The Project Gutenberg eBook of Le monarque

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Title: Le monarque

Author: Pierre Mille

Release date: June 2, 2023 [eBook #70900]

Language: French

Original publication: France: Calmann-Lévy, 1914

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONARQUE ***

PIERRE MILLE

LE MONARQUE

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES
1 vol.
LA BICHE ÉCRASÉE
1 — 
CAILLOU ET TILI
1 — 
LOUISE ET BARNAVAUX
1 — 
SOUS LEUR DICTÉE
1 — 
SUR LA VASTE TERRE
1 — 

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright, 1914, by CALMANN-LÉVY.

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY

Il a été tiré de cet ouvrage
VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
tous numérotés.

AU DOCTEUR GEORGES DUMAS

Mon cher ami, c’est au temps déjà quelque peu lointain de notre jeunesse, dans un joyeux petit coin du Midi dont il serait indiscret sans doute de livrer le nom aux curiosités du lecteur, mais qui toujours est demeuré bien cher à mon souvenir, que ce livre s’est ébauché, pour ainsi dire entre nous deux, et à notre insu. Il n’est donc que juste que je te le dédie ; et peut-être n’est-ce encore qu’insuffisamment reconnaître ta part de collaboration.

Voyageur impénitent et passionné, moi qui ai parcouru la face de la terre, plus curieux encore de l’âme et de la signification des hommes que des paysages, il me semble bien toutefois que je dus, la plupart du temps, me résigner à ne pénétrer cette âme que par truchement et interprète, si je puis dire, m’abandonnant avec confiance à d’autres : ceux qui savaient la langue de ces pays étranges, en possédaient l’esprit. Et voici que, même en France, il en a été de même. Sans ta claire et généreuse intelligence, sans la précision singulière de ta mémoire, qui n’oublie jamais le plus fragile détail, s’il est caractéristique, sans la profonde amitié qui nous unit, et qui a fait que rien de ce que nous sentîmes ensemble, aucun de nous deux jamais n’a pu l’oublier, je n’eusse point compris certains aspects originaux de cette Provence où tu es né ; c’est toi qui fis du Septentrional que je suis, et qui ne renie rien de sa patrie d’origine, un Méridional d’adoption.

Puis-je espérer alors que tu liras ces pages avec indulgence ? Tes compatriotes m’inspirent trop de sympathie pour qu’elles puissent paraître, je m’en assure, diffamatoires ou même ironiques, bien que ce soit le défaut de quelques esprits, de nos jours, de voir de l’ironie où n’y a qu’un effort vers la vérité et la lucidité : ce qui me peine. Tu me diras donc bien franchement si le Monarque n’est point, par hasard, un ouvrage un peu plus sérieux qu’il n’en a l’air, et quelque chose peut-être comme une modeste contribution à la science toute moderne de la géographie sociale. Tel fut, en tout cas, mon trop ambitieux désir. Seulement je ne sais quel démon, dont j’accueillis d’ailleurs, je l’avoue, les tentations sans répugnance, a voulu que certains chapitres de ce livre fussent plus près encore de la forme du fabliau que de celle du conte. Ce sont des « dicts », comme parlaient nos ancêtres. Et si j’en avais eu le talent, je les eusse faits encore plus simples d’écriture, plus drus et plus populaires. Excuse les fautes de l’auteur.

PIERRE MILLE.

LE MONARQUE

I
COMMENT JE RENCONTRAI LE MONARQUE

L’Espélunque est un village qui touche aux vallées des deux Gardons, après avoir dit bonjour aux Cévennes, pas bien loin de Nîmes, si vous voulez, impossible à canonner du haut des remparts d’Avignon, si vous en aviez fantaisie, plus bas que Ganges, plus haut que Bernis, à la même hauteur que Maillezargues, bien fourni de vignes, bien garni de cailloux, fort dépourvu d’arbres — sauf pour des figuiers sauvages et des chênes-nains par-ci par-là — éventé du mistral comme la forge au diable, sec à faire crever un âne huit mois de l’année, ruisselant d’eau, dix jours du reste, comme la figure d’une veuve pauvre le jour qu’on met son mari en terre, confortablement peuplé de citoyens, mais mieux rembourré de moutons, surtout abondamment poivré de chèvres, bossué comme le crâne d’un vieux juge, parfumé comme le corps d’une belle fille, à cause d’un tas d’herbes qui poussent sur la chaux nue, on ne sait comment, par la grâce spéciale du Seigneur, — au demeurant le plus brave pays sur terre à cause de toutes ces choses, et que les hommes y ont belle taille, bonnes dents, bon pied, bon œil, et la jugeote si rigoleuse et froide en même temps, que le monde qui n’est pas né à l’Espélunque ne peut pas comprendre l’Espélunque : et c’est bien pourquoi, vous comprenez, le monde est toujours roulé.

Donc, une fois, vers Pâques, j’étais là chez mon ami Cazevieille, par un beau temps bien tiède, un soleil royal, rien à faire et les fêtes en perspective. Ce n’est pas une chose aisée que de fêter une fête, même Pâques, à la campagne. On fait ce qu’on peut. Le Vendredi saint, on mange maigre, protestants ou catholiques, et le lendemain les gens très bien tuent un porc. Les autres viennent voir, et c’est une distraction ; mais elle n’est pas suffisante. Le dimanche, il y a l’office ou la messe, suivant le culte, et c’est encore une distraction, parce qu’on s’habille. Mais ça n’intéresse que les femmes. Une année, par grand bonheur, il y a eu des élections municipales. Le tambourinaire est venu sur la place de la mairie, qui est aussi celle de l’église et du temple, il a battu très bien, et dit ensuite en chantant : « Les citoyens qui voudront voter pour le maire, monsieur Cazevieille — c’est mon ami — et les autres conseillers municipaux, leur feront bien plaisir ! » Alors tout le monde est allé voter ; et après les uns sont allés au cercle républicain, qui est réactionnaire, ou au cercle socialiste, qui est républicain. Mais telles occasions d’avoir de la réjouissance sont trop rares.

Avant même Pâques fleuries, Cazevieille s’inquiétait que je m’ennuyasse, car il est bon maître de maison.

— Si encore, disait-il, tu pouvais manger dimanche prochain quelques ortolans, ou une canepetière ! Mais la chasse est fermée.

Je nourris, à l’égard des lois de ma patrie, un trop grand respect pour me figurer qu’on puisse chasser les oiseaux du ciel au mois des nids. Donc, ne voyant là qu’une manifestation de la fantaisie méridionale, je résolus d’y répondre par un exploit d’homme du Nord, et déclarai à Cazevieille que je m’allais, de ce pas, baigner dans le Gardon. Et pourquoi non ? Par la vallée de la Vidourle, la brise soufflait du sud-est presque estivale déjà, toute chargée des senteurs que, sur son passage, elle avait volées aux amandiers de la plaine, aux vignes des coteaux, en train de porter fleur. Le lit même du torrent serait encore glacé, je n’en doutais point : mais son cours divague comme les conversations du pays ; je savais où trouver des flaques, de bonnes flaques pas bien profondes, toutes tiédies par le bon soleil… Le bain fut excellent, et, au moment où, la tête fraîche, la chair rajeunie, je traversais le pont de Gers pour abattre à pied la petite lieue qui me séparait de l’Espélunque, je rencontrai un brave homme qui portait dans un panier une livre ou deux peut-être de poissons encore frétillants. C’était Touloumès, que vous retrouverez, je pense, au cours de cette histoire. En échange de quelque menue monnaie, il voulut bien me céder sa pêche.

Cazevieille m’accueillit comme une espèce de héros. Je croyais qu’il allait me dire : « Allons, tu ne t’es pas baigné, tu veux le faire croire ! On ne se baigne point en cette saison. Tu as fait un petit tour, seulement. C’est bon, c’est sain : la sueur lave. » Je faisais injure à sa générosité, il ne songea pas un instant à douter de mon courage. Non, il était fier de moi ! Quelque chose de mon haut fait allait rejaillir sur lui, premier à le connaître, premier à le conter. Mais voyant le fretin que j’apportais, il interrogea, d’un ton gai :

— Qu’est-ce que c’est que tout ce beau poisson ?

Il doit y avoir quelque chose de contagieux dans l’air du Midi, car je répondis sans y penser :

— Eh ! je l’ai pris !

— Bé ! fit Cazevieille, comment ? On t’a prêté une ligne, tu as trouvé un filet ?

— Non, fis-je, à la nage : tu vois un poisson, Cazevieille, tu plonges. Il s’enfuit, tu le fatigues, tu le charges, tu l’accules entre deux pierres ; il se laisse prendre !

Voilà ! Je voulais un peu me moquer de lui, montrer que si nous voulions, nous autres du Nord, nous en inventerions aussi, des blagues — et je ne pouvais m’imaginer qu’il avalerait celle-là. Il m’écouta très sérieusement.

— Il faut savoir y faire, dit-il avec simplicité. J’en connais qui pêchent à la main : le Monarque, par exemple. Le matin, quand le poisson est engourdi… Mais toi, en plein jour et à la nage…

Il était content, voilà tout, sans nul scepticisme. Et vingt fois, au cours de cette journée, il me fit rougir de honte en abordant les gens.

— Il y a chez moi un Parisien, faisait-il, un Parisien… Il est épatant ! Il se baigne dans le Gardon, qu’on est encore en hiver, hé ! Et il prend les poissons à la main…

Je pouvais enfin espérer que ma confusion était à son comble quand nous vîmes arriver Touloumès. J’aurais dû le prévoir ; mais c’est une erreur commune aux habitants des villes de présumer que les gens qu’ils croisent sur les routes sont des passants qu’ils ne reverront jamais : dans les campagnes il n’est point de passants, tout le monde se connaît.

— Il est épatant ! — lui répéta Cazevieille en me montrant. Je te le présente : un confrère ! Il prend les poissons à la main !

— Vrai ? dit Touloumès. Oh ! ça se peut, ça se peut… Monsieur aime le poisson, c’est sûr, je lui en ai vendu !

J’eusse souhaité rentrer sous terre : ils rirent tous deux sans malignité. Cazevieille eût été très fier d’avoir chez lui un Parisien qui prenait les poissons à la nage. Mais il ne me gardait pas rancune d’avoir inventé une histoire. Si ce n’était plus glorieux, c’était encore amusant. Il se contenta de dire, sans récriminer :

— Puisque tu aimes la pêche, on t’y mènera demain. Avec Touloumès et le Monarque : ce sera grand !


Voilà pourquoi, le lendemain, nous pêchions à la senne. Et Cazevieille m’entretenait, avec éloquence et facilité, des illustrations du pays.

— C’est une chose certaine, mon cher, me disait-il, parlant voluptueusement du nez à travers sa pipe, la patrie de l’héroïsme et de la galanterie est ici. C’est prouvé depuis le temps des Camisards, et d’Estelle et Némorin.

Estelle, Némorin et Cavalier sont les trois gloires qu’on révère au pied des Cévennes, sur les bords des deux Gardons, celui d’Anduze et celui d’Alais. Et ne dites jamais aux habitants de Ners, ou de Lédignan, ou de Massane, ou de Savignargues, qu’Estelle et Némorin n’ont pas existé : ils ne vous croiraient point, et vous passeriez pour un mauvais esprit.

J’étais d’autant moins disposé à discuter que, dans l’eau jusqu’aux épaules et nu comme la main, je me trouvais fort affairé à pousser des pieds et du ventre, à travers une mare qui subsistait dans le lit desséché du Gardon, la poche d’un long filet dont Touloumès, sur une rive, tirait nonchalamment l’extrémité droite. L’extrémité gauche était tenue, sur l’autre rive, par un personnage qu’on venait de me présenter, et dont le nom et l’aspect avaient fait sur moi l’impression la plus profonde. C’était le Monarque.

Le Monarque portait des espadrilles à ses pieds sans chaussettes, un vieux pantalon retenu sur ses reins par une ficelle rouge, et sa chemise de flanelle, qui n’était pas fraîche, n’avait plus de boutons. Mais il était rasé de frais, et si mince, vif et déhanché dans son indolence, qu’il me fit penser à un lévrier au repos.

— Gardez-vous, fit-il, tournant vers moi sa bouche fine aux dents très blanches. Il y a un trou au milieu de la mare.

Je plongeai, fier de montrer mes talents de nageur, m’appliquant à tenir les plombs du filet contre les cailloux, par deux mètres de fond. Et quand j’eus fait sortir la poche du trou, et que j’eus pied, je me redressai avec vanité !

— Tu ne lui fais pas seulement mettre les pieds dans l’eau, à ton héroïsme, dis-je à Cazevieille.

— C’est pour te faire plaisir, répondit-il. Ça t’amuse de patauger.

C’est vrai que j’y allais de toute mon âme de Parisien : il n’en est pas au monde de plus pure. On m’avait dit qu’au fond de cette flaque se cachaient des brochets gros comme ma jambe, des perches comme mon bras, et même « des bêtes qu’on ne savait pas ce que c’était ». Mais surtout l’eau était bonne, ce qu’on appelle bonne : plus fraîche que l’air, assez tiède pourtant pour ne point glacer le corps, et point croupie parce qu’elle communiquait avec les courants cachés qui continuaient à filtrer dans les profondeurs. Sous mes orteils nus les galets noyés restaient chauds, demeurés en contact avec ceux de la berge, avec les rochers lumineux des collines, avec toute la terre égayée de soleil. Parfois des racines de saule s’enroulaient autour de moi, exprès, je l’aurais juré, et j’en frissonnais d’inquiétude et de plaisir. De très petits poissons, qui n’avaient rien à craindre des mailles du piège, et que ce remue-ménage amusait, tout simplement, venaient me picoter les jambes, du bout de leur tête pointue, et j’étais heureux comme un sauvage.

Voilà pourquoi je méprisais la paresse de Cazevieille. Avec de voluptueuses lenteurs j’épuisai les devoirs de ma tâche. Le filet atteignit l’autre bout de la mare, et nous l’amenâmes doucement à terre, prenant soin de tenir les plombs en dessous.

… Pêcheur parle bas !
Le Roi des Mers ne t’échappera pas !

chanta le Monarque de toute sa voix. Mais le Roi des mers, j’imagine, était allé visiter une autre partie de ses empires et c’est nous qui fûmes attrapés : sept ou huit goujons, trois chevesnes, une douzaine et demie d’ablettes : en tout une petite livre de mauvaise blanchaille. C’était pour ce beau résultat que j’avais « pataugé » pendant une heure.

— Et les brochets ? Et les perches ? fis-je avec indignation.

— Tu ne les as pas vus filer ? dit Touloumès. Ah ! les crapules ! Un brochet d’au moins huit livres ! C’est ta faute : tu n’as pas su bien garder le filet.

Je haussai les épaules sans répondre.


Cet échec ne nous empêcha point d’aller nous mettre à l’ombre pour déjeuner avec appétit d’un saucisson qui fleurait l’ail, de deux poulets froids — Cazevieille déplora encore une fois que la chasse ne fût point ouverte — et de pain dont la croûte, cuite à la mode provençale, était dure à casser les dents. Le tout arrosé de vin blanc de vieilles vignes. Autour de nous, le paysage était indiscipliné à croire qu’on n’était pas en France. Sur les falaises calcaires qui le dominent, on n’a jamais essayé de semer un grain de blé ni de repiquer un cep. Il n’y pousse rien que des buissons fous, et un figuier sauvage, çà et là, dont les chèvres seules et les enfants mangent les fruits. Quant au lit du Gardon, large d’une demi-lieue, il n’est à personne. L’hiver, il roule de l’eau comme un Rhône. L’été, il étale des cailloux, de l’herbe et des peupliers. La principale industrie des riverains consiste à y envoyer paître des moutons lorsque le service hydrographique annonce une crue. Les moutons sont noyés, les pauvres bêtes, et le reste est l’affaire du député et du sénateur de l’arrondissement. Une bonne inondation, si elle tombe en temps d’élections générales, est une fortune pour le pays.

— … Tiens, me dit Cazevieille, qui avait de la suite dans les idées, regarde le Monarque, c’est un héros. Si tu connaissais l’acte chevaleresque qu’il accomplit l’an dernier…

— Mais d’abord, demandai-je, pourquoi vous appelle-t-on le Monarque ?

Le Monarque leva les sourcils d’un air étonné.

— Vous ne savez pas, fit-il, vous ne savez vraiment pas ? c’est parce que je ne f… rien. Alors, je vis comme un roi.

Cette définition du régime monarchique avait le mérite de résumer, dans sa brièveté saisissante, la conception que les peuples s’en sont faite depuis que la démocratie chez nous coule à pleins bords, ou peut-être même auparavant. Je fis signe que je commençais à comprendre.

— Nous nous sommes mis à deux pour manger mes terres, continua-t-il, le phylloxera et moi ; mais je fis tout ce que je pouvais pour aller plus vite que le phylloxera, et j’y réussis. Quand ce fut fini, je commençai d’être heureux. Aujourd’hui, je m’en vais chez l’un pour chasser, chez l’autre pour les vendanges, chez tout le monde pour les noces et les baptêmes. J’ai toujours le temps de causer, n’ayant rien à faire. Sans moi les gens mourraient d’ennui. Je suis un enfant de lumière. Je vais, je viens, je ris, je chante l’opéra, et il y a toujours des élections dans un coin ou dans un autre. Croyez-vous qu’on puisse faire une élection sans moi ? Qu’est-ce que je coûte ? Un verre de vin et un repas. Qu’est-ce que je donne ? Eh ! je donne moi !

— C’est bien payé, dit Cazevieille, sérieusement.

— Je fais ce que je peux, reconnut le Monarque. Montrez-moi quelqu’un de plus serviable ? Les hommes n’ont pas de joie quand je manque, et les femmes se languissent de me voir, car elles m’aiment. Je ne leur donne que de bons conseils, et je suis gai.

— Et votre acte d’héroïsme ?

— Ce n’est rien, fit-il avec modestie. Seulement madame Beauvoisin, de Souvignargues, avait une fois exprimé le désir de m’avoir à dîner, et il se trouva que monsieur Beauvoisin n’était point là. J’ai pour cette dame le plus grand respect et pour rien au monde je n’eusse voulu que sa réputation fût compromise. Voilà pourquoi, monsieur Beauvoisin étant rentré à l’improviste, je m’enfermai dans une grande armoire dont sa femme garda la clef dans sa poche.

— Tu vas voir ! fit Cazevieille, avec orgueil.

— Je m’arrangeai comme je pus pour dormir. Une nuit est bien vite passée. Mais croiriez-vous, monsieur, croiriez-vous qu’à une heure du matin le feu se mit à la maison et que madame Beauvoisin, dans son trouble excusable, s’enfuit sans me délivrer ! Le feu avait pris dans la cuisine, j’entendais les flammes ronfler, je me disais : « Les voilà qui grimpent l’escalier, bon ! les voilà qui sont sur le palier, les garces, les voilà qui entrent… et moi je veux m’en aller ! » Des coups de pied, des coups de poing, des coups de reins, j’en donnais à cette armoire du diable ! Mais c’était un trop bon meuble.

— Et vous n’avez pas appelé ?

— Je ne pouvais pas appeler à cause de l’honneur de la maîtresse de la maison. Plutôt mourir ! Mais c’est ici que le ciel m’envoya une inspiration. Je réunis toutes mes forces, et je mugis comme un taureau : « Sauvez les meubles !… Sauvez les meubles ! » Cela fit que monsieur Beauvoisin et ses amis vinrent chercher l’armoire.

— Hein ! dit Cazevieille, vous n’auriez pas pensé à ça, dans le Nord !

— Hé ! répondis-je, vous ne l’avez même pas inventée, votre histoire ! Je la connais : c’est un vieux fabliau.

Mais Cazevieille me répliqua, dans sa juste sévérité :

— Quand tu nous as raconté que tu avais pris des poissons à la nage, est-ce que nous avons discuté ? Il faut toujours croire ce qui est beau, parce que c’est plus plaisant.


C’était une leçon. Personnelle, mais générale aussi. Elle me fit pénétrer plus avant dans l’âme de mes amis : ils ne voulaient considérer l’existence que comme un aimable jeu de leur imagination. Cazevieille, d’ailleurs, n’insista pas. Même, reconnaissant avec impartialité que la pêche n’avait pas été très heureuse, il dit seulement au Monarque :

— Si du moins on pouvait chasser, n’est-ce pas, si on pouvait chasser ?

— C’est à voir ! répliqua le Monarque.

Il n’ajouta rien, mais eut le lendemain une conversation toute confidentielle avec le Tiennou, qui est un peu simple et porte les colis au chemin de fer quand par hasard il a besoin de gagner : c’est deux fois par mois, en bonne saison. Puis il arriva qu’un beau matin le voisin Peyras trouva toutes ses poules étranglées dans sa basse-cour. Non seulement les poules, mais les oies, les canards, les dindes, enfin tout ; et cela donna de quoi causer, pour la chose, et parce que les gendarmes vinrent exprès du chef-lieu de canton. On interrogea Tiennou. Les gendarmes aiment beaucoup à faire avouer Tiennou, quand il se passe n’importe quoi de désagréable à l’Espélunque. Ils font un procès-verbal comme quoi « le délit a été commis par personne irresponsable », et l’enquête ne va pas plus loin. Il est donc bien vrai, comme vous voyez, qu’un innocent est une bénédiction pour un pays.

Mais, cette fois-là, Tiennou ne voulut rien avouer. Il dit :

— C’est le loup !

Les gendarmes froncèrent les sourcils et demandèrent :

— Quel loup ?

— C’est le loup de l’Espélunque, répéta Tiennou.

Il y a près de l’Espélunque un grand trou dont l’orifice est à peu près circulaire, avec dans le fond une espèce de caverne, où l’on ne trouve absolument rien d’intéressant. C’est de cette caverne du plateau calcaire que le village tire son nom. Je m’évertuai à démontrer que le Tiennou était encore plus idiot que de coutume, attendu que les petits bergers menaient paître leurs moutons tous les jours sur les bords du trou, et qu’il n’était jamais rien arrivé, ni aux moutons, ni aux bergers, ni aux bergères. Mais, à ma grande surprise, Cazevieille, qui est maire, prit un air excessivement réfléchi. Il dit :

— Ça se pourrait bien !

Les gendarmes furent émus.

Et je ne sais pas comment cela se fit, mais tout le monde à l’Espélunque déclara, le premier jour, que ça se pourrait bien, et le second jour que c’était sûr, que c’était un loup qui avait tordu le cou aux volailles de Peyras. Le troisième jour tous les bergers et toutes les bergères avaient vu le loup. Le quatrième jour, on télégraphia au préfet pour obtenir l’autorisation d’une battue au fusil, et, le sixième jour, l’autorisation arriva.

Je représentai à Cazevieille que, de mémoire d’homme, on n’avait jamais vu un loup dans la contrée, que ces animaux se cachent d’habitude sous des fourrés impénétrables, et que ni les chênes-nains, ni les figuiers n’étaient des demeures suffisantes pour ces bêtes féroces ; qu’une simple belette pouvait avoir fait tout le mal. Il me répondit avec indignation :

— Connais-tu la fontaine de Massane, la propre fontaine d’Estelle et de Némorin ?

Je la connaissais.

— Eh bien, du temps d’Estelle et de Némorin, il y avait des loups, puisque Florian le dit. Donc il peut bien y en avoir maintenant.

Si je lui avais répondu qu’Estelle et Némorin n’ont pas existé, il m’aurait arraché les yeux. Je n’avais qu’à me taire.


Le lendemain on fit la battue, avec le concours de tous les adultes en état de porter les armes, ceux de l’Espélunque, ceux de Satinettes, Valflaunes, Garrigues, Combas, Montpezat, Fontanès, Souvignargues ; il vint même des chasseurs d’au delà de Quissac et de Sommières. On fouilla la caverne, en poussant des cris fort sauvages. Beaucoup de corbeaux y nichaient. Je ne sais comment il se fit qu’en tirant des coups de fusil pour faire partir le loup, quelques-uns de ces corbeaux furent atteints. Au retentissement des armes à feu, quelques chasseurs crièrent qu’ils avaient vu la bête, et la battue descendit en plaine : deux cents hommes armés jusqu’aux dents, lourds de cartouches et fous de joie. Ah ! on sautait par-dessus les ceps de vigne, et on trottait sur les aubergines, et on écrasait les fèves jeunes ! Les fusils partaient, partaient tout seuls et tout le temps. Les gendarmes étaient à cheval. Ils allaient de l’un à l’autre, ils criaient : « Vous l’avez vu, vous l’avez vu, où est-il ? » On leur répondait :

— Je crois bien que c’est à droite… ou à gauche… ou par là, vers le ponant.

Moi, je devenais fou, je galopais à pied avec les gendarmes à cheval, j’allais de l’un à l’autre, je retournais de l’autre à l’un. Et, quand j’avais le dos tourné, c’était comme un fait exprès : pan ! pan !

A la fin, j’aperçus le Monarque. Il visait soigneusement, tirait, prenait une figure de jubilation, courait, se penchait vers quelque chose. Je lui dis :

— Vous l’avez touché !

Il répliqua froidement :

— Peut-être que si on l’avait laissé grandir, il serait devenu un loup !

C’était un beau lièvre, qui pesait bien dans les six livres. Il le mit dans une grande poche de sa veste, derrière son dos, et repartit. Et à travers tout le pays, de la Vidourle au Brestalou, on fusilla, fusilla, fusilla, jusqu’à la nuit noire. Je m’étonne qu’il n’ait pas plu, ainsi qu’il arrive, à ce qu’il paraît, dans les grandes batailles d’artillerie.

Enfin nous regagnâmes l’Espélunque.

Tout le monde avait l’air radieux, excepté les gendarmes. Une fois rentré à la maison, le Monarque vida la grosse poche qui gonflait son dos. Il en tira le lièvre, deux perdrix et une douzaine de moineaux qu’il baptisa solennellement du nom d’ortolans.

— Et les autres du village ? demandai-je.

— Les autres ! Ils en ont aussi, des ortolans et des merles, peut-être, et des palombes, et des tourdes… C’est une fête de Pâques, ça, une fête de Pâques, monsieur !

— Alors, fis-je, bouleversé, il n’y avait pas de loup, vous saviez qu’il n’y avait pas de loup ?

Le Monarque devint subitement très grave.

— Il y avait peut-être un loup, dit-il. Rien ne prouve qu’il n’y a pas de loup. Puisqu’il y en avait, du temps de Florian, vous savez ! On ne l’a pas vu tout à fait, c’est vrai, on ne l’a pas tué, c’est certain ; mais c’était un devoir patriotique de le chercher. Spécialement quand la chasse est fermée.


Telle fut ma première rencontre avec le Monarque. Des divers épisodes de son existence, qui vont être le sujet de ce qui va suivre, il en est quelques-uns dont je fus le témoin oculaire, d’autres qui me furent révélés par la seule voix publique. C’est que le Monarque, en effet, est la gloire de l’Espélunque. Il a ses historiographes, il a ses commentateurs et même ses disciples : je n’ai fait que tenir la plume sous leur dictée.

II
SA DISCRÉTION

Le Monarque — de son vrai nom Juste-Claude Bonnafoux — avait tenu à me le faire savoir : aussi bien que l’ami des hommes il est celui des femmes. Cela est vrai : toutefois il se vantait un peu, et il importe à cet égard de nous bien entendre. Le Monarque est l’ami des dames, mais il ne fut point fréquemment honoré de leurs faveurs suprêmes. Dans ce champêtre coin de Provence, aussi bien, je pense, que dans beaucoup d’autres régions campagnardes, l’impossibilité de rien cacher de leurs moindres actions impose à la plupart des femmes une prudence qui préserve presque toujours leur vertu. Se sentant perpétuellement épiées, celles qui sont mariées demeurent fidèles à leurs époux. On ne cite guère, à l’Espélunque et dans les environs, que le pauvre Bécougnan pour avoir eu des malheurs ; et aujourd’hui il est veuf : ainsi cela ne compte plus. Ou bien, si ces dames manquent à la foi conjugale, elles tombent si bas quand cela se sait, qu’elles ne peuvent plus guère se refuser à personne — et alors elles ne sont plus intéressantes. Restent les filles, que le diable tente parfois ; et encore, au pied de ces Cévennes où catholiques et descendants des vieux huguenots s’épient réciproquement, il y a plus de gaillardise dans les propos que d’aventures dans les familles. Voilà même pourquoi il a bien fallu que le Monarque se mariât, ainsi que vous le verrez tout à l’heure. Mais la vérité est que, jusqu’à son mariage, ses conquêtes furent assez rares. On le félicitait cependant d’avoir obtenu les bonnes grâces de madame Fumade. Cela n’avait fait de mal à personne : madame Fumade était une étrangère ; et, contre les étrangers, tout est permis.

Car cette dame, qui était venue passer un mois à Maillezargues, pour prendre le bon air, chez ses amis Fabrenouze, n’était pas du pays, pas même de Nîmes. On la croyait du Nord, c’est-à-dire de Valence, peut-être de Lyon. En tout cas, il était bien certain qu’elle n’était pas mise comme les autres dames. Non seulement pour aller à la messe, mais assez souvent même pour se promener toute seule dans la campagne, elle portait, sous son grand chapeau de paille très fine, orné de deux ou trois roses légères, un « tailleur » de couleur nankin comme on n’en avait jamais vu, et qui jeta dans une grande agitation la population féminine de l’Espélunque. Elle ajoutait d’ordinaire à cette toilette, déjà suffisante pour attirer l’attention et la jalousie, une ombrelle dont la teinte était appareillée à celle de son costume, et des gants de fil. L’opinion générale fut que madame Fumade était une personne de mœurs légères.

Par un hasard peu commun, l’opinion ne se trompait pas tout à fait. Madame Fumade appartenait à cette agréable catégorie de femmes qui, après avoir consacré les quarante premières années de leur vie à la vertu, à leur époux, et même à la patrie, à qui elles ont donné des défenseurs, songent qu’il est temps de s’offrir quelque chose à elles-mêmes, et mènent alors, si l’on peut ainsi parler, la vie de garçon. Elles y mettent du désintéressement, de l’ardeur, et cependant quelque sagesse : entendez par là qu’elles évitent la grande passion, c’est-à-dire les grandes douleurs. Viennent tout à fait les cheveux gris, ce seront de bonnes personnes, leur expérience servira aux générations futures. Peut-être même garderont-elles, ayant eu la prudence de ne les avoir pas trop aimés, des conseillers utiles et reconnaissants.

Au cours d’une de ses promenades solitaires, madame Fumade avait rencontré le Monarque, dont l’aspect l’avait charmée. Le pantalon troussé le plus haut qu’il pouvait sur les cuisses, la chemise de flanelle ouverte, affrontant bravement l’eau froide du Gardon, il pêchait à la main ! Oui, ce n’était pas, comme pour moi, une plaisanterie, Cazevieille ne m’avait pas menti ! Passant ses doigts agiles sous les rocs épars dans le torrent, sous les racines des arbres, sous les herbes chevelues, le Monarque sentait parfois trembler le ventre d’un poisson engourdi par ces ondes glacées, qui avaient encore un goût de neige : et il le prenait par les ouïes, vivement. Et qu’il était beau à regarder, avec sa peau couleur d’orange claire, ses yeux noirs, son nez mince qui lui tombait sur la moustache, et son torse de lévrier maigre, qui bondirait bien s’il n’eût mieux encore aimé bâiller en s’étirant !

Se sentant regardé, le Monarque s’alla étendre au soleil, sur une grande pierre plate, sous couleur de se chauffer. Puis il chanta, pour son plaisir et pour la séduction. Il chanta Si j’étais roi, puis le grand air de Vincent dans Mireille, l’Alleluia d’amour de Faure et diverses autres romances, telles que Vogue, ma balancelle ! Il chanta ces choses, qui étaient à son goût, d’une voix juste et sentimentale ; et c’était pour sa propre satisfaction, c’était aussi pour plaire, c’était enfin parce que de chanter, dans son idée, ça grandissait la scène : tant il a besoin de mettre quelque chose d’un peu artificiel quelque part, quand il éprouve un sentiment vrai ! Mais madame Fumade, sans qu’elle en eût conscience, était comme lui : elle se sentit très tendrement émue, avec une pointe de désir, un avant-goût de volupté. Telle fut sa première rencontre avec le Monarque ; il ne faut donc pas s’étonner si elle prit quelques dispositions pour le voir encore.

Mais quand au cercle, ou bien au café Muraton, devant le Monarque, on risquait là-dessus quelques allusions flatteuses, il gardait le silence distingué des hommes du monde qui savent ce qu’ils doivent à la réputation des femmes. On ne l’en admira que davantage, avec une pointe de jalousie. Bécougnan, par la raison sans doute qu’il a été trompé par sa femme, a gardé une sorte de rancune contre le sexe tout entier. Voilà sans doute pourquoi il se fit l’écho des bruits fâcheux qui couraient sur la réputation de madame Fumade. Le Monarque se conduisit comme un vrai chevalier.

— Bécougnan, dit-il avec majesté, une étrangère qui vient à l’Espélunque est sous la protection de tous les gentilshommes de la commune !

On apprécia d’autant plus le détour qu’il prenait pour défendre madame Fumade, sans avoir l’air d’invoquer un motif personnel, que tout le monde était au courant des choses. Car s’il manifestait, au cercle, de si nobles réticences, il n’avait point, n’est-il pas vrai, les mêmes raisons de ne se point confier à un ami ; l’amour vit de discrétion, c’est entendu, mais aussi de confidences ! Il tenait donc, dans le particulier, Touloumès au courant du progrès de ses amours « avec une femme du monde », et Touloumès en faisait part ensuite à ceux que cela pouvait intéresser, c’est-à-dire un grand nombre de personnes. Touloumès ne cachait point à son ami qu’on s’inquiétait un peu que tout jusqu’ici, entre lui et madame Fumade, se fût passé en conversations ; et le Monarque baissait la tête, humilié. Un jour enfin, il put dire à Touloumès :

— Je vais vaincre enfin, ami, je vais vaincre ! J’aurai demain tout ce que je puis désirer. Mais jure-moi à ton tour que tu garderas le silence. Personne, comprends bien, personne ne doit savoir : une ombre d’indiscrétion, Touloumès, et je te tue ou je me tue !

— Mais, objecta Touloumès, c’est que tu sais si bien y faire, Monarque. Si par hasard tu blaguais ? On va croire que tu as blagué.

— On ne pourra pas le croire, répondit-il. Regarde du côté de Tornac, demain. Je ne t’en dirai pas plus, et personne jamais n’en saura davantage. Regarde du côté de la tour de Tornac, demain, vers quatre heures.


On regarda.

A près d’une demi-lieue, droite et rude sur le ciel, la vieille forteresse dresse au-dessus du Gardon son squelette ébréché. Un arbre a crû sur sa cime presque inaccessible, le bosquet de chênes verts qui l’entoure rend sa base invisible, et nul n’y fréquente plus que les touristes, à l’automne ou au printemps. Le Gardon, grossi par les pluies d’hiver, secoue des galets à ses pieds, et l’on voit encore derrière sa masse ruineuse, une autre colline sèche, hérissée d’oliviers maigres, déjà très lointaine sur l’horizon pâle.

… Le Monarque parut, sortant de chez lui. On se précipita comme pour le suivre.

— Messieurs ! dit-il d’un air choqué. En vérité, messieurs !

— La discrétion ! murmura Touloumès. Songez à la discrétion qu’il doit garder !

En effet, la façon dont le Monarque disparut fut miraculeuse. S’il avait pris par les Garrigues ou par le Gardon, nul n’en vit rien. Il s’était évanoui ! Mais on aperçut, venant du pont de Gers, une ombrelle jaune.

L’ombrelle dansa le long du torrent. Sur la route claire, elle s’éclipsa derrière la Corne de Marbre, où sont les carriers, surgit au bout de dix secondes un peu plus près, un peu plus haut : elle montait vers Tornac, rien n’était plus sûr. On l’aperçut, on la perdit à cause des lacets de ce sentier qui grimpe, elle s’enfonça derrière le bosquet de chênes verts ; et l’on ne vit plus rien.

— Qu’est-ce que ça prouve, Touloumès, demandèrent les huit cents habitants de l’Espélunque, tous groupés du côté du cours qui surplombe le torrent ? Qu’est-ce que ça prouve ? La dame est venue à Tornac, mais le Monarque, va voir s’il y est !

— Patience ! répondit Touloumès.

Mais il était aussi inquiet que les autres.

… Tout à coup, un petit drapeau se dressa, pour ainsi dire tout seul, au sommet de la tour, un petit drapeau blanc, tout pâle et léger.

— Il faudra que je vous fasse signe, avait dit le Monarque à madame Fumade. La montée est rude, ce n’est pas la peine de la faire, si je n’y suis pas. Je vous ferai signe, discrètement.

Il avait fait signe, donc il était là. Madame Fumade put s’en assurer, et ne s’en plaignit point. Les habitants de l’Espélunque aussi, à cause du drapeau.


Et cette aventure accrut encore la gloire du Monarque, ainsi que sa réputation de galant homme très discret.

III
LES NOCES DU MONARQUE

Le jour où le Monarque apprit que madame Emma, dont il avait fait la connaissance à Nîmes, recevait de son frère de Marseille, chaque trimestre, une rente de cent francs, ce qui faisait, bon dieu ! quatre cents francs par an, ce ne fut pas l’avarice, mais l’étonnement et la timidité qui lui donnèrent tant d’émotion. Il ne sut pas deviner que si madame Vidoulenc lui faisait cette confidence, c’est que, de son côté, la splendeur des vêtements du Monarque, qu’elle venait de comparer avec la modestie de sa propre toilette, lui inspirait un sentiment d’humiliation.

Le Monarque portait un complet confectionné à carreaux alternativement jaunes et violets, nuance riche et singulière que seul, dans la nature, le plumage de certains oiseaux peut rappeler, mais avec moins d’éclat. Ses souliers, jaunes également, qu’il venait de faire cirer dans une rue de Nîmes, près de l’endroit où se dresse, en bronze, l’effigie de l’empereur Hadrien, brillaient de telle sorte qu’il y aurait pu mirer, en penchant un peu le corps, son chapeau mou à l’italienne, couleur pain brûlé. Le blanc de son plastron de chemise était relevé d’un semis de petites fleurs rouges ; le col, bas et mou, s’ornait d’une régate toute rouge. Ainsi le Monarque apparaissait, sous le soleil couchant, comme une symphonie d’or et de pourpre ; et pour sa personne même, elle était vive, mince et dégourdie, vaillante et noble.

Ce complet magnifique était sa seule fortune ; le Monarque ne possédait rien autre au monde. Vous vous en souvenez, il avait eu des vignes, dans le temps, mais le phylloxera les avait mangées, et il a aidé le phylloxera dans la mesure de ses propres moyens, qui sont vastes, ingénieux et divers. A cette heure, il ne lui reste plus qu’un petit jardin, autour d’une masure, et quand il a en vérité trop besoin d’argent, il se loue chez les riches. Mais en général, autant que possible, il ne fait rien, et c’est pour cette cause qu’on l’appelle le Monarque, non pour une autre. Car la vie est la vie, va, elle est bonne ! Il y a les noces, il y a les naissances, Il y a même les enterrements. Il y a la pluie, qui retient les gens chez eux, et ils s’ennuient, il leur faut quelqu’un ; le soleil, qui les égaie, et ils ont besoin qu’on leur chante. Il y a la chasse, il y a la pêche, et les vendanges, et l’époque où les Lyonnais viennent acheter les cocons. A l’Espélunque, on ne peut pas les conduire à l’Opéra, ceux à qui on veut faire politesse, alors : on leur délègue le Monarque. Il est la joie, il est la lumière, il est la musique ; et son âme souple et un peu folle n’est voluptueuse qu’avec innocence.

La carrière même qu’il a embrassée l’exige, et je vous l’ai dit. Si l’on veut rester l’ami des familles, il ne faut pas y jeter le trouble. Aussi le Monarque aurait-il vivement souhaité la présence, à l’Espélunque, d’une veuve jeune et indépendante. Mais il n’y en avait plus, depuis le départ de madame Fumade, et voilà pourquoi, y sacrifiant toutes ses économies, Bonnafoux avait fait l’acquisition de ce complet magnifique : il le mettait pour aller à Nîmes et séduire des cœurs.

C’est ainsi qu’il avait rencontré madame Vidoulenc, une veuve, justement, mais dont la vertu lui avait imposé. Il ignorait les manières qu’il faut pour faire la cour aux dames de la ville : ce n’est pas comme à la campagne. Il voyait bien parfois, quand il risquait un mot un peu hardi, les ailes d’un nez droit et fin frémir légèrement ; il distinguait l’ardeur secrète qui relevait un instant les coins de la bouche de madame Emma, comme si elle eût savouré une fraise tiède en train de fondre. Mais elle ne s’était jamais laissé rien prendre que la taille. Et maintenant, il découvrait qu’elle était riche à quatre cents francs de rentes ! Les distances lui parurent s’accroître démesurément, il la vit aussi complètement inaccessible que celles pour qui, là-bas, on lui demandait parfois de chanter un air de Mireille ou de Si j’étais roi, et qu’il était forcé de respecter dans l’intérêt de son industrie ; son cœur sensuel et naïf en fut désespéré.

Quelques pièces d’argent sonnaient encore au fond de sa poche : il conduisit madame Emma prendre un madère au café Peloux. Ce geste, et la splendeur des choses, autour de lui, commencèrent de lui donner l’illusion de la fortune. Il baignait dans une atmosphère chaleureuse, il ne rencontrait que des gens qui ne faisaient rien, qui semblaient n’avoir jamais rien à faire, comme lui ! Ils vivaient avec une facilité contagieuse et communicative, ils s’asseyaient aux terrasses le visage épanoui. L’air du soir sentait l’anis, à cause de l’absinthe, et la frangipane, pour les acacias.

Un monsieur habillé d’une façon distinguée, comme le Monarque, vendait les billets d’une loterie où l’on gagnait un perdreau rouge. Sagement persuadé qu’on ne gagne jamais, le Monarque ne se souciait pas de faire cette dépense.

Tandis qu’il regardait dédaigneusement le perdreau, une imagination soudaine lui fit dire :

— J’en tue tellement tout ce que je veux, de ces bêtes, chez moi !

Et il est vrai que le Monarque braconne. Mais madame Emma, qui l’admirait, dit naïvement :

— Chez vous, n’est-ce pas, sur vos terres ?

— Sur mes terres, dit le Monarque, presque sans le vouloir, — mais il aurait eu tant de peine d’avouer qu’il n’avait rien ! — sur mes terres et sur celles des voisins. On va chez l’un, on va chez l’autre…

Madame Emma réfléchissait.

— Ce sont des vignes, affirma-t-elle.

Elle pensait toujours aux terres du Monarque. Il tâcha de répondre d’une manière évasive :

— Dans le Gard, ce sont généralement des vignes, quelquefois aussi des mûriers, quand la terre est grasse et l’eau bien proche. Dans la montagne, ce sont des troupeaux.

— Vous avez aussi des troupeaux ! dit madame Emma.

Elle trempait ses lèvres dans un verre de madère ; il avait demandé une absinthe dont les essences perfides et généreuses le grisaient déjà.

— Oui… dit-il, des moutons.

Il aurait dit aussi bien des onagres ou des coquecigrues. Pourtant, il avait pensé à des moutons, parce que ce sont tout de même des bêtes plus habituelles, et aussi que vraiment il possède une chèvre. Mais durant qu’il parlait, il avait des remords. Une espèce de discrétion, ou de jalousie, le poussa inconsciemment à peindre les mille embarras des riches qui ont le malheur d’avoir des champs, des vignobles et du bétail : le phylloxera, qu’il connaissait bien ; le mildew, la mévente, et, pour les moutons, la clavelée, le charbon, les inondations qui balayent tout au long la vaste vallée du Gard : les peupliers comme des fétus, les brebis comme des rats noyés. Mais l’alcool lui souffla bientôt de la gaieté, de l’enthousiasme, une espèce d’optimisme ironique.

— Ça ne fait rien, dit-il, ça ne fait rien. Les années d’élections générales, nos députés nous font bien rembourser nos inondations. Ça rapporte !

Il avait dit « nous » dans une espèce de délire d’orgueil et parce qu’en pays provençal tout le monde triomphe des faveurs qu’on obtient du gouvernement et des Chambres. C’est comme une victoire patriotique remportée sur les gens du Nord. Et cela prouve que le député « sait y faire ».

— Oui, dit madame Emma, pensive, et ne sentant pas à quel degré de scepticisme transcendant le Monarque s’était élevé, on a du mal.

— Bah ! fit-il, on a son régisseur !

Il dit cela parce que, dans son imagination, qui s’exaltait, il voyait par la pensée les régisseurs de ceux qui ne font pas valoir eux-mêmes leurs biens, des hommes adroits, forts et retors, durs aux gens du pays et perfides à leurs maîtres.

— Vous en avez un ?

— Parbleu ! cria le Monarque, entraîné comme dans un torrent. Si j’en ai un, c’est un ancien officier. Ah ! le mâtin !

Une idée lui vint, soufflée par l’ivresse qui lui montait au cerveau. Il appela le chasseur du café Peloux.

— Restez là, dit-il, j’ai un télégramme à vous donner.

Et tandis qu’emportée par son propre rêve, apercevant des pampres, des béliers odorants et cornus, des bœufs traînant des chars, et toutes les poules du poulailler, et tous les coqs, et les oies au ventre qui traîne, madame Emma regardait par-dessus son épaule, il écrivit un télégramme impérieux et vague à un régisseur qui n’existait pas et qu’il appelait : « Mon cher commandant ! »

— Je l’appelle « mon cher commandant », répéta-t-il. C’est un homme du Nord : il est vaniteux.

Le chasseur porta le télégramme. Le Monarque n’en avait cure. Il l’avait adressé à « Poulbot, régisseur, l’Espélunque », et il n’y avait que l’Espélunque dans tout cela qui se pût trouver. Il savait que ce n’était pas suffisant pour que la dépêche arrivât. Il était tranquille. Jamais il ne fut plus fier, plus amoureux, plus irrésistible que dans les minutes qui suivirent. Son génie l’emportait.

Il avait de la générosité, il avait de la simplicité, il avait de la grâce. Ce fut à cet instant qu’il s’aperçut que madame Emma faiblissait.

— Monsieur Bonnafoux, dit-elle, voulez-vous vraiment de moi ?…

Le Monarque fit un geste orgueilleux. L’or du couchant tombait en pièces d’or sur son veston couleur d’or. Il était l’apothéose d’une apothéose, il rutilait.

— … Mais vous savez que je suis une honnête femme, continua-t-elle. Comme mon frère de Marseille sera fier de me savoir si bien mariée…


Voilà comment le Monarque tomba fiancé. Le temps qu’il fit sa cour lui fut atroce et délicieux. Il s’enfonçait avec une volupté inquiète dans ses mensonges imaginifiques, il inventait un roman royal et diamanté — et tout ce qui arriva réellement à l’Espélunque, les grêles, les pluies, la sécheresse, le mistral, les chevaux qui crevaient, les vaches qui faisaient deux veaux, le croît des luzernes, la hausse des esprits de vin, c’est à lui que toutes ces choses advinrent. Il vécut une existence centuplée, millionnaire, grandiose. Il s’annexa l’Espélunque comme un premier ministre peut s’incorporer la France. L’Espélunque était à lui, il se sentait vraiment riche, et il était aimé.

Les noces l’inquiétaient un peu, mais vaï, elles devaient se faire à Nîmes, où il n’était pas connu, et pour y subvenir dignement, il emprunta. Pour les témoins, ce furent Touloumès et Bécougnan. Il n’avait mis qu’eux dans la confidence et ils furent discrets, pour le moment, parce que l’histoire était belle, et qu’ils en voulaient voir la fin. Le Monarque expliqua, d’ailleurs, qu’il n’avait point de famille, le pauvre. Ah ! c’est un des inconvénients d’avoir hérité ! Quand le frère d’Emma vint de Marseille, la veille des noces, avec sa femme, il l’éblouit par sa redingote noire, qu’il avait louée, et sa cravate blanche. Le dîner, chez Manivet, fut somptueux. Les époux et les deux témoins prirent ensuite le train pour Gers, qui est la station la plus proche de l’Espélunque. Le Monarque, glorieusement, prit des premières. Touloumès et Bécougnan avaient des secondes.

— Les pauvres ! dit le Monarque d’une voix noble et discrète.

Et il les fit monter avec lui, payant le supplément. Il aimait mieux ne pas être seul avec madame Emma. L’idée de la catastrophe, inévitable et prochaine, commençait à lui serrer le cœur dans la poitrine. Le frère de Marseille mit deux baisers sur les joues de sa sœur.

— Nous sommes bien heureux ! dit-il. Si nos amis de Marseille pouvaient te voir…

La femme du frère de Marseille était là, toute jaune de jalousie. Pourtant, elle embrassa tout de même la nouvelle madame Bonnafoux. On peut haïr les parents riches ; il ne faut pas se brouiller avec eux.

Dans le wagon, le Monarque fut sombre. De l’argent qu’il avait emprunté, il ne lui restait rien, et il revoyait maintenant la masure triste où ils allaient arriver, à la nuit noire, la misère du lendemain ; surtout, il redoutait l’aveu, l’aveu terrible. A la gare de Gers, toutefois, il fit un dernier effort pour retarder le dénouement. Son génie se réveilla :

— Je ne vois pas ma voiture, dit-il. J’avais pourtant bien télégraphié à mon cocher.

— C’est qu’il aura conduit ton régisseur à la foire de Blanduze vendre tes moutons, dit Touloumès d’un air froid.

Ils durent faire deux lieues à pied jusqu’à l’Espélunque. Mais l’air était doux ; dans les broussailles, au lit presque desséché des deux Gardons, des lucioles s’enlevaient comme des flammèches éventées. Des cascatelles chantaient. Il y avait aussi la palpitation presque douloureuse des tendres petites étoiles. Le ciel était sublime ; il en tombait de la volupté. Le village était tout sombre et endormi quand on y parvint, et madame Emma presque pâmée, sans qu’elle pût savoir elle-même si c’était de fatigue ou de désir.

Touloumès et Bécougnan avaient disparu dans la nuit.

Le Monarque ouvrit une porte au milieu de pierres disjointes.

— C’est ici, fit-il, d’une voix basse et malheureuse.

Il n’y avait rien dans ce bouge, et il y avait de tout, comme il est de coutume chez les misérables : le lit, trop étroit même pour un seul, l’âtre avec la marmite, la table, quelques chaises de bois, une huche, des guenilles pendues et la provision de bois, des ceps de vigne arrachés, entassée dans un coin.

— Qu’est-ce que c’est, dit Emma interdite, où sommes-nous ?

Le Monarque, comme pour mieux tenir le coup qu’il prévoyait, se cala sur ses deux jambes écartées. Il n’était pas fier.

— C’est chez moi, fit-il humblement. C’est tout ce que j’ai, mon Emma… J’avais menti.

Emma comprit. Elle suffoqua et se mit à pleurer. Puis, marchant vers son mari, elle lui enfonça d’un seul coup huit ongles dans les oreilles. Il ne sentait pas la douleur, mais la coulée lente du sang l’importunait comme des pattes de mouche. Y portant les mains machinalement, il les ramenait sur sa figure, qui apparut, à la lueur d’une chandelle, barbouillée de rouge, ridicule et bouleversée. Le Monarque avait posé à terre la valise de madame Emma, qui fit un geste pour la reprendre.

— Tu peux t’en aller, fit-il, je t’ai menti : c’est ton droit.

Et il ajouta, désespéré :

— Le mariage n’est pas consommé. C’est nul !

Mais madame Emma cria :

— Le mariage ! Eh ! consommé ou non, c’est un mariage. La misère, ça me connaît, je n’en ai pas peur, Bonnafoux. Mais mon frère de Marseille !

— Eh bien ? demanda le Monarque sans comprendre.

— Lui, à qui j’ai dit que je faisais un si beau mariage ! Et ma belle-sœur, que j’avais mise en dédain, et j’en ai eu tant de plaisir ! Qu’est-ce que je vais leur avouer, maintenant ?

Elle s’était remise à pleurer, par chaudes larmes. Et le Monarque comprit : elle était digne de lui ; elle n’avait pas de besoins, non ! mais de l’orgueil et de l’imagination. Son visage s’éclaira :

— Vaï, dit-il, ce n’est que ça ? Est-ce que je ne sais pas blaguer ? Est-ce que je n’ai pas prouvé que je sais y faire, pour blaguer ? Emma, Emma, tu verras !

Ils s’étreignirent sur le lit misérable. Et, dans l’ombre voluptueuse, ils méditèrent, à deux cette fois, un autre grand complot.


Même quand l’eau du Gardon n’a pas de vagues ni de chute, qu’elle se contente de courir, un peu vivement, d’une allure à la fois régulière et pressée, sur l’arène et les cailloux du fond et des rives, le bruit, le tout petit bruit de ses ondes légères est si plaisant ! C’est comme l’haleine fraîche d’une fille très jeune.

Le Monarque descendit vers elle. Ses pieds nus foulèrent une plage de beau sable jaune, mais si étroite que si les ondines y viennent encore danser le soir, en vérité il faut que leur taille ait diminué, depuis le temps, qu’elles ne soient guère plus grandes aujourd’hui que des poupées. Au-dessus de la tête les arbres se joignent en berceau ; plus loin, ils retombent presque au niveau du lit vague de la rivière. Cette place creuse est cachée, verte, discrète, imperceptiblement mélodieuse.

Résolument le Monarque entra dans l’eau, qui ne lui montait pas à mi-genoux. Son corps leste se pencha, ses bras brunis, mais bien faits, des bras d’homme qui ne se donne pas trop de mal, mais qui s’en donne tout de même, qui travaille, si vous voulez, mais pour le plaisir, s’abaissèrent d’un geste doux, prudent, presque câlin : il ramenait vers lui une vieille couverture de laine rouge, qu’il porta vers la berge avec des soins si délicats qu’on eût pensé qu’il glissait sur l’eau légère, au lieu de marcher. Il l’étendit sur le sable, tira son couteau, qu’il affûta sur un grès et se mit à la tondre, comme s’il eût rasé la joue d’une personne, avec des précautions alertes, des calculs précis dans tous ses mouvements. Quand il eut terminé ce travail étrange, dépliant un morceau de lustrine noire, il y étala gravement le produit de sa moisson et repassa une seconde fois son couteau sur la couverture. Et tous ces fils ténus qui formaient maintenant une sorte de bouillie humide, il les versa dans une sébile qu’il agitait lentement. Quand il en eut écumé la surface, au creux du vase de bois quelques grains brillants apparurent et tremblèrent, à peine plus gros que des pointes d’aiguille. Il soupira et rejeta la couverture dans l’eau, la calant avec des pierres.

Des pas sonnèrent. Un homme s’arrêta sur la route, au-dessus du Gardon. C’était Touloumès.

— Eh ! Monarque, fit-il, tu cherches donc toujours de l’or ? C’est un métier de pauvre, péchère !

Le Monarque dédaigna de répondre. Puisque tout de même il en roule encore un peu, de l’or, le Gardon ! Quelquefois une paillette s’accroche à la toison hérissée qu’on lui confie. Et à la gratter patiemment ensuite, puis à la remettre au torrent, et toujours, et toujours, durant des heures, de l’aube à la nuit, on gagne parfois, dans sa journée, quand on est heureux, une petite pièce de deux francs. Le Monarque le savait bien, que c’est un métier de pauvre ! Mais il n’en avait pas d’autre, pour l’instant, et ce qu’il ramassait là, c’était de l’or, pas moins ! Ce qui brillait, c’était de l’or. La quantité n’est rien, il y a le mot ! Il cherchait de l’or, il pensait à de l’or, il en voyait un peu, il en tenait dans le creux de sa main.

C’est aussi que le moment venait, qu’il lui faudrait tenir parole, inviter le frère de sa femme et sa belle-sœur, qui le croyaient si riche, propriétaire de tant de prés, de vignobles et de troupeaux. Voilà pourquoi, depuis des semaines, afin de les recevoir et d’acquitter les dettes que lui avaient imposées son glorieux mariage, il peinait comme un galérien, orpailleur dans le Gardon, batteur de blé dans les granges, gardeur de chevaux, de bœufs, de taures et de génisses à la foire de Blanduze. Même il s’était fait payer pour chanter aux noces, lui Bonnafoux, le bénévole, qui s’était toujours vanté d’être généreux de ce qu’il avait, n’ayant point d’argent ! Et il avait été bien étonné de voir qu’on lui mettait si facilement une pièce blanche dans la paume entr’ouverte : il était comme une chèvre farouche qui ne veut pas y croire, quand on la caresse ! A la fin quelqu’un lui dit :

— Mais nous savons, Monarque. Va ! Touloumès nous a parlé : tu veux faire le riche, une fois. C’est pour la magnificence.

Et l’on riait, sans méchanceté. Le pli des bouches et la lueur des yeux condescendaient à son plan. Alors il comprit : on était avec lui parce que l’histoire était belle, qu’ils n’étaient pas du pays, ceux qu’il voulait abuser, et que tout le monde voulait être complice, par amour de l’art, du mensonge, de la gaieté, qui sont peut-être trois mots pour une même chose, et aussi, allons, par patriotisme, pour l’honneur de l’Espélunque ! On l’interrogeait :

— Monarque, pour quand est-ce, la grande fête ?

Et il vint un jour où, ayant amassé la somme qu’il fallait, il put dire :

— C’est pour demain !

Madame Bonnafoux était bien heureuse. Elle portait une toilette de dame, commandée à Nîmes, et depuis huit jours ses mains, qu’elle avait tenues à l’ombre et dans l’indolence, étaient devenues plus blanches. Parfois elle les baisait, émerveillée ; ensuite elle jetait au Monarque un regard plein d’un grand amour, parce qu’elle admirait son génie.

Ils allèrent chercher le frère de Marseille et la belle-sœur dans un landau qu’ils avaient loué à Blanduze : Les deux chevaux gris pommelé qui le traînaient avaient des roses au-dessous des oreilles et secouaient la tête en trottant comme pour balancer des encensoirs. Les panneaux des portières luisaient d’une couronne comtale, dorée sur un fond de laque noire épaisse et glacée. C’était la même voiture qui servait pour les tournées du préfet, et quand les deux invités descendirent de wagon le Monarque alla au-devant d’eux la mine brave, de son pas vif et fier, un bouquet à la main pour la dame. Madame Bonnafoux embrassa sur chaque joue sa belle-sœur, avec un air de bon accueil, de plaisir et de dignité tout à la fois. C’était comme la réception d’un couple princier par des rois, telle qu’on la voit peinte, presque chaque année, sur les journaux à images ; et tous ceux qui étaient là en eurent de l’orgueil, tant c’était bien fait, honorable et ressemblant.

Les chevaux reprirent d’un trot plus allongé, les jambes hautes, la route de Gers, la même que le Monarque avait faite avec la nouvelle épousée, quelques mois auparavant, le cœur plein d’un si noir et pesant souci. Que tout était changé, baigné dans une atmosphère d’aisance et de gloire ! Les premiers jours d’automne étaient venus ; au vent du matin, indulgent et tiède, les peupliers mêmes semblaient laisser tomber des pièces d’or vieilli sur la somptuosité des eaux et des herbes, sur ce char élégant, et bientôt sur ce cortège ! Car, sous les pas d’une cavalcade, on entendit chanter les échos du talus. Pour le coup, il fut étonné, le Monarque ! Ce n’était pas dans le programme, il n’espérait pas tant : mais ils avaient couru à sa rencontre, les jeunes hommes de l’Espélunque, montés sur les chevaux des fermes, des bêtes pesantes, sonores, larges de poitrail et rebondies de croupe, des guirlandes de fleurs en papier leur retombant sur le garrot ; et leurs cavaliers, chacun leur tour ou tous ensemble, tiraient des coups de fusil. On n’avait pas fait ça dans le pays, depuis le jour que le capitaine Dreyfus avait été gracié ! Ils criaient :

— Vive monsieur de Bonnafoux !

— Mais vous n’êtes pas noble, monsieur Bonnafoux, dit la belle-sœur, étonnée.

— Vous savez, répondit-il modestement, ici, ils aiment exagérer. C’est pour la flatterie, pas plus. Mais ça fait bien, par un beau jour.

Il avait feint, pour les inviter à l’auberge, que sa maison fût toute livrée aux ouvriers : « Une fantaisie de femme », dit-il légèrement. Mais on l’accueillit, au café Muraton, d’une façon si respectueuse et avec un repas si noble !

— Allez, allez, faisait le père Muraton, buvez ce vin, il est bon : c’est de la vendange à monsieur Bonnafoux. Et ce lièvre, quel fumet ! C’est tué sur ses terres : ils y engraissent, ces longues oreilles !

Le Monarque s’exaltait. Jamais un vrai riche n’eût pu jouir d’une bienvenue si sincère et si pleine, d’une sympathie si dépourvue d’arrière-pensée. On l’aimait, oui ! On l’aimait d’autant plus qu’on n’avait pas à l’envier. On l’aimait de n’être que le poète de la fortune. Ah ! que c’était bon, joyeux, délirant et facile ! Lui-même s’admirait d’avoir été le créateur de ce conte magnifique. Il était comme un orateur acclamé, comme un roi de théâtre, un millionnaire, mais illusoire et par conséquent sans inquiétudes : tels sont les sublimes avantages de la fiction.

Il rêva d’un dernier coup, d’une invention éblouissante qui couronnerait son œuvre. Laissant ses convives avec madame Emma, il alla trouver celui qui, à l’Espélunque, était l’homme riche en vérité, celui dont il n’était que l’image fausse, mais illuminée de génie.

— Monsieur Racamond, dit-il, vous ne voudriez pas me donner, pour aujourd’hui seulement, la clef de votre mazet ?

Et la vérité sourit au mensonge, elle l’adopta, elle en fut complice, elle l’épousa, toujours pour l’amour de ce qui n’est pas, seule joie de ce misérable univers : Racamond donna la clef de son mazet ! Le Monarque revint en disant :

— Nous pourrions faire maintenant un petit tour vers ma maison de campagne au milieu des vignes…

Fraîchement repeinte à la chaux, avec son toit de tuiles ondulées, pareilles à de petites vagues rousses, la maison fleurissait toute blanche, au milieu des pampres ; et, devant son portique aux colonnes de bois clair, deux palmiers, à l’abri du mistral, sur les écailles de leurs troncs rugueux laissaient tomber de vastes feuilles vertes. Les hôtes du Monarque entrèrent, émus et presque interdits. On y voyait des meubles couverts de housses claires, un piano, des gravures qui représentent un chasseur aidant une belle fille à franchir un fossé, ou bien deux jeunes mariés qui excitent, dans sa cage oblongue, l’éloquence d’un perroquet. Au fond d’une chambre à coucher, le baldaquin d’un lit majestueux, en palissandre, abritait une photographie. Dehors, c’était les vendanges. Des enfants, des filles, des femmes, des jeunes gens qui leur riaient aux yeux, arrachaient aux flancs des ceps touffus, dont les feuilles rougissaient un peu, les grappes innombrables d’un raisin presque noir dont les grains crevaient dans les paniers. L’air, alentour, avait l’odeur d’un rayon de miel qu’on vient d’arracher de la ruche.

— Et c’est à vous, ce beau vignoble ? demanda le frère de Marseille, ébahi.

— Il y a eu quelques petites pluies, la semaine dernière, fit le Monarque sans répondre directement, comme un grand seigneur : le vin sera bon cette année.

… Quand les invités eurent été ramenés à la gare de Gers, ivres de vin muté, de soleil et de splendeurs, mais silencieux et mâchant une envie jalouse, Emma jeta au cou du Monarque deux bras tendres et passionnés. Lui regardait les nuées du couchant. Il avait l’air de vouloir leur ravir encore des trésors imaginaires, des améthystes, des rubis, des topazes, pour s’en faire une couronne.

— Il n’y a que ça de vrai ! dit-il sérieusement, songeant à tant d’illusions.

Le lendemain, comme ils sommeillaient encore dans leur lit trop étroit, le facteur frappa deux coups bien secs à leur porte. Le Monarque ouvrit :

— C’est une lettre pour madame, dit le facteur poliment.

Durant qu’il s’éloignait vers Massane, Emma ouvrait l’enveloppe. C’était de son frère de Marseille. Elle lut :

« Nous sommes bien contents de voir que tu es si bien mariée, ma chère sœur. Alors, puisque tu es si à ton aise, sûrement cela ne te fera rien de ne plus recevoir ta rente de quatre cents francs, car nous en avons bien besoin nous-mêmes… »

Et la pauvre Emma fondit en larmes.

IV
HISTOIRE AFFLIGEANTE DE TOULOUMÈS ET DU GENDARME INDULGENT

Je crois déjà avoir fait entendre que le Monarque n’est point, à l’Espélunque, un homme « considéré ». La considération va aux riches, et le Monarque est pauvre, non point de cœur, comme François d’Assise, mais cyniquement, comme Diogène ; ou bien encore aux gens vertueux : le Monarque ne se connaît nulle vertu, à plus forte raison ne lui en reconnaît-on aucune. Mais on l’admire, on en jouit, on l’aime : parce qu’il est gai, parce qu’il est insouciant, parce qu’il est « inventeur », pour ne point dire poète, parce qu’il n’est pas bien loin d’Ulysse et plus près de Panurge ; parce qu’il pourrait être brave, s’il n’était si prudent, et généreux, s’il avait de quoi. On ne voudrait pas être le Monarque et on lui est cependant reconnaissant d’exister : il montre des défauts ou des vices que la plupart possèdent autour de lui ; mais, chez lui, ils sont aimables. Et il n’est rien de tel enfin pour attirer la sympathie que de n’avoir point droit au respect.

Tout le monde l’abreuve. Beaucoup le nourrissent. Cazevieille, qui est maire, le protège. Falgarette, qui est pharmacien, s’excuse de son indulgence à son égard en affirmant qu’il est très intelligent. Peyras, qui n’est pas intelligent, le suit pour voir ce qu’il va faire. Bécougnan, qui est parfois un peu mélancolique parce que son foyer connut des drames intimes, mais qui n’est pas sans ressembler un peu au Monarque, l’envie parce qu’il souhaiterait lui ressembler davantage et l’écoute comme une chanson gaie — et tous le traitent avec une nuance de familiarité condescendante. Ils ne craignent pas de le contredire, ils ne craignent pas de le railler, quitte à l’obliger ensuite : dans ce pays d’esprit clair et léger, nul qui se puisse offenser d’une plaisanterie. Il n’est guère que Touloumès qui demeure sur la réserve. Pourtant Touloumès a de l’argent, Touloumès a des vignes, un pressoir, des chais, des valeurs dans son tiroir ; c’est un gros propriétaire. Et il est bon chasseur, pêcheur aussi adroit, plus passionné encore que le Monarque. Mais en face du Monarque il montre — il ne l’avouerait point ! — quelque chose qui ressemble à de la déférence un peu craintive. C’est que le Monarque peut lui dire : « Touloumès, moi, je ne me suis pas fait rouler par un homme du Nord ! »

Cet homme du Nord était un gendarme alsacien. Et Touloumès n’aimerait pas qu’on fît allusion à cette aventure, qui le déshonore.


C’était un jour qu’il pêchait dans le Gardon.

L’hiver avait été pluvieux, mais tiède ; et, bien qu’on ne fût qu’à la fin du mois de janvier, à travers l’herbe pauvre, des perce-neige sortaient déjà leur tête.

Sous les arbres, qui comme un treillage entre-croisaient leurs branches au-dessus de la rivière rapide, étroite, sinueuse, et dont l’eau très pure paraissait noire à cause des feuilles tombées, naufragées depuis des mois déjà et pourrissant au fond, ces premières fleurs de l’année sortaient par touffes leurs petites urnes blanches, frileuses, sans parfum, mais comme émerveillées qu’il fît assez tiède pour que s’accomplît le mystère de fécondation gardé par leurs corolles candides. La terre moussue, quand on y posait le pied, rejetait l’eau comme une éponge, et l’air était encore tout plein de l’odeur des choses qui lentement se sont décomposées sur les rives, au cours des mois mortels, des mois sans chaleur et presque sans lumière où la végétation s’arrête. Mais parfois cependant, durant quelques secondes, le vent du sud apportait avec lui, comme une bonne nouvelle, des senteurs de résurrection levées très loin, dans les pays où les plantes s’étaient mises à bourgeonner.

Touloumès descendit prudemment jusqu’à la berge.

Ayant reconnu la place qu’il avait amorcée la veille, il commença de monter, à petits gestes patients et adroits, sa belle canne à pêche à quatre brins, terminée par un scion d’épine noire et un autre en bambou fendu. Il y fixa sa ligne, terminée par une racine de Florence, solide, nerveuse d’aspect, et un hameçon unique, tout neuf, couleur des élytres d’un scarabée bleu.

Comme, pour pêcher le poisson, il méprisait le blé cuit des pêcheurs vulgaires, il posa sur cet hameçon une boulette légère, de la grosseur d’un pois, faite de mie de pain, de miel et d’assa fœtida ; ayant pris la profondeur de l’eau, à la sonde, il descendit sa ligne de façon que l’appât demeurât libre, à dix centimètres du fond à peu près… Et puis il n’y eut plus dans son âme qu’un calme passionné, une espèce d’ivresse sereine : il pêchait !

De l’azur et du gris tombaient alternativement sur ses yeux, du haut du ciel. Parfois une ondée ruisselait sur le coutil imperméable qui recouvrait son gilet de chasse et son gros caleçon de laine molle ; et il ne voyait plus rien que le flotteur en liège qui, sur l’eau, tremblait sous l’averse ; mais il attendait patiemment, sachant que le poisson vient mieux à l’appât après la pluie. Parfois, au contraire, le soleil brillait, les arbres dénudés, au-dessus de la rivière paisible et noire, prenaient dans le lointain une teinte lilas très douce, et de temps en temps une tanche ou un chevesne mordait : c’était la grande bataille, le duel, moins inégal qu’on ne pense, entre le poisson qui se débat, furieux dans sa douleur, et l’homme qui l’amène lentement, suffoqué, jusqu’à l’épuisette, puis à la gibecière pleine d’herbe mouillée. Alors Touloumès mettait un nouvel appât, le bras fier, tout exalté encore par la vigueur patiente déployée dans la lutte.

Cependant il entendit, au-dessus de sa tête, des pas qui se rapprochaient, à la fois prudents et majestueux, sur l’herbe molle. Il se retourna : un gendarme était là qui le regardait curieusement. Touloumès n’en fut nullement inquiet : il ne pêchait pas en temps prohibé, la rivière est à tout le monde, sa conscience, enfin, ne lui reprochait rien. Le gendarme, d’ailleurs, demanda seulement, d’une voix sympathique et basse, comme s’il avait eu peur d’effrayer le poisson :

— Ça mord ?

— Oui ! répondit Touloumès d’un silencieux signe de tête.

Il abaissait des yeux satisfaits sur la gibecière ouverte où les beaux poissons s’agitaient encore : les gardons luisants, presque semblables à des carpes, mais plus minces ; les chevesnes aux yeux jaune pâle avec une tache noire. Leur dos était d’un vert sombre qui passait au bleu sur les côtes ; leurs flancs et leur ventre luisaient, d’un blanc de nacre qui frémissait dans l’agonie. Le gendarme, ayant regardé à son tour, déclara que c’était une belle pêche.

Tout à coup le flotteur fila, faisant un angle droit avec la rive, et plongeant avant même que Touloumès eût ferré. La longue canne plia, si brusquement qu’on eût cru qu’elle allait se rompre. Mais Touloumès, bien qu’ému jusqu’au cœur, avait pourtant gardé son sang-froid. Les lèvres pincées, il laissa le flotteur fuir aussi loin que la ligne le permettait, tira, rendit du fil de nouveau… Du vert très vif et de l’ocre moirés, des reflets blancs, des nageoires d’un vert éclatant, une tête forte et effilée, voilà ce qui apparut enfin à la surface de l’eau, au moment même où le poisson capté donnait de sa queue un si formidable coup que Touloumès en eut le bras presque démanché. Encore une fois il rendit du fil.

— La belle pièce ! dit le gendarme, avec un bon accent d’Alsace, la belle pièce ! Ah ! si vous alliez la perdre !

Et il tendit lui-même l’épuisette quand la proie bondissante revint près du bord. Prisonnier, le poisson remplit le filet, dont la hampe ployait sous son corps. On vit sa tête verte, sa gorge plus verte encore, couleur de prairie, ses yeux jaunes et ses lèvres jaunes qui claquaient désespérément.

— Comme il est grand ! dit le gendarme d’un air d’admiration. Il est grand, grand… comme un de mes pieds ! Et qu’est-ce que c’est ? Je n’en ai jamais vu comme ça.

— C’est un ombre ! répondit Touloumès, qui se vantait de connaître tous les poissons de France. C’est un ombre-chevalier. C’est un poisson rare, ici : il aura été enlevé par les inondations. Et il faut qu’il soit désorienté, affamé, pour avoir mordu sur une boulette.

— Ah ! fit le gendarme d’une voix toujours très douce, c’est un ombre-chevalier ?… Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

— Pourquoi ça ? demanda Touloumès, qui continuait à regarder sa prise avec orgueil.

— Du 15 octobre au 31 janvier, c’est interdit, la pêche de l’ombre-chevalier : décret du 18 mai 1878… C’est interdit, interdit ! Il faut que je vous dresse procès-verbal. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

— Mais je ne l’ai pas fait exprès, voyons, de pêcher un ombre-chevalier ! s’écria Touloumès. Ce n’est pas ma faute si celui-là s’est pris à ma ligne ! Ça se pêche à la mouche, d’abord, l’ombre-chevalier, et je pêchais à la boulette. Je vais le remettre à l’eau, si vous voulez.

— Il mourrait de sa blessure, dit le gendarme : pollution des cours d’eau ! C’est interdit. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

Toute son attitude révélait une infinie compassion, une bienveillance attendrie. L’espoir rentra dans l’âme de Touloumès. Il tira une pièce de quarante sous de sa poche.

— Non, non, monsieur ! fit le gendarme, éludant l’offre d’un geste, mais sans indignation. Ne vous inquiétez pas. Une contravention, on la dresse, mais ce n’est pas une raison pour que l’affaire suive son cours. J’arrangerai ça : on n’est pas des brutes. Je dirai les circonstances de la cause. Pour un ombre-chevalier, perdre une si belle pêche, quelle misère !

— Perdre ma pêche ? interrogea Touloumès.

— Eh oui, dit le gendarme, il faut que je la confisque. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

Touloumès doutait qu’il eût, dans l’espèce, le droit de confiscation. Mais il ne protesta point, espérant que l’abandon de ses prises finirait d’amollir le cœur de ce gendarme si poli.

— Vous ne confisquez pas mes instruments de pêche, du moins ? fit-il avec un sourire et pour faire bonne mine.

— Non, monsieur, non, dit le gendarme. On n’est pas des Turcs. Emportez tout ça, allez !

Touloumès, étouffant mal un soupir, commença de ramasser ses boulettes d’appât et la caisse où il avait mis ses grosses boules d’amorçage.

— On voit que vous savez pêcher ! dit le gendarme, flatteur. Qu’est-ce que c’est que ces boules-là ?

— C’est le mélange Florent, un mélange antique, mais le meilleur, déclara Touloumès avec un peu de vanité : du croton cascarilla, de l’argile, de l’écorce d’encens, de la myrrhe, de la farine d’orge détrempée dans du vin, du foie de porc, de l’ail et du sable fin. C’est merveilleux. Et ça ne sent pas mauvais, c’est délicat.

— Et ça amuse le poisson, ça le grise, fit le gendarme.

— C’est idiot, de dire que ça le grise, protesta Touloumès, c’est absolument idiot !

— Bien sûr, bien sûr ! concéda le gendarme toujours bénévole. Allons, au revoir, monsieur, et tous mes regrets.

— Gendarme, interrogea timidement Touloumès, est-ce que ça suivra son cours ?

— Ne vous inquiétez pas, dit le gendarme, c’est des petits malheurs. Vous avez votre conscience pour vous, n’est-ce pas ?

Touloumès avait sa conscience pour lui. Et ce gendarme avait été si poli qu’en rentrant chez lui il ne songeait plus guère qu’à la perte de sa pêche et de sa gibecière. Ce fut donc avec une profonde stupeur qu’il reçut, quelques jours plus tard, une assignation à comparaître devant le tribunal correctionnel de Blanduze, « pour contravention aux ordonnances et décrets sur la police de la pêche, délit de pêche, injures à un agent de la force publique et tentative de corruption d’un fonctionnaire ».

— Ah ! le cochon ! gémit Touloumès en pensant au gendarme.

Toutefois, il espéra encore, au fond de l’âme, qu’il n’y avait là qu’une erreur. Sa bonne foi ne pourrait manquer d’éclater au grand jour de l’audience, et l’on saurait bien comment les choses s’étaient passées. Mais on n’avait pas idée de mettre autant de mensonges dans une citation. Celle-ci avait été mal rédigée, on n’avait pas compris le procès-verbal, sûrement !

L’attitude du gendarme, qu’il rencontra faisant les cent pas, en grand uniforme, sur la place du Palais, le confirma dans cette opinion. La candeur, l’indulgence, la bonne volonté étaient peintes sur les traits de ce modeste serviteur de l’État.

— Quelle surprise ! dit-il, allant tout droit à Touloumès. Hein ? Ça a donc suivi son cours ! Je ne l’aurais jamais cru. Faut-il qu’ils soient rosses, au Parquet ! Mais j’arrangerai ça, allez, j’arrangerai ça ; je témoignerai en votre faveur.

L’espérance rentra dans l’âme du pêcheur inquiet. Et quand on appela sa cause, il attendit, avec confiance, les explications du gendarme.

Le gendarme prit, en effet, la parole avec aménité.

— Le 22 janvier 1910, dit-il, j’ai dû dresser une contravention à l’inculpé pour pêche, en temps prohibé, d’un poisson qu’il a reconnu être un ombre-chevalier.

— Par exemple ! s’écria Touloumès, c’est moi qui lui ai dit le nom du poisson. Il n’en savait rien, ce gendarme. Ah ! que j’ai été bête !

— Sur mon observation que c’était un poisson prohibé, poursuivit le gendarme, l’inculpé ici présent m’a répondu avec légèreté que c’était plutôt rare d’avoir le bonheur de le pêcher dans le Gardon, et n’a manifesté aucun regret. Lui ayant dressé procès-verbal, il a tenté de m’offrir une pièce de deux francs, et, sur mon refus, a voulu dissimuler des boulettes d’amorçage dont il a dû ensuite m’avouer la composition enivrante, pernicieuse au poisson. Lui en ayant fait reproche, comme étant contraire aux décrets et ordonnances, l’inculpé n’a témoigné aucun regret de sa conduite et m’a donné le nom d’idiot, étant en uniforme et verbalisant dans l’exercice de mes fonctions.

— Ah ! cria Touloumès, la crap…

Mais son avocat le fit taire, craignant qu’il n’aggravât son cas.

Touloumès s’entendit condamner à trois cents francs d’amende et à huit jours de prison « seulement », le maximum étant de trois mois « en considération de ce qu’il n’avait encore subi aucune peine », et de ce qu’il était de bonne vie et mœurs, ce que fit valoir son défenseur. Celui-ci s’empressa de le suivre hors du tribunal, craignant que son client ne se livrât à des manifestations funestes. Touloumès, en effet, s’était précipité sur le gendarme.

Mais le gendarme le regarda d’un air de bénignité qui donnait quelque chose de sublime à sa figure à la fois douce et mâle. Et avant que le condamné eût ouvert la bouche :

— Hein, fit-il, ils vous ont salé ! Mais je connais le geôlier de la prison, et si vous voulez…

Touloumès avait refusé d’en écouter davantage.

V
LE TIENNOU

Le Tiennou lui-même, celui qui est un peu innocent, le pauvre, et qui, sur l’instigation du Monarque, accusa les loups d’avoir dévasté le poulailler de Peyras, le Tiennou a une histoire. Seul à l’Espélunque, et même jusqu’à Sommières ou Maillezargues, le Tiennou « connaît le Nord ». Il l’a traversé jadis, en tous sens, sous la conduite de M. Maillecoche, directeur du Cirque des Deux-Mondes. Mais ses voyages ne lui ont guère servi parce que sa tête est assez faible. L’opinion générale qu’il en a rapportée est que la France, ça n’est pas des bons pays : ce jugement, qui est téméraire et même injuste, est fondé cependant sur une expérience personnelle.

Les idées du Tiennou se bornent à la satisfaction de ses besoins les plus immédiats, et, quand il a mangé, il est heureux. Par bonheur la nature fut, à son égard, bienveillante. Tiennou a faim, il a faim très souvent : mais son goût est dépourvu de sens critique.

Maillecoche l’avait découvert jadis en Alais, département du Gard, au moment où la ménagerie du Cirque des Deux-Mondes venait de perdre son dernier pensionnaire : un guépard, qui était mort d’une attaque de rhumatisme aigu. Seule et dernière attraction d’un établissement en décadence, ce guépard avait été durant sa vie un animal précieux, à la fois féroce et apprivoisé. Il cassait les reins à n’importe lequel des chiens que les amateurs voulaient bien lui opposer, puis tout de suite se laissait affubler d’un bonnet de nuit, d’une robe de chambre, et feignait de s’en aller au lit avec madame Maillecoche, déshabillée d’une façon chaste et galante. La mort de cet animal était une ruine, car les finances de la ménagerie ne permettaient pas de le remplacer. C’est alors que Maillecoche était par bonheur tombé sur Tiennou dont la voracité le remplit d’admiration. Tiennou mange n’importe quoi. Il a des dents de fer, un estomac comme de bronze articulé, et surtout un manque total d’odorat. Tout lui est bon, pourvu qu’il puisse calmer un appétit toujours renaissant. Maillecoche, qui l’avait vu un jour, dans un cabaret, manger pour quelques sous des chrysalides de vers à soie, l’avait engagé pour faire le sauvage. Cette combinaison était économique. Un fauve, il faut l’acheter. Un homme, ça se paye à la journée.

Mais Tiennou, à la longue, devint lâche à la besogne, et Maillecoche, au bout de quelque temps, ne le reconnut plus. Son sauvage disait parfois, d’un air mélancolique :

— J’ai toujours faim, mais j’aimerais mieux manger de bonnes choses !

Et il se faisait pour lui-même de l’aigue boulide, qui est un mélange d’huile d’olive bouillie avec de l’ail, afin de digérer les repas qu’il faisait devant le public. Ce raffinement indignait Maillecoche parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’un sauvage sente l’ail : cela donne des doutes aux spectateurs. Cependant, il lui cédait cette fantaisie parce qu’il voyait bien que l’estomac de Tiennou se détraquait. Il poussa la sollicitude jusqu’à lui donner du quinquina. Mais la santé de Tiennou ne supportait même plus l’énergie indulgente de ces encouragements.

— J’ai faim, disait Tiennou, j’ai encore faim. Mais je n’aime plus que les légumes. Je voudrais manger des légumes, monsieur Maillecoche !

C’est qu’il connaissait enfin cette suprême torture : le dégoût de tout ce qu’on lui offrait, alors que ses entrailles continuaient d’être tiraillées par un perpétuel désir de nourriture.

Ce fut ainsi que la troupe de M. Maillecoche parvint jusqu’à Chamery, en pleine Champagne. Tiennou gémissait toujours. Le souci du pays natal grandissait chez lui en même temps que la torture de ses viscères.

— Ah ! disait-il, que je voudrais m’en aller, retourner là-bas, manger des figues : il y en a sur toutes les routes, et qui ne sont à personne. Ou du cresson : il y en a dans toutes les fontaines ! Et aussi un raisin. On en donne, quand c’est vendange, on en donne à tous ceux qui veulent !

Au delà du rideau, sous la tente, les villageois de Chamery s’impatientaient.

— Allons, ouste ! fit Maillecoche. Il y en a aussi, du raisin, en Champagne. Tu en auras après la représentation… Madame Maillecoche, lâche-leur le gramophone.

Le gramophone, déclenché, exhala d’une voix enrouée la Marche de Sambre-et-Meuse, et M. Maillecoche quitta les coulisses afin de faire aux populations le discours d’usage. Son habit noir, bien qu’un peu usé, était tout à fait correct. Derrière lui, au-dessus de l’estrade où il lançait le boniment, les toiles peintes de la tente foraine représentaient un boa sur un palmier, en train d’avaler un nègre ; un rhinocéros transperçant un lion d’un seul coup de corne, un scaphandrier défendant, avec sa hache, une jeune fille contre un requin, Jeanne d’Arc brûlée par les Anglais, la destruction de Saint-Pierre de la Martinique par le volcan, et un homme tout nu, sauf un pagne de feuilles vertes autour des reins, rouge brique de peau, une couronne de plumes jaunes sur la tête, rongeant tout vif le crâne d’un missionnaire qui portait la robe des dominicains.

Maillecoche posa son chapeau haut de forme sur le guéridon qui servait de comptoir, et madame Maillecoche, dont le maillot figurait les écailles d’un poisson, sans doute d’une sirène, reprit prudemment cette coiffure précieuse pour la mettre plus loin encore, à l’abri des gestes trop éloquents de son époux. Alors, embouchant un porte-voix, celui-ci poussa plusieurs rugissements magnifiques. Puis, abaissant cet entonnoir, il prononça de sa voix naturelle :

— Oui, mesdames, oui, messieurs, le sauvage de l’archipel des Larrons, que vous allez voir, se nourrirait de chair humaine si l’administration le lui permettait. Quand il voyage en chemin de fer, nous sommes obligés de faire pour lui les frais d’un compartiment réservé, et encore est-on obligé de lui mettre une muselière fermée par un cadenas dont seul je possède les clefs : la voici !

Il prit sous le comptoir un masque d’escrime peint en rouge et vert et prolongé par une barbe de crins.

— De tels ornements, dit-il, sont indispensables pour lui faire accepter le port de cette armure de fer ; car les sauvages, ainsi que l’ont si bien dit messieurs Claude Bernard, Hovelacque, Pasteur, immortel bienfaiteur de l’humanité ; monsieur Thiers et le président Roosevelt lui-même, sont de grands enfants qu’il faut savoir prendre par leur faible. Que la profondeur de mes paroles et l’étendue de mes connaissances ne vous étonnent point. Je m’appelle Maillecoche, et ça se prononce de la même manière en anglais et en français, docteur de la faculté de Tiflis, Minnesota, États-Unis, et si je parcours les plus lointaines campagnes pour y pratiquer la diffusion généreuse des plus récentes découvertes de la science, ce dévouement aux modestes tâches de la vulgarisation a été récompensé par les témoignages d’estime admirative de plusieurs journalistes, et de Sa Majesté l’empereur des Turcs Abd-ul-Hamid : il n’est pas encore mort, mais paix à son âme !

Telles étaient les paroles retentissantes qu’il lançait aux habitants de Chamery. A demi improvisées, à demi récitées d’après un motif appris par cœur, il s’enchantait lui-même de leur lyrique incohérence. Dans le pays, on venait d’achever les vendanges. Le vin de l’année s’annonçait bon et les vignerons champenois se disaient entre eux, orgueilleusement :

— Le vin se vendra cher, cette fois ! On pavera les rues avec des pièces de cent sous !

— Et on les mettra de champ, point à plat ! répondaient d’autres.

Cependant, avant d’entrer dans la baraque à Maillecoche, ils hésitaient, rapport aux vingt-cinq centimes qu’il leur faudrait débourser.

Alors, pour les décider, la bouche tordue vers l’intérieur, le forain hurla ces mots, dans un langage qu’ils ne pouvaient comprendre :

— Brama, Tiennou, brama, poucel !

Et du dessous même des planches jaillirent des cris farouches, inhumains en vérité, qui déchiraient l’air.

— Le voilà qui rugit, le sauvage, messieurs, dit Maillecoche. Entrez, entrez ! Vous verrez ce que vous n’avez jamais vu. Il mangera ce soir des cailloux, de la viande crue, du verre, des animaux morts et vivants, à poil et à plume. Il mangerait de l’homme, je vous dis, si je ne le retenais pas ! Mais ne craignez rien, il est attaché par une chaîne : je me méfie de ses mœurs et j’obéis aux précautions dictées par monsieur le commissaire de police.

Un à un d’abord, puis par groupes assez compacts, les villageois se décidèrent à entrer. La parade était finie, ils s’entassèrent sur les bancs. Devant eux s’élevait une estrade faite de planches posées sur des tréteaux et fermée par des rideaux de toile dont la peinture figurait un velours incarnat. Le forain, abandonnant l’estrade, entrebâilla ces rideaux et s’introduisit dans ce qu’on pourrait appeler les coulisses. Un homme tout pareil à celui qui était représenté sur les décors de la tente, nu jusqu’à la ceinture, le corps et la face teints au brou de noix, une couronne de plumes jaunes sur la tête, un pagne d’herbes artificielles autour du corps, y était assis sur une chaise. Madame Maillecoche, qui n’avait pas pris le temps d’enlever son costume de poisson-sirène, achevait de lui figurer sur la poitrine un tatouage émouvant : un aigle aux ailes éployées enlevant une négresse. Un nuage aux volutes bleues ajoutait à la beauté du dessin et servait à dissimuler les mamelles.

— Es prêt, Tiennou ? demanda Maillecoche en provençal.

— Tu le vois bien, dit Tiennou dans le même dialecte. Mais j’ai faim, Maillecoche, j’ai si faim : il y aura des tomates ?

Maillecoche répondit d’une voix autoritaire et significative :

— Nous dînerons quand tu auras mangé.

De nouveau, dans l’entonnoir du gramophone, retentirent les strophes cuivrées de Sambre-et-Meuse, et, sur les derniers accords de cet hymne patriotique Tiennou s’élança sur l’estrade. Maillecoche lui avait cerclé le torse d’une chaîne de fer dont il tenait l’extrémité dans la main.

Et Tiennou dansa une danse de guerre. Il entendit répéter, une fois encore, qu’il avait dévoré entièrement et sans remords le pieux missionnaire, son père spirituel. Il broya sous ses dents les pierres artificielles, faites de sable amalgamé avec du sucre, par lesquelles Maillecoche remplaçait adroitement les cailloux et les fragments de brique rouge que lui passait le public. Il mâcha un morceau de lapin cru. Tout de même, le métier n’était pas trop dur aujourd’hui ! Souvent il lui avait fallu forcer ses mâchoires sur des animaux immondes. Quel bonheur si les choses se passaient à peu près bien ce soir !

Mais un paysan à moitié ivre tira un mulot de sa poche, et tout le monde rigola.

— Mords-y un coup tout de même, fit Maillecoche à voix basse, mais impérativement.

Et il ajouta pour les assistants :

— Le sauvage de l’archipel des Larrons ne reculerait pas devant un rhinocéros !

Alors, le cœur soulevé, d’une voix barbare, dans une langue qui pouvait paraître à tous celle des mers du Sud, Tiennou cria :

— Si me lou fas mangea, disé que sey d’Alais !

Le forain comprit ce que cela voulait dire : « Si tu me le fais manger, je dis que je suis d’Alais ! »

Le scandale eût été trop grand : les sauvages ne naissent pas en Provence. Maillecoche n’insista pas.


Mais Tiennou, dégoûté tout de même, était revenu à l’Espélunque : il aimait mieux décidément porter les bagages des voyageurs qui arrivent de Gers par le chemin de fer.

VI
LE BALLON

… Ce jour-là, quand le Monarque rentra chez lui, les étoiles brillaient très fort dans l’air sombre et sec : il était plus de dix heures du soir, long temps de veille dans ce bourg de l’Espélunque, où l’on soupe d’habitude dès le soleil couché ou à peu près. Madame Emma était demeurée debout pour l’attendre, car il n’est guère convenable qu’une épouse se mette au lit avant son époux. Elle dit, avec une soumission qui enveloppait un léger reproche :

— Comme tu reviens tard !

Le Monarque prit un air grave et presque sublime, mais garda le silence. Ce n’était point qu’il n’eût envie de parler, mais il jugeait que ses paroles auraient plus de majesté s’il prenait d’abord un temps : dans le Midi, on a conservé le sens très subtil des effets d’éloquence. Suspendre quelques instants l’expression de sa pensée n’est pas l’un des moins sûrs.

— Tu viens du cercle ? interrogea madame Emma.

Le Monarque ne répondit encore que par un geste, sans ouvrir la bouche : mais il mit, dans cette simple inclination de tête, une magnifique expression de tristesse. Il avait plié le cou comme un gladiateur qui avoue sa défaite, avec une indestructible fierté. Il se le devait à lui-même, ayant dit depuis longtemps : « Je suis un demi-Romain. C’est le sang qui veut ça. En Provence, nous sommes tous des demi-Romains. »

— Oui, fit-il, je viens du cercle : Les Jésuites triomphent !

Et il tendit les mains avec une infinie noblesse.

A l’Espélunque, qui compte huit cents habitants, il y a toujours eu deux cercles : le premier, considéré comme réactionnaire, se nommait jadis le Cercle républicain ; le second, qui est républicain, se nommait Cercle socialiste. Mais, peu à peu, ces appellations sont elles-mêmes tombées en désuétude. Comme il est devenu évident que les républicains ne sont pas plus socialistes que les réactionnaires ne sont républicains, elles ont fini par sembler trop évidemment dépourvues de signification. L’Espélunque est une petite cité entièrement peuplée de propriétaires vignerons. Pour eux, la Révolution a véritablement été faite en 1789 : ils sont tous égaux, raisonnablement prospères, et n’ont plus rien à désirer qu’une petite place, de temps à autre, pour leurs fils, parfois une décoration du Mérite agricole et des exemptions d’impôt, ou même une indemnité pour un sinistre dans les six mois qui précèdent les élections générales. Mais pour cette population d’imagination très vive, et qui jouit profondément de toutes les démonstrations oratoires, les luttes politiques sont un sport cérébral. Sans elles, on vivrait dans un profond ennui.

C’est donc un réel souci pour les compatriotes du Monarque de retrouver tous les quatre ans un terrain de mésentente. Pour employer leur propre expression, ils font « le contre ». Par bonheur, de récents événements ont restitué quelque intérêt aux conflits religieux. L’un des cercles de l’Espélunque est donc aujourd’hui anticlérical, et l’autre clérical. Le premier porte l’épithète de maçonnique, quoiqu’il n’y ait dans le pays qu’un seul franc-maçon, âgé de quatre-vingt-deux ans, et bonapartiste. L’autre comité est qualifié de Cercle des Jésuites, bien qu’à aucune époque on n’ait vu de Jésuites dans la région. Mais il existe un ancien couvent, juché sur le mont Saint-Peyre, et racheté par l’abbé Restif, qui y a installé un orphelinat. Le cercle maçonnique a pour premier devoir de croire que l’abbé Restif y trame de noirs complots, de concert avec les autres supposés Jésuites, qui se réunissent le samedi soir chez madame Foucharesses, débitante.


… Le Monarque ôta son chapeau comme s’il saluait un deuil et prononça enfin :

— C’est la ruine ! Les partis coalisés de la réaction triomphent. Ce n’était pas assez qu’il n’y ait pas eu ici la plus petite grêle, ce n’était pas assez qu’ils aient eu ailleurs des inondations, que dis-je, des tremblements de terre qui légitimaient l’intervention des pouvoirs publics ; et nous, rien ! Notre président Mestrelou, cette canaille de Mestrelou, le contrôleur, vient de partir avec la caisse : sept cent cinquante francs il emporte, le traître ! Nous serons la risée de l’Europe.

Madame Emma ne broncha point. Cette nouvelle la laissait indifférente. Elle releva la tête, plus attentive, quand son mari ajouta :

— Et il n’a pas filé seul ! Il a jeté le ridicule sur le comité tout entier : il a emmené avec lui la femme d’un des nôtres, la femme de Peyras, le bon citoyen. Voilà où nous en sommes : le parti ne se relèvera pas d’un tel coup !

Il avala une gorgée d’eau et prononça, d’une voix douce et modeste :

— Ils ont nommé un nouveau président : c’est moi. Une terrible responsabilité pèse maintenant sur mes épaules. C’est à moi qu’incombe le salut du parti.

— Tu le sauveras, Juste ! dit madame Emma orgueilleusement.

Mais le Monarque redevint muet, afin de bien montrer qu’il concentrait sa pensée sur des problèmes ardus.

Il apparut d’ailleurs, dès le lendemain, que l’indélicatesse financière de M. Mestrelou et sa fuite inconsidérée avec madame Peyras avaient produit le plus déplorable effet. Non pas qu’on eût, à une autre époque, attaché une grande importance à ces événements. Mais, au moment des élections générales, on mettait une maligne importance à les grossir. On insista, aux séances du comité qui siège chez madame Foucharesses, sur l’immoralité des membres du comité qui tient ses assises au café Muraton. Les enfants de l’orphelinat fondé par l’abbé Restif, déplorablement avancés pour leur âge, quand ils passaient devant les fenêtres de ce café chantaient des choses vagues où il était question d’un « coucou ». C’est là, on le sait, l’antique prononciation du terme populaire qui désigne les maris trompés. Le Monarque pliait sous le poids de ces injures politiques. Parfois, il levait des regards fiers et douloureux vers le mont Saint-Peyre, antre des « Jésuites », d’après la doctrine du parti.

— Ils triomphent, répétait-il, ils triomphent !

Le comité qu’il présidait, plongé dans la honte et l’incertitude, ne trouva rien à décider, dans ces circonstances difficiles, sinon qu’il fallait au parti « une nouvelle plate-forme ».

Alors ce devint l’idée fixe du Monarque de trouver une plate-forme. Mais il avait beau se creuser la tête, il ne découvrait rien. Bien que les mots qu’il employât pour déplorer son deuil fussent excessifs et redondants, ils exprimaient un sentiment sincère. Ce qui lui plaisait dans la lutte politique, telle qu’il la concevait, ainsi que tous les habitants de l’Espélunque, c’est que cette lutte était idéale et volontaire. C’était de l’art, c’était un jeu. Il faut alors se figurer un acteur sifflé : quelle honte !

— Juste, à quoi penses-tu ? lui demandait sa femme quelquefois quand elle le voyait rêveur.

— Je cherche la plate-forme ! disait-il.

Et n’ayant jamais pensé qu’en images, mais d’après des choses concrètes, il lui semblait ne pouvoir trouver cette plate-forme que dans l’eau qui coulait sous le pont de Gers, le vol onduleux des corneilles, l’aspect changeant et prestigieux des nuées.

Les membres du comité le suivaient souvent, affectant devant le monde une contenance assurée qui n’était pas dans leur cœur. Il ne fallait pas montrer à l’ennemi qu’on était découragé, bouffre ! Il fallait porter haut la tête, étaler, bon sang de Dieu ! Ainsi marchaient, derrière lui, Pierre-Honoré Falgarettes, le pharmacien ; Touloumès, le chasseur ; Bécougnan, Peyras, le même qui venait d’être abandonné par sa femme, Muraton, et jusqu’à M. Cazevieille, le maire. Tous, comme lui, essayaient de trouver la plate-forme.

Le jour des Rois, un coup de mistral, descendant le Rhône, fit le ciel pur et l’air très vif. Tout à coup, comme la troupe mélancolique remontait la vieille route de Nîmes, d’un pas lent et majestueux, frissonnant sous la bise, le Monarque, dont la vue est perçante, saisit le bras de Muraton :

— Est-ce que tu ne vois pas quelque chose, là-bas ? interrogea-t-il ardemment, désignant du doigt l’horizon du nord.

— Ce que je vois, dit Muraton, je vois… je vois leur repaire !

C’était l’orphelinat de l’abbé Restif qu’il entendait qualifier. Le vieux couvent, sur la colline aux pentes abruptes, avait l’air d’un château fort. Sa mine rude aidait en vérité l’esprit à s’imaginer qu’il s’y passe des choses, et la croix du clocher, dorée à neuf, s’enlevait victorieusement, luisant d’un éclat net, tel celui d’une foudre figée.

— Mais au-dessus, péchère, au-dessus, près de ce nuage, dans le ciel ?

— Je ne distingue rien, dit Muraton.

— Je vois comme un point, fit Touloumès, le chasseur.

— Un point ! Toi qui as de bons yeux, regarde mieux, ami, regarde !

— C’est un ballon ! déclara Touloumès.

Durant quelques minutes, dans l’espèce de langueur délicieuse qu’on éprouve à fixer les choses qui voguent dans le ciel, tous contemplèrent le ballon. Il grandissait à vue d’œil. On distingua bientôt sa forme oblongue, puis un petit drapeau tricolore accroché à un hauban, et qui s’agitait parfois, tenu par une invisible main. Quand il passait sous l’ombre d’un nuage il baissait légèrement vers la terre, et dès que le soleil l’éclairait de nouveau il remontait, plus éclatant, d’un jaune d’or, tout pareil à ces bouchons de liège qui flottent au bout de la ligne des pêcheurs.

— Et maintenant, cria tout à coup Touloumès, qu’est-ce que c’est que ce ballon ?

Les membres du comité gardèrent le silence. C’était un ballon comme tous les ballons, hein ! pas plus.

— Réfléchis, Touloumès, continua le Monarque, inspiré ; réfléchis Bécougnan ! Est-ce qu’il y a quelque part, à Massane, à Gers, aux Espélunques, jusqu’à Uzès ou Montpellier, une fête votive, un motif pour qu’on enlève un ballon ?

— Il n’y a pas de fête votive, déclara Touloumès.

— Une foire, alors, ou des comices agricoles ?

— Il n’y a ni foire, ni comices, admit Bécougnan.

— Et tu vois où il passe, le ballon, poursuivit le Monarque ; tu vois au-dessus de quoi il fait des signes, le drapeau : au-dessus de la chapelle de Saint-Peyre. Eh bien, c’est…

Il s’arrêta une seconde, et tous l’interrogèrent du regard, dans l’attente de paroles décisives. Il les tira du fond de sa poitrine, comme un rugissement :

— Ce sont les Jésuites qui communiquent ! proféra le Monarque.

Tous demeurèrent fixés au sol, éblouis et convaincus.

— Monarque, dit enfin Falgarettes, tu as trouvé la plate-forme. Le parti est sauvé.

— Je le crois, répondit le Monarque modestement.

Ce fut, en effet, l’opinion presque générale à l’Espélunque. Le ballon, dans sa course vers le sud, emporta le souvenir des malheurs de Peyras, de la trahison de Mestrelou. Par lui, les Jésuites avaient communiqué. On ne le crut pas avec la raison, mais d’imagination, et cela suffisait. Même, au débit de madame Foucharesses, les adversaires ne firent entendre que de molles protestations ; eux-mêmes étaient flattés, parce que la supposition était plaisante et merveilleuse.

VII
LA REINE DE CHYPRE

Le Monarque, en temps ordinaire, est d’une sobriété dont il tire quelque orgueil. « Car, dit-il, comme tous les grands intellectuels, je ne supporte pas la boisson. » Il ne prend que son absinthe, tous les soirs, une absinthe qu’il fait durer deux heures, savamment, en l’allongeant d’eau chaque fois qu’il y trempe ses lèvres. Et ce n’est pas pour l’absinthe, c’est pour le sucre. A bonne preuve que les chiens n’aiment pas le Monarque : jamais il n’a daigné leur abandonner un seul des trois morceaux qu’on met à côté de lui, sur une soucoupe. Ceci seul, selon lui, prouve qu’il n’est point alcoolique : un véritable alcoolique a horreur du sucre. Telle est, du moins, son affirmation. En dehors de cet apéritif quotidien, le Monarque se contente d’un ou deux verres de vin blanc, le matin, et de deux litres de vin à chaque repas : les alcooliques ont horreur du vin. Et ce petit vin du Gard est si supérieur à celui de l’Hérault, n’est-ce pas ? Il est léger, il est frais ; on voit bien que les grappes dont il sort ont poussé sur la montagne. Ce n’est point un breuvage enivrant ; on le boit pour se désaltérer : c’est l’eau du travailleur. Quant à l’eau véritable, pure de tout mélange, le Monarque la considère comme un liquide dangereux. Personne ne boit d’eau pure, excepté les Parisiens. Ceux-là, c’est différent. Le Monarque en a vu un, jadis, repousser comme un poison tous les autres breuvages. Cet homme lui avait inspiré une pitié profonde, que sa seule courtoisie l’empêcha de manifester. « Ne vous gênez pas, monsieur, lui dit-il ingénument, en lui tendant la carafe. Cette année, il en tombe ! »

Il n’y a qu’en temps d’élections que le Monarque fait exception à son régime : mais c’est son devoir de membre du comité socialiste de l’Espélunque. « Je suis du comité socialiste, explique-t-il, parce que le comité républicain est monarchiste. » Telle est sa façon de penser. Il est patriote et libre penseur, ami des lumières et plein de respect pour les sœurs de charité ; enfin, il redoute les innovations. « Il est bon, s’écria-t-il un jour avec éloquence, de parler des réformes. Il est imprudent de les faire ! » Le sous-préfet dit alors de lui que c’était un homme utile. Il l’apprit et il en fut fier, car il aime intérieurement les puissances.

Voilà pourquoi, en temps d’élections, il ne quitte pas ie café Muraton, qui prend alors le titre de « Permanence », inscrit en lettres noires, au-dessus de sa porte, sur une bande de calicot blanc. Le Monarque est heureux. Il improvise de magnifiques poèmes oratoires, il salue l’aube des temps nouveaux. Les mots, pour lui, évoquent sensuellement des images ; il étend les mains pour les saisir. De deux heures à cinq, alors que Muraton n’ouvre que des canettes, la démocratie ne lui apparaît encore que comme une abstraction ; mais, aux apéritifs, la voilà qui devient, en vérité, une Minerve éternelle et vivante. Il en parle comme d’une maîtresse divine, il la chante, il la loue, il la baise. Et quand il dit : « Nous précipiterons dans la boue ses obscurs ennemis ! » il se sent physiquement un Hercule terrassant des monstres, il contemple avec fierté les muscles de ses bras.

Muraton ne lui présente jamais le compte des consommations bues au cours de la période électorale. Le candidat solde celui-ci plus tard, et avec gratitude. Les quinquinas succèdent aux canettes, les vermouts aux quinquinas, puis les généreux amers et les absinthes enthousiastes. On chante. Bécougnan, Muraton et Touloumès s’obstinent d’abord à l’Internationale. Le Monarque, un peu dédaigneux d’un hymne si banal, y fait succéder la Muette de Portici, en rappelant le rôle héroïque et insurrectionnel que ce drame musical joua dans la révolution de Brabant. Et enfin, à force de chanter, on chante n’importe quoi, tout ce qui est beau : la Bénédiction des poignards, O grand saint Dominique, et Halte-là, halte-là, les montagnards sont là. Puis, le Monarque entonne :

Tout n’est, dans ce bas monde,
Qu’un jeu, qu’un jeu !

C’est le grand air de la Reine de Chypre, et Bécougnan, Muraton, Touloumès, tous les assistants, madame Muraton elle-même, répondent en chœur :

Le vrai sage le fronde
Un peu, un peu.

Ils ont de belles voix, tout de même, et le Monarque une « grande » voix. Ils s’admirent sincèrement, épanouis, ardents, délectés, et un sentiment obscur, mais que la foule partage, leur fait bénir la République, qui leur donne de tels loisirs.

… Ce jour-là, pourtant, quand le Monarque enfin quitta le café, ce ne fut qu’à cause même de son délire qu’il ne s’aperçut point que ses jambes n’avaient pas autant de solidité que sa cervelle éprouvait de lucide enthousiasme. Du centre de l’Espélunque au sommet de Massane, où il habite, la côte est rude, bien que la route s’élève en lacets harmonieux. Il l’attaqua d’un grand courage, levant les bras au ciel. C’était pour exprimer l’exaltation démocratique où il se sentait, mais aussi pour garder son équilibre. Il déclama : « Nous monterons à l’assaut de toutes les réactions ! » et brandit sa main droite comme s’il tenait un sabre. Ce geste le porta subitement contre le trottoir, que son pied heurta violemment, mais il ne s’en aperçut point. L’essentiel était que, dans les avenues magnifiques de son cerveau, il continuât à ne pas broncher. « Décidée à maintenir ses droits, résolument pacifique, la France, appuyée sur son épée, attendra sans bouger, immobile et fière, les attaques de l’extérieur. » Cette phrase du programme de son candidat lui revint à la mémoire, et il la répéta d’un air majestueux. Cela lui donna l’occasion de s’arrêter. Il aspira l’air, sentit que son corps pointait en avant et fit quelques pas précipités. Ce qui l’étonnait, c’était d’apercevoir si bien toutes les choses à quoi il pensait, et si confusément les objets extérieurs. Mais il eut aussi l’impression qu’on criait derrière lui.

C’était les gamins de l’Espélunque. Quelques minutes à peine s’étaient écoulées depuis que le Monarque était sorti du café Muraton, et déjà tous les gamins de l’Espélunque savaient que le Monarque était saoul. Nul n’a jamais bien expliqué la cause de la curiosité fatigante que la jeunesse témoigne à l’égard des ivrognes. Elle se refuse obstinément à les laisser en paix, alors qu’ils n’en veulent à personne et n’éprouvent, au contraire, que des sentiments d’universelle sympathie. La jeunesse de l’Espélunque, remplie d’une joie tumultueuse et sans bornes, s’acharna sur les pas du Monarque. Une crainte vague cependant la maintenait à quelque distance derrière lui, et quand il se retournait, de l’air méprisant et indigné qu’il prend dans les réunions publiques pour écraser ses contradicteurs, frroutt… on entendait ce bruit sourd et terrifié des bandes de moineaux fuyant une meule de blé à l’approche de son propriétaire. Puis la troupe revenait, frémissante, importune, apeurée et pourtant hardie, transportée d’une joie insolente et désastreuse.

Tout à coup, Milou Dehodencq, le fils de Dehodencq, justement, un réactionnaire, conçut une idée qu’on peut, à un âge si tendre, qualifier de géniale. Elle inspire également la plus haute idée de son intrépidité. Seul, sans appui, sans que personne lui eût rien suggéré, s’approchant à pas de loup du Monarque égaré et glorieux, tout doucement il le prit par derrière, tout doucement il le fit tourner sur lui-même, tout doucement il lui donna l’impulsion qu’il fallait… le Monarque, maintenant, avait le dos vers son logis de Massane, où l’attendait madame Emma, son épouse inquiète et sévère, et la face vers l’Espélunque. Ses yeux brouillés ne s’en aperçurent pas. Il était dans les nues, il planait, battait les airs de ses mains, que toujours il agitait comme des ailes. Et même la marche eût dû lui être plus facile : il redescendait. Mais comme il levait, au contraire, les pieds à chaque pas pour l’ascension qu’il croyait faire, il semblait un lourd vaisseau dont la proue plonge dans la houle ; et j’ignore si c’est pour cette cause qu’il eut un peu le mal de mer. Les gamins de l’Espélunque, rugissant de joie dans son sillage, lui donnaient l’impression de la tempête. Et cela lui parut si beau qu’il se mit à rire aux anges.

C’est ainsi qu’ondoyant, magnanime et doux, il se retrouva devant le café Muraton. Madame Muraton, qui l’aperçut de sa porte, lui dit avec un peu d’inquiétude :

— C’est encore vous, Monarque ?

Il répondit, avec un bon sourire, et sans s’étonner :

— C’est encore vous aussi, madame Muraton ?

Les gamins de l’Espélunque se tenaient maintenant à bonne distance. Un grand silence plana. Le Monarque ne s’étonna de rien. Le fait qu’ayant marché exactement le nombre de pas qui le devaient mener chez lui, dans sa maison, il était de nouveau devant le café Muraton lui parut seulement un phénomène favorable : il avait la langue très sèche.

— Je prendrais bien, dit-il, un vin blanc eau de seltz.

Ses désirs étaient des ordres. On le servit sans discuter. Une fois assis, l’univers reprit pour lui son équilibre, et l’eau de seltz lui fit du bien. Il leva son verre du côté du soleil couchant, comme pour un salut, cracha pour s’éclaircir la voix et donna de toute sa poitrine :

Le vrai sage le fronde
Un peu, un peu.
Mais le fou s’en amuse
Bien fort, bien fort,
Et jamais il n’accuse
Le sort, le sort !

Alors, un long frémissement d’admiration agita l’Espélunque, et même les gamins furent émus : le Monarque, même quand il était saoul, chantait juste !

Cela lui fit le plus grand honneur.

VIII
LE FANTOME DE CAUSSANEL

Ce fut Bécougnan, non point le Monarque, il le faut avouer, qui fut le héros de l’histoire que je vais dire. Mais celui-ci y prit un si grand plaisir que ce serait lui faire grande injure, comme à ses amis, de ne pas lui donner ici sa place.

… La saison était si douce, le printemps si précoce, que, vers ce milieu de février, dans cette plaine du Gard, il y avait déjà des amandiers en fleurs, des oiseaux qui faisaient l’amour, et des mouches. Tant de mouches même qu’on avait tendu devant la porte ouverte, pour s’en préserver, ce léger rideau fait de tubes de verre multicolores, enfilés sur de minces cordelettes, qui est d’usage dans toute la Provence. Le tiède vent du sud-est l’agitait doucement, et le faisait chanter. Dehors, un cochon gras fouillait le fumier, suivi de poules qui caquetaient ; et dans la chambre, assis devant un siphon de limonade gazeuse, car il avait refusé tout autre breuvage, étant membre d’une ligue antialcoolique aussi bien que de la Société des recherches psychiques et du Bureau international du Spiritisme, dont le siège est à Londres, M. William Simonson prenait des notes.

— Oui, monsieur, lui disait Bécougnan, c’est dans cette pièce que le fantôme revenait ; quatorze nuits de suite, à minuit sonnant, il est revenu : et je l’ai vu comme je vous vois. C’est une erreur de croire, comme on le fait dans votre pays, qu’il n’y a de fantômes que dans le Nord ; il y a de tout dans le Midi, monsieur, c’est une terre opulente, une terre privilégiée, une terre où il ne manque rien. Seulement, les fantômes, on n’en a pas peur, on ne leur permet pas de faire tout ce qu’ils veulent, comme chez vous. On est brave, quoi !

» Cette maison où vous êtes, je l’ai achetée pour pas cher, à la mort de ce pauvre Caussanel qui s’est pendu. C’est le phylloxera qui en est cause. Je me rappelle comme il disait, notre Caussanel, au temps où tout le monde mettait ses économies dans le Panama :

»  — Placer mon argent ! Placer mon argent ! Ici, il y a la vigne, et ça doit suffire ! Ça me donnera-t-il quinze du cent comme ma vigne, votre Panama ?

» Et toujours plus haut sur la côte, derrière la maison, arrachant les figuiers sauvages, arrachant tout le broussaillon, il faisait grimper ses plants de carignan et d’aramon. Il y mettait tous ses écus, il hypothéquait son bien de plaine pour engraisser ses cailloux… Et puis le phylloxera est venu. Alors il a emprunté sur tout son reste : aux notaires, au Crédit Foncier ; il a essayé de toutes les drogues, il a creusé des puits profonds comme l’Espélunque pour aller chercher de l’eau, et noyer ses pieds de vigne. Et à la fin, quand les autres, qui avaient attendu en se serrant le ventre, ont vu qu’il y avait moyen d’y faire, avec la vigne américaine, et qu’ils ont commencé à replanter, lui était à bout de souffle, et il ne récoltait que du papier timbré : tout un plein de charrette de papier timbré. Il était devenu tout jaune comme ses pampres et tordu de misère comme les ceps qui agonisaient. Voilà pourquoi il s’est pendu, quand on a mis l’affiche pour le faire vendre, vendre la maison, les chais, les terres, les meubles, enfin tout. Il s’est pendu, je vous dis. Quand ces messieurs de la justice sont entrés, il tournait autour d’un chevron, au-dessus de la cheminée, et il s’était attaché aux pieds tout son papier timbré, des kilos de papier timbré ! Il avait l’air de les regarder, en leur tirant la langue.

» Ça n’est pas ici un pays où l’on désespère, d’habitude, et ça fit mauvaise impression. Quand on mit la maison et le bien en vente, personne ne voulut rien acheter. Et puis on s’était déjà tant saigné pour remettre en valeur ce qu’on avait : rien que des poches vides, dans le pays. Il n’y avait que moi pour être plus heureux, à cause de la mort de l’oncle Bécougnan, celui qui tenait un débit de tabac à Nîmes, rue de la Grille. Donc, j’achetai, à la fin, sur baisse d’enchères, et bon marché, il faut le dire, bien bon marché !

» Mais voilà que la première nuit que je couchais là, je me réveille à minuit — je ne sais pas pourquoi je me suis réveillé, on est comme averti…

M. William Simonson approuva de la tête : on est toujours averti quand arrivent les fantômes. Il nota seulement ce nouveau cas, qui confirmait tant d’expériences antérieures.

— … Je me réveille, et qu’est-ce que je vois : ce pauvre Caussanel qui entrait par la porte fermée. Il n’eut pas l’air de me remarquer, il ne me fit pas de mal — avez-vous jamais entendu dire qu’un revenant ait fait du mal à quelqu’un ? Ça n’a pas de forces, ces ombres ! — traversa toute la chambre en poussant des soupirs à fendre l’âme, alla se mettre devant la cheminée, tira une corde de sa poche, avança une chaise, monta dessus, attacha la corde au chevron et se pendit. Moi, je l’appelai bien doucement :

»  — Caussanel ! Caussanel !

» Il ne répondit rien, absolument rien. Il était pendu, voilà tout.

»  — Caussanel, lui dis-je, tu l’as déjà fait !

» Je croyais que cette observation l’impressionnerait. Elle était raisonnable. Mais ce fut comme s’il n’avait rien entendu. Et il resta là, monsieur, jusqu’au chant du coq.

— Cela est fréquent, déclara M. William Simonson. En cas de mort violente, et surtout quand cette mort est volontaire, la « coquille » du suicidé renouvelle indéfiniment son acte de destruction criminelle. Nous en avons déjà collationné de nombreux exemples.

— Au chant du coq, poursuivit Bécougnan, il disparut sans que je pusse voir comment, ce qui ne m’étonne point, puisque c’était un fantôme, et je me gardai bien, vous comprenez, de raconter l’aventure : il y a toujours du monde qui est jaloux quand on a acheté du bien dans de bonnes conditions. Je pensai aussi qu’une fois suffirait à Caussanel et qu’il se découragerait de sortir la nuit pour recommencer à se pendre. Pourtant, je dois vous avouer que tant que la grosse horloge, à l’église, n’eut point sonné les douze coups, le lendemain soir, je ne parvins pas à m’endormir. Ça m’ennuyait, ça m’inquiétait. Et il reparut, exactement comme la veille, refit tous les mêmes gestes, et se pendit encore une fois. Je lui dis :

»  — Caussanel, c’est bête ce que tu fais là ! Ça ne peut te servir à rien. Veux-tu que je te fasse dire des messes ?

» Mais il remua la tête autour de sa corde, négativement.

» Le matin, j’allai trouver le curé pour lui expliquer la chose. J’allai le trouver bien que je sois protestant, parce que les pasteurs, en France, ne peuvent rien contre les fantômes, tandis que les curés ont la manière. Et le curé me dit qu’il viendrait à l’heure qu’il fallait, pour faire les exorcismes et bénir la chambre, attendu que les apparitions étaient l’œuvre du diable. Mais ça ne me convenait point, à cause des voisins : puisque je ne voulais pas leur laisser savoir, aux voisins ! Donc je répondis :

»  — Monsieur le curé, nous ne sommes plus au Moyen âge !

— Vous pouviez, interrompit M. William Simonson, tracer un cercle magique au-dessous de l’endroit où le revenant se pendait, vous y enfermer, et diriger contre lui, à l’heure de son apparition, la pointe d’une épée nue. Cette méthode a donné souvent, la littérature du sujet l’affirme, d’excellents résultats.

— Je l’ignorais, déclara Bécougnan, et cette présence de Caussanel, qui s’acharnait à vouloir se pendre, m’importuna quatorze jours, comme je vous l’ai dit. Mais, à la fin, quand je vis que l’heure allait sonner, je pris moi-même une corde, je l’attachai au chevron, je fis un nœud coulant à la corde, et je me pendis. Oui, monsieur, je me pendis !

— Well… fit William Simonson, hésitant.

Il ne connaissait pas cette manière de chasser les fantômes, et se trouvait déconcerté.

— Je me pendis, confirma Bécougnan. Mais j’avais placé un petit escabeau sous mes pieds afin de ne pas perdre ma respiration. Et quand ce pauvre Caussanel fit son entrée, il avait tellement l’habitude qu’il s’avança jusqu’à deux pas de moi sans rien regarder, sans me voir. Il était toujours aussi jaune, aussi mélancolique, et fouilla dans sa poche pour y trouver sa corde. Alors je remuai un peu. Il leva les yeux et m’aperçut. Monsieur, jamais je n’ai vu une figure plus déconfite ! Il ouvrit la bouche, et parla. Pour la première fois, il parla ! Il dit :

»  — Il y a quelqu’un !

» Et tout de suite, toujours soupirant à fendre l’âme, il repassa à travers la porte. Et il n’est jamais revenu, monsieur, jamais. Je l’avais dégoûté.

M. William Simonson referma son carnet d’un coup sec. Les yeux lui sortaient de la tête. Puis il s’en alla, comme le fantôme. Et, comme lui, il était dégoûté.

IX
LE PARI DU MONARQUE

Le costume du Monarque, son beau costume qu’il avait repris dans l’armoire pour faire le voyage, étonnait un peu les Lyonnais : ils n’avaient jamais rien vu de plus éclatant. Lui-même en éprouvait sourdement un peu d’embarras. Dans le café où il venait de s’arrêter, ce beau café, près du théâtre, qui l’avait séduit à cause de ses glaces, de son or et de son nom italien, il ôta instinctivement son grand feutre mou, couleur pain brûlé, dont il était si fier, et le mit d’un geste discret à côté de lui. Mais nul comme le Monarque, dans cette ville où l’on ignore les règles de la véritable élégance, laquelle ne va point sans quelque fastueux éclat, ne portait une chemise dont le plastron blanc se décorait d’un semis de petites fleurs rouges, un col rabattu qui découvrait très bas sa gorge brune, maigre et noueuse, ni cette étroite régate sang de bœuf qu’illuminait encore un gros diamant, un diamant de verre, mais presque ressemblant. Il n’apercevait non plus un seul de ces vestons pareil au sien, étroit, plaquant sur les hanches, et dont le jaune retentissant, piqué de petits points violets, le faisait ici ressembler à un jeune canard égaré au milieu d’une bande de corbeaux. Parmi tous ces gens tristes et noirs, il se faisait l’effet d’une lanterne au fond d’une cave. Et il avait beau se dire que c’est la lanterne qui éclaire, il avait l’impression que cette sombre cave lui disait : « Ce n’est point ici ta place : tu me choques ! »

Mais il en était plus irrité que confus. Il méprisait ces gens du Nord, il pressentait avec dédain que la lenteur de leur pensée les privait de joie, tout en leur laissant le désir de se moquer de ce qu’ils ne comprennent pas ou n’ont jamais vu. Voilà qui lui était bien égal, à lui, le Monarque, lancé maintenant dans la politique, devenu un personnage que le préfet faisait venir, et qui avait fait nommer le député. Un député qu’il tutoyait ! Il palpa fièrement la poche de son veston lumineux pour y sentir encore une fois la « passe » de chemin fer dont l’administration déférente lui avait fait hommage : un permis de seconde classe, de Nîmes à Lyon. Un homme qui voyage gratuitement n’est plus un homme du commun ; le Monarque avait conscience d’être devenu un grand de la terre, car les grands de la terre, en France, sont ceux qui sont assez riches pour tout se payer, ou assez au-dessus des lois communes pour ne payer plus rien.

Il avait envie de dire cette chose, et beaucoup d’autres. Dans le train, il avait rencontré des gens à qui parler ; il se rendait même cette justice qu’il avait parlé tout le temps, et d’une façon intéressante. Mais, depuis qu’il était dans cette sale ville, on le regardait comme une bête curieuse, on s’écartait, et voilà tout. Ils ne le connaissaient pas, c’est vrai, mais ils auraient bien pu deviner qu’il n’était pas quelqu’un comme les autres. Voilà des années qu’on ne le prenait plus pour quelqu’un comme les autres !

Cependant, à la table qui était tout juste à côté de la sienne, on se mit à causer à haute voix. Le Monarque présuma tout de suite que ce ne pouvait être des Lyonnais. Des Parisiens, sans doute : il paraît que les Parisiens sont presque comme des gens du Midi : même qu’en réalité, maintenant, c’est presque tous des gens du Midi ! Le Monarque prêta l’oreille. On parlait d’un raid de cavalerie accompli par des officiers de réserve. Et il lui sembla qu’on en parlait un peu comme il en eût parlé : parce que c’était un sujet de conversation, parce que, après tout, autant parler de ça que de parler d’autre chose. Sûrement, ce n’étaient point des cavaliers ; c’était mieux : des hommes qui aiment à s’entretenir de grandes choses qu’ils ne connaissent point, et qui sont belles, parce que c’est bien meilleur que de s’entretenir de ce qu’on connaît, et qui ennuie… Quels sont les meilleurs chevaux, des pur sang ou des tarbais, dont les ancêtres eux-mêmes, comme les pur sang, sont venus d’Arabie ? Quelle est l’allure à donner aux bêtes pour leur permettre de fournir une longue course ? Et l’on évoquait aussi la résistance résignée des chevaux de fiacre de Paris, qui meurent à la peine, mais abattent, jusqu’à l’heure de l’équarrissage, leurs soixante-dix kilomètres par jour.

Il y avait trop longtemps que le Monarque n’avait ouvert la bouche. Et un sujet comme celui-là, un sujet général, un sujet comme on en débat le soir, au cercle de l’Espélunque, sur quoi tout le monde, voyons, peut avoir une opinion ! Il approcha son verre d’absinthe de ses lèvres, le reposa sur la table avec un petit tintement décidé, qui attira l’attention, et tourna brusquement sa chaise.

— Messieurs, dit-il, messieurs…

Ils étaient trois, autour de cette table de marbre, là, à côté de lui : un monsieur décoré, en redingote, petit, sec, presque aussi sec et mince que le Monarque lui-même, et deux autres, qui portaient des costumes d’automobilistes. Des personnes riches, c’était certain. Et des poseurs, qui prirent un air un peu pincé, pour montrer qu’ils n’avaient pas l’habitude d’être interrompus par des consommateurs qui ne leur ont pas été présentés. Mais le Monarque s’en fichait. Le Monarque se fiche de tout, quand il a envie de causer. Est-ce que personne cause comme lui, est-ce qu’on ne l’écoute pas, toujours ?

— Messieurs, dit-il, je ne sais pas ce que c’est que vos chevaux du Nord ! Je ne les connais pas et ce que vous en dites ne me donne pas envie de les connaître. Péchère ! Des demoiselles, des vieilles dames… Un cheval de la Camargue, un cheval de mon pays, peut faire cent kilomètres, un homme sur le dos !

— Par semaine ? dit le petit monsieur décoré, légèrement.

— Par jour ! Je vous parle sérieusement. Je vous prie de m’entendre sérieusement.

— C’est bien, monsieur, c’est bien ! dit le monsieur décoré, d’un air d’ennui.

Puis, levant les yeux et ayant considéré le Monarque, il se prit à sourire. Il souriait parce que le Monarque était un homme du Midi, et qu’il ne le croyait pas, ça se voyait. Et cette ironique incrédulité fit bouillir le sang du Monarque. Ces gens du Nord, qui se moquent de vous sans le dire, poliment : il y a de quoi les tuer !

— Comment le savez-vous ? demanda un des automobilistes, en rigolant.

La vérité faillit sortir des lèvres du Monarque : « Parce que je l’ai toujours entendu dire. C’est une chose qui ne se discute pas, qu’on n’a jamais discutée. » Mais il songea qu’on lui rirait au nez, et prononça, entraîné par son imagination autant que par son éloquence :

— Je le sais, bon Dieu ! dit-il, parce que je l’ai fait, et pas une fois, pas deux fois, mais des dizaines, des centaines de fois ; des cavaliers, des chevaux, comme ceux de la Camargue ! Zou !… C’est que vous ne les avez pas vus !

Un des automobilistes déclara tranquillement :

— Mais je veux bien voir, moi, je ne demande pas mieux que de voir. Et tenez, je parie vingt-cinq louis que vous ne le feriez pas !

— Monsieur, répondit fièrement le Monarque, je ne suis pas un aristocrate, je ne compte pas en louis !

— Cinq cents francs, si vous voulez. Et cinq cents francs contre une pièce de cent sous.

— Si vous pariez cinq cents francs, monsieur, fit le Monarque d’un air noble, c’est cinq cents francs que je vous dois si je perds. Je les tiens.

De sa vie, il n’avait eu cette somme entre les mains, ni sous les yeux. Elle lui paraissait invraisemblable. Par conséquent, elle ajoutait à l’invraisemblance du défi. C’était des blagues, tout ça, pas moins, c’était des blagues ! On pouvait y aller.

— Eh bien ! c’est dit, prononça l’automobiliste… Et où vous verrons-nous accomplir cet exploit hippique ?

— Pardon ? fit le Monarque.

— Je vous demande en quel lieu de la terre nous devons nous rendre pour assister à notre défaite. Chez vous, probablement ? Dites-nous quelle est la ville ou la campagne qui a l’honneur de vous posséder ?

— C’est à l’Espélunque, à trente kilomètres de Nîmes, sur la route de Sommières, et je suis monsieur Bonnafoux ! dit le Monarque un peu pâle, mais magnifique.

Et il ajouta, comme un homme du monde :

— A qui ai-je l’honneur, moi-même, de m’adresser ?

— Daniel Malavial, lieutenant de vaisseau… Voici ma carte !

— Bouffre ! dit le Monarque, sidéré.

De sa vie, il n’avait possédé un cheval. De sa vie il n’avait su si c’était vrai, cette chose qu’on raconte, qu’un cheval de la Camargue peut faire cent kilomètres, un homme sur le dos. Et voilà que ça devenait sérieux, voilà qu’il avait parié cinq cents francs qu’il prouverait que c’était vrai. Et avec un officier de marine encore !

— Monsieur, dit-il, j’ai dit cent fois. Je garantis que c’est cent fois !

Il présumait qu’il y avait tout bénéfice à exagérer. Ce marin n’attendrait pas cent jours de suite à l’Espélunque la fin du pari, peut-être ?

— Mettons deux fois, en deux jours consécutifs, dit son terrible antagoniste d’un air doux. C’est dit ?

— C’est dit, accepta le Monarque, vaincu sur ce nouveau terrain.

Cependant, une bouée de sauvetage lui apparut. Il s’y suspendit avec l’énergie du désespoir.

— Monsieur, dit-il, j’ai mes affaires, je ne retourne pas maintenant à l’Espélunque. Avant trois mois, il me sera impossible, absolument impossible de trouver une minute…

— Eh bien ! dit l’autre, impitoyable, c’est entendu : dans trois mois, jour pour jour. Ce sera une charmante promenade en automobile. Au revoir, cher monsieur !

La diplomatie du Monarque lui avait gagné trois mois. Il respirait. Trois mois ! Est-ce que lui, il se fût rappelé une promesse à quatre-vingt-dix jours ? Il jugeait les autres d’après lui-même. C’était fini, c’était pleuré, cette affaire-là. Toutefois, dans le train qui l’entraîna le lendemain vers le ciel du Sud, il fut mélancolique, il fut presque muet ! En tendant sa passe au conducteur, sa main ramena en même temps la carte de celui qui l’avait défié : Daniel Malavial, lieutenant de vaisseau, Toulon… Daniel Malavial ! S’il revenait dans trois mois, pourtant, cet imbécile ? Lui payer ses cinq cents francs ? Pourquoi pas cinq cent mille ! Il n’avait rien. Ce n’était pas cela qui l’inquiétait. Mais lui, le Monarque, roulé par des gens du Nord ! Sa gloire s’en effondrait.

Il songea à des choses folles : à la guerre, qui pourrait éclater : alors il ne se devrait plus qu’à son pays ; à un grand voyage : mais où aller ? Tout à coup, sa figure s’éclaira. Il avait trouvé !

Il avait trouvé, il était sauvé, le jour lui parut radieux, il sourit aux gens, il leur parla ; enfin il fut lui-même ! A peine rentré chez lui, sans rien dire de ses noirs soucis à personne, il alla trouver son député, à Blanduze. On était en vacances, le député était à Blanduze : c’était un bonheur !

— Il faut que tu me fasses un plaisir, dit-il. J’ai un ami, un grand ami… C’est à Lyon que j’ai fait ami avec lui, tu ne le connais pas, mais c’est entre nous, à la vie et à la mort : le lieutenant Malavial, lieutenant de vaisseau. Il est à Toulon, en ce moment, mais c’est un marin, tu sais ! Un marin qui n’aime que la mer. Il rêve de retourner dans les mers de Chine. Tu ne pourrais pas lui procurer un beau commandement, dans les mers de Chine, tout de suite ?

— Mais certainement, dit le député, certainement !

Et il prit une note.

— Ça sera fait, dit-il, dès mon retour à Paris.

Jamais l’absinthe que le Monarque prit ce soir-là au cercle de l’Espélunque ne lui avait paru aussi bonne. Et il paya aussi celle de Touloumès, de Peyras, de Bécougnan, il l’aurait payée au monde entier.

— Je viens de procurer un bel avancement à quelqu’un, dit-il confidentiellement. Et ça réchauffe le cœur, d’avoir fait du bien !


A compter du jour où le Monarque — du moins, telle était sa ferme conviction — fut débarrassé de ce pari qu’il ne savait guère comment tenir, en procurant à son funeste antagoniste, par l’intermédiaire du député de Blanduze, un commandement, un très beau commandement dans les mers de Chine, il fit plus grande figure encore que par le passé devant les habitants de l’Espélunque : car ceux-ci ne savaient rien des secrets motifs qui le faisaient agir ; ils ne voyaient que sa puissante pensée, étendue, pour les protéger, jusqu’à ces navires d’acier, portant le pavillon de France, qui flottent sur des mers dont on ne sait pas les noms.

— C’est donc, Monarque, lui disait-on, que tu t’intéresses aux choses de la marine ?

S’il s’y intéressait ! Il s’y intéressait passionnément : mais on n’avait pas besoin de savoir pourquoi. Il prenait donc un air grave, en hochant la tête, et on lui posait des questions. Le Monarque répond toujours aux questions : il a cette mémoire miraculeuse des gens qui savent parler, qui aiment parler, qui répandent naturellement leurs paroles, comme les arbres laissent tomber des fruits. Plus les mots qu’il avait lus dans les journaux, voici déjà des années et des années, étaient rares, inusités, signifiaient pour lui des choses inconnues, plus nettement il se les rappelait ; et leur magnificence, à mesure qu’ils sortaient de sa bouche, faisait briller ses yeux. Comme tous les véritables spécialistes, il tenait pour les grands cuirassés, qu’il nommait « les géants de la mer », contre les torpilleurs et même les sous-marins, « cette poussière navale ». Il savait les noms des navires, il citait leur tonnage. Et, parfois, au coucher du soleil, devant son absinthe à demi bue, où il rajoutait de l’eau pour faire durer le plaisir, il prononçait d’un air pensif : « C’est l’heure ! On amène le pavillon ! » Ce terrible lieutenant de vaisseau, dont le défi l’avait fait frémir, maintenant qu’il espérait bien ne plus jamais le revoir, il se sentait pénétré à son égard d’une affection toute paternelle. « Je l’aime comme mon fils, confiait-il à ses amis du cercle… Si les requins ne le mangent pas, nous en ferons un frégaton. »

Il ne savait pas au juste ce que c’est qu’un frégaton, et d’ailleurs nul ne songeait à s’en informer. Mais la lourdeur même de cette terminaison quasi-italienne leur paraissait à tous comporter le superlatif.


C’est ainsi que, par la seule force de son imagination, le Monarque s’était à lui-même rendu la confiance. Ce fut donc sans appréhension qu’il reconnut, un matin, sur une lettre que lui apportait le facteur, l’écriture de Malvaize, le député. Elle était timbrée de Paris. « Ça y est, songea-t-il, le Malavial a son commandement. Ce bon Malavial ! » Décidément, le lieutenant de vaisseau ne lui apparaissait plus que comme un ami. A force de l’avoir dit, il le croyait. Il éprouvait même un peu de peine à ne pouvoir lui faire connaître, à ce brave marin, que c’était à lui, le Monarque, qu’il devait sa chance. Il ouvrit la lettre joyeusement, et ses bras tombèrent le long de son corps, tout à coup glacé.

« Mon cher ami, écrivait le député, le lieutenant Malavial est en congé régulier pour six mois. Les règlements s’opposent à votre désir. Mille regrets… »

Le Monarque blêmit. Le découragement, la peur même, venaient d’entrer dans son âme, en même temps que la rage.

— Ah ! le cochon ! cria-t-il.

Madame Emma, qui l’entendit, devint toute pâle à le voir si pâle.

— Monarque, dit-elle, qu’est-ce que tu as, pauvre ? Qu’est-ce qui vient de t’arriver ?

— Rien, dit-il. Mais ces Parisiens ne feront jamais la plus petite chose pour le Midi !

Ce fut tout. Pour la première fois de sa vie, le Monarque avait un secret ; il portait dans sa tête une chose qui ne pouvait pas se dire, pas plus à madame Emma qu’à personne, encore moins à madame Emma qu’à personne, une chose qui pouvait l’humilier ! Il allait être roulé par des gens du Nord, il allait perdre la face, à l’Espélunque même, dans son pays, devant ses propres concitoyens. Tout le monde vit bien pourtant, au cercle, le soir de ce jour néfaste, qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, et il sentit lui-même qu’il ne pouvait garder complètement le silence. Pouvait-on croire, quelqu’un au monde pouvait-il croire que le Monarque, un seul jour, se tairait ? C’eût été prêter à tous les soupçons. D’ailleurs, son cœur était trop plein.

— On m’a manqué de parole, à Paris, dit-il amèrement. Il n’a pas son commandement !

Chacun comprit qu’il ne pouvait être question que de Malavial, lieutenant de vaisseau. Ils connaissaient tous Malavial. Malavial, depuis six semaines, c’était « le marin, » le seul marin de l’univers pour l’Espélunque.

— C’est un grand malheur pour la marine, dit Bécougnan, affligé.

— La marine, répliqua brusquement le Monarque, elle est f…tue !

Et, en vérité, un si intime mélange s’était fait dans son esprit entre le désir fervent qu’il avait de voir Malavial commander un beau navire dans les mers de Chine et sa terreur de le voir tomber chez lui, qu’il était sincère. Il ne pleurait pas sur lui, il plaignait la France. On a vu souvent des ministres renversés imbus du même sentiment : ainsi l’inquiétude même du Monarque accrut sa sensibilité, la haussa jusqu’à celle même de ce qu’on peut appeler, si l’on n’est pas difficile, notre élite politique ; et, sous l’empire du malheur, il devint sentimental.

Le printemps venait de renaître. Cette phrase, traduction exacte d’un hémistiche latin, ne comporte tout son sens que dans ces pays de bénédiction où les premiers soleils, dès qu’ils frappent le sol encore tout gonflé des pluies bienfaisantes de l’hiver, font éclore de toutes parts les fleurs : des fleurs par centaines de mille, des fleurs par millions, des fleurs de toutes les couleurs, fourragées par des abeilles dont les pattes poilues, surchargées de pollen, ont l’air de pistils d’or ; et l’on dirait d’autres fleurs, qui s’envolent ! Il y a la magnificence rose des amandiers ; il y a les violettes, les délicieuses petites violettes, à l’orée des bois ; et, dans les broussailles, le regard attendri des pervenches ; il y a tous les ronciers, radieux d’étoiles blanches ; il y a, sur la montagne, toutes ces plantes épineuses et rêches, dont les amours sentent le sauvage ; et la vigne même, quand la sève monte, a son odeur. Le Monarque errait dans ces sensualités, mélancolique, amer et tout nouveau, ne se reconnaissant pas lui-même. Les autres années, il avait été heureux, à cette même saison, mais aussi inconsciemment que n’importe laquelle de ces fleurs. Maintenant qu’il avait le cœur si gros et l’âme si sombre, il se sentait tout différent ; il s’opposait aux choses, il leur en voulait de leur bonheur, mais il les voyait comme il ne les avait jamais vues. Puis il pensait, rageusement : « Tout cela ne prouve rien, rien, rien !… sinon que les semaines passent ! Dans trois semaines, dans quinze jours, dans huit jours, les trois mois seront révolus ! Et alors… »

Alors, ce serait fini de sa royauté. De sa royauté illusoire, de sa royauté de paresse, de plaisir, de romances et de politique. Tout le monde se paierait sa tête : non point ces Parisiens seulement, mais tout le monde ! Il ne ferait plus le malin, il ne serait plus le Monarque. Son unique espoir, à cette heure, lui vint de ce qu’il jugeait les autres d’après lui-même : quand on a dit, n’est-ce pas : « Je ferai ça dans trois mois », on ne le fait jamais, on n’y pense plus. On ne fait que les choses qu’on fait tout de suite. Il était si fatigué d’être malheureux qu’il se cramponna comme un noyé à ce raisonnement. Dans ces jours suprêmes, il retrouva presque tout son calme, toute sa gaieté ; il dormit ! Et à l’avènement du premier jour du quatrième mois, en s’éveillant, le matin, il dit bonjour au soleil. Il n’était pas là, hein ! il n’était pas là, le Malavial, lieutenant de vaisseau ? Donc il ne viendrait pas. C’était fini de ce cauchemar ! Et même, allons plus loin, mettons les choses au pis, supposons qu’il arrive demain. Est-ce qu’il ne pourrait pas lui répondre : « J’ai promis pour cette date, non pour une autre. » Évidemment, comme excuse, ce n’était pas brillant. Mais, tout de même, tout de même…

A une heure de l’après-midi, il distingua une automobile, au bas de Massane, où est la fontaine d’Estelle et Némorin. Elle s’arrêta au carrefour, comme pour assurer sa route, et puis, se décidant, commença de gravir la côte. Et le Monarque sentit sa chemise lui plaquer sur le dos. Il avait la sueur froide. C’étaient eux : il fut, du coup, par un pressentiment certain, sûr que c’étaient eux. La trompe de l’automobile meugla. Ayant vu jouer Hernani à Nîmes, il se rappela le cor de Ruy Gomez : ses bourreaux s’annonçaient. Mais cette réminiscence lui donna du courage. Il appartenait à une vieille race, dont la bravoure a besoin de littérature. Et, tout de suite, sa résolution fut prise : avant tout, il ne fallait pas que l’Espélunque sût qu’il s’était engagé dans un défi qu’il allait perdre. Il descendit donc au-devant de l’automobile, froidement, l’air d’être ailleurs, comme un homme qui se promène. C’étaient bien eux ! Il reconnut les casquettes des chauffeurs et le petit homme sec, mince, décoré. Impavide, il tint le milieu de la route.

— Dites donc, vous ! dit celui qui tenait le volant, en bloquant son frein.

Le Monarque brandit son large feutre, comme un vrai chevalier.

— Le lieutenant de vaisseau Malavial ? interrogea-t-il d’une voix claire.

— C’est moi, monsieur, dit le petit homme sec.

— Je suis monsieur Bonnafoux. Vous le voyez, je vous attendais !

Alors, interdits, pleins d’admiration, ils saluèrent.


Devant l’automobile arrêtée, le Monarque gardait sa mine fière. Intérieurement, il était déchiré, il était anéanti, mais il n’en montrait rien. En présence de la catastrophe enfin survenue, les deux qualités magnifiques et en apparence contradictoires de sa race venaient de s’associer pour le tenir debout. D’une part, dans la réalité, il n’apercevait que les conséquences les plus immédiates des événements ; de l’autre, l’avenir lointain ne lui apparaissait toujours que comme une terre immense et féconde en chimères, où l’on peut découvrir ce qui plaît, ce qui n’arrivera pas. Et c’est là simplement la forme la plus nette et la plus heureuse du sentiment de la vie : le sentiment de la vie est toujours optimiste chez un homme sain. S’il en eût été autrement, le Monarque n’eût même pas essayé de lutter, il eût avoué, il se fût humilié : « Messieurs, j’ai parlé sans réfléchir : vous savez bien ce que c’est qu’une galéjade, vous avez entendu parler… Je ne peux pas faire ce que je vous ai dit, et je ne puis pas vous payer. Je ne suis qu’un pauvre homme, l’homme le plus pauvre d’ici, et une espèce de poète. Mes paroles n’ont pas d’importance. Et, vous, vous êtes des hommes riches : contentez-vous d’avoir fait une promenade. » Voilà ce qu’il pouvait dire, et peut-être que ces gens s’attendaient bien qu’il le leur dît. Ils n’étaient venus que pour se promener, en effet. Mais le Monarque n’y pensa pas une minute. L’impression salutaire et naïve qui l’emplissait à ce moment, c’est qu’il était beau dans son attitude ; ça lui donnait du courage. Et, en même temps, il songeait uniquement : « Je leur ai dit que je ferais cent kilomètres à cheval. Eh ! Est-ce que j’ai un cheval, seulement ! Je n’ai qu’une chèvre ! Il faut que je trouve un cheval. » Voilà tout. C’est ce qui s’appelle la bravoure, quand on y réfléchit. Mais le Monarque ne savait même pas qu’il était brave : il était lui, ingénument. Le moteur de la machine continuait à ronfler, faisant frissonner toute la carrosserie comme le ventre d’une énorme cigale ; l’échappement des gaz, derrière la voiture, soulevait la poussière de la route. Et la voix du Monarque, tout à coup, sonna comme un clairon :

— Mon commandant, messieurs ! dit-il… J’espère que nous sommes entre gensses du monde !

Le lieutenant de vaisseau et ses deux compagnons eurent un léger sursaut. Ils avaient sous les yeux le feutre du Monarque, son complet couleur de canard chinois, sa chemise à fleurs, et pourtant ils n’eurent même pas la plus petite envie de rire. Voilà ce que c’est que d’avoir le ton : un homme tout nu, s’il est très éloquent, s’il a le ton, il peut faire croire qu’il est habillé ! Le « commandant » fit de la tête un signe d’assentiment.

— Eh bien, messieurs, poursuivit le Monarque, ne pensez-vous pas que ces défis d’honneur doivent se régler dans le calme et la discrétion ? Seriez-vous satisfaits que nous fussions livrés à la curiosité des populaces ? De la place où vous êtes à Montbrul, il y a cinquante kilomètres. Trouvez-vous ici demain, dès l’aube, mais ne dites rien à personne. C’est tout ce que je vous demande. Puis-je compter sur vous ?

— Mais, cinquante kilomètres… objecta l’un des chauffeurs.

— … Ce n’est que la moitié du trajet ? Messieurs, je reviendrai dans la même journée, répondit le Monarque doucement.

S’il parlait avec cette assurance, c’est qu’il ne songeait, pour l’instant, ni à revenir ni même à partir. Il ne concevait qu’une chose, c’est d’abord qu’il fallait que personne ne sût rien à l’Espélunque, ensuite qu’il n’avait pas de cheval. Le reste n’était rien : le reste, il se racontait qu’il l’avait fait ! Ce n’était encore qu’une histoire.

Les automobilistes acceptèrent le plan, et rebroussèrent chemin.

— Barrier, qu’est-ce que c’est que ce type-là ? demanda seulement Malavial à celui qui tenait le volant.

Celui-ci hocha la tête :

— Je croyais que c’était un blagueur. Probablement, c’est un fou.

Le fou les regarda, le plus longtemps qu’il put, paraître, puis disparaître et reparaître encore au hasard des lacets de la route. Il avait l’inquiétude qu’on le regardât aussi, il voulait conserver, aussi longtemps qu’il le fallait, la dignité de son attitude. La vigoureuse automobile ralentissait aux descentes, puis prenait son élan pour escalader les côtes comme une bête de sang. « Quelle bêtise, songea-t-il amèrement, quelle bêtise qu’il y ait encore des chevaux, puisqu’ils ont inventé ces machines-là ! » Maintenant que cette petite nuée de poussière mouvante commençait à se perdre dans toute la poudre aérienne que l’heure du midi dorait, une noire mélancolie lui faisait courber les épaules. Devant le café de l’ami Muraton, Touloumès le héla. Pour la première fois de sa vie il ne répondit point. Mais il redressa le torse, pourtant, en faisant « Bonjour ! Bonjour ! » d’un geste vif de la main, comme un homme occupé. Et c’est vrai qu’il était occupé ! Bon Dieu ! jamais il n’avait été si occupé, ni si étonné de l’être : le Monarque est un homme qui ne connaît pas les soucis, il « se parle » au jour le jour, il vit en imagination. Aujourd’hui, on le forçait de réaliser une chose qu’il avait dite : il éprouva la conscience irritée que ces gensses du Nord lui faisaient une injustice, l’obligeaient, comme des imbéciles qui ne savent pas les règles du jeu, à sortir de sa partie. Il dépassa Touloumès de quelques pas, puis, frappé par une idée subite :

— Sais-tu, lui dit-il, si Racamond est chez lui ?

— Racamond le protestant ? fit Touloumès. Sûr ! Je l’ai vu tout à l’heure, avec son valet, qui rentrait sa herse. Pourquoi ?

— Rien, répondit le Monarque qui réfléchissait. J’ai affaire à lui. Ça te suffit ?

Ce n’était pas la manière ordinaire du Monarque. Et cela fit impression sur Touloumès, qui n’insista pas.

Le Monarque rentra chez lui, d’un pas égal, à force de volonté, mais la tête basse, pour n’avoir plus à parler à personne. On le fatiguait. La vue des hommes fatiguait le Monarque ! Il n’avait pas, depuis sa naissance, ressenti cette impression. C’est aussi qu’il n’avait jamais médité, jamais souhaité la solitude pour méditer : il avançait à cette heure dans un monde nouveau, si étrange pour lui qu’il avait envie d’étendre les mains, comme lorsqu’on entre dans une chambre obscure. Madame Emma lui servit de la salade avec deux œufs durs, coupés en petits morceaux, et ensuite un peu de lard froid, reste du souper de la veille.

Telle était son habitude, à madame Emma : elle servait toujours les légumes d’abord, parce que cela tue le gros de l’appétit ; et la viande alors n’est plus qu’une espèce de dessert, un luxe. Elle avait de l’économie. Mais elle restait debout pour le servir, ainsi qu’il convient, et, puisque son mari gardait le silence, elle ne lui adressa pas la parole. Toutefois, ce silence même était si nouveau qu’il lui parut épouvantable. Elle avait le cœur serré. Le Monarque avala un verre de brandevin, s’essuya la bouche et se leva.

— Monarque, dit-elle, où vas-tu ? C’est l’heure de la sieste, et le soleil est déjà chaud !

— Si on te le demande, fit le Monarque rudement, tu diras que tu n’en sais rien.

Racamond habitait, un peu en dehors de l’Espélunque, un des plus beaux mas du village. Sa femme était pieuse, il était austère. Ce huguenot, descendu des Cévennes, avait le nez aquilin, les pommettes hautes et l’air grave d’un Maure. Et, sûrement, ce n’était pas un Latin : il prenait tout au sérieux. Un de ses aïeux avait été tué aux côtés de Roland, le camisard ; son grand-père avait été assassiné lors de la Terreur blanche. Il en conservait de l’orgueil, cela lui faisait une noblesse ; et, plein de commisération pour ceux qui n’étaient pas calvinistes, il ne souhaitait pas cependant leur conversion. Il était reconnaissant au ciel, il était content de lui, il était riche ; il n’était pas gai.

Le Monarque le trouva encore à table, avec sa femme et ses cinq enfants, trois fils et deux filles. On le fit asseoir, on lui offrit le brandevin. Il but. Puis, sans hésiter, connaissant cette fois la redoutable puissance de l’idée fixe :

— Monsieur Racamond, dit-il, est-ce que vous avez besoin de Pie Douze demain ?

— Pourquoi faire ? demanda Racamond, étonné.

Pie Douze, c’était le cheval de la Camargue qu’il avait acheté l’année dernière en Avignon ; et il l’avait d’abord appelé Pie Dix parce que ce cheval est pie et aussi que, étant protestant, Racamond est anticlérical ; puis Pie Douze, sur les représentations de sa femme qui lui avait remontré qu’il ne fallait pas faire de la peine au curé. Pie Douze n’a pas encore existé. Alors n’est-ce pas, on peut…

Le Monarque rougit légèrement.

— C’est pour… pour me promener ! dit-il.

Alors, Racamond, celui qui n’est pas gai, se mit les mains sur le ventre et commença de rire, mais de rire ! Et ses trois fils, dont l’un avait la figure d’un Romain et les deux autres d’Arabes, voyant qu’il riait, virent que c’était permis de rire. Ils regardaient les jambes du Monarque, ils regardaient ses fesses, ils regardaient son buste. Et ils recommençaient à rire, et madame Racamond et ses deux filles, brunes avec des cheveux en bandeaux plats, des taches de rousseur sur les joues, et de beaux yeux, baissaient le nez dans leur assiette, pour la décence.

— Mais, Monarque, dit Racamond en reprenant haleine, il y a bien… il y a bien vingt ans que tu n’es monté à cheval ?

— Dix-huit ! corrigea le Monarque, dix-huit ! quand je faisais mon service à Nîmes, dans l’artillerie. Mais ne me refusez pas, monsieur Racamond. C’est… c’est pour ma santé.

Racamond réfléchit. Le Monarque était un personnage douteux, et, d’après sa manière de voir, immoral. Mais un personnage tout de même, dans le pays. Telle fut l’excuse qu’il voulut bien se donner à lui-même. Dans le fond de son âme, caché à sa propre conscience, il y avait un autre sentiment : c’est que l’air qu’il respirait lui avait versé ses poisons indulgents, c’est qu’il aimait le Monarque, le Monarque indolent, le Monarque luxurieux, mais chanteur, mais conteur, mais magnifique, mais innocent, malgré tout, et poète, enfin, oui, poète ! Il répondit :

— Ce sera selon ton désir, Monarque.

Et, comme il se levait pour le conduire aux écuries, tous se levèrent, par respect, mais aussi par curiosité. Ils l’accompagnaient.

Pie Douze avait une tête fine sur un col épais, mais nerveux, la robe isabelle, les jambes sèches, la croupe ravalée. Mais tout cela poilu, mal tenu, barbare : une bête pareille à tous ces gens qui étaient là, de bonne race, et paysanne. De le voir, le Monarque eut tout à coup un frisson qui lui glaça l’échine. Comme le condamné qu’on mène à l’échafaud, il venait d’apercevoir le bourreau, la machine, et son corps reculait. Il demanda pourtant, de l’air le plus indifférent qu’il put :

— Il paraît que ça peut faire cent kilomètres, un homme sur le dos, ces bêtes-là ?

— Il paraît, répondit vaguement Racamond.

— Il paraît ? fit le Monarque, inquiet. Mais vous ne l’avez jamais fait ?

— Non, naturellement, admit Racamond. C’est une chose qui se dit comme ça.

— C’est une chose qui se dit comme ça ! reprirent les trois fils, en écho.

— Et ça vous suffit ! cria le Monarque emporté d’une rage subite. Ça vous suffit ! Vous ne valez pas mieux que tout le reste du pays, alors ! Un pays de blagueurs, un pays de fumistes ! Un pays où on parle, on parle — et on ne f… jamais rien ! Vous n’avez pas honte ?

Les autres courbèrent la tête. C’était vrai, tout de même. Leur religion leur avait inculqué l’habitude des examens de conscience en commun, et ils reconnaissaient en silence leur faute, s’étonnant seulement de la bouche que le ciel avait choisie pour la leur reprocher.

— Enfin dit le Monarque en soupirant, je viendrai chercher le cheval demain à six heures.

Et il s’éloigna, lugubre.


Dès cinq heures et demie du matin, au même endroit que la veille, tout au sommet de la côte, vers Massane, l’automobile attendait. Tirés trop tôt de leur sommeil, les compagnons de Malavial baillaient. Ils sentaient sur leurs épaules le froid de l’aube naissante, et, dans le petit jour gris, leur humeur s’assombrissait. L’aventure, maintenant, leur paraissait ridicule. De deux choses l’une : ou bien le fou, le fumiste, le Tartarin, l’homme enfin, quel qu’il fût, ne viendrait point, ou bien il allait falloir le suivre, le suivre toute la journée, pendant vingt-cinq lieues, et recommencer le lendemain. A moins qu’il ne claquât en route, lui ou sa bête, ou tous deux ensemble. Et alors cela devenait tragique, c’était pour eux une insupportable responsabilité. Décidément, le mieux était qu’il ne vînt pas !

— Il ne viendra pas ! conclut donc Barrier, manifestant son espoir.

— Alors, demanda Malavial, hésitant, les vingt-cinq louis ?…

— Eh bien, tu ne les paieras pas, ni lui non plus. Penses-tu donc qu’il est solvable ? Tu ne l’as pas regardé. Fichons le camp. Nous irons déjeuner à Carcassonne. Il paraît que c’est très bien, Carcassonne.

Il avait à peine prononcé ces mots que le Monarque apparut.

Et le Monarque était à cheval ! Le Monarque venait vers eux, gravement, à petits pas, un peu pâle, mais à peu près bien assis sur son coursier dont l’allure était sage, et qui, ravi par le grand air, encensait un peu de la tête, faisant danser le pompon de laine rouge égayé sur son front. Oui, c’était bien le Monarque, en vérité, un peu raide, redoutant une chute. — Ah ! péchère, quelle nuit il avait passée, comme il avait claqué des dents ! — Il avait changé son complet couleur d’or pour les humbles braies qu’il mettait à la pêche et je ne sais quelle souquenille, toute verdie dans le dos et dont les manches, rétrécies par tant d’averses reçues, découvraient ses poignets jusqu’à mi-coude. Mais son vaste feutre, qu’il avait conservé, lui donnait malgré tout l’air espagnol et cavalier, mais il était mince, et long, et souple, et déhanché, mais il avait l’air d’une bravade, d’une bravade vivante, tandis qu’il songeait : « Nom de Dieu ! Pourvu que je n’aie pas la colique ! », et qu’il changeait ses rênes, de la main droite à la main gauche, de la main gauche à la main droite, — c’était environ tout ce qu’il se rappelait de ses anciennes leçons au manège du quartier d’artillerie, à Nîmes, — pour se donner l’air dégagé. Durant toute sa longue et douloureuse insomnie, c’était un problème qu’il avait agité dans sa tête de savoir s’il devait monter à cheval devant l’automobile, ou dans la cour même du mazet de Racamond. Dans la cour du mazet, cela lui faisait un bon kilomètre de plus, mais on ne le verrait pas enfourcher ! Il aimait mieux ça, qu’on ne le vît pas enfourcher : après, si ça allait, eh bien, cela irait mieux !

Et son feutre brandi traça dans l’air, au-dessus de sa tête, un accent circonflexe.

— Messieurs, dit-il, je regrette de vous précéder : vous irez bien lentement ! Mais vous comprenez bien, n’est-ce pas, que c’est moi qui dois régler l’allure.

C’était encore là une chose à quoi il avait longuement pensé. S’il prenait les devants, on le verrait mieux, de l’automobile, on le verrait tout le temps. On verrait, il laisserait voir qu’il n’était pas un cavalier bien exercé. Mais, s’il accompagnait la voiture, cette bougresse avait une telle habitude d’aller vite ! Et Pie Douze voudrait certainement la suivre : que c’est la manie des chevaux, pas moins, de ne pas vouloir se laisser dépasser ! Le Monarque répugnait aux grandes allures. Voilà pourquoi il avait pris ce parti.

Il alla se placer à cent mètres puis se retourna :

— Lentement, n’est-ce pas, messieurs, lentement !

Et, cependant, résolu à tout, comme s’il se précipitait dans un abîme, il partit au petit trot, pressant doucement sa bête avec le côté du pied et non pas du talon, parce qu’il avait des éperons. Ses éperons, ses vieux éperons du régiment, comme il avait hésité avant de prendre le courage, le courage héroïque et désespéré de les fixer à ses vieux souliers ! Mais il était le Monarque, il n’était pas un autre ! Il était toujours séduit, entraîné, ravi par le côté extérieur des choses, par la mise en scène, le théâtre. Il était un cavalier, aujourd’hui, hein ? Donc il devait avoir des éperons. Il avait passé une heure à en limer les molettes, il en avait fait une apparence, une imitation, une blague d’éperons. Mais tout de même, tout de même, il en avait encore peur ! Il n’aimait pas se rappeler qu’il les avait, et il se disait pourtant : « Je vais me faire attraper du mal, si j’oublie que je les ai. »

Et cependant Pie Douze allait. Il allait, de ce petit trot assez vite et heureusement doux qu’ont les bêtes souples de sa race. Il était de son pays ; il avait du sang et de la philosophie, il ne se foulait pas, mais il ne se fatiguait pas, et il allait. Le Monarque s’appuyait au troussequin de la selle, qui était assez haut et comme mauresque, et songeait, avec un étonnement ingénu : « Mais je tiens dessus, je tiens dessus, je tiens dessus ! » Ces paroles lui paraissaient s’élever du sol même de la route, avec le bruit des fers : « Je tiens dessus, je tiens dessus, je tiens dessus. » Il éprouva cette ivresse légère que donne le sang secoué par les premières minutes de la course. Puis il remit son cheval au pas.

Ils traversèrent Gissac, Eygurande, Maillezargues, Combarelle, Villeneuve, et les gens s’étonnaient de ce cortège étrange : un cavalier qui ne se pressait point, et, derrière lui, cette automobile qui faisait la tortue. On n’était pas encore à la moitié de la première étape, ce Montbrul qui, dans l’esprit du Monarque, maintenant un peu obscurci, paraissait reculer dans un lointain fabuleux, devenir une ville imaginaire, un impossible lieu de repos, de fraîcheur, d’immobilité, comme on n’en peut voir qu’en rêve ou bien… ou bien quand on est mort. Maintenant, il réfléchissait : « Que c’est long, que c’est long, cette route. Je vais claquer, claquer, claquer ! Ou bien ce sera le cheval. Ou bien nous deux ! » Le cheval tenait bon, pourtant. Il paraissait comprendre ce qu’on lui demandait, il se mettait de lui-même au pas ou à une allure plus vive. Mais le Monarque commençait à éprouver, tout le long des muscles de la cuisse, d’intolérables douleurs. Au pas, il souhaitait le trot. Au trot, comme un homme à qui on tire les nerfs, un à un, avec des tenailles, il aspirait au moment où ça finirait, ces horribles secousses. Et puis survenaient, sans qu’il sût comment, des minutes bienheureuses de complète insensibilité. Et alors le chant bruissait de nouveau à ses oreilles, ce chant qui semblait sortir maintenant, immense et fatidique, des oliviers, des prés, des vignes, des froments verts : « Je me tiens dessus, je me tiens dessus, je me tiens dessus ! » Il avait la figure tirée, la bouche amère, les paupières rougies par le vent et le sable, les yeux qui papillotaient comme un qui va mourir. Et Pie Douze allongeait les jambes.

Aux Calmettes, au sommet de la grande causse, il entendit qu’on l’appelait de l’automobile, et il lui parut que quelqu’un arrêtait son cheval. C’était lui-même qui avait tiré sur les rênes, mais il ne s’en était pas douté. On allait casser une croûte, on avait faim, dans l’automobile ! Et les automobilistes étendaient les bras, comme s’ils étaient fatigués, les pauvres, comme s’ils étaient fatigués ! Sorti de sa torpeur le Monarque ricana. Il vit Malavial qui lui offrait la main avec une sorte de respect. Alors il déjamba, pesa lourdement du pied gauche sur l’étrier et s’abattit presque sur la route. Mais ce repos lui fit du bien. Il mangea presque sans parler, il but du vin blanc, du café, du cognac. Ce fut lui, au bout d’une demi-heure, qui se leva en disant, d’un air un peu égaré : « En route, messieurs, en route ! » Il ne savait plus où il en était. A cheval, c’étaient les cuisses qui le faisaient souffrir ; debout, il éprouvait aux reins, et jusque dans les épaules, une effroyable lourdeur. Sans fausse honte, il se servit d’une borne pour se remettre en selle. Jamais il ne sut comment il parvint à Montbrul. Il regardait peiner, trotter, martyriser un autre. C’était à la fois désagréable et indifférent. C’était aussi très curieux. Il était aliéné.

Et à Montbrul, on déjeuna !

D’abord, le Monarque n’avait pas faim. Un lit, un lit, est-ce qu’on ne pourrait pas lui donner un lit ? Au lieu de ça, il entendit une voix qui lui disait : « Qu’est-ce que vous prenez ? » Et il répondit, par habitude : « Une absinthe ! » Il la but d’un trait, se versa encore deux verres d’eau par là-dessus et, alors, se mit à faire des recommandations pour Pie Douze, d’une voix égale et blanche. Puis, se redressant sur sa chaise, il prononça, d’une voix un peu faible, mais égale et calme :

— Mon commandant, vous avez dû bien vous ennuyer !

Et l’autre, l’autre qui ne savait pas tout ce qui s’était passé dans la tête, dans le cœur, dans le corps et les reins suppliciés du Monarque, fut cependant ému, sans savoir pourquoi…

Il y eut du champagne, il y eut des plats fins, il y eut des toasts, portés galamment, et le Monarque tint tête, il parla, il discourut, il s’éleva au-dessus de lui-même. Dans son cerveau enthousiaste, il se voyait déjà rentré chez lui, il ne craignait plus, il méprisait sa guenille. Quoi ! Est-ce que la moitié de la route n’était pas faite ? Si Pie Douze tenait le coup, lui, il le tiendrait. Il se sentait puissant, délivré de son poids, impavide. Après le café, ses yeux brillaient, il voulut se lever. Ses compagnons eurent presque peur, à l’entendre crier. Car il cria, le pauvre homme, en portant la main à ses lombes douloureux. Tous ses muscles, à cette heure, lui paraissaient tordus, enchevêtrés, liés ensemble. C’était épouvantable, atroce, écrasant.

— La courbature, hein ? demanda le lieutenant Malavial, d’un air de pitié sincère.

— La courbature ! répliqua le Monarque, intrépidement, ça ne me connaît pas, la courbature ! Une petite douleur de ventre : j’y suis assez sujet, après le repas… Le temps de passer chez le pharmacien, et je suis à vous.

Il sortit, parfaitement droit, parfaitement beau. Mais, hors de la vue de ses bourreaux, il n’avança plus que courbé en deux et montra à M. Cazalès, le pharmacien, une figure ravagée, une figure effrayante, la figure qu’il aurait un jour, quand il serait bien vieux, à sa dernière maladie.

— Cazalès, dit-il, Cazalès, vous me connaissez. Vous allez me donner tout de suite une injection de morphine !

— Et l’ordonnance ? fit le pharmacien, interdit. On ne donne pas de morphine, on ne donne pas d’injection de morphine sans ordonnance !

Le Monarque avait déjà enlevé sa veste. Il prit Cazalès à la gorge.

— Si tu ne me donnes pas une injection de morphine tout de suite, entends-tu, je t’étrangle, là, tout de suite, devant tes bocaux !

Dix minutes plus tard, la drogue redoutable et magique avait produit son effet. Le Monarque ne sentait plus rien, le Monarque avait la tête dans les nues, il chantonnait, il riait aux anges. Il s’était coupé une baguette de noisetier, il montait à cheval et poussait Pie Douze à côté de l’automobile.

— Ne ferons-nous pas la conversation ? dit-il. La route est si longue !

Et, trois heures durant, il parla. Pie Douze résistait, lui aussi, à l’épreuve. A la fin, toutefois, il devint plus lourd et plus mou, entre les jambes de son cavalier. Aux Calmettes, il fallut le faire reposer, le frictionner, lui donner de l’avoine et du sucre. Mais, quand il sentit l’air du pays, quand il passa les ponts de Gers, entre les deux Gardons, il leva les naseaux vers le rouge soleil couchant, aspira l’air, hennit légèrement, et partit au galop. Le Monarque chancela sur sa selle.

— Eh bien, cria-t-il, eh bien ?…

Mais il était ivre encore, inconscient, sûr de lui. Il reprit son assiette et s’abandonna. L’automobile, derrière son dos, hâta sa marche. Du galop de chasse, le cheval, excité par ce bruit, passa au galop de course. Le Monarque chancela encore et empoigna la crinière. Hourra ! Hourra ! Il arriverait, il arriverait ! C’était la fin, c’était le but, c’était la victoire ! Le Monarque, devant la porte fermée du mazet Racamond, sauta de sa selle, sans aide, d’un seul mouvement. Il fut étonné de sentir ployer sous lui ses jambes tremblantes.

— A demain, messieurs, dit-il de sa belle voix. Vous savez que nous devons recommencer encore une fois.

A neuf heures, Touloumès, Bécougnan, Peyras et tous les autres étaient au cercle, en train de prendre leur café. La porte s’ouvrit et le Monarque entra, soutenu par madame Emma. Le poison qu’il avait pris ne courait plus dans ses veines, il vacillait, chacun de ses pas lui déchirait les nerfs, il éprouvait dans la région du cœur comme la piqûre d’invisibles aiguilles. Mais ses yeux resplendissaient.

— Il a voulu venir, expliqua madame Emma en étendant les mains pour s’excuser. Je voulais le coucher, lui mettre des cataplasmes… Si vous voyiez !… Mais il a voulu venir.

Le Monarque s’assit péniblement.

— Écoutez, dit-il d’un air fier : je n’avais pas voulu vous le dire, parce que… parce que je croyais bien que je ne pourrais pas le faire. Mais je peux le faire. Et, boun diou ! on va c…ner les Parisiens !


La nuit qui suivit sa victoire, le Monarque dormit profondément. Par instants, un peu de sueur lui venait au front : un coup de fièvre qui passait, la revanche de ses muscles molestés, de tout son sang brûlé par la grande fatigue. Alors, il se retournait dans son lit, mais sans conscience, anéanti ; et madame Emma, qui le veillait, essuyait doucement ses cheveux humides. Il lui avait dit : « A cinq heures et demie, réveille-moi, masse-moi, fais ce que tu voudras : mais, coûte que coûte, il faut que je reparte. Je n’ai plus qu’une fois à le faire, pour gagner ! Et, puisque je l’ai déjà fait une fois… » Et il avait dit cela d’une voix cassée, grelottante, puérile et vieillie tout à la fois, parce qu’il n’en pouvait plus : mais, avec tant de confiance ! Car c’était son imagination toujours qui le traînait ; quand il avait pensé une chose, c’est comme si elle était réalisée ; toute sa vie, comme ça, il avait vécu en avant de deux ou trois jours…

Emma était obéissante. A l’heure qu’il fallait, elle le réveilla. Le Monarque se mit sur son séant et poussa un cri de douleur. Son corps n’avait plus d’articulations, il était comme une planche, une planche raide, sans charnière, en bois très dur. Et, tout de suite, le dégoût lui vint, un dégoût immense, insurmontable. Il vit la route, et il l’avait déjà faite, et elle était longue, rude, odieuse, douloureuse, cruelle. Pourquoi la recommencer ? Il avait montré sa force, une force qu’il ne croyait même pas posséder, il faut dire. Donc il pouvait renoncer ; maintenant, on ne rirait pas ! Le pari ? Eh bien ! il avait gagné une fois, perdu une fois : il n’avait rien à payer, on était quitte. Et, durant que madame Emma frottait d’eau-de-vie ses pauvres reins malades et broyait une chandelle ailleurs, un peu plus bas, il dit avec un soupir :

— Tu vas aller les trouver, ces Parisiens, tu leur diras… tu leur diras ce que tu voudras, que je suis malade, que c’est remis à une autre fois, à l’année prochaine !

A ce moment même les sabots de toute une cavalerie retentirent sur la route. Un galop impétueux, triomphal, insolent, lointain d’abord, et puis plus près, et puis devant la porte. Halte ! Et plus rien que les ongles ferrés de bêtes impatientes qui frappaient le caillou. Racamond entra.

— Monarque, dit-il, presque respectueusement, je t’amène Pie Douze… Pas la peine que tu viennes jusque chez moi pour le monter, il faut épargner tes forces, Monarque !

Et, dans l’air encore pâle du grand matin, les trois fils Racamond parurent derrière leur père : bottés, éperonnés, le chapeau en bataille, un fouet court à la main.

— Nous te ferons un bout de conduite, Monarque, nous t’accompagnerons à cheval pour te faire honneur.

Et le Monarque tomba sur une chaise de paille, au chevet de son lit, effondré. Il n’avait pas pensé à ça, il n’avait pas pensé que tout le pays, maintenant, tout le pays l’attendait, pour le voir passer, pour l’applaudir, pour être là enfin : participer à l’aventure, et parler de l’aventure, et vanter l’aventure !

— Racamond, dit-il avec modestie, c’est ton cheval, ce n’est pas le mien… Je ne veux pas qu’il arrive malheur à ton cheval.

— Il est bon, dit Racamond d’un air convaincu, il est bon, ne crains rien.

Il ajouta même, généreusement :

— Tout ce que je te demande, c’est de ne pas le crever avant l’arrivée… C’est pour le pays, bouffre !

Et le Monarque, prisonnier de l’enthousiasme qu’il avait déchaîné, monta sur Pie Douze : Racamond lui-même, le riche, lui tint l’étrier ! Pie Douze était frais étrillé, fringant, luisant, pimpant, il secouait à ses oreilles des pompons de laine rouge tout neufs. Et, devant lui, derrière lui, autour de lui, il y avait tout l’Espélunque, les huit cents habitants de l’Espélunque, debout, habillés, pressés pour le regarder partir. Bécougnan et Touloumès l’embrassèrent. Cazevieille fit plus : il ôta son chapeau, demeura, le front chauve offert au vent du matin, comme en vénération. Et Peyras lui remit une cravache neuve, à poignée d’argent : « Don du Cercle Socialiste, fit-il. On mettra l’inscription à ton retour, Monarque ! »


On entendit le ronflement de l’automobile.

— Messieurs, demanda le Monarque galamment, avez-vous bien dormi ?

Les trois étrangers regardaient cette foule, sans comprendre.

— Quels sont ces cavaliers ? demanda enfin Malavial.

— Mes amis ! répondit le Monarque : la cavalerie de l’Espélunque. Vous en verrez d’autres, si je ne me trompe.

Il ne mentait pas. De tous les points de l’horizon, à mesure qu’on monta vers les Calmettes, des escadrons se précipitaient. On savait. La nouvelle avait couru toute la nuit ; on avait réveillé les gens. Derrière le Monarque, éperdu d’orgueil, étourdi de fatigue, ivre des cris qu’il entendait, ce furent bientôt vingt chevaux, et puis cinquante, et puis cent, qui piétinaient, qui trottaient, qui se remettaient au pas, selon ses allures à lui leur chef, à lui leur maître ! Des laboureurs dételèrent leur charrue, montèrent à cru sur les lourds étalons. Des femmes, des vieillards, des enfants, des hommes, suivirent en charrette. On rencontra la voiture du docteur Destenave, de Vézenobres. Il ne connaissait pas la nouvelle encore, le docteur. Il crut qu’il y avait eu quelque part un grand malheur, un vaste incendie, un désastre, la guerre : car on eût dit d’une émigration. Mais, quand il sut de quoi il s’agissait, lui aussi, il suivit le monde : le petit tendelet en toile rayée rouge et blanc qui ombrageait sa calèche avait l’air d’un drapeau. Parfois, des cavaliers lâchaient pied ; parfois, il en venait d’autres. Dans les villages, on battait des mains, on se mettait aux fenêtres ; et le Monarque, un poing sur la hanche, les étriers en dehors, saluait, la face grande.

Aux Calmettes, il y a trois jeunes gens et un vieux troupier, Pourcherol, qui ont fait une « école de clairons ». L’école de clairons sonna. Et le maire offrit un casse-croûte d’honneur. M. d’Amblevade qui habite tout près, vint voir le cheval et donna des conseils. Quelqu’un cria : « Vive la République ! » Il répondit : « Vive la France ! » et serra la main du Monarque. Cela fut jugé très bien.

Ce fut un régiment de cavalerie, ce fut une armée de piétons qui parvint à Montbrul, et quatre gendarmes, à cheval aussi, naturellement, escortèrent cette grande foule depuis les limites de la commune jusqu’à la grand’place où on avait dressé des tables, parce qu’il y allait avoir un banquet. Et il y eut un banquet, où le Monarque était à la table d’honneur, avec le maire de Montbrul à sa droite et le lieutenant de vaisseau Malavial à sa gauche. Au champagne, le maire porta la santé de M. Bonnafoux, « le héros de l’hippisme méridional ». Le Monarque répondit par un toast à la marine française. On entendit sa belle voix ; on n’entendit pas ses paroles. Tout le temps qu’il se tint debout, ce ne fut qu’une acclamation. Et, tout à coup, marchant à travers les tables, on vit s’approcher une jeune femme, les joues roses, les yeux ardents, le sein soulevé, qui tenait un enfant dans les bras. Elle l’éleva au-dessus de sa tête ; et le petit, qui n’avait sur son corps douillet qu’une chemise de flanelle violette, ravi d’être juché si haut, agitait ses cuisses nues. « Regarde-le bien, dit sa mère, regarde-le bien ! C’est le Monarque de l’Espélunque. Quand tu seras grand, petit, tu pourras dire que tu l’as vu ! » Des jeunes gens et de belles filles, s’étant glissés dans l’écurie dévastèrent la crinière de Pie Douze, et sa queue, pour garder un souvenir de cette bête fameuse.

Quand le Monarque se leva de table, il chancelait. C’était trop ; tant de soleil, tant de fatigue, et la gloire ! Mais nul ne s’en aperçut. Quatre jeunes hommes l’avaient enlevé dans leurs bras tendus, assis sur leurs épaules. Il n’eut qu’à descendre de ce pavois sur son cheval, et il s’y retrouva comme sur un trône, au-dessus de la foule, maintenant silencieuse, tant elle était émue. Il salua, et, les reins lourds, tourna la tête de Pie Douze vers l’Espélunque. Alors, ce peuple transporté retrouva la voix : « Adieu, va, Monarque, adieu ! » Les femmes criaient : « Bénie soit la mère qui t’enfanta ! »

Il n’en pouvait plus, pourtant. Sa fatigue le soûlait bien plus que le champagne et cette faveur inouïe qui le poussait comme un aiguillon sanglant. Il sautait du pas au trot, du trot au pas, sans plus trouver jamais une seconde l’oubli de son corps, qu’il aurait voulu jeter comme on arrache une dent. Et quelqu’un cria : « Il va tomber ! » Il avait lâché les rênes et, regardant sans rien voir, les yeux ternis, se laissa choir dans les mains qui se tendaient. On le coucha sur un côté de la route ; mille soins désordonnés manquèrent le faire mourir. Et il songeait : « Ils vont me mettre dans une de leurs voitures. Ils feront bien. J’en ai assez. » Un quart d’heure après, il s’entendit crier : « Ça va mieux, eh ! Monarque ! C’est passé. Tu peux remonter, maintenant ! » Et on le remit sur son cheval. C’est ainsi que, victime héroïque de lui-même et de ses compatriotes, il acheva sa route. De tout ce qu’il y a dans la nature, il ne voyait plus que les bornes kilométriques.

A une lieue de l’Espélunque, il eut encore une faiblesse. La tête lui tournait ; il passa la main sur ses yeux : l’air lui parut tout plein de mouches noires. Deux cavaliers tout frais, qui venaient d’arriver, l’approchèrent, botte à botte, et lui mirent les mains sur les épaules. Ce soutien lui fut comme une caresse. Puis, quelques minutes après, il dit courageusement :

— Laissez-moi, je pourrai finir tout seul.

Il venait de penser au pari. Il voulait le gagner, le gagner sans qu’il pût y avoir de dispute, n’est-ce pas ? Mais il demanda à boire, à boire de l’eau, comme un pauvre martyr.

Pie Douze hâta sa course. Il était couvert d’écume ; ses tendons se roidissaient. Mais c’était fini, pour lui aussi. Il hennit doucement, la tête vers les fraîcheurs obscures de l’écurie. Et, brusquement, ce fut la Marseillaise ! Les cuivres de toutes les fanfares : celle de Maillezargues, celles de Sommières, de Villeneuve, de Sébazac, de Malaruc-en-Montagne ; les cuivres de toutes les fanfares sonnaient la Marseillaise ! Un frissonnement de feuillage lui fit lever les yeux : il passait sous un arc de triomphe : « A Juste Bonnafoux, honneur de la Provence ! » On lui avait dressé un arc de triomphe ; c’était pour lui, c’était pour lui, cette chose-là, cette verdure, ces fleurs, ce porche de souverain. « Vive le Monarque ! Vive Pie Douze ! » Combien étaient-ils venus là ! Deux mille, trois mille, peut-être ! Et c’était son peuple ; il était vraiment le Monarque. Il sentit qu’on l’arrêtait, qu’on le tirait. Il s’abattit. Des gens le soutinrent, lui soufflant à la face une haleine d’ail et de victoire.

Le lieutenant Malavial vint lui serrer la main. Il se laissa faire, ébahi, la figure tirée, la bouche amère. Mais, comme celui qui l’avait défié glissait un billet bleu entre ses doigts, il retrouva ce qu’il fallait de force pour dire :

— C’était pour le plaisir, monsieur !

Pourtant, il mit le billet dans sa poche. Le lieutenant Malavial remonta dans son automobile. On ricanait autour de lui ; il était le vaincu ; le peuple est rarement pitoyable aux vaincus. Mieux valait s’en aller. Dans l’ombre qui grandissait, le moteur hâta sa course. Quelques instants plus tard, quelqu’un, dans l’automobile, prononça :

— Ça n’est pas seulement Tartarin, cet homme-là, c’est… c’est aussi Don Quichotte !

X
L’ADIEU

Ce dernier exploit du Monarque, et le plus surprenant, il faut bien que j’avoue n’y avoir point assisté. Je me trouvais bien loin de l’Espélunque, alors. Nouvel Hérodote, j’ai dû me borner à en écrire l’histoire sous la dictée du héros lui-même et de témoins dignes de foi, si tant est qu’il soit permis d’employer ici cette expression : Touloumès, Bécougnan, Cazevieille, Racamond, enfin tous les autres. Et bien souvent, à cette heure, ils ne disent plus « le Monarque » mais « notre Monarque ». Ne voyez là, toutefois — la nuance a sa valeur — nul signe de soumission ou d’obédience. Ils n’entendent exprimer ainsi qu’une sorte de prétention à quelque vague et indivise propriété sur la personne, de même que, pas bien loin, on dit « notre Tour Magne » ou « nos Aliscamps ». Le Monarque leur appartient, le Monarque est un phénomène qu’ils sont fiers de montrer, quelque chose aussi comme un type représentatif — je préférerais dire une caricature, mais glorieuse — de toute la race. C’est ainsi qu’un Anglais ne serait guère flatté de s’entendre dire qu’il ressemble absolument à John Bull : mais il admet assez volontiers que tous les Anglais pris ensemble « sont » John Bull. Pour que le Monarque continue de plaire, il est indispensable que l’on puisse continuer à s’amuser de lui. Il ne faudrait pas qu’il se prît au sérieux ! Et justement il n’est pas impossible qu’après sa dernière victoire, il ait manifesté cette inclination. Quand je le revis, il parlait de sa propre personne sur un autre mode, il consentait encore à rire des autres, mais, en riant, il s’oubliait trop. Je crois qu’on lui en voulut, je crois — tant il est vrai que les hommes jalousent tout semblant de supériorité chez leurs contemporains — qu’un noir complot se trama contre lui. On ne le faisait plus causer, on le faisait « aller ». Cela fait une différence. Pour moi, qui voulais lui garder ma confiance et mon admiration, je me disais : « Patience ! Cela ne durera pas, il est trop fin pour ne point s’apercevoir qu’on se moque de lui. » Il s’en apercevait peut-être, mais il était trop heureux de se répandre et de s’écouter. Comme les enfants, avec la même inconsciente perversité, il était décidé à faire du bruit jusqu’au moment où on lui dirait : « Tais-toi ! Tu es insupportable. » Mais précisément on ne voulait pas le lui dire, on préférait, pour s’en gausser, l’entretenir dans sa fatuité funeste. Touloumès, Bécougnan, Falgarettes, Peyras, avaient entre eux des conciliabules dont j’étais exclu. Il ne me fut pas difficile de pressentir qu’ils méditaient « quelque chose ». Mais quoi ? On se méfiait de mon indiscrétion et sans doute on n’avait pas tort : tout historiographe finit par éprouver de la sympathie pour le sujet de son étude : j’avais de la sympathie pour le Monarque, cela se voyait trop. Je ne pus ni l’avertir, ni même intervenir en sa faveur : car je ne sus rien qu’au moment même où le plan des conspirateurs éclata en sa présence, et même alors je ne fus guère plus perspicace que lui : nous ne vîmes pas venir le coup.

Mais quel art des préparations, quelle diplomatie pour amener la conversation au point inévitable où le Monarque, séduit, tomberait dans le piège ! Qu’il eût gardé quelque rancune à Malvaize, le député de Blanduze, qui n’avait su obtenir « un commandement » au lieutenant de vaisseau Malavial, nul ne l’ignorait. Et voici que l’époque des élections générales allait revenir. Les élections générales ! Ce que le Monarque aime le mieux dans l’existence : six semaines de joie, de luttes oratoires grandioses, de parlotes au café, encore plus précieuses, d’ivresse, de frairies et d’exaltation. On le mit donc sur les élections générales. J’ai dit que le Monarque assumait, trop souvent, un ton d’autorité. Il ne s’en départit point, discuta, avec abondance, « le cas Malvaize », de Malvaize banni du parti socialiste unifié « pour avoir accepté d’écrire un rapport favorable sur cette concession de mines dans les colonies, vous savez ! » Il devenait ennuyeux, le Monarque, et j’en souffrais. C’est alors que Touloumès, astucieux, suggéra :

— C’est une chose que nous n’avions pas encore voulu te dire, Monarque : mais si tu te présentais contre lui ? Nous ferions un comité. Oui, nous tous, Monarque, un beau comité. Quelle campagne tu ferais !

Et j’eus peur, je vous assure, j’eus bien peur. On voulait le faire tomber dans un traquenard, jouir, six semaines durant, de l’effervescence de ses espoirs, des exaspérations de sa vanité, de la grandiloquence de ses discours. Car lui donner une voix, une seule, non pas ! On aime à rire, mais on connaît ses intérêts. C’était même le sel le plus piquant de la plaisanterie, qu’il n’eût pas une voix, à la fin ! Je me demandais avec inquiétude : « Qu’est-ce qu’il va répondre, bon Dieu, qu’est-ce qu’il va répondre ?… » Car vous le connaissez bien, maintenant, j’espère ? Vous savez que seuls, des gens du Nord, mal habitués, pourraient s’imaginer qu’il est un peu fou, alors qu’il n’est point, dans sa cervelle pourtant toujours bourdonnante, un seul grain de folie ; mais seulement de l’imagination. Il aime à se représenter les choses qui ne sont pas encore, à en faire une histoire où tout est bien, où tout finit bien, à sa guise et à son caprice, naturellement, puisqu’il n’y met que ce qu’il veut. Et c’était si beau à bâtir, ce conte-là, dont on le tentait ! Il était si capable de dire « oui », songeant comme tant d’autres fois : « Ce n’est pas arrivé, ça n’arrivera jamais. Ce n’est qu’une chose qu’on raconte, ce soir, entre soi, pour la gloire et pour le plaisir. Demain on n’y pensera plus. » Et alors de s’engager, sans le vouloir, comme toujours, car demain les autres y penseraient encore, et lui, le pauvre Monarque, ayant dit « oui », ne saurait pas dire « non » !

Je m’attendais donc à tout, à tout, je vous assure : à de la modestie, qui serait de la fausse et dangereuse modestie, à un délire oratoire, qui serait du verbiage, à de la gratitude envers ses bourreaux, qui serait affreuse ! — je m’attendais à tout, excepté à l’événement : le Monarque n’eut même pas l’air d’entendre !

Ce fut un nouveau Monarque — où l’on continuait cependant de distinguer l’ancien, car il s’agissait toujours d’un rôle ! — mais d’un rôle qui l’amusait d’autant plus que jamais encore il ne l’avait joué, d’un rôle « en dedans », non plus en dehors, tout en mesure, en réticences, en silences, pour arriver à décliner galamment ce qu’on lui offrait, sans y toucher, sans se compromettre, sans se diminuer. Il n’eut même pas l’air d’entendre, je vous le répète ! Il faudrait, pour reproduire son adroite et délicate allocution, toute la dignité décente du discours indirect, tel que seuls les grands Latins le surent pratiquer : « Que Malvaize, après tout, était l’homme du pays, qu’il en connaissait les habitudes, qu’il n’était plus, de nos jours, question de grande politique, pour laquelle il faut un homme au-dessus du commun, mais seulement d’avantages particuliers à obtenir pour des particuliers. Car, au général, a-t-on quelque chose à désirer, depuis vingt ans, depuis quarante ans, depuis l’Empire ? Si on est des ouvriers, c’est possible. Mais on n’est pas des ouvriers, à l’Espélunque, on est des propriétaires, on a des vignes, des prés, sa maison. Alors que peut-on souhaiter ? Des faveurs, des indemnités, des places pour les enfants… « Est-ce que vous n’êtes pas des bouilleurs de cru, est-ce que le privilège des bouilleurs n’est pas un avantage donné au Nord sur le Midi, est-ce que vous ne pouvez pas brûler dans l’alambic tout le marc de vos vendanges, le boire chez vous, sans rien payer, et même le sortir ensuite pour le vendre en douceur, dans le pays, sans qu’on vous embête ? Qu’est-ce qui vous manque, allons ? » Et le Monarque répéta son mot, dont il était fier : « Je veux bien qu’on parle des réformes, mais je ne veux pas qu’on les fasse ! » Et pour tout ça, est-ce que Malvaize n’était pas l’homme indiqué ?

Les autres courbaient la tête. Ils la courbaient parce que leur coup n’avait pas réussi, ils le courbaient se sentant percés à jour, et aussi parce que, dévoilés de la sorte, les petits motifs terre-à-terre de ce qu’ils appellent leurs opinions politiques les humiliaient un peu. Ils songeaient : « Si tu en avais, toi, des vignes, si tu l’étais toi-même, bouilleur, tu ne parlerais pas si clair ! C’est vrai, tout ça, c’est vrai. Mais ça n’est pas à dire ! » Touloumès pourtant osa élever la voix :

— Monarque, fit-il, ça n’empêche pas que toi-même, tout à l’heure, tu ne le cachais pas, que Malvaize a été exclu du parti socialiste unifié…

— Ça te fait quelque chose ? lui siffla le Monarque au nez. Essaye donc de le dire, que ça te fait quelque chose ? Tu es comme tout le monde, tu t’en f… Il n’est plus unifié ? Alors il sera indépendant. Socialiste indépendant : ça sonne mieux.

Il réfléchit une petite seconde, et ajouta :

— C’est même meilleur, pour décrocher un ministère !

Peyras avait l’esprit lent. C’est pourquoi il eut l’imprudence d’insister :

— Mais toi, Monarque, alors, toi, tu ne veux rien ?

— Si ! dit le Monarque.

Tous respirèrent ; et il se regardaient, pleins d’espoir. Le Monarque souhaitait quelque chose ; donc il y avait toujours moyen de le faire aller.

— Quoi ? firent-ils.

Le Monarque leur jeta un coup d’œil circulaire, dominateur, impérieux — et profondément ironique.

— Je veux, dit-il, je veux…

Il eut l’air d’hésiter, comme saisi d’épouvante devant un rêve démesuré.

— Parle, Monarque, parle !

— Je veux, fit-il en mettant sa main devant sa bouche comme pour arrêter l’expression de cet âpre désir… je veux le prix Nobel !

Ce fut le silence. Ils n’avaient pas pensé à ça ; ils étaient écrasés. Le prix Nobel, c’était trop loin ; le prix Nobel, ils ne savaient pas comment ça s’attrape. Le Monarque s’en alla d’un air de dédain, victorieux.


Quelques jours après, je quittai l’Espélunque. Le Tiennou mit ma légère valise sur une brouette, pour ne pas se fatiguer, et descendit bien doucement vers la gare. Je le suivais à quelques pas, et le Monarque me fit la conduite, parce qu’il m’aimait. Il était un peu mélancolique. Cela ne m’étonna point : il aime se donner des airs. Je partais : il prenait l’air triste. Telle fut ma supposition. Elle n’était point tout à fait sans fondement, mais pourtant ce n’était pas tout.

— Je reviendrai, lui dis-je, on est de revue !

Il courba le dos davantage encore.

— Vous me verrez plus vieux ! fit-il. Les gens comme moi ne devraient pas vieillir. Quelquefois, voyez-vous, quelquefois, quand je ne cause pas, je m’imagine ce que je serai, de quoi j’aurai l’air, bientôt : oh ! rien de bon, rien de beau ! Le Monarque avec des cheveux blancs, est-ce qu’il a le droit d’être le Monarque ? C’est comme un ténor qui a perdu la voix. Pire ! comme un enfant à qui l’on dit : « Tu es grand, maintenant, ce n’est plus le temps de jouer, travaille ! » Et moi j’ai joué, je n’ai jamais fait que jouer toute ma vie, je ne sais que ça. Mais si j’allais ne plus savoir ? Quand on prend de l’âge, le jeu n’amuse plus, on n’invente plus, on ne trouve plus. Je ferai mes anciennes grimaces : elles m’attristeront moi-même, elles attristeront encore bien plus les autres… Dans le temps, pour nos anciens, il y avait des jeux qui duraient, qui étaient grands, qu’on prenait au sérieux : la guerre, tenez, la guerre ! On s’embarquait dans des choses folles, on s’en tirait, comme je me tire de mes imaginations, par d’autres imaginations, par de l’aplomb, par du courage qui servait, tandis que j’en ai eu, tout de même, hein ? tout de même, du courage, mais pour ne servir à rien. Et quand c’était fini, à l’heure de la retraite, on n’était pas interrompu, quand on blaguait : parce que les gens savaient qu’on avait fait les choses pour de vrai, au lieu « d’y faire »… Allons, voilà votre train… Tiennou, mets la valise dans ce compartiment. Adieu, monsieur, adieu !…

Il avait salué, de son beau geste. Le train partit. Me penchant par la portière, j’aperçus une dernière fois le Monarque. Il tournait, le long du Gardon, vers le coin où sont les carriers. Les grondements de la machine ne purent m’empêcher tout à fait d’entendre : il chantait !

Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu, qu’un jeu !

… Les soucis du Monarque ne durent jamais bien longtemps.

CEUX DU NORD

LE FÉLIBRE DU NORD

Nous fûmes de longues années, au café Jean, qui est rue de la Gare, à Lille, avant de savoir pourquoi Justus Vandermeersch-Podocius s’était fait félibre. Il me paraît inutile, je pense, d’insister sur ce point que Vandermeersch-Podocius indique des origines incontestablement flamandes. M. Vandermeersch signifie M. Desmarais, et pour Podocius, on n’en sait plus rien du tout : ça remonte sans doute à l’époque savante où nous autres septentrionaux nous latinisions nos noms de famille ; et je ne sais pas le latin. Vandermeersch-Podocius, qui est un homme d’une fréquentation plaisante, comme nous parlons à Lille, a coutume d’affirmer que l’union de ces deux patronymiques prouve qu’il est d’une grande famille : car, disait-il, ça n’est que quand on est beaucoup d’enfants des mêmes père et mère qu’on est obligé de s’allonger sur deux noms pour se faire reconnaître. Comme vous voyez, c’est une plaisanterie très spirituelle, et du genre philosophique. C’est qu’il a toutes les bonnes qualités de notre race : facilement hilare, mais raisonnable ; passionné, mais réfléchi. Comme lui, tous, plus ou moins, nous avons l’air de bons enfants qui se mettent les doigts dans les oreilles pour apprendre leur leçon. Tout à coup on les retire : alors c’est la récréation. Nous savons nous amuser. Les gens du Midi, les Parisiens, ils blaguent : ce n’est pas la même chose ; pour le plaisir, c’est bien inférieur !

Voilà pourquoi nous étions choqués que Vandermeersch-Podocius se fût fait félibre. Ce n’est pas patriotique. Bien sûr, il faut être d’une société, c’est nécessaire. La différence entre les hommes et les femmes, c’est que les hommes sont d’une société ; les femmes sont d’une confrérie : il y a les Rosati. Pourquoi Vandermeersch-Podocius ne s’était-il pas mis Rosati ? Et il est né à Verlinghem : il pouvait se mettre des Enfants de Verlinghem. Tandis que félibre, outre que c’est malhonnête pour le Nord, il n’y a pas de félibres à Lille ; alors, on ne peut pas se réunir. Je sais bien que Justus parle toutes les langues, parce qu’ayant été obligé d’apprendre le français pour son commerce — il voyage pour les Cammaërt, la grande peignerie de laines — il a trouvé que c’était très facile de continuer ; tout de même, ce n’est pas une raison.

Mais, l’autre soir, il nous a donné son motif.

— C’est quand j’ai été amoureux, nous a-t-il dit, et d’abord par reconnaissance. Et puis, j’ai vu que c’était utile : c’est meilleur que d’être maçon. Même maçon ! Alors, pensez !

C’est à c’t’heure que nous comprîmes pourquoi il s’était laissé si longtemps endêver là-dessus sans nous parler la vérité des vérités, même pour rire ; ici, vous pouvez croire qu’on n’est pas moins dégourdi qu’ailleurs, et pas seulement les voyageurs de commerce, qui font du volume parce qu’ils ont des occasions. Ça n’est pas un privilège : tous on sait plus ou moins, dans le Nord, tout ça qu’il faut faire pour parler aux garces ; mais on n’en dit rien, c’est pas dans les mœurs. Surtout quand on est marié, hein ? Justus, il était marié. Pas heureux, mais marié, c’est un fait. A preuve que quand madame Vandermeersch-Podocius elle avait trop bradé à rien faire — prendre le café — j’cause à madame de la porte en face, il disait : « Bon Dieu d’bon Dieu ! Heureusement qu’y a un jugement dernier ! Et quand l’Ange du mauvais endroit il sera en train de te dévider les boyaux sur son grand sabre, moi je serai assis, pour regarder, à la droite de c’Père Tout-Puissant » ! Nous avons tous de la religion, donc, et le respect du foyer. On est discret pour faire ses petits coups.

Ainsi ça n’était pas étonnant qu’il ait connu une enfant, Justus, mais pour qu’il l’ait avoué, il faut que ce soir-là il ait été extraordinairement communicatif. Entendons-nous : c’est-à-dire qu’il en a parlé un peu, de cette petite, juste ce qu’il fallait pour l’histoire, mais pas davantage, et nous n’avons jamais su ni son nom, ni son adresse, ni rien du tout qui pût nous servir à la reconnaître. Elle était blonde ? C’est bien possible. Plutôt brune ? Vous pouvez chercher. Voilà son signalement ; et maintenant, j’en suis sûr, vous la retrouverez entre cinq cent mille, il n’y a pas à se tromper. En tout cas, vous en savez autant que moi, car Justus nous dit seulement :

— Ça est une bonne chose, hein, d’avoir comme ça une petite amie pour faire la promenade ? On est assez bien content. Elle parle ce qu’elle veut, tout le temps ; on l’écoute pas ; en la regardant on pense pas à rien, on s’occupe à ses affaires, ça est comme une pipe, et ça est doux. On s’en va par c’boulevard de la Liberté, où c’est tout plein partout d’ces beaux hôtels, on traverse l’jardin Vauban, et après c’est la promenade du Préfet, qu’on appelle, avec des montées, tu montes, des descentes, tu descends, dans ces fossés des anciennes fortifications, et avec ces bancs verts, aussi, où c’est qu’on se tient par la taille pendant le jour, et qu’on fait tout ce qu’on veut, pour la fin du compte, dès qu’il est tombé, le noir quart d’heure : les passants, sous les arbres, il faudrait qu’ils regardent, pour vous voir, et personne il a jamais regardé : ça n’est pas convenable, vous savez, de se gêner les uns les autres.

» Quand je voulais aller promener comme ça, avec l’enfant, je lui envoyais la veille un mot de lettre, pour lui dire où c’est l’endroit qu’elle devait m’attendre, à cause que les courses, pour les affaires, c’est rare si ça est chaque jour du même côté. Et puis voilà… Jamais on peut savoir, une minute avant, les embêtements qui vont arriver : parce que, si on le savait, ils arriveraient pas ! Je venais de mettre à cette grand’poste, place de la Préfecture, une carte où je lui disais : « Demain, à six heures, on s’attendra à la Station du car M. » C’est un bon endroit, cette station, et le nom, n’est-ce pas, ça prête à dire des choses spirituelles.

» Eh bien, j’m’en retourne à mon chez-moi, après avoir mis c’papier dans la boîte, et qu’est-ce qu’elle me dit, madame Vandermeersch :

»  — Au jour de d’main, Justus, sur le coup d’six heures, comme ça, tu pourrais pas m’attendre à la station du car M ? Que je viendrai d’sortir de voir ma sœur, tout près !

» Tout mon corps il est venu comme la peau d’un poulet plumé. Cette petite, si elle me faisait signe, juste le moment que ma dame elle arrive ! Je crie :

»  — Qu’est-ce que tu dis, madame Vandermeersch ?

» Elle répond :

»  — C’est pas extraordinaire, c’que j’dis !

» Ça était vrai. Ça était une fois son idée que j’l’attende, une idée naturelle. Et au lieu de faire le fâché, je réponds bien tranquillement :

»  — J’vas sortir une petite minute pour aller acheter le tabac.

» Je sors, ainsi ! Je cours à cette grand’poste, j’étais fou, en songeant : « La levée elle est pas faite, on m’rendra cette carte postale. » L’premier employé que j’vois derrière un guichet, j’essaie d’lui parler raison : il m’dévisage comme si j’serais un chien !

»  — Ça me r’garde pas ! il dit.

»  — Et qui c’est qu’ça r’garde, alors ?

»  — Ça r’garde personne, il dit. C’est défendu de rendre les lettres !

» Ma chemise, elle était toute mouillée dans mon dos. Et on peut rien faire à un homme qui est derrière un guichet. Je demande poliment :

»  — Le receveur ! monsieur le receveur ! Je voudrais parler à monsieur le receveur.

»  — Oh ! c’est bien, qu’il fait : si ça vous chante !

» Le receveur, il recevait dans un bureau. J’criai :

»  — Monsieur le receveur, là, dans cette boîte, la boîte extérieure, y a une lettre, une lettre que j’ai écrite… à une personne… Voilà le nom de la personne, et il ne faut pas qu’elle la reçoive. Ça ferait un malheur !

» Il me répondit, en haussant les épaules :

»  — Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Un pli, du moment qu’il a été mis à la boîte, devient la propriété du destinataire, de celui à qui vous l’avez envoyé, si vous aimez mieux. C’est le règlemeint

»  — Monsieur…

» Il ouvrit la porte, ce sans-cœur ! Il ouvrit la porte pour me mettre à la porte !

»  — C’est le règlemeint ! je vous dis.

» Je le regardai. Il n’était pas du Nord, celui-là. Avec sa tête ronde, sa petite moustache noire, ses yeux fendus en amande, couleur de noisette brûlée, et puis son accent, son accent ridicule : encore un de cette Provence, sûrement, hein ? Tout le gouvernement, il est à eux ! Et pensez ! C’est nous qui faisons les enfants, et c’est eux qui font les fonctionnaires ! Partout ils nous en mettent, chez nous, à Lille, à Tourcoing, à Roubaix, à Seclin, à Lens. Partout, vous en trouvez partout ! Celui-là, je l’aurais tué. Mais à quoi ça aurait-il servi ? A me venger ? Ça est bon de se venger, mais réussir, ça est encore mieux, hein ? Je me rappelai un des principes de ma profession : « Justus, tâche de ne pas prendre le client à rebrousse-poil, tâche de lui plaire, Justus ! »

» Lui plaire ? Et comment, lui plaire ? « C’est le règlement », il disait, ce moko, au lieu de m’écouter, c’est le règlement ! Je t’en ficherai sur la figure, moi, du règlemeint !… Tout à coup, l’inspiration m’est venue. Je me suis rappelé Nîmes, le café Peloux, les Arènes, la tour Magne où j’en avais tant vu en vendant des laines pour les Cammaërt, tant vu qui lui ressemblaient !

»  — Siès pas du Gard ? que je criai dans son patois.

» Il releva la tête.

»  — Vous dites ? fit-il.

»  — Disé : Siès pas du Gard ? Êtes-vous du Gard ?

» Il fit : « Oui, oui », et il avait l’air tout caché-perdu. Alors, je continuai, dans son sale provençal, et je lui dis que moi aussi j’étais du Gard et des environs de Nîmes, de la Calmette. Est-ce que je sais !

» Mais il m’a rendu ma lettre !

» Et depuis ce temps-là, nous sommes amis ensemble. Il croit toujours que je suis du Gard, et comme il fait des vers, il a voulu que je me mette félibre. Voilà pourquoi je suis félibre. Et cette chose-là, je vous répète, ça servira aussi dans la politique, à Lille ! »

LA JOURNÉE DE M. STUYVAERT

Tous les matins que fait le bon Dieu, M. Napoléon Stuyvaërt s’habille pour aller à son bureau de la rue du Molinel, chez Dujardin-Verkinder, où il est comptable. Il commence par ouvrir la fenêtre, non point pour renouveler l’air, mais pour savoir s’il ne doit point passer un gilet de chasse au-dessus de son gilet de flanelle, et au-dessous de sa chemise, car il est frileux, un peu arthritique, et l’air de Lille est traître, plein d’humidité, particulièrement aux changements de saison. Sa toilette terminée, il descend dans la cuisine, et, ayant pris d’abord un verre de genièvre, afin de chasser les mauvais effets du brouillard, il boit son café au lait, qui chauffe sur le feu, en mangeant des tartines de pain beurré. Sur les murs, les casseroles de cuivre rouge et de fer étamé étincellent comme d’énormes joyaux ; la lourde table, faite d’un seul bloc de chêne et déjà passée au savon noir, caresse l’œil d’un éclat laiteux ; et les dossiers des chaises, le coffre même du moulin à café, jusqu’au manche du cuir à polir les lames de couteaux ont été frottés à la cire.

Ce jour-là, madame Stuyvaërt n’était point dans la cuisine. Son mari s’en étonna d’abord : elle se levait toujours avant lui, pour que tout fût bien en ordre. Mais, en général, elle assistait à son déjeuner. Puis tout à coup M. Stuyvaërt pensa :

— Je suis bête ! C’est samedi : elle lave déjà « dehiors ».

Ayant donc, avec tranquillité, savouré la dernière goutte de son café au lait, il endossa son pardessus, mit son chapeau et ouvrit la porte. Il ne s’était point trompé : madame Stuyvaërt lavait dehors. Accroupie sur le trottoir de cette petite rue de la banlieue lilloise, où les maisons, toutes pareilles, allongeaient les briques rouges de leur étage unique, avec une brosse, du savon et du sable, dont le reflet était un peu vert, elle frottait les trois marches du seuil ; et, comme c’est là une œuvre d’art, son cœur était léger et ses yeux brillants. Elle cria tout de suite :

— Ne bouge pas, Napoléion ! Que tu ferais encore de ces saletés sous l’porte. Attends que je mette mon tablier sus c’marche !

Mais Napoléon pensa que, malgré son poids, il pouvait prendre son élan par-dessus l’obstacle que lui opposait la candeur vierge de ces degrés. Il sauta donc, en écartant les bras, puis se retourna, la figure gaie, parce que le verre de genièvre lui excitait encore un peu le sang. Ses oreilles furent déconcertées d’entendre :

— Ces hommes, c’que c’est dégoûtant ! J’tavais dit d’attendre que j’mette mon tablier sus c’marche, Napoléion !

En sautant sur le trottoir mouillé, M. Stuyvaërt avait fait jaillir sur le seuil immaculé quatre ou cinq petites gouttelettes de boue noirâtre. Se sentant coupable, il prit le parti de s’en aller sans en demander davantage, pour ne pas se faire d’histoires.

Il revint à six heures, ayant tout à fait oublié cet incident. Sa clef grinça dans la serrure, et il entra. Le petit vestibule, dallé de cubes en terre de Maubeuge, alternativement blancs et noirs, était, à cette heure, complètement obscur, et il n’aperçut rien dans la cuisine que le pot-au-feu, éclairé en dessous par la plaque rougie du fourneau. Il cria :

— Où c’est qu’tu es, Élodie, à c’t’heure ?…

— Ici, répondit-elle, dans c’salle à manger. J’n’ai point déjà fini d’laver c’vitres !

Il entra dans la salle à manger, pièce qui ne servait que dans les grandes circonstances, et plutôt comme parloir. Madame Stuyvaërt, montée sur une échelle, lavait les carreaux de la fenêtre. Elle avait troussé sa jupe autour de ses cuisses, avec une épingle de nourrice, pour s’en faire une culotte, car elle avait de la modestie. Cela donna des idées à son mari, qui lui pinça les mollets. Ce geste la fit sortir des soins qui l’absorbaient, mais pour lui rappeler que les hommes n’ont point de propreté.

— Jésus mon Dieu ! dit-elle. Je suis sûre que tu n’as pas fait attention en montant les marches !

M. Stuyvaërt n’avait pas fait attention. Il garda le silence. Élodie descendit de son échelle, et, faisant sauter les patins qu’elle avait aux pieds, alla, sur ses bas, avec une lampe, regarder le seuil.

— C’est c’que j’avais dit, fit-elle. Tu n’as pas plus de soin qu’un cochon… qu’un cochon sur son fumier. Tout est à recommencer.

Et elle recommença…

Ils dînèrent tard, et il n’y eut à manger que le pot-au-feu, parce que, le samedi, jour de nettoyage, on n’a pas le temps de faire des plats de cuisine. Madame Stuyvaërt ne prononçait que des paroles sévères. Sa besogne lui avait fait les bras rouges, les mains gercées ; ses cheveux blonds, par mèches défrisées, toutes droites, échappaient au peigne et aux épingles ; son visage était trop luisant. M. Stuyvaërt la regardait sans plaisir, et restait muet.

Quand il eut terminé son repas, il se leva et reprit son pardessus.

— Où vas-tu, Napoléion ? demanda sa femme.

— A ma société, dit-il. C’est demain la fête du Broquelet, et nous allons à Esquermes, jouer une fantaisie sur les Huguenots.

— Tu prends ton saxophone ?

— Non, répondit-il. Je sais ma partie.

Et, sans se laisser attendrir par cette sollicitude, il ajouta, l’air maussade :

— Je vais à ma société parce que, à ma société, j’ai pas à regarder toujours où c’est que j’marche !

— Tant mieux, répondit Élodie placidement : j’ai pas fini !

Le siège de la société de M. Stuyvaërt est à l’estaminet du « Temple de Lucine », tenu par Philogone Delœil, au coin de la rue Royale et de la rue Négrier. L’estaminet porte cette enseigne parce que l’épouse de Philogone Delœil est sage-femme. Et, comme disent ses clientes, elle a un joli nom pour compléter l’enseigne, ça donne confiance. M. Stuyvaërt y retrouva, ce soir-là, Verdonck, Delemer, Tirlemont et tous les autres. L’atmosphère était tiède, les chopes fraîches, et, après les chopes, on fit du genièvre brûlé, avec des clous de girofle. M. Stuyvaërt, à mesure que l’heure avançait, se sentait davantage à l’aise, heureux, épanoui. Le genièvre lui chauffait l’estomac et la tête, et, quand il allumait sa pipe à la couvette de cuivre clair, pleine de charbons ardents recouverts de cendre, il songeait :

— Que la vie est bonne !… Qu’elle est bonne, quand il n’y a que des hommes !

Mais il n’allait pas plus loin, sans méchanceté, presque sans rancune, sachant qu’il y a aussi des femmes, et que cela est nécessaire. Seulement, il faisait dans son esprit une comparaison entre la pluie et le beau temps, et il préférait le beau temps… On écouta la lecture du budget de la société, faite par le trésorier, on dressa le programme de nouveaux morceaux à répéter, on fit une partie de piquet, puis une autre, en buvant un nouveau bol de genièvre brûlé, et M. Stuyvaërt dit, en étendant les jambes, voluptueusement :

— Ça ne peut pas durer toujours !

— Qu’est-ce qui ne peut pas durer toujours ? demanda Delemer.

M. Stuyvaërt pensait au beau temps. Il était fini, l’heure venait de s’aller coucher. Mais il n’en dit rien, étant très réservé sur les affaires de son ménage. Ce sont des choses qui ne regardent personne. Il répondit seulement :

— Le plaisir de votre compagnie.

Et, saluant, serrant des mains, il alluma une dernière pipe et partit. Les tramways ne marchaient plus, il fit la route à pied, heureux de sentir ses pas solitaires sonner sur les pavés. Il se sentait généreux, bienveillant, amène, malgré tout. Ça l’embêtait de rentrer chez lui, mais rien ne se fait sur commande, ni la gaieté, ni la tristesse ; ça vient quand ça veut, et il était gai. D’ailleurs, Il se souvenait que, le lendemain, il irait à Esquermes, jouer la fantaisie sur les Huguenots. Il serait toute la journée dehors, avec les mêmes amis, avec des hommes, n’est-ce pas ? des hommes ! Ça serait encore un bon jour.

Il fit dans sa demeure une entrée bruyante et dégagée. Mais tout de suite, son cœur se serra un peu. Sa femme criait, du premier étage :

— Napoléion ! Napoléion !

Il interrogea :

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Napoléion, ôte tes souliers… parce que j’ai aussi lavé l’escalier, après le dîner !…

Si ç’avait été un autre jour, il se serait fâché, à la fin. Mais il n’éprouvait rien qu’un sentiment de béatitude hilare, maintenue dans les bornes d’une allégresse sournoise par la conscience qu’il avait d’être chez lui c’est-à-dire chez sa femme. Il ôta ses souliers… Et puis, un plus large sourire l’illumina. Il enleva aussi sa redingote et son gilet.

— Napoléion !…

Il entra dans sa cuisine, s’assit sur une chaise, défit en un tournemain son pantalon, et puis ôta sa chemise, son caleçon, son gilet de chasse et son gilet de flanelle. Et la sensation de sa propre nudité, dans la nuit noire, l’égaya encore. Il alla prendre une petite lampe veilleuse, dans le vestibule et s’aperçut. Alors, il s’ébaudit.

— Napoléion ! Quel temps c’est qu’il t’faut, pour enlever tes souliers !…

Il monta silencieusement l’escalier, et apparut dans la chambre à coucher, nu comme un ver, très grand, très gros, les jambes un peu écartées pour plus d’équilibre, et les mains sur son ventre.

Élodie le considéra d’un air un peu choqué :

— Te voilà tout nu, à c’t’heure ? J’t’avais dit d’ôter tes souliers…

Mais M. Stuyvaërt cligna de l’œil vicieusement et répondit :

— J’avais peur de salir euç’ murs !

Sa vengeance tomba tout à plat. Madame Stuyvaërt répondit bonnement :

— Napoléion, j’les avais point lavés.

Et son mari, à ce moment, distingua sur la commode une chose gigantesque, qui resplendissait comme une comète. C’était son saxophone. Madame Stuyvaërt l’avait fourbi, à son tour, comme les boutons de porte, comme la suspension de la salle à manger, comme les cuivres de la cuisine. C’était maintenant le plus beau saxophone de Lille !…

« C’est une bonne femme, tout de même, » se dit-il, ému.

Et cette nuit-là, ils furent très heureux…

L’ENTERREMENT DE MADAME STUYVAERT

… M. Stuyvaërt restait debout parce que tout le monde était debout et que, d’abord, étant le premier deuillant, c’était à lui de donner l’exemple. Toutefois, comme il avait mal aux reins, à cause d’un peu de rhumatisme, il s’appuyait des deux paumes, les bras tendus, sur le dossier de son prie-Dieu, dont la housse d’étamine glissait perpétuellement sous ses gants noirs, en peau glacée. Car le veuf, rebelle aux conseils de madame César Stuyvaërt, sa belle-sœur, avait refusé d’accepter la peau de suède, dont le ton mat est plus convenable : il avait répondu que le suède, sur les mains, ça lui fichait la chair de poule.

Pour regarder ceux qui étaient venus, renversant en arrière son cou puissant, qui faisait un bourrelet par-dessus le faux-col, il redressait sa tête large et ses yeux rougis : c’est qu’il avait beaucoup pleuré, le pauvre M. Stuyvaërt, en ces deux derniers jours, c’est qu’il regrettait vraiment sa femme ! Et puis, il avait dû recevoir chez lui son frère César et sa belle-sœur, accourus de Mons pour l’enterrement, et aussi l’oncle et la tante Delebecque, ces deux bons vieux, venus de Ronchin. A chaque arrivée, il avait fallu recommencer l’histoire, dire comment c’était venu, cette pneumonie, raconter les derniers moments. Et, plus M. Stuyvaërt les racontait, plus il en éprouvait l’irréparable tristesse et l’amertume, car il avait des sentiments forts, mais assez lents, et l’idée de la chose, l’idée que c’était fini, tout à fait fini, ça ne lui était tombé que peu à peu…

L’office était interrompu. Avant qu’il reprît, pour le rite solennel de la consécration, chacun quitta sa place pour aller à l’offrande. Le prêtre, debout sur la dernière marche de l’autel, faisait baiser à ceux qui passaient devant lui une patène brillante qu’il essuyait chaque fois, pour la propreté, avec un tampon de batiste. Un acolyte, à sa gauche, distribuait des images et des inscriptions invitant à prier pour la défunte ; un autre, à sa droite, tendait un plateau sur lequel, par intervalles réguliers, tombaient de petites pièces de monnaie : peu de gros sous, des sous, et beaucoup aussi de ces menus centimes qui, dans les Flandres françaises, sont demeurés d’un usage courant. Et, parfois, l’acolyte, pour encourager les générosités, déblayait ce tas de cuivre, mettant à jour l’écu de cinq francs que M. Stuyvaërt, le premier, avait jeté sur le métal sonore.

Il n’y en a pas d’autre ! se disait M. Stuyvaërt avec une certaine fierté. Il n’y a que moi qui ai mis cent sous. César n’en a donné que vingt : il aurait pu y aller de ses deux francs. »

Intérieurement, il éprouvait quelque satisfaction de la petite supériorité obtenue de la sorte sur son frère, qui l’avait toujours traité comme un petit garçon, donnant pour motif qu’un aîné, c’est un aîné, et par conséquent le chef de la famille. Il lui plut également de constater que le curé dirigeait un regard assez noir sur les membres de sa société, la « Trompette de la Monnaie », qui restaient bien tranquillement sur leurs chaises, leurs instruments de bois ou de cuivre dans les mains ou devant eux, au lieu de tourner derrière le catafalque pour aller baiser le bon Dieu, en payant : c’est que les membres de la société pensaient qu’en offrant à la cérémonie le concours de leurs talents, ils faisaient déjà tout leur devoir. M. Stuyvaërt lui-même, dans les enterrements, ne s’était jamais conduit de façon différente. Sa société, qui était anticléricale, entrait tout de même à l’église, pour ne pas désobliger les familles. Mais elle avait découvert ce moyen économique et radical de prouver qu’elle n’aimait pas le clergé.

Cependant, le défilé continuait. Ç’avait été d’abord les grands deuillants, austères et cérémonieux, puis la masse piétinante des parents, des amis, des fournisseurs, enfin trois « petits vieillards » délégués des pauvres de l’hospice, en souquenille bleue, et bien sages, qui fermaient la marche du cortège masculin. Ensuite, ce furent les femmes. Les grandes deuillantes, aux faces invisibles sous le lourd voile noir, dont les plis de crêpe semblaient figés en longues larmes, à la fois sombres et brillantes ; les dames du tiers ordre, Élisa Verkinder et Léonore Hauchecuisse, qui sont tout ce qui reste du vieux béguinage, qu’on a détruit il y a des années et des années, et qui vivent maintenant en pension chez les Ursulines. Élisa est aveugle, et Léonore, qui a quatre-vingt-six ans, la traînait par la main, sa bouche creuse, sans lèvres, fermée sur sa mâchoire sans dents. Puis les dames du quartier, les voisines, l’archiconfrérie de la Vierge, les très vieilles demoiselles qui ne se marieront pas, les moins passées, qui ont déjà coiffé sainte Catherine, mais espèrent encore, et les plus jeunes, qui ont gardé toute leur voix pour chanter aux offices du mois de Marie. Elles passaient toutes, les mains jointes, les yeux baissés, et les plus pieuses, avec leurs cheveux lissés et tirés en arrière, par modestie, avec l’ovale presque excessif de leurs figures paisibles, leur regard clair, incroyablement pur, et leur taille longue sous des corsets à l’ancienne mode, qui faisaient bomber leurs ventres, avaient l’air de leurs sœurs ressuscitées, leurs sœurs d’il y a quatre cents ans, celles qui sont peintes sur les châsses et le parchemin des livres d’heures. Mais d’autres portaient un chapeau de ville, le moins voyant qu’elles eussent pu trouver. Elles avaient l’air ingénu, ou gourmand, ou évaporé, ou vicieux : mademoiselle Élodie Carouge, mademoiselle Zulime Lamberquin, mademoiselle Caroline Malmouche, mademoiselle Sidonie Vandergraët. Il en venait de tous les âges et de toutes les tailles, de tous les goûts et pour tous les goûts, et sans le vouloir, à mesure, M. Stuyvaërt, à part lui, silencieusement, se les nommait. Son frère César, immobile, sévère et droit, lui mit doucement la main sur l’épaule, par derrière. Alors, il tressaillit et fixa les yeux devant lui, comme un enfant pris en faute.

Quand l’offrande fut terminée, l’officiant hâta la fin de la messe. Des hommes vinrent, en lourds chapeaux de cuir bouilli ; ils portèrent le cercueil hors de l’église, jusqu’au corbillard, qui s’ébranla. C’était le grand moment pour les membres de la « Trompette de la Monnaie ». Se plaçant des deux côtés du char funèbre, ils donnèrent à leurs instruments, pour en adoucir les embouchures, un coup de langue humectée de salive, glissant un regard de côté vers Delemer, la clarinette, leur chef de fanfare, qui marchait devant eux. Le minuscule pupitre que portaient la plupart de ces instruments resta vide : car tous les membres de la fanfare, depuis leur enfance, connaissaient le morceau qu’on allait jouer, ils le savaient par cœur, et une tradition vieille déjà de trois quarts de siècle l’imposait en la circonstance : le P’tit quinquin, de Desrousseaux, transposé en mineur.

Dors, mon p’tit quinquin,
Min gros pouchin,
Min gros rojin.
Te m’f’ras du chagrin
Si te n’dors point qu’à d’main.

Cet air puéril, dont le rythme est si sec et les bonds si courts, maintenant, sur le vieux mode où nos pères ont combiné leurs premiers unissons, comme il était changé, grandi, solennel, déchirant ! On en oubliait les paroles, ou plutôt ces paroles demeuraient à l’arrière-plan de la pensée, elles y prenaient un autre sens, elles disaient « Voilà, voilà : avez-vous compris, à cette heure ? Tout ce qu’on s’imagine une cause de joie n’est que motif à désespérer.

… Nous irons dans l’cour de Jeannette-à-vaques…

Oui, c’est un gosse qui se fait bercer par sa maman, n’est-ce pas, et sa maman ne pense qu’à lui, sa maman ne pense pas qu’elle mourra… Des promenades, du soleil, une femme qui tient un enfant par la main : la voilà, maintenant, la promenade — au cimetière ! La voici, la femme, dans ce terrible habit de planches qui est le dernier habit, l’habit de tout le monde, à la fin, pour l’éternité ! Quel est donc le génie populaire, instinctif, cynique, féroce, tout pénétré encore de l’esprit du Moyen âge, qui inventa ce travestissement farouche, cette mascarade musicale qui fait du deuil et de l’horreur avec de l’aube, de la maternité courageuse, de la misère ingénue, bravement portée ? Mais ça veut peut-être dire aussi : « Ça continuera, allez, ça continuera, la vie ! Vous croyez que c’est fini avec ça, ça que vous allez enfouir ? Mais il y aura toujours des enfants qui naissent, qu’on berce, qu’on dorlote et qui grandiront. Et puis, après… Après ? Dors, mon p’tit quinquin : tout finit par le sommeil. »

Et M. Stuyvaërt, qui connaissait bien cet air-là, pourtant, et qui savait que ça devait se faire comme ça, M. Stuyvaërt avait le cœur bien lourd dans sa poitrine. Il gémissait sur sa femme, qui n’était plus, et il gémissait sur lui. Car c’est pour soi surtout, telle est l’infirmité de la nature humaine, c’est pour une amputation d’âme, de corps, d’habitudes, dont on souffre insupportablement, qu’on pleure ceux qui s’en vont. M. Stuyvaërt revoyait les matins et les jours, et les soirs et les nuits, les repas et le lit, la maison et les promenades. « Je suis seul, se disait-il, je suis seul ! Est-ce que c’est possible que je sois tout seul ? » Et il était saisi d’effroi à la pensée que, tout seul, il n’était bon à rien, pas même à faire son café au lait. Il était malheureux comme un brave homme, et comme un homme naturel. « Qu’elle était bonne, se disait-il, qu’elle était bonne ! » Mais cela voulait dire aussi : « Que vais-je devenir, sans elle ? »

On vit les fortifications. Le cortège passa le grand pont-levis qui date de Vauban, et la route tourna vers le cimetière tout proche. Pris de biais par le regard, le noir troupeau pouvait s’apercevoir d’un bout à l’autre, entre les hautes murailles rouges et les arbres de la contrescarpe. Alors, le veuf ne détourna plus les yeux de ce spectacle, marchant presque à reculons. Son frère César lui dit :

— Napoléon, ce n’est pas convenable. Il faut regarder devant sol. A quoi penses-tu, Napoléon ?

Sans y songer, tout uniment, M. Stuyvaërt répondit :

— Jamais je ne reverrai tant de femmes ensemble. Toutes nos connaissances, elles sont venues, César, toutes celles qui sont à prendre : c’est une occasion.


Et, cependant, les larmes ruisselaient sur ses deux joues.

BERTY

Tous les matins, vers dix heures, les trois vieilles demoiselles Werquin, Gertrude, Mélanie, Bertha, assises sur le pas de leur porte devant leurs tambours à dentelles, disaient en tournant la tête vers le haut de la rue de Comines :

— Voici venir monsieur Jeunnebien qui conduit sa demoiselle chez ces dames du Saint-Esprit.

Et M. Jeunnebien approchait, tenant le haut du trottoir, marchant d’un pas encore ferme malgré son grand âge, avec cet air de fierté, de bonheur et de rajeunissement des grands-pères qui tiennent leur petite-fille par la main. Il était toujours rasé de frais, les rides profondes qui creusaient ses joues prêtaient de l’ironie à son visage un peu sec, et à chaque instant, sans le vouloir, par un instinctif besoin de protection et de plaisir, il passait la main sur les cheveux clairs de Marie-Louise. Ces cheveux tombaient assez bas sur un dos bien droit, un peu raide, et Marie-Louise se hâtait, tenant son cartable noir par les cordons. Elle avait encore la taille carrée que gardent les petites Flamandes jusqu’au jour où la puberté épanouit leur gorge, qui se balance alors, sur leur ceinture amincie comme un bouton de pivoine sur sa tige. Et Berty, le fox-terrier, précédait le cortège, reniflant à tous les soupiraux de caves, aboyant aux jarrets des chevaux, sautant aux jambes des bicyclistes, mordillant jusqu’aux moyeux des roues de voiture, et s’évertuant à se rendre à lui-même la route trois fois plus longue, pour son plaisir.

— Ça fera une belle fille, mademoiselle Marie-Louise, dit Gertrude.

— Oui ! répondirent les deux autres, sincèrement.

Elles n’avaient pas de jalousie, vivant tout en Dieu, et n’ayant jamais songé à se marier.

— Et monsieur Jeunnebien la conduit chez ces dames du Saint-Esprit, et à la grand’messe tous les dimanches. C’est bien convenable, de sa part, bien convenable, parce que…

Mélanie s’arrêta, pour ne pas commettre le péché de médisance. Mais ses deux sœurs avaient compris. M. Jeunnebien était un libéral. Il passait pour ne pas aimer les curés ; même on disait qu’il ne faisait maigre que le vendredi saint.

— Et dire qu’il s’appelle Jeunnebien ! se contenta de chuchoter Gertrude.

Il y avait soixante ans que ce calembour avait droit de cité.

Berty arriva en courant, renifla encore, et sauta sans cérémonie sur les genoux de Gertrude en bousculant le tambour à dentelles. Mélanie se leva et alla lui chercher une biscotte.

— L’amour ! firent les trois vieilles filles avec conviction.

Marie-Louise leur dit « bonjour » en passant, et M. Jeunnebien salua, galant et courtois comme le roi Léopold. Les trois demoiselles Werquin se levèrent et firent leur révérence.

— Vous êtes bien bonnes de gâter cette bête, dit M. Jeunnebien. Elle est insupportable ! Un de ces jours, je lui ficherai un coup de fusil.

— Jésus ! cria Mélanie. Un si beau petit animal du bon Dieu ! Vous dites ça pour rire, monsieur Jeunnebien.

Mais Marie-Louise serra les lèvres. Elle savait que son grand-père ne plaisantait pas. Il n’aimait pas les chiens, et Berty était par malheur celui qui pouvait le moins trouver grâce à ses yeux. Il joignait à la perpétuelle agitation de sa race tous les défauts de la jeunesse. L’univers lui apparaissait comme une chose immense et vague, faite d’une infinité de parcelles ayant toutes une odeur différente et sur lesquelles, par conséquent, il importe d’instituer une série d’expériences au point de vue de la saveur, et aussi de la résistance aux crocs qui vous agacent les gencives. M. Jeunnebien était si sûr de la place où il mettait ses pantoufles, au pied de son lit, qu’il sautait dedans, le matin, les yeux fermés ; mais il ne les trouvait point et retombait sur ses pieds nus. C’est que Berty les avait emportées, puis mises en pièces, en mille petites pièces informes, qu’il flairait voluptueusement. Il aimait aussi les poules, mais pour les plumer, et les lapins du clapier, mais pour leur casser les reins. Et aussi les tulipes, mais non pas pour les mêmes raisons que M. Jeunnebien : il les mâchait. Voilà pourquoi, tous les jours, M. Jeunnebien annonçait qu’il allait se débarrasser de Berty. Marie-Louise suppliait :

— Attendez, grand-père ! Ça lui passera.

Mais il répondait :

— Voilà trois mois que j’attends. Les boulettes à la strychnine et les chevrotines n’ont pas été inventées pour les chrétiens.


Au dîner de midi qui suivit cette conversation avec les demoiselles Werquin, Berty fut très sage, par hasard. Il resta bien tranquillement tout près de Marie-Louise, lui posant seulement les pattes sur les genoux quand il sentait passer l’odeur d’un plat ; Mais Marie-Louise ne lui donnait rien qu’une petite tape sur la tête, parce que grand-père n’aimait pas qu’on nourrît les chiens à table ; et Berty n’insista pas, assis sur son derrière, tout son corps nerveux frémissant, mais sans gémir. Même, à l’heure du café, il fila silencieusement et l’on n’entendit plus parler de lui.

M. Jeunnebien s’essuya la bouche, plia sa serviette soigneusement et passa dans le salon. Il était de bonne humeur, il chantonnait… Tout-à-coup, il eut un haut-le-corps, et cria :

— Nom de Dieu !

Il ne lui était pas arrivé de jurer trois fois dans sa vie. Ce blasphème fut jeté si haut et parut si épouvantable que non seulement Marie-Louise en fut toute secouée, mais aussi les « sujets », qui abandonnèrent l’office, la cuisinière, la servante et la fille de buanderie. Parce qu’il y avait le feu, pour sûr, ou que le grand bol de Chine était cassé.

— Nom de Dieu ! répéta M. Jeunnebien.

Berty, allongé comme un sphinx sur ses quatre pattes, achevait de dévorer l’un des pieds du dressoir aux porcelaines : un dressoir de Hollande, incrusté de bois des îles et d’ivoire. C’était l’ivoire qui l’avait tenté. Il s’était dit : « Est-ce que c’est invincible, cette chose-là ; est-ce que ce n’est pas moins dur que mes dents ? » Ça lui avait donné beaucoup de mal, mais il avait eu le dessus. Il leva des yeux vifs, pleins d’une joie innocente.

M. Jeunnebien gagna l’escalier.

— Grand-père, dit Marie-Louise, où allez-vous ?

M. Jeunnebien allait chercher son fusil. Mais cette seule question l’arrêta net. Il savait qu’il ne faut pas « saisir » les petites filles de douze ans. C’est mauvais pour leur santé. Alors, il revint vers Berty et lui attacha une laisse au collier. Marie-Louise répéta, presque aussi douloureusement :

— Grand-père, où allez-vous ?

— Chez le vétérinaire, petite, dit-il d’une voix presque suppliante à son tour. Il nous en débarrassera ; tu vois bien qu’il n’y a pas moyen de le garder.

— Mais c’est pour le tuer, grand-père ; c’est pour le tuer, n’est-ce pas ?

M. Jeunnebien garda le silence.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? fit-il enfin.

— On peut le donner ! Je veux bien qu’on le donne, Berty, je veux bien. Mais il ne faut pas le tuer, grand-père !

— Et à qui veux-tu qu’on le donne ? C’est reculer pour mieux sauter. Au bout de quinze jours on lui mettra une pierre au cou.

— Il y a ces demoiselles Werquin, déclara Marie-Louise, illuminée. Elles l’aiment tant. Elles l’ont dit encore ce matin !

— C’est bon, répondit M. Jeunnebien. Laisse-moi faire ma sieste. On verra plus tard.

Mais il ne fut pas plus tôt endormi que Marie-Louise se fit conduire par la servante chez les demoiselles Werquin. Et elle emmena Berty.

— Mademoiselle Gertrude, dit-elle, voulez-vous prendre notre chien ? Grand-père n’en veut plus.

Les trois vieilles filles joignirent les mains.

— Jésus mon Dieu ! Un si joli chien. Vous nous le donnez ? C’est bien vrai ?

Elles rapprochaient leurs trois figures fripées pour se faire lécher, toutes ensemble. Un vague sentiment de maternité, ridicule, dévoyé, touchant, bouleversait délicieusement leurs entrailles.

— Qu’est-ce qu’il faut lui donner ? demanda mademoiselle Mélanie.

— Une soupe au lait, des carottes, un peu de viande tous les jours, dit Marie-Louise. Oh ! je sais qu’il sera bien chez vous…

Et elle s’en alla, le cœur gros.


Comme M. Jeunnebien et Marie-Louise passaient dans la salle à manger, le soir, ils entendirent qu’on sonnait à la porte.

— C’est mademoiselle Gertrude, annonça la servante. Elle vient pour une commission.

Mademoiselle Gertrude entra, fit la révérence, et resta debout.

— Mettez-vous, mademoiselle Gertrude, mettez-vous, dit M. Jeunnebien.

Mademoiselle Gertrude s’assit et accepta un petit verre d’anisette.

— Je viens pour Berty, commença-t-elle timidement.

M. Jeunnebien ricana.

— Hein, vous en avez déjà assez ? Vous avez eu moins de patience que moi. Ça ne m’étonne pas. Envoyez-le chez le vétérinaire, je vous dis, chez le vétérinaire !

— Oh ! fit mademoiselle Gertrude, ce n’est pas ça. L’amour ! il est gâté comme un petit enfant. C’est jeune, ça fait ses dents, voilà tout. Je venais seulement vous demander…

— Quoi ?… interrogea M. Jeunnebien brusquement.

— … Je venais vous demander s’il fallait lui donner la viande aussi le vendredi.

Alors, le vieux Jeunnebien lui dit d’une voix émue tout-à-coup :

— Vous êtes une sainte, mademoiselle Gertrude, une sainte… parce que vous n’en mangez pas, de la viande, vous, le vendredi, hein ?

— Non, reconnut mademoiselle Gertrude, et ici, probablement, il a été habitué…

— Vous pouvez le faire jeûner le vendredi, le samedi et le dimanche si ça vous chante ! cria le vieux libéral d’une voix rancuneuse.

— Non, monsieur Jeunnebien, non ! dit mademoiselle Gertrude avec un soupir ; on lui en donnera tout de même…

LE CRIME DE M. BABELON

Au Docteur Gosset.

Il y avait déjà plus d’une heure que M. Babelon, professeur de seconde au lycée de Wattinnes-sur-Deule, attendait son tour dans le grand salon qui précède le cabinet de M. le recteur. Parfois son esprit se divertissait à contempler les délicats dessus de porte, peints au camaïeu autour des légères guirlandes sculptées en plein bois, qu’un grand seigneur dépossédé par l’émigration avait involontairement légués, avec tout le reste de son hôtel, aux évêques de la ville, et que maintenant la séparation de l’Église et de l’État vient de faire passer entre les mains laïques, mais encore austères, de l’Université. Puis son angoisse le reprenait, telles ces lancinantes étreintes pareilles à des coups de canif que les cardiaques éprouvent brusquement sous le sein gauche, et qui les font pâlir. Ses gants noirs tout neufs, mouillés d’une sueur froide, devenaient insupportables à ses doigts agacés. Il les enlevait par petits coups et s’essuyait les mains. Mais du moins, depuis quelques minutes, il était seul, il n’avait plus à déguiser son malaise devant les collègues venus pour solliciter quelque tour de faveur ou quelque avancement mérité, et qui avaient fait antichambre avec lui :

— Comment, vous ici, monsieur Babelon, vous ici, mon cher collègue ? Y a-t-il donc une classe de première vacante dans votre lycée ? Car sûrement vous ne quittez point Wattinnes, je vous connais : vous y êtes né, vous y avez vos habitudes, et voilà vingt-cinq ans… Hé, vous dites ?… Je me trompe, vingt-huit ans que vous y professez… Et madame Babelon ? En bonne santé, maintenant ? Elle avait été souffrante, je crois ? Tout à fait rétablie ? Allons, tant mieux, tant mieux !

M. Babelon blêmissait. Pour un rien, il eût pleuré. Est-ce qu’ils le faisaient exprès, ces gens-là, est-ce qu’ils savaient ?… Dans sa face rasée, honnête et naïve, ses lèvres fines, délicatement dessinées, — ce qu’il avait de mieux, disait madame Babelon, qui l’admirait comme aux premiers jours de leurs noces — ses lèvres refaites par les gymnastiques de diction qu’impose le professorat, avaient un petit frémissement douloureux. Oui, c’était un soulagement pour lui d’être seul, de ne plus avoir à répondre, à mentir. Et si cela pouvait durer ! Ou bien s’il s’en allait sans voir le recteur ? Pourtant, il avait sollicité cette audience : il fallait aller jusqu’au bout !

L’appariteur ouvrit la porte, en s’inclinant légèrement, sans parler. Puis il se retourna et M. Babelon suivit, le cœur dans les talons.

— Monsieur Babelon, professeur de seconde au lycée de Wattinnes ! annonça l’appariteur.

Mais, cette fois, son salut fut plus profond, cérémonieux : le salut pour M. le recteur.

Et M. le recteur leva les yeux d’un air intéressé, d’un air plus sincèrement attentif qu’il n’avait dû faire au cours des visites précédentes. Il ne se rappelait plus du tout le visage de M. Babelon. M. Babelon avait toujours été un excellent professeur, dont la science était supérieure à ses modestes fonctions et les méthodes pédagogiques irréprochables. Il eût fait un excellent professeur de rhétorique, au temps où la rhétorique n’avait pas encore sombré dans les bouleversements qu’a subis l’enseignement secondaire. Sa thèse sur la Chanson de Guillaume au Court Nez est un monument de claire et solide érudition, et parfois le vénérable Cimier, de l’Institut, a lu devant ses collègues de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres des communications de M. Babelon qui n’ont point paru sans mérite à la savante assemblée. Et voilà que ce M. Babelon était devenu un polisson, un saligaud. Voilà qu’il s’était rendu impossible à Wattinnes-sur-Deule ! M. le recteur, tout en considérant son subordonné, hochait la tête : « Encore un, songeait-il, qui a subi ce que j’appelle la crise du retour d’âge chez les hommes vertueux. Je citerai cet exemple à Paris quand je voudrai excuser, dans un rapport, ceux de nos jeunes professeurs qui jettent leur gourme. »

M. Babelon poussa un profond soupir en élevant vers son chef les mains suppliantes qu’il venait de reganter.

— Je vous écoute, monsieur Babelon, dit le recteur tout à fait courtois.

Le professeur ramena ses mains à sa poitrine. Les mots ne voulaient pas sortir.

— Monsieur le recteur, dit-il enfin, j’ai reçu, j’ai là, dans mon portefeuille, — il fit le geste d’arracher ce papier qui le brûlait, — la lettre de service qui m’informe de mon déplacement. Je suis nommé professeur de troisième à Toulouse, monsieur le recteur : à Toulouse !

— C’est une grande ville, déclara froidement l’arbitre de ses destinées, une ville incontestablement plus agréable que Wattinnes. Et vous ne resterez pas toujours professeur de troisième. J’avoue que ces fonctions sont inférieures à votre mérite, mais il ne dépend que de vous, de votre attitude, d’obtenir bientôt mieux… En fait, il a fallu agir vite, monsieur Babelon, dans votre intérêt… Dans votre intérêt ! J’espère que nous nous comprenons.

— Devant Dieu, devant les hommes, devant vous, monsieur le recteur, déclara solennellement le pauvre M. Babelon, je vous jure qu’au contraire je n’y comprends absolument rien !

— J’aimerais mieux que vous vous fussiez vous-même rendu compte… Si vous êtes sincère, si vous ne découvrez rien dans votre conscience qui vous accuse, c’est plus grave. Il ne serait pas bon pour votre carrière de plaider l’irresponsabilité, monsieur Babelon ! Vous êtes accusé d’avoir tenu, à plusieurs reprises, devant vos élèves, qui les ont répétés à leurs parents, des discours obscènes. Et vous ne vous en êtes pas tenu là : vous avez joint le geste à la parole. Que dis-je, le geste ! Vous avez tracé au tableau noir des dessins infâmes que vous n’avez même pas eu la pudeur élémentaire d’effacer. Monsieur l’inspecteur Ducros les a vus. J’ai son rapport là, sur ma table ! Ces déplorables schémas représentent…

Il baissa la voix pudiquement :

— … Ils représentent les parties sexuelles de la femme !

Alors M. Babelon se leva d’un saut, illuminé, suffoqué, ahuri.

— C’était ça ! Oh ! mon Dieu ! C’était ça… Que c’est étrange ! murmura-t-il. Oui, je sens bien, ma conduite a pu paraître répréhensible, scandaleuse. Et pourtant, c’est si naturel… Je suis né à Wattinnes, dans la maison où mes parents sont nés. Ma femme est née à Wattinnes, elle était ma cousine, et ça ne vous intéresse pas, ces confidences-là, monsieur le recteur, mais si jamais il y a eu un ménage heureux, c’est le nôtre. Notre seul regret, c’est de n’avoir pas eu d’enfant, peut-être parce que… enfin, vous comprendrez tout à l’heure. Mais, en vieillissant, nous sommes devenus l’enfant l’un de l’autre, l’enfant caressé, adoré, choyé. Les sentiments changent, quand on n’est plus jeune mari et jeune femme, et qu’on s’aime toujours, qu’on s’aime de plus en plus. Le souci qu’on a pour l’autre devient le souci qu’on aurait pour un enfant : que celui qu’on aime continue à vivre et soit heureux en vivant. Ce n’est pas moi surtout, qui tiens à la résidence de Wattinnes. Moi, j’ai nourri des ambitions, je me suis vu professeur de faculté, maître de conférences en Sorbonne, et puis, qui sait ? Je vaux bien Cimier, après tout ! Mais ma femme tenait à ses habitudes, à son église, à ses amies, à sa terre de Merville, où nous allons l’été : et je suis resté où j’étais, monsieur le recteur, sans une ombre de regret, de plus en plus heureux parce qu’elle était parfaitement heureuse. Et elle m’en récompensait, j’étais perpétuellement comme porté, baigné dans son intimité délicieuse. C’est ainsi que nous avons fini par accepter notre situation avec allégresse. Quand je revenais de faire mon cours, elle me disait : « Comment vont nos gamins ? » On sait bien que j’ai été un père, pour ces gamins, on ignore qu’ils ont eu pendant vingt ans quelque chose comme une mère qui les a tous connus par leur nom !

» Et puis, voilà qu’un jour son caractère a changé. Elle a eu des sautes d’humeur, des larmes ; elle s’est grandi les inconvénients des mille petits incidents un peu pénibles qui tombent dans la vie. Enfin, elle a maigri, elle a pâli, elle a souffert. J’ai fait venir le médecin, et il m’a dit : « C’est… » Je n’ose plus vous dire le nom, puisqu’il paraît que c’est mal, puisqu’on ne doit pas parler de ces choses, qui sont pourtant seulement très tristes. Il paraît qu’on en meurt. Vous entendez : qu’on en meurt ! Et qu’est-ce que je serais devenu si elle était morte ? Alors, je n’ai plus pensé qu’à ça. Nous avons été voir tous les médecins du monde, nous avons été à toutes les eaux, et j’ai lu tous les livres, tous les livres sur ces maladies-là. C’est un résultat de notre éducation intellectuelle : nous avons besoin de savoir, scientifiquement, ce qui nous fait souffrir ou ce qui fait souffrir les nôtres. Et quand je rencontrais des collègues et qu’ils me demandaient des nouvelles de madame Babelon, je répondais sans détour, — j’étais trop plein de cet affreux sujet :

»  — Hélas, elle a une tumeur ! »

» Et je disais où ! On me le reproche : ah ! sale province ! sale province !

» Il se peut que je l’aie dit aussi à mes élèves. On leur avait parlé, ils savaient, et elle les aimait tant ! C’étaient mes amis. Et puis je ne pouvais plus rien cacher à personne. Ma tête était trop pleine de cet affreux souci… A la fin, on m’a dit :

»  — Il n’y a qu’une opération qui puisse la sauver.

» La sauver ou la tuer, n’est-ce pas ? On ne sait jamais. Combien de fois encore n’ai-je pas relu mes livres, ces terribles livres pleins d’images tragiques ! Enfin, nous nous sommes décidés ; nous sommes allés à Paris pour l’opération… Monsieur le recteur, vous ne savez pas ce que c’est que la chirurgie, maintenant ! C’est admirable, c’est splendide, c’est surhumain, c’est… c’est propre ! Ils m’ont sauvé ma femme ! Ils l’ont sauvée !… Quand je suis revenu avec elle, allègre, bien portante, et bonne, affectueuse presque comme avant, je ne me sentais pas de joie. Et j’aurais voulu me mettre à genoux devant ce chirurgien. J’en parlais à tout le monde ! En classe, mes élèves m’ont demandé, encore une fois :

»  — Et madame Babelon, m’sieur, comment va-t-elle ?

» Et je leur ai dit, à eux aussi, qu’elle était sauvée, qu’on l’avait opérée, que c’était magnifique. Maintenant que j’y pense, ils se fichaient de moi. Ils ont posé des questions :

»  — Vraiment, nous ne comprenons pas… Non ! Mais comment fait-on ?

» Alors, je leur ai tout dit, tout expliqué, et j’ai fait le dessin au tableau, je le reconnais. Voilà, monsieur le recteur !

Ses yeux purs et naïfs avaient revu, pendant ce récit, tous les détails de l’opération. Et il répéta convaincu :

— Mais c’est vrai ! Vous ne vous figurez pas comme c’est beau !

Le recteur avait de la pitié, à le voir si sincère. Mais quoi ! le scandale était tout de même flagrant. Wattinnes est une petite ville, semblable à toutes les petites villes. Il ne pouvait revenir sur sa décision.


Le professeur revint à Wattinnes écrasé. Sa femme l’attendait, anxieuse. Madame Babelon était guérie ; cependant, elle n’avait plus son égalité d’humeur d’autre fois.

— C’est arrangé ? demanda-t-elle.

— Non ! répondit son mari.

Et il dit pourquoi.

— Il avoua.

— J’ai été indiscret, Julie ! dit-il humblement.

Alors, madame Babelon, qui était de Wattinnes, comprit qu’en effet l’exil était inévitable. Elle vit « ses gamins » regarder sa taille en ricanant quand elle passerait dans la rue, et elle vit les dames de Wattinnes qui pinçaient les lèvres. Son désespoir lui inspira des paroles cruelles. Et le spectre de la haine conjugale, la plus terrible de toutes, des récriminations qui ne cesseront plus, s’éleva pour la première fois entre les époux.

M. Babelon rompit. Il s’alla cacher dans son bureau. Ses yeux s’égarèrent sur les rayons de sa bibliothèque, sur ses bouquins, ses chers bouquins, qui n’avaient pas changé de place depuis vingt-huit ans. Et, maintenant, il fallait bousculer tout cela, s’en aller sur les routes, vers des visages nouveaux, sans être sûr de retrouver sur celui de sa femme l’affectueux sourire pour lequel il avait tout sacrifié.

— Que le monde est méchant, murmura-t-il en tombant sur son vieux fauteuil ; qu’il est bête et qu’il est méchant !

Et il sanglota tout bas, longtemps, la tête dans ses mains.

FIN

TABLE

LE MONARQUE
CEUX DU NORD :
LE FÉLIBRE DU NORD
LA JOURNÉE DE M. STUYVAERT
L’ENTERREMENT DE MADAME STUYVAERT
BERTY
LE CRIME DE M. BABELON

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 10728-1-21.