n’est pas incroyable, puisqu’il avait eu le courage d’épouser en secondes noces une veuve ornée de quatre filles. Pauvre marin ! ce fut un jour néfaste que celui où il s’aventura de nouveau sur les flots incertains de l’hyménée !

Voici la statistique de cette famille intéressante à l’époque où le hasard me mit en rapport avec elle :

1o Le lieutenant Shum ;

2o Mme Shum, veuve Buckmaster ;

3o Mlle Betsy, Mlle Fanny, Mlle Biddy, Mlle Elisa Buckmaster ;

4o Mlle Mary, seule et unique Shum du premier lit ;

5o Sept Shum du second lit, dont il est inutile d’énumérer les noms de baptême.

Toutes ces demoiselles, à l’exception de Mary, étaient laides à faire peur, et si méchantes, qu’elles se disputaient du matin au soir. Quand elles ne se battaient pas, elles faisaient de la musique ; mais elles n’étaient jamais moins d’accord que lorsqu’elles tapaient l’infernal ustensile qu’elles appelaient leur piano. Dès que les quatre demoiselles Buckmaster avaient exécuté la Bataille de Prague, les sept demoiselles Shum du second lit les remplaçaient l’une après l’autre et miaulaient leur romance favorite : « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? » Elles ne connaissaient guère que ces deux morceaux ; mais comme chacune y mettait beaucoup du sien, on pouvait aisément se figurer qu’elles venaient de massacrer onze mélodies différentes. Mary seule épargnait nos oreilles : aussi ne tarda-t-elle pas à devenir notre favorite.

La vieille Shum faisait la grande dame, c’est-à-dire qu’elle passait sa journée, étendue sur un canapé, à boire de l’ale, à lire des romans de cabinet de lecture, à gronder et à grogner. De temps à autre, pour varier ses plaisirs, elle feignait une attaque de nerfs. Quant au mari, il employait ses loisirs à lire dix fois de suite le même numéro du Times.

Quel motif avait donc pu décider Altamont à habiter sous le même toit que ces gens-là ? Le motif saute aux yeux : il était amoureux de Mary Shum.

J’ai déjà dit que Mary formait un charmant contraste avec ses belles-sœurs. C’était une jolie petite personne, rose et blanche, craintive et modeste, avec de grands yeux bleus et de longs cheveux blond-cendré. La pression de son buste admirablement modelé menaçait de faire craquer de toutes parts le corsage des robes fanées qui oubliaient de grandir avec elle. Il eût été difficile de trouver plus de gentillesse unie à plus de douceur. Ses sœurs enrageaient de la voir si jolie et tourmentaient à qui mieux mieux la pauvre enfant, qui endurait tout avec une patience exemplaire : j’ai vu au théâtre des anges qui ne la valaient pas, malgré leurs ailes de gaze et leurs torches à esprit-de-vin.

Un jour que mon maître vaquait à ses affaires, j’étais assis au bas de l’escalier, écoutant ce qui se passait chez nos voisins. On s’y disputait comme à l’ordinaire, et le piano allait son train. Le vieux Shum ayant hasardé une remarque antimusicale, miss Betsy (l’aînée des Buckmaster) s’interrompit au milieu du plus brillant passage de la Bataille de Prague pour s’écrier :

— Oh ! papa, que vous êtes donc bête !

Les autres filles et la mère se mirent à rire : toutes, excepté Mary, que l’insulte adressée à son père avait révoltée. L’agneau insurgé témoigna son indignation par un vigoureux soufflet appliqué sur la joue de la coupable.

La vieille Shum poussa un mugissement, et je reconnus au craquement du plancher qu’elle venait de quitter le canapé. Je montai doucement et, m’approchant de la porte entr’ouverte, je vis les bras de la grosse marâtre qui retombaient comme les ailes d’un moulin sur les épaules de Mary.

Celle-ci, qui d’ordinaire pleurait pour un rien, loin de laisser échapper la moindre plainte, s’écria avec le juste orgueil d’un devoir rempli :

— Je recommencerai chaque fois que Betsy insultera papa !

— Fi donc ! miss, dit le vieux Shum. Affliger ainsi votre mère ! Lever la main sur votre aînée !

— Mais, papa, elle vous a appelé…

— Eh bien, mademoiselle, c’était à moi de la corriger, interrompit le père en cherchant à se donner un air digne.

— Me corriger ! Je voudrais bien voir cela !

Et le nez naturellement camus de Betsy se retroussa encore davantage.

Mme Shum, retombant sur le canapé comme un hippopotame essoufflé, termina la discussion en ordonnant à Mary de quitter le salon, avec défense d’y reparaître de la journée.

— Miss Mary, lui dis-je en la voyant sangloter de façon à compromettre son corsage, mon maître est sorti, entrez donc chez nous. Il y a du veau froid et des concombres.

— Merci, John ; mais je suis trop malheureuse pour avoir faim, répondit-elle en secouant tristement ses jolies boucles.

Elle entra néanmoins, et se jeta sur un fauteuil.

Au moment où je songeais le moins à lui, Altamont parut. Je tenais en ce moment la main de Mary. Je crois même que j’allais y déposer un baiser de consolation, lorsque mon maître arriva à l’improviste.

— Sortez ! me dit-il d’un ton peu rassurant.

Je m’empressai d’obéir, car l’extrémité d’une botte étrangère venait de communiquer à ma personne une impulsion irrésistible.

La conduite d’Altamont ne me laissa plus aucun doute. Il aimait Mary. C’est pour cela que tant de fois il avait souri avec indulgence en contemplant le morceau de roast-beef ou de veau de la veille, dont la dent vorace des Shum avait singulièrement diminué le volume. Il s’apercevait bien de ce communisme forcé dont il faisait tous les frais, — mais un amour désintéressé s’inquiète-t-il de quelques livres de bœuf ?

A dater de l’entrevue en question, il se montra fort attentionné pour la famille de son propriétaire. Miss Betsy encouragea ses avances et fut souvent invitée à prendre le thé chez nous. Comme les convenances lui défendaient d’y venir seule, elle se faisait accompagner par Mary, qu’elle affectait de regarder comme une enfant.

Un jour, mon maître rentra un peu plus tôt que de coutume, rapportant des billets pour le théâtre de Drury-Lane, où il offrit de conduire Betsy et Mary. Son dîner terminé, il m’adressa la question suivante :

— John, tu n’es pas dénué d’intelligence ?

Je répondis de façon à ne pas blesser la vérité ni offenser la modestie.

— Eh bien, poursuivit Altamont, il y a deux guinées pour toi, si tu exécutes adroitement mes ordres. Nous allons au spectacle. J’ai choisi exprès un jour où il pleut à verse. Tu nous attendras à la sortie avec les parapluies ; tu m’en remettras un, et de l’autre tu abriteras miss Betsy. Tu la feras tourner à gauche, au lieu de la mener à droite, c’est-à-dire à la voiture… As-tu bien compris ?

— Monsieur peut compter sur moi ; j’aurai soin de me tromper de chemin.

Le spectacle terminé, je me trouvai à mon poste. Il pleuvait toujours. Altamont parut donnant le bras à Mary, et suivi de Betsy, qui semblait fort contrariée de cette préférence. Je remis un parapluie à mon maître ; puis je jetai un grand châle sur les épaules de Betsy, sans toutefois l’étouffer complétement. Tandis que j’étais ainsi occupé, l’autre couple avait disparu dans la foule.

— Soyez tranquille, dis-je à miss Betsy, la voiture est à deux pas. Elle nous attend à gauche.

Après avoir pataugé quelque temps dans la boue, je commençai à craindre de ne plus retrouver notre véhicule, et je demandai naïvement aux gens rassemblés à l’entrée du théâtre :

— Quelqu’un a-t-il vu la voiture de M. Frédéric Altamont ?

On me répondit naturellement par des plaisanteries de fort mauvais goût, par des lazzi à faire rougir un policeman.

— Que faire ? m’écriai-je d’un ton désespéré. Mon maître ne me pardonnera jamais !… Et dire que je n’ai pas un penny sur moi pour payer un fiacre !

Nous fûmes obligés de rentrer à pied, par une pluie battante, et nous n’arrivâmes chez nous qu’à deux heures du matin. Mary, qui n’avait pas trempé dans la conspiration, se jeta dans les bras de sa sœur, tandis qu’Altamont jurait et menaçait de me chasser, pour avoir tourné à gauche au lieu de prendre à droite. Ils nous avaient attendus près d’une heure avant de se décider à revenir seuls, disait-il.

J’ignore si cette aventure eut pour effet d’éclairer miss Betsy sur les véritables sentiments de mon maître. Dans tous les cas, comme notre thé était excellent et que nous avions toujours une ample provision de gâteaux ou de sandwiches, ses visites furent aussi fréquentes que par le passé.

II
QUEL EST DONC CE MYSTÈRE ?

— Quels sont les moyens d’existence de mon maître ? Quelle est sa profession ? S’il vit de ses rentes, pourquoi ces absences quotidiennes et régulières ? me demandais-je sur tous les tons.

J’avais beau m’interroger, j’avais beau l’espionner : M. Frédéric Altamont restait l’homme le plus impénétrable du monde.

Un matin, craignant qu’il ne s’enrhumât, je lui dis, avec ma politesse habituelle :

— Il va pleuvoir aujourd’hui ; monsieur veut-il que le tilbury aille le prendre à son bureau ?

Au lieu de me remercier de l’intérêt que je prenais à sa santé, il me pria de me mêler de mes affaires.

Une autre fois, — le jour même où miss Betsy avait reçu le soufflet en question, — j’entendis Mary qui demandait à mon maître :

— Cher Frédéric (ils en étaient déjà là), pourquoi ce mystère ? Pourquoi me cacher quelque chose ?

— Qu’il vous suffise de savoir que je suis un honnête homme et que je vous aime. Un secret, dont la connaissance ne servirait qu’à vous attrister, doit envelopper mon existence depuis neuf heures du matin jusqu’à six heures du soir.

Impossible d’obtenir de lui une réponse plus explicite. Au moment où j’allais me retirer, croyant la conversation terminée, l’arrivée de la vieille Shum me coupa la retraite. Avertie par une de ses filles de la rentrée d’Altamont, elle venait interrompre le tête-à-tête. Je crus de mon devoir de parler très-haut et de renverser un fauteuil sur son passage ; mais elle écarta l’obstacle et entra chez mon maître en s’écriant :

— Êtes-vous venu chez moi en qualité de serpent ou en qualité de simple locataire ? Répondez, monsieur !

— Je suis venu chez vous parce que j’aime votre fille Mary, et la preuve, c’est que je l’épouse si elle veut bien accepter ma main. Qu’elle choisisse entre vous et moi. Maintenant que je vous ai répondu, vous aurez peut-être l’obligeance de nous laisser tranquilles.

— Frédéric, je vous suivrai jusqu’au bout du monde ! dit la jeune fille en se jetant dans ses bras.

— Fort bien, mademoiselle ! reprit la marâtre furieuse (car elle espérait qu’Altamont aurait épousé Betsy) ; fort bien ! Unissez-vous à l’homme qui me foule aux pieds sous mon propre toit… où il n’y a personne pour me défendre !

Ce dernier membre de phrase fut la préface d’une attaque de nerfs. Le tapage ne tarda pas à rassembler Shum et ses onze rejetons, dont l’arrivée calma un peu les coups de pied de la belle-mère.

— Venez, monsieur Shum, s’écria-t-elle. Venez admirer la conduite de votre fille, qui a l’impudeur de s’enfermer avec un homme !… avec un homme amoureux d’elle, encore !

— Lui, amoureux de Mary ! Le monstre ! le trompeur ! et Betsy se mit à crier plus fort que sa mère.

— Silence ! commanda mon maître d’une voix qui domina les clameurs féminines… Monsieur Shum, j’aime votre fille, je suis aimé d’elle, et, comme mes moyens me permettent de la prendre sans dot, je vous demande sa main.

— Monsieur, répliqua Shum en se rengorgeant, nous allons causer de cette affaire… Mes filles, retirez-vous, et donnez des soins à votre mère.

Pour la première fois de leur vie, les enfants obéirent. Il est vrai que mon maître vint en aide à l’autorité paternelle, si souvent méconnue, en les prenant par les épaules, afin de les pousser dehors.

La timide Mary s’était enfuie dès le commencement de l’émeute.

Shum n’hésita pas à donner son consentement. Il était ravi de trouver un mari pour sa fille, qu’il aimait tendrement, bien qu’il n’eût jamais eu le courage de la défendre. Mais, chose étrange, mon maître se refusa à toute espèce d’explication quant à ses moyens d’existence.

— Je gagne environ trois cents livres sterling par an, dit-il pour toute réponse ; Mary disposera de la moitié de cette somme. Quant au reste, je me dispense de satisfaire votre curiosité.

Deux semaines plus tard, Frédéric Altamont épousait miss Mary Shum. Nous allâmes habiter une jolie petite maison que mon maître avait achetée dans le faubourg d’Islington. Le mystérieux époux continuait à visiter chaque matin le quartier commerçant de Londres, où il restait jusqu’à six heures du soir.

Que diable pouvait-il y faire ?

III
LA LUNE ROUSSE

Une félicité parfaite semblait devoir planer sur notre jeune ménage ; cependant, deux mois à peine s’étaient écoulés que déjà nous subissions l’odieuse influence de la lune rousse. De rose et rieuse, Mme Altamont devint tout à coup pâle et morose. Miss Betsy, qui n’avait rien oublié, détestait cordialement les nouveaux mariés, et cherchait à troubler leur bonheur en inspirant à ma maîtresse une foule de mauvaises pensées. La vieille Shum l’aidait de son mieux.

Il va sans dire qu’il nous arriva bientôt un amour de petit enfant ; Mary n’en fut pas plus gaie. Au contraire, elle se livrait à des accès de tristesse que rien ne pouvait dissiper. Elle passait des journées entières devant le berceau du chérubin endormi, lui adressant des discours auxquels il ne comprenait rien.

— Mon enfant, mon pauvre enfant ! disait-elle, ton père me trompe. Il a des secrets pour moi… Que deviendras-tu, lorsque ta mère aura succombé sous le poids du malheur ?

Tout cela était du cru de la vieille Shum et de miss Betsy. Altamont avait fini par leur défendre de mettre les pieds chez lui ; mais elles venaient en cachette, tandis qu’il vaquait à ses mystérieuses affaires. Depuis notre accouchement, leurs visites étaient même devenues plus fréquentes que jamais.

Un matin que Mme Altamont pleurait selon son habitude et que ses aimables parentes la consolaient à leur façon, c’est-à-dire en la faisant pleurer davantage, j’entendis…

Mais pourquoi ne reproduirais-je pas cette scène telle que je l’écrivis à l’époque où j’avais l’intention de faire un drame domestique de l’histoire que je raconte ?

PERSONNAGES

La scène se passe à Islington, près de Londres. — Le théâtre représente une chambre à coucher bourgeoise.

MADAME SHUM. — Do, do, l’enfant do… Bon, le voilà parti… (Elle pousse un profond soupir.) Oui, dors, pauvre enfant, fils d’une mère infortunée et d’un père anonyme quant à la profession…

MOI, à part. — Vieille folle !

MARY. — Maman, ne dites plus de mal de Frédéric, il m’adore.

MADAME SHUM, avec ironie. — Ah, c’est juste !… Il vous a donné un beau châle hier ; mais avec quel argent l’a-t-il acheté, ce châle ? voilà la question… Qui est-il ? Que fait-il ?… Plaise à Dieu que vous n’ayez pas épousé un assassin !… Mary, j’en ai l’intime conviction, votre mari est un affreux bandit.

(Tout le monde pleure, excepté l’enfant et moi.)

MARY. — Frédéric tient peut-être un magasin ; peut-être exerce-t-il une profession que sa fierté l’empêche d’avouer.

BETSY, la bouche pleine. — Lui, un magasin ? Non, non ! crois-moi, Mary, c’est un scélérat qui égorge les gens toute la journée, et qui te rapporte chaque soir le fruit de ses rapines.

(Ici l’enfant fait entendre des vagissements plaintifs, au milieu desquels il est impossible de saisir sa pensée. Mary lui ferme la bouche d’une façon qui paraît le satisfaire.)

MARY. — Comment Frédéric serait-il un assassin ?… Il est trop doux pour cela… D’ailleurs, les assassins exercent leur profession la nuit, et mon mari ne s’absente que pendant le jour.

BETSY. — Alors, c’est un faussaire !… Pourquoi passe-t-il ses journées loin de toi ? Pour fabriquer ses faux billets… Pourquoi ne se fait-il jamais conduire ailleurs que dans le quartier commerçant de Londres ? Parce qu’ailleurs il ne serait pas à même de changer lesdits billets. Pour moi, la chose est claire comme le jour.

MARY. — Allons donc ! Il me rapporte tous les soirs de vingt à trente shillings, rarement davantage. Un faux monnayeur ferait plus d’argent que cela !

L’ENFANT. — Glou… glou… glou…

MADAME SHUM, sans faire attention à cette interruption. — J’y suis ! Le monstre a deux femmes ; toi la nuit, l’autre le jour. Voilà la véritable cause de tout ce mystère.

(Sensation. — Mary se trouve mal. Au même instant, un triple coup de marteau retentit à la porte de la rue.)

J’avais reconnu le coup de marteau d’Altamont ; je m’empressai de descendre et de lui ouvrir.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il en entendant le tintamarre qui se faisait au premier étage.

— Miss Betsy et sa mère sont là-haut, et madame vient de se trouver mal.

Altamont monta l’escalier quatre à quatre, et se précipita comme une bombe dans la chambre à coucher. Sa femme était étendue sur un canapé, où Betsy l’étouffait à moitié, sous prétexte de la ranimer. L’enfant criait et se démenait sur le tapis. La vieille Shum hurlait comme un chien qui aboie à la lune.

— Me dira-t-on la cause de tout ce tapage ? demanda Altamont.

— Vous la connaissez mieux que nous, répliqua la belle-mère. C’est votre conduite qui met la pauvre enfant dans cet état.

— Comment ça, s’il vous plaît ?

— Osez-vous le demander ?… Elle sait tout, monsieur ! Elle sait que vous êtes un affreux bigame !

Altamont parut hésiter un moment ; mais bientôt, ouvrant la porte toute grande, il prit Betsy par les épaules et la poussa hors de la chambre ; puis il s’avança vers Mme Shum, afin de lui faire prendre le même chemin.

— Mon enfant ! répétait la marâtre, tandis que mon maître l’envoyait, bon gré mal gré, rejoindre miss Betsy.

— John ! me cria-t-il… (je venais, par discrétion, de me retirer au bas de l’escalier)… reconduisez ces dames, et désormais ne leur ouvrez plus la porte.

J’obéis avec empressement, et je me hâtai de remonter, devinant qu’il allait y avoir une explication orageuse.

— Mary, disait Altamont, lorsque je revins à mon poste d’observation, tu n’es plus du tout l’enfant confiante que j’ai connue à Pentonville. Ta mère et tes belles-sœurs auraient fini par te gâter. C’est pourquoi je les ai mises à la porte.

— Tu sais bien que c’est le mystère dont tu t’entoures qui me rend si malheureuse… Pourquoi me quittes-tu tous les jours pendant huit heures ?

— Pourquoi ?… Parce que je ne trouve pas sous mon oreiller l’argent dont nous avons besoin pour vivre.

La conversation continua sur ce ton pendant près d’une heure. Elle se termina pour la première fois par une belle et bonne querelle. Je m’y attendais depuis quelque temps, car il n’est pas naturel que deux époux restent onze grands mois sans se disputer. Altamont, fatigué de l’obstination de sa femme, finit par abandonner la place. Il sortit en disant que, puisqu’on faisait un enfer de sa maison, il allait s’amuser ailleurs. En effet, il s’amusa si bien qu’il ne rentra qu’à trois heures du matin, sans chapeau, gris comme un Polonais.

A dater de ce jour, tout alla de travers dans notre ménage. On s’adressait à peine la parole pendant les repas. Monsieur sortait plus tôt et rentrait plus tard. — Madame, dévorée par la jalousie et la curiosité, ne faisait rien pour le ramener.

La belle-mère, malgré la scène dont j’ai parlé, n’en continua pas moins à venir en cachette à Islington le plus souvent possible, afin d’empêcher une réconciliation. Le père Shum avait conservé ses grandes et ses petites entrées chez son gendre ; il venait nous voir trois ou quatre fois par semaine. Ces jours-là il déjeunait, goûtait, dînait et soupait avec nous. L’ex-marin avait un grand faible pour les liqueurs fortes, ce qui m’obligeait fréquemment à le reconduire chez lui. Plus d’une fois je le laissai à moitié chemin, allongé dans le ruisseau, la tête mollement appuyée sur le trottoir. Par malheur, ces leçons ne lui profitaient guère et il recommençait à la première occasion.

Or, le 10 janvier 18.. (je me rappelle la date parce que Shum me donna un écu ce jour-là), tandis que le vieux bonhomme et son gendre buvaient leur grog après dîner, mon maître dit en frappant sur l’épaule de son hôte :

— Beau-père, je vous ai vu deux fois près de la Banque ce matin.

— Tiens, voilà qui est drôle ! remarqua Shum. Comment avez-vous fait pour me voir deux fois ? Je m’y suis rendu en voiture ; je n’ai fait que descendre pour aller toucher mon argent et je suis remonté dans le fiacre une demi-heure après… Vous étiez donc près de la Banque ?

Altamont toussa ; puis, au lieu de répondre, il parla de la situation politique et d’une girouette qu’il voulait faire placer sur le toit de sa maison.

— Mais, mon ami, interrompit Mary, comment donc as-tu fait pour voir papa deux fois ? Est-ce que tu l’as attendu devant la Banque ?

Altamont chercha encore à détourner la conversation ; mais sa femme revint à la charge.

— Tu étais donc près de la Banque, mon cher Frédéric ? Que faisais-tu là ? répéta-t-elle.

Mon maître, poussé à bout, s’en fut se coucher. Shum, qui venait de vider son neuvième verre de grog, eut besoin de mon appui pour retourner à Pentonville.

— Comment diable a-t-il donc pu me voir deux fois ? se demandait-il tout le long de la route.

IV
LE POT AUX ROSES

Le lendemain, Altamont ne fut pas plus tôt dehors, que madame, au lieu de s’enfermer selon son habitude, sortit de son côté pour se rendre à Pentonville. Après une longue conférence, elle monta en voiture avec sa belle-mère et se fit descendre non loin de la Banque. Les deux femmes passèrent une partie de la journée à rôder dans les environs de cet édifice enfumé. Elles rentrèrent enfin, désespérées de n’avoir rien appris.

Ces expéditions se renouvelèrent chaque jour. Jamais Mme Shum n’avait tant fait voyager sa poussive personne, qui semblait être devenue inaccessible à la fatigue. Betsy la remplaçait quelquefois ; mais c’était toujours la Banque qui avait le privilége de les attirer ; elles s’y dirigeaient aussi naturellement que les omnibus.

Enfin la vieille Shum arriva un matin chez nous, le visage rayonnant. J’avais remarqué sa mine triomphante, et je résolus de découvrir le motif de cet air.

— Mary, où est l’argent que ton mari t’a donné hier soir ? demanda la vieille d’un ton mystérieux.

La porte était fermée, mais je regardais par le trou de la serrure.

— L’argent, maman ? répondit Mary d’un air surpris.

— Oui, la monnaie qu’il t’a remise hier.

On se rappelle qu’Altamont remettait chaque soir à sa femme une grosse poignée de pièces blanches. Mary tira sa bourse, dont elle fit tomber sur les genoux de sa belle-mère une quantité de menue monnaie d’argent.

— La voici ! la voici ! s’écria madame Shum. Victoire ! victoire !… Une pièce de douze sous du temps de la reine Anne… La marque y est.

— Quelle marque ?

— Silence pour aujourd’hui !… Viens me prendre demain matin ; tu sauras TOUT ! D’ici là, sois discrète !

Mary fut d’une discrétion exemplaire ; il est vrai qu’elle avait de fort bonnes raisons pour cela, attendu qu’elle ne savait rien. Elle se garda bien de manquer au rendez-vous. Dès que son mari eut le dos tourné, elle monta dans un fiacre et alla trouver sa belle-mère. Elles sortirent bientôt pour se diriger vers le but habituel de leurs promenades, et je les suivis à une distance respectueuse. A peine fûmes-nous arrivés en face de la Banque, que madame Altamont perdit connaissance et tomba sur le pavé boueux.

Bousculant un vieux balayeur qui s’éloignait à la hâte, je m’élançai pour relever ma maîtresse, et j’appelai un fiacre où je déposai mon précieux fardeau. La vieille Shum, ayant fait tout le mal qu’elle pouvait, entra chez un pâtissier pour se reposer en buvant quelques verres de liqueur ; quant à moi, je grimpai sur le siége et je rentrai à la maison avec ma maîtresse.

Cette nuit-là, Altamont, au lieu de rentrer tard, jugea à propos de ne pas rentrer du tout. Le lendemain, il envoya à Pentonville un commissaire-priseur, qui fit l’inventaire du mobilier, et colla sur la porte une affiche annonçant que la maison était à vendre. Je ne comprenais rien à tout cela. Ce qui m’étonnait le plus, c’est que ma maîtresse, loin de continuer à pleurer, se montrait aussi gaie qu’un pinson.

Altamont lui avait écrit ; mais la lettre ayant été remise par le commissaire-priseur en personne, il m’avait été impossible d’en prendre connaissance.

Au bout de trois jours, mon maître reparut, pâle et défait, les yeux caves, les joues creuses. La gaieté de madame sembla lui causer autant de joie que de surprise. On eût dit qu’il s’attendait à la trouver plus morose et plus larmoyante que jamais.

— Mary, dit-il tendrement, j’ai vendu ma place ; la somme qu’elle m’a rapportée, jointe à mes économies et au prix de notre maison, nous permettra de vivre confortablement à l’étranger… Mais maintenant que tu sais tout, me pardonneras-tu de t’avoir caché ma profession ?

— Bah ! puisque tu n’aimes que moi, puisqu’il n’est pas vrai que tu aies une autre femme, cela m’est bien égal que tu sois un…

Au lieu d’achever sa phrase, elle lui sauta au cou et l’embrassa à plusieurs reprises… Il n’y a que les femmes pour trouver des réticences aussi agaçantes !

Ah çà ! dira le lecteur intrigué, quel est donc ce mystère ? Apprends-nous-le, ce secret plein d’horreur !

Je frémis de l’avouer !… Je rougis d’avoir servi un pareil maître !… M. Altamont balayait un passage dans le macadam pour les piétons allant de la Banque à Cornhill et de Cornhill à la Banque !… Il se déguisait si bien que madame Shum, pour être sûre de son fait, avait eu besoin de la pièce marquée retrouvée dans la bourse de Mary.

Ai-je besoin d’ajouter que je demandai immédiatement mon compte ?

Je ne cachai pas à Altamont le motif qui m’obligeait à le quitter. Je lui dis sans détour qu’un homme qui se respecte ne saurait rester au service d’un balayeur. Eh bien, croiriez-vous qu’au lieu d’admirer ma franchise et mon noble orgueil, il se mit à rire et me congédia avec un coup de pied ? Je ne devais certes pas m’attendre à beaucoup de savoir-vivre de la part d’un individu tombé aussi bas, et pourtant son procédé me blessa plus que je ne saurais dire.

Quelques années plus tard, je rencontrai à Baden-Baden monsieur et madame Frédéric Altamont, qui passaient pour des gens comme il faut. Cela me donna à penser. Je reconnus que j’avais eu tort de les mépriser ; car le public, toujours prêt à vous aider à manger vos écus, ne s’inquiétera pas de savoir si vous les avez ramassés dans une fabrique d’eau de rose ou dans un égout.

Cependant, honteux d’un contact même involontaire avec ce grossier personnage, et, voulant me relever dans ma propre estime, je jurai de ne servir désormais que des membres de l’aristocratie.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE
UN PARFAIT GENTILHOMME

I
JE COUPE, ATOUT ET ATOUT

Je ne tardai pas à trouver un nouveau maître, et un maître que je ne rougirai jamais d’avoir servi. Ce ne fut pas sans un certain sentiment d’orgueil que je devins le valet de chambre de l’Honorable[3] Hector-Percy Cinqpoints, septième fils du comte de Crabs, pair d’Angleterre.

[3] Titre auquel ont droit les fils d’un pair d’Angleterre.

Cinqpoints était avocat, bien qu’il n’eût jamais plaidé une cause ni parcouru le plus mince dossier. Il attendait avec patience que les whigs, alors au pouvoir, voulussent bien créer à son intention quelque bonne petite sinécure. Son père avait débuté sur la scène politique dans un rôle de libéral enragé ; mais, depuis lors, il avait toujours suffi d’une crise ministérielle pour lui faire changer d’opinion. N’étant pas riche, lord Crabs se voyait forcé de voter tantôt blanc, tantôt noir, afin de pouvoir soutenir la dignité de son rang et obtenir des places lucratives pour messieurs ses fils.

— Il n’est pas facile, remarquait plaisamment cet aimable vieillard, d’être bon pair, lorsqu’on a beaucoup d’enfants et beaucoup de dettes.

Le bruit courait que le comte de Crabs nous servait une pension de dix mille francs par an. C’était fort généreux de la part d’un homme qui, tant de fois déjà, avait fait à sa famille le sacrifice de ses opinions politiques ; seulement, j’ai tout lieu de croire que mon maître, bien qu’il fût trop bon fils pour démentir cette rumeur, ne touchait que bien rarement la rente paternelle. Cependant il ne manquait jamais d’argent ; car les gens comme il faut ont mille manières de subvenir à leurs dépenses dont la vile multitude ne se doute pas.

On voyait dans son salon une longue pancarte où les noms de ses ancêtres se lisaient en lettres rouges sur les branches d’un chêne planté dans le ventre d’un homme d’armes. Il appelait cela son arbre généalogique. Je ne sais pas au juste ce que c’est que cet arbre, n’en ayant jamais vu qu’en peinture ; mais je soupçonne fort que c’est là ce qui lui permettait de vivre comme il faisait. S’il ne se fût pas appelé l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints, peut-être l’aurait-on pris pour un simple escroc, car il jouait beaucoup et ne perdait que lorsqu’il voulait bien s’en donner la peine. Pour un homme de basse extraction une pareille profession est fort dangereuse ; mais, lorsqu’un véritable gentilhomme consent à l’embrasser, il ne saurait manquer d’y gagner beaucoup d’argent. Il est vrai que le plus habile ne tarde pas à y laisser sa réputation, et alors l’état ne rapporte plus que de maigres profits, assaisonnés de soufflets et de condamnations infamantes.

Mon maître n’en était pas là. Jusqu’à ce jour, il avait eu le talent de plumer ses victimes sans les faire crier. Sachant combien les oiseaux de Thémis sont coriaces, il cultivait aussi peu la connaissance des hommes de loi que celle du code ; mais, afin d’ajouter à sa respectability en ayant l’air de s’occuper de sa profession, il habitait le quartier des avocats, et daignait parfois mettre la main sur quelque pigeon roturier qui s’aventurait dans son dangereux voisinage.

De ce nombre fut le pauvre Thomas Dakins, Esq.[4], étudiant en droit, récemment installé dans la maison que nous habitions, et dont Cinqpoints ne tarda pas à convoiter le plumage argenté. Ce jeune imprudent eût mieux fait de ne jamais venir au monde que de planer sous les serres d’un oiseleur aussi impitoyable ; car il fut bientôt complétement ruiné, grâce aux efforts combinés de mon maître et du sieur Richard Blewitt, dont le nom, gravé sur une plaque de cuivre, se lisait sur la porte d’un appartement voisin du nôtre.

[4] Le titre d’esquire, écuyer, affecté dans l’origine aux aspirants chevaliers et plus tard à certains propriétaires fonciers, se donne aujourd’hui à tout Anglais vivant de ses rentes ou exerçant une profession libérale ; en un mot, à celui que les paysans nomment un monsieur. Cette désignation s’écrit en abrégé à la suite du nom.

(Note du traducteur.)

Dakins quittait à peine l’université d’Oxford, où il avait obtenu quelques succès académiques. La mort de ses parents venait de le rendre maître d’une fortune assez ronde, lorsque sa mauvaise étoile lui inspira l’idée de s’abriter sous le même toit que son ex-camarade Blewitt.

Malgré l’espèce d’intimité qui s’était établie entre le groom de ce dernier et moi, nos maîtres ne se voyaient pas. Je n’entends pas par là qu’ils devenaient aveugles dès qu’ils se rencontraient ; je veux seulement dire qu’ils feignaient de ne pas se connaître. Cette explication s’adresse à ceux de mes lecteurs qui, moins heureux que moi, n’ont pas eu l’occasion de se familiariser avec le langage du grand monde.

Du reste, ils se ressemblaient trop peu pour se rapprocher sans un motif intéressé. Cinqpoints, aristocrate jusqu’au bout des ongles et assez joli garçon, s’habillait avec une élégante simplicité, tout en changeant de toilette trois fois par jour ; il avait des mains de femme, une voix doucereuse, une figure un peu jaune et un regard qui vous arrivait de côté. Il marchait toujours du même pas, disait rarement un mot plus haut que l’autre, et savait mêler à son affabilité une certaine dose de roideur. Blewitt, au contraire, avait le sans-gêne d’un campagnard. Il portait des vestes de chasse, mettait son chapeau de travers, hantait les tavernes, donnait des poignées de main aux jockeys, jurait comme un païen et vous frappait sur l’épaule en manière de bonjour. Bref, il avait l’air d’un gros mauvais sujet, d’un joyeux compagnon plein de franchise et d’entrain, d’un de ces viveurs incorrigibles qui s’écrient encore à quarante ans : Il faut bien que jeunesse se passe !

En général, les chevaliers d’industrie se connaissent d’instinct, sinon de réputation. D’ailleurs, Cinqpoints et Blewitt, bien que volant chacun dans une sphère différente, s’étaient rencontrés aux courses et dans quelques réunions de joueurs. Jusqu’à ce jour, mon noble maître, qui savait ce qu’il se devait à lui-même, n’avait point voulu se compromettre en fréquentant un escroc de bas étage ; mais, peu de temps après l’installation de Dakins, il commença à se montrer fort affable envers son voisin. Le motif de ce changement de conduite saute aux yeux : ayant deviné les intentions de Blewitt à l’égard du nouveau locataire, Cinqpoints voulait avoir sa part du butin.

— John, quel est donc ce voisin qui a une passion si malheureuse pour le flageolet ? me demanda-t-il un matin.

— Il se nomme Dakins, monsieur : c’est un jeune homme fort riche et un ami intime de M. Blewitt.

Cinqpoints ne poussa pas plus loin cet interrogatoire ; il en savait déjà assez. Un sourire diabolique dérida son visage, où je pus lire le raisonnement que voici :

1o Un jeune homme qui cultive le flageolet est incapable d’avoir inventé la poudre ;

2o Blewitt est un escroc ;

3o Lorsqu’un escroc et un joueur de flageolet deviennent inséparables, c’est ce dernier qui doit payer les violons.

L’Honorable Percy Cinqpoints était bien fin ; mais je voyais aussi clair que lui, malgré ma jeunesse. Les gentilshommes, fort heureusement, n’ont pas accaparé tout l’esprit dont le bon Dieu a fait ici-bas une distribution si inégale. Nous étions quatre valets dans notre escalier, et je vous assure que nous savions bien des choses dont personne ne se doutait au dehors. Dès que nos maîtres avaient le dos tourné, nous furetions partout, et nous nous communiquions nos découvertes. Nous lisions la plupart des lettres qu’ils recevaient ou qu’ils écrivaient. Nous avions des clefs pour chaque armoire et pour chaque meuble. Le lecteur croira sans doute que je me vante, car on ne rend guère justice aux domestiques ; on les accuse même de ne pas s’intéresser aux affaires de leurs maîtres. J’ignore si la livrée a dégénéré depuis l’époque où j’ai cessé d’en faire partie ; mais je puis affirmer que, de mon temps, nous n’avions rien de plus à cœur que de découvrir les secrets de monsieur ou de madame.

Je retrouve dans mes papiers deux documents qui prouvent la vérité de ce que je viens d’avancer. L’idée de dresser l’état des finances de nos maîtres respectifs nous ayant été suggérée par le valet de chambre d’un avocat célèbre, qui avait la manie de rédiger des notes à propos de tout, le document no I me fut remis par le groom de Richard Blewitt, en échange d’une copie du no II, que l’on trouvera un peu plus loin.

No I

Résumé des dépenses de Richard Blewitt, Esq., pendant l’année 18.., d’après les notes, reçus, lettres et autres papiers trouvés dans ses poches ou dans ses tiroirs.

Intérêt de diverses dettes contractées à Oxford
F. 4,300
Loyer
1,600
Gages de M. son groom
600
Pension de notre cheval
1,750
Item d’une certaine dame, qui trompe monsieur comme si elle avait affaire à un honnête homme
6,000
Argent de poche, environ
2,500
Mangeaille, marchand de vin, tailleur, etc., environ
5,000
Total
21,750

En fait de revenu, Richard Blewitt ne possédait qu’une rente d’environ cinq mille francs que lui faisait son honnête homme de père ; mais nous savons qu’un gentleman adroit, qui n’est pas trop fier pour fréquenter les jockeys et les tripots, ne doit jamais se trouver embarrassé pour gagner ses quinze ou vingt mille francs par an.

Mon maître, qui voyait une meilleure société que son collègue, dépensait naturellement beaucoup plus et payait beaucoup moins. Les fournisseurs étaient trop heureux de faire crédit au fils d’un pair du royaume. Les boutiquiers anglais savent honorer l’aristocratie, et sont toujours prêts à se mettre à genoux devant un lord[5]. Ils respectent jusqu’à la livrée d’un grand seigneur. — Je parle ici, bien entendu, de la livrée proprement dite, et non de celle que le grand seigneur endosse parfois lui-même en acceptant quelque fonction bien rétribuée. Grâce au prestige de son nom, l’Honorable Percy Cinqpoints n’a pas payé un sou à qui que ce soit, du moins à ma connaissance, durant son séjour à Londres. Aussi, le total de ses dettes formait-il un chiffre assez rond, ainsi que le démontre le second document annoncé.

[5] En Angleterre, les boutiquiers n’ont pas le monopole de cette adoration. Assez récemment on a vu un membre du parlement dire, dans un petit speech adressé à un colonel de cavalerie qui a servi en Crimée : « Quoique pair d’Angleterre, vous n’avez pas hésité à obéir à vos chefs. » Il est clair qu’aux yeux roturiers de l’orateur, un pair d’Angleterre est un être supérieur au commun des mortels et que s’il daigne accepter la paye d’un colonel et remplir les devoirs de l’emploi, il a bien mérité de la patrie.

(Note du traducteur.)

No II

Situation financière de l’Honorable Percy Cinqpoints, au mois d’août 18

 
Fr.  C.
Compte à notre débit au club de Crockford
68,775 »
Billets et lettres de change en circulation (nous ne les en retirions presque jamais)
124,075 »
Notes de vingt et un tailleurs
26,172 90
Item de trois marchands de chevaux
10,050 »
Item de deux carrossiers
7,836 75
Dettes oubliées à Cambridge
34,832 80
Mémoires de divers fournisseurs
12,675 35
Total
298,417 80

Le document ci-dessus m’a paru digne d’être conservé ; la plèbe, toujours avide de savoir ce qui se passe dans le grand monde, ne sera pas fâchée de connaître la somme à laquelle peuvent s’élever les dettes d’un parfait gentleman.

Mais je digresse… Il est temps de retourner à notre pigeon.

Mon maître, le jour même où je lui avais donné les renseignements en question, se trouva face à face dans l’escalier avec Blewitt qui, debout sur le pas de sa porte, était en train d’allumer un cigare et s’apprêtait sans doute à faire une visite matinale à l’infortuné amateur de flageolet. Cinqpoints, au lieu de le couper selon son habitude, s’avança avec un sourire des plus gracieux et lui tendit sa main gantée, en disant :

— Eh parbleu ! mon cher monsieur Blewitt, puisque je suis assez heureux pour vous rencontrer, j’ai bien envie de vous adresser des reproches !… Entre voisins, on ne devrait point rester aussi longtemps sans se voir.

Blewitt parut d’abord flatté, puis surpris, puis soupçonneux.

— En effet, je crois que nous aurions pu nous voir plus souvent, répondit-il d’un ton ironique.

— Si je ne me trompe, je n’ai pas eu le plaisir de me trouver avec vous depuis ce fameux dîner de sir Georges Lansquenet, reprit Cinqpoints sans se laisser intimider par cette rebuffade. La charmante soirée ! Quels vins exquis et quelles bonnes chansons surtout !… Je me rappelle encore celle que vous nous avez chantée. D’honneur, c’est la plus jolie chose de ce genre que j’aie entendue de ma vie. J’en parlais encore hier au duc de Doncastre… Vous connaissez le duc, je crois ?

— Non, répliqua Blewitt en lançant une épaisse bouffée de tabac.

— Vous m’étonnez. Je veux être pendu, Blewitt, si le duc ne sait pas par cœur tous vos bons mots.

La bouderie de Blewitt dura quelque temps encore ; mais il finit par faire le gros dos et par prendre pour pain bénit les atroces flagorneries que débitait son collègue en industrie. Lorsque ce dernier s’aperçut qu’il avait produit l’impression voulue, il s’écria :

— Ah çà, mon cher Blewitt, où donc trouvez-vous des cigares comme celui-là ? Il a un parfum qui me donne des envies, à moi qui ne suis pas fumeur. En auriez-vous un pareil à m’offrir ?

— Oui, parbleu ! Faites-moi donc le plaisir d’entrer chez moi.

Une heure après, Cinqpoints remonta chez nous beaucoup plus jaune que de coutume. J’ai vu quelques chiens malades dans le cours de mon existence, jamais je n’ai vu un animal aussi ignoblement indisposé que mon honorable maître. Malgré l’horreur que lui inspirait le tabac, il venait de fumer un cigare tout entier.

Vous devinez qu’il ne s’était pas livré pour rien à ce délassement antipathique.

Lorsque notre voisin eut fermé sa porte, le bruit de la conversation avait naturellement cessé d’arriver jusqu’à moi ; mais, grâce aux observations de mon camarade, le groom de M. Blewitt, j’ai pu renouer le fil de l’entretien.

Cinqpoints, après avoir caressé de nouveau la vanité de son confrère, s’était mis à parler de ce jeune locataire qui jouait si bien du flageolet ; puis il avait ajouté, comme en passant, que lorsqu’on demeurait porte à porte, on devait se connaître, et que d’ailleurs il serait très-heureux d’être présenté à un ami de M. Richard Blewitt.

Ce dernier aperçut alors le piége qu’on lui tendait, et, honteux de s’être laissé prendre aux compliments mielleux de Cinqpoints, refusa obstinément de donner dans le panneau.

— J’ai connu ce Dakins à l’Université, répondit-il. Entre nous, ce n’est pas une de ces connaissances que l’on tienne beaucoup à cultiver. Il m’a fait une visite, je la lui ai rendue, et je compte m’en tenir là. Son père vendait des bottes, ou du fromage, ou quelque chose de ce genre… j’ignore au juste sa spécialité ; mais il est clair que ce garçon n’est le fils de personne, et vous sentez que je ne me soucie guère de le fréquenter.

Bref, l’habileté de mon maître échoua ; il dut lever la séance, ayant fumé son cigare en pure perte.

— Peste soit du butor ! s’écria-t-il en se jetant sur un divan. C’était bien la peine de m’empoisonner avec son infernal tabac !… Ah ! il croit plumer à loisir ce jeune homme ; mais je préviendrai sa victime !

Cette menace m’amusa tellement que je manquai d’étouffer (derrière la porte, bien entendu) d’une envie de rire rentrée. Dans le langage de Cinqpoints, prévenir les gens voulait dire faire mettre un cadenas à l’écurie, après avoir volé le cheval.

Pas plus tard que le lendemain, mon maître fit connaissance avec Dakins, au moyen d’un petit stratagème qui donnera la mesure de son talent. La comédie fut improvisée et représentée le même matin.

Depuis quelque temps déjà, le droit, la poésie et le flageolet ne suffisaient plus à remplir l’existence du jeune étudiant. Le perfide Blewitt le conduisait par un chemin fleuri vers le gouffre du désordre. En termes plus clairs, il le menait chaque soir dans des tavernes où ils se livraient ensemble à des études comparées sur le porter, l’ale, le gin, et les autres spiritueux que l’on débite dans ces sortes d’établissements. Or, l’homme est pétri d’une argile qu’il ne faut pas humecter outre mesure ; pour peu qu’on passe une moitié de la nuit à l’arroser, on ressent le lendemain un certain malaise ; on a besoin, pour se remettre, d’un petit repas bien affriolant. Aussi rencontrait-on chaque matin dans notre escalier un garçon de restaurant qui apportait de quoi rafraîchir le gosier desséché du jeune Dakins.

Une circonstance aussi triviale en apparence n’eût sans doute pas frappé un esprit vulgaire, mais elle n’avait pas échappé à mon maître. Ce fut là-dessus qu’il basa son plan d’attaque. Le lendemain de son entrevue avec Blewitt, il m’envoya acheter un de ces pâtés que les Français fabriquent avec certains volatiles atteints d’une maladie de foie. Je rapportai le précieux comestible emballé dans une espèce de tambour. Savez-vous ce que Cinqpoints me fit écrire sur la boîte ?… J’aime mieux vous le dire tout de suite, car vous ne devineriez jamais… J’écrivis en toutes lettres :

A l’Honorable Percy Cinqpoints, avec les compliments empressés du prince de Talleyrand.

— Quel horrible griffonnage ! s’écria mon maître en contemplant ma calligraphie. Mais, bah ! cela n’en vaut que mieux… Tous les grands hommes écrivent comme des chats.

Ce jour-là, par le plus grand des hasards, Cinqpoints sortit de bonne heure, au moment où on montait le déjeuner de Dakins. Contre son habitude, il était gai comme un pinson, et fredonnait un air d’opéra en faisant tourner sa canne entre ses doigts. Il descendait très-vite, et (toujours par le plus grand des hasards) sa canne donna au beau milieu du plateau. Voilà les assiettes, les viandes, le vin, l’eau de Seltz qui se mettent à dégringoler de marche en marche pour ne s’arrêter qu’au bas de l’escalier. A la vue de ce malheur, Cinqpoints accabla d’injures le garçon ébahi, et se hâta de remonter.

— Voilà une fâcheuse aventure, John ! me dit-il. Tâchons de réparer ma maladresse.

Je ne devinai pas encore où il voulait en venir. Il s’assit devant son secrétaire et écrivit quelques lignes, qu’il cacheta à ses armes.

— Tiens, continua-t-il en me tendant la lettre, porte ce billet à M. Dakins avec le pâté que tu as acheté hier… Si tu as le malheur de dire d’où il vient, je promets de te casser ma canne sur les épaules.

Une pénible expérience m’ayant démontré que ces sortes de promesses étaient les seules que Cinqpoints se piquât de tenir, j’exécutai ma commission avec zèle et discrétion. Dakins me fit attendre la réponse un grand quart d’heure. Voici cette correspondance, écrite à la troisième personne, ainsi que cela se pratique dans le grand monde :

L’HONORABLE H. P. CINQPOINTS A T. DAKINS, ESQ.

« L’honorable Hector-Percy Cinqpoints, en présentant ses compliments à Monsieur Thomas Dakins, ose espérer que son voisin voudra bien lui pardonner sa maladresse de tantôt, et lui permettre de chercher à la réparer. Si Monsieur T. Dakins daigne accepter le pâté ci-joint (envoi d’un gastronome célèbre), M. Cinqpoints n’aura pas le remords d’avoir privé un voisin de son repas habituel.

» Mardi matin. »

RÉPONSE DE T. DAKINS, ESQ.

« M. Thomas Dakins a l’honneur de présenter ses compliments à l’Honorable H. P. Cinqpoints, et s’empresse de le remercier de l’aimable façon dont il vient de réparer un accident qu’il pouvait regarder comme pardonné d’avance. Cet accident, que l’Honorable H. P. Cinqpoints semble regretter, serait un des plus heureux événements de la vie de M. Thomas Dakins, si son voisin daignait mettre le comble à sa générosité en venant partager le déjeuner dont il a fait les frais.

» Mardi matin. »

J’ai ri plus d’une fois en relisant ces deux épîtres. La bourde à propos du prince de Talleyrand avait complétement réussi. Le trop jeune Dakins était devenu pourpre de plaisir en parcourant la lettre de mon maître ; il avait déchiré plusieurs brouillons avant d’être satisfait de sa réponse. Je ne sais s’il finit par être content de lui ; dans tous les cas, Cinqpoints fut enchanté, sinon du style, du moins du sens de la réplique. Inutile d’ajouter qu’il s’empressa d’accepter la gracieuse invitation de son voisin.

Le pâté entamé, une conversation amicale ne tarda pas à s’engager entre les deux convives. L’honorable invité s’extasia devant le goût exquis de Dakins, admirant ses meubles, ses connaissances classiques, la coupe de son habit et son talent sur le flageolet. Lorsqu’il offrit à son hôte de le présenter au duc de Doncastre, l’infortuné pigeon fut ensorcelé du coup. Pauvre garçon ! Si sa naïveté ne me faisait pas tant rire, je la respecterais. Je tiens de bonne source qu’il se rendit le jour même chez le tailleur à la mode, afin de commander un habillement complet pour faire son entrée dans le monde aristocratique.

La conversation commençait à languir, lorsque Richard Blewitt s’annonça en ouvrant la porte d’un grandissime coup de pied.

— Tom, mon vieux, comment va ce matin ? cria-t-il.

Au même instant il aperçut son collègue : sa mâchoire s’allongea à vue d’œil ; de rouge qu’il était il devint blême, puis écarlate.

— Eh ! bonjour donc, mon cher monsieur Blewitt ! Nous parlions justement de vous, et notre aimable voisin faisait votre éloge, dit Cinqpoints avec un sourire et un geste pleins d’affabilité.

Blewitt se laissa tomber sur un fauteuil, ne cherchant pas à cacher sa mauvaise humeur. Il s’agissait de savoir lequel des deux quitterait le premier la place ; mais Blewitt n’était pas de force à ce jeu-là contre mon maître. Inquiet, maussade, silencieux, il laissa le champ libre à son collègue, qui se montra plein de verve et d’esprit ; si bien que le nouveau venu abandonna bientôt la partie, et se leva en prétextant un mal de tête. A peine fut-il dehors, que Cinqpoints le suivit, et, lui prenant le bras, l’invita à monter chez lui. Dès qu’ils furent installés dans le salon, j’appliquai mon oreille contre la porte. Malgré la politesse exquise de mon maître, qui se déclarait enchanté d’avoir renoué connaissance avec son voisin, Blewitt ne paraissait nullement disposé à se laisser amadouer. Enfin, au moment où Cinqpoints lui débitait une histoire à propos de l’éternel duc de Doncastre, le butor éclata :

— Que le diable vous crève, vous et vos ducs ! Allons, allons, monsieur Cinqpoints, votre titre ne m’en impose pas, à moi ! Je vous connais, et je vois maintenant pourquoi il vous a plu de devenir si poli tout d’un coup… Vous voudriez plumer ce petit Dakins ? Mais, sacrebleu, je suis là pour déranger votre jeu !… Gardez vos amis, monsieur, et laissez-moi les miens.

— Je vous connais tout aussi bien que vous pouvez me connaître, répondit mon maître sans élever la voix : escroc de bas étage, vous êtes un poltron de premier ordre. Je vous conseille donc de ne pas parler trop haut : d’abord, cela est de fort mauvais ton ; ensuite, vous m’obligeriez à vous souffleter…

— Sacrebleu ! interrompit Blewitt.

— A vous souffleter en public, continua tranquillement Cinqpoints, et même à vous loger une balle dans le corps, dans le cas, peu probable, où vous jugeriez à propos de faire le méchant. Je vous avoue qu’il me serait fort pénible d’en venir à de pareilles extrémités, car j’ai pour système d’éviter autant que possible les esclandres ; mais la chose dépend de vous. Voici mes conditions : vous avez déjà gagné deux mille écus à ce jeune homme ; eh bien, je serai bon prince : je consens à oublier le passé, pourvu qu’à l’avenir nous partagions les bénéfices.

Il y eut une pause dans la conversation à la suite de ces compliments à brûle-pourpoint. Il paraît que Blewitt réfléchissait.

— Décidez-vous, reprit enfin Cinqpoints ; si vous gagnez encore un sou à Dakins sans ma permission, je le saurai, et vous aurez affaire à moi.

— Me décider, me décider, c’est facile à dire !… Sacrebleu ! je trouve vos conditions fort dures… Que diable ! puisque c’est moi qui ai levé le gibier, c’est à moi qu’il appartient.

— Monsieur Blewitt, vous prétendiez hier ne pas vouloir fréquenter ce jeune homme, et il m’a fallu inventer toute une comédie, afin de faire sa connaissance. Je voudrais bien savoir en quoi l’honneur m’oblige à vous le céder ?

L’honneur ! c’était charmant d’entendre Cinqpoints prononcer ce mot ! Je fus presque tenté de prévenir le jeune Dakins du complot qui se tramait ; mais je ne cédai pas à cette mauvaise inspiration.

— Fi donc, John ! me dis-je ; si ces deux gentilshommes ignorent ce que c’est que l’honneur, toi, tu le sais. L’honneur consiste à ne pas trahir les secrets d’un maître, avant d’avoir reçu son congé… Après, c’est autre chose, l’obligation cesse de plein droit.

Bref, le lendemain, il y eut grand dîner chez nous ; — potage à la bisque, turbot sauce homard, gigot de pré salé, coqs de bruyère, macaroni au gratin, plum-pudding, fruits, etc., le tout arrosé de vin de Champagne, de Porto et de Bordeaux. Il n’y avait que trois convives : c’est-à-dire l’Honorable H. P. Cinqpoints, Richard Blewitt et Thomas Dakins. C’était un vrai chef-d’œuvre que ce repas, et je vous réponds que nous autres messieurs de l’antichambre nous y fîmes honneur. Le jeune homme de M. Blewitt mangea tant de gibier (lorsqu’on le rapporta à la cuisine), que je crus qu’il en serait malade. Le groom de Dakins, qui n’avait guère plus de treize ans, se régala si copieusement de macaroni et de plum-pudding, qu’il se crut obligé d’avaler en guise de dessert deux des pilules digestives de son maître, qui faillirent l’achever… Mais je digresse encore : je parle de l’office, tandis que je devrais m’occuper du salon.

Le croirait-on ? Après avoir bu huit ou dix bouteilles de vin à eux trois, les convives se mirent à jouer à l’écarté. Ce jeu se joue à deux ; par conséquent, lorsqu’on est trois, le troisième reste les bras croisés à regarder les autres. On commença par jouer trois francs la fiche et vingt-cinq francs la partie, et à minuit on ne s’était pas fait grand mal. Dakins gagnait cinquante francs et Blewitt trente-six.

Après souper (je leur avais servi du champagne et des grillades), les enjeux furent plus élevés. On paria vingt-cinq francs la fiche et cent vingt-cinq francs la partie. Je songeai aux compliments que mon maître et Blewitt avaient échangés le matin, et je crus que l’heure de Dakins venait de sonner. Eh bien, pas du tout. Il continua à gagner ; Blewitt pariait pour lui, l’aidait de ses conseils et jouait de son mieux. A la fin de la soirée, qui n’arriva que vers cinq heures du matin, je rentrai dans le salon ; Cinqpoints examinait une carte sur laquelle il avait inscrit le nombre de parties et de points perdus.

— Je n’ai pas été en veine ce soir, disait-il… Blewitt, je vous dois… voyons un peu… mille vingt-cinq francs, je crois ?

— Mille vingt-cinq, ni plus ni moins, répondit Blewitt.

— Je vais vous donner un mandat sur mon banquier, continua mon honorable maître.

— Allons donc ! rien ne presse, mon cher monsieur.

— Si, les dettes de jeu se payent sur l’heure, répliqua Cinqpoints, qui prit un carnet de banque et remplit un mandat qu’il remit à son collègue. Maintenant je vais régler avec vous, mon cher monsieur Dakins. Si vous aviez su profiter de votre veine, vous m’auriez gagné une somme assez ronde… Voyons, c’est très-facile à calculer… Treize fiches à vingt-cinq francs, cela fait trois cent vingt-cinq francs.

Cinqpoints tira treize souverains de sa bourse et les jeta sur la table, où ils produisirent en tombant cette musique si agréable à l’oreille du joueur qui gagne. La joie brillait dans les yeux de Dakins, sa main tremblait en ramassant l’or ; non qu’il fût avare, mais la fièvre du jeu commençait déjà à s’emparer de lui.

— Permettez-moi de dire que j’ai rarement rencontré un joueur de votre force, bien que je me pique d’avoir une certaine expérience, ajouta mon maître.

— Vous me flattez, mon cher monsieur Cinqpoints.

Je crois bien qu’on le flattait. C’est justement ce qu’on voulait.

— Ah çà, Dakins, poursuivit Cinqpoints, il me faut une revanche ; à vous deux vous m’avez ruiné, complétement ruiné !

— Eh bien, répondit Dakins, aussi fier que s’il eût gagné un million, fixons le jour… Demain soir, si vous voulez ?… Vous me ferez le plaisir de dîner avec moi, bien entendu… Cela vous convient-il ?

Blewitt accepta de suite. Mon maître se fit un peu prier.

— Soit. Demain, chez vous, dit-il enfin. Mais, mon cher Dakins, pas trop de vin, je vous en prie. Le vin ne me vaut rien, surtout quand je dois jouer à l’écarté avec vous.

L’infortuné pigeon se retira plus heureux qu’un roi.

— Tiens, John, voilà pour toi, dit-il en me jetant une des pièces d’or qu’il venait de gagner.

Pauvre diable ! je voyais déjà comment cela devait finir.

Le plus drôle de l’histoire, c’est que mon maître avait emprunté à Blewitt l’argent qui devait servir d’appât. A la suite de l’entrevue dont j’ai rendu compte, j’avais accompagné ce dernier jusque chez lui, et il m’avait remis cinq cents francs en or pour son collègue.

La fin de l’aventure est facile à prévoir. Si Dakins avait eu un peu plus de bon sens, il aurait perdu sa fortune en six semaines ou deux mois ; mais il était si naïf qu’il ne fallut que quelques jours pour le ruiner.

Le lendemain jeudi (mon maître n’avait fait la connaissance de Dakins que le mardi), le jeune étudiant nous donna donc à dîner. On se mit à table à sept heures ; à onze heures on commença à jouer. Je devinai que cette fois la partie allait devenir sérieuse, car on nous envoya coucher dès que nous eûmes servi le souper. Vendredi matin, je descendis à l’heure habituelle. Cinqpoints n’était pas rentré. Vers midi, il vint faire un peu de toilette et retourna chez Dakins, après avoir commandé des grillades et de l’eau de Seltz.

On servit le dîner à sept heures ; mais personne ne paraissait avoir le moindre appétit, car la plupart des plats nous revinrent intacts. Cependant les convives demandèrent encore du vin ; ils avaient vidé près de deux douzaines de bouteilles depuis la veille.

Vers onze heures du soir, mon maître rentra chez lui. Il trébuchait, il chantait, il riait ; je crois même qu’il essaya de danser. En un mot, il paraissait ivre. Il finit par se jeter tout habillé sur son lit, après m’avoir lancé une poignée de menue monnaie. Je lui ôtai ses bottes et ses vêtements, puis je l’abandonnai à ses réflexions.

Dès que je l’eus mis à son aise, je fis ce que doit faire tout bon domestique ; je vidai ses poches et j’examinai les papiers qu’elles renfermaient. C’est là une précaution que je ne saurais trop recommander à mes confrères… dans l’intérêt de leurs maîtres, cela va sans dire.

Je découvris, entre autres choses, le document que voici :

I. O. U.
Quatre mille sept cents livres sterling.

Thomas Dakins.

Vendredi, 13 janvier.

Cela voulait dire : « Je vous dois cent dix-sept mille cinq cents francs. »

Ce chiffon sans prétention était aussi valable qu’un billet de banque, car Blewitt avait eu soin de prévenir Dakins que Cinqpoints, fort chatouilleux sur le point d’honneur, avait tué en duel deux joueurs assez malhonnêtes pour refuser de payer une dette de jeu.

Je trouvai un autre papier du même genre signé Richard Blewitt, pour une somme de dix mille francs ; mais je savais que celui-là ne signifiait rien.

....... .......... ...

Le lendemain matin, l’Honorable Percy Cinqpoints se trouva debout dès neuf heures, aussi sobre qu’un juge. Il s’habilla et se rendit chez Dakins. Environ une heure après, il demanda son cabriolet, dans lequel il monta avec sa dupe.

Pauvre Dakins ! Les yeux rouges, la poitrine gonflée de sanglots comprimés, il se laissa tomber à côté de mon maître sans prononcer une parole, avec ce frisson fiévreux que donne une nuit d’insomnie et de remords.

Sa fortune consistait en rentes sur l’État. Ce jour-là, il vendit tout, à l’exception d’un capital d’une dizaine de mille francs.

....... .......... ...

Vers deux heures, Cinqpoints était de retour. Son ami Blewitt se présenta pour la troisième fois.

— Votre maître est rentré ? demanda-t-il.

Je répondis affirmativement.

J’annonçai sa visite ; puis, dès que j’eus refermé la porte du salon, je regardai par le trou de la serrure, et j’ouvris l’oreille.

— Eh bien, dit Blewitt, nous avons fait un assez joli coup de filet, mon cher Cinqpoints… Il paraît que vous avez déjà réglé avec Dakins ?

— En effet, monsieur.

— Cent dix-sept mille cinq cents francs, je crois ?

— Mais oui… A peu près.

— Cela fait, pour ma part… voyons un peu… oui, cela fait cinquante trois mille sept cent cinquante francs, que vous avez à me remettre, mon cher.

— Vraiment, monsieur Blewitt, je ne vous comprends pas du tout.

— Vous ne me comprenez pas ! s’écria l’autre d’un ton de voix impossible à décrire. N’est-il pas convenu que nous devons partager les bénéfices ? Ne vous ai-je pas prêté de quoi payer vos pertes des deux premières soirées ? Ne m’avez-vous pas donné votre parole d’honneur que vous me remettriez la moitié de ce que je vous aiderais à gagner ?

— Tout cela est parfaitement exact.

— Alors, que diable avez-vous à objecter à ma réclamation ?

— Rien… si ce n’est que je n’ai jamais eu la moindre intention de tenir ma promesse… Ah çà, vous êtes-vous vraiment imaginé que j’allais travailler pour vous ? Avez-vous été assez idiot pour vous figurer que j’avais donné à dîner à ce nigaud, afin de mettre de l’argent dans votre poche ?… Ce serait trop drôle, et j’ai meilleure opinion de vous… Allons, monsieur, cessons cette plaisanterie. Vous savez où est la porte… Mais attendez un instant. Je serai généreux ; je vous donnerai dix mille francs pour la part que vous réclamez dans cette affaire… Tenez, voici votre propre billet pour cette somme ; je vous le rends, à condition que vous oublierez avoir jamais connu l’Honorable Percy Cinqpoints.

Blewitt gronda, cria, gémit, pria, menaça, frappa du pied. Tantôt il jurait et grinçait des dents ; tantôt il suppliait son cher M. Cinqpoints d’avoir pitié de lui. Finalement, il se mit à pleurnicher comme un enfant.

Mon maître, impatienté, ouvrit la porte du salon, où je manquai de tomber la tête la première.

— Reconduisez monsieur, me dit Cinqpoints en regardant Blewitt dans le blanc des yeux.

Ce dernier quitta le canapé sur lequel il s’était jeté avec un geste de désespoir, et sortit, faisant une mine aussi piteuse qu’un chien qu’on menace du fouet. Quelques années plus tard, il eut l’imprudence de commettre un faux, et fut transporté à Botany-Bay.

Quant à Dakins, Dieu sait ce qu’il est devenu ; moi, je l’ignore.

....... .......... ...

— John, dit mon maître, lorsque j’eus reconduit le visiteur, John, je vais à Paris. Vous pouvez m’accompagner si cela vous convient.

II
IMPRESSIONS DE VOYAGE

Bien que Cinqpoints ne fût rien moins que modeste, il ne se vanta pas de son bonheur au jeu, et ne parla à personne de la somme qu’il avait gagnée au jeune Dakins. Il oublia même de prévenir ses fournisseurs de son projet de voyage. Au contraire, je reçus l’ordre de coller sur la porte une bande de papier où mon maître avait écrit : « Je serai de retour à sept heures et demie. » Lorsque la blanchisseuse présenta sa petite note, on lui dit de repasser. Cette note ne s’élevait pas à une somme formidable ; mais c’est étonnant comme certaines gens deviennent économes, quand ils ont en poche quelques milliers de francs.

A sept heures, Cinqpoints et moi, nous roulions sur la route de Douvres, lui dans l’intérieur, moi à l’extérieur de la malle-poste. J’étais enchanté de voyager, car dès l’âge de raison j’avais toujours désiré courir le monde. Cependant, je dois avouer que mes premières impressions ne furent pas des plus agréables, attendu que j’avais pour voisins un Italien, dont je ne comprenais pas l’affreux baragouin, et son singe dont le langage, par compensation, était beaucoup trop explicite : il me montrait les dents et menaçait, à chaque cahot de la voiture, de m’égratigner le visage.

Enfin, nous arrivâmes sains et saufs à Douvres, où nous descendîmes au Ship Hotel. J’avais toujours ouï dire que l’on pouvait vivre à beaucoup meilleur marché en province que dans la capitale ; mais c’est là un préjugé, et mon maître l’apprit à ses dépens. A Douvres, tout est si cher que les pauvres aubergistes sont obligés de faire payer une simple côtelette trois francs, un verre d’ale vingt-cinq sous, et quelques gorgées de vin chaud deux francs cinquante centimes. Rien que pour allumer une bougie, il vous en coûte presque aussi cher que pour brûler la livre entière à Londres. Du reste, Cinqpoints paya sans faire la moindre observation. Dès qu’il s’agissait de ses besoins personnels, il ne regardait jamais à la dépense : c’est une justice à lui rendre, et comme je n’ai pas cherché à pallier ses défauts, je ne dois pas non plus taire ses qualités.

Nous ne passâmes qu’une demi-journée dans cette localité dispendieuse. Le lendemain nous nous embarquâmes pour Boulogne-sur-mer.

En analysant le nom de cette dernière ville, je m’étais naturellement figuré qu’elle était en effet située sur la mer. Je vous laisse à deviner quel fut mon désappointement, lorsqu’à mon arrivée je reconnus qu’elle se trouve non sur la mer, mais sur la côte. C’est ainsi qu’on est trompé par les géographes !

Mais n’anticipons pas, nous ne sommes pas encore arrivés… Quelle rude épreuve qu’une pareille traversée !… Combien je regrettai d’avoir abandonné la terre ferme pour confier ma précieuse existence au caprice des flots inconstants !… Compatissant lecteur, as-tu jamais traversé la Manche ?… « O mer, vaste mer, je veux m’endormir sur ton sein d’azur, mollement bercé par la vague qui caresse les flancs de mon léger navire… » Cela est très-joli en romance, mais la réalité est beaucoup moins agréable. D’ailleurs les vagues ne sont pas bleues, elles ressemblent plutôt à de l’encre, ou à du porter écumeux, fraîchement tiré ; et, loin de vous bercer mollement, elles vous secouent d’une façon toute particulière.

Cependant je n’éprouvai d’abord aucune sensation désagréable. Au contraire, j’étais fier de me sentir à flot pour la première fois de ma vie. Lorsque les voiles se gonflèrent et que notre barque commença à fendre l’onde amère ; lorsque je contemplai le pavillon de l’Angleterre se déployant au haut du mât, le commis aux vivres préparant ses cuvettes, et le capitaine arpentant le pont d’un pas assuré ; lorsque enfin je vis disparaître dans le lointain les côtes blanches de ma terre natale et les voitures de l’établissement des bains — alors je me sentis grandir.

— John, me dis-je, te voilà devenu un homme. Ta majorité précoce date du moment où tu as mis le pied sur ce navire. Sois sage, sois prudent. Dis un long adieu aux folies de ta jeunesse. Tu n’es plus un enfant ; rejette tes billes et ta toupie… rejette…

Ici mon discours fut soudain interrompu par une sensation singulière, puis pénible, qui finit par me maîtriser complétement. La délicatesse me défend d’entrer dans de plus amples détails. Je dirai seulement que je fus bien, bien malade. Pendant quelques heures, je restai étendu sur le pont, dans un état de prostration impossible à décrire, souffrant le martyre, insensible à la pluie qui m’inondait le visage et aux plaisanteries des marins qui me marchaient sur le corps. Je crois que j’aurais béni celui d’entre eux qui aurait mis fin à mes souffrances en me jetant à la mer. Cela dura quatre mortelles heures, qui me parurent autant d’années.

Pendant que je subissais ainsi mon purgatoire, un des hommes du bord s’approcha de l’endroit où nous autres domestiques nous étions entassés.

— Eh ! John ! cria-t-il.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répliquai-je d’une voix affaiblie.

— On vous demande.

— Laissez-moi tranquille.

— Votre maître est malade ; il a besoin de vous.

— Qu’il aille au diable ! répondis-je en me retournant de l’autre côté et en poussant un gémissement.

Je n’aurais pas bougé pour vingt mille maîtres.

Depuis lors, j’ai sillonné plus d’une fois la vaste profondeur des mers ; mais jamais je n’ai fait une aussi horrible traversée qu’en l’an de grâce 18… Les paquebots à vapeur étaient rares à cette époque, et nous avions dû prendre passage à bord d’un petit bâtiment à voiles. Enfin, au moment où je me croyais aux portes de la mort, on m’annonça que nous touchions au terme de notre voyage. Avec quelle allégresse j’aperçus les lumières qui brillaient sur la côte dont nous approchions ! Avec quelle joie je sentis diminuer l’odieux roulis qui causait dans mon intérieur un si atroce remue-ménage ! Il me semblait que j’entrais dans le paradis. Cinqpoints, j’en suis sûr, ne fut pas moins heureux que moi de pouvoir débarquer ; car il était plus jaune qu’un coing. A peine le capitaine eut-il fait amarrer notre navire à la jetée hospitalière, que nous fûmes abordés par une escouade de gendarmes qui nous demandèrent nos passe-ports, et par une nuée de douaniers qui inspectèrent notre bagage. Puis, le pont fut envahi par une armée de garçons d’hôtel qui se disputèrent les infortunés passagers, trop faibles pour se défendre.

— Par ici ! criait l’un.

— Hôtel des Bains ! beuglait un autre.

— Meurice’s Hotel, sir !

— Hôtel d’Angleterre !

— Venez avec moi ; les autres hôtels sont de vraies baraques !

La confusion des langues qui empêcha nos ancêtres de terminer la fameuse tour de Babel, n’était rien auprès de ce vacarme assourdissant.

La première chose qui me frappa, lorsque je mis le pied sur le sol gaulois, fut un grand gaillard, orné de boucles d’oreilles, qui faillit me renverser et qui s’empara du sac de nuit de mon maître. Enfin, nous sortîmes sains et saufs de la bagarre, et nous finîmes par arriver à l’hôtel que Cinqpoints avait choisi, ou qu’on avait choisi pour lui.

Je me dispenserai de décrire la ville de Boulogne, qui, durant les vingt années qui se sont écoulées depuis ma première visite, a reçu dans son sein au moins deux millions d’Anglais, sans compter de nombreux oiseaux de passage appartenant à divers autres pays.

On m’avait affirmé, quelques heures avant mon départ de Londres, que les Français portaient tous des sabots[6] et qu’ils se nourrissaient principalement de grenouilles. Ce sont là deux insignes faussetés auxquelles je prie mes trop crédules compatriotes de ne plus ajouter foi.

[6] Le préjugé auquel l’auteur de ces mémoires fait allusion date d’assez loin. Voici ce que l’abbé Leblanc écrivait à ce sujet il y a plus d’un siècle : « Dans le cabinet d’Histoire naturelle d’Oxford, on montre parmi les curiosités une paire de sabots, que l’on appelle souliers des François, comme la chaussure commune de notre nation. » (Lettres d’un Français, t. III, page 66.)

(Note du traducteur.)

Durant mon séjour en France, j’ai vu fort peu de sabots. Les pêcheurs de Boulogne (qui, avec les visiteurs anglais, m’ont paru former la population de cette ville) portent de grandes bottes qui leur montent jusqu’aux genoux ; les Boulonnaises, par compensation, vont presque toujours nu-pieds et même nu-jambes, puisque les petits jupons rouges qu’elles affectionnent laissent voir leurs mollets. Cette mode m’a semblé assez jolie, mais je doute qu’elle prenne jamais dans les grandes villes, où le gouvernement des choses de la toilette appartient presque toujours à quelques laiderons qui s’habillent de façon à dissimuler leurs propres difformités et à défigurer leurs rivales.

Quant aux grenouilles, j’affirme que je n’ai jamais vu un Français en avaler une seule. Cependant j’ai appris que ce comestible se trouve inscrit sur la carte des grands restaurants parisiens, et que les gastronomes anglais qui patronnent les dîners à quarante sous ne manquent jamais de s’en faire servir. En revanche, nos voisins ont un faible très-prononcé pour les escargots, autre nourriture nauséabonde dont on ne m’avait pas parlé. Ce n’est pas que durant mon séjour en France j’aie vu apprêter ce plat. Mon assertion est basée sur la recette ci-dessous, que j’ai copiée dans un livre appartenant au chef de l’hôtel Mirabeau :

RECETTE POUR FAIRE DES ESCARGOTS SIMULÉS

« Lorsqu’il est impossible de se procurer des escargots, on peut au moins tromper notre sensualité par un heureux simulacre. On fait une excellente farce, soit de gibier, soit de poisson, avec filets d’anchois, muscade, poudre d’épices fines, fines herbes et liaison de jaunes d’œufs. On prend des coquilles d’escargots, on remplit chacune d’elles avec la farce, et on les sert brûlantes. C’est une de ces tromperies innocentes que la cuisine pratique quelquefois, sur lesquelles un vrai gourmand ne prend jamais le change, mais dont il feint volontiers d’être la dupe pour flatter l’amour-propre de son amphitryon. »

Il est clair qu’il faut beaucoup aimer ces vilaines bêtes pour faire semblant d’en manger lorsqu’on ne peut plus s’en procurer. Mais trêve à cette digression gastronomique : il s’agit de la bonne ville de Boulogne et non de colimaçons.

Mon maître avait choisi le meilleur appartement de l’hôtel le plus fashionable de la ville. Quand il eût été le Grand Mogol en personne, il n’aurait guère pu faire plus d’embarras. Rien n’était trop cher, ni assez beau, ni assez bon pour l’Honorable Percy Cinqpoints, lequel avait quitté Londres sans payer sa blanchisseuse. Lui qui venait de voyager jusqu’à Douvres dans une voiture publique, il semblait croire qu’il ne fallait rien moins qu’un équipage à six chevaux pour traîner un gentilhomme de son importance. Le champagne coulait à pleins bords ainsi que les autres vins du pays, et toutes les délicatesses de la cuisine boulonnaise suffisaient à peine pour contenter notre palais délicat. Nous passâmes une quinzaine dans ce charmant séjour, nous livrant aux seuls plaisirs que comportât notre nouvelle position. Ma place était devenue une véritable sinécure. Le matin, avant déjeuner, nous allions nous promener sur la jetée, mon maître devant, dans une vareuse élégante, moi derrière, dans une superbe livrée, tous deux armés de longs télescopes à l’aide desquels nous examinions les vaisseaux qui paraissaient à l’horizon, les cailloux arrondis qui roulaient sur la plage, les baigneuses, le ciel, les mouettes, les algues vertes ou les poissardes aux jambes nues. Ce qui m’amusait le plus pour ma part, c’était d’observer les vagues qui, fatiguées de la mer, jouaient à saute-mouton et grimpaient sur le dos les unes des autres afin de venir se reposer sur la terre ferme.

Après une heure ou deux de cette récréation, nous rentrions déjeuner. Notre repas terminé, Cinqpoints faisait un bout de toilette, et nous voilà repartis avec nos télescopes pour recommencer notre inspection. Cela durait jusqu’à l’heure du dîner ; le dîner durait jusqu’à l’heure du coucher. Le lendemain nous répétions le même exercice. Boulogne renferme dix mille Anglais qui ont inventé cette manière de passer le temps et qui en usent d’un bout de l’année à l’autre.

Nous aurions pu varier un peu nos plaisirs en acceptant diverses invitations qu’on s’empressa d’adresser à l’Honorable Percy Cinqpoints ; mais nous nous estimions un peu trop pour danser des quadrilles avec des jeunes misses, charmantes, je le veux bien, mais n’ayant pas un penny de dot. Encore moins pouvions-nous songer à écouter les cancans de mesdames leurs mères, tout en faisant un misérable whist à dix sous la fiche. Non, non ; mon maître s’appréciait à sa juste valeur. Lorsque, par hasard, il daignait s’asseoir à la table d’hôte, il trouvait tout détestable, injuriait les garçons, renvoyait les meilleurs vins après en avoir goûté un verre, s’étonnant qu’on osât lui servir une pareille piquette. Après dîner, il accaparait la meilleure place devant la cheminée, parlait négligemment de sa voiture, de ses chevaux, de ses gens, de sa famille. Son lorgnon incrusté dans l’œil gauche, il dévisageait ses voisins et ses voisines avec une impertinence de si bon ton qu’elle n’eût pas manqué de le faire souffleter s’il se fût trouvé dans une réunion de charretiers. Heureusement pour lui, l’hôtel n’était fréquenté que par des gens façonnés aux manières aristocratiques. Cinqpoints agissait fort sagement, car il savait que le seul moyen de mériter le respect de ses compatriotes, c’est de se montrer dédaigneux et insolent. Nous autres insulaires, nous sommes ainsi faits : nous nous boxerons avec un portefaix qui nous aura regardés de travers, mais nous aimons à être insultés par un noble ; cela prouve qu’il existe entre ce dernier et nous un certain degré d’intimité. Mieux vaut recevoir un coup de pied d’un lord que de n’être pas salué par lui.

Selon la coutume des valets de bonne maison, j’imitai de mon mieux les façons d’agir de mon maître ; aussi fûmes-nous mieux servis et plus estimés que des gens dont nous n’étions pas dignes de cirer les bottes.

Cinqpoints avait sans doute ses raisons pour végéter quinze grands jours à Boulogne. Peut-être voulait-il s’habituer un peu à son rôle d’homme riche et rangé ; peut-être désirait-il seulement qu’on parlât de lui et que le bruit de ses richesses le précédât à Paris. Quoi qu’il en soit, il avait commencé par acheter un coupé et retenir un courrier ; puis il avait remis une cinquantaine de mille francs au premier banquier de la ville en échange d’une traite sur une maison de Paris, en ayant soin de laisser entrevoir que son portefeuille était encore très-bien garni. Les commis dudit banquier avaient annoncé la grande nouvelle, et, le jour même du dépôt, toutes les vieilles douairières anglo-boulonnaises avaient consulté l’armorial de l’empire britannique et connaissaient par cœur la généalogie des comtes de Crabs et les propriétés de la famille Cinqpoints, lesquelles (ainsi que ne l’annonçait pas l’armorial) se trouvaient hypothéquées bien au delà de leur valeur. Si Satan lui-même était un lord, je crois vraiment qu’il rencontrerait bien des mères vertueuses prêtes à lui accorder la main de leur fille.

J’ai dit que Cinqpoints avait quitté Londres sans songer à prévenir ses créanciers ; mais il était trop bon fils pour ne pas s’empresser d’avertir son père de son voyage, et du séjour qu’il comptait faire en France. Aussitôt qu’il fut installé à l’Hôtel des Bains, il écrivit à lord Crabs une lettre très-édifiante, dont j’ai gardé copie. La voici mot pour mot :

« Boulogne-sur-mer, 24 janvier 18…

» Mon bien-aimé père,

» Plus j’étudie l’histoire de notre droit, plus je cherche à remonter aux principes fondamentaux de notre jurisprudence si compliquée, et plus je m’aperçois combien il est difficile (pour ne pas dire impossible) de voir clair dans ce chaos, sans une connaissance préalable de la langue française. Je me suis donc décidé à combler une lacune regrettable de mon éducation, tout en profitant d’un repos auquel me condamne d’ailleurs ma santé, détériorée par un travail trop assidu et une vie trop sédentaire. Si la pension que vous voulez bien me faire, jointe aux modestes émoluments de ma profession, me le permet, je compte me rendre à Paris et y étudier pendant quelques mois la langue du pays.

» Seriez-vous assez bon pour me faire parvenir une lettre de recommandation pour notre ambassadeur, lord Bobtail ? Le nom que je porte et l’amitié qui vous lie à ce digne représentant de notre souverain suffiraient, je le sais, pour m’assurer une aimable réception ; mais une lettre pressante de vous rendra cette réception cordiale.

» Permettez-moi de profiter de cette occasion pour vous rappeler que le dernier semestre de ma pension est échu depuis bien des années. Je ne suis pas un dépensier, mon cher père. Malheureusement, je n’ai pas non plus le bonheur de ressembler au caméléon qui, à ce que prétendent certains naturalistes, a trouvé le moyen de vivre de l’air du temps. Un simple billet de mille francs, ajouté à mes légères économies, ne contribuerait pas peu à l’agrément de mon voyage.

» Embrassez pour moi mes chers frères et mes bonnes sœurs… Hélas ! pourquoi mon sort est-il celui d’un cadet de famille ! Que ne puis-je, échappant à la dure nécessité d’un travail ingrat, m’abandonner aux tranquilles joies de la famille, au milieu des compagnons de mes premiers jours, sous ce cher toit paternel, sous ces frais ombrages qui ont protégé mon enfance ! Mais à quoi bon faire des vœux ? La fortune jalouse ne leur prête pas plus d’attention qu’un ministre n’en accorde aux pétitions qu’on lui adresse… Adieu, mon bien-aimé et honoré père ; que le Seigneur vous ait dans sa sainte garde, vous et les êtres chéris vers lesquels le souvenir du temps passé me ramène si souvent.

» Votre affectionné,
»Percy. »

« Au très-Hon., le comte de Crabs,

» Etc., etc., etc.

» Au château de Sizes, Buckinghamshire. »

Lord Crabs répondit, courrier par courrier, à cette affectueuse épître :

« Mon cher Percy,

» Votre lettre du 24 me parvient à l’instant. Vous trouverez ci-jointe la recommandation que vous me demandez pour lord Bobtail. C’est un excellent homme, et qui a un des meilleurs cuisiniers de l’Europe. Cultivez-le.

» La vivacité de l’affection que vous nous témoignez nous a d’autant plus charmés qu’il y a au moins sept ans qu’aucun de nous n’a été assez heureux pour recevoir de vos nouvelles. Nous craignions presque d’avoir été oubliés ; mais votre lettre nous rassure. Ah ! mon cher enfant, heureux celui qui, comme vous, reste jeune d’impressions lorsque sa tête commence à mûrir ! Où trouver aujourd’hui cette affection durable qui résiste au temps et à l’absence et sait conserver intactes les tendresses du premier âge, pareille à ces arbres des forêts indiennes dont les branches, retombant en courbes gracieuses, vont reprendre racine dans le sol où elles sont nées ? Hélas ! le monde transforme trop souvent en égoïstes les êtres aimés qu’on lui confie ! Il est rare d’y rencontrer des hommes qui aient gardé avec autant de piété que vous la religion du toit paternel. Soyez sûr d’une chose, mon cher Percy : au milieu des vicissitudes et des agitations de cette vie, il est bon de se retremper dans le souvenir des joies innocentes et pures de son enfance. Cela console et rend meilleur. Si votre mère n’eût pas été trop tôt arrachée[7] à notre tendresse, elle eût été heureuse, bien heureuse, de vous voir dans de tels sentiments.

[7] Dans l’autographe, on lit, au-dessous du mot arrachée, celui d’enlevée, qui a subi une rature. Cette dernière expression était pourtant plus juste que l’autre, feu lady Crabs ayant en effet été enlevée, à l’âge de trente-deux ans, par un officier des gardes.

» Je déplore vivement la nécessité où je me trouve de retarder encore le payement de votre pension. En consultant mes livres, je vois qu’il vous est dû neuf ou dix semestres. Je ne l’oublierai pas. Comptez ! mon cher garçon, que vous recevrez la somme qui vous revient dès que l’état de mes finances me permettra d’en disposer en votre faveur.

» A propos d’argent, je vous remets, sous ce pli, deux extraits d’un journal qui me parvient à l’instant. Je crois qu’ils vous intéresseront. J’ai aussi reçu d’un M. Richard Blewitt une lettre assez étrange relativement à une affaire de jeu. Je présume que c’est à cela que fait allusion le journal en question. Ce monsieur me dit que vous avez gagné plus de cent mille francs à un jeune homme nommé Dakins ; que celui-ci vous a payé ; que lui, Blewitt, devait partager cette somme avec vous, mais que vous êtes parti sans faire droit à ses justes réclamations. Comment pouvez-vous, mon cher fils, vous quereller avec des gens de cette espèce ? J’ai beaucoup joué, dans mon temps, mais personne ne peut m’accuser d’avoir commis une action déloyale. Quand on ne veut pas payer un Blewitt, on le provoque en duel et on le tue. Souvenez-vous toujours, mon cher enfant, qu’il ne faut jamais être malhonnête avec un fripon.

» Puisque dame fortune vous sourit, pourriez-vous me prêter dix mille francs ? Sur mon âme et conscience, je vous les rendrai !… D’ailleurs, je vous ferai un billet.

» Vos frères et vos sœurs vous font mille tendresses, et je n’ai pas besoin d’ajouter que ma bénédiction vous est toujours acquise.

» Crabs. »

Ces deux lettres, débordant de tendresse, m’ont paru trop jolies pour ne pas être conservées dans leur intégrité. On voudra bien remarquer que ni le père ni le fils n’y parlent de leur cœur, ainsi que n’eût pas manqué de le faire un romancier de profession… Quant à l’emprunt, ai-je besoin de dire qu’il n’entrait nullement dans les idées de Cinqpoints de prêter un sou à qui que ce fût ? Il n’avait pas vu l’auteur de ses jours depuis huit ou neuf ans, et il tenait fort peu à le revoir. Son père ne lui inspirait pas une affection des plus vives, et, dans tous les cas, il existait de par le monde quelqu’un qu’il aimait mille fois mieux, — c’est-à-dire le fils de son père. Plutôt que de priver cet excellent jeune homme d’un seul penny, il eût vu rouer de coups tous les parents mâles ou femelles de la chrétienté, et envoyé à l’hôpital les chères sœurs qu’abritait le toit paternel.

Les extraits dont parlait lord Crabs prouvaient que les succès aléatoires de Cinqpoints avaient eu plus de retentissement que celui-ci n’eût jugé à propos de leur en donner. De quoi diable se mêle la presse, qui ne trouve pas un mot à dire lorsque de gros et honorables banquiers se cotisent pour voler le public en lançant quelque affaire véreuse ? Mais non ; elle laisse ces derniers digérer en paix, tandis qu’elle attaque un faible fils de famille par de traîtreux entre-filets !

Le premier article disait :

« Il paraît que l’Honorable P. C-qp-ts a encore réussi à mettre à profit ses petits talents de société. Vendredi dernier, 13 janvier, il a gagné cinq mille livres sterling à un très-jeune homme, Th-m-s D-k-s, Esq., et perdu deux mille cinq cents livres contre R. B-w-t, Esq. Le jeune D-k-s a loyalement payé la somme qu’il avait perdue ; mais nous ne sachons pas qu’avant son départ précipité pour la France, l’Honorable P. C-qp-ts ait songé à s’acquiter envers M. B-w-t. »

Le second article, inséré sous la rubrique Réponses à nos correspondants, promettait d’en dire davantage :

« Un joueur loyal nous demande si nous connaissons les procédés au moyen desquels le trop célèbre C-qp-ts est parvenu à corriger les caprices de la fortune. Oui, nous les connaissons ; nous nous proposons même de les dévoiler très-prochainement. »

On ne dévoila rien du tout. Au contraire, cette même feuille, qui venait d’attaquer mon maître, n’hésita pas à reconnaître qu’on l’avait trompée, et fit amende honorable. Le prochain numéro nous apporta le baume suivant :

« La semaine dernière, il s’est glissé dans les colonnes de ce journal quelques lignes qui sont de nature à porter atteinte à l’honneur d’un gentilhomme irréprochable, fils de l’exemplaire comte de C-bs. Nous déplorons vivement qu’en l’absence de notre rédacteur en chef, on ait inséré sans examen un pareil tissu de calomnies. Nous offrons à l’Hon. P. C-qp-ts la seule réparation en notre pouvoir : une pleine et entière rétractation. Nous la lui offrons d’autant plus volontiers qu’il n’aurait jamais songé à la demander, sa réputation lui permettant de dédaigner une imputation aussi odieuse que ridicule. Nous savons aujourd’hui quel est le misérable qui cherche à jeter de la boue sur un nom sans tache, et nous regrettons que la prose d’un escroc de bas étage ait jamais sali les pages de notre journal. Nous venons d’acheter une excellente cravache : avis à M. B-w-t, qui est prié de vouloir bien passer à notre bureau. »

Mon maître fut si satisfait de la loyauté de cette rétractation volontaire, qu’il s’empressa d’envoyer au rédacteur en chef un billet de cinq cents francs avec ses compliments. Il avait déjà fait parvenir une pareille somme à la même adresse avant d’avoir lu l’article réparateur. Je n’ai jamais pu deviner pourquoi.

Cinqpoints, ainsi que je l’ai dit, avait engagé un courrier et acheté un coupé ; la petite affaire du journal terminée, nous quittâmes Boulogne dans le plus bel équipage du monde. Il fallait nous voir dans notre tenue de voyageur millionnaire ! Notre postillon avait un beau chapeau verni, d’où sortait une queue longue de deux pieds, une jaquette taillée dans une peau de vache, et des bottes… Ah ! quelles bottes ! Je n’ai jamais rien vu de pareil. Un évêque eût pu prêcher à l’aise dans l’une, et une famille raisonnable se loger dans l’autre. Moi et Schwigschnapps, le courrier, nous occupions le siége de derrière, tandis que notre maître se pavanait à l’intérieur, enveloppé dans un manteau de fourrure et fier comme un pacha. Enfin, nous voilà partis, saluant avec une gracieuse aisance la foule rassemblée dans la cour de l’hôtel.

Adieu donc, ami lecteur, ou plutôt, au revoir. Nous nous retrouverons à Paris, où mon maître ne tarda pas à lier connaissance avec deux dames dont il sera question dans le chapitre suivant.

III
LAQUELLE DES DEUX ?

Le lieutenant général sir Georges Griffin, chevalier de l’ordre du Bain, etc., etc., avait environ soixante-quinze ans lorsqu’il fut enlevé à sa famille et à l’armée des Indes, dont il était depuis longtemps une des plus brillantes nullités. Ladite famille se composait d’une veuve de vingt-trois ans et d’une fille qui pouvait bien en avoir vingt-cinq. Dès que la mort de notre vaillant officier eut permis aux deux dames de quitter les Indes, elles s’étaient empressées d’aller jouir, sous un climat moins brûlant, de la belle fortune amassée par le cher défunt. Un séjour de quelques mois à Londres leur ayant démontré que leur qualité de parvenues les empêcherait d’y briller dans la meilleure société, elles s’étaient décidées à visiter Paris, où les étrangers deviennent de grands personnages, pourvu qu’ils aient assez d’argent à dépenser.

Le lecteur aura déjà deviné que miss Griffin, avec ses vingt-cinq printemps, ne pouvait guère être la fille d’une veuve de vingt-trois ans. En effet, bien qu’on se marie de fort bonne heure aux Indes, on n’y est pas encore aussi précoce que cela. Il va donc sans dire que lady Griffin était la seconde femme de sir Georges, et miss Mathilde le fruit d’une première union.

Milady, née Léonore Kicksey, ayant fait un voyage à Calcutta (uniquement pour y embrasser un de ses oncles, et non dans l’espoir d’y trouver un mari), avait épousé, à dix-neuf ans, le général, qui entrait alors dans son soixante et onzième hiver. Les treize autres demoiselles Kicksey, dont neuf tenaient une pension à Islington et trois étaient mariées à de petits négociants, ne se montrèrent pas peu orgueilleuses de leur parenté avec une lady, tout en enviant le bonheur de leur cadette. Miss Jemina, la plus laide et la plus vieille des treize, vint demeurer chez sa sœur, et c’est d’elle que je tiens ces détails. Le reste de la famille étant des gens de peu, je me suis dispensé de prendre des informations sur leur compte… Grâce au ciel, je n’ai pas de relations avec les classes inférieures.

Jemina vivait donc chez sa sœur en qualité de demoiselle de compagnie ou d’intendante. Pauvre fille ! j’aimerais mieux être le camarade de chaîne d’un galérien que de mener une existence pareille. Tout le monde se moquait d’elle dans la maison. Les femmes de chambre la traitaient en inférieure. Elle faisait le thé, soignait les serins, tenait les comptes et surveillait la blanchisseuse. Elle remplaçait le ridicule ou la poche de milady, rapportant un mouchoir aussi bien que le caniche le mieux dressé. Aux petites soirées de sa sœur, c’était elle qui tenait le piano, sans qu’il vînt jamais à l’esprit du plus modeste des danseurs de l’inviter. Une autre de ses trop nombreuses corvées consistait à accompagner les romances sentimentales de miss Mathilde, qui grondait la pauvre musicienne parce qu’elle-même chantait faux. Elle ne pouvait pas souffrir les chiens, et pourtant elle ne sortait guère que pour promener le king-Charles de sa sœur ; bien que le mouvement d’une voiture lui donnât presque toujours le mal de mer, on l’obligeait à tourner le dos aux chevaux, lorsque, par hasard, elle montait dans l’équipage de milady. Infortunée Jemina ! je la vois encore, fagotée comme une mère d’actrice, avec une robe de popeline si chiffonnée, si tachée, que les femmes de chambre n’en auraient pas voulu, et un vieux chapeau de velours jaune, surmonté d’un oiseau de paradis mélancolique et déplumé !

Outre cet ornement de leur salon, lady et miss Griffin avaient à leur service un assez grand nombre d’autres domestiques : deux femmes de chambre, trois valets de pied, vrais tambours-majors dont l’uniforme se composait de favoris en côtelette, d’une livrée cramoisie, avec des culottes de casimir blanc et des bas rembourrés aux mollets ; un gros cocher en perruque poudrée, et un chasseur doré sur toutes les coutures, qu’on aurait été tenté de prendre pour un ambassadeur ou pour un marchand d’orviétan. Ajoutez à cela deux palefreniers, un cuisinier, plusieurs marmitons, un homme de peine et une laveuse de vaisselle, que je ne cite que pour mémoire.

Lady Léonore Griffin occupait, place Vendôme, un appartement meublé des plus incommodes, mais pour lequel elle avait l’avantage de payer un loyer exorbitant, dont le chiffre seul suffisait pour lui donner une certaine position dans le grand monde parisien.

Maintenant que j’ai indiqué leur domicile et énuméré le personnel de leur établissement, on me permettra de dire quelques mots sur ces dames elles-mêmes.

D’abord, elles se détestaient avec une cordialité qui faisait plaisir à voir ; mais c’est là une chose si naturelle qu’il était presque inutile d’en parler. Milady, veuve de deux années de date, était grande, blonde, rose et potelée. Elle avait l’air si froid, qu’on craignait presque de la regarder une seconde fois de peur de s’enrhumer ; on devinait sans peine qu’il devait être très-difficile d’éveiller en elle un sentiment profond et surtout un sentiment affectueux. En effet, depuis qu’elle était au monde, elle n’avait guère aimé qu’une seule personne, c’est-à-dire elle-même ; mais, en dépit de l’éternel sourire stéréotypé sur ses lèvres encore vermeilles, elle haïssait d’une haine patiente quiconque lui faisait le moindre affront, depuis son voisin le duc, qui ne s’était pas montré assez prévenant au dernier bal de Mme X…, jusqu’au passant maladroit qui marchait sur le pan de sa robe. Son cœur ressemblait à ces pierres lithographiques dont il est impossible de faire disparaître un dessin. Dès qu’un tort réel ou imaginaire se gravait sur la pierre… je veux dire sur le cœur de milady, rien ne pouvait plus l’en effacer. La langue de la médisance ne s’était jamais exercée contre sa réputation sans tache ; et pourtant, bien qu’elle passât pour avoir été le modèle des épouses, elle n’en avait pas moins tué son vieux mari à petit feu, aussi sûrement que si elle lui eût administré de l’arsenic ou tout autre poison à la mode. Elle ne grondait jamais ; elle ne se permettait pas plus les attaques de nerfs que les bouderies silencieuses ; mais elle avait le génie de la taquinerie (génie que possèdent ou qui possède beaucoup de femmes), et elle savait faire d’une maison un véritable enfer. Elle mettait à la torture et assassinait à coups d’épingle les malheureux condamnés à vivre auprès d’elle. C’était à rendre fou l’être le plus patient de la création.

Au premier abord, miss Mathilde paraissait beaucoup moins aimable que sa belle-mère ; mais je crois qu’au fond elle avait bon cœur. Elle avait aussi une épaule plus haute que l’autre, et louchait par-dessus le marché. Mademoiselle était aussi brune et sentimentale que madame était blonde et froide ; l’une se mettait toujours en colère, l’autre jamais. Cette incompatibilité d’humeur amenait de nombreuses et méchantes querelles, et on ne s’expliquait pas trop pourquoi ces deux femmes s’obstinaient à vivre ensemble.

Sir Georges Griffin avait laissé une très-jolie fortune qui s’élevait à quelque chose comme sept millions et demi ; mais personne ne connaissait la teneur du testament. Les uns affirmaient que le général avait fait milady légataire universelle ; les autres prétendaient que l’héritage était divisé entre elle et sa belle-fille ; tandis que d’autres encore soutenaient que la veuve n’avait que l’usufruit, et que le capital appartenait à la fille. Ce sont là des détails que le lecteur jugera peut-être inutiles, mais qui intéressaient vivement l’Honorable Percy Cinqpoints, devenu l’ami intime de ces deux dames.

Nous étions confortablement installés à l’hôtel Mirabeau, rue de la Paix. Nous avions cabriolet, deux jolis chevaux de selle, un compte ouvert chez un banquier connu, notre stalle à l’Opéra et aux Bouffes, nos bals à la cour, nos dîners chez Son Exc. lord Bobtail et ailleurs. Grâce à l’argent du pauvre Dakins, nous menions un petit train dont aucun gentilhomme n’eût eu à rougir.

Cinqpoints, en se voyant à la tête d’un capital de plus de cent mille francs, sur une terre étrangère où il ne devait pas encore un sou à qui que ce fût, avait sagement résolu de renoncer au jeu, — ou du moins il annonçait à qui voulait l’entendre qu’il avait formé cette louable résolution. Quant à risquer une vingtaine de louis au whist ou à l’écarté, cela ne s’appelle pas jouer ; au contraire, cela pose un homme. Mais plus de gros jeu ! disait-il. Non, non ; pour rien au monde ! Il avait joué, comme font la plupart des fils de famille ; il avait perdu et gagné de fortes sommes… (le vieux renard, il ne se vantait pas d’avoir payé !)… mais dorénavant il était bien décidé à se ranger et à ne dépenser que son revenu.

Il faut convenir que mon maître jouait la comédie à merveille ; bien que son rôle fût très-difficile à remplir, il ne laissait jamais percer le bout de l’oreille, et chacun admirait l’aimable franchise avec laquelle il avouait ses folies de jeunesse. Tous les dimanches, il se rendait à l’église protestante de la rue d’Aguesseau. Je le suivais à quelques pas de distance, portant une grosse Bible et un livre de prières reliés en maroquin et dorés sur tranche. A le voir se cacher le visage dans son chapeau, afin de se recueillir avant de commencer ses dévotions dominicales, vous eussiez juré qu’on chercherait en vain, dans les pages de l’Armorial anglais, le nom d’un jeune homme aussi rangé, aussi moral, aussi pieux que l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints.

Toutes les vieilles douairières ayant des filles ou des petites-filles à marier, qui le rencontraient dans les salons de lord Bobtail, levaient les yeux au ciel en parlant de lui. Jamais on n’avait vu un plus aimable, un plus excellent jeune homme. Quel bon fils ce devait être ! et surtout quel bon gendre on aurait en lui ! Au bout de deux mois, Cinqpoints aurait pu épouser toutes les jeunes Anglaises de Paris. Malheureusement, aucune d’elles n’avait une dot passable, et l’excellent jeune homme se souciait fort peu d’une chaumière et son cœur.

Mon maître parlait déjà de visiter l’Allemagne, lorsque lady Griffin et sa belle-fille arrivèrent à Paris ; alors, devenu le sigisbée de ces dames, il ne songea plus à partir. Il s’asseyait à côté d’elles à l’église, dansait avec elles aux bals de l’ambassade, leur servait de cavalier aux Champs-Élysées ou au bois de Boulogne, écrivait des sonnets dans l’album de mademoiselle, chantait des duos avec madame, donnait des sucreries au king-Charles, de l’argent aux domestiques, et se montrait poli même envers la pauvre Kicksey. Aussi tout le monde l’adorait dans cette maison.

On comprendra sans peine que nos deux poules, qui ne vivaient déjà pas en trop bonne intelligence avant l’arrivée du coq, ne furent pas meilleures amies lorsque celui-ci se montra à l’horizon. Elles avaient toujours été jalouses l’une de l’autre. Madame enviait l’esprit de mademoiselle, celle-ci enviait la beauté de sa belle-mère. Bientôt leur jalousie eut une raison d’être plus sérieuse, puisqu’elles s’amourachèrent toutes deux de mon maître. Lady Griffin ne tarda pas à lui vouer autant d’affection que son caractère égoïste lui permettait d’en éprouver. Cinqpoints l’amusait. D’ailleurs, elle était flattée d’avoir pour cavalier servant un joli garçon, d’aussi bonne famille, d’une tenue irréprochable et qui montait si bien à cheval. N’étant qu’une parvenue, elle avait naturellement un grand respect pour l’aristocratie nobiliaire, ainsi qu’il convient à toute loyale Anglaise. L’amour de miss Mathilde, au contraire, était tout feu et flamme ; elle avait déjà eu plusieurs passions malheureuses depuis sa sortie de pension, d’où elle avait failli se laisser enlever par un Suisse chargé d’enseigner l’italien aux élèves de cet établissement distingué. Au bout de quelques jours, Mlle Griffin devint amoureuse folle de Cinqpoints et se jeta à sa tête. Ce n’était que soupirs incendiaires, cajoleries, œillades assassines. J’avais peine à retenir mon envie de rire lorsque je remettais à mon maître les petits billets, pliés en tricorne et plus parfumés qu’une boutique de coiffeur, que cette intéressante jeune fille lui écrivait. Or, quoique celui que j’avais l’honneur de servir fût un franc vaurien, il avait du sang de gentilhomme dans les veines, et il ne tenait nullement à ce que l’ardeur de Mathilde dépassât les bornes de la convenance. Il est vrai que la jeune personne avait les yeux et le dos de travers, ce qui explique jusqu’à un certain point la belle conduite de mon maître. En supposant aux deux dames une fortune à peu près égale, Cinqpoints aurait certainement préféré la veuve ; mais voilà justement le hic ! Il s’agissait de savoir laquelle des deux avait hérité des millions du général Griffin. Si ce brave officier avait eu le bon esprit de mourir en Angleterre, rien n’aurait été plus facile que d’obtenir le renseignement désiré ; il eût suffi d’aller à Doctors’ Commons, et d’y acheter, moyennant la faible somme d’un franc vingt-cinq centimes, le droit de consulter le testament du défunt. Par malheur, notre nabab étant mort à Calcutta ou dans quelque autre ville des Indes orientales, il devenait beaucoup plus difficile de se procurer une copie de cet acte.

Pour être juste envers Cinqpoints, je dois ajouter que son amour pour lady Griffin (il faisait simultanément la cour aux deux femmes) était si désintéressé, qu’il l’eût volontiers épousée, même avec la certitude qu’elle avait quelques centaines de mille francs de moins que sa belle-fille. En attendant qu’il pût découvrir laquelle avait le plus de droits à son amour, il les tenait toutes deux en laisse. La chose n’était pas difficile pour un homme de son habileté. D’ailleurs, il savait déjà que Mathilde lui accorderait sa main dès qu’il daignerait la demander.

IV
HONORE TON PÈRE

Lorsque j’ai dit que mon maître avait réussi à gagner les bonnes grâces de tout le personnel de la maison Griffin, j’aurais dû faire une exception en faveur d’un jeune Français qui, ayant été présenté avant nous à milady, se montrait très-assidu auprès d’elle et occupait dans ses affections la place que l’Honorable Percy Cinqpoints devait bientôt usurper. Ce fut un beau spectacle et un noble exemple que l’aplomb avec lequel mon maître évinça le pauvre chevalier de l’Orge. Ce sémillant jeune homme était aussi joli garçon que son rival et il avait à peu près le même âge, mais il était loin de l’égaler sous le rapport de l’impertinence. Non que cette qualité soit rare en France[8], — au contraire, — mais peu, bien peu de gens la possédaient au même degré que mon maître. D’ailleurs, de l’Orge était sincèrement amoureux de lady Griffin, tandis que son rival aimait surtout l’argent de la dame, ce qui donnait naturellement un grand avantage à ce dernier.

[8] Érasme a dit, avant l’auteur de ces Mémoires : « L’impertinence polie est très-commune en France. »

(Note du traducteur.)

Cinqpoints avait déjà dit mille choses à milady avant que le chevalier, devenu triste et inquiet, eût fini de lisser son chapeau en poussant des soupirs à compromettre les boutons de son gilet. Amour ! amour ! ce n’est pas ainsi qu’on gagne un cœur de femme ! Moi aussi, j’ai commencé par geindre, roucouler et languir. Qu’en est-il résulté ? Les quatre premières femmes que j’ai adorées se sont moquées de moi et m’ont préféré quelque chose de plus récréatif. Auprès des autres j’ai adopté un système différent, qui, j’ose le dire, m’a valu plus d’un succès. Mais voilà que je tombe dans l’égoïsme, vice que j’abhorre.

Bref, M. Ferdinand-Xavier-Stanislas de l’Orge fut admis à faire valoir ses droits à la retraite par le seul fait de la présence de l’Honorable Percy Cinqpoints. Malgré sa défaite, le jeune Français n’eut pas le courage d’abandonner la place. La veuve, du reste, n’avait nulle envie de le congédier, attendu que le chevalier lui rendait une foule de services, indiquant les théâtres à visiter, quêtant pour elle des invitations de bal, corrigeant le français de ses billets, etc.

Je recommande vivement à toute famille voyageant à l’étranger d’accaparer au moins un de ces aimables jeunes gens, qui savent se rendre si utiles. Quel que soit l’âge de milady, ils seront empressés auprès d’elle, lui feront la cour au besoin, et écriront dans son album des vers de sentiment. Nota bene : Lesdits jeunes gens, toujours convenablement mis et aussi bien coiffés qu’un garçon de café, boivent rarement plus d’une bouteille de vin à leur dîner.

Mon maître, qui s’était toujours montré très-poli envers son rival, ne le traita pas avec moins d’égards après avoir remporté la victoire. Du reste, le candide Ferdinand aimait trop milady pour se montrer ouvertement jaloux ou lui contester le droit d’avoir plus d’un soupirant à la fois. Cette dernière, d’ailleurs, n’eût pas cédé le chevalier pour beaucoup, tant la prononciation anglaise de ce charmant jeune homme la faisait rire ; elle s’amusait parfois à le mettre aux prises avec miss Kicksey, et je vous réponds que le français de cette pauvre insulaire mélangé avec l’anglais de M. de l’Orge formait une conversation des plus drôlatiques.

Cinqpoints avait donc deux cordes à son arc, et il croyait pouvoir épouser à son choix la veuve ou l’orpheline. Il ne s’agissait, comme nous l’avons dit plus haut, que de savoir comment sir Georges avait disposé de sa fortune, qui, évidemment, appartenait soit à lady Griffin, soit à miss Mathilde, peut-être à l’une et à l’autre. Dans tous les cas, Cinqpoints était sûr du consentement de la demoiselle, aussi sûr du moins qu’on peut l’être de quelque chose dans ce monde sublunaire, où rien n’est certain que l’incertitude.

Les choses en étaient là, lorsqu’un incident imprévu vint déranger nos calculs.

Un soir que nous avions conduit ces dames aux Italiens, puis soupé chez elles d’un salmis de perdreaux et de champagne frappé, nous rentrions à l’hôtel dans notre cabriolet, heureux comme des mendiants en goguette.

— John, me dit Cinqpoints, qui était de fort bonne humeur, quand je serai marié, je doublerai tes gages !

Il aurait certainement pu tenir sa promesse sans se ruiner, vu qu’il ne me les payait jamais. Mais quoi ? Ce serait quelque chose de joli, si nous autres domestiques nous étions réduits à vivre de nos gages ! Je ne lui témoignai pas moins ma reconnaissance par quelques paroles bien senties. Je jurai que ce n’était pas pour les gages que je le servais (je ne mentais pas), et que jamais, au grand jamais, je ne quitterais de mon propre gré un si bon maître. Ces deux discours, — celui de Cinqpoints et le mien, — étaient à peine terminés que nous arrivions dans la cour de l’hôtel Mirabeau, qui, comme chacun sait, se trouve à quelques pas de la place Vendôme. Nous montâmes chez nous, moi portant un flambeau, mon maître ne portant rien et fredonnant un air d’opéra.

J’ouvris la porte du salon. Il était déjà éclairé. Une bouteille vide gisait à terre ; une autre à moitié pleine était debout sur la table, auprès de laquelle on avait roulé le canapé. Sur ce canapé était allongé un gros gentilhomme, qui fumait son cigare aussi tranquillement que s’il se fût trouvé dans un estaminet.

Le lecteur n’ignore pas que Cinqpoints détestait le tabac. Il fut donc très-mécontent de voir son salon transformé en tabagie, et demanda à l’intrus, dont la fumée ne lui permettait pas de distinguer les traits, ce qu’il faisait là.

Le fumeur se leva, et, posant son cigare sur la table, partit d’un éclat de rire sonore et prolongé. Enfin il s’écria :

— Eh quoi ! Percy, tu ne me reconnais pas ?

On se rappellera une lettre pathétique, portant la signature du comte de Crabs, insérée dans l’avant-dernier chapitre, et se terminant par la demande d’un emprunt de dix mille francs. C’est l’auteur de cette aimable épître qui fumait et riait dans notre salon.

Lord Crabs pouvait avoir soixante ans. C’était un vieillard à face rubiconde, chauve, assez bien conservé pour son âge, malgré sa corpulence. Il avait cet air de dignité qui n’appartient qu’aux gens habitués à inspirer le respect, et, bien qu’il eût bu outre mesure, il ne paraissait pas plus ivre qu’il ne convient à un personnage de son rang.

— Comment, mon garçon, tu ne reconnais pas ton père ! répéta-t-il en s’avançant vers son fils et en lui tendant la main.

Mon maître s’exécuta d’assez mauvaise grâce. Je vis qu’il n’était rien moins que flatté de cette visite inespérée.

— Milord, balbutia-t-il, je ne… j’avoue vraiment… ce plaisir inattendu… Le fait est, continua-t-il en se remettant un peu, que je n’ai pas reconnu tout d’abord la personne qui m’honorait d’une visite à une heure aussi tardive. Cette satanée fumée…

— Une vilaine habitude, Percy, une bien vilaine habitude ! interrompit le père en allumant un autre cigare. Une dégoûtante manie, que tu feras bien d’éviter, mon cher enfant ! Quiconque s’adonne à ce funeste passe-temps ruine son intelligence et peut renoncer aux travaux sérieux ; non-seulement il détruit sa santé, mais il offense tous les nez biens constitués. Un de nos ancêtres, Percy, envoyait ses laquais dans les promenades publiques avec un cigare à la bouche afin d’en dégoûter les honnêtes gens ; mais nous dégénérons, mon ami !… A propos, vois donc les infernales feuilles de chou que l’on débite dans ton hôtel… Ne pourrais-tu envoyer ton domestique au café de Paris, et me faire rapporter quelques cigares de choix ?

Milord se versa un verre de champagne et le but. Mon maître fit la grimace ; mais il me remit une pièce de cinq francs en me disant d’exécuter la commission. Comme je savais que le café de Paris était déjà fermé, je mis l’argent dans ma poche et je m’installai dans l’antichambre, d’où je pouvais entendre ce qui se passait dans le salon.

— Sers-toi et passe-moi la bouteille, reprit lord Crabs après un moment de silence.

Mon pauvre maître qui était le roi de toutes les sociétés qu’il daignait honorer de sa présence, paraissait un petit garçon auprès de monsieur son père. Il ouvrit l’armoire d’où cet aimable vieillard avait déjà extrait deux flacons de Sillery, et revint avec une troisième bouteille, qu’il plaça devant milord après en avoir fait sauter le bouchon. Ce devoir rempli, il toussa, cracha, arrangea le feu, ouvrit les fenêtres, se promena de long en large, bâilla à plusieurs reprises, puis porta la main à son front comme pour échapper à une subite migraine. Tous ces signes de malaise furent inutiles, milord ne bougea pas.

— Sers-toi donc et passe la bouteille, répéta-t-il.

— Merci, milord, je ne bois ni ne fume.

— Tu as raison, mon ami, mille fois raison ! Une bonne conscience vaut son pesant d’or ; mais parlez-moi d’un bon estomac ! Tu n’as pas de nuits d’insomnie, toi ? Pas de maux de tête le matin, hein ? Tu te couches tard, mais tu te lèves frais et dispos, au point du jour, afin de reprendre tes études ?

Mon maître se tenait debout et immobile. Tel j’ai vu un malheureux soldat attendre en silence les coups de fouet à neuf lanières qui lui enlèvent la peau. Son digne interlocuteur, s’échauffant à mesure qu’il parlait, buvait une gorgée de champagne à chaque fin de phrase, sans doute pour en bien établir la ponctuation.

— Avec tes talents et de pareils principes tu iras loin ! Sais-tu bien, Percy, que tout Londres parle de tes exploits et de ton bonheur insolent ? Mais on aura beau faire ton éloge, jamais on ne te rendra justice. Tu n’es pas seulement un grand philosophe, tu as trouvé la pierre philosophale, ce qui vaut beaucoup mieux ! Un bel appartement, un cabriolet, de jolis chevaux, un vin délicieux… je m’y connais… tout cela avec une pauvre petite rente dont se contenterait à peine un bourgeois !

— Je présume que vous faites allusion à la rente que vous m’avez si généreusement accordée ?

— Précisément, mon garçon, précisément ! répondit milord en riant aux éclats. Parbleu, c’est là le merveilleux de l’affaire ! Avec cette rente que tu ne reçois pas, tu trouves moyen de t’entourer de tant de luxe ! Livre-moi ton secret, ô jeune Trismégiste ! Dis à ton vieux père comment on accomplit de pareilles merveilles, et alors… alors, parole d’honneur, je te servirai régulièrement ta rente, y compris les arriérés !

— Enfin, milord, demanda Cinqpoints avec un geste d’impatience, me ferez-vous le plaisir de m’apprendre le but de votre visite ? Vous m’eussiez vu mourir de faim sans éprouver de trop grands soucis ; et aujourd’hui, parce que j’ai réussi à faire mon chemin, il vous plaît de vous montrer facétieux à mes dépens ; parce que vous me voyez dans la prospérité, vous venez…

— Eh bien, tu ne devines pas ? interrompit de nouveau le visiteur. Attends un peu que je remplisse mon verre… C’est étonnant comme ces diablesses de bouteilles passent souvent devant moi quand je bois tout seul !… Voyons, réfléchis un peu. Comment ! je viens te retrouver dans ta prospérité, et toi, garçon d’esprit, tu es encore à te demander quel motif m’a engagé à rechercher ton aimable société ! Fi donc, Percy, tu es moins profond philosophe que je ne croyais ! Pourquoi je suis venu ? Mais tout bonnement parce que tu es dans la prospérité, ô mon fils ! Autrement, pourquoi diantre me serais-je dérangé ? Ta mère ou moi avons-nous jamais pu découvrir en toi l’ombre d’un sentiment affectueux ? Nous est-il jamais arrivé (à nous ou à tout autre) d’apprendre que tu te sois rendu coupable d’une action honnête ou généreuse ? Avons-nous jamais feint de t’aimer pour les vertus que tu n’as pas ? Je suis la plus ancienne de tes victimes, puisque j’ai payé des milliers de livres pour acquitter tes premières dettes. C’est une faiblesse, je le sais. Heureusement te voilà en état de la réparer, du moins en partie. Lorsque je t’ai écrit pour négocier un emprunt, je ne m’attendais guère à une réponse favorable. Si je t’avais annoncé ma visite, tu n’aurais pas manqué de me brûler la politesse. Aussi, comme j’ai besoin non plus de dix, mais de vingt-cinq mille francs, je suis arrivé sans tambour ni trompette. Maintenant que tu sais ce qui m’amène, sers-toi et passe-moi la bouteille.

Ce discours terminé, lord Crabs s’allongea de nouveau sur le canapé et se remit à fumer. J’avoue que cette scène me charma infiniment. Je fus ravi de voir ce vénérable vieillard donner sur les doigts de son indigne rejeton, et venger ainsi l’infortuné Richard Blewitt. Le visage de mon maître, autant que j’en pus juger à travers le trou de la serrure, devint rouge-homard, puis blanc de perle. Enfin il répondit en ces termes :

— Milord, je ne vous cache pas que j’avais à peu près deviné le motif de votre aimable visite. Je n’ignore pas les nobles sentiments qui vous animent, et je reconnais humblement que j’ai puisé toutes les vertus que je possède dans les salutaires exemples que j’ai reçus de vous. Lorsque vous serez moins ému, milord, vous comprendrez tout ce qu’il y a de ridicule dans votre demande ; malgré mes défauts, je suis du moins assez sage pour garder l’argent que j’ai la peine de gagner.

— Fort bien, mon garçon ! répondit lord Crabs d’un ton qui respirait la bonne humeur. A ton aise ! seulement, si tu refuses, tant pis pour toi ! Je n’ai nulle envie de te nuire, à moins que tu ne m’y forces. Je ne suis pas en colère, pas le moins du monde ; mais je te préviens que tu feras bien de me prêter ces vingt-cinq mille francs… Sinon, il t’en coûtera peut-être davantage.

— Monsieur, répliqua Cinqpoints, je serai aussi franc que vous : je ne vous donnerais pas un sou, quand ce serait pour vous empêcher d’être…

Ici, je crus qu’il était de mon devoir d’ouvrir la porte ; ôtant mon chapeau, afin d’avoir l’air de rentrer, je m’avançai en disant :

— Milord, le café de Paris est fermé.

— Tant pis, tant pis ! répliqua le comte. Gardez les cinq francs mon garçon… (C’était bien mon intention) et reconduisez-moi.

J’allais obéir, lorsque mon maître me prévint.

— Comment donc, milord, s’écria-t-il, vous laisser reconduire par un domestique lorsque je suis là ! Non, non, mon cher père ; l’absence ne m’a point fait oublier le respect que je vous dois.

Ils descendirent donc ensemble.

— Bonsoir, Percy, dit lord Crabs d’un ton affectueux.

— Dieu vous bénisse, milord, répondit Cinqpoints. Êtes-vous bien couvert ?… Prenez garde, il y a encore une marche… Bonne nuit, mon cher père.

C’est ainsi que se séparèrent ces vertueux personnages.

V
INTRIGUES

Le lendemain, Cinqpoints se leva avec la physionomie harassée d’un homme qui a mal dormi. Il savait que la visite de son père ne lui présageait rien de bon. Pendant son déjeuner, je l’entendis murmurer quelques phrases décousues, et plus tard je l’aperçus devant son secrétaire occupé à compter ses billets de banque. Il en sépara même une petite liasse dont je devinai sans peine l’emploi projeté ; mais bientôt il parut se raviser.

— Non, non ! murmura-t-il en replaçant l’argent dans un tiroir. En quoi peut-il me nuire ? Quelque rusé qu’il soit, je me flatte d’être son digne élève.

Il s’empressa de s’habiller afin d’aller présenter ses hommages à la belle veuve et à l’intéressante orpheline. Dix heures venaient à peine de sonner qu’il était déjà installé chez elles, leur dictant pour ainsi dire l’emploi de leur journée :

1o Promenade à cheval au bois de Boulogne ;

2o Second déjeuner ;

3o Pèlerinage sentimental au tombeau d’Héloïse et d’Abailard ;

4o Id. id. chez le pâtissier à la mode ;

5o Promenade en voiture aux Champs-Élysées ;

6o Dîner de bonne heure au cabaret ;

7o Assister à la première représentation de la Chaste Suzanne au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Ce programme, sauf les deux derniers articles, obtint l’assentiment de ces dames.

— Notre soirée est déjà prise, mon cher monsieur Cinqpoints. Une très-aimable invitation de cette chère lady Bobtail… Lisez vous-même, dit la veuve en tendant à Percy un billet ainsi conçu :

« Chère lady Griffin,

» Voilà plusieurs siècles qu’on ne vous a vue. Peut-être y a-t-il un peu de ma faute ; mais lord Bobtail et moi, nous sommes tellement accablés par nos devoirs publics, qu’en vérité nous n’avons pas le temps de voir nos amis personnels — au nombre desquels lady Griffin voudra bien nous permettre de la compter. Aujourd’hui, par hasard, nous avons un moment de répit. Montrez-vous donc charitable et venez dîner en petit comité à l’ambassade. J’espère que votre aimable belle-fille voudra bien vous accompagner et nous faire entendre quelques-unes de ces romances que personne ne chante comme elle. Peut-être aurais-je dû adresser à miss Griffin une invitation spéciale ; mais elle est trop bonne pour ne pas user d’indulgence envers une pauvre diplomate qui a tant de lettres à écrire.

» Adieu, ma toute belle. A sept heures, n’est-ce pas ? Je ne tiendrai aucune excuse pour valable. En attendant, croyez aux sentiments affectueux de

» Votre dévouée,

» Éliza Bobtail. »

Un pareil billet, écrit par une ambassadrice et remis par le chasseur de Son Excellence, était bien fait pour émouvoir une parvenue. Aussi, je renonce à décrire la joie concentrée de lady Griffin. Longtemps avant la visite de mon maître, elle avait envoyé Fitzclarence et Mortimer, ses deux valets de pied, porter à l’ambassade une réponse affirmative.

La lecture de cette gracieuse épître ne causa pas autant d’allégresse à Cinqpoints. Il devina qu’il y avait une anguille sous roche, qu’un complot se tramait dans l’ombre.

— Mon vieux renard de père se serait-il déjà mis en campagne ? se demanda-t-il. Ce serait commencer de bonne heure.

Il rendit le billet en haussant les épaules ; puis, après avoir hasardé un peuh ! peuh ! assez expressif, il déclara qu’à ses yeux une pareille invitation équivalait à une insulte, dès qu’elle ne s’adressait pas à une amie intime.

— Lady Bobtail, dit-il, se sera aperçue au dernier moment qu’il y avait un vide à combler à sa table, voilà tout.

Mais il déploya en vain toutes les ressources de son éloquence astucieuse ; il n’avait pas affaire à une véritable lady, à une pairesse, mais bien à la veuve d’un simple chevalier de l’ordre du Bain, lequel avait commencé par être mousse à bord d’un navire de la compagnie des Indes. Lady Griffin n’ayant jamais assisté qu’aux grandes réceptions de l’ambassade, sentait qu’on l’y regardait comme une parvenue. Elle était trop heureuse de s’y voir admise sur le pied de l’intimité pour prêter l’oreille aux sarcasmes de son cavalier servant. Dîner chez lord Bobtail en petit comité ! Pouvait-on refuser un pareil honneur ? Non ; le pauvre Percy dut donc se résigner à dîner tout seul ce soir-là. Il passa néanmoins la plus grande partie de la journée avec elles, les ramena vers cinq heures, se montra spirituel et enjoué avec milady, tendre et sentimental avec miss, et ne les quitta que lorsqu’elles furent obligées de le congédier afin de s’occuper de leur toilette.

Lorsque j’ouvris la porte du salon pour annoncer le cabriolet de mon maître (car j’étais presque chez moi dans cette maison-là), je le vis qui tirait un portefeuille de sa poche et le glissait sous un des coussins du canapé.

— A quel jeu joue-t-il donc là, me demandai-je.

Je sus bientôt le mot de l’énigme. Une heure environ après le départ de ces dames, Cinqpoints retourna à la place Vendôme, feignant d’être fort inquiet au sujet d’un portefeuille perdu.

— Demandez à miss Kicksey si je puis lui parler un instant, dit-il à une des femmes de chambre.

La Kicksey accourut et se déclara enchantée de voir M. Cinqpoints. Puis elle parut se raviser.

— Je ne sais si, étant seule, je devrais recevoir un jeune homme, fit-elle en baissant les yeux.

— Ne soyez pas si inhumaine, chère miss Kicksey, reprit mon maître. Savez-vous que j’avais une double intention en venant ici ? D’abord, chercher un portefeuille que je crois avoir laissé tomber dans le salon — ensuite, vous prier de prendre en pitié un pauvre célibataire, qui ne sait que faire de sa soirée et vous supplie de lui donner une tasse de votre excellent thé.

Comme on le pense bien, la vieille fille se laissa attendrir, et on ne tarda pas à servir le thé.

— Vous prenez de la crème et du sucre, je crois ? demanda-t-elle, d’une voix de tourterelle enrhumée.

— Oui, chère miss Kicksey, répondit mon maître.

Mais je ne rapporterai pas au long leur conversation. Le lecteur a déjà deviné pourquoi Cinqpoints se donnait la peine de causer avec la ci-devant jeune fille. Il voulait tout bonnement apprendre ce qu’elle savait au sujet du testament de feu sir Georges Griffin. En moins d’une demi-heure, il l’eut retournée comme un gant. Par malheur, les renseignements qu’elle se trouvait en état de lui fournir furent loin d’être aussi complets qu’on aurait pu le désirer. Elle avait entendu dire que ce bon général avait laissé quelque chose comme deux cent vingt-cinq mille francs de rente. Lady Griffin et Mathilde donnaient l’une et l’autre leur signature, lorsqu’il s’agissait d’une vente ou d’un placement. Le cher défunt paraissait avoir fait une part égale à chacune d’elles ; l’argent était placé soit en rentes sur l’État, soit en propriétés d’un bon rapport, dont la valeur augmentait chaque jour.

Deux cent vingt-cinq mille francs de rente ! Cinqpoints s’éloigna la joue en feu, en proie à une vive émotion, la première peut-être qu’il eût éprouvée de sa vie. Il n’avait qu’un mot à dire pour disposer à son gré de la moitié de cette fortune. Oui ; mais était-il bien certain que la mère et la fille fussent des partis également avantageux ? Tout le thé qu’il venait de boire ne lui apprenait pas cela d’une façon positive. Quel dommage de ne pouvoir les épouser l’une après l’autre !

....... .......... ...

Vers minuit, lady Griffin et sa belle-fille rentrèrent, enchantées de l’accueil qu’on leur avait fait. Lorsque la voiture s’arrêta, on en vit descendre un vieux gentleman qui aida galamment ces dames à mettre pied à terre. Après avoir échangé avec elles des poignées de main pleines d’un franche cordialité, il annonça qu’il aurait l’honneur de revenir le lendemain savoir des nouvelles de la charmante lady Griffin et de son aimable belle-fille. Il insista ensuite pour les reconduire jusqu’à la porte de leur appartement ; mais milady déclara que pour rien au monde elle ne souffrirait qu’il se donnât cette peine.

— Edward, dit-elle assez haut pour que les gens de l’hôtel pussent l’entendre, vous reconduirez milord chez lui.

Or, devinez quel était l’aimable gentleman en question ? Ni plus ni moins que le très-honorable comte de Crabs, ce charmant vieillard dont la conversation m’avait ravi la veille. Le lendemain, Cinqpoints fut informé de cette rencontre, et il commença à croire qu’il aurait peut-être mieux fait de ne point mépriser les menaces paternelles.

Bien que les divers incidents du dîner de l’ambassade ne m’aient été connus que beaucoup plus tard, je ferai aussi bien de les raconter ici. Je les rapporte donc, sans y changer un mot, tels que je les tiens d’un témoin oculaire qui assistait à ce repas, debout derrière la chaise de lord Crabs.

On dîna en petit comité, ainsi que l’avait annoncé lady Bobtail. Le comte de Crabs se trouva placé entre les deux Griffin, pour lesquelles il fut plein d’égards et de prévenances.

— Permettez-moi de vous remercier, chère madame, de vous remercier bien vivement de l’accueil que vous avez bien voulu faire à mon pauvre Percy, dit-il à lady Griffin entre le potage et le poisson. — Vous êtes trop jeune pour avoir jamais éprouvé… mais trop sensible, j’en suis sûr, pour ne pas comprendre… ce qu’un père doit ressentir en face de tout témoignage d’amitié accordé à son fils. Croyez, ajouta-t-il d’une voix attendrie, en regardant milady dans le blanc des yeux, croyez bien que la moindre preuve d’intérêt donnée à Percy m’inspire un vif sentiment de reconnaissance et d’affection.

Lady Griffin rougit et baissa la tête, l’émotion l’empêchant de s’apercevoir qu’elle trempait dans son assiette l’extrémité de ses tresses blondes. Elle avait avalé sans hésitation les flagorneries du comte de Crabs. Milord, qui avait appris de fort bonne heure l’art d’entortiller son monde, talent que l’âge n’avait fait que développer chez lui, ne tarda pas à adresser à miss Griffin un discours non moins flatteur. Il n’ignorait pas, dit-il, que Percy songeait à en finir avec la vie de garçon. (Miss rougit.) Heureux coquin, quel mortel n’envierait son sort ! (Miss devient écarlate.) Sur ce, le comte poussa un gros soupir, demanda de la sauce au homard et se mit à manger son turbot. Mon maître était un roué accompli ; mais on ne pouvait pas plus le placer sur la même ligne que son père qu’on ne songerait à comparer une taupinière à une montagne. Avant la fin de la soirée, milord avait fait plus de chemin qu’un autre n’en ferait en six mois. On oubliait son nez rouge, son gros ventre et ses méchants yeux gris, en écoutant les flatteries qu’il débitait d’une voix si insinuante et les anecdotes qu’il racontait si bien. Il charma surtout ses voisines par la douce piété et les sentiments honorables qui perçaient, comme malgré lui, à travers la frivole conversation de l’homme du monde. Peut-être me direz-vous qu’elles se laissèrent fasciner trop vite ? Mais veuillez vous rappeler, cher lecteur, qu’elles arrivaient des Indes, qu’elles n’avaient encore vu que bien peu de lords, qu’elles adoraient la pairie, selon la louable coutume de toute Anglaise bien pensante, et qu’elles faisaient pour ainsi dire leurs premiers pas dans la haute société.

Après dîner, tandis que Mathilde chantait un air italien, le comte de Crabs accapara de nouveau lady Griffin, et ramena la conversation sur cet heureux coquin de Percy.

— Quel bonheur pour nous tous, chère madame, dit-il, que Percy ait trouvé à Paris des amies aussi honorables que vous et miss Griffin !

— Pourquoi donc cela, milord ? Je ne vois rien là de bien extraordinaire. Je présume que l’Honorable M. Cinqpoints ne sera jamais en peine pour trouver des amis dans la classe où il est né ?

— Cela devrait être, en effet. Sa naissance lui a valu bien des amitiés précieuses à conserver… Mais…

Ici milord hocha la tête et se tut.

— Mais quoi ? demanda lady Griffin, riant de l’expression lugubre empreinte sur le visage de son interlocuteur. Vous plaisantez ? Vous ne voulez pas me donner à entendre que votre fils ne mérite pas l’amitié des honnêtes gens ?

— Non, non, Dieu merci, il n’en est pas encore là. Mais, hélas ! je ne plaisante pas. Ce pauvre garçon… (il faut bien que jeunesse se passe…) aime le jeu ; il est criblé de dettes, que je ne veux plus payer, et vous savez qu’un jeune homme, dans ces conditions, est rarement disposé à fréquenter la meilleure société.

— Criblé de dettes ! Il prétend, au contraire, qu’il a cinquante mille francs de rente qu’il tient de sa mère, et ses dépenses ne paraissent certainement pas excéder son revenu.

Milord hocha de nouveau la tête, et reprit, d’un ton tristement ému :

— Ma chère lady Griffin veut-elle me promettre le secret ? Sachez que Percy ne possède rien au monde qu’une rente de vingt-cinq mille francs que je lui fais, et qu’il est affreusement endetté. Il a perdu au jeu des sommes énormes. Voilà pourquoi je suis si heureux de le voir admis dans l’intimité d’une famille honorable où, sous l’influence d’attraits plus purs et plus puissants, il pourra oublier les émotions du tapis vert et la mauvaise compagnie qui a failli le perdre.

Lady Griffin n’avait plus la moindre envie de rire. Cinqpoints ne l’aimait donc pas ? Il n’en voulait donc qu’à sa fortune ? Comment en douter ? Le dénonciateur involontaire n’était-il pas le meilleur ami du coupable, un pair du royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, incapable par conséquent de mentir ? Lady Griffin se décida à tenter une épreuve décisive. Elle comprit combien elle aimait Percy en sentant combien elle pourrait le haïr si elle découvrait qu’il l’avait trompée.

La soirée se termina sans autre incident digne de remarque, et les trois convives s’en retournèrent ensemble place Vendôme, où ils se séparèrent, ainsi que nous l’avons vu, milord pour se faire reconduire par le cocher de ses nouvelles amies, celles-ci pour remonter chez elles.

Elles y trouvèrent l’infortunée Kicksey, qui, par extraordinaire, avait emprunté les traits d’une femme heureuse. A voir son visage rayonnant, on reconnaissait qu’elle était grosse d’un secret dont elle avait hâte d’accoucher. Tout en versant le thé, elle s’écria :

— Milady, vous ne devineriez jamais qui m’a fait le plaisir de passer la soirée avec moi ?

— Probablement Lenoir, ma femme de chambre ? répondit lady Griffin d’un ton sévère. Je regrette, Jemina, que vous vous abaissiez jusqu’à rechercher la société de mes gens. N’oubliez pas que vous êtes ma sœur.

— Du tout, il ne s’agit nullement de Lenoir, mais d’un jeune homme et même d’un beau jeune homme.

— Ah, j’y suis ! s’écria miss Mathilde. C’est le chevalier de l’Orge ; il avait promis de m’apporter des cordes pour ma guitare.

— Ce n’est pas M. de l’Orge non plus. Il est bien venu ; mais il n’a pas eu la politesse de demander après moi. Mon visiteur n’est autre que votre aimable cavalier, l’Honorable Percy Cinqpoints.

En annonçant cette bonne fortune, la pauvre Kicksey prit un air aussi joyeux que si elle venait d’hériter d’un oncle millionnaire.

— M. Cinqpoints ? Et qu’est-il venu faire ici ? demanda milady, qui songeait justement à l’étrange confidence que le comte de Crabs avait jugé à propos de lui faire.

— D’abord il avait égaré son portefeuille, que nous avons retrouvé sur le canapé ; puis ne sachant où passer la soirée, il m’a demandé une tasse de thé (il a dit de mon excellent thé), et il est resté plus d’une heure à causer avec moi.

— Et oserais-je vous demander quel a été le sujet de votre conversation ? Avez-vous parlé musique ou beaux-arts, politique ou métaphysique ? demanda d’un ton railleur miss Mathilde, qui était un vrai bas-bleu, comme le sont la plupart des bossues et des laiderons.

— Non vraiment, il n’a pas été question de tout cela ; autrement, Mathilde, vous savez bien que je n’y aurais rien compris. Nous avons causé du temps, de chiens, de chevaux, du jardin des Plantes, des différentes espèces de thé. Il préfère le Souchon au Congo. Le thé vert l’empêche de dormir. Puis nous avons parlé d’éléphants, puis des Indes, et enfin (ici la voix de miss Kicksey baissa de plusieurs notes) de ce cher sir Georges… M. Cinqpoints n’ignore pas quel bon mari il faisait…

— Ni quelle fortune il a laissée, hein, miss Kicksey ? interrompit milady avec un petit ricanement diabolique.

— Oui, ma chère Léonore, il sait tout cela. Il s’intéresse tellement à vous et à Mathilde, que je ne me lasserais jamais de l’écouter. Selon lui les femmes n’entendent rien aux affaires et il craignait qu’étant trop confiantes vous ne fussiez volées par vos gens.

— Et qu’avez-vous répondu à cela, s’il vous plaît ? demanda lady Griffin.

— Je l’ai rassuré en lui apprenant que votre fortune s’élève à environ deux cent vingt-cinq mille francs de rente, et que vous ne dépensez que les deux tiers de votre revenu.

— Et puis ?

— Et puis, c’est tout.

— M. Cinqpoints ne vous a-t-il pas demandé à laquelle de nous deux appartient cette fortune ?

— Oui ; mais je n’ai pu lui donner aucun renseignement là-dessus.

— Je le savais ! s’écria milady, en posant brusquement sa tasse sur la table. J’en étais sûre !

— Et pourquoi pas, lady Griffin ? interrompit miss Mathilde. Parce que M. Cinqpoints adresse à votre sœur une question innocente, est-ce une raison pour briser ainsi votre tasse ? Il n’est pas mercenaire, lui ! Il possède une assez bonne part des biens de ce monde pour ne rien envier aux autres. Souvent, bien souvent, il m’a dit qu’il espère choisir pour femme quelque jeune fille sans fortune, qui ne pourra douter de la sincérité de son amour.

— Je le crois sans peine, s’écria milady… Peut-être la femme de son choix est-elle la charmante miss Griffin ?

Elle s’éloigna sans attendre la réponse, laissant Mathilde fondre en larmes et verser ses douleurs dans le sein de la fidèle Kicksey.

VI
L’ANE CHOISIT SA BOTTE DE FOIN

Le lendemain, nous nous rendîmes chez les Griffin, moi pour m’amuser avec les femmes de chambre de la maison, mon maître pour présenter ses hommages aux dames de son cœur. Mademoiselle pinçait sa guitare ; milady paraissait occupée à chercher quelque document parmi des livres de compte, des lettres d’affaires et des parchemins renfermés dans un coffre noir. Ce genre d’occupation me conviendrait assez, surtout si chaque année m’amenait, comme à lady Griffin, une augmentation de revenu. La jolie veuve surveillait seule ses intérêts et ceux de sa belle-fille, beaucoup trop sentimentale pour déchiffrer le griffonnage d’un homme d’affaires ou des comptes de banquier.

Les yeux de Mathilde brillèrent comme des escarboucles dès que mon maître se présenta ; elle l’invita avec un mouvement plein de câlinerie (la femme la plus laide est quelquefois aussi gracieuse qu’une chatte) à prendre place auprès d’elle sur le canapé. Cinqpoints s’empressa d’obéir ; milady, en voyant entrer Cinqpoints, s’était contentée de lui adresser un salut bienveillant, mais sans quitter ses paperasses.

— Lady Griffin a reçu des lettres de ces vilaines gens qu’on appelle hommes d’affaires, dit Mathilde. Elle ne vous adressera pas la parole d’ici à une demi-heure au moins ; venez donc vous asseoir auprès de moi, chevalier félon, et dites-moi pourquoi vous arrivez si tard.

— Très-volontiers, ma chère miss Griffin… Eh mais, en vérité, c’est presque un tête-à-tête que vous me proposez là !

Après avoir échangé une foule de balivernes de ce genre, on commença à causer d’une façon plus sérieuse.

— Savez-vous, dit miss Mathilde, que nous avons rencontré à l’ambassade un de vos meilleurs amis ?

— Mon père, sans doute ? Il est très-lié avec lord Bobtail. J’avais oublié de vous dire qu’il m’a fort agréablement surpris l’autre soir en tombant chez moi à l’improviste.

— Quel bon et charmant vieillard ! Comme il vous aime !

— Étonnamment ! fit mon maître en levant les yeux au ciel.

— Je vous rendrais trop fier si je vous répétais la moitié du bien qu’il m’a dit de vous.

On voit par là que lord Crabs n’avait pas jugé à propos de tenir le même langage à la mère et à la fille. Cinqpoints, rassuré par ce début, parut respirer plus librement.

— Mon cher père est bien bon ; mais, aveugle et indulgent comme la plupart des parents, il serait le dernier à s’apercevoir de mes nombreux défauts.

— Il m’a dit que vous avez toujours été son favori et qu’il regrette que vous ne soyez pas l’aîné. « Je ne puis, a-t-il ajouté, lui laisser que la faible part d’un cadet ; n’importe, il a de grands talents, un beau nom, et d’ailleurs il est indépendant. »

— Indépendant ?… Oui, oui, je suis tout à fait indépendant de mon père.

— Cinquante mille francs de rente que vous a légués votre mère… Il n’a fait que répéter ce que vous nous aviez dit.

— Ni plus ni moins, — une modeste aisance qui suffit et au delà à un homme dont les goûts sont aussi tranquilles que les miens, répondit mon maître d’un ton modeste.

— A propos, s’écria milady, interrompant cette conversation qu’elle n’entendait qu’à moitié, puisque vous parlez d’argent, je vous somme d’accourir à mon aide. Venez ici, et faites-moi cette addition.

Cinqpoints ne se fit pas prier une seconde fois, je vous jure. Ses yeux petillèrent tandis qu’il franchissait la distance qui le séparait de la veuve et des parchemins.

— Tenez, reprit celle-ci, lorsqu’il se fut assis auprès d’elle, mon banquier m’écrit qu’il a reçu de son correspondant aux Indes une somme de 7,200 roupies au change 2 shillings et 9 pence par roupie, qu’il place à mon crédit. Traduisez-moi donc ces chiffres en monnaie française.

Cinqpoints fit le calcul.

— Cela représente 24,750 francs, dit-il.

— Merci, répliqua la veuve. Je m’en rapporte à vous ; car je suis trop paresseuse aujourd’hui pour vérifier. Maintenant, il se présente une autre difficulté : à qui appartient cet argent, à moi ou à Mathilde ? Aux termes du testament de ce pauvre sir Georges, il me semble qu’il revient à miss Griffin, mais je n’en suis pas sûre… Voyons, Mathilde, qu’en pensez-vous ?

— Ces choses-là vous regardent ; je m’en soucie peu, et vous donne raison d’avance, répondit miss Griffin, qui, en effet, n’était nullement intéressée : ou plutôt, ajouta-t-elle, en posant la main sur celle de Percy, vous allez décider pour moi.

— Mais, pour juger en connaissance de cause, il faudrait connaître le testament auquel lady Griffin fait allusion.

— Qu’à cela ne tienne ; je l’ai là.

On eût dit que la chaise de Cinqpoints se dressait sous lui : il fut obligé de s’y cramponner des deux mains.

— Le voici, continua lady Griffin ; ce n’est qu’une copie, comme vous voyez, faite par moi d’après le manuscrit de sir Georges. Les soldats n’aiment guère avoir recours aux hommes de loi, et l’original a été écrit en entier de la main du général à la veille d’une bataille. — Je vais vous lire ça… Moi, Georges Griffin, etc., etc., etc… Vous savez comment ces choses-là débutent… Étant sain de corps et d’esprit, etc., etc., etc. Je nomme et institue mes exécuteurs testamentaires mes amis Thomas Abraham Hicks, colonel au service de l’honorable Compagnie des Indes, et John Munro Mackirkincroft, de la maison Huffle, Mackirkincroft et Dobbs, de Calcutta. Je leur lègue en fidéicommis tous mes biens meubles et immeubles, qu’ils réaliseront le plus promptement que faire se pourra sans préjudice pour la succession. L’intérêt des sommes par eux réalisées sera partagé par parts égales entre ma femme, Leonora Emilia Griffin (née L. E. Kicksey), et Mathilde Griffin, ma seule et unique fille légitime. Le principal restera placé aux noms des dits fidéicommissaires T. A. Hicks et J. M. Mackirkincroft, jusqu’à la mort de ma femme, L. E. Griffin (née Kicksey), et, à son décès, sera mis à la disposition de ma dite fille, Mathilde Griffin, ou aux héritiers, exécuteurs testamentaires ou ayants droit de ma dite fille. Dans le cas où… Mais le reste ne signifie rien. Maintenant que vous voilà renseigné, monsieur Cinqpoints, tirez-moi d’embarras. A qui la somme en litige ?

— La chose est claire comme le jour : l’argent doit être partagé entre vous et miss Griffin.

— Tant mieux ! je croyais vraiment qu’il appartenait à Mathilde.

....... .......... ...

Un silence de quelques minutes succéda à cette lecture émouvante. Mon maître quitta le bureau devant lequel il avait pris place à côté de milady, se promena de long en large dans le salon, puis il se rapprocha du canapé sur lequel miss Griffin venait de se rasseoir.

— Je regrette presque, chère lady Griffin, dit-il alors, que vous m’ayez lu ce testament ; car je crains que l’aveu que je vais faire ne paraisse dicté par un vil motif d’intérêt… Mais non ! vous me connaissez trop bien, je l’espère, pour me supposer des sentiments indignes d’un gentilhomme… Miss Griffin, Mathilde ! vos chers yeux me disent assez que je puis parler… Mais ai-je quelque chose à vous apprendre, mon adorée ? Cet amour, que votre chère belle-mère est trop clairvoyante pour n’avoir pas deviné, je n’ai pas longtemps réussi à vous le cacher. Je ne feindrai pas non plus, ma charmante Mathilde, de n’avoir pas su lire dans votre tendre cœur et d’ignorer la préférence dont vous m’honorez. Parlez donc, ma douce bien-aimée ; que vos lèvres chéries fassent, en présence de votre mère, cet aveu qui doit décider de mon sort… Mathilde, chère Mathilde, c’est de vous que dépend le bonheur ou le malheur de ma vie. Je vous offre ma main, voulez-vous l’accepter ?

Mathilde frissonna comme une feuille agitée par le vent, pâlit, roula des yeux effarés, et se laissa tomber dans les bras de mon maître, en murmurant un Oui très-distinct.

Milady contempla d’un air stupéfait ce gracieux tableau vivant ; mais bientôt la surprise fit place à une fureur concentrée. Elle grinça des dents, ses yeux flamboyèrent, sa poitrine se gonfla comme un ballon prêt à crever, et son visage devint aussi blanc que son mouchoir. Elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à Mme Malibran, dans l’opéra de Médée, lorsque cette chanteuse dénaturée s’apprête à égorger ses petits. Lady Griffin n’égorgea personne ; elle se contenta de sortir sans prononcer un mot, et faillit renverser l’auteur de ces Mémoires, qui, par hasard, se trouvait auprès de la porte, l’œil à la hauteur de la serrure. Je jugeai à propos de m’éloigner à mon tour, laissant mon maître auprès de son héritière bossue.

J’ai donné mot pour mot la déclaration de Cinqpoints ; mais je possède dans mes cartons le brouillon d’un autre discours, sténographié par moi quelques jours auparavant, et qui, à une ou deux variantes près, est une répétition de ce petit speech. Par exemple, au lieu de : Miss Griffin ! Mathilde ! on lit : Lady Griffin ! Léonore !

On me demandera sans doute pourquoi milady ne s’empressa pas de dévoiler à sa belle-fille les turpitudes amoureuses de mon maître ? La raison en est bien simple. Elle était trop femme pour ne pas savoir que Mathilde ne la croirait pas ; peut-être aussi avait-elle d’autres motifs qui se révéleront d’eux-mêmes.

Cinqpoints, au lieu d’imiter l’âne philosophe, avait enfin choisi la botte de foin qui lui paraissait la plus avantageuse. Lady Griffin n’avait que l’usufruit d’une partie de la fortune ; le principal devait revenir à Mathilde ou à ses héritiers. Il eût fallu être aussi borné que le quadrupède en question pour hésiter une minute de plus.

En dépit de son père, qui désormais ne paraissait plus à craindre ; en dépit de ses dettes, lesquelles, à vrai dire, ne l’avaient jamais beaucoup embarrassé ; en dépit de sa pauvreté, de sa paresse, de ses escroqueries, de sa vie débauchée, choses qui, en général, nuisent à un jeune homme qui a son chemin à faire, voilà donc mon maître devenu le fiancé d’une femme aussi riche que stupidement amoureuse.

VII
UNE ANGUILLE SOUS ROCHE

Cher lecteur, ai-je besoin de te prévenir qu’à dater de la déclaration enregistrée dans le chapitre précédent, les charmants petits billets en forme de tricorne tombèrent chez nous en grêle plus dense que jamais ? Miss, qui depuis longtemps passait une notable partie de ses loisirs à nous adresser ces poulets triangulaires, n’eut bientôt plus d’autre occupation. Les lettres arrivaient à toute heure, du matin au soir ; ce fut une véritable averse, et mon office fut rendu presque inhabitable par l’odeur de musc, d’ambre gris et de bergamote dont elles étaient imprégnées. Cinqpoints, qui ne lut que les deux ou trois premières, me les faisait remporter, étant trop bien élevé pour ne pas avoir horreur des parfums violents. Je ne citerai que trois de ces épîtres que j’ai conservées depuis plus de vingt ans comme curiosités littéraires… Pouah ! je suis presque renversé par l’odeur qu’elles émettent encore au moment où je les copie…

« Lundi, 2 heures du matin.

» C’est l’heure mystérieuse et solennelle. Phœbé illumine vaguement ma chambre, et ses pâles rayons argentent l’oreiller où je cherche en vain le sommeil. Phœbé, lampe poétique des amants ! c’est à l’aide de ta douce clarté que j’écris ces lignes à mon brave, à mon beau Percy, au lord de mon amour, comme dit le divin Shakspeare ! Quand donc la nuit tyrannique n’aura-t-elle plus le droit de nous séparer ? Minuit ! Une heure ! Deux heures !… Trois fois la voix de l’horloge a parlé sans que j’aie cessé de penser à l’époux de mon choix… Mon Percy bien aimé, pardonnez cet aveu… j’ai déposé un baiser au bas de cette page : vos lèvres s’y poseront-elles à leur tour et presseront-elles la place où vous lirez le nom de votre

» Mathilde ? »

Cet autographe (le premier que mon maître eût reçu de miss Griffin) nous fut apporté, à six heures du matin, par ce pauvre Fitzclarence, qu’on avait dérangé exprès. Croyant qu’il s’agissait d’une affaire de vie ou de mort, je m’empressai de réveiller Cinqpoints pour lui remettre le tricorne en question. Dès qu’il eut parcouru les premières lignes de cette tendre épître, il se mit à jurer comme un charretier, envoya aux cinq cents mille diables celle qui l’avait écrite, la roula en boule, me la jeta au visage et se rendormit.

Le fait est que, pour une première épître, ce style devait sembler par trop incendiaire à un homme auquel on n’avait pas encore lu le testament de sir Georges. Mais que voulez-vous, la demoiselle était ainsi faite. Les romans mélancoliques dont elle se nourrissait avaient fini par déteindre sur elle.

J’ai dit que Cinqpoints ne se donnait plus la peine de lire ces lettres ; mais, afin de sauver les apparences, il me chargeait d’en prendre connaissance et de lui indiquer celles qui exigeaient une réponse. La confiance dont il daigna m’honorer en cette occasion explique comment la correspondance de miss Griffin est restée entre mes mains.

Le billet suivant (qui, dans l’ordre de réception, porte le no XLIV) est daté du lendemain de la déclaration officielle de Cinqpoints :

« Mon bien-aimé ! A quelles étranges folies la passion entraîne certaines gens ! Lady Griffin, depuis votre visite d’hier, n’a pas adressé une parole à la pauvre Mathilde ; elle a déclaré qu’elle ne voulait recevoir personne, hélas ! pas même vous, mon Percy. Elle s’est enfermée dans son boudoir. Je crois vraiment qu’elle est jalouse, et qu’elle s’était figurée que vous l’aimiez. Ah ! ah ! il y a longtemps que j’aurais pu lui dire une autre histoire, n’est-ce pas ? Adieu, adieu ! mille baisers à mon futur.

» M. G.

» Lundi, 2 heures de l’après-midi. »

Le soir, en rentrant, nous trouvâmes une autre lettre écrite dans le même style. Dans l’intervalle, moi et mon maître, nous nous étions présentés chez les Griffin ; mais on nous avait fait défendre la porte. Cela n’empêcha pas Mortimer et Fitzclarence de nous recevoir très-poliment ; ils savaient sans doute que nos deux maisons ne tarderaient pas à s’allier par le mariage. J’ai tout lieu de croire que Cinqpoints ne fut pas très-désolé, au fond, d’être contraint de s’en retourner sans voir l’objet de sa flamme.

Le lendemain, ce fut la même histoire. Le surlendemain, mercredi, nous rencontrâmes dans l’antichambre lord Crabs, qui sortait en adressant, de sa main aristocratique, un gracieux salut à miss Kicksey et promettait de revenir dîner à sept heures.

— Ces dames n’y sont pas, nous dit Fitzclarence avec toute la gravité de son emploi.

Le comte donna une affectueuse poignée de main à son fils, et nous descendîmes ensemble.

— Bah ! ne te décourage pas pour si peu, mon cher Percy… Quoi ! il te fallait deux cordes à ton arc, mon gaillard ? Hé, hé, c’est un jeu fort dangereux ; mais tu as été très-adroit. Voilà notre jeune douairière jalouse, et miss se mourant d’envie de te voir… Mais patience, la colère de la jolie veuve ne sera pas de longue durée ; il est même probable que demain elle te recevra.

Milord s’appuyait sur le bras de son fils et le regardait avec une tendresse toute paternelle. Cinqpoints ne savait que penser de tout cela. Il ne voyait pas trop en quoi le vénérable auteur de ses jours pouvait lui nuire désormais ; mais il craignit, malgré son succès de dimanche, d’être tombé dans un guêpier. Bientôt cependant il parut se rassurer. Il crut sans doute que le comte, regrettant ses menaces inutiles, cherchait à rentrer dans les bonnes grâces du futur époux de miss Griffin. Pour ma part, je n’en crus rien. Je devinai qu’il y avait une anguille sous roche à la façon dont milord examina son fils et au sourire moitié bienveillant, moitié sinistre, qui erra sur ses vieilles lèvres. Quoi qu’il en soit, ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.

La prédiction de lord Crabs s’accomplit. Les doutes de mon maître se dissipèrent, lorsque le lendemain, vers l’heure du déjeuner, je lui donnai à lire les deux documents que voici :

« Jeudi matin.

» Victoire ! victoire ! maman vient enfin de céder. Elle consent, non pas à notre mariage, mais à vous recevoir comme par le passé et à oublier ses griefs imaginaires. Comment a-t-elle été assez insensée pour jamais voir en vous autre chose que l’amant de votre Mathilde ? Vous trouverez sa lettre sous ce pli. Je nage dans un tourbillon de joie et d’agitation fiévreuse. La pensée que j’allais revoir mon Percy m’a empêchée de fermer l’œil de toute la nuit. Venez.

» M. G. »

La lettre de lady Griffin était ainsi conçue :

« Je ne vous cacherai pas que la conduite que vous avez tenue dimanche m’a vivement peinée. J’avais été assez folle pour former d’autres projets, pour croire que votre cœur (si toutefois vous en avez un) était fixé ailleurs que sur celle dont vous vous plaisiez à vous moquer, et dont la personne du moins n’a guère pu vous charmer.

» Ma belle-fille ne voudra sans doute pas se marier sans me demander mon consentement. Je ne saurais encore le donner. N’ai-je pas lieu de croire qu’elle serait malheureuse, si elle vous confiait son avenir ?

» Mais Mathilde est majeure ; elle a le droit de recevoir tous ceux dont la société lui plaît, à plus forte raison l’homme qui paraît destiné à devenir son époux. Si dans quelques mois vous persistez encore à vouloir l’épouser, si je puis croire à la sincérité de votre attachement, je ne mettrai plus aucun obstacle à votre bonheur.

» Vous êtes donc autorisé à vous représenter à l’hôtel. Je ne puis vous promettre une réception aussi cordiale qu’autrefois. Une telle promesse vous donnerait presque le droit de me mépriser ; mais j’oublierai tout ce qui s’est passé entre nous, et je sacrifierai mon propre bonheur à celui de la fille de mon cher mari.

» L. E. G. »

N’était-ce pas là une lettre bien franche, bien loyale ? N’était-ce pas ainsi que devait s’exprimer une femme orgueilleuse qui, il faut bien l’avouer, n’avait pas à se louer de nos façons d’agir ? Ce fut à ce point de vue que mon maître envisagea la question. Comme les phrases ne coûtent rien, il se tira d’affaire en adressant à lady Griffin un discours plein de beaux sentiments. Il lui baisa la main avec une tristesse et une gravité des plus édifiantes ; puis, d’une voix agitée, il prit le ciel à témoin qu’il déplorait amèrement que sa conduite eût pu donner lieu à un si regrettable malentendu. Son cœur n’était plus libre ; mais l’estime, le respect, le dévouement, la vive et tendre admiration que lui inspirait lady Griffin ne finiraient qu’avec la vie. Il débita une foule d’autres balivernes du même calibre, accompagnées de coups d’œil attendris ; il n’oublia pas non plus de déployer son mouchoir blanc et de le porter à ses yeux. Dans les scènes d’émotion, le mouchoir est toujours d’un très-bon effet ; j’en recommande vivement l’emploi. Les gens de peu, qui consacrent leurs odieux foulards à des usages vulgaires qu’ignore un homme comme il faut, ne sauraient se figurer combien un mouchoir de batiste déployé à propos ajoute à l’éloquence d’une phrase émue.

Cinqpoints croyait avoir gagné la partie. Pauvre sot ! Il venait de tomber dans un piége tel qu’on en a rarement dressé pour des fripons de son espèce.

VIII
LE DUEL

Le chevalier de l’Orge, dont les visites étaient devenues moins fréquentes depuis quelque temps, ne tarda pas à reparaître et à se montrer plus assidu que jamais auprès de milady. La veuve l’encourageait ouvertement. Bien qu’il n’existât désormais aucun motif de discorde entre les jeunes gens, puisque mon maître ne s’occupait plus que de sa Vénus aux épaules inégales, on voyait aisément qu’ils ne s’entendaient plus aussi bien qu’autrefois.

Le chevalier, jeune homme aussi modeste qu’insignifiant, paraissait incapable de faire du mal à une mouche. Cependant, au bout de huit jours, je m’aperçus, à la façon dont il contredisait mon maître, aux regards qu’il lui lançait et à ses lèvres qui se serraient dès que son ancien rival se montrait à l’horizon, je reconnus à ces divers signes que cet être inoffensif était tout disposé à chercher querelle à l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints. Ai-je besoin de vous dire pourquoi de l’Orge exécrait cordialement mon maître ? Tout bonnement parce que milady le voulait ainsi. Elle détestait son ex-amoureux pour le moins autant que sa belle-fille et voulait se venger. Vous vous figurez peut-être qu’elle avait agi de bonne foi en écrivant la lettre que j’ai eu l’honneur de vous communiquer ? Peut-être n’avez-vous vu dans la lecture si opportune du testament qu’un pur effet du hasard ? Détrompez-vous alors. La veuve avait tendu un piége à Cinqpoints, et ce jeune homme, malgré son habileté, y était tombé aussi gentiment que ces petites souris qui prennent une souricière pour la boutique d’un marchand de fromage en détail.

Le chevalier était l’humble esclave de milady. Le pauvre garçon aimait vraiment cette femme. Il aurait aussi bien fait de devenir amoureux d’un boa constrictor. Toujours est-il que la veuve possédait un tel empire sur lui, que, si elle lui eût signifié que deux et deux doivent faire dix-neuf, il eût donné tort aux mathématiciens qui affirment le contraire. Si elle avait eu l’idée de lui commander un meurtre, je ne sais pas trop s’il aurait eu le courage de désobéir. Mais ce n’était pas tout à fait un assassinat qu’elle désirait de lui, bien que cela y ressemblât un peu.

Vous ai-je dit que, dès le commencement, mon maître s’était mis à contrefaire, avec un sérieux imperturbable, le mauvais anglais et la politesse un peu exagérée de M. de l’Orge ? Il paraissait regarder le chevalier plutôt comme un singe intelligent et bien dressé que comme un rival. Jamais il ne serait venu à l’esprit du jeune de l’Orge qu’on osât se moquer de lui en face, et il ne pouvait se formaliser de plaisanteries faites dans une langue qu’il s’obstinait à parler, mais qu’il ne comprenait qu’à moitié. A dater du jour de la déclaration inattendue de Cinqpoints, milady eut soin de faire comprendre au chevalier ce qu’il y avait d’offensant pour lui dans les façons d’agir de mon maître ; elle inventa même une foule de propos blessants qu’elle mit sur le compte de ce dernier. Maintenant qu’il n’avait plus aucun motif de se fâcher, de l’Orge commença à se montrer aussi mauvais coucheur qu’il avait été bon enfant. Il pesait chaque parole de mon maître pour y relever quelque affront imaginaire ; bref, il devenait plus inabordable qu’un porc-épic ou plus doux qu’un mouton, selon le bon plaisir de milady. Il y eut de nombreuses escarmouches entre mon maître et lui ; quelques paroles assez vives furent échangées ; mais on finissait toujours par s’entendre, car ces querelles s’appuyaient rarement sur un prétexte sérieux. Il s’agissait tantôt de maintenir sa dignité en passant le premier par une porte où tous deux auraient pu passer ensemble, tantôt de savoir qui donnerait la main aux dames pour monter en voiture, ou de quelque autre futilité de ce genre.

— Au nom du ciel, s’écria un soir milady au milieu d’une de ces disputes, et tandis que l’on se rendait du salon dans la salle à manger, au nom du ciel, modérez-vous, monsieur Cinqpoints ! Soyez calme, chevalier ! Vous êtes l’un et l’autre si estimés, si aimés des membres de cette famille, que, par égard pour nous, vous devriez rester amis.

Elle prononça ces paroles au moment où on allait se mettre à table. Le visage du pauvre chevalier rayonna lorsqu’il entendit ce : Vous êtes l’un et l’autre si aimés. Il contempla un instant milady avec des yeux effarés, fit le tour de la table et donna à Cinqpoints une poignée de main à lui disloquer le bras. Celui-ci répondit à celle démonstration par un salut moqueur et tourna le dos d’un air superbe. De l’Orge regagna sa place et eut grand’peine à avaler sa soupe, car il étouffait presque de bonheur. Je veux être pendu s’il n’avait pas les larmes aux yeux. Il crut que lady Griffin venait de lui faire sa déclaration et qu’elle lui accorderait sa main ; Cinqpoints le crut aussi, et, après avoir lancé à sa future belle-mère un coup d’œil plein d’amertume, il se mit à causer avec sa future. Il ne voulait ou ne pouvait plus épouser la veuve ; mais il jugea à propos de trouver mauvais qu’elle en épousât un autre. Il fut donc fort irrité de l’espèce d’aveu échappé à milady.

Et qu’on me permette ici une réflexion philosophique, fruit de ma longue expérience. J’ai remarqué que, pour peu qu’on réussisse à irriter outre mesure un habile fripon, il reste fripon ; mais adieu son habileté ! S’il se met en colère, il est perdu. Dès qu’il ne sait pas conserver son sang-froid, il laisse voir le pied fourchu chaque fois que l’on marche dessus. Il faut une bien longue habitude du métier pour ne pas montrer les dents, quand on a envie de mordre. Le vieux Crabs, par exemple, n’avait jamais l’air plus affable que lorsqu’il désirait vous voir au fond de l’enfer. Sous ce rapport, il ressemblait à cet autre aimable lord dont le duc de Wellington disait (je me trouvais derrière la chaise de Sa Grâce le soir où elle prononça ces paroles) : « Vous pourriez lui donner vingt coups de pied au derrière sans rien changer à l’expression suave et bénévole de son visage, et sans qu’une personne causant avec lui se doutât de ce qui se passait de l’autre côté de son interlocuteur. » Cinqpoints n’était pas encore arrivé à ce degré de perfection, et quand il était en colère, il le laissait voir. J’ai aussi remarqué (observation très-profonde et qui prouve que nous avons d’aussi bons yeux que nos maîtres, bien que nous portions des culottes de pluche), j’ai remarqué qu’un fripon se fâche plus vite qu’un autre. Un honnête homme reconnaît quelquefois qu’il a tort ; un fripon, jamais. D’ailleurs Cinqpoints n’avait pas mené, depuis l’âge de raison, une vie de joueur, d’escroc et de débauché pour arriver à la maturité avec un caractère bien fait. Aussi, dès que quelque chose le contrariait, devenait-il plus rageur qu’un collégien de dix ans.

Il était donc en colère, et je vous réponds que dans ces moments-là il n’existait pas sur la terre une brute plus insupportable que lui.

C’est justement là que milady voulait l’amener ; car, bien qu’elle eût fait son possible pour provoquer un duel entre Cinqpoints et le chevalier, elle n’avait encore réussi qu’à soulever des tempêtes qui finissaient toujours par se calmer. Les deux jeunes gens se détestaient le plus cordialement du monde, se disputaient volontiers ; mais ils ne paraissaient guère disposés à se battre. Du reste, il faut convenir qu’ils avaient d’excellentes raisons pour cela. Aux premiers jours de leur connaissance, étant amis et désœuvrés, ils avaient, selon la coutume des gens du monde, passé une grande partie de leur temps à jouer au billard, à monter à cheval, à s’exercer au tir ou à faire des armes. Au billard, Cinqpoints était beaucoup plus fort que le jeune Français, auquel il avait même gagné des sommes assez rondes. Au pistolet, mon maître abattait huit poupées sur dix, et de l’Orge sept ; à l’épée, le chevalier touchait, l’un après l’autre, chaque bouton du gilet de l’Honorable H. P. Cinqpoints. Tous deux étaient allés plusieurs fois sur le terrain, car les Français se battent volontiers, et Cinqpoints y avait été contraint par les exigences de sa profession. Mais, quoiqu’ils eussent fait leurs preuves, ils n’ignoraient pas qu’ils pouvaient l’un et l’autre mettre cent balles de suite dans un chapeau à une distance raisonnable, et ils n’avaient aucune envie de recommencer, sans motif sérieux, une pareille expérience sur leurs propres chapeaux couvrant leurs propres têtes. Voilà pourquoi, en se montrant les dents, ils ne s’étaient pas encore mordus.

Mais, le soir en question, Cinqpoints paraissait monté au diapason voulu ; il semblait d’humeur à ne craindre ni homme ni diable. Cela se voyait à la façon dont il avait répondu aux avances du chevalier qui, dans l’excès de sa joie, était venu lui offrir une franche poignée de main, et qui, j’en ai la conviction, aurait donné l’accolade à un ours, tant il se sentait heureux. Mon maître, après lui avoir tourné le dos, s’était assis auprès de miss Griffin, dont les cajoleries ne furent guère plus favorablement reçues que les avances du jeune de l’Orge. Il exhala sa colère contre nous autres innocents domestiques, et contre des vins ou des plats qui n’y pouvaient mais ; se conduisant, en un mot, comme un véritable chenapan, plutôt que comme un fils de famille bien élevé qu’il était.

— Me permettrez-vous de vous envoyer cette aile ? demanda-t-il à milady, d’un ton de mauvaise humeur, en découpant un poulet à la Béchamelle.

— Non, merci ; je prierai monsieur de l’Orge de me servir, répliqua la dame en lançant un doux regard à son voisin.

— Vous vous êtes prise d’une admiration bien subite pour la façon de découper de M. de l’Orge ; naguère, vous aimiez mieux la mienne.

— Oh ! ne vous fâchez pas. Vous êtes très-habile, je le sais ; seulement, aujourd’hui, je préfère quelque chose de plus simple, voilà tout.

Le chevalier se mit en devoir de servir le plat qu’il avait devant lui ; mais, étant très-heureux, il fut naturellement très-maladroit. Une demi-cuillerée de sauce rejaillit sur le gilet blanc de Cinqpoints.

— Le ciel vous confonde, de l’Orge, vous l’avez fait exprès ! s’écria celui-ci en posant son couteau et sa fourchette sur la table, et renversant, pour comble de malheur, un verre dont le contenu inonda la robe de miss Griffin.

Milady se mit à rire aux éclats, comme si c’eût été la meilleure plaisanterie du monde.

— Pardon, mille pardons, mon cher Cinqpoints, avait répondu le chevalier du ton d’un homme tout prêt à recommencer pour la faible somme de deux sous ; et, dans le ravissement que lui causaient ses succès inespérés, il poussa l’audace jusqu’à prononcer une phrase entière ou à peu près, en anglais :

— Vil you taque vone glass of Madère viz mi, myladi ? dit-il dans son jargon.

— Avec le plus grand plaisir, répondit lady Griffin avec un petit signe de tête des plus gracieux et en le regardant, tandis qu’elle répondait à cette invitation britannique en portant son verre à ses lèvres.

Elle venait de refuser de prendre du vin avec mon maître, ce qui ne contribua pas à rendre la bonne humeur à cet irascible personnage. Aussi continua-t-il à se montrer de plus en plus hargneux. Je dois ajouter, comme circonstance atténuante, que lady Griffin s’occupait tantôt de lui, tantôt du chevalier, faisant ce qu’elle pouvait pour irriter l’un et flatter l’autre. Au dessert, miss était immobile de frayeur ; de l’Orge, ivre de bonheur ou de vanité satisfaite ; milady paraissait enchantée ; Cinqpoints étouffait de colère.

— Monsieur Cinqpoints, dit la veuve, au moment où l’exaspération de mon maître était au comble, soyez assez bon pour m’envoyer une grappe de ces raisins, qui me paraissent excellents.

Pour toute réponse, Cinqpoints imprima une forte impulsion au plat qui, glissant le long de la table, renversant verres et carafes, s’arrêta juste en face du chevalier.

— De l’Orge, s’écria-t-il en même temps, ayez donc la complaisance de servir lady Griffin… Je suis flatté qu’elle ait toujours envie de mes raisins, car elle devrait commencer à les trouver un peu verts.

Il y eut une pause d’une minute ou deux. Comme Cinqpoints avait prononcé la fin de cette phrase en anglais, le but de milady n’était pas encore atteint.

— Ah ! vous osez m’insulter devant mes gens, dans ma propre maison ! C’est par trop fort, monsieur ! dit enfin lady Griffin, qui, après avoir prononcé ces paroles d’une voix éclatante, se leva brusquement et quitta la salle à manger.

Mathilde la suivit en criant :

— Lady Griffin !… Maman !… Au nom du ciel !

La porte se referma sur elles, et on n’entendit plus rien.

La charmante veuve avait très-bien fait de répondre en français. Autrement de l’Orge n’aurait peut-être pas compris l’insolence dont Cinqpoints venait de se rendre coupable ; mais les paroles de milady lui en apprirent assez. A peine eut-elle disparu, que le chevalier, s’avançant vers mon maître, lui appliqua sur chaque joue un vigoureux soufflet en disant :

— Monsieur Cinqpoints, vous êtes un menteur et un lâche !

Ce sont là des épithètes assez fortes et dont on n’a guère l’habitude de se gratifier en face. Mon Maître chancela et parut d’abord stupéfait de cette attaque imprévue. L’instant après, il poussa une sorte de rugissement et voulut s’élancer sur son adversaire ; mais Fitzclarence et moi nous l’avions saisi par les bras, tandis que Mortimer prenait son agresseur à bras-le-corps.

— A demain ! cria ce dernier pendant qu’on l’entraînait hors de la salle, fort heureux sans doute d’éviter une lutte par trop inégale.

Lorsqu’il fut au bas de l’escalier, nous lâchâmes Cinqpoints, qui avala coup sur coup deux grands verres d’eau, réfléchit un moment, tira sa bourse et présenta à MM. Fitzclarence et Mortimer un louis d’or chacun.

— Je vous en donnerai cinq autres demain, si vous me gardez le secret de cette malheureuse affaire.

Après avoir fait cette généreuse promesse, il alla rejoindre les dames.

— Si vous saviez, dit-il en s’approchant de lady Griffin et en parlant très-bas (nous avions tous l’oreille collée à la porte ou l’œil au trou de la serrure), si vous saviez le supplice que j’endure depuis la grossièreté dont je me suis rendu coupable dans un moment de colère, vous me croiriez suffisamment puni par mes remords, et vous me pardonneriez.

Milady se contenta de faire une légère inclination de tête et répondit qu’elle ne désirait aucune explication. M. Cinqpoints était l’hôte de sa fille et non le sien ; pour sa part, elle ne s’exposerait certainement plus à être insultée en s’asseyant à la même table que lui. Là-dessus, elle ouvrit une porte et s’éclipsa de nouveau.

— Oh ! Percy, Percy ! demanda miss Griffin en pleurant à chaudes larmes, que se passe-t-il donc ? Que signifient ces terribles querelles ? Où donc est le chevalier ?

— Ne soyez pas inquiète, ma chère Mathilde, répliqua mon maître en souriant, de l’Orge n’a rien compris ; il est trop amoureux pour s’occuper de ce qui se dit autour de lui. Il est allé fumer un cigare et sera ici dans une demi-heure.

Je compris de suite pourquoi il mentait de la sorte. Si miss Griffin se fût doutée de quelque chose, elle serait probablement venue à l’hôtel Mirabeau afin d’empêcher un duel, et nous aurions eu une scène de larmes, de cris, d’attaques de nerfs et le reste. Après l’avoir rassurée de son mieux, Cinqpoints monta dans son cabriolet et se rendit chez son ami le capitaine Bullseye, auquel il conta sans doute le désagrément qu’il venait d’avoir. En passant à l’hôtel, nous avions trouvé un mot du chevalier, qui donnait l’adresse de ses témoins.

Le surlendemain, on lisait dans Galignani’s Messenger, parmi les faits divers, un paragraphe que je demande la permission de transcrire :

« Hier matin, à six heures, une rencontre a eu lieu au bois de Boulogne entre l’Honorable H. P. C — p — ts et le chevalier de l’O — . Ce dernier avait pour témoin le colonel M — , de la garde royale ; M. C — p — ts était accompagné de son compatriote, le capitaine B-ll-e. D’après les renseignements qui nous sont parvenus, ce duel aurait eu pour motif une malheureuse discussion survenue avant-hier soir dans le salon d’une jeune veuve qui, depuis quelques mois, est un des plus brillants ornements de notre ambassade.

» L’Honorable H. P. C — p — ts étant l’insulté, avait le choix des armes ; mais il a renoncé à ce droit, et le duel a eu lieu au pistolet, bien que M. de l’O — ait la réputation d’être un des meilleurs tireurs de Paris.

» Les combattants, armés chacun de deux pistolets, ont été placés à quarante pas l’un de l’autre, avec la liberté de s’avancer jusqu’à une limite qui ne laissait plus entre eux qu’une distance de huit pas. Le chevalier a tiré presque immédiatement, et sa balle a fracassé le poignet gauche de son adversaire. Celui-ci a dû lâcher le pistolet qu’il tenait dans cette main ; mais, s’avançant de plusieurs pas, il a déchargé son autre pistolet. Le chevalier tomba atteint d’une blessure qui fait craindre pour ses jours ; la balle, ayant pénétré au-dessus de la hanche, n’a pu être retirée.

» On dit que le motif de cette fatale rencontre est un soufflet que M. de l’O — s’est hasardé à donner à l’Hon. H. P. C — p — ts. Cette circonstance explique les conditions exceptionnelles auxquelles les témoins ont cru devoir consentir.

» M. C — p — ts est dangereusement malade. Son excellent père, le Très-Honorable comte de C — bs, qui se trouve actuellement à Paris, s’est empressé de se rendre auprès de son fils et de lui prodiguer les soins les plus affectueux. Le comte n’a appris la triste nouvelle qu’hier, vers midi, tandis qu’il déjeunait avec S. Exc. lord Bobtail, notre ambassadeur. Il a failli se trouver mal ; cependant, contre l’avis des médecins, il a voulu passer la nuit au chevet du malade. »

Tout cela est parfaitement exact ; je veux dire aussi exact que peut l’être un article de journal. L’excellent père, que je soupçonne d’avoir rédigé lui-même le paragraphe en question, était arrivé chez nous assez tard dans l’après-midi.


— John, voilà une bien triste affaire, me dit-il après avoir vu son fils. Ah ! il faut beaucoup de philosophie pour supporter les épreuves de cette misérable vie ! Approchez un peu ce canapé du feu ; là, voilà qui est bien… Avez-vous quelques cigares dans la maison ? Et, à propos, faites-moi monter à goûter et une bouteille de vieux bordeaux. Je ne puis quitter mon pauvre fils avant que les médecins l’aient déclaré hors de danger.

IX
MÉTAMORPHOSE

Le chevalier ne mourut pas ; la balle sortit d’elle-même à la suite d’une fièvre et d’une inflammation violentes causées par la blessure. Il fut néanmoins retenu au lit pendant plus de six semaines et ne se rétablit que longtemps après.

Mon maître, malheureusement pour lui, n’en fut pas quitte à si bon marché. L’inflammation se déclara aussi chez lui, et pour ne pas entrer dans de vilains détails, je dirai en deux mots qu’on fut obligé de lui amputer la main gauche au poignet. Il subit l’opération avec un courage dont je ne l’aurais pas cru capable, et au bout d’un mois ou deux la plaie était cicatrisée ; mais si jamais homme a ressemblé au diable, c’est l’infortuné Cinqpoints lorsqu’il levait son bras mutilé et regardait le moignon qui lui restait à la place d’une main.

Il est vrai que cet accident ne fit que le rendre plus intéressant aux yeux de miss Griffin. Elle écrivait vingt billets par jour pour savoir de ses nouvelles, l’appelant son bien-aimé, son fidèle chevalier, son héros, son infortuné, sa victime et je ne sais quoi encore. J’ai gardé ces lettres, comme vous savez, et je vous réponds qu’aucun romancier n’a jamais rien écrit de si stupidement sentimental.

Le vieux Crabs avait établi chez nous son quartier général, et il consommait à nos frais une quantité incroyable de vin et de cigares. Je crois qu’il avait quitté sa terre natale parce que ses créanciers venaient de tout faire saisir chez lui, et il savait que, pendant sa maladie, Cinqpoints ne pouvait guère lui défendre sa porte. Milord passait toutes ses soirées chez lady Griffin, où la présence de mon maître ou celle du pauvre chevalier de l’Orge ne devait plus le gêner.

— Percy, tu ne te figures pas combien cette femme-là te hait, dit-il un jour à son fils dans un accès de franchise ; elle n’est pas encore satisfaite, je t’en préviens.

— Je n’ai pas fini avec elle non plus, dit mon maître en regardant son bras mutilé. Le ciel la confonde ! Je lui revaudrai cela un jour ou l’autre. En attendant, je suis sûr de Mathilde… Dans son propre intérêt, il faut qu’elle m’épouse.

— Dans son propre intérêt ! répéta lord Crabs en levant les sourcils. Je comprends, mon garçon… C’est un très-bon système.

— Vous voyez bien que la diablesse de belle-mère n’y peut rien ; j’aurai la fille, je serai riche ! ajouta le malade.

Milord ne répondit rien. Après avoir sifflé un petit air de fantaisie, il ne tarda pas à demander son chapeau et à s’éloigner. En regardant par la fenêtre, je le vis qui prenait le chemin de la place Vendôme.

Il n’avait rien avancé que de très-vrai en disant que lady Griffin en voulait toujours au pauvre manchot ; mais aurait-elle jamais songé au second tour qu’elle joua à ce malheureux, si quelqu’un ne lui en eût donné l’idée ? Ce quelqu’un-là n’était autre qu’un charmant vieillard que vous auriez pu rencontrer par une belle soirée d’hiver se dirigeant de l’hôtel Mirabeau à la place Vendôme, regardant d’un air moitié paterne, moitié libertin, toutes les jolies bonnes qu’il rencontrait. (En France les servantes s’appellent bonnes : je n’ai jamais pu savoir pourquoi.) Oui, rien qu’à l’allure de ce respectable vieillard, dont les traits respiraient la belle humeur et l’égoïsme, vous auriez deviné l’auteur du nouveau coup qui allait frapper mon maître. Une femme n’a jamais rien inventé d’aussi machiavélique.

Dans le chapitre où j’ai parlé de l’ignoble conduite de l’Honorable H. P. Cinqpoints envers Messieurs Dakins et Blewitt, j’ai eu l’honneur de vous présenter un inventaire des dettes de ce jeune nobleman. Vous vous rappellerez peut-être un certain chiffre de 124,075 francs représentant les billets et les lettres de change que nous ne songions pas à retirer de la circulation ? Les billets s’élevaient à 25,000 francs ; les lettres de change complétaient la somme.

Or, bien que les créanciers de mon maître ne pussent le faire arrêter en France, aucune loi ne leur défendait de vendre leurs lettres de change à un Français, qui acquérait ainsi le droit de poursuivre le débiteur fugitif. Cinqpoints, malgré ses études et ses connaissances légales, ignorait ce détail. Il croyait, comme beaucoup de ses compatriotes, qu’en disant adieu à sa patrie il pouvait également dire un long adieu aux dettes qu’il y avait contractées. C’est là une impression qui, pour être fort répandue, n’en est pas moins erronée.

Lady Griffin envoya à Londres un agent d’affaires qui ne tarda pas à s’entendre avec les propriétaires de la précieuse collection d’autographes que Cinqpoints avait laissée derrière lui, et qui revint bientôt les armes à la main.

Un beau matin, comme je causais dans la cour avec deux des femmes de chambre de l’hôtel (excellente habitude que j’avais contractée afin de me perfectionner dans la langue française), l’une d’elles me dit à l’oreille :

— Voyez donc, monsieur John, il y a dans le bureau un garde du commerce et deux recors qui demandent des nouvelles de votre maître… Aurait-il des dettes par hasard ?

— Eh ! non, ma chère ; nous ne devons pas un sou en France, répondis-je.

Tout à coup, je me rappelai nos dettes d’outre-Manche, et je devinai ce dont il s’agissait.

— Toinette, m’écriai-je, si tu tiens à mon amour, occupe-les une minute ou deux ! et lui donnant un baiser, je montai quatre à quatre chez Cinqpoints. Sa blessure était presque guérie et on lui permettait déjà les promenades en voiture.

— Monsieur, les recors sont à vos trousses ! Il faut que vous trouviez un moyen de leur échapper, lui dis-je d’une voix essoufflée.

— Les recors ? Allons donc ! Dieu merci, je ne dois rien à personne, répliqua-t-il avec un aplomb superbe.

— As-tu fini !… Et les dettes que vous avez laissées à Londres ? m’écriai-je, oubliant le respect que je lui devais. Les recors sont en bas ; ils me suivent, vous dis-je !

A peine eus-je prononcé ces paroles qu’on entendit dans l’antichambre un formidable drelin drelin din din ! Il était facile de reconnaître dans ce carillon la voix d’un huissier.

Que faire ? Plus rapide que l’éclair, j’ôte mon habit et mon grand gilet rouge ; je pose mon chapeau galonné sur la tête de monsieur et je lui fais endosser ma livrée. M’enveloppant alors dans sa robe de chambre et m’allongeant sur le canapé, je lui ordonne d’aller ouvrir. Ce changement à vue n’avait été que l’affaire d’un instant. Mon maître trouva à la porte le garde du commerce, les deux recors, Toinette et un vieux garçon d’hôtel. Toinette sourit en voyant Cinqpoints ainsi affublé et lui demanda :

— Dis donc, John, voilà des messieurs qui veulent parler à ton maître ; il est chez lui, n’est-ce pas ?

— Mais ce n’est pas… commença le garçon.

— Allons, tais-toi, vieille bête, et laisse passer le monde, interrompit ma complice.

Le garde du commerce entra dans le salon, laissant les deux recors dans l’antichambre. L’Honorable Percy Cinqpoints, qui le suivait, s’avança vers moi, et me demanda gravement en touchant mon chapeau :

— Monsieur a-t-il des ordres à me donner ? Désire-t-il toujours le cabriolet pour deux heures ?

— Non, John, répondis-je, j’ai changé d’idée ; je ne sortirai pas aujourd’hui… Mais que veut ce brave homme ?

Mon maître, laissant le brave homme se tirer d’affaire comme bon lui semblerait, s’éloigna de ce pas traînard qui distingue les grooms. Le vieux garde du commerce qui comprenait assez bien notre langue, ayant eu à coffrer beaucoup de nos compatriotes, répliqua d’un ton goguenard :

— Je crois, monsieur Cinqpoints, que vous ferez bien de rappeler votre domestique et de lui dire de faire avancer une voiture, car je me trouve dans la triste nécessité de vous arrêter au nom de la loi, à la requête du sieur Jacques-François Lebrun, de Paris, auquel ont été endossées diverses lettres de change signées par vous.

Et mon homme tira de sa poche une grosse liasse de lettres de change portant la signature de mon maître.

— Veuillez vous asseoir, lui dis-je avec une politesse extrême ; je ne m’attendais guère à ce nouveau coup qui vient me frapper ! Et tout en lui racontant comment je venais de perdre ma main gauche (qui était fourrée sous ma robe de chambre), je lui fis déployer un à un ces nombreux documents, sous prétexte d’en vérifier l’authenticité.

Enfin, au milieu de cette besogne, jugeant que mon maître avait eu le temps de monter en voiture, et ne pouvant d’ailleurs conserver mon sérieux, je partis d’un grand éclat de rire. Le garde du commerce se leva d’un bond, se doutant qu’on lui avait joué un tour.

— Holà ! à moi ! s’écria-t-il en ouvrant la porte.

Les deux recors se précipitèrent dans le salon, suivis de Toinette et du garçon.

Je me levai avec un geste plein de dignité ; puis, après avoir montré mes deux mains aux hommes de loi étonnés, j’écartai ma robe de chambre, je posai sur un fauteuil une des plus jolies jambes qu’il soit possible de voir, et je désignai à leur attention une paire de culottes jaunes, insigne de mes honorables fonctions.

Toinette et son camarade, qui savaient apprécier une bonne plaisanterie, joignirent leurs rires aux miens dans un long et bruyant concert. Quant au vieux Grippart, le garde du commerce, je crus qu’il allait se trouver mal. On sait que les huissiers, les gardes du commerce et les recors, viennent rarement au monde avec une physionomie réjouissante ; mais jamais aucun de ces aimables fonctionnaires n’a eu une mine aussi piteuse que le représentant du sieur Jacques-François Lebrun, de Paris.

J’entendis le bruit d’un cabriolet qui passait sous la porte cochère. Je ne m’étais pas dévoué en vain : j’avais sauvé mon maître !

X
GRIPPART PREND SA REVANCHE

Le récit de mes relations avec Cinqpoints touche à sa fin. Je ne devais pas rester longtemps chez lui après le signalé service qu’on m’a vu lui rendre dans le dernier chapitre.

Outre la satisfaction d’un devoir rempli, mon dévouement me valut la robe de chambre que j’avais portée, plus deux ou trois louis trouvés dans une des poches de ce vêtement. Par malheur, je suis forcé de convenir que ma bonne action ne profita pas beaucoup à mon maître. Il avait conservé sa liberté, c’est vrai ; mais il n’osait guère se montrer en public, sachant qu’un manchot est plus reconnaissable qu’un autre homme, et que les recors parisiens sont de fins limiers.

Mon maître, du reste, ne pouvait guère songer à quitter Paris : lui absent, que fût devenue sa fiancée, son héritière bossue ? Il la connaissait trop bien pour vouloir la perdre longtemps de vue. Le cœur de la demoiselle avait déjà brûlé une douzaine de fois, rien ne garantissait qu’il ne prendrait pas feu une treizième. L’Honorable Percy Cinqpoints avait trop vécu pour ne pas savoir combien il faut de soins pour entretenir la constance dans une âme aussi impressionnable que celle de Mlle Mathilde Griffin.

Quel parti prendre ? Il ne tenait nullement à se ruiner en payant ses dettes ; il ne voulait pas non plus abandonner l’objet de ses affections. Force lui fut donc de se tenir caché tout le jour, de se déguiser, de ne sortir que le soir, comme font les hiboux et les chauves-souris. Le code français… (je voudrais que la même coutume existât chez nous)… ne permet pas d’arrêter un créancier après le coucher du soleil. On ne peut pas non plus l’appréhender dans un jardin royal. Les Tuileries, le Palais-Royal, le Luxembourg, par exemple, sont des lieux sacrés interdits aux chiens et aux recors. Des sentinelles vigilantes, posées à chaque grille, ont pour consigne de repousser à la pointe de la baïonnette tous les animaux de cette espèce qui se présentent. Mon maître donnait donc ses rendez-vous sur la grande terrasse des Tuileries.

Il faut avouer que Cinqpoints se trouvait dans une position peu confortable, obligé de se cacher et d’inventer mille mensonges en réponse aux mille questions de sa belle étonnée. Il lui fallait parler de ses cinquante mille francs de rente, et se montrer aussi gai qu’un homme qui n’est pas sous le coup d’une contrainte par corps. L’heure des hésitations était passée, et il fallait se résigner à épouser Mathilde dans le plus bref délai.

Il écrivait à sa belle presque autant de billets que celle-ci lui en adressait autrefois ; il s’impatientait de toutes ces lenteurs, de toutes ces cérémonies, de tous ces retards ; il parlait des joies de l’hyménée, des misères de l’absence, de la folie qu’il y avait à attendre le consentement d’une belle-mère, pour ne pas dire d’une marâtre. Mathilde, ajoutait-il, était majeure, et, par conséquent, libre de ses actions ; elle avait donc fait tout ce que les convenances exigeaient en daignant solliciter l’aveu de lady Griffin.

Les choses en restèrent là pendant quelque temps sans avancer ni reculer d’un pas. Ce qu’il y avait de plus curieux dans tout cela, c’est que si Cinqpoints demeurait impénétrable au sujet de ses déguisements et de son antipathie pour les promenades au grand jour, Mlle Griffin n’était pas moins mystérieuse lorsqu’on lui demandait pourquoi elle s’obstinait à attendre le consentement de sa belle-mère. Nos amoureux avaient beau s’interroger, les questions ne provoquaient jamais que des réponses évasives.

Enfin, en réponse à une épître désespérée, Cinqpoints enchanté reçut le billet suivant :

« Mon bien-aimé, vous dites que vous êtes prêt à habiter une chaumière pourvu que j’y sois à vos côtés ; nous n’en serons pas réduits là, heureusement ! La tristesse vous accable, notre union sans cesse différée vous met au désespoir. Croyez-vous donc, mon bien-aimé, que j’en souffre moins que vous ? Mon Percy me supplie encore de ne plus tenir aucun compte du refus de lady Griffin. Eh bien, je ne résiste plus à ses prières ! J’ai voulu tout tenter pour me concilier une belle-mère dénaturée. Mon respect pour la mémoire de mon père me le commandait, et il me semble que la prudence nous conseillait aussi de ne pas agir sans son aveu.

» Cependant la patience humaine a des bornes, et, d’ailleurs, nous n’avons pas besoin de compter sur lady Griffin. Nous serons assez riches sans avoir recours à elle, dites-vous. Je reconnais bien là le noble cœur de mon Percy !

» Qu’il soit donc fait comme vous le voulez. Il y a si longtemps que la pauvre Mathilde vous a donné son cœur, qu’elle ne peut guère aujourd’hui vous refuser sa main. Fixez le jour et l’heure, et je n’hésiterai plus ; j’irai chercher dans vos bras un refuge contre les tracasseries, les ennuis auxquels je suis en butte sous le toit de ma belle-mère.

» Mathilde.

» P.-S. Si vous saviez, mon Percy, quel noble rôle votre bon père a joué dans toute cette affaire ! Il a fait tous ses efforts pour vaincre l’obstination de lady Griffin. S’il n’a pas réussi, c’est que personne ne réussira. Je vous envoie un billet qu’elle lui a adressé. Nous en rirons bientôt, n’est-ce pas ? »

Ce billet contenait la lettre suivante, adressée au Très-Honorable comte de Crabs :

« Milord,

» En réponse à la demande que vous m’avez faite de la main de miss Griffin pour votre fils, je ne puis que vous répéter ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire de vive voix. Je crois qu’une union avec une personne du caractère de l’Honorable Percy Cinqpoints serait loin de contribuer au bonheur de Mathilde. Je refuse donc mon consentement. Je vous prie de communiquer à M. Cinqpoints la résolution que j’ai prise, et de vouloir bien vous abstenir désormais d’un sujet de conversation qui, vous ne l’ignorez pas, ne saurait m’être agréable.

» Agréez, je vous prie, etc.

» L. E. Griffin. »

— Bah ! je me moque bien de ses refus ! s’écria mon maître. Je ne comprends pas que cette sotte de Mathilde s’en soit préoccupée.

Cependant il comprenait assez bien, ou croyait comprendre le motif intéressé qui faisait agir lord Crabs. Ces démarches aussi obligeantes qu’officieuses lui semblaient fort naturelles de la part d’un père qui, voyant son fils sur le point d’épouser une riche héritière, espérait lever une prime sur les bénéfices de l’affaire. Dans sa reconnaissance, il adressa à l’auteur de ses jours les lignes suivantes, auxquelles il joignit une lettre passionnée pour Mathilde :

« Merci, mon cher père, de ne m’avoir pas abandonné au milieu de mes embarras. Je n’en attendais pas moins de votre tendresse. Vous connaissez ma position et vous devinerez facilement la double cause de mes inquiétudes. Mon mariage avec ma douce Mathilde va me rendre le plus heureux des hommes. La chère fille y consent et se décide enfin à résister aux ordres de lady Griffin. A vrai dire, je m’étonne qu’elle ait jamais tenu aucun compte des volontés d’une marâtre tyrannique. Mettez le comble à votre obligeance en vous chargeant de faire tous les préparatifs nécessaires pour hâter cette union tant désirée. Trouvez-nous un ministre, etc., etc. Les deux époux sont majeurs, vous le savez, de façon que le consentement d’un tuteur est inutile.

» Votre affectionné,

» Percy Cinqpoints.

» P.-S. Combien je regrette mon refus d’il y a quelques semaines ! Les choses ont bien changé depuis, et changeront davantage sous peu. »

Je savais ce que cela voulait dire. Cinqpoints annonçait à son père qu’il lui donnerait de l’argent après le mariage ; mais comme la lettre pouvait tomber entre les mains de la future, il était inutile de s’exprimer d’une façon trop explicite.

Je portai donc ces deux lettres et j’eus la précaution de les lire en route afin de m’assurer qu’on ne s’était pas trompé d’adresse. Lord Crabs se trouvait avec miss Griffin dans le salon de la place Vendôme, de façon que je fis d’une pierre deux coups en remettant simultanément les deux épîtres. La demoiselle dévora la sienne avec un roulement d’yeux impossible à décrire ; puis elle baisa le papier et le pressa contre son cœur. Milord reçut les remercîments de son fils avec beaucoup plus de sang-froid. Il me pria d’aller attendre la réponse dans l’antichambre, et se mit à causer avec Mathilde.

Après une consultation qui dura assez longtemps, lord Crabs vint me rejoindre et me remit une carte sur laquelle il n’y avait que ces mots :

Demain, midi, à l’ambassade.

— Remettez cela à mon fils, me dit-il, et recommandez-lui d’être exact.

Le temps d’embrasser les femmes de chambre et de raconter à mes camarades les affaires de mon maître en buvant un verre de xérès, et je me remis en route. Cinqpoints eut l’air fort satisfait en recevant la carte et le message paternels. Cependant il ne parut pas heureux ; mais un jeune homme est rarement gai la veille de son mariage, surtout lorsqu’il épouse une bossue.

Au moment de dire adieu à la vie de garçon, Cinqpoints fit ce que l’on devrait toujours faire en pareille circonstance : il rédigea son testament. Ensuite il écrivit à ses créanciers pour leur annoncer qu’il comptait leur payer jusqu’au dernier sou après son mariage. Avant ce mariage, ils devaient bien le savoir, la chose était impossible ; il les priait donc poliment de le laisser tranquille pendant un mois ou six semaines.

Pour être juste, je dois avouer qu’il paraissait disposé à se conduire en honnête homme, dès que cela ne le gênerait en rien. Il y a de par le monde une foule de gens très-respectables, dont la vertu négative ne tient qu’à l’absence de toute espèce de tentation.

— John, me dit ton maître, en me remettant une dizaine de louis, acceptez ce faible témoignage de ma reconnaissance, et merci d’avoir donné le change aux recors. Désormais, vous ne porterez plus la livrée ; je triple vos gages, et vous nomme mon valet de chambre.

Son valet de chambre ! Peut-être son intendant ! Enfin, pensai-je, me voilà en bon chemin. Valet de chambre de deux cent mille francs de rente ! Rien à faire du matin au soir, si ce n’est de coiffer ou raser Monsieur, lire ses lettres, laisser pousser mes favoris et m’habiller comme un ministre qui serait toujours prêt à aller dîner en ville. Une chemise blanche par jour et un laquais pour cirer mes bottes ! Je sais mieux que personne ce que c’est qu’un valet de chambre de bonne maison, et je puis affirmer qu’en général il est plus heureux, plus paresseux, aussi élégant que son maître. Il a presque autant d’argent à dépenser, car il a affaire à des gens qui s’obstinent à oublier leur monnaie dans les poches de leur gilet. Il a autant de succès auprès des dames, mange d’aussi bons dîners et boit d’aussi bons vins, pour peu qu’il ait l’esprit de se mettre bien avec le maître d’hôtel. Mais, hélas ! oublions ces châteaux en Espagne ; il était écrit que mon rêve ne devait pas se réaliser.

Le jour où l’on doit être pendu et celui où l’on est condamné à se marier arrivent toujours trop vite au gré de nos désirs. L’aurore ne tarda pas à éclairer l’heureuse matinée qui devait couronner la flamme de l’Honorable H. P. Cinqpoints. Il avait demandé l’hospitalité à son ami le capitaine Bullseye, et comme il n’osait envoyer chercher les effets restés à l’hôtel Mirabeau, crainte de mettre les recors sur la piste, sa garde-robe n’était pas des mieux montées. Ses jolis nécessaires, ses chemises de fine batiste, ses toilettes du matin, son admirable collection d’habits dus au ciseau de Staub ou de Stulz, son beau musée de chaussures vernies, tout cela manquait à l’appel. En attendant qu’il pût les réclamer, il s’était contenté de commander deux costumes complets à un tailleur sans renom du voisinage, et de faire acheter une quantité de linge suffisante.

Le jour de la noce, il revêtit l’habit bleu, confectionné par ledit artiste, et je lui demandai, par pure curiosité, s’il aurait encore besoin de la redingote sortie des mêmes ateliers. Comme il était d’assez bonne humeur, malgré l’approche de l’heure fatale, il me répondit :

— Eh ! non ; tu peux la garder et t’en aller au diable avec !

A onze heures et demie, je sortis pour examiner s’il ne rôdait pas aux alentours quelque visage suspect. J’ai un talent merveilleux pour flairer les recors ; je les sens avant qu’ils aient tourné le coin de la rue où ils vont se montrer. Je ne vis rien qui dût m’inspirer la moindre crainte. Enfin un remise aux dehors modestes s’arrêta devant notre porte ; mon maître s’y installa, et le voilà parti pour le lieu du supplice. Je n’avais pas voulu monter sur le siége, car j’étais connu, et ma présence à l’extérieur du véhicule eût révélé celle de Cinqpoints à l’intérieur. Prenant des rues de traverse, je me dirigeai en courant vers le bas du faubourg Saint-Honoré, où habite Son Excellence l’ambassadeur d’Angleterre, chez qui tout bon sujet anglais prenant femme à Paris est tenu de se marier.

Il existait à cette époque, à côté de l’ambassade, un autre hôtel dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin. Le remise s’arrêta un instant en face de cet établissement, afin de laisser passer un équipage qui entra dans la cour de lord Bobtail, où il déposa deux dames de notre connaissance ; la première paraissait bossue et la seconde n’était autre que la fidèle Kicksey, qui de confidente passait demoiselle d’honneur.

Or, lorsque le remise s’était arrêté, je ne me trouvais plus qu’à quelques mètres de l’ambassade. Notre imbécile de cocher, qui n’avait pas compris qu’il devait entrer dans la cour, descendait pour ouvrir ; je m’avançais pour le faire remonter, lorsque tout à coup deux gaillards, s’élançant du cabaret en question, se placent entre la voiture et l’ambassade, tandis que deux autres individus, non moins laids que leurs camarades et sortis de je ne sais où, se présentent à l’autre portière.

— Monsieur Cinqpoints, dit l’un de ces derniers, je vous arrête au nom de la loi !

Mon maître s’élança vers l’autre portière, comme s’il eût été mordu par une vipère. Au moment de sauter dehors, il s’aperçut qu’on lui avait également coupé la retraite de ce côté. Il abaissa alors la glace de devant et cria d’une voix désespérée :

— Au galop, cocher ! au galop !

Mais le cocher n’était plus sur son siége, et d’ailleurs il se serait bien gardé d’obéir à cet ordre. Bref, au moment où j’atteignais le remise, deux recors y prenaient place à côté de Cinqpoints. Je vis que la partie était perdue, et, n’écoutant que mon devoir, je montai tristement derrière la voiture.

— Tiens, dit un des gardes du commerce, c’est le drôle qui nous a si bien joués l’autre matin. Rira bien qui rira le dernier.

Je l’avais reconnu aussi, mais j’étais trop abattu pour sourire ou pour lui répondre d’une façon convenable.

— Où allons-nous, mon bourgeois ? demanda le cocher.

Une voix sinistre, partie du fond de la voiture, cria :

— Rue de Clichy, à la prison pour dettes !

....... .......... ...

Peut-être devrais-je entrer ici dans quelques détails sur les us et coutumes des habitants de cette célèbre prison ; mais j’hésite devant une pareille tâche, d’abord, parce que l’admirable Boz[9], dans son amusante biographie du sieur Pickwick, nous a donné une si excellente description d’une prison pour dettes, que je crains d’entrer en lice avec lui ; ensuite, parce que je restai fort peu de temps dans l’hôtel de la rue de Clichy, ne voulant pas gaspiller les belles années de ma jeunesse dans un pareil séjour.

[9] Pseudonyme sous lequel Charles Dickens a commencé à se faire connaître.

(Note du traducteur.)

On devine que la première commission dont me chargea mon maître fut de porter quelques mots de consolation à sa future éplorée. La pauvre fille était dans un état de désolation facile à comprendre : elle avait attendu à l’ambassade jusqu’à deux heures et demie, espérant voir arriver son fiancé d’une minute à l’autre. Enfin, après avoir patienté et patienté, se trouvant encore dans la triste position d’Anne, ma sœur Anne, qui ne voit rien venir, elle avait fini par s’en retourner chez elle.

Cinqpoints, ne pouvant cacher le fait de son arrestation, avoua sans hésiter le malheur qui venait de lui arriver. Il inventa quelque gros mensonge à propos de la trahison d’un ami, ou d’un faux pendable dont il était victime. Du reste, il pouvait raconter ce qu’il voulait à miss Griffin ; s’il lui avait écrit que l’homme dans la lune l’avait trahi, elle n’aurait pas manqué de le croire.

Lady Griffin ne se montrait plus lors de mes visites. Elle se tenait dans son salon, tandis que Mathilde recevait dans le sien. Elles ne dînaient pas même ensemble, ayant reconnu que cette façon de vivre était le seul moyen d’empêcher les querelles. Mais lord Crabs voyait les deux dames, remplissant, avec sa grâce et sa bonté habituelles, un rôle de conciliateur d’autant plus ingrat qu’il était loin d’obtenir le résultat désiré. Il arriva chez miss Griffin, au moment où celle-ci pleurait à chaudes larmes au récit des infortunes de Cinqpoints. Elle venait de me demander si on n’avait pas plongé son futur dans un cachot noir, infect et humide, meublé d’une simple botte de paille ; s’il n’était pas exposé aux brutalités d’un geôlier barbare, armé d’un trousseau de grosses clefs et coiffé d’un bonnet de fourrure ; si on lui donnait à manger autre chose que du pain noir ; s’il ne risquait pas d’être dévoré par les rats, et cent autres questions non moins ridicules. Les prisons qu’elle avait vues dans les romans étant toutes montées sur ce pied-là, elle ne se figurait guère un établissement de ce genre où l’on pût recevoir ses amis, boire du vin de Champagne et jouer aux quilles avec ses compagnons de captivité.

— Milord, milord ! s’écria-t-elle, vous avez appris la fatale nouvelle ?

— Ma chère Mathilde, votre trouble m’effraye !… De quoi s’agit-il ?… Parlez au nom du ciel !… Se pourrait-il que ?… Oui… Non… C’est impossible !… Un autre duel… Ah ! les pressentiments d’un père ne sauraient le tromper : il est arrivé un nouveau malheur à mon fils !… Parlez, John, je suis préparé à tout !

Ce gaillard-là était né pour jouer les pères nobles ; il avait des larmes dans les yeux et dans la voix. Moi qui le connaissais, j’avais presque envie de le consoler.

— Milord, répondis-je, le mal n’est pas si grand que vous paraissez le croire. Votre fils est à Clichy. On l’a arrêté ce matin, voilà tout.

— En prison ! Percy arrêté ? Le pauvre garçon ! Et pour quelle somme ? Nommez-la, que je coure le délivrer.

— Milord sera heureux d’apprendre qu’il ne s’agit que d’une bagatelle d’une centaine de mille francs environ.

— Cent mille francs !… Malédiction ! s’écria lord Crabs en joignant les mains et en levant les yeux au ciel… En ce moment, je n’ai pas même le dixième de cette somme à ma disposition !… Chère Mathilde, comment le tirer d’embarras ?

— Hélas ! milord, je n’ai ici que trois guinées ; vous savez que lady Griffin…

— Oui, oui, ma chère enfant, je sais tout cela, interrompit le comte ; mais ne vous désespérez pas. Percy doit être en état de payer cette misère, et s’il vous aime véritablement, il n’hésitera pas à sortir de prison pour vous épouser.

Croyant qu’il faisait allusion à l’argent du jeune Dakins, que nous avions à peine entamé, je ne fis aucune observation ; néanmoins je m’étonnais que miss Griffin, avec sa fortune, n’eût que trois guinées à sa disposition. A cette époque, j’étais assez naïf pour me figurer que les gens riches avaient toujours une centaine de mille francs dans leur poche.

Je rapportai au prisonnier une lettre pleine de tendresse et de dévouement. Je lui racontai tout ce qui s’était passé. Il parut fort peu touché des intentions généreuses de lord Crabs. Je n’oubliai pas non plus de lui dire combien il me semblait étrange que Mathilde n’eût que trois guinées sur elle.

— Bast ! fit mon maître en m’interrompant au milieu de cette judicieuse remarque. Les paroles et la conduite de son père semblaient le préoccuper bien davantage. Après avoir fait en silence quelques tours dans le parloir, il s’arrêta brusquement et me demanda :

— John, avez-vous observé ?… Est-ce que Mathilde… je veux dire : est-ce que mon père vous a paru très-empressé auprès de Mlle Griffin ?

— Comment l’entendez-vous, monsieur ?

(J’aime assez à forcer les gens à mettre les points sur les i.)

— Lord Crabs avait-il l’air de faire la cour à miss Mathilde ? reprit Cinqpoints.

— Mais oui… Il la cajolait et faisait de son mieux pour la consoler.

— Répondez franchement : miss Griffin, de son côté, paraissait-elle flattée des attentions de milord ?

— Très-flattée, monsieur.

— Comment milord la nommait-il ? Disait-il mademoiselle ou ma chère demoiselle ?

— Il ne disait ni l’un ni l’autre ; il l’appelait sa chère fille, sa bonne petite, sa chère Mathilde.

— Lui a-t-il pris la main ?

— Oui, et même…

— Eh bien ! achève donc !

— Il l’a embrassée en lui disant de ne pas se désoler de ce qui venait de vous arriver. Il a répété que vous aviez certainement de quoi payer vos dettes, et que si vous restiez en prison, c’est que vous ne teniez guère à vous marier.

— J’y vois clair maintenant ! s’écria Percy en fermant le poing… Il cherche à m’enlever ma dernière espérance ! Il voudrait l’épouser lui-même !

Après avoir lâché une douzaine de jurons que je n’aurai pas la hardiesse de répéter ici, il se calma un peu et parut réfléchir.

Quant aux intentions présumées de lord Crabs, je partageais l’avis du prisonnier. En voyant ce digne vieillard établir des relations si tendres et si suivies avec Mmes Griffin, je m’étais bien douté qu’il nourrissait quelque projet matrimonial. D’ailleurs, si j’avais été assez myope pour ne pas m’en apercevoir, les confidences de mes camarades auraient suffi pour m’ouvrir les yeux.

Cinqpoints était trop intelligent pour ne pas deviner qu’à moins d’épouser miss Griffin dans le plus bref délai, il courait risque de se voir remplacer. Tout s’expliquait ; son père voulait l’écarter afin de se mettre sur les rangs. L’achat des lettres de change, la visite de maître Grippart, le rendez-vous fixé pour midi, les recors qui se trouvent là à point nommé, tout cela était l’œuvre de lord Crabs. Peut-être même ce maudit duel avec de l’Orge… Mais non, un père ne frappe pas de pareils coups. Une femme, une faible femme, peut seule songer à assassiner les gens par derrière ; comme il ne lui est pas permis d’attaquer ses ennemis en face, on aurait mauvaise grâce à lui reprocher les armes déloyales dont elle apprend à se servir dès son enfance.

Dans tous les cas, le vieux Crabs cherchait encore à nous jouer quelque vilain tour, cela sautait aux yeux. Grâce à mon admirable présence d’esprit, Cinqpoints avait échappé à un premier piége ; mais il était tombé dans le second. Or, il savait son père trop bon enfant pour faire du mal à qui que ce fût pour le simple plaisir de commettre une mauvaise action. Milord était arrivé à ce degré de perfection qu’il méprisait souverainement les injures, et ne songeait à se venger que lorsque la vengeance devait lui rapporter quelque chose. Ergo, s’il tenait à empêcher le mariage de son fils, c’est qu’il voulait épouser l’héritière pour son propre compte.

Mon maître n’eut pas besoin de me communiquer les raisonnements au moyen desquels il arriva à cette dernière conclusion, car je le connaissais trop bien pour ne pas lire dans sa pensée. Je vis qu’il regrettait plus que jamais d’avoir refusé de négocier un emprunt avec l’auteur de ses jours.

Pauvre diable ! il croyait avoir deviné juste, il se figurait que son père laissait voir comme cela les cartes qu’il allait jouer ! Moi aussi, je tombai dans cette grossière méprise ; mais nous nous trompions tous les deux, ainsi qu’on le verra bientôt.

Raisonnant comme nous le faisions, la logique nous commandait d’épouser au plus vite, coûte que coûte, la charmante Mathilde. Je dis coûte que coûte, car pour sortir de prison, il fallait payer nos dettes, et nos dettes payées, il ne nous resterait que fort peu de chose.

Mais qu’est-ce qu’un pareil enjeu pour un joueur de profession, lorsqu’il s’agit de pourrir en prison ou de gagner deux cent cinquante mille francs de rente ? Voyant qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, Cinqpoints se décida à risquer son va-tout, et écrivit à miss Griffin la lettre que voici :

« Ma Mathilde adorée,

» Votre lettre a été une bien grande consolation pour le pauvre prisonnier, qui avait espéré que cette nuit serait le plus beau jour de sa vie et qui se voit condamné à la passer dans un cachot ! Vous savez de quelle infâme trahison je suis victime. Perdre un peu d’argent n’est rien, mais se voir tromper par un ami ! Qu’importent quelques écus, après tout ; qu’importe même l’amitié trahie, si votre amour me reste ! Comme vous le dites, nous serons assez riches malgré ce contre-temps. Et qu’est-ce que cinq mille livres à côté des tourments de l’absence ? Je serais un monstre, si j’hésitais à faire un si léger sacrifice pour me rapprocher de celle qui m’a donné son cœur ; car je ne l’ai pas perdu, n’est-ce pas, ce cœur dont la possession me rend plus fier que toutes les richesses du monde ? Je suis trop heureux de pouvoir vous donner une si faible preuve de désintéressement et d’amour. Dites-moi que vous acceptez ce sacrifice, et demain vous verrez tomber ces odieuses chaînes qui me retiennent loin de vous ; demain je serai libre, ou du moins je ne porterai d’autres liens que ceux qui m’enchaîneront à jamais à vos pieds. Mon adorable Mathilde, ma fiancée, écris-moi avant la fin du jour ; je ne saurais goûter un seul instant de repos avant d’avoir reçu ta réponse et je languis en l’attendant.

» H. P. C. »

Ayant donné une dernière couche de vernis à cette tendre élucubration, dont il fit plusieurs brouillons, Cinqpoints me la confia en me disant de la remettre à miss Mathilde en personne. Je me rendis place Vendôme. Mlle Griffin était seule dans son appartement. Je me fis annoncer et je lui donnai la lettre de son adorateur. Elle la parcourut avec une émotion bien naturelle. Je n’ai compté ni ses larmes ni ses soupirs ; mais il y en avait certainement assez pour remplir le petit bassin des Tuileries et gonfler un ballon d’une dimension raisonnable. Après avoir achevé cette lecture, elle me prit la main et me demanda :

— Oh ! John, il est donc bien misérable ?

— Oh ! oui, miss ! répondis-je, aussi misérable qu’il est possible de l’être.

Mathilde courut à son buvard et rédigea tout d’une haleine la réponse suivante :

« Que mon pauvre rossignol cesse de se désoler. J’accepte son sacrifice. Il peut déployer les ailes, briser les barreaux de sa cage, regagner son nid et chanter dans les bras de sa fidèle compagne ! Mon bien-aimé me trouvera demain au même endroit, à la même heure. Alors, alors ! la mort seule pourra nous désunir !

» M. G. »

Ce style-là est le résultat inévitable d’une étude trop assidue des romans de cabinets de lecture. Combien j’aime mieux la naïve originalité du mien ! Je suis les inspirations de mon cœur, je dis simplement ce que je pense ou ce que j’ai vu, et je sais intéresser sans phrases ampoulées. J’abhorre tout ce qui sent l’artifice ou l’affectation… Mais revenons à nos moutons, c’est-à-dire à ce vénérable bélier de lord Crabs, et à ce tendre agneau, miss Mathilde.

Cette dernière venait de cacheter sa lettre, et j’allais, d’après les ordres de mon maître, lui dire :

— Mademoiselle, l’Honorable Percy Cinqpoints vous prie instamment de ne parler à personne de la cérémonie qui doit avoir lieu demain, lorsque le père du futur se présenta. Miss Griffin s’empressa de lui sauter au cou, tandis que je me retirais discrètement au fond de la chambre.

— Lisez, mon cher lord, lisez et ne doutez plus des nobles sentiments qui animent votre… je devrais dire notre Percy.

Lord Crabs prit la lettre, la parcourut (cette lecture semblait l’amuser infiniment) et la rendit en disant, à ma grande stupéfaction :

— En effet, mon fils vous donne là une preuve très-sérieuse de son attachement ; et ma foi, si vous voulez absolument vous marier sans le consentement de votre belle-mère et subir les conséquences de cet acte d’insubordination, personne n’a le droit de vous en empêcher.

— Les conséquences ! Fi donc, milord ! Qu’importe à deux cœurs comme les nôtres un peu d’argent de plus ou de moins ?

— L’amour est une très-jolie chose, ma chère enfant ; mais c’est une valeur qui n’est pas cotée à la Bourse… Le trois pour cent vaut mieux.

— N’aurons-nous pas une fortune suffisante sans recourir à lady Griffin ?

Milord haussa les épaules en disant :

— Soit, ma chère petite ; puisque vous êtes décidée à vous contenter de si peu, je n’ai, pour ma part, aucun motif pour m’opposer à l’union de deux êtres aussi désintéressés.

Ainsi se termina cette conversation. Miss Griffin se retira en levant les mains et les yeux vers le plafond, c’est-à-dire vers le ciel. Elle n’eut pas plutôt disparu que milord se mit à trotter de long en large dans la chambre, les mains dans les poches, le visage éclairé par une joie diabolique et chantant sur un air connu ces paroles incohérentes :

Monsieur Malbrouck est mort
Tradéri déra ! tradéri, déri, déra !

J’étais abasourdi, comme vous devez bien le penser. Lord Crabs ne voulait donc pas épouser miss Griffin ? Il laissait à son fils cette intéressante bossue ? Elle n’avait donc pas la for…!

Je me livrais à ces réflexions, le corps droit et immobile, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés. Milord fredonnait son dernier déri déra au moment où j’arrivais à la syllabe for de mon monologue. Nous en étions là, dis-je, lorsqu’une rencontre inattendue interrompit nos méditations respectives. Lord Crabs, au milieu de cette promenade, où il exhalait le trop-plein de sa joie triomphante, vint tout à coup se heurter contre moi, me renvoyant vers la cheminée, tandis que le contre-coup le faisait reculer dans une direction opposée. Il fallut plusieurs minutes pour rétablir l’équilibre dans nos idées et dans nos personnes.

— Comment, tu étais là, animal ! s’écria enfin milord.

— Milord est bien bon de faire attention à moi… Il y a une demi-heure que je suis là.

Il vit que rien n’échappait à mon œil de lynx, que je comprenais parfaitement le motif de son étrange hilarité. Après avoir sifflé quelques notes (c’était sa manière d’exprimer l’émotion), il fit deux ou trois tours de salon, puis s’arrêta en face de moi en disant :

— John, il faut que ce mariage ait lieu demain.

— Vraiment, milord ? J’avoue, pour ma part, qu’une pareille union ne me paraît pas absolument indispensable.

— Raisonnons un peu, mon garçon… Si le mariage n’a pas lieu, qu’y gagnez-vous ?

Cette question me donna à réfléchir. En effet, si le mariage ne se faisait pas, je perdais ma place. Cinqpoints avait juste de quoi payer ses dettes, et il n’entrait aucunement dans mes idées de servir un prisonnier ou un mendiant.

— Bon, je vois que mon premier argument vous a frappé. Maintenant, en voici un autre encore plus facile à saisir, continua milord en tirant de son portefeuille un beau billet de vingt livres sterling dont la blancheur éclatante était bien faite pour me fasciner. Si, demain, mon fils et miss Griffin sont unis dans les liens de l’hyménée, ceci t’appartiendra ; en outre, je te prendrai à mon service et je doublerai tes gages.

Il n’y avait pas moyen de résister à des raisonnements de cette force :

— Milord, m’écriai-je en posant la main sur mon cœur, donnez-moi des garanties, et mon dévouement vous est acquis.

Le vieux comte daigna sourire et me frapper sur l’épaule d’une façon encourageante :

— Très-bien, très-bien, mon garçon, cela promet. Vous ferez votre chemin. Et replaçant dans son portefeuille le premier billet, il en tira un autre de dix livres : — Voici la meilleure des garanties : une moitié d’avance, le reste après le mariage.

Ma main trembla en recevant ce chiffon de papier, qui représentait une somme plus forte que tout ce que j’avais jamais possédé ; j’y jetai les yeux : c’était bien un billet de dix livres, un mandat sur la banque d’Angleterre à l’ordre de Lady Leonora Emilia Griffin et endossé par elle. La vue de cette signature fut une révélation pour moi, et j’aime à croire, cher lecteur, qu’elle te met également sur la voie.

— Rappelez-vous, ajouta lord Crabs, qu’à partir d’aujourd’hui vous êtes à mon service.

— Milord m’accable de ses bontés, mais il n’aura pas fait un ingrat.

— La peste t’étouffe, maraud !… Tâchez de faire votre devoir, c’est-à-dire de vous taire, ou vous aurez de mes nouvelles !

C’est ainsi que je quittai le service de l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints pour entrer à celui du Très-Honorable comte de Crabs.

Je regagnai la prison pour dettes. En songeant aux escroqueries de mon maître, à ses dettes, à ses criminelles prodigalités, à son odieux égoïsme, je n’éprouvai plus pour lui qu’un profond mépris. Un cœur généreux pouvait-il ressentir la moindre pitié pour ce vil chevalier d’industrie, qui, non content d’enlever au malheureux Dakins ses moyens d’existence, avait indignement volé ce pauvre Richard Blewitt, et qui ne rougissait pas de prendre pour femme une créature aussi difforme que miss Griffin ? Dans ma noble indignation, je résolus de ne pas dire un mot des rapports tout personnels qui venaient de s’établir entre moi et lord Crabs, que je regardais déjà comme mon maître.

Je lui remis respectueusement le tricorne de miss Griffin ; il parcourut cette fade épître avec une satisfaction qui augmenta mon dégoût ; puis, se tournant vers moi, il me demanda :

— Personne ne vous a vu remettre mon billet ?

— Pas même une mouche, répondis-je, parodiant le mot d’un ancien, qui faisait allusion à un divertissement impérial que miss Griffin imitait sans le vouloir et même sans le savoir.

— Vous êtes sûr que mon père n’était pas là quand on vous a donné la réponse ?

— Sur l’honneur, il n’y était pas.

Pour rien au monde je ne me serais abaissé à mentir : lord Crabs, on le sait, n’était arrivé qu’après la remise du tricorne en question.

— C’est bon, c’est bon ; il s’agit bien de votre honneur ! fit Cinqpoints. Brossez mon chapeau et faites avancer un fiacre.

J’exécutai la commission avec ma promptitude habituelle. A mon retour, je trouvai mon maître au greffe, où l’employé de service consultait un grand registre.

— Oui, milord, disait ce fonctionnaire, la dette s’élève à quatre-vingt-dix-huit mille sept cents francs, ajoutons les frais de poursuite, d’arrestation et les intérêts, nous aurons un total de cent mille francs moins treize.

Cinqpoints tira d’un air majestueux un petit carnet où il prit une liasse de billets de banque.

— Ce sont là des valeurs étrangères, mais je présume, monsieur le greffier, que vous les connaissez ?

Celui-ci s’adressa au vieux Salomon, changeur juif, qui avait deux ou trois clients à Clichy et se trouvait là pour affaire.

— Les pillets sont pons, dit ce fin connaisseur ; che les brendrai pour cent un mille deux cents francs, au change du chour, si fous foulez.

— Cela suffit ; je les accepte pour cette somme, milord ; je vais vous remettre la différence et faire lever votre écrou.

Aussitôt dit, aussitôt fait ; les portes de l’horrible geôle s’ouvrirent devant nous. Cinqpoints put respirer à pleins poumons l’air de la liberté. Il était libre, libre d’épouser sa bien-aimée. Néanmoins, il avait toujours l’air pâle et abattu. Pour sortir de prison, il venait de risquer son va-tout ; il ne lui restait guère plus de douze cents francs pour continuer son commerce.

Bah ! qui ne risque rien n’a rien, dit la sagesse des nations. L’Honorable Percy Cinqpoints finit par être du même avis que le proverbe optimiste. Il commença par s’en retourner à l’hôtel Mirabeau, où il retint un appartement plus beau que celui qu’il y avait occupé précédemment.

Je ne tardai pas à raconter à Toinette et aux autres gens de la maison la belle conduite de mon maître, la noble insouciance avec laquelle il avait déboursé cent mille francs plutôt que de languir un jour de plus loin de sa fiancée. Mes louanges produisirent un tel effet et nous valurent une si grande réputation, que l’hôtesse s’empressa de faire payer à mon généreux maître le double de ce qu’elle lui aurait demandé une heure auparavant.

Après avoir retenu l’appartement en question, Cinqpoints commanda une berline à quatre chevaux pour le lendemain, midi. Ces préliminaires terminés, il se rendit au fameux Rocher de Cancale, cabaret fort à la mode à cette époque, où il dîna de très-bon appétit, — ce qui vous étonnera médiocrement, lorsque vous saurez qu’il ne se mit à table qu’à huit heures du soir. Moi-même, j’aurais cru manquer à mes devoirs si je n’avais pas dignement fêté la mise en liberté de mon maître. Je vidai tant de fois mon verre, que lorsque je portai à la place Vendôme un billet où Cinqpoints annonçait qu’il se trouverait au rendez-vous, miss Griffin ne put s’empêcher de remarquer une certaine incohérence dans mon langage.

— Ce bon John ! dit-elle, il nous est tellement attaché, que les émotions de cette journée l’ont bouleversé… Tenez, voilà, un louis pour boire à la santé de votre nouvelle maîtresse.

J’empochai l’argent ; mais j’aurais préféré qu’elle ne me l’eût pas offert.

XI
LA NOCE

Le lendemain, à midi, une berline attelée de quatre chevaux stationnait devant la porte de l’ambassade. Miss Griffin et la fidèle Kicksey ne se firent pas attendre.

Quel est celui qui n’a pas assisté à un mariage ? Je ne raconterai donc pas un à un tous les incidents de cette cérémonie. Je me contenterai de dire que le chapelain de l’ambassade unit les deux époux ; que miss Griffin (ainsi que cela se fait toujours) pleura et se trouva mal ; que son jeune époux l’entraîna jusqu’à la berline, qui partit immédiatement pour Fontainebleau, où l’heureux couple devait passer la première semaine de la lune de miel. Ils avaient décidé qu’ils n’emmèneraient personne. Aussi, dès que j’eus relevé le marchepied, fermé la portière et dit adieu à l’Honorable Percy Cinqpoints, je me rendis chez son excellent père.

— Eh bien, est-ce une affaire finie, John ? me demanda-t-il.

— Oui, milord ; j’étais témoin, et je viens de les voir partir pour Fontainebleau.

— Avant le mariage, vous avez remis à miss Griffin le papier dont je vous ai chargé ?

— Je le lui ai remis en présence de M. Brown, le valet de lord Bobtail, qui pourra certifier le fait.

J’ai oublié de vous prévenir que milord m’avait fait lire un document que je devais remettre à la future avant la cérémonie et à l’insu du futur. Ce document, griffonné par milady, était ainsi conçu :

« Usant du droit que me donne le testament de mon mari, je m’oppose formellement au mariage de miss Mathilde Griffin avec l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints. Si, malgré ma défense expresse et souvent répétée, miss Griffin persiste à contracter cette union, elle devra subir les conséquences de son acte.

» Léonore Émilia Griffin.

» Place Vendôme, ce 8 … 18… »

J’avais remis ces quelques lignes à la future au moment où elle entrait dans la cour de l’ambassade, quelques minutes avant l’arrivée de mon maître. Elle les avait lues avec un air de souverain mépris, et s’était écriée :

— Que nous importent les menaces de lady Griffin !

Puis, déchirant le papier en deux, elle avait continué son chemin, appuyée sur le bras de l’obligeante Kicksey. Crainte d’accidents, j’avais ramassé les morceaux, que je remis à milord. C’était là une précaution inutile, car il avait gardé une copie de cette déclaration, qu’il avait fait lire, ainsi que l’original, à deux témoins, c’est-à-dire à moi et à l’avoué de lady Griffin.

— Bon ! répéta milord, qui prit dans son portefeuille le pendant du billet qu’il m’avait donné la veille. Voilà ce que je vous ai promis. Vous entrez aujourd’hui au service de lady Griffin en remplacement de Fitzclarence. Allez chez Frojé vous commander une livrée.

— Mais c’est au service de milord que je devais entrer et non à celui…

— Eh bien, mon garçon, c’est absolument la même chose, interrompit ce digne vieillard en me tournant le dos.

Je me rendis donc chez Frojé, et je ne vous cacherai pas que cet illustre tailleur, homme de goût s’il en fut, me fit des compliments sur ma tournure distinguée. Je trouvai chez lui notre cocher et mon collègue Mortimer, qui essayaient déjà une nouvelle livrée, semblable à celle que je portais chez Cinqpoints, sauf que sur les boutons on voyait une couronne de comte.

Maintenant, lecteur perspicace, tu n’auras pas beaucoup de peine à t’expliquer la conduite du Très-Honorable comte de Crabs.

Je m’empressai de faire emplette d’un nécessaire de toilette, de linge, d’eau de Cologne et de diverses autres choses indispensables à un homme de ma condition. Ayant rempli ce devoir envers moi-même, je songeai qu’il serait convenable de prévenir mon ancien maître qu’il ne devait plus compter sur moi. Je lui écrivis donc très-poliment dans ce sens, en le priant de vouloir bien faire envoyer à ma nouvelle adresse les chemises que la blanchisseuse pourrait rapporter pour moi.

XII
LA LUNE DE MIEL

La semaine que le jeune couple devait passer à Fontainebleau se termina enfin. Mon ex-maître dut bien souvent se figurer qu’elle serait éternelle. Ceci, du reste, n’est qu’une hypothèse, bien que les probabilités soient toutes en ma faveur. Quoi qu’il en soit, les huit jours écoulés, nos deux colombes revinrent à Paris prendre possession du nid qu’on leur avait préparé à l’hôtel Mirabeau.

La première chose qu’ils aperçurent en arrivant fut un paquet entouré de papier de soie et attaché avec une faveur blanche. A côté de ce mystérieux envoi, placé en évidence sur la table du salon, se trouvaient un journal et deux cartes de visite liées ensemble au moyen d’un fil d’argent. Le paquet renfermait une tranche d’un délicieux gâteau de noce[10]. Sur l’une des cartes on lisait en grosses lettres gothiques :

[10] Les lettres de faire part sont inconnues en Angleterre, où les journaux se chargent d’annoncer les mariages, les naissances et les décès. Les nouveaux mariés envoient à leurs connaissances les cartes de monsieur et de madame, rattachées par une symbolique faveur blanche. Un usage antique veut aussi que les intimes reçoivent un morceau du gâteau de noce, qui, placé sous l’oreiller d’une jeune fille, doit lui faire voir en rêve l’heureux mortel qu’elle épousera.

(Note du traducteur.)

LE COMTE DE CRABS.

Et sur l’autre, en caractères moins imposants :

La comtesse de Crabs.

Le journal contenait le paragraphe suivant :

« Mariage dans le grand monde. Hier a été célébré, à l’ambassade d’Angleterre, le mariage du Très-Honorable John Plantagenet, comte de Crabs, et de lady Leonora Emilia Griffin, veuve du lieutenant général sir Georges Griffin. Après un somptueux repas donné par Son Excellence lord Bobtail à l’élite de la diplomatie et de la société parisienne, les heureux époux sont partis pour Saint-Cloud, où ils comptent passer quelques semaines. »

Ces divers documents, ainsi que mon humble billet, attirèrent immédiatement l’attention de monsieur et madame Cinqpoints. Comme je n’étais pas présent, je ne saurais répéter leurs paroles ; mais je puis m’imaginer leurs grimaces et le regard qu’ils échangèrent. Il ne paraît pas que le voyage qu’ils venaient de faire les eût beaucoup fatigués, car une demi-heure après leur arrivée, on mit d’autres chevaux à la voiture, qui se dirigea bride abattue vers notre villa de Saint-Cloud. Ils avaient bien besoin de venir nous relancer dans notre paisible retraite et interrompre les joies de notre lune de miel !

Lord Crabs, vêtu d’une robe de chambre cramoisie et plongé dans un moelleux fauteuil, fumait, selon sa coutume, auprès d’une croisée ouverte. Milady était occupée à l’autre bout du salon à broder une paire de pantoufles, un cordon de sonnette, ou quelque autre niaiserie de ce genre. A les voir, vous eussiez juré qu’il y avait au moins un siècle qu’ils étaient mariés.

J’interrompis ce charmant tête-à-tête en ouvrant brusquement la porte et en m’écriant d’un air effaré :

— Milord, votre fils et votre belle-fille descendent de voiture et demandent à vous voir.

— Eh bien, répondit lord Crabs avec le plus grand sang-froid, pourquoi ne les fait-on pas monter ?

— Monsieur Cinqpoints ici ! s’écria milady.

— Que voyez-vous donc de si extraordinaire dans cette visite, mon amour ? Cinqpoints n’est-il pas mon fils ? Tranquillisez-vous… John, dites à monsieur et madame Cinqpoints que lady Crabs et moi, nous serons charmés de les voir, s’ils veulent bien nous pardonner de les recevoir en famille… Asseyez-vous, mon cher trésor, et prenez les choses plus tranquillement… La boîte est-elle là ?

Milady remit à son époux une petite clef d’or et indiqua du doigt un coffre noir, qui se trouvait sur une console. C’était celui dont nous avons vu tirer le testament du brave général Griffin. Je m’éloignai pour exécuter les ordres de mon maître. Rencontrant au milieu de l’escalier Cinqpoints et sa femme, je m’acquittai de ma commission et je retournai poliment sur mes pas afin de les annoncer.

Milord ne se leva pas ; il continua à fumer, peut-être un peu plus vite qu’auparavant, mais je ne garantis pas le fait. Lady Crabs s’était assise ; elle avait l’air d’une belle et solide statue. Cinqpoints entra, le bras gauche attaché à sa redingote, sa femme et son chapeau au bras droit. Ses traits pâlis annonçaient une grande agitation nerveuse. Quant à la pauvre Mathilde, elle se cachait le visage avec son mouchoir et sanglotait à se rompre la poitrine.

Miss Kicksey (je n’avais pas songé à vous dire qu’elle était là, car elle ne comptait pour rien chez nous) courut sans hésiter vers la porte et ouvrit les bras… Elle avait un cœur, cette vieille Kicksey, et on aurait dû la respecter à cause de cela… La malheureuse bossue s’y précipita en poussant un cri, et se laissa emmener dans la salle voisine après avoir versé quelques pleurs sur le sein de son amie.

Je devinai qu’il y aurait une scène, et je laissai la porte entr’ouverte.

— Soyez le bienvenu à Saint-Cloud, mon garçon ! dit milord d’un ton de bonne humeur. Vous pensiez donc nous avoir donné le change ? Hein, finaud ? Mais nous connaissions vos projets… N’est-ce pas, mon cher trésor ?… Nous avons gardé notre secret mieux que vous n’avez su garder le vôtre.

— J’avoue, milord, répondit Cinqpoints en s’inclinant, que je ne m’attendais nullement au bonheur d’avoir une aussi charmante belle-mère.

— Je le crois sans peine, mon garçon ; je n’ai pas été assez maladroit pour éventer la mèche… Enfin, nous voilà tous heureux et mariés… Voyons, asseyez-vous là ; prenez un cigare et causons un peu de nos aventures… Mon amour, continua milord en se tournant vers sa femme, j’espère que tu n’en veux plus à ce pauvre Cinqpoints ? Prends-lui donc la main en signe de réconciliation.

— J’ai déjà dit à votre fils que je désirais ne plus le revoir, répondit l’ex-veuve en se levant ; aujourd’hui je ne puis que lui répéter mes paroles.

Sur ce, elle s’éloigna avec un froufrou majestueux, et disparut par la porte qui avait livré passage à madame Cinqpoints et à Kicksey.

— Allons, allons ! j’espérais qu’elle t’avait pardonné ; mais tu vois ! reprit milord. Il faut convenir aussi que tu n’as pas bien agi avec elle… Je connais toute l’histoire.

— Est-il possible que vous sachiez tout ce qui s’est passé entre lady Grif…, entre lady Crabs et moi, avant notre querelle ?

— Parbleu !… Tu lui as fait la cour, elle était presque amoureuse de ta bonne mine ; tu l’as plantée là pour sa charmante belle-fille, et elle a chargé de l’Orge de la venger, croyant qu’il ne se bornerait pas à t’enlever une main… Pour ma part, je trouve la vengeance suffisante, car je ne vois pas comment tu vas faire pour vivre… Nous ne pouvons plus retourner le roi ad libitum, hein ?

— Milord, j’ai renoncé au jeu, répondit Cinqpoints, qui devenait de plus en plus inquiet.

— Vraiment ? J’en suis ravi. Il n’est jamais trop tard pour s’amender, mon garçon. Le diable se fait donc ermite ? Est-ce que par hasard tu songerais à entrer dans l’Église ?

— Milord, oserais-je vous prier d’être un peu plus sérieux ?

— Sérieux ! A quoi bon ? D’ailleurs, c’est très-sérieusement que je me demande comment, lorsque tu avais le choix, tu as été assez sot pour donner la préférence à cette malheureuse petite bossue que tu viens de nous ramener ?

— Et vous, milord, comment vous êtes-vous montré assez peu scrupuleux pour donner votre nom à une femme qui a fait la cour à votre fils ?

— Mon cher garçon, est-ce bien toi qui m’adresses une question aussi ridicule ? Je dois près d’un million ; en ce moment il y a une saisie au château de Sizes ; je ne possède pas un arpent dont le revenu n’appartienne à mes créanciers. Voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour expliquer pourquoi j’ai épousé lady Griffin. Pensais-tu donc que l’amour fût pour quelque chose dans cette union ? Détrompe-toi. Lady Griffin m’a épousé à cause de ma couronne de comte ; moi je l’ai épousée pour son argent.

— Dans ce cas, milord, il est parfaitement inutile que je vous dise pourquoi j’ai épousé Mathilde.

— Mais si ! mais si ! C’est justement là ce qui m’intrigue. Les cent mille francs de ton ami Dakins ne dureront pas toujours. Et ensuite ?

— Que voulez-vous dire ? Vous savez bien que j’ai dû débourser cet argent afin de sortir de prison. Expliquez-vous, sacrebleu ! Osez-vous soutenir que miss Griffin n’a pas droit à la moitié de l’héritage laissé par son père ?

Milord, en train d’humecter le bout d’un cigare qu’il venait de choisir, l’alluma avant de répondre ; puis il reprit tranquillement :

— Avait serait beaucoup plus correct, si tu tiens à respecter les règles de la grammaire. Oui, en effet, mademoiselle Griffin avait droit à la moitié de l’héritage de ce digne sir Georges.

— Eh bien ? Je présume qu’elle n’a pas mangé son héritage en une seule semaine ?

— Hélas non ! Elle n’aura pas même cette faible consolation. Aujourd’hui, mon garçon, elle ne peut pas réclamer un sou, car elle a jugé à propos de se marier sans le consentement de sa belle-mère.

Cinqpoints se laissa retomber sur sa chaise. Je n’ai jamais vu une image aussi navrante que celle qu’offraient en ce moment les traits de mon ancien maître. Il se tordit les bras, grinça des dents, déboutonna sa redingote comme s’il craignait d’étouffer, agita convulsivement le moignon de son bras gauche, et le passa sur son visage livide. Puis, complétement abattu, il se rejeta en arrière dans son fauteuil et pleura tout haut… Mais brisons là ; c’est une horrible chose que de voir pleurer un homme.

Milord, cependant, tirait de son cigare quelques bouffées préliminaires, afin de l’allumer complétement.

— Je te disais donc, mon cher enfant, reprit-il enfin, que ta femme n’a pas un sou vaillant ! C’est contrariant, je le sais ; mais comment diable aurais-tu deviné cela ? Quant à moi, j’aurais voulu te laisser manger en paix tes cent mille francs. Avec cela un ménage peut vivoter soit en Allemagne, soit en Italie, où tes créanciers ne seraient guère parvenus à te dénicher. Mais, vois-tu, lady Griffin s’y est formellement opposée ; tu l’as trop grièvement blessée dans son amour-propre pour qu’elle te pardonne jamais. Voyant qu’elle ne pouvait pas te faire tuer, elle a changé de batterie et a réussi à te ruiner. Je t’avouerai, entre nous, que c’est moi qui lui ai donné l’idée d’acheter tes billets protestés, et qui ai dirigé l’affaire de ton arrestation. Comme elle a obtenu tes autographes au rabais, elle se trouve avoir réalisé un bénéfice d’au moins cent pour cent ; car, en galant homme, tu n’as pas hésité à faire honneur à ta signature. Il est bien dur pour un père de se voir réduit à lutter ainsi avec son fils. Que veux-tu ? Il fallait t’obliger à te marier afin d’obtenir moi-même la main de lady Griffin. Voilà pourquoi j’ai plaidé ta cause auprès de la charmante Mathilde… Heureux coquin ! Tu te croyais aussi roué que ton vieux père, hein ? Mais, bah ! ne songeons plus au passé ! Prends un cigare et un verre de sauternes en attendant le goûter. Allons, sans cérémonie ? Tu vois que je te donne l’exemple.

Cinqpoints, qui avait écouté ce discours d’un air hébété, au lieu de répondre à cette aimable invitation, se redressa en s’écriant :

— Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Tout cela est un infernal mensonge inventé par vous ou par cette mégère, qui assassine les gens qui ne veulent plus d’elle et dont vous avez fait votre digne compagne ! Vous mentez, dis-je ! Montrez-moi le testament ! Mathilde, Mathilde, venez ici ! ajouta-t-il d’une voix étranglée en ouvrant la porte par laquelle sa femme avait disparu.

— Un peu de calme, mon garçon. Tu es vexé, je conçois cela ; mais pas de gros mots, s’il te plaît ! C’est mauvais genre, et d’ailleurs je t’assure que les récriminations sont parfaitement inutiles.

— Mathilde ! Mathilde ! cria de nouveau Cinqpoints.

La pauvre bossue se présenta en tremblant, suivie de miss Kicksey.

— Il en a menti, n’est-ce pas ? répéta son mari en la saisissant par le bras.

— Vous me faites peur, cher Percy !… Mon Dieu, de quoi donc s’agit-il ?

— De quoi s’agit-il ! hurla Cinqpoints… Ce vieux gredin prétend que vous êtes une mendiante, parce que vous m’avez épousé sans le consentement de votre belle-mère ! que vous m’avez indignement trompé ! que vous m’avez tendu un piége ! que vous les avez aidés à me ruiner ! que vous n’avez pas un sou !…

— Il est vrai que je n’ai rien, sanglota la malheureuse ; mais…

— Mais quoi ?… Parlerez-vous enfin, au lieu de pleurnicher comme une idiote !

— Je n’ai rien ; mais vous, mon ami, ne possédez-vous pas cinquante mille francs de rente ? Ne pouvons-nous pas nous contenter de cela ? Vous m’aimez pour moi-même, n’est-il pas vrai, Percy ? Oh ! ne me regardez pas ainsi, vous me brisez le cœur !

Elle tomba à genoux, s’attacha à lui et voulut lui prendre la main.

— Combien avez-vous dit, ma chère enfant ? demanda le comte de Crabs.

— Cinquante mille francs de rente… Vous-même, milord, m’avez affirmé qu’il les avait.

— Cin… Cin… quan… te mille francs ! Ha ! ha ! ha ! Ho ! ho ! ho ! la bonne plaisanterie ! Comme ce pauvre garçon est tombé dans son propre piége !… Ma chère belle, par toutes les divinités de l’Olympe, Percy ne possède pas un sou de rente, pas un penny, pas un maravédis, pas une obole, pas un liard, pas un denier !

Et le charmant vieillard se mit à rire à gorge déployée.

Il y eut un moment de silence. Mme Cinqpoints n’imita pas son mari ; elle ne jura pas ; elle ne lui adressa pas un reproche ; elle se contenta de demander tout doucement :

— Oh ! Percy, cela est-il vrai ?

Puis elle alla s’asseoir et pleura en silence.

Milord se leva et ouvrit la caisse dont lady Crabs lui avait remis la clef :

— Si votre homme d’affaires désire examiner le testament de sir Georges Griffin, il est à votre service. Vous y trouverez la clause conditionnelle dont je vous ai parlé, et grâce à laquelle toute la fortune du défunt revient à lady Grif…, je veux dire à lady Crabs… Tu vois maintenant le danger des jugements précipités. On ne t’a laissé lire que la première page du testament. On voulait connaître au juste la valeur de tes protestations amoureuses. Étant moins sûr de la mère, tu as cru frapper un coup de maître en offrant ta main à la jolie Mathilde… Ne faites pas attention, mon ange ; désormais il vous aimera en toute sincérité… Mon pauvre Percy, tu as eu tort de ne pas parcourir le reste du testament. Cette faute a permis à ton vieux père de te mettre dedans. Dame, je t’ai prévenu le soir où tu m’as refusé les vingt-cinq mille francs, et un gentilhomme ne doit pas manquer à sa parole. Dès le lendemain, j’avais déjà dressé mes batteries. Puisse cette leçon te profiter, ô jeune écervelé ! Regarde bien avant de sauter ; audi alteram partem, ce qui, traduit très-librement, veut dire : « Ne te contente pas de lire le premier feuillet d’un testament. » Et surtout, monsieur mon fils, lorsque vous rencontrerez un vieux renard de mon espèce, ne vous avisez pas de vouloir lutter avec lui… Sur ce, passons dans la salle à manger, le goûter doit être prêt.

— Daignez m’écouter un seul instant, milord, dit Cinqpoints devenu tout à coup très-humble. Je n’abuserai pas de votre hospitalité ; mais vous connaissez ma position. Je suis complétement ruiné et vous savez comment ma femme a été élevée.

— L’Honorable Mme Cinqpoints sera chez elle ici ; je puis lui certifier que sa chère belle-mère ne lui en veut pas le moins du monde.

— Et moi, milord, et moi ? reprit Cinqpoints. J’espère… je compte que vous ne m’oublierez pas ?

— T’oublier ? Oh ! non, je te le promets.

— Et que vous ferez quelque chose pour moi ?

— Percy Cinqpoints, je jure par les mânes de nos aïeux que je ne te donnerai pas un denier, répliqua avec une joyeuse malignité ce modèle des pères, qui ajouta en se tournant vers sa belle-fille : Ma chère, vous restez avec nous, n’est-ce pas ?

— Milord, répliqua la pauvre femme, sans accepter la main qu’on lui tendait, ma place est auprès de lui.

....... .......... ...
....... .......... ...

Environ six mois après cet entretien, à l’époque où les feuilles jaunies commençaient à joncher la terre, nous nous promenions dans une avenue peu fréquentée du bois de Boulogne, notre voiture nous précédant de quelques mètres. Nous nous arrêtâmes un instant pour admirer un magnifique coucher de soleil. Lord Crabs s’extasiait devant ce paysage et cherchait à faire partager son enthousiasme à milady, débitant une foule de belles et vertueuses pensées appropriées à la circonstance.

— Ah, mon cher trésor, disait-il, ne pensez-vous pas comme moi ? Il faudrait avoir le cœur bien mal placé pour ne pas subir la douce influence de cette belle soirée d’automne, de cette scène paisible qui, pour ainsi dire, dérobe au firmament une partie de son or céleste. A chaque bouffée de cet air si pur et si frais, ne semble-t-il pas qu’on se rapproche du séjour des anges ?

Lady Crabs ne répondit pas ; mais elle pressa le bras de son époux et leva les yeux vers le séjour des anges. Mortimer et moi nous subissions également la salutaire influence de ce calme paysage, car la promenade nous avait donné un appétit d’enfer. Enfin, à notre grand contentement, milord fit un signe, la voiture s’arrêta et nous nous dirigeâmes vers elle.

Presque en face de l’endroit où stationnait l’équipage se trouvait un banc ; sur ce banc était assise une petite femme, dont la toilette, trop légère pour la saison, commençait à se faner ; non loin d’elle, le dos appuyé contre un arbre, se tenait un homme qu’il me sembla reconnaître. Il portait un habit bleu d’une coupe élégante, mais blanchi à toutes les coutures et boutonné jusqu’au menton. Son chapeau bossué laissait échapper une forêt de cheveux emmêlés ; une barbe de quinze jours et d’énormes favoris incultes défiguraient son visage. Au moment où nous traversions l’allée, cet homme posa la main sur l’épaule de la femme, qui baissait la tête et paraissait pleurer. Milord et milady ne firent aucune attention à ce couple mal vêtu. Ils passèrent leur chemin, comme s’ils n’avaient pas reconnu les deux personnages que je viens de décrire ; mais à peine furent-ils assis, qu’ils poussèrent à l’unisson plusieurs éclats de rire consécutifs.

Cinqpoints se retourna. Je vois encore son visage : celui d’un vrai démon d’enfer. Il leva son bras mutilé, comme pour nous menacer, tandis que de l’autre main il frappait sa compagne.

Celle-ci poussa un cri et la voiture s’éloigna.

Pauvre femme !

FIN

TABLE

Dédicace
Préface
PREMIÈRE PARTIE. — LE MARI DE Mlle SHUM.
I.
Une Famille intéressante
II.
Quel est donc ce mystère ?
III.
La lune rousse
IV.
Le pot aux roses
DEUXIÈME PARTIE. — UN PARFAIT GENTILHOMME.
I.
Je coupe, atout et atout
II.
Impressions de voyage
III.
Laquelle des deux ?
IV.
Honore ton père
V.
Intrigues
VI.
L’âne choisit sa botte de foin
VII.
Une anguille sous roche
VIII.
Le duel
IX.
Métamorphose
X.
Grippart prend sa revanche
XI.
La noce
XII.
La Lune de miel