The Project Gutenberg eBook of Les angoysses douloureuses qui procedent damours

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Title: Les angoysses douloureuses qui procedent damours

Author: Hélisenne de Crenne

Release date: July 19, 2023 [eBook #71225]

Language: French

Original publication: France: Denys de Harsy, 1539

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ANGOYSSES DOULOUREUSES QUI PROCEDENT DAMOURS ***

Les Angoysses
Douloureuses qui procedent
D’amours : composees par
Dame Helisenne.

Premiere Partie.

De Crenne.

Helisenne aulx Lisantes.

Dames d’honneur & belles nymphes
Pleines de vertus & doulceur,
Qui contemplez les paranymphes,
Du regard, de cueurs ravisseur :
L’archier non voyant, & mal seur,
Vous picquera, prenez y garde.
Soyez toutjour sur vostre garde :
Car tel veult prendre, qui est pris.
Je vous serviray d’avantgarde
A mes despens, dommage & pris.

L’EPISTRE DEDICATIVE DE DAME HELISENNE
A Toutes honnestes Dames, leur donnant humble salut. Et les enhorte par icelle a bien & honnestement aymer, en evitant toute vaine & impudicque amour.

Les anxietez & tristesse des miserables (comme je peulx penser & conjecturer) se diminuent, quand on les peult declarer a quelque sien amy fidele. Parce que je suis certaine par moy mesmes, que les dames naturellement sont inclinees a avoir compassion. C’est a vous mes nobles dames, que je veulx mes extremes douleurs estre communiquees. Car j’estime que mon infortune vous provoquera a quelques larmes piteuses : qui me pourra donner quelque refrigeration medicamente. Helas quand je vins a rememorer les afflictions, dont mon triste cueur a esté, & est continuellement agité, par infinitz desirs & amoureux aguillonnemens. Cela me cause une douleur qui excede toutes aultres, en sorte que ma main tremblante, demeure immobile. O trescheres dames, quand je considere que en voyant comme j’ay esté surprinse, vous pourez eviter les dangereux laqs d’amour, en y resistant du commencement, sans continuer en amoureuses pensees, Je vous prie de vouloir eviter ociosité, & vous occupez a quelques honnestes exercices. En ces considerations je me vins a reverberer & reprehendre mes forces, en exorant celle qui est mere & file de l’altitonant plasmateur, de vouloir ayder a ma triste memoire, a soustenir ma debile main, pour vous le sçavoir bien escripre.

COMMENCEMENT DES ANGOISSES AMOUREUSES
de dame Helisenne, endurees pour son amy Guenelic.
Chapitre premier.

Au temps que la deesse CIBELE despouilla son glacial & gelide habit, & vestit sa verdoyante robbe tapissee de diverses couleurs, je fuz procree de noblesse : & fuz cause a ma naissance de reduyre en grand joye & lyesse mes plus prochains parens, qui sont pere & mere, parce qu’ilz estoient hors d’esperance de jamais avoir generation. O que a juste cause, je doibs mauldire l’heure que je nasquis, las que je fuz nee en maulvaise constellation, Je croys qu’il ne estoit Dieu au ciel, ne Fortune en terre pour moy, O que j’eusse esté heureuse, si le laict maternel m’eust esté venim, qui eust esté cause de la transmigration de l’ame sans ce qu’elle eust esté agitee de tant grand anxieté & tristesse. Mais puis qu’il a pleu au createur, que j’ay esté receue au monde, & procree, force m’est de mitiguer mes grandes & extremes douleurs, ce qui me semble estre impossible. Et pour reciter la premiere de mes infortunes, la cruelle Atropos me feist ceste oultrage, premier que fuz aagee d’ung an, de me priver du personnage (qui naturellement m’eust provocquee a grand dueil, si je n’eusse esté pupille & en bas aage) se fut mon pere, dont ma mere eust si grande tristesse & amaritude, que sans l’ardeur d’amour qu’elle avoit en moy, la dolente ame se fut separee de son corps.

Ainsi doncques demouray fille unique, qui fut occasion que ma mere print ung singulier plaisir a me faire instruire en bonnes meurs, & honnestes coustumes de vivre. Et quand je fuz parvenue a l’aage de unze ans, je fuz requise en mariage de plusieurs gentilz hommes : mais incontinent je fuz mariee a ung jeune gentil homme, a moy estrange (parce qu’il y avoit grand distance de son pays au mien) mais nonobstant qu’il n’y eust eu frequentation, ny familiarité aulcune, il me estoit si tresagreable, que me sentois grandement tenue a fortune, & me reputant heureuse. Et aussi j’estois le seul plaisir de mon mary, & me rendoit amour mutuel & reciproque : moy vivant en telle felicité, ne me restoit que une chose c’estoit santé, qui de moy s’estoit sequestree, au moyen que j’avoys esté mariee en trop jeune aage : mais ce ne me pouoit empescher de persister en l’ardente amour de mon mary, & quand il estoit contrainct soy absenter, pour faire service a son prince, je demeurois si chargee d’une extreme tristesse, que je l’estime indicible, & non equiparable, combien que certaine son absence, estre propre pour ma santé. En perseverant en telles amours ma personne croyssoit, & premier que pervinse au treiziesme an de mon aage, je estoye de forme elegante, & de tout si bien proportionee, que j’excedoye toutes aultres femmes en beaulté de corps, & si j’eusse esté aussi accomplie en beaulté de visaige, je m’eusse hardiment osé nommer des plus belles de France. Quand me trouvoye en quelque lieu, remply de grand multitude de gens, plusieurs venoient entour moy pour me regarder (comme par admiration) disans tous en general, voyez la, le plus beau corps que je veis jamais. Puis apres, en me regardant au visage disoient, elle est belle : mais il n’est a accomparer au corps. J’estoye requise de plusieurs, qui estoient ardens en mon amour non de gens de basse condition, mais princes & grans seigneurs : ce qui fut cause d’acroistre le bruict de moy, en plusieurs & divers lieux. Et fut parce que ung Roy avoit de coustume de sejourner souvent en une petite ville, dont n’y avoit de distance que deux lieues dela, jusques au lieu de nostre residence. Et luy estant informé de moy, eut desir de me veoir, parquoy ung jour vint a nostre chasteau (me pensant trouver) mais mon mary (comme prevoyant le temps futur) m’avoit faict absenter, cognoissant que impossible m’eust esté de resister contre ung tel personnage : mais le bruict du pays fut tel (pour aulcun temps) que j’estoy estimee du nombre de ses amyes, puis incontinent fut sceu le contraire, tellement que resplendissois en renommee de chasteté louable, & aussi jamais pour homme que j’eusse veu (combien qu’il fust accomply en don de grace & de nature) mon cueur n’avoit varié, & avoit tousjours ferme propos de vivre ainsi, en desprisant & ayant a abomination celles qui avoient bruict d’estre flexibles & subjectes a tel delict.

L’origine du divertissement de Helisenne, pour aymer a reproche.
Chapitre. II.

Ce pendant (O mes nobles dames) que vivoye ainsi constante & a bonne raison, parce qu’il ne estoit chose que peusse desirer, que promptement n’en fusse servie : & croys que si mon mary eust sceu le secret de mes pensees, que sans dilation les eust accomplies. Et si fortune muable ne eust esté envieuse de ma felicité, je me reputeroye fort obligee a elle. Mais a ceste heure a juste cause m’en doibs plaindre, comme de celle qui a usé de crudelité en moy. Et le moyen qui donna voye & ouverture a mes malheurs, fut par une terre que nous avons litigieuse, parquoy nous fut chose urgente & necessaire, de nous trouver en une ville (laquelle n’est loing de la dicte terre en litige) a cause que celluy pour qui estions inquietez, se tenoit sur le lieu, & estoit fort vigilant, & craignant d’estre prevenuz deliberant y aller, Je n’estois aulcunement marrye de l’inquietitude, ignorant la fortune & maladventure, ou briefvement je debvoye succumber : mais suyvant le naturel du sexe fœmenin (lequel n’est jamais rassasié de veoir, & d’estre veu) ne pensoye jamais veoir le jour de nostre partement, & continuellement incitoye mon mary, que ce feust bien tost. Le desiré jour venu, nous transmigrames en ladicte ville (pour avoir raison de justice) ou estoit le comble de mes prochains malheurs. Or pleust a dieu, que j’eusse eu la science, de la troyenne Cassandra, laquelle par esprit de prophetie prevoioyt la destruction du tresillustre & noble sang Troyen. Helas je me feusse conservee des infiniz regretz qui journellement pullullent en mon triste cueur, mais je croys que c’estoit predestination divine, parce que je congnois, que serviray d’exemple aux aultres.

Doncques parvenue au logis, incontinent me vins appuyer sur une fenestre, & regardois, en tenant propos joyeulx a mon mary, sans me soulcier de la chose, qui nous avoit contrainct de venir, ce qui estoit de grande importance. Ce jour se passa en toutes recreations, & voluptueux plaisirs. Et le lendemain me levay assez matin (ce que n’estoit ma coustume) & en m’abillant vins ouvrir la fenestre, & en regardant a l’autre part de la rue, je veis ung jeune homme, aussi regardant a sa fenestre, lequel je prins a regarder ententivement, il me sembla de tresbelle forme, & selon que je pouoye conjecturer a sa physonomie, je l’estimoys gracieux & amyable : il avoit le visage riant, la chevelure creppe, ung petit blonde, & sans avoir barbe, qui estoit manifeste demonstrance, de sa gentille jeunesse. Il estoit assez honneste en son habit, toutesfoys sans user d’acoustremens superfluz. Et au moyen de la grande chaleur, n’avoit autre habillement, que ung pourpoint de satin noir. Apres l’avoir trop que plus regardé, retiray ma veue : mais par force estoye contraincte retourner mes yeulx vers luy, il me regardoit aussi, dont j’estoys fort contente : mais je prenoye admiration, en moymesmes, de me trouver ainsi subjecte, a regarder ce jeune home, ce que d’aultres jamais ne m’estoit advenu. J’avoys acoustumé de prendre & captiver les hommes, & ne me faisoye que rire d’eulx, mais moymesmes miserablement, je fuz prise. Je ne pouois retirer mes yeulx, ne desirois aultre plaisir, que cestuy la. O mes dames, je vous exore & prie, que vueillez considerer, la grande puissance d’amours, veu que jamais je n’avois veu ce personnage, Vous pourriez trouver cela fort estrange : car le plus souvent amours viennent par continuelle frequentation. Las je m’efforçay de resister, voulant expulser amours de mon cueur, car le soir quant je fuz couchee aupres de mon mary, je vins distinctement a penser, la grande amytié, que luy avois tousjours portee, & que ma renommee avoit (jusques a present) esté clere, sans estre notee, de chose, qui peust denigrer mon honneur. En ces considerations, raison me venoit a coroborer, me conseillant d’estre ferme, & ne me laisser vaincre, & me disoit, comment veulx tu prendre le villain chemin, ord, & fetide, & laisser la belle sente, remplye de fleurs odoriferentes : tu es liee de mary, tu peulx prendre ton plaisir en mariage, c’est beau chemin lequel suyvant, tu te peulx saulver. O paoure dame, veulx tu preferer amour lascif, a l’amour matrimonial qui est chaste & pudicque, que tu as en si grande observation conservee ? En considerant toutes ces choses, combien que feusse attaincte, & mon entendement fort blessé, au moyen de l’ardent amour, dont j’estoye possedee. Raison dominoit encores en moy : car une bonne pensee m’en amenoit une aultre : & commençay a considerer, & ruminer plusieurs hystoires, tant antiques que modernes, faisant mention des malheurs advenuz par avoir enfraintz & corrumpu chasteté en excedant les metes de raison, & me vint souvenir de la grecque Helene, qui fut cause de la totalle destruction de Troye. Puis comparut en ma memoire, le ravissement de Medee, laquelle pour remuneration & recompense d’avoir preservé de mort son amy Jason, il l’expulsa de son pays, parquoy luy fut necessaire de mendier, & requerir les suffrages & secours d’aultruy, dont advint que la paoure malheureuse, par ung desespoir, de ses propres mains occist ses enfans. Apres il me souvint de Eurial & la belle Lucrece, lequelz pour aulcun temps en grand hilarité & joyeuseté furent : mais depuis ledict Eurial fut contraint soy absenter, & suyvre L’empereur, qui fut cause de la mort immaturee de sa dame. Plusieurs aultres, se representoient en mes tristes pensees : comme Lancelot du lac, & la royne Genevre, qui furent cause de adnichiller l’excellente renommee du magnanime Roy Artus, & consequemment des nobles chevaliers de la table ronde. Et en ce mesme temps, Tristan de cornouaille, & la Royne yseul souffrirent tresgriefves fatigues, parce que leurs damnables amours estoit venues a la notice du roy Marc.

Apres avoir en mon ymagination consideré toutes ces choses, j’estoye deliberee de me desister d’amours, quand l’appetist sensuel me vint livrer ung tresdur assault, me voulant persuader de le suyvre, en accumulant en ma triste memoire innumerables pensees, toutes dissemblables aux premieres, dont je commençay a devenir froide, & feuz en telle extremité, que par voix ne se pourroit exprimer, par conception comprendre, ou par fantasie ymaginer. La semblance, effigie ou similitude du jeune jouvenceau, estoit paincte & descripte en ma pensee. Cela causoit port, faveur, & ayde, a amours, en sorte que la pensant mitiguer, elle croissoit & augmentoit, & disois en moymesmes, se n’est que simplesse, d’estre ainsi timide, il fault laisser la triste apprehension de maulx qui sont advenus au temps preterit, & avoir regard au temps present. Je cognois plusieurs jeunes dames & damoyselles qui ont bruyct d’avoir quelque amy, lesquelles vivent en joye & en liesse, force me sera de les ensuyvre : car de resister, les puissances me sont ostees : une chose y a qui me conforte, c’est que qui peche avec plusieurs, il n’est pas digne de si tresgrande reprehension. Et pour finale resolution, pour le moins je veulx avoir le plaisir, du regard delectable de mon amy. Je nourriray amours licitement en mon cueur, sans le divulguer a personne, tant soyt il mon amy fidele. Ainsi doncques, commençay du tout a chasser raison, parquoy la sensualité demeura superieure.

Helisenne surprinse d’amours est apperceue de son mary.
Chapitre. III.

En telles varietez de pensees, je passay toute la nuyct, j’estoye debile & de petite complexion pour ceste cause, au matin quand me voulus lever, me trouvay en maulvaise disposition de ma personne, pour l’acerbe travail, que j’avoys eu, de mes vaines & infructueuses pensees. Non obstant cela, d’ung grand & fervent desir portee, Je m’abilllay le plus hastivement que je peuz, pour venir a la fenestre ou j’atendois d’avoir singulier plaisir, & incontinent que je y feuz, veis celuy qui estoit le vray possesseur & seigneur de mon cueur. Alors je commençay a user de regardz impudicques, delaissant toute craincte & vergoigne, moy qui jusques a ce temps avois usé de regardz simples & honnestes : il avoit aussi ses yeulx inseparablement sur moy, qui fut cause que mon mary (en considerant les contenances de nous deux) eust quelque suspition, & pour en plus sçavoir, me disoit souvent, m’amye, par ce que je peulx comprendre, en considerant vostre contenance (qui est fort differente a vostre premiere coustume) vostre cueur est fort oppressé & chargé de tristesse, & melencolie, dont suis esbahy, veu que vous avez si grand desir d’estre en ceste ville, vous fasche il de quelque chose mal faicte ? que je puisse reparer, ou amender ? ou si vous avez desir d’avoir chose qui soit en ma puissance, ne differez de le dire : car vous debvez estre certaine de l’avoir promptement : car je vous porte si grand amitié, que liberallement exposeroye mon corps pour vous, jusques a la mort (si l’occasion s’y offroit.) A l’heure en grand promptitude, trouvay une artificielle mensonge, & luy deiz non, je vous asseure, que pour le present n’ay aulcune fascherie, a quoy vous puissiez remedier, car ceste soubdaine melencolie, ne me procede d’aultre chose, sinon que j’ay craincte de la terre litigieuse, cognoissant que partye adverse, est fort vigilante, & nous avons accostumé de vivre en delices & plaisirs mondains. Parquoy nous sera difficile estre diligens, comme le cas le requiert. Et lors mon mary en monstrant semblant de prester foy a mon dire & face joyeuse, me respondit, m’amye, je vous supplie ne craignez riens de ce que soyons prevenus ou surprins : car je vous prometz y avoir tel soing, que n’aurez cause de vous irriter, & ne vous soulciez de riens que de faire bonne chere, & prendre recreation. Et en ce disant, il me monstra mon amy (comme s’il n’eust prins garde a noz continuelz regardz) & me dit, voyez la le jouvenceau le plus accomply en beaulté que je veis de long temps : bien heureuse seroit celle, qui auroit ung tel amy. Ainsi qu’il proferoit telles parolles, mon amoureux cueur se debatoit dedans mon estomach, en muant couleur, du principe, devins palle & froide, puis apres une chaleur vehemente, licencia de moy la palle couleur, & devins chaulde, & vermeille, & fuz contraincte me retirer, pour l’affluence des souspirs, dont j’estoye agitee comme le monstrois par indices evidens, gestes exterieures & mouvemens inconstans. Et quand je voulois prononcer quelque propos, par maniere de plaintes & exclamations, l’extreme destresse de ma douleur, interrompoit ma voix, je perdis l’appetit de manger, & de dormir m’estoit impossible.

Long seroit a racompter & difficile, les pensemens que j’avoye : car je croy veritablement que jamais amoureuse ne fut si cruellement traictee en amours. Mais je m’esforceray d’en declarer, le plus qu’il me sera possible. Ainsi doncque perseveray journellement en telles amours tousjours usant des regardz acoustumez. Toutes ces choses veoit mon mary, comme cler voiant estoit certain que j’estoye surprinse, mais il ne m’en monstroit aulcun maulvais semblant. Mais au contraire, me monstroit plus grande amitié que jamais, dont je faisoye bien petit d’estime, car toute l’amour que luy portoys au paravant, s’estoit de luy separee, & en estoit le jeune amy vray possesseur. J’avois tant de plaisir en le regardant, que n’estimoye liesse qui la mienne superast, & ne cessay de penser & ymaginer, comment je pourroye parler a luy, & aulcunesfoys estoye si perturbee, que quant mon mary parloit a moy, je luy faisoye reiterer son propos par plusieurs fois, parce que l’appetist desordonné, avoit tout transporté mon esprit, au moyen de mes inutiles pensees. Je veoye mon amy quelques foys jouer d’une fleuste, aultres foys d’ung luc. Je prenoye singulier plaisir a l’ouyr, & a bref parler tous ces faictz m’estoient merveilleusement aggreables.

Je ne feuz en ceste delectation suave, doulce & melliflue que jusques au sixiesme jour, parce que mon mary me donna a cognoistre, la suspition que celeement & tacitement portoit en son triste cueur : car en se venant apuyer a la fenestre aupres de moy, me vint a prononcer aulcunes parolles, qui me semblerent merveilleusement acerbes. Il se tourna vers moy, & en soubzriant me dit, m’amye, se jeune homme la vous regarde fort, il a ses yeulx immobillement sur vous, je sçay que c’est d’amours, comme celuy qui l’a experimenté, mais je jugeroys & serois d’opinion selon ses gestes & contenances, qu’il est surprins de vostre amour. La prononciation de ce mauldit & insidieux propos me transperça le cueur, & feuz agitee, persecutee, & affligee de nouvelles doleurs, parquoy ne peuz promptement respondre, & quand je peuz parler, riant fainctement luy deis. Je crois que ce bien la ne m’est pas deu, car vous estimez que celle seroit felice & heureuse, qui auroit ung tel amy, non pourtant je ne n’ay point d’envie, car feust il aussi beau que Narcissus, qui n’estimoit creature equiparable a luy en beaulté, jamais mon cueur ne pouroit varier, ne vaciller, & certes aussi je croy que ces pensees & ymaginations, ne sont pas en moy, au moins que j’eusse peu appercevoir.

Et apres avoir excusé mon amy, je me retiray oultrageusement irritee, nouveaux & divers pensementz discouroyent par ma fantasie, j’estois incessamment aguillonnee de la beaulté ymaginee & paincte en ma memoire du plaisant jouvenceau, mais quand j’euz bien consideré, je commençay a mitiguer, & temperer ma fureur, disant en moy mesmes, je ne doybs estre hors d’esperance de mon amy, car mon mary n’a point de suspicion de moy, mais indubitablement m’estime ferme & constante, S’il c’est apperceu des coustumiers regardz de mon amy, je trouveray bien excuse qui aura lieu. Il me fault apprendre a souffrir patiemment, car il n’est si grand travail, que par prudence ne soit moderé : ne acerbe douleur, que patience ne derompe. Et avec ce qui se differe, ne s’abolist. En ceste deliberation passay encores quatre jours, je n’osoye plus regarder a la fenestre en la presence de mon mary, mais en son absence, je usoys des regardz accoustumez, pensant que par ce moyen me fust imparty quelque refrigeration, mais cela me causoit plus de ardeurs & enflammemens. Ung jour entre les aultres, je veiz mon amy allant par la rue, Il me print vouloir de m’enquerir de son estat, & maniere de vivre, ce qui me fut exhibé. Il estoyt de basse condition, dont je feuz merveilleusement marrye, mais la grand fureur d’amours (dont j’estoys possedee & seigneuriee) me offusquoit, & ostoit la congnoyssance, en sorte que combien qu’il m’en despleust, l’amour ne diminuoyt.

Helisenne change de logis non pas de cueur.
Chapitre. IIII.

Ce pendant que vivoye ainsi destituee de ma liberté, mon mary estoit melancolieusement irrité, de veoir mes gestes & contenances. Et pour ceste occasion, voulut changer de lieu (dont je fuz aulcunement faschee) mais considerant que mon amy trouverroit bien le lieu, & que amours le presseroit, & stimuleroit, de investiguer & chercher. Je ne feis aulcun semblant de mal contentement, & ainsi nous departasmes & alasmes resider en ung aultre lieu (assez proche du temple, ou l’on faict les divins oracles) ce qui vint incontinent a la notice de mon amy.

Parquoy la journee sequente, se trouva en la maison plus proche de la nostre, sejournoit a la porte, regardant s’il me verroit a la fenestre, mais incontinent que je l’euz veu, je me retiray ung petit, affin de prendre conseil a mon miroir, de mon accoustrement, grace, & contenance. Puis apres me mis a regarder affectueusement, & pour la doulceur intrinseque que je sentoye de sa veue, je commençay a dire en moymesmes (comme si j’eusse parlé a luy) Certes mon amy vous estes fors diligent, aulcune negligence ne vous doibt estre attribuee, ou improperee. Parquoy vous estes digne, & meritez d’avoir recompence, pour le moins vous doibt estre imparty ceste privaulté d’avoir audience. Ainsi que je prenoys singulier plaisir, en mes amoureuses pensees, mon mary se vint apuyer aupres de moy, lequel ne se peust garder de desclairer & descharger son cueur, en adressant son propos a moy, d’une grand fureur me vint a dire. Je vois la vostre amy que vous regardez merveilleusement, soyez certaine, que je sçay veritablement que vous estes surprinse, dont il me deplaist. Je vous vois user de regard dissolus & impudiques, & estes si perturbee, que raison ne domine plus en vous, mais je vous asseure si vous continuez en telz regardz, je vous donneré a congnoistre que vous m’aurez tresgriefvement offensé. Quant je l’euz escouté, ne fut en ma puissance de respondre, mais comme femme vehementement affligee, par langoureuse infirmité, & tresangoissieuse douleur, me convint asseoir, aultrement je feusse tombee, & quant je peuz parler luy commençay a dire. Las mon amy, qui vous meult de m’increper, & si cruellement blesser mon cueur, en me servant de telz propos ? vous me causez si extreme douleur, qu’il ne m’a esté possible de vous sçavoir promptement respondre, car je n’eusse jamais pensé, que votre esperit eust esté occupé de telles vaines & inutiles pensees. Vous m’avez veue tousjours user de telles honnestetez que ceulx qui me cognoissent tous en general ont eu bonne opinion de ma vie, & n’ay esté digne de reprehension. Mais quand j’ay bien pensé & enchargé en la sublimité & infinité de ma pensee, je ne puis concepvoir que n’ayez esté intoxiqué ou contaminé de quelque langue maligne, lesquelles pullulent maintenant en grande affluence et infiny nombre. Mais si vous considerez quelle a esté ma vie, facilement vous pourrez reduyre es termes de raison, dont vous vois grandement aliené. Quand j’euz dis, il commença a me regarder en proferant telz motz en grand rigueur. Ha fausse femme, telles excuses ne trouveront lieu de reception en mon cueur, car combien que tu ayes esté chaste & pudicque, je congnois apertement ton cueur estre subverty & eschauffé d’ardeur libidineuse & as contaminé pudicité, pour ensuyvre amour lascif, parquoy j’ay bien raison de mauldire l’heure que premierement je te veis, car telles dissolutions seront cause de denigrer & adnichiler ton honneur, & le mien : & si la chose vient a ma congnoissance, soye certaine que j’en prendray cruelle vengence, & en ce disant, se despartist, & je demeuray tant chargee de tristesse & amaritude que impossible seroit le sçavoir relater, ne reciter. Mais apres avoir esté longue espace en telle extremité, commençay a reprendre ung petit de vigueur, parquoy a voix cassee & interrompue je deiz, O mon trescher amy unicque esperance de mon afflict cueur comment pourray je a ceste heure temperer la grand ardeur, qui journellement croist & multiplye en mon cueur, en sorte que je brusle & consumme. Je ne vois apparence ne commencement de refrigeration, & quand possible me seroit de m’en desister, je ne vouldroys, pour le delectable plaisir, que j’ay en ton regard. Las Fortune, tu me preste continuellement cause de desespoir, car si je suis privee de la veue de mon amy, je ne desire aultre chose, que l’oultraigeuse Atropos immatureement use de crudelité en moy, qui me semblera doulceur, combien qu’elle provocque les aultres a avoir timeur & craincte. En disant ces propos j’estoye tant fatiguee & lassee, qu’il n’estoit possible de plus. Ainsi que j’estoye en telle vaine & superflue sollicitude, je veis mon mary lequel revenoit de solliciter aulcuns de ses affaires, Lequel voyant que j’estoye si triste, pensoit que j’eusse eu honte & vergongne des injures qu’il m’avoit dict, (ce que par ce moyen me deusse retirer de l’excessive amour, que je portoye a mon amy) mais il estoit bien aliené de la verité, car aultre chose que la mort, ne m’eust sceu separer de son amour. Nonobstant mon mary avoit moderé sa fureur, & me dist. Je vous prie dictes moy d’ou vous procede vostre tristesse, esse pource que n’avez l’oportunité d’accomplir vostre vouloir luxurieux & inceste ? ou s’il vous desplaist, ayez contrition d’avoir si long temps persisté en voz continuelz regardz, ne vous voulant desister de vostre folye. Vous repentez vous d’avoir laissé surprendre vostre cueur voulant commencer une vie detestable & abominable ? Si je pensoye que vostre vouloir fut de adnuller, & chasser amour de vostre cueur, & vous vouloir reduyre & remettre a plus honnestes coustumes de vivre, je ne vous en tiendroye en moindre estime, parce que je cognois les premiers mouvemens n’estre en nostre puissance.

Tout subit qu’il eut achevé son propos, je luy commençay a nyer le tout. Car j’estoye devenue hardye, & audacieuse, Et jusques a ce temps avoys esté timide, & luy deis ainsi. Comment estes vous encores en telle mauldicte & damnable opinion. Je cognois manifestement que c’est tentation dyabolicque, vous estes persuadé de quelque furie infernalle, tendant a fin de vous faire perpetrer & commettre ce enorme & execrable peché, qui vous cause destruction de corps & d’ame. Certes vous avez grand tort, car l’integrité de mon cueur jamais ne se maculeroit. Et au contraire de vostre dire, le pouez sçavoir par longue experience. Et en ce disant (par maniere de despit) me retiray en une aultre chambre, & parce qu’il estoit heure de coucher, deliberay ne retourner jusques a ce qu’il fut endormy, ce que je feiz. Et environ l’heure de mynuict, me allay coucher en grand melencolye, car toutes choses m’estoient desplaisantes tristes & odieuses. Mais le lendemain matin allay ouyr les suffraiges divins, en ung petit temple, & ainsi que vouloys retourner, je veiz mon amy, lequel me jetta une trespersante œillade, qui me fut penetrative jusques au cueur, j’eux si parfaicte joye, que je mis en oubly tous les tourmens & griefves douleurs que j’avoye soubstenuz, a l’occasion de luy. Je me prins a regarder sans avoir honte, ne vergongne, & ne me sousioye d’ung sien compaignon, qui evidemment pouoit apparcevoir mes regardz impudicques & artificielz. Et quand je pensoye de retourner, l’apprehension m’estoit plus triste, que selon mon advis, n’avoye eu de recreation de sa veue, mais craignant que mon mary ne survint contre mon vouloir, me convenoit retirer.

Ainsi comme avez ouy (trescheres dames) j’estoye traictee en amours, aulcunesfoys par extremes douleurs contraincte gemir & lamenter, & quelque fois grand joye & consolation m’estoit irrigee, au moyen du plaisant regard de mon amy, j’allois ordinairement ouyr les suffraiges divins au maistre temple ou tout chascun convenoit, pareillement si faisoit mon amy tousjours accompaigné de plusieurs. Je veoye manifestement son inconstance & imprudence, par ce qu’il me monstroit. Et comme je pouois conferer, ou presupposer par signes evidentz, il publioit & divulgoit noz amours. Et oultre plus j’en feuz certaine par l’une de mes damoyselles, laquelle l’ouyt en devis, & disoit ainsi a l’ung de ses compaignons, ceste dame la est merveilleusement amoureuse de moy : voyez les regardz atrayans, de ses yeulx, je presuppose qu’en continuant de poursuyvre, facilement en pourray avoir jouissance. Quand ce propos me fut recité, tout subit deffaillit la vigueur de mon cueur, & par passionnee facherie, enclinay mon chef en terre, comme fait une violette sa couleur purpurine, quand elle est abbatue du fort vent Boreas. Je demouray long temps fort pensant, puis apres redressant ma veue je veiz mon amy, lequel je regarday en monstrant semblant en maniere de plaincte, & disoye en moymesmes. Las fortune que tu m’es aspre, adverse, feroce & cruelle. Je congnois a present que ce n’est que simulation & fainctise de celluy que j’estimoys qu’il m’aymast cordialement, mais helas il ne tend a aultre fin que a me priver d’honneur, pour en tenir ses propos & derisions, mais combien que je le congnoisse tel, mon cueur est tant a luy, qu’il n’est en ma faculté de le retirer, mais doresnavant je ne useray plus de regardz, au moins en public, car la bonne renommee est facile a denigrer, & par especial des gentilles femmes, quand elles ne sont modestes, comme a leur honnesteté appartient, en ceste deliberation me departis, et vins en ma chambre, & me tins tout le jour solitairement, et au soir quand je fuz couchee aupres de mon mary, mon entendement commença a voltiger en composant diverses et nouvelles fantasies, qui me causoit une laborieuse peine, en sorte que ne pouoye dormir.

Helisenne se passionne pour son amy.
Chapitre. V.

Moy estant ainsi tormentee et travaillee, je ouy plusieurs instrumens, lesquelz sonnoyent en grande armonie et melodieuse resonnance, j’eux quelque suspicion que ce pourroyt estre mon amy. Et pour en sçavoir la verité, me vouluz lever, combien que j’eusse tousjours esté paoureuse aux tenebres nocturnes : je devins hardie et asseuree, mais en pensant saillir de mon lict pour aller a la fenestre, mon mary me dist. Ou voulez vous aller ? Je croy veritablement que c’est vostre amy, & sans plus dire mot se rendormit. O que j’estoye marrye, & plus triste que ceulx qui sont detenuz en prison caligineuse, parce que tremeur me detenoit, que je n’osoye regarder a la fenestre, dont j’estoye remplie de ire & de courroux, qu’il n’estoit en ma faculté de refrener, & ainsi se passa la nuyct. Mais mon amy continua de revenir par plusieurs foys, & une foys entre aultres, mon mary s’esveilla, & en ce tournant vers moy, tel principe donna a son parler. O mauldicte femme, tu m’as tousjours nyé ce que par signes demonstratifz evidentement pouoye cognoistre, si je n’eusse esté de vray sens aliené, je suis certain & le sçay indubitablement que c’est ton amy, qui amene plusieurs joueurs d’instrumens pour te donner renovation, & pour te induyre & faire condescendre a son inique vouloir, mais s’il cognoissoit ton cueur aussy bien que moy, il ne s’en travailleroit pas fort. Car ton effrenee lascivité a bien la puissance de te contraindre a le provocquer luy mesmes, & s’il estoit expert en amours, il auroit peu congnoistre (considerant telles contenances) la grant ardeur qui incessamment te domine, ton appetit venerien a envenimé ton cueur, qui au paravant estoit pur & chaste : tu es si abusee de son amour, que tu as changé toutes tes complexions, façons, gestes, vouloyrs & manieres honnestes, en opposite sorte, mais sois asseuree que je n’en souffriray plus, car ta vie desordonnee me cause tant d’ennuyz, & de passions, que contraincte me sera de user de crudelité, & ignominie en ta personne : & quant il eut ce dit il se teut. Et je me levay comme femme furieuse, & sans sçavoir prononcer la premiere parolle, pour luy respondre, je commençay a derompre mes cheveulx, & avioler et ensanglanter ma face de mes ongles, & de mon trenchant cry femenin penetroye les aureilles des escoutans. Quant je peuz parler comme femme du tout alienee de raison je luy dis. Certes je croy que quelque esprit familier vous revele le secret de mes pensees, ce que je pensoye estre reservé a la divine prescience : & vrayement je l’ayme effusement & cordialement, & avecq si grande fermeté, que aultre chose que la mort ne me sçauroit separer de son amour : venez doncques avecques vostre espee, faictes transmigrer mon ame de ceste infelice prison corporelle, & je vous en prie, car j’ayme mieulx mourir d’une mort violente, que le continuel languir, car mieulx vauldroit estre estranglee, que d’estre tousjours pendant, & pourtant ne tardez plus, transpercez le cueur variable, & retirez vostre espee taincte et sanguinolente. Ne usez de pitié en moy non plus que feist Pirrhus en Polisenne, laquelle fut immolee sur le tumbeau de Achilles, et si vous ne le faictes, la fureur et rage qui me tient me pressera et pourforcera de me precipiter moy mesmes : et en ce disant mes yeulx estincelloient de furieuse chaleur, et frappoye de mon poing contre mon estomach, tellement que je feuz si lassee, que je demeuray comme morte. Et quand je feuz revenue en moy, je veiz mon mary et mes damoyselles, et aultres serviteurs domesticques qui estoient esbahys de telle sincopise et pasmoison. Et quand je peuz parler je demanday pourquoy on s’estoit levé, et mon mary respondit, mais que vous soyez couchee, je vous le diray, & sans tenir plus long propos, par une de mes familieres servantes me feist porter coucher, & commença a me dire. O mon dieu, je n’eusse jamais pensé (combien que je vous eusse dit honte, & usé de propos rigoureux) que la chaleur d’amours eust esté en vous si vehemente & inextinguible, car je voy que vous en estes a la mort, dont je suis marry. Car combien que vous en ayez grandement failly, & que m’avez confessé de vostre bouche que vous estes occupee en nouvelles amours, je vous ayme tant qu’il me seroit difficile, & (comme je croy) impossible de me sçavoir divertir de vostre amour, mais je vous asseure que je prendray cruelle vengeance de vostre amy, lequel est cause de accumuler & assembler tant de tristesse en mon cueur, mais s’il vous prent envie de le baiser, devant qu’il soit trois jours je vous le feray baiser mort. Quand je ouy ces propos, mon cueur fut aussi fort oppressé que ceulx qui reçoipvent condemnation & sentence mortelle, & ne me peuz tenir de luy respondre. J’ayme trop mieulx que prenez vengence de moy comme je l’ay merité, sans oultrager ce jeune homme, qui n’a riens offensé, pourtant s’il est amoureux a il servy la mort ? c’est le propre & vray naturel des jeunes gens, Ces parolles proferees en souspirant jusques a effusion de larmes, en sorte que mon dolent mary fut contrainct de me appaiser, en me jurant & affermant que puis que j’en estois si amerement couroucee qu’il ne le vouldroit molester ny oultrager, mais il me prioit de delaisser le fol desir que j’avoye de mon jeune amy, disant que facilement le pourrois faire, en me conseillant en moymesmes, & que combien qu’il soit difficile, si est il possible. Et en me faisant telles remonstrances se approcha de moy, pour parvenir au plaisir de Venus, mais en grand promptitude me retiray loing de luy, & luy dis. Mon amy Je vous supplie que me laissez reposer, car au moyen des tristesses & angoisses dont mon miserable cueur est continuellement agité, j’ay une deliberation de tous mes membres en sorte que n’espere plus de vivre, sinon en langueur & infirmité. Et en ce disant me assis en mon lict, faignant d’estre griefvement attainte de maladie, dont il desplaisoit grandement a mon mary, & se efforçoit de appaiser mes larmes, pleurs, douleurs, & souspirs, & quand il pensa m’avoir ung peu consolee, il s’endormit jusques au jour.

La jalousie du mary avec la description d’une femme laide.
Chapitre. VI.

Quand le SOLEIL matutin eust rendu le jour cler, il s’esveilla & me print entre ses bras, pour me penser resjouyr & retirer a son amour, mais il estoyt merveilleusement abusé, car mon cueur avoit desja faict divorce & repudiation totale d’avecq luy, parquoy tous ses faictz me commencerent a desplaire, & n’eust esté contraincte, je n’eusse couché avecq luy, mais pour couvrir & donner umbre a mon unicque vouloyr, me convenoit user de dissimulation, monstrant semblant de me vouloyr reduyre & remettre es termes de raison, en quoy mon mary avoit esperance : pour ce jour ne me vouluz lever, & feiz fermer les fenestres, ne desirant que d’estre solitaire, & en lieux taciturnes, comme font gens contritz inconsolablement, parce qu’il m’estoit prohibé & deffendu de me trouver en lieux ou fut mon amy, & encores mon ingrate fortune permist que mon mary (ce jour mesmes) s’enquist a plusieurs des voysins que signifioyent telz & semblables jeux, que journellement on continuoyt de sonner devant nostre maison. Il luy fut respondu, n’estre la coustume s’il n’y avoyt fille a marier, & incontinent la response ouie, s’en vint a nostre hoste qui estoit homme rusticque, & de rude & obnubilé esperit, auquel il dict. Mon hoste, n’avez vous ouy ces jours precedentz par plusieurs & diverses foys, la grand melodie des joueurs de fleutes, dont on joue devant vostre maison ? Je vous asseure que selon ma conception je presuppose que c’est quelqu’ung qui est espris de l’amour de vostre femme ou de la mienne. A ces motz respondit l’hoste, Monsieur, je m’esbahys qui vous meult, ny a quel propoz vous dictes telles parolles, car j’estime ma femme aussi bonne & chaste que femme de la ville, & en ce disant s’eschaulfoyt, monstrant par signes evidentz qu’il estoit oultrageusement irrité, qui estoit manifeste demonstrance de son petit & rural entendement, parce que sa femme estoyt layde & odieuse, & de sa deformité & laydeur je vous en veulx faire le recit : Elle estoyt de petite stature, bossue & boyteuse, & si avoit le visaige fort ridé, les sourcylz larges de deulx doygs, sans y avoir distance de l’un a l’aultre, elle avoyt les yeulx petitz & noyrs, merveilleusement enfoncez en la teste, & le nez fort camus, la bouche oultrageusement grande, & les lebvres grosses, & si n’avoyt seulement que deux dentz grandz oultre mesure, & avoit le col court, & les tetins luy reposoient sur le ventre, & si estoit aagee de soixante & douze ans. Parquoy toutes ces choses considerees, je pense & a bon droict, qu’elle eust esté refusee & chassee de tous hommes. Ainsi que mon mary se delectoyt (en escoutant les propos de l’hoste,) l’une de mes damoyselles estoit presente, laquelle incontinent me vint reciter le tout, mais combien que fusse fort marrie & destituee de tous plaisirs, je ne me peulx garder de rire, en considerant la follie de l’hoste, & comme j’en tenoys propos mon mary survint, lequel me demanda comment je me portoye, & me deist. M’amye, je vous prie que delaissez voz pleurs & gemissemens, & reduysez vostre cueur en consolee liesse. Quant a moy, je ne vous presteray matiere, ny occasion de melencolie. Il est demain le jour d’une feste solennelle, parquoy je veulx & vous commande que vous accoustrez triumphamment, affin que vous assistez au temple avecq moy, car doresnavant ne vous sera permis de sortir de la maison sinon en ma compaignie, car je veulx veoyr quelle contenance sera la vostre en ma presence, parce que je suis certain, que vostre amy se y trouvera. Tel propos me tenoyt mon mary, auquel ne feiz aulcune responce, mais tins silence, nonobstant que tacitement grand joye & hilarité m’estoyt irrigee, emanee, ou exhibee au moien de l’esperance future de la veue de mon amy, & pour le fervent desir que j’avoye, la nuyct me sembla de grande duree.

Mais quand Proserpine commença a cheminer en la maison du chien tricipite, & Phœbus son chair au zodiac accomodoyt, sur lequel (icelluy Phœbus monté) portoit en son chef son dyademe tout couvert de resplendissantz & lucides rais pour illustrer & esclarcir l’universel monde, Je me levay subitement, & commençay a m’appareiller, je vestis une cotte de satin blanc, & une robbe de satin cramoisy, j’aornay mon chef de belles brodures, & riches pierres precieuses, & quand je fuz accoustree, je commençay a me pourmener, en me mirant en mes sumptueulx habillemens, comme le pan en ses belles plumes, pensant plaire aux aultres comme a moymesmes, & ce pendent mon mary se habilloit, lequel prenoit singulier plaisir en me voyant, & me dict qu’il estoit temps d’aller, & en ce disant, sortasmes de la chambre en la compaignie de mes damoyselles, je cheminoye lentement, tenant gravité honneste, tout le monde jectoit son regard sur moy, en disant les ungz aux aultres, voyez la, la creature excedant & oultrepassant toutes aultres en formosité de corps. Et apres qu’ilz m’avoyent regardee, ilz alloyent appeller les aultres, les faisant saillir de leurs domicilles, afin qu’ilz me veissent. S’estoyt une chose admirable de veoyr le peuple qui s’assembloyt entour moy, & quand je feuz parvenue jusques au temple, plusieurs jeunes hommes venoyent en circuyt tout a l’entour de moy, me monstrant semblant amoureux, par doulx & attrayantz regardz tirez du coing de l’œil, pour essayer de me divertir & decepvoyr, mais je ne m’en soucioye aulcunement, Car toutes mes pensees estoyent accumulees en ung seul. Je regardoye en plusieurs et divers lieux, mais je ne veoye celuy qui estoit le singulier plaisir de ma veue, et ne vint jusques a ce que le service divin fut commencé, et luy venu, il ne usa des regardz accoustumez, mais ne feist seulement que passer devant moy, Je ymaginoye que c’estoyt pource que mon mary estoit present, pour eviter de luy donner suspition, parquoy je feuz contente. Et quand l’office solennel fut finé, nous partismes pour venir au logis, et passasmes le temps en recreation et voluptueulx plaisirs, jusques a ce que retournasmes pour ouyr vespres, ou mon amy ne faillit de se trouver, lequel (a ceste foys) ne usa de discretion, parce que a la presence de mon mary donnoyt evidente demonstrance de son affection, par ses regardz amoureux, & doulx attraictz, en perseverant de me monstrer a sez compaignons, combien qu’il n’eust encores parlé a moy, & quand je veoye son inconstance, je regardoye d’ung regard doulx & simple, affin de luy monstrer & exhiber par signes, que par sa contenance il causoyt une grande doleance en mon cueur : mais pour ce, ne differa ses importunitez, car il venoyt passer si pres de moy qu’il marchoit sur ma cotte de satin blanc, j’estoye fort curieuse en habillemens : c’estoit la chose ou je prenoye singulier plaisir : mais non obstant cela il ne m’en desplaisoit, mais au contraire voluntairement & de bon cueur j’eusse baisé le lieu ou son pied avoit touché : mon mary veoit le tout, lequel par fascherie fut contrainct soy absenter, dont contre mon vouloyr, & pour eviter occasion de noyse je le suyvis, et incontinent que feusmes en la maison il me deist. Je m’esbahys de vostre amy, lequel n’a sceu dissimuler son amoureuse follye en ma presence, il luy procede de grande presumption de venir marcher sur vostre cotte, il semble par cela qu’il eust grand privaulté et familiarité avecq vous. Doncques pour eviter de m’engendrer plus de passions et fascheries, que mon triste cueur ne sçauroit porter, je vous prohibe et deffendz de vous trouver en lieu ou il soyt en mon absence, et oultre plus quand je seroye present, et feust a l’eslevation du corps de Jesuchrist, je veulz que incontinent que vous le pourrez apercevoyr, que sans dilation vous absentez : et sy vous n’observez ce mien commandement, j’ay ferme propos et deliberation de me separer de vous : vous avez du bien de par vous, terres et seigneuries plus que je n’en ay, lequel je ne vous veulx retenir. Car je ne vouldroye aulcunement prouffiter du bien d’une femme lascive. Et quand il eust ce dict, je luy respondis, que j’accompliroye son commandement, et qu’il n’en fut perplex ne doubteux, sy je ne luy en donnoye l’occasion : et a l’heure il se contenta adjoustant foy a mon dire, et n’en fut non plus parlé jusques au lendemain que me vouluz lever et accoustrer d’habillementz riches & sumptueux : ce que mon mary ne voulut permettre, et pour luy complaire feuz contente de me habiller plus simplement, & quand je fuz appareillee, nous nous transportasmes au temple ou je trouvay mon amy, lequel persevera ses importunitez, en sorte que je fuz contraincte de changer trois foys de lieu, mais tousjours il me suyvoit, en tenant propos de moy a ses compaignons, & par conjecture je pense qu’il parloit de mon mary, lequel continuellement estoit avecq moy, car j’entendis l’ung de ses compaignons qui luy disoit, que parce qu’il pouvoit comprendre en regardant ma face, qui me demonstroit si anxieuse, qu’il y avoit de la suspition : & quand mon amy ouyt ces motz, il commença a rire, & voyant cela, & aussi memorative du commandement de mon mary, je m’absenté, pensant que quelque foys trouveroys lieu plus commode & opportun pour exprimer l’ung a l’aultre les secretz de noz pensees.

Les approches des deux amans pour parler ensemble.
Chapitre. VII.

Ainsi doncques perseveray tousjours de suyvre la maulvaise partie de mon esprit, & n’eurent puissance les propos & derisions (dont usoyt mon amy) de me sçavoir desmouvoir de ma follie : mais parce que j’avoye les jours precedens observé le commandement de mon mary, en dissimulant l’ardente flamme qui me brusloit & consumoyt, qui est une chose fort difficile, il me fut imparty plus de liberté que je n’avoye eu de long temps : car j’alloye au temple seulement en compaignie de l’une de mes familieres damoyselles, dont j’estoye fort joyeuse, pensant que mon amy auroit opportunité de parler, & pour l’inciter, je me tenoye dedans le temple jusques a ce qu’il estoit vuyde de toutes gens, & continuay ainsi par plusieurs jours, nonobstant il ne se advançoit de parler, dont estoye esmerveillee, & ymaginoye que ce qu’il differoit luy procedoit de pusillanimité, toutesfoys je ne lassay de persister, & ung jour entre aultres, je vey qu’il estoit plus pensif qu’il n’avoit accoustumé, & se promenoit seul tenant son bonnet en sa main, pour me donner recreation en voyant ses beaux cheveux tant bien pignez. Et apres qu’il se fut assez pourmené, il entra en une chapelle ou on commençoit a faire le divin service, parquoy j’eu occasion honneste de me lever, & aller pres de luy. Je veoye qu’il regardoit souvent entour luy, & aussi faisois je pareillement, & croys que noz pensees n’estoient differentes, car tous deux d’ung vouloir unanime avions timeur de la survenue de mon mary : & incontinent le service divin faict & accomply, il commença a se pourmener, mais il ne tarda gueres qu’il ne se vint presenter devant moy, en me saluant & regardant d’ung œil doulx & amoureux, & dict ainsi.

Les amans pour n’estre apperceulx usent de letres.
Chapitre. VIII.

Madame, il y a long temps que j’ay grand desir & affection de parler a vous, pour vous declairer ce que facilement pouez conjecturer, mais je ne veulx tenir long propoz, affin d’eviter la suspition dez gens, qui vous pourroient causer & engendrer scandale : & pourtant je vous prie de me dire familierement, s’il vous plaira recepvoir une mienne letre. Quand je l’eux ouy parler je luy deis, que liberalement la recepvroye, & qu’il ne feist difficulté de m’escripre entierement tout son vouloyr sans riens reserver, & que pareillement le feroye sçavant du mien. A la prononciation de mes parolles je devins palle, & me print ung tremblement de tous mes membres, souspirs en si grand multitude vuidoyent de mon estomach que l’ung ne donnoit lieu a l’aultre, parquoy je luy declairoye assez par mes gestez exterieures, & par le semblant de mes yeulx attrayans, que j’avoye l’affection interieure de mesmes a luy, dont il se monstroit joyeulx par semblant, & en prenant ung humble congé, me remercya. Et incontinent qu’il fut party, je retournay en mon logis jusques au lendemain, que nous retournasmes au temple : nous arrivez, je le veis accompaigné d’ung sien compaignon, mais incontinent qu’il m’eust veu, de luy fut licencié, & en se pourmenant, faignant dire ses heures se monstroit plus modeste & craintif que au paravant, ce qu’il ne feit jamais depuis. Et quand il eust l’opportunité, il me vint saluer, me presentant ses lettres, lesquelles je receupz le plus subtilement que je peuz, pensant n’estre apperceue de nul, & luy dictz, que le lendemain luy en rendroys response : & lors en baissant le chief, se tint taciturne aulcune espace, puis apres en rompant silence reprint le propos en ceste maniere. Ma dame, je craintz merveilleusement monsieur vostre mary, & a l’heure en grand promptitude sans luy donner loisir d’achever son propos, je luy deis. Je vous prie ne vous souciez de cela, car il n’a doubte, ne suspition sur moy. A ces motx il me print a regarder comme par admiration, considerant en son ymagination (comme j’ay peu comprendre le depuis) que l’impetuosité D’amours avoit rompu en moy les laqz de temperance & moderation, qui me faisoit exceder toute audace fœminine : toutesfoys suyvant son propos, il me dict. Ma dame, je suis joyeulx d’estre certain qu’il n’a doubte ne suspition de nous : il fault moderer nostre vouloir avecq discretion, pour ne luy prester occasion d’estre en doubte, & le plus occultement & secretement qu’il vous sera possible m’exhiberez voz lettres, en me monstrant par quelques honnestes, & secretz signes, quand il vous plaira que je m’approche pour les recepvoyr. Et en ce disant, print congé, & je le conduysoye de mes yeulx estincellantz de desirs amoureulx, car j’estoye toute embrasee du feu Venerien & croissoit L’amour si puissant en mon cueur, que le reciter seroit incredible a ceulx qui n’ont experimenté Amours.

La lecture des letres de l’amoureux.
Chapitre. IX.

Incontinent apres la reception de ses lettres, fort hastivement je retournay, & en entrant dedans ma chambre les ouvry, & leu le contenu d’icelles, lequel s’ensuyt.

Ma dame puis que la libere faculté de parler a vous, pour vous encliner mon amoureuse conception ne m’est permise, j’ay esté contrainct par la persuasion du filz de Venus vous escripre la presente, & pour vous certiorer de l’extremité ou amour excessif m’a conduict, devez sçavoir que lors que premierement dressay ma veue sur voz yeulx vers & irradians, me sembla veoir issir une splendeur, laquelle plus pres le cueur me transperça, que ne feist l’aguë sagette de Juppiter, Phaeton, & a l’heure me sentant de ce doulx regard surprins, je vins distinctement a speculer vostre excellente beaulté, mais en considerant l’excellence de vostre beau corps proportionné, oultre la forme commune de mon vray sentement demeuray privé. Et pour la recente memoire de l’acerbe douleur ou je fuz reduict, mon entendement est si perturbé, qu’il me seroit impossible de vous louer & extoller de louenge condigne, selon la speciosité de vostre forme, & encores que ne fusse agité d’aulcune perturbation cognoissant les debiles forces de mon fragile esperit, je ne l’oseroye entreprendre, parce que j’estime que le narrer seroit difficile a toutes langues disertes, car selon ma conception, l’exprimer de choses si singuliere se doibt reserver a la divine eloquence de Mercure. Et pour ce je m’en abstiendray, & veulx continuer de vous exposer le secret de mon cueur, voulant observer la coustume antique des trescelebres Persians, qui estoit de ne se presenter a l’altissime sublimité du Roy les mains vaques de presens, non pour presumption qu’ilz eussent que le seigneur fust flexible a aulcune avarice, mais pour observance & supreme reverence. Et pource ma dame que je n’ay chose de moy plus estimee que ma personne, le plus fidelement que je puis je vous en fais present pour ung perpetuel mancipe : vous suppliant que de tel cueur l’acceptez comme je le vous presente, & considerez que ce n’est moindre vertu le gracieulx recepvoir, que le liberal donner. Aultre chose donc ne reste, que a ung fidelle serviteur rendre guerdon. Et si ma valeur est petite au respect de vostre altitude, non comme ma compaigne ou eguale, mais comme ma dame & superieure vous prie me guerdonner, affin que par dureté ou negligence de me secourir ne me prestez matiere de cruelle & violente mort, mais vous estant sur toutes creatures souveraine & plaine de urbanité traictable, soyez commeue a pitié & compassion, & ne vueillez souffrir que si infelicement je renonce a la nature, & soubz l’esperance de vostre doulceur imposeray fin a ma fidelissime lettre. Escript par celluy qui hardiment se peult nommer le serviteur en amours excedant tous aultres en loyaulté & fidele servitude.

Et apres les avoir leues, j’eu une incomprehensible & inestimable joye & consolation : car par ses escriptz, il se disoit mien a perpetuité, & lors je commençay a cogiter & penser en moy mesmes, quelle response je donneroys a ses lettres, & me sembla qu’il ne seroit bon d’acquiescer promptement a sa requeste, parce que les choses qui facilement sont obtenues, sont peu apprecieez : mais celles que en grandz fatigues on acquiert, sont estimees cheres & precieuses. Pour ces causes, je luy escripvis lettres par lesquelles il ne pouoit gueres esperer de parvenir a son intention, dont le contenu d’icelles s’ensuyt.

Lettres que la dame escript a son amy.
Chapitre. X.

Apres avoir a mes yeulx presenté voz lettres, & le contenu d’icelles distinctement medité & consideré, par ce que puis concepvoir (si vostre lettre n’est par simulation ou fainctise composee) je presuppose que par l’insupportable charge d’amours estes plus angustié & afflicté que a homme prudent ne convient : car si bien considerez, vous ne devez persister en telles amours, lesquelles ne consistent en vertu, Parce que impossible me seroit satisfaire a vostre affectueux desir sans denigrer & adnichiler ma bonne renommee : ce qu’il me seroit plus accerbe que une violente mort, parce que je n’estime ceulx ou celles vifz desquelz la bonne renommee est estaincte, mais se doibvent estimer pires que mortz. Et au contraire de ceulx qui ont faict actes vertueux dont leurs noms sempiternellement durent, en despit de la cruelle Atropos, combien que en cendres leurs oz demolis reposent. Iceulx se doibvent estimer vifz, & se doibt l’on persuader de les ensuyvre par vertueuses coustumes, qui rendent l’homme immortel. Et pour a ce parvenir necessairement fault eviter de se laisser submerger en ses voluptueuses lascivitez, affin de n’estre conduict a ceste antique & accoustumee infelicité, soubz laquelle tout le monde se lamente, & s’en ensuyvent plusieurs inconveniens. Si la fille de Leda eust observé le vivre pudicque, le Grec n’eust le tresfameux ylion mis en totalle ruyne. Et si la royne de Carthage eust perseveré d’estre constante, elle eust avec louenge perpetuelle de son amy Sicheus l’umbre suyvie. Telles hystoires doibvent estre suffisantes pour nous garder de succumber en semblables delictz. Et pour ung petit appetit, n’estre si faciles d’escouter les polides, elegantes & suaves parolles de vous aultres jouvencaux : lesquelles ne sont sinon ung laqz deceptif pour circunvenir & decepvoir cellez qui sont trop faciles ou dommageable croire : lequel vice a esté cause de adulterer plusieurs dames fameuses, puis apres qu’ilz ont obtenu la privee & secrete fruition des amours de celles qu’il disent tant aymer ne sont contentz, mais aulcunesfoys par indiscretion s’en vantent & glorifient, Parquoy toutes ces choses considerees tresheureuses sont celles qui de la flamme d’amours se peuvent conserver. Pour laquelle evaderie vous supplie que imposez fin au continuel poursuyvre, car je crains que par voz continuelles stimulations je ne soye persuadee de exceder les metes de raison, car voz doulx & attrayans regardz, avecq les parolles exhibees par voz lettres pourroient causer grand efficace & emotion aux cueurs des jeunes dames, & aulcunes de simple entendement penseroient resider en leurs personnes beaucoup plus de dons & de perfections que dieu & nature n’y en auroit mis. Mais ne voulant tumber au laberinthe de presumption, je ne prens aulcune gloire de voz louenges & exaltations, car peult estre que par affection non moderee vostre œil peult errer. Mais croyez que ce amour de son auree sagette m’avoit attainte, que aultre que vous de ma benevolence ne seroit possesseur. Et de ce vous supplie vous vouloir contenter. En exorant L’altitonant que felice repos vous octroye.

Les Miennes Lettres Sigillay, & avec ung grand desir trouvay subtil moyen de les luy consigner, & il les receut joyeusement, & tout subit apres les luy avoir exhibees me retiray en ma chambre, ou j’estoys plus voluntiers seule, que accompaignee, pour plus solitairement continuer en mes fantasieuses pensees, & en telle solicitude je me delectoye a lire les lettrez de mon amy, puis apres je regardoye le double des miennes, distinctement tous les termes de l’une & de l’aultre. Et ainsi que m’occupoye en telles solacieuses exercices mon mary survint, dont ne me prenoye garde, lequel en hurtant du pied par grande impetuosité ouvrit l’huys de ma chambre, dont je fuz si merveilleusement troublee, que je n’euz advis ne discretion de cacher les lettres. Il commença a me regarder par grand despit & desdaing meslé de colere en prononçant telles parolles.

Le courroux du mary jaloux, & l’excuse de sa femme.
Chapitre. XI.

O Meschante femme, presentement est venue l’heure que tu ne pourroys aulcunement nyer ta lubricité, & non moderee affection : Car combien que tes deceptives parolles ont eu puissance de m’instiguer & incliner a t’eslargir & impartir quelque liberté, en adjoustant foy a tes mensonges, parce que je pensoye, au moyen des remonstrances que je te faisoye journellement que tu feusses pressee & stimulee de te reduyre a ta premiere coustume : mais pour quelques exhortations ou monitions que je sceuz faire, ton cueur en ce inveteré & endurcy, n’ay aulcunement sceu convertir, & en ce disant print les lettres que j’avoye laissees sur mon lict, parce que timeur avoyt obnubilee la clarté de mon entendement, & quand il les eust leues, ce luy fut cause d’augmentation de fureur, & fort indigné s’approcha de moy, & me donna si grand coup sur la face, que violentement me feist baiser la terre, dont ne me peuz lever soubdainement, mais quand je commençay a reprendre mes forces, je plouray moult amerement, tellement que les ruysseaulx de mes larmes tomboyent en grande superfluité & abondance aval ma face. La cause de mon pleur ne me procedoit de la juste douleur, & remordz de conscience que je debvoye avoyr de ma vie detestable, mais au contraire d’une grande superbité, car au moyen que j’avoye chassé raison, tousjours depuis c’estoyt monstree de moy loingtaine & fugitive, parquoy selon mon advis mon mary me faisoit grand tort, lequel continuant ses parolles injurieuses, me deist. Admiration ne te prenne de ce que oultre ma coustume je t’ay furieusement frappé, mais approche de moy, & regarde tes lettres, que tu ne sçauroys nyer : & me deis sans me servir d’une artificielle mensonge (dont tu scez maintenant user). Qui est le personnage a qui tu pretendz commettre telz escriptz ? Quant il eust ce dict, je commençay a mediter & penser, & disoye a moymesmes. Helas je ne me sçauroye excuser, car ma lettre de ma main escripte rend cler tesmoignage de ma vie, puis je disoye au contraire, si m’est il necessaire de le nyer, car a face hardie une prouve ne nuyt. Lors en faisant grandz plainctes & exclamations, deis ainsi. Helas mon amy, qui vous meult d’estre si cruel, pour la lettre que vous avez trouvee, laquelle a esté composee seulement par exercice, & pour eviter oysiveté, parquoy ne me debvez ainsi injurier ne molester, sans avoir ouy mes raisons. Quelle loy au monde est tant inicque, barbare & triste, qu’elle permette le supplice devant la sentence ? Ou est la conseillee raison ? ou est vostre prudent jugement, que premier me condamnez que de m’escouter ? Ainsi que je proferoye telles parolles, les pensant continuer, il interrompit propos, en disant. Voicy lettres qui t’ont esté envoyees, d’ou viennent elles ? Je luy respondis, que je ne les cognoissoye. Non (dict il) & pour plus grand approbation de telz mensonges, je te certifie que j’ay recogneues tes letres entre les mains de ton amy, lequel par inconstance & indiscretion les communicquoit a deux de ses compaignons, & si tu es si hardie & asseuree que vueilles soustenir le contraire, je trouveray maniere de les avoir de luy par quelque subtil moyen, car tout son desir & affection n’est qu’a penser & ymaginer diverses façons, & divers actes, a toy dommageables, pour te priver d’honneur, affin de te publier, mais doresnavant tu n’auras plus de delectable plaisir de sa veue, parce que je ne veulx que tu sorte de ta chambre, ne que regarde a la fenestre, & s’il te semble que en ceste sorte ta vie seroit trop infelice, je ne me veulx desdire de l’offre que je t’ay faicte, c’est de separation comme j’ay predict.

Ainsi doncques estoye contraincte d’endurer, & souffrir toutes ces fatigues, estant privee de la veue de mon amy, lequel estoyt esmerveillé de ce qu’il ne me veoyt plus : mais ce nonobstant il ne voulut imposer fin a l’amoreuse poursuyte, mais continua par plusieurs & diverses foys de venir avecques chantres, dont entre les aultres je recognoyssoye sa voix. O que j’estoye anxieuse a l’occasion que ne m’osoye monstrer, & adoncques je fuz plusieurs foys tentee de me lever, & me precipiter, en me jectant du hault des fenestres en bas, je feuz en telle calamité quinze jours ou environ, que fusmes contrainctz partir pour eviter scandale, car les voisins tenoient divers propos, de ce que l’on perseveroit telz & semblables jeuz. Je feuz assez joyeuse de changer de lieu, affin que plus facilement me feust permis d’aller parmy la ville, pensant que quelque foys pourroye rencontrer mon amy, toutesfoys apres noz transmigrations je feuz trois sepmaines sans le veoir, ne ouyr de ses nouvelles, qui me fut chose tresgriefve, & quasi insupportable. Pendant ce temps que je languissoye en telle calamité, toutes choses m’estoient tristes & odieuses, & ne prenoye delectation es choses de ce monde, & encores fortune non rassasiee de me prester matiere d’angoisseuses douleurs, les voulant augmenter s’efforça d’appareiller une infortune, dont le rememorer m’est triste, & ayant horreur de le relater, toutesfoys en plorant & lamentant mon infelicité, je m’efforçay de l’escripre. Et pour vous declairer, la male adventure ou je cuiday succumber, ung jour entre les aultres moy estant couchee aupres de mon mary, merveilleusement pensive, en sorte que les affections (dont mon cueur estoit agité) me consummoient l’esperit, dont j’estoye si debile, qu’il me sembloit impossible de me sçavoir lever, mais je fuz si fort oppressee de mon mary, que contraincte me fut de m’evertuer, combien que par plusieurs foys me convint recoucher, sans me sçavoir ayder de mes membres, helaz ce m’estoit certain presaige de mon mal futur, mais la demonstrance m’estoyt occulte.

Parquoy sans y avoir regard, ne consideration, en grande & laborieuse peine me habillay, puis allasmes ouyr le divin service de Dieu en ung devot monastere, & ainsi que vouloys entrer dedans, mon mary me deist. Je vous prie dictes moy (sans m’en vouloir riens celer) s’il advenoyt que vostre amy fust dedans ce temple, seroyt il en vostre faculté de pouoyr moderer vostre vouloir & appetit, en sorte que ne useriez des regardz accoustumez ? Adoncques je commençay a le regarder, en disant. Je prie au createur que au cas que cela me advienne : que toute puissance elementee me soit contraire, & que tygres & loups ravissans lacerent & devorent mon corps, ou que les troys seurs le fil vital immaturement me couppent, & quand je euz ce dict, nous entrasmes dedans le temple. Je commençay a regarder entour moy. Je veis grand multitude de peuple tant hommes que femmes, & entre aultres je veis mon amy, & lors combien qu’il me fust prohibé & deffendu de le regarder, je ne peuz dissimuler ne temperer mon vouloir : car sans differer de rompre & enfraindre ma promesse, je regardoye tresaffectueusement, sans reduyre en ma memoyre les peines & tourmens que mon mary me faisoit souffrir, a l’occasion de luy : mais comme une femme ençaincte, laquelle est persecutee de griefves & excessives douleurs devant la naisçance de l’enfant, mais incontinent qu’elle voit son fruict, la parfaicte joye & lyesse ou elle est reduicte luy faict oublier les peines precedentes, & aussi pour la suavité & doulceur intrinsecque que je recepvoye du delectable regard de mon amy, me faisoit oublier tous mes travaulx & fatigues preteritz. Mon mary voyant cela, me vint dire que j’entrasse en ung lieu ou il me mena, ce que je feiz, mais pourtant ne laissay de continuer ma folle contenance, & sans tenir gravité comme a mon honnesteté appartenoit, regardois tousjours si je pourrois veoir passer mon amy, & mon mary voyant qu’il estoit impossible de refrener la vehemence d’amours qui me possedoit & seigneurioit, ne pouant souffrir telles dissolutions en regardz impudicques, fut contrainct de soy absenter, & lors je feuz ung peu memorative de son commandement que j’avoye transgressé, & de mes juremens que j’avoys parjurez, & pour ce me levay soubdainement & le suyvy, & quand feusmes parvenuz en la maison, mon mary commença a m’increper & injurier, en disant. O meschante & malheureuse creature remplie de iniquité qui ne desire que l’execution de ton appetit desordonné comment t’ose tu trouver en ma presence ? n’as tu crainte que je convertisse mon espee par juste ire en ta poictrine ? En proferant tel motz, par si grand fureur & impetuosité, me donna si grand coup, que au cheoir je me rompiz deux dentz, dont de l’extreme douleur je fuz longue espace sans monstrer signe d’esprit vital, & quand je fuz revenue de pasmoison toute palle & descoulouree, je commençay a regarder autour moy sans dire mot. Car a l’occasion des griefves & insuperables douleurs inferieures, la parolle m’estoit fortclose, mais peu apres grand multitude de souspirs vuydoyent de mon estomach, & m’intervindrent diverses & merveilleuses fantasies si cruelles & ignominieuses, que la recente memoire rend ma main debile & tremblante, en sorte que par plusieurs foys y laissay & infestay la plume, mais pensant qu’il me seroit attribué a vice de pusillanimité, je me veulx efforcer de l’escripre.

L’impatience d’amours par despit cherche la mort.
Chapitre. XII.

Et pour les bien declarer, vous fault entendre que toutes mes pensees se reduyrent en une, qui estoit telle que par mort me vouloye mediciner. En mon trouble courage, je fuz si eschauffee de fureur, pour l’ardent desir que j’avoye de mettre mon miserable vouloir a execution, que furieuse rage revocqua les forces en mon corps angoisseux & debile, qui toutes dehors estoient dispersees, & voyant que n’avoye l’opportunité de ce faire comme beste vulneree & blessee courroys au long de la chambre en la presence de mon mary, & d’une jeune damoyselle disant en moy mesmes. O Thesiphone, O Megera & Alecto furies infernales, qui continuellement exagitez l’humaine generation, aydez moy a user de crudelité en moymesmes. Tel present me soit faict de par vous qui fut a Canacé de par le roy Eolus son pere, qui fut ung glaive pour transpercer son corps, a cause du crime par elle perpetré & commis. Ou que j’eusse le moyen de me precipiter, comme fist Isiphile. Ou sinon que peusse metre fin a ma miserable vie par quelque venimeux bruvaige, comme celluy qui fut cause du dernier jour a Socrates. Ou que a ma grand fureur & rage fust imposé fin, par telle mort dont Philis se desespera, en se pendant a ung arbre, a l’occasion du tardif retour de son amy Demmophon : mais puis qu’il m’est impossible de trouver moyen de la mort, a cause de la presence de mon mary, je vouldroye qu’il me advint comme a la belle nymphe Perye, laquelle en marchant sur l’herbe de son pied nud, tendre, & delicat, ung aspic venimeux la picqua d’une dent, en y laissast le venin mortifere, dont la pudicque vierge alla promptement mourir, ou qu’il me advint comme a Dathan & Abiron, lesquelz furent transgloutiz en la terre. Moy estant de telle fureur esmeue, cerchoye par tout pour trouver moyen de la mort, mais je croy que quelque furie infernale que j’avoye invocquee, se monstra diligente de me servir selon mon affectueux desir, parce qu’en regardant en plusieurs & divers lieux, se presenta & offrit devant ma veue ung petit cousteau, lequel je prins, & le plus subtilement & occultement que je peuz en le cachant soubz ma robbe.

Et lors que je feuz saisie, incontinent je commençay a trembler a cause de la triste apprehension de la mort, & en pensant marcher, je tumboys & sentoys en moy ung grand debat entre ma douloureuse ame & mes paoureux esperitz de vie, mais la cruelle Megera me persuadoit de suyvre le propos mortel, me faisant rememorer que moy vivante ne pourrois plus veoir mon amy, parce que mes amours estoient trop publiees & vulgarisees, mais apres ma mort mon ame le pourra frequentement visiter, parquoy la mort me seroit felice & heureuse. Et doncques (pour la future esperance de la veue du mien amy) chassa de moy la froide paour, parquoy je feuz enflambee de plus ardens desirs a la mort. Et combien que ma face fust paincte de palle couleur, je commençay a reprendre mes forces, & sans plus vouloir differer, me levay par grand fureur & impetuosité voulant sortir de la chambre, ce que mon mary ne voulut permettre, pensant en son imagination, en considerant les contenances que la grand fureur dont j’estoys oppressee me contraignoit d’aller, affin de trouver mon amy, mais quand je veiz que ne pouoye sortir, je me retiray en une garde robe, & ainsi que je vouloye transpercer ce cueur amoureux avecq le glaive, je croy que par permission divine je fuz preservee & gardee. Car la jeune damoyselle qui estoit en la chambre survint, laquelle voyant chose si horrible & espouentable, ne se peult contenir qu’elle ne s’escriast haultement, & s’approcha de moy pour me oster le cousteau. A quoy feiz tout mon effort de resister, & ce pendant mon mary survint, lequel pensoit que de rechef feusse tumbee en paulmaison, mais quand il eut regardé & consideré la furieuse rage qui me detenoit, il fut espris d’angoisseuse douleur, a cause de l’excessif amour qu’il me portoit, dont il n’estoit en sa faculté de se pouoir divertir : laquelle eust ceste puissance de refrener l’ire dont son triste cueur estoit persecuté, & la convertit en compassion, parquoy benignement me vint a consoler, en me faisant plusieurs remonstrances, & entre aultres propos me disoit : M’amye, puis que je cognois manifestement qu’il n’est en vostre faculté de vous pouoir desister d’amours, parce que n’y avez resisté du commencement, mais par longues & continuelles pensees avez nourry amour lascif en vostre estomach, en vous destituant de vostre liberté, vous estes voluntairement submise a suyvre vostre sensualité. Parquoy l’amour est tousjours augmentee avec si grande puissance, que mieulx aymez estre privee de vie que d’amy, & sans avoir memoire ne recordation, que si par telle mort concedez a la nature, que vous avez perdu vostre bonne renommee, veu & consideré que auriez usé de crudelité en vous mesmes, & moy qui ne l’ay deservy en serois tenu toute ma vie en moindre estime, & devez aussy avoir regard, que quand vostre ame seroit separee de vostre miserable corps, triste demeure luy seroit consignee a l’occasion de l’enorme & execrable peché que vous auriez commis par estre homicide de vous mesmes. Mais affin d’eviter que ne succumbez en semblables inconveniens, je vous conseille de vous retirer, comme je vous ay dict par plusieurs fois, laquelle chose vous sera tresurgente, parce qu’il m’est impossible de plus supporter les importunitez que je seuffre, affin de ne vouz engendrer scandale, car pour la conservation de vostre honneur me fault dissimuler, sans oser prendre vengeance de mon ennemy, combien qu’il soit homme de basse condition, qui m’est chose si penible & fatigeuse, que ne le sçauroye exprimer, & pourtant regardez d’imposer fin a mes extremes tristesses, soit par separation ou par vous reduyre en vivant en plus grande honnesteté.

Le conseil du serviteur fidele.
Chapitre. XIII.

Ce pendant qu’il prononçoit tel propos, ung de noz serviteurs survint, lequel venoit de solliciter aulcuns de noz affaires. Luy arrivé, fut incontinent adverty par la jeune damoyselle du perilleux dangier ou j’avoye cuydé succumber. Lequel voyant que c’estoit chose digne d’estre conservee en profunde silence, luy dict, qu’elle se gardast sur sa vie d’en faire plus recit a d’aultre persone. Et apres avoit ce dict, il vint saluer son maistre, duquel il estoit estimé serviteur fidele, & pour tant il luy declara mon infortune, reservé qu’il se taisoit de mon amoureuse follie. Le serviteur oyant ce propos, feist semblant d’en prendre admiration, faignant de n’en sçavoir aulcune chose, & voyant son maistre tant angustié & adoloré, luy commença a dire. Monsieur, par ce que je puis comprendre, je cognoys vostre cueur estre merveilleusement oppressé (& non sans juste occasion) mais ce nonobstant, il vous est necessaire que par bonne discretion moderez & temperez les passions de vostre triste cueur, car la vertu de l’homme, n’est demonstree sinon en adversité, parce que celluy qui est remply de grand sçavoir, doibt refrener sa volunté, en sorte qu’il ne s’esjouysse non plus des choses prosperes, que s’esbahyr des choses tristes & adverses. Vous debvez prendre consolation, considerant que ma dame a esté tousjours vertueuse, & combien que son entendement soit perturbé par quelques agitations & afflictions a nous incongneues, si debvez vous avoir certaine esperance que raison dominera en elle, car vertu ne peult estre ostee d’ung lieu ou elle a esté quelque temps, ne pour quelque cause, & pourtant je seroye d’opinion qu’elle doibt declarer ses extremes tristesses a quelque scientificque personne, qui avecq l’efficace de ses parolles la pourra corroborer & conforter, & par ce moyen pourra retourner a sa premiere coustume. Telles & semblables parolles escoutoit mon mary, & combien qu’il feust oultrageusement troublé, si print il quelque peu de consolation, & delibera d’user de l’opinion de son serviteur domesticque. Parquoy en adressant son propos a moy, me remonstroit doulcement, pensant tousjours que par ses exhortations mon angoysseuse rage & extreme douleur se deust diminuer, mais il ne congnoissoit pas que mon mal estoit incurable, mais apres que l’euz escouté, je faignis de me vouloir reduyre, car nulle yre n’est si furieuse, que aulcunement ne se refroydisse, parquoy je commençay a plorer, & en grand amaritude plaindre mon oultrageuse follie, toutesfoys ne me repentoye d’avoir esté surprise d’amour, mais estoye irritee de ce que n’avoye aymé plus temperement, sans le donner a congnoistre a mon amy, lequel pensant par la mutation de ma contenance que ses parolles eussent eu lieu de reception, & fructifiay en mon cueur. Et affin que je feusse plus inclinee a adnichiler mon inique vouloir me mena en ung devot monastere, affin que en confession & sans difficulté je voulusse exhiber mon infortune, & descharger mon cueur a ung auctenticque religieux, lequel estoit fort bien famé & renommé. Il avoit esté adverty par le serviteur que j’estoye en telle perturbation, que jusques a l’extremité m’avoit conduicte. Moy estant en ce temple sans avoir aulcune devotion, commençay a premediter quel propos je tiendroys audict religieux, & disoye en moy mesmes. O mon Dieu, que c’est chose fatigieuse & penible de faindre & simuler les choses. Je le ditz parce que ne ay aulcun vouloir ny affection de communiquer le secret de mes amours en confession, car je n’en ay contrition ne repentance, mais suis ferme & stable a l’amour de mon amy, car plustost me exposeroys a mille espece de mort, que de m’en desister, parquoy ne me semble que folie de le divulguer a ce viellard, qui est du tout refroidy, impotent & inutile aux effectz de nature, il me reprimera & blasmera, ce que aultresfoys luy a esté plaisant, en me pressant & stimulant de chasser Amours, sans en avoir jouyssance, & si je le croyoie, je n’auroye que la peine & le tourment, sans ce qu’il me fut imparty quelque plaisir de delectation. Toutesfoys fault il que je luy responde, & luy die a quelle occasion j’ay voulu user de crudelité en moymesmes : car je sçay veritablement qu’il est informé de mon miserable vouloir, mais quand j’ay le tout consideré, je luy peulx bien le tout reciter, Car parce que je luy diray en confession, il ne l’oseroit jamais reveler. Il ne me peut contraindre d’user de son conseil, & si prendray plaisir a parler de celluy que j’ayme plus ardemment, que jamais amoureux ne fut aymé de sa dame.

Par sainctz admonestemens femme d’amour picquee ne veult desister.
Chapitre. XIIII.

Ainsi que mon esprit estoit occupé de telles varietez & pensees, j’apperceu ledict religieux, & incontinent que l’euz veu, avecq modeste alleure m’adressay vers luy, & depuis les salutations faictes, & que feusmes retirez en ung petit lieu secret & devotieux, il me feist (de sa grace) asseoir, pource que il veoit que je estoye quelque peu debile. Et pour le principe & commencement de ces parolles, me deist ainsi. Madame, par ce que je peulx presupposer & conjecturer, en regardant vostre face tant palle & decoulouree, vous souffrez des passions si vehementes, que difficile chose vous semble de trouver quelque petite allegeance a vostre griefve douleur, mais si vous voulez vous retourner a Dieu, en luy faisant devotes supplications, Vous debvez avoir ferme credence, avecq une foy indubitable qui ne vous laissera, mais vous donnera ayde & confort : Il vous fault efforcer d’avoir contrition des offenses que vous avez perpetrez & commis : car aulcunesfoys par noz vilains & exorbitans pechez, nous sommes cause d’encourir l’yre & indignation divine, qui nous tourne a grande confusion, & ne pouons estre reintegrez en estat de grace, que premierement n’en ayons faict penitence condigne. J’ay esté adverty que ce jour d’huy avez cuidé tomber en tel inconvenient, comme de perdre corps & ame, en vous voulant precipiter vous mesmes, dont je m’esmerveille fort, quelle infortune ou adversité vous peult estre survenue si grande qu’elle vous preste cause & matiere de desespoir, n’avez vous regard ne consideration que nous decedez de ce monde, & que nostre ame despouillee de ceste triste habitude corporelle, si par cupidité ou maulvaistie elle se trouve fœtide & maculee, a perpetuité & a jamais triste demeure, luy sera deputé. Je croys si vous avez l’apprehension de telles choses, facilement vous pourrez reduyre, & affin que je vous y puisse ayder, je vous supplie de me declarer la cause dont vous procedent telles furieuses fantasies. Apres les salutiferes parolles, je vouluz commencer a parler : mais devant que prononcer la premiere parolle je commençay a trembler, & entra une si extreme froydeur dedans mes os, que pour la douleur que je souffroys, la parolle me fut fortclose, au moyen des regrectz qui anticipoient ma voix : & fuz long temps, que plus simulachre ou statue, que creature vive representois.

Moy estant en ceste extremité reduicte, ne pouoye trouver paix ne tranquilité en mon cueur : mais souspirant jusques a effusion de larmes tenoys le chef baissé, monstrant par mes gestes exterieures, que j’estoye oultrageusement angustiee & adoloree. Ce voyant le religieux avecq ses efficacissimes paroles mettoit peine de m’appaiser, & avoit grande compassion de mes griefves douleurs : mais ses bonnes parolles m’estoient de peu de fruict, ou de nulle valeur, pource que ma pensee estoit occupee de venimeuse amour, qui me tourmentoit jusques a la mort. Toutesfoys apres quelque espace me fut restitué aulcune vigeur, qui me donna force & pouoir de parler. Et lors a voix cassee & interrompue a cause de l’oppression de mon cueur, je commençay a proferer telz motz.

Helas monsieur, sy une congregation se faisoyt de tous ceulx en general qui ont langues disertes, si seroyt il difficile de narrer les insuportables passions, dont mon ame est continuellement agitee & persecutee, sans avoir jamais esperance qu’il soyt imposé fin a mes malheurs, jusques a ce que mort s’en ensuyve : parquoy ne prenez admiration aulcune de veoyr ma face palle & descoulouree, mais affin que ne ignorés l’occasion de mes lacrimes, pleurs & gemissemens de mon infortune vous veulx rendre certain : combien que ne le relate sans douleurs, car le rememorer m’est chose anxieuse. Las les pensees & regretz infinis, dont je suis excessivement tourmentee & travaillee, ne sont pour la juste douleur que debvroye avoir de mes iniques pechez : mais me procedent a l’occasion des innumerables desirs, & amoureux aguillonemens, dont je suis oppressee, & m’est impossible d’y sçavoir resister : car je ayme si ardamment que je aymeroys trop mieulx estre privee de vie, que de la veue de mon amy, dont en ces considerations de mes peines insupportables, cela vous doibt facilement incliner a avoyr commiseration de celle qui par trop grande amour voyez en une langoureuse infirmité, trop pire que une violente mort : vous me incitez & exhortez de me retourner a Dieu : en luy faisant devotes prieres & intercessions. Helas comme seroit il possible de luy faire requeste de me desister d’amours ? Car soyez certain que je ne pourroye a ce contraindre mon cueur : combien (que comme je vous ay predict) j’ay euz peine & travaulx inestimables, il y a eu quelque doulceur, toutesfoys seulement de sa veue : mais ung seul regard de mon amy : si je suiz palle, il me peut colorer : si je suis triste, il me peult resjouir : si je suis debile, il me peult fortifier : si je suis mallade, il me peult rendre saine : & si j’estoye jusques a la mort, il a bien ceste puissance de me vivifier. A ces causes je ne sçauroye avoir vouloir de me retirer de son amour : mais quand ainsi seroit que je m’en vouldroye desister, je ne suis si presumptueuse, & n’estime tant ma pusillanime vertu, que je le peusse faire, veu & consideré que noz predecesseurs les plus experimentez en science, n’ont peu a tel embrasement resister, mais nonobstant la sublimité de leurs entendemens, se sont rendus humiliez & captivez. David pour jouyr de Bersabee commit homicide. Le sage Salomon soubz espece d’amour fut ydolatre. Aristote de naturalité le prince, pour la persone de s’amye Remya, adora amours. Le filz de Alcumena, qui fut dompteur des hommes & des monstres ne peult evader, qu’il ne fut vaincu D’amours, en sorte que pour complaire a sa Dame yolle, il usa de fard, & oultre plus feist œuvre de pedissecque & chambriere. Si je vous vouloye reciter plusieurs aultres, ce ne seroit que consummation de temps, & pour eviter superfluité de propos, je m’en deporte, vous suppliant que veuillez considerer, que puis que amours a eu si grande puissance sur noz predecesseurs, elle ne peult deffaillir a leurs successeurs. Doncque seroit ce a moy grand follye, si j’estimoye superer amours, a quoy les hommes n’ont peu faire resistence ? Et pour ce toute timeur mise arriere, il m’est force d’avoir le desir de ma jeunesse, ou que miserablement je meure. Vous m’avez faict plusieurs remonstrances que je congnois estre vrayes : car je suis certaine que quand mon ame sera transmigree de mon corpz, que selon mes merites, ou demerites, du juste juge elle sera jugee, mais je croy qu’elle ne sçauroit estre en lieux si penibles que en mon miserable corps, car la plus grand peine infernale & la comprehension intellectuelle de la divine justice, cela leur est ung inestimable supplice. Et moy paoure malheureuse qui suis tormentee en corps & ame de la flamme d’amours, qui me brusle & consume, avecq les innumerables regretz, dont je suis agitee, sans avoir esperance de quelque refrigeration : par cela peult on juger leurs peines n’estre equiparables a la mienne, & pourtant je ne crains la mort : mais continuellement j’ay ferme propos de la cercher. En cela ne seray variable, car puis que mes amours sont venues a la notice de mon mary, je suis certaine qu’il me contraindra de me absenter, pour me priver de la veue de mon amy, pensant que par ce moyen je le deusse oublier. Helas donc comment pourrois je vivre ? Car combien que mon corps se departe, mon amoureux cueur fera residence avecques mon amy, jusques a la separation du corps & de l’ame, qui prochainement se fera : car ce qui me conservoit & tenoit en vie, n’estoyt seulement que le singulier plaisir & suavité que je recepvoye, en voyant celluy qui est le seigneur de ma vie.

Cueur de femme obstiné en amours est impossible de reduyre.
Chapitre. XV.

Quand j’euz achevé mon propoz en plourant amerement, & jectant souspirs en tresgrande abondance, Le devot religieux fut longue espace tenant silence, puis apres il commença a me regarder. Et avecque une doulceur & clemence me deist ainsy. Ma dame, je croy selon ma conception que vous me avez du tout exhibé le secret de vostre cueur, sans riens reserver, dont j’ay esperance que vostre douleur se pourra temperer en refrenant l’impetuosité de l’ire qui vous domine : car il est possible que la grand destresse que vous souffrez croist & multiplie par la terre, & cacher ce qui est aux amans une peine incredible : j’ay bien distinctement pensé, & consideré l’inestimable douleur de vostre afflict cueur, qui me provocque a grand compassion : car par ce que me avez exprimé, je croy que jamais amoureux ne fut en telle extremité comme je vous voy : mais toutesfoys combien que vous soyez tentee de commettre si grand crudelité & ignominie en vous mesmes, comme de vous occire de voz propres mains, & n’estimés les peines infernales equiparables aux vostres. Si vous fault il mettre peine de resister, veoir, & approuver s’il y a vertu en vous, combien que pour le present je croy veritablement n’estre en vostre puissance de la demonstrer, a cause des agitations dont vostre ame estoit occupee, & aussi par la grand fureur qui n’est encores refroidie. Raison ne treuve lieu de reception en vostre cueur : mais quand l’impetuosité de l’ire commencera a dominer, vous cognoistrez vostre oultrage & furieuse fantasie, dont vous aurez horreur. Vous dictes n’avoir tant de presumption en vouz que pensez suppediter amours, veu & consideré que les hommes ne y ont sceu resister. Pour cela ne debvez perdre l’esperance, combien que vostre sexe soit plus fragile & moins constant, car les hommes liberallement se soubmettent a amour, pensant ne estre dignes de reprehension, car entre eulx cela n’est estimé pour vice : mais au contraire s’en vantent & glorifient, quand par leurs deceptions, faintises, & adulations ilz ont circonvenu vostre sexe trop croyable, & de escouter trop curieux : ce qui vous doibt estre exemple de n’estre si facile de adjouster foy a leur blandices : & vouz debvés garder de frequenter familierement avecques eulx. Car la continuelle conversation est cause de augmentation d’amours. Et pourtant il fault necessairement que evitez la presence de celluy qui vous cause tant de peines & travaulx : car combien que vous dictes avoir singuliere delectation en son regard : mais vous ne considerés l’amaritude qui est meslee avecques ceste doulceur, qui vous est pyre que ung venin mortifere. Et puis doncques que la peine est si vehemente, & qu’elle passe le plaisir, bien heureuse vous pourrez nommer, si vous pouvez moderer l’ardeur d’amours, & vous remettre a plus modestes termes : ce que facilement pourrez faire, au moyen de l’absence & eslongnement de sa veue, qui est la chose que plus vous craignez : & vous semble estre impossible de vivre sans luy, non congnoissant que luy seul vous afflige, tant que par ce moyen donne voye & ouverture a la mort : je sçay bien que quand vous serez transmigree, du commencement souffrirez une peine tresgriefve pour la recente memoire des plaisirs passez : mais par prudence avec honnestes exercices, vous mitiguerés & tempererez voz excessives douleurs, & par succession de temps la fureur se passera & consumera, parquoy pourrez recouvrer vostre liberté, dont presentement vous voy destituee, & pour vous induyre a ayder a chasser & anichiler amour, si vous n’avez pitié de vostre personne, debvez avoir regard a vostre honneur, qui facilement se pourra denigrer, & pensez que en grande observance se doibt conserver & garder la chose, que quand une foys est perdue recouvrer ne se peult. Je vous vueil rememorer, & vous inciter d’ensuyvre aulcunes dames qui plustost se sont exposees a la mort, que de corrumpre chasteté. Et entre aultres vous doibt souvenir de la continence de Penelope : laquelle pour sa sincere amour qu’elle portoit a son mary Ulysses ne voulut jamais acquiescer aux importunes requestes dont elle estoit persuadee. Apres vous fault considerer la merveilleuse constance de la nymphe Oenone : car nonobstant que sa partie luy eust monstré toute rudesse par l’avoir repudiee, en adherant a la Grecque Heleine, doncq depuis miserablement il fina sa vie : mais la noble nymphe avoit retenue l’amour primitive en son cueur pur & chaste : parquoy voyant sa mort, fut oppressee de si extreme destresse, qu’en embrassant le corps de son feu mary, jecta le dernier souspir mortel, & se fendit son amoureux cueur dedanz son estomach. Apres ne doibt estre oubliee la pudicité de Lucrece Romaine : laquelle ne voulut vivre apres le faulx atouchement, que par force & violence luy avoit esté faict. Je trouve grande contrarieté & difference de vostre vouloir, a celluy de ceste noble dame : laquelle estoit plus estimative de son honneur, que de sa vie : & vous comme plus voluntaire que sage, voulez suyvre vostre sensualité, & plustost vous priver de vie, que de faillir a l’accomplissement de vostre voluptueux plaisir, & appetit desordonné, sans avoir regard a l’offense que vous faictes a dieu, & a vostre mary, la crainte duquel debveroit estre suffisante pour retirer vostre cueur inveteré, & endurcy. Ne pensez vous en vostre imagination ou circonstance craignant le mal que futurement s’en pourroit ensuyvre, je n’avoye jamais veu monsieur vostre mary que ce jourd’huy : mais j’estime tant de son honnesteté, que son cueur ne pourroit digerer ne souffrir telles importunitez. Et puis que voz amours sont venues a sa cognoissance : il pourra prendre cruelle vengeance de vostre amy, & de vous, & si tel inconvenient advenoit, vostre renommee seroit a jamais denigree & souillee de perpetuelle infamie. Doncques pour eviter tel peril & danger : debvez penser que heureux sont ceulx, qui de tous leurs affaires la fin considerent.

Quant il me eut imposé fin a son parler, je demeuray fort pensive, & ne luy sceuz que respondre, j’avoys si grand desir de me absenter, a l’occasion que ses propos m’estoient tristes & odieux, parce qu’il me persuadoit d’expulser amours de mon cueur : mais ce n’estoit que temps perdu de me remonstrer & admonnester de cela : car j’estoys si obstinee, que jamais pour fascheries, peines, & tourmens, que j’eusse souffert a l’occasion de mon amy, l’amour ne s’estoit diminuee : & avois ferme propos de tousjours perseverer, & a ceste cause me sembloit que le religieux me faisoit grand tort : de ce qu’il me reprenoit, veu que luy avoye declairé qu’il n’estoit en ma puissance de me desister d’amours & pour ce commençay a dire en moymesmes : O mauldict viellard, je pensoye bien premier que avoir parlé a toy, que telles parolles me seroient merveilleusement acerbes, & ne me feroient que irriter, & contrister : & pour ce je te soubhaicte estre submergé en Scilla, ou Caribdis : & que mon mary fust en ton lieu avecq ton habit, & par ce moyen sans aulcune dubitation pourrions deviser de noz amours, qui nous seroit chose plus plaisante & solacieuse que je ne sçauroye penser ou imaginer : mais ce ne peult estre que ceste felicité me peult advenir : car fortune qui m’est cruelle ennemye, ne me favorise en riens, mais continuellement m’appareille nouvelles occasions de desespoir. Et pour finale resolution je ne desire que la mort, en laquelle est reservee ma derniere peine, qui aultrement me seroit intolerable.

Moy estant reduicte en si cruelle & furieuse fantasie, dont la continuelle mutation de ma couleur donnoit manifeste demonstrance au religieux : lequel voyant que j’estoye si dolente & hors de moymesmes, & qu’il ne estoit en ma faculté de pouoir respondre ung seul mot, il continuat tousjours de me dire plusieurs parolles de confort, dont l’operation en fut vaine : car plus me remonstroit, & moins avoys de vouloir de delaisser mes folies : & luy congnoissant que ces parolles estoient perdues & mises au vent, Le plus honnestement qu’il peult me licencia, me promectant de faire devotes prieres & intercessions pour moy : affin qu’il pleust a Dieu (par sa grace especialle) de remedier a mon miserable accident : mais incontinent que je fuz sortie du secret auditoire, me sembla estre allegee par estre sequestrez de la presence de celluy, dont j’estoye tant attediee & faschee. Je veis mon mary qui se pourmenoit, lequel apres me avoir apperceue s’approcha de moy, & par son humaine benignité me demanda comment je me portoys, auquel je feiz response, que me trouvoye toute consolee, & que j’estoye en tresbonne disposition, dont il en fut moult fort joyeulx : mais helas c’estoit bien le contraire de la verité : car contraincte m’estoit de tenir mes douleurs interieures occultes & secretes, affin qu’il pensast que mon vouloir feust de delaisser Amours, que si long temps j’avoys nourry dedans mon estomach, par continuer en vaines & inutiles pensees.

Ainsi doncques me convint dissimuler mon angoysseuse douleur, soubz semblant de joyeuse face, parquoy j’estoye tant plus travaillee & tourmentee : mais quand feusmes retournez en nostre domicille, je me retiray en ma chambre, & me trouvant seulle commençay a me plaindre : & en voix lamentable formoys griefves & piteuses complainctes, en regretant mon amy : lequel je ne pouoys plus veoir, dont entre tous aultres accidentz me desplaisoit fort son absence : je continuay celle penible & doloureuse vie, qui me cause une maladie qui me accompaignera jusques a la mort, laquelle me conduict en telle extremité, que le plus souvent contraincte m’estoit de me tenir solitairement en ma chambre, sans sçavoir aller, a cause de la debilitation de mes membres, avec les tremblementz d’iceulx. Mon mary voyant cela, me vouloit faire user plusieurs sortes de medecines, dont je ne tenoye compte, congnoissant qu’il n’y avoit que une seulle medecine qui me peult guarir, que j’estimoys impossible de recouvrer, parce que mon mary avoit si grand regard sur moy, que inseparablement vouloit que feussions ensemble. Et par ce moyen je fuz long temps sans veoir mon amy : je pensoys & imaginois incessamment nouvelles subtilitez pour faire absenter mon mary. Aulcunesfoys je luy disoys, que c’estoit chose tresurgente qu’il se trouvat en plusieurs lieux de ses terres & seigneuries, luy donnant a entendre que par negligence de les visiter : les lieux en pourroient estre moins vallables : & nous pourroient tourner en grand prejudice : mais jamais pour persuasions que luy peusse faire, ne le peulz faire condescendre selon mon vouloir : parquoy je demeuroys tousjours confuse, jusque a ce que tresinstamment luy priay, que pour eviter melencolie, qu’il me fut permis de aller quelque foys au playdoyer, & aussi pour luy ayder a donner ordre en noz affairez : ce qui me fut concedé, & a cause de mes prieres & continuelles stimulations : mais toutesfoys me mena en sa compaignie, qui me fut chose fort fascheuse : mais considerant que qui ne peult faire ce que l’on veult il fault faire ce que l’on peult : je n’en feis aulcun semblant, & passay ce jour en moins de peines que les aultres.

Moyen de femme pour veoir son amy.
Chapitre. XVI.

Le lendemain incontinent quand je veis le jour me levay : & m’habillay de riches & triumphantz habillementz, esperant de veoir celluy pour auquel complaire je n’eusse pardonné a quelque peril tant grand fut il. Et ainsi que me delectoye & prenoye singulier plaisir en mes amoureuses pensees, la delectation entra si tresvehemente dedans mon cueur, que je perdoye toute contenance : & ce voyant mon mary s’esmerveilloit, ignorant la cause dont procedoit si soubdaine mutation : mais nonobstant sans s’enquerir de riens : incontinent que je fuz habillee me demanda si je vouloys aller au lieu ou l’on faict droit & accord aux discordantz : auquel sans dilation je respondis, que ouy, & que doresnavant estoys deliberee d’entreprendre la solicitude de noz affaires (si son plaisir estoit de me vouloir occuper a telz exercices) qui me seroit chose plus utile que demeurer tousjours ocieuse, & en soubzriant il me respondit. Certes m’amye, vous dictes verité, & je vous asseure que je le veulx bien. En tenant telz ou semblables propos partasmes de nostre logis, & nous parvenus au lieu playdoyable, je commençay a regarder entour moy, & en regardant veis moult grande multitude d’hommes, & aulcunes damoyselles, dont plusieurs vindrent a circuyr autour de moy, & me commencerent a louer & extoller, en disant diversitez de propos : les ungz disoient avoir esté en plusieurs pays, & avoir veu plusieurs dames & damoyselles : mais ilz affermoient que j’estoye la plus accomplie en formosité de corps que ilz eussent jamais veue. Je faignoys de regarder aultre part : mais je les escoutoys & eusse prins singulier plaisir a telles legieres varietez, & n’eust esté que mon esprit estoit tout transporté, a l’occasion de l’intolerable vehemence D’amours, qui avec si grand force dominoit en moy, qu’elle dissipoit & adnichilloit toutes mes puissances : Je feuz long temps a regarder si je pourroye veoir mon amy : mais voyant qu’il n’y estoit point, comme frustree de mon espoir m’en vouluz retourner, pour la douleur que ne pouvois plus souffrir, laquelle estoyt cachee dedans mon triste cueur, dont je ne osoye dire l’occasion. Et quand je fuz en ma chambre commençay a me plaindre & lamenter, comme j’avoys accoustumé de faire, & durant mes calamiteuses passions je continuay plusieurs foys d’aller audict lieu plaidoyable premier que peusse veoyr mon amy, dont je estoye en continuelle destresse & si grande amaritude, que impossible m’eust esté la soustenir, si je n’eusse esté secourue de quelque petite esperance, en quoy je prenoye aulcun confort. Mais entre les aultres choses me desplaisoit grandement de ce que mon mary avoyt suspicion sur moy, cela estoyt cause de me exagiter, de rompre & fascher, en sorte que j’estoye si impatiente, que je retournoye tousjours en mes furieuses fantasies. Ainsi que je estois comme hors d’esperance, & presupposoye que de mon amy le posseder m’estoyt impossible, je deliberay de me tenir solitairement en ma chambre pour plus occultement continuer mes pleurs : mais mon mary ne le voulut souffrir, pensant que maladie corporelle fut cause de mes tristesses & melencolies. Las il ignoroit que mon mal procedast des passions de l’ame : & que l’excessif amour en fust cause, car il pensoit que j’eusse delaissé la folle amour qui me possedoyt & seigneurioyt, parquoy ung jour me voulut mener audict lieu plaidoyable, disant que le continuer de demeurer anxieuse me pouoyt accroystre & augmenter mon mal, & que plus propre & duysible me seroit pour me revalider & guarir de m’exciter a soliciter noz affaires. Quand j’euz ouy ses parolles, je ne osay differer : mais fuz contraincte de me rendre obeyssante : parquoy incontinent nous transportasmes au lieu judiciaire, & moy estant retiree en quelque lieu cuidant me reposer, qui m’estoit difficile : car mal se repose qui n’a contentement : & alors je commençay a dresser ma veue, en regardant de toutes pars, je vey grand nombre de jeunez gens, entre lesquelz je vey mon amy : lequel me jecta ung regard qui me transperça jusques au cueur, & fut de si grand vertu, qu’en cest instant de moy mesmes je demouray privee, & perdis toute contenance : mais incontinent survint mon mary, lequel m’avoit ung peu eslongné en solicitant ses affaires, & pour la grande multitude de peuple il n’avoit apperceu mon amy, parquoy avecq ung doux accueil & face joyeuse me vint dire qu’il estoit temps de nous retirer : & lors pour la timeur que j’euz je commençay a trembler & muer couleur : mais pensant que ce feust ma maladie accoustumee, me vint ung peu consoler en me donnant esperance de briefve guarison, me disant qu’il m’estoit necessaire de contraindre mon cueur a prendre revocation : parce que c’est ung grand commencement de guarison que de vouloyr estre guarie. A ces motz je cogneuz par ses benignes parolles qu’il n’avoit apperceu mon amy. Parquoy je reprins ung petit de vigueur. Et pour ne voloir user d’ingratitude, commençay a remercier Amours, & disoye en moymesmes. O seigneur Amours : si quelque foys j’ay mespris en me plaignant de toy, parce qu’il ne m’estoit imparty quelque bien a ton service, a ceste heure je m’en repens : car je me sens debile a referer les graces deues, & a telle participation de plaisir convenables. Quelle felicité ou beatitude a la mienne esgualer se pourroit ? O heureux regard qui a tant de puissance, que quand je suis a l’extremité, me peult rendre vive & me fortifier : parquoy j’estime petite ou nulle la fatigue ou respect de la retribution. Las j’emmaine le corps : mais mon cueur demeure en telz pensemens. Nous parvinsmes a la maison, & pour ce jour ne vouluz user de ma coustume, qui estoit de plourer & lamenter : mais au contraire avoye secrete deliberation de vivre en plusgrand plaisir & joyeuseté pour dilater & ouvrir mon cueur estraint & oppressé : affin que par ce moyen me fust restituee ma beaulté perdue a l’occasion de mes griefves & angoisseuses douleurs, afin que je ne fusse layde & desplaisante a mon amy : mais fortune qui m’estoit tousjours contraire ne me donna le loysir, parce que mon mary qui estoit cler voyant incessamment prenoit garde a mes gestes & contenances. Parquoy en regardant que continuellement je jectoye mes artificielz regardz, il apperceut mon amy, & adoncq il me commença a dire, en me le monstrant, & faingnant de ne m’avoir veu le regarder. M’amye, voyez ce meschant qui est cause de faire pulluler continuelles dissentions entre nous, & encores selon que puis concepvoir il ne se veult desister ne imposer fin a son oultrageuse follye : mais pourtant ne vous veulx prohiber ne deffendre de vous venir solacier en ce lieu ou on plaide les causes, au moins si vous voulez entreprendre sur votre honneur de ne vous absenter des lieux ou je vous laisseray quand je seray contrainct de soliciter mes affaires. Et aussi je veulx & vous commande que ne usez des regardz accoustumez, & si ainsi ne le faictes vous me courroucerez si fort, que l’impetuosité de l’ire me pourra faire exceder les metes de raison. Apres avoyr ce dit, je demeuray seulement accompaignee de dolentz & profundz souspirs, qui de mon martyre faisoient foy indubitable. Dont plusieurs me voyant en telle precipiteuse calamité avoyent compassion de mon mal. Moy estant en telle misere & passionnee fascherie : ne desiroye que me trouver seulle, pour recommencer mes pleurs, que pour aulcun temps j’avois delaissé : mais timeur & crainte me detenoit, qui me faisoit observer le commandement de mon mary, & n’osoye eslongner du lieu ou j’estoye. Mon amy se pourmenoyt tousjours, & passoit pres de moy : mais pour eviter ses regardz, & pour ne esmouvoyr l’ire & indignation de mon mary, contraincte me estoyt de me tenir appuiee a quelque banc, sans oser retourner ma face, dont j’estoys tant angustiee, que paix, ne repos ne retournoit en mon triste cueur. Helas je me sentoys privee de tous mes plaisirs ou consolation, sans espoir de jamais parvenir a mon affectueux desir : & plus m’en sentoye loingtaine, & plus souffroye d’ardeurs & embrasemens. Je feuz long temps en telle griefve langueur tousjours continuant de hanter le lieu judiciaire ou mon amy ne deffailloit de se trouver & continuer son amoureuse poursuytte, & par plusieurs foys quand il ne veoyt mon mary, il estoit en variation de venir parler a moy : mais il differoit craignant de estre surpris. Et ung jour entre aultres apres qu’il eut regardé en plusieurs & divers lieux sans ce qu’il le peust appercevoir, pensant estre acertené de son absence, se approcha de moy, & apres les amoureuses salutations nous fusmes quelque espace sans que en nostre faculté fust de pouoyr parler a l’occasion de l’excessive joye par nous conceue. Puis apres comme homme qui justice craint, & misericorde demande, comme par la mutation de sa couleur l’on peult juger, a son parler donna commencement & dist ainsi.

Devises des amans pour faire les approches.
Chapitre. XVII.

Ma dame, si l’exprimer des peines & travaulx que je soustiens n’estoit si difficile, j’estimeroie que telle felicité me seroit concedee, que de veoir mon service tenir pour agreable, esperant tant de vostre doulceur & benignité qu’elle ne vouldroyt user d’ingratitude : mais promptement seroye retribué & premié de guerdon suffisant, sans me laisser continuellement en si grand langueur & infirmité. Las ma Dame si en ma puissance n’est de vous narrer les agitations & afflictions dont mon ame est occupee, les grandes sollicitudes qui incessamment se accumulent en mes tristes ymaginations pour acquerir vostre benevolence. Ma faceçtaincte de palle couleur, les continuelz souspirs indubitablemeít vous en doybvent rendre certaine. Las le mal qu’il fault que j’endure sans y pouvoyr ne vouloir resister est violent & insuperable, c’est une playe que nulle medecine ne peuàt soulder, c’est ung feu par nulle puissance d’eaue inextinguible, c’est une ardeur que nulle glace ne pourroit refrigerer. Si vous estes si cruelle : ce que je ne pense, que ne voulez entendre. O meritez secours la misere & destresse langueur & martyre ou je suis reduict, a mort immaturee me conduyra, & si le cas advenoit, il vous seroit attribué a vice de cruaulté, pour n’avoir preservé de mort celluy, qui pour vous complaire a quelconque peril ne pardonneroit. Helas ce qui plus me tourmente, & me cause ung desespoir de jamais ne parvenir a mon affection, c’est la continuelle presence de monsieur vostre mary : lequel journellement me menace non seulement de me frapper, ou molester : mais par mort violente a la nature me faire renoncer. Et pourtant considerez avecq quelle puissance amour domine en moy. Il n’y a menace qui me retarde, il n’y a peril que je craingne, ny instance qui m’en oste. Par ces signes evidentz & demonstratifz me debvez estimer pour vostre serviteur perpetuel.

Ce pendant que j’escoutoye ses parolles, subitement je feuz par excessif amour & ardant desir si aguillonnee, que mon amoureux cueur battoit plus tost que les legieres aeles de l’arondelle quand elle volle : d’aultre part la crainte de la survenue de mon mary me tourmentoit & exagitoit, en sorte que selon ma coustume tous mes membres commencerent a trembler, toutesfoys me voyant en la presence de celluy que plus j’aymoye, apres aulcune espace, commençay a penser quelle responce je luy feroye : mais en considerant ses gestes exterieurs, je comprenoye qu’il estoit fort espris & attainct de mon amour, qui fut cause que pour ceste fois ne luy vouluz declairer le secret de mon cueur, non pour le bannir ne chasser : mais pour plus ardentement l’enflamber. Alors je luy dis, Apres que j’ay bien distinctement pensé & consideré les gestes & contenances par lesquelles je peuz conjecturer que vostre pensee est occupee de tresgriefves & durissimes cogitations : car amour est une passion en l’ame qui le plus souvent nous reduyt en anxietez & tristesses pour ne pouvoir jouyr de la chose aymee, & quand aux amans telle fortune intervient, il demeurent submergez au profond des extremes destresses & miseres quand ilz preferent amour lascif a vray amour, lequel consiste en vertu. Vous debviez considerer que quand par voz persuasions je seroye pressee, & stimulee de condescendre a vostre vouloir, ce ne se pourroit faire ny accomplir sans deteriorer ma bonne condition, & doncques pour ne estre signe d’homme prudent de avecq l’infamie d’aultruy cercher ses plaisirs : je vous prie de laisser ceste affection immoderee, vous monstrant homme vertueux, en sorte que raison domine, & soit superieure de l’appetit sensuel. Je ne vous veulx increper ny attribuer a vice, si promptement vous ne pouez separer amours de vostre cueur : mais par prudence & honnestes exercices le fault moderer, & applicquer vostre florissante jeunesse a plus honnestes coustumes de vivre, que de vouloir seduyre & deccepvoir les dames ou damoyselles. Et par especial ne debvez continuer de poursuyvre celles qui de pudicité ont tousjours esté conversantes : desquelles je pense estre du nombre. Et si bien estiez informé de ma vie, vous trouveriez que jamais maulvaise opinion ne me fut imputee, combien que par plusieurs fois j’ay esté tentee & priee de princes & grans seigneurs : mais ce nonobstant leurs altissimes sublimitez n’ont eu tant de puissances, de me faire acquiescer a leurs importunes requestes. Mais si ainsi estoit que je fusse nee en si maulvaise constellation, que contraincte me fust de me rendre serve & subjecte a amours, il n’est homme au monde qui finast plus tost de ma benevolence que vostre doulceur, vous affermant que seriez præferé a tous aultres. Parquoy je vous supplie vous vouloir contenter, en imposant fin a l’amoureuse poursuyte par eviter la presence de l’object, car la continuelle conversation vous cause les ardeurs & enflambemens qui vous pourroient faire tumber en desespoir, au moins si vous estes tant affligé, que par voz gestes & parolles le demonstrez.

Continuation des colloques amoureux.
Chapitre. XVIII.

Ainsi que je luy disois telles ou semblables parolles, quelques fois il interrompoit mon propos, & disoit qu’il estoit en merveilleuse crainte de mon mary. A quoy je luy fis responce, & luy dis. Je vous prie de vous desister de telle timeur, que je vous certifie estre sans occasion : car il n’a doubte ne suspition de moy. Et si je pensoye que sa pensee fust occupee a telles fantasies, je suis celle qui ne pourroit esperer de vivre, parce que je suis certaine & le sçay par longue experience, qu’il me ayme plus que jamais homme aymast femme. Parquoy vous debvez croire que j’auroye bien cause de me contrister : car qui ardentement sçait aymer, cruellement sçayt haïr. Je m’esmerveille grandement dont vous procede une telle crainte, vous estes contraire a tous aultres amoreulx : lesquelz par artificielle subtilité trouvent moyen d’avoir familiarité aux maritz de leurs amyes : cognoissant que par cela ilz peuvent avoir souvent seure occasion de parler & deviser a elles privement & en publicque. Apres que j’euz dit telles paroles, sans differer il me feist telles responses, & dist ainsi. Ma dame je suis certain, & je voy manifestement que monsieur vostre mary est attainct d’une grande & passionee fascherie, pour avoir suspition de la chose ou je pretends. Ainsi comme il disoit ces parolles, il apperceut mon mary, & me le monstra dont je feuz si perturbee, que je ne sçavoye quelle contenance tenir. Et lors tout ainsi que les ondes de la mer agitees d’ung vent, je recommençay a mouvoir & a trembler de toutes pars, & fus long temps sans parler jusques a ce que la crainte de perdre mon amy vint en ma memoire, qui me feist oublier toutes aultres choses, & eut ceste puissance de revocquer les forces en mon corps angoisseux & debile qui toutes dehors estoient dispersees : & en le regardant je congnoissoye que de semblable passion il estoit attainct, & pour le rasseurer luy disoye qu’il ne se souciast de riens, & qu’il n’y avoit danger ne peril pour n’estre chose estrange de parler & deviser, luy affermant que j’estoys certaine qu’il ne se vouldroit enquerir des propos que nous avions eu ensemble, parce qu’il m’estimoit estre chaste & pudicque non seulement aux effectz, mais en parolles & en devis. Mais combien que je luy sceuz dire & affermer, je ne le peuz persuader de le croire. Et en sa tendre & jeune vertu n’eust tant de vigueur qu’il peust prononcer aulcuns motz, mais en jectant souspirs en grand affluence se departit, & je demeuray merveilleusement irritee craignant que par pusillanimité mon amy ne imposast fin a sa poursuyte. Ceste pensee m’estoit si tresgriefve, que j’estoye immemorative de la peine que pourroye souffrir, a l’occasion que mon mary m’avoit apperceue : lequel s’estoit party ne pouant souffrir l’impetueuse rage qui le detenoit. Et ce voyant une de mes damoyselles m’en advertit. Parquoy je comprins que de grand travail il estoit oppressé : dont pour la souvenance ma douleur commença a augmenter, en sorte que en moindre crainte me departy pour retourner a la maison, pensant souffrir comme la fille du roy Priam quand de son corps sur le sepulchre De achilles fut faict sacrifice. Sans grande & laborieuse peine ne parvins au lieu ou je ne attendois souffrir moins de douleur que souffrirent les quarante neuf enfans de Egistus de leurs femmes & cousines. Et quand je pensay entrer dedans ma chambre, je rencontray mon mary, lequel commença a me menasser cruellement : ce que voyant deux damoyselles que je avoye avecques moy, me penserent retirer en une aultre chambre : mais en grand promptitude il me suyvit, en prenant le premier baston que il peut trouver, qui fut une torche : & me donna si grand coup, que violentement me feist cheoir a terre. Et pour cela ne se peult contenter ne refrener son ire : mais me donna de rechief deux ou trois coups si oultrageux, que en plusieurs lieux de mon corps la chair blanche, tendre & delicate devint noire, toutesfoys n’y eut aulcunes vulnerations. Ainsi qu’il me molestoit & oultrageoit, mes damoyseles & serviteurs domesticques mettoient peine de l’appaiser, & ce pendant sa furieuse rage commença a diminuer, parquoy se departit, & me laissa merveilleusement dolente & esploree, & par impatience je commençay a dire. O miserable & infelice plus que nulle vivante, telle te doibs tu nommer : car tu n’espere jamais estre liberé de la presente misere & calamité, sinon par le moyen de la cruelle Atropos : laquelle est le unicque refuge des desolez. Celle seulle peult imposer fin a tes larmes & souspirs, a telz douleurs & angoisses, & furieux desirs. En prononçant telles parolles je faisoye plusieurs crys, et de mon triste estomach jectoye vociferations si treshaultes et piteuses, en continuant tousjours mes miserables regretz : chascune de mes damoyselles mettoit bonne diligence de me conforter et appaiser mes griefves et insupportables douleurs, qui m’estoient reservees a la mort.

Moy estant ainsi tormentee & travaillee, j’entenditz la voix de mon mary : lequel par longue usance de tristesse, estoit plus temperé a souffrir douleurs qu’il n’avoit accoustumé : parquoy il delibera de moderer son yre, considerant qu’il luy estoit necessaire d’endurer & souffrir jusques a ce que plus manifestement ma detestable vie feust divulguee & vulgarisee, a ce qu’en me repudiant, il ne fut reprimé ne blasmé de mes parentz. Et pour ceste cause sans faire quelque semblant se contenoit, en sorte que par aulcune evidence, je ne pouoye comprendre quelle estoit sa volunté. Ce jour se passa en continuant tousjours mes douloureuses complainctes : mais la nuict venue, trop pire que le jour a toutes douleurs, d’autant que les nocturnes tenebres sont plus conformes aux miseres que la lumiere. Je estant au lict seulement accompaignee de ma familiere damoyselle, ne me faignoye de crier & amerement plorer, & passay ceste nuict en tel anxieux & doloureux exercice.

Le rutilant filz de Iperion regissant les Dorez frains, jadis follement desirez par le presumptueux Phaeton desja rendoit a toutes choses leurs propres couleurs noircies par la princesse de tenebres : quand mon mary m’envoya demander si je vouloye aller avecques luy au lieu ou l’on faict droict a chascun, dont je fuz moult esmerveillee : car parce qu’il m’avoit veu parler a mon amy, je n’esperoys plus qu’il me feust permiz d’y aller. Las je ignorois la cause pourquoy il le faisoit, ce que j’ay sceu depuis a mon deshonneur & prejudice : Toutesfoys aulcunement reconfortee me levay, & en grand promptitude me habillay, combien que ce ne fut sans grande peine : parce que je sentoye tresgriefve douleur a l’occasion des blesseures que le jour precedent avoys souffert : mais la memoire de mon amy estoit si enracinee en moy, & si tresfort inseree & vive en mon cueur, qu’elle me donna force a soustenir toutes peines & travaulx, parquoy ne laissay d’aller au lieu preallegué, comme j’avoys de coustume, & ce jour mesme au soir sachant que mon mary estoit fort empesché a ses affaires, par subtil moyen je trouvay maniere de inciter mon amy a parler a moy. Et apres avoir donné & receu les amoureux salutz, & ung petit songé & en silence demeuré, me dist.

Complainctes d’amoureux.
Chapitre. XIX.

Depuis hier (Madame) que parlay a vous, j’ay continuellement consommé le temps en merveilleuse sollicitude, craignant que monsieur vostre mary ne vous eust molestee, ou mal traictee, sans ce que eussiez sceu evader son impetueuse ferocité, que je comprendz estre grande, parce qu’il m’a veu parler a vous. Las si je pensoye que a l’occasion de moy eussiez souffert quelques precipitations ou peines, ce me seroit douleur pis que la mort, parquoy je vous exore & prie de m’en vouloir advertir, a celle fin que futurement je modere mon vouloir & affection, en dissimulant l’excessive amour que je vous porte. Et entre toutes les aultres choses je prendz admiration, & ne puis conjecturer pour quelle cause je fuz ung jour menassé d’ung qui se disoit vostre serviteur domestique : lequel en parlant occultement me deist aulcunes parolles non intelligibles, & pour ce je ne sçavoye que presupposer, & craignoye fort que ne luy eussiez declaré de noz amours : mais parce que nous estions en la rue, ne m’en vouluz enquerir, craignant vous offencer.

Apres que je l’euz escouté, & bien recueilly ses parolles, je luy ditz. O Guenelic, soyez certain que je suis fort marrie de vous veoir en ces fascheux & ennuyeux termes. Il semble par voz parolles que je soye quelque femme lascive. Ne considerez vous pas en vous mesmes ce que je vous ay predict, & encores (si c’est vostre plaisir) le vous veulx reiterer. C’est que mon mary m’a tousjours veu user de telle honnesteté & modestie, que par ce moyen il n’a aulcune dubitation sur moy : & bien me peulx glorifier que jusques a present, tellement ma vie a esté instituee, que n’ay esté digne de reprehension : & je vous supplie que vous desistez de telle timeur, qui est sans occasion : & quand a ce que me avez dict d’ung mien serviteur : lequel vous a monstré quelque menasse, je ne puis ymaginer dont procede la cause : & ne debvez craindre que de mon sens je soye si alienee que je luy aye exhibé ce qui est digne d’estre confermé soubz profonde silence. Apres avoir ce dict, nous feusmes quelque espace de temps sans parler : car entre nous les continuelz souspirs pulluloyent, en jectant doux & amoureux regardz, en sorte qu’il nous sembloit que nature de soy mesme s’esmerveillast, puis apres Guenelic reprint le propoz, & deist ainsi.

Madame, je vous supplye que ne vous irritez aulcunement, & ne me vueillez imputer a malignité, ce que je vous ay familierement declaré : car la timeur du grand enflambement qui naistre en pourroyt (si monsieur vostre mary en avoyt quelque doubte) m’a contrainct de prononcer telles & semblables parolles : & si en partie aulcune, vous estimez de moy offensee je suis celluy qui a tout dernier supplice, me efforceroye pour la faulte reparer ou amender, car en vostre vouloyr consiste toute ma presente & future beatitude & felicité, ou ma perpetuelle calamité, & si a vostre bonne grace je suis accepté, ma vie en sera doulce & tranquille, & si aultrement vous disposez, soubdainement au vivre feray cession : mais je suis aulcunement corroboré & reconforté, parce que certain suis estre en la puissance de celle qui ne pourroyt, sinon avecq clemence & doulce mansuetude juger, & pource que c’est chose humaine avoyr compassion, Je vous supplie de mollifier vostre cueur, & vueillez retribuer ou remunerer ung vostre serviteur entier & cordial de tant de fatigues par luy soustenus. Et pendant que nous avons le temps commode & propice : ne vous soit ennuy de me certiorer de vostre ultime & finale volunté. Apres les doulces & suaves parolles je luy commençay a dire. Mon amy, je comprendz voz parolles & profonde eloquence tant efficacissime : qu’elle pourroit pervertir la pensee de la chaste Penelope, & attraire le courage invincible de la belle Lucresse : mais peult estre que voz doulces & attractives parolles sont fainctes & simulees : car le plus souvent vous aultres Jouvenceaulx usés de telles faintises & adulations pour circonvenir la simple credulité fœminine, aulcunesfoys peu constante & trop liberalle : et ne tendez a aultre fin, sinon que a priver d’honneur celles que vous dictes tant aymer : mais si je pensoye que en vostre amour feussiez ferme & stable, & que vostre vouloyr ne feust aulcunement muable ne transitif, affin de ne estre ingrate de si grande amour, si la faculté me estoyt concedee, je desirerois vous premier & guerdonner de voz services : mais comme je vous ay par plusieurs foys dit. Comment se pourrois accomplir vostre vouloyr, sans denigrer & adnichiler en moy la chose, qui en plus grande observance que la propre vie se doibt conserver ? Considerés que toute chose perdue restituer se peult, sinon en chasteté corrumpue : parquoy si je use de pitié en vous, je useray de crudelité en moy mesmes, par estre peu estimative de mon honneur, et pourroye succumber aux dangiers des langues pestiferes, dont en grand peine en bien vivant se peult on garder.

A ces motz ne differa point la responce : mais avecque une eleguante & doulce prononciation me deist. Ma dame unicque, se pourra il faire que soyez si cruelle que par trop grande acerbité a mort me conduysés ? Voz parolles par lesquelles je ne puis gueres esperer, ne me sont de moindre douleur que fut la chemise de Dianira a Hercules. Las ma Dame si tant de felicité me estoit concedee, que je puisse parvenir a mon desir & affection : Auriez vous si maulvaise estime de moy, que par ung vouloir pervers & inique je voulusse divulguer le secret de noz amours ? plustost me exposeroys a mille especes de mort : mais vouldrois estre secrete & curieuse, autant de l’honneur que de l’amour : & si vous pensez que mes parolles soient proferees par simulation ou faintise, grandement seriez alienee de la verité : car ce n’est ma coustume de user de parolles aornees ny adulatoires, entendu que de nulle vivante : je ne quis oncques la familiarité que de vous, & pourtant ne debvez differer de exaulcer ma requeste, en chassant toute rigeur de vostre noble cueur, & me vueillés liberer de si grande anxieté & douleur, sans me laisser continuellement languir.

Finies les doulces & melliflues parolles, je fuz en si excessive joye reduycte, que nulle chose je respondoye, mais en jectant grand affluence de doulx souspirs, luy signifioye la doulceur intrinseque, que par ses parolles j’avoye receue : mais subitement revint en ma memoyre la crainte de mon mary, qui me causa une extreme destresse, pour la timeur que j’avoye d’estre trouvee parlant a mon amy : en prenant ung doulx & amoureulx congé, luy ditz. Vivés en esperance : car soyés certain que je auray de vous memoire. Et luy continuant ses humbles, doulces & depriantes parolles de moy se partit, & encores ne estoye gueres eslongnee, que mon mary survint & luy circonvenu, incontinent nous retirasmes en nostre domicille.

Depuis les amoureuses devises, je continuay tousjours de frequenter le lieu, qui est dedié pour a chascun faire droict & accord : mais je feuz long temps sans que j’eusse l’opportunité de nous assembler en devises. Je ne sçay si mon amy differoit par crainte, ou s’il le faisoit par cautelle, affin que l’amour peust accroistre en moy, parce que aulcunesfoys par continuelle conversation on se fastidie & ennuye, Car la chose moins visitee & congneue, engendre plus de admiration. Je pensoys & ymaginoys incessamment, quelle pouoit estre l’occasion de si grande observance & silence, & venois souvent a reduyre en ma memoire les propos que nous avions tenus ensemble, & y prenois une singuliere delectation : aulcunesfoys en telles varietez de pensees je disoye en moymesmes, c’est la crainte de mon mary qui le garde de parler a moy : car par ce que par conception puis comprendre, ou par fantasie ymaginer, il ne adjouste aulcune foy en mon dire : car il ygnore l’excessive amour que je luy porte, a l’occasion que je le persuade de croire le contraire de cela, dont il a manifeste demonstrance. Mais ce qui me garde de luy declairer, c’est la crainte que j’ay de le perdre. Plusieurs jours passois & consumois en pensant & meditant diverses & nouvellles fantasies, tellement que par continuer je tombay en une insidieuse fiebvre, qui me debilitoit & dissipoit le corps, avecq si grand vehemence, que impossible m’eust esté me soustenir : parquoy contre mon vouloir je delaissay le plaisant & solacieux exercice du lieu plaidoyable. Mon mary continuoyt d’y aller selon sa coustume, & quelque foys me disant avoyr veu mon amy, pour experimenter quelle seroyt ma contenance, & une foys entre les aultres me deist. J’ay veu ce meschant homme remply de iniquité, seminateur de tous maulx, remply de libidinosité & infamie. Je dictz le traystre ton amy : lequel m’a tousjours suivy, je ne sçay se il pense que je ne congnoysse ses manifestes follyes, dont je ne ose monstrer aulcun semblant pour la timeur que je ay de t’engendrer scandale : parquoy il peut seurement aller par tout : car pour la conservation de ton honneur je ne le vouldroye aulcunement molester : mais je soubhayte le tenir dedans mes boys, a l’heure je userois de cruelle vindication, en luy faisant tresgriefz & innumerables tourmens : puis apres que mon appetit seroit rassasié de le travailler, je te feroye present de son corps tout desrompu & lasseré : & a l’heure t’enfermeroys en une tour, ou par force & contraincte je te feroye coucher avecq luy, puis apres luy ferois user sa detestable & miserable vie, par la plus cruelle & ignominieuse mort qui seroit possible de me adviser. Ainsi qu’il se delectoyt a dire telles ou semblables parolles, je l’escoutoye merveilleusement courroucee, & en basse voix je commençay a dire en me adressant a Dieu.

O Eternel, exalté et sublime Dieu : si quelque fois vous plaist ouyr les miserables pecheurs, prestez vostre ouye a ma priere et supplication, et ne regardez en mes pechez & iniquitez. Mais par vostre infinie bonté, doulceur & clemence vueillez accepter & exaulcer ma requeste, qui est telle, que vueillez preserver et garder le mien amy de la cruelle ferocité de mon mary. O paoure desolee que je suis, je congnois et sçay vous avoir griefvement offensé par infinis desirs que j’ay eu d’accomplir mon appetit desordonné, & encores ne me puis repentir, parce que suis du tout privee & destituee de ma liberté. O souverain Dieu, je suis certaine que sçavez le secret de mon cueur : car la divine præscience sçait & congnoist tout, sans riens reserver, et voyez que continuellement je suis tentee de me vouloir tuer et occire sans avoir regard a la perdition de ma paoure ame : et pourtant vous exore et prie que m’octroyez la mort, qui est la derniere fin de toute chose, pour eviter que par excessive douleur, je ne soye contraincte de perpetrer chose si enorme et abominable, a quoy je ne sçauroye resister, si le cas advenoit que mon mary commist homicide en la personne de celluy que j’ayme avecq telle fermeté, que plustost pourroye souffrir mille foys la mort par mille manieres de tourmentz & griefves douleurs, que me sçavoir distraire de son amour. Et doncq pour eviter le plus grand mal, plaise a ta doulceur & benignité de maintenir en vie le mien amy, et si de telle grace ne suis digne, et que ma voix ne puisse toucher vostre altitude Dieu eternel, je supplie les sainct glorifiez, qu’ilz vueillent estre intercesseurs pour moy, affin que par ce moyen mon humble requeste soit exaulcee. Apres avoir faicte telle priere & supplication me semblois estre aulcunement allegee, toutesfoys je fuz assez longue espace sans me pouoir revalider : mais la singuliere affection que j’avoye de parler a mon amy, me contraignit de me lever & aller au lieu judiciaire, premier que feusse guerie : auquel parvenue, je trouvay mon amy, qui de sa premiere coustume estoit fort aliené. Car de la premiere veue, & plusieurs foys depuis accoustumee salutation laissa l’office : mais en passant souvent pres de moy par faintive dissimulation se devisoit de procés, & sembloit que sa pensee feust occupee de merveilleuse sollicitude, Et moy espouventee : ne sçavoye la cause dont procedoit telle observance de silence. Je me doubtoye de quelque nouvelle amour, & disoye, ma longue absence aura peu aliener mon amy de moy : car luy qui est disposé a aymer, & si est digne d’estre ayme, peult avoir trouvé quelque une (selon son desir) aussi disposee a aymer. Parquoy des peines de tant de temps en petite heure seray privee. O peult estre que contre moy est irrité de quelque chose, dont je ne sçay l’occasion, Et se ainsi estoit, y pourvoir ne me seroit possible, pource que a medecin ignorant impossible est le medeciner. Telles variables ymaginations m’estoient tresgriefves, & quasi insupportables, pour les vaines opinions qui me tenoient en suspect, & me causoient une fiebvre si tresfroide (avecq la crainte que j’avoye) que je m’esvanouyssoye : mais apres mes innumerables considerations, deliberay souffrir plus patiemment mes calamitez, en me occupant a penser & a ymaginer par quelles manieres je pourroys estre certioree de la cause de si estrange mutation. De diverses pensees, cures & solicitudes fuz par plusieurs jours travaillee & penetree, voyant mon amy perseverer en telle orguilleuse superbité, & s’il n’eust esté accompaigné (comme il estoit tousjours) je n’eusse esté si lente de parler a luy, pour sçavoir la cause : mais nonobstant, quelque fois je fuz tellement contraincte de furieuse rage D’amour, dont j’estoye enflambee, si que je ne pouvoye plus souffrir l’extreme douleur interieure qui estoit en moy, parquoy sans avoir honte ne vergogne, voyant mon amy se pourmener, je le suyvis, & sans premediter ce que je debvoye dire, fuz si hardie que le tiray par la manche de sa robbe, & doncq il me regarda comme fort esmerveillé, & se arresta, & a l’heure je baissay la veue : & pensay ung petit. Puis apres pour ne sçavoyr trouver commencement de propos plus honneste, luy demanday s’il n’avoit point veu mon mary, luy disant que je le cerchoye pour luy exhiber quelques letres qui me estoient survenues. Et lors il me respondit que non, & se departit sans aultre chose dire. Mais peu de jours apres avecq une grande audace & superbe oultrecuydance vint parler a moy, & me dist.

Reproches de l’amy a sa dame pour trop languir.
Chapitre. XX.

Ma dame je cognois ores & le voy evidemment que voz pensees sont merveilleusement discordantes a la prononciation. Au moins si je suis bien memoratif des dernieres parolles que vous me dites, qui furent telles : vivez en esperance, & je auray de vous memoire. Mais vous ne debvés estimer que je soye si exoculé ny aveuglé, que ignore les propos, mocqueries & derisions que journellement faictes de moy, & pareillement monsieur vostre mary, ce que ne sçauriez nyer : car qui a escouté voz devises m’en a faict le rapport, dont je fuz merveilleusement irrité, considerant que de vous je n’euz oncques que fatigues, tristesses, & vie tresdolente : mais si deliberee estiez de me licencier, si debvriez vous user de moyens plus conveniens & honnestes, & m’enucleer & declairer vostre couraige. Car celer les choses qui sont manifestes, est plustost acte de curiosité que de prudence : de laquelle je vous pensoye vraye dame & manifeste, & estimoye tant de vostre vertu, que toutes choses vitieuses vous feussent detestables, & croyoye que non seulement les eussiez evitees, mais avecq une discretion eussiez remonstré aux aultres qui en seroient entachez pour estre moyen de les extirper & abolir : mais si bien considerez, ce n’est acte vertueux de user de telles mocqueries, dont je seroye fort mal content, n’estoit une chose qui me conforte, c’est que je ne suis seul abusé de ce variable sexe femenin, & le unicque refuge des miserables, est de veoir les aultres de semblables passions oppresser.

Apres qu’il eut ce dict (combien que ses parolles feussent proferees en grosse fureur) je sentis mon cueur d’une certaine liesse si profuz, que l’exprimer seroit difficile, esperant que luy feroye croire le contraire de ce que le faulx relateur luy avoit dict & recité, auquel il ne debvoit aulcune foy prester, car il pouoit veoir par signes evidentz que je l’amoye oultre l’humain croire, & si quelques fois faignant de rire & me sollacier, j’avoye tenu aulcun propos de luy, s’estoit pour complaire a mon mary, en dissimulant ingenieusement l’amour que je luy portoye, affin qu’il me feust imparty plus de liberté que paravant. Ainsi que je pensoye & ymaginoye quelle excuse je diroye a mon amy, qui peut avoir lieu de reception, il me pressoit & stimuloit de respondre, & par impatience disoit : Je suis marry que vous estes si lente & tardive de parler : parquoy vous donnez occasion aux detracteurs de penser & de dire plus de mal encores qu’il n’y en a, & a l’heure je luy respondy. Je suis grandement esmerveillee & non sans occasion des fascheux propos par vous proferez, & ne puis conjecturer ne presupposer, qui vous meult de me attribuer telle faculté de derision & mocquerie, a quoy je ne pensay jamais : & si quelque faulx rapporteur vous a persuadé de le croire, la coulpe a vostre inconstance se doibt ascripre : car peult estre que quelque cler voyant s’est apperceu de voz continuelles poursuytes : lequel pour interrompre ou alterer nostre amour auroit esté annunciateur d’une artificielle mensonge, & pourtant ne debvez en vostre conception imprimer semblables habitudes : car le facile croire, le consentir ou mensonge, sont signes manifestes de personne aveuglee. Il me desplaist fort de ce que vous estes si peu estimatif de mon honneur. Je congnois apertement que ne differez de dire en publicque ce qui se debvroit conserver en silence, jusques a ce que nous fussions en lieu plus commode. L’on doibt estre sage, discret & secret es choses qui tousjours les vies & honneurs concernent : pour ce je vous prie & supplie que vueillez estre plus considerant, ou si ainsi ne le faictes, ce me sera evidente demonstration d’une grande scelerité & maulvaistie. Quoy voyant je succumberay en si grosse molestie de cueur : qu’elle sera occasion de me faire finer la vie. Ainsi que je disoye telles parolles, je me retiroye aux lieux qui me sembloyent plus secretz & taciturnes. Et ce voyant mon amy, s’efforçoit de parler plus haultement, & me disoit : Ma dame, diserte & accommode est vostre narration, & de telle efficace, que je me persuade de le croire. Mais affin que ne consumons le temps en superfluité de propos, je vous prie de me dire si je parviendray a mon intention. Je vous prononce briefvement mon intention : mais la crainte que j’ay me doibt servir d’excuse raisonnable. Ouye sa proposition me retiray ung petit arriere des gens qui en grand multitude affluoient : & en basse voix luy deiz, que la journee sequente il se trouvast au temple (lequel je nommay) la ou nous pourions avoir l’opportunité de deviser plus a loisir. A ces motz en grande promptitude il me respondit. Ma dame quand aux devises je me contente, & vous en quitte : car si bien considerez la consummation de temps, a la longue servitude merite premiation : & si vous estes ingrate de si grand amour, vous pervertirez l’ordre de vostre gentille nature, laquelle pour aymer semble estre nee. Ayez memoire & recordation de Cydipe, laquelle pour estre a son amant ingrate, de la deesse Diane griefvement fut punie.

Ainsi comme il m’instiguoit pour me incliner a respondre j’estoys par mouvemens toute commue. Amour & timeur me tourmentoit, & disoye a moymesme. Ce jeune homme icy (comme l’experience le demonstre) a converty amour en desdaing : parce qu’il luy semble que je suis trop lente & tardive de satisfaire a son ardent desir, & par impatience & indiscretion veult que promptement je luy responde : parquoy je puis conjecturer qu’il est inveteré & deliberé de m’engendrer une perpetuelle infamie, car si presentement j’acquiescoye a sa requeste : ce ne pouroit estre sans estre ouye de quelc’un, qui seroit cause de ma totale ruyne & extenuation. Estant occupee en ces considerations, je luy dis que je craignoye fort la survenue de mon mary : parquoy m’estoit chose urgente & necessaire de m’en retourner, & que quelque foys si j’avoys le temps oportun & lieu commode, de ma volunté le rendroye certain. Et en ce disant en grand tristesse & amaritude de cueur de luy prins congé. Et luy comme non content, en murmurant de moy se partit : mais quand je fuz retiree, & que je commençay a considerer l’iniquité de mon amy, cela me causa une extreme & angoisseuse douleur, & ne cessay tout ce jour de plorer & lamenter : mais le soir venu contraincte me fut de cesser mes douleurs, pleurs, & gemissemens, pour ne donner a congnoistre a mon mary que je persistoye en mon amoureuse follie.

Depuis telles rigoureuses parolles tenues par mon amy, il continua tousjours de me appareiller nouvelles occasions de fascherie par toutes les sortes & manieres dont il se pouoit adviser : & en tous lieux ou je assistoye il se trouvoit accompaigné de plusieurs ses compaignons : & juroit & affermoit que j’estoie s’amye. Et moy voiant telle oultrageuse crudelité, qui n’estoit encores que le principe de ses detractions cerchoie les moyens de parler a luy pour luy remonstrer & luy exprimer les anxietez & douleurs que par ses importunitez je souffroye : & pensant parvenir a mon intention me transmigray au temple accoustumé, ou j’esperoye de le trouver : pource que ce jour la estoit le jour d’une feste solennelle, & y avoit grand multitude de peuple tant hommes que femmes faisans divers actes : les ungs faisoient devotes prieres & oraisons, les aultres se pourmenoyent prenant plaisir a speculer & regarder les plus belles dames : mais apres que j’eu regardé en plusieurs & divers lieux pensant veoir mon amy, je me retiray en lieu secret & taciturne pour plus solitairement continuer mes fantasieuses pensees : mais peu apres en jectant les regardz de mes yeulx en circonference, je le veiz avec deux de ses compaignons, en regardant selon sa coustume, & en se efforçant plus que jamais par plusieurs signes et mines pour m’induyre aussi a luy monstrer semblant : affin que plus apertement par mes gestes qui sembloient estre pleines de lascivité feminine, je feisse indice de l’excessive amour que je luy portoye. Et encores pour plus grande experience & certitude de noz amours, fut inventeur d’une artificielle subtilité, affin que ses compaignons indubitablement portassent foy a son dire : car apres qu’il fut fastidié et ennuyé d’aller, il vint passer pres de moy et dist assez hault qu’il s’en vouloit retourner, puis apres en basse voix dist a ses compaignons. Allons nous cacher derriere quelque pillier, et je suis certain que sans dilation elle se absentera : car le long sejour qu’elle faict icy, n’est que a l’intention de parler a moy. Je ouy ces parolles, qui fut occasion que je demouray. Et luy voyant cela, il se commença a pourmener : mais incontinent je m’en party merveilleusement dolente, me voyant frustree de mon intention, qui estoit de parler a luy pour luy faire aulcunnes remonstrances. Mais quand je fuz retournee en ma chambre, par une incredible doleance de mes yeulx vers & irradians, je faisoye distiller les abondantes larmes : & par ung amoureux desir assailly de desespoir, De mon vray sentement demeuray privee : car quand je consideroye l’inconstance de mon amy, ce m’estoit ung inestimable supplice. Mais toutesfoys combien que je le congneuz scelere & maulvais, ne estoyt en ma faculté de diminuer l’amour : car elle estoyt si fort imprimee dedans mon cueur, que continuellement & jour & nuict en ma triste memoire se representoit son simulachre : dont advint que la nuyct sequente, moy estant couchee aupres de mon mary fort attediee & lassee, mes yeulx qui de tresfort dormir estoient tentez, je tenoye vigilantz pour mediter & penser : mais a la fin je fuz de si grand sommeil oppressee, que je demeuray vaincue, & m’endormy : & certes le dormir me fut plus gracieux que le veiller, parce qu’il me sembloit estre avecq mon amy en ung beau jardin plaisant & delectable, & sans aulcune timeur le tenoie par la main, & luy prioie qu’il fut prudent & discret : luy remonstrant la grande doleance qu’il me causoit au moyen de ses importunitez. Il m’estoit advis qu’il me respondoit, que la faulte se debvoit ascripre a Amour : qui par impatience le contraindoit a exceder les metes de raison : mais que doresnavant il tempereroit son appetit sensuel, en sorte que il ne me donneroit occasion de me irriter. Et je oyant ses doulces & melliflues parolles, me sembloit que interrompoie sa voix, par souvent le baiser & accoller : mais las que je fuz dolente, car pour donner ordre a quelque affaire de grande importance mon mary me esveilla dont je demeuray fort melencoliee.

La roside Aurora se separoit du deauré lict de l’anticque Titon son mary, quand je commençay a dire. O faschee femme du viel Titon, qui te meust d’estre si prompte de exciter le bel Apollo a illuminer la terre ? Certes tu te fastidie & ennuye de reposer entre les bras de ton mary, comme celle qui les baisers de Cephalus au prejudice de Pocris plus desire. O fascheuse que te nuysoit le singulier plaisir que le gracieux dormir me prestoit, qui me faisoit croyre estre vray, ce que par le veiller m’est exhibé contraire. Que ne permettois tu ceste felice nuict de aussi longue duree, que celle qui a Juppiter fut octroyee, lors que il estoyt entre les bras delicaz de la belle Alcumena : mere du preux Hercules, quand de trois jours & troys nuyctz les nocturnes tenebres ne furent dechassees : certes je croy que lors faisoys residence entre les bras de iceluy Cephalus, duquel tu ne te vouloys separer. Et disant ces propos je veoye de plus en plus esclarcir : parquoy contraincte me fut de me lever, mais je desiroys fort que la nuyct retournat, affin que en dormant me fust imparty le plaisir dont par le veiller j’estoys privee : mais jamais depuis ne peux avoir telle delectation : mais au contraire par plusieurs fois me sembloit veoir le mien amy en forme horrible & espouentable, tant palle & descoloré, que je avoye horreur de le veoyr en telle sorte : que par plusieurs foys m’escrioye haultement, en sorte que mon mary se esveilloit, & me demandoyt dont me procedoient telles frayeurs & espouvantemens : & je estant rasseuree cognoyssant que ce ne estoit que songe & choses vaines, soubdainement par diligent conseil fœminin trouvoye quelque artificielle mensonge : puis quand il se rendormoyt je commençoye a penser & ymaginer merveilleusement perplexe & doubteuse, a l’occasion de telz songes, qu’il me estoit certain presaige & demonstrance de succumber futurement en plus grand infortune, encores que je ne estoye, & parce que me congnoissoye melencolicque & frigide, cela me causoit plus de anxietez, sachant que en telles personnes la vertu a si grande domination que autant ilz comprengnent en dormant, que les aultres font en veillant. Estant en telles fatigues, me levoye puis me enqueroye a tous augures, aruspices, ariolles & conjecturateurs : affin qu’ilz peussent interpreter mes songes pour en avoir certitude. En telle sorte passay plusieurs jours, jusques ad ce que fortune me permist l’opportunité de parler a mon amy sans aulcune crainte, parce que ce jour mon mary estoit empesché pour la survenue d’ung gentil homme son parent, et pource que n’eust esté chose licite ny honneste de le laisser, il me fust concedé d’aller au lieu ou on plaidoyt les causes, seullement accompaignee de ma familiere damoyselle, mais incontinent que j’y fuz, je vey mon amy accompaigné d’ung jeune gentil homme, lequel ne differa de venir parler a moy, mais apres plusieurs joyeuses devises, le plus subtilement & ingenieusement que je peux luy donnay a congnoistre que j’avoye aulcune chose secrete a luy communicquer : puis faignant d’avoir quelque affaire me sequestray & prins congé d’eulx, & laissay mon amy, duquel la pensee demeura vagante en plusieurs choses, & fust stimulee d’ung affectueux desir de sçavoir quelle chose de nouveau estoit intervenue : & a ceste occasion il me suivit, & par continuelles persuasions me pressa fort de luy declairer, ce que a l’heure je luy deniay, luy promectant de luy exhiber le soyr. Et adoncque luy creut le desir de le sçavoir pour estre la privation cause de l’appetit, parquoy par prieres instantes continua tousjours me priant de ne luy vouloir celer, ce pendant que nous avions l’oportunité, me disant que mon mary y pouroyt estre au soir, qui seroit occasion de le frustrer de son desir. Je voyant qu’il perseveroit ses instigations je m’enclinay & condescendis a son vouloir : & luy dis que pour eviter de m’engendrer scandale, que nous allissions en ung petit temple : duquel n’avoit point grand distance jusques au lieu ou on plaidoyt les causes. Je n’euz pas plus tost prononcé ces motz, que luy qui estoit assis aupres de moy ne se levast. En grand promptitude nous transportasmes au lieu designé : auquel parvenuz, je commençay a proferer telz motz. O mon dieu, n’eusse jamais conjecturé premierement quand je vous veiz (en speculant vostre philosomie, qui vous demonstre estre flexible a toute bonté) que vous eussiez esté si cruel & impiteux que je vous congnois presentement (au moins si le rapport que l’on m’a faict est veritable.) Las les os m’en tremblent, la bouche se clot, la langue est mute a narrer telle crudelité. Toutesfoys pour satisfaire a vostre aspirant desir, en brief parler je vous reciteray : c’est que vous ne cessez de detracter & mal parler de moy, dont je prens grand admiration, veu & consideré que jamais en chose aulcune ne vous ay offensé. Cela me donne certaine evidence que l’amour que monstriez avoir en moy, n’estoit que faintise faulse & simulee. O trop ignare nature fœminine, O dommageuse pitié, comme nous sommes par parolles adulatoires : par souspirs, & continuelles sollicitudes, & par faulx juremens deceues & circonvenues : mais ce nonobstant que je congnoisse toutes ces choses, mon acerbe fortune m’a si fort lyee, qu’il n’est en mon pouoir ne faculté, de me sçavoir en aulcune maniere delier.

Increpation du faulx rapport.
Chapitre. XXI.

Incontinent que je euz ce dictz, subitement il me fist telle responce. Ma dame il n’est possible que la vie humaine se puisse passer sans le vituperable mors des langues pestiferes : mais pour vous liberer de toutes suspitions : si ainsi est que je ay proferé aulcunes parolles qui soyent a vostre deshonneur ou prejudice, je prie au createur du ciel, & general arbitrateur : que son yre me confonde : ou que les furies infernales jamais ne me descompaignent, ou que les troys seurs le fil vital immaturement me couppent, ou que les deesses furieuses vengeresses de tous maulx humains entrent en mon ame : & par mouvemens impetueux perpetuellement me tormentent. Mais ma dame je ne suis coulpable de ce dont je suis accusé, pourquoy a tort me travaillez vous ? Et sy vostre deliberation secrete est de me expulser de vostre amour & de ceste naturelle ingratitude fœminine me guerdonner, avecq moyens plus honnestes le debvriez declairer & ne debvez estre si prompte de prester foy aux detracteurs : veu & consideré que vous mesmes vous reprenez ceulx qui sont faciles de croire les faulses relations. Et si bien considerés les gestes & contenances du faulx traditeur, vous trouverez qu’il a commenté ceste invention, pour dissiper nostre amour : affin de parvenir a vostre benevolence, & me priver de mon esperee premiation : car ceste mordante envie, ceste vulpine subtilité, avecq maligne nature, tousjours dispose a detracter, suscite infinies frauldes, pour decepvoir ceulx qui adjoustent foy a leurs mensonges. Et pourtant c’est chose tresurgente ne croire non plus que a esperit prudent & licite appartient. Je suis aulcunement reconforté de ce que vostre benignité s’est inclinee a me declairer la faulte a moy imposee : car par le non sçavoir (sans ma coulpe) eusse peu tumber en vostre male grace, pour ne sçavoir mon innocence purger ne demonstrer.

Il n’eust pas plus tost imposé fin a son parler que je luy dis : O Guenelic, les passions excessives le plus souvent superent la vertu. Je fuz si irritee & marrie oyant affermer les choses que par moy avez distinctement entendues, que impossible me fut refrener mon ire. Et pour ce vous supplie ne vouloir ascripre les parolles par moy proferees a nulle malignité : mais du tout soit la faulte & inveteree malice attribuee a celluy dont elle procede. J’entends aux faulx relateurs. Premier que j’eusse achevé mon propos, il me dist. Ma dame si de tant de grace me faisiez digne que me nommer celuy qui vous a faict ce faulx rapport, je vous seroye en sempiternelle grace obligé, & me seroit ung perpetuel contentement pour estre signe demonstratif de vostre bon vouloir envers moy, & aussi me seroit occasion d’eviter la compaignie de celluy : car de converser avecques gens vitieux, ce n’est moindre infamie que dommage. Dictes ces parolles, il pensa ung petit : puis me nomma ung personnage dont il se doubtoit qu’il me l’eust dict : & certes son opinion n’estoit vaine, mais veritable : car ceste foys & plusieurs aultres depuis ce personnage a perseveré de me relater encores plus amplement ces detractions, dont pour le present je me tais, jusques a ce que il vienne a propos de le dire & reciter : toutesfoys moy considerant que si le luy disoye, il ne le tiendroit secret, je deliberay de ne luy dire point : car en telles choses ou il y a tant de peril & diminution d’honneurs, le taire est beaulcoup plus decent & convenable que le parler : & aussi ne luy voluz nyer, craignant le mal contenter : mais je luy disoye & remonstroye que il suffisoit assez, puis que indubitablement je prestoye foy a son dire : & doresnavant je deliberoye estre plus constante en sorte que l’ire ne occuperoit le lieu des raisonnables considerations. Ainsi devisant nous partasmes dudict lieu solitaire, & allasmes ensemble jusques a ce que par honnesteté, & pour eviter occasion de parler aulx langues malignes, contraincte nouz fut nous separer, & lors avecq convenante commendation l’ung a l’aultre dismes le dernier a dieu : car jamais depuis je ne parlay a luy.

Quand je feuz retournee en mon logis, je me retiray en ma chambre, ou je me trouvay merveilleusement allegee : pource que avoys deschargé mon cueur, & fut mon esprit reduict en une inestimable consolation en secretes joyeusetez : en quoy je ne demouray gueres, a l’occasion d’une insidieuse fiebvre, qui en si grand extremité me detenoit, que je n’avoye esperance aulcune de mon salut : mais combien que par l’operation d’icelle je fuz griefvement tourmentee, plus impatiente estoye d’estre privee de la veue de mon amy, que de la peine que je soustenoye : parquoy je mauldissoye & detestoye mon acerbe fortune, qui continuellement m’appareilloit infinies anxietez & douleurs. Et alors mon mary me voyant en ceste infortune, feist bonne diligence de mander medecins & phisiciens : lesquelz quand ilz furent venus, m’appresterent plusieurs medecines aptes a me secourir : qui gueres ne me servoyent, parce que j’estoye autant travaillee des passions de l’ame, que de maladie corporelle. Mon mary voyant cela, estoit reduyct en une extreme tristesse : Car combien que j’eusse grandement failly, l’amour primitive estoit si inseree & vive en son cueur : qu’il n’estoit en sa faculté de le sçavoir distraire. Parquoy pour incliner la bonté divine a la facilité de mon salut, il ne demouroit lieu ne place (au nom de Dieu dedié) que de luy ne fut visité, & de sacrifice accumulé. Et une foys entre les aultres, comme il en revenoit, me deist avoir rencontré ung gentil homme, qui estoit assez familier de luy : lequel estoit accompaigné de mon amy, & me deist que le gentil homme s’estoit separé de luy pour le venir saluer : mais ung petit apres mon amy n’avoit differé de s’approcher, & commença a deviser avecques eulx. Quand il m’en eut faict le recit, j’en fuz fort esmerveillee, veu que sa coustume estoit d’estre ainsi timide. Je pensoys & ymaginois a quelle intention se pouoit estre, & me fut occasion de nouveau soucy : en sorte que la vehemente sollicitude, les interposees nuyctz, avecq les aspres douleurs a telles extremitez me conduyrent, que souspirs & larmes estoient ma viande & pasture. Apres plusieurs jours avoir ma vie esté si fastigieuse & penible, je consideray, que plus utile me seroit de mettre peine de recouvrer ma santé : de laquelle estant ainsi destituee, je pouoye veoir mon amy : qui m’estoit chose plus griefve que tous les aultres accidentz. Ceste mienne consideration fut cause que je reprins les forces de mon esprit, parquoy en peu de jours ma face qui s’estoit changee en couleur ynde, palle & flestrie retourna en sa vive couleur, & fuz en mon premier estat reformee : mais mon ingrate fortune permist que celluy qui de coustume me recitoit les detractions de Guenelic, me vint visiter : lequel de mon mary & de moy fut gratieusement receu. Et apres plusieurs devises luy vint en propos de parler de Guenelic, & voyant que mon mary estoit present, en basse voix me deist. Ma dame, je suys moult fort esbahy de ce meschant detracteur : lequel (comme je croys) ne sera jamais rassasié de mal dire : je ne pense point qu’il y ait soubz le ciel si publique & vilaine femme, qui se trouvast digne de si grande vituperation & execration : car publicquement il se vante & glorifie d’avoir vostre pudicque honnesteté violee, dont je le tiens pour homme ygnorant & sans raison : parce qu’il s’efforce de maculer & denigrer la bonne renommee d’une telle dame. Et lors quand il eust ce dict, (pour l’aspre douleur, dont je fuz oppressee) ma face fut de diverses couleurs revestue, & d’ennuy mon douloureux cueur transsy : comme a Oenone, estant sus les montaignes, voyant la Grecque dame estant avec son amy Paris venir dedans la nave Troyenne. Toutesfoys je me preparoye a faire quelque response quant a mon mary : lequel avoit bien apperceu la mutation de ma couleur, & me demanda, si je sentoye quelque mal : auquel je respondiz : Certes mon amy ouy, je crains merveilleusement de renchoir en mon mal accoustumé : & a l’heure je me levay de mon lieu pour solitairement en ma chambre me retirer : la face palle, l’œil offusqué, le hastif cheminer me faisoient comme une servante de Bacchus vaguer.

Exclamation piteuse de Helisenne contre son amy.
Chapitre. XXII.

A la fin en ma chambre conduicte, commençay a plourer, & furieusement crier. O inicque & meschant jouvenceau : O ennemy de toute pitié : O miserable face simulee, parolle en fraude & dol composee, sentine de trahysons, sacrifice de Proserpine, holocauste de Cerberus, scaturie de iniquité, qui incessamment pullule : regarde comme presentement ta pestifere langue (membre dyabolicque) dissipante de tous biens, consumatrice du monde, sans occasion se efforce de denigrer & adnichiler ma bonne renommee : bien seroit temps de fermer ta vergongneuse bouche, & refrener ton impudicque & vitieuse langue. O que je doibz bien mauldire le jour que jamais je te veis, l’heure, le poinct, & le moment que jamais en toy je prins plaisir. Certes, je croys fermement que quelque furie infernale me avoit a l’heure persuadee pour me priver de toute felicité : car de tous les hommes du monde, je congnois avoir esleu le plus cruel, lequel je pensoye estre le plus loyal & fidel. O malheureuse, combien te eust il esté plus utile de observer le vivre pudicque, que d’ensuyvre les trebuschantz appetitz : la fin desquelz est tousjours infelice. O combien sont perilleuses tristes & inconsiderees voluptez, parquoy bien heureulx sont ceulx qui par prudence apprenent a les superer. Helas le commencement me sembloit si doulx : mais la fin m’est aigre & amere. O saincte deesse, qui par trop ardemment m’as enflammee : O cruel enfant qui le cueur me vulnera : Si navreure de voz dardz oncques je receupz par ceste peine, je vous supplie que de moy miserable prenez pitié. Desliez les laqz, estaignez l’ardeur, & me restituez en ma premiere liberté. En telles parolles me dejectant & tournant par mouvementz desordonnez & impetueulx : comme si je feusse tourmentee & passionnee par colere ou illiacque passion, en sorte que consumoye l’esperit, dissipoye le corps par telles insupportables molestations : & fuz plusieurs jours en telle peine & calamité, mais apres que l’impetuosité de l’yre commença a diminuer, je consideray & pensay diverses fantasies : & entre les aultres choses je me repentoye d’avoir si oultrageusement increpé mon amy, & ainsi commençay a dire en moy mesmes. O folle femme, qui te trouble sans avoir certaine occasion : Ne sçay tu pas que la terre & l’air sont pleins de faulx relateurs & detracteurs ? Quelle personne prudente vouldroit juger premier que proceder ? Bien peult on doubter, mais non determiner, sans avoir aultre indice ou presumptions manifestes. Peult estre que jamais il ne pensa de prononcer telles detractions : & si ainsi estoit qu’il s’en peult justifier, tu auroys grandement failly : car de griefve castigation est digne celluy qui a tort se lamente. Apres que j’avoys dict telles parolles, retournoys en ma pensee plusieurs aultres fantasies : qui me faisoit proferer telles parolles toutes dissemblables aux aultres, & disoys ainsi. Ha si est il a presupposer que tu l’ayes dict, parce que si audacieusement ung jour tu vins parler a moy, qui me faict estimer qu’il n’y avoit point d’amour, mais seulement se delectoit a me cuyder decepvoir pour t’en vanter & glorifier, comme l’on dict que tu faitz, dont je m’esmerveille grandement. Qui te meult d’estre inventeur de telles mensonges ? (Combien qu’il ne tienne a moy que tu ne soys vray disant,) Ne pense tu si tes detractions viennent a la notice de mon mary, que tu mes en peril ma douloureuse vie : laquelle (si elle t’est ennuyeuse,) je te supplye que toy mesmes y vueilles imposer fin : car la mort me sembleroit doulce & felice, si de mon sang cordial tes mains estoient maculees & souillees. Mais si ainsi est que la faculté a toy imposee te soit attribuee a tort, je te prie que tu te vienne justifier pour me liberer de tant grandes anxietez, qui jusques a l’extremité m’ont conduicte, pour conserver en vie ceste creature : de laquelle plus que moymesmes tu es seigneur & maistre. Et s’il te semble que ta longue servitude meritoit long temps a t’estre premye, & que par impatience tu te vueille d’amour sequestrer : considere que ce n’est premiation petite, pour peu souffrir estre l’amant, & faict capable de mille doulx regardz. Selon l’opinion d’aulcuns, Amours n’est aultre chose, qu’une contemplation de la chose aymee : de laquelle plus de delit se prend avec la pensee, qu’avecq l’effect corporel : mais de ce je n’en veulx determiner. Non pourtant, ou deffault l’effect, la veue feroit supplier : & avecq une esperance, L’amant doibt continuer de poursuyvre : & se bien deffailloient les forces de pouoir poursuyvre ce qui se veult, Jamais la volunté ne se doibt estaindre : considerant que toute chose preclaire & haulte, est difficile : & si la Dame est tardive a guerdonner, l’amour sera plus parfaicte. Car le fruict au meurir plus difficile, tant plus est de soymesme conservatif, pour mieulx avoir l’humeur compassee : & toute chose a la creation facile, est beaucoup plus a la corruption subjecte : & trop plus se doibt estimer une bien consideree amytié, que une extemporanee & subitement demonstree. Et pour ce doncques sachant ta partie estre a toy favorable, ne soys du nombre de ces pusillanimes qui la puissance D’amours laissent imparfaicte, destituee & desolee : car si toy estant espris de l’amoureuse flamme, te monstre timide & craintif, l’on ne pourra jamais esperer, que quelque foys tu soys magnanime. Quand j’avoys ainsi long temps parlé, comme s’il eust entendu mes parolles, je me sentoys aulcunement allegee, & ne me restoit aultre chose sinon que je pensoye parler a luy, pour affermer mon opinion de cela, de quoy j’estoys en doubte.

O mes nobles dames, considerant l’extremité ou je suis reduicte, pour ne vouloir ressembler aux miserables desquelz est le souverain reffuge veoir les aultres de semblables passions oppressez, mais au contraire, je me letifie a rediger par escript mon infortune : affin qu’il passe en manifeste exemple a toutes dames & damoyselles, en considerant que de noble & renommee dame, je suis devenue pediseque & subjecte. Car combien que celluy qui est possesseur de mon cueur ne soyt egal en moy en noblesse, ny en opulence de biens & richesses, il m’est sublime, & je suis basse & infime. Las qu’il est heureux qui par l’exemplaire d’aultruy evite cest amour sensuel, qui de coustume rend ses servans infelices & malheureux. Amour n’est aultre chose, qu’une oblivion de raison, qui a personne prudente convient, par ce qui trouble le conseil, & rompt les haulx & generaulx esperitz : il enerve toute la puissance : il faict la personne lamentable, ireuse, prodigue, temeraire, superbe, noysive, immemorable de Dieu, du monde, & de soymesmes. Et finablement les entretient en misere, destresse, langueur, & martyre, & inhumaine affliction : & le plus souvent les conduist a cruelle mort par ung damnable desespoir. Helas je n’en parle comme ygnorante, mais comme celle qui a le tout experimenté, si ne reste plus que la mort : mais ce nonobstant que je congnoysse toutes telles peines & tourmens, je ne m’en sçauroye desister, tant ma pensee : mon sens & liberal arbitre sont surpris, submis & asservis, parce que du principe (sans gueres resister) me suis laissee aller : & facile est le vaincre, qui ne resiste. En telle calamité & continuelle peine ma fortune laissay, sans avoir pis ne mieulx pour quelque temps, jusques a ce que par une de mes servantes je fuz trahye, parce que nul n’est tant cler voyant soit il, qui de traystre domesticque garder se puisse. Et le plus souvent en cueur de personne servile, aulcune chose integre ne se retrouve. Et a ceste perfide & inicque generation, ne se peult ne doybt commettre aulcun secret. Ceste servante dont je ne prenoye garde, & en sa presence ne differoye de jecter mes contumelies, souspirs, & former mes doloreuses complaintes pource qu’elle avoit esté presente a toutes mes infortunes & adversitez : mais la perverse & inicque conspira contre moy telle trahyson, que de toutes mes gestes & contenances & mesmes des parolles qu’elle avoit bien notees & retenues, elle fut a mon mary annunciatrice, & peult estre de quelque avarice prevenue attendant en prouffiter : & pour donner plus evidente preuve de ma vie luy dist que par mes escriptures en pourroit estre certioré : Ouyes par mon mary telles ennuyeuses parolles, il n’arresta, mais dolent comme fut le filz de Laomedon quand il sentit l’enfantement du simulé cheval, lequel a sa vie & a la terre donnerent extermination, & a l’heure, ire & desdaing si fort le commeut, qu’il ne se peut contenir que promptement n’experimentast si de l’accusation j’estoye coulpable : & pour en avoir manifeste science, sachant que a l’heure j’estoye seule en ma chambre sans doubte ne suspition, par grand ire meslee d’impetuosité, il s’en vint & s’esvertua de toutes ses forces de donner si grand coup du pied contre l’huys, qu’il le rompit, & lors je fuz fort espouentee : & la tremeur & crainte non aultrement mon cueur esmeurent, que faict zephire, quand dedans l’onde aspire : qui le commeult, & les arides & silvestres herbes. Je veiz mon mary espris de courroux, ayant les yeulx estincellans par furieuse chaleur. Malheur & infelice influxion du ciel permist que pour sa venue subite je fuz grandement perturbee : que je n’euz la consideration de cacher mes escriptures par lesquelles estoyent exhibees & bien amplement declairees toutes les fortunes benevoles & malevoles qui m’estoyent advenues depuis que Cupido avoit sur moy domination & seigneurie : & cela fut cause de ma totale ruyne : car apres qu’il les eut leues, & le tout distinctement entendu : en face indignee se retourna vers moy, & me dist. O meschante & detestable, a ceste heure suis bien informé par les escriptures de ta main escriptes, de ton effrenee lasciveté. O miserable je te voy submergee et noyee en ceste damnable volupté, tu es de luxure si prevenue, que tu ne desire que l’execution libidineuse : qui seroit cause a toy & a moy de perpetuelle infamie : mais affin d’eviter que par toy ne soyt commise chose si scandaleuse, je suis deliberé de te priver de vie : & en ce je penseray meriter : car ce sera ung vray sacrifice a Dieu & au monde pour purger la terre d’une creature si abominable, toute vermoulue d’iniquité : & en ce disant, tenant son espee en sa main, venant vers moy, avec ferme propos de executer son vouloir, quand par ses serviteurs domesticques a force fut retenu, lesquelz estoyent survenus sans ce qu’il s’en donnast garde, parce qu’il estoit oultrageusement troublé : & a l’heure par mes servantes je fuz portee en ma chambre contre mon vouloir, car je ne desiroye que la mort, parquoy je commençay a dire. O meschantes servantes, femmes de servile condition, qui vous a faict si audacieuses de prendre ainsi violentement vostre dame ? Long temps y a que par singuliere affection je ne desire que la mort : laquelle vous m’avez deniee. Helas j’eusse esté delivree de ceste peine inhumaine, & insupportable tribulation, qui incessamment me tourmente. En prononçant telles parolles je crioye & ploroye, & me frappant de mes poingz comme si je combatoye par guerre violente, puis en telle fureur recommençay a dire, O paoure Dame infelice & malheureuse, quelle chose contre si grand malheur te pourroit prester secours, quel art magicque de Zoroaste & Beroze, quel mystere D’orpheus, quel Aristotelicque engin, quel Pithagoricque secret : quelle Socraticque sanctimonie, quelle Platonicque majesté, en telle desolation se pourroyt consoler ? O infelice estoylle de ma nayssance. Je croy qu’en ma journee natale tous les dieux contre moy conspirerent : car toutes les peines qui sont particulierement & divisement es miserables, sont en moy. O mon corps tant delicat & dely, comment peulx tu souffrir tant de maulx inhumains ? Acteon fut de ses familiers laceré. Thiaceus fut des chiens devoré. Portia fyna sa vie par avaller des charbons ardens. Pernisse se precipita & jecta en bas de la haulte tour de Crete. Les Sagontes ou Abidiens craignans Hannibal de Carthaige, & Philippe Roy de Macedoine, bruslerent & ardirent leurs biens & maisons & eulx mesmes, mais eulx tous ensemblement n’ont eu tant de peine que toy, car leur mort a esté subite, & moy miserable de continuelle cruaulté je suis angustiee. O que j’eusse esté heureuse si le laict maternel m’eust esté venin. Ou que du berceau m’eust esté faict sepulture, ou Lachesis & ses seurs deesses fatales : pourquoy conservez vous tant le fil de ma miserable vie ? O charon, pourquoy se deporte ta barque de me lever de ceste rive pour me porter en la tienne, qui me seroit plus doulce habitation, car je n’estime que au lieu tresformidable ou reside Minos, & Rhadamanthus, il y ait peine si griefve que la mienne : car de ma vie suis ignorante, & de mon travail trescertaine. Quand j’euz tant parlé & crié, que j’estoys tant lassee que je ne pouoye plus parler, je demeuray comme demye morte. Mes damoyselles estoyent entour moy, car on ne m’eust osé laisser seule, craignant que de mes mains je me fusse occise. Je consumay ce jour & la nuict sans plus proferer aulcunes parolles. Mais quand l’aurigateur du celeste char ses chevaulx baygnez en l’ocean commençoit a haulcer, je fuz mandee pour aller parler a mon mary : lequel avoit mitigué sa grand fureur en concluant de me faire absenter : & quand je fuz en sa presence, il me dist. Puis que je voy & congnoys que vous estes inveteree en voz iniquitez, c’est chose tresurgente que je y remedie par vous faire absenter : car il seroit impossible qu’on se peust garder de ceste vulpine subtilité feminine. Je voy que vous estes a ceste heure disposee a aymer, & je suis certain que de plusieurs estes requise : parquoy considerant que difficile est la chose a garder qui de plusieurs est desiree, il vous fault obtemperer a ma voulenté : car peult estre que quelque jour par voz gestes & contenances tant lascives, je seroye contrainct de prendre la vengeance de vous, sans ce qu’il fust en ma faculté de sçavoir refrener ma fureur : & pour ce, regardez de vous preparer, & je m’en vois donner ordre a vostre partement : & en ce disant il se partit, & me laissa. Pour les parolles ouyes, je fuz remplie de plus grande fureur qu’encores n’avoye esté, car si le travail de la journee precedente fut grief, encores fut cestuy plus excessif, et par raige furieuse commençay a dire.

O paoure Helisenne, miserable plus que nulle vivante, voyant le comble de telz malheurs : A juste cause doybs tu mauldire l’heure detestable que tu nasquis : prodigieuse fut l’incarnation, tresmalheureuse la nativité, horrible la vie, & execrable sera la fin. O Lyons orgueilleux, O cruelz tigres, O loups ravissans, O bestes feroces & tous cruelz animaux, lacerez & devorez ce triste corps, au ciel, a la terre, au corps superieurs. O vagues esperitz, O ames interposees, conspirez ma mort, imposez fin a ma miserable vie. O Alecto, Thesiphone & Megera filles D’acheron, l’horrible fleuve, a tous voz cheveulx colubrins presentez vous a moy, apres que le vilain Charon m’aura passé oultre le fleuve appellé stix : & me transmigrez pour perpetuelle habitation en la profondité des abismes appellees chaos, qui est l’eternelle confusion : car je me repute indigne a l’occasion de mes tant multipliees faultes, & exhorbitans pechez : que Mercure recepteur & conducteur des ames, messager des dieux, me conduyse aux champs Helisiens, ou est le sejour des bienheureulx : ou il ne croist fruictz que ambrosieux, & si retrouvent toutes liqueurs nectarees. Ainsi que j’estoys tant travaillee que ne pouois plus, voyant qu’impossible m’estoit de parvenir a mon cruel desir de la mort, parce que j’avois tousjours seure garde, dont pour ceste cause en regardant mes belles mains blanches & deliees, par furieuse rage je commençay a dire : O mains inicques qui m’avez aornee, & m’avez servy selon mon curieux desir pour complaire a celluy que j’ayme si ardemment : pour lequel (par estre privee de sa veue) suis reduicte jusques a l’extremité, vous avez esté cause en partie de mon mal : a quoy vous imposerez fin en transperceant ce cueur variable, qui s’est laisse surprendre, & vaincre d’amour : mais la faculté vous en est ostee, parce que tous serremens vous sont ostez, & pour ce fault que j’attende que j’aye laqz ou cordes mortelles, herbes ou cousteaulx, & a l’heure ferez vostre piteux office, & userez de crudelité en mon corps, & du sang qui en grande effusion en sortira serez maculee & souillee : toutesfoys n’a pas long temps que je ne vous pensoye nee pour si villes choses exercer : mais Fortune cruelle ennemye de felicité, & subtile inventrice de toutes miseres par son instable nature m’a a tel desespoir conduicte. O Fortune plus inhumaine que l’hydre, plus violente que loustre, plus acerbe qu’aspicz, plus incertaine que l’onde, A ceste heure congnois telz dolz & telles frauldes, puis que a nul aultre tu n’es si adverse & rigoureuse : car mes maulx & inconveniens se sont intersuyviz en telle sorte & maniere, que les premiers ont esté messagers des subsequens, denoncians & declarans aultres maulx & tourmens infiniz : qui incessamment m’ont angustiee & lassee : & pour l’extreme & trescruel travail que cruellement j’ay souffert & seuffre continuellement sans avoir aulcune relasche, je suis si debile & faillie, qu’il n’est possible de plus. Et en disant & proferant ces parolles, la voix du tout me deffaillit, ensemble le cueur, & demeuray pasmee pour l’angoisseuse peine & douleur que je sentoys, & fuz longue espace en telles sincopies. Puis apres les forces restituees, a mes yeulx retourna la lumiere perdue, & veis mes damoyselles plorantes & larmoyantes entour moy : Lesquelles avecq aulcuns arrousementz a ce convenables, avoient pourveu en mon miserable accident.

Depart de Helisenne du lieu ou elle aymoit.
Chapitre. XXIII.

Peu de temps apres mon mary feist retour au logis : lequel avoit donné ordre a ses affaires, affin que je peusse partir le lendemain, dont je fuz incontinent advertie, & voyant qu’il persistoit en telle deliberation en grande anxieté & douleur je continuay mes pleurs, accompaignez de dolentz souspirs, & pour le travail que je souffroye ne pouoye parler ne rendre voix : mais seulement avec la veue aux assistentz signifioye l’extreme douleur que mon triste cueur sentoit. En telles destresse & amaritude, passay le jour & la nuyct. Le portier de Phebus de sa venue indice faisoit, quand par mes damoyselles je fuz advertie & solicitee : affin de me preparer a la douloureuse departie, a quoy je ne vouloye aulcunement entendre : mais voyant que mon mary me perforçoit de ce faire, Apres plusieurs regretz, en grande & labourieuse peine commençay a m’appareiller : & n’estois moins dolente que ceulx qui au dernier supplice sont condemnez. Toutesfoys pour ne pouoir plus differer, accompaignie de desespoir, me vins presenter devant mon mary : lequel je trouvay prest, parquoy sans dilation nous partasmes : & quand je fuz aux champs, je commençay a regarder le lieu dont j’estoye partie, & alors toute fondue en larmes avecq aulcuns souspirs en basse voix commençay a dire.

Regretz de Helisenne pour estre transportee en lieu a soy non aggreable.
Chapitre. XXIIII.

O Noble cité si je me contriste de t’eslongner ce n’est grand merveille : car en toy je laisse mon cueur, mon ame, ma vie, mon esprit & entiere puissance : & en ce disant levay mes yeulx au ciel haultain, & deiz, O cielz stelliferes : O souverain recteur des olimpicques manoirs : si ton irrevocable deliberation a esté pour sociale compaignie de l’espece humaine me produyre en cestuy hemisphere : Pourquoy ne me alienas tu du grand pouoir de ce fier Cupido. La puissance duquel cruellement se sent, & point ne se voit. O que bien heureux sont ceulx, qui de la flambe D’amours sont sequestrez : mais infelice est, qui sans refrigere & repos tousjours peine, ard & se consume : comme moy paoure & miserable, qui de sanglotz & gemissementz incessamment me repaitz, & suis si agitee & persecutee de cest embrasement, que non seulement les veines : mais les joinctures, nerfz, & os si cruellement sont tourmentez, que ma dolente ame lassee d’estre en ce triste corps ne desire que la separation : sachant qu’elle ne sçauroit souffrir peine plus griefve qu’elle sent d’une telle departie : car jamais Porcia pour Brutus, ne Cornelia pour Pompee, ne Laodomye pour Prothesilaus, ne la magnanime royne Carthagienne pour Aeneas, toutes ensemble tant de dueil ne souffrirent que moy paoure defortunee je sentz.

En continuant telle douloureuse complaincte, j’eslongnoys le lieu ou estoit mon desir, & ignoroys celluy ou mon mary me vouloit conduyre : mais par sa diligence en peu de jours y parvins. Parvenuz au lieu qui pour perpetuelle habitation m’estoit deputé, je veis que c’estoit le lieu qui aultresfoys m’avoit esté plus plaisant & delectable : parce que c’est ung petit chasteau situé & assis en ung fort beau lieu, & a tout a l’entour & circuyt dudict chasteau de petites tournelles, dont entre les aultres y en a une qui est assez grande & spacieuse, & est nommé ledict chasteau Cabasus, qui porte le nom principal du pays et terre de Cabaze. Ceulx qui ont frequenté ledict pays, en peuent bien avoir ouy parler. Incontinent que je fuz arrivee, dedans la plus grosse tour je fuz mise & enfermee, accompaignee seulement de deux damoyselles : dont l’une estoit fort anticque : laquelle avoit esté mandee par mon mary, parce qu’elle m’avoit servy du commencement que je fuz mariee, & en son service l’avoye trouvee moult fidelle, & a ceste cause elle fut persuadee de me tenir compaignie, en luy promettant de la remunerer suffisamment.

Helisenne fut enclose en une tour & eut en sa compaignie seullement deux damoyselles.
Chapitre. XXV.

Depuis que je fuz enclose en ceste tour, qui me sembloit triste & caligineuse habitation, combien que aultresfoys m’eust esté plaisant & delectable, Je continuay mes plainctes & exclamations entremeslees de plusieurs sanglotz, & aulcunesfoys sans considerer la presence de mes damoyselles par angoysseuse raige & extreme douleur, me vouloys escrier mes regrectz & souspirs, & m’agressoye en telle sorte que ma doulce voix ne pouoyt avoir yssue de mon dolent estomach : mais quand je pouoye parler, je recitoye toutes mes amours depuis le commencement jusques a la fin, & toutes les parolles que nous avions eu ensemble. Ce voyant l’ancienne damoyselle, laquelle estoit tresconstante & moderee, avoit manifeste demonstrance par signes evidentz, de l’anxieté & douleur, dont j’estoye oppressee, elle estoit commeue de compassion, & pour cuyder mitiguer la passion qu’elle comprenoit estre si puissante me disoit telles parolles.

Les advertissemens de l’ancienne damoyselle reconfortant Helisenne.
Chapitre. XXVI.

Ma dame, par ce que je puis comprendre par voz gestes & parolles, lesquelles j’ay bien notees & distinctement considerees, vous estes oultrageusement angustiee & travaillee, a l’occasion que Amours a vulneré vostre cueur tant tendre & delicieux. Je suis certaine qu’il est bien difficile de resister a la fureur du filz de Venus, si se n’est du commencement : car qui par longue espace nourrist Amour lascif en son cueur, a bien grand peine le peult on expulser, ne refuser les delectables jeux, a quoy voluntairement on se submect : mais comme j’ay entendu par voz parolles, Amours n’a encores riens entreprins sur vostre honneur. Vous debvez entendre qu’il y a cinq poinctz ou cinq degrez especiaulx en Amours, C’est assavoir le regard : le baiser, le parler, l’atouchement & le dernier est le plus desiré, auquel tous les aultres tendent. Pour finalle resolution, c’est celluy qui par honnesteté est appelle le don de mercy, J’entendz bien qu’il n’a tenu a vous, que ne soyez parvenue a ce dernier, mais la continuelle presence de monsieur vostre mary vous a empeschee, en sorte que n’avez eu seulement que le regard & le parler, encores s’estoit en merveilleuse timeur & crainte, Parquoy vous estes agitee de regrectz indicibles, a cause que n’esperez jamais parvenir a voz ferventz & ardentz desirs : parquoy vous consumez le temps en pleurs & gemissementz, vous increpez vostre constellation, detestez fortune, & cerchez la mort, laquelle l’on ne peult souffrir qu’une foys, & soubz l’imagination de ce que pensez qu’elle est fin de tous maulx tresaffectueusement la desirez. Et parce que la fureur domine la raison, ne considerez que telle violente mort est commencement d’horrible & insupportable peine, qui perpetuellement dure, & voz passions amoureuses se peuent terminer & prendre fin, & pour ce si seulement considerez ce qui sera perpetuel d’avecq le temporel, vous feriez aultre jugement, & metteriez peine d’extirper de vostre cueur le venimeux Amour qui si long temps y a faict residence, lequel vous a obtenebré les yeulx, en sorte que vous estes eslongnee de la vraye lumiere de raison : a laquelle il seroit bien temps de retourner, pour vous liberer des douloureuses anxietez, qui sont accumulees en vostre triste cueur. Vous me pourriez respondre, qu’il est bien aisé a dire, & mal aisé a le mettre en effect, & que l’amour est si fort inseree & vive en vostre cueur, que pour nulle espece de tourmentz ne le sçauriez distraire : mais au moins s’il vous est impossible de vous en desister, souffrez plus temperement, & ne continuez telles lachrimes & pleurs : car combien que nature pour pitié nous ait concedé les larmes, ce n’est pourtant pour en icelles nous consumer : & pour ce delaissez ces larmes non prouffitables, qui d’aultre chose ne servent que d’effacer la couleur de vostre plaisante face, & ne remplissez le ciel & la terre de clameurs vaines, & ne derompez vostre blanche poictrine d’enormes coups : mais reservez vostre vie a meilleur usage, & vivez en esperance, pensant que non plus que l’on ne peult avoir certitude d’aulcune chose mondaine advenir, Aussi ne se doibt on desesperer de perdre esperance d’ung bien advenir. Car en ce mortel monde nous survient diverses fortunes bonnes & adverses. Confortez vous doncques par bon advis, esperant que quelque foys dame fortune vous sera favorable : & s’il vous est force d’obeyr a Amours, duquel la puissance vous semble invincible, plus facilement parviendrez a vostre affectueux desir, en endurant patiemment qu’en usant de telles inconsultees & inconsiderees importunitez : & pour ce vous est chose tresurgente de temperer la ferocité, considerant qu’il vault mieulx ployer que rompre, & fleschir par obeyssance, qu’estre desracinee par obstination. Se vous vous monstrez vertueuse, il est assez croyable & concessible, que monsieur vostre mary prendra pitié de vous : parquoy ne serez long temps detenue en ceste tour : & se vous estes libere de telle calamité, ce ne sera chose impossible d’accomplir vostre desir : car en amours se trouvent plusieurs actes secretz & tours ingenieulx, qui les Amantz conduysent a leur fin desiree. Et encores que ne feussiez delivree, si ne vous debvriez vous tant contrister que de vous vouloir priver de vie : mais par le plus subtil moyen que l’on sçauroit penser & excogiter, vous seroit necessaire de certiorer vostre amy de vostre malheureuse infortune : Lequel voyant que pour perseverer en son amour soustenez vie douloureuse, triste & angoysseuse. S’il a aupres de luy quelque estincelle de l’amoureuse flamme retenue, il ne pardonnera a aulcun peril pour vous delivrer : mais avecq mille tourmentz & insidiations, encores luy contrariant le ciel, poursuyvra sa haulte entreprinse, comme estant certain de parvenir a la fruition du desiré plaisir par luy pretendu. Peult estre qu’il vous semble difficile, parce que comprenez ceste tour forte & inaccessible : mais croyez que combien que la chose soit fatigieuse, si est il possible d’accomplir ce qui se veult, & que ainsi soit les hystoires nous en font manifestes demonstrances. N’avez vous veu de Juppiter, lequel par subtile invention trouva moyen d’avoir jouyssance de s’amye la belle Danes, combien qu’elle fut enfermee en une tour merveilleusement forte. Aussi debvez avoir recordation de Leander, lequel ne craignoit exposer son corps en dangereux peril de la mer, pour parvenir au celeste plaisir de recueillir l’amoureux fruict du jeu D’amour, & pour ce congnoissant qu’amour par le moyen de sa grande puissance a extirpé toute timeur & crainte juvenile du cueur des dessus nommez, Vous vous debvez persuader de croire que vostre amy ne sera pusillanime non plus que les aultres noz predecesseurs : car je n’estime que l’espece humaine en son principe soit si divisee, que ce qui est concede a ung, a ung aultre ne se puisse accommoder, & pourtant je ne voys occasion parquoy vous deussiez succumber en tel desespoir que vous demonstrez estre par voz gestes & parolles.

La deliberation de Helisenne apres avoir entendu les remonstrances de l’ancienne damoyselle.
Chapitre. XXVII.

Apres que j’eu bien escouté telles ou semblables remonstrances, desquelles je prins aulcun confort, Ma pensee fut trop plus agitee que jamais ne fut nef, voille ou timon de nocher, entre les procelleurs & horribles ventz habandonnez. En pensant & meditant par quelle sorte & maniere, je pourroye certiorer mon amy de ma doloreuse infortune : mais apres plusieurs & diverses ymaginations je ne trouvay moyen plus convenable, que de reduire en ma memoire la piteuse complainte, que paravant j’avoye de ma main escripte : laquelle mon mary avoit bruslee par l’impetuosité de son yre, & me sembla si elle pouoyt estre consignee entre les mains de mon amy, que cela pourroit estre cause de mettre fin a mes peines, & donner principe au vivre joyeulx. Moy estant en telle deliberation, subitement je donnay commencement a l’œuvre præsente, estimant que ce me sera tresheureux labeur : & si ceste felicité m’est concedee qu’elle tumbe entre les mains de mon amy : je luy prie qu’il ne me vueille frustrer de mon esperee & attendue suavité, & luy supplie qu’il vueille considerer que de toutes choses qui sont soubz le ciel il est copiosité, voire abondance grande, sinon de loyaulx amys. Et pource qu’il luy seroit impossible (combien que sa vie fust longue) de recouvrer amy ou amye qu’il aymast aussi fidelement que moy, il me semble qu’il seroyt bien cruel, si de mon malheur par luy advenu, il ne prenoit pitié & commiseration, sachant mon ame estre en continuelle servitude, ma pensee liee, le corps vaincu, les membres debiles : lesquelz nul sinon luy secourir ne me peult, las toutesfoys que je suis plus tourmentee entre toutes aultres parolles qu’il me dist jamais, souvent je rememoyre aulcuns motz, qu’une foys briefvement me prononça, qui furent telz : Ma Dame, selon ma conception, & par ce que je puis juger par le changement de la couleur de vostre face : vous estes destituee de vostre santé : mais si vous me vouliez croyre, en brief temps vous seroit restituee : car je ne sache medecin ne Phisicien qui eussent medecines plus aptes a vous guerir que moy. Ces parolles me dist il en soubzriant doulcement : dont il me souviendra toute ma vie : car combien qu’elles fussent proferees par maniere de recreation : si estoyent elles veritables : car c’est celluy qui au meillieu de la grand mer Occeane me seroyt pays ferme : dedans les perilz, indubitable asseurance, dedans le feu tressuave refrigeration : en la paoureté extreme, richesse : & en maladie profonde, santé : car si je l’avoye, ce me seroit eternel contentement pour ne sçavoir oultre luy aulcune chose desirer. Et si ceste beatitude m’estoit concedee : alors en consolee lyesse luy racompteroye toutes mes peines & travaulx : & ce qui m’a esté triste & ennuyeulx a souffrir, a luy reciter me seroit felice. Las si j’avois l’ingenieux art de Dedalus, ou les enchantemens de Medee, en grand promptitude avec aelles legieres seroye transmigree ou lieu ou je le penseroye trouver. Mais quand je considere qu’il est impossible que jamais je le voye, ne luy moy, s’il ne s’esvertue par ung magnanime courage de me jecter de ceste captivité, & pour ultime recours, j’exore & prie le seigneur Cupido, qu’avecq toutes ses forces vueille esmouvoir son cueur pour ne souffrir le nombre de ses adorans diminuer : & soubz ceste esperance de l’exaudition de ma priere, je imposeray fin a ma doloreuse complainte, vous priant mes dames que vueillez considerer quel est ou peult estre mon mal, moy estant prisonniere en la fleur de ma jeunesse.

Conclusion du livre.
Chapitre. XXVIII.

Trescheres & honnorees Dames, admiration aulcune voz chastes cueurs demouve, en considerant dont me procede la hardiesse de me ingerer d’intituler l’œuvre presente, faisant mention D’amours impudicques, ce que selon l’opinion d’aulcunes dames timides se pourra juger plus digne d’estre conservé en profonde silence, que d’estre publié ne vulgarisé : mais si bien sçavez avecq quelle force Amour m’a contraincte & parforcee, de nulles je ne seroys increpee, & avecq ce (comme j’ay predict,) & ayant par plusieurs foys laissé & infaicte la plume, l’affectueulx desir que j’ay envers vous, mes nobles dames a esté occasion que je me suis evertuee de vous declarer le tout, sans riens reserver : car par l’experience de ma furieuse follie, vous puis adviser & donner conseil qui vous sera utile & proffitable pour de tel embrasement vous conserver. Bien suis certaine que ceste mienne petite œuvre se trouvera de rude & obnubilé esperit, au respect de celles que pouez avoir leu, qui sont composees par les orateurs & Hystoriographes, lesquelz par la sublimité de leurs entendementz composent livres, dont les matieres ne sont moins jocundes que difficiles & ardues : mais en cela me doibt servir d’excuse, que nostre condition fœminine n’est tant scientifique que naturellement sont les hommes. Et encores ne suis ny ne veulx estre si presumptueuse que j’estime superer, ne seulement a apparier aulcunes Dames en science de literature : car comme je croys il y en a qui sont de si hault esperit douees, qu’elles composeroient en langaige trop plus elegant, qui rendroit (aux benevolles Lecteurs) l’œuvre plus acceptable. Mais si mon debile sçavoir est cause qu’il n’est en langaige plus aorné & modeste, a luy se doibt attribuer la faulte, & non au deffault de mon vouloir & aspirant desir, comme celle qui totallement est studieuse & affectee pour vous faire congnoistre mon affection. Et pour ce (mes Dames) je supplie & requiers L’altitonant plasmateur qu’il vous octroye a toutes la continence de Penelope, le conseil de Thetis, la modestie D’argia, la constance de Dido, la pudicité de Lucrece, la sobrieté & espargne Illarité de Glandia, affin que par les moyens de ces dons de grace puissiez demourer franchez & liberes, sans que succumbez en semblables inconveniens.

FINIS.

 

La seconde partie
des Angoysses douloureuses qui
procedent D’amours. Composee
par Dame Helisenne
parlant en la personne
de son amy
Guenelic.

De Crenne.

A toutes nobles & vertueuses Dames Helisenne humble salut D.

Apres vous avoir exhibé (mes Dames benevoles) les vehementes passions que Amour venerienne peult es tendres & delicieux cueurs des amoureuses dames causer, il m’est prins vouloir de vous narrer & reciter les calamitez & extremes miseres, que par indiscretement aymer les jeunes hommes peuent souffrir. Et je estant en ceste meditation occupee, est survenue en ma memoyre encore aultre occasion, qui plus fort me stimule a appareiller ma tremblante & debile main, pour reprendre la plume derelinquee : car vous debvez croyre que d’ung aspirant desir, suis excitee de divulguer & manifester aulcunes œuvres belliqueuses & louables entreprinses, que par la lecture de ce mien petit livre vous seront declarees avoyr esté avec vertu & magnanimité de cueur accomplyes : ce que j’espere estre de grand utilité : car nous lisons que l’altissime Alexandre assiduellement se delectoit aux lectures de l’iliade du prince des Poetes Homere, tellement que plusieurs foys par tediation de la continuelle estude, l’insidieux someil luy survenoit, parquoy l’on peult comprendre que a ceste assiduité de lire, l’instigoit l’efficace & esmotion a chevalerie, que les choses par escript redigees luy pouoyent causer. Et a raison de ce, j’ay indubitable foy que l’œuvre presente excitera (non seulement les gentilz hommes modernes) au marcial exercice : mais pour l’advenir stimulera la posterité future d’estre vrays imitateurs d’icelluy : ce que par moy distinctement consideré, me faict trouver les peines de ce mien petit labeur assez legieres. Mais je doubte que aulcuns de vous admiration ne prennent de ce que le mien Guenelic (que j’ay nommé en mes angoysses homme de basse condition) se seroyt ainsi adonné a l’art militaire, & pour ceste cause vous veulx donner intelligible certitude de l’occasion pour quoy je l’ay dict (qui n’est aultre) que pource qu’il n’estoyt egal a moy qui avoye en ma possession plusieurs chateaulx, terres & seigneuries, en sorte que j’estoys habondante & tresaffluente en biens (au moins se richesses se peuvent ainsi nommer) non pourtant ne me veulx extoller, pour diminuer l’honneur de celluy : lequel depuis ce temps par ces œuvres dignes de louenges en a assez merité. Et pour ce, vous ay bien voulu rememorer les motz predictz, ensemble l’occasion, vous persuadant de croire que parce que (je n’entendz point qu’il ne fut noble) toutesfoys paoure gentil homme estoyt : mais ses vertus l’ont exalté, qui est bien le contraire de ceulx qui sont sublimes & eslevez par les dons & biens de fortune, lesquelz par pusillanimité de cueur eulz mesmes se despriment, qui les rend dignes de extreme vituperation, & tresinfelices sont d’estre conservez en vie, depuis estre ainsi adnichilez : car plus utile seroyt mourir a honneur, que vivre a honte : parquoy heureux est celluy qui avec louenge & renommee de ce monde se depart, & telle mort glorieuse se doyt estimer, & cela dis je pour Guenelic, & le vertueulx Quezinstra, desquelz j’espere estre telle la perseverance de leurs vertus, que par mort leur splendide renommee ne se pourra obnubiler, qui me seroyt cause de quelque letification, n’estoit que les anxietez dedans mon amoureux cueur latitees ne desirent d’estre accompaignees d’aulcunes consolations : & pourtant quand aultre chose ne puis faire, me suis mise a excogiter & chercher en la sublimité & infinité de ma pensee, rememorant toutes mes preterites douleurs, & estant en telles occupations mentalles, m’est souvenu que par plusieurs foys ay escript dedans mes angoysses, des importunitez & detractions de Guenelic, parquoy (selon que puis concepvoir) aulcuns pourroyent trouver estrange que luy ayant ainsi detracté, eust puis apres enduré tant de fatigues pour sa Dame retrouver, et me pourriez dire que ce n’est la coustume d’ung cordial amy, non seulement de mal dire, mais aussy de ouyr de sa Dame mal parler : car le vray naturel de ceulx qui bien ayment, est de servir, louer & obeir : & pour ce pourriez estimer l’amour de Guenelic petite, toutesfoys si vous avez recente memoire de mes escriptz, & que bien les considerez, vous congnoystrez par yceulx que jamais je n’euz certitude de verité des rappors que l’on me faisoyt : parquoy je croy & vous le debvez aussi presupposer, que c’estoyent faulx delateurs qui luy ont telle faulte composee : bien est vray que par son indiscretion d’impatience accompaignee : il a esté cause de tres grand mal, dont depuis il a eu congnoyssance, se repentant de sa petite consideration, comme vous pourrez voyr par ses angoysses : & ne vous esmerveillez si en icelle vous voyez des peines indicibles qu’il a souffert en s’efforçant de parvenir a la fruition D’amours : car telle est l’humaine virile condition, que durant le temps qu’ilz n’ont encore jouy de la chose aymee, ilz ne pardonnent a aulcuns perilz, puis que c’est pour parvenir d’avoir de leurs desirs contentement, comme vous aultres jeunes hommes le sçavez : & sur ce propos imposeray fin a mon Epistre, en exorant la clemence divine, qu’elle me vueille liberer de toute perturbation d’esperit, affin de bien achever l’œuvre presente.

LA SECONDE PARTIE
DES ANGOISSES DOULOUREUSES
composees par Dame Helisenne,
parlant en la personne
de son amy Guenelic :

Ou sont relatees les angoisses dudict Guenelic.
Chapitre. I.

Combien qu’il soit croyable & concessible, que par enucleer & declarer les Angoisses & douleurs souffertes, elles se peuvent mitiguer & temperer, toutesfoys je n’espere que par le relater de mes anxietez douloureuses me soit imparty aulcune diminution de travail : & aussy a ceste intention, je n’ay donné principe a l’œuvre presente : mais seulement pour exhorter tous jeunes jouvenceaulx d’eviter l’insupportable charge D’amours, (au moins s’ilz ne se veullent regir & gouverner soubz l’empire & seigneurie de Cupido) en observant les coustumes que le vray amoureux doibt avoir : Lesquelles sont d’estre magnanime, modeste, secret, soliciteux & perseverant, & de tout accident patient, & non point superbe, difficile ne obstiné. Mais doulx, flexible & obeissant, selon les occurrences, affin de ne succumber en telle extremité, ou par deffault de telles perfections, on peult estre reduict. Helas moy paouvre miserable, qui trop tart congnoys mon imprudence & inconstance, je n’ay juste cause de me plaindre D’amours, combien que l’excessive douleur (dont continuellement je suis angustié & adoloré) en procede, non par le deffault de ma dame, mais par ma follye & indiscretion. Ceste mienne consideration me cause tant d’anxietez & tristesses, que ma langoureuse vie m’est plus acerbe que une cruelle & violente mort, pour les afflictions dont ma douloureuse ame est continuellement agitee. Mais toutesfoys bien que le declarer de mes peines intolerables ne se puissent narrer sans augmentation de douleur, si me veulx je efforcer de le rediger par escript : Considerant que ce dont je veulx faire le recit, est digne de perpetuelle memoire. Et pourtant je veulx obsecrer & supplier l’altitonant plasmateur, de me faire ceste grace de bien vous sçavoir escripre & exhiber l’œuvre presente.

Au temps que le filz de yperion faisant son cours parmy le zodiacque, eust tant sejourné es parties meridionalles, qu’il attaignit la queue des poissons, & donnoit principe a retourner les frains de ses nobles chevaulx vers nostre climat & hemisphere, et se preparoit le temps delicieulx & moderé, La gentile Philomena encores memorative de la villaine opprobre & injure en elle commise, par le faulx traditeur Terenes, recommence ses souspirantes & armonieuses querelles. Et le pervers & furieux Mavors monté dessus son impetueux curre, stimule tous nobles cueurs au marcial exercice. Moy estant en ma florissante jeunesse, aagé de vingt & deux ans, j’estoye en varieté de pensee, en vacillant par plusieurs foys pour ne sçavoir bien discerner, lequel me seroit plus utile de m’occuper a l’art militaire, ou de continuer l’œuvre literaire, a laquelle j’avoye donné commencement pour parvenir de m’exalter jusques au siege de Minerve. A l’heure je n’avoye encores sentu en ma jeune pensee l’ardente flamme d’amours. Je ygnoroye ou la vie des miserables amans se consiste. Je ne sçavoye quelz embrasemens ont accoustumé de sentir ceulx qui de Venus & Cupido, font leur Dieu en terre : laquelle ardeur m’a depuis avecq si grande vehemence aggressé, que j’estime que nul palus, fleuves, torrentz, & tout ce qui est apte a refrigeration, ne pourroit l’inextinguible chaleur refrigerer. Helas j’estoys encores franc & libere, & n’entendoye seulement que a mes lucratives & honnorables affaires, quant amours (je ne sçay pour quelle occasion) me vulnera le cueur d’une sagette, ou flesche dont aultresfoys fut navré Phebus : & ce me advint par le seul regard d’une dame, qui me insidia & lya pour jusques aux cendres me retenir captif. Je m’efforçay du principe de vouloir resister, ce qui ne fut a mon pouoir & faculté. Quoy voyant delaissay toute esperance de m’en pouoir desister, & commençay a considerer la qualité de ceste dame : en laquelle, je comprins estre la beaulté de la grecque Helene, de Estolle la romaine majesté, la gravité de Marcia, la modestie de Argia, la facetieuse elegance de Julia, la pytié de Antigone, la fervente tolerance de Hisicratea, la doulce urbanité de Cicilia, & la haulte celsitude de Livia. Apres avoir consideré toutes ces choses, l’amour croissoit & augmentoit, & avec si grande vehemence me possedoit & seigneurioit, que mon esperit ne la pouoit soubstenir, Car il sembloit que le feu d’amours feust allumé par toutes mes puissances.

Moy estant ainsi vaincu, lié & conclavé, je commençay a mediter & rememorer les amours de plusieurs : lesquelz a telz embrasemens n’ont peu resister : & survint en ma pensee le pasteur Troyen, qui tant a son desadvantage veit Citharee. Puis comparut en ma memoyre le fort Achilles lequel estoit invulnerable, parce que sa mere la deesse Thetis l’avoit plongé en l’ung des fleuves infernaulx, appellé Styx. Mais pour ce ne peult evader qu’il ne feust attainct de la doree sagette de Cupido. Apres me vint souvenir de plusieurs aultres, comme Hannibal, Certorius, Demetrius, & Philippe de Macedoine. Apres je consideray avecq quelle force amour a superé Aristote, Platon & Virgile, lesquelz nonobstant leurs sciences ont esté subjuguez de l’invincible puissance D’amours.

Apres avoir distinctement recogité toutes ces choses, j’euz ferme propos, & irrevocable deliberation de me rendre obeyssant, & lors je licenciay de moy toutes aultres cures & solicitudes, pour incliner mon entendement a ses pueriles excercices, que la juvenile aage a de coustume user : assavoir, sonner, chanter & saulter. En semblables actes la vie, la renommee, le temps & la faculté consumoye, & en telles vanitez je me letifioye, & me prestoit amour port & faveur, en sorte que apres aulcunes lettres receues tant d’une part que d’aultre, & aussi avoir parlé quelque foys, ne restoit aultre chose que le temps opportun, & le lieu commode, pour accomplir les affectueux & ferventz desirs : mais pource qu’elle estoit mariee, estoit chose difficile, qui fut occasion que je commençay a me attedier & ennuyer.

Deux amys qui descouvrent les secretz de leurs amours l’ung a l’autre.
Chapitre. II.

Desja deux foys avoit Phebus le zodiacque enluminé, depuis que m’estoye laissé superer par le filz de Venus, & pour ce, comme fastidié de tant de vaines sollicitudes, par impatience : Je commençay a increper ma dame, luy attribuant le vice d’ingratitude. Non obstant je continuoye ma poursuyte, en sorte que par mon inconstance, je donnay manifeste demonstrance a son mary de la chose ou je pretendoye. Quoy voyant sans dilation il la feit absenter, comme il est bien amplement exhibé au premier livre de ses angoisses.

Je fuz long temps depuis son partement sans en estre certioré, parquoy fort esmerveillé estoye de ce que ne la veoye plus. Je m’en devisoye souvent avec ung mien fidelle compaignon, le nom duquel estoit Quezinstra, & estoit extrait de noble & tresanticque generosité, & des son enfance avoit esté instruict a l’art militaire : & en ce ne demonstroit degenerant de ses progeniteurs. Mais Fortune qui le plus souvent les mauvays exalte, & les bons deprime, luy avoit esté cruelle ennemye : car de la maison paternelle avoit esté expulsé, & ce qui en fut occasion, fut par sa souveraine beaulté, parce que sa marastre en fut d’ung tel desir attaincte, que contraincte luy fut de l’inciter & prier qu’il voulust accomplir son vouloir luxurieuz & inceste, a quoy il ne se voulut consentir : car pour l’honneur & reverence de son pere il avoit vergongne des objections & persuasions qu’elle continuoyt. Mais quand la jeune dame se veit par plusieurs fois reffusee, elle commença a convertir amour en mortelle hayne, parquoy elle conspira pour le faire totalement exiler, en faisant piteuses complainctes a son mary : disant que son filz avoit voulu son honneste pudicité violer, & pour ce il fut banny & expulsé comme furent pour semblables causes Hippolyte, & Bellophoron. Mais je vous veulx exprimer dont procedoit la fidelissime amytié qui estoit observee entre nous, qui fut a l’occasion que le premier jour que je fus surprins d’amours, comme je me pourmenoye en ung petit boys pres de nostre cité, nous nous rencontrasmes & prismes congnoissance l’ung a l’aultre, en narrant chascun de nous les causes de noz anxietez : & pource qu’il me feut advis qu’il precedoit tous aultres (que jamais j’eusse veu) en discretion & prudence, Je luy feiz offre de tant de petit de biens que en ma faculté j’avoye, pour a sa voulenté en pouoir disposer, dont grandement me remercia. Et en telles devises entrasmes en la cité, laquelle Quezinstra trouva plaisante & delectable, parquoy il delibera d’y faire sa residence, ce qu’il feist. Et pource que journellement conversions ensemble, ma coustume estoit de luy reciter toutes mes fortunes, bonnes & adverses, qui au service d’amours me survenoient : & luy qui estoit jeune d’aage, & anticque de sens, me conseilloit tousjours de me desister de telle sollicitude & soing trop puerile, en me exhortant d’exercer œuvres viriles & de louenges dignes. Ung jour entre les aultres, (comme il me faisoit aulcunes remonstrances) mon acerbe fortune permist de sçavoir ce dont continuellement je m’enqueroye : c’estoit de l’occasion de la privation de la veue de ma treschere dame Helisenne. Car par l’ung de mes serviteurs, de son absence je fuz adverty.

En la saison que les arbres se despouillent de leurs verdissantes beaultez, Vulturnus le froid vent venant de Septentrion, estoit annonciateur de l’ivernalle froidure : & son compaignon Boreas congeloit la liquidité des fleuves decourans, & les transformoit en cristal immobile. Alors les tristes nouvelles me furent exhibees : ce fut de la douloureuse transmigration de celle qui estoit de moy souveraine imperatrice. Helas quand si acerbes parolles me furent prononcees, en si grande terreur m’entrerent dedans l’entendement, que peu s’en faillit que ne tombasse mort : & n’eust esté que ce mien parfaict & fidelle compaignon en ma presence assistoit, je feusse subcombé en quelque inconvenient irrecuperable : mais pource que par la mutation de ma couleur, l’extreme travail que je souffroye avoit comprins : Il se monstra diligent de me secourir, toutesfoys je ne differay en sa presence de me plaindre & lamenter, & commençay a dire ainsi.

O aveuglee & instable fortune insidiatrice de tout bon entendement, fabricatrice de tous dolz & frauldes, je voys apertement que par tes subtiles inventions : ingenieusement tu m’as privé de la veue de celle sans laquelle impossible me sera de vivre. Las je ne sçay si les dieux sont irritez contre moy, Et quand pour vindication t’eussent permis de user de crudelité en ma personne, toutesfoys je suys ignorant quelle pourroit estre l’occasion.

O souverain Juppiter, je ne suis celluy qui a ton sacré royaulme avec les geans mis le siege.

O Saturne, ce ne fut pas moy qui de ton paternel royaulme te exhereda.

O Titan, je ne suis celluy qui de vostre droit hereditaire vous priva.

O belle Venus, ce ne fut pas moy qui les artificielles retz, au prejudice de toy & de Mars fabrica.

O tresillustre illuminateur de l’universel monde Apollo : je ne suis celluy qui ton filz Phaeton fulmina.

O Mercure, je ne fuz oncques insidiateur a nul de telz conseilz.

O Phebé, en tes longues amours jamais ne te troublay.

O Juno & Pallas, je ne suis celluy qui le jugement de la pomme contentieuse, en deteriorant voz divines beaultez prononça.

O custodes infernaulx, contre vous au grand Alcides, ne a ses loyaulx compaignons ne prestay faveur, pour de vostre regne vous spolier.

Helas donc pourquoy si cruellement suis je angustié ? ne pour quelle occasion conspirez vous contre moy ? helas par si grand rage le cueur me consomme, que je ne desire que la fin de ma miserable vie.

O Lachesis, Cloto, & Atropos dissipatrices de tous humains, venez a moy qui tant vous desire.

O umbres sans honneur de sepulture.

O esperitz damnez, pourquoy pour me ruyner n’entrez vous dedans mon corps ?

O souverain Dieu Juppiter, je te supplye que de ta main puissante par tes legeres sagettes me faces fulminer, ou s’il est possible de me faire finer encores par plus horribles tourmens.

Je prie tous les Dieux celestes, silvestres & montanicques, que sans dilation vueillent imposer fin a ma douloureuse & penible vie. Et en proferant telles ou semblables parolles, s’ensuivoyent larmes plus chauldes que la flamme du mont de Etna, & estoye par ire & douleur si aguillonné, qu’il fut impossible de plus sçavoir aulcunes parolles proferer. Quand Quezinstra veit que en telle extremité j’estoye reduict, benignement me voulut reconforter, & a telles parolles il donna commencement. Trescher amy, voz angoysseuses douleurs me font succomber en une extreme tristesse, & encores plus me desplairoit si du principe ne me feusse efforcé par continuelles simulations, vous pensant desmouvoir de vous adonner a tant tristes coustumes, lesquelles une foys en l’homme plantees, non sans grande difficulté, ne se peuent extirper ne abolir : Car cest appetit sensuel, est une infirmité incurable, de laquelle nayssent oblivion de Dieu & de soymesmes, perdition de temps, diminution d’honneur, discordables contentions, emulations, envies, detractions, exilz, homicides, destruction de corps, & damnation de l’ame, & en la fin nul fruict n’en vient, comme presentement le pouez congnoistre. Toutesfoys ne vous en pouez desister, a l’occasion que long temps avez plus suivy vostre inutile volenté, que la raison. Et pour ce estes totalement disposé de persister. Mais si debvez vous considerer que folle & non saine est la solicitude ou esperance ne se peult promettre, vous voyez que par vostre inconstance, & pour n’avoir poursuivy par moyens conveniens, vous estes occasion de la transmigration de vostre dame, & si estes ignorant du lieu de sa residence. Comment doncques sera il possible (puis qu’il y a deffault de l’object) de parvenir a ce que si affectueusement desirez ? certes je n’espere aulcun remede en vostre cas, sinon que par bonne discretion mettez peine de mitiger vostre fureur, & ne soyez du nombre d’aulcuns hommes, lesquelz sont si melencolicques & dedaigneux, que quand les choses ne viennent selon leurs desirs, subitement veulent mourir, qui est evidente demonstrance qu’ilz sont submergez en leurs lascivitez, & pour ce sont si impatientz & importuns, & le plus souvent pource que de raison sont alienez. La faulte qui leur doit estre attribuee ilz l’adaptent a fortune ou a amours : lequel par ignorance ilz estiment ung Dieu.

O combien sont detestables ceulx qui si presumptueusement attribuent divinité a ceste effrenee libidinosité, qui de tous espritz prudens debveroit estre contempnee : & pour ce necessairement vous fault mettre peine de vous reduire, & retirer les yeulx de vostre tenebreuse pensee, de l’inicque amour qui tant l’a occupee, & prenez mon amyable record en usant le contraire de ce que le cueur vous stimule. Pour troys choses est l’homme faict subject : ou par nature, ou par education, ou par discipline, aulcunesfoys de vice, & aulcunesfoys de vertu. Faictes doncques demonstrance que par aulcunes d’icelles, vous ne soiez esclave de vices, & ne permettez que ung triste accident adnichile les dons de graces, desquelz Dieu & nature vous ont doué.

Apres que j’euz escouté telles remonstrances (dont l’elegante & doulce prononciation, excedoit celle qui jadis distilla de la melliflue bouche du treseloquent Nestor) ainsi commençay a dire.

Quezinstra comme ainsi soyt que par raisons assez persuadentes vous efforcez de confondre & dissiper la puissance D’amours, laquelle est si grande que suffisamment ne la pourroit descripre toute la congregation de Pernase : vous pouez avoyr leu les histoires tant anticques que modernes : lesquelles font mention de plusieurs tant hommes, que femmes ensemble enchesnez, qui ont deliberé de eulx deslier, ce que n’ont peu faire, Mais par ceste passion sont mors comme Dido & Phyllis : lesquelles par amour violentement leurs vies finerent, comme prochainement se terminera la mienne : car par naturelle inclination contrainct je suis d’aymer chose gentille, honneste, & belle, comme est ma dame. Et plustost que de mon entreprinse laisser, me exposeroye a plus grand peril que ne fist Theseus D’athene, en domptant le monstre Minotaurus, ou que ne fist Jason a la conqueste de la riche toyson. Car je suis le defortuné qui tresaffectueusement la mort desire, qui me seroit liberatrice de mes peines & insupportables travaulx. Helas office de pitié auroit esté, si ma mere genitrice eust usé envers moy comme firent Progne ou Medee a leurs enfans : car le consumer languir par semblable passion, m’est trop oultrageusement acerbe.

Ce pendant que proferoye telles parolles, par plus grande yre me frapoye, & desrompoye mes cheveulx plus que ne faisoit Agamenon : lequel par furieuse douleur sa belle perrucque dilaceroit & rompoit : & a l’heure le mien compaignon s’efforçoit de me dire plusieurs parolles de confort, & entre aultres choses me disoit.

Guenelic je vous prie que par icelle amytié que m’avez tousjours porté, que vueillez vostre infortune avec deue esgalité tolerer & soubstenir, sans vouloir resembler a Marc Antoine & Neron Empereurs, ne aussy a Niobé & Arthemisie : lesquelz par leurs lascivitez abbregerent leurs vies, sans apprendre la vertu de vraye patience. Bien suis certain, que par la vehemence d’amours estes fort angustié : car tant plus ceste amour se trouve en ung subject plus ingenieulx & delicat, Plus griefvement le moleste, exagite & trouble. Et puis que evidemment je congnois, que pour perpetuel mancipe du seigneur Cupido vous estes dedié : Ce vous seroit chose tresurgente par l’exemple de Assuerus vous deslier d’ung neu, & vous lier en ung aultre, comme ledict Assuerus se sequestra de l’amour de Vasti, par le moyen de la belle & gracieuse Hester. D’aultre remede ne y a a vostre acerbe douleur, & aultrement vous seroit intolerable. Mais comme recite Aristote, que par la diversion d’ung fleuve, qui s’espand en plusieurs russeaulx, l’ung se diminue pour l’autre, & les derniers appetissent & deseschent les premiers : semblablement de plusieurs voluntez accumulees, les dernieres font oublier les premieres. Vous sçavez que en ceste cité y a grand nombres de belles dames disposees a aymer & a estre aymees. Disposez vous doncques de vous conformer au vouloir de quelque belle dame : laquelle facilement se submettera a vostre plaisir, tant a l’occasion de vostre beaulté, que de vostre florissante jeunesse. Et par ce moyen de l’aultre Dame vostre liberté retirez.

Ainsi comme Quezinstra me persuadoyt de me divertir de l’amour de ma chere Dame, en grand promptitude je m’efforçay de confondre ses dictz par exemple efficacieuse, & luy dis.

Quezinstra je suis certain & la verité est telle, que ung arbre transplanté le plus souvent deseiche, pourtant que a chascun est le plus naturel la terre de sa premiere semence, que une aultre estrange & incongneue. J’ay une foys mis mon cueur en ceste Dame avec si grande ferveur, que ne le puis ne le veulx distraire, pource que ne seroit chose honneste, licite ne concessible de permuer mes amours, veu & consideré que la mienne Dame est tant accomplie en dons de grace & de nature, que nulle ne se retrouve a elle equiparable. Et pour ce je prie le souverain des Dieux Juppiter, que son ire me confonde, ou que le frere & la seur, filz & fille de Lathone, de leurs splendeurs me privent, ou que les fœtides & puantes Harpyes par leurs infections stercoralles puissent infecter le lieu de mon habitation, ou que mon corps soit escartelé (comme fut celluy de Hippolyte) plustost que je soye si facile a me pouoir divertir ne diviser mon cueur en divers lieux. Et pourtant je vous supplie, que plus ne me vueillez insister au contraire, vous priant avoir recordation de nostre vraye amitié, affin que de vostre conseil & ayde ne me vueillez deffaillir presentement. J’ay certaines intelligences que amour est une essence : a la fruition de laquelle, par travaulx fatigues tolerances & douleurs insupportables se parvient. Et pour ce j’ay ferme propos de ne pardonner a aulcun peril. Je veulx cercher tous pays habitables, en surmontant de Ulixez les peregrinations, pour ma dame retrouver, considerant que a gens diligens & soliciteux, toutes choses sont deues. Hercules, Theseus, Pyrithous, Eneas, & Orpheus descendirent aux enfers, pour satisfaire a leurs aspirantz desirs : je ne suis moins desirant qu’ilz estoyent. Et pour ce je ne doubte riens : car l’ingenieusité faict l’homme hardy, & si n’est riens que amours ne puisse faire. Quand j’euz imposé fin a mon propos, Quezinstra donna principe a son parler & dit ainsi.

Guenelic je sçay bien, que a cueur totallement disposé, castigation, priere ne conseil, ne peuvent valoir : & pource que j’ay manifeste evidence, que de mes exhortations l’operation en est vaine, jamais plus ne vous en parleray, & me veulx deliberer, d’autant qu’il sera en ma faculté, vous prester ayde : car je vous porte si grande amytié, que de moy pouez disposer, comme de celluy qui est plus vostre que mien. Mais toutesfoys de cercher tant de païs que avez deliberé, sera chose fort penible & difficile, & encore si bien considerez, pour le present ne se pourroit faire, a l’occasion que le temps n’est a ce disposé : car necessairement fault attendre que l’hyvernalle froydure soit passee, affin que la ferocité de Eolus se mitigue : car aulcunesfoys par imprudence on est occasion de se nuyre. Le prince des poetes Homere louoit Enee, pour sa science de craincte : car ce n’est moindre vertu le fouyr, que est le demourer, (quand le temps ainsi le conseille.) Et pour ce patiemment vous fault attendre l’opportunité du temps : & ce pendant pour vous consoler & aulcunement letifier, souventesfoys la doulce memoyre de Helisenne raconterons.

Ouyes les parolles de diverses pensees & imaginations, fut mon entendement occupé, mais aulcunement me reconfortoye de la promesse par Quezinstra a moy faicte. Et a l’heure en larmoyant luy dis. O mon doulx amy les parolles de confort que me avez dictes, me sont occasion de temperer mon angoysseuse douleur. Car pource que je cognois la purité de vostre amour, & l’integrité de vostre noble cueur : par longue experience, Je suis certain, que je ne trouveray les parolles des effectz dissemblables : parquoy & vif & mort demeureray vostre debiteur. Ceste vostre discrete consideration de verité accompaignee, me rend facile a attendre patiemment le temps opportun.

Rencontre de brigans sur le chemin, & de leur deffaicte.
Chapitre. III.

En tel propos passasmes ce jour, & tousjours depuis je souffris plus temperement. Mais par innumerables foys je priay Apollo en disant.

O Apollo si aulcune souvenance du gentil laurier encore te reste, je te supplie que en plus grande promptitude veuilles faire ton cours. Puis apres quand la splendide fille de Lathone commençoyt a ses cornes demonstrer, je disoye.

O Phebé si encores aulcune memoire de ton amy Eudimion aupres de toy faict residence, vueille avoir compassion de moy, & te monstre diligente & legiere en ton cours, pour abbrevier le temps. En tel exercice passé plusieurs jours, jusques a ce que le temps se commence a preparer selon mon affectueux desir.

Et a l’heure Quezinstra & moy sans plus vouloir differer, deliberasmes de partir. A la deliberation nous donnasmes l’effect : & soubz couleur de vouloir peregriner & visiter aulcuns sainctz lieux, prins congé de mes parentz & amys, & prismes nostre chemin devers une noble Cité, le nom de laquelle estoit Sirap : mais premier que nous y peussions parvenir, nous intervint une perilleuse adventure, dont je vous veulx faire le recit. Ce fut comme nous passions par une grande forest, nostre acerbe fortune permist, que feussions rencontrez de plusieurs gens de detestable vie : car de aultre chose ne servoyent, que de furtivement piller ceux, qui par ceste forest passoient. Et ce voyant telle maniere de gens, je fuz commeu de quelque timeur, car ces infelices ravisseurs, par leurs philosomie ne se demonstroyent moins cruelz, que Busiris en Diomedes, mais mon compaignon qui moult se fioit en sa force, par ung magnanime couraige, me commença a exhorter, me disant que virillement nous convenoit deffendre. Ce pendant ceste mauldicte sorte de gens s’approcherent de nous : & l’ung d’eulx qui excedoit les aultres en haulteur & puissance de membres, avec une grande audace & superbité nous dict, que sans aulcune dilation luy feissions delivrance totalle de ce que nous avions de pecune, ensemble de noz chevaulx & habillemens. A quoy Quezinstra feist response, que nous n’estions deliberez de ce faire, mais les prioit qu’il nous laissassent aller, sans nous vouloir molester ny oultrager. Incontinent ceste response ouye, ilz commencerent a nous assaillir, & lors Quezinstra mettant la main a l’espee ce commença vertueusement a deffendre, en sorte que du principe donna si grand coup sur la teste de l’ung, que oultrageusement fut vulneré, parquoy violentement luy convint baiser la terre. Puis apres de toutes se forces s’esvertua & donna sy merveilleux coup dextre a ung aultre, que de part en part fut transpercé, & a l’heure a l’exemple de luy me deffendoye, & me fut fortune favorable, en sorte que de ma main en blessay deux si fort, que depuis ne fut en leur faculté de nous nuyre : Ce que voyant les aultres, commencerent a estre timides, toutesfoys celluy qui premierement avoit esmeu le debat, les instiguoit & exhortoit de non laisser leur entreprinse, & lors ilz s’accumulerent & assemblerent en trouvant moyen de tuer noz chevaulx, dont nous feusmes merveilleusement irritez, & par especial mon compaignon, duquel le corps & le couraige n’estoit aulcunement fatigué, mais tousjours continuoit & perseveroit en magnanimité, gentilesse & force de couraige. Si se vint adresser a celluy qui estoit le plus puissant, & qui plus nous grevoit, en luy donnant si grand & enorme coup, qu’il luy fendit la teste jusques aux dens. Puis apres d’ung aultre coup abatit a ung aultre le bras & l’espee par terre, ce que voyant les aultres, craignant d’estre precipitez comme leurs compaignons, se renderent fugitifz. Toutesfoys pour purger la terre de gens si abominables & detestables, en grand diligence par nous furent poursuyvis, & eulx voyans qu’il ne leur estoit possible de evader le peril mortifere, se retournerent resistant le plus qu’ilz peurent en sorte que Quezinstra, qui n’estoit encores gueres blessé, fut vulneré a l’espaule senestre. Et moy qui pres de luy estoye, feuz griefvement navré au bras. Mais toutesfoys pour ce ne nous desistames de les vouloir macter, mais le cler Phebus commença a abaisser son curre devers les parties occidentales, pour plonger ses ardentz chevaulx es ondes de Tetis. Parquoy contraincte nous fut de nous desister de nostre entreprinse. Car a l’occasion des nocturnes tenebres, nous ne sceusmes qu’ilz devindrent. Et lors nous assismes soubz ung arbre autant attediez & faschez, de ce qu’il nous convenoit demeurer la pour la nuict que de l’angoysseuse douleur que nous souffrions de noz playes. Las j’estoye en telle extremité, que la cruciee vie aultre espece de salut ne retenoit : sinon la piteuse memoire & recordation de ma dame, dont l’absence m’estoit si griefve, que ne me pouoye contenir sans me plaindre & lamenter. Mais Quezinstra ymaginoit, que la cause de mes anxietez procedast des peines & travaulx que nous avions souffers ce jour. Parquoy avecques une doulceur, urbanité & clemence me deist ainsi.

Guenelic je m’esmerveille fort, a quelle occasion en lachrimes & gemissemens vous consommez vostre vie, veu que le dieu souverain nous a faict de telle grace dignes, que nous avons suppedité & dompté ceulx qui avoient ferme propos de cruellement nous faire mourir : parquoy nous pouons esperer de prosperer en ce voyage. Ne considerez vous, que nul glorieulx triumphe sans fatigues ne se peult acquerir, ne posseder : ignorez vous les grandes infortunes de Pompee, la troublee jeunesse de Jule Cesar ? lez loingtains & penibles voyages du facond Ulyxes ? les perilz & naufrages de Enee & de Ajax Oyleus : vous debvez entendre que tous haulx & genereux espris, ont de coustume opposite fortune. Non pour tant en despit d’elle, leurs noms demeurent en sempiternelle louenge. Confortez vous doncques, considerant que quand aurez Helisenne retrouvee, de vostre extreme misere, doulx en sera le record. Plus agreable chose ne de plus grand plaisir n’avoient les dames Grecques : que de ouyr narrer les peines & travaulx par leurs marys souffers & endurez : car ce qui a souffrir est ennuyeulx a le rememorer en contempnement est une felicité. Et pour ce ne debvez estre si debile, & de tous accidens ainsi vous esmouvoir : Mais reprenez les forces de vostre cueur : & amour en la fin vous donnera victoire.

Ainsi comme Quezinstra benignement me consoloit je luy dis. Las mon doulx amy, la cause de mon pleur ne me procede pas pour le fatigieulx travail que j’ay ce jourd’huy soustenu : mais seulement me crucye de ce que aux laborieuses peines pour avoir endurees : je ne voys premiation aulcune, qui de futur confort soit presage. Et a ceste occasion amour & timeur a mon douloureux cueur ont mis le siege : lesquelz continuellement me exagitent & tourmentent. Et avec ce non moins me est moleste le mal que pour moy miserable souffrez, que celluy que mon ingrate fortune journellement m’appareille.

Comme je proferoye telles parolles, l’air se commença a obtenebrer. Eoluz dominateur des ventz, a l’heure de sa fureur voulut user : & subitement fut l’air sy obscurcy, que l’on ne eust sceu juger de l’ung & l’autre hemisphere, toutes planetes & estoilles fixees & erratrices estre deschassees : en cest instant survindrent tonnoyrres jaculez par la fureur du premier filz de Saturne, avec une si grande superabondance d’eauue, que l’air obtenebré avoit la face si espouventable, que aultre chose ne se pouvoit esperer que le cruel Chaos. Nous estant en telle perplexité avions recours a exorer celle qui de l’altitonant est mere & fille, qui le salutifere enfant au deffaillant monde enfanta, que par sa doulceur & clemence nous voulut preserver de estre submergez, comme fut aultresfoys le genre humain, sans que nul peust evader ce peril, sinon Deucalion, & sa femme Pirra. Ainsy faictes noz humbles requestes & devotes supplications : commencerent a se separer les nues, & lors bize & zephirus servirent de faire seicher la terre : qui fut occasion de nous aulcunement reconforter, en remercyant celluy qui de l’eauue salutaire la Samaritaine rassasia.

Quand la belle Aurora fut levee du lict de son mary Titon, & se apparoissoit en son habit de pourpre, pour estendre sa lumiere sur la terre : nous donnasmes principe a investiguer & cercher dedans ce boys, pour sçavoir si aulcun lieu habitable se y pourroit recouvrer. Mais en regardant en plusieurs & divers lieux, nous apperceusmes ung petit habitacle, ou residoit ung devot hermite. En speculant & regardant la situation de ce petit lieu, qui bien estoit significatif de grande saincteté, nous approchasmes, & comme nous voulions heurter a la porte, le frere en sortit. Les deues reverences & salutations faites, nous feist entrer en son domicille. Et apres avoir ung peu refocillé noz lassetez, luy commençasmes a narrer noz infortunes, dont il luy print pitié & compassion, & nous promist de nous revalider & guarir de noz vulnerations, nous disant que tousjours avoit esté studieulx a l’art de chirurgie, a quoy il estoit assez experimenté, & que pour ceste cause nous debvions estre asseurez, sans aulcune dubitation. Ainsy nous reconfortoit ceste bonne religieuse personne, qui reluysoit en purité & sincerité. Et a l’heure Quezinstra me dist. O Guenelic nous sommes bien tenuz de regratier, venerer & adorer le sublime dieu, par la providence duquel le ciel, le monde & le moment humain se rege & gouverne : qui de tant de grace nous a faict dignes, comme a de trouver ceste saincte personne pour nostre refuge consolatif. Ainsi devisans, le religieulx de nous se sequestra, puis tantost apres revint, & nous administra herbes & racines pour la refection corporelle, dont nous prismes autant que a la necessité estoit convenable. Et par ce moyen a la debilitante fain fut donnee repletion. Puis apres il s’entremist de regarder noz playes, & quand il les eut visitees, il nous acertena de briefve guarison, puis les commença a oindre d’ung oignement soef & odoriferent, que la senteur equipare a l’ambrosie & nectar. Il continua plusieurs foys, en sorte que dedans huyt jours feusmes reduictz es termes de nostre santé & bonne valitude : mais nous estions merveilleusement debiles, de ce que durant ce temps n’avions esté refectionnez que d’herbes & racines, & pour nous rassasier que de la claire fontaine, Mais non obstant la debilitation ne vouluz differer de partir, car le simulacre de Helisenne, avec si grand vehemence en ma triste memoire assistoit, que d’aultre imagination n’estoyt ma pensee occupee. Et pour satisfaire a mon desir, Quezinstra se consentit de donner principe au chemin : parquoy en adressant son propos au bon hermite luy dist. Certes il ne seroit en nostre faculté de vous pouvoyr rendre toutes les graces, qui a tant grand merite feussent correspondantes, ne ainsy que nostre cueur le desire, de nous avoir recueillis & benignement traictez. Mais celluy seigneur, a qui en sy grand solicitude servez, sera vostre remunerateur, en vous retribuant de l’œuvre charitable, dont avez usé envers nous. Ces parolles proferees, partismes de ce bon religieux : lequel nous accompagna, jusques a ce que nous feusmes hors du boys : nous promettant d’avoyr memoire de nous en ses prieres & oraisons : affin que le Dieu eternel nous octroyast felicité & prosperité en nostre voyage.

Les adventures des deux compaignons en leur peregrination.
Chapitre. IIII.

Apres noz transmigrations de l’hermitaige, nous feusmes huyt jours premier que parvenir a la cité de Sirap : en laquelle parvenuz : parce que nous estions merveilleusement fatiguez & travaillez, nous y convint sejourner troys jours, pour ung petit nous reffociller, & le quatriesme jour, sy tost que Phebus de son hault sejour se demonstra, Nous appareillasmes & nous allasmes solacier sur le rivaige, & en nous devisant prenions singuliere delectation, en speculant la tresbelle face de Juno qui estoyt toute seraine. Car yris sa Damoyselle avoyt purifié l’air : puis regardions comment la belle Nimphe Flora accompagnee de son amy zephirus, s’estoyt entremise d’estendre ses beaulx tapis decorez de belles fleurs & plantes aromaticques : qui rendoyent telle odeur, que toutes les regions en estoyent imbues. Apres commençasmes a considerer, que la marine estoyt calme & tranquille, & souffroyt Neptune naviger ses ondes salees : & pour ce deliberasmes nous mettre sur mer, soubz la conduicte & protection de la Deesse Venus, laquelle de la mer est extraicte. Et pour ce qu’elle est princesse D’amours, avoie esperance qu’elle nous seroyt favorable, en sorte que n’estimoye monstre marin, ne Bellue sy hardye, ne Pirate coursaire si entreprenant, qui se osast ingerer de nous molester. Aussy n’avoye aulcune timeur des pucelles de Proserpine : lesquelles par leurs supplications impetrerent des Dieux d’avoyr aesles, & furent muees en Seraines : affin qu’elles peussent achever leurs entreprinses, qui estoyt de retrouver leur maistresse : laquelle par Pluto avoyt esté ravie : mais encores sont elles occupees a investiguer & chercher : & depuis ont esté cause de submerger plusieurs navires, car elles sont pleines de deceptions & chantent si tresbien, que au moyen de la grande armonie & moduleuse resonnance de leurs doulces voyx, endorment les gens, puis les font perir. Toutesfoys de tous ces dangiers aulcunemens ne me soucioye. Et ayant trouvé une Nef qui pour aller en Chyppre se departoyt, nous convismes aux marinier pour le port, & puis nous mismes dedans & partasmes. Le vent fut merveilleusement prospere au commencement. Mais ne tarda gueres que par sa mobilité ne nous fut contraire. Et pour ce contre nostre vouloyr Eolus nous transmigra au Port d’une belle & spacieuse Cité, le nom de laquelle estoyt Goranflos. Et comme nous feusmes la arrivez, en jectant mon regard en circonference, apperceuz le Seigneur de ceste Region, lequel solacieusement sur le rivaige se pourmenoyt : Mais incontinent qu’il eust dressé sa veue sur Quezinstra & moy, il s’approcha de la rive, & par son humaine benignité, avec une doulce prononciation commença a s’enquerir, & nous demander de quelle region nous estions natifz, ensemble quelle estoyt l’occasion de nostre voyage. Et a l’heure Quezinstra reveremment & humblement luy respondit, luy manifestant le lieu de nostre nation. Et oultre plus luy dist que la cause motive de nostre voyage, n’estoyt que pour rassasier le juvenil appetit : lequel d’aultres choses n’estoyt desireux que de veoir & frequenter diversité de pays.

Quand le magnanime seigneur eust les parolles escoutees, Je croys que quelque vertu divine l’inspira de nous offrir d’estre acceptez & recueillis en son palays, pour nous rafreschir & prendre repos, qui fut cause de grandement nous letifier. Et lors je luy dys : tresillustre prince en nostre puissance n’est de vous rendre les graces & remerciemens convenables au grand merite, a quoy selon ma conception ne suffiroyt l’esperit Ulixien : ne l’experience Nestorienne : mais l’urbanité & clemence, dont il plaist a vostre sublimité envers nous user, ne redonde en moindre louenge envers vous que de plaisir envers nous.

Dictes ces parolles, sans dilation fusmes conduictz en la cité, laquelle estoit construicte & edifiee par grande singularité : car on y pouoit veoir erigez & eslevez haultz & magnificques edifices, qui estoit chose plaisante & delectable a regarder : en contemplant ceste belle cité, parvinsmes au Palais, lequel estoit de marbre diversifié, & faict d’ouvrages si subtilles, que l’exprimer seroit difficile. Plusieurs histoyres anticques y estoient figurees si subtillement, qu’elles esgalloient l’artifice du tailleur Pigmalion, lequel fut surprins d’amours de l’image que luy mesmes avoit fabriqué. Aussi paisçant la veue de ces artificieuses painctures, survint ung jeune jouvenceau, lequel estoit filz du duc. En son premier regard comme apperceu nous eust, se vint adresser a nous, & s’enquist de nostre estat. Et lors Quezinstra avec une discretion & modestie, feist pareille response qu’il avoit faict au seigneur.

En telles devises se passa ce jour, & tousjours depuis le filz du prince (le nom duquel estoyt zelandin) continua de s’adresser a nous en devise, & nous print en singuliere amitié, qui fut occasion que nous fismes plus longue residence que n’avions proposé de faire, & ce pendant nous occupions en diversitez d’exercices : & le plus souvent quand les muneratives heures avoyent esveillee l’amye de Titon : le filz du Duc se levoyt & appareilloyt, puis nous mandoit pour l’accompaigner aux champs, une foys avecq chiens, aultresfoys avec oyseaulx rendions peine de investiguer les lieux habondans de gibier, ou de proye, Puis quand nous estions fastidiez & lassez, retournions au chasteau. Et apres avoyr prins nostre refection, zelandin nous menoyt solacier en une spacieuse salle, ou les Dames se delectoyent a danser : lesquelles en si grande agilité & modestie cheminoyent en dansant, que c’estoyt chose singuliere a veoyr. Mais helas ce ne m’estoyt que chose triste & desplaisante, & disoye en moymesmes. O ma Dame quelle violente prison te possede ? quel lieu indigne te retient, parquoy je suis privé de ta veue ? Qui me cause si extreme anxieté & doleur que pour ouir la delectable armonie de la resonance du doulx son des instrumens, ne me puis aulcunement letifier. Mais au contraire me sont augmentations de mon ennuy. Las quand Orpheus fut aux enfers pour recouvrer la belle Euridice, si doulcement chanta, que sa doulce voix (avec la melodie de sa harpe) eust tant de pouoir, que les tristes ames oublierent leurs douloureuses peines. Mais quand celluy Orpheus avec les neuf muses en ma presence s’efforceroient de chanter delicieusement, si seroit il impossible de sçavoir le travail que je soubstiens diminuer.

En telles pensees pour ne pouvoir plus supporter l’excessive douleur interieure qui m’exagitoit & tourmentoit, je faygnoye d’avoir trouvé aulcun caduceateur, qui pour aller en mon pays se departoit. Et pour ce en simulant de vouloir escripre, avoye occasion honneste de me sequestrer. Mais Quezinstra qui bien cognoissoit que telle faincte dissimulation n’estoit par moy excogitee, sinon pour me retrouver seul, affin de me plaindre & lamenter, pour ceste cause il me suyvoit, & mettoit bonne diligence de me consoler. Mais je luy disoye, que trop me desplaisoit sy long sejour, & que si aulcunement il estoit desireux de subvenir a l’urgente necessité, qu’il convenoit sans dilation departir, pour retrouver la dame de moy tant affectueusement desiree. Et lors me feist telle response. Guenelic puis que j’ay manifeste congnoissance, que le sejour en ceste noble cité ne vous faict que contrister, je ne veulx differer la departie. Car comme par longue experience le sçavez j’ay esté tousjours soliciteux & ententif d’accomplir toutes choses, en quoy j’ay estimé vous satisfaire. Et pour vous donner manifeste demonstrance, que j’ay une irrevocable deliberation de perseverer, quand il vous plaira, je suis prest de prendre licence & congé du duc. Apres qu’il eust ce dict, avec grande hilarité de cueur luy respondiz, que mon desir estoit de promptement impetrer le congé, affin de partir le lendemain.

Querimonies d’amours, entre deux compaignons.
Chapitre. V.

Ainsi devisant & adressant nostre chemin vers le Palais, rencontrasmes zelendin, lequel avec ung doux accueil, & face joyeuse, nous recueillit. Et de la cause de sa grand joye qui estoit oultre sa coustume, il nous en voulut rendre certain. Il nous commencea a informer & amplement declarer, que le duc son pere faisoit preparer ung sumptueulx appareil, pour faire convenable reception de tous les seigneurs ses parens & alliez, ensemble des chevaliers ses subjectz : ausquelz il avoit envoyé ung tresexpert & general mandement, pour les advertir qu’ilz ne faillissent a assister en ceste cité au jour de la sollennité de la grand feste, qui dedans briefz jours sera celebree, auquel jour monsieur a deliberé de me faire chevalier. Et pour ce ce sera ung tournoy, lequel durera troys jours. Et le vaincueur de la premiere journee, aura pour pris demy douzaine de chevaulx merveilleusement beaulx & legiers, qui a courir ont tousjours gaigné le pris & rapporté la victoire. Le superieur de la seconde, aura une espee de valeur inestimable : car elle fut jadis forgee par Mulciber orfeuvre & armeurier des dieux, pour le dompteur Hercules. Le vaincueur de la tierce journee aura a choisir des pucelles qui seront congregees & assemblees, celle qui plus luy sera aggreable, excepté seulement les filles de monsieur mes sœurs. O que celluy sera heureulx, qui la victoire obtiendra : car ce luy seroit une chose digne de perpetuelle louenge. Incontinent ces parolles ouyes : j’aperceu que Quezinstra estoit profusement joyeulx de telles nouvelles, parquoy petite ou nulle fut en moy l’esperance de nostre partement : car comme je pouoys concepvoir, les parolles narrees par zelendin, avoient plus de force a le retenir, que la pierre d’aymant n’a d’attraire l’acier a soy. Et pource que j’estoye certain, que le partir ne luy causeroit moindre vexation, que a moy le demourer, je ne le vouluz importuner. Parquoy je deliberay de tolerer & soubstenir mon infortune, par le moyen de patience, autant qu’il seroit en ma faculté, pour ne contrister celluy qui tant se travailloit pour me complaire. Et pourtant avecq si anxieuse peine (qui n’en peult estre de plus extreme) je me contins sans changer ma contenance, en plus grand desir de pleurer que escouter tel propos, qui m’estoit trop long & ennuyeulx. Et a l’heure Quezinstra (qui bien le travail que je souffroye avoit comprins) ne fut reduit en moindre tristesse qu’il avoit eu de delectation. Et pour ce en extollant l’entreprinse louable du duc, avec moyens convenientz & honnestes, trouva occasion de nous sequestrer : puis me dict.

O Guenelic je sçay indubitablement que vostre cueur est fort oppressé & chargé de tristesse, pour la timeur que vous avez que je ne vous persuade de differer nostre partement, a l’occasion des nouvelles qui nous sont intervenues, ce que ne debvez aulcunement craindre : car je suis prest de partir quand il vous plaira. Combien que la departie me causera ung regret le plus acerbe & amer, que jamais pourroit en mon cueur habiter, ne latiter. Car je vous veulx bien advertir, que si j’estoye seur ne vous desplaire, je seroye totallement affecté de veoir l’assemblee des nobles chevaliers qui en ceste cité se trouveront, & encores plus aspireroye d’estre du nombre d’yceulx : affin d’ensuyvre en vertu mes predecesseurs, & de ma possibilité j’espereroye de monstrer assez bon effect, si l’occasion s’i offroit. Mais ma cruelle fortune me permettra que tant de felicité me soit concedee. Mais plus tost icelle fortune me propinera de tout son pouoir adversitez & tresameres prisons, en me rendant tousjours fugitif, sans jamais permettre ma reduction a la maison paternelle. Ces parolles proferees, il ne pardonna au continuel pleurer, & non moins dolent ne se monstroit que le filz de Thetis pour la mort de son trescher amy Patroclus. Et je voyant que pour n’estre en sa faculté d’exercer chevalerie, il estoit en telle extremité reduict, commençay a le reconforter, combien que moymesmes feusse bien necessiteux de reconfort, & luy dis :

Quezinstra ce me semble chose admirable de vous veoir en pleurs consummer vostre vie, en effaçant vostre virile & plaisante face, veu & consideré que tousjours avez esté si prudent & constant, que sçavez toutes adversitez patiemment soubstenir. Pourquoy doncques estes vous tant angustié & adoloré pour la timeur que vous est survenue de ne pouvoir estre reduict en la maison paternelle ? Ne sçavez vous qu’il advient souvent que quand on estime estre plus loing de felicité, l’on est restitué en ycelle ? Maintes Nefz ont couru par diverses mers, & dangereux gouffres marins, sans succumber en aulcun peril, qui ont esté rompues quand elles pensoient estre au port de salut, & a seureté. Aussi plusieurs qui pensent estre totallement hors d’esperance de salut, a la fin se trouvent en seureté doulce et tranquille, Et ainsi plusieurs personnes sont par grande affliction cruciez & tourmentez de plusieurs accidens & infortunes, comme vous, qui depuis vivent en tresgrand hilarité & souveraine liesse, comme j’espere que il vous adviendra. Et pour ce vous supplie par nostre vraye amytié & socialle peregrination, que reassumez, en reprenant les forces de vostre esperit, & par discretion & constance, mitiguez l’aspre douleur : & de ma part pour ne vous contrister, suis content de delayer nostre partement, pour satisfaire a vostre aspirant desir. Et imposé fin au debile parler, ainsi me respondit.

Guenelic comme vous prenez admiration en vous mesmes de mes anxietez & tristesses d’autant plus je m’esmerveille des affectueuses remonstrances, que si accommodement sçavez narrer, pour letifier aultruy : & neantmoins n’est en vostre faculté de vous liberer des perilz & angoisses ou vous estes laissé succumber : mais par lacrimes, pleurs & souspirs continuellement molestez votre triste & dolente vie. Toutesfoys selon ma conception, puis que vostre entendement n’est sy perturbé, que n’ayez certaine intelligence, pour sçavoir diserner quelle vie vous seroit plus utile, Il m’est advis que comme par fantasie estes entré en amours, par prudence vous en pourriez retirer : Desja Phebus est renouvellé depuis que ne veistes Helisenne. Vous debvez sçavoir que le soleil autant eschauffe, comme il voit selon la sentence D’avicenne philosophe merveilleusement scientificque : aussy faict amoureuse passion, laquelle se vient a eschauffer : quand on se trouve a la splendeur des yeulx de la chose aymee. Mais je me persuade de croyre, que en non ayant devant ses yeulx l’object inclinatif, facilement toutes passions se peuvent oublier. Ces parolles ouyes, en grande promptitude je luy dis.

Quezinstra soyez certain, qu’il n’est seulement difficile : mais impossible ce pouoir temperer des choses delectables, pource que les habitudes en l’ame conformees difficilement se mouvent : & croyez que le rememorer de quelques plaisirs passez, a grand pouoir de retenir les amans captifz : & les peines & travaulx qu’ilz souffrent, n’ont aultre effect que d’augmenter l’amour. Car les vrays amoureux entre les tourmens & la mort, sont parfaictz & fermes. Selon vostre ymagination l’eslongnement de l’œil, est oblivion de cueur. Mais en ce estes fort aliené de la verité : car il n’y a distance de lieux, ne cours de temps, qui la souvenance de celle, pour laquelle tant d’extremité ay soustenue, me sceust aulcunement tollir : car toutes representations qui a moy vigilant ou sommeillant se font, toutes sont de ma dame representatives, & en quelque lieu que je me trouve, en pensees, & ou gist mon entendement, aultre ne contemple que Helisenne. Et croyez que trop plus excessive ardeur me brusle & consomme en absence, que en presence. Regardez aussy sy jamais vous avez leu ne entendu que aulcunes personnes amoureuses en presence de leurs amours mourir : mais par l’absence plusieurs se sont precipitez. O que ceste amour a grand puissance, sur tous & toutes, elle obtient principaulté : & mesmes les dieux y ont esté subjectz. Nous lisons de Juppiter diverses transformations pour amour avoir faictes : aulcunesfois en forme de thoreau pour Europa, aultresfoys pour Danes en gouttes d’or, & pour Leda en forme de cigne blanc, & pour la mere du preux Hercules en la forme de Amphitrion se transforma. Le cler Phebus fut surprins de l’amour de Daphné, par le moyen de la fleche doree. Mais la belle n’en tint compte, pource que son delicieux cueur avoit esté attaint de la sagette plombee : qui la rendoit inclinee a rigoreux refus. Toutesfoys par Phebus fut si fort oppressee qu’elle ne pouoit plus resister : & pour ultime recours, commença a reclamer sa maistresse Diane, laquelle (ouye sa priere) la convertit en laurier : ce que voyant le Dieu luy donna telle dignité, que en tout temps seroit vert, & en remembrance de s’amye aorna son chef des verdoyans rameaux.

Le belliqueux dieu des batailles Mars (aussy au prejudice de Vulcan) fut amoureux de la deesse Venus, & icelle mesme deesse ayma si excessivement le beau & gracieulx Adonis, que nonobstant la divinité de Venus, elle voyant la mort d’icelluy son amy, ne pardonna au pleurer ne lachrimer. Et pour en avoir perpetuelle memoire, arrousa le sang de son amy de gracieulx pigment dont nasquit une fleur de couleur semblable a sang, laquelle fleur Adonis est nommee. Aussy la belle Aurora qui nous illustre de son irradiante lumiere, au prejudice de Procris ayma Cephalus. Trop long seroit a reciter (& difficile) l’invincible puissance d’amours, & si vous ne adjoustez foy aux exemples du ciel, vous voyez manifestement qu’en celluy hemisphere journellement son grand pouoir pullule. Il subjugue les puissans seigneurs qui sont esclarciz des tiltres, opulences & richesses de ma dame Juno. De riens ne serviroit le resister, a ceulx qui ensuyvent les estudes de la deesse Pallas, Car par inclination naturelle, nous y sommes subjectz. Et pour ce sy amour vous sembloit vituperables, vous seriés en ung merveilleux erreur : car tout ce que de chascun est commandé, celebré & honnoré sans estre digne de reprehension, ne se pourroit blasmer ne detester. Ce non obstant de ce vous doibt on assez excuser : car facilement se desprise, ce que l’on n’entend. Mais si une foys vous entendiez quelle est la beatitude d’amour, & combien delectables sont les plaisirs, pour en avoir la fruition, a quelconque peril ne pardonneriez. Mais pource qu’il ne seroit en ma faculté de vous exprimer la suavité & doulceur melliflue d’amours, sans consommer autant de temps, que feirent les Grecz au siege de ylion, en attendant de avoir la predicte sanguinolente victoire. Je veux imposer fin a ces propos car je voy Phebus tout fatigué s’en retourner.

Apres la prononciation de mes parolles Quezinstra pour briefve response me dist. Guenelic par ce que je puis comprendre, vous amans qui estes attainctz de ceste lasciveté soubz esperance de victoire, vous voulez que a vostre obstinee insolence, divinité soit attribuee (non cognoissant que vostre aymer n’est que une acerbe passion, & tous voz actes inutiles & pusillanimes) si ceste essence d’amours est digne de si grande commendation comme vous dictes, a quelle occasion n’est il de vous tousjours louer & extoller ? Mais souventesfoys le contaminez & desprisez, & selon vostre appetit est faict une heure ung dieu, puis chose vaine ainsi que l’amant se letifie, ou contriste. Et quand de son desir est satisfaict, amours comme dieu est adoré veneré & regracié croyant de luy proceder son contentement. Mais qui se trouve refusé, contristé & irrité, luy adopte toute faulte & coulpe. Et par ce je presuppose que vous amantz le plus souvent estes vous mesmes alienez. Et de ce que vous dictes que par non entendre la beatitude d’amours, je veulx denigrer sa puissance. Plus me plaict estre dict ygnorant de telle volupté (dont j’estime le plaisir petit & la delectation briefve) que pour en participer, souffrir fatigues trop longues & ameres & encores nulle bonne fin ne s’en peult esperer. Considerez le Troyen pour Helene, Achilles pour Polixene, Marc Anthoine pour Cleopatra, Leander pour Hero, & Demetrius pour lamya. Infiny est le nombre de ceulx qui pour ceste sensualité ont leurs vies terminees, pour de laquelle se preserver faut eviter ociosité : car les personnes qui de exercice sont denuez, trop plus que aultres a ceste passion sont subjectes : & a ce propos le Poete de Mantoue dit que la royne de Cartaige estant oyseuse en sa chambre en larmoyant & souspirant a sa seur Anne, de excessive amour se complaignoit.

Noz propos ne estoyent encores finis quand Apollo commença a mucer son chef : & la departie du jour nous stimula & contraignit nous retirer au Palays ou desja on avoyt achevé de soupper, & donnoit l’on principe a diversitez de jeux & solacieulz esbatemens : mais incontinent que zelendin nous eust aperceu, par ung de ses Escuyers nous feist conduire en une chambre pour prendre nostre refection, ou fertillement feusmes servis. Puis apres aulcunes devises, les yeulx vaincus de grand veiller se delibererent de prendre repos : pour restaurer la nocturne lasseté. Mais je ne peulx trouver en mon cueur tranquillité ne paix. Car subitement se presenta a moy une terrible & espouentable vision. Il me sembloyt veoyr ma Dame Helisenne dedans le lict collocquee : laquelle estoyt vehementement agitee de une langoureuse infirmité, & ressembloyt tant anxieuse, lamentable & tremblante, que je estimoye que la fille de Herebus : laquelle les naturalistes nomment l’ultime terrible, les delicatz membres de ma Dame, de mortelle froydure tinssent occupees : l’ame agitee de telle vision, en mon dormant feuz en telle extremité, que si par Quezinstra ne eusse esté esveillé, je estoye bien prest de aller visiter le Royaulme de Minos. Levé du sommeil si anxieux & triste, qu’il ne estoit possible de plus : commençay a narrer le songe a Quezinstra : lequel mist bonne diligence de me reconforter, me disant que ne me debvoys tant contrister de nouveaulx songes : car le plus souvent les visions nocturnes apportent effect contraire : & aulcunesfoys ce veoir irrité, molesté, & mal traicté : est signe de hylarité future. Le songer de lacrimer, ou de estre saisy par Atropos, est signification de prosperer en ses lucratives affaires. Et songer sasier le ventre de viandes melliflues & doulces, & estre en volupté, demonstre anxietez & tristesse de cueur, avecq langueur de corps. Mais je vous supplye de vous vouloyr desister de telle timeur, & ne adjoustez foy aux faulces ymaginations.

Telles parolles me disoit Quezinstra : mais tant plus me consoloit tant plus me attristoye, & a ceste occasion : ainsi je luy respondis, O miserable que je suis, je congnoys manifestement tel songe me est certain presaige de quelque chose sinistre : parquoy je suis totallement destitué de ma salutifere esperance. Car il n’est personne qui aulcunesfoys des choses songees, ne ayt veu ou comprins quelque verité. Hercules scientificque Astrologue, & semydieu, tousjours de ses songes fut solliciteux. Alexandre de Macedone, Cesar, Brutus, Cassius, & Hannibal de leurs extremes yssues par songes ont estez certiorez. A ce propos des songes Cicero recite en son livre de divination, que la royne Hecuba estant enceincte du beau Pasteur troyen en son repos de la secrete nuyct, luy fut advis, que de elle nayssoyt une torche allumee & toute sanglante : laquelle brulloyt & consummoyt la noble Cité de Troye. Ceste vision recite la Royne au Roy Priam, lequel fut merveilleusement perplex & doubteux : Car en ce mesmes temps Limethes son filz Bastard, lequel estoyt grand augure & tresexpert en l’art d’astronomye, predict, que de brief naystroyt ung enfant, par lequel la cité de ylion seroit exterminee. Ainsi le dict pareillement Calchas Archiprestre du temple de Apollo & grand conjecturateur, disant que la noble cité seroit redigee en cendres par feu venant de Grece : parquoy pour conclusion finalle, le Roy delibera, que incontinent que la Royne seroit delivree, de le faire absconser en tenebres mortelles : mais la mere trop piteuse, secretement le feist nourrir, dont depuis telle infelicité en advint, qu’elle fut celle cause d’extermination totalle des parentz, & de la terre, dont encores s’en deulent L’asie & L’europe. Quand je viens a considerer toutes ces choses, n’est merveille si je suis remply de travail interieur. Car par ces exemples, je n’estime songes estre choses vaines, & encores ce qui me est apparu plustost vision que songe se doit nommer, parce que je ay veu celle vraye espece, comme je la pourroye veoyr vigilant, qui est chose differente de songe, lequel se represente soubz la figure d’aultre espece sans faire demonstrance des personnes propres. A ceste occasion puis interpreter, que ce qu’il m’est apparu se verifiera. Voyez doncques si je n’ay juste cause d’estre fort angustié & adoloré. Helas je soustiens sy grand travail & angoisseuse douleur, que sans aulcun remede, en brief temps se terminera ma triste & dolente vie.

Apres que j’eux imposé fin a mon parler, l’ame indignee & reduicte aux secretes puissances vitalles, laissant le corps ainsi destitué, quasi comme mort demeuray. Et lors Quezinstra commeu de charitable pitié, ayant de moy compassion, avecq doulx confort se estudioyt de revoquer les tresdoulens & quasi errans esperitz, & me dist, Guenelic (selon ma conception) vous estes merveilleusement agité & commeu par voz continuelles tristesses, & pource n’est merveille de vous veoyr en grande tribulation, non pourtant je ne veulx nyer que quelques foys le songe ne apporte veritable signification : car a ceulx qui de viandes sont sobres & honnestes : a ceux la nature a pourveu de grande imagination & grace, & si le moment se retrouve petit & non empesché, non seulement l’ymagination reste libere : mais aussy le sens commun, tant que l’homme en dormant juge les similitudes en ycelles especes qu’elle sont, & quelque foys se trouve l’entendement en telle disposition que en dormant il dispute, & faict vers & sillogismes : mais ceulx qui ont de coustume de leur ventre bien farcyr, se la vapeur se retrouve plus remis a ceulx ne se apparoyssent que fantasmes transformees, discorrectes & inordonnees. Mais parce que je vous congnois remply d’honnestes sobrietez, je comprens voz songes contenir aulcune verité, & a ceste occasion seroye de advis que debveriez exprimer ceste vision a quelque augure ou vaticinateur, pour avoyr clere intelligence de vostre accident futur, qui vous sera chose assez facile. Car je suis bien memoratif (entre aultres devises) avoir ouy dire a Zelandin que dehors de ceste Cité se tient ung homme fort anticque, lequel est merveilleusement expert en l’art D’astronomie, Je vous le refere affin de survenir au dubitable inconvenient. Apres la prononciation de ses motz, je fuz aulcunement reconforté, esperant de avoyr certitude, de ce dont estoys en doubte.

Celle qui jadis fut occasion de la mort de Procris commençoyt a circuir & illustrer la Deesse Cibele, quand de la doulce plume, le fatigué & travaillé corps commençay a lever : puis incontinent que feusmes appareillés, nous transmigrames au domicile de L’astronomien, dont Quezinstra me avoit informé. Auquel incontinent avecq une langue delyee, & l’entendement ouvert, luy vins exprimer la vision nocturne, qui de mon anxieté estoyt cause, luy faisant humble supplication de me dire, que telle chose signifioyt. Et a l’heure par une certaine science sideralle, me dit estre advenir, que premier que deux foys en la maison du mouton Phebus seroyt retourné, verroye vive ma tresdesiree Dame. Ces parolles avecq sens & discretion proferees, me presterent une indubitable foy, & apres l’avoyr regratie & satisfaict, tant de parolles que de effect, joyeusement nous en retournasmes, & passasmes ce jour en plus grand plaisir & recreation que ne avions accoustumé. Ja commençoyt a approcher le temps de la feste solennelle : auquel jour comparurent generallement tous les princes & parens & alliez du duc : ensemble tous les chevaliers ses subjectz, en la sorte & maniere qui s’ensuyt.

Preparation a ung tournay de princes.
Chapitre. VI.

Premierement arriva en tressumptueux, tresmagnificque & tresriche arroy, Alcinans roy de Boetie, apres venoit en moult noble & pompeuse compaignie Silperis roy de Athenes, lesquelz suyvoyent Federic duc de Locres. Apres suyvoit Librius conte de Phocides, Philibert duc de Foucquerolles : puis apres le conte de la terre deserte. Aussi comparurent Aemery conte de Merlier, Mabran seigneur de Cournal, le seigneur de teuffle, Baltasar seigneur de Ousen : apres venoit innumerable compaignie de chevaliers, lesquelz pour eviter prolixité, je me deporte de nommer. En grand honneur & reverence furent receu les roys de Boetie & de Thebes, lesquelz estoyent freres germains, & celluy de Boetie estoit conjoinct par bien matrimonial avecques Phenice fille unicque au duc de Locres, & niepce au duc de Gorenflos, laquelle estoyt reluysante en beaulté singuliere. Apres la reception honnorable de roys princes & grandz seigneurs, pource qu’il estoit heure de soupper, incontinent furent les tables dressees ou assisterent les roys & aulcuns des princes, lesquelz furent sumptueusement serviz. Puis apres les tables levees, l’on donna principe aux dances ou les chevaliers & dames prindrent solacieuse delectation, jusquez a ce que Thetis commença a irradier le meillieu du celestiel hemisphere & estoilles simulees tombans par l’air, stimuloient les debiles mortelz au desiré repos, quand a la salle furent apportez espices : avecques vins non moins delicieulx, que celuy dont Juppiter est par Ganimedes servy. Apres la collation faicte chascun pour reposer en sa chambre fut conduict, & Quezinstra & moy comme les aultres nous retirasmes, non pour reposer, mais seulement pour continuer noz familieres devises. Je vouloye commencer a parler d’amours selon ma coustume : car l’amoureuse flamme avec si grand forces mon desir allumoit que toute la puissance de Neptune la minime part ne auroit peu estaindre, mais gueres mains ne souffroit Quezinstra non par chose semblable, mais pour l’extreme tristesse interieure qui le agitoit, pour ne estre en son pouoir de exercer chevalerie. Et pour ce contraincte me fut de remettre es termes de silence : car a l’occasion de sa grande doleance, le temps ne estoit a parler d’amours accommodé ne propice. Et pource que les nocturnes tenebres sont a dueil & tristesses tresaptes, ne pouvoit trouver paix ne tranquillité en son cueur, & combien que par amyables recordz misse peine de le letifier, il consomma une partie de la nuyct en formant griefves complainctes. Toutesfoys entre la tierce & quarte vigile, feurent les yeulx contrainctz de dormir.

Le matutin Lucifer sentoit desja ouvrir les portes des palais, semez de odoriferentes roses, si commençoit les gemissemens & cris des Apollins coursiers, qui toute nuyct avoyent esté repeuz en l’ocean de fragrante ambrosie, & estoient desja acommodez au refulgent curre & par ce se retiroyent en occident, tous splendides & rutilans astres, quand du lict ou la nuyct en brief somme se estoit passee me levay : Et en donnant commencement a quelques propos, nous appareillasmes : puys nous transportasmes au temple, ou incontinent apres assisterent les roys & princes pour ouyr le service divin : lequel achevé en la presence des princes fut faict Zelendin chevalier, puis quand furent tous reduictz en la spacieuse salle, ou le disner estoit preparé merveilleusement sumptueux, comme l’on peult assez ymaginer : puis apres chascun se sequestra du duc, pour eulx preparer & accoustrer, affin d’aller commencer le tournoy, & delibererent que ceulx de Boetie & de Gorenflos, tiendroient le tournoy contre les aultres. Par commune election, Federic duc de Locres, fut chef de ceulx de dedans, & le roy de Athenes fut esleu pour ceulx de dehors : comme pendant que de une part & d’aultre, chascun se appareilloit, la duchesse accompaignee de la royne de Boetie, & infiny nombre de dames, se partirent, & avec modeste alleure, se transmigrerent en son eschauffault : lequel estoit tendu de soye toute œuvree d’or, figuré de tout le cours du zodiaque, avec le mouvement du ciel stellifere, qui a veoir estoit chose admirable. Aussi estoit ung singulier plaisir, a contempler la beaulté des dames : lesquelles replendissoient tant en beaulté naturelle, comme de accoustremens d’or, de pourpre & pierreries tant de richesses Juno ne sçauroit acumuler, que l’on pouoit veoir aux atours des angeliques princesses. Ainsi comme nous estions occupez en ceste speculation, Quezinstra commença a distinguer son regard de toutes les aultres, pour contempler la specieuse formosité de la belle Phenice. Puis quand il eust bien regardee, commença a accuser le ciel d’ingratitude, que nostre pays de semblable beaulté ne avoit aorné : & en ce tournant vers moy, disoit. O Guenelic si bien avez consideré la qualité de ceste dame, bien pourrez juger que dieu & nature a la former ont mis toute leur estude. En ce lieu perdroit venus le pris de la pomme doree : car l’excellente beaulté de ceste dame, suffisamment ne se pourroit exprimer, sans invocquer l’ayde de Calliope, a laquelle je obsecre me vouloir ayder de son stile, pour vous le sçavoir bien narrer. Regardez ses cheveulx de splendissante couleur lustrez, qui de apollo la similitude represente. Considerez l’amplitude de son cler front avec le doulx sourcil dont il est aorné. Notez l’irradiante lumiere de ses yeulx vers, & plus reluysans que nulz astres : La forme de son nez traitifz, la fresche couleur & le beau tainct de sa face : La rondeur de ses joues pourpurines, la petitesse de sa bouche : avecq l’elevation de sez levres coralines, qui en soubzriant descouvrent ung tresor de perles orientalles. Regardez la blancheur delicieuse de sa gorge christaline. Voyez la forme de ses petitz tetins, qui deux pommes de roseaulx representent. Je ne puis passer oultre : car ses precieulx habillemens occupent la perfection de sa noble facture, qui par imagination seullement se peult comprendre : mais pour finale conclusion, je dis que empoury est le celeste consistoire pour ne y avoir chose sy resulgente que ceste la. Ces parolles oyes, que avec si grand affection me narroit le temps ne me sembla de silence garder, quand ainsi commençay a dire.

Quezinstra je vous supplie de sequestrer toute passion qui en cueur de jugant pourroit tomber & approcher a ceste dame l’ingenieuse fantasie & membre par membre singulierement deffendez a faire jugement, & peult estre que ne retrouverés le ciel de ses graces envers nostre region si avaricieulx comme vous dictes. Il semble par les louenges que vous faictes de ceste dame, que Dieu, le ciel & nature, de tout celeste don, nous eust privé. Et lors Quezinstra me dist, premier vous ay entendu, que voz parolles feussent proferees : mais si bien voulez considerer, content je suis vous en laisser le jugement : & gardez que l’appetit de la verité, de vostre dire ne aliene. Subitement pour ne pouvoir plus souffrir, ainsi luy dis, Certes je ne veulx nyer, que de grand beaulté ceste dame ne soit douee, quant a la formosité de la face : mais au reste elle est inferieure de aulcune que je congnoys, & pour ce je vous supplie ne vouloir tant exalter ny extoller les estranges, pour vituperer celle que congnoissons, & qui ne sont dignes de estre blasmees. Et sy ceste dame vous est tant aggreable, sans diminuer l’honneur d’aultruy la pouvez prier d’amour, & a l’heure il me respondit, Guenelic soyez certain que l’excellente beaulté de ceste dame m’a contrainct a verité proferer, sans ce que troublement de raison, par quelque desir aveuglé ayt occupé ma veue : car croyez que je suis deliberé d’estre tousjours loingtain des dars d’amours, lesquelz si indiscretement & cruellement plusieurs offensent. Incontinent qu’il eut ces parolles dictes, sans dilation en telle sorte luy respondis : puis que les louenges que vous faictes de ceste Dame, ne procedent par estre attaint de quelque amoureux desir, je vous prye vous vouloir departir de telz propos : car puis que ne voulez que amour obtienne sur vous domination & seigneurie, ne debvez persister en trop grande contemplation, qui facilement vous pourroit faire tomber en l’inconvenient de celluy, qui par contraire d’amours, fut forcé de exorer la deesse Venus, pour impetrer d’elle, que son ymaige divin vinsse, & pourtant vous veulx bien advertir, que necessairement se fault donner garde des principes. J’entens bien que gens de complexion melencolique comme vous estes, si facilement ne s’enclinent a amours comme les aultres : Car par la predominante humeur, Vostre habitude & nature vous rend aulcunement dur. Mais si une foys vous estiez prins, jamais ne vous en retireriez : car les melencolicques pour pigricité & tardiveté du terrestre humeur, premier se exposeroient a la mort, que de delaisser amour, Les coleriques y sont trop plus subjectz pour l’impetuosité du chault humeur, & si bien ilz sont plus voluntaires & soubdains, plus facilement s’en absolvent.

Exercice de chevalerie.
Chapitre. VII.

Premier que je eusse achevé mon propos, arriva le Duc avec aulcuns de ses familiers : & monta en son eschauffault, lequel estoit sy sumptueusement aorné, que tout le lieu en resplendissoit. Beau faisoit veoir ce prince en ses riches & triumphans accoustremens, lequel seant en chaire aornee de tresriches & exquises pierres precieuses, ressembloit le souverain des cieulx jugeant les fatalles dispositions au consistoire celeste. Tantost apres qu’il fut arrivé, survint le duc de Locre avec sa noble compaignie de princes & chevaliers, tous en armes. D’aultre part le roy D’athenes, avec les siens assista, & vint sur les rencz en tresbelle ordonnance : & lors commença le tournoy. Le roy D’athenes baissa sa lance, & picqua des esperons, contre lequel s’adressa le conte de Fosside : lequel rompist sa lance, & du grand coup qu’il receupt, violentement fut porté par terre. Puis apres se dressa le roy contre Philibert, auquel il donna tel coup qu’il le renversa sur la croppe de son cheval : & lors se esmeurent furieusement tant d’une part que d’aultre les chevaliers, & mesmement le duc de Locres, lequel par grande impetuosité s’adressa contre le seigneur de Teuffle, en sorte que pour la violence du coup, le chevalier & le cheval prindrent terre. Puis d’ung mesme poindre rencontra ung aultre chevalier, auquel ne prouffita escu ne aubert : mais le transperça jusques a la chair, dont de l’extreme douleur luy faillit le cueur. A l’exemple de ce duc s’esforçoit zelandin le nouveau chevalier, lequel ne se monstroit degenerant de son noble origine : car il estoit expert au martial exercice, comme si de long temps l’eut accoustumé. Et comme il aperceut le roy D’athenes lequel oppressoit si fort ceulx de dedans, il delibera de jouster contre luy, & pource que sa lance estoit rompue, il en print une a ung chevalier des siens qui encores l’avoit entiere, puis de toutes ses forces s’esvertua contre le roy, lequel impetueusement venoit, & de telle puissance se rencontrerent, qu’ilz briserent leurs lances, s’entrehurterent par telle fureur que le roy fut renversé sur la croppe de son cheval : mais si mal advint a zelandin qu’il fut porté par terre tout pasmé avec sa selle parce que les sangles rompirent. Long temps fut zelandin en telle sincopise & pasmoyson, & quand il commença a respirer, il dict.

O mon Dieu quelle angoysseuse douleur je sens, & ce disoit il pour l’acerbe douleur qu’il souffroit de son bras dextre, qui au choir s’estoit rompu. Et lors en grand promptitude il fut prins & emporté hors des rencz, ce que voyant le Duc, envoya subitement ung jeune escuyer, pour sçavoir la verité : & d’aultre part, le roy D’athene fut merveilleusement marry de l’infortune, pour la timeur qu’il avoit, qu’il n’i eust peril de mort, qui luy causa une si grande tristesse, que plus ne voulut arrester au tournay. Et pour ce institua le duc de Fouquerolles chef & conducteur de ses gens : puis se sequestra & print son chemin vers la populeuse & inclyte cité, a laquelle parvenu, ne voulut en quelque lieu sejourner, jusques a ce qu’il fut conduict en la chambre de zelandin, lequel enduroit si grande destresse, que pour refuge s’estoit colloqué au triste lict. En sa chambre assistoyent plusieurs chirurgiens, qui preparoient medecines aptes a le revalider & guarir, mais pour le present me deporteray de ce propos, pour reciter les belliqueuses proesses des nobles chevaliers, entre lesquelz faisoit de beaulx faictz d’armes le Duc de Foucquerolles : car il molestoit & abbatoit tout ce qu’il rencontroit, & ayant mis la main a l’espee frapoit a dextre & a senestre, tellement que riens n’arrestoit devant luy : & a ceste occasion ses gens excitoient l’ung l’aultre, de sorte que vigoureusement se combatoient. Le Duc de Locres s’esforsoit de resister : mais de petite valeur luy fut sa resistence, car le Duc de Fouqueroles avec l’ayde du Conte de Marlieu, & du seigneur de Housen firent tant qu’ilz ne peurent plus souffrir leurs molestations, mais pour les eviter, furent contrains d’eux rendre fugitifz : parquoy le Duc fist sonner la retraicte, & pour ce chascun se retira. Mais le duc qui estoit succumbé en grande tristesse, a cause de l’inconvenient de son filz, se enquist aux Chirurgiens qui s’en estoient prins garde : lesquelz luy certifierent que en brief temps le rendroyent en sa bonne convalescence : & a l’heure le Duc commanda a la Duchesse qu’elle le allast visiter, ce qu’elle fist seullement accompaignee de ses deux filles seurs de zelandin, lequel elles trouverent fort debile : mais sa couleur commençoyt a diminuer. Chascune des dames luy dirent plusieurs parolles de confort, luy donnant esperance de briefve guarison. Puis apres aulcune espace de temps craignant de le attedier & fascher, se partirent. Mais incontinent que elles furent absentees, par ung escuyer zelandin nous manda, pour selon sa coustume se deviser familierement avecq nous : mais Quezinstra desiroyt bien de se excuser, car il ne demandoit que se retrouver seul pour recommencer ses lamentables complainctes, Toutesfoys considerant que nulle excuse ne pourroit avoir lieu de reception : & que zelandin se pourroit contre nous irriter, au mandement nous rendismes obeyssans en nous transportant en sa chambre : a laquelle parvenus, modestement finismes lez deues & accoustumees salutations : puis luy demandasmes comment il se trouvoit, & si les Chirurgiens, par l’operation de leurs œuvres medicamentes, ne avoyent point donné refrigeration a sa douleur : a quoy il nous feist response, qu’il se trouvoit aulcunement allegé : puis incontinent entra en propos du tournoy, & nous demanda selon nostre opinion auquel des chevaliers Fortune avoit tant de felicité concedee, comme de avoir obtenu la victoire de ceste journee. En cest instant qu’il eust ces parolles proferees, je euz certaine intelligence, que mon compaignon souffroyt une merveilleuse douleur interieure : car la mutation de sa couleur le demonstroyt : il commença a se refroydir, la langue devint mute, qui estoit signification d’excessive anxieté : parquoy simulant avoyr quelque affaire, avecq le meilleur moyen qu’il peut se voulut licentier : mais zelandin qui estoit ignorant de l’occasion de sa tristesse, luy dict, Quezinstra quelle est la cause a ceste heure de telle observation de silence ? pourquoy ne me dictes vous vostre opinion de ce que je vous demande ? quelle chose de nouveau vous est intervenue qui tant vous exagite & trouble, comme vostre decoloree face le demonstre ? Si vous avés necessité de quelque chose, faictes m’en sçavant : & tant pour honnesteté que pour vostre prouffit y satisferay, & sans jurer, ainsy le pouez vous croyre. Apres ces benignes parolles je prins le propos, & dis ainsy.

Mon treshonnoré seigneur puis que vous desirés estre certain, & avoir la totalle intelligence, affin de avoir l’ample certitude dont procede la tristesse de mon bien aymé compaignon, je prendray la hardyesse de vous declarer le secret de son cueur, lequel je cognoys estre si oppressé que pour le present en sa faculté ne sçauroit le vous sçavoir exprimer : mais pource que entre nous jamais ne fut aulcune chose celee, la pure verité je vous en declaireray, comme il pourroyt faire par la prononciation de sa vive voix : & pour vous en donner certaine science, bien vous veulx advertir que l’extremité que il souffre, de magnanimité de cueur luy procede : car a ceste heure quand par vostre humaine benignité doulcement luy avés demandé selon son opinion, lequel s’estoyt mieulx porté au marcial exercice, ceste parolle en si grande vehemence luy transfixa le cueur, que non moindre douleur n’a souffert, que fist Hecuba quand elle veist l’eversion de ylion : car cela luy a faict rememorer que en son adolescence en semblables exercices il a esté instruict, comme celluy qui de antique origine est extraict de noblesse, Mais fortune aveuglee & instable, qui journellement persecute les vertueulx, l’a en telle infelicité conduict que sans sa coulpe il a esté expulsé de la maison paternelle. Et pour ce n’est de merveille se il luy est grief de estre privé de son pays, & de avoyr abandonné la societé des personnes, du sang desquelz il a esté produict & procreé en lumiere. Las il est bien difficile de telles infortunes patiemment tolerer, mesmes a ceulx qui aspirent de vivre en coustume genereuse pour exercer œuvres viriles & dignes de louenges, comme bien suis certain que Quezinstra le desire. Et parce qu’il ne espere de le pouvoir faire, la douleur luy est si vehemente, qu’il ne luy est possible de la pouvoir temperer : & pource Monsieur que je vous ay divulgué la cause de son regret (par l’intelligence que en avez) pourrez juger qu’il n’est sans occasion. Incontinent que je euz imposé fin a mon fidele parler, je apperceuz ce jeune prince estre commeu de compassion : & lors avec une urbanité traictable commença a prononcer ce que son institution naturelle & vraye gentillesse luy enseignoit, & dict ainsy : Quezinstra je suis merveilleusement marry de ce que ne ay esté adverty plus tost de vostre infortune, sans tenir ainsi voz douloureuses afflictions occultes & secretes. Car si je en eusse esté adverty, ce me eust esté occasion de premediter les moyens les plus convenables pour aulcunement vous subvenir mais encores n’est trop tard ce qu’il se peult faire : & je vous asseure que je seray solliciteuz & vigilant de vostre utilité & honneur, & par experience trouverez que les parolles ne seront de l’effect differentes. Ces melliflues & doulces parolles causerent a Quezinstra aulcun confort, qui fut occasion de luy restituer la parolle, qui par trop excessive douleur luy avoit esté fortclose : Ainsi commença a dire : certes monsieur, je ne puis mediter comment se pourra efforcer la pusillanime vertu, a rendre les graces deues & convenables comme vostre grand bonté le merite. Mais en telle sorte suis de present institué, qu’il m’est advis que si tout le cours de ma vie me travailloye, ne pourroie point satisfaire, toutesfoys tant me confie de vostre benignité accoustumee, qu’il vous plaira me supporter : & aussy considerer mon ineptitude.

Les deux compaignons sont faictz chevaliers.
Chapitre. VIII.

Apollo avecq ses ardentz chevaulx s’en retournoyt, quand apres avoyr licence impetree la compaignie de zelandin nous sequestrames : & nous parvenus au Palais, avecq aulcuns gentilz hommes prismes nostre refection : puis incontinent en nostre chambre nous retirasmes, tant pour deviser, que pource que la court estoit privee de toute recreation, a cause de l’infortune de zelandin : nous retirez en nostre secret hebergement, en devisant de diversité de propos : l’insidieux sommeil si fort nous stimula, que noz lassez membres contraignit a chercher le benefice du desiré repos : parquoy pour restaurer la nocturne lasseté, dedans le lict nous collocquasmes.

Desja Phebus se departoyt de son oriental domicile en dechassant les tenebres nocturnes, pour eslargir rutilante lumiere, quand nous commenceasmes a esveiller : puis en grande promptitude, nous appareillasmes pour nous transporter au palais : & si tost que nous y feusmes, veismes le duc, lequel seulement accompaigné de deux gentilz hommes ses plus familiers, adressoyt son chemin a la chambre de son filz, lequel il trouva en meilleure disposition qu’il n’estimoit, dont il fut reduyct en grand hilarité, Si luy commença a dire, qu’il avoit eu si grand tristesse de son infortune, que a ceste occasion la journee precedente se estoit passee, sans ce que les chevaliers se eussent oser occuper a quelque solacieux exercice. A ces parolles respondit zelandin. Monsieur tres affectueusement je vous supplie que pour mon mal (dont je espere brief guarison) ne vueillez diminuer l’amplitude & sumptuosité de voustre court : ny prohiber les delectables esbatemens des chevaliers, car ce me causeroit une tristesse, qui trop plus me seroit griefve, que l’infirmité du corps. Ces parolles dictes, ne tarda guere le duc qu’il ne se voulut absenter : mais comme je croy de quelque vertu divine inspiré, premier demanda a zelandin, lesquelz de ses gentilz hommes il desiroit le plus pour luy tenir continuelle compaignee. Bien heureux commencement sembla a zelandin pour subvenir a Quezinstra parquoy il dist : monsieur il n’y a compaignee, qui me fust plus aggreable que de ces jeunes gentilz hommes estrangiers parce que je les trouve modestes, discretz, & excedans les aultres en souveraine eloquence. Mais trop me desplaist de l’extreme tristesse de l’ung, laquelle luy procede pource qu’il n’est en son pouoir d’exercer chevalerie comme tousjours ont faict ses predecesseurs, car j’ay entendu de son compaignon qu’il est de grande noblesse extraict. A ce propos respondist le duc, certes zelandin ce m’est chose tresaggreable de veoir ces jeunes gentilz hommes converser avec vous, car je me persuade de croyre qu’ilz soient ainsi bien conditionez comme vous me recitez, combien que jamais n’eusse gueres de devises avecques eulx : mais plusieurs foys me suis delecté a considerer leur modestie & vertueuse contenance : mais je m’esmerveille quelle infortune les a a telle infelicité conduictz. Je suis memoratif que premierement quand je les interroguay de leurs regions, & de l’occasion de leur voyage, ilz me respondirent seullement, le juvenil appetit en estre cause, pour estre desireux de frequenter diversité de pays. Ha monsieur (dist zelandin) de ce ne debvez prendre admiration : car n’est la coustume des sages & discretes personnes, de si legierement descouvrir leurs secretz : lesquelz a ma notice ne feussent venus, n’eust esté sa face taincte de pasle couleur : qui de la douleur interieure m’a faict indice : & quand a mon instante priere son compaignon me le declaira, je luy promis que de mon ayde ne luy serois faillant, & pour ce monsieur je vous obsecre & prie que le vueillez faire chevalier, & en me contentant de ce mien honneste desir, ne vous sera moindre louenge, que a moy de contentement, parce que le temps le conceut & l’honnesteté le desire.

A l’heure le Duc persuadé par les instantes prieres de son filz, luy dist que non seulement seroit sa supplication exaulcee, qui estoit de faire chevalier Quezinstra : mais pour plus le letifier il avoit deliberé de faire semblable honneur a son compaignon Guenelic. A la deliberation, sans long temps differer s’ensuyvit l’effect : car en la presence de son filz & aulcuns de ses gentilz hommes de la main du duc receusmes l’ordre de chevalerie, qui fust a Quezinstra chose plus aggreable, que ne fut a Philippe Macedonien le jugement de cest enfant : lequel pour les aultes entreprinses par luy accomplies, fust grand appellé : jamais aussi ne fut si tresplaisante, a Antiochus la victoire de Demetrius. Incontinent apres ces choses faictes, le duc se departoit de son filz affin d’assister au temple, pour ouyr le service divin : lequel achevé, s’en retourna en une spacieuse salle ou les tables estoient dressees, & couvertes de delicates viande, ausquelles auroient donné lieu celles du grand Luculus Romain. Finit le grand & sumptueux service, les nobles princes & chevaliers de la compaignee du duc s’absenterent pour commencer a eulx preparer : & nous retirez en nostre chambre, Quezinstra commença a joyeusement se deviser, & me disoit : Guenelic si bien sçaviez la grande hilarité par moy conceue, pource que nous sommes du nombre des chevaliers, je suis seur que ce vous seroit cause de letification, combien que certain soye que de vostre part seulement aspirez vers voustre dame Helisenne, & ne desirez aulcunement de estre constitué en l’honneur, lequel sans vostre requeste vous a esté imparty : toutesfoys la chose vous doibt estre acceptable, & en debvez rendre plus de graces & remerciemens, que si par supplication le eussiez obtenu : car merveilleusement se doibt estimer le don qui procede de la priere. Mais peult estre que les solicitudes trop puerilles, dont vostre pensee est occupee vous privent des bonnes considerations : & si ainsi estoit vous ne pourriez bien discerner la lumiere des tenebres, qui seroit occasion que prefereriez la misere a la gloire : car cest amour sensuel aulcunesfoys rend l’homme pusillanime, Parquoy a bonne raison est fabulé par le prince des poetes, Homere, que le Phrygien estant en bataille contre le Grec, evita le peril mortel, par le moyen de la deesse Venus, laquelle toute circondee & environnee, d’une nuee aureine, tira invisiblement son serviteur, & le colloqua en son resplendissant & odoriferent domicille. Mais vous debvez entendre que cela n’a aultre signification, que la pusillanimité de Paris, lequel au paravant qu’il se adonnast a ceste effrenee lascivité, estoit esgal en force & en vertu a son frere Hector, le plus belliqueux chevalier du monde.

O combien se debvroit contempner & despriser ce pasteur Troyen : de estre ainsi devenu si treseffeminé & remply d’ineptitude ? cela doibt estre exemple a tous gentilz hommes modernes : & bien vous ay voulu rememorer, affin que l’amour que portez a Helisenne ne vous adnichille, mais au contraire vous fault estre vray imitateur de vertu, affin que voz vertueuses operations viennent a la notice de vostre dame : laquelle vous en tiendra en plus grand estime, comme faisoit la royne Genefvre Lancelot du Lac : auquel amour causa bien aultre efficace que ne feist a cest infelice Troyen, car il accomplist plusieurs belliqueuses entreprinses, pour estre de sa dame loué & exalté : l’exemple d’icelluy vous debvez ensuyvre. Bien suis certain que du principe vous trouverez l’art militaire ung petit estrange, parce que ne y avez esté instruict, mais totalement vous estes occupé en l’œuvre litteraire : toutesfoys en contemplant ceulx que vous cognoistrés plus aptes a tel exercice : vous y fauldra regir & gouverner, & commencer par bon & vertueulx courage : car qui temerairement commence, miserablement finit. Ainsi comme Quezinstra fidellement me amonestoit, je luy respondis si a personne oncques fuz, ou suis pour estre obligé & redebvable, je le suis a vous tresgrandement, pource que continuellement me admonnestez de ce en quoy vous congnoissez que mon honneur & utilité conservent, dont meritez de estre grandement loué, pource que ne est moindre vertu l’enseigner que l’apprendre. Mais ce qui plus me contriste, sy est de ce que je vous voys si timide & craintif, que pusillanimité & tendreté ne occupe lieu en mon cueur : & ce vous procede a cause que je suis soubz la conduicte, & en la puissance du dieu d’amours dont vouz ne faictes aulcune estime, comme de chose inepte & puerile. Mais je formide & crains que au temps futur ne vous en repentez, & contristez de la petite estime que presentement en faictes. N’avés vous timeur de succumber en l’inconvenient du cler Phebus, duquel me souvient vous avoir aultresfoys parlé, mais pource que ne vous avoye narré la cause dont l’amour luy procedoyt, presentement je le vous veulx exprimer, qui fut pource que icelluy Phebus par trop se glorifioit de avoir obtenu la victoire du grand Piton : & pourtant contempnoit & desprisoit le dieu d’amours, luy disant que a luy ne appartenoit de porter l’arc ne les fleches en sa presence : mais les luy debvoit concinner comme a celluy qui estoit merveilleusement fort, parquoy disoit a Cupido que comme son inferieur se debvoit humilier devant sa sublimité. De ces superbes & audacieuses parolles, fut cupido fort indigné, & luy dict que de brief luy feroit sentir de ses fleches la force & vertu, ce que il feist : car sans dilation print son vol vers le mont Pernasus : auquel parvenu, sans differer ne craindre de offenser la divinité, de l’une de ses fleches transfixa le cueur de Phebus, dont la vulneration demeura quasi incurable. Ceste exemple doibt estre suffisante pour vous garder de plus vituperer ceste sublimité, a laquelle ne debvez ascripre ny adapter le deffault de Paris, qui comme je croys a ceste cause ne luy procedoit : car selon ma conception amour fait l’homme prudent en tous cas survenans, facond, magnanime, asseuré, hilaire, discret & liberal, parquoy en sa puissance totallement je me confie. Comme je proferoye telles parolles, Quezinstra se print a me regarder, & en soubzriant me dist. Accompaigné ne estes tousjours de toutes ces qualitez : car souventesfoys quand pour ceste sensualité estes si douloureux, anxieux, & triste, vous ne estes sy prudent, discret, & constant que de present vous vous demonstrez. Ainsy devisant, sortismes de nostre chambre, & incontinent que feusmes en la rue, nous veismes innumerable compaignee de chevaliers qui adressoyent leur chemin vers le lieu designé, pour les joustes, ou le duc & la Duchesse desja assistoyent : & ce pendant que nous delections a les contempler, En jectant mon regard en circonference apperceuz ung escuyer : lequel apres nous avoir salués, nous dict qu’il avoit charge de zelandin de nous preparer armes & chevaulz : parquoy quand il nous plairoit nous les feroit amener, a quoy nous feismes telle responce. Mon amy trop plus que ne pourrions estimer somme obligez a monsieur vostre maistre, pour les benefices que nous recepvons de luy : dont vous supplions que de par nous treshumblement le remerciez, & puis apres le plus diligemment qu’il vous sera possible : faictes amener des chevaulx, pour ce que nous sommes timides que n’estions trop tard venir au tournoy, aulquel comme je croy, l’on a donné commencement. Tout subit quand eusmes dict telles parolles, l’escuyer se sequestra de nous, & sans gueres de dilation, nous envoya deux chevaulx tous blancz : lesquelx estoient merveilleusement beaulx & puissans, avec armes pareillement blanches. Sans gueres tarder, nous appareillames : & en prenant nostre chemin vers le tournoy ainsi commençay a dire en m’adressant a la deesse Venus.

Faictz d’armes de jeune chevalier.
Chapitre. IX.

O Deesse tresillustre, de laquelle la planete est l’une des plus refulgente qui soit entre les estoilles non fixes au firmament, laquelle est nommee Venus, pource qu’elle vient a toutes choses : aulcunesfoys aussy est appellee Hesperus, vesperus, ou Lucifer, c’est a dire portant lumiere.

O estoille marine & sidere journal precedant le soleil matutin : laquelle comme je croy a esclairé a ma nativité, en propinant a ma conception, ou fluence amoureuse, & complexion totallement venerienne.

O saincte deesse dont je invocque le nom, vueilles moy estre favorable, en exorant pour moy celluy, lequel pour acquerir ta benivolence, tempera ses fiers & durs regards, ce fut le Dieu des batailles Mars : auquel en faveur de toy j’ay parfaicte confidence & esperance totalle, que mon humble requeste sera exaulcee. Ces parolles prononcees, plus ne doubtay la verité de l’instable fortune : & nous parvenuz au tournoy, lequel estoit ja commencé, nous arrestames ung petit, pour contempler le duc de Fouquerolles, lequel excedoit les aultres en magnanimité de cueur : en sorte que riens ne arrestoit devant luy : il abbatoit chevaliers & chevaulx par telle fureur & impetuosité qu’il passa le tournoy en repulsant ses adversaires jusques aux barrieres : combien que le duc de Locres feist son debvoir de les soubstenir : & a l’heure Quezinstra picqua son cheval des esperons & rencontra le seigneur de Teuffle venant a luy, auquel il donna tel coup qu’il abbatit par terre luy & son cheval, & sans briser sa lance d’une mesme course furieusement attaignit ung aultre chevalier lequel il blessa merveilleusement, puis se mesla au plus fort de la presse, faisant merveilles d’armes, & moy qui de pres le suyvoie, feuz tant favorisé de l’amy de la deesse, que si humblement je avoye exoree, que je n’estoye digne de estre blasmé, quoy voyant ceulx de dedans, reprindrent leurs forces tellement que ceulx de dehors ne faisoient plus que souffrir : dont le duc de Fouquerolles fut fort irrité, & pour ce reprint nouvelle lance pour venir a Quezinstra : lequel en print une aussy, & s’entredonnerent des coups que Quezinstra sur tous estourdy, & quasi prest a tomber, mais le cheval du noble Duc qui toute la journee avoit porté la charge de l’estour ne peult supporter la violence du coup, & pour ce le Duc ensemble son cheval furent abbatus, & long temps demeura sur l’herbe verte : & quand il eust pouoir en grand promptitude se leva, & se retira hors des rencz oultrageusement irrité, comme est le vray naturel & coustume des nobles hommes, quand ilz se voyent suppeditez en efficace de vertu, luy estant si fort courroucé, qu’il n’estoit possible de plus. Le conte de Merlu survint & luy fist present d’ung puissant cheval, dont il avoit abbatu le maistre : adonc le Duc se commença a letifier esperant user de vindication, & pour ce s’adressa a Quezinstra, en proferant telz motz. Chevalier preparés vous a la jouste, car ce me tourneroit en trop grande anxieté, si vous aviés l’honneur de ceste journee sans bien le meriter. A l’heure Quezinstra ne voulut user de reffus : mais plus eschauffé que ung Lyon de Lybie : de toutes ses forces s’esvertua, tellement que de rechef le Duc fut porté par terre, des esclas des lances qui se briserent, & tressallirent jusques aux eschauffaulx, faisant tel bruyt qu’il sembloit que quelque puissante navire agitee du violent & horrible Boreas, fut collisee contre quelque marins scopule ou rocher. Lors dirent les dames.

O Dieu eternel, quel chevalier est celluy qui a jetté par terre le Duc de Foucquerolles : lequel au paravant rendoit tous les aultres fugitifz ? mais a present il a trouvé son superieur : Aynsi disoient les dames de Quezinstra lequel avoit tellement blessé le Duc, que pour l’extreme destresse de sa douleur, ne pouoit parler, ne rendre voix. Mais quand la parolle luy fut restituee, il dist.

O sublime Dieu, quel vigoureux chevalier, quelle furieuse lance j’ay a ceste heure rencontré ? Et lors on luy demanda s’il vouloit remonter : mais il fist responce que le plus diligemment qu’il seroit possible. C’estoit chose tresurgente : que on le porta hors de renc, car il sentoit bien qu’il ne seroit en sa faculté de se pouoir soubstenir. A ces parolles, par aulcun de ses gens fut incontinent transmigré : mais pour le present me deporteray de parler de luy, pour vous narrer les incredibles prouesses de Quezinstra : lequel apres avoir mys la main a l’espee, feist tant de chevalerie, qu’il me seroit difficile de le reciter : car il molestoit si oultrageusement ceulx de dehors, que celluy se pouvoit nommer felice qui evitoit la fureur de ses enormes coups. Le conte de Merlieu, faisoit son debvoir de resister, mais ce ne luy servit de riens car finablement ilz demourerent vaincus. Alors fist le Duc sonner la retraicte, & a tant cessa le tournoy, & tant d’une part que d’aultre chascun s’en alla desarmer.

Quand les Roys & princes furent reduictz au Palays : ilz commencerent a tenir propos de l’inestimable & indicible proesse du nouveau chevalier : & disoyent tous en general, que mieulx ressembloyt son vertueulx prince que simple chevalier : puis que nul ne trouvoyt es œuvres belliqueuses a luy equiparable, & que il estoyt digne que grand honneur luy fut exhibé. Voyant le Duc que chascun extolloit Quezinstra, il appella ung de ses Chevaliers, & luy donna charge de se transmigrer par devers nous, pour nous dire que il ne y eust faulte, des l’heure presente assister au Palays : & incontinent ces parolles ouyes, nous transportames, & ne feusmes en moindre benevolence acceptez, que fust Cicero du peuple Romain, quand de son exil il fist retour. Tost apres furent les tables dressees, ou l’on fut si opulentement servy, qu’il n’est a croyre, que aux nopces de Peleus & de Thetis (esquelles les celestielles Deesses eurent la contentieuse question de leurs divines formositez) eust gueres plus delicates viandes : avecq vins si excellens, que ilz esgaloyent les nectariennes liqueurs. Apres que le sumptueulx service fut achevé, commença la presente armonye du doulx son des instrumens, qui en si meduleuse resonnance armonisoient, que si la eussent estés Orpheus, Amphion, Thamira, & Dardanus, de tristesse se fussent cruciez, pour ne sçavoir en leurs musicques icelles approcher : ce pendant que les chevaliers & Dames se delectoyent a danser : les Roys & princes se devisoient du duc de Foucquerolles, lequel gisoit en sa chambre griefvement blessé : parquoy les princes me disoient, lequel d’entre eulx seroit esleu chef de ceulx de dehors, pour la subsequente journee : puis a la fin consulterent & delibererent, que se seroit le Roy D’athenes, lequel ne vouloit accepter la charge : pour ce que la premiere journee luy avoit esté si infelice, comme d’avoir blessé zelandin. Toutesfois il fut tellement stimulé qu’il ne peut plus user de reffus. Apres ceste deliberation faicte fut apportee une riche & superabondante collation de plusieurs confitures & vins delicieulx : puis apres chascun pour reposer, en sa chambre se retira. Mais Quezinstra & moy allasmes premier visiter zelandin, lequel nous feist ung doulx & begnin recueil : & entres aultres devises nous dist que merveilleusement estoit joyeulx que nostre commencement a l’art militaire nous estoit tant honnorable, comme on luy avoit faict ample recit : a quoy Quezinstra fist telle response : Monsieur si nous avions faict œuvre qui fut digne de louenge, a vous en debvroit estre l’honneur attribué : car sans vostre faveur ne fussions parvenuz a recepvoir l’ordre de chevalerie : parquoy vous referons toutes les sempiternelles graces, que a nostre petit present estat est possible, & non telles que a la vostre dignité conviennent. En disant ces parolles, a cause de l’heure tardive, prismes de luy humble congé, & quand nous fusmes en nostre secrette chambre retirez, Quezinstra se commença a deviser, & a remercier la vertu divine : laquelle ceste journee, nous avoit tant favorisé : a ces parolles je feiz briefve response : a l’occasion que par la vehemence d’amours estoye fort angustié, & par grand desir attendoye la fin de ceste feste : a ce que peusse peregriner pour retrouver ma desiree Helisenne. Mon compaignon me voyant ainsi, imposa silence a son parler, doubtant de me attedier : mais quelque temps apres que feusmes couchez, les nocturnes tenebres, le silence, les vapeurs de l’estomach avecq l’inaccoustumee lasseté, tellement mes sentismens lierent, que tout endormy demeuray.

L’oriental palais de Titon se commençoit desja a ouvrir pour illustrer tout l’universel, quand nous commenceasmes a appareiller : & en donnant principe au Matutinal parler, nous transportasmes en la chambre de Zelandin. Et apres luy avoir donné le bon jour, commença a nous arraisonner & parler de diversité de propos : & ce pendant survint ung chevalier, lequel treshonnestement nous salua : puis nous dict, chevaliers pour vous faire sçavantz de l’occasion de ma venue, debvez entendre que par le commandement du duc de Fouquerolles, me suis transmigré vers vous, pour vous prier de par luy, de vouloir assister en sa chambre, a ce que familierement vous puisse accointer : car vostre chevaleureuse magnanimité luy a causé si affectueulx desir de vous cognoistre, que depuis la journee precedente, n’a cessé de s’enquerir de vous, jusques a ce que par le Duc (lequel l’estoyt venu visiter) il en a eu certaine science, Et lors Quezinstra respondit, chevalier je vous certifie que merveilleusement nous tenons obligés au magnanime prince : puis que par son humaine benignité, desire l’accoinctance de si paoure chevalier, & qui ne sommes riens au respect de son altitude : & pour ce n’est raison que tant se humilie vers nous comme de nous prier : mais peult user sur nous de totalle prerogative & autorité, comme de ceulx qui nous voulons nommer ses perpetuelz mancipes, & pourra de nous disposer a son bon plaisir. En disant ces parolles, prismes nostre chemin vers le domicile du prince, & n’arrestames jusques a ce que en sa chambre feusmes conduictz, ou le trouvasmes tresmal disposé : toutesfoys avec grande hylarité de luy feusmes acceptez & receuz : & depuis les salutations & receptions faictes, non moins prudentement que doulcement nous interrogua de nostre estat : a quoy subtilement & ingenieusement respondismes, sans luy manifester l’occasion de noz voyages : & a l’heure par la subtilité de son esperit il eust certaine evidence que nous voulions tenir noz affaires occultes & secretes, & pour ce imposa fin a ce propos, & commença a dire. Nobles chevaliers quelz que vous soyez, de sempiternelles louenges estes dignes, a l’occasion des incredibles faictz D’armes, que en la journee d’hier feurent par vous accomplis, & pour la modeste honnesteté, que je vois resider en voz personnes, merveilleusement me letifie de vostre honneur & utilité, & bien desireroie que fortune vous feust autant favorable ceste journee que la precedente : n’estoit une chose que vous veulx celer, c’est pource que si par vous est obtenue la victoire, vous pourriés choisir celle des damoiselles qu’il vous plaira : & a ceste occasion suis agité d’une timeur excessive craignant que par vous je ne soye frustré d’une damoyselle fille au Conte de Merlieu, laquelle j’ayme si effusement & cordialement : que si je estoye possesseur d’autant de tresors que fut jamais Midas, mieulx aymeroye en estre destitué, que de faillir a mon esperee premiation. Dictes ces parolles, Quezinstra ainsi luy dict.

Monsieur toute beatitude ou honneur que l’homme reçoit en cest inferieur monde, il le doibt attribuer au souverain des cieulx, sans vouloir user de ingratitude, en ne estimant icelluy honneur luy proceder par son propre merite : & pour ce considerant la felicité, que il pleust a la supernelle bonté nous donner aide en cueur & en parolle, humblement le remercie, sans ce que aulcune louenge que l’on pourroit de moy proferer, me face succumber au laberinthe de presumption, ce que de tout mon pouoir veulx eviter : & quant a ce dont vous estes si timide, je ne y voy occasion : car peult estre, que l’eslargiteur de tous biens, a disposé de aultre que de moy de la victoire de ceste journee gratifier. Mais encores si ainsi estoit que tant de felicité me fust concedee, que je peusse retourner vaincqueur, bien je vous asseure que de vostre amye ne seriez spolié : mais au contraire vous en vouldroye faire vray possesseur, ce que bien seroit en ma puissance : car je ay entendu que le vaincqueur en pourra disposer ou en faire present a prince ou chevalier, tel qu’il luy plaira. Incontinent que Quezinstra eut achevé son propos : en face joyeuse le duc telle parolle luy dist.

O noble chevalier, soyez certain que la promesse que m’avez faicte m’est plus aggreable, que ne seroit la conqueste de toute la terre de Asie : car j’estime tant de vostre vertu : que je croys indubitablement, que retournerez victorieulx : & a l’heure si vous desirez chose qui soit en ma puissance & faculté : pas ne debveriez differer de me le declarer : car vous ne trouverez reffus a chose que puissiez requerir, & en faveur de vous ne veulx moins offrir a vostre compaignon.

Fin du tournoy, & victoire pour le jeune chevalier.
Chapitre. X.

A ces motz, ne faillismes de treshumblement le remercier : & ce pendant se preparoit le disner ou nous feusmes richement servis : puis apres la refection prinse, impetrasmes licence du duc, & nous retirasmes en nostre chambre : puis incontinent commenceasmes a nous preparer : puis en grande diligence nous trouvasmes au tournoy, & depuis nostre venue, gueres ne tarderent a venir les combatans d’une part & d’aultre : entre lesquelz le roy de Athenes chef de ceulx de dehors, commença le premier, & rencontra le conte de Fosside avecq telle impetuosité qu’il le porta par terre : puis apres attaignit ung aultre chevalier, auquel il donna tel coup, qu’il le renversa luy & son cheval, ce que voyant le Duc de Locres, s’esmeut furieusement contre luy : non pourtant si la lance du Roy ne se feust brisee, le Duc eust prins terre comme les aultres : & lors mist le Roy la main a l’espee & feist tant d’armes, que le narrer seroit difficile : & d’aultre part, Quezinstra se mist au renc faisant tant de prouesses, que tous en general en prenoyent admiration : car de telle sorte se esvertuoit, que ceulx qui le veoient venir vers eulx, se pouvoient desja juger par terre. Le duc de Locres voyant telles merveilles, estoit profusement joyeulx, & luy aydoit de tout son pouvoir : & molestoient tellement ceulx de dehors, que s’ilz n’eussent esté soustenuz par le Roy de Athene, & le seigneur de houssen, nullement ne les eussent sceu souffrir : mais ces deux faisoient grand resistence : & mesmes le seigneur de Houssen s’adressa a moy & nous donnasmes si enormes coups que ne peusmes supporter si extreme violence sans nous entreporter par terre : mais sans gueres tarder fusmes remontés, & voulions recommencer la jouste, quand Quezinstra (lequel alloit par les rencz, abbatant chevaliers & chevaulx) survint entre nous, & par ce feusmes separez. Le roy de Athene estoit merveilleusement irrité de ce qu’il veoit ainsi oultraiger ses gens, & a ceste occasion reprint nouvelle lance : & s’en vint impetueusement contre Quezinstra : lequel s’estoit preparé pour le recepvoir. Qui vouldroit rediger par escript la vertu & magnanimité de deux champions, seroit chose tresurgente, de exorer non seullement Calliope : mais toutes les neuf muses, a ce qu’elles prestassent stile convenable, pour exhiber leur inestimable valeur, laquelle par bouche humaine ne se pourroit exprimer : car ilz se esmeurent par telle impetuosité, qu’ilz faisoient trembler non seullement la terre : mais de leur fureur pallissoit Apollo, & a leur rencontre feirent si horrible bruyct : que il sembloit que Olympus & Oeta feussent ensemble froissez : le Roy adressa son coup au millieu de l’escu : lequel ne peut guarentir le haulbert qu’il ne perceast Quezinstra jusques a la chair vive : & d’aultre part Quezinstra attaignit le Roy au millieu de la poitrine, & luy feist une petite playe : les lances rompues, meirent les mains es espees en frappant si furieusement, que l’on ne eust peu juger qu’ilz eussent legierement fendues les plus haultes montaignes que la gelide Scythie soubstienne, tellement que par leur invincible courage, chascun de eulx donna & receupt tant de coups, que leurs escus estoient detrenchez, & leurs harnoys percés en plusieurs lieulx : & feurent long temps si esgaulx, que l’on ne pouvoit juger lequel seroit superieur, mais finablement le Roy ne pouvoit plus souffrir.

Toutesfoys craignant la honte d’estre dompté, fut par luy une subtille invention excogitee, car comme ilz commencerent a eulx retirer pour reprendre leurs allaines : lors le Roy telle parolle prononça, noble Chevalier puis que nous sommes si esgaulx en force, que impossible seroit de achever nostre entreprinse, sans nous entretuer, qui seroit une perte irrecuperable : je vous prie que nous facions desarmer pour experimenter nostre force a la lutte, qui sera chose plus delectable aux dames, que de nous veoir ainsi lacerer. Cez parolles disoit il, pource que en cest art estoit merveilleusement expert : & lors combien que Quezinstra eut certaine evidence que le Roy estoit pres d’estre matté, il se monstra sy gracieux que doulcement s’y consentit : & a l’heure firent place les chevaliers tant d’une part que d’aultre, & se arresterent pour les contempler.

Droictement devant l’eschauffault des dames, commencerent a se entrelasser de mains, de bras, de jambes, en mettant toutes leurs forces : le Roy trouvant Quezinstra merveilleusement fort, & de grande resistence : sy labouroit le Roy entour de luy, comme font ceulx qui assiegent une tour & affutent leurs engins de toutes partz pour l’abbatre, puis livrent l’assault : puis d’une part, & puis d’une aultre, selon que ilz ymaginent y avoir plus d’avantaige : toutesfoys nonobstant l’ingeniosité du Roy, il ne pouoit rien entreprendre sur Quezinstra : il se efforçoyent tellement que l’on ne eust peu juger Hercules & Antheus ensemble batailler. Toutesfoys apres longue espace de temps il se distinguerent pour ung petit reprendre leurs allaines, puis apres se remirent en besongne mettant en avant tous les tours & industries de lutter : de quoy ilz se sceurent adviser. Le Roy voyant que il ne pouvoit avoir advantaige sur Quezinstra, estoit merveilleusement marry : car jamais ne avoit trouvé homme qui contre luy peust si longuement durer : parquoy de toutes ses forces se esvertua si tresingenieusement, que il fist chanceller Quezinstra, & fut prochain de tomber : mais par force & legereté evita la cheutte : puis se rasseura ferme sur piedz, & a l’heure par grand yre meslee de impetuosité, commença a importuner & fort oppresser le Roy : & en le tirant a luy il recula le laissant aller si rudement, que violentement luy feit baiser la terre, & parce qu’il estoit grand & puissant, au tomber il sembla donner tel coup, que pourroit faire ung grand arbre, qui par le soufflement impetueux des ventz, ou d’ung grand orage est abbatu. Grandement furent esmerveillez tous les assistentz de la chutte du roy, considerant qu’en tel exercice il estoit tant experimenté, que jusques a l’heure, il n’avoit trouvé son pareil ny semblable. Le roy qui de l’enorme coup estoit tout deffroicé, en sorte qu’il n’estoit en sa faculté de se pouoir relever, ce que voyant ses gens, le vouloient prendre pour le penser emporter. Mais pour l’extreme douleur qu’il sentoit, commença a se escrier en disant, ne me touchez, car vous augmenterez mon mal. Et puis commença a pronuncer telz motz.

O dieu eternel quel chevalier est celluy que j’ay rencontré : je me persuade de croyre que ce soit le dieu Mars en semblance humaine descendu des Olimpicques manoirs en ceste region terrestre & inferieure. Ce pendant qu’il disoit telz motz, fut sonnee la retraicte, & fut admenee une riche & sumptueuse lytiere pour le roy. Et ainsy chascun se retraict : & nous parvenuz en nostre chambre, & que feusmes desarmez : ne tarda guerres que le duc de Fouquerolles ne nous envoyast querir. Mais Quezinstra s’excusa disant qu’il estoit survenu ung messagier de nostre pays pour nous communicquer quelque affaire de grand importance. Et pour ce nous estoit chose urgente de demeurer : mais que la journee sequente n’y auroit faulte, de l’aller visiter. A ces motz se absenta le messagier : & lors Quezinstra qui sentoit quelque douleur de sa vulneration, le feist sçavoir a zelandin, lequel luy envoya le plus sçavant & expert de ses chirurgiens : qui luy administra quelques oignemens bons & aptes a luy diminuer sa douleur, & luy deist, que dedans huict jours seroit totalement guary. Apres qu’il fut party, & que nous retrouvasmes seulz : Quezinstra, qui moins de hylarité n’avoit, que si en L’olympie bataillant eust la victoire rapportee, ainsy commença a dire.

Guenelic bien sommes tenuz de rendre grace avec louenge sempiternelle au souverain recteur du ciel, la vertu duquel tout l’universel informe, & en son saint temple les armes victorieuses debvons offrir : puis que de si noble assemblee le triumphe rapportons, plus ne debvons craindre fortune : laquelle tant plus nous a esté adverse tant plus nous clarifira, si nous perseverons en vertu, car de tousjours prosperer ne fut jamais esperit humain recommandé : car en prosperité ne se pourroit sy bien demonstrer la vertu de l’homme. Alexandre Macedonien sans comparaison eust esté collaudé, si quelque foys, eust eu quelque fortune contraire : laquelle fortune ne nous a esté adverse, comme plainement puis conjecturer pour nous consumer, mais pour nous perpetuer en l’habit de la vraye vertu, affin de nous exalter en triumphante renommee & nous ascripre a l’immortalité. Atropos ne sçauroit empescher que perpetuellement ne dure le noble Scipion, le chevaleureux Camille, le victorieux Cesar, le triumphateur Auguste : desquelz les noms sont encores florissans, qui doibt causer grand efficace & esmotions aux nobles cueurs, croyant que le vray dispensateur du ciel, n’a pas voulu aorner les premiers anges de gens si belliqueux, qu’il ne vueille la posterieure de semblable vertu honnorer. L’on dict le principe de toutes choses estre la plus grand partie. Puis doncques que nostre commencement a l’art militaire nous est tant felice : il ne reste plus que de persister sans nous reduyre en ociosité : car a homme ocieux nulle premiation de vertu ne luy fut jamais deniee. Et a ceste occasion, Juno manda du ciel yris au puissant Agamenon pour luy dire que tout homme de entreprinse, ociosité doibt eviter. Aussy debvons rememorer la fortune de Hannibal : lequel jadis par les anticques en prose & en metre fut honnoré pour les victoires obtenues en Ausonye, mais depuis que il se laissa amuser par le sage Fabius : & ses gens endormis ez delices Capuanes, oncques ne eust prosperité. Toutes ces choses vous ay voulu narrer : pource que me veulx garder de tousjours recorder vostre honneur & utilité : car autant affectueusement le desire comme le mien.

Combien que ses parolles feussent tant accommodement narrees que elles excedoyent la virgilienne prononciation n’avoient tant de vigueur que en aulcune partie de ma volunté de esmouvoir me peussent. Toutesfoys benignement luy respondis : si possible me estoit de accommoder ma volunté a la vostre, sans souffrir peine plus acerbe que une violente mort, de ce faire je me efforceroye : car tant ay de affection envers vous, pour vostre vertu de bonne doctrine : que difficile me seroit vous le exprimer : & aussy il n’est necessaire en grand affluence de parolles aornees, & adulatoyres, le temps consummer : car depuis le temps que nous associasmes, evidentement l’avez peu cognoistres. Mais de ce que me persuadez d’ensuivre le martial exercice, a quoy vostre cueur est totallement adonné, Je vous asseure que tel vouloir je loue & magnifie : mais assés me desplaist qu’il vous semble ne sçavoir trouver lieu plus commode que ceste cité, pour telles choses exercer : & pour ce vous est bien le demeurer autant delectable, qu’il est a moy triste & ennuyeulx : & cela est la cause pourquoy ne puis ma volenté a la vostre conformer : Car je desire de investiguer & chercher plusieurs lieux pour retrouver Helisenne, en quoy faisant ne fauldrons trouver diverses adventures, & ne nous accompaignera ociosité, que tant vous detestez. Et pourtant vous supplye, vous vouloyr desister de toutes anxietez, qui pour l’apprehension de la partie vous pourroit grever & molester.

Dictes ces parolles, es termes de silence me remys. Et lors Quezinstra eust certaine intelligence, que la timeur que je avoye de sejourner, me causoyt une extreme tristesse, Et pour ce a mon angoysseuse douleur non moins doulcement que prudentement confera medicine, me disant que les parolles par luy proferees : ne estoyent pour me desmouvoyr de mon affectee entreprinse : Mais seullement par maniere de fraternelle exhortation, & me promist, que quand il me plairoyt, se prepareroyt a la departie. Ce pendant que nous tenions telz propos, les Roys & princes estans au palays, se delectoyent a parler de Quezinstra : & disoyent tous generallement, que c’estoyt la fleur de chevalerie, & entre les aultres le Roy de Boetye disoit au Duc, que il estimoyt, que nous estions extraictz de tresnoble lieu : Car assez le demonstroyt nostre bonne condition & coustume, magnanimité & gentillesse : par lesquelles vertus l’on pouvoyt conjecturer, que au temps futur pourrions a grand honneur parvenir. A quoy respondit le Duc : certes mon opinion n’est dissemblable de la vostre, & suis joyeulx qu’ilz se sont adressez a ma court. Mais je me contriste, de ce que le Roy vostre frere ne peult assister a ce palais, pour l’acerbe douleur que l’on m’a dict qu’il souffre, a l’occasion de sa cheutte. Aussi ne s’i peult trouver le duc de Foucquerolles, car il n’est encores en sa valitude & santé, dont je suis marry : Car bien desireroye qu’ilz feussent en ma compaignie : Toutesfoys je ne veux faillir de mander les chevaliers : a ce que l’on distribue les pris. Et en ce disant : commanda a ung chevalier de se transporter vers nous, & de nous dire, que promptement ne faillissions de venir : a quoy le chevalier fist responce. Monsieur je crois, que pour le present ne seroit en leur pouvoir : Car je ay entendu dire en la chambre de zelandin que Quezinstra est ung petit vulneré, & avecq ce desirent pour ce jour, ne partir de leur chambre : affin de refociller ung petit leurs membres lassez. Par les parolles du chevalier feusmes excusez de nous transmigrer au Palays, jusques au lendemain que ne faillismes de assister.

Tost apres que en la spacieuse salle feusmes parvenus, survint ung chevalier tenant en sa main une espee merveilleusement belle : Et apres qu’il eust faict la reverence a tous les assistans, se vint adresser au noble Quezinstra : Et avecq une eloquence (esgalle a celle de Cicero) donna tel principe a son parler.

Tresnoble & vertueulx chevalier, duquel les admirables vertus sont incredibles & non equiparables : Certes si je ne rememorois la sentence des anticques, qui disoyent les louenges estre a declarer reservees jusques apres la mort : je m’efforceroie de louer & extoller vostre singuliere prouesses. Mais pour eviter d’estre noté du vice de adulation (qui des hommes de cler esprit, comme peste vient a fuir, je delibere m’en abstenir : aussi cognoyssant l’exiguité, debilité & petitesse de mon stile plustost en silence, que en indigeste commendation le passeray, vous delivrant la bonne espee, que par vostre valeur inestimable avez conquise, Et en ce disant la luy delivra. Et Quezinstra avec souveraine liesse l’accepta : puis en la contemplant, en se tournant vers moy disoit.

O victorieuse espee dont le maistre fut jadis remply de sy grand force, que nul ne luy pouvoit contester : ce fut le filz D’alcumena, lequel mist a mort le Hydre a sept testes au palus de Lairne, Il deffist le grand Lyon, puis le sanglier de Menale en Arcadie : Il conquist a course la cerve de Parthemye aux cornes d’or, & piedz de fer : les harpiez des Stimphalides, pres du lac de Archadie, & les abbatit a fleches, il couppa la gorge au furieux Thoreau vomissant le feu, lequel estoit en Marathone : il rompit la corne a Achelous qui se transformoit en plusieurs formes, Diomedes le tyrant, & Busiris le Roy cruel par luy furent occis : Antheus le geant, filz de la terre fut a la lutte par luy vaincu : il ravit les pommes d’or des Hesperides, en tuant le dragon qui les gardoit : Gerion le geant a trois corps fut par luy despouillé de son bestial : Il osta la ceinture de la royne des Amazones : Cacus le larron filz de Vulquan jettant feu par la bouche, sentit sa main, il occist d’ung traict Nessus le centaure, ravisseur de s’amie Deyanira : Hesione fille de laomedon fut par luy delivree du monstre : Troye fut par luy renversee : Il a soubstenu le ciel de ses fortes espaulles, en aydant au puissant Athlas : il a suppedité Cerberus le chien Tricipite, & l’a enchesné : Et si a faict grande timeur a tous ceulx de la region Plutonicque.

O dieu eternel, bien heureux seroye s’il m’estoit imparty la minime partie de sa proesse.

Telles ou semblables parolles me narroit Quezinstra, & ce reputoit felice de ce que telle espee estoit tumbee en ses mains : Et ce pendant qu’il se delectoit en tel propos : le Duc pour ne le vouloir frustrer de sa conqueste de la derniere journee, feist congreger & accumuler toutes les Damoyselles, affin qu’il peust choysir celle qui plus plaisante & delectable luy seroit. Plusieurs Damoyselles desiroient tresaffectueusement de captiver la benevolence de Quezinstra, tant pour sa proesse : que pour sa souveraine beaulté : Et pour ce elles estant en espoir meslé de timeur, estoient attendantes la determination de son courage : Ainsi comme les litigens escoutent l’arrest, & sentence diffinitive de leurs juges. Mais Quezinstra pour ne vouloir faillir a l’accomplissement de la promesse par luy faicte au duc de Foucquerolles avoit secrette deliberation de eslire la fille du conte de Merlieu, toutesfois il feist semblant de mediter ung petit : puis apres avoir ung petit songé, & en silence demouré, jecta son regard en circonference, & comme il eust apperceu la damoyselle, il profera telles parolles.

L’on ne se doibt esmerveiller si je differe de faire election de l’une de vous (tres nobles damoyselles) car toutes estes tant accomplies en dons de grace & de nature, que selon ma conception a chascune de vous appartiendroit quelque illustre & magnanime prince : Toutesfoys puis que le plaisir de toute la noble assistence est tel, ce sera ma damoyselle la fille du noble & illustre conte de Merlieu, vers laquelle je me adresseray. Et en ce disant se approcha d’elle, puis en tenant sa tant polide & blanche main, soubzriant doulcement luy dist. Tresillustre nymphe, je vous supplie ne vous vouloir contrister, pourtant si je ay prins l’audace & la hardiesse de vous eslyre, combien que je ne soye que ung paouvre chevalier, & ung riens au respect de vostre altissime noblesse & large posseder de voz parens. Toutesfoys je ne l’ay faict a l’intention de diminuer vostre estat, mais au contraire pour le vous augmenter, car je suis deliberé (si vostre vouloir s’i condescend) de vous donner pour espouse au noble duc de Foucquerolles, lequel (comme je croys) avec grand hylarité de cueur vous acceptera, a l’occasion de vostre excellente beaulté, honnesteté & vertueuse prudence, qui en vous singulierement reside.

A ces motz la gratieuse damoiselle rougit, & s’espargit parmy sa clere face une semblable couleur que le noble pourpre sur yvoyre blanc, dont elle se monstra plus belle aux assistentz, puis apres rompit la doulce silence, & ouvrit sa bouche ung petit vermeillette semblable aux nues rubicondes, quand le soleil s’esconce, & d’une voix doulcette plus armonieuse que les accordz de la lyre de Orpheus prononça telz motz.

Victorieux chevalier, combien que par vostre humaine benignité, vous plaise dire estre de petit estat, selon que puis conjecturer, vous estes d’extraction tresnoble : Car vostre grace, beaulté, & faconde, manifestement le demonstrent : parquoy il est assez croyable & concessible, que pourriez trouver dame plus accomplie en beaulté corporelle sans comparaison, que je ne suis. Mais comme je croys, pour le present, vostre deliberation n’est de vous occuper en amour : car vostre vertueux cueur aspire a accomplir louables entreprinses, & vostre genereulx esperit desire entendre a choses supresmes. Mais pourtant ne avez voulu laisser que avec discretion, ne ayez deliberé de me allier par matrimonialle conjunction : a celluy que vous estimez estre de condition assez convenante a la mienne : A quoy liberallement me condescendray, au moins si la paternelle puissance aultrement de moy ne veult disposer : car je ne me sçauroie excuser de filiale obedience. Moult fut louee la damoyselle de ses paroles tant courtoises & gratieuses. Si fut mandé le Conte de Merlieu, lequel joyeusement se consentit a l’aliance du duc de Foucquerolles, & ne restoit plus que de sçavoir en quelle disposition il estoit affin qu’il assistast au palais, pour prendre celle proye, que si long temps il avoit chassee. A l’heure Quezinstra & moy prisme la charge de luy annoncer les nouvelles, par quoy en grand promptitude nous transportasmes en son domicille, lequel ne nous feist moins de recueil que faisoit Menelaus a Ulixes quand de Ilyon la ruine meditoient & pensoient : Et ainsi commença a dire.

O mon esperance infaillible.

O unicque restaurateur de tout mon travail, par le moyen duquel je suis reduict en consolee lyesse, bien est veritable ce que nous lisons de Elvidius philosophe & tresprestant Senateur, lequel en plain Senat conclud les vrays amys estre instrumens de la bonne fortune, Ceste conclusion est par vous bien corroboree : car par l’accomplissement de vostre promesse, J’ay clere congnoissance de la purité de vostre cueur envers moy : dont je me repute felice & heureux : Car plus grand beatitude a l’homme ne sçauroit estre concedee, que de avoir compaignie belle, modeste, discrete & sage, comme est celle, dont par vostre proesse me avez pourveu. Et pour ce suis tellement recreé, que plus ne sens aulcune douleur, plus n’ay craincte de aulcune infortune, je ne ay timeur de mort quotidiane, puis que je ay le comble de mes desirs. Apres que il eust dict telles parolles, commanda que on luy apportast une robbe de velours cramoisy, pource que a l’heure presente se vouloit transporter au palais, puis incontinent qu’il fust appareillé, en la compaignie de plusieurs chevaliers & de nous, partit avecq le corps refocillé & l’ame letifiee. Et quand il fut parvenu, de toute la noble assistence fut honorablement receu. Et a l’heure l’on commença diversité de jeux & esbatemens, sinon le conte de Phocide, lequel se monstroit triste & anxieulx au millieu de l’universelle joye : car a l’occasion que il aymoit tresaffectueusement la Damoyselle, il ne estoit content de ce mariage, & ne cessoit de murmurer, dont Quezinstra fut adverty, & pour ce se adressa vers luy, pour luy faire aulcunes remonstrances, & entre aultres choses luy dist.

Le noble Perseus filz de Juppiter & de la belle Danes, par sa vertueuse magnanimité, delivra la gente brunette Andromeda du peril de la bellue (qui estoit ung monstre marin) qui de longueur avoit quatre vingtz & dix couldees, parquoy justement conquist amour de la belle, avec la succession du royaulme paternel. Mais Phineus & ses adherens, par temeraire presumption se efforcerent troubler les royalles nopces, dont s’en ensuyvit l’occision de plusieurs : & les aultres furent muez en pierres, parquoy en consideration de ce, vous debvez garder de troubler & empescher les mariages, pour craincte que le supernel moderateur, a juste cause ne vous fist miserablement finer. Ces parolles vous ay familierement narrees (tres illustre prince) affin de vous desmouvoir, de vouloir contester a l’encontre de ce mariage : Car ce ne seroit chose honneste ne licite, & vous en pourroit mesavenir. Quand le conte de Focide eut bien escouté telles remonstrances, considerant que il n’y pouoit remedier, il dissimula en face la douleur interieure, que son triste cueur sentoit, & par faintise sembloit que il print les modestes & doulces parolles de tresbonne part si dist a Quezinstra, que selon son opinion & jugement se vouloit condescendre, pour estre totallement avec discrete raison determiné. Ce pendant qu’il tenoit telles devises : chascun entendoit a toute recreation & voluptueux plaisirs, & ainsi se consomma & passa ce jour.

Feste nuptiale & fruition d’amours.
Chapitre. XI.

Venue l’heure que Phebus manda ses chevaulx aux frains dorez, hors de son altissime maison, la trompette de Neptune l’oceant en son lieu revocqua, & petit de temps apres les princes & chevaliers se leverent du paresseux sommeil : Car a ce les incitoient les oysillonetz armonians & jubilans de leurs joyeuses gorgettes : Et quand ilz furent tous triumphamment appareillez, se transmigrerent au logis du Duc de Foucquerolles, lequel ilz trouverent richement accoustré d’une robbe de pourpre battue en or, & fourree de armines, ainsi partit de son logis avec la noble compaignie : d’aultre part sa future espouse fut honnorablement accompaignee de dames de souveraine beaulté, & noblement aornees. La pucelle fut paree d’une robbe de couleur azuree, bordee de subtilles ouvraiges faictes a l’esguille, & garnie par grand prodigalité de grosses perles orientalles, sur son chef avoit une riche couronne de plusieurs dyamans, rubis, baillaitz, escharboucles, saphirs, esmerauldes, topaces, & chrisolittes, tellement que tout entour elle avoit une grande splendeur : & bien autant resplendissoit en venusté, beaulté, grace & faconde, tellement que par le regard de ses yeulx vers & estincellans eust peu attraire ung cueur adamantin, & le subjuguer a l’empire de Cupido. En tresbelle ordre se partit la noble compaignie, & eulx parvenus au temple en observant telles cerimonies, que les anticques avoient de coustume, furent solennellement espousez : puis apres retournerent en pareille ordre qu’ilz estoient venuz. Et eulx reduictz en une spacieuse & bien aornee salle, en laquelle se preparoit le plantureux bancquet nuptial, ou se trouvoit plus de sortes de viandes, que ne eut jadis aux nopces de Piritous, & de la belle ypodame. La refection prinse, commença le son des harpes & instrumens de musicque, desquelz je ne ose dire qu’ilz excedoient l’armonieux son de la lire de Apollo, comme timide de succumber au dangier de Marsias. Plusieurs jeunes chevaliers me persuadoient de dancer (ce que par leurs stimulations me convenoit faire) combien que mon anxieulx & triste cueur ne fut pas conforme a tel soulas. Mais pour me demonstrer courtoys & de honneste civilité, soubz semblant de joyeuse face me convenoit dissimuler l’insupportable douleur intrinseque, qui cruellement me molestoit. Helas trop se peuvent attedier & envoyer les corps delicatz, quand ilz sont privez de la veue de leurs amours. Las quand par aulcuns jeuz ou esbatemens on les pense letifier, l’on est occasion de augmenter leurs anxietez : Car au douloureux feu est mortel accident, de l’eaue ne peult on trouver refrigeration, par semblables delices qui seullement sont aptes a alleger les maladies corporelles. Estant donc en tel lieu ou chascun entendoit a solacieulx plaisirs, les ungs a dancer, les aultres se alloient poser aupres des belles dames, pour contempler & les entretenir d’amoureusez devises : aulcuns des princes se armerent pour aller jouster, le nouveau marié ne y voulut assister, comme celluy qui trop plus desiroit la jouste nocturne. Venue l’heure du souper, qui ne fut moins opulent que joyeulx, avec soefz & modestes parlemens, tous se delecterent jusques a l’heure qu’il fut temps de coucher. Et lors la royne de Boetie, & d’aultres jeunes dames conduyrent l’espousee en sa chambre, ou elle fut couchee, & tost apres survint le duc auquel le jour avoit esté ennuyeulx, pour l’aspirant desir qu’il avoit de avoir la fruition d’amour : & pour ce assez promptement se feist desabiller, & se alla poser aupres de sa doulce amye : aulcuns des jeunes princes delibererent de les aller visiter, & comme ilz estoient ententifz de investiguer & cercher par ou ilz entreroient, apperceurent une fenestre qui estoit demouree ouverte, qui leur fut propice pour entrer dedans. Et incontinent que l’ung d’eulx y fut, ouvrit l’huys aux aultres, sy vindrent au lict des amoureux, & les presserent & stimulerent de eulx lever : si fut trouvé que par force & violence, la chemise avoit esté deschiree, surquoy l’ung des jeunes princes dist, que il convenoit que informations en feussent faictes, pour les interestz d’amours : car telz excez ne doibvent demourer impunis, & ne est point prohibé de chasser aux guarennes : mais il fault preserver les cloustures de estre rompues. Grosses conclusions prindrent tous, & requirent que la damoyselle par serment fut interroguee, pour sçavoir qui telz excés avoit perpetré & commis, laquelle toute palle & descoulouree en baissant la veue dist, que en soy deshabillant, sa chemise estoit ainsi rompue : mais ceste excuse n’eut lieu de reception : car oultre est necessaire, que le delinquent & suspect du cas, soit interrogué. Si furent deputez commissaires, tant pour interroguer que informer le marié : auquel jour fut assigné a comparoir, la sequente journee, a huict heures du matin, pour respondre aux conclusions, requestes & demandes que l’on pourra prendre a l’encontre de luy : & pareillement la belle, comme recelleresse de malfaicteurs. Et alors y eut appel, par eulx interjecté a la court d’amours, ou le procés est encores pendant & indeciz. En telz ou semblables esbatemens se solacioyent les jeunes princes : puis apres se partirent & laisserent jouyr le nouveau marye de s’amye : lequel combien que sa fureur fut grande, en rompant la porte & les murs, sy est il a presupposer que depuis il se rendit humain. Et ainsi chascun se retira. De l’oceant n’estoient encores yssus les courans chevaulx, desquelz le filz de Apollo ne peult retenir le cours, quand diligemment me levay & appareillay, puis en me pourmenant commençay a mediter au desiré partement. Tost apres Quezinstra s’esveilla s’esmerveillant de si grande hastiveté, & pour ce me demanda l’occasion, a quoy je fis responce. Ce n’est la coustume des serviteurs de Cupido de profondement dormir, mais par eulx est tousjours le sommeil detesté. Car continuellement les amoreux ne cessent de cogiter & penser divers moyens, pour parvenir a leurs affectueulx desirs : parquoy vous debvez imaginer, que totallement ma pensee est occupee a chercher terres & mers, pour retrouver celle dont la veue a ceste puissance de restituer a ma debile vie doulceur & tranquillité : car croyez sy Juppiter le souverain des dieux, me vouloit beatifier & assumpter au supernel habitacle, comme il fit jadis le gentil troyen ganimedes, point n’estimeroye ceste felicité equiparable a la doulceur & suavité que pourroye recepvoir, en usant familierement du regard & souefve collocution de ma tresdesiree dame. A ces motz le mien compaignon doulcemment commença a soubrire, & me dist. Certes Guenelic puis que vous estimez la fruition d’amours tant delectable, point ne m’esmerveille de ce que ne voulez pardoner a aulcun peril, pour participer a telle beatitude : parquoy je vous prometz, que promptement sans plus vouloir differer impetreray licence & congé du Duc, affin de satisfaire a vostre desir. En disant ces parolles diligemment se leva & appareilla : puis nous transportasmes au palays, auquel toute la noblesse estoit assistente, & se delectoient en diversitez de joyeuses devises. Et lors Quezinstra desirant de me complaire : s’approcha du Duc : & luy dist. Monsieur presentement est venue l’heure que au partir nous perforce : parquoy apres avoir obtenu licence de vostre celsitude, a nostre partement donnerons principe : vous referant toutes les graces qu’il est en nostre petite possibilité, & non telles que a vostre altissime sublimité appartient : mais au moien de vostre urbanité & clemence, supporterez le petit pouoir de ceulx qui en recente memoire perpetuellement retiendront les benefices dont avez usé envers eulx. Et n’y aura jamais distance de lieux ne cours de temps, qui la souvenance de vous (tresillustre prince) nous puisse faire oublier, Et tant plus croystront lez ans, tant plus viendrons en la vraye congnoyssance de vostre vie politicque & coustumes genereuses. Mais pource que le temps nous presse, en prenant humble congé, nous departirons.

Ces parolles proferees, j’apperceuz le Duc aulcunement en la face commeu, & commença a prononcer telz motz. Nobles chevaliers je vous prie de m’exprimer la cause de vostre sy subite departie, y a il quelc’un en ma court, qui par sa temerité ou folye vous eust provocqué a courroux : si ainsi est faictes m’en sçavant, & je vous prometz que le mesfaict ne demourra impuny : Car il sera payé de sa deserte condigne. Mais si ainsi estoit, que vostre vouloir fut de vous absenter de ma court pour de voz personnes une aultre court honnorer ce me succederoit en une extreme vergongne : Car vous debvez estre certain que chose que puissez demander ne vous sera deniee. A ces motz en grande humilité Quezinstra luy respondit. Noble prince je vous asseure que telz nous a produict nature que tousjours vouldrions nous rendre obeissans a vostre sublimité, & desirerions estre perpetuellement en vostre court : si le urgente necessité a aultrement faire ne nous stimuloit : Car ce nous sera chose tresgriefve d’estre absentz de ceste honnorable court, qui est domicile de toute noblesse, & hebergement de toutes vertus : parquoy ce nous sera chose merveilleusement moleste, d’estre eslongnez de la presence de tant de vertueulx chevaliers. Mais si de la corporelle fruytion sommes privez, de la mentalle jamais. Et si le souverain recteur du ciel, & general arbitrateur de le universel monde, permect que puissons achever noz voyages, n’y aura faulte, que ne retournons en ceste inclyte Cité, pour nous dedier du tout a vostre bien honnoré service.

Quand le Duc eust entendu nostre ultime & yrrevocable deliberation, il se demonstra fort triste : mais voyant que nous disions nostre departie estre tant necessaire, ne voulut plus insister au contraire, considerant que nul ne doibt estre si importun, que de requerir aulcuns de chose, qui a conceder n’est licite. Et pour nous donner manifeste demonstrance de son bon vouloir envers nous, par son commandement nous feist delivrer grande quantité de pecune, pour subvenir aux affaires, que pourrions avoir en nostre voyage, dont de nous fut convenablement remercié : puis apres allasmes sur le Roy D’athenes : lequel n’estoyt encores guary, & la trouvasmes le duc de Foucquerolles, qui moins ne soffroyt a nous, que avoit faict le duc de Goranflos. Apres avoir prins congé d’eulx, nous transportasmes en la chambre de Zelandin : lequel trop plus que nul aultre de nostre departie se contrista : car quand nous feusmes en sa presence, pour prendre de luy congé : il fut si troublé, qu’il ne pouoit donner ne rendre voix : & seulement avec la veue signifioit l’anxieté & tristesse, qui au cueur luy estoit survenue : & quand il peut, prononça telles parolles.

O Quezinstra & vous Guenelic, dictes moy dont vous procede le vouloir, de si soubdainement partir : pour quoy estes vous attediez & ennuiez en ce lieu, qui vous deust estre delectable ? car si bien considerez, entre nous a esté tousjours continuelle conservation, non point servile mais fraternelle : si vous eussiez esté en quelque subjection, point ne m’esmerveilleroie, si d’icelle vous vous en vouliez liberer : car nature de meilleure chose ne pouoit l’homme douer que de liberté, & qui s’en prive, ne l’estime remply de sçavoir : mais puis que vous resident en ce lieu, d’icelle n’avez estez destitué, je ne puis ymaginer, a quelle occasion en si extreme diligence vous desirez de partir. A ces motz ne differasmes la response, en faisant semblable excuse, dont nous avions contenté le Duc, & avecq ce l’asseurasmes indubitablement de nostre brief retour, dont il fut aulcunement letifié. Et lors avecq estroictz embrassemens prismes ung doulx & amyable congé, puis apres nous sequestrasmes. Mais premier que monter sur la mer, le bon Duc nous recommanda a la garde & discretion d’ung marchant, qui pour aller en loingtaine region se departoyt. Donnee la voylle au vent, voulus implorer la divine clemence, a ce que peusse humilier la ferocité de Eolus, & tranquiller Neptune : le vent nous fut assez prospere. En peu de jours parvinsmes en l’ysle de Citharee, laquelle au temps preterit estoyt propice aux navigeans, comme recite Strabo en sa geographie. En celle ysle antiquement estoyt congruit ung temple, dedié a l’honneur de la deesse Venus (comme les habitans d’icelle nous en firent le recit) le lieu fut de moy veneré & adoré, en remembrance de celle ou estoit ma totalle confidence. La peusmes veoir le lieu auquel le Phrygien eust la premiere jouyssance de la fille de Leda, & fut satisfaict de la promesse, que Venus luy avoit faicte. En ce lieu pullule une herbe, qui fut procree des larmes de ceste belle dame, laquelle est appellee Helenion, & a telle proprieté, que elle conserve la beaulté des dames, aussy a puissance de provocquer le cueur des hommes a amour. Nous feusmes en variation d’en cueillir pour en faire present aux dames de nostre region : mais considerant qu’elle estoit apte a stimuler les cueurs des hommes a aymer, nous differasmes d’en prendre : car de ma part me sentoie assez travaillé de l’insupportable charge d’amours, ce que mon compaignon vouloit eviter. Au partement de celle ysle voulions adresser nostre chemin vers Troye la grande, mais la ferocité de Eolus tellement s’esmeut, que fusmes transmigrez a dextre, combien que nostre vouloir fut d’aller a senestre & fusmes jettez sur la coste D’affricque que on dit maintenant Barbarie, & laissames a gauche l’ysle de Candie, & de Rhodes de mijour : & l’impetuosité des ventz nous transporta en la mer de Carpathie & en la mer Pamphilenne, la ou est le gouffre de Sathalie pres du rivage de Turquie. Et finablement nous trouvasmes a l’endroit de l’ysle de Cippre, en laquelle (apres que la mer fut tranquille) prismes port, pour aulcunement nous refociller puis apres nous remismes sur mer, & nous fut fortune tant contraire, que feusmes transportez en la mer Libienne, devant la cité de Sydone, qui est en Syrie, & est l’une des plus grande regions D’asie la majeur devers Orient, & elle a le grand fleuve de Euphrates deverz Occident, Egypte & la mer mediterrane, d’ung costé de mydy la mer Arabicque : & Septentrion, Armenie & Capadoce, elle se devise en quatres parties : la premiere s’appelle Syrie de Mesopotamie situee entre les fleuve Tygris, & Euphrates, & la est la grande & anticque cité nommee Edessa : La seconde est Celosirie, en laquelle est Antioche, en laquelle sainct Pierre fut premier evesque. La tierce se appelle Syrie phenice, & est ainsi nommee de par Phenix, filz D’agenor & frere de Cadmus, qui fonda Thebes, & fut le premier inventeur des caracteres & formes de lettres. Et la quarte Syrie de Damas, en laquelle est la cité tresrenommee a cause de la conversion sainct Paul, si est situee aupres du mont Libanus, duquel scaturie le tressacré fleuve de Jordain. Ainsi doncques arrivez au port de Sydone situee en l’une de ces parties de Syrie, desirant tousjours de veoir le lieu ou Paris (aultrement dict Alexandre) mena celle qui fut cause de l’esmotion de toute L’asie & L’europe, & y adressames nostre chemin, Et sans plus errer ne divertir, exploictasmes tant que arrivasmes au port auquel Prothesilaus la despouille de sa jeune vie laissa. Persuadez de l’anticque forme de ceste tant grande cité, deliberasmes de totallement la visiter, la vismes le fleuve, qui anticquement se nommoit Panthus, & divisoit la ville en deux esgalles parties. On dict que le Tibre de Rome, qui court par le millieu de la cité, est semblable. En contemplant & noz vouloirs rassasiant, apperceusmes ung tumbeau que je comprins estre celluy de Hector, a cause de certaines parolles qui dessus estoient escriptes, Assez pres de celluy en estoit ung aultre, ou pareillement y avoit lettres engravees : par la lecture desquelles, se pouvoit conjecturer estre le tombeau de celluy Ajax, qui de son espee luy mesmes se transperça : puis apres veismes ung aultre dont y avoit grande distance de ces deux, & sur icelluy estoit redigee par escript, comment pour appaiser l’ame de Achilles, la royalle vierge Polixene (laquelle estoit de tresexcellente & resplendissante beaulté) par la main de Pyrrhus dessus ce sepulchre avoit esté immolee, en espandant son sang virginal, pour sacrifices. Apres la speculation de ces choses, & donnez les voiles au vent, feusmes prochains de la mer Hellesponte, laquelle est ainsi nommee, pource que la pucelle Hele fut submergee en icelle. En peu de temps parvinsmes au port d’une tresbelle cité (qui lors estoit nommee Eliveba) ou deliberasmez prendre repos, pource que nous estions merveilleusement fastidiez & ennuyez du long navigage. Nous arrivez en ceste cité, nous print vouloir de distinctement la contempler, elle estoit tresbien construycte & edifiee, & si estoit fortifiee de grosses tours belliqueuses & deffensables, plusieurs temples y estoient erigez par souverain artifice : & par especial en y avoit ung bien autant renommé, que fut jadis l’oracle de Apollo en Delphos, & dedans cestuy entrasmes a l’occasion de la speciosité. Et sans gueres de dilations apres survint une jeune dame de tresexcellente beaulté, & triumphantement aornee : En sa compaignie avoit grand multitude de gentilz hommes & damoyselles : & en telle magnificence, en ce lieu assistoit, que selon ma conception representoit la splendide & claire dame Dyane associee de ses belles nymphes : tous en general, tant hommes que femmes, luy exhiboyent honneur & supreme reverence, qui demonstroit qu’elle avoit la domination & seigneurie du pays.

L’estat & liberalité d’une princesse monarque.
Chapitre. XII.

Ce pendant que ceste dame modestement se contenoit par honneste gravité, leva ses yeulx en regardant en circonference, apperceut Quezinstra & moy, lors donna principe a nous regarder ententifvement, & fut long temps sans distinguer l’excellence de ses yeulx de dessus nous. Puis quant elle se leva pour se absenter de ce temple appella ung de ses chevaliers, auquel expressement commanda qu’il se enquist de nostre estre, ensemble de l’occasion de nostre venue : Le chevalier desirant de accomplir le commandement de sa maistresse, se approcha de nous, selon ce que il luy avoit esté enjoinct accomplit sa commission, en nous interrogant humainement de la region dont nous estions natifz, & de la cause de nostre venue en ceste cité. A quoy nous feismes response telle, que preteritement avions faict au Duc de Goranflos : tout subit nostre responce ouye, le chevalier de nous se sequestra, pour en faire le recit. Mais de ce ne suffist a la dame : car comme cupide & convoyteuse de sasier sa veue de choses nouvelles, comme est le vray naturel du fœmenin sexe, de rechef nous transmist le chevalier lequel nous dist, que ma dame nous mandoit que nous transportissions en son palais, car elle desiroit d’avoir plus amples notices de nous. Ces parolles ouyes, sans plus delayer a son mandement nous rendismes obeyssans, & quand nous feusmes au palais trouvasmes la dame en une belle salle si richement tapissee, que c’estoit une chose admirable. Apres la reverence deue & convenablement faicte, d’elle feusmes doulcement interroguez, & par son artificielle eloquence curieusement nous persuadoit luy vouloir manifester, & donner clere intelligence de nostre estat. Et pource qu’elle estimoit quelque indignation du prince, ou aultre infortune estre occasion de noz voyages, effusement nous fist offre de ses biens, disant que en telle sorte son vouloir estoit institué, qu’elle desiroit que tous gentilz hommes infortunez feussent receuz amyablement en sa cité : car elle avoit singuliere affection de gratifier & faire plaisir aulx nobles & vertueulx, lesquelz (comme elle disoit) sont aulcunesfoys plus tribulez que les aultres. Incontinent qu’elle eust imposé fin au modeste parler, Quezinstra ainsi luy respondist.

Tresillustre princesse puis que vostre altitude s’est tant humiliee, comme de si benignement vous enquerir de nostre petit estat, bien est licite que vous en soyez certioree : Car si par nous vous estoit aulcune chose occultee & celee pourriez estimer qu’il nous procedast d’une grande presumption, consideré que si instamment nous en requerez, & avec ce sommes perpetuellement obligez a vostre noblesse, pour l’offre que si liberallement nous avez faict. Et pour ce (ma dame) vous veulx exprimer, & rendre certaine de la cause de nostre voyage, qui de ma part n’est aultre, que pour investiguer & cercher les adventures qui sont par le monde, & aussy pour associer ce mien compaignon, lequel pour aultre occasion se travaille : Mais de l’exposer s’il vous plaist me tiendrez pour excusé, considerant que n’est chose licite de divulguer les secretz d’un sien amy. A ces motz ceste belle dame me dist. Mon gentil homme, je me persuade de croyre, que ne differerez de me narrer la cause de vostre travail, non plus que a faict vostre compaignon. A l’heure en basse voix honteusement luy respondis. Le seigneur Amour en estre coulpable, pour la mutation de ma couleur, imagina la dame me avoir trop importuné, parquoy avec souverain esperit, commença a louer l’amoureuse entreprinse, disant que amours est aulcunesfoys cause de stimuler ses servans a entreprendre œuvres dignes de louenges, a ce que ilz soient tenus en bonne estime & reputation de tous, & par especial de leurs dames : & pour ce me conseilloit de perseverer, & pour amour travailler & pener, pour faire de moy plus d’estime, que on ne feroit en menant vie oysifve.

Apres ces parolles, l’on commença a ouvrir les tables, ou l’on fut tant richement servy, & de viandes si delicates, que elles avoient puissance de restituer les appetitz perdus par quelque accident que ce fut : apres le sumptueulx service ma dame se vouloit aller solatier aux beaulx jardins plaisans & delectables : Mais nouvelles luy survindrent : qui luy causerent excessive anxieté : ce fut que ung puissant Admiral avecq infiny nombre de navires venoient assieger sa Cité : Ces tristes nouvelles ouyes, rendirent la dame tant angustiee & adoloree, que le narrer de son acerbe douleur seroit difficile : Car en la presence d’aulcuns de ses chevaliers & de nous, commença a lachrimer & pleurer, en formant tresgriefves complainctes & exclamations, & entre aultres choses disoit.

O fortune aveuglee & instable marastre de felicité, nourrice de malheur, cruelle ennemie de tranquillité, susciteresse de mortiferes guerres, adversaire de repos, guide d’adversité : helas pourquoy si cruellement me veulx tu persecuter.

O mauldicte & detestable fortune, quandz ingenieulx esperitz & excellentes personnes avec ceste tienne varieté & petite consideration, as maculez & desprimez. Las voy a quelle tristesse & amaritude tu m’as dediee : parquoy j’ay cause raisonnable de te accuser, detester & vituperer : & ainsi a juste occasion je doibz blasphemer Atropos qui privee ne m’a de ma vie, premier que feusse succumbee en telle perplexité.

O que j’eusse esté heureuse, si le souverain des cieulx eust permis que ainsi fut advenu, que la journee infelice que ma mere me produict en ce transitif & mortel monde, si quelque tourbillon de vent impetueux m’eust transporté en quelque montaigne deserte, ou bien es fleuves maritins, ou j’eusse estee submergee, & absconsee en tenebres mortelles. Las je suis certaine sy ce cruel homme parvient a son inique intention (qui est de renverser & totallement ruyner ceste tresfluente & populeuse cité). Il est tant irrité & courroucé contre moy, que je ne pourroye precogiter les contumelies, opprobres & injures qu’il me conviendra souffrir : parquoy je puis conjecturer, que pour l’assidue & continuelle douleur, immaturement se terminera ma triste & doulente vie.

Ainsi perseverant en pleurs & gemissemens, se tourmentoit & travailloit ceste dame, tellement que tous les assistans en eurent pitié & commiseration, & mettoient tous bonne diligence de la reconforter, luy remonstrant que la cité estoit si forte & belliqueuse : qu’il ne seroit en la faculté de ses ennemis de la sçavoir expugner : parquoy n’avoit occasion de tant se contrister : mais plustost debvoit esperer, en considerant que la cité estoit garnie de grand multitude de gens tresaptes au martial exercice : par le moyen desquelz aux ennemys l’on pourroit donner repulsion.

Ce pendant que telles parolles se proferoyent, j’estoie autant attristé comme si avec debile & pertuisee nef, j’eusse navigué les procelleuses mers de Cilla ou Caribdis voyant que impossible m’estoit le partir : j’estoie de cruel travail tant affligé, qu’il seroit bien difficile de le sçavoir exprimer : ce que voyant Quezinstra, me retira au lieu qui luy sembloit plus secret & taciturne. Et lors fidellement avec discretes et begnine raison doulcement me reconfortoit, me disant.

Guenelic je vous supplie que mettez peine de mitiguer & temperer l’acerbe douleur qui si continuellement vous crucie. Et considerez que si de tous accidentz (qui en cestuy hemisphere surviennent) nous voulions ainsi troubler, sans que la vertu de patience eust puissance de superer les passions (dont nous sommes agitez & persecutez) journellemenent surviendroit matiere & cause de desespoir. Car chose n’y a en ce fascheux monde, sur laquelle fidellement fonder on se puisse. Vous voyez ceste noble dame, laquelle est tant opulente & riche, fortune jusques a present luy a esté favorable, & l’a exaltee : Mais presentement par sa legere mutabilité, semble que elle la veuille de toute sa force embrasser, & subitement par inopiné accident la prosterner & ruer jus. Toutesfoys luy sera necessaire de refrener son courroux, et se monstrer vertueuse : Car considerant que aulcune utilité ne vient de nostre lamenter, plaindre & larmoyer : par lequel, se expulser pouvoit nostre dolent penser, plus appreciees seroient les larmes que gemmes orientalles : Mais puis que le tourmenter est une peine en vain soufferte, sans expectation de aulcun fruict : par prudence nous debvons conserver de semblables lamentations.

Par telles parolles Quezinstra me pensoit consoler : mais je estoye sy oultrageusement irrité, que je ne prenoye aulcun confort, & par yre furieusement telles parolles prononçoye.

O dieux a mon detriment tresvigilantz.

O temps a mes maulx promptz & appareillez : helas ou suis je conduict ?

O Lachesis & ses seurs si aulx aultres estes acerbes & cruelles, a moy miserable seriez tresplaisante, combien que soyez une dissolution du corps las, & fourny de nombre par laquelle tous les membres en machination reduictz se opposent encontre les puissances vitalles. Et alors que le corps deffault de les pouvoir porter, les choses vitalles se dissolvent. Helas au monde ne y a corps plus travaillé & las qu’est le mien. Et pourtant doncques se debveroit dissouldre. En disant telles parolles, accompaignees de chauldes larmes, & affluence de souspirs, je consumoye le temps, & sy le jour me fut acerbe, la nuict me estoit sans nul repos. Le fidelle Quezinstra de anxieté estoit griefvement molesté, & ce luy causoit la consideration qu’il avoit de la tristesse de mon ame, & la langueur de mon corps : & par ses benignes & doulces parolles assiduellement s’efforceoit de me reconforter.

A l’heure que devers Orient la belle Aurora commença a apparoir chassant Lucifer & les aultres estoilles, lesquelles selon leurs coustumes, au ciel demeurent les dernieres : nous commençasmes a lever & appareiller, puis ainsy angoisseux & douloureux comme je estoye departis le travaillé & triste corps, & nous transportasmes au palais, auquel desja assistoit la dame, seant en ung siege magnificque, non en moindre majesté que Juno se sied au celeste consistoire. Et lors commença a adresser sa doulce voix vers ses chevaliers, qui lui donnoyent bonne silence, & profera telles parolles.

O vous hommes fidelles, qui avez certaine intelligence, quelle est l’occasion pourquoy cest Admiral (homme scelere & inicque) s’efforce de nous persecuter, & finablement reduyre en totale ruyne, & extermination, Qui n’est pour aultre chose, que pour le reffus que je ay faict de me conjoindre avec luy par lien de mariage. Ce que ne consentiroye, quand il seroit dominateur & possesseur pacifique de tout l’universel monde, tant a l’occasion de ses maulvaises compositions de coustumes, que pour son antiquité : laquelle n’est aulcunement convenable a ma florissante jeunesse, & pour ce toutes ces choses considerees, vous estant gens fideles & amateurs de mon honneur & utilité : ne vous seroit telle alliance moins fascheuse que a moy ennuyeuse & desplaisante, Et aussy debvez estre timides, que ne soyez regis & gouvernez soubz prince mal conditionné, qui pourroit instituer loix inicques & maulvaises : parquoy vous succumberiez en sy grosse moleste de cueur, que ce vous seroit chose griefve a supporter. A ceste occasion par magnanimité de cueur, chascun de vous se doibt persuader de conserver & garder ceste belle Cité : laquelle si elle estoit ruynee, a peine se pourroit jamais telle perte reparer. Apres la prononciation de telles parolles tous les assistans d’une voix unanime respondirent, que leurs deliberations estoient de vigoureusement deffendre la cité, en sorte qu’ilz espererent de rendre leurs ennemys fugitifz. Ce pendant que telz propos se tenoyent, arriva L’admiral avecq cinq cens soixante navires, & prindrent terre au port qui se appelloit Hennerc, & du principe firent estendre les voiles, desployer enseignez & estandars, voletans par l’air, & dresserent plusieurs trefz & pavillons, entre lesquelz estoit celluy de L’admiral merveilleusement riche & sumptueulx. Apres commencerent a contempler ceste noble cité, tant belle & magnificque. Mais ce pendant ceulx de la cité se armerent & sortirent en tresbelle ordonnance : ce que voyant les ennemys, prindrent admiration, en speculant la grand multitude des chevaliers, tellement qu’il n’y eust nul de eulx si audacieux ne vigoureux, qui ne fut aulcunement timide : toutesfoys en reprenant les forces de leurs espritz se mirent en armes : & y eust merveilleux conflict & bataille mortifere : ceulx de la cité estoyent a merveilles belliqueux, comme par evidence le demonstroient : car ilz commencerent a opprimer & molester si cruellement leurs ennemys, que par violence les contraignirent de reculer : & si le frere de L’admiral ne fust survenu (lequel estoit fort apte a l’art militaire) les ennemys ne pouoient plus souffrir : mais il commença a les exciter de reprendre leurs forces, en inferant & donnant fort a faire a ceulx de la Cité, en sorte que il y eust merveilleuse effusion de sang tant d’une part que d’aultre. En continuant ceste execrable bataille, Apollo commençoyt a decliner, parquoy chascun tout fatigué & travaillé, commencea a departir, & se reduyrent ceulx de Eliveba en leur cité.

Assault de ville, & emprisonnement de Guenelic, & de sa delivrance.
Chapitre. XIII.

Depuis la sanguinolente rencontre, journellement se efforcerent les ennemys de donner plusieurs assaulx : A quoy ceulx de la Cité firent grande resistence. Et leur fit ung grand support Quezinstra : car ses esmerveillees vertus y furent bien manifestees : tellement que ses incredibles prouesses le firent congnoistre a tous ceulx de L’ost. Mais quelque foys on me prenoit pour luy, a cause que je portoye pareilles armes. Et ung jour entre aultres comme les ennemys misrent toutes leur forces, pensant totallement expugner la cité : ce qu’il ne fut en leurs facultez, a cause de la vertueuse deffense qu’ilz faisoient. Et mesmement Quezinstra lequel perseveroit en telle magnanimité que nul ne pouoit endurer la vigueur & force de son bras : car l’impetuosité de ses coups estoit si grande, que tout trembloit jusques auz estoylles. Les Chevaliers de la Cité voyant chose si admirable, estoyent merveilleusement letifiez, & se persuadoyent de l’ayder de leurs possibilitez : en sorte que ilz eussent rendus leurs ennemis fugitifz, n’eust esté le frere de L’admiral, qui tresfort se esvertuoit de resister : & si instigoit ses gens a virilement se deffendre : mais leur resistence eust esté de petite valeur, n’eust esté l’infortune qui me intervint, qui fut telle. Que par trop emanciper & distinguer de Quezinstra, Je me mis si avant entre les ennemys, que ne peuz evader, que ne feusse prins, & emmené prisonnier : qui fut occasion que Quezinstra fut si irrité, que pour l’aspre & acerbe douleur interieure qui le agitoit, luy deffaillit la vigueur de son cueur, a cause qu’il estoit plus timide de ma mort que de ma prise. Et pour ce sans dilation se absenta, & retira dedans la Cité : & les aultres le suivirent : mais quand il fut en sa chambre, pour ne pouvoir plus supporter l’extreme travail, dont il estoit persecuté, pour ultime refuge, se colloqua au triste lict, ou il donna principe a former tresgriefves complainctes & douloureux regretz, Lesquelz il continua assiduellement, sans ce que aulcun le peust corroborer ne reconforter.

Ainsi fust ce mien fidele compaignon angustié, & adoloré, estimant plus ma mort que ma vie : car il ignoroit que je feusse dedans le magnificque pavillon de L’admiral, lequel me commença a interroguer de divers propos : a quoy pour la douleur conceue, a grand peine pouoie parler : mais ce pendant survint ung chevalier : lequel a voix manifeste, me testifia estre le belliqueux chevalier, qui si continuellement les molestoit, disant que mes armes blanches evidentement le demonstroient. Incontinent par le commandement de L’admiral feuz conduis en une caligineuse & triste prison, qui bien resembloit lieu qui aux criminelz de lese majesté est reservé. Et pour ce commençay a piteusement me complaindre, en jectant vociferation si treshaultes, que de grand distance du lieu, l’on me pouvoit facilement ouyr : & avec voix tremblante, commençay a dire.

O infelice & miserable Guenelic, quelle sinistre & envieuse fortune t’a en ce lieu reduict ?

O ma dame de moy tant desiree, Je voys evidemment le ciel, les estoilles, les vens, l’eaue, la terre & toutes choses elementees, a la ruyne de nostre tant grande amour estre conspirez. Helas a ceste heure presente : je me sens totalement destitué de ma salutifere esperance, Parquoy je suis si vehementement affligé, qu’il n’est possible de trouver travail equiparable a celluy que je soubtiens. Erisiton, lequel par fain exorbitante, luy mesmes se mangea : le veneur de celidoisne auquel sa cruelle mere fist finer sa vie, par le moyen du tison fatal : Pelops qui par son avaritieux pere fut presenté pour la refection divine : Pelyas, qui par la persuasion de Medee, de ses filles fut destranché : mais de tout ensemble la peine n’est riens en comparaison de la mienne : car la mort (que soubdainement ilz ont soufferte) a esté leurs ultimes & dernieres peines. Mais moy miserable puis conjecturer, que jamais ne sera imposé fin a la mienne. Ainsi lamentant, & larmoyant, faisoye mes complainctes & exclamations : parquoy subit exterminé de cueur, & estonné par amenicule passion, estoye comme de mon sens aliené. Mais venue l’heure qui l’amye de Tithon se demonstre, tristes nouvelles me furent annoncees : car le gardyen de la prison en fureur cryant devers moy vint, & me dist : sors hors de ce lieu miserable creature, & viens recepvoir ton dernier supplice, auquel tu es condamné : car des la journee precedente par L’admiral & ses gens, fut consulté & deliberé d’imposer fin a ta vie : laquelle a esté si dommageuse : car comme je ay entendu, par tes mains a esté cruellement occys infiny nombre de Chevaliers. Ces parolles en si grand vehemence m’entrerent au cueur pour l’apprehension de la mort, que en ma faculté ne fut de plus soubstenir mes debiles membres. Mais ainsy comme mort, en terre tumbay. Puis apres aulcune espace, & que en ma force me fut ung petit restituee, fuz de cruelz ministres environné : lesquelz me infererent toutes les contumelies, dont ilz se sceurent adviser. Et lors en cheminant au tref de L’admiral (dont du lieu y avoit assez grande distance) ainsi commençay a dire & prononcer.

O Paouvre defortuné, tu detestois hier ta triste & dolente vie, & desirois la mort, laquelle tu n’estimois pas estre de toy si prochaine.

O souverain recteur du ciel, duquel justice & clemence sont vertuz peculieres, regarde mon innocence, car ta supernelle bonté, congnoist que telle peine ne ay merité.

O sainct adjuvateur de tes feaulx serviteurs, faictz moy de ta faveur digne : Et ne me soys de ta grace avare, non plus que tu feuz a plusieurs. Tu permis au legifere Moÿse, en une cassette les perilz maritins passer : aussy tu delivras l’innocente hebraïcque du feu a elle preparee : a Jason le felice retour as concedé. Leander tant de foys as saulvé. Phryxus fut transmys de mouton d’or, pour les undes marines nager. Europa sus le toreau conservas. Aryon sur le daulphin gouvernas : au preux Hercules au royaulme plutonicque le descendre ne as denié. Les edificateurs de Rome, aux supremes fastiges du souverain empire exaltas. A Cyrus exposé a la devoration ferine, de peuple infiny delivras. Puis doncques que a tant de gens tu as ta grace impartye, plaise dont a ta benignité, de me secourir : & ne permetz, que par mort si infelice & immaturee, je renonce a la nature. Helas si premier que je eusse allé visiter le royaulme de Mynos, tant de beatitude me eust esté concedee, que j’eusse peu contempler la plaisante face de ma dame, eternellement me contenteroye ou au moins que ainsi feust advenu, que je eusse esté submergé aux fleuves marins. Et que puis apres, mon corps (flotant par les undes de Neptune) fut arrivé en lieu ou je eusse peu estre receu, de ma treschere dame Helisenne, comme furent jadis ceulx de Alcione : & le jouvenceau de Abidon, de s’amye Hero. Si cela feust advenu, bien suis certain que ma doulce amye, voyant la despouille de la jeune vie de son amy, ne se pourroit contenir, qu’il ne sortist quelque liqueur de ses celestes lumieres. Et combien que la pallide & espouentable mort eust rendu mon corps piteulx & deffaict, si ne differeroit elle de donner plusieurs baisers, a ma descoulouree & morte face : parquoy je conjecture, que encores pourroys sentir de m’amye, quelque doulceur : Ces parolles dictes, fuz quelque espace sans parler, puis recommençay a dire, helas quand bien je ay consideré, pas ne debveroys vouloir, que tel cas fust advenu : car peult estre que ma mort seroit occasion de la sienne : parce que son delicieulx & amoureulx cueur seroit attainct de trop excessive & acerbe douleur, & ne pourroit patiemment telle infortune tolerer & soubstenir : parquoy je croy, que la spacieuse mer luy serviroit de sepulture. Et pourtant ceste mort qui m’est appareillee, sera plus felice, que celle que j’ay predicte : car ce seroit trop excessif dommage, de la mort immaturee de si excellente dame.

En formant telles piteuses complainctes approchoye le pavillon de L’admiral : mais les sceleres & maulvaises gens, qui me menoient par derision & mocquerie, se ryoient de mes propos, & disoient les ungs aux aultres : je croy que cest homme est aliené de son sens, veu qu’il sçayt estre si pres de sa fin, Et encores ne se peult abstenir de parler de ses amours : disant telz propos parvinsmes incontinent a la presence de L’admiral : lequel tout subit qu’il eust jetté son cruel regard sur moy commanda que promptement je feusse mené au lieu deputé pour me decapiter. Et lors sans plus differer, on me menoit : mais selon la mienne conception, quelque vertu divine inspira le frere de L’admiral a insister au contraire, & adressant son propos a son frere, prononça telz motz.

Monsieur je m’esmerveille fort, a quelle occasion vous desirez la mort de ce vaillant & belliqueux chevalier : lequel avec sa vertu est tant accomply en beaulté naturelle, que j’ay prins singulier plaisir a le contempler : Parquoy trop me contristeroye de sa mort, laquelle il n’a deservie. Bien suis certain que par voz gens estes pressé & stimulé d’imposer fin a sa vie : mais je dis, que ce conseil est inique & injuste : & ne debvez estre au croyre si facile : mais premier bien mediter & penser & puis faire sentence & conclusion. Dictes ces parolles, se remist es termes de silence : mais L’admiral ainsi luy respondit. Mon frere je vous supplie que ne me vueillez persuader, de conserver la vie a cest homme, lequel journellement faict tant de molestes & oppressions a mes chevaliers, que le croyre seroit difficile, qui n’auroit veu ses œuvres admirables, qui excedent celles de tous aultres chevaliers. Et pour ce quand je considere, que luy seul nous seroit bien autant nuysible, que estoit le puissant Hector aux Grecz : pour chose de ce monde, je ne vouldroye acquiescer a vostre importune requeste. Parquoy je vous prie que plus ne me stimulez de consentir sa delivrance. Car croiez que a requerir ce que ne convient & que a conceder n’est licite, est une manifeste injure.

De ces rudes parolles fut oultrageusement irrité le frere de L’admiral : Et par grand facherie, a telles parolles donna commencement. Monsieur, puis que j’ay manifeste demonstrance, que en vous a plus de vigueur une maulvaise opinion, que une bonne & bien fondee raison, cela me cause une extreme anxieté & tristesse, considerant que de tel prince telle ne debvroit estre la coustume : mais au contraire debvroit estre l’ire tardive, & l’audience legere, le jugement franc, le conseil meur, la passion rejectee, & la justice presente. Mais puis que de ces louables conditions estes aliené, je me veulx de vous separer. Et vous verrez que depuis que serez destitué de mon ayde, que voz ennemys vous pourront plus facilement consumer & confondre : car vous sçavez que en plusieurs assaulx, & prinses de villes, ma faveur vous a estee tresurgente. Et toutesfoys estes deliberez de user de telle ingratitude, que ne me voulez aulcunement gratifier, ne faire plaisir : & me increpez & blasmez, disant que trop vous importune : & que ma requeste & supplication est de raison grandement alienee, a l’occasion que l’incredible prouesse de ce chevalier (selon vostre imagination) au temps futur nous pourroit estre trop insupportable. Mais pour vous liberer de ceste timeur, suis content (sy vous le consentez) que ceste guerre se termine & pregne fin, par ung combat corps a corps de nous deux ce chevalier, qui vous sera chose bien utile : car vous voyez apertement que ceste cité est si belliqueuse, que difficile sera d’avoir l’expedition & accomplissement de vostre aspirant desir, sans perdre infiny nombre de chevaliers. Et encores n’estes certain de demeurer victorieux : parquoy ne debvriez differer l’execution de ceste mienne entreprise : mesmement que vous sçavez que suys assez experimenté. Et sy l’eternel plasmateur permect que je soye superieur, ce me sera une œuvre digne de perpetuelle louenge. Et s’il advenoit que par le chevalier je feusse dompté, si ne seray je digne de vituperation, consideré que de plus preux que luy ne se retrouve. Et pour ce vous prie que consultez ceste affaire, & puis me narrez vostre deliberation : & si elle se conforme a la mienne, ne restera plus que de transmettre a la dame quelque caduceateur, ou ambassadeur, pour sçavoir sy elle s’y vouldra consentir.

Apres les remonstrances persuasives bien escoutees & recueillies, la pensee de L’admiral commença aulcunement a vaciller : & fut quelque espace taciturne, sans proferer aulcuns motz : puis apres se retournant vers ceulx qu’il estimoit les plus fideles, leur demanda leurs opinions. Et lors il s’accumulerent & retirerent ung petit a part, & consulterent, & debatirent long temps : puis conclurent que l’opinion du frere de L’admiral, debvroit sortir son effect : car ce moyen estoit le meilleur, & le plus expedient sans consumer le temps en ceste fascheuse guerre. Et lors tous en general disoient a L’admiral, que il ne debvoit refuser ceste requeste a son frere, puis que si instamment l’en prioit, & que ilz ne avoient aulcune dubitation, que de celle bataille, il ne obtint la victoire : & ce disoient ilz, pource que il estoit merveilleusement vertueulx chevalier, & avoit accomply plusieurs entreprinses.

Tout subit que ilz eurent exprimé leurs deliberations, L’admiral appella son frere, & luy dist, vous me avez tant persuadé par voz continuelles instigations, que contrainct suis de obtemperer a vostre requeste. Parquoy ne reste plus que de sçavoir se la dame se vouldra condescendre a vostre vouloir, & de cela je vous en laisse la charge. A ces motz fut grandement letifié le frere de L’admiral : Et en se tournant vers moy dist ainsy, Chevalier je faictz tant d’estime de vostre vertueuse magnanimité, que je croys que plustost vous exposerez au peril de la mort, que de faire ung acte qui peult maculer vostre splendide renommee : Et pour ce sans aulcune difficulté (apres avoir receu vostre foy en hostage) vous sera permis de vous pouvoir transmigrer en la cité : Et annoncerés a la dame nostre conception, laquelle distinctement je vous veux exposer : c’est que si elle desire de terminer ceste odieuse & desplaisante guerre, faire le pourra : moyennant que vous ou aultre de ses chevaliers vueille entreprendre la bataille comme je ay predict. Et se il advenoit que son chevalier demeurast vainqueur : nous promettons de lever le siege de devant ceste Cité : sans jamais leur inferer aulcunes molestes. Mais encores (s’il luy playst) aurons ensemble perpetuelle confederation. Et s’il advient que les dieux me donnent la victoyre, d’elle & de sa cité pourrons faire selon nostre discretion, sans que elle puisse plus insister au contraire. Et cela est nostre ultime volunté, dont vous luy pourrez faire le recit.

Dictes ces parolles, les iniques gens qui m’avoyent amené, disoyent. Monsieur si vous desirez d’estre bien acertené de sa promesse, faicte luy promettre la foy qu’il doibt a s’amye : laquelle il ne vouldroyt aulcunement enfraindre, car il a si grande affection a elle, que pour perturbation ne timeur de mort qu’il eust eu, jamais ne s’est abstenu d’en parler. Telz propos provocquerent a rire le frere de L’admiral, & me dist. Puis que vous estes si parfaictement amoureux, je ne veulx aultre promesse, que la foy que vous debvez a vostre dame. A quoy je feis telle responce. Monsieur bien vous debvez tenir asseuré par cela : car plustost que de l’enfraindre, m’exposeroye a plus grand peril, que les erreurs du laberinte de Crete : & puis que tant de felicité de par vous m’est concedee, que puis aller les nouvelles annoncer (apres licence & congé de vous) me departiray, pour expedier la charge de ma commission.

En disant ces motz me departis, ayant deposé & osté la plus grande partie de ce qui mon cueur molestoit, & disoye : O souverain & exalté Dieu, quelles graces te pourray je referer ? verbales ne seroient suffisantes, car de sapience tu es autheur : reales aussi ne seroient elles, car de tout tu es dominateur. Te offrir la vie que tu m’as conservee, ne seroit riens : car d’icelle tu es fabricateur. Mais pour ne succumber en ce vituperable vice d’ingratitude assiduellement en ton sainct temple mon holocauste te exhiberay, en proferant telles parolles : joyeusement cheminoye avec une certaine esperance de parvenir a mon attendue suavité : & quand je feuz parvenu a la Cité, a peine pouois aller pour la multitude du peuple qui affluoit en tour de moy. Et disoient, voyez cy venir le chevalier que l’on presupposoit estre mort, dont la fleur des chevaliers lequel est son compaignon est si excessivement irrité. L’ung de ceulx qui prononçoient telz propos le alla annoncer a Quezinstra : lequel en fut si joyeulx, que par plus grand desir ma venue attendoit, que ne faisoient les dames de Grece, la venue de leurs mariz. Finablement en sa chambre conduict, il me fist une reception qui moins ne fut magnifique que benigne : & ne nous peusmes contenir de jecter quelques larmes cordialles : puis apres aulcuns gratieux & doulx arraisonnemens, luy manifestay la cause de ma venue. Et a l’heure sans dilation, nous transportasmes au palais auquel la dame assistoit avec grande compaignee de chevaliers. Et lors avec deue & convenable reverence, la saluasmes ensemble toute la noble assistance, lesquelz furent tous esmerveillez de ma venue : car ilz estimoient que a la bataille j’eusse esté execrablement occis. Mais quand ilz me veirent, ilz furent merveilleusement resjouys : & fus de tous gratieusement receu. Et par especial de la dame : Laquelle benignement s’enquist quelle infortune m’estoit intervenue, qui avoit esté occasion de mon absence : a laquelle le plus modestement que je peuz, luy exprimay le tout sans riens reserver : puis luy commençay a narrer le vouloir de L’admiral selon la charge qui m’estoit enjoincte, sans exceder les metes de mon expresse commission. Et quand elle eust le tout distinctement entendu, elle demeura merveilleusement pensive : puis apres a son parler donna telle principe : & dist a ses familiers que c’estoyt chose tresurgente de bien consulter cest affaire a ce que l’on print sur ce faire bonne deliberation. Et a l’heure les plus experimentez & sçavans commencerent leurs consultations, & furent quelque temps sans deliberer : puis apres pour finale resolution conclurent & dirent que si le chevalier estrange vouloit entreprendre la bataille, que ma dame ne debvoit user de refus : Et qu’ilz avoyent ferme credence sans aulcune dubitation qu’il obtiendroyt la victoyre. Incontinent ces parolles dictes, la gentille Dame qui de beaulté & de sens les aultres precedoyt, adressa son propos a Quezinstra, & luy dist : Noble chevalier vous avez entendu l’opinion de mes gens : lesquelz par evidence demonstrent avoir en vous esperance totalle : Et de ma part aussy croys indubitablement, que si vostre magnanimité se veult condescendre a prendre la charge de ceste chose : que a l’honneur & utilité de vous & de moy l’entreprinse sera accomplye : mais de ce ne vous ose requerir, considerant que vous n’estes mon vassal ne subject : parquoy vous n’estes obligé de ce faire. Mais toutesfoys si tant de felicité m’estoyt concedee, que quelque vertu divine a ce faire vous inspirast, je me reputeroye a perpetuité obligee a vostre noblesse.

Tout ainsi estoyt Quezinstra aux parolles de l’angelicque princesse ententif, que fut la royne de Chartage aux lamentables commemorations du piteux Troyen. Et ainsi luy respondist.

Tresillustre Dame soyez certaine que le begnin recueil & honnorable traictement que nous avez faict, a causé tel efficace en mon cueur, que j’ay une extreme tristesse de vostre presente calamité & misere, pour de laquelle vous liberer, m’exposeroye a plus grand peril que ne feist Hypomenes par entreprendre la course contre la pucelle Athalanta. Et pour ce quand il vous plaira pourrez mander que vostre chevalier sera prest & appareillé demain a telle heure, qu’ilz seront disposez pour le recepvoyr : & ne soyez timide de ce que vostre ennemy vous provocque : Mais vous recordez de ce que la Royne Semiramys escript au Roy D’inde : que la bataille consiste en la vertu, & non pas aux parolles. Tout subit la response de Quezinstra ouye, ma dame voulut promptement envoyer ung messagier : mais je luy dis que sans dilation convenoyt que retournasse comme je l’avoys promis : car plustost vouldroye mourir : que rompre foy. Mais premier que partir, par instantes prieres voulus persuader Quezinstra : affin qu’il me laissast faire ceste bataille : ce qu’il ne me voulut conceder, me disant qu’il croyoyt bien que j’avoye assez vigueur de cueur, & force de membres pour ce faire : mais d’autant qu’il estoyt plus experimenté que moy, encores seroit la chose plus seure. A ces motz (pour luy complaire) me desisté de mon opinion : & ainsi me departiz : & moy parvenu au magnificque pavillon de L’admiral, feis ample rapport de ce que l’on m’avoyt donné charge de reciter : Mais incontinent que son frere eust entendu ma narration, me demandat quelle estoyt l’occasion pourquoy je n’entreprenoye le combat : a quoy je luy feis response que tresaffectueusement eusse desiré de le faire : mais pour satisfaire au vouloyr d’ung mien compaignon, qui bien autant estoyt desireux que moy, je m’en estoye desisté : affin de ne encourir son indignation : plus oultre ne se enquist le chevalier, & se deporta de en plus tenir propos, jusques a la sequente journee que les deux chevaliers assisterent au lieu designé pour le singulier combat.

Combat de deux champions pour appaiser une guerre.
Chapitre. XIIII.

Apollo sur la queue du supernel escrevice precipitoit son tresgrand veloce curre, illustrant le meillieu de sa sphere par violente chaleur : & faisoit mourir tous terrestres fruictz, quand les deux vertueulx chevaliers en la presence de plusieurs a l’heure assignee se trouverent. Le frere de L’admiral estoit richement armé & si estoit monté sur ung puissant & leger cheval : car il estoit extraict de l’ung des chevaulx de Mars, & d’une Elephante. Quezinstra ne avoit aultres armes que ses blanches : mais l’ung des parens de Madame luy avoit faict present d’ung cheval, qui estoit extraict de la rasse de Pegasus. Beau faisoit veoir la singuliere magnanimité des deux nobles chevaliers, desquelz la valeur estoit si grande, que milles langues de Poetes ne la sçauroient exprimer : car chascun d’eulx se demonstroient assez pleins de proesses, pour attendre le fier, superbe & cruel Dieu Mavors : lequel toutesfoys fist grande timeur aux merveilleux Geans. Ce pendant que toute l’assistence tant d’une part que d’aultre extolloient la vertueuse contenance des deux champions : par si grand impetuosité se esmeurent, que l’espouentable bruyt qu’ilz firent au rencontrer de leurs lances, ne fut moindre que celluy du mareschal de Juppiter Vulcan fabricateur des tonnerres & fouldres. Il sembloit que de son siege fut precipité, l’anticque Saturne, avec toute la machine, soubtenue par le puissant Athlas. Le belliqueulx Quezinstra attaignit le Chevalier au millieu de l’escu, tellement qu’il le penetra jusques a la chair : & de ce coup fut porté par terre : & pareillement fut attainct Quezinstra sur l’escu, & ne peut evader qu’il ne tumbast : mais il se releva le premier : si mist la main a la bonne espee, & courut sus au chevalier qui promptement se estoit relevé : si luy donna tel coup sur le bras dextre, qu’il le fist agenoiller ung genouil. D’aultre part le chevalier donna ung merveilleux coup sur le heaulme a Quezinstra : puis cuida recouvrer : mais le gentil Quezinstra par son agilité saulta a costé, & ne fut attainct : le coup descendit en terre : tellement que a peine peust son espee retirer. Et ce pendant le courtoys Quezinstra attendit jusques a ce que il l’eust retiree. Puis commencerent a eulx entredonner sy tresmaulvais & enormes coups, qu’ilz detrencherent & percerent de toutes partz leurs escus & leurs harnoys : sy furent long temps, que l’on ne pouvoit juger, lequel obtiendroit la victoyre : qui fut occasion de causer merveilleuse timeur aux assistans, tant d’une part que d’aultre. Mais l’extreme tristesse & craincte que je avoye, excedoit celle de eulx tous. Tant dura celle bataille, que les chevaliers estoient tant fatiguez & travaillés, que il ne estoit possible de plus : toutesfoys Quezinstra ne se demonstroit si las, que le frere de L’admiral : lequel en se couvrant le mieulx que il pouoit de ce qu’il luy restoit de son escu, ne faisoit plus que souffrir : en sorte que d’ung coup que Quezinstra luy donna sur le heaulme : il le fendit & divisa en deux partz : & luy fist une grande vulneration, & tumba le heaulme a terre, & le chevalier quant & quant. Et pource que il avoit beaucoup perdu de son sang, ne se pouoit relever : ce que voyant le noble Quezinstra, se approcha de luy & le ayda a relever. Et quand le frere de L’admiral considera la debonnaireté & courtoysie de son adversaire : luy dist ainsi.

O victorieux chevalier, bien est temps que je me desiste de plus vouloir resister contre vous : & que me mettes du tout en vostre mercy : mais puis que aux immuables cieulx ainsi plaist vostre valeur inestimable accompaignee de benignité, me faict reputer felice de estre dompté & suppedité par le plus preux chevalier de l’universel : auquel je ne veulx refuser de me rendre obeissant : avec certaine deliberation de tousjours perseverer en vostre felice servitude. A ces motz respondit Quezinstra, monsieur, je vous asseure que tresjoyeux suis de me avoir experimenté contre ung si vertueux chevalier comme vous estes : car je vous puis nommer la fleur de tous ceux que je trouvay jamais, depuis que je ay donné principe a l’exercice de l’art militaire : & si par vostre benignité me faictes ouffre de vous dedyer a mon service, soyez certain que je ne veulx faillyr de vous faire ouffre reciprocque : car il ne seroyt en ma faculté de vous remunerer du grand bien & singulier plaisir, que par vostre moyen m’a esté faict en preservant de mort le myen compaignon : lequel je n’ayme pas moins que moymesmes. Et pour ce me repute a vous perpetuellement obligé, comme sy ma propre vie m’aviés conservé. Ces parolles dictes tenant la main l’ung a l’aultre, s’en vindrent au pavillon de L’admiral : lequel s’estoyt absenté pour ne pouvoir plus souffrir l’anxieté qui le molestoyt, pour la timeur qu’il avoyt que en ceste bataille son frere ne receust mort. Mais quand il le veist (combien que ce luy fust chose griefve a tolerer, de ce qu’il estoyt vaincu) sy fust il aulcunement reconforté, & feist assez bon recueil a Quezinstra : puis luy dist, chevalier je voys apertement que les Dieux ne sont favorisans aux superbes courages : mais au contraire les mactent & oppriment, ainsi que je congnoys par moy, qui estimoys que nul ne peust resister contre ma puissance : laquelle je croyoys estre invincible, & avoys entreprins de totallement expugner ceste noble cité : & si mon cruel & inique desir eust sorty son effect, j’avoye conclust de continuellement affliger la dame, en luy inferant, & faisant diversitez de tourmens : combien toutesfoys que jamais sa purité & sincerité ne me ayent offensé : car pour le reffuz qu’elle a faict de moy, ne se doibt on esmerveiller ne luy ascripre ou attribuer a coulpe : Car presentement les raisonnables considerations me contraignent de dire, que de vray sens elle eust esté alienee : si elle eust acquiescé a ma requeste : car a sa gentille jeunesse, ne convient homme si antique, debile & cassé comme je suys. A ces motz se print a soubzrire Quezinstra : & riens ne luy respondit. Ce pendant furent mandez les chyrurgiens, pour applicquer quelques medicamens aux vulnerations du frere de L’admiral : lequel ilz trouverent merveilleusement blecé : toutesfoys n’y avoit peril de mort. Ilz voulurent regarder aulcunes petites blessures de Quezinstra : mais il dist que necessairement convenoit qu’il retournast a la cité, ou tout a loysir y pourroit faire adapter quelques oingnemens aptes a le secourir. Et pour ce sans plus delayer, prinsmes congé de L’admiral & de son frere : lequel se contristoit fort de ce qu’il estoit si griefvement blecé : & plus detestoit son acerbe fortune (qui a l’occasion de ses playes l’empeschoit de nous associer) que pour l’extreme douleur qu’il en sentoit : car sans cela, avoit deliberé de nous tenir compaignie en toutes noz adventures bonnes & adverses. Mais considerant qu’il n’y pouvoit remedier, patience luy fut necessaire.

Ainsi doncques nous en retournasmes avec grand hylarité de cueur : car jamais Octovian ne fist plus joyeulx retour de Egypte, que nous fismes en la Cité, en laquelle fusmes avecq grande benevolence recueilliz & acceptez : & nous fut exhibé & monstré plus d’honneur, que ne feirent oncques les Grecz au magnanime filz de Thetis. Et comme nous feusmes aux degrez du palais, sortit la Dame, & vint au devant de nous, & quand elle fut approchee, estroictement nous embrassa : & quasi en larmoyant dict : auquel de vous je reste plus redevable, discerner ne le pourroye : ou a vous Quezinstra, pour me avoir esté vray protecteur & deffenseur : ou a vous Guenelic, en faveur duquel plus a esté la chose entreprinse, que pour aultre cause : car depuis que fustes prisonnier, vostre compaignon fut si anxieulx, que nullement ne se peult consoler jusques ad ce que il fut certioré de vostre bonne convalescence. Parquoy je puis bien imaginer, que autant l’a faict pour vous restituer votre liberté, que pour la pityé & commiseration dont il a esté commeu pour me veoir en telle calamité. En disant telles parolles, entrasmes en la salle, puys tout subit furent mandez chyrurgiens pour subvenir a Quezinstra : Et eulx venuz, applicquerent a ses vulnerations medicamens convenables pour mitiguer toute douleur quelque acerbe qu’elle fust. Ces choses faictes, commencerent les chevaliers, dames & damoyselles a eulx resjouyr, & se passa le jour en toute recreation & delectables plaisirs. Puis venue l’heure que Somnus excite les lassez membres a prendre repos, nous retirasmes en nostre chambre : si fust concedé au corps le petit repos, que la briefve espace nocturne nous prestoit.

Despart des deux chevaliers compaignons, des dons de la Dame, & de leurs nouvelles adventures.
Chapitre. XV.

Ja commençoyt la triste Progne de la belle Aurora prononcer l’advenement, quand L’admiral fist lever le siege, & de devant la noble Cité se absenterent : & ce jour mesmes deliberasmes de mettre ordre a noz affaires pour partir de brief : car Amours avec si grande vehemence me stimuloit : que continuellement persistoye d’instiguer & incliner Quezinstra au desiré partement & tellement le persuaday, que le troisiesme jour prismes licence & congé de la gentille princesse : de laquelle feusmes suffisemment guerdonnez, & entre aultres choses, par singularité nous fit present de deulx aneaulx merveilleusement riches : Et en les nous presentant, commença a telles parolles proferer : Quezinstra, voyez cest aneau : lequel pour dignité ou valeur je ne vous donne : mais pour ung fidele record de celle qui jamais jour de son vivant ne vous oublira : puis se retournant vers moy : ainsi me dist. Guenelic, je vous supplie que de tel cueur vueillez accepter ce petit don comme je le vous presente, Car ce n’est moindre vertu de gracieux recevoyr, que le liberal donner : & si vostre plaisir estoyt d’en faire present a vostre amye, ce me seroyt une delectation : estimant que en luy voyant porter, perpetuellement auriez souvenance de moy. A ces gratieux propos modestement luy respondismes, ma dame nous lisons qu’il ne fault boire synon quelques petites liqueurs du fleuve Lethés, pour les choses preterites oublier : Mais plus tost consumerions tout le fleuve, que la souvenance de vous, nous tournast en oblivion. Et pour ce ma dame soyez certaine que nous pouvez estimer a perpetuité voz loyaulx & fidelles serviteurs. Apres avoir ce dict, elle s’approucha de nous, & son chef sur noz espaulles colloca, & ensemble nous baisa & embrassa puis en prenant congé d’icelle, la laissasmes toute triste & pensifve.

Ainsi nous departasmes de la Cité de Elyveba : & quand feusmes sur la mer, donnant la voile au vent surmontasmes Rhodes & le Royaulme de l’anticque Saturne, mais tant nous mesadvint, que par l’impetueux soufflement des ventz Eurus & Notus, fusmes fort travaillez & avec ce les impetueuses undes toute nostre gallere emplyssoyent, tellement que pour la charge s’enclina l’arbre : en sorte que en nous voyant l’on eust peu juger que tous feussions antipodes. Toutesfoys par faveur de celluy qui l’arche du grand pere de semblable peril libera, parvinsmes en une isle assez convenable pour prendre repos, & refociller noz fatiguez & debiles membres, ce que nous feismes. Puis apres nous revinsmes sur la mer, & en petit de temps feusmes en la cité D’athenes : puis parvinsmes en la cité dont celluy fut fondateur, qui par le commandement de Pallas sema les dentz de serpens, dont nasquirent chevaliers armez, & appareillez a faire bataille. Departis de la, allasmes en la haulte Mycene, qui de nous fut totallement visitee : & depuis feusmes transportez au port d’une petite cité nommee Basole, ou deliberasmes sejourner quelque temps pour aulcunement nous restaurer. Mais plus tost ne furent troys jours passez, que le repos ne me fut fascheux, pour la singuliere affection que j’avoye de veoir celle, pour laquelle retrouver, eusse voluntairement cheminé jusques aux cuisantes undes infernales.

Ainsi doncques estoye accompaigné de desir qui continuellement me stimuloit : parquoy impossible me fut de plus dissimuler en face l’anxieuse tristesse qui en mon cueur estoyt latitee, & incontinent en feis indice : tellement que Quezinstra en eust certaine evidence, & me dist. Guenelic je m’esmerveille a quelle occasion vous differez de me enucleer & declairer vostre conception : ne sçavez vous que vostre contentement autant d’hylarité me causeroit, qu’il pourroit faire a vous mesmes si aultrement vous l’estimez, de la verité seriez merveilleusement aliené : car si a l’experience se doybt foy adjouster, je vous en laisse le jugement. Et a l’heure ainsi je luy respondis.

O trescher amy, tousjours vous ay congneu fidele, discret, gracieux & amyable : mais la cause qui m’a instigué a conserver en silence le desir que j’ay de partir a esté par craincte de vous trop importuner. Mais puis que par la subtilité de vostre esperit, mon travail avez comprins, selon vostre discretion donnerez secours a ma triste & debile vie. Ces parolles dictes Quezinstra donna ordre a nostre affaire pour partir le lendemain, ce que nous feismes : car incontinent que Apollo commença son beau chef a demonstrer, nous remismes a naviger les undes marines : & feusmes transportez en l’isle ou le fugitif Dyomedes les membres laissa. De la passasmes la Maufredonie, & le perilleux mont aucontain avec les Pisanriences fosses posaniriemes : puis a l’anticque cité, doubteux refuge a la Cesarienne region. De la departiz parvinsmes a la cité de Lubion, ou nous retirasmes ung petit. Et ce pendant feusmes advertiz que estions assez proches d’une Cité, laquelle estoit asiegee pour la rebellion que les habitans avoient faicte a leur prince. Ceste cité (le nom de laquelle estoit Bouvacque) estoit habitee de gens pervers & iniques : lesquelz ne vouloient obeyr ny avoir de superieur : Car au moyen de leurs superbes oultrecuydances, leur estoyt advis, que nul ne les pourroit dompter. Quand Quezinstra eut ces nouvelles distinctement entendues, par instantes prieres me persuada de nous transmigrer en l’ost qui residoit devant la cité, & de nous offrir au service du prince : affin que peussions faire œuvres dignes de memoyre. Et je considerant que sa requeste estoyt de vertu accompaignee, ne me sembla chose licite de differer l’accomplyssement, combien que ce me fust chose tresgriefve, mais pour luy gratifier, dyssimulay & dytz, que telle entreprinse ne me desplaysoyt. Et incontinent ces parolles dictes commençasmes a nous preparer : & nous absentasmes de la cité : pour nous transporter en l’ost qui n’estoit que a quatre mille de la. Parquoy en petit de temps y parvinsmes. Mais premier que parvenir en la presence du prince, feusmes de plusieurs interroguez, pour sçavoir que nous venions chercher, & investiguer entre eulx : ausquelz nous feismes response : que la cause motive qui a ce faire nous instigoit, n’estoyt aultre que l’aspirant desir que nous avions de faire au prince quelque service, qui a sa celsitude fut aggreable. Et lors feusmes conduyctz au tref du magnanime seigneur : lequel estant informé de nostre bon vouloyr, nous receut benignement en nous acceptant voluntairement a son service. Et depuis ce jour furent continuellement donnez dyvers assaulx a la Cité : Ou Quezinstra & moy ne fallismes de nous trouver : & sy vertueusement nous y portasmes, que ce nous fut occasion d’acquerir totallement la benevolence du prince : & nous excitoyt tousjours de perseverer, nous promettant que de noz services ne demeurerions sans convenable remuneration.

Long temps fut le siege devant la Cité, sans ce qu’il fut en nostre faculté de la pouvoir totallement expugner. Mais ung jour l’assaillasmes de toutes partz si vigoureusement, qu’ilz ne pouvoyent resister, combien qu’ilz en feissent tout leur effort. Mais Quezinstra faysoyt tant d’armes, que tous estoyent timides de le rencontrer : car pour l’impetuosité de ses coups menoyt tel bruyt, que Boreas entrant dedans une tourbe de nues & collidant l’humide ayr en icelles assemblees, en arrachant des mains des Ciclopes les forgees tonnerres & fouldres premier qu’ilz les ayent presentees a l’altitonant filz de Saturne : estant en telle fureur oppressa merveilleusement les ennemys. Ce que voyant le Prince, commença a exhorter ses gens, leur disant que ceste journee pourroyent facilement debeller leurs adversaires, se pusillanimité ne les empeschoit. Les chevaliers ainsi stimulez de leur prince, commencerent tous a prendre cueur : & a l’exemple de Quezinstra se porterent si vertueusement, que les superbes Cytoyens ne les pouvoyent plus souffryr : Ce estoyt une chose horrible & espouventable de ouyr les complainctes & gemissemens des mourans, dont il y avoyt infiny nombre. Et si long temps dura ceste enorme & execrable bataylle, que finablement plus par la prouesse de Quezinstra que par aultre moyen fut la ville subjuguee & prinse. Et en verité puis bien dire, que riens ne furent les victoyres obtenues par Hannibal en Ausonye au respect de ceste ycy. Ilz entrerent victoryeusement en la Cité : & croyez que riens ne fut la Gamenonicque proye, ne la conqueste de Colcos, en comparaison de celle que je vous narre : il me sembloyt estre en la Cité Priamide : ou en celle des Sagontes, pour les lamentables vociferations & pyteuses ululations feminines : qui redondoyent jusques au ciel empyrien. Toutesfoys a l’instigation de Quezinstra, le prince feist publier & cryer sur peine de la hart, que l’on cessast de les plus molester, puis apres feist congreger & assembler les survivans : & eulx venuz, les commença a regarder d’ung regard qui moins n’estoyt cruel que celluy de Hector, quand aux nefz Grecques le feu portoyt. Et lors avec une acerbe prononciation, leur a dist telles ou semblables parolles.

O vous hommes sceleres & maulvais, soyez certains que je ay esté certioré par mes ambassadeurs, que par plusieurs foys vous ay transmis : lesquelz ce sont de entre vous qui estoyent inveterez & endurcis en leurs infelicitez sans vouloir extirper ny abollir leurs anticques & accoustumees rebellions. Et pour ce considerant voz manifestes iniquitez : c’est chose tresurgente, que rigueur de justice & odieuse vengence soyt faicte des rebelles qui ne sont timides de offenser leur droicturier seigneur. Et pourtant apres la deliberation de mes hommes fideles, croyez indubitablement que de voz malefices serez griefvement punyz.

Ces parolles ainsi par le Prince proferees, les pouvres vaincuz furent reduictz en une extreme perplexité, attendans l’ultime determination de leur prince : lequel apres avoir ouy diverses opinions de ses gens, se arresta a celle de ung anticque chevalier : lequel dist que il ne conseilloyt de les faire mourir : car la mort que subitement ilz souffriroient, imposeroit fin a leurs peynes. Parquoy la punytion ne seroit si griefve, que de leur administrer une penible & fatigieuse vie, comme pourroit estre de les dedyer aux perpetuelz services de quelque cruel maistre de galleres, ou la seroient deputez a l’exercice de la mer. Et comme bestes silvestres sembleront estre transformez : si souffriront une continuelle peine pour l’aspre castigation des enormes coups dont (selon la coustume) ilz sont incessamment molestez. A l’heure eust esté mise ceste sentence a execution, n’eust esté le noble Quezinstra : lequel commeu d’une compassion interieure, son honneste propos au prince, & telles parolles sagement profera.

Monsieur combien que ces Citadins par leurs temeraire folie, ayent presumé avoir d’eulx mesmes l’entier empire & gouvernement : & vous vouloyent frustrer totallement de vostre droict successif & hereditaire : supposé que par cela ilz ayent desservis tresgriefve punition, il me semble toutesfoys, que clemence doybt estre preferee a la rigoureuse justice : & vous debvez recorder du victorieux Jule Cesar, lequel apres que par liberalité & prodigalles largesses il eust attraict & reconciliez la plus part de ses ennemys, delibera de vaincre le surplus par urbanité & clemence : & facilité de pardonner, dont il prospera tellement : que il porta ses victorieuses aygles, nonobstant la severité du senat Romain jusques au Capitole, & sacrifia au protecteur de sa cité Juppiter. Bien vous l’ay voulu rememorer tresillustre prince : affin de vous exciter a extirper toute rigueur de vostre noble cueur : a ce que ceste vertu de clemence qui bien est conveniente a vostre altissime noblesse, y puisse retrouver le lieu de son accoustumee residence qui par yre a esté de rigueur occupé. Incontinent que Quezinstra se fut reduict es termes de silence, le prince demeura quelque espace pensif, Puis apres commença a refrener son yre, qui fust occasion de luy faire telles & semblables parolles former : Vertueulx Chevalier, vostre narration par telle sorte est limitee, que plus contiennent les sentences, que ne font les parolles : lesquelles en sy grande efficace me sont au cueur inserees, que en faveur de vous me veulx totallement desister de l’appetit que j’avoye de user de vindication : combien que ces gens pervers & iniques aient commis & perpetrez une griefve offense, au moyen de leurs obstinations. Mais quand je considere que par vostre valeur inestimable, ilz ont esté suppeditez : bien me semble raisonnable vous estre permis, de (selon vostre discretion) pouvoir disposer tant de leurs vies que de leurs biens & facultez, ce que liberallement je vous concede : & si de aultre chose vous prend envye, ne differez de m’en faire sçavant sans aulcune dubitation de trouver reffus a chose que puissiez requerir.

La debonnaireté d’ung prince envers ses subjectz. Avecq la poursuitte des adventures des deux chevaliers.
Chapitre. XVI.

Apres la prononciation de ces parolles, Quezinstra fut merveilleusement joyeulx. Et se efforça de referer au prince les remercimens deuz & convenables, puis en adressant son propos aux Citadins, leur feist plusieurs remonstrances pour les instiguer a adnuller leurs superbes oultrecuidances, sans jamais user de rebellion contre leur Prince, lequel avoit refrené sa fureur, en preferant benignité a rigoureuse vengeance : qui les debvoit stimuler a perpetuellement observer fidelité envers la supreme clemence & doulce mansuetude d’icelluy leur droicturier seigneur. A ces motz furent les Citadins reduictz en une incredible hilarité, comme ceulx qui se veoyent restituez en leurs libertez : lesquelz par avant estimoient d’estre condempnez au dernier supplice : ce que bien avoient merité, a l’occasion de leurs sedicieuse entreprinse : mais eulx voyant qu’ilz avoyent impetrez mercy par les intercessions du noble Quezinstra, eulx estans encores prosternez aux piedz de leur Prince, ne se leverent que premier ne eussent dictz telles parolles.

Prince magnanime puis qu’il a pleu a vostre altitude d’extirper de vostre noble cueur la juste yre que contre nous aviez conceue, & vous condescendre a la facilité de pardonner, nonobstant la griefve offense par nous perpetree envers vostre noblesse. Bien debvons estimer que vostre institution naturelle, & vraye gentillesse a ce faire vous provocque : & aussy demonstrez que bien estez memoratif de ce que testifie & dit la saincte escripture, c’est que ceulx sont felices qui seront misericords : car misericorde ilz ensuyvront. Et par ce s’entent qui n’est chose plus apte a la fruytion de la vie bien heuree que est le oublier des facheries souffertes. Et a ceste occasion avons certaine evidence que ces evangelicques parolles sont en vostre cueur descriptes : que plus fermes en ung metail ne se pourroyent engraver. Car considerant noz iniquitez, ne estoyt a presupposer pouvoir jamais trouver paix ne reconciliation envers vostre celsitude : mais vostre urbanité a esté superieure : & a esté si puissante que elle a mitigué, & finablement adnichillé la ferocité, ce qui vous doibt tourner en perpetuelle louenge : car entre les dons & graces de corps & de l’ame, celle seulle propre & peculiere vertu est ascripte a Cesar Auguste : duquel selon que puis concepvoir, vous estes vray exemplaire. Dont en ces considerations pouvons juger tresfelice le peuple, sur lequel tel prince domine : & pour ce ayant adnichillé en nous toutes superbes rebellions, avons deliberé de donner principe au fidele servir, & en icelluy perseverer : Et si aultrement le faisons que la bouche le prononce, nous obsecrons la supernelle divinité, que en vivant, toute splendissante lumiere nous fut nuysible : & en mourant, puissent demeurer nous miserables corps inhumaine pasture de cruelz animaulx : & l’esperit par lieux obscurs, caligineux & tenebreux : soit tousjours sans aulcun repos ne tranquillitez errant : bien sommes certains que a l’occasion de nos sceleritez preterites, serez facile a suspecter de nous quelque chose sinistre : mais les aggreables services que pour le futur esperons faire a vostre sublimité vous donnera manifestes demonstrances que nous sommes totallement reduictz a la vraye lumiere de raison, dont pour quelque temps avons esté grandement alienez.

Apres que ilz eurent imposé fin a leur parler, le prince les fist lever, & ne leur dist autre chose sinon que ilz gardassent que leurs parolles ne feussent proferees par faintifve dissimulation, mais feissent en sorte qu’elles ne feussent differentes aux effaictz.

Et apres que il eust ce dit, se adressant a nous entra en plusieurs devises & raisonnementz, a quoy nous feismes responces, les plus modestes qu’il nous fust possible. Et ainsi devisant se consuma ceste journee : mais la sequente le prince voulut que Loix feussent instituees : qui depuis furent autant estimees, que furent jadis celles de Ligurgus : si furent par les habitans si bien observees que perpetuellement conserverent entre eulx une vraye concorde & singuliere amytié. Peu de jours apres telle institution pour me estre le sejour tedieulx & ennuyeulx, selon ma coustume par continuelle instigation commençay a persuader Quezinstra a la briefve departie, laquelle il ne voulut differer : mais pour a mon affectueux desir satisfaire, promptement se consentit a prendre licence & congé du prince : parquoy sans dilation nous transmigrasmes en une riche & tresaornee salle ou le prince avec aulcuns de ses familiers assistoit : & apres la reverence faicte, Quezinstra donna tel principe a son parler.

Tresvictorieulx & vertueulx prince, puis que la disposition divine se est inclinee a vous impartir tant de graces, comme subjuguer la superbité des rebelles : Et oultre plus les reduyre selon la vraye equité : En laquelle je puis conjecturer tous d’ung vouloir unanime, sont deliberez de perseverer : dont nous sommes merveilleusement joyeulx, a cause du doulx accueil que vostre noblesse nous a faict dont ne seroit en nostre faculté de rendre service qui au merite du grand benefice (pour recompenser) fut condigne : car a ce faire mille ans ne souffiroient, neantmoins n’y a deffault de bon vouloir : Car certain debvez estre que avions deliberé, de ne jamais partyr jusques a ce que vous eussiés l’expedition de ceste facheuse guerre : mais puis que de telz fatigues estes liberé, apres avoir impetré congé de vostre seigneurie, nostre deliberation est telle, de ceste inclyte cité nous licencier.

Cela dict le prince se demonstra aulcunement triste, & ne respondist promptement. Mais quand il commença a son parler former, il dist ainsi : nobles chevaliers, a quelle occasion avez vous desir de vous absenter de ma court, est votre departie si tresurgente, que ne la pourriés aulcunement differer, il me semble que en sy grande diligence ne vous debvez separer de celluy qui bien vouldroyt congnoystre voz desirs, pour en grande promptitude les accomplir : ce que bien me sens obligé de faire, comme a ceulx qui m’ont esté vrays protecteurs & defenseurs. Et sans la faveur desquelz n’eusse peu achever mon entreprinse. Parquoy a bonne raison me doibs contrister, si je suis destitué de l’ayde de ceulx qui me seroyent unicque refuge, si aulcuns de mes malveillans temerairement se esforçoyent de me invader. Et pourtant a l’occasion de l’extreme tristesse que vostre partement me pourroyt causer, je vous veulx induyre & convertyr a muer d’opinion, & de ce tresaffectueusement vous en supplye. Apres les dessusdictes parolles, Quezinstra telle response luy feist.

O noble prince, si nostre vouloir n’estoit en la puissance d’aultruy, point ne seroit necessaire de vostre altitude tant humilier, comme de nous supplyer : mais pourriez user de commandemens, ausquelz nous vouldrions totallement obeyr. Mais pour n’estre le demeurer en nostre faculté vous plaira nous excuser. Et lors dist le prince assez evidemment, je congnoys que vostre propos est si ferme, que sans grande difficulté d’icelluy ne vous pourroye divertir. Toutesfoys quand aultre chose ne puis faire, tresinstamment vous prie, & sur la foy de gentillesse vous conjure, de m’exprimer la cause pourquoy vous ne estes en vostre liberté. Et a l’heure mon compaignon me regardoyt en soubriant, & me dist que ceste requeste honnestement nous ne pourrions denier : ce que voyant, le chef baissé comme ung homme verecundeux, Je luy dis : que Amour de dame me pressoyt & stimuloyt de voyager. Et quand le prince entendist que pour amour sensuel tant travailloye, commença a proferer telles parolles.

O Guenelic la singuliere affection, & ardente benevolence, que j’ay envers vous, me contrainct a vous exhorter de vous aliener de ceste mortelle sollicitude : & considerez que ce n’est acte d’homme prudent, ensuyvre la sensualité, & laysser la rayson : Car nous ne meriterions le nom des creatures raysonnables, si la raison vers nous aulcung lieu ne tenoit. Et pour faire demonstrance que avec icelle vous voulez conformer plus ne ensuyvez ceste effrenee lascivité : delayssez ceste immoderee rage, qui tresfacilement peult les hommes transformer comme les compaignons de ulyxes. Et si bien distinctement considerez a quantes infelicitez, calamitez & miserables ruynes a conduict le monde, ceste inordonnee passion, tesmoignage en rend L’aphricque & L’europe. Qui medita l’extermination des Tarquiniens ?

Ceste exillee fureur. Qui discorda Cesar & pompee ?

Ceste inconsideree amaritude. Qui feist cruelz Les Romains avec les Sabins ?

Ceste peste universelle. Qui macula la maison imperialle de Claudius ?

Ceste frivole infirmité. Qui ruyna Marc Anthoine & Cleopatra ?

Ceste acerbe douleur. Qui suppedita Hannibal ?

Ceste commune forcenerie, par laquelle Siphas soubstint premier defaillir la foy, que d’icelle se priver. Qui tourmenta Demetrius ?

Ceste cruelle anxieté. Qui conduict a l’extremité Neron, Caius Caligula, Catiline & Sardanapalus ?

Ceste devorante flamme. Qui de infamie remplyt les altissimes entendemens de Platon, xercés, Aristote, Socrates & Ptolomee D’egypte ?

Ceste ardeur venerienne. Et si vous ne prestez foy aux antiques histoyres : lyre pouvez les modernes : & si voulez discourir par le monde, vous en verrez manifeste exemples : & si bien considerez par vous mesmes, pourrez juger que d’amours ne procede sinon travaulx, larmes, souspirs, gemissemens & cruciation de corps & d’ame.

Revocquez donc vostre pensee a meilleurs usages : Laissez le cultivage de la concupiscence, & vous recordez d’estre homme & non animal irrationnel.

Et par ce pourrez licencier ces inutiles passions : par lesquelles soubstenez tant d’angustieuses fatigues : & si tant de felicité vous succede, que vous en soyez liberé, a l’heure facilement occuperez vostre genereulx esperit a plus supremes & altissimes choses : ce que presentement n’est en vostre possibilité de faire. Car vous debvez croyre que estant en ceste volupté jamais ne vous pourrez adjoindre a choses aulcunes vertueuses ne prouffitables : car pour le continuel soucy que vous avez de avoyr la fruytion & jouyssance de la chose aymee, de vous sont expulsees toutes aultres cures & sollicitudes. Et s’il advenoit que de vostre dame vous devinssiez possesseur, peult estre que vostre vie ne seroit si doulce & tranquille, que vous estimez.

Car de plusieurs amans telle est la coustume, que depuis qu’ilz ont l’accomplyssement de leurs desirs, pour timeur & craincte d’en estre spoliez, en deviennent tressolliciteulx & curieulx gardiens laquelle curiosité ne peult estre sans passion de cueur, & est sans ordre & raison. Et pour ce considerant toutes ces choses : en vous demonstrant vertueulx vous est necessaire de poser les voilles a port plus tranquille : & si ainsi ne le faictes vous trouverez estre veritable, que celluy qui de bon conseil ne tient compte, convient que de travail abonde.

Combien que les raisons persuasives du prince feussent merveilleusement penetrantes, si n’eurent elles puissance de faire aulcunement varier mon cueur : mais tousjours augmentoit l’affection de veoir ma desiree Helisenne. Toutesfois ainsi je luy respondis.

Monsieur je vous certifie que les amiables exhortations & remonstrances que m’avez faictes, me prestent indubitable foy de l’amitié que vous me portés. Et si les yeulx de Juppiter furent vigilans au salut de celluy qui cinquante six ans le monde tant paisible gouverna, je ne estime les vostres envers moy moins clementz. Et pour ceste cause de plus en plus vostre benignité me oblige, & rend debiteur envers vostre altitude : a laquelle (par singuliere affection) desireroye faire service, qui luy fust acceptable. Et s’il estoit en ma faculté de delayer nostre partement (puis que je cognoys que nostre presence vous delecte) voluntairement consentiroye le demeurer : mais croyez que pour donner secours a ma debile vie, le partir me est tresurgent & necessaire. Et si bien congnoissiez, avec quelle force amour me domine & seigneurie, je me persuade que par doulceur & humanité, vous mesmes me stimuleriez de partir : Car certain suis que l’instigation que me avez faicte, en partye n’est que pour la recordation, que vous avez des malheurs : qui au temps preterit pour Amour sont advenus : mais si bien considerez, tous amoureulx ne sont si cruellement traictez au service de leurs Dames, que ceulx que vous avés prealleguez : dont sont procedees les entreprinses belliqueuses de Lancelot du Lac, Gamian, Gyron le courtoys, Tristan de cournouaille, Ponthus & plusieurs aultres chevaliers, sinon par le service D’amours, & eulx entretenir en la benivolence de leurs amyes ? Et par leur loyal servir ont merité de estre ascriptz au triumphe de renommee, Et par ce servent d’exemple a tous leurs posterieurs. Et quant a ce, que dictes que nous amans sommes tant agitez, persecutez & affligez, bien je vous concede, que souventesfoys pour n’estre satisfaict de son desir, l’on seuffre douloureuses anxietez. Mais si pour semblables tristesses, le amant deliberoit de amour se desister, bien se abuseroit : car si du principe une amour est dedans le cueur bien vivement inseree, l’on soubstiendroit premier toute crudelité que de icelle se priver : & la cause pourquoy se trouve tant de varietez en aulcuns personnaiges, est a l’occasion de la difference des amours : aulcunes procedent par longues & continuelles frequentations & secretes collocutions. Et a telles amours eslongnement de l’œil est oblivion de cueur.

Aultres sont qui ne ayment seullement que pour accomplir leurs effrenees libidinositez. Et a ceulx de coustume leurs advient comme il fist a Amon : lequel si ardemment desiroit sa seur Thamar : mais incontinent qu’il fut rassasié de son desir, l’ardeur d’amours fut estaincte : mais les amours desquelles l’on ne se peult jamais desister, sont celles qui de la premiere veue se pregnent car cela signifie que les personnaiges ne sont dissemblables de complexions : Et que le vouloir de l’ung facillement a l’aultre se peult confermer : Et telles amours perpetuellement durent. Et pour ce considerant que par le premier regard de ma tresdesiree dame amours eut de moy entiere possession, il n’est a croire que je m’en puisse aliener : & puis doncques qu’il n’est en ma puissance pour me conserver en vie, me fault chercher l’object dont je espere au temps futur, impetrer entiere remuneration de mes fatigues & peines preterites : car les dames aymees ne sont si cruelles, que a ung solliciteux amy ne donnent de leurs desirs contentement.

Apres que je euz exprimé telles parolles le Prince ne voulut plus insister au contraire de mon desir : car par evidence congnoissoit que en moy estoit decretee & affermee ceste mienne irrevocable sentence, dont il estoit merveilleusement marry : mais pour n’y pouvoir remedier, par discretion tempera son courroux. Et en consideration des aggreables services que nous luy avions faict, nous guerdonna suffisamment : puis apres le bon congé de luy & de la noble assistance prins, nous sequestrasmes.

FINIS.

 

La tierce partie
des Angoysses douloureuses, qui
procedent D’amours. Composees
par Dame Helisenne
parlant en la personne
de son amy
Guenelic.

De Crenne.

Il n’est en ce monde (selon mon petit jugement) o nobles lecteurs, nul vice plus enorme & detestable, que le peché d’ingratitude, comme celluy que je estime estre l’origine de tous les aultres. Car si le premier homme ne eust esté ingrat envers celluy qui est Auteur de tout, duquel il avoit receu tant de benefices, il ne fut succumbé en la mortelle ruyne pecheresse, dont en sont contaminez tous ses posterieurs.

A ceste cause & en consideration de ce, se il m’est possible, me veulx preserver de estre maculé du vice predict. Et pour ce, premier que plus me travailler a parachever ceste œuvre, ay voulu remercier celluy duquel toute beatitude provient : qui tant de grace m’a imparti, comme de rediger amplement par mes escriptz ce que je vous avoye narré en briefz motz par mon epistre : puis apres les louenges rendues selon ma possibilité (me confiant en celluy : lequel par son prophete Osee au deusiesme chapitre dict a l’ame : je te espouseray en la foy.) Je donneray commencement a vous relater encore quelques voyages accomplis par Guenelic & Quezinstra : puis vous manifesteray, par quelle subtile invention Guenelic retrouva ce que tant affectueusement desiroit. Si vous donneray intelligence de la cause par laquelle la joye par luy conceue fut convertie en tresgriefve & cruelle passion : ce que considerant, aurez encores plus l’occasion de detester cest abominable vice de desordonnee amour : cela pour le present, est la principale cause, qui par ung aspirant desir, plus fort me stimule a continuer l’assiduité d’escripre. Car si precedentement vous ay exhorté a la discipline de l’art militaire pour acquerir triumphe de renommee, a ceste heure plus fort suis provocquee a vous instiguer a la resistence contre vostre sensualité : qui est une bataille difficile a superer : & d’icelle escript sainct Paul aux Galathes, cinquiesme chapitre. La chair & concupiscence, est adversaire de l’esperit : & l’esperit est adversaire de la chair. Mais qui sera ce, qui donnera port & faveur a l’esperit, sy ce n’est Dame raison ? de laquelle je n’ay voulu croire les salutaires conseilz : mais l’ay totalement repulsee : & depuis ne a esté en ma faculté de la pouvoir revocquer. Parquoy je vous obsecre, que de elle ne vouz distinguez aulcunement : affin que par elle, la sensualité succumbe, & soit domptee. Et si ceste felicité vous est concedee, a l’heure pourrez dire comme sainct Paul, qui telles parolles prononçoyt, je castigue mon corps, & redige en captivité. Et pour ce, je exore l’eternelle divinité, qui en ceste chose, de sa faveur vous vueille gratifier.

Guenelic persiste en ses advantures pour trouver s’amye.
Chapitre. I.

Apres avoir prins congé du prince, nous montasmes sur mer, & navigasmes a la tresrenommee Carthaige : a laquelle parvenus, totallement la visitasmes : & de la a Valence, Barselonne, Marseille, Moulgues, Albougues & Savonnes : puis tost apres arrivasmes a Gennes, & la prismes port, & affermasmes les ancres : pource que nous estions tant travaillés, que necessairement nous convenoit reposer : en entrant dedans la ville, Je vis ung gentil homme qui aultresfoys en nostre region me avoit esté amy familier & domesticque : & comme je l’euz apperceu, a mon compaignon je dictz ainsi : Quezinstra si la memoyre ne me deçoyt, je voys la ung gentil homme : lequel nous estans au pays avec nous frequentoit, Et en ce disant ingenieusement approchasmes de luy, & nous arrestasmes pour le contempler, puis confermez en certitude nous feismes plus proche de luy : puis treshonnestement le saluasmes. Et lors avec les yeulx ententifz nous regarde : & quand congneu nous eut, avec une certaine doulceur & amour, de luy feusmes humainement & cordialement interroguez : quelle estoit la cause de nostre venue en ce lieu : & a l’heure non sans plourer de ma calamité le feis sçavant, dont le recit le provocqua a lachrymeulx gemissementz, & me dist.

Guenelic vous n’estes seul ayant cause de vous lamenter : car moy que vous congnoyssez de lignee noble de present : par l’instabilité de fortune, de ce lieu suis citadin, ou me fault converser avec gens superbes & de toute bonne coustume alienez. Car combien que ceste terre soit riche, opulente & belle, si n’est elle productive que d’enfans ingratz : avec lesquelz, nulles gens de bon esperitz ne se peuvent conformer. Neantmoins puis que aux immuables cieulx a pleu, d’eulx eternellement me contente : & doresnavant le plus solitairement que pourray, feray residence en mon domicile : auquel je vous supplie vouloir venir vous refociller, en y usant d’aultant de privaulté, que pourryez faire en vostre propre lieu hereditaire. Et en ce faisant, l’estimeray a grand honneur, & singulier plaisir. A ces motz, tant qu’il nous fust possible le remerciasmes : & sans user de reffus, en son domicille nous transportasmes. Et quand nous y feusmes parvenuz, entrasmes en divers propos & arraisonnemens. Et ce pendant se procuroit du benefice corporel : & puis apres le souper, nous fut pourveu de repos honnorable.

La nuyct accompaignee de desir en brief somme me passa : car mon intention estoit de ne sejourner plus d’ung jour en la Cité : mais mon ingrate fortune tousjours contraire a mon desir, ne permist que a ma conclusion se peust ensuyvir l’effect, a l’occasion d’une facheuse fiebvre : par l’operation de laquelle je fuz si cruellement exagité, que aultre chose je n’attendoye sinon que de brief estre du nombre de la famille de Proserpine. Quoy voyant le bon gentil homme, qui si benigne reception nous avoyt faict, a mon accident voulut pourveoir : car en grande promptitude manda ung prudent & diligent physicien : lequel avec plusieurs choses a ce convenables, fut cause de l’evacuation totalle de ce qui m’estoyt nuysible : tellement que peu a peu fuz reduict es termes de ma bonne convalescence : non pourtant fuz longue espace si debile, que en ma puissance n’estoyt de donner principe au tresdesiré partement, Toutesfoys l’affection accoustumee continuellement me stimuloyt : & en moy mesmes disoye. O Guenelic, quel sinistre accident, quelle tediation, quelle destitution de santé, t’empesche d’aller vers celle que tant tu desire ? ne sçaiz tu qu’il n’y a beatitude, felicité, ou contentement : qui le tient peult superer, ne encores approcher : si une foys te peult estre concedé l’assister en sa presence ? O combien a l’heure te seroyt la mort plus felice, que de vivre absent ? Et pour ceste occasion te fault mettre peine reprendre les forces de ton esperit : Et esvertuer tes debiles & fatiguez membres : comme estant certain, que de leurs peines ne demoureront sans remuneration. Parquoy bien heuré sera le travail & tresfelice le martyre, qui a telle suavité te conduyra : tu seras corroboré & restauré de tous les travaulx, que tu as souffers : & si seras reduict en perpetuelle & infallible lyesse. Et pour ceste cause la timeur d’aulcun perilz tant grand fussent ilz ne te debvroit retarder.

Apres avoir ainsi precogité le bien futur que j’esperoye ce m’estoyt occasion de me restituer aulcune vigueur : pour laquelle augmenter m’esforçoye de menger viandes nutritives, & substantieuses : affin que par ce moyen, ma force qui par maladie estoyt de moy sequestree, plus facilement peust en mes membres retourner, & en dechasser la debilitation, ce qu’il ne me fut point fort difficile : car le plus grand principe de guarison, est de vouloyr estre guary. Et quand je me sentys en ma force primitive, de toutes les calamitez soustenues, commençay a oublier : & a l’heure sans aulcune dilation (apres avoyr le gentil homme de ses benefices grandement remercyé) prinsmes la voye de nostre partir. Et nous remis dedans les vaisseaulx aquaticques, Eolus nous conceda assez prospere chemin, & en moins de huict jours, fusmes transportez en une isle assez convenable pour prendre repos : celle estoyt envyronnee de treshaultz rochers & boys, Et si y avoyt aulcuns habitans, entre lesquelz habitoit ung homme qui reluisoyt d’une admirable saincteté : Et si estoit tant experimenté en science, que a ycelluy eussent esté debiteur la fontaine de Helicon, & le mont Pernasus : estantz informé de luy fusmes fort desireux de le visiter, ce que nous feismes, Et depuis les reverences & salutations faictes : il nous commença a interroguer, pour sçavoir quel cas urgent en ce lieu nous amenoyt. Ces parolles disoyt il, pource que telle estoit la coustume de ses circonvoisins de venir vers luy pour avoir son opinion de leurs doubteuses affaires. A ces motz luy respondismes, que long temps y avoit que pour retrouver aulcune chose desiree cerchions le monde : En quoy faisant, avions eu tant de fatigues & de travail, que avec beaucoup moindre sollicitude se conquesteroit le montueulx royaulme de Perse. Dictes ces parolles, il nous requist de luy exprimer la cause de nostre travail. Et lors fuz aulcunement timide, considerant la condition de l’homme, la gravité, la vraye religion, la vie austere, & la continuelle sienne sollicitude en vertueuses operations, me retardoyent de luy divulguer l’occasion de mon voyage, toutesfoys apres quelque espace avoir differé sans riens reserver de toutes mes preterites & presentes anxietez, le rendyz certain : & le tout par luy distinctement entendu, ainsi me dist.

Collocution d’une religieuse personne avec ung amoureux.
Chapitre. II.

O mon filz pour plus facilement te desister de ceste lascivité, je te prie que vueille considerer, combien est irraisonnable, infirme & a craindre le persister en cela qui le corps damne, & l’ame crucie, regarde quelle utilité te peult venir de pour ung vain appetit de delaisser la raison : avec laquelle conformer se doibt tout homme vivant.

Anaxagoras philosophe interrogué pourquoy il estoit nay, respondit, pour contempler le soleil : telle response ne se doibt interpreter, que ce fut par sa lumiere solaire : mais pour le principe qu’il a de prester a toutes creatures la splendeur de l’entendement, & de la vertu dont chascun doibt estre vray imitateur : affin de eviter de offencer la clemence divine par commettre ou perpetrer aulcuns pechez : pour lesquelz evader, debvez rememorer les bonnes parolles de Senecque : lequel (nonobstant qu’il fust payen) dist, si je sçavoye les dieux ne avoir poinct de congnoissance ny intelligence : & que tous hommes feussent ignorantz, si ne vouldroye pecher.

Or considerez doncques de cestuy payen qui tant detestoit les vices, par plus forte raison les debvons abominer. Et pour ce vous veulx exhorter de resister a ceste sensualité, pour ne succumber en ce vilain peché de luxure : mais ensuyvez le dict de sainct Augustin, qui dict ainsi : sois fugitif de luxure, a ce que tu ne soye brouillé en deshonneste renommee. Aussy ne croys poinct ta chair : affin que par peché tu ne blesse Jesuchrist. Et a ce propos nous admonneste sainct Pierre en sa premiere epistre, disant. Je vous obsecre comme estrangiers & peregrins, que vous vous abstenez des delitz charnelz : car continuellement ilz bataillent & sont adversaires de l’ame. Plusieurs aultres choses en ont escript les docteurs de l’esglise, & mesmes les philosophes : Et entre aultres, dit Boece, Luxure est ardeur a l’assembler, & chose fetide au departir, briefve delectation du corps, & de l’ame destruction. Et pour ce mon filz que ce peché est tant vilain & deshonneste, je te exore que tu t’en vueille garder : & ne soys si mal riglé ne si paoure de conseil : & ne soit ta vie si infortunee, que en si extreme solicitude tu tende a ta precipitation : mais te efforce d’estre vertueulx en resistant & faisant le contraire de ce que ton cueur te stimule. Et en faisant ton pouoir dieu ne te delaissera. Sainct Paul allegue l’escripture extraicte du livre de Josué : en laquelle il promect & dist, Je ne me departiray point d’avec toy, & ne te derelinqueray. Et combien qu’il nous laisse aulcunesfoys en quelques peines ou agitations, comme il feist sainct paul : lequel il ne voulut exaulcer quand il le requist par trois foys d’estre delivré de l’esguillon de la chair, & affliction du maulvais ange. Neantmoins se il ne vient par nostre coulpe, il ne nous laissera que tousjours avec nous ne demeure par grace laquelle (ainsi qu’il fut a sainct Paul respondu) nous doibt suffire en toutes adversitez : lesquelles souvent nous sont tresurgentes a nous humilier & donner intelligence que nous ne pouvons riens de nostre propre vertu, sans la protection de nostre createur. Et pour ce ne t’esmerveille des tentations charnelles. Mais pense que grand merite te sera de resister. Et pour ce faire, invocque le nom de celluy lequel non seullement a allegez ses amys en leurs tribulations : mais les a liberez d’icelles.

N’a il pas preservé le pere antique Noel, qui l’humaine semence en ung petit de bois saulva ? Et aussi Loth quand Sodome, & Gomorre, & aultres citez circonvoisines pour les enormes & execrables vices qui en elle regnoient perirent & furent exterminees ?

N’a il pas favorisé & aydé a Abraham quand il le delivra des mains des Chaldees ?

N’a il pas conservé en vie son filz ysaac, en le delivrant de l’immolation que Abraham son pere voulut faire de luy ? Jacob ne fut il pas preservé de la main de son frere Esaü : aussi fut Joseph par sa providence de la main de ses freres. Puis apres Moÿse & Aaron, & le peuple D’israel furent par sa grace secouruz & liberez de la servitude D’egypte : & david de la main de Saül & de la main de Golias le geant.

Et depuis Daniel fut delivré du lac des lyons, ou il avoit esté jetté par le commandement du roy, a l’instigation du peuple. La bonne Judich ne fut elle pas delivree avec la judaïcque nation ses adherentz, de la main du puissant Holofernes. Et Mardochee & les aultres enfans D’israel de la main de Aman, aussy furent preservez les troys enfans, Sidrac, Misach & Abdenago de l’ardeur du feu : tellement qu’il ne leur feist aulcun mal ne lesion.

Jonas le prophete fut mis hors & delivré du peril du ventre de la balaine, ou il avoit faict residence & reposé troys jours & troys nuictz. Et tant d’aultres a preservé, que trop longues en seroient les escriptures a reciter, Et si vous n’esperiez impetrer sa grace, pour ne sentir en vous tant de perfections qu’il y avoit aux personnages prealleguez, pour ce ne vous debvez destituer de esperance : car il n’a seullement imparty sa grace aux bons mais par grace especialle a converty les iniques & maulvais.

Et comme je pense, tu n’as esté persecuteur de la foy comme sainct Paul avant sa conversion.

Tu n’as point ton dieu renié comme fist sainct Pierre par trois foys, & non pourtant il impetra mercy ?

La Magdelaine, que l’on nommoit la pecheresse, fut convertie, & depuis perpetuellement persevera en vertu.

A la Samaritaine il fist tant de grace, que de l’eaue salutaire la rassasia. Parquoy toutes ces choses considerees, en icelle clemence divine tu te doibtz totalement confier, ayant vive foy indubitable, que apres avoir perseveré en longue resistence, le dieu eternel te fera de sa faveur digne, & te liberera de la bataille perilleuse des aguillonnemens charnelz : & si telle felicité est concedee : tant plus de l’aage meure approcheras, tant plus grande vergoingne te sera, de si long temps avoir occupé ton hault & genereux esperit en chose si inutile. Et lors jugeras que le continuel languir par semblable passion consumant l’esperit sans utilité ne honneur, se peult equipoller ou ascripre a vice de pusillanimité.

Apres que ceste bonne & religieuse personne eut imposé fin aux salutiferes parolles : desquelles gueres ne me soucyoye, pource que aux sours & aux muetz l’office d’oraison est de petite efficace. Et tant plus me remonstroyt, & plus la souvenance de ma dame Helisenne, d’ardent desir m’enflamboit. Parquoy l’appetit domptant la raison, ne permist la verité discerner. Et lors je luy dis certe grandement me sens obligé a vous : Et aussy tresaffectueusement vous remercie de vostre amoreux record & paternel conseil : que je comprens estre tel, que aux deniez de raison, presteroit le sens : aux indoctz la prudence : aux pusillanimes, la magnanimité : aux lascifz, donneroit coustume de continence. Et si j’estimoye que l’amour que je porte a ma dame fust vituperable, voz efficacissimes parolles facilement m’en pourroyent aliener. Mais quand distinctement je viens a considerer que l’amour de si gentile dame comme est la mienne, ne peult a l’amant prester sinon modestie, faculté de bien operer, & l’adresser en toutes bonnes compositions de coustumes, grief & moleste me seroit le mediter, de me divertir de son amour, car vous debvez croyre que l’amoureux qui pretend de acquerir la benevolence de quelque noble & vertueuse dame, pour a icelle parvenir, de luy sera sequestré toute chose vitieuse.

Et pour le principe, se gardera du peché d’orgueil : car affin de ne succumber a la male grace de sa dame, sera sur tous le plus gratieulx, doulx & begnin, pour eviter que de luy aulcune chose sinistre l’on ne puisse a sa dame relater, Et aura recordation du dict de Socrates, lequel dit, combien que tu soys bon, si tu es superbe, tout est adnichilé, ta seulle superbité te damne. Et aussy dit le sage Talles de Milesye, si tu es abondant, riche, & opulent : si tu as sapience, noblesse, & toutes perfections corporelles, le seul orgueil s’yl est en toy, destruict toutes tes vertus. Mais si quelque foys le vray amoureulx, tel que je dis estoyt tenté de ce peché : comme timide de desplaire a sa dame, penseroit a la mort. Et telle meditation a bien puissance de nous humilier, en rememorant ce que dict le sage Chilon de Lacedemonie : lequel dist, si tu es de noble generation extraict, tu doibs estre encores plus noble de vertus : car la noblesse de bonnes meurs, vault trop mieulx que la noblesse des parentz : & ne peult noblesse (tant soyt elle altissime) superer la mort. Ainsi donc le vray amoureulx expulsera & bannyra de luy ce detestable peché d’orgueil, & s’accompaignera de ceste doulce vertu d’humilité : de laquelle ainsi qu’il est escript en Esaÿe : Ces choses dict le sublime seigneur qui vit eternellement : duquel le nom combien qu’il soit sainct & exalté, si veult il habiter avec l’humble : affin de le vivifier par sa grace.

Et quant au peché d’envie, le vray amoureux n’en sera jamais entaché : car s’il venoit a la notice de sa dame, il pourroit encourir l’indignation d’icelle, pour ne estre la coustume de honneste dame de aymer homme subject a tel vice. Et pour ce le gentil amoureux totallement ce desplaisant peché evitera, en se recordant du dict de Platon : qui dict ainsi, estudie toy de estre fugitif d’envie : car envie est sans amour, & seiche le corps, & faict le cueur inicque & maulvais. Ainsi doncques cest abhominable vice sera sequestré de L’amant : lequel se associera de ceste noble vertu de charité. Et non seulement l’exercera envers ses amis : mais oultreplus envers ses malveillans : affin de les retirer a son amytié, & extirper les inimitiez que ilz auroient contre luy conceues. Et par ce moyen, aulcunes detractions ne seront contre luy proferees : & si accomplira ce que dit sainct Jehan Chrisostome : lequel ne dist pas tant seullement, ne hayez point voz ennemis. Il ne dist pas tant seullement, gardez vous de leur nuyre : mais faictes leurs du bien pour les reduire a charité, en faisant de vostre ennemy vostre amy. Et pourtant doncques, le cueur de ce vray amoureux sera sincere & net, pour estre ennobly de ceste glorieuse vertu.

Et quant au peché d’yre, jamais au cueur du vray amoureux ne tiendra lieu. Et si quelque foys pour quelque cas survenant, l’amant se trouve tedié & ennuié : si ce n’est pour aultre chose que d’amours, cela n’est estimé pour yre : de laquelle dict sainct Augustin, en une de ses epistres, Que tout ainsi que le malvais vin gaste & corrumpt le vaisseau s’il y demeure longue espace, tout ainsi yre corrompt les cueurs ou elle reside. Et a ce propos dict Caton, Que yre empesche & aveugle la personne, en sorte que elle ne peult veoir ce qui est vray. Et aussi dict Pithacus de messillene. Fuis courroux & yre, affin qu’ilz ne te donnent la cruelle pestilence : car ce sont les voyes qui font forvoier du droict, & sont nutritives de scysmes & divisions. Et a ceste occasion, quand Platon fut une foys interrogué : quelle estoyt la plus parfaicte bonté : il respondit : c’est celluy qui sçait refrener son ire, Et pourtant j’estime une grande beatitude a l’amoureulx, pour estre aliené de ce vice, et estre accompaigné de ceste gratieuse vertu de patience : par laquelle il peult toutes adversitez tolerer. Et a ce propos dict tresbien Monsieur sainct Gregoyre, Le dyable nostre adversaire, parfaictement sera vaincu, sy nostre volunté ou consentement ne condescend aux persuasions & tentations d’icelluy. Et si entre les injures & contumelies que nous infere nostre prochain, nous nous gardons de le haÿr : Et si entre les adversitez que dieu nous envoye, nous nous gardons de murmurer. Puis doncques que ceste vertu a tant d’efficace ne se doybt vituperer l’amour de Dame qui est cause de l’acquerir.

Quand au peché d’avarice, certe le noble amoureulx est totalement de ce vice aliené, car pour complaire a la dame, ne pretendra que a toute honnorable largesse, toutesfoys ne fault user de prodigalité, car ce ne seroit demonstrance de prudence. Et pourtant ce ne sera que en toutes choses licites & honnestes, qu’il donnera evidence de sa liberalité. En detestant ce peché d’avarice, duquel dict Byas de prienne Philosophe, le convoyteulx & cupide plus se contriste : & pleure en perdant, qui ne se letifie en ayant : & plus amasse, & plus est serf & chetif. Et aussi dict l’escripture, l’œil de l’avaritieulx est insatiable, & ne sera pas rassasié en partie de iniquitez. Et aussi dict Socrates, ne ensuis point convoitise, & tu seras en tranquillité d’esperit, & si te reposeras en tous lieux. Et a ce propos, dist aussy le divin Platon, la chose qui m’a donné occasion de plus grande hilarité, a esté, que je n’ay tenu compte de pecune : & ay eu plus grande delectation que d’avoir accumulé argent : car j’eusse anxieuses pensees, & j’ay lyesse, qui me croyst en acquerant science. Et pour ce doncques se pourra nommer felice, Ce gentil amoureulx, puis qu’il ne sera serf de convoytise, Mais par ceste belle vertu de liberalité, accomplira les œuvres de misericorde, en distribuant de ses biens aux indigens & souffreteulx : de laquelle chose dist sainct Gregoire, je ne suis point memoratif avoyr leu ny ouyr parler, que nul soyt mort de male mort, qui ayt voluntairement accomply les œuvres de misericorde : car qui les accomplit, a tant d’intercesseurs, qu’il ne peult estre que aulcuns ne soyent exaulcez.

Quand au peché de paresse, croyez indubitablement que jamais L’amant ne sera paresseux : car les continuelles stimulations que amour luy inferera & donnera pour acquerir ou soy entretenir en la benevolence de sa maistresse, sera occasion de le liberer de ce vice : & rememorera ledict Dathenus le poete, qui dist que curiosité faict souvent le venin de la pensee des jeunes gens : car le corps des jeunes, est speciale cause des vices. Et pour ce dit sainct Bernard, j’ay veu d’aulcuns folz eulx excuser sur Fortune : mais a peine trouveras que ung diligent puist estre infortuné. Et pour ce vulgairement se dit, que a gens diligens & solliciteulx, toute chose leur est deue. Et a l’occasion que ceste splendide vertu en amour est tresurgent & necessaire, le gentil amoureulx s’en accompaignera & s’en exerantera de cest infelice peché de paresse.

Et quand au peché qui est de trop se delecter a sasier le ventre & user des viandes en plus grande abondance de raison, certes le vray amoureulx de ce peché est pur & net : car il prend si sobre refection, que seullement est suffisante pour vivre en ensuivant le dict du philosophe qui dist, l’on doibt boire & manger pour vivre, & non vivre pour boire & pour manger. Et aussi les Philosophes disent que celluy qui veult acquerir bon sens, & estre de cler jugement, doibt estre sobre en refection sans soy trop delecter en superabondances de viandes exquises. Car comme dist sainct Bernard aux moralles, Que quand ce vice prend a seignorie la personne, tout le bien qu’elle feist jamais, se pert : & quand le ventre n’est retraict par droict ordre d’abstinence, toutes vertus sont en elle submergees. Et puis doncques que l’amant sera quicte de ce villain peché : en luy residera ceste doulce abstinence & sobrieté : laquelle est une tresflorissante vertu.

Et quand au peché de luxure, veritablement l’amoureulx s’en gardera : car par estre timide de sa Dame contrister, non seullement evitera les effectz : mais aussi en cogitations syncerement se conservera. Mais si par contraincte D’amours avec sa dame en ce peché succumboyt, je ne veulx nyer que ce ne soit chose vitieuse : mais toutesfoys pour estre occasion d’eviter que le peché ne soit commis avec diverses personnes, me semble qu’il ne doibt estre estimé si grand : car comme j’ay predict pour craincte d’irriter sa treschere dame, de toutes aultres se preservera : En se recordant de ce que dist le sage Salomon D’athenes : lequel dist. Que par vin, par jeux de dez, & soy associer de femmes folles, & de les frequenter serez tousjours infelice & indigent. Car l’homme qui est tant lascif qu’il ne se peult garder de converser avec plusieurs folles femmes, par continuer (comme exprime le philosophe) il pert six choses.

La premiere est l’ame :

La seconde est l’engin :

La troysiesme : ses bonnes meurs :

La quatriesme, sa force :

La cinquiesme sa clarté :

Et la sixiesme, sa voix,

Et par ainsi que l’amant pour l’amour qu’il porte a sa dame de tel peril est quicte : Telle amitié blasmer ne se doibt. Et de ma part de si loyalle amour, ayme la mienne, que si possible estoit par mariage nous lier, tresaffectueusement je desireroye, comme celluy qui a perpetuité avec elle veulx demeurer. Apres ces parolles, le bon religieux a son parler donna commencement, & dist ainsi.

O mon filz par tes parolles apertement je congnoys que tu es totallement disposé de toute extremité soubstenir plustost que de toy desister de l’amoureuse entreprinse. Parquoy congnoissant que de toutes les exhortations & parolles salutiferes que je te pourroye narrer, l’operation seroit vaine & inutile, je les passeray en silence, Et pource que compassion & pitié me prend de toy, bien veulx contempler ta phisonomie. En quoy speculant te donneray intelligence : a quelle fin viendront tes affaires : mais pour plus manifeste science en avoir, fault que tu m’exprimes : en quel jour & heure fut ta naissance : Et lors incontinent je luy diz. Et quand il eust mes parolles entendues, quelque espace demeura pensif : puis rompant silence, reprint le propos, & me dist ainsi.

O mon amy a l’heure de ta naissance, ton horoscome estoit Aquarius, le soleil, au signe du Lyon : Phœbé en l’escorpion, Saturne au Lyon : Juppiter, en Aquarius, Mars en L’escorpion, & Venus avecq Mercure, au signe de Gemini, Laquelle conjonction (selon l’influence des corps celestes) signifie que pour le moyen de cupidité venericque, tu souffriras extremes calamitez. Et combien que tu recouvres la dame que tu desire tu n’en jouyras paisiblement, mais pour te contraindre de la restituer s’en ensuyvra merveilleux tumulte, qui ne sera sans grande effusion de sang, dont je suis commeu a commiseration. Mais si tu vouloys encore y pourroys tu remedier, car combien que la constellation (en laquelle tu es nay) a cela te encline & dispose aulcunement, si ne seroys tu contrainct ne perforcé de ce faire, car chascun peult user de benefice de son liberal arbitre, mais certes l’affection vehemente que tu as totallement t’empesche de recepvoir bon conseil, Parquoy tu souffriras si extreme misere, que le mediter de tes maulx futurs, me cause une merveilleuse frayeur. Quand j’eux entendu telles parolles, je fuz reduict en une extreme perplexité, tellement que si la doulce eloquence de Quezinstra n’eust rendu peine de me consoler, la timeur (qui si vehementement m’exagitoit) estoit assez puissante, pour me destituer de vie. Mais apres que par ces melliflues parolles j’eux receu aulcun confort a l’instigation de ce sainct homme & de Quezinstra leurs tins compaignie a la domesticque table, ou estoient preparees viandes telles qu’il avoit accoustumé d’user, Lesquelles ung tressobre repas nous presterent, puis sans guere de dilation, nous allasmes reposer avec certaine deliberation de nostre brief departir.

Apres maintz travaulx Guenelic a nouvelles de s’amye.
Chapitre. III.

Encore estoit la belle Aurora couchee, quant (apres avoir gratieusement congé prins) donnasmes au chemin principe. Et allasmes a la clarté de la deesse Proserpine jusques a ce que l’amye de Tyton, de sa veue, nous commença a gratifier : & ne cessasmes de aller tant que la face du reluysant jour commençoit a diminuer sa clarté. Et a l’heure arrivasmes a une petite ville situee en assez beau lieu : mais tant nous mesadvint, que en icelle nul ne se entremettoit de loger aulcunes personnes en leurs domiciles. Car ce estoient gens qui ne avoient charité ny amour : mais au contraire, entre eulx regnoyent emulations, seditions & envies de telle sorte, que a brief parler, estoient estimez pires que dyables. Parquoy ne fut de merveille, se nous (qui estyons estrangers) nous sentismes de leurs iniquitez : dont ilz nous donnerent assez d’evidence : car ilz estoyent si superbes, que pour quelques supplications que sceussions faire, nulle pityé interieure ne les commeut a nous loger : mais ne se soucioyent que de user de derisions & mocqueries : car telle estoit leur coustume, de eulx delecter a provocquer les gens a courroux. Et pourtant pour nous yrriter, nous disoient : messieurs s’il vous plaist, vous nous racompterez de voz nouvelles, venez vous de faire la guerre aux Macedoniens ? aux Arabiens ? ou a ceulx D’athenes ? ne vous soyt ennuy, pour nous solacier de nous reciter de voz faictz d’armes : puis apres voyant que nous tenions silence, disoient, Si vous ne nous voulez narrer du Martial exercice, dictes nous si vous venez de veoir les belles filles de l’isle de Chypre : car voz belles faces blanches & delicates avec les cheveulx tant bien pignez, a la verité dire, vous remonstrent estre plus aptes a la jouxte nocturne que a nulle aultre. Quezinstra oyant proferer telz propos, a grand peine pouoit son yre refrener : car quand il consideroit que tant d’honneur nous avoit esté exhibé par princes & grandz seigneurs, bien se contristoit de souffrir de ses iniques gens : Car il n’est chose si acerbe, que de souffrir de ses inferieurs. Et lors je luy dictz je vous prie sequestrons nous de ces gens : Lesquelz sont tant sceleres & maulvais, que leur superabondante infelicité, les stimule a prononcer plus par insolence que par utilité : Bien voy que quand nous sommes sortiz des dangiers de Scilla, nous sommes entrez aux perilz de Carybdis, pourtant j’estimoye qu’il n’en fust nulz pires que ceulx de Bouvacque, & de Gennes : mais les habitans de ceste petite ville en malice les excedent.

En disant telz propos, nous en allions quand nous apperceusmes une dame regardant a une fenestre Laquelle merveilleusement nous regardoyt : ce que voyant, estimant que ce fust plustost par benevolence que par maulvaistie : pour estre une chose vulgaire, la condition fœmenine estre inclinee a toute benignité, urbanité & clemence : ou aultrement defaillent de leurs naturelles conditions. Ceste consideration nous presta audience de luy supplier que en ceste urgente necessité ne nous voulust secours denier : mais si les aultres s’estoient demonstrez superbes & orguilleulx, ceste dame se monstra encores plus furieuse : tellement que son cruel regard semblable a celluy de Meduze Gorgone, m’espouventoit. Et lors feist tonner sa voix pleine d’horreur & de menaces & nous dist : que mieulx aymeroit nous veoir par execrable mort finer, que de nous gratifier aulcunement. Et que sans delayer, nous ostissions de devant sa presence, ou aultrement nous donneroit a congnoistre combien il luy en desplaisoit. Apres avoir ouy ces propos, premier que de nous absenter, luy dismes : ma dame si nous eussions estimé que nostre requeste vous eust tant esté desaggreable, soyez certaine que ne vous eussions requis : mais pensant que feussiez doulce & benigne comme est la coustume des aultres dames de ce faire : la hardiesse avons prins, toutesfoys si vous dictes, que nous ayons faict faulte, je le vous concede, car presentement a juste cause se doibt blasmer & detester nostre rude conception & debile sçavoir, lequel n’a sceu comprendre en vous voyant si layde, que possible n’estoit, qu’il y eust en vous quelque bonté.

En disant ces parolles, sans plus differer nous departasmes : & incontinent que feusmes sortyz hors de la ville, lors nous veismes que gueres n’y avoit de distance jusques a ung petit chasteau, vers lequel nous adressasmes nostre chemin. Et quand nous y feusmes parvenuz, le gentil homme, qui y faisoit residence, nous feist treshonnorable reception, & nous commença a interroguer de plusieurs propos, dont luy recitasmes une partie de nos fortunes tant prospere que adverses. En quoy oyant, il prenoyt singuliere delectation : mais entre aultres choses, ne oubliasmes de luy exprimer l’inveteree malice que nous avions trouvee aux habitans de la petite ville. Et par especial a la cruelle dame : laquelle nous avoit si inhumainement repulsez & dechassez. Tout subit que le gentil homme entendit telles parolles : il interrompit propos, nous disant : certes je congnois bien ceste dame dont vous parlez : laquelle est si accomplie en toutes iniquitez, que par bouche ne se pourroit exprimer, par conception comprendre, ou par fantaisie imaginer. Et entre aultres vices qui resident en sa personne, celluy de detraction jamais ne la desaccompaigne : & de telle sorte en a usé, qu’il n’est memoire du contraire. Parquoy sans usurper le droict d’aultruy, elle a acquis le nom de la dame maldisante, car jamais de sa bouche, une veritable ne doulce parolle ne sortit. Et si vous veulx bien advertir, que non seullement par parolles, mais par l’effect de ses œuvres perverses, elle a esté occasion de faire dilater sa renommee en plus de divers lieux, que ne pourroit faire ung vertueux & magnanime chevalier par admirables faictz d’armes. Et encores sa crudelité est fort augmentee depuis le temps que ung sien parent a eu discord contre une treshonneste dame sa femme pour quelque occasion a nous occulte & incongneue : mais toutesfois son ire a esté si vehemente contre la noble & gratieuse dame que il luy a appareillé une vie trop pire que une violente mort : Car long temps y a qu’elle est detenue captive en ung chasteau nomme Cabasus, & pour plus la molester & aggraver ses tourmens & aussi pour gratifier a sa cruelle seur sachant qu’elle se delectoit fort a mal faire, luy bailla la dame en garde, a laquelle comme j’ay ouy reciter elle commença a inferer trop de contumelies & opprobres, mais toutesfoys selon ma conception encores n’est riens des maulx qu’elle luy a faict en comparaison de ceulx qu’elle a proposé de faire. Car non plus que enfer se rassasie de transgloutir ames, aussi ne faict ceste oultrageuse dame, de executer ses iniques vouloirs. Parquoy, la paoure prisonniere doibt bien desirer la mort.

O que c’est grand dommage de la perte d’une telle dame, car croyez que d’autant que la maldisante est consummee & parfaicte en malice, l’aultre est autant accomplie en dons de grace & de nature, tellement pour les perfections & bontez (dont dieu & nature l’ont singulierement douee) de tous les gentilz hommes & dames du pays celle est plaincte & regretee, comme si de chascun elle estoit parente. Et tous en general considerantz sa condition, croyons certainement que c’est a tort & sans juste occasion, que telle calamité elle souffre.

Epistres des deux amantz qui long temps ne se virent.
Chapitre. IIII.

Les propos du gentil homme finis, les ayant tresaffectueusement escoutez, luy requis qu’il me voulust dire le nom de ceste tant vertueuse Dame, a qui fortune estoyt si cruelle ennemie : A quoy promptement me respondist que le nom d’icelle estoyt Helisenne. Et de ceste parolle ouye ainsi m’advint : comme il faict a une creature de quelque peril marin eschappee, qui par grande timeur, reste sans respirer & congnoyssance de soy mesmes. Toutesfoys aulcunement retourné, le plus honnestement que je peuz, me retiray en lieu taciturne, & Quezinstra me suyvit. Et lors avec vois debile, ainsi je luy dis : Trescher amy, pourtant que a gens d’entreprinse, ociosité ne convient, nous fault estudier de n’estre negligens en ceste affaire : Et pource que les choses originees de bon conseil, de coustumes prennent bonne fin : Je vous demande quelle est vostre opinion : Laquelle en mes urgentes affaires m’a tousjours esté tresutile. Et lors il me prononça telles parolles :

O Guenelic bien est necessaire de penser & excogiter les moyens plus convenables pour sçavoir liberer Helisenne de ceste captivité : Et pour nous y ayder, me semble que mieulx ne pouvez faire que par une fidelissime lettre la certiorer de vostre venue : laquelle estant advertie, ne cessera d’ymaginer les moyens pour sortir : non tant pour recouvrer sa liberté que pour l’aspirant desir que elle peult avoir de se trouver avecq vous. Car croyez que si en amour l’homme ard, vous debvez estimer que la dame brusle : & l’ardeur qui domine en l’un ne default en l’aultre. Mais pource que la condition feminine est plus apte a inventer subtilitez que celle des hommes, son conseil moult pourroit estre favorable : lequel par le benefice d’une lettre, nous pourra manifester tout subit la deliberation ouye. Combien qu’il feust tart & heure de reposer, ne voulus faillir de donner principe a mes amoureux escriptz : qui furent de ceste teneur.

Lettres de Guenelic pour envoyer a Helisenne.

Possible ne seroit au tien Guenelic, souveraine Dame, de pouvoir discerner de deux dissemblables choses tenant lieu de occupation en son cueur : laquelle des deux pourra lieu de superiorité obtenir. L’une si est, l’incredible hylarité par luy conceue, a l’occasion de se sentir pres de la chose : pour laquelle retrouver, a nulles fatigues ne a pardonné. Et l’aultre qui bien est differente si est, l’anxieté douloureuse qui assiduellement son cueur traveille pour estre certain que tu languis & consume ta vie avec extreme misere & calamité : pour de laquelle te delivrer, ay conclus plustost souffrir la mort, que de faillir a te restituer ta liberté. Et de ce ma longue servitude te doibt prester foy indubitable : mais premier que de l’entreprinse commencer, ay bien voulu par lettres le tout te communicquer : tant pour te rendre certaine de ma bonne convalescence, que pour sçavoir ton opinion : car a ton jugement tousjours me veulx condescendre : pour estre en tout avec discretion & prudence determiné : & ce que par toy sera deliberé & advisé, me sera acceptable & aggreable. Mais si en aulcuns degrez de benevolence est la myenne fidelle servitude envers toy, je te exore & prie, que du benefice de lettres ne vueille estre avare envers celluy qui tant desire en ta presence assister : car si bien amplement je ne suis en ton estat certioré, je resteray en une extreme perplexité : ayant timeur que l’occasion de l’espargner d’escripre, ne te procede pour estre succumbee en quelque sinistre accident, ou infirmité de corps, ou de vehemente tristesse de l’ame. Car pour estre les dames fragiles & de petite complexion, te pourroit facilement estre advenu : pource que tu es constituee en telle captivité & destituee de toute consolee lyesse, Toutesfoys j’ay esperance que pour le futur, si tu te recorde mes services, tu reprendras tes forces. Et pour me consoler sans dilation de ton estat, me confermeras en certitude. Quand l’amoureuse lettre fut escripte & sigillee de diverses cogitations fut mon entendement occupé, meditant & pensant en quelle sorte les pourrois faire entre les polites & belles mains de ma dame consigner : ce que voyant Quezinstra, pour craincte que par continuelle sollicitude ne me intervint quelque adversité de maladie, il me dist : Je vous supplie, que vous veuillez desister de ces superfluitez de pensee, qui d’aultres choses ne vous servent, que de consommation d’esperit & dissipation de corps. Bien m’esmerveille qui vous meust, veu & consideré que presentement estes si pres de vostre desir. A vostre advis, est il si difficile de faire diriger voz lettres a vostre dame ? Soyez seur que nous trouverons quelque subtil moyen, & pour vous gratifier, je accepte la charge de les luy faire tenir, parquoy vous debvez vostre cueur reduire en certaine lyesse & consolation. Apres avoir ouy la promesse de Quezinstra, J’estimay tant de son sçavoir, que j’eux esperance pouoir par son moyen la plus grand partie de mes desirs accomplir. Parquoy delaissay ce que mon cueur molestoit & travailloit, puis nous couchasmes pour reposer.

Mais l’heure venue que Proserpine delaysse sa mere, pour retourner aux tenebreux Royaulme de son mary, lors pour donner ordre a noz affaires, en detestant le dormir je me levay : Et Quezinstra (pour me satisfaire) a l’insidieux sommeil ne voulut obeyr : mais en grande promptitude aussy se leva : puis comme vigilant & solliciteux de mes desirs se occupa en plusieurs imaginations : Et entre aultres choses, rememora qu’il avoyt entendu dire que la dame mal disante avoit le gouvernement du chasteau de Cabasus & de ma dame Helisenne. Parquoy luy sembla que pour avoir expedition de nostre affaire, n’y avoit meilleur moyen que par faintise & dissimulation se ayder du nom de la cruelle dame, en faisant mes lettres, de par elle a ma dame presenter. Laquelle les ayant leues entendroit la subtilité excogitee & invention. Cela pensé, a la proposition donna l’effect : Et L’acteur bien instruict en grande diligence sa commission accomplit : & me apporta lettres dont le contenu d’icelles s’ensuit.

Lettres de Helisenne adressantes a Guenelic.

Apres la reception de tes lettres, trescher amy, j’ay esté en danger de succumber en l’inconvenient de la matrone Romaine : laquelle par anxieté de la mort de son seul filz a elle annoncee, ne peult laysser la vie : Et depuis comme elle rencontra sondict filz qui n’estoyt encores mort par excessive hylarité sa vie termina, aussy moy qui par assidue & continuelle douleur n’ay peu parvenir a celle qui de tout maulx est la fin, combien que par divers moyens je l’ay cherchee : mais presentement par estre advertye de ta venue, mon cueur a esté d’une certaine lyesse si profux, que par superabondante delectation, a grand peine ay peu evader que de mon debile corps l’ame ne se soit separee : mais toutesfoys apres longue sincopise, m’a estee restituee aulcune vigueur : qui m’a donné le pouvoyr de t’escripre ces presentes : ayant affectueulx desir que tu soys assistant & present pour recouvrer le singulier plaisir de ta veue : & aussy affin de t’exprimer quelle est mon opinion sur ce que tant tu desire sçavoir. Et pour satisfaire a nostre commune affection, je te advertis que me suis advisee, que moyen n’y a plus convenable pour communicquer l’ung a l’aultre le secret de nostre cueur, que tu te transmigre a ce chasteau : auquel parvenu, a la plus grosse des tours (en laquelle je suis captive) la pourras appercevoir une fenestre ferree : qui de parler nous donnera faculté, au moins si tu es pourveu d’eschelle apte pour parvenir a l’altitude du lieu : Mais il ne fault que tu vienne jusques au temps silentieux de la secrette nuict : toutesfoys si le temps estoit obscur : Et que Diane ne te voulust de sa preclaire splendeur gratifier : affin que par ma coulpe toy & moy ne soyons frustrez de noz desirs, je te veulx donner du lieu plus ample & manifeste notice. Et pour t’en rendre tout certain te fault entendre que la predicte fenestre est sur le jardin : Et a l’endroict d’icelle, y a ung arbre de telle haulteur qu’il excede la summité de la tour. Et pour ce toy estant de ce bien informé, sur ignorance ne te pourras excuser : si te obsecre & prie que ne veuille plus longue espace delayer ta desiree venue : que ceste nuict en laquelle j’espere plus facilement du reste de mon estat te donner intelligence, que par le benefice literaire. Apres avoir par plusieurs foys leu la receue lettre pour les consolatives ymaginations qui me survindrent, en moy mesmes je disoye.

O Seigneur qui prestas tant de felicité au filz de Anchises, quand au giron de Helissa en la forme de Ascanius te reposas : a ceste heure ne te pourroye suffisamment remercyer : car je voys manifestement que par toy plus de graces me est impartye : que a icelluy que je ay predict, combien que ton frere feust, car ce ne est moindre beatitude, le conserver, que l’acquerir. Ces parolles ay je proferees, que ce que tu ne as permys (nonobstant ma longue absence) que l’amour de ma dame envers moy soit diminuee. Et pour tant deposees toutes cures & fastidiation je me persuade de croyre que de Helisenne suis plus aymé. Et avec plus grande felicité que jamais gentil homme fut de dame. Et pour ne vouloir user de ingratitude, voyant, seigneur amour, que de toy toute prosperité provient toutes graces te rendray, tous honneurs je te porteray, tous sacrifices te exhiberay, Et perpetuellement te adoreray. Et tant que l’esperit mon corps informera en tous lieux ou me trouveray, en perpetuelle attestation ta gloire je publieray. Et a la posterité future ton sacré nom commenderay, puis que de ta doulce faveur tu me fais digne.

Guenelic enfin parle a sa dame.
Chapitre. V.

Prononcees ces parolles, avecq ma secrete conception me sentys totallement consolé : & dictz a Quezinstra : que temps estoit de nous sequestrer de ce lieu pour approcher du chasteau, ou ma dame estoit captive. Incontinent que je eux ce dict, sans plus longue dilation, du gentil homme preismes congé, car remerciant du bon & honnorable traictement que si liberalement nous avoyt faict. Puis quand nous feusmes sortiz hors de la porte, En jectant nostre regard en circonference apperceusmes le chasteau de Cabasus : & ce qui facilement nous le fist congnoistre, ce fut a l’occasion que le gentil homme nous avoit exhibé la situation du lieu, & comment il estoit construit & edifié. Mais tout subit que je l’euz apperceu, en moymesmes je disoye :

O Guenelic voyla le lieu ou est ton supreme contentement : la est ta vraye joye, que le ciel t’a appareillee.

O que bien est heureuse la peyne qui de tel salaire est accompaignee. Disant ces motz, approchasmes le lieu desiré. Et voyant que gueres n’y avoit de distance de la a une belle & grande forest, y adressasmes nostre chemin pour nous solacier : & aussy pour sçavoir se quelque lieu habitable y avoit pour aulcunement nous reffociller, en attendant l’heure oportune. Et comme nous eusmes ung petit cheminé, veismes ung domicile, ou residoient gens commys pour conserver & garder la forest : Et ce lieu nous feust bien propice jusques a ce que le temps feust venu, que Somnus le cueur de l’homme plus validement assault. Et lors estant garny de ce qu’il m’estoit necessaire, a l’heure me partys & me transportay au lieu designé : auquel parvenu, vous debvez croire que plus legers furent mes membres que une feuille automnale estant sur les branches sans liqueur : & quand je fuz approché de la fenestre, je veis celle qui estoit unicque restauration de tout mon travail : laquelle telle salutation me feist, que jamais pareille n’eust Alcumena de Juppiter : Adonys de Venus : Et Hercules de Deyanira : car moins jucunde que benigne ne fust la reception : Et a l’heure j’eux une si excessive joye que je demeuray immemoratif de moy : Et de ma deliberation, Amours avec si grande force mon cueur lya, que en ma faculté ne fust de pouvoir une seulle parolle proferer. Mais ce que la pronontiation me denyoit, les sentimens & gestes exterieures le manifestoient. Et d’aultre part j’avoye certaine evidence que ma dame n’estoit moins attaincte que moy car pour me contempler : demeura en suspendz : Et avec plusieurs mouvemens de couleurs voyoys ses yeulx yrradians : dont les pupilles errantes & vagabundes en leur circonference estincelloient de desir amoureux : comme font les raidz du soleil matutin reverberez en la claire fontaine. Apres avoir longue espace tenu silence, a mon cueur fut restituee sa tranquillité & repos. Et lors commençay a former telles parolles.

Ma dame, admiration ne te prengne pource que je suis si lent & tardif de parler : car ta presence avec la lumiere de tes yeulx par les miens receue : par si vehemente ardeur m’a le cueur allumé, que la chaleur dilatee en mes membres, me faict sembler l’intemperé & froid hyver pour chaud esté. Et pour l’alteration de cueur qui tant penible m’est a souffrir, tout ainsi que les flambles d’une fournaise (dont le feu est trop vehement) pressent l’une l’aultre a l’entree du soupiral : ainsi de mon estomach sortoient souspirs en si grand affluence, que totallement la parolle m’a esté forclose. Et si te certifie que pour te exprimer avec quelle force Amour me domine, ne souffiroient toutes les langues disertes, Grecques & Latines : car d’autant que l’amour est incomprehensible, tu doibs croire qu’elle est inenarrable. Et puis donc ma dame que tu congnoys avec quelle saveur j’ay nostre amour observee entre tant de fatigues, peines, & travaulx, tu doibs estimer que telle amytié a perpetuité durera. Pourquoy ne reste plus que de trouver moyens convenables pour te liberer de ceste calamité & extreme misere, en laquelle tu es constituee. Las si tu sçavoys combien la consideration de tes anxietez preste de douleur a ma vie, encores estimerois tu l’amour que je te porte plus fidelle & parfaicte que tu ne fais : mais toutesfoys si a l’experience l’on doibt soy prester, en brief je manifesteray, combien ton infelicité m’est fascheuse : car pour la varieté de fortune, ne par timeur de mort ne delaisseray mon entreprinse : mais en attendant l’opportunité de l’achever, ne te soit ennuy de me narrer comme tu as en ce lieu esté transmigree.

Incontinent mon propos finy, je veis ma treschere dame qui pour proferer telles paroles sa bouche rosaïcque ouvrit, & dist.

O Guenelic soyez certain que l’excessif amour que je te porte, me stimule non seullement a te obeyr apres tes parolles ouyes : mais bien desireroye sçavoir tes secretes cogitations pour a mon pouvoir icelles accomplir.

Et pour ce, combien que le rememorer (de ce dont tu me supplie faire le recit) me soit cause d’une incomprehensible affliction, si ne veulx je faillir de te narrer ce que je pourray reduire en memoire.

Et pour te donner de la chose ample notice, tu dois sçavoir que apres que par tes indiscretes poursuictes, tu euz donné a mon mary certaine evidence de noz amours, que a ceste occasion me furent inferees tant d’opprobres, injures & cruelz tourmens : que comme ne pouant souffrir telles precipitations, par plusieurs foys me mis en effort de me priver de vie par mes propres mains toutesfoys me intervenoient quelques empeschemens, parquoy ne pouvoys executer mon inique & miserable vouloir.

Et pource que mon mary voioyt qu’il ne me estoyt possible de me desister de ton amour : & que pource que ne pouvoys avoyr jouyssance me vouloys desesperer : pour obvyer aux inconveniens, il me feist absenter :

Mais las si deliberee estoye de t’exprimer l’extreme douleur que je souffroys de ma transmigration, tu doibs croyre que a ce faire ne suffiroit tout le cours de ma vie : car depuis que fuz partie de ta cité, je ne cessay de lachrymer & pleurer. Et quand je fuz conduicte en ce lieu ou tu me voys, je fuz baillee en garde a une dame, laquelle est seur de mon mary. Et par cela je comprins qu’il avoit de moy eu quelque compassion interieure, pour ne me vouloir faire longue espace de temps languir : car je congnoissois sa seur si perverse, que (selon mon ymagination) j’estimoye que moy estant regie & gouvernee par elle, que ma triste vie ne pourroit gueres de temps durer. Parquoy croyois estre de brief par mort delivree de mes infelicitez : Mais nonobstant j’ay esté frustree de mon desir mortel, Car combien que mon corps soit tant delicat & tendre, si n’a il peu dissouldre pour quelque acerbe douleur qu’il eust soubstenu : mais a esté en icelluy retenue la doulente ame agitee d’innumerables passions, car avec l’amaritude que j’avoye pour estre absente de toy, j’estoye continuellement affligee, & cruellement persecutee, tant en faictz que en parolles.

Et entre aultres choses qui furent cause de l’augmentation de mes tourmens : ce fut a l’occasion que ceste mauldicte creature insidiatrice de noz amours trouva moyen de merveilleusement me increper a l’occasion qu’il luy avoit esté exhibé ung livre de mes angoisses : lesquelles j’avoye redigees par escript, ayant ceste esperance, que par ce livre tu pourroys estre certain de mes tribulations : mais helas, je croys que entre les mains de toy, mon cordial amy, elles n’ont estees consignees : mais pour plus aggraver mes maulx, mon acerbe fortune a permis qu’il soit tumbé entre les mains de ma cruelle ennemie, laquelle par ce moien a eu evidente demonstrance de l’infallible amour que je te porte.

Et pourtant elle ne cesse de me injurier & improperer : & persuade a mon mary de croire que quelque esperit malin m’a instiguee a faire cest œuvre, & dict que tresutile chose seroit d’imposer fin a ma vie.

Helas si elle eust entendu quel plaisir c’est aux amans qui sont absens de leurs amours, de recepvoir la mort elle n’eust esté si prompte de me la vouloir appareiller : mais faulte d’intelligence, en me pensant contrister, elle me letifioit. Ains toutesfoys pour nulles instigations, elle n’eust puissance de faire condescendre mon mary a son vouloir. Et quand elle luy en tenoit propos pour se liberer de son inquietude, il luy disoit qu’il croyoit que j’estoye tant debile pour les peines & travaulx souffers que possible ne seroit que ma vie peust estre longue : Parquoy il n’estoit deliberé de vouloir anticiper mes si briefz jours.

Et quand elle ouyoit telle responce, par furieuse rage recommençoit a me exagiter, & a tousjours continuer depuis que suis ycy enfermee, sinon que depuis trois moys : mais la discontinuation procede pource qu’elle est occupee a travailler aultres personnages, contres lesquelz elle a conceu quelques injustes indignations. Et par ce moyen, pource que impossible luy seroit de nous persecuter tous ensemble (a cause de la distance des lieux) elle ne se trouve en ce chasteau que deux foys la sepmaine.

Et a l’heure elle faict recompense du temps qu’elle estime avoir perdu, car elle me faict double travail. Et pource qu’ilz sont deux jours passez qu’elle n’a assisté en ce lieu, je croys qu’elle viendra demain : mais puis que fortune m’a tant favorisee que elle a permis que j’eusse le delectable plaisir de ta veue, il est a croire, que elle est rassasiee de me persecuter. Parquoy l’apprehension future du mal que ceste perverse me pourra faire, ne me est tant triste qu’elle a esté au temps preterit : car la recordation de toy avec l’esperance de estre delivree de brief, me donneront force telle, que toutes molestations me seront faciles a tolerer.

Narration des adventures de l’une & de l’aultre partie des amans.
Chapitre. VI.

Ce pendant que je escoutoie telles parolles, je feuz commeu a tant grande compassion que pour l’anxieté du cueur, fut ma face arrousee de affluentes larmes qui de mes yeulx distilloyent. Et quand je peuz parler, je luy dictz, helas ma bonne maistresse, comme a il esté possible que ta delicate personne ayt peu soustenir tant de cruelz & insupportables tourmens, certes l’on te debveroit colloquer au Cathalogue des martyrs, & de toy faire solennelle commemoration : mais comment monsieur ton mary a il esté si cruel, veu que jamais en amours ne te fust impartie aultre delectation que le regard & le parler pour cela tu n’avois merité si griefve punition.

A ces motz Madame me respondist, tu ne te doibs esmerveiller de mon mary : car par l’instigation de plusieurs langues malignes, il estoit stimulé a me tourmenter : car tu doibs croyre que l’on luy a faict tant de rappors que tu detractoys de moy, que a ceste occasion il estoyt tant perplex & doubteux qu’il ne sçavoit par son jugement, lequel determiner : ou si me conserveroit en vie, ou si a icelle il imposeroyt fin : car soys certain que s’il fust advenu, ou s’il advenoyt que je parvinsse a ce cinquiesme & dernier degré d’amours & que la chose vint a la notice de mon mary, tu doys entendre qu’il ne vouldroit ensuyvre l’exemple du Grec : lequel par le Phrygien, de sa femme fut spolié : Et nonobstant son ravissement voluntaire, si ne receut elle aulcune punition. Mais depuis le dixiesme an a son mary feist retour : lequel benignement la recuillit & accepta.

Aussy Philippe de Macedoine les amours de sa femme patiemment supporta. Mais bien suis seure que de telle pitié envers moy ne seroyt usee, car de la plus cruelle & ignominieuse mort que l’on pourroyt excogiter, l’on me feroit exterminer & prendre fin. Considere donc en quel peril estoyt ma vie par le dangereulx mors des langues pestiferes : qui ont prononcé ce que je croys n’avoyr jamais esté par ta bouche proferé. Je pense bien que quelque foys par attediation ta patience estoit expugnee : Et pour ce ne pouvoys user de telle discretion, comme l’urgente necessité le requeroyt, & a cause de ce, je presuppose que tu peulx avoyr dict quelque legers propos, non pas telz que les faulx relateurs m’ont recité, lesquelz pour honnesteté je me deporte de referer. Et aussy pour ne causer anxietez en noz cueurs, veulx imposer fin a ce propos : Te suppliant que ne me veuille imputer a malignité de courage, pourtant si je te rememore tes petites faultes : lesquelles je t’ay dictes seullement pour te donner a congnoystre la peine que toy & moy avons souffers, pour ne sçavoir simuler & faindre le contraire de ce que ton cueur & le mien desiroient. Ces parolles dictes, a ce qui s’ensuyt je donnay commencement :

Ma Dame je voys apertement, que les faulx delateurs ont esté occasion de noz tourmens, Et si quelque foys par impatience, comme tu dictz, j’ay indiscretement poursuivy mon amoureuse entreprinse pour deux causes je doibs impetrer mercy : l’une si est, pour ce que amour excessif a ce faire me contraignoit : Et l’aultre pour les peinez & travaulx insupportables que a ton service j’ay soufferte.

Disant ces parolles, elle interrompit propos : Et en soubriant, me dist : Guenelic, tu as oublié a dire ce que plus a ta cause serviroit : c’est que telle est l’humaine virile condition que l’homme pour n’estre satisfaict promptement, & a son desir, il se fastidie & ennuye : Qui souvent est cause de les faire exceder les metes de raison. Et pour ce si de cela l’on prenoit punition, bien peu en demeureroyent impuniz. Apres telles parolles ouies je luy dictz, Ma dame combien que telles excuses (que pour moy tu cerches) soient en desprisant le sexe viril, si ne te veulx je de ce reprimer : car il me souffist puis que de ta bonne grace je ne suys spolié : si te supplie de ne plus parler de chose qui nous puisse aulcunement contrister. Et veuille mediter & penser les moyens plus convenables pour te jecter de ceste captivité : affin que joieusement je te puisse emmener. Incontinent apres avoir ce dict, ma dame commença avec sa doulce voix a telles parolles former.

Tresdoulx amy, peu souvent advient que le temps trop serain n’apporte tempeste : aussy les demesurees lyesses si elles ne sont temperees, se reduisent en amaritude : je voys par tes gestes & contenances que grand jubarité t’est irritee : & te semble chose facile de me pouvoir delivrer, & ceste ymagination te procede a cause de l’affectueulx desir que tu en as. Mais si tu es bien considerant, tu penseras que es choses ou les vies & honneurs concernent, l’on doibt bien cogiter & penser, & puis faire sentence & conclusion.

Et premier que je te declaire quelle est mon opinion : je te supplie que me veuille narrer quel a esté l’estat de ta vie, depuis que tu fuz adverti de mon absence.

Apres telles parolles, pour satisfaire a son desir, sans riens reserver luy exprimay toutes les calamitez & miseres soubstenues en mes penibles & fatigieux voyages dont elle eust telle compassion que par adventure ne fut si grande a Scipion envers Massinissa.

Car je veis ses beaulx yeulx vers, arrousés de petites larmes ressemblant a perles orientales : lesquelles glorieuses larmes furent conciliatrices & confort de toutes mes peines preterites. Et quand la mienne dame vit que j’avoys achevé mon propos, ainsi me dist :

Je congnoys assez, O unicque seigneur, confort & salut de ma vie, que pour cause de l’affection que tu me porte, que sans tranquilité ne repos, tousjours a esté ta vie : mais puis que fortune de ta presence m’a faict digne, en mettant fin a mes lamentations, t’exposeray le moyen (entre tous les aultres) bien pensé & excogité, qu’il me semble plus utile pour a noz intentions parvenir. Et pour te le divulguer, tu doibs entendre que si en ta faculté estoit de captiver la benevolence de celluy qui est commis pour la garde de ceste prochaine forestz, il me semble que nostre nef seroit joincte au seur & desiré port : car cestuy homme a grand privaulté & familiarité au portier de ce chasteau. Et a cause de leurs accoustumees conversations, il frequente souvent en ce lieu. Parquoy au moyen de sa congnoyssance tu pourras facilement avec luy entrer, & aussy ceulx de ta compaignie : mais il fault attendre l’opportunité. Et si est chose tresurgente que tu saiche bien premier que tu viengne, si la dame maldisante ne sera point en ce lieu : car comme je t’ay predict, je suis certaine que de brief elle viendra. Je t’ay declairé toute ma conception & ultime conclusion : reservé toutesfoys que si aultre estoyt ton opinion, a ta prudence je m’en rapporte. Quand j’eux le tout entendu telles parolles je luy dictz.

O ma doulce dame, moderatrice de tous mes travaulx, tes discretes melliflues & doulces parolles me prestoient une suavité qui me preserve de tout ennuy pour la nouvelle joyeuseté : si que a grand peine puis faire louenge condigne de ton utile conseil. Mais toy estant celle, en laquelle reside prudence & humanité, selon ta benignité accoustumee m’excuseras. Et pource que la deesse qui envers Orpheus fut tant piteuse, qu’elle consentit Eurydice restituer, desja commence sa corne musser, contraincte me sera le sequestrer. Mais combien que je me parte avec le corps, de l’ame je te laisse dame & maistresse. Et te supplye que ne te veuille contrister, si mon retour est plus tardif que toy & moy ne desirerions : & ne pense que la dilation soit par ma coulpe maligne : mais pour donner meilleur principe a noz choses, a ce que bonne fin s’en puisse ensuyvir.

Et lors doulcement respondant me dist : Guenelic grandement je loue ceste tienne consideration : & ne soys timide que ton absence me soit tant triste que ne la puisse patiemment tolerer : puis que je seray certaine, que elle ne sera sinon que pour attendre le temps opportun. Et pourtant va t’en en paix, en ayant souvenance de moy. Et a l’heure apres le doulx & amyable congé de elle, je me departiz.

Subtilz moyens de l’amoureux pour parvenir a la presence de sa dame.
Chapitre. VII.

Retourné a la maison ou je avoye laissé Quezinstra, le tout avecq luy communicquay, lequel ayant le tout distinctement entendu, me dict que l’invention par Helisenne excogitee luy sembloit assez subtile pour nostre entreprinse achever. Et je voyant que la chose ne luy sembloit difficile, je feux merveilleusement joyeulx : car plus content, ne en plus grand lyesse ne fut Cesar depuis la Pharsalicque bataille que je fuz. Et pour ce avec la recordation de Helisenne consommay quelque temps : puis apres quand je veiz l’opportunité, fainctement dissimulant je commençay a me enquerir & interroguer le gardeur de la forest en demandant a qui estoyt le chasteau de Cabasus, Et aussy quelles gens y faisoient residence. Et a l’heure me respondist que pour le present n’y avoit aultres gens que une dame : laquelle en grande extremité y estoyt detenue captive pour quelques occasions incongneues a tous les circonvoisins. Et lors Quezinstra & moy luy demandasmes se nul ne l’alloit visiter : A quoy il nous feist responce, que non, fors seullement la parente du seigneur, laquelle n’i assistoyt pour la consoler, mais au contraire, pour l’agiter, affliger & cruellement persecuter. A ces parolles luy dismes, que grand dommage estoit de l’infelicité de ceste dame, Et que si possible estoit de la pouvoir veoir, que pour ce faire a quelque peril ne pardonnerions. Et lors il nous respondist, que souventesfoys il y frequentoit par le moien de la grand familiarité qu’il avoit au portier, auquel totalement on se fioit. Et a l’heure tresinstamment luy suppliasmes qu’il nous voulut tant gratifier, que par son moien feussions dignes de la presence de ceste tant infortunee dame : A quoy en grand promptitude nous respondit, que le portier avoit expres commandement de ne permettre aulcune personne y entrer, Et pource que autant difficile seroit l’assister en cest chasteau, comme seroit d’entreprendre la restauration de toutes les piramides D’egypte, & de la royalle & populeuse Babylonne : & que de chose tant ardue entremettre il ne se vouldroit. A ces parolles fut ma grand joye convertie en trop grand anxieté, car ces motz ne me furent moins acerbes, que fut a Menelaus le recit du ravissement de sa femme, ce que voyant Quezinstra, me tira a part & me dist :

Ne vous esmerveillés pas trop, voyant cest homme qui n’est en riens favorable a voz desirs. Quelle obligation, quel contract d’amytié, quelle estroicte benevolence tient il avecq vous, qu’il doibve si facilement condescendre a voz plaisirs ? Si vous desirez sçavoir son ultime volunté : Il est necessaire de luy faire present de assez grand abondance de pecune. Et en ce faisant, je croys que sans grande contradiction se rendra a voustre vouloir obeyssant.

Nous lisons que la fille de Leda fut par ses damoyselles persuadee de se submettre au plaisir du Phrygien : combien que icelles damoyselles fussent estimees sy fidelles, qu’elles estoient comme gardiennes du corps de la royne deputees. Et mesmes de par le roy Menelaus, du quel elles estoient parentes. Mais elles furent prevenues de avarice : car riens n’est en ce monde, que par icelle ne soyt corrumpu. Et pourtant desistez vous de ceste precipiteuse sollicitude, en usant de mon conseil. Incontinent ces parolles ouyes, je vouluz bien sans aulcunement delayer, ceste deliberation accomplir, ce que je feiz. Et celle invention me fut tresutile : car cest homme de avarice prevenu, apres aulcune repulsion, au prendre se consentit : nous promettant de totallement satisfaire a nostre vouloir : & conclusmes que la nuict prochaine environ deux heures, devant la venue de la belle Aurora, nous transporterions au chasteau de Cabasus.

La nuict accompaignee de desir, ne me permist aulcunement reposer. Et quand l’heure de partir fut venue, au lieu desiré nous transportasmes. Et tout subit que le portier eut la voix de nostre conducteur entendu, assez promptement la porte ouvrit. Et comme esmerveillé de l’extemporanee venue, luy demanda la cause de si grand hastiveté : attendu que ceste heure estoit plus commode & disposee a repos que a aultre chose. Et ce pendant qu’il proferoit telz motz, dedans la porte nous entrasmes : ce que voyant le portier fut merveilleusement irrité. Parquoy a nostre conducteur demanda, dont luy procedoit ceste temeraire hardiesse, de avoir admené gens avec luy. Et pour quelle occasion il avoit faict. Las dist il, bien m’avez deceu & circonvenu, dont je m’esmerveille : car je avoys en vous totalle confidence : je voys apertement, que ceste chose sera cause de me ruyner & exterminer : car si la parente de monsieur en est advertie : il n’y aura excuse qui pour ma salvation soit utile. Et lors nous luy commençasmes a dire, mon amy, desistez vous de ceste timeur qui vous est intervenue, & condescendez a nostre vouloir : qui est tel, que premier que nous absentons de ce chasteau, nous delivrerons la dame de la captivité en quoy elle est detenue. Et pour ce, regardez de nous favoriser en cela. Et si ainsi le faictes, vostre service ne sera sans remuneration : Mais si aulcunement estiez a noz desirs contraire : & que feussiez cause de quelque esmotion, ou tumulte : bien vous pouvez pourveoir de vraye contrition & patience : car sans aulcune difficulté, premier que les gens surviennent, par mort violente vous feray finer. Quand le portier eut entendu mes parolles considerant que sa vie estoit en la puissance d’aultruy : sans ce qu’il fust en sa faculté de pouvoir resister a nostre conducteur demanda si de nostre estat il avoit aulcune notice. Et si nous estions des parens ou aliez de madame : auquel il respondit, que il estoit ignorant de cela. Et que nous estions gentilz hommes a luy estrangers : qui par subtiles ingeniositez & continuelles persuasions l’avions seduict, par donner a entendre que seulement desirions de veoir madame Helisenne : Et que par estre trop credule, il avoit esté deceu. Le tout distinctement entendu par le portier, voyant que force luy estoit de obtemperer a nostre vouloir, nous dist, que de nous favoriser en cela ne sçavoit quelque moyen, sinon que de force convenoit rompre l’huys de la tour. Et apres qu’il eut ce dict, se voulut absenter, disant, que pour le saulvement de sa vie, luy estoit necessaire de se rendre fugitif, sans jamais au pays faire retour. Et lors estantz timides que mal ne nous en advint, je luy prohibay le partir. Et luy dictz, que de ce lieu premier que nous ne partiroit. Et lors pour le contenter, luy feis present de assez grosse somme de deniers, dont il se tint merveilleusement content : puis apres sans plus tenir long propos, a l’huis de la tour feusmes conduictz : lequel fut incontinent par violence rompu. Et en entrant dedans la chambre, gratieusement saluasmes ma tresdoulce dame Helisenne, laquelle me dist ainsi.

Infortuné delivrement de Helisenne, & fin des amours de Guenelic.
Chapitre. VIII.

O Guenelic je ne puis conjecturer, quelle lyesse pourroit estre si grande, que elle peult celle que presentement je sens superer, ny encores approcher.

O dieux quelle influence celeste de telle beatitude m’a rendu digne.

O felice presence : qui m’est de si grand contentement, que le puis exprimer : car jamais Demetrius a Almya, Leander a Hero, Juppiter a Europa, ne Hercules a yolle, ne furent tant acceptables ny aggreables que tu es a moy. Et si je reputoye heureuse la veue que ces jours precedentz par le benefice de la fenestre me fut concedee, ceste icy excede trop en felicité : car j’estoye fort perplexe & doubteuse que ne peusse parvenir a ma future delivrance : mais a ceste heure par ta providence, je me voys totalement liberee de mon antique travail. Apres ceste amoureuse & doulce prononciation je luy ditz.

O ma dame unicque, soys certaine que si ma veue te donne plaisir, le assister en ta presence me est bien autant plaisant & delectable que jamais fut Andromeda a Perseus, l’egyptienne au triumphateur Cesar, & la belle nymphe Eperye a Esacus. Mais pource ma dame que trop lente departie nous pourroit nuyre, il convient executer noz deliberations, & nous preparer a nostre expedition. Tout subit que j’eux imposé fin a mon dire, ma dame se tourna vers une antique damoyselle : laquelle avec grande observance de fidelité l’avoit servie. Et a ceste occasion, ainsi luy dict, m’amie pour ne vouloir user d’ingratitude, je vous veulx retribuer des bons & aggreables services que m’avez faict : pour recompense desquelz, liberalement vous donne assez grosse somme de pecune : que trouverez en ce mien petit coffre, dont voyla la clef. Et en ce disant, luy presenta : dont la damoyselle grandemenent la remercia : puis luy dict, ma dame je suis grandement letifiee de veoir imposer fin a voz assiduelles anxietez, mais je suis timide que quand la chose sera parvenue a la notice de monsieur vostre mary & de sa parente, qu’il ne me facent souffrir quelques molestations. Car ilz pourront suspecter que je suis de voz secretz participante : vous sçavez que en leurs yres sont tant precipiteulx que tresfacilement envers leurs serviteurs sont cruelz. Et lors ma dame luy respondist, M’amie, vous pourrez certifier a monsieur mon mary & a sa parente, que mon amy Guenelic, pour lequel j’ay enduré si griefve peine, tant par subtile ingeniosité que par force, est entré en ce chasteau avec certaine deliberation de m’en jecter dehors : a quoy je n’ay faict aulcune resistence : car le seigneur amour qui sur moy a domination & seigneurie, me presse & stimule de le suivir. Et pour ce advertirez monsieur mon mary, que s’il a desir de femme qu’il s’en pourvoye : & de jamais me veoir, toute esperance luy soyt perdue : car je n’ay intention de jamais en sa presence assister.

Incontinent apres ces parolles, nous sequestrasmes du chasteau pour venir a la porte, ou noz chevaulx estoient tous prestz & appareillez : sur lesquelz montez, non lentement mais en grande & extreme diligence commenceasmes a cheminer. Mais ce pendant quelque infelice influxion du ciel permist que la dame maldisante fust de nostre affaire certioree : Et ceste infortune nous advint par ung meschant & malheureux garson, qui toutes les devises que nous avions tenues au chasteau avoit entendu : Et par ce moyen, sans que nous en prinssions garde, s’estoit de nous absenté pour a la cruelle dame en faire ample recit. Helas ce nous fust occasion de convertir nostre grand hylarité en trop grand amaritude : car comme nous cheminions dedans la forest & n’estions encores que a quatre mille de distance du chasteau de Cabasus, il nous sembla ouir ung merveilleux bruict de chevaulx. Et a ceste occasion ma dame fut fort timide : car la pensee son mal prevoyant recogitoit & pensoit toutes les choses qui la pouvoient offenser. Et pour ceste cause me dist, Guenelic, je ne puis conjecturer dont me procede l’anxieté douloureuse qui au cueur m’est survenue, je suis en une extreme perplexité, doubtant que se ne soit quelque presage de mal futur, car le bruict que nous avons ouy, me mect en doubte, Et a l’heure moy qui moins angustié & adoloré n’estoye la commençay a reconforter, quand de plus en plus augmentoit le bruict. Et tost apres apperceusmes la grand multitude de gens qui tous d’une voix unanime se escrioyent, O ravisseurs & non point chevaliers, rendez nous la dame que vous avez seduycte, ou aultrement par force serez contrainctz. Par ces parolles fut la mienne Dame de si cruel travail affligee, qu’il n’estoit possible de plus. Et pour ce avecq une voix fort oppressee, ainsi me dist.

Helas tresdoulx amy, je voys apertement, que en ce jour que nous estimions tant felice pensant qu’il feust principe de nostre perpetuelle beatitude, nous sera tresmalheureulx : car ce nous est chose manifeste, que par mort acerbe, furieuse & execrable immaturement finerons noz jeunes jours. Quand j’entendis ces piteuses & lamentables parolles (combien que ma douleur interieure fut grande) je dissimulay en face le tourment que le triste cueur sentoit. Et pour la consoler, luy disoye qu’elle feust ferme & de bon couraige : car je avoye bonne esperance que quelque vertu divine, de peril mortel nous preserveroyt, & en ce disant, contemploye sa face qui tant estoit pasle & descoulouree, que plus morte que vive ressembloit. Quoy voyant Quezinstra & moy, feusmes de advis de la descendre & poser soubz ung arbre, craignant que par debilitation son travaillé corps peust tumber. Mais pas plus tost ne l’euz descendue & que feusmes remontez, que nous feusmes assailliz de toutes partz. Et lors mettant les mains aux espees commenceasmes a nous deffendre virilement : Et de telle sorte, que du principe chascun de nous abbatit le sien qui depuis n’eurent puissance de eulx relever : mais eulx confiant de ce qu’ilz estoient gros nombre, par grande superbité mettoient peine de nous grever, tellement que Quezinstra & moy feusmes ung petit blessez : mais noz vulnerations ne furent cause sinon que de plus en plus nous eschauffer. Et pour les enormes coups que continuellement recepvoient noz ennemys : le nombre commença si fort a diminuer, qu’il n’y eust nulz d’eulx qui ne feust merveilleusement timides : Parquoy ne feirent plus gueres de resistence. Et apres qu’ilz eurent long temps souffers, se rendirent fugitifz. Et en leur absentantz tous ensemblement donnoient maledictions a la dame maldisante, pour ce qu’elle les avoit stimulez de nous invader.

Apres les avoir vigoureusement poursuyvis, nous retirasmes : rendant graces & louenge a la souveraine divinité : qui tant nous avoit esté favorable, dont estions merveilleusement letifiez : & nous estoit advis qu’il ne restoit plus que de consoler madame Helisenne, & puis joyeusement nous mettre au chemin. Parquoy je commençoye a louer & extoller fortune, estimant que elle eust pacifié avec nous : mais manifestement nous demonstra, que d’executer son yre envers nous n’estoit encore rassasiee : car comme nous penssions assister en la presence de ma dame, ne fut en nostre pouoyr : pource que en poursuyvant noz adversaires, nous estions grandement eslongnés du lieu, auquel nous l’avions laissee : Et pour ce commençasmes a investiguer & cercher. Et avec ce je jectoye vociferations treshaultes, en invocquant le nom de ma dame : mais nul sinon Echo ne nous respondit. Toutesfoys apres l’avoir long temps cerchee retrouvasmes le lieu desiré : mais helas je veiz ma dame en telle extremité, que je n’eux occasion sinon de me douloir & contrister.

Repentence de Helisenne & de son trespas.
Chapitre. VIII.

Apollo l’extreme partie de Pisces abandonnoit : Et avec la main dextre le chef de Aries tenoit, quand devant madame nous presentasmes. Et si tost que ma doulce dame me eust apperceu, elle demonstra par ses gestes exterieures, que ma veue luy estoit plus aggreable qu’il ne seroit possible d’exprimer : & comme je me feuz posé aupres d’elle en donnant plusieurs baisers a sa descoulouree face, Et lors avec voix debile ainsi me dist.

O mon unicque refuge consolatif.

O lumiere de mes yeulx.

O creature que tant a la mort que la vie oultre l’humain croyre j’ayme.

Bien puis dire que avec la delectation que j’ay de te voir, nulle espece de mort ne me peult espouventer.

O mon doulx amy, en briefve espace, certaine evidence auras, combien griefve & remplye d’amaritude ton absence m’a esté : car parce que je n’esperoye de jamais te veoir, j’ay esté par angoisseuse douleur tant affligee & travaillee, qu’il n’est en ma faculté de pouoir exhiber. Et avec ce, ay esté tant agitee de l’ivernalle froidure, que icelle peine corporelle congregee avec les passyons de l’ame m’ont tant persecutee que je sens de moy approcher les troys seurs lesquelles immaturement le fil vital me copperont.

Quand elle eut ce dit, elle se teut. Et a l’heure estant destitué de tout espoyr & ce qui assez me desplaisoit, estoit que pres de la aulcun lieu habitable ne se retrouvoyt. Parquoy avec continuelz sanglotz & souspirs qui en grand multitude de mon dolent estomach sortoient, ainsi commençay a dire : ma dame chere, je ne puys trouver parolles par lesquelles je te puisse exprimer l’extreme douleur que pour la tienne je souffre : car tu doibz croyre que te veoir ainsi infirme & languissante m’est une peyne incredible. Et si t’asseure que les parolles par toy proferees, me sont sagettes qui me vulnerent le cueur : Parquoy je suis certain que ta mort sera occasion de la myenne, Car ma vie seulement par la tyenne vit. Las madame estymeroys tu que l’incomprehensible amytié que je te porte me peult souffrir vivre, en te voyant mourir ? certes si tu le croyois, grandement de la verité tu seroys alienee. Helas ma vie est du tout hors d’esperance, combien que quand je feis retour vers toy, ayant obtenu victoire de noz ennemys, une grand hylarité m’accompaignoyt. Et ignorant l’infortune & male adventure, je pensoye que pour le futur ma vie seroit doulce & tranquille : mais ces consolatifz pensemens, en petite espace se sont convertiz en trop acerbes & durissimes cogitations. O dolente & anxieuse mutation : O temps cruel : O jour plein de misere : O mauldicte fortune, cruelle furieuse, detestable, excecrable & abominable : a quelle occasion me veulx tu exterminer ? N’avois je pas assez pené & travaillé ? Et si ton yre n’est encores ressassiee, pourquoy ne l’execute tu en aultre sorte sans me vouloir priver de celle, laquelle avec tant de fatigues je pensoye avoir acquis, O aveuglee, depiteuse & ennuyeuse, regarde a quelle extremité & calamité ton ingratitude m’a conduict. Certes je n’ay chose qui me puisse conforter sinon que j’espere que ce que le corps ne pourra, a l’ame ne sera impossible : Car par le moyen de ma mort continuellement, toy ma dame, elle accompaignera. Tout subit que j’eux imposé fin a mon parler, (combien qu’elle feust debile & pres de sa fin) ces parolles respondit :

O Mon doulx seigneur, de ce que tu dictz que la douleur mienne te cause une extreme tristesse, assez je te croys : mais plusieurs raisons te doibvent induire a la supporter. Et entre aultres, tu doibz estre recordz, que moy ne les aultres ne sommes engendrez pour estre immortelz : car il est manifeste, que toutes choses qui naturellement commencent, naturellement finissent : car estant nostre matiere originee de quatre qualitez contraires, ne peult estre pardurable : comme cree de matiere & forme, ainsi que le philosophe en sa physicque nous enseigne. Et pourtant en consideration de ce, je te supplye, que voyant ma mort, ne te vueille trop angustier : mais considere que l’homme prudent & saige, ne se doibt par lyesse exalter, ne par anxieté desprimer. Et si l’absence & privation de moy te moleste, de tant plus te doibs consoler de me veoir liberee des calamitez : qui en ce mortel monde journellement nous surviennent : aussi tu doibs penser a l’expectation de la vraye immortalité de l’ame.

O glorieuse mort : par laquelle nous vivons, a toy est redevable toute l’humaine condition : car de corruptible la fais eternelle. Et pour ce se doibt nommer faulse & inicque l’opinion de celluy commun peuple rural, & vulgaire : estimant que mourir & terminer ses jours en aage anticque, soit plus felice que de mourir en florisante jeunesse.

O combien par cela ilz se demonstrent ignares & de petit entendement, puis que es choses transitoires ilz s’arrestent & ne se conforment aux opinions de tous sçavans esperitz, lesquelz aulcunement la mort ne craignent : comme il appert par les parolles de sainct Paul : lequel en cryant, disoit, je desire la mort pour estre avec la vie, a laquelle par ton moyen, on parvient.

Le philosophe Socrates ayant foy indubitable de l’immortalité de l’ame, avec consolation beut le venin.

Le saige Caton voluntairement n’eut mort soufferte, si d’icelle eust eu doubte.

Si bien tu considere ce que je te recorde, facilement tu mitigueras ton acerbe douleur : laquelle trop plus me griefve, que l’apprehension de la mort. Et pourtant si tu ne as compassion de toy, je te prie, aye la de moy : qui tes peines & les myennes souffre. Mais si j’estimoye que apres ma transmigration tu te peusse associer de ceste belle vertu de patience, sans sentir grand peine, je endureroys la mort : de laquelle le divin Platon escript estre de tous maulx le plus petit. Dictes ces parolles en dressant sa veue aux cieulx, donna principe a la pronontiation de telz motz.

O Eternel & souverain dieu, qui voys noz cueurs & congnois noz pechez, je te supplye que par ta misericorde vueille tourner en oblivion mes continuelles iniquitez : par lesquelles je congnois avoir envers toy commis offense tresgriefve : car je ay tousjours perseveré en maulvaises cogitations, suyvant ma sensualité : laquelle m’a conduict, ou raison, conscience & honnesteté repugnoient. Mais toutesfoys j’espere tant en ta divine clemence & infinye bonté, que mon oraison ne sera enervee, mais te sera acceptable : Car jamais tu ne refuse pardon a tes creatures, puis que de cueur devot ilz te requierent : car comme tu as faict exprimer par Ezechiel ton prophete en ces parolles. Toutes les foys que le pecheur se retournera a Dieu par vraye penitence, tous pechez que il pourroit avoir commis ne luy seront imputez, ny ne l’empescheront d’avoir la vie eternelle. Et a ceste occasion, combien que le retour soit tardif, si debvons nous avoir foy indubitable, que nous impetrerons mercy. Car comme dict sainct Cyprien, Au poinct que l’ame est pres de sortir du corps, la clemence & begninité de toy, mon Dieu tresmisericordieux, ne la rejecte poinct de vraye penitence qui ne peult estre trop tardifve, mes que elle soit vraye, Ne aussi le peché n’est pour lors irremissible, s’il desplaist a la volunté. Et par quelconque necessité ou parvienne a vraye penitence, l’on obtient facilement pardon de son peché : ce que n’empeche le cryme & enormité d’icelluy : ne la briefveté du temps qu’on a a vivre, ou l’extremité de l’heure, ou la dissolution de la vie & conversation precedente, pourveu que l’on convienne en contrition & desplaisance la volupté & plaisir precedent : car la charité de toy, mon Dieu est ainsi, que une mere : qui a son sein estendu pour recepvoir benignement ceulx qui voluntairement se retornent a elle.

Et pour ce dict sainct Paul, Ou le peché a esté plus grand, la grace de dieu s’est plus estendue.

Le prophete aussi exhortant les pecheurs a soy retourner par vraye contrition & penitence : leur dist en ceste maniere : retournez par condigne penitence au createur : car il est tresbegnin, & misericordieux, & par trop plus prompt a pardonner que l’on n’est a le requerir.

Et a ceste occasion je me confie tant de ta grace, sublime dieu, que je croys que toy voyant comment je manifeste mon grand peché, je accuse ma vituperation & turpitude, & deteste mes vices : lesquelz par ton immense prudence & incomprehensible bonté, tu couvreras & exaulceras mon ultime supplication, en collocant mon ame avec les esleux ou elle se pourra consoler & letifier.

Apres qu’elle eut ainsi humblement exoré la supernelle bonté, elle jecta son piteulx regard sur moy : & comme elle eut apperceu par mes gestes exterieures que je souffroye une douleur indicible & non equiparable : qui me contraignoit a desrompe mes beaulx cheveulx, Et a donner des tresviolentz & enormes coups contre ma blanche poytrine : Et a l’heure elle commença a telles parolles proferer :

O Guenelic, pource que tu continue tes lachrimes, pleurs & gemissemens, tu me frustre du tout de l’esperance que j’avoie en ta science : laquelle j’estimoye estre suffisante pour refrener ton courroux, & mitiguer tes passions : qui sont tant excessives, que tu ne fais aulcune demonstrance de ta vertu. Toutesfoys l’heure est venue que tu la doibs monstrer & approuver, couvrant la douleur de ma mort, & si tu te veulx efforcer, bien le pourras faire : car il n’est si grand travail, que par prudence ne soit moderé : ne sy acerbe douleur, que patience ne desrompe. Parquoy, je te supplie d’imposer fin a ton grand deconfort : & te console, en pensant que la clemence divine a esté de nous piteuse, puis qu’elle n’a voulu permettre, que le peché d’adultere, eust esté par nous commis : qui eust esté cause de me faire finer par mort plus infelice, que celle que de brief je voys souffrir : laquelle sans timeur recepvray, Car j’espere que mon ame sera collocquee au lieu, ou elle trouvera son semblable, a la semblance duquel elle fut premierement cree. Et pourtant ne me veuille tant offenser comme d’estre envieulx de ma beatitude : & si jusques a present d’une amour sensuel tu m’as aymee, desirant l’accomplissement de tes inutiles desirs, a ceste heure de telles vaynes pensees il te fault desister. Et d’autant que tu as aymé le corps, sois doresnavant amateur de l’ame par charitable dilection. Et donne telle correction a ta vie, que le venin de la concupiscence ne te prive de la possession de ceste divine heritaige qui nous est promise. Et pour ce je prie nostre fabricateur, que toy & moy consolez nous y conduyse.

Regretz de L’amy, de la mort de sa Dame.
Chapitre. IX.

Incontinent ces propos finis, pour le travail qui par trop la crucioyt, apertement en contemplant sa face l’on congnoyssoit son extreme fin venir : car ses beaulx yeulx se commençoyent desja a ternir & obscurcir, a l’occasion des tenebres de la mort, dont elle estoit prochaine. Et je voyant que nul remede n’y avoit, souffroys si acerbe douleur, que non moins pasle qu’elle n’estoye. Et quand je vouloys aulcune parolle proferer, la faculté ne me estoit concedee, a cause de l’interruption de mille souspirs accompaignez d’infinies larmes qui totallement me denioyent le prononcer.

Quoy voyant Quezinstra combien que son cueur fut fort oppressé pour la compassion qu’il avoit de nous, si se efforçoit il de me consoler. Et ce pendant je veis ma dame qui de rechief me commença a regarder : & ouvrit la bouche pensant dire aulcuns motz : Mais pour les douleurs mortelles qui l’aggressoyent, la langue & tous les membres furent de leurs puissances destituez. Et lors en se estendant entre mes bras, comme morte demeura. Et a l’heure fut mon douloureux cueur agité d’une si extreme destresse, que fuz long temps sans mouvoir ne respirer. Et puis quand je peuz parler, avec voix cassee & interrompue commençay a dire.

O acerbe mort, cruelle, furieuse & de toute execration digne : pourquoy si immaturement es tu en ce corps entree ? helas tu m’as desherité de celle en laquelle j’estimoie consister mon eternel contentement. Mais je voys bien que les cueurs mortelz sont de plusieurs erreurs nourris : car cela que j’estimoye appartenir a soulas, est converty en pourriture. O caducque & faulse humaine esperance. O fragile condition : nostre voix : combien les choses mondaines sont transitoyres. Certes chose n’y a en ceste region terrestre, sur laquelle on se puisse fonder. Helas bien me avoyt adverty ceste saincte & bonne personne, qui tant de remonstrance me feist, que en quelque extreme peril je succumberoye. Bien voyz qu’il le sçavoit, pour avoir congnoissance de l’infelice planete qui esclaira a ma nativité, qui me propina influence tresmalheureuse, a laquelle je n’ay sceu obvier. O que mauldicte & detestable fut l’heure que je naquis. O que bien desireroye n’avoir jamais esté au monde produyct.

O que j’eusse esté heureulx, si du principe de ma triste & anxieuse naisçance, de la terre nue, m’eust esté faict lict : ou bien que je n’eusse eu plus lonque vie que les hommes qui nasquirent des dentz par Cadmus semez. Helas si ainsi me feust advenu, je n’eusse esté agité de tant d’angoysses, infelicitez, lachrimes, pleurs, souspirs, douleurs, tourmens, & desespoyrs : lesquelz maulx tous ensemblement a mon doulent cueur font residence. Et jamais je n’en seray liberé, sinon par le moyen de la mort, que tant j’ay increpee & desprisee. Mais si briefvement elle faisoit l’ame de mon triste corps separer, elle repareroit en partie l’offense que elle m’a faict. Et pour ce je luy prie qu’elle ne me veuille espargner, puis que de l’aller je suis prompt & appareillé. Et quand je auray passé a l’aultre rive en contemplant la doulce veue rassasieray ma voulunté. Ainsi parlant & formant telles plainctes & exclamations, pour le cruel travail, la voix dedans la bouche se arresta, Et a l’heure Quezinstra ainsi me dist :

Guenelic grandement je m’esmerveille des continuelz murmures que vous faictes a l’occasion de la mort de ceste dame, Ne avez vous craincte de offenser Dieu qui telle loy a nature a donné ? Ignorez vous ce qui est escript : c’est qu’il n’y a sapience, ne conseil, force, ny aultre chose qui puisse valoyr contre le vouloir du sublime & puissant Dieu au vouloir duquel vous debvés condescendre, en donnant evidente demonstrance de vostre discretion : & ne detestez & blasmez la mort, puis que elle est liberatrice de tous noz travaulx. Et a ce propos, le Psalmiste l’appelle & la requiert, que elle vienne diligemment : affin que elle mette fin a ses gemissemens & lachrimes. Et aussi sainct Paul ad Philip. 1. L’estime la porte, par laquelle nous sommes liberez de prison. Or considerez doncques quelle chose est plus juste, plus saincte & de plus grande louenge digne : par son moyen nous parvenons a la fruition de la vie bien heureuse : & sommes ressoulz a l’altitude des choses divines, lesquelles pour la profondité a l’humain entendement sont incomprehensibles : comme manifestement nous enseigne le glorieulx sainct Paul. 2. Cor. 12. & Act. 9. qui gousta de ceste melliflue doulceur quand il feust trois jours ravy jusques au tiers ciel : Et quand il fut retourné, il dist (1. Cor. 2.) que jamais l’œil d’homme mortel ne pourroit veoir, ny les aureilles entendre, ny la conception comprendre ce que Dieu a promis & preparé a ses amys. O combien doncques doibt estre aspirant le desir de parvenir a ceste glorieuse felicité. Certes pour ceste cause ne debvons plorer ne lamenter pour ceulx que nous voyons mourir avec une ferme foy : laquelle donne espoir qui engendre charité parfaicte : & comme il est escript en sainct Jehan. Joan. 4. Charité est Dieu : & pourtant si elle est en nous, Dieu aussy nous avons. O tresgrand don de foy dont telle beatitude vient, que de l’exprimer ne est en nostre faculté : toutesfoys pour ne estre negligent de vous consoler, bien vous ay voulu rememorer les sainctes escriptures : estimant par cela, a vostre douleur remedier : car si vous estes prudent, vous mediterez & penserez souvent avec quelle foy & vraye contrition, madame Helisenne a l’esperit a Dieu, & le corps au monde restitué. Et en ceste consideration, je ne fais aulcune doubte que a vostre mal ne trouvez quelque refrigeration medicamente vous persuadant pour vray : que elle est colloquee en la glorieuse societé. Et pour ceste occasion debvez imposer fin a voz douloureuses complainctes. Et aussy vous supplie de vous voulloir desister de ceste damnable & faulse opinion, de dire, que par le moyen des planetes, nous sommes contrains : car cela est ung merveilleux erreur. Aulcuns hereticques appellés Priscialinistes dyent que tout homme nayst soubz la constellation des estoylles, & est regy & gouverné par leurs influences, lesquelles ilz appellent Fatum en latin : c’est a dire destinee en françoys. Dient en oultre que selon l’ordonnance des influences d’icelles estoylles, l’homme est contrainct a faire bien ou mal, desquelz hereticques l’erreur est condamnee & evidemment improuvee par plusieurs raisons de sainct Augustin au premier chapitre du cinquiesme de la cité de Dieu : Et est aussi condamnee ceste heresie par Chrisostome, qui dict, qu’elle faict troys manieres de blasphemes contre Dieu.

La premiere est, qu’il s’ensuivroit que Dieu est & a esté maulvais en creant les estoylles. Parquoy sur l’evangile de sainct Mathieu est dict en ceste maniere, se aulcun par le moyen des estoylles est faict homicide, ou adultere, grande iniquité & injustice debvroit estre pour ce atribuee aux estoylles : mais encores plus a celluy qui les a creés. Car puis que Dieu est congnoissant & non poinct ignorant des choses futures, & qu’il congnoissoit que telle iniquité debvoit proceder d’icelles, si ne les avoit voulu amender, il ne seroit pas bon, si l’avoit voulu & il n’avoit peu : il seroit impotent, & non point tout puyssant.

La seconde blaspheme est, que dieu seroit cruel de faire souffrir peine pour les delictz que les humains pourroient commettre par la creation & contraincte d’icelles estoylles : parquoy dict icelluy Crisostome, pourquoy endureroys je peine pour la chose que je auroye commise, non par volunté : mais par necessité.

Le tiers blaspheme est, que dieu ne seroit pas saige en ses commandemens : car qui est celluy qui commande a aulcun & deffend de non perpetrer le mal qu’il ne peult par contraincte eviter ny aussi d’accomplir le bien : auquel on ne peult parvenir.

Certes il n’est personne au monde qui feust reputé saige en faisant telz commandemens : Et pourtant telle opinion est grande offense envers dieu. Il est aussi dict au huictiesme sermon sur sainct Jehan, que le seigneur & facteur des estoilles, n’est poinct soubz la destinee & disposition d’icelles. Nous avons quant a ce, une naturelle evidence : Car quand au monde est produict ung roy ou seigneur, si c’estoit œuvre du ciel s’ensuyroit que ceulx qui naistront soubz ceste influxion seroient roys & seigneurs, qui n’est pas verité. On pourroit demander, si l’impression des luminaires celestes est point cause de la diversité des meurs & conditions des hommes. A ce peult estre respondu que la question a double sens, selon diverses interpretations : Si on veult dire que icelles estoilles soient causes necessitantes les voulentés, les fortunes, & conditions des hommes, ce seroit heresie : car c’est contre la foy, en tant que par ce, il s’ensuyvroit que quelconques choses que l’on feist, on n’auroit ne acquerroit nul merite ne gloire : mais si on veult dire que les meurs des hommes sont dispositivement & contingentement variez pour la disposition des estoylles, ceste chose peult avoir verité, & ne repugne point a la foy n’a raison : car il est manifeste que la disposition diverse du corps, faict moult a la variation & mutation des affections des meurs & complexions, comme dict L’acteur des six principes, Parquoy les coleriques sont naturellement disposez & promptz a yre : les sanguins, sont begnins : les melancolicques, sont enuyeulz, & les flumaticques, paresseulx : mais cecy n’est point necessaire : car l’ame a domination sur le corps, quand elle est aydee par grace : comme nous voyons plusieurs colericques qui sont doulx & amyables, aussy plusieurs melancolicques sont begnins. Et pource que la vertu des corps celestes œuvre, & a aulcune causalité en la mixtion & qualité des complexions : de ce procede, que sur les meurs & conditions des hommes peust aulcun petit dispositivement & contingentement : combien que la vertu de nature inferieure, faict plus a la qualité de la complexion, que ne faict la vertu des estoilles. Parquoy sainct Augustin au cinquiesme livre & chapitre deuxiesme de la cité en la solution d’aulcune question, Touchant deux freres : lesquelz furent ensemble malades & guariz, approuve & loue plus la response de ypocras medecin, que de l’astrologie quand on demanda a ypocras la cause pourquoy avoient estez ensemble malades & guariz : il respondit, que ce fut pour la similitude de leurs complexions : mais l’astrologien dict que c’estoit pour l’identité & convenances des constellations, pour ces choses est la question precedente absolue, C’est assavoir que les impressions des estoilles, sont causes aulcunement dispositives de la variation & diversité des meurs : mais non pas necessaires ne suffisantes : car on a liberal arbitre avecq l’ayde de Dieu, pour resister, Et pour ce dict Ptolomeus en son almageste, Le saige homme aura domination sur les estoilles : Et pour ces causes, appert les dessus nommez Priscilianistes errer grandement : car comme dict sainct Thomas en sa premiere partie : question cent & seize, au premier chapitre, Que toutes operations naturelles & humaines sont reduictes a une cause premiere qui est la providence divine. Et pour ce dict encores a ce propos sainct Augustin au premier chapitre du cinquiesme de la cité, l’homme disant de la divine volunté que c’est chose destinee, retienne sa sentence & corrige sa langue : comme s’il vouloit dire, que tel entent mieulx, que il ne dict : car a parler proprement, destinee n’est riens sinon en tant qu’elle est referee a la volunté & prescience divine. Icelluy sainct Augustin (selon la glose du pseaulme cent & ung) dict, que predestination divine : par laquelle dieu nous a eternellement esleux, est cause principale de tous noz merites, & que nostre volunté est seulement cause concomitative & associative. Et pour ce, est dict au neufviesme chapitre de l’epistre aux Romains, Qu’il n’est pas en la faculté du voulant, ne du croyant d’avoir telle predestination : mais est en dieu seulement, que a mercy de ceulx qui luy viennent a plaisir, & les aultres laisse endurcir en leurs malices : Auquel pas de L’apostre, dict la glose de sainct Augustin, Qu’on trouve assez cause de l’obstination des hommes, Mais de la misericorde n’est poinct rendue aulcune cause ne merite : car Dieu par sa grace, donne sans desserte aux hommes premiation & loyers : Mais pourtant n’est poinct a dire que Dieu endurcisse les obstinez en leurs baillant malice : Ains en les destituant & privant de sa grace : de laquelle ilz ne sont point dignes, en tant que ilz ne veullent flechir leurs cueurs & affection au commandement divin. Et pour ce ne est point escript sans cause en la quatriesme question de la vingt deuxiesme cause, Qui par equité & justice a nous tresocculte & incongneue, Dieu, a iceulx ne confere point sa grace. Parquoy a ceste occasion cryoit L’apostre a l’onziesme chapitre de l’epistre aux Romains. O altitude de la sapience & science divine : combien inscrutables & incongneuz sont telz jugementz ? quand de ta grace tu vestz les nudz qui te plaist d’estre vestuz : laquelle chose il faict par certaine raison qui de luy seul est congneue. Et pource que le parler de ceste matiere est chose trop ardue, m’en veulx abstenir : Et de rechief vous supplie que ne veuillés perseverer en telz erreurs : la fin desquelz n’est aultre que travail de corps, & mort de l’ame. Apres que Quezinstra eut a son dire mys fin : combien que j’eusse une si grande douleur au cueur, que par medicine, ne par confort secourir on ne pouvoit : Toutesfoys accumulees toutes les forces, en ceste maniere luy responditz.

Le trespas de Guenelic.
Chapitre. X.

Trescher compaignon & amy, voz melliflues & artificieuses parolles, pourroient facilement guarir toutes douleurs (au moins si elles doibvent estre guaries) mais la mienne qui est intolerable, ne peult estre temperee. Helas trop m’est griefve & insupportable la privation d’une telle dame : parquoy ne puis trouver remede a mes ultimes passions : car il n’est en mon pouoir de me monstrer plus tolerant, que plusieurs de noz predecesseurs : lesquelz pour la mort de leurs amis, n’ont pardonné au lachrimer & pleurer.

Manifeste exemple nous en rendent Phenix & Chiron : lesquelz depuis la mort de leur disciple, ne volurent survivre. Thimoleon vingt ans son frere mort pleura.

Agar pour la mort de son filz perpetuellement larmoya. Sainct Augustin en grand affluence de larmes & gemissemens de la mort de sa mere se lamenta.

Si doncques tant d’hommes fameulz & renommez ont larmoyé : & aulcuns, par anxieté, la vie laissee, je ne pourroys eviter que pareillement je ne succumbe. Mais quand a la reprehension que m’avés faicte touchant l’influxion du ciel, en cela ne veulx user de pertinacité : Mais a tous bons jugemens, me veulx condescendre. Et pource que je sens mon triste corps de vivre las, comme s’il estoit de ses ans naturelz fournis, je desire que ma dolente ame se puisse reunir avec ma treschere dame Helisenne : laquelle me semble avec voix piteuse m’invocquer, me disant, que si ma vie est longue, travail & ennuy ne me desaccompaigneront. Et pour ce, me sera trop plus utile le mourir que le continuel languir. Apres que j’eux pronuncé telles paroles, je feuz assez longue espace tenant silence : puis apres quand je commençay a parler, en dressant ma veue aux cieulx sortit de mes yeulx grande abondance & superfluité de larmes. Et avecq humilité de cueur dictz ainsi.

O Eternel plasmateur qui avez congnoissance devant l’heure de ma nativité, quel je seroys, quel je suys : & quel je doibtz estre : je te obsecre & prie, que ne me vueille punir selon mes iniques pechez : qui sont en si grand nombre que en ma possibilité n’est de les pouvoir distinctement declarer, mais je espere fort de ta misericorde : car de toy tout bien procede : en toy toute felicité consiste : & de toy toute gratitude & grace provient. Veuille donc user de ta grande clemence envers moy, ta paoure creature, en couvrant mes multipliees faultes : ce que j’estime que tu ne me denieras. Car de toy mon createur, dict Esaÿe au 53. chapitre. Que veritablement tu as porté noz langueurs, douleurs & infirmités. O scaturie d’infinie bonté : puis que toy mesmes, paye ce que de quoy nous sommes debiteurs.

O doulx redempteur : toy impeccable, tu porte noz pechez.

O mon doulx salvateur : combien que justement tu me peusse accuser, j’ay esperance que tu me excuseras : car tu ne desires pas la mort du pecheur. Et pour ce estant accompaigné d’une infallible esperance, je suis prest & appareillé te rendre mon esperit : lequel a ta providence humblement je recommande.

Fin des Angoysses douloureuses
qui procedent
D’amours.

Ample narration
FAICTE PAR QUEZINSTRA,
en regretant la mort de son compaignon Guenelic, Et de sa Dame Helisenne apres leurs deplorables fins, ce qui se declarera avec decoration du stille poetique.

Incontinent qu’il eut ces dernieres parolles dictes, je veiz sa belle face que pour l’aspre douleur de diverses couleurs se revestoit : & son mal avec si grande vehemence augmenta, que tout subit la separation du corps & de l’ame se feist : ce que voyant, je fuz si angustié & adoloré, que ne pouoye aulcunes parolles proferer : Et si n’estoit en ma puissance de mes debiles membres soubstenir. Parquoy estant assiz aupres d’eulx, avec une incredible compassion les contemploye : mais en regardant la face de Helisenne, grand admiration me survint : pource que longue espace avoit, que je l’estimoye morte : & je viz qu’elle jecta encores quelque souspir, qui fut le dernier souspir mortel. Et depuis ne tarda gueres qu’il ne me survint occasion encores de plus fort m’esmerveiller : pource que j’apperceuz en l’air spacieulz & clair, ung homme voulant avec aelles dorees : & tenoit en sa main une verge merveilleusement belle, & avecq cest accoustrement oultrepassoyt, & voloyt par l’air plus tost, que le violent Boreas. Et tout incontinent descendit en terre : & je voyant qu’il estoyt proche de moy, commençay a le regarder : mais en le voyant (a cause qu’il resplendissoit d’une preclaire & resplendissante lumiere) a peine ma veue le pouoit souffrir : qui me feist comprendre, que telle vision n’estoyt chose humaine : mais haultaine, supernaturelle & divine. Et pour ce fut mon esperit transporté. Et tellement fus ravy de veoyr chose sy nouvelle & non accoustumee, que je demeuray quelque temps sans me mouvoyr, ne pouant distinguer mes yeulx arriere de ceste splendeur.

Estant occupé en ceste contemplation, ne peuz aultre chose faire, synon que tout crainctif, & plein de tremeur, me prosterner en terre, voulant adorer ce corps celeste. Et lors avecq une voix melliflue & doulce, commença ainsi parler a moy.

Noble chevalier, pource ce que je cognoys que ta pensee est occupee de diverses ymaginations, a l’occasion de ma venue, je t’en veulx certiorer : car ta valeur bien le merite. Et pourtant je te declaire que je suis Mercure, Dieu d’eloquence, conducteur des ames, & messagier des Dieux : & la cause pourquoy je me suis transmigré en ce lieu, si est, pour conduire les ames de ces amans au Royaulme de Mynos : auquel lieu sera determiné de leurs demeures perpetuelles. Incontinent que j’euz entendu ces benignes parolles estant aulcunement asseuré, prins la hardiesse de tresinstamment le supplier, que denyé ne me fut ce que a aultres avoyt desja esté concedé : qui estoyt le descendre au Royaulme de Proserpine. A ces motz me respondit. O chevalier quelle cupidité te stimule & presse de vouloir descendre en ces lieux obscurs & tenebreux ? Auquel tu ne verras sinon que toutes choses tristes & odieuses, qui te causeront douleureuses anxietez : toutesfoys puis que ton affection est si grande, Je ne te veulx frustrer de ton desir. Et pource que ne seroyt chose licite de laisser ainsi ces corps, je veulx a ce pourvoyr convenablement. Et lors il prind une boette pleine de l’ambrosie & du nectar qui est l’ongnement des Dieux, & commença a oindre les deux nobles corps, affin de les preserver de corruption : mais comme a cela l’occupoyt, il apperceut aupres du corps D’helisenne ung petit pacquet couvert de soye blanche, lequel en grand promptitude il leva. Puis regarda dedans, & vit que c’estoyt ung livre. Et a l’heure aulcunement approché de luy, je congneuz par l’intitulation, que en ce estoyent redigez toutes noz entreprinses & voyages. Parquoy je peuz facilement comprendre, que la paoure defuncte l’avoyt escript, apres le recit que Guenelic luy en pourroyt avoyr faict. Et pour ce le declairay a Mercure, lequel avec une grande hylarité me dist, qu’il en feroyt present a ma dame Pallas : laquelle singulierement aux lectures se delectoyt. Puis apres qu’il eust ce dict, ne tarda gueres, que par puissance divine, ne feist venir une nuee auraine sur le corps des deux amans. Et ce feist il, affin qu’ilz ne feussent apperceuz jusques a mon retour que les pourroye faire ensepulturer.

Cela faict, Mercure commença a invocquer le nom de la deesse Hecathes a triple forme : Laquelle est Dame des enchantemens : si luy requist, que en faveur de luy elle me voulyt tant ayder, que par son moyen me fut permis d’estre transporté par l’air jusques aux fleuves Stix. Incontinent ces parolles dictes, sa requeste fut exaulcee : car aussi promptement que Mercure commença a voler avec ses tailaires & son caducee, ne scez par quel moyen je fuz aussi eslevé, qui du principe me donna quelque frayeur : mais assez subitement parvinsmes a ung fleuve : lequel arrousoyt une eaue obscure : profonde, noyre, & diaphanee, tant que le regarder rendoyt grande terreur : la estoyt Charon vieillart tresvilain, laict & odieux a regarder : lequel avecq sa vieille Barque passoyt les ames de leurs corps despouillees : Et en y avoit aussi grand multitude comme il tumbe de feuilles au moys d’automne : & ainsi que au passer me disposoye, ce cruel Charon me refusa : Et avec sa voix pleine d’horreur, me dist que retournasses, & qu’il n’estoit deliberé de me passer. Et a l’heure me feust propice Mercure qui tant le pressa & stimula, que a son vouloir se condescendit : puys quand nous feusmes a l’aultre ryve, j’ouyz horrible critz, & vociferations lamentables : & lors Mercure me dist, ces critz espouentables que tu as ouys, sont des ames mal purgees qui encores retiennent de leurs habitudes corporelles la memoire. Et pour non avoir en l’aultre vie receu de ses operations le divin salaire, se lamentent & douleront jusques a l’ultime purgation : ou lavees au fleuve Lethés, de tout se oubliront.

Ainsi devisant & cheminant, je veis ung grand chien qui troys testes pourtoit treshorribles, & si aboyoit cruellement : Et a icelluy Mercure donna quelque vyande : laquelle avecq ses troys gueulles transgloutit. Et ainsi comme il la devoroit & mengoyt sans estre offensez passasmes : puis parvinsmes au fleuve de Coccitus qui des palus de Stix se derive, & est significatif de pleur & gemissemens. Apres veismes Flegeton qui est le propre ardeur de yre & cupidité : & de luy prend son origine Lethés. Et quand feusmes passez oultre, Je veis le lieu ou reside Minos : lequel seant en son throsne sublime, estoyt de Rhadamantus accompagné : Et la est chascun examiné avecq quelles coustumes il a sa vie regie & gouvernee : & selon leurs merites ou demerites leur est deputé lieu pour perpetuelles demeures. Ces choses veues Mercure me monstra les cruelles filles D’acheron qui se nomment Thesiphone, Alecto & Megera : lesquelles pignoyent leurs cheveulx serpentins, dont distilloyt du venin en grande abondance : Aussi y estoit Cloto & Atropos & sa seur Lachesis, qui sans cesser tousjours fille : mais je veis Thesiphone qui se leva & print une torche ensanglantee, & estoit toute entortillee de Serpens & sa robe souillee & taincte de sang abominable, portant en son regard pleurs & espouentemens : & sy estoyt toute noyrcie de courroux & yre furieuse : estant ainsi, je veis qu’elle arracha de sa teste ung grand & horrible Serpent : puis sortit d’enfer ceste hydeuse. Et lors fut ma pensee occupee de diverses ymaginations. Et pour ce demanday a Mercure, que telle chose signifioyt, lequel me respondit, que ceste furye se partoit a la requeste de la deesse Venus, pour aller faire enrager la dame maldisante : laquelle avoyt tant persecuté les deux amans. Et lors je m’enquis si ces furies estoient ainsi subjectes de mettre en execution les vouloirs de ma dame venus, a quoy il me feist response, certes elles sont tousjours appareillees a mal faire : car sont celles qui continuellement exagitent l’humaine generation : autresfoys ceste Thesiphone a la requeste de la deesse Juno, donna la rage a Athamas, & a sa femme pareillement. Apres ces parolles, il me monstra ceux qui de coustumes maulvaises ont vescu : lesquelz tousjours seront commeuz & agitez a l’horrible jugement de Herebus, & traictez soubz l’obscure region Cahos ou est infiny nombre de cruelz & maulvais. La est Tantalus entre l’eaue belle & claire, & grande abondance de savoureulz fruictz, & si a continuellement fain & soif insatiable. Aussi y est Titius souffrant grandz tourmens, car journellement les Vaultours luy mengent le foye, & chascun jour son foye renaist. Aussi endure tresgriefve peine yxyon, car il est couché le ventre dessus une roue de fer tranchant & ardent, qui ne cesse de torner. Et Sisiphus a une peine incredible pour appuyer une grande roche. Les quarante neuf filles de Danaus ilz sont : qui incessamment travaillent de puyser eaue courante avec cribles & vaisseaulx percez, parquoy leur peine est vaine. En considerant ces cruelz tourmens, j’avoye une pitoyable compassion d’ouyr les lamentables gemissemens des ames qui estoient en ces caligineuses prisons. Et pourtant demanday a Mercure pourquoy tant extremes peines ces ames soubstenoient, lequel promptement me respondit, aulcunes sont d’yceulx qui estant en vie sont demeurez inveterez & endurcys en leurs pechez, sans jamais eulx vouloir repentir : parquoy sont sans misericorde de leurs offenses. Et de l’interieure conscience stimulez sont, comme tu oys, affligez & persecutez. Les aultres, sont les ames des gens ausquelz l’avarice a esté dieu en terre. Et tant plus estoient riches & opulentz, & tant moins a eulx & aux aultres usoient de ceste belle vertu de liberalité. Et les aultres sont de ceulx qui d’oultrageuse tyrannye ont leurs estatz & seigneuries regies & gouvernees, & qui estoient plus estimez de leurs subjectz par timeur que par amour. Ce pendant que Mercure me narroit telles parolles, furent diligemment examinees les ames de Guenelic & de Helisenne. Et quand Minos eut le tout distinctement entendu, il feist deux jugemens, & determina que sans dilation feussent conduictz aux champs Helisiens, ou en doulceur & felicité les ames se reposent. Et lors Mercure nous mena au Lac que on nomme Lethés : & feist boire aux deux bienheurees ames de l’eaue d’oblivion. Et cela faict, allasmes par une voye estroicte, tresdifficile & facheuse a monter : mais peu a peu l’air s’esclarcissoit, qui me donnoit occasion de me letifier. Et finablement survint une clere & yrradiante lumiere : puys tost apres nous trouvasmes a la porte, laquelle estoit belle & tresapparente. En grande silence estoient les gardes ainsi que mabrines statues. Et comme ilz eurent apperceu Mercure, en grand promptitude la porte ouvrirent. Puys entrasmes en ce champ, lequel est tant plaisant & delectable : car le lieu est tousjours verdoyant & remply de plantes aromaticques & odoriferentes viollettes diaprees de plusieurs couleurs : fontaines y sont claires & cristallines : la peult on ouyr diversitez d’oyseaulx : lesquelz chantent en grand armonye & meduleuse resonnance, & les escoutent grand multitude de gens tant hommes que femmes : lesquelz solacieusement se reposent sur la belle herbe verdoyante : Esmerveillé de telle vision, pour en sçavoir la verité, je m’enquys a Mercure que c’estoit de ces gens qui en si grand turbe estoient : Et lors en telle maniere me respondit : Ces umbres & ames que tu voys : ausquelles leurs corps ne sont encores restituez : en attendant de les avoir, sejournent en ce lieu remply de doulce suavité. Et a ces motz ainsi je luy dictz. O mon dieu je ne puys concepvoir & ne puys croire que ces ames desirent leurs corps : car quand bien j’ay consideré, me semble que la delectation de ce lieu leur doibt estre suffisante pour ne vouloir aspirer ne pretendre a aultre beatitude que ceste icy. Tout subit que j’eux dit tellez paroles, Mercure me dist, Quezinstra tu doibz croire que par puissance divine ces ames de leurs corps se revestiront. Et pource que du ciel elles sont extraictes elles seront associees aux astralles substances, & du divin consistoire eternellement seront citadines, ou de continuelle contemplation en vision divine en s’esjouyssans viveront. Incontinent que Mercure eut imposé fin a son dire, s’approcherent de luy plusieurs splendides & cleres ames : lesquelles toutes demonstroient signe de joye : car elles voletoient a l’entour des ames de Guenelic & Helisenne. Et en les saluans benignement leur feirent honnorable reception : disant toutes en general, que plus accomply plaisir ne pouoient avoir, que d’estre associees de si noble compaignie. Et ce disoient elles, pource que en si grande releucense ces deux ames resplendissoient, qu’elles excedoient toutes les aultres ames en illustrissime clarté.

Apres ces choses ainsi faictes, ayant Mercure faict office, de la se voulut sequestrer : Quoy voyant, non sans pleurer & lachrimer prins congé des deux bienheurees ames, Et lors j’entendis Guenelic qui tresinstamment me supplya, vouloir tout ce que veu avoye, en perpetuelle memoire retenir : affin qu’il fust en ma faculté de le pouoir au monde manifester : ce que je luy promis de faire. Et a l’heure sans plus delayer Mercure me voulut conduyre au lieu auquel m’avoit pris : auquel en petit d’espace parvinsmes, Et lors Mercure feist separer la nuee auraine, puis trouvasmes l’invention de donner honorable sepulture aux deux nobles corps. Et affin qu’il feust des deux vrays amantz perpetuelle memoire, sur leurs tumbes fut redigé par escript l’acerbe & cruel traictement qu’ilz avoient au service d’amours trouvé. Et comment a la fin, passion esgalle a mort immaturee les avoit conduictz. Apres toutes ces choses faictes, je ne me peuz contenir de recommancer mes pleurs & gemissemens, en detestant ceste triste & ennuyeuse adventure. Et croys que j’eusse donné triste fin a ma vie, dont la trop longue duree m’estoit desja desplaisante, n’eust esté Mercure qui par sa doulce eloquence de ce propos mortifere me destourna. Et lors aulcunement consolé, commençay a considerer la mutabilité de fortune, disant en moy mesmez, que de castigation est digne celluy qui es choses transitoires, sa pensee forme & arreste : Car tous ses mortelz plaisirs si de vertuz ne sont gouvernez, ne sont seullement inutiles, mais tresdommageables a l’ame. Parquoy me sembla que tres felices sont ceulx lesquelz ce pendant qu’ilz ont en terre la puissance & gouvernement de leur liberal arbitre de mettre tout leur esperance en la chose ferme & stable : & tellement instituer leurs vies, que l’apprehension de la mort ne donne craincte : & pource que qui de peché se garde, de ceste timeur s’eslongne, je vins a considerer que la vie solitaire est plus apte a la fruition de la vie bienheuree, que la continuelle conversation avec le monde, je deliberay a icelle me reduyre. Et pour l’affection que j’en avoye, je trouvay moyen de faire donner principe a l’edifice d’ung petit temple qui fut construit au lyeu mesmes auquel les corps de Guenelic & Helisenne estoient ensepulturez. Et aussi feiz commencer ung petit habitacle a l’intention de faire en ce lieu ma perpetuelle residence. Mais pour n’estre prolixe, en ce propos y imposeray fin : car je vous veulx narrer ce qu’il advint du petit livre que Mercure avoit trouvé, lequel depuys m’en a faict le recit.

Conclusion pour perpetuer la presente histoire.
Chapitre. XII.

Apres que Mercure se fut separé de moy, il print son vol vers le ciel, & ne tarda guerres qu’il ne parvint au consistoire celeste, ou il fut de tous les Dieux & Deesses gratieusement receu. Et trouva qu’ilz estoient congregez a ung bancquet solennel qui se faisoit en la maison de Vulcan, la assistoit le Troyen Ganimedes qui servoit Juppiter en luy donnant a boire de son nectar. Et puis apres servoit gratieusement les troys sublimes deessez, Juno, Pallas & Venus, lesquelles ensemble de plusieurs joyeulx & divers propos se devisoient. Merveilleusement sumptueulx fut le service : lequel achevé, donnerent principe a plusieurs solatieulx esbatemens : mais le dieu Mars voyant Venus assise, aupres d’elle se alla poser, dont Vulcan eut bien mal a la teste : mais pour n’y pouoir contrevenir, patience luy estoit bonne. Et pour passer sa fantasie, tout pensif se pourmenoit : dont les aultres dieux se rirent, en regardant sa difformité, car ledict Vulcan estoit boyteulx, pource que aultresfoys avoyt esté precipité & jecté du ciel en terre. Tost apres survint Apollo, lequel commença toucher une harpe d’or, aornee de plusieurs pierreries. Et avec luy estoient les neuf muses, lesquelles chanterent fort melodieusement. Ce que voyant Mercure, se delecta quelque espace, escoutant leurs armonyes, puys apres en s’approchant de la deesse Pallas, luy dist ainsi.

O Deesse procree du cerveau de L’altitonant Jupiter, pource que certain suys que vous vous delectez souverainement aux lectures, je vous veulx faire present d’ung petit livre, lequel j’ay trouvé la bas en ceste region terrestre. Et a l’occasion que j’ay congneu que bien estoit digne d’estre distinctement entendu, je l’ay conservé, esperant que en voz pudicques mains lieu d’acceptation recouvrera : & en ce disant, il le tira de sa manche pour luy consigner. Et lors la deesse en le remercyant, benignement le receut. Puys incontinent a lecture donna principe : mais ainsi comme a tel exercice se occupoit, d’elle se approcha Venus, laquelle estant fort curieuse de voir choses nouvelles, voulut estre a la lecture participante, Et quand elle eut entendu & apperceu qu’il faisoit mention D’amours, En se tournant vers Mercure ainsi luy dist.

O Mercure je voys apertement que bien peu me favorisez, puis que pour gratifier a Pallas, vous m’avez frustree de ce livre qui de soy mesmes doibt estre dedié a ma divinité, veu que congnoissez qu’il traicte de choses amoureuses & venerienes. Et pourtant si Pallas ne me le delivre, bien la puis improperer, luy disant qu’elle usurpe ce qui ne luy appartient.

Ces parolles prononcees, la vierge Pallas profera telz motz, venus grandement je m’esmerveille de voz propos qui sont tant superbes, Et semble que vostre audacieulx parler aura puissance de me tollir ce que par evidente demonstrance appert estre mien : car si bien le regardez, vous trouverez qu’il traicte des choses belliqueuses : lesquelles soubz moy se doibvent conduyre. Et pour ce deportez vous de plus me increper : car je vous certifie que voz parolles ne me rendront flexible a vostre vouloir : mais au contraire, seront vaines & inutiles.

Quand Venus vit que Pallas eut achevé son dire, il luy sembla qu’il n’estoit temps de silence garder. Et pour ce, assez promptement telles parolles luy dist. Pallas apres que le tout sera bien consideré, il est assez manifeste, que toutes voz allegations seront de nulle valeur. Car pourtant si vous avez quelque domination sur les entreprises des guerres, si n’estes vous a preferer a mon amy Mars : soubz la puissance duquel, les entreprises bellicqueuses se conduisent. Et pour ce, quand adviendroyt que j’en seroys frustree si ne le debvez vous retenir : car si par jugement il en est discretement determiné, vous le presenterez a celluy auquel par droicte raison trop mieulx que a vous doybt appartenir.

Grandes altercations entre Pallas & Venus passerent, Et assez plus grandes, que l’on ne pourroit exprimer : mais apres que Juppiter eust intelligence de leur contention, il ne voulut permettre le persister en tel debat : mais comme celluy qui est juge droycturier & souverain, voulut estre amyable compositeur d’entre elles. A quoy d’ung vouloyr unanime, les Deesses donnerent consentement & consinerent la chose contentieuse entre ses mains : mais ce pendant qu’il s’estudioyt pour en congnoystre & discuter, Mercure luy dist, que pour quelque affaire qu’il avoyt, estoyt chose tresurgente que promptement au monde s’en retournast. Et lors luy commença a narrer l’occasion : qui a ce faire le stimuloyt. Et a l’heure luy dist Juppiter, qu’il vouloyt qu’il print la copie de ce livre. Et que diligemment le feist imprimer, affin de manifester au monde les peines, travaulx, & angoysses douloureuses, qui procedent a l’occasion d’amours. A ces parolles se rendit obeyssant Mercure, Et fut content de ceste charge accepter : mais premier que au partir donnast principe, demanda en quel lieu il voulloyt que l’impression se feist. A quoy Juppiter feist response : que pour ce faire n’y avoyt lieu plus convenable que la tresinclyte & populeuse cité de Paris. Et lors dist Pallas. O que ceste noble cité est de moy aymee, comme celle ou assiduellement je suys servie : car la se retrouve infinie multitude de gens merveilleusement studieux. Et pour ce peult on bien ceste noble cité nommer une vraye scaturie & source de sapience & science. Et pourtant, Mercure, puis que vostre chemin en ce lieu se dresse, je vous supplye de vous enquerir aux nobles Orateurs, poetes & hystoriographes, s’il n’y a rien de nouvellement composé.

Quand Pallas eust ces dernieres parolles dictes, Venus dict ce qui s’ensuyt, certes Pallas, ceste cité que vous avez tant louee & extollee, auquel continuellement je suis veneree & adoree. Et semblablement mon filz Cupido, lequel soubz son empire rege & gouverne la plus grand partie des habitans. Et pour ce Mercure, je vous prie que ne vueillez oublier de faire mes recommandations a ceulx que vous congnoistrez estres noz plus feaulx serviteurs : si direz a ceulz qui aulcunesfoys par longue servitude se fastidient & ennuyent : & se veulent d’amour sequestrer, qu’ilz ne doibvent derelinquer leurs poursuytes : car finablement amour donne victoire a ses fideles servans. Quand Mercure eut bien escouté la proposition de Venus, il luy dist, je vous asseure Venus, que ne suys deliberé de faire voz amoureulx messages : car de ce que dictes, que remunerez si bien voz servans qui en vostre servitude si bien perseverent, il me semble que vous estes digne de grande reprehension : car comme l’evidence le demonstre, mal avez guerdonné Guenelic & Helisenne : lesquelz pour continuer en vostre service pour premiation n’ont acquis aultre chose que la mort. En disant ces parolles Mercure se departit, & laissa les deesses encores en leurs dissensions, attendentes la sentence diffinitive de leur juge, & ne scez ce qu’il en advint depuys : mais quand Mercure eut assez volé parmy la region azuree, il parvint au lieu auquel il m’avoit laissé, Et trouva que j’estoye grandement occupé a faire achever les edifices encommencez : toutesfoys incontinent qu’il fut survenu, & qu’il m’eut recité toutes les choses predictes, je feuz content pour deux raisons de prendre la charge de faire imprimer le livre : l’une pour satisfaire au vouloir de Guenelic qui tant instamment m’en avoit requis, Et pour ce congnoissant que c’est chose perilleuse d’encourir l’indignation des ames, je ne luy vouluz faillir de promesse : car le divin Platon nous admonneste ne vouloir offenser le peuple : affin que les ames de leurs parens ne preingnent indignation contre nous. Nous lisons que les ames des Marians troublerent & travaillerent Scila. Et si a trajedie l’on adjouste foy, les umbres & esperitz commeurent le furieux Horeste. Polidore occis, de la domesticque charité admonesta le cruel & avaritieux rivage estre a fouir. Achilles par instante priere requist, que la vierge Polixene sur son sepulcre par vengence fut immolee.

Et pourtant en consideration de ces exemples ay esté desireulx de manifester ceste œuvre. Et l’aultre cause qui ad ce faire m’a stimulé, si est, affin que tous lecteurs qui s’occuperont a lire ces angoisses douloureuses, par l’exemple d’icelles se puissent conserver & garder : que la sensualité ne domine la raison, pour timeur de succumber en ceste lascivité : dont ne se peult ensuyre que peines & travaulx intolerables : pour desquelles vous preserver, je obsecre l’eternelle divinité qu’elle vous concede a tous la prudence de Caton, la subtilité de Lelius, la Socraticque raison, l’erudition aguë D’aristote avec les institutions du grand Solon : affin que par ce moyen, ayez vouloir de delaisser les choses transitoires, pour les choses perpetuelles acquerir.

Fin de la narration faicte par Quezinstra pour
la mort de son compaignon Guenelic,
& de sa dame Helisenne.

TABLE

La premiere partie
I.
Commencement des angoisses amoureuses de dame Helisenne, endurees pour son amy Guenelic
II.
L’origine du divertissement de Helisenne, pour aymer a reproche
III.
Helisenne surprinse d’amours est apperceue de son mary
IIII.
Helisenne change de logis non pas de cueur
V.
Helisenne se passionne pour son amy
VI.
La jalousie du mary avec la description d’une femme laide
VII.
Les approches des deux amans pour parler ensemble
VIII.
Les amans pour n’estre apperceulx usent de letres
IX.
La lecture des letres de l’amoureux
X.
Lettres que la dame escript a son amy
XI.
Le courroux du mary jaloux, & l’excuse de sa femme
XII.
L’impatience d’amours par despit cherche la mort
XIII.
Le conseil du serviteur fidele
XIIII.
Par sainctz admonestemens femme d’amour picquee ne veult desister
XV.
Cueur de femme obstiné en amours est impossible de reduyre
XVI.
Moyen de femme pour veoir son amy
XVII.
Devises des amans pour faire les approches
XVIII.
Continuation des colloques amoureux
XIX.
Complainctes d’amoureux
XX.
Reproches de l’amy a sa dame pour trop languir
XXI.
Increpation du faulx rapport
XXII.
Exclamation piteuse de Helisenne contre son amy
XXIII.
Depart de Helisenne du lieu ou elle aymoit
XXIIII.
Regretz de Helisenne pour estre transportee en lieu a soy non aggreable
XXV.
Helisenne fut enclose en une tour & eut en sa compaignie seullement deux damoyselles
XXVI.
Les advertissemens de l’ancienne damoyselle reconfortant Helisenne
XXVII.
La deliberation de Helisenne apres avoir entendu les remonstrances de l’ancienne damoyselle
XXVIII.
Conclusion du livre
La deuxieme partie
I.
Ou sont relatees les angoisses dudict Guenelic
II.
Deux amys qui descouvrent les secretz de leurs amours l’ung a l’autre
III.
Rencontre de brigans sur le chemin, & de leur deffaicte
IIII.
Les adventures des deux compaignons en leur peregrination
V.
Querimonies d’amours, entre deux compaignons
VI.
Preparation a ung tournay de princes
VII.
Exercice de chevalerie
VIII.
Les deux compaignons sont faictz chevaliers
IX.
Faictz d’armes de jeune chevalier
X.
Fin du tournoy, & victoire pour le jeune chevalier
XI.
Feste nuptiale & fruition d’amours
XII.
L’estat & liberalité d’une princesse monarque
XIII.
Assault de ville, & emprisonnement de Guenelic, & de sa delivrance
XIIII.
Combat de deux champions pour appaiser une guerre
XV.
Despart des deux chevaliers compaignons, des dons de la Dame, & de leurs nouvelles adventures
XVI.
La debonnaireté d’ung prince envers ses subjectz. Avecq la poursuitte des adventures des deux chevaliers
La tierce partie
I.
Guenelic persiste en ses advantures pour trouver s’amye
II.
Collocution d’une religieuse personne avec ung amoureux
III.
Apres maintz travaulx Guenelic a nouvelles de s’amye
IIII.
Epistres des deux amantz qui long temps ne se virent
V.
Guenelic enfin parle a sa dame
VI.
Narration des adventures de l’une & de l’aultre partie des amans
VII.
Subtilz moyens de l’amoureux pour parvenir a la presence de sa dame
VIII.
Infortuné delivrement de Helisenne, & fin des amours de Guenelic
VIII.
Repentence de Helisenne & de son trespas
IX.
Regretz de L’amy, de la mort de sa Dame
X.
Le trespas de Guenelic
XI.
Ample narration faicte par Quezinstra
XII.
Conclusion pour perpetuer la presente histoire

NOTE DU TRANSCRIPTEUR

Cette version électronique est transcrite de l’édition de 1539.

L’orthographe, la ponctuation et l’usage des majuscules sont conformes à l’original. On a résolu les abréviations par signes conventionnels, distingué i/j et u/v, et ajouté cédilles et accents. Seules les erreurs typographiques les plus manifestes ont été corrigées.

On a ajouté une table des chapitres, absente de l’original.