The Project Gutenberg eBook of Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2) Author: Etienne François de Lantier Release date: May 12, 2023 [eBook #70747] Language: French Original publication: France: Arthus-Bertrand, Libraire, 1809 Credits: Ramón Pajares Box. (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/European Libraries.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE EN ESPAGNE DU CHEVALIER SAINT-GERVAIS (2 DE 2) *** NOTE DE TRANSCRIPTION * Les italiques ont été placées entre _tirets bas_ et les petites capitales ont été converties en MAJUSCULES. * Les erreurs clairement introduites par le typographe ou à l'impression ont été corrigées. * L'orthographe d'origine a été conservée mais elle n'a été harmonisée que dans les cas les plus visibles. * Les erreurs rapportées dans la liste des Errata ont été corrigées dans le texte. * Les notes de bas de page ont été placées à la fin du volume après renumérotation. * Cette œuvre n'est pas divisée en chapitres et n'a pas de Table des matières. La Table analytique, valable pour les deux volumes, peut supléer à cette absence. VOYAGE EN ESPAGNE. T. II. DE L’IMPRIMERIE DE Mmme Ve JEUNEHOMME, RUE HAUTEFEUILLE, Nº 20. [Illustration: Nous trouvâmes Dona Francisca devant la porte de sa maison, tenant son Enfant...] VOYAGE EN ESPAGNE DU CHEVALIER SAINT-GERVAIS, OFFICIER FRANÇAIS, ET LES DIVERS ÉVÉNEMENTS DE SON VOYAGE; PAR M. DE LANTIER, Ancien Chevalier de Saint-Louis. AVEC DE JOLIES PLANCHES GRAVÉES EN TAILLE-DOUCE, ET LE PORTRAIT DE L’AUTEUR. _Famam sequere, aut sibi convenientia finge._ TOME SECOND. A PARIS, Chez ARTHUS-BERTRAND, Libraire, rue Hautefeuille, nº 23. Acquéreur du Fonds de M. Buisson. —— 1809. VOYAGE EN ESPAGNE. Je descends d’une famille illustre de Castille, où est la meilleure noblesse d’Espagne. Mon père, dévoré d’ambition, était un des plus assidus courtisans de Ferdinand VI; il ne voyait de bonheur qu’auprès du roi, et de la gloire que dans les titres et les décorations. Ce qu’il ambitionnait le plus ardemment, était d’être tutoyé par les premières familles du royaume, et de jouir des honneurs de la _grandesse_. Il obtint l’un et l’autre après vingt ans de sollicitations et d’assiduité; mais il manqua quelque chose à sa félicité: il ne put acquérir avec la _grandesse_ le privilége qui permet de se couvrir devant le roi.[1] Hélas! au moment de son triomphe, un rhumatisme goutteux l’accabla de douleurs et termina, après deux ans de souffrances, sa gloire, ses projets et sa vie. Il m’avait présenté jeune à la cour, en me disant: Mon fils, si tu veux parvenir, profite de la leçon d’un courtisan anglais qui avait vieilli, toujours en place, sous trois rois. On lui demanda comment il avait pu se maintenir à travers tant de révolutions et d’orages; en étant, dit-il, roseau et non pas chêne. Je fus nommé, à l’âge de seize ans, _alferez_ (enseigne) dans la garde espagnole; j’y servais depuis deux ans, lorsqu’un jour me promenant au Prado[2] avec un de mes camarades, j’aperçus deux femmes, la mère et la fille, fort inquiètes de la perte d’un petit épagneul égaré dans la foule. Elles allaient, venaient, revenaient, appelant _Joya_ (bijou): c’était le nom du petit chien. Frappé de la beauté et de l’inquiétude de la jeune personne, je l’abordai et lui offris de chercher _Joya_. La mère et la fille acceptèrent mes offres avec l’expression de la reconnaissance. Après avoir pris le signalement de l’heureux bijou, je me mis à sa poursuite. J’eus le bonheur de le reconnaître dans les bras d’un grand escogriffe; je l’abordai et le priai de rendre ce chien qui ne lui appartenait pas. Il refusa avec audace; mais la vue de l’uniforme des gardes et mon épée, sur laquelle je portai la main, lui firent lâcher sa proie: je courus triomphant, la porter à sa belle maîtresse. J’étais suivi d’une foule de curieux qui criaient: _Guapo, valiente_! et qui apprirent à ces deux dames comment j’avais enlevé ce trophée. Mon zèle, mon courage et surtout la vue du charmant _Joya_, pénétrèrent leur cœur de joie et de reconnaissance. La jeune personne me fit les plus tendres remercîments. Doux et cruels souvenirs! O dona Francisca, que tu étais belle! quel charme ineffable t’environnait! J’offris à ces deux inconnues de les accompagner chez elles, et je fus accepté. La mère m’apprit qu’elle était la femme du peintre don Moreno; qu’ils n’avaient d’autre enfant que dona Francisca, et que leur unique chagrin était de n’avoir pas de fortune à lui laisser. — Vous avez, lui dis-je, dans votre fille un trésor inappréciable. Frappé d’un trait nouveau, épris déjà de cette belle enfant, elle avait à peine quinze ans, je ne pus me résoudre à me séparer d’elle pour jamais. Je dis à sa mère que j’avais du goût pour l’art de Raphaël et de l’Espagnolet; en effet, je le cultivais depuis un an; et que si son époux voulait me permettre d’aller chez lui prendre des leçons, je serais flatté de devenir l’élève d’un si bon maître. Dona Catalina, c’est le nom de la mère, me promit de lui en parler, et m’autorisa à venir le lendemain chercher la réponse. Je passai la nuit dans la douce agitation d’un cœur qui s’ouvre à l’amour pour la première fois. Je fus exact au rendez-vous; mais je ne vis point cette qui déjà fixait tous mes vœux. Je fus bientôt d’accord avec le père sur le prix des leçons. Je m’appliquai au dessin, et mon goût pour cet art libéral s’accrut avec mes progrès. Je me suis félicité souvent de l’acquisition de ce petit talent; j’y ai trouvé des consolations, un remède contre l’ennui et des moyens de subsistance. Don Moreno était un peintre médiocre, grand travailleur, mais la nature lui avait refusé le génie ou le talent qui marche avec des ailes. Cependant il était bon maître et donnait d’excellents principes. A l’heure de mes leçons, je voyais rarement dona Francisca; son père, homme grave et sévère, l’éloignait de moi; mais dona Catalina, douée d’une ame facile et du cœur d’une mère, m’indiquait les églises, les promenades où je pouvais les rencontrer. Que de messes, de sermons, de vêpres, j’ai entendus pour cette fille adorée! Les dimanches et les jours de fêtes, au sortir de l’église, nous allions nous promener tantôt sur les bords du Mançanarés, ou à la place Mayor, et plus souvent au Prado, où nous respirions un air pur, rafraîchi par les eaux jaillissantes des fontaines et embaumé du parfum des fleurs. Je me traîne sur ces détails, parce qu’ils me rappellent les heures les plus fortunées de ma vie. Alors j’étais aimé. Je passais une partie de la nuit à pincer de la guitare sous le balcon de dona Francisca. Parfois, quand elle pouvait tromper la vigilance de ses parents, elle y paraissait comme un astre qui vient embellir la nuit. Cette vie délicieuse durait depuis quinze mois; l’amour avait triomphé de mes goûts. Je regardais avec dédain les plaisirs de la jeunesse; l’amour, la plus énergique, la plus douce, la plus terrible des passions, absorbait toute mon ame. Mon bonheur, mon existence, étaient dans mon amante; je ne vivais, je ne sentais, ne respirais qu’auprès d’elle; je négligeais mes devoirs militaires. Mon commandant s’en plaignit à mon père, qui me réprimanda très-vivement. J’essuyai ses reproches en silence; mais j’allai me jeter aux genoux de ma mère, lui fis l’aveu de ma passion et la suppliai de solliciter l’agrément de mon père pour mon mariage avec dona Francisca. Ma mère, aussi alarmée que surprise, joignit aux remontrances, aux reproches, les prières les plus pressantes pour me faire abjurer un attachement qui ferait mon malheur, affligerait mon père et toute la famille. Pour toute réponse, je lui dis: Ou la mort, ou dona Francisca. Lorsqu’elle vit mon obstination et le désespoir où me jeterait un refus, elle me promit de parler à mon père et de solliciter son indulgence. Mon père la repoussa durement et garda avec moi un profond silence: mais trois jours après, mon colonel me fit mettre en prison, avec une sentinelle à la porte. Quel coup de foudre! Je fus anéanti. Le désespoir troubla ma raison et accabla mon ame. J’étais depuis quinze jours dans ce séjour de la douleur, où ma seule consolation était de tracer sur les murs les traits de mon amante, lorsque je reçus une lettre de mon père, qui me disait que ma prison ne s’ouvrirait que lorsque ma démence aurait cessé, que je donnerais ma parole de renoncer à mes folles amours et à un hymen qui déshonorait le sang des..., ses ancêtres. Je lui répondis qu’il n’y avait que le crime qui déshonorât, et que les hommes étaient égaux. — «Oui, me dit-il, dans sa réponse, l’égalité règne chez les Sauvages; mais dans un état civilisé, dans une monarchie, il faut, pour l’ordre et l’harmonie de la société, une distinction dans les rangs et les fortunes. Je vous conseille, pour votre repos et votre bonheur, de changer votre philosophie contre du bon sens; pour moi je ne changerai pas d’opinion et de principes.» Je languissais depuis trois mois dans ma prison. Mon père m’envoyait demander de temps en temps si je renonçais à mes chimères, si j’écoutais la voix de l’honneur et de la raison. Je répondais toujours négativement. J’essayai plusieurs fois de séduire la sentinelle qui était à ma porte; je fus obligé d’admirer la fidélité et le désintéressement du soldat espagnol: je n’en pus séduire aucun. Mais le ciel vint à mon secours. Mon père m’envoya un franciscain, son confesseur, pour me débiter un sermon sur l’obéissance que l’on doit à ses parents, et sur les malheurs attachés aux mariages mal assortis. Pendant son discours, je le regardais attentivement; et inspiré par mon bon génie, je conçus le projet de faire servir ce moine à ma délivrance. Je feignis d’être touché de ses belles maximes, et le priai de venir me revoir. Il reparut le lendemain. Je l’attendais, muni d’un poignard que j’avais sur moi lorsque l’on m’arrêta, et que j’avais caché dans ma paillasse. Le bon père me dit en entrant: Eh bien! mon fils, avez-vous fait de sages réflexions? — Oui, mon père, ma vie est entre vos mains, et la vôtre est dans la mienne; ce que je dis en lui présentant le poignard. Déshabillez-vous, donnez-moi votre habit ou vous êtes mort. Le pauvre moine, tremblant de tous ses membres, me répond: Ah! mon fils! quelle mauvaise pensée! C’est le démon qui vous l’inspire! — Cela peut être; je suis ensorcelé; je ne suis plus à moi; recommandez votre ame à Dieu. En parlant ainsi, je le tenais à la gorge, de la main gauche, et de l’autre j’appuyais la pointe du poignard sur sa poitrine: j’ajoutai, que risquez-vous? Vous faites une bonne œuvre et vous sauvez un infortuné. Le franciscain se rendit enfin à ce raisonnement, étayé de la présence du poignard. Il se déshabilla en gémissant, en répétant cent fois: _Santa Maria, sit nomen Domini benedictum_. J’endossai, aussitôt, son habit, son grand chapeau, et après l’avoir remercié, je sortis avec un air recueilli, le visage baissé, les yeux attachés à la terre, sans que sentinelle ou geôlier soupçonnassent que leur prisonnier s’échappait. Je me réfugiai dans une église jusqu’à la nuit; alors, protégé par son obscurité, je me rendis chez dona Catalina Moreno. Mon apparition la surprit étrangément: sans autre préliminaire, je me jetai à ses pieds et lui demandai la main de sa fille, lui disant qu’après notre mariage nous partirions pour Lisbonne. Le temps, ajoutai-je, l’indissolubilité de nos liens, la douceur et les attraits de dona Francisca, fléchiront l’austérité et les préjugés de mon père. Dona Catalina, effrayée d’une telle démarche, résistait à mes prières, à mes larmes. Appelez, lui dis-je, votre fille, et consultez son cœur et ses intérêts. Dona Francisca parut, et la douleur et l’amour animant mes traits et mon langage, je la suppliai d’écouter mes vœux, d’approuver mon projet. Elle hésitait, le trouble était dans son ame et l’amour dans ses regards. La mère dit alors, nous ne pouvons rien décider sans son père; allons le consulter. Don Moreno, flatté de l’éclat de mon alliance, n’ayant que ses pinceaux et quelques portraits à laisser à sa fille, après plusieurs objections que je combattis, consentit à notre union. Nous convînmes que le jour suivant, à deux heures de nuit, le père, la mère et la fille, avec un prêtre, se rendraient chez une de leurs parentes, que je m’y trouverais avec une voiture de poste, et que nous partirions après la célébration du mariage. Je les quittai transporté d’espérance et d’amour, et j’allai chercher un asile chez un de mes camarades. J’y passai la nuit et toute la journée suivante, ne voulant pas m’exposer à être reconnu par les espions que mon père devait avoir mis en campagne. Mon jeune ami se chargea de mes commissions, vendit quelques bijoux que j’avais, m’acheta une voiture, me prêta de l’argent, et j’attendis la fin de cette journée avec le tourment de l’impatience et du désir. A l’heure indiquée, j’allai à mon rendez-vous, accompagné de mon camarade. La famille de don Moreno et un prêtre m’y attendaient. Ma chère Francisca et moi reçûmes la bénédiction nuptiale, et nous nous jurâmes une fidélité éternelle. Quel serment! le Ciel l’entendit, et ne le reçut pas. La cérémonie fut suivie d’un soupé, et à minuit nous montâmes en voiture, après les plus tendres adieux de la mère et de la fille qui versèrent un torrent de larmes. Le père et la mère me criaient: Ayez soin de ma fille; que le bon Ange et la Vierge vous accompagnent! «Quel moment fortuné! je possédais enfin celle que j’idolâtrais depuis deux ans. Elle est à moi pour toujours, personne ne peut me la ravir! O, ma chère Francisca, lui disais-je en la pressant dans mes bras, aimable et tendre épouse, nouvelle moitié de moi-même! je respire à peine, mon ame est accablée du poids de son bonheur! Dona Francisca, émue, attendrie, ne me répondait que par des soupirs et des pleurs. Heureuse par l’hymen et l’amour, elle regrettait ses parents, sa maison, ses douces habitudes; sa timidité s’alarmait de sa démarche. L’obscurité de la nuit effrayait son imagination. Par malheur un orage se forme sur notre tête, les vents mugissent, la pluie tombe à grands flots, les éclairs, le fracas du tonnerre épouvantent les chevaux et le postillon qui implorait à grands cris la Madonne et tous les saints de sa connaissance. Pour moi, indifférent à la tempête, je jouissais de la plus belle nuit; je rassurais dona Francisca, je couvrais de baisers ses bras, ses mains; quelquefois ma bouche s’attachait sur la sienne, et elle me repoussait doucement. Enfin, l’orage s’appaisa à la renaissance du jour, et le soleil, déployant sa splendeur sur un ciel d’azur et sur la campagne rajeunie par la pluie, offrit à nos regards un spectacle délicieux qui ramena le calme et la sérénité dans l’ame de mon épouse. Regarde le ciel, lui disais-je, il est beau comme toi et pur comme ton cœur; il sourit à nos vœux, à notre amour. Alors, se jetant dans mes bras, les plus tendres caresses scellèrent notre union. Nous nous arrêtâmes à Salvatierra, première ville du Portugal; nous y séjournâmes pendant huit jours. Jours mémorables! heures enchanteresses et fugitives où je savourai dans un ravissement continuel tout ce que l’hymen et l’amour peuvent avoir de volupté et de délices! Après ce court période de temps, nous partîmes pour Lisbonne; je quittai mon nom et pris celui de ma femme, don Fernandès Moreno. Pendant les premiers jours, nous parcourûmes la ville et ses environs. C’est avec raison que les anciens l’appelaient _Elysea_; c’est un véritable élysée, c’est le séjour du printemps dans sa beauté, dans sa fraîcheur. Nous allions fréquemment à la place du Palais, située sur la rive du Tage, que les Portugais appellent le roi des fleuves.[3] Il a, dans cet endroit, plus d’une lieue de largeur, où flottent une foule de vaisseaux à l’ancre. D’autres fois nous montions sur l’une des sept collines qui nous offraient la magnifique perspective du fleuve, de la mer, de la campagne, des forts et de la ville. Ma jeune épouse qui, dans l’univers, ne connaissait que Madrid, et n’imaginait rien au-dessus de la place Mayor et du Prado, ne pouvait se rassasier de cet aspect magnifique. La mer, son immense étendue, frappaient son imagination, et la fesaient frissonner, surtout lorsque cet énorme volume d’eau était agité, ou quand elle apercevait un vaisseau se balançant au milieu des vagues courroucées. Nous passâmes ainsi les premiers jours dans des courses agréables, où tout ce que nous voyions était nouveau pour nous; où des sensations vives, la communication intime de nos ames, le bonheur d’être ensemble, ajoutaient un nouveau charme aux beautés de l’art et de la nature. Nous revenions, après ces exercices salutaires, dans notre humble logement, où nous fesions un repas frugal, assaisonné par l’amour et l’appétit. Ainsi, enivrés du présent, et très-imprévoyants de l’avenir, nous jouissions de tout ce que la vie a de plus doux, de plus ravissant. Mais notre argent s’écoulait et le vide qui se fesait dans ma bourse, m’avertit qu’il fallait descendre de la sphère céleste, pour m’occuper des choses de la terre. J’écrivis à mon père une lettre touchante pour implorer ma grâce et ses bontés. Il ne daigna pas me répondre. Alors, pour subsister, j’eus recours à mes petits talents. Je m’affichai peintre de portraits. J’exerçai bientôt mon pinceau pour un chanoine de la cathédrale. Un visage ovale et plein, des joues colorées, des yeux pers, une physionomie de jubilation: voilà le premier portrait que j’eus à faire, et je réussis. Mais ce qui propagea ma réputation, c’est le portrait de la femme d’un alcade, âgée de cinquante ans. Mon pinceau indulgent lui enleva quatre lustres de son visage. Cette adroite flatterie m’attira quantité de femmes surannées, fort aises de rajeunir dans leurs portraits. Pendant mon travail, ma femme brodait auprès de moi, et ses regards animaient mon pinceau. Que nous étions heureux à côté l’un de l’autre! Un léger nuage troubla un moment notre félicité. Un jeune homme d’une figure agréable vint me prier de faire son portrait. Je m’aperçus que pendant les séances il ne cessait de regarder ma femme, de lui adresser la parole. Cette galanterie me déplut. Je me hâtai de finir son portrait et de le renvoyer. Il me demanda la permission de revenir nous voir. Je la refusai, alléguant que mes occupations et ma fortune ne me permettaient pas de recevoir du monde, et je ne le revis plus. Mais un jour en rentrant chez moi, je trouvai son chien, un petit épagneul qui le suivait toujours. Je crus d’abord que le maître était avec le chien. Je me trompai, je n’en parlai pas; mais deux jours après, je revis encore ce petit animal dans ma chambre: alors mes soupçons se fortifièrent; je pensai que ce chien n’y viendrait pas aussi souvent si son maître n’y revenait aussi pendant mon absence. J’abordai ma femme d’un air sombre et soucieux; elle m’en demanda la cause avec inquiétude et attendrissement. Je lui répondis que c’était le silence de mon père qui m’attristait. Elle le crut; je commençais à oublier le maudit chien, lorsque pour la troisième fois je le trouvai auprès de ma femme qui le caressait. A cette vue je pâlis, je frémis. Dona Francisca alarmée, me demanda si j’étais malade. — Oui; je souffre, lui dis-je avec humeur et dureté. — Ah! mon ami! quittez ce ton sévère, s’écria-t-elle, vous allez me donner la mort: qu’avez-vous? Ouvrez-moi voire cœur, je vous en supplie à genoux. Elle s’agenouilla en prononçant ces mots. Je la relevai. — Vous le voulez, lui dis-je, je parlerai. Que fait ici le chien de ce jeune homme que j’ai peint, et qui me chagrinait par son air galant et doucereux? S’il ne venait pas dans mon absence, le chien n’aurait pas l’habitude de la maison.— Ah! don Fernandès, quelle injure! quelle erreur est la vôtre! Ce chien n’est plus à ce jeune homme; il l’a troqué contre un levrier danois, avec cette vieille dame qui loge au premier étage. Confus, affligé, détestant ma jalousie, j’implorai mon pardon, et je l’obtins aisément. Ce nuage dissipé, nos jours en devinrent plus doux et plus sereins. Tous les soirs nous nous félicitions d’avoir passé une journée agréable. L’ambition, l’avarice, le crime, disions-nous, cherchent le bonheur au-delà de la nature; il est dans son sein, dans les douces affections et les jouissances de l’ame. C’est alors que j’observai que l’homme qui vivait de son talent, de son travail, lorsqu’il ne lui manque pas, était beaucoup plus heureux que le riche oisif, assuré de sa subsistance. Le travail a rempli agréablement sa journée, et l’aspect de son bénéfice est pour lui chaque jour une nouvelle jouissance. Un an s’était écoulé dans ce rêve délicieux, lorsque je reçus une lettre de dona Catalina, qui m’annonçait la mort de mon père, ajoutant que ma mère s’était retirée dans un couvent, et que j’étais déshérité. La perte de ma fortune affligea vivement dona Francisca. Ce n’est pas sur moi, disait-elle, que je pleure: la pauvreté fut toujours mon partage; et qu’ai-je besoin de fortune auprès de mon époux? Mais je suis la cause de la ruine. Un jour, peut-être, tu regretteras ces richesses, ces honneurs que tu dédaignes aujourd’hui. — Ah! ma chère Francisca, étouffe ces vains regrets; en te consacrant ma vie, j’ai troqué une vaine opulence, un éclat frivole contre la paix et le bonheur. Cependant, je revins à Madrid pour tâcher de sauver quelques débris du naufrage. Je plaidai contre mon frère pendant trois ans, et ayant obtenu de la justice quelques parcelles de biens paternels, je vins m’établir à Tolède, où je repris mon nom. Ma femme était dans tout l’éclat de sa beauté, et ses charmes et mon nom attirèrent chez moi la noblesse du pays. Je donnai des fêtes et des bals où brillaient la légèreté et les grâces de dona Francisca. Elle dansait souvent le _fandango_ avec le comte d’Avila, jeune homme d’une figure charmante et qui avait rapporté de Paris, où il avait passé plusieurs années, la galanterie, l’inconséquence et l’urbanité françaises, et le goût d’un faste noble et élégant que soutenait son opulence. Il a beaucoup de grâces et d’agrément dans l’esprit; mais un tort très-grave le dépare aux yeux de ses compatriotes: il est fort prévenu pour les Anglais et les Français. L’Espagne, dit-il souvent, est arriérée de deux siècles sur ces deux nations. Le souverain bien, pour un Espagnol, est de dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au retour du soir, de prendre du chocolat, et de n’avoir aucune occupation que la dévotion et l’amour; les Anglais et les Français jouissent de la vie autant par leurs travaux et leur activité dans les affaires, que par leur philosophie et le talent heureux d’embellir et de prolonger le plaisir. Ses opinions lui ont attiré plusieurs affaires dont il s’est tiré avec honneur. Quoi qu’il en dise, si ma nation est arriérée de deux siècles sur les Anglais et les Français pour les arts, le commerce et les jouissances de la vie, elle est à leur hauteur pour le courage, et peut-être elle les surpasse en esprit et en vertus. Au reste, ses préjugés me choquaient beaucoup moins que sa galanterie auprès de ma femme. Souvent il laissait échapper des traits ingénieux et flatteurs sur ses charmes; il lui baisait souvent la main, il est vrai, sous mes yeux; mais à chaque baiser le frisson me saisissait. Cependant averti par le passé, soutenu par le respect humain, ne pouvant vaincre ma jalousie, je la dissimulai; mais je nourrissais une autre cause de chagrin qui aigrissait mon caractère: mes fonds baissaient. La vanité, l’orgueil avaient forcé ma dépense. Je sentais déjà toute l’humiliation de la pauvreté. Ma femme me demanda souvent la cause de ma tristesse. Je l’attribuai au déplaisir que j’avais de ne pouvoir embellir ses jours par une fortune plus considérable; je lui disais: Vous êtes environnée d’une noblesse brillante; leurs femmes ont des diamants, des équipages, un nombreux domestique; et vous, l’épouse de don Fernandès... vous allez à pied, sans éclat, sans parure, comme la femme d’un simple bourgeois. — Mon ami, me répondait-elle, aime-moi toujours, ton amour sera ma plus riche parure. Le bonheur est attaché à l’union des cœurs, au charme d’une vie innocente et paisible, et non au vain prestige d’un faste aussi triste que fatigant. — J’en conviens; mais je porte un nom illustre: le plus beau nom a besoin de l’éclat de la fortune: sans elle la grandeur de la naissance n’est qu’un tableau décoloré, terni par la poussière. — Je vois que tu envies les richesses de tes égaux, peut-être celles du comte d’Avila? — Du comte d’Avila, m’écriai-je! non, je n’envie ni son faste, ni ses grands airs! — Tu as raison: depuis que je fréquente cette haute noblesse, je ne vois point briller dans leurs ménages les rayons du bonheur. Les grands seigneurs s’aiment trop; l’orgueil, l’ambition les occupent plus que leurs femmes; et celles-ci ont trop de loisir et de vanité pour s’attacher à leurs époux. Ensuite, elle ajouta, en soupirant: Mon ami, un soupçon me tourmente. — Lequel? parle avec confiance. — Je crains bien qu’un jour tu ne m’accuses de la perte de ta fortune et de la grandeur? A ces mots, le cœur ému, je l’embrassai tendrement et lui jurai que sa tendresse était le plus beau présent que la fortune put me faire. — Eh bien, dit-elle, reprends tes pinceaux, rentrons dans l’obscurité, le grand éclat du soleil éblouit et fatigue les yeux, une lumière douce les repose et réjouit l’ame. Sur le penchant des coteaux qui dominent Tolède, il y a des _cigarales_ charmants,[4] où les rochers et les bois prêtent leur ombre à la noble indigence et à l’infortune; allons-y jouir de nous-mêmes, de notre amour et du calme de la solitude. — Oui, ce plan me séduit, et je vais m’occuper des moyens de l’exécuter. Cet entretien calma pour un moment les accès de ma jalousie; mais deux jours après, le comte vint m’offrir de me prêter de l’argent, que je refusai. Cette offre réveilla mes soupçons. Je pensai que ma femme lui avait confié notre embarras, et que sa générosité était l’effet de son amour. Un nouvel incident confirma mes doutes. J’étais sorti de grand matin pour aller voir les tableaux de la cathédrale; après avoir lu l’épitaphe du tombeau du cardinal Porto Carrero, qui fait naître de tristes réflexions sur le néant des grandeurs humaines,[5] j’entrai dans la salle capitulaire où sont tous les portraits des archevêques de Tolède. Je les observai avec d’autant plus d’attention et d’intérêt que, dans cette succession de portraits, on voit les progrès de la peinture en Espagne depuis 1085, époque de la prise de Tolède sur les Maures. J’étais dans cette salle depuis quelque temps, lorsque je vis entrer mon épouse, le comte d’Avila et Éléonore de Galves, sa cousine. Ma présence parut les étonner; mais plus surpris encore, je sentis les frissons de la jalousie. Je m’efforçai de la dissimuler, et je demandai à dona Francisca le motif qui l’attirait dans cette église. Dona Éléonora et le comte sont venus me demander du chocolat, et m’ont engagée à venir voir les reliques envoyées à cette église par Saint Louis, roi de France. — Si j’avais été prévenu de cette partie, j’aurais été des vôtres. Le comte me dit alors, d’un ton léger, qu’il fallait que les femmes fissent de temps en temps quelqu’acte de liberté pour prouver qu’elles sont libres. En France... — Eh, monsieur le comte, m’écriai-je avec humeur, nous sommes en Espagne, et les frivolités de la France ne séduisent que les têtes légères. J’aurais vécu dix ans à Paris, que je n’en reprendrais pas avec moins de plaisir la cape, la montère, les mœurs et les coutumes de ma patrie. Ma femme ajouta que, née à Madrid, elle ne s’écarterait jamais des usages et des modes de son pays, surtout de ceux qui resserrent les liens du mariage. Sans doute le comte avait été offensé de l’aigreur de ma répartie; mais je crus m’apercevoir qu’un regard de ma femme lui avait commandé le silence. Le sacristain parut alors et nous allâmes voir les reliques de Saint Louis.[6] Je les quittai ensuite sous prétexte d’aller dessiner quelques tableaux; mais loin de songer à m’occuper, j’allai me promener sur les bords du Tage, agité, dévoré de jalousie. Eh quoi, ne peut-on aimer sans nourrir ce serpent dans son cœur! Le doute fesait mon plus cruel supplice. Je crois que j’aurais préféré la certitude de savoir ma femme coupable. Enfin, pour éclaircir ce terrible problême, je combinai un plan auquel je m’arrêtai. Rentré chez moi, j’eus la force d’affecter la sérénité d’une ame tranquille. Le soir je dis à dona Francisca que le lendemain, j’irais passer la matinée à la campagne, pour dessiner les ruines d’un ancien aqueduc, ouvrage des Romains: ma femme ne soupçonna point le piége. Cependant enveloppé d’une cape d’emprunt, un grand chapeau à bords rabattus sur la tête, une épée cachée sous ma cape, je me tapis au coin de ma rue, pour voir si le comte ne profiterait pas de mon absence pour venir chez ma femme. Au bout d’une heure, je vis sortir sa camariste; je la suivis et la vis entrer chez le comte: je compris qu’elle venait l’avertir de mon absence. Je retournai à mon embuscade pour attendre mon rival, et me venger s’il paraissait. Je ne me trompai point; il accourut à pied, seul, avec un air triomphant; à cette vue, furieux, hors de moi, je fonds sur lui l’épée à la main, en lui criant: Traître, défends-toi! Il voulut parler: Défends-toi, lui dis-je, ou je te coupe le visage! A ces mois outrageants, il tire son épée; je l’attaque, le presse, et animé par la rage, je lui plonge la mienne dans le sein. Il tombe mort ou mourant, je le recommande à deux hommes qui étaient accourus; et moi, troublé, égaré, je sors aussitôt de Tolède, renonçant à la perfide que j’avais tant aimée, et poursuivi par son souvenir et l’ombre sanglante du comte. Après une course rapide, je m’arrête sur les bords du Tage: je sonde sa profondeur, d’un œil égaré. C’est dans ces flots, me dis-je, que doivent finir ma vie et mes tourments. Je quitte ma cape; j’allais me précipiter. Mais la religion me cria au fond de l’ame: arrête; il est un Dieu vengeur qui punit le suicide. Je vis l’enfer ouvert sous mes pas, et je m’éloignai, glacé d’horreur et d’épouvante; et après l’agitation la plus cruelle, je résolus d’aller à Valence, m’enfermer dans une chartreuse, pour expier les égarements d’une vie aussi coupable que malheureuse. Je marchais à grandes journées. Quelquefois je m’arrêtais dans un lieu aride et sauvage, et là, au pied d’un rocher, je nommais, j’appelais ma femme et je versais un torrent de larmes. Un jour, en traversant une rue de Carthagène, un chien poursuivi par un garçon boulanger, armé d’un bâton, vint se réfugier auprès de moi; son regard implorait ma protection. Cet animal, ne connaissant ni le tien ni le mien, avait dérobé un pain. J’arrêtai la vengeance du boulanger en lui payant le vol; et je laissai le chien dévorer sa proie tout à son aise. Quand je fus hors de la ville, je m’aperçus qu’il me suivait. Je l’appelai, il vint à moi et me témoigna sa reconnaissance par l’agitation de sa queue et l’expression de ses regards. Ah! dis-je, ce chien est reconnaissant d’un léger service, et ma femme à qui j’ai sacrifié mon état, ma fortune, les plus belles espérances... Les pleurs me suffoquaient. Je m’assis sur une pierre et le chien vint se coucher à mes pieds et s’endormit. Heureux animal! lui dis-je, ni l’ambition, ni la jalousie, ni le remords, ne troublent ton sommeil. Grand Dieu! tu traites les animaux avec plus d’indulgence que l’homme fait à ton image! Pauvre chien, tu seras désormais ma seule consolation et mon unique ami. Je cherchai un nom pour lui, et me souvenant de mon vieux Virgile, je l’appelai _Acate_. En traversant la chaîne des montagnes, je me trouvai vis-à-vis de cet hermitage dont la porte était ouverte; j’entre. Quel spectacle! Je vois dans un cercueil un hermite mourant; l’abstinence et la vieillesse avaient desséché son corps; il me fit signe de lui donner un crucifix qui était suspendu sur sa tête. Quand il le tint, il le baisa plusieurs fois et l’appliqua sur son cœur. Il parut faire un effort pour me parler, mais sa voix était éteinte et il expira bientôt. J’étais indécis si j’abandonnerais ce cadavre, ou si je l’enterrerais. J’aperçus deux pâtres et je les appelai; ils accourent; entrés dans la caverne, ils se mettent à genoux, disent des prières pour l’hermite et m’aident ensuite à l’ensevelir. Je plantai une croix sur ce tombeau, où je vais souvent prier pour lui et rêver silencieusement à la rapidité, au néant de la vie. Les pâtres m’apprirent que cet anachorète habitait la caverne depuis vingt ans: que tous les huit jours il allait faire la quête à Carthagène, où on lui donnait des légumes et du pain; c’était la provision de la semaine. Il passait sa journée dans un cercueil, lisant et relisant une vie des Saints, dont j’ai hérité, en poussant continuellement des soupirs vers le Ciel; c’est tout ce que l’on sait de lui; sa vie s’est écoulée dans l’ombre. Il est mort tout aussi avancé que notre grand empereur Charles-Quint, qui a joué un rôle si brillant sur la terre. Je passai la nuit dans cet hermitage; et voyant qu’il appartenait au premier occupant, je m’y établis, résolu d’embrasser la vie érémitique; je me fis appeler comme mon prédécesseur, don Ambrosio. Je vis ici depuis quinze mois avec mon fidèle Acate. La promenade, mes pinceaux et la lecture de la Vie des Saints, remplissent mes journées. Peut-être elles auraient pour moi plus de douceur, si le souvenir déchirant d’une épouse infidèle, et le remords d’un meurtre ne me poursuivaient dans le silence de cette solitude.» Le poète du Toboso prit alors la parole et dit: Senor don Ambrosio, il me semble que la jalousie a précipité votre jugement; souvenez-vous du petit chien de Lisbonne, dont la physionomie avait troublé votre cervelle. Il ne faut pas accuser légèrement les femmes; et dans le doute, il vaut mieux les croire innocentes que coupables. J’ai lu que Mahomet, le prophète, étant averti que Aiesha, sa femme chérie, avait une intrigue avec un jeune Arabe, fit descendre du Ciel un chapitre du Coran pour affirmer que sa femme était fidèle. Le calessero, qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire, s’écria qu’il avait l’espérance que le senor don Ambrosio reconnaîtrait l’innocence de dona Francisca, et qu’il la reprendrait. Mes pressentiments, ajouta-t-il, ne m’ont jamais trompé. Un jour je fus arrêté par des voleurs qui me prirent cinq piastres. Allez, leur dis-je, le Ciel vous punira. Deux mois après, ils furent pris et massolés pour d’autres crimes.[7] Depuis cinq ans de mariage ma femme ne m’avait donné aucun enfant; je pressentis qu’elle deviendrait enceinte si je l’envoyais à Saragosse prier Notre-Dame del Pilar. Mon pressentiment ne me trompa point: après neuf mois, elle accoucha d’un beau garçon. Le jour commençait à poindre; don Manuel dit alors: J’ai le pressentiment que nous irons ce soir coucher à Carthagène. Un grand saint a dit, qu’il y a deux époques dans la journée qui méritent notre attention: le matin pour songer à son dîné, et le soir pour penser où l’on soupera et où l’on passera la nuit.[8] Nous prîmes congé de don Ambrosio en le remerciant de l’honnêteté de son accueil. Je lui conseillai de renoncer à sa vie érémitique et sauvage, d’autant plus malheureuse que la religion, qui, s’emparant de l’imagination, change les sacrifices en jouissances, n’en était pas le principe. Quand le cœur, me répondit-il, est déchiré par les objets de nos affections, leur abandon, leur perfidie semblent inculper tous les hommes; nous les enveloppons dans notre haine et dans nos ressentiments. Si un jour je ne puis supporter le poids de cette existence que vous appelez sauvage, j’irai me réfugier dans un monastère; mais jamais je ne rentrerai dans la société. Il faut convenir, me dit dans la route le poète du Toboso, que la terre est peuplée de fous. Don Ambrosio vit en ours dans les montagnes, pour se punir de l’infidélité de sa femme; son prédécesseur est resté vingt ans dans cette caverne, étendu dans un cercueil, apparemment pour aller en paradis tout couché; un autre abandonne sa femme, ses enfants, ses douces habitudes, pour aller au Mexique, chercher des richesses, des fatigues, et la mort. Un fanatique se condamne, dans une chartreuse, à l’oisiveté, au jeûne, au silence, pour plaire à Dieu, comme si Dieu avait créé les hommes pour vivre à l’instar des bêtes fauves et des orang-outangs. Un grand seigneur, favori de la fortune, possédant des terres, des châteaux, où il pourrait dire, comme Horace: _Hic vivo et regno_ (ici je vis et je règne), court à Madrid ramper dans le palais des rois, sacrifie son temps, sa liberté, son repos, pour avoir l’honneur de baiser la main du monarque un jour de gala, de mettre son chapeau devant lui, et de le suivre à la chasse en habit vert.[9] Mon ami, vive un enfant d’Apollon! libre comme l’oiseau, il ne fait sa cour qu’aux muses et à sa Corine, et ne la reçoit de personne; il est toujours dans les régions éthérées, toujours content de lui et de ses vers. — Cette espèce de folie est peut-être plus agréable; mais un pays où il n’y aurait que des poètes, ressemblerait à un champ qui ne produirait que des bluets et des coquelicots. Les cahots interrompirent souvent cet entretien philosophique. Le chemin était âpre et rocailleux. Don Manuel criait de temps en temps à notre phaéton: Eh! _calessero_, ne me fais pas briser ma cervelle où réside mon _sensorium commune_, si tu veux que je pense. Enfin la route s’adoucit; nous descendîmes dans une plaine, au bout de laquelle s’élevait Carthagène. Elle s’annonçait de loin entourée de hameaux, de vergers, de métairies, de _sitios_ (maisons de campagne), et de promenades charmantes. Je m’approchais avec plaisir de cette ville célèbre, jadis la plus riche après Rome, et qui me rappelait le fameux Scipion qui la prit dans un jour, et Annibal qui l’embellit, et qui partit de là pour aller détruire Sagonte. Les lieux où les grands hommes ont vécu donnent au souvenir un intérêt vif et touchant. L’imagination franchit les intervalles des temps, et nous rend contemporains de ces illustres personnages. Je voyais encore Scipion renvoyer à leurs parents les otages que les Carthaginois avaient exigés de la nation espagnole. J’admirois cette belle captive, dont la beauté attirait tous les regards. Scipion demande quels sont ses parents, sa patrie; on lui apprend qu’elle était promise en mariage au jeune prince des Celtibériens. Alors il fait venir ce prince, et lui dit: Je vous rends votre épouse; sa jeunesse et sa vertu ont été respectées dans mon camp, comme dans sa maison paternelle: en la conservant dans toute sa pureté, j’ai voulu vous faire un présent digne de vous et de moi: la seule reconnaissance que j’exige, c’est que vous deveniez l’ami des Romains. A ce discours, le jeune prince, pénétré de joie et d’admiration, prit la main de Scipion, et supplia les dieux de récompenser tant de magnanimité et de vertu. Ce général romain trouva dans Carthagène 64 bannières militaires, 276 coupes d’or, 18,300 marcs d’argent, et quantité d’autres richesses. De cette ville, il alla combattre Annibal devant les murs de Carthage. Les deux plus grands généraux de la terre sont en présence: la victoire incertaine plane entre les deux camps; elle couronna Scipion. A quoi aboutissent tant de triomphes, tant de gloire? De retour à Rome, il est accusé, proscrit par ses concitoyens, et il va mourir oublié dans sa petite maison de Literne! Annibal, banni de sa patrie, poursuivi par les Romains, trahi par un roi de Bithynie, son hôte, se voit forcé, à l’âge de soixante-cinq ans, d’avaler du poison! Hélas! Tout est fumée, et tout nous fait sentir L’affreux néant qui va nous engloutir. Arrivés à la _posada_ à l’heure du dîné, on nous servit une soupe faite avec du lard rance, en nous régalant d’un proverbe espagnol: _Non hai olla sin tocino, ni sermon sin Augustino_.[10] Cette soupe fut relevée d’une omelette à l’huile, deux plats dignes des Caffres ou des Hottentots. Consolez-vous, me dit don Manuel, ce soir vous aurez un souper aussi bon que ceux que la dame Jacinte donnait au licencié Sédillo, célébré par Gilblas. Allez voir le port; en attendant, je ferai un peu de sieste, et préparerai ensuite les ressorts qui doivent établir notre soupé. Le port de Carthagène est creusé par la nature, et enfoncé dans les terres; les vents y sont muets, le matelot y dort avec tranquillité. _Tuta quies habitat_. Le célèbre André Doria disait qu’il ne connaissait que trois ports sûrs et commodes: le mois de juin, de juillet, et Carthagène. Je visitai l’arsenal, qui est immense, et fourni de tous les agrès nécessaires pour l’équipement des vaisseaux. La ville est assez grande, mais elle a peu de belles rues, et encore moins d’édifices remarquables. Au bas d’une promenade, fréquentée l’été, je vis une petite église érigée en l’honneur de saint Jacques, patron de l’Espagne. Une bonne femme me dit que c’était là où le saint avait débarqué, lorsqu’il vint de la Palestine pour convertir la nation. Après une promenade assez longue, la nuit approchant, je retournai à la _posada_, aiguillonné par l’appétit et l’espoir de la bonne chère, promise par don Manuel. Il tint parole. Dès qu’il m aperçut: Arrivez, me dit-il; mes entrailles crient, toute la cuisine est en mouvement pour nous: _Cuncta festinat manus_. Dans ce moment le _posadero_ annonça à don Solano que nous étions servis. A ce nom, je regardai fixement le poète du Toboso, qui, conservant sa gravité, me dit: Allons nous mettre à table. Ce qui m’étonna le plus, c’est la nouvelle physionomie de l’hôtelier qui, le matin, nous servait un méchant potage avec un rire sardonique, et qui alors avait un air riant et respectueux. O divine influence du génie! m’écriai-je, quand nous fûmes tête à tête avec le cygne de la Manche; mon cher, vous avez plus d’imagination à vous seul qu’Homère et l’Arioste ensemble. Cependant, selon moi, ces deux poètes sont les plus féconds et les plus doués de cette faculté; comment avez-vous fait germer la générosité dans l’ame d’un aubergiste? pourquoi vous appelle-t-il don Solano? — Buvons d’abord un verre de cette malvoisie de Catalogne, qui est un vrai nectar, et fesons une libation au docteur Esculape, fils d’Apollon et de la belle Coronis. C’est à ses doctes inspirations que je dois mon succès; je suis encore plein de ses aphorismes! Jeune homme, écoutez et profitez. En arrivant, j’ai appris que la femme de notre hôte était brouillée avec la santé, et c’est sur sa maladie que j’ai appuyé mes espérances. _Buen principio, la mitad es echo_.[11] Sachez que je suis le petit-fils de don Solano, grand médecin de l’Andalousie.[12] Je prévois l’heure de la fièvre; je puis annoncer à un homme qu’il l’aura à tel jour, à telle minute. — Et vous pouvez peut-être la lui donner? — Pourquoi pas? Si je m’empare de son imagination, je puis le guérir ou le rendre malade au gré de mon art ou de ma baguette magique. Or, ma sieste finie, j’ai vu le mari de la malade; et m’annonçant comme le petit-fils de don Solano, je me suis fait rendre compte de la maladie; et j’en ai promis la guérison au nom de mon grand-père, d’illustre mémoire. A ce grand nom, j’ai vu la joie et la vénération sur tous les visages. Le posadero m’a conduit aussitôt vers sa femme, en m’accablant de compliments et de cérémonies. J’ai tâté le pouls d’un air méditatif, comme fesait mon aïeul don Solano. Il est dur et fréquent, ai-je dit; la fièvre a dû vous prendre ce matin à onze heures, une heure plus tard qu’hier. Vous devez avoir des maux de tête. Mon savoir les a étonnés; mais j’avais eu l’adresse d’interroger préalablement la servante. Ensuite, comme la malade est jolie, j’ai visité le siége des obstructions. Le pilore, ai-je dit, et le mésentère sont en bon état. Cela ne sera rien, nous terrasserons, par des boissons réfrigérantes, la fièvre qui n’est occasionnée que par une grande effervescence du sang. Avez-vous un médecin? — Oui, le docteur _Ispalis_. — Je le connais, c’est un habile homme qui a tué bien du monde; mais c’est ainsi que l’on apprend son métier. Que vous a-t-il ordonné? — Une saignée ce soir, et une médecine demain. — Gardez-vous-en bien; buvez de la limonade et mangez des pommes cuites. Ensuite j’ai demandé à la malade, s’il y avait long-temps qu’elle fesait lit à part avec son mari. — Il y aura quinze jours demain. — C’est trop, beaucoup trop. Je vous ordonne de vous réunir: la nature nous punit lorsque nous cherchons à la combattre et à la vaincre. A cette ordonnance, j’ai vu le sourire de la joie rayonner sur le visage de la malade; le mari a admiré mon profond savoir et m’a offert de l’argent que j’ai noblement refusé, en disant que je visitais les malades pour mon plaisir. Allons, buvons au divin Esculape, le dieu des charlatans. Le vin ouvre l’esprit, exalte l’ame. Je suis persuadé que plus d’une prophétie est sortie du fond d’une bouteille. — M. le docteur, lui ai-je dit, prenez garde de finir comme votre trisaïeul Ésope, et de vous faire jeter par les fenêtres, en tâtant le pilore des femmes[13] et en traitant vos malades avec des pommes cuites. — Malgré vos railleries, un mauvais médecin n’est pas si dangereux qu’un certain vent d’Afrique, nommé à Séville _el solano_. Lorsqu’il souffle, il échauffe tellement le sang et le cœur, que les cent yeux d’Argus ne suffiraient pas pour veiller sur la jeunesse. — Mais où est la patente qui vous permet d’exercer la médecine? — Il n’en faut point en Espagne; tout le monde a le droit de saigner, de purger, et d’envoyer sur le noir Cocyte qui bon lui semble: c’est le pays de la liberté. — Oui, pour les médecins et les moines. Dans ce moment notre hôte entra suivi d’un homme qui marchait avec peine. Voici, dit l’aubergiste à don Solano, mon beau-frère qui vient chercher un remède pour la goutte, qui le fait souffrir comme un _demonio_. A ces mots, don Manuel Solano affectant une gravité doctorale, demande au goutteux si c’est la chiragre ou la podagre qui le tourmente. — Par Saint Jacques, M. le docteur, je n’entends pas ces mots arabes; je sais que j’ai une belle et bonne goutte. — Mon ami, la podagre est la goutte qui se fixe sur les pieds, et la chiragre s’attache aux mains. — Monsieur, c’est donc la podagre que j’ai. — C’est bon. — Pas trop. — La goutte est fille de Bachus et de l’Amour. — _Valga me dios_, la mienne est donc bâtarde, car je bois très-peu de vin; et à l’égard de l’amour, je suis marié depuis quinze ans, et mon amour a été plutôt usé que mon habit de noces. — Que faites-vous quand vous souffrez? — Je crie, j’enrage, je jure, et parfois je bats ma femme. — C’est bien; continuez: l’exercice atténue et divise les humeurs, cause efficiente de la goutte. Cependant, mangez des pommes cuites, et à toutes les heures buvez un verre d’eau de fontaine dans laquelle vous ferez infuser de la racine de patience. Si vous suivez mon ordonnance, la goutte délogera de chez vous, ou bien elle a le diable au corps. J’ai guéri, avec cette recette, un prieur des cordeliers qui ne pouvait plus aller, tous les matins, boire le chocolat chez une dame de qualité; un financier qui ne pouvait plus rien prendre avec ses mains; un chambellan que la douleur empêchait de rester debout dans l’antichambre du roi, et qui à présent s’y tient sur ses deux pieds pendant toute la journée. J’ai aussi rendu l’usage de la main droite à un cardinal qui ne pouvait plus donner de bénédictions, ni écrire des sermons et des billets galants à une duchesse. Le goutteux, très-persuadé de l’efficacité du remède, offrit à don Solano une piastre gourde; mais il la refusa, en disant que c’était dégrader la noble profession de la médecine que d’exiger un salaire, comme un simple artisan. Apollon chez Admète, s’écria-t-il, ne fesait payer ni ses vers, ni ses ordonnances. Cet homme se retira émerveillé du savoir et surtout de la générosité de ce grand homme: et nous, nous allâmes réparer nos forces et chercher le sommeil dans des lits dignes d’un chanoine de la cathédrale de Madrid. Le chant du coq nous avertit du lever de l’aurore; il fallut s’arracher à la plume oiseuse. L’aubergiste nous vit partir avec regret. Il refusait son paiement; mais moi, qui ne voulais pas vivre à ses dépens, je l’obligeai de l’accepter. La route, au sortir de Carthagène, est agréable pendant deux lieues; mais ensuite des montagnes, des sentiers étroits et escarpés la rendent très-pénible. Cependant nous égayions le chemin par le récit des prouesses du révérend père don Ésope, et des aphorismes du docteur don Solano. Après le passage des montagnes le beau chemin recommence, et bientôt on aperçoit de loin la ville de Lorca, assise sur la croupe d’une montagne. Cette ville était riche, populeuse sous la domination des Maures; mais sa splendeur s’est éclipsée comme celle de toute l’Andalousie. Lorca n’est plus habitée que par des laboureurs descendants des Maures, aujourd’hui nouveaux Chrétiens; mais le baptême, au lieu de la circoncision, n’a pas fructifié: ils n’en sont ni moins grossiers, ni moins voleurs. C’est un assemblage d’hommes que les Espagnols appellent _Bohémiens_. Nous nous trouvâmes dans la Venta, au milieu d’un cercle d’ânes, de mulets, de muletiers. Au coin d’un feu alimenté par la bouse de vaches, était un nouvelliste enfermé dans sa cape; à ses côtés un aveugle qui, de temps en temps, fesait résonner sa guitare et chantait du nez un air tendre et langoureux. Deux petites filles de dix à douze ans et un petit garçon du même âge, n’ayant pour vêtement qu’une chemise qui n’atteignait pas les genoux, allaient, venaient, fesaient cuire une morue dans une huile dont l’âcreté irritait vivement l’odorat. Ce tableau, réjouissant et grotesque, aurait mérité le pinceau d’un peintre flamand. Don Manuel redevenu le chantre des Muses, s’empara de la guitare de l’aveugle, et nous chanta une romance. L’hôtelier, sa femme, les enfants, les muletiers, étaient dans le ravissement. L’hôte fut si enchanté, qu’il nous régala à souper d’un morceau de cochon et d’une bouteille de vin de la Manche. Je doute que la harpe de David, qui calmait les fureurs de Saül, eût produit un effet si prodigieux, et je ne suis plus étonné que la lyre d’Orphée ait ému les rochers. Pendant que nous exploitions notre souper, le nouvelliste nous conta que le roi d’Espagne allait faire la guerre à l’empereur de Maroc, pour exterminer tous ces chiens de Musulmans, qui ne croient pas en Dieu, et qui sont excommuniés par le pape. De plus, ajouta don Manuel, sa sainteté a envoyé à sa majesté catholique, une épée et une trompette bénites. Dès que l’épée touchera un Maure, il tombera mort; et dès que la trompette sonnera, les murs de Maroc s’écrouleront. Ces bonnes gens n’osaient le croire; mais don Manuel les assura que pareil cas était arrivé plus d’une fois. Cette nouvelle fit grand plaisir à toute la société, car la vieille haine contre les Maures, nourrie par la superstition, vit encore dans le cœur des Espagnols. La romance de don Manuel nous valut une petite chambre, celle de l’hôte, avec un matelas de quatre pieds de long. A notre lever, le _posadero_ nous conseilla d’aller voir à la cathédrale les portraits de saint Ambroise, de saint Jérôme et de saint Augustin. Don Manuel lui répondit qu’il aurait tout le temps de voir les originaux en paradis. Nous partîmes au grand jour, et nous arrivâmes à Guadix par de mauvais chemins. Cette ville est située sur une haute montagne, entourée de promenades agréables, qui furent souvent arrosées du sang des Maures et des Chrétiens. De Guadix à Grenade la route devient horrible. Nous traversions des montagnes, marchant au bord des précipices; le jour était sombre, et les nuages nous versaient de la neige fondue. Le _calessero_ invoquait la _Madonne_, saint Antoine, caressait et encourageait sa mule qui tirait avec de grands efforts. Le poète du Toboso, fort mal à son aise, disait que c’étaient les Maures ou le diable qui avaient fait ce chemin. Les prières du _calessero_ ne purent nous sauver du naufrage. Nous versâmes rudement auprès d’un précipice. Par bonheur un rocher qui le bordait empêcha la voiture d’y rouler. Don Manuel, dans sa chute, s’écria: Jésus, Vierge Marie, ayez pitié de moi! Mais, relevé, et revenu de sa frayeur, il demanda si sa tête était encore entière: je ne savais plus, disait-il, quand j’étais à terre, ce qu’était devenue mon ame. Je suis bien aise, lui dis-je, de vous voir reprendre votre gaîté et votre courage; mais convenez que vous avez eu peur, car vous avez invoqué la Vierge et Jésus, que vous négligez hors du péril et en pleine santé. — Ma foi, dans le doute de ce qui se passe là haut, je ne suis pas fâché de mourir dans les règles. J’aime bien à vivre comme Horace, Anacréon et Tibulle; mais je voudrais sortir de ce monde par la porte du christianisme, comme les Paul et les Augustin. Eh, maraud! cria-t-il à notre phaéton, tâche de ne pas nous envoyer chez la belle Proserpine avant le temps fixé par la destinée. Enfin, harassés, impatientés, nous arrivâmes, sans autre encombre, à un village éloigné de cinq lieues de Grenade. Nous y passâmes la nuit dans un gîte, digne repaire du muletier et de sa mule. Le lendemain nous fûmes dédommagés des peines et de l’ennui de la veille. Nous voyagions dans une campagne que la nature avait choisie pour étaler son luxe et sa fécondité, où nos yeux étaient sans cesse frappés par des objets imprévus. Sur la route un laboureur nous aborda en nous disant: _Deo gratias_. Le plaisant don Manuel lui répondit: _Cum Spiritu tuo_. Cet homme nous demanda une prise de tabac. Son accoutrement était bizarre: une peau le couvrait des pieds jusqu’à la tête; je croyais voir Robinson Crusoé: c’est le costume du paysan andalous. Lorsqu’il nous eut quittés, je dis à don Manuel: Quel dommage que ce beau pays ne soit pas peuplé des bergers de Théocrite et de Virgile! — Et des naïades et des nymphes de la cour de Vénus. Mais nous voici à Grenade. Cette ville, partie de l’ancienne Bétique, était, sous le règne des Maures, le paradis terrestre; elle est située au pied de la Sierra Nevada (montagne de neige). Les Maures la bâtirent au dixième siècle. Elle eut bientôt plus de trois lieues de circuit; mille et trente tours furent élevées pour sa défense; de superbes vignobles paraient les montagnes et les vallées; une prodigieuse quantité d’arbres étalaient dans les plaines et dans les jardins, les fleurs et les fruits. Les Maures étaient si enchantés de cette belle contrée, qu’ils s’imaginèrent que le paradis terrestre était perpendiculairement situé sur Grenade. On peut dire de cette ville, ce qu’Énée disait d’Hector: _Quantum mutatus ab illo_. On lit sur la porte de la plupart des maisons, ces mots écrits en gros caractères rouges: _Ave Maria purissima, sine peccado concebida_.[14] Cette province est encore une des plus fertiles de l’Espagne. On y recueille du vin, de l’huile, du chanvre, de la cannelle, du lin, du sucre, des oranges et des amandes. Les citronniers, les figuiers, les mûriers y surchargent la terre. Les figues surtout y sont en telle abondance, que Jean II, roi de Castille, ayant mis le siége devant Grenade, les Maures achetèrent la paix par un présent de douze mulets chargés de figues, dont chacune contenait un double ducat. Sa latitude est de 37° 30′. Le climat est un des plus salubres et des plus tempérés du royaume. Nombre de sources d’eau vive entretiennent la fraîcheur dans la campagne, et la couvrent de fleurs et de verdure. Dans les montagnes on trouve des vallées délicieuses. L’homme n’aurait plus rien à désirer dans ce nouvel Eden, si son inquiétude, le vague de ses désirs, ne le poursuivaient au milieu des jouissances et de la situation la plus heureuse. On assure que les Arabes regrettent plus Grenade que toutes les autres possessions d’Espagne; et que tous les vendredis, dans les prières du soir, ils demandent au Ciel leur rétablissement dans cette ville; mais les Chrétiens célèbrent cette conquête tous les ans, au 2 janvier. Le dernier roi maure, surnommé _el chiquito_ (le petit), à cause de la petitesse de sa taille, en quittant ce fortuné séjour, chassé par Ferdinand, s’arrêta sur une hauteur pour voir encore une fois la ville qu’il abandonnait, et s’écria en versant un torrent de larmes: O seigneur! ô Dieu des batailles! Sa mère lui dit avec aigreur: O mon fils! il vous sied bien de pleurer en femme la perte d’une couronne que vous n’avez pu défendre en homme et en roi! Ce beau royaume contenait alors trois millions d’habitants. Après avoir réparé, par un long sommeil, nos forces épuisées, j’allai, avec le poète du Toboso, visiter la cathédrale. En chemin, je lui demandai des nouvelles de l’archevêque de Grenade, et de ses homélies, dont Gilblas admirait l’élégance du style. Vous trouverez, me dit-il, les homélies du prélat, avec les comédies du poète Fabrice, et les ordonnances du docteur Sangrado. Je comptai cinq nefs dans cette cathédrale, mais le dôme est ce qui frappe le plus. Il est soutenu par vingt-deux colonnes d’ordre corinthien, qui portent sur leurs architraves les statues colossales et dorées des douze apôtres. Ce dôme a soixante pieds d’élévation, et quatre-vingts de diamètre. Deux grands tombeaux de marbre attirèrent nos regards. C’étaient le dernier séjour de Ferdinand et d’Isabelle. Des harpies occupent les deux coins de ce monument. A l’opposite on y voit des figures de saints, étrange contraste. J’en demandai l’explication à don Manuel, qui prétendit que les harpies étaient là pour marquer la rapacité des rois, et les saints pour empêcher que ces chiennes, filles de Jupiter et de Junon, n’enlevassent les ossements des deux époux. Ordinairement sur la tombe des morts célèbres on éprouve quelque émotion; pour moi, aussi froid que le marbre qui les couvrait, je dis avec Malherbe: Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautaines Font encore les vaines, Ils sont rongés des vers. Je fus tenté d’interroger les mânes de Ferdinand et d’Isabelle, dont l’ambition, la politique et l’avarice agitaient l’existence. Voilà donc, dis-je, l’abîme qui a englouti tant de vastes projets, tant de grandeur, de travaux et d’espérances! Ferdinand était d’une taille médiocre, avait le teint brun, les yeux noirs et vifs, et sa physionomie respirait tonte la gravité espagnole. Naturellement sobre, il ne mangeait que de deux mets, ne buvait que deux fois dans ses repas. Il était grand politique; mais faux, astucieux, dévot sans vertus, et ambitieux sans élévation dans l’ame. Sa femme Isabelle était de petite stature; mais bien faite. Elle avait les cheveux presque rouges, les yeux verts et pleins de feu, et le teint olivâtre. Sa physionomie était imposante et agréable. La hauteur, la fierté, dominaient dans son caractère. Ses talents en politique, en administration, égalaient ceux de Ferdinand. Jalouse à l’excès, à sa mort elle exigea de son époux le serment qu’il ne contracterait pas de nouveaux liens. Elle mourut âgée de cinquante-quatre ans. Les deux époux établirent l’inquisition. Quel titre de gloire et de reconnaissance pour la postérité! Auprès de ces deux monarques on voit, sur une tombe semblable à la leur, les effigies de Philippe-le-Bel d’Autriche et de Jeanne sa femme. Je lus, sur une des ailes de la nef, une ordonnance qui fulminait la plus forte excommunication contre les indévots qui causeraient dans la chapelle avec une femme, ou seraient dissipés et peu recueillis; mais, de peur que les foudres spirituelles fussent insuffisantes, on condamnait les délinquants à quatre ducats d’amende. Au sortir de la cathédrale, nous allâmes voir ce fameux Alhambra, ce palais magnifique, dont les jardins, enrichis par l’art et la nature, étonnent encore l’imagination. Nous y arrivâmes par une promenade délicieuse, où, comme dans les Champs-Élysées de Virgile, on foule des tapis de verdure. Dans ces allées champêtres et sinueuses, on trouve ce qui manque aux Champs-Élysées: des fontaines, des eaux jaillissantes, qui, tombant du sommet des rochers, vont y porter la fraîcheur et la fécondité. Une de ces fontaines fut construite sous le règne de Charles-Quint. Elle est ornée d’aigles impériales et de bas-reliefs. Auprès de cette source est la porte principale du château, élevée en 1238, par un roi maure, pour servir de tribunal, suivant la coutume des Arabes et des Hébreux, qui érigeaient les tribunaux à la porte des villes.[15] On lit sur cette porte plusieurs inscriptions arabes. Voici la plus courte: _Louange à Dieu_. Au-dessus de l’inscription sont une clef et une main ouverte, deux grands symboles de la religion musulmane. Le Coran parle sans cesse de la main toute puissante de Dieu, qui conduit les croyants dans la bonne vie, et de la clef de Dieu qui leur ouvre les portes du monde et de la religion.[16] Nous entrâmes dans une grande salle nommée _Comares_, d’où la vue embrasse une partie de la ville, et les coteaux et les montagnes qui l’environnent. Elle est chargée d’inscriptions morales et religieuses. J’en ai transcrit quelques-unes. «Par le soleil, par la lune, par le jour, lorsqu’il paraît avec toute sa pompe, par la nuit qui le cache, par le ciel et celui qui l’a créé, par la terre et celui qui lui donna l’étendue, par l’ame et celui qui la prédestina; il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu.» AUTRE INSCRIPTION. «Ma paix est avec Dieu; c’est à lui que je suis attaché, je me suis mis sous sa tutelle.» AUTRE. «Il n’y a pas de véritable grandeur, sinon en Dieu, le grand et le justicier.» A cette lecture, don Manuel me dit que le saint-office avait tort de faire brûler des gens si pieux, si pénétrés de l’existence de la divinité, qui en parlent si magnifiquement. Allez, lui dis-je, adresser vos remontrances au grand-inquisiteur. — J’attendrai qu’il soit à Londres ou à Paris. De cette salle nous montâmes, par un petit escalier, dans une galerie au fond de laquelle est une espèce de cage fermée d’une grille de fer. C’était la prison de la reine, femme d’Abdali, dernier roi de Grenade, accusée, par les Gomels et les Zégris, d’un commerce illicite avec les Abencerrages, objets de leur jalousie et de leur haine. Les accusateurs produisirent des témoins, qui attestèrent avoir vu un jour de fête, sous un berceau de roses, Albin Hamète dans les bras de la reine. Le crédule Abdali jura aussitôt la perte de cette puissante famille. Les Zégris lui conseillèrent, pour assurer sa vengeance, de les attirer dans le piége les uns après les autres. Le roi, écoutant ce conseil, se rendit dans l’Alhambra avec un bourreau et trente soldats de sa garde. Les Abencerrages, mandés successivement, étaient décapités en arrivant. Il y avait dans cette cour une coupe d’albâtre, qui fut bientôt remplie du sang et de la tête des proscrits. Déjà trente-cinq avaient péri, et toute cette famille allait être immolée, lorsque le page du dernier mort, entré avec son maître, eut le bonheur de s’échapper sans être aperçu. Il court avertir les Abencerrages, qui prennent les armes, parcourent la ville avec leurs partisans, en criant: Vengeance! Trahison! Meure le roi, qui a fait assassiner les Abencerrages! Le peuple, qui les aimait, se range en foule autour d’eux; ils marchent au palais à la tête de quatorze mille hommes, criant, répétant: Meure le roi! Abdali, désespéré de voir son crime découvert, fait fermer les portes; mais on y met le feu. Malahusen, qui avait été forcé d’abdiquer en faveur d’Abdali, son fils, entendant, du château où il s’était retiré, les clameurs, les vociférations de cette multitude, se présente pour apaiser sa furie. Elle l’entoure aussitôt, l’élève en l’air, en criant: Voilà notre roi; nous n’en voulons pas d’autre: vive Malahusen! Les Abencerrages lui donnent une garde, et pénétrent avec lui dans l’Alhambra, escortés de cent soldats. Ils n’y trouvent que la reine au milieu de ses femmes, tremblante, effrayée d’un tumulte dont elle ignore la cause. Ils demandent le roi; on leur répond qu’il est dans la cour des Lions: ils y volent. Cette cour était défendue par les Gomels et les Zégris. Les conjurés en égorgèrent deux cents; mais Abdali s’évada. Les corps des Abencerrages décapités furent portés dans la ville étendus sur des draps noirs. Musa, frère d’Abdali, après tant de victimes sacrifiées à leur vengeance, parvint à les appaiser; aimé du peuple par ses belles qualités et sa vaillance, il alla chercher son frère, réfugié dans une mosquée, et il le ramena au château. Pendant plusieurs jours on n’entendit que des gémissements; le deuil couvrait toute la ville. Abdali refusa de voir la reine; ses ennemis persistaient dans leur accusation d’adultère, et offraient de la soutenir les armes à la main. Le roi tint un grand conseil, où la reine fut condamnée à être brûlée vive, si, dans trente jours, quatre guerriers ne venaient défendre sa cause, et prouver son innocence, les armes à la main. Après cet arrêt, la reine fut renfermée dans la tour de _Comares_. Plusieurs guerriers maures se présentèrent pour combattre ses accusateurs; mais elle n’osa leur confier ses intérêts: elle avait une si haute opinion des chevaliers espagnols, de leur générosité, de leur foi et de leur vaillance, qu’elle ne voulut pas d’autres défenseurs. Elle écrivit secrètement à don Juan Chacon, gouverneur de Carthagène, pour le prier d’embrasser sa défense, et d’amener avec lui, au jour fixé, trois braves chevaliers pour combattre ses accusateurs. Don Juan Chacon répondit qu’il était trop heureux; de combattre pour une si belle cause et une si belle reine, et qu’il serait exact au rendez-vous avec trois compagnons d’armes. Le jour fatal arriva, et le peuple, qui aimait la reine, était au désespoir de ne voir paraître aucun guerrier pour sa défense. Musa et trois autres Maures présentèrent en vain leurs épées; d’autres champions offrirent aussi leurs services: cette princesse, ne doutant point de la foi des chevaliers espagnols, persista dans son refus. Alors les juges firent conduire la reine dans la grande place où était dressé un échafaud tendu de noir. A la vue de cette reine infortunée, parée de sa douleur et de sa beauté, toute la place retentit de cris et de lamentations; le peuple voulait l’arracher à ses persécuteurs: il ne fut contenu qu’avec peine. Dès que les juges furent assis, vingt trompettes annoncèrent l’arrivée des quatre accusateurs, ils s’avancèrent armés de pied en cap, montés sur les plus beaux chevaux de l’Andalousie; des touffes de plumes flottaient sur leurs chapeaux; deux épées ensanglantées étaient peintes sur leurs boucliers, avec ces mots: _Nous les tirons pour la vérité_. Ils étaient suivis de la foule de leurs parents et de leurs amis. Le peuple, impatient, jetait à tout moment les yeux sur la porte du camp par où devaient entrer les défenseurs de la reine. Personne ne parut depuis huit heures du matin jusqu’à deux heures après midi; la princesse, pâle, tremblante, commençait à se croire abandonnée. Quatre nouveaux champions mauresques vinrent la supplier de les accepter pour défenseurs de son innocence; elle promit de les agréer, si dans deux heures nul autre guerrier ne se présentait. Dans ce moment on entendit un grand bruit: quatre Turcs, à cheval, s’avançaient dans la place en caracolant; l’un d’eux demanda aux juges la permission de parler à la reine: elle fut accordée. Alors tous les quatre mirent pied à terre, et le même Turc qui avait porté la parole, dit à haute voix à la reine, que lui et ses compagnons, nés musulmans, étaient venus en Espagne pour combattre les chevaliers chrétiens; mais qu’instruits des malheurs d’une si belle princesse, ils accouraient pour punir ses ennemis, si elle daignait agréer leurs services. Pendant ce discours, il laissa tomber sur les genoux de la reine la lettre qu’elle avait écrite à don Juan. La reine, reconnaissant les chevaliers espagnols qu’elle attendait, accepta leurs offres, et les juges du camp, ayant solennellement annoncé son choix, firent sonner la charge. Le combat fut terrible, et la victoire long-temps incertaine; enfin les Espagnols triomphèrent. Dieu, dit un manuscrit arabe, mit le courage dans leurs ames, et la force dans leurs bras. Leurs adversaires reçurent la mort; le plus coupable, Mahomet Zégri, blessé dangereusement, et affaibli par la perte de son sang, tomba aux pieds de son vainqueur, qui, le pressant de son genoux, et lui tenant la pointe de son épée à la gorge, le somma de confesser la vérité, s’il voulait qu’il lui accordât la vie. Hélas! je vais mourir, répondit Zégri, et délivrer ma patrie d’un monstre odieux. Je déclare, en expirant, que, sans motifs que la plus noire envie, j’ai méchamment calomnié les Abencerrages et la reine, dont aucune tache n’a jamais souillé la vertu. J’implore d’elle mon pardon à mon dernier soupir! Les juges vinrent recevoir sa déposition. L’innocence de la reine fut annoncée au peuple, qui, transporté de joie, fit retentir la place des plus vives acclamations. La reine fut reconduite en triomphe au palais. Son époux, navré de repentir, vint se jeter à ses pieds, les baigner de ses pleurs, en la suppliant de lui rendre son amour; mais elle fut inflexible. Elle se retira chez un de ses parents, et ne voulut plus avoir aucune relation avec son faible et cruel époux. Les chevaliers s’éloignèrent à l’instant de Grenade, sans avoir été reconnus que de la reine; et bientôt après les amis nombreux des Abencerrages abandonnèrent la ville, et leur émigration priva le roi de puissants secours pour défendre sa couronne. La prise de Grenade, le 2 janvier 1492, suivit bientôt cet événement. Cette cour des Lions, théâtre du carnage, est d’une grande beauté. Elle est pavée de marbre blanc, soutenue de soixante colonnes fort élégantes, environnée de bassins de marbre blanc, d’où tombent des cascades qui s’élancent en jets d’eau. Mais le plus bel ornement, d’où dérive son nom, est une coupe d’albâtre d’une seule pièce, de six pieds de diamètre, ornée d’arabesques, et supportée par douze lions. On y voit une inscription en quatre-vingts vers, sans doute digne de mémoire, mais je n’ai pas eu le temps d’en charger la mienne. Dans la salle des Abencerrages, ainsi nommée parce qu’elle fut le lieu de leur supplice, nous rencontrâmes le curé, dont le logement est contigu à cette salle. C’était un beau vieillard, d’une physionomie pleine de candeur et de béatitude, âgé de vingt lustres moins trois ans, n’ayant d’autre infirmité que la perte de ses dents, et l’oreille un peu dure; d’ailleurs encore agile, et ferme sur ses jambes. Je lui demandai quel était son régime pour conserver une si bonne sauté. — Je n’ai ni crainte ni remords; j’ai mis ma confiance en Dieu; je remplis exactement tous mes devoirs; je rends service à mon prochain autant que je le puis; je dis tous les jours la messe à huit heures du matin; et après un déjeûné sobre, je fais une longue promenade; et depuis trente ans je ne vis que d’ail, de tomates, de morue et d’oignons: j’attends la mort sans effroi, et je l’envisage comme un asile où va se reposer l’homme de bien. Le poète du Toboso, ravi de la saine et douce philosophie de ce bon prêtre, lui dit: Si vous fesiez des vers et l’amour, je voudrais vous ressembler. Ce pasteur nous assura que, pendant des siècles, le sang des Abencerrages avait coloré la coupe d’albâtre, et qu’il n’était effacé que depuis peu de temps. Mais un plus grand prodige, ajouta-t-il, est celui qui s’opérait dans mon presbytère, dont trois de mes prédécesseurs ont été les témoins. Le premier des trois voyait toutes les nuits des morts très-gais qui dansaient dans sa chambre, et cherchaient à lui jouer quelque bon tour. Le second curé, couché sur un matelas dans cette même chambre, vit entrer une procession de moines franciscains, tous un cierge à la main, qui, après l’avoir salué poliment, se rangèrent le long des murs, et puis l’un après l’autre sautèrent à pieds joints par-dessus lui, et s’en retournèrent processionnellement comme ils étaient venus. Quoi, dis-je au curé, vous n’avez pas reçu cette visite? — Non, car tous les jours, avant de me coucher, j’arrose ma chambre et mon lit d’eau bénite; mais j’ai souvent entendu, dans la cour des Lions, une confusion de voix et de clameurs: je pense que ce sont les ames des Abencerrages décapités qui viennent se plaindre de leur supplice. Je compris à ce discours que la crédulité et la simplicité de ce centenaire avaient autant contribué à sa longévité et à la vigueur de sa constitution, que sa sobriété et ses longues promenades. En le quittant, nous nous recommandâmes à ses prières. Nous ne pûmes voir la salle des Nymphes, où sont deux statues de marbre blanc, toutes nues, et très-belles; l’archevêque de Grenade en avait emporté la clef, craignant que la nudité et la _morbidezza_ (la mollesse) de ces deux figures, ne fissent des impressions trop vives sur la jeunesse déjà trop susceptible. De l’Alhambra nous montâmes au Généraliffe. Ce mot signifie, en arabe, palais de la danse, du plaisir et de l’amour. C’était la résidence des sultans dans les mois d’avril et de mai. On y arrive par une montagne fort élevée, où les eaux vous environnent de toute part. Elles courent en torrent, vont former des cascades dans les cours, les jardins, les salles du palais. Les jardins sont en amphithéâtre, et les mêmes arbres prêtent encore aux Chrétiens les ombrages dont les Maures avaient joui autrefois. Nous nous assîmes sous deux antiques cyprès, nommés _les cyprès de la Sultane_, parce que les Gomel affirmaient que c’était sous ces arbres que la reine donnait ses rendez-vous à un Abencerrage. Ah! s’écria don Manuel, l’arbre du deuil, le beau et malheureux Cyparisse, couvrait de son ombre les mystères de l’amour! Heureux enfant d’Ismaël,[17] vous saviez jouir de la vie! mais vous avez disparu! Et toi, Grenade, ville superbe, reine du monde, tu n’es plus aujourd’hui qu’une beauté négligée et flétrie! Je lui dis qu’elle avait encore de beaux restes, qui méritaient nos regards. En effet, sur les hauteurs de l’Alhambra, vers la fin de décembre, nous jouissions des charmes du printemps. Un grand concours de monde, assis sur le gazon, s’y livrait à la joie et au repos. Nous voyions circuler les marchands de liqueurs, de gâteaux et d’autres friandises, et des femmes charmantes achevaient d’embellir ce lieu de délices. Grenade a douze portes; elle est assise moitié sur les montagnes, moitié dans la plaine, et divisée en quatre quartiers. La noblesse, les négociants habitent celui qu’on appelle Grenade. Les maisons en sont belles; chacune a sa fontaine et son jardin. Les principales rues sont voûtées, à cause des canaux qui conduisent l’eau dans les maisons: voilà pourquoi il est défendu aux carrosses d’y passer. On compte dans la ville, ou dans ses environs, jusqu’à dix mille fontaines. Sa population est de cinquante mille habitants, dont presque les deux tiers sont gens inutiles et désœuvrés, tels que gens de loi, moines et mendiants. Pour achever cette agréable journée, nous allâmes le soir à la comédie. La salle est d’une construction bizarre; les hommes occupent le rez-de-chaussée, et les femmes sont placées en haut, dans des galeries assez maussades. Nous ne pûmes rien entendre; la voix des acteurs était couverte par le bruit des briquets que les spectateurs battaient tour à tour pour allumer leurs pipes: c’était un feu roulant. Le dénouement de la pièce fut amené par un capucin monté sur un âne; après maintes grimaces et bouffonneries, il réunit les acteurs et les actrices deux à deux, et leur donna la bénédiction nuptiale. Je dois citer une inscription qui honore la piété et l’humanité de ces Arabes dont les Espagnols abhorraient le culte, et qui pourtant adoraient le même Dieu: elle se trouve au-dessus de la porte de la maison d’un particulier, qui jadis fut un hôpital: «Louange à Dieu! Cet hôpital, asile de miséricorde, fut construit pour les pauvres malades Maures. Il est là pour servir de monument à la foi et à la a charité de son fondateur, et il sera sa récompense, a lorsque Dieu héritera de la terre et de tout ce qui est a en elle. Ce fondateur est le grand, le renommé, le a vertueux Abi-Abdallad Mahomad; qu’il prospère en Dieu, ce roi zélé, ce bienfaiteur de son peuple! que a Dieu soit toujours avec Mahomet et ses adhérens!» Voici une autre inscription arabe que nous trouvâmes sur la porte d’un couvent de franciscains, bâti sur une ancienne mosquée: «Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu; que ces paroles soient sur ta bouche comme dans ton cœur! Dieu, à la sollicitation de son envoyé, abrégea le nombre des prières; ne songe pas à les diminuer.»[18] Je voulais partir le lendemain; mais don Manuel me demanda encore vingt-quatre heures pour reconnaître les dehors charmants de la ville. On voit bien, lui dis-je, que dona Clara n’est pas à Cordoue; vous seriez plus attiré par ses charmes que par ceux de Grenade: mais moi, la belle Séraphine, l’hymen et l’amour m’y attendent. — Mon cher, croyez-moi, calmez votre impatience; les fruits que l’on cueille dans l’été et l’automne ne valent pas les espérances du printemps. Au reste un seul jour nous suffira pour voir les naïades de la ville et de la campagne. Je voudrais y trouver les deux fontaines dont parle l’Arioste, l’une qui inspire l’amour et l’autre qui l’éteint. — Et de laquelle boirait votre seigneurie? — De la première, quand l’amour me rirait; et de l’autre, quand il me porterait trop à la tête. Cependant, pour vous engager a m’accorder cette journée, je vous promets un bon dîné chez les hyéronimites, qui ont un beau couvent que leur a fait bâtir le grand capitaine Gonsalves de Cordoue. — Vous connaissez donc un de ces Cénobites? — Oui, le révérend père gardien: c’est une connaissance nouvelle, d’hier seulement. — Et où l’avez-vous vu? — Nulle part, et lui-même n’a jamais entendu parler de moi; cependant, demain, je serai au nombre de ses amis, et il nous donnera un bon dîné, ce qui est une preuve irréfragable d’amitié. Il se nomme le père Polycarpe; c’est un véritable élu; il n’a ni l’éloquence ni l’ambition de saint Bernard, ni les visions de saint Jérôme, ni les ardeurs de saint Augustin; mais il a le zèle, la simplicité de saint Polycarpe son patron. Il a un frère à Barcelone, nommé don Pacome, qui porte l’uniforme des cordeliers. — Vous connaissez sans doute ce frère? — Pas plus que saint Polycarpe et saint Pacome; mais j’ai su hier soir qu’il est au nombre des moines et des animaux vivants; et dès que j’ai connu son existence et sa profession, je me suis lié d’amitié avec lui. J’ai appris qu’il aime beaucoup le café et la Malvoisie de Catalogne; qu’il a une très-belle voix de chapitre; et que don Polycarpe, son frère, compose des homélies dans le goût de feu l’archevêque de Grenade. — Comment savez-vous tout cela? avez-vous eu une révélation? — Oui, notre _posadero_ est l’ange qui m’a tout révélé. C’est un homme essentiel; il a la mémoire d’un botaniste ou d’un nomenclateur romain, et la curiosité et le parlage d’une sœur ursuline. Mais pour finir, demain je vous donne à dîner à onze heures chez don Polycarpe. Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture. — Mais souvent il la refuse aux hommes. Le lendemain, après avoir joui d’une matinée éclairée d’un beau soleil d’automne, et parcouru les environs de la ville, nous nous rendîmes au monastère des hyéronimites. Je me prêtais avec peine aux tours, aux plaisanteries du poète du Toboso; mais il était si gai, si pressant, si séduisant, qu’il m’entraînait malgré moi. Nous demandâmes don Polycarpe; un petit frère nous conduisit à sa cellule. Nous le trouvâmes occupé à l’éducation d’un perroquet, auquel il apprenait à prononcer _ave Maria purissima, Deo gratias_. Dès qu’il nous aperçut, il quitta son élève, nous salua et nous demanda le motif de notre visite. Le fils d’Apollon lui dit, d’un air modeste et mesuré, que son frère don Pacome l’avait chargé de le voir en passant par Grenade, pour lui donner de ses nouvelles, et lui demander des siennes et de ses homélies. — Quant à ma santé, grâces à Dieu, elle est bonne; et pour mes homélies, j’en suis assez content. Vous venez donc de Barcelone? pourquoi ne m’a-t-il pas écrit? — Il avait une légère indisposition, causée, je crois, par l’usage immodéré du café. — Je le reconnais là: il n’est pas de lettre où je ne lui recommande d’y renoncer, ou d’en prendre rarement; mais je ne suis pas plus écouté que jadis le prophète Isaïe dans Jérusalem. Il prétend que le café ouvre l’esprit, en donne même au besoin. Chimère: est-ce que j’en prends pour composer mes homélies? — Votre réflexion est juste. — Il ajoute, pour se justifier, que les plus grands saints ont eu leurs faiblesses; que saint François de Salles aimait les fleurs; saint François Xavier, les voyages; sainte Catherine, les visions; sainte Thérèse, les romans; saint François d’Assise, les bêtes; et moi, dit-il en riant, j’aime le café. Mon frère fait de bonnes homélies, et moi de bon café. — Il nous a fait espérer que vous voudriez bien nous faire goûter quelques-unes de vos spirituelles productions. — Je ne ressemble pas au mauvais riche, je donne volontiers les fruits de mon jardin. Mais vous entendez la cloche qui nous appelle au réfectoire; dînez tous les deux avec nous. A quatre heures, je dois débiter une de mes homélies dans notre église; j’aurai une assemblée nombreuse de femmes et d’enfants. Je parlerai aujourd’hui de saint Polycarpe, mon patron, qui est resté quinze années sans se coucher, et qui s’asseyait sur une pierre, sans s’appuyer, lorsqu’il était vaincu par le sommeil. Ce grand saint, répondit don Manuel, mérite d’avoir un lit de plume en paradis. Il lui parla ensuite de la voix sonore et brillante de don Pacome. Vous savez, lui dit-il, que l’on court en foule à l’église pour l’entendre officier? — Il me mandait, dans sa dernière lettre, que sa voix était un peu baissée. — Il a eu un léger enrouement, mais de peu de durée. Aujourd’hui, quand il chante au chœur, il fait encore trembler les vitres. — J’aurais besoin du charme de sa voix, et de la vigueur de sa poitrine pour soutenir mes homélies: phrase qu’il prononçait d’un ton modeste; mais cette modestie extérieure n’étouffait pas l’amour-propre de l’écrivain. Nous descendîmes au réfectoire, occupé déjà par une vingtaine de moines qui nous accueillirent avec jubilation, présentés par le père gardien comme des amis de son frère, don Pacome. Nous dînâmes sur une table à part avec le père gardien; la chère fut assez bonne; le vin encore meilleur. On nous servit au dessert une assiette de glands dont le goût est plus agréable que celui de la noisette. Nous ne connaissons pas en France bette espèce de glands; c’est apparemment celle que portait, dans l’âge d’or, l’arbre de Jupiter, et qui nourrissait les hommes de ce siècle fortuné, Où, sous un chêne, on soupait galamment Avec de l’eau, du millet et du gland.[19] Nous bûmes à la santé de don Pacome et des cordeliers, et don Manuel et moi, à la santé de don Polycarpe, de Saint Jérôme et des hyéronimites. Le père gardien nous entretint de l’Alhambra, de la conversion des Maures et du cardinal Ximenès qui, après la prise de Grenade, en avait fait baptiser cinquante mille. Ce pieux cardinal, continua-t-il, voulut forcer tous les habitants du quartier nommé l’_Alberjacin_, d’embrasser notre sainte religion. Ils se soulevèrent; mais ils furent bientôt réprimés et condamnés comme criminels de lèze-majesté. Le cardinal, sensible et miséricordieux, et qui voulait conquérir des ames à Dieu, fit proposer aux rebelles la mort ou le baptême. Dieu toucha leurs cœurs, et tous acceptèrent le baptême.[20] Un jour, le saint cardinal, après avoir gagné les imans et les docteurs mahométans, se fit apporter tous les Corans et tous les livres arabes, quelque sujet qu’ils traitassent, et les fit brûler publiquement, sans épargner, malgré les plus pressantes prières, les reliures enrichies d’or et d’argent. Quelques livres de médecine échappèrent seuls à cette proscription.[21] — Certain Omar, dis-je alors, jadis en fit autant en Égypte. J’ai ouï dire que cette éminence était sujette à des accès d’une mélancolie si noire, qu’il était insupportable aux autres et à lui-même. — Je ne sais, reprit don Polycarpe, mais nous aurions besoin d’un autre Ximenès qui condamnât aux flammes ces romances, ces comédies, ces séguidilles et tous ces méchants vers qui innondent et corrompent l’Espagne. — Vous avez bien raison, dit don Manuel; vos homéliés suffiraient pour éclairer et sanctifier le monde. — Sont-elles un peu connues à Barcelone? demanda le père. — Sans doute; elles y sont encore plus goûtées que le café. Ce joli trait de flatterie fît sourire le bon père, et nous valut encore une bouteille de Malaga. D’abord, après dîné, don Polycarpe nous mena à l’église pour nous faire voir le tombeau de Gonsalves de Cordoue, sur lequel était une inscription latine, dont voici la traduction: «Ici repose Gonsalves Fernand de Cordoue, le plus grand capitaine de l’Espagne, et la terreur des Français et des Turcs». Je m’avisai de demander à don Polycarpe s’il croyait que ce grand capitaine fût en paradis? — _Per Christo_, s’écria-t-il, qui pourrait en douter? Il a battu les Turcs et fondé ce monastère. Il prit alors congé de nous pour aller faire un peu de sieste, en attendant l’heure de l’homélie, nous priant de ne pas y manquer. Mais, dit-il à don Manuel, donnez-moi votre nom, afin que je parle de vous à mon frère, et que je le remercie de m’avoir procuré votre connaissance. — Je m’appelle don Estevan, y Francisco, y Antonio Caracalla. Le gardien écrivit ce nom sur ses tablettes. Lorsqu’il fut parti, je restai quelque temps rêveur devant la tombe de Gonsalves. — A quoi rêvez-vous? me demanda don Manuel. — Je cherche une inscription pour ce tombeau; au lieu de celle que nous y lisons, je voudrais y graver la maxime favorite de ce fameux personnage, La toile de l’honneur doit être grossièrement tissue.[22] Je n’éprouvai pas, auprès de ce tombeau, la plus légère émotion; j’aurais gémi sur celui de Cicéron, de Virgile, de Christophe Colomb; j’arroserais de mes larmes la tombe de Louis XII et de notre Henri IV; mais celles de Ferdinand, d’Isabelle et de Gonsalves, ne m’inspiraient aucun intérêt. C’est que le génie, les talents, dépouillés du charme de la vertu et de l’humanité, attristent, révoltent le cœur loin de l’intéresser et de l’émouvoir.[23] Eh bien! me dit le poète de la Manche, êtes-vous content de don Polycarpe, de don Antonio Caracalla? — Oui, j’en suis très-satisfait. Votre beau génie aurait inventé le cheval de Troye y si vous aviez été dans l’armée des Grecs. Reviendrez-vous entendre l’homélie de ce grand prédicateur? — Qui? moi? me répondit-il, agité comme la Pythie sur son trépied, Non, vous verrez plutôt l’avare, an fond de l’ame, Préférer à l’argent les vertus et l’honneur: Vous verrez bien plutôt un époux et sa femme, Brûler, après dix ans, d’une constante flamme; Un poète modeste, un grand, plein de candeur, Une belle, à trente ans, nous avouer son âge, Que vous ne me verrez, de ce vieux sermonneur, Revenir écouter le pieux radotage. Nous sortîmes enfin de Grenade; le premier regard de l’aurore nous vit en chemin pour nous rendre à Cordoue, où tendaient tous mes vœux, où la fidèle Séraphine devait me faire oublier les peines du voyage, m’enivrer des délices de l’amour. Nous traversâmes la plaine de la Vega (verger), qui a huit lieues de large et vingt-sept de circonférence. Elle est environnée de montagnes, de collines couvertes d’oliviers, de mûriers, de vignes et de citronniers, arrosée de plusieurs rivières et de quantité de ruisseaux qui serpentent sur des prés toujours fleuris. La nature y répand avec profusion ses richesses et tout son luxe, et cependant cette plaine délicieuse est le lieu de la terre où le sang humain a coulé avec le plus d’abondance, dans la longue lutte des Maures et des Chrétiens. Le fameux Rodrigue, roi d’Espagne, qui avait déshonoré la fille du comte Julien, y livra aux Maures la plus terrible des batailles: elle dura huit jours, d’un mercredi à l’autre; la nuit séparait les combattants, et la mêlée recommençait au lever du soleil. Rodrigue combattit en héros, il disparut et l’on n’a jamais su sa destinée. Au souvenir de tant de sang et de carnage, au milieu de ce verger si riant et créé pour les jouissances de l’homme, j’éprouvais un sentiment de tristesse; mon imagination voyait des torrents de sang, des membres épars et sanglants, des cadavres infects qui couvraient ces riches tapis de verdure et de fleurs. Et ce qui m’affligeait le plus, c’est que ce tableau m’inspirait de l’aversion et du mépris pour l’espèce humaine. On compte vingt-deux lieues de Grenade à Cordoue: nous dînâmes à Alcala la Réal; notre calessero nous proposa d’apprêter notre dîné, en nous disant: _Pereza llave de probreza_.[24] Cet homme, âgé d’environ trente ans, avait un air robuste, des sourcils épais qui ombrageaient deux petits yeux pétillants, une barbe noire et touffue, un front vaste et proéminent, de larges épaules et une physionomie pleine de mouvement. Tout annonçait un tempérament ardent et une ame vigoureuse. Pendant toute la matinée, il avait marché à côté de sa mule, l’air sombre et réfléchi, sans prononcer une parole. En préparant pour nous du mouton grillé, il apprêtait pour lui une soupe de pain assaisonnée avec de l’huile et trente gousses d’ail. Comment, lui dis-je, vous comptez vider cette vaste marmite? — Par saint François, le fondateur des franciscains et mon patron, je la digérerai aussi facilement que le prophète Mahomet digérait son dîné, quoiqu’il mangeât pour trois personnes, et que sa digestion se fît dans trois heures. Voilà une grande faveur du Ciel, lui dit don Manuel, surtout lorsqu’il donne les moyens d’acheter des livres. Mais, senor Francisco, vous êtes bien savant; comment connaissez-vous le grand prophète des croyants? — _Debaxo de mala capa, suele aver buen vivido_,[25] répondit le docte muletier. Mais le dîné est prêt, dînons; nous avons du chemin à faire. Ce repas fut aussi vite expédié que la messe d’un aumônier de château, et nous remontâmes en voiture. En gravissant par un chemin pénible et rocailleux, nous mîmes pied à terre pour être moins secoués et faire jaser ce Francisco qui paraissait avoir de l’esprit et une certaine éducation. Il nous dit, en nous entendant pester contre le chemin: _Non si conosce il bene, si prima non si prova il male_.[26] Francisco, lui dis-je, convenez-en franchement, vous n’avez pas toujours mené la mule et endossé le sarrau? — Non, par saint Jacques! tel que vous me voyez, j’ai porté le froc et la barbe de capucin. — Vous, capucin? — Oui, j’ai vécu quinze ans dans une capucinière, et neuf mois dans une fosse qu’ils nomment _in pace_, où ces boucs me firent jeter. — Il est donc vrai que cet horrible supplice existe dans les couvents? — Oui; j’en frémis encore de rage, et je me cache sous cet habit pour me venger de tous les capucins que je rencontrerai. _Cada hormiga tiene su ira_.[27] — Veuillez nous donner quelques détails sur cet horrible supplice. Alors Francisco, après avoir donné un coup de fouet à sa mule et l’avoir exhortée dans son langage à doubler le pas, commença ainsi sa narration: L’_in pace_ est une fosse creusée en terre à quarante pieds de profondeur, sur trois ou quatre de largeur; c’est l’antre des taupes, inaccessible au jour, où l’on ne respire qu’un air humide et pernicieux.[28] Avant de m’y descendre, ou me fit comparaître devant le chapitre des longues barbes. Je m’assis sur une sellette, et l’on me lut ma sentence. Je ne sourcillai pas; je jetai seulement sur mes juges un œil de mépris et d’indignation. Après cette lecture, on me mena en procession, la croix me précédait; chaque capucin, tenant un cierge, psalmodiait le _Libera_. Ensuite, après m’avoir aspergé d’eau bénite, on me descendit dans cet abîme infernal, où l’eau et un pain grossier étaient ma seule nourriture. — O fortune! ô vanité des vanités! s’écria don Manuel, un capucin devenir muletier! Ainsi Denis le jeune fut maître d’école à Corinthe; ainsi Persée, roi de Macédoine, fut promené en esclave dans Rome devant le char de son vainqueur. — Ainsi, ajoutai-je en riant, Cléopâtre et Marc-Antoine à Alexandrie, Pompée sur son rivage, Marius à Minturnes, éprouvèrent les caprices de la fortune. — Oui, vous avez raison, et cela est si commun, que ce n’est pas la peine d’en parler. — Je vivais, continua Francisco, dans la rage et le désespoir, implorant la mort à grands cris. Vingt fois j’ai voulu me briser la tête contre le mur; mais la religion, la peur de l’enfer et l’espoir de la vengeance me retenaient. Je n’étais plus qu’une momie, une ombre, lorsque la discorde vint souffler son venin dans l’ame de ces bipèdes enfroqués. Il s’agissait de nommer un supérieur: de-là les cabales, l’ambition, les injures, la haine; les partis en vinrent aux mains, armés de bâtons, de chaises et de bréviaires qui volaient à la tête des uns, des autres. Pendant ce combat, un jeune moine de mes amis, vint m’ouvrir mon cachot. Hélas! ma vie était épuisée, mes yeux ne pouvaient supporter la lumière, et mon libérateur était obligé de me traîner. A cent pas de la maison, je m’évanouis; heureusement nous étions près d’un ruisseau: le jeune moine m’en baigna le visage, et sa fraîcheur me rendit à la vie. Enfin, nous parvînmes à la chaumière d’un paysan charitable, qui me cacha dans son grenier pendant trois semaines. Une nourriture abondante et saine rétablit bientôt mes forces, et l’ardeur de la vengeance donna à mon ame une nouvelle énergie. Malheur aux capucins que je rencontrerai! J’en demande pardon à Dieu et à la Madonne: mais je suis Espagnol et moine, et, dussé-je périr, je les assommerai ou les couperai comme des chevaux entiers! Cet homme pensait comme la Cléopâtre de Corneille: Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge! Nous lui demandâmes s’il pouvait nous confier la cause de la haine et du crime de ses confrères. — Vous paraissez des gens d’esprit incapables de me trahir, et la sérénité de votre physionomie inspire la confiance. Mes parents étaient pauvres et très-pieux. J’avais à peine atteint ma septième année, que je fus dévoué à saint François et revêtu d’un petit habit de capucin. A quinze ans, j’entrai dans cet ordre; j’étais doué d’une excellente constitution et d’un tempérament monacal qui se développait et s’irritait avec l’âge. Troublé, agité de mes nouveaux besoins, je les combattis avec courage et opiniâtreté. La religion, sans réprimer mes sens, jetait l’effroi dans mon ame. Je souffrais, ma tête s’égarait; si je rencontrais une jeune femme, elle me paraissait environnée d’étincelles. Je frémissais, je rugissais; la nuit, les songes épouvantaient ma conscience. Je me levais alors, me jetais au pied de la croix, et demandais pardon à Dieu du crime de la nature. J’eus des accès violents de frénésie. On me lia, et deux saignées copieuses calmèrent mes sens et rétablirent ma raison. Les pères me disaient que c’était le démon qui s’était emparé de moi, et que leurs prières l’avaient chassé de mon corps; mais ce démon revint bientôt avec la santé. Enfin, me promenant un jour à quelque distance du couvent, j’aperçus une jeune fille, assise devant sa chaumière; elle se leva et vint me baiser la main. Mille étincelles sortirent de ses yeux ou des miens; éperdu, hors de moi, je la serrai dans mes bras et mes lèvres pressèrent les siennes. Je ne vis, je n’entendis plus rien; mon ame s’évanouit. La jeune fille apercevant sa mère, m’en avertit et s’éloigna. Je me retirai poursuivi de l’image de la belle Antonia, et enflammé du baiser brûlant que j’avais savouré. Plus de repos, mon sang coulait à flots précipités et bouillonnait dans mes veines. Dans le silence de la nuit, je brûlais, je soupirais, je poussais des cris de fureur. Quelquefois j’étais près de succomber; mais la religion, armée de ses vengeances, m’arrêtait sur le bord de l’abîme. Quelquefois cependant je me disais: Les patriarches, ces élus du Seigneur, avaient des femmes, des concubines; Abraham reçut Agar dans son lit; Rachel et Lia, femmes de Jacob, lui amenèrent deux servantes. Les gens du monde ont des épouses, des maîtresses et le paradis sur la terre, et moi mon partage est l’enfer dans l’un et dans l’autre monde. Je restai trois jours dans cet état convulsif, consumé comme un tison ardent de mes propres feux. Le quatrième jour je sortis de grand matin, entraîné malgré moi, ignorant où j’allais, tremblant de tous mes membres. Je me trouvai, sans le savoir, à la porte de la jeune Antonia. Elle était avec sa mère, qui me reçut avec le respect dû à la barbe et à la robe d’un capucin; mais le sourire de la fille me toucha plus que la vénération de la mère, qui sortit heureusement pour aller puiser de l’eau. Je demandais à Antonia si je pourrais la voir en particulier. Oui, me dit-elle; je vais porter des fromages à la ville, je passerai par le petit bois, et vous pouvez m’y attendre. Sur cet avis, je pris congé de la mère, et je courus au rendez-vous. Il était un peu écarté du chemin; ce bois était au pied d’une colline, une ombre épaisse et solitaire en fesait l’asile du mystère et du plaisir. J’attendis Antonia en me promenant à grands pas, dans une agitation, dans une lutte cruelle entre la crainte, le remords et le cri de la nature. Elle parut; l’étincelle qui met le feu au canon ne produit pas une explosion plus rapide que celle que j’éprouvai à l’aspect de cette nouvelle Ruth. L’ivresse, le délire, suspendirent toutes les facultés de mon ame; je m’égarai dans un ravissement extatique. Depuis ce jour mon existence fut changée: j’habitai un monde nouveau; le calme, la sérénité, rentrèrent dans mon ame; mon sommeil devint plus tranquille; la nature s’embellit à mes yeux; mes affections furent plus douces; j’aimais tous les hommes, je chérissais la vie dont le fardeau m’avait accablé; j’eus plus d’amour pour l’Être-Suprême; mon cœur satisfait, au lieu de prières, de vœux sombres et fanatiques, lui offrait l’hymne de la reconnaissance: j’étais heureux, mais je cueillais des fleurs sur un volcan. Le père gardien, rusé scélérat, suspectant le motif de mes fréquentes promenades, fit suivre mes pas; on découvrit le fortuné trésor que renfermait une pauvre cabane: ce vieux Sycophante résolut de me l’enlever, ou du moins de le partager avec moi. Il m’envoya avec un compagnon, sous un mauvais prétexte, à Ossuna, où nous avons un couvent. Le supérieur de cette communauté me retint quinze jours; et, n’ayant nul motif de me garder plus long-temps, il m’accorda mon retour, que je ne cessais de solliciter. Rentré dans ma capucinière, je me hâtai d’aller revoir ma chère Antonia; elle m’apprit les fréquentes visites du gardien, ses projets de séduction, son cynisme, ses promesses, ses offres pécuniaires pour ébranler sa fidélité. Ma mère, me dit-elle, le reçoit avec vénération; elle croit recevoir dans sa maison un envoyé du Ciel, un saint Vincent, un saint Antoine. Je lui demandai à quelle heure il venait ordinairement chez elle; c’était l’après-dînée. Eh bien, lui dis-je, la première fois qu’il viendra, retenez-le jusqu’à la nuit: elle me le promit. D’après cette instruction, je guettai mon renard; et le jour que je le vis partir pour la chaumière, j’allai me tapir en embuscade derrière un rocher qui borde la route. Là je quittai ma robe, mes sandales, et, vêtu à la légère, armé d’un gros bâton, j’attendis ce hideux pécheur. Le crépuscule régnait lorsqu’il parut; je m’élance sur lui, et je donne à ses épaules une leçon qui dut faire une forte impression sur sa vieille ame. Il beugla, il cria au meurtre, à l’assassin. Quand je crus la correction assez forte, assez mémorable, je revins derrière mon rocher, repris mes habits, et, par un sentier détourné et plus court, je regagnai le couvent d’un pas rapide. Lorsque le révérend arriva, nous étions au réfectoire; il entre, pâle, défait, se traînant avec peine. Nous l’environnons, l’interrogeons; il répond qu’il a fait une chute dans un fossé, et qu’il a le corps brisé, moulu. Je lui conseillai d’aller se mettre dans son lit, et de se faire frotter la partie souffrante avec de l’eau-de-vie. Il me remercia avec l’air de l’amitié. Huit jours s’écoulèrent sans qu’il laissât échapper aucun signe de ressentiment. Je me crus hors du soupçon. Je repris ma sécurité, et retournai au petit bois consacré à l’amour. Des témoins apostés veillaient sur moi. Depuis quelques jours un _ex-voto_ d’argent avait disparu d’une chapelle de la Vierge. L’infâme hypocrite assembla les vieilles barbes conventuelles, et fit entrer des témoins qui dénoncèrent mon libertinage. Le gardien s’écrie alors: Un crime en entraîne un autre; allons voir si l’_ex-voto_, enlevé dans l’église, n’aurait pas été volé par ce faux frère, qui, comme Judas, vendrait J. C. pour trente deniers. Il part soudain à la tête de ces vieux boucs; on entre dans ma cellule, on fouille, et l’on trouve l’_ex-voto_ dans ma paillasse, où ce misérable l’avait caché. Mon libertinage, mon vol prouvés devant ce consistoire infernal, ma perte fut décidée. A minuit, lorsque j’étais plongé dans un profond sommeil, quatre frères entrent dans ma chambre, se jettent sur moi, me lient les mains, et, après les cérémonies dont je vous ai parlé, je fus descendu vivant dans mon tombeau. Depuis, j’abhorre tous les capucins, tous les moines, et même je ne crois plus à la religion; je vis comme une bête, et je serai damné comme un chien. Ah! père Francisco, s’écria le poète de la Manche, pourquoi damnez-vous les chiens? Il n’y a chez eux ni capucins, ni _in pace_, ni saint-office; ils ne font mal à personne, et vivent en honnêtes gens. Je crois que ce drôle-là, me dit don Manuel tout bas, est né sous le signe du scorpion. Laissons cela, reprit l’ex-capucin; j’aperçois de loin _la pena de los Enamorados_ (le rocher des Amoureux): je vais vous conter leur histoire, plus tragique que la mienne. _La buena posa quiebra el dia_.[29] Dans le temps que les Maures régnaient encore à Grenade, un chevalier français fut fait prisonnier. C’était un homme d’une figure si agréable, il avait tant de grâces dans l’esprit et les manières, que le roi lui laissa sa liberté, et le traita avec beaucoup de douceur. Ce monarque avait une fille charmante, qui était à cette aurore de la jeunesse, où l’amour est le premier besoin du cœur. Bientôt, éprise de ce jeune Français, elle trouva le moyen de le voir et de lui découvrir ses sentiments. Il l’aima à son tour; la confiance, le plus grand charme de l’amour, resserra leur chaîne, et accrut leur bonheur. Ils en jouissaient en secret, sans penser que le glaive était suspendu sur leur tête. L’envie a sa demeure dans le palais des rois. Les courtisans soupçonnèrent l’intelligence des deux amants. Le soupçon malin est toujours certitude à la cour. Le bruit de cette intrigue mystérieuse parvint aux oreilles du monarque. Une des femmes de la princesse l’avertit de ce malheur. A cette nouvelle, tremblante, épouvantée, elle vit que la fuite seule pouvait sauver ses jours et ceux de son amant; elle le fit avertir. Celui-ci, au milieu de la nuit, vint l’attendre à une porte secrète du palais. La princesse arrive seule, monte en croupe, et, sous la garde de l’amour, ils courent dans la campagne. Hélas! l’amour les abandonna: ils étaient poursuivis. A la pointe du jour, se voyant au moment d’être atteints, ils gravirent sur ce rocher fort élevé, qui fut bientôt entouré par les satellites du prince. Alors ces tendres et malheureux amants, morts à l’espérance et au bonheur, se font les adieux les plus touchants, se donnent les derniers baisers; après quoi, enlacés, serrés dans les bras l’un de l’autre, ils se précipitent du haut du rocher, et la mort termina leur amour et leur vie. Mais, _senores_, continua le père don Francisco, remontez dans la voiture, et marchons: les oiseaux commencent à chanter, et nous annoncent le coucher du soleil, et nous devons souper à la _baena_. Nous y arrivâmes épuisés de fatigue et de faim. Le cabaret et le soupé étaient, comme à l’ordinaire, fort mauvais; mais l’ex-capucin nous amusa par ses récits. Il nous éveilla dès l’aube matinale en nous criant: _Exurge Domine_. Notre toilette fut bientôt faite, et nous voilà en marche pour Cordoue. J’étais radieux de joie et d’espérance; j’allais enfin revoir la beauté que j’aimais, que j’adorais, et qui allait combler mes vœux et me donner une nouvelle existence. Vers le soir, lorsque j’aperçus les tours de la ville, je m’écriai: Je jouirai de sa présence! Nous voici, me dit don Manuel, chez les descendants des Vandales, qui appelèrent ce royaume Vandalousie, d’où dérive le nom d’Andalousie. Votre belle Séraphine descend peut-être d’un Vandale. — Mon cher poète, nous venons tous de loin, et nous devons tous être également fiers ou également humbles. Il était nuit close quand nous entrâmes dans la ville. Descendus à la _posada_, nous fîmes nos adieux à l’ex-capucin, en lui recommandant la toison de ses confrères. Il nous promit de les tondre en habile barbier, et de se faire un oreiller de leurs barbes. Si près de l’objet de mes vœux, au moment de le revoir, il était difficile de jouir du sommeil: toute ma nuit fut agitée par les rêves de l’espérance, par l’image de Séraphine, et l’attente d’un jour si fortuné. Ces pensées, mon impatience, retardaient la marche des heures; je craignais une nuit éternelle. Fatigué de ma couche, j’épiai à ma fenêtre le lever de l’aurore. Dès qu’elle parut, je commençai ma toilette; je me promenai dans ma chambre, en attendant la neuvième heure. Enfin elle sonna, et je partis. Don Manuel me recommanda de ne pas l’oublier dans l’ivresse de l’amour. Vous savez qu’Horace a dit: Nil ego contulerim jucundo sanus amico. —Et notre La Fontaine, répliqu’ai-je: Qu’un ami véritable est une douce chose!... Ainsi croyez, mon cher Manuel, que l’amour ne fera nul tort à l’amitié. Je prends un guide, je cours dans les rues sans rien voir, rien entendre. Eh! qui n’est pas en délire, qui peut avoir plus d’une pensée au moment de revoir, après une longue absence, un objet adoré? J’arrive tout palpitant chez don Pacheco, je le demande; on m’introduit dans sa chambre: il prenait son chocolat; à mon aspect, il jette un grand cri de joie, renverse sa tasse, et vient à moi les bras ouverts, en s’écriant: Cher chevalier, à la fin vous voilà! soyez le bien venu; et vite, Antonio, du chocolat pour le cher capitaine. On apporte le chocolat. Pendant que je le prenais, don Pacheco me fit cent questions sur ma santé, mon voyage, mais ne me parlait pas de sa fille. Impatienté, j’en demande des nouvelles. Ah! s’écria-t-il, oubliez-la, _è una desdicada_ (c’est une malheureuse)! Elle n’est plus dans la maison. Où donc est-elle? repris-je en tremblant. — Elle est avec sou mari; c’est une ingrate, une perfide. A ces mots je pâlis, mon sang se glace dans mes veines; je veux parler, ma voix expire; enfin je prononce en soupirant: Quoi! elle est mariée? — Oui, depuis quinze jours, sans mon consentement. Elle m’a fait manquer à ma parole; mais je suis _hidalgo_, homme d’honneur, militaire; je me battrai avec son indigne mari: si je le tue, comme cela doit être, vous épouserez sa veuve. J’écoutais, morne, accablé et presque inanimé. Enfin, reprenant mes esprits, je lui dis: Non, _senor_, je ne veux pas exposer votre vie, pas même la mienne: je renonce à votre fille. — Cher chevalier, vous êtes trop généreux; je suis désespéré de ne pas vous avoir pour gendre. — Elle a donc osé se marier sans l’aveu de son père? — Vous connaissez nos usages, nos lois religieuses, qui neutralisent l’autorité des parents, et permettent aux enfants de se marier au gré de leurs caprices: mais vous n’achevez pas votre chocolat? — J’en ai assez. — Allons, _senor capitano_, remettez-vous; courage! Vous avez fait six campagnes, vous avez bravé le canon: ne vous laissez pas abattre par l’infidélité d’une petite fille, indigne, par sa conduite, d’être la femme d’un chevalier français. Imitez-moi: je suis plus offensé que vous, et j’ai supporté ce revers avec fierté et courage. J’ai dit: Dieu l’a voulu; cette pensée console et fortifie l’ame. Voici comme la chose s’est passée. C’était un jour de fête, je revenais de la grand’messe; je trouve chez moi un ecclésiastique qui m’attendait: il était député par le grand-vicaire de ma paroisse. Je le reçois avec les égards et le respect que l’on doit à tout homme honoré du sacerdoce. Il me dit qu’il venait chercher ma fille de la part du grand-vicaire. — Eh! pourquoi? Quel rapport a-t-il avec elle? — Il va la déposer chez votre tante dona Elvira. — Et la raison? ma tante radote, elle a quatre-vingt-cinq ans, et que fera ma fille chez elle? — Dona Séraphina a promis sa foi à don Juan y Alonzo della Roca; ils sont liés par des engagements et des promesses réciproques; et l’église va resserrer et confirmer leurs nœuds. — Quoi! sans ma permission, sans m’avoir consulté? Quel est donc cet homme, ce don Juan de la Roca? je ne connais pas ce nom. — C’est le fils d’un riche négociant de Cadix. — Comment, un commerçant, un roturier ose aspirer à la main de la fille de don Pacheco, y Nunès, y Garcie Lasso, conde de Montijo, de la orden de Santiago, gentilhomme de la chambre du roi! Et que diront mes ancêtres, don Gonsalve et don Garcie Lasso, si fameux dans l’histoire par leur bravoure et leur loyauté? Non, je ne le souffrirai jamais. — Monsieur le comte, les mariages sont écrits dans le Ciel: si celui de votre fille est sur cette feuille... — Il faut la déchirer, m’écriai-je vivement. — Il se fera malgré vous: devant Dieu et la religion les hommes sont égaux. Don Juan a déclaré à notre grand-vicaire qu’il aimait dona Séraphina, qu’il en était aimé, qu’ils désiraient leur union mutuelle, et il a montré des lettres qui manifestaient les vœux de votre fille. Cependant le grand-vicaire l’a interrogée secrètement, et votre fille a tout avoué. Vous voyez, monsieur, que ce mariage est de toute nécessité. — J’avais promis ma fille à un chevalier français, joli homme, brave militaire; il aimait ma fille, et il en était aimé. — Apparemment que votre fille a fait des réflexions plus sages, plus solides; nous n’avons pas besoin en Espagne de militaires français qui viendraient y répandre des semences d’incrédulité et d’irréligion. Enfin, monsieur, vous ne pouvez refuser votre fille sans encourir la censure de l’église. Je fis alors appeler Séraphine; mais on me dit qu’elle était chez sa tante. Puisque la malheureuse, dis-je au prêtre, brave l’autorité paternelle, et ce qu’elle doit à sa naissance, au sang des Lasso, mariez-la; je la donne à l’église, au commerçant la Roca, et au diable; mais je ne la verrai jamais. Dès que cet ecclésiastique fut sorti, je mandai Margarita, la duègne de ma fille: je la croyais coupable, je voulais la punir; mais elle se justifia. Elle me conta que depuis deux mois un jeune homme venait toutes les nuits jouer de la guitare et chanter des romances sous le balcon de Séraphine. «D’abord, m’a-t-elle dit, je n’ai prêté aucune attention à ses chansons; mais ayant surpris deux fois votre fille sur le balcon, je la grondai fortement et la menaçai de vous informer de sa conduite. Elle me supplia de garder le silence, me promettant pour l’avenir plus de réserve et de sagesse. Ce matin elle a voulu aller à confesse: au sortir de l’église, un vieillard avec un jeune homme nous ont abordées; le vieillard m’a dit qu’il arrivait de Badajos, mon pays, et que mes parents l’avaient chargé d’une lettre pour moi. A ces mots, pleine de joie, car j’aime beaucoup ma famille et ma patrie, j’ai demandé la lettre. Il m’a dit qu’il l’avait laissée chez lui, ne comptant pas me rencontrer à l’église; mais qu’il me l’apporterait. Alors nous avons beaucoup parlé de mes neveux de Badajos, ville charmante, où pendant ma jeunesse j’avais eu tant d’agréments et reçu tant d’hommages. Le vieillard se souvenait encore de m’avoir vu à l’âge de quinze ans, et m’assurait que j’étais une des plus jolies personnes de la ville. Pendant qu’il me rappelait des souvenirs si doux, le jeune homme s’entretenait, loin de nous, avec Séraphine. Je m’en suis aperçue et je l’ai appelée. Alors le vieillard m’a dit: ce jeune homme est mon fils, il sort de l’université de Salamanque. Il est doux, modeste, sage, plein de candeur; mais il me donne bien du chagrin animé de l’esprit de la religion, il veut entrer dans l’ordre des chartreux. Quel malheur pour un père qui n’a que cet enfant! je gage qu’il ne parle à votre demoiselle que de son amour... pour Dieu et les saints. Laissons-les un peu jaser ensemble; que je serais heureux si la belle Séraphine pouvait le dissuader et le dégoûter de l’état monastique! Il a des visions: il prétend que la sainte Vierge lui est apparue, et lui a ordonné de renoncer au monde. Il préfère l’ordre des chartreux, parce qu’il s’est aperçu qu’il était enclin à parler beaucoup, et pour se mortifier il choisit un couvent où la règle condamne à un éternel silence. J’avoue que j’ai été un peu trop crédule et facile; à présent je m’aperçois que le vieillard était un fourbe, et le jeune homme l’amant de votre fille. Ils m’ont jouée; je vous en demande pardon, mais je ne leur pardonnerai de ma vie. Séraphine en rentrant m’a dit qu elle allait se retirer dans sa chambre pour faire la pénitence que son confesseur lui avait imposée. Je suis revenue une heure après, elle n’y était plus; je la croyais avec vous. Je jure, monsieur, sur ma conscience, sur ma part du paradis, que je viens de vous déclarer la simple vérité.» Ma fille et son amant, après avoir reçu la bénédiction nuptiale, m’ont envoyé diverses personnes pour solliciter leur pardon; je suis resté inexorable. Je ne reconnaîtrai jamais pour mon gendre un roturier, un homme de commerce, et je ne pardonnerai jamais à ma fille cette alliance, et de m’avoir fait manquer de parole à un gentilhomme de votre mérite, que j’aime et auquel je dois de la reconnaissance. Mon cher don Louis, agréez mes excuses. — Monsieur, lui dis-je, vous n’avez aucun tort, vous et moi avons été trompés. Voilà le fruit de vos préjugés, de votre soumission aveugle à vos prêtres. Les Gaulois ou les Celtes avaient jadis des druides aussi puissants, aussi dangereux que vos gens d’église; comme vos inquisiteurs, ils sacrifiaient à Dieu des victimes humaines; ils empruntaient de l’argent pour rendre dans l’autre monde, c’est à peu près ce que font vos moines en vous rançonnant pour les ames du purgatoire.[30] — Senor capitano, s’est écrié don Pacheco!, ne voudriez-vous pas que je laissasse brûler dans le purgatoire l’ame de mon père, de ma mère et la mienne pendant des siècles entiers? — Non, senor; la vôtre est trop belle pour que Dieu la condamne au feu du purgatoire. Ce petit compliment calma don Pacheco qu’avait un peu ému la comparaison des druides avec les inquisiteurs, comparaison sans doute indiscrète, mais que mon dépit m’avait arrachée. Après cet entretien, don Pacheco m’offrit un logement chez lui, en me disant que les Espagnols étaient reconnaissants, et qu’il n’oublierait jamais les bons offices que je lui avais rendus à Perpignan. Je le remerciai, et lui dis que la plaie était trop récente pour venir loger dans la maison qu’avait habitée sa fille; que son souvenir m’y poursuivrait avec plus de vivacité et de douleur; et j’ajoutai que j’avois un ami avec moi, dont l’amitié, dans ce moment d’anxiété, m’était nécessaire. — Et quel est cet ami, me dit-il? — C’est le poète don Manuel Castillo, homme aimable et de beaucoup d’esprit. — Je fais plus de cas d’un grenadier que d’un poète; mais il est votre ami, à ce titre je le verrai avec grand plaisir; et puisque vous refusez un logement chez moi, j’espère qu’au moins vous accepterez ma table et que vous m’amenerez votre ami. Allez le chercher, je vous attends tous les deux à dîner. Après ces mots, il m’embrassa tendrement, en me répétant qu’il se battroit contre ce picaron (ce coquin) de roturier qui avait séduit sa fille. Je retournai tristement à l’auberge, accablé de l’inconstance de Séraphine. Mon orgueil, autant que mon amour, s’irritaient quand je songeais que j’avais quitté ma patrie, traversé l’Espagne, essuyé tant de désagréments et de fatigue, pour la trouver dans les bras d’un autre. Ainsi l’amour-propre se mêlait aux regrets de l’amour. La raison devrait sans doute, en pareil cas, consoler notre orgueil; car la trahison d’une belle ne ternit pas notre mérite et ne prouve pas celui du rival préféré. J’entrai chez don Manuel, soucieux, rêveur, le visage abattu. Eh quoi, s’écria-t-il à cette vue! qu’avez-vous fait de la joie de ce matin? Avez-vous trouvé la belle Séraphine borgne, aveugle, enlaidie? — Hélas! pis que tout cela! je la crois plus belle que jamais: mais c’est une ingrate, une perfide; elle est mariée avec un don Juan de la Roca. — Ah! ah! elle n’a pas eu la patience de vous attendre? je n’en suis pas surpris: les filles d’Espagne sont de bonnes ménagères qui aiment à cueillir le fruit lorsqu’il est mûr. Au reste, consolez-vous; le premier mois du mariage, selon un auteur persan, est la lune de miel, et notre proverbe dit: _Meglio esser ave di bosco que di gabbia_.[31] Vous conserverez votre liberté; le plaisir de la possession d’une femme s’affaiblit tous les jours, et la liberté au contraire nous devient tous les jours plus chère. Pour moi, je jure, par les cornes de Jupiter-Ammon, que je ne me marierai que lorsque je verrai tous les maris contents de leurs femmes. — J’admire, lui dis-je, la malignité de mon étoile! Mon père m’empêche d’épouser la première fille que j’ai aimée; la tendre Cécile, second objet de mon inclination, en aimait un autre et lui donne sa main; devenue mon amie, j’ai le malheur de la perdre; et cette belle Séraphine, que j’adorais et dont j’ai été l’amant chéri, n’a pas eu assez d’amour et de patience pour m’attendre quelques mois. Ah! l’infortune sera toujours mon partage! — Mon ami, ne jugeons pas un drame avant le dénouement: vous n’avez que vingt-sept ans, vous commencez votre vie; quelques coups de vent sur mer n’empêchent pas toujours d’arriver au port. Mais je vais composer une élégie sur votre malheur qui fera pleurer les rochers. — Eh! quel bien me fera votre élégie? — Vous me l’entendrez chanter dans le genre chromatique. La douleur ne résiste pas au charme sentimental de la musique et de la poésie. Cependant voulez-vous écouter un bon conseil, partons demain pour Séville; le mouvement, la variété des objets, la fatigue, le besoin de repos, agitent l’ame et l’arrachent à sa situation, à ses tristes pensées. Le trajet est de vingt-trois lieues, nous y serons dans deux jours. Cette ville mérite vos regards; deux vers espagnols disent: Quien non a visto a Sevilla, Non a visto Maravilla.[32] Nous y passerons une quinzaine de jours, vous aurez alors habitué votre douleur à l’inconstance de votre Hélène; et vous reverrez don Pacheco, Cordoue et Séraphine même, avec le sang-froid d’un Spartiate qui se réjouissait de voir sa femme dans les bras d’un beau jeune homme. — Je n’ai pas encore atteint ce haut degré de stoïcisme, mais je suivrai votre conseil, et nous partirons pour Séville. Don Manuel se chargea des apprêts du voyage, d’en prévenir don Pacheco, et de lui faire agréer mes excuses, si je n’allais pas dîner chez lui. Resté seul dans l’auberge, je m’abandonnai aux plus tristes réflexions; je maudissais l’amour et Séraphine. Cependant en la maudissant, le souvenir de ses charmes, du bonheur d’avoir été aimé, ses tendres regards, ses douces paroles toujours présentes mélaient à mon dépit, à mes regrets, une douceur qui en tempérait l’amertume. Passant d’un mouvement à l’autre, tantôt je lui pardonnais son inconstance, et tantôt je voulais l’accabler de reproches, et me venger de mon rival. C’est en me promenant à grands pas dans ma chambre, que ces pensées, ces divers sentiments, agitaient et tourmentaient mon ame. Fatigué de cette promenade, et oppressé de la tristesse de mes réflexions, je me mis à la fenêtre pour respirer et voir si don Manuel ne revenait pas encore. Une petite scène qui se passa dans une boutique vis-à-vis de ma fenêtre, attira mon attention et me fit connaître le respect que les Espagnols ont pour les femmes. Un cordonnier grondait et battait la sienne qui jetait les hauts cris; un voisin accourut, et demanda au frappeur la cause de son courroux et d’un traitement si barbare. — C’est une paresseuse, dit-il, qui néglige son ménage. — C’est une femme, répond le voisin; il n’est pas permis de la battre. — Elle est restée trois heures au marché, et n’a rien apporté. — Soit; mais c’est une femme. — La folle m’a perdu une piastre que je lui avais donnée. — Elle a tort; mais c’est une femme. — Elle a trente ans; elle est laide, sèche comme une morue, et a encore des prétentions, et joue de la prunelle avec tous les hommes. — C’est une femme. — Elle me fait mourir de faim pour s’acheter des habits et des colifichets. — C’est une femme. — Elle parle, bavarde à tort et à travers, dit du mal de toutes ses voisines. — C’est une femme. — Non, s’écria l’époux impatienté, _e un demonio, e non una donna_ (c’est un démon et non une femme). Plût au ciel que ce fût la vôtre et non la mienne! — Le voisin se retira, mais la remontrance ne fut pas inutile; les mauvais traitements cessèrent. Moi-même je profitai de la leçon, et je dis à mon tour, Séraphine m’a abandonné, trahi; mais c’est une femme. Don Manuel rentra bientôt, et me dit: j’ai vu don Pacheco, y Nunès, y Garcie Lasso; je me suis fait annoncer comme votre ami. Il m’a demandé si j’étais le poète don Manuel. — _Senor si_, ai-je répondu. — J’en suis ravi, je fais grand cas des poètes, ce sont les pompons de la société. — Et souvent, ai-je ajouté fièrement, la gloire de leur patrie et les trompettes de la renommée: mais brisant ce dialogue, j’ai parlé aussitôt de votre chagrin et de votre départ pour Séville. A ces mots, il s’est déchaîné contre sa fille. Au moins, s’écriait-il, si elle avait épousé un hidalgo! mais sacrifier un brave chevalier à un commerçant de Cadix! — Senor don Pacheco, lui ai-je répliqué, êtes-vous assuré que votre gendre ne descende pas d’Amilcar, de Scipion, de Sertorius ou de quelque grand seigneur, Goth ou Vandale? De quelle couleur est-il? — On dit qu’il a le teint blanc et les cheveux blonds. — Eh bien! il tire à coup sûr son origine d’un prince Goth. Ce peuple avoit la barbe et les cheveux blonds et la peau blanche. — Par saint Jacques, qu’il descende d’un Goth ou d’Abraham, je ne veux pas l’avoir pour gendre. Depuis 400 ans, le sang le plus noble coule dans mes veines; ma quadrisaïeule a porté la première, sous Charles-Quint, une robe de velours, qui a servi de génération en génération aux nouvelles mariées de ma famille; je l’ai encore, mais ma fille n’est plus digne de la porter; je la brûlerais plutôt.[33] Sachez pourtant, monsieur, que mon plus grand chagrin est de me voir forcé de manquer de parole à don Louis de Saint-Gervais, vaillant chevalier, qui m’a rendu de grands services, et que j’aime tendrement. Qu’il aille à Séville passer quinze jours, mais qu’il revienne me consoler de sa perte; je vous prêterai mes chevaux pour le voyage. Demain à la pointe du jour, le cocher et le carrosse seront à votre porte, et cet après-dinée j’irai embrasser ce tendre ami et lui souhaiter un bon voyage. Après ce long discours, ajouta don Manuel, j’ai pris congé de lui. — J’eusse été trop heureux, dis-je alors, d’avoir un tel beau-père. Il est entiché de sa noblesse; mais ce préjugé, loin d’affaiblir ses vertus, les fortifie et les exalte. Ah! cruelle Séraphine, pourquoi m’avez-vous oublié? — Mon cher don Louis, la mémoire est un don de Dieu, qui sans doute avait ses raisons pour priver les femmes de cette faculté en amour. L’aubergiste en ce moment vint nous annoncer le dîné. Nous fûmes étonnés de la délicatesse et de l’abondance du repas. Nous buvions de la malvoisie délicieuse, et l’hôte nous invitait à ne pas l’épargner. Don Manuel ravi, louait l’excellence des mets, et assurait l’hôtelier qu’il irait en paradis sans passer par le purgatoire. L’après-dînée, j’écrivis à don Inigo Flores, cet ami sensible et généreux, pour lui faire part de mon arrivée à Cordoue, et de l’inconstance de Séraphine. Je lui disais que si j’étais auprès de lui, je trouverais des consolations au sein de l’amitié et dans le cœur de l’aimable Rosalie. Je finissais ma lettre, lorsque don Pacheco entra; il me sauta au cou, en m’appelant son fils, pestant toujours contre sa fille qui l’avait rendu infidèle à sa parole pour la première fois de sa vie. Mais, me dit-il, j’ai une nièce à Madrid, fille de ma sœur; son père est hidalgo, et d’une famille de vieux Chrétiens. Il descend par les femmes du marquis de Castellar, qui, en 1746, investi dans Parme, où il commandait cinq mille hommes, par toute l’armée ennemie, aima mieux, en véritable Espagnol, hasarder sa vie, que de se rendre prisonnier de guerre. Il anime sa troupe, se met à la tête, et sort de la ville la baïonnette au bout du fusil; ils percent l’armée ennemie, se battent pendant vingt heures; et poursuivis six jours de suite, ils arrivent à Plaisance. Toute l’Europe admira la valeur espagnole, et le nom du marquis de Castellar fut gravé au temple de la gloire. Ce héros est l’aïeul de ma nièce. Je vous offre sa main; sa fortune ne répond pas à sa naissance, mais je lui assurerai tout mon bien en faveur de votre mariage. Par-là, j’acquitte ma promesse et la dette de la reconnaissance. Je remerciai cet homme généreux avec toute la vivacité du sentiment. Mais, lui dis-je, je n’accepterai jamais la dépouille d’un héritier légitime; sa jouissance empoisonnerait ma vie. — Que puis-je donc faire pour vous, pour vous dédommager des peines d’un long voyage, et réparer les torts de ma fille? — Lui pardonner, reconnaître votre gendre, et m’honorer toujours de votre amitié. — Oui, j’en jure par Saint Jacques et par l’ame de mes aïeux, je vous regarderai toujours comme mon fils, comme l’ami le plus tendre; à l’égard de Séraphine et de son époux le commerçant, je ne veux pas les voir; ils ont une fortune suffisante pour exister: le luxe, l’opulence ne conviennent qu’à la haute noblesse. Revenez de Séville, le plus tôt que vous pourrez; une ingrate, une perfide ne mérite pas vos regrets. Je me flatte qu’à votre retour vous logerez chez moi, avec le seigneur don Manuel. Il est ici dans la patrie de Gonsalve, un des grands capitaines de son siècle; je l’invite à faire un poème épique sur ce héros, que je préfère de beaucoup au pieux Énée dont on m’a fatigué les oreilles pendant mon enfance. Je me suis toujours rappelé ces bribes de vers: At pius Eneas tendens ad sidera palmas, Sic fatur lacrimans.[34] Morbleu! il faut combattre et non pleurer. J’ai reçu à l’armée une blessure très-grave; un bourreau de chirurgien m’a déchiré la chair, et je n’ai pas jeté un seul cri. Je voyais la gloire auprès de moi. Après cette longue tirade, il m’embrassa tendrement, en me répétant plusieurs fois que _Dios guarde a ousia, rogare dios per ousia_ (je prierai Dieu pour vous). Après son départ, je restai rêveur, silencieux, le cœur navré. Le poète du Toboso se rappelant que la harpe de David avait chassé du corps de Saül le mauvais esprit que Dieu lui avait envoyé, prit sa guitare; et, pour chasser l’esprit malin qui m’obsédait, il improvisa et chanta les amours et les malheurs de Pyrame et Thisbé. Nous étions dans l’obscurité; les seuls rayons de la lune répandaient quelque clarté dans la chambre. Insensiblement la douceur de sa voix, la mélodie touchante et triste de son chant, le récit de la mort funeste des deux amants, la lumière pâle et tendre de la lune, remplirent mon cœur de cette mélancolie si douce, si chère aux ames malheureuses et sensibles; des larmes coulèrent de mes yeux, soulagèrent mon cœur. Le cocher de don Pacheco interrompit cette scène touchante; il venait demander l’heure de notre départ pour le lendemain. En même temps il posa sur la table une grande corbeille pleine de chocolat, de biscuits et de bouteilles de Malaga, présent du généreux don Pacheco. Nous voulûmes, avant de nous mettre au lit, payer notre hôtelier: nous lui demandâmes son compte. — Avez-vous été contents du repas? — Emerveillés; vous êtes le premier aubergiste de l’Europe, lui dit don Manuel: Dieu vous bénira; mais que vous faut-il? — _Nada_ (rien ). — Comment, rien? Est-ce la ville ou les pères de Saint François qui nous régalent? — Non; c’est le comte don Pacheco; c’est lui qui a envoyé le dîné; c’est un seigneur noble, magnifique, et bon Chrétien. Autrefois, quand ma femme vivait, il me fesait l’honneur de venir souvent chez moi; il nous aimait beaucoup. — Gage que votre femme était jolie, lui dit le poète? — Oui; c’était une rose, une perle fine; c’est dommage qu’elle soit morte, elle m’attirait beaucoup de chalans. Adieu, Messieurs; demain vous avez une longue journée à faire; ainsi couchez-vous et dormez promptement. Nous suivîmes son avis; mais le sommeil descendit tard sur ma paupière. Je m’endormis enfin, et un songe bienfesant fit goûter à mon ame un moment de bonheur. Ce songe me transporta dans les montagnes de Barrège, auprès de la tendre Cécile qui cueillait des fleurs. Elle était parée du négligé le plus modeste. — D’où venez-vous? lui ai-je dit; il y a bien long-temps que je ne vous ai vue. — Oh! oui, bien long-temps; je viens de très-loin. — Pourquoi m’avez-vous quitté? Est-ce que vous ne m’aimez plus? — Par quel motif me dites-vous cela? Je vous aime toujours; la preuve en est que je reviens pour vous. — Permettez-moi donc de vous embrasser. — J’y consens; je vous aime trop pour vous refuser. J’allais cueillir ce doux baiser, lorsqu’on frappa rudement à ma porte; et le baiser, Cécile et mon bonheur s’évanouirent. Ainsi dans la vie, un peu de bile, un vain propos, la moindre circonstance dissipent le rêve du bonheur. J’entendais don Manuel qui criait à ma porte: Allons, debout! le chant du coq a retenti trois fois; les chanoines sont à matines. — Quel triste réveil! Le souvenir de la mort de Cécile succéda à la joie de l’avoir retrouvée. Je crus la perdre une seconde fois. Adieu, chère et tendre amie, m’écriai-je; adieu, adieu pour jamais. La trahison de Séraphine acheva de contrister mon ame. Cependant, don Manuel criait à la porte: Dépêchez-vous, les chevaux, le cocher, le chocolat, tout est prêt et vous attend. — Je fus bientôt sur pied et nous partîmes. Pendant la route, le poète du Toboso, pour dissiper ma tristesse, me chanta son élégie sur l’inconstance de Séraphine. Il me cita ensuite toutes les femmes qui avaient trahi leurs époux ou leurs amants. Hélène, Ctytemnestre, Pénélope,[35] Betsabé et la femme de César, celle de Marc-Antoine; et que direz-vous de l’empereur Marc-Aurèle qui non seulement toléra avec un stoïcisme admirable, les désordres de sa femme Faustine, mais qui, après sa mort, lui fit décerner les honneurs divins par le sénat, et ordonna à toutes les jeunes filles romaines de venir, la veille de leurs noces, avec leurs futurs époux, offrir un sacrifice à la nouvelle déesse, que l’on pouvait nommer la _déesse de l’impudicité_? Ainsi, consolons-nous, ajoutait-il, dans les bras de la philosophie, ou plutôt aimons les belles sans leur demander de la fidélité. — Vos exemples, lui dis-je, ne me consolent pas: une infinité d’hommes ont la goutte, cela n’empêche pas celui qui en est atteint de sentir sa douleur et de se plaindre. Nous arrivâmes après six heures de marche à la Venta Himistosa. Nous en trouvâmes l’hôte plongé dans une grande affliction. Mais le pire, disait don Manuel, c’est que sa cuisine est le temple de la famine. Le traître a laissé éteindre le feu sacré. En effet, il n’y avait dans cet asile ni vivres, ni feu. Je demandai à cet homme la cause de son chagrin. Hélas! nous dit-il, c’est ma pauvre femme, que je pleure; je l’ai enterrée hier matin. — Mon ami, lui dit le poète de la Manche, je conçois votre douleur; c’est perdre quelque chose que de perdre sa femme; mais n’avez-vous rien à nous donner à manger? — Non, Senor. — Allons, tout est pour le mieux. _De hambre a nadie vi morir, de mucho comer cien mil_.[36] Nous avons des biscuits, du chocolat, du bon vin. Je vais faire le chocolat, et nous le prendrons sous ce petit bosquet d’arbres où serpente un joli ruisseau. Nous ferons un repas tel que celui des bergers d’Arcadie sur le mont Ménale; notre chocolatière, nos tasses, comme leurs coupes, seront de simple argile, et comme eux, nous aurons le gazon pour siége, le ciel pour lambris et la campagne pour salle à manger. Le chocolat fait, nous nous assîmes sur ce tapis charmant; et tandis que l’hiver, entouré de neiges, de frimas, contristait et désolait le nord de l’Europe, nous, sur un lit de verdure, nous jouissions de la température d’un beau jour de printemps. Les Andaloux, disais-je, sont les enfants du soleil et les favoris de la nature. — Aussi, répondit don Manuel, toute leur vie est une jouissance. La musique, les fêtes, l’amour surtout remplissent le cercle de leurs journées. Don Manuel invita Alessandro, notre hôte, à déjeuner avec nous. Il répondit que la douleur l’empêchait de manger. — Mais elle n’empêche pas de boire. Avalez un verre de vin. Il se résigna aisément. Quand il eut vidé le verre, don Manuel lui dit: Vous regrettez donc beaucoup votre femme? — Assurément, je ne me consolerai jamais de sa perte; elle avait mille bonnes qualités: elle m’aidait dans mon ménage; ses manières accortes, son joli minois attiraient les voyageurs: si vous aviez vu sa gentillesse quand elle me donnait de petits soufflets, et quand je courais après elle pour me venger! Ah! oui, je la pleurerai toujours. Don Manuel l’invita à boire encore un verre de Malaga à l’honneur de la défunte. — Volontiers; il est fort bon. — De quoi est morte cette épouse chérie? — _Per Christo_, je n’en sais rien; le médecin l’a purgée et saignée si souvent, elle a tant jeûné, qu’elle n’avait plus rien dans le corps, ni sang dans les veines. La pauvre femme! — Allons, achevons la bouteille. Lorsqu’un nouveau verre de vin eut traversé le gosier d’Alessandro, don Manuel lui demanda comment il se trouvait. — Par Saint Jacques, très-bien; je sens la consolation descendre dans mon cœur. — La défunte était donc jolie? — Oui; quand je l’épousai, c’était une rose; mais elle commençait à vieillir; c’était d’ailleurs une bonne femme, mais capricieuse comme une chèvre et colère comme un dindon. — Cependant, vous la regrettez beaucoup? — Oui; je ne me consolerai jamais. — Allons, encore un verre de vin en son honneur. — Par la Vierge céleste, on ne peut vous refuser; à toi, ma chère Thérèse! je bois à ta santé. — Vous devez savoir quelque chanson bachique? — Oui, parbleu; j’en sais plus de trente, car j’ai toujours été un bon vivant. J’ai aimé le vin et les femmes, sans être moins bon Chrétien. J’aime bien Dieu et sa divine mère. — Çà, régalez nous de quelque chanson. — Avec plaisir. Aussitôt, d’une voix pleine et sonore, il entonna ces couplets: Fêtons, chantons le Dieu du vin, C’est le patron de tous les âges; Dans leurs ennuis, dans leur chagrin, Il console les fous, les sages: Et j’aime mieux, c’est mon refrein, Malgré l’attrait du mariage, Dans ma cave d’excellent vin, Qu’une femme dans mon ménage. Bravo! Senor Alessandro! Allons, continuez. Un buveur est toujours en train; Que la terre soit plate ou ronde, Pourvu qu’elle porte du vin, Tout va pour lui le mieux du monde; Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc. Le vin toujours pétille et rit Quand on le verse dans mon verre; Mais la femme bientôt s’aigrit, Et près d’un époux ne rit guère; Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc. Dans la bouteille, en vieillissant, Le vin gagne et se bonifie; Mais une femme en mûrissant, Est tous les jours plus enlaidie; Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc. Vous voyez, me dit tout bas don Manuel, à quoi tiennent les grandes afflictions; quelques verres de vin changent la tristesse en jubilation: la nature est une bonne mère; elle place le remède à côté du mal. Messieurs, demanda l’aubergiste, comment trouvez-vous ma chanson? Très-agréable, lui dis-je; la chantiez-vous à la défunte? — Ah! ne m’en parlez pas, vous me déchirez le cœur! vous me rappelez qu’il faut que je porte de l’argent à l’église pour lui faire dire des messes: je ne voudrais pas que la pauvre femme restât long-temps en purgatoire! — Et combien ferez-vous dire de messes? — Je lui en ai promis cinquante; mais ce sera assez d’une douzaine: les messes sont chères aujourd’hui. Il nous quitta en nous disant: _Dios vos bendiga_; et nous remontâmes en voiture. Le reste du voyage jusqu’à Séville ne mérite aucun détail; seulement nous rencontrâmes le soir, à l’auberge, un soldat nonagénaire qui avait servi sous Philippe V, et qui nous en parla beaucoup. C’était, dit-il, un prince bon et généreux, brave comme le Cid; toute l’armée se serait fait hacher pour lui. Je m’engageai en 1701; j’avais seize ans. Je me suis trouvé à la bataille d’Almanza en 1707, où nous frottâmes joliment les Anglais et les Autrichiens: Barwick nous commandait. Avec Vendôme et le roi en personne, nous gagnâmes la bataille de Villa-Viciosa; j’y fus blessé; nous y fîmes des merveilles; Philippe combattait à notre tête. Après la bataille, Vendôme, voyant que Philippe était accablé de lassitude, lui dit: Sire, je vais vous faire dresser un lit tel qu’un roi n’en eût jamais de plus beau; et aussitôt il fit un matelas des drapeaux pris sur les ennemis, et notre bon prince y dormit environ deux heures.[37]Par le fils de Dieu, le beau rêve qu’il dut faire! qu’il devait être joyeux à son réveil! — L’armée devait bien aimer son général, lui dis-je. — _Valga me la madre de Dios_! quel capitaine que Vendôme! Il était affable, il aimait le soldat, vivait avec lui en camarade, lui laissait faire tout ce qu’il voulait. Je crois le voir encore; c’était un homme pas trop grand, un peu gros, mais vigoureux et leste. En 1714, commandés par Barwick, nous prîmes Barcelone. J’ai servi ensuite en Italie sous l’infant don Carlos, brave homme; nous prîmes Naples et la Sicile. La paix se fit en 1736. Quatre ans après, me trouvant dans l’âge, chargé d’une femme et de trois enfants, et ne pouvant plus me battre, je résolus de prendre congé de la troupe; mais en quittant je voulais avoir une pension. J’écrivis au ministre de la guerre, qui ne me répondit pas; cependant je l’avais appelé _eccelenza_. Après avoir attendu assez long-temps, je résolus de m’adresser au roi lui-même, soldat ainsi que moi; décoré de mon vieux uniforme, que je ne portais plus que les dimanches, je partis pour Madrid. A mon arrivée, après avoir bu une bouteille de vin, j’allai droit au _Buen Retiro_;[38] je demandai à voir le roi: un garde me répondit qu’on ne le voyait pas. — _Per Christo_, il a tort; et pourquoi veut-il se cacher? lui qui se montrait de si bonne grâce à l’ennemi. Le garde me dit alors que sa majesté allait partir pour la chasse, et que je pourrais le voir passer. Je l’attendis. Il parut bientôt, entouré de seigneurs, de pages et de chiens. Je n’en fus point déconcerté: j’avais vu des batailles, et je n’avais pas eu peur. Je veux aborder Philippe; mais un garde me repousse en me disant qu’on ne parlait pas au roi. Pourquoi? lui dis-je en colère; est-ce qu’il n’a point d’oreilles? Malgré toi je lui parlerai: quand on s’est battu quarante ans pour lui, on a, parbleu! le droit de lui dire deux mots. Le roi m’entendit, et ordonna qu’on me laissât approcher. Je m’avance le chapeau bas, je le salue respectueusement, et je lui dis: Sire, votre majesté est bien assise sur le trône d’Espagne, j’en suis ravi, vous êtes un brave homme et un bon roi; mais, sans reproche, j’y ai contribué un peu. J’ai combattu pour vous à la bataille d’Almanza, de Villa-Viciosa; j’étais au siège de Barcelone; j’ai fait les campagnes d’Italie: enfin, j’ai servi quarante ans votre majesté. J’ai été blessé trois fois; mais cela fait honneur: j’ai de la gloire, et je n’ai point d’argent; j’ai écrit à votre ministre pour lui demander une pension; il ne m’a pas répondu: alors j’ai pris mon parti, et j’ai imaginé qu’il valait mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. J’ai une femme et trois enfants qu’il faut que je nourrisse; si la guerre revient, si vous avez besoin de moi, quoique vieux, je puis vous être utile encore, je donnerai l’exemple aux jeunes gens. Ce bon roi m’écouta sans m’interrompre; et quand j’eus fini ma harangue, il me dit: Mon ami, remarquez ce mot d’ami, votre demande est juste; portez demain, de ma part, au ministre, les certificats des colonels sous lesquels vous avez servi, et soyez assuré que vos services seront récompensés. Après ces mots, il continua son chemin, et tous les grands seigneurs me regardèrent comme un oiseau rare. Le lendemain j’allai chez le ministre avec mes papiers; d’abord un valet de chambre, selon la coutume, me dit qu’il n était pas visible. — Allez lui dire que c’est un ami du roi qui veut lui parler, et que je viens de sa part. Il courut m’annoncer, et je fus introduit sur-le-champ. — Vous êtes donc l’ami du roi, me dit le ministre! — Oui, _eccelenza_; tous les Espagnols sont ses amis, et verseraient leur sang pour lui. Le ministre, en me donnant un petit coup sur l’épaule, me dit: _Bravo soldado_! Il prit mes papiers, et huit jours après j’eus une pension de soixante piastres. Je voulais aller remercier Philippe; mais il était parti pour Saint-Ildephonse. Je souhaitai à ce brave et vieux guerrier encore vingt ans de vie pour jouir des bienfaits de son roi. Nous arrivâmes à Séville, le lendemain très-tard. Un long et doux sommeil nous refit de nos fatigues. Le poète du Toboso à son réveil, s’écria: debout, debout! le soleil brille; allons voir cette fameuse cité fondée par Hercule, qui dans ses courses s’amusait à bâtir des villes, ce qui est plus humain que de les piller et de les détruire.[39] Séville est dans une vaste plaine, sur la rive gauche du Quadalquivir, autrefois le Bétis. Elle est entourée de tours et de fortes murailles; on y compte douze portes; elle passe pour la plus grande ville d’Espagne. Philippe y résida pendant plusieurs années: on dit qu’il passait son temps à dessiner sur des planches de sapin avec la fumée d’une lumière, ou à pécher à la ligne des tanches dans un petit réservoir. Je plains l’homme accablé du poids de son loisir. Ferdinand, roi d’Aragon, la prit sur les Maures en 1248, après un siège de seize mois. Cent mille Maures, soit de la ville, soit du royaume, en sortirent, emportant des richesses immenses. Philippe III, en 1609, ne donna que trente jours à cinq cent mille Maures pour quitter l’Espagne.[40] Ah! Platon, que diriez-vous, vous qui voulez la philosophie sur le trône! Nous commençâmes nos courses par la cathédrale qui est au milieu de la ville. Je fus frappé de la beauté de cet édifice, et de cette fameuse tour nommée _la Giralda_, qui sert de clocher. L’église a deux cent quarante pieds de longueur, sur cent vingt-six de largeur. Le jour y entre par quatre-vingts fenêtres, dont les verres sont peints, et par neuf portes proportionnées à la grandeur du local. La tour est formée de trois tours entées les unes sur les autres, et dont l’élévation est de deux cent cinquante pieds. On y monte par un escalier en spirales et sans marche; elle est percée de quatre grandes fenêtres qui ont des galeries et des balcons; j’y comptai vingt-quatre cloches. Sur le sommet de cette tour est une statue de bronze, représentant la Foi; elle tient un guidon à la main, qui marque les aires de vent. Les rues de la ville sont étroites et tortueuses, mais ornées de maisons assez belles. A chaque pas, nous trouvions des moines bigarrés de toutes les couleurs; on assure que c’est la ville d’Espagne où ils abondent le plus. Nous passâmes devant l’hôtel de l’inquisition; ses murailles portent l’empreinte du temps; les fenêtres ne sont que des soupiraux. Cet aspect sauvage et les souvenirs qu’ils rappellent, impriment la terreur. Marchons vite, me dit don Manuel, je crois passer devant les bouches du Tenare. _Hinc exaudiri gemitus et saeva sonare verbera_.[41] Séville fut la première ville d’Espagne, où ce tribunal vint s’établir et forger ses foudres. Il aurait dû plutôt aller se fixer dans les îles Eoliennes, où Vulcain avait ses forges. Non loin de la cathédrale est l’Alcazar, ancien palais des rois maures; c’est-là où régnaient avec eux le luxe, les arts, les plaisirs et la galanterie; il a plus d’un mille d’étendue en y comprenant les jardins. Nous vîmes dans une salle de petites statues, représentant les rois d’Espagne, depuis les rois goths jusqu’à Philippe IV; où sont tant de projets ambitieux, tant de faste et d’orgueil? A peine pourrait-on retrouver la poussière de tous ces monarques. On montre auprès de cette salle qui sert de chapelle, la chambre où don Pèdre-le-Cruel fit assassiner ses deux frères. Ce tyran farouche avait ordonné par son testament, qu’on l’enterrât revêtu de l’habit de Saint François, comme si ce vêtement religieux ouvrait les portes du ciel: cependant, un jour il montra quelque respect pour la justice; il aimait comme Neron, à courir dans les rues, et à s’amuser aux dépens des passants. Un savetier qu’il attaqua, se défendit vigoureusement, et le maltraita beaucoup; le roi eut la cruauté de le tuer. Une vieille femme, malgré l’obscurité de la nuit, reconnut l’assassin et le dénonça aux magistrats, qui se présentèrent devant le monarque, et lui demandèrent s’il étoit coupable de la mort du savetier; il en convint, et pour expier son crime et satisfaire la justice, il fit couper la tête à son effigie. Un autre arrêt plein de jugement et d’équité, honore la mémoire de ce prince. Un pauvre cordonnier apporta un jour des souliers malfaits, à un chanoine de la cathédrale de cette ville, très-recherché dans sa parure, et qui se piquait surtout d’être bien chaussé. Il entra dans une telle fureur en essayant ces souliers, qu’à force de coups sur la tête, il tua ce malheureux. Il laissait une veuve, quatre filles et un garçon de quatorze ans; ils portèrent leurs plaintes au chapitre, qui condamna le chanoine à s’abstenir du chœur pendant un an. Le jeune cordonnier grandit au sein de la misère. Un jour de Fête-Dieu, il voyait défiler la procession, assis sur les marches de l’église, lorsqu’il aperçut l’assassin de son père; à cet aspect, l’amour filial, son indigence, le désespoir irritant dans son sein la soif de la vengeance, il s’élance sur lui, le frappe, et l’étend à ses pieds; il fut arrêté, et son procès bientôt fait: il fut condamné à être écartelé. Cette affaire parvint aux oreilles de Pierre-le-Cruel, alors à Séville; après s’en être fait rendre compte, il se chargea de prononcer le jugement. Il révoqua d’abord l’arrêt de mort, et ayant demandé au jeune homme quelle était sa profession, il lui défendit de faire des souliers pendant un an.[42] Charles-Quint embellit l’Alcazar; on y voit partout l’aigle impériale, avec la devise fameuse de ce prince: _plus ultra_. Quand il la fesait graver, il ne songeait pas au monastère de Saint-Just, où devait se terminer son ambition et sa vie. Cependant ce monarque si vain, si ambitieux, qui combattit François Ier avec tant d’acharnement, fut assez juste, assez grand pour s’écrier à sa mort: Il vient de mourir un roi d’un mérite si éminent, que je ne sais quand la nature en produira un semblable. Nous vîmes dans le jardin quelques statues de mauvais goût; mais l’on est bien dédommagé par la beauté des eaux, la quantité de citronniers, d’orangers, de myrtes qu’on y voit, et par la pureté de l’air. L’ame dans ce beau lieu jouit d’une sérénité, d’un enchantement céleste. Les heureux habitants y viennent en foule respirer le repos ou rêver à leurs amours. Philippe V habita long-temps ce palais, et projetait même de faire de Séville la capitale de son empire, projet brillant qui aurait égalé cette ville à celle de Londres ou de Paris, et l’aurait peut-être élevée au-dessus des plus belles de l’Europe, par les avantages du site, la beauté du climat et la prodigalité de son terroir. Il est vrai que le Guadalquivir qui portait les grands vaisseaux jusque dans Séville, n’est plus navigable pour eux qu’à la distance de quinze lieues; mais on transporte les marchandises sur de petits bâtiments jusque dans le port nommé l’_Arenal_. La fertilité de la terre est célèbre; on la nommait jadis le _jardin d’Hercule_. Le vin, le blé, l’huile surtout, enfin tout ce qui peut contribuer au soutien et aux délices de la vie, enrichit cette belle contrée. Non loin de la ville, il y a un bois d’oliviers de trente mille pas d’étendue. De l’Alcazar nous allâmes au faubourg de Triana, dans lequel est un cours où l’on entre par un beau pont sur le Guadalquivir. On trouve, à l’entrée, une superbe fontaine ornée des statues d’Hercule et de César: le premier, comme fondateur; le second, comme restaurateur de la ville. Après les avoir considérées avec ce respect machinal que l’on a pour les héros des temps passés, je demandai à don Manuel lequel des deux il aimait le plus. C’est, me dit-il, Homère et Virgile; je préfère le soleil qui fait éclore les fleurs, à celui qui les brûle: mais si Hercule revenait, je le prierais de terrasser l’hydre de l’inquisition, comme jadis il terrassa le géant Geryon. Nous rencontrions à chaque pas, dans cette promenade, de jeunes filles avec leurs duègnes, des dames avec leur _cortejos_, d’autres escortées par des moines, des vieilles duchesses promenant leur confesseur dans un vieux carrosse traîné par des mules. Deux jolies femmes à pied, suivies de deux laquais à livrée, passèrent à coté de nous; l’une d’elles dit à l’autre en me regardant: Je gage que voilà un Français. Lorsqu’elles furent éloignées, le poète du Toboso me proposa de les aborder. Elles sont charmantes, disait-il en les suivant des yeux. — Je n’en ai nulle envie; ni mon esprit ni mon cœur ne sont assez libres pour faire de nouvelles connaissances: mais si vous voulez égayer vos loisirs, déployer vos talents, et les charmes de votre esprit, présentez-vous tout seul, vous n’avez nul besoin d’un second, vous me rejoindrez à l’auberge. Il me quitta; je le vis aborder ces dames d’un air gai et riant, et il me parut qu’elles l’accueillirent le sourire sur les lèvres. Je continuai seul ma promenade, et me rendis au couvent des franciscains. Il est bâti au milieu d’une grande enceinte nommée la place de Saint-François, et partagé en trois corps-de-logis. Le cloître, du côté du jardin, est entouré d’une belle colonnade de marbre; les myrtes, les citronniers, les orangers embellissent ce jardin, au centre duquel est un magnifique réservoir: quatre lions de bronze, et un enfant placé au milieu, y versent des eaux abondantes. En le parcourant je me disais: Est-ce ici le séjour de la pauvreté, l’asile des frères mendiants, ou le jardin d’Aristippe ou d’Horace? Hélas! non; au lieu de ces aimables philosophes, je ne vois que des franciscains! C’était l’heure du spaciment; les uns jouaient à la boule, les autres aux quilles; ceux-là se promenaient: quelques-uns, assis sur des bancs, s’entretenaient de la qualité des vins du pays, ou des stigmates de saint François, imprimés par J. C. lui-même.[43] Un seul de ces moines, d’une physionomie calme et vénérable, récitait son bréviaire en marchant. Lorsqu’il fut auprès de moi, il ferma son livre, et me demanda le motif qui m’amenait dans le couvent, et s’il pouvait m’être utile. Je suis un étranger, lui dis-je, curieux de voir cette belle maison. Il m’offrit de me conduire, ce que j’acceptai avec plaisir. Après nous être promenés quelque temps, il m’invita à me reposer sous un berceau d’orangers. Il me demanda si j’avais vu la cathédrale, et ce qui m’avait le plus frappé dans ce surperbe édifice. C’est, lui dis-je, la vétusté dont les murs sont revêtus. J’ai vu les Maures accourant dans cette mosquée pour adorer le même Dieu que nous. Je voyais ensuite la foule des Chrétiens, et trente générations se succédant, se poussant tour-à-tour dans la tombe, et ce temple toujours debout. Je me suis arrêté quelque temps devant le modeste tombeau de Christophe Colomb, et ayant lu l’inscription gravée sur la pierre qui le couvrait,[44] je lui ai dit: Grand homme, par la découverte d’un nouveau monde tu as augmenté nos connaissances et nos besoins, sans accroître notre bonheur. — Vous avez sans doute vu la chapelle où sont enterrés saint Ferdinand et Alphonse-le-Sage? — Oui, mon père, et j’ai lu l’épitaphe pompeuse du premier, et la liste de tous ses titres. — Ce Ferdinand est un des plus grands rois qui ait existé: il était cousin-germain de saint Louis, roi de France. Ces deux cousins, modèles de piété et de vertu, étaient aussi braves que les Alexandre et les César. Ferdinand marchait un jour dans le pays ennemi, escorté seulement de dix-huit hommes; l’un d’eux aperçut un parti maure de cent trente soldats; on presse le roi de se retirer. Non, dit-il, je ne fuirai point, je les attends; il en arrivera ce qui plaira à Dieu. Les Maures, intimidés de la contenance et de la fierté de cette petite troupe, et craignant quelque embuscade, hésitèrent et finirent par se retirer. — Cette intrépidité est semblable à celle de notre Henri IV; j’admire, comme vous, votre roi Ferdinand: mais je trouve sa religion bien exagérée, lorsque, dans un auto-da-fé où l’on brûlait des Albigeois, il se fesait un honneur de porter des fagots sur ses épaules pour attiser et nourrir le feu. Marc-Aurèle et Trajan l’auraient fait éteindre. Je lui en veux aussi d’avoir fait chasser, après la conquête de Séville, quatre à cinq cents mille Maures, et privé l’Espagne de tant de citoyens actifs, industrieux, dont les fils ou petits-fils auraient tôt ou tard embrassé la religion dominante. — Ces fautes, si ce sont des fautes, sont celles de son siècle; l’homme reçoit sa constitution physique de l’influence du climat, et son caractère moral, des opinions et des préjugés qui l’entourent; d’ailleurs c’est l’enthousiasme qui fait les saints et les héros; sans lui, la vertu et le génie ne produiraient que des fruits acerbes ou sans saveur; et sans lui, le Chrétien tomberait dans la tiédeur et le relâchement. Mais la cloche nous appelle au réfectoire; je suis obligé de vous quitter: demain matin, si vous voulez me faire l’honneur de venir prendre du chocolat dans ma cellule, je serai charmé de faire plus ample connaissance avec vous. Je lui demandai son nom. — Don Augustin. — Vous en avez les lumières et l’esprit. Il répondit en rougissant: Je voudrais en avoir la piété. Je retournai à la _posada_, où bientôt arriva don Ésope du Toboso. Dînons, cria-t-il en entrant, la faim dévore mes entrailles. — Eh quoi, avec votre esprit et vos talents, vous n’avez pas pu engager ces dames à tous retenir à dîner? — Non, mais je suis invité ce soir avec vous, pour le _refresco_, chez la comtesse Éléonora, dont le mari est à Madrid. — Peut-on savoir sous quel prétexte vous avez abordé ces dames, et par quels moyens vous avez si bien réussi à faire votre cour? — Je leur ai demandé si l’une d’elles n’était pas la marquise Cecilia Padilla; observez que c’est une des belles femmes de Séville. Non, m’a répondu l’une d’elles avec un doux sourire; elle est à Burgos depuis un mois. — Pardon, mesdames; sur le portrait que l’on m’en a fait, j’ai cru la trouver parmi vous. Je suis au désespoir de son absence; j’avais une lettre de recommandation pour elle, et je comptais sur ses bontés pour passer quelques jours agréables à Séville. — Vous connaissez donc, lui dis-je, cette belle marquise? — Comme j’ai connu la sinora Vanozia, maîtresse du pape Alexandre VI, dont il eut quatre enfants; ou la belle Betsabé, qui se lavait sur son toit devant le roi David; mais, dès que j’arrive dans une ville, je fais jaser l’aubergiste. J’ai su de lui que dona Padilla était belle et tendre comme Magdeleine, pieuse comme sainte Thérèse, et qu’elle avait couru précipitamment à Burgos pour secourir son amant, attaqué de la petite-vérole. Mon embarras, mes regrets ont touché la belle ame de la comtesse Éléonore, qui m’a offert de remplacer la marquise Cecilia, son amie. Vous voyez que, dans ma fiction, la ressemblance poétique est très-bien observée. Dona Éléonora m’a demandé si vous n’étiez pas Français; j’ai dit votre nom, et raconté vos infortunes. — Ce qui était fort inutile. — Pardonnez-moi. J’ai lu, dans les Ethiques d’Aristote, que les malheurs de l’amour touchaient vivement le cœur des femmes, et que rien n’est plus intéressant pour elles qu’un amant malheureux. Ces dames vous ont trouvé un air sentimental et une figure agréable, et je suis chargé de vous amener ce soir à leur _refresco_. Je refusai, et priai don Manuel de m’excuser auprès de ces dames. Je lui dis que j’avais fait la connaissance de don Augustin, de l’ordre de Saint-François, homme d’un grand mérite. — Par Bacchus! je ne quitterais pas une jolie femme pour saint Augustin lui-même, et son fils Deodatus.[45] On nous servit à dîner de l’excellent poisson de mer. Il remonte le Guadalquivir jusqu’à deux lieues au-dessus de Séville. Lorsque nous crûmes les méridiennes finies, nous retournâmes au faubourg de Triana, où nous trouvâmes plus nombreuse compagnie que le matin. C’est la promenade la plus fréquentée. A l’extrémité de ce cours est une chartreuse nommée _las Cuevas_, habitée par dix-sept enfants de saint Bruno, tous gens de qualité, servis par leurs valets. Des pauvres assiégeaient la porte du couvent; deux économes, aidés d’un frère, distribuaient à chacun d’eux, un poisson cuit, une mesure de vin, et trois petits pains. Ces pieux Cénobites, me dit don Manuel, nourrissent le Lazare des miettes de leur table. — J’aimerais mieux qu’ils donnassent des pensions à de bons laboureurs, à des pères de famille, plutôt que d’entretenir la mendicité et la paresse. Nous entrâmes dans le jardin, qui n’est pas aussi beau que celui des franciscains. Don Manuel aborda l’un de ces pères, qui avait l’air absorbé dans ses méditations, ou de bâyer aux corneilles, et lui demanda s’il était permis de voir le jardin. Le fils de saint Bruno lui répondit par un signe emblématique, une inflexion approbative de tête, et soudain lui tourna le dos. Apparemment, dit le poète de la Manche, que Dieu, comme l’empereur des Turcs, a des muets à son service. Nous sortîmes bientôt de ce temple du Silence, où Ovide aurait logé le Sommeil, si ces asiles avaient existé dans son temps. Nous allâmes voir _los Cannos de Carmona_; on appelle ainsi un aqueduc de six lieues de longueur, ouvrage des Maures. Lorsque nous eûmes assez examiné cet antique monument, je dis au poète du Toboso: Le jour touche à son déclin, le _refresco_ et les dames vous attendent. — Et vous, quels sont vos projets? Vous allez vous creuser la cervelle, et rêver à votre ingrate Séraphine? — Je vais écrire des lettres, et mettre en ordre des notes que j’ai prises dans mon voyage; peut-être un jour j’en composerai un gros livre. — Y parlerez-vous d’Angélique Paular votre conquête? — Pourquoi pas? — Et moi, paraîtrai-je sur la scène? — Sans doute; vous serez mon héros: je remplirai mes pages de vos sentences, de vos bons mots, de vos amours; mais je voudrais bien, pour jeter plus d’intérêt dans mes récits, y parler de votre conversion. — Différez encore trente ans l’achèvement de votre ouvrage, je me convertirai _in extremis_. Interea dum fata sinunt jungamus amores, Jam veniet tenebris mors adoperta caput.[46] Et d’ailleurs pourquoi me convertir? ne savez-vous pas que, selon Pythagore, l’ame des poètes passe dans le corps des cygnes? Horace n’a-t-il pas dit: _Album mutor in alitem_? Les empereurs romains devenaient dieux après leur mort; un enfant d’Apollon est bien au-dessus d’un empereur de Rome. Après cet éloquent discours, il me quitta et se rendit chez la comtesse Éléonore; et moi, je regagnai tristement mon gîte, en rêvant, malgré moi, à l’inconstance et à l’ingratitude de Séraphine, et cherchant des consolations dans la raison et la philosophie, et n’y trouvant que de belles paroles qui ne me consolaient pas. Don Manuel revint fort tard, et je me couchai sans l’avoir vu. Le matin j’étais éveillé depuis long-temps lorsqu’il vint dans ma chambre. Il me dit qu’il avait passé une soirée délicieuse, au milieu d’un cercle de jolies femmes; qu’il avait improvisé, chanté, pincé de la guitare; et que tout le monde l’avait trouvé charmant. Il me proposa d’aller prendre du chocolat chez la comtesse; mais je lui dis que je déjeûnais chez don Augustin. Il me promit de venir dîner avec moi, et de ne pas me quitter du reste de la journée. Je me rendis chez don Augustin; je lui trouvai une physionomie encore plus ouverte que la veille; j’y démêlai, fondus ensemble, la sérénité du sage, et le recueillement de la piété. Il me dit: Vous déjeunerez seul: je n’ai pas encore dit ma messe. Je trouvai son chocolat excellent, et je lui en fis l’éloge. Je le fais, me dit-il, fabriquer sous mes yeux: c’est une petite sensualité que je me pardonne. Mais permettez une question indiscrète: je ne vous trouve pas cette hilarité, cet air de contentement qui anime ordinairement la physionomie d’un Français de votre âge; vous paraissez nourrir quelque chagrin; je vous avouerai même que c’est votre air mélancolique qui m’a porté, hier, à vous aborder. Je lui répondis que mon caractère était plus gai que triste et morose; mais qu’un malheur imprévu remplissait mon ame de douleur et de dépit. Je lui contai alors la cause de mon voyage en Espagne, et le cruel dénouement de mon amour pour Séraphine. Je conviens, me dit-il, que cette aventure est fâcheuse, d’autant qu’elle blesse autant votre amour-propre que votre sensibilité. Mais à travers les nuages de l’adversité, on peut toujours voir reluire des rayons d’espérance: songez d’ailleurs qu’une femme si légère, si versatile, ne pouvait faire votre bonheur; les soucis, les soupçons, la jalousie seraient entrés avec elle dans votre ménage: un homme raisonnable ne doit pas regretter ce que la fortune lui refuse, car il ignore si l’objet qu’il désire fera son bonheur ou non. Fiez-vous à la Providence qui vous donnera non ce qui flatte vos désirs, mais ce qui vous convient. Pardon, je suis obligé de vous laisser. Je m’en vais dire la messe. L’avez-vous entendue? — Non, mon père. — Elle est aujourd’hui d’obligation. — Vos lumières, vos vertus m’inspirent une entière confiance; je vous avouerai que je suis Calviniste. — J’en suis fâché; mais je ne m’intéresserai pas moins à vous. Dieu est le père de tous les humains; c’est à lui à juger ses enfants. Allez en m’attendant vous promener dans le jardin. — Non, mon père, j’entendrai votre messe: nous differons de quelques points dans notre croyance, mais nous adorons le même Dieu.[47] J’assistai à la messe de ce digne prêtre, qui la dit avec une piété exemplaire. Il paraissait anéanti devant la Divinité. De retour dans sa cellule, je lui dis que j’étais étonné de la quantité de messes qu’on avait célébrées en même temps que la sienne. — Vous seriez encore plus surpris du nombre des messes de la cathédrale, qui a quatre-vingts autels où l’on dit cinq cents messes par jour, outre trois cent cinq grandes messes par an, et douze mille messes basses pour le repos des ames de ses bienfaiteurs. — C’est beaucoup. — Ce n’est jamais trop; elles sont fondées par la piété et la reconnaissance. — Daigneriez-vous me dire si la messe est d’institution divine; si elle a été célébrée dès la naissance du christianisme? — Non, elle ne fut d’abord qu’une cène, peu à peu elle devint grand’messe qui se disait dans chaque église: elle fut unique jusqu’aux cinquième et sixième siècles, que s’introduisirent les messes basses. — Permettez-moi de vous communiquer une remarque que j’ai faite pendant l’office divin. Vous accusez les Français d’incrédulité, ou tout au moins de tiédeur pour la religion, et j’ai observé qu’il y a plus de décence et de recueillement dans nos églises que dans les vôtres. — Votre observation est peut-être juste; nos temples sont des lieux de rendez-vous; la jeunesse y porte sa dissipation et sa légèreté; mais c’est un mal sans remède, et nous préférons l’abus de la chose à son anéantissement. L’on abuse, mais on croit, et la religion subsiste. Les Français font à notre église un autre reproche, c’est l’oubli des paroles de Jésus-Christ, qui dit: _N’amassez pas des biens sur la terre, la rouille et les vers les consument_; et cependant notre cathédrale, ainsi que la plupart des ordres religieux, possèdent des richesses immenses: notre prélat jouit de cent mille piastres de rente; la fabrique de l’église en a trente mille; et les chanoines au nombre de quarante, ont chacun trente mille réaux (quinze mille livres). Outre ces quarante chanoines, la cathédrale nourrit encore quarante prébendiers, vingt semi-prébendiers, vingt chapelains, qui sont à la nomination du chantre, avec l’attache du chapitre, et vingt autres chapelains obligés d’assister au chœur. — Voilà bien du monde payé pour chanter les louanges du Seigneur. — Dans le temple de Salomon, les lévites étaient encore beaucoup plus nombreux; vingt-huit mille vivaient des fruits de l’autel.[48] Mais ce que vous ignorez peut-être, et ce qui fait grand honneur à nos prélats, c’est qu’une grande partie de leurs richesses s’écoule en bonnes œuvres: ils soutiennent des manufactures, dotent des couvents de filles, des hôpitaux, donnent pour la confection des chemins; ils suivent les préceptes de Julien, surnommé l’_Apostat_, qui disait qu’il faut qu’un ministre des autels fasse l’aumône même de son nécessaire; il les appelait les _interprètes des Dieux auprès des hommes_, et les _cautions des hommes auprès des Dieux_. Mais si vous blâmez l’opulence de nos églises, vous applaudirez à celle des nombreux hôpitaux de cette ville, tons richement dotés; la police et le régime de l’un d’eux n’ont de modèle nulle part; tous les malades ont leur chambre séparée, où on leur sert en particulier les remèdes et les mets ordonnés par les médecins. Cet hôpital est destiné aux gentilshommes et aux étudiants de l’université. Mais descendons au jardin, l’exercice doit vous être agréable; et moi, docile aux préceptes de l’Hygiène, je me promène tous les jours pendant une heure avant mon dîné. Le mouvement du corps donne de la vivacité à l’esprit. Je ne suis pas de l’avis de Pline le naturaliste, qui se refusait le sommeil et la promenade, et qui disait à son neveu: le temps de vos promenades pourrait être mieux employé. Ces deux fameux personnages étaient affamés de gloire. Cette soif de renommée est la folie des grandes ames. Démosthène fut ravi de joie, parce qu’une vieille femme avait dit en le désignant du doigt: _voilà Démosthène_. Pour moi, renfermé dans mon obscurité, je me borne à bien vivre, à entretenir ma santé, à me délasser du travail par le repos et des plaisirs honnêtes, et à remplir exactement mes devoirs; dans le mauvais temps, au lieu de promenade dans le moment de la récréation, je lis Virgile. Je n’ai pas les scrupules de mon patron Saint Augustin, qui se défendait cette lecture qu’il avait beaucoup aimée dans sa jeunesse, avouant que la mort de Didon lui avait fait répandre bien des larmes. Nous rencontrions dans le jardin des groupes de franciscains; je dis en riant à don Augustin: Voilà bien des pères qui laissent reposer leur esprit. — La plupart ne se fatiguent pas beaucoup; tous ne sont pas comme disait Jésus-Christ, _le sel de la terre et la lumière du monde_. Notre maison est fort nombreuse: elle contient deux cent cinquante pères ou gens affiliés à notre ordre. Je conviens avec vous qu’il y a en Espagne trop d’asiles ouverts à la dévotion et peut-être à la paresse; mais cette exubérance n’est pas un aussi grand mal que vous le supposez en France: c’est par-là que se soutient la religion, c’est ce corps nombreux et vigilant, qui a éteint le flambeau de l’hérésie, qui aurait incendié nos provinces, comme il a incendié celles de l’Allemagne et de la France. Au reste, ne soyez pas surpris de la population de nos monastères; notre état, qui vous paraît pénible, a ses douceurs; un couvent est une retraite, et non une solitude; exempts des pompeux embarras de la société, de ses dégoûts et de ses soucis, nous jouissons d’une honnête et sage oisiveté occupée par la religion et nos études; assujettis à une règle invariable, nos devoirs, nos austérités même se changent en habitude, et nos délassements et nos plaisirs deviennent un besoin. Ce qui contriste la vie des gens du monde, c’est le vide de leurs journées, ou la frivolité de leurs occupations; c’est une multiplicité de prétendus devoirs et de visites réputées indispensables, qui les arrache à eux-mêmes, et même à leurs plaisirs; c’est, à leur réveil, l’incertitude de ce qu’ils feront de leur temps. Celui d’un religieux est plus doux: il est sans inquiétude sur l’emploi de sa journée, et il est assuré de la passer avec ses amis et ses livres. J’ai vécu long-temps à Madrid, je ne voyais sur le visage des gens de la cour et des hommes du monde, nul enjouement, mais souvent des nuages d’humeur, et l’heureuse sérénité d’une ame tranquille sur ceux de nos pères. Ne croyez pas aussi que la paresse soit toujours la divinité de nos gens d’église et de la nation espagnole. Nicolas Antonio, chanoine de cette cathédrale, a relevé la gloire de l’Espagne dans sa bibliothèque des écrivains espagnols, imprimée en 1672. Depuis cette époque, nous avons eu des auteurs très-distingués; le plus grand homme de la nation, car c’était le plus humain, a reçu le jour dans Séville: c’est Barthélemi de Las Cazas, évêque de Chiuppa, ville du Mexique. Il plaida pendant cinquante ans la cause de l’humanité, mais sa voix se perdit dans le désert; il a fait une relation de la barbarie des Espagnols en Amérique, qui respire la sensibilité, la piété et la vertu. On prétend qu’il a exagéré leurs cruautés, mais même en adoucissant les couleurs, l’Espagne serait encore bien coupable. Ce saint évêque désespérant du succès de ses réclamations et de ses plaintes, exténué par ses travaux et ses voyages, revint dans sa patrie en 1521, se démit de son évêché, et mourut à Madrid en 1566, âgé de quatre-vingt-douze ans. On m’a demandé une inscription pour son portrait, j’ai donné ce vers de Virgile que Saint Augustin aimait beaucoup. Quique sui memores, alios fecere merendo.[49] Ou peut appliquer à cette ame héroïque les paroles de saint Luc: Gustavit donum cœleste.[50] Dans ce moment deux religieux passèrent auprès de nous; l’un deux, après avoir salué don Augustin d’un _ave Maria_, dit à l’oreille de son compagnon: _Alli esta un gavacho_ (voilà un gavache). Je l’entendis, et demandai à don Augustin l’étymologie et la signification de ce mot, dont l’Espagnol gratifie le Français. Il faut, dit-il, nous pardonner ce terme insignifiant, que l’on vous applique sans intention de vous offenser: on prétend que son origine vient d’une défaite que les Français essuyèrent aux pieds des Pyrénées. Les habitants de ces montagnes, du côté de la France, donnent à leurs torrents le nom de _gaves_, et de ce mot on a formé le sobriquet de _gavache_; d’autres disent qu’il signifie _gueux_, sobriquet que portaient les seigneurs soulevés en Flandre contre le roi d’Espagne. Mais je suis curieux d’avoir des nouvelles de Voltaire; comment se porte-t-il? — Ce n’est pas le saint de votre nation! Il jouit d’une santé assez ferme, quoique sous le poids de quatre-vingts ans, et qu’il crie toujours qu’il a un pied dans la fosse. — Quel dommage qu’un aussi beau génie attaque la religion avec tant d’acharnement! — C’est moins chez lui impiété que prévention, qu’une trop vive sensibilité pour les malheurs et les crimes causés par le fanatisme ou par les passions, sous le manteau de la religion; mais il a toujours reconnu un Être-Suprême. — Qu’est-ce qu’un dieu sans culte, sans autels? C’est le dieu d’Épicure, un être indifférent qui abandonne les hommes à leur instinct et à leurs passions; le théisme, ou la religion naturelle, ne parle point au cœur, laisse l’imagination froide, et n’attache l’homme à ses devoirs et à la vertu que par un lien bien délié, et presque imaginaire. Les sages de l’antiquité respectaient la religion de leur pays: Xénophon était fort religieux, Plutarque exerçait la grande prêtrise d’Apollon; Pline le jeune regardait les Dieux comme les auteurs de tous les biens dont il jouissait; il leur bâtit un temple dans une de ses terres. L’homme qui n’admet aucun culte ressemble, dit un proverbe de Salomon, à une ville ouverte de toute part.[51] La morale qui n’a pas cette base est bien facile à s’écrouler. — Je vous demande grâce pour ce paradoxe: quoique je pense que toute idée de vertu, de morale, doive s’appuyer sur la divinité, je me fierais plus à la moralité d’un homme né vertueux, mais égaré dans le scepticisme par l’impénétrabilité des mystères de la religion et de la nature, qu’à celle de l’homme qui n’aurait d’autre frein que la crainte de Dieu et la peur de l’enfer. Si l’incrédulité le gagne un moment, ou bien s’il compte sur la rémission facile de ses péchés, il n’est plus d’obstacles qui l’arrête: voilà pourquoi l’on a dit si souvent qu’il fallait une religion au peuple. — Et c’est en quoi l’inquisition a rendu un grand service à l’Espagne; elle a opposé des barrières à l’incrédulité, aux nouvelles erreurs. Voltaire lui en veut beaucoup; mais les inquisiteurs sont ici ce que les censeurs sont à la Chine: ils veillent sur le culte et sur les mœurs, contiennent les peuples dans l’obéissance, et les rois même dans leurs devoirs, dans le respect des hommes et des lois. _Deum time et mandata ejus observa, hic est enim totus homo_,[52] a dit l’Ecclésiaste. Voltaire, pour parler son langage, n’a vu que le bec et les serres du saint-office, et n’a pas aperçu son utilité. Mais est-il vrai que ce beau génie, à la moindre maladie, est agité par la peur du diable et de l’enfer? — Non, c’est une calomnie inventée par ses ennemis; je n’osai pas dire les moines. J’ai ouï conter à M. Tronchin, célèbre médecin de Genève, qu’il l’avait observé dans le cours d’une maladie très-grave, et qu’il ne lui avait jamais vu aucun signe de faiblesse et de frayeur. — Tant pis, car j’aime à espérer que Dieu laissera tomber sur ce grand homme un rayon de sa grâce: saint Augustin et saint Paul sont rentrés dans la voie du salut. On vint chercher ce vénérable religieux de la part de son supérieur, et il me congédia en m’invitant à revenir le voir pendant mon séjour à Séville. Je sortis pénétré de la sagesse et de la piété de ce père de saint François. Il faut rendre justice aux moines espagnols; il s’en trouve un grand nombre qui joignent les lumières, le savoir à la pureté des mœurs et au zèle de la religion. De retour à l’auberge, je trouvai don Manuel se promenant, dans sa chambre, à grands pas, l’œil en feu, les cheveux hérissés, et plein du Dieu de la poésie. — Ah! ah! lui dis-je, votre verve s’échauffe; la belle comtesse Éléonore... — Oui, je lui ai promis une romance pour ce soir. — Je vous en félicite; je vois que vous commencez le siége de la place. — Par la barbe de tous les capucins du monde, je risquerais volontiers mon salut avec elle. Quels appas doux et piquants! je doute que Sara, si belle encore à l’âge de soixante ans, ni aucune des onze mille vierges de Cologne, eussent l’éclat, la beauté, les grâces de la belle comtesse. Oui, charmante Éléonore, _tecum vivere amen, tecum obeam libens_![53] Feu Salomon, de joyeuse mémoire, a dit: Je reconnais qu’il n’y a rien de meilleur à l’homme que de se réjouir dans ses œuvres. Dieu aurait-il déployé dans le ciel sa magnificence, donné au soleil sa splendeur, enrichi la terre des fleurs du printemps, des moissons de l’été, des trésors de l’automne; aurait-il formé d’un rayon céleste, non de la côte d’un homme, ce sexe enchanteur qui pare la terre, comme les anges parent le ciel, pour nous faire un crime de la jouissance de ses bienfaits? — J’admire votre douce faconde, et j’espère qu’un jour vous nous donnerez une religion où vous ne prêcherez qu’amour et plaisir. — Ma foi, je pense que j’aurais pour moi tous les sages de la terre, et Dieu lui-même. Mais j’ai promis de vous mener ce soir chez la comtesse à son _tertulia_ (assemblée); elle m’en a prié instamment: elle aime beaucoup les amants malheureux. — Je suis très-peu flatté d’intéresser à ce titre, n’importe, je ne veux point me donner l’air d’un sauvage: je vous accompagnerai. Dans ce moment nous vîmes entrer un moine, qui, après nous avoir salués d’un _ave Maria purissima_, nous présenta un petit Jésus caché sous sa robe, en nous signifiant qu’il viendrait le chercher le lendemain. Nous voulûmes le lui rendre; mais il était déjà bien loin. L’habillement de ce petit Jésus était bizarre; il avait l’uniforme de la marine, et une petite perruque bien poudrée, à laquelle était attachée, par derrière, une bourse à cheveux. Nous riions de ce petit Jésus transformé en militaire marin; don Manuel prétendait que c’était le grand-amiral d’Espagne qui venait nous rendre visite; mais notre hôte nous expliqua l’énigme. On vous laisse, dit-il, ce petit Jésus pour que vous mettiez dans la bourse une aumône abondante, et le couvent priera Dieu pour vous. Don Manuel voulait remplir la bourse de chardons; mais je m’y opposai. Ne nous brouillons pas, lui dis-je, avec les moines; le courroux de Jupiter est moins terrible, lorsque d’un mouvement de ses sourcils il ébranle l’univers. Je mis quelqu’argent dans la bourse du petit Jésus, et chargeai l’hôte de le rendre à son maître. L’après-dînée nous voulions voir la grande manufacture de tabac; il fallait un billet pour y pénétrer: don Manuel, toujours fécond en ressources, me promit sa protection pour m’en ouvrir l’entrée. Je m’y laissai conduire. Arrivés à cet hôtel, le portier nous demanda notre billet. Je n’en ai pas besoin, répond fièrement don Manuel; comment se nomme votre directeur? — Don Pepe Bruna. — Eh bien, va dire à don Pepe Bruna que le comte César del Rio-Frio, cousin de l’archevêque, demande à voir cette manufacture, avec un gentilhomme français de ses amis. Cet homme, frappé de l’éclat de ce nom, et de la parenté avec l’archevêque, courut sur-le-champ, et revint bientôt avec le directeur don Pepe Bruna, qui assura le comte de Rio-Frio qu’il était à ses ordres et à ceux d’_ousia illustrissima_.[54] Ce galant homme nous conduisit d’abord dans la salle où l’on travaille le tabac. Il vient, nous dit-il, de la Havane; mais nous n’en manipulons qu’une certaine quantité. C’est avec l’ocre que nous lui donnons cette couleur rougeâtre; quand cette mixtion est faite, nous l’enfermons dans des boites de fer-blanc, dont chacune a son étiquette, et nous les expédions dans toute l’Espagne. Sa majesté catholique s’est réservé le privilège de la vente, qui lui donne de grands bénéfices. Nous avons mille ouvriers, qui gagnent quatre à six réaux par jour, et qui travaillent environ neuf heures. Cent quatre-vingts mules tournent continuellement vingt-huit moulins ou machines à moudre ou mêler le tabac avec la terre rouge de l’almazarron (l’ocre). Dans les manufactures, il nous est défendu d’en vendre en détail. Son prix courant est de trente-deux réaux la livre. De cette salle, don Pepe nous conduisit dans toute la maison: dans une chambre nous trouvâmes quatre cent soixante ouvriers occupés à faire des _cigarros_,[55] et à les lier en faisceaux; il y en avait un amas prodigieux. Je vois votre étonnement, nous dit don Pepe; eh bien, malgré l’assiduité et l’activité des ouvriers, la manufacture ne peut suffire au débit. Après que nous eûmes tout vu, tout visité, don Pepe nous accompagna jusqu’à la porte, et pria le comte de Rio-Frio d’assurer de ses humbles respects son _ousia illustrissima_, et de le remercier de lui avoir procuré l’occasion de lui prouver son entier dévouement. Lorsqu’il nous eut quittés, je demandai à don Ésope, à don Solano, au comte de Rio-Frio, dans quel royaume se trouvait son comté. — Sous la ligne de démarcation, me dit-il, tracée par le pape Alexandre VI, pour donner l’occident à l’Espagne, et l’orient au Portugal. Au reste, vous voyez que je connais les hommes; si je m’étais annoncé comme bel esprit et poète, homme d’honneur et de probité, on m’eût renvoyé au Parnasse ou dans mon galetas. Cependant, un poète vaut mieux que vingt comtes. Charles-Quint a dit qu’il pouvait faire autant de grands d’Espagne qu’il voudrait, et que Dieu seul pouvait créer un Le Titien. Oui, ajouta-t-il, l’air échauffé; comme un prophète, le poète est l’homme par excellence, il est le fils, le nourrisson des Muses. Voyez quel respect avait l’antiquité pour les poètes; n’a-t-elle pas attaché la lyre d’Orphée au firmament? Pourquoi dit-on le divin Homère? Pourquoi lui a-t-on élevé des statues, des temples? N’est-ce point parce que son ame est une émanation de la Divinité? _Mens agitat molem_. L’Être-Suprême est lui-même doué du génie de la poésie: quelle idée poétique et sublime, quelle fécondité d’imagination, que la conception des astres, des planètes, de ce globe immense de feu qui crée tout, anime tout, donne la vie à la nature! N’est-ce pas Dieu qui a enflammé du feu de la poésie le législateur des Juifs, leurs prophètes, et David et Salomon? Mais depuis cette inspiration divine, passant de cerveau en cerveau, s’est affaiblie comme la mèche enflammée qui circule de main en main. — Mais croyez-vous, lui dis-je, que le divin Homère soit en Paradis? — Oui, vraiment: malheur à qui oserait en douter! Il est à la tête des anges, qui chantent les louanges du Seigneur. — Mais calmez-vous, descendez de la sphère céleste; nous voici à la porte de la comtesse Éléonore, qui n’est qu’une simple mortelle. — Mes vers en feront une déesse; Alexandre pouvait donner le monde à sa maîtresse; moi je fais plus, je lui donnerai l’immortalité. La comtesse me reçut avec une grâce, une aménité très-aimables; elle me dit qu’elle aimait beaucoup les officiers français qui étaient aussi galants que valeureux; que son aïeul avait servi sous le duc de Vendôme, qui l’honorait de son amitié. Je répondis à ce compliment par des éloges mérités de la nation espagnole; je louai sa bravoure, sa fidélité, son amour pour ses rois, sa probité, la noblesse de ses sentiments. Après ces propos on me fit asseoir devant un cercle de jolies femmes, rassemblées pour entendre l’improvisateur don Manuel; après que l’on eût servi le chocolat et les confitures, que le poète de la Manche eut fortifié, par cette collation, sa poitrine et sa voix, il préluda sur sa guitare, et, enflammé par l’amour et la gloire, il entonna sa romance. Toutes les oreilles s’ouvraient, tous les yeux étaient sur lui; on respirait à peine; sa voix se déployait, s’animait, lorsque tout-à-coup une voiture s’arrêta devant la maison. On entendait les cris, la rumeur des gens, le hennissement des chevaux. Ah! s’écria la comtesse avec vivacité, c’est mon mari, c’est lui! Elle se lève, mais il entre aussitôt et s’élance dans ses bras. Toutes les dames l’entourent, le félicitent. Il les embrasse les unes après les autres. Pendant ce mouvement, je m’approchai du poète du Toboso, dont la figure me parut alongée; et je lui dis tout bas: Voici un beau sujet de romance; un époux qui tombe des nues, comme une bombe au milieu d’une fête. Ulysse n’arriva pas plus mal à propos à Ithaque pour les poursuivants, et peut-être pour Pénélope. — Patience; ma romance est faite, elle restera toujours. — Nous sommes ici très-inutiles. Filons tout doucement; c’est l’heure du berger pour le mari; la vôtre n’est pas encore venue. Nous nous échappons; personne ne prend garde à nous; je demande dans l’antichambre le nom du comte, dont la figure, la politesse m’avaient frappé; on me répond que c’est le comte d’Avila. Ce nom nous étonne singulièrement: nous nous demandons si c’est ce comte d’Avila qu’avait tué l’hermite Ambrosio. Don Manuel disait que c’était son ombre qui revenait exprès de l’autre monde pour troubler ses amours. Tout nous portait à croire l’identité du personnage, et j’aurais dit volontiers à l’hermite: Les gens que vous tuez, monsieur, se portent bien. Nous finîmes la soirée dans notre chambre, don Manuel en chantant sa déconvenue sur sa guitare, et moi en lisant et en rêvant à l’inconstance de Séraphine. Nous interrogeâmes l’aubergiste sur l’existence du comte, et nous fûmes confirmés que c’était le rival de l’hermite, qui heureusement ne l’avait pas bien tué. Le lendemain à notre déjeûner, don Manuel et moi délibérions, si nous informerions le comte de la retraite, de la vie érémitique de don Fernandès, lorsque nous reçûmes de sa part un billet d’invitation pour dîner; nous acceptâmes, et nous voilà encore plus embarrassés à résoudre notre problême: pour en avoir la solution, je crus devoir recourir au père don Augustin. Don Manuel me dit qu’en m’attendant, il irait à la messe pour voir de jolies femmes, et que nous nous rejoindrions à l’auberge. Je me rendis chez don Augustin; je lui contai l’histoire de don Fernandès, sa jalousie, son combat, sa retraite dans une caverne, et le priai de m’éclairer de ses conseils. Mon avis, me dit-il, est d’avouer tout au comte; il est loyal, généreux, et loin de poursuivre don Fernandès, il cherchera à lui rendre service. Il faut arracher ce malheureux époux de son antre; je n’approuve pas la vie érémitique, nous en avons l’obligation à Saint Paul de la Thébaïde. Cette existence sauvage est inutile à la religion; tous les miracles opérés dans les déserts, me paraissent peu dignes de notre croyance. Je n’aime pas ce corbeau qui apporte tous les jours un pain à Saint Paul, et deux lorsque Saint Antoine vient lui rendre visite. Saint Jérôme offense aussi la raison, et infirme sa véracité lorsqu’il nous dit qu’il a rencontré un satire dans le désert. — Mon père, j’admire vos lumières et votre piété dégagée des liens de la superstition; mais si votre façon de penser était connue, vous souleveriez contre vous toute l’armée des moines d’Espagne. — Mais aussi ma pensée reste au fond de mon ame. Le grand tort des religieux de ce pays est d’étouffer le christianisme sous un amas de superstitions et de miracles ridicules: plus la religion sera simple, mieux elle parlera au cœur. C’est un arbre dont la tête superbe touche les nues, et qui n’a nul besoin de l’entourage des plantes parasites pour soutenir sa tige et rester debout. Comparons la vie de Saint Vincent de Paul, toujours active, toujours consacrée aux malheureux, voyez ce saint fondant des hôpitaux, des maisons religieuses: comparez-le, dis-je, à l’hermite Paul, enseveli vivant dans un désert, inutile au monde, ne pouvant même l’édifier par sa piété et par ses vertus. Après ce discours, je quittai ce Socrate moderne et chrétien, en promettant de lui rendre compte du succès de nos démarches auprès du comte d’Avila. J’allai rejoindre don Manuel à l’auberge; je le trouvai à la porte avec deux femmes de la troupe de _los gitanos_ (les bohémiens). Accourez, s’écria-t-il, en m’apercevant, on vous dira votre bonne fortune. On m’a déjà prédit la mienne: j’irai à Madrid, je serai aimé d’une jolie femme dont le mari sera jaloux; la renommée publiera mes vers d’un pôle à l’autre, et une mort sainte, édifiante, couronnera une vie heureuse. — Voilà un brillant avenir, vous ne sauriez trop payer un si bel horoscope. — Imitez-moi, consultez ces deux vieilles Pythies; apprenez vos futurs contingents. — Malheur, lui dis-je, à l’homme qui connaîtrait son avenir! Notre ignorance fait notre repos. Mais j’eus beau refuser d’entendre ma bonne fortune, ces deux femmes s’emparèrent de ma main, et l’une d’elles, sur l’inspection des lignes, me dit que j’avais beaucoup aimé, que j’avais éprouvé des malheurs en amour; mais, ajouta-t-elle, cette ligne droite me rassure; vous finirez par épouser une jeune personne aimable et riche. — Je vous fais compliment, s’écria don Manuel. — Et vous croyez à ces sottises? — Et pourquoi non? Dans tous les siècles, n’y a-t-il pas eu des oracles, des voyants, des prédictions? On prédit l’empire à Auguste; la mort de César fut prévue, annoncée. Malgré les assertions de don Manuel, je repoussai les prédictions de ces sybilles; mais telle est la faiblesse de l’esprit humain, que parfois l’espoir d’un heureux mariage se glissait dans mon ame: flattez ou effrayez, et la prophétie triomphera de la raison. Nous nous rendîmes chez le comte d’Avila, qui nous reçut avec l’urbanité la plus aimable. Dès que j’ai su, me dit-il en bon français, qui vous étiez, j’ai cru devoir vous faire les honneurs de ma patrie; j’ai passé trois années à Paris, où l’on m’a comblé d’amitié et de bontés: je voudrais que vous fussiez aussi content de mes compatriotes que je l’ai été des vôtres. Comment trouvez-vous ma nation? — J’en pense trop de bien pour n’être pas véridique. Elle est brave, spirituelle, généreuse; vous avez le climat le plus beau, le sol le plus fertile de l’Europe, des vins excellents. — Et des chemins? — Très-mauvais. — Et des auberges? — Détestables. — Et des moines? — Trop nombreux, trop riches; à quelques exceptions près, fort ignorants. — Et la religion? — Défigurée par la superstition. — Et nos dames? — Très-jolies, très-séduisantes; mais je les crois plus voluptueuses que sensibles, plus jalouses par orgueil que par tendresse, plus fidèles à l’amour qu’à l’hymen; il y a peu d’Artemise parmi elles; hardies dans leurs intrigues, elles dédaignent les voiles du mystère, dont les dames françaises s’enveloppent avec tant d’adresse et de décence. Vos femmes ont beaucoup d’esprit, d’imagination; mais ce sont des fleurs qui n’ont pas tout l’éclat et tout le parfum qu’elles devraient avoir, faute de culture: elles sont courbées sous le joug des préjugés et des prêtres. Pardon, si je m’exprime avec tant de franchise. — Loin d’improuver votre critique, je vous fournirai de nouveaux traits; j’ajouterai que l’unique occupation de nos dames consiste dans leurs _cortejos_: voici quelle est, à très-peu près, l’habitude de leur vie. Elles se lèvent tard, gaspillent le reste de la matinée avec leurs caméristes, ou vont à l’église dire leurs chapelets, ou réciter des prières qu’elles murmurent par habitude et sans attention; ensuite elles dînent sobrement, dorment l’après-dînée, et s’habillent le soir pour aller à la promenade; et en hiver, dans une société où, autour d’un brasier, elles s’entretiennent de leurs affaires domestiques, et de leur prochain. Mais que pensez-vous de nos gens de lettres? — Que la nature et votre soleil ont tout fait pour eux; mais ce sont des plantes que les mauvaises herbes empêchent de prospérer, la superstition et le saint-office. — Et quel est votre avis sur l’inquisition? — Je voudrais qu’on la traitât comme le lion de la fable, auquel on persuada que, pour plaire à sa maîtresse, il fallait se laisser rogner les griffes et les dents. — Pour persuader aux inquisiteurs cette petite opération, il faudrait une armée de cent mille hommes. Ce dialogue finit par l’annonce du dîné et l’arrivée de la comtesse, qui entra avec plusieurs convives. Elle fit des excuses à don Manuel sur la brusque apparition du comte. Ces maris, ajouta-t-elle en souriant, sont des trouble-fêtes, il nous a privés du plaisir d’entendre votre romance; mais j’espère que, ce soir, vous voudrez bien nous en dédommager. Le galant don Manuel répondit que sa lyre était consacrée aux grâces et à la beauté. Le comte nous traita splendidement. Au dessert on nous donna de très-beaux ananas. Le comte, surpris, demanda à sa femme d’où lui venait ce plat de luxe. C’est un présent, dit-elle, du marquis don Estevan. Avant-hier j’allai chez lui; c’est un amateur très-épris de son jardin, de ses productions; il me proposa de m’y promener, et d’aller voir ses ananas; étonnée de leur beauté, j’en fis l’éloge; il me répondit qu’ils étaient à mes pieds. Je ne puis, lui dis-je, accepter leur hommage. Il insista, et je ne cédai point: je crus l’affaire terminée et sans appel; mais le soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé les ananas qui m’avaient précédée. Telle est notre galanterie, me dit le comte, très-inconnue en France. Ici, dès qu’une femme s’avise de louer quelque chose, un bijou, une boîte, aussitôt le maître répond: Elle est à vos pieds, et un refus l’offenserait. Naguère une dame française, qui était à Madrid, se promenant au Prado dans sa voiture, fut abordée par le duc d’Uzeda, qui était traîné par un attelage de six beaux chevaux. Cette dame, ignorant nos usages, loue la beauté des coursiers, et le duc répond soudain: Ils sont à vos pieds. Faites-les relever, répond la dame en riant, ils m’embarrasseraient beaucoup. Cette dame, croyant que cette offre n’était qu’un badinage, l’oublia bien vite; mais le soir, en rentrant, elle trouva les six chevaux dans son écurie. Elle les renvoya aussitôt; le duc les fait repartir tout de suite: la dame les fait retourner sur-le-champ; et le duc, offensé, les renvoie encore: enfin les chevaux se seraient promenés toute la nuit, si la dame n’eut pris le parti d’écrire au duc une lettre très-ferme et très-sérieuse, où elle lui disait qu’en France une femme de son rang n’acceptait point de pareils dons, et qu’elle le priait instamment de garder ses chevaux. Vous trouvez notre galanterie un peu singulière; mais n’oubliez pas que c’est à nous que vous devez la vôtre, et cette fleur d’urbanité si vantée dans l’Europe. Les premiers nous vous en avons donné l’exemple à la cour et dans les camps; Louis XIV, le modèle des chevaliers galants, s’était formé à l’école d’Anne d’Autriche sa mère. Un des convives prit la parole, et annonça la mort de Madalena de la Cerda, morte en odeur de sainteté après avoir consacré toute sa jeunesse au plaisir et à l’amour; son ame était si douce, si tendre, qu’elle ne pouvait résister aux prières, aux larmes d’un amant malheureux par ses rigueurs. La petite-vérole l’a enlevée de ce monde. Depuis long-temps son époux, sa famille la sollicitaient vivement de se faire inoculer; mais le préjugé, ou plutôt un malheureux jacobin, son confesseur, lui persuadait que l’inoculation était un véritable suicide qui offensait Dieu et la morale. Elle a été la victime de sa crédulité. Dès les premiers symptômes de sa maladie les médecins se sont emparés de son corps, et le confesseur de son ame. Les docteurs, peu d’accord entre eux, l’ont tuée; le confesseur idiot, fanatique, a jeté la terreur, le désespoir dans cette ame faible et sensible. L’infortunée s’écriait qu’elle était damnée, qu’elle voyait l’enfer sous ses pas. Heureusement, on lui a donné un confesseur plus sage, plus éclairé, qui, par l’onction d’une douce éloquence, en lui parlant de la clémence de Dieu, de sa miséricorde inépuisable, a rétabli sa tête, et calmé son effroi. Sa mort a été fort touchante, et ce confesseur assure que c’est une sainte de plus dans le Ciel. Et moi aussi, s’écria le poète de la Manche, tout mondain, tout profane que je suis, j’ai l’honneur d’être saint, du moins on m’a gratifié d’un brevet de sainteté. J’étais arrivé à Saragosse, protégé d’une lettre de recommandation pour la marquise dona Sancha della Valle. Ah! s’écria l’une des convives, femme dans la maturité de l’âge, elle a eu beaucoup de célébrité par sa beauté, son esprit et ses amours. Mais laissons continuer son histoire à don Manuel, et je donnerai ensuite quelques coups de crayons au portrait de cette marquise. A mon arrivée, reprit le poète du Toboso, après grande toilette, et avoir préparé mon compliment, je me présentai chez elle. Dès que ses gens m’aperçurent, ils sonnèrent une grande cloche, et aussitôt accoururent les femmes de la marquise, jeunes et vieilles, chacune avec un cierge allumé, en criant toutes à la fois: _Alli esta el santo_ (voilà le saint)! Je les regardais avec étonnement, et leur dis que je n’avais pas besoin de lumière en plein jour; mais, loin de m’écouter, elles tombèrent à mes pieds, en répétant sans cesse: _Alli esta el santo_, et en me demandant ma bénédiction. A quoi vous servira-t-elle? leur disais-je; je ne suis ni évêque ni saint. Mais mon refus, qu’elles n’attribuaient qu’à mon humilité, irritait leur soif de bénédictions. Elles m’arrêtèrent par mon habit, faillirent à le déchirer; elles me baisaient les mains, l’habit, me suppliant de leur accorder cette faveur. Enfin il fallut céder; je levai la main, étendis le bras, et avec une gravité convenable, je les bénis pontificalement. Ces bonnes femmes, bénites, et enchantées de l’avoir été, coururent annoncer mon arrivée à leur maîtresse. Je les suivis, toujours plus étonné, ne sachant si c’était l’aspect d’un joli homme comme moi, ou la fleuraison des vignes, qui troublait leurs cervelles. Dès que je parus dans la chambre de la vieille marquise, elle quitta son fauteuil, et vint à moi d’un air radieux, soutenue par deux femmes. Elle me remercia de la faveur que daignait lui accorder un homme aussi pieux, un si grand saint que moi. Madame, lui dis-je, je vous remercie de votre bonne opinion; mais je n’ai pas le bonheur d’être saint, je ne suis qu’une brebis égarée qui a besoin du secours de la grâce pour rentrer dans le bercail. — Ah! plût au Ciel que mon ame fût aussi pure, aussi céleste que la vôtre! Depuis quand êtes-vous arrivé? — Depuis hier. — Je vous attendais avec impatience: mais enfin le Seigneur m’a rendu la santé. — Madame la marquise a donc été malade? — Oui, ma lettre vous le mandait. Comme votre vie exemplaire, votre sainteté, vos miracles font beaucoup de bruit en Galice, je vous ai écrit pour vous prier de venir à Saragosse me secourir de vos prières, et obtenir ma guérison du Ciel. — Vous m’étonnez, madame: je ne suis pas plus connu en Galice qu’en Chine, mes pieds n’ont jamais touché ce sol fortuné, et jamais je n’ai opéré de miracles, ni reçu de lettres de vous; c’est moi, au contraire, qui vous en apporte une du comte de Florida-Blanca, votre parent, qui me recommande à vos bontés. En même temps je lui présentai ma lettre. A ce discours, la marquise, ouvrant de grands yeux ébahis, la prit, l’ouvrit, et lut à haute voix: «Ma chère cousine, je vous recommande don Manuel Castillo...» Quoi! monsieur, vous n’êtes pas le bienheureux Bernard Ortega de Galice? Vous n’êtes pas saint? — Il s’en faut de quelque chose, et je ne connais pas de poète qui ait été canonisé: jadis les ames des empereurs romains montaient au Ciel; mais je n’ai pas ouï dire qu’on y ait envoyé Virgile et Horace: daignez continuer la lecture de la lettre. «C’est un homme d’esprit, improvisateur, chanteur, galant comme Ovide et Tibulle; comme eux, toujours amoureux, et plus attaché à Épicure qu’à saint Ignace et saint François.» Est-il possible! quoi, vous êtes poète? — Oui, par malheur ma mère est accouchée de moi au pied du mont Parnasse. Vos femmes m’ont obsédé pour avoir ma bénédiction, et je la leur ai donnée; je souhaite qu’elle leur fasse grand bien. A ces mots la marquise partit d’un grand éclat de rire, et m’avoua que l’on m’avait pris pour le bienheureux Bernard Ortega, qui, d’après le portrait qu’on lui en avait fait, me ressemblait beaucoup. — Ce bienheureux Ortega, répliquai-je, a sans doute reçu, comme moi, de la faveur du Ciel, une proéminence sur les épaules. — Oui; c’est ainsi qu’on me l’a dépeint; et comme je l’attendais tous les jours, mes femmes ont été trompées, et vous ont pris pour lui. Ce petit conte égaya les convives; alors la dame qui avait promis quelque notice sur la vie de la marquise, nous dit: Elle est morte l’année dernière; on ne saurait décider si chez elle la coquetterie affaiblissait son penchant à l’amour, ou si ce penchant tempérait sa coquetterie; ce sont deux bassins d’une balance qui s’élevaient et retombaient tour à tour. — Je connais beaucoup de femmes de ce caractère, dit dona Béatrix; — et moi aussi, ajouta dona Alexandrina: et la dame reprenant sa narration, dit: Les jeux delà marquise n’avaient pas l’éclat et la vivacité des beaux yeux noirs; mais ils avaient l’expression la plus touchante; sa physionomie vive et piquante annonçait beaucoup d’esprit, et cet esprit qui animait tous ses traits, en fesait disparaître l’irrégularité: elle a inspiré de fortes passions: un amant s’est tué pour elle; deux se sont battus; un troisième s’est fait chartreux. Ce dernier, âgé de vingt ans, s’abandonna au délire de l’amour; la marquise accueillait tous ses adorateurs, mais ne pouvait les rendre tous heureux. Les soupirs, les prières, les larmes de ce jeune homme ne purent le conduire au bonheur: désespéré de tant de cruauté, il résolut de faire le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, pour intéresser le Saint à sa passion, et obtenir, par sa toute-puissance et son intercession, les faveurs de sa maîtresse. Il part à pied, seul, un bourdon à la main, se rend sur le tombeau de Saint Jacques, lui adresse ses prières, ses vœux, lui fait des présents, jeûne pendant trois jours, après lesquels, plein de confiance et d’espoir, il revient à Saragosse auprès de sa belle inhumaine; mais Saint Jacques, soit défaut de volonté ou de pouvoir, n’avait rien fait pour son bonheur. Cet infortuné pélerin ne trouva plus la marquise à Saragosse; elle venait de partir pour Rome, avec un prince italien, dont elle était vivement éprise. Accablé de cette nouvelle, et maudissant Saint Jacques, il courut s’enterrer tout vif dans une chartreuse, où probablement Saint Bruno, touché de pitié, aura guéri sa cervelle, et sans doute il aura fait une mort édifiante.[56] Madame, dit alors don Casimir, l’un des convives, homme âgé d’environ cinquante ans, permettez-moi de relever quelques inexactitudes dans votre récit. Cet amant malheureux n’est ni saint, ni mort, ni chartreux; lorsqu’il revint de Saragosse, la marquise y était encore; il la vit et en fut reçu froidement, ou plutôt avec ironie; elle lui dit: Saint-Jacques-de-Compostelle vous a très-mal servi; je vous conseille de changer de patron. Elle lui avoua ensuite qu’elle aimait le prince Orsini, et qu’elle allait partir incessamment pour Rome avec lui. — Don Casimir, lui répondit la dame, qui vous a si bien instruit? — Je suis dans la plus intime confidence de cet amant, car c’est moi qui suis le pélerin et le héros de la scène. Je ne suis resté à la chartreuse que six mois; Saint Bruno, comme vous l’avancez, ayant bien voulu guérir ma cervelle. Je n’avais alors que vingt ans, et c’était ma première passion. Cette reconnaissance amusa beaucoup la société. Je dis alors que la marquise della Valle, appelant le bienheureux Ortega pour sa guérison, avait imité le roi de France, Louis XI, qui, dangereusement malade, envoya chercher, au fond de la Calabre, le fameux François de Paule, se jeta à ses pieds, en le suppliant de demander pour lui, à l’Être-Suprême, le rétablissement de sa santé. Le Saint lui répondit qu’il allait prier pour le salut de son ame. Ah! s’écria le monarque, ne demandez pas tant de choses à la fois; bornez-vous maintenant à la santé du corps. Le comte d’Avila, après le dîné, où une conversation enjouée et intéressante nous avait retenus fort long-temps, proposa à don Manuel et à moi de nous mener à Saint-Jean del _Forache_, à une lieue de la ville, pour voir les ruines d’un vieux château. — Très-volontiers, lui dis-je, d’autant plus que nous avons à vous parler d’un homme de votre connaissance, que nous avons rencontré auprès de Carthagène. Deux chevaux andalous nous transportèrent d’un pas rapide à Saint-Jean del _Forache_, au pied duquel coule le Guadalquivir. Je vis sur une colline les ruines d’un vaste édifice; le comte me demanda comment je les trouvais? — Je n’aime les ruines, lui dis-je, que lorsque de grands souvenirs y sont attachés, parlent au cœur, rappellent de grandes idées, et quelquefois la rapidité de notre existence et de notre néant. — Celles-ci méritent quelque considération à cause de leur antiquité. C’est un monument des Goths; des inscriptions confirment son origine. Vous voyez que bien des siècles ont déposé leur rouille sur ces débris précieux: les Goths, après avoir vaincu Vandales, Alains et Suèves, chassèrent les Romains de l’Espagne, qu’ils avaient gardée pendant six cents ans. A leur tour, cent trente ans après, ces Goths furent expulsés par les Maures; mais puisque ces décombres n’ont pas un grand attrait pour vous, nous irons à Italica, autrement nommé _Sevilla la Vieja_ (la Vieille), fondée par Scipion l’Africain; elle est la patrie de l’empereur Adrien, de Théodose-le-Grand, et de Silius Italicus. La mémoire de ce grand Scipion, qui disoit, j’aime mieux conserver un citoyen, que tuer mille ennemis: celle d’un empereur habile, brave et voluptueux, d’un consul poète, qui tous les ans fêtait la naissance de Virgile, et les ruines d’un amphithéâtre, pourront peut-être vous intéresser davantage. Arrivés sur les lieux, le comte me demanda à quoi je rêvais. — A cet empereur Adrien, le maître du monde, logé dans un palais immense où le luxe avait déployé toute sa magnificence, et qui, à l’âge de soixante-deux ans, accablé de douleurs et du poids de la vie, se désespérait de ne pouvoir mourir: et moi je pense, dit le poète du Toboso, au temple qu’il fit bâtir en Égypte, en l’honneur de son cher Antinoüs. Si Adrien et son mignon revenaient en Espagne, ils seraient brûlés tout vifs. — Il est vrai, reprit le comte, que les Espagnols, idolâtres du sexe, abhorrent ce vice qui a déshonoré les Grecs et les Romains. Mais asseyons-nous sur ces ruines, et parlez-moi de cet homme de ma connaissance que vous avez rencontré à Carthagène. — D’abord, M. le comte, je vous croyais chez les morts. — Je ne suis pas pressé d’aller jouir de leur société. — Vous avez reçu un très-grand coup d’épée à travers le corps. — Heureusement il n’était pas mortel. — Votre adversaire a cru vous avoir tué, et il pleure dans une caverne, votre mort et sa femme. — Il a raison de la pleurer: la jalousie l’a aveuglé, lui a tourné la tête. Sa femme est un modèle de vertu, de fidélité et de douceur; don Fernandès nous a condamnés sur l’apparence: voici notre justification. A cette époque, j’aimais dona Éléonora, fille du marquis de Galvez, aujourd’hui ma femme. Le marquis très-ambitieux, très-vain, ne voulait la marier qu’à un grand de la première classe. L’orgueil est une maladie endémique de nos climats; je vous conterai tout à l’heure à ce sujet une anecdote plaisante. Dona Francisca, l’épouse de don Fernandès, liée d’une tendre amitié avec dona Éléonora, favorisait notre inclination. Ma femme avait exigé le plus grand secret de son amie, même vis-à-vis de son époux: un secret pour un Espagnol, est un dépôt inviolable. Je crus entrevoir la jalousie de don Fernandès; j’en parlai à dona Francisca qui repoussa cette idée, soit pour voiler ce défaut, soit quelle se crût au-dessus du soupçon: malheureusement, le jour de mon combat, dona Éléonora vint la prier de m’envoyer chercher; elle voulait me communiquer une affaire très-importante. — Ah! m’écriai-je, voilà la cause de vos malheurs; don Fernandès, caché dans la rue, suivit la camariste de sa femme, la vit entrer chez vous, et furieux, ivre de jalousie, vous attendit, vous attaqua, et croyant vous avoir blessé à mort, partit égaré, éperdu, ayant sa femme et les hommes en horreur: il s’est fait hermite, et vit dans un antre consumé de remords et d’ennui. — Je le plains; mais sa femme, pleine de vertus et d’innocence, était plus à plaindre encore. Lorsqu’elle apprit notre combat et ma blessure, elle s’évanouit: rappelée à la vie, elle attendit tout le jour dans la plus vive inquiétude, le retour de son mari, et ne le voyant point reparaître, elle s’abandonna au désespoir, la fièvre l’assaillit; huit jours entiers elle lutta contre la mort. Enfin, sa jeunesse, un médecin, et surtout les soins de son amie, lui rendirent la santé: les chirurgiens répondirent bientôt de ma vie: ma blessure était profonde sans être mortelle. Dès que je fus rétabli, je fis demander à dona Francisca, la permission de la voir; mais elle me la refusa. Après deux mois d’une vaine attente, elle voulait se retirer dans un couvent; mais sa grossesse dont elle ne pouvait plus douter, lui en ferma les portes; elle se décida à demeurer à Tolède jusqu’après son accouchement, projetant d’aller ensuite rejoindre ses parents à Madrid. J’appris qu’elle n’avait presque plus de ressources pour subsister. J’engageai dona Éléonora, à lui offrir des secours en son nom; elle ne voulut rien accepter; mais nous trouvâmes le moyen de subvenir à ses besoins. Elle avait quelques bijoux et des tableaux à vendre: j’envoyai mon valet de chambre déguisé en marchand, qui les acheta beaucoup au-dessus de leur valeur. Un nouvel incident vint accroître ses peines: son père mourut, et sa mère sans fortune, sans appui, vint se réfugier auprès d’elle: cette mère lui apporta du moins quelque consolation, et l’aida dans ses couches. A cette époque, le marquis de Galvez présenta à sa fille un parti très-brillant: un grand d’Espagne de la première classe, âgé de quarante-cinq ans par son extrait de naissance, et de quatre-vingts par son intempérance et l’usage immodéré des plaisirs. Éléonore répondit à son père avec beaucoup de fermeté, qu’elle ne se marierait jamais sans son aveu, mais lui protesta qu’elle n’aurait jamais d’autre époux que moi. Le marquis de Galvez se flatta que le temps triompherait de la passion de sa fille; mais deux mois après cette époque, le grand d’Espagne tomba malade et mourut. Alors je fis parler de nouveau au père d’Éléonore, en lui fesant déparer que ma naissance valait la sienne. Enfin, il se laissa fléchir, et j’obtins celle que j’adorais, et avec elle le bonheur. Après notre hymen, dona Francisca consentit à me voir: l’absence de son époux, l’incertitude de son sort brisaient, déchiraient son ame; tantôt elle le croyait mort, tantôt l’espérance la soutenait: elle se ruinait en messes pour obtenir du ciel le retour de son cher Fernandès. A cette époque, le comte don Pablo Olavide, intendant des quatre royaumes d’Andalousie et de Séville, avait conquis une province à l’Espagne; car c’était une vraie conquête que le projet qu’il avait fait adopter au roi, de faire défricher les montagnes de la Sierra-Moréna, canton jadis cultivé par les Maures, et dont les bois étaient depuis long-temps le repaire des bêtes féroces et des brigands. Déjà s’élevait sur les bords du Xenil, la Caroline, chef-lieu de la colonie: la fertilité la plus heureuse commençait à récompenser les travaux des cultivateurs. On prétend que la semence y produit jusqu’à quarante pour cent. Je parlai à dona Francisca et à sa mère, de ce nouvel établissement et des moyens que j’aurais de leur procurer une douce retraite; elles embrassèrent ce projet avec ardeur, c’était un port qui s’offrait dans la tempête. J’avais connu à Paris le comte Olavide: je lui écrivis pour lui demander une petite habitation pour deux dames aussi intéressantes qu’infortunées. Il me répondit sur-le-champ qu’il était trop heureux de m’obliger en secourant l’infortune, et qu’il donnerait à mes protégées, près de la Caroline, un terrain en valeur laissé par un Allemand qui venait de mourir, et pour associé, un Alsacien, homme sage, robuste et laborieux; que les dames jouiraient des deux tiers du produit; mais qu’il faudrait quelque argent pour achever de bâtir une petite maison, avoir des instruments aratoires, et quelques meubles. Je fis part de cette réponse à dona Francisca, en lui taisant la demande de l’argent. Elle fut enchantée, me remercia avec toute la sensibilité d’un cœur malheureux et reconnaissant, et me pria d’écrire tout de suite à M. Olavide qu’elle acceptait ses bienfaits avec une joie extrême. J’informai sur-le-champ M. Olavide de cette réponse, en le priant de faire achever le logement, d’acheter tout ce qu’il croirait nécessaire pour un établissement, et de m’en faire les avances; mais de persuader aux dames pour qui je m’intéressais, que les fonds étaient pris dans les coffres du roi. Il me répondit galamment que mes ordres seraient exécutés de point en point, et que les dames pouvaient venir dans deux mois. Lorsqu’ils furent écoulés, dona Francisca partit avec sa mère pour aller habiter sa tranquille et modeste demeure. Nos adieux furent touchants; dona Francisca et ma femme s’embrassèrent vingt fois avant de se séparer. Nous recevons souvent de ses lettres; dans la dernière elle nous disait: «Je serais très-heureuse, si je n’étais poursuivie par le souvenir d’un époux malheureux; j’arrose encore tous les jours son portrait de mes larmes.» Après ce récit, nous délibérâmes au moyen d’ouvrir les yeux de don Fernandès, et de le retirer de sa caverne. Je proposai au comte de charger de cette commission le père don Augustin, religieux plein de prudence, de piété et d’onction. Vous avez raison, me dit-il, je le connais; indulgent pour autrui, et sévère pour lui-même, il joint à la pieté d’un anachorète, la philosophie d’un sage; le roi lui a offert un évêché, qu’il a refusé: on lui en demanda la cause; il répondit: Lorsqu’on a les yeux fixés sur l’éternité, la vie est un point entre deux abîmes, et les honneurs de ce monde, des jeux d’enfants. Demain matin nous irons le prier de nous rendre ce bon office. Je rappelai au comte qu’il m’avait promis le récit d’une anecdote au sujet de l’orgueil national. — La voici. Deux dames de haut parage, de Madrid, se rencontrèrent dans une rue très-étroite. Il fallait que l’une des deux voitures reculât pour laisser passer l’autre; aucune de ces deux dames ne voulut céder le pas; et leur orgueil, s’irritant de plus en plus, elles restèrent jusqu’au jour dans cette situation. Elles y auraient, je crois, passé leur vie, plutôt que de reculer. Enfin, pour terminer ce noble débat, on leur envoya deux chaises à porteur, qui les emmenèrent en même temps. Après ce récit, la nuit approchant, nous retournâmes à la ville. Nous rencontrâmes un convoi nombreux de trois ou quatre cents ecclésiastiques psalmodiant des cantiques funèbres. Cinq cents hommes, portant des flambeaux, précédaient un cercueil où était un beau jeune homme à visage découvert. Le cercueil était suivi de cinquante carrosses. Je demandai au comte quel était cet infortuné, mort a la fleur de son âge. — Je l’ignore; arrivé d’hier, je ne suis au fait de rien: allons chez moi, nous y serons instruits. Nous y trouvâmes brillante compagnie; mais la tristesse et le silence y régnaient. Le comte, surpris, en demanda la cause. Ignorez-vous, lui répondit sa femme, la mort d’Alonzo Melgar, ce jeune homme si aimable, si accompli? — C’est donc son convoi que nous venons de rencontrer? Et quelle catastrophe a terminé sa vie? — Un crime horrible: don Stanislas Perez va nous en faire le récit. Toute la ville, dit alors don Stanislas, connaît don Alonzo Melgar, _hidalgo_ brave, galant, plein d’esprit, et qui nous rappelait les héros de l’ancienne chevalerie. Il était l’amant de dona Eulalia Valdez, une Aspasie pour la beauté et l’esprit, une Mégère pour les passions. La fureur règne dans tous ses attachements: l’amour, la jalousie, la soif de la vengeance agitent, enflamment son ame tour à tour. Elle a soupçonné l’infidélité de don Alonzo, peut-être avec raison. Dissimulant sa rage, elle lui a donné un rendez-vous dans une maison d’emprunt; elle a caché trois hommes affidés, armés de poignards, dans un cabinet contigu à la chambre où elle était. Dès que don Alonzo a paru, après les reproches les plus amers, les plus virulents, cette Tisiphone lui a dit d’un ton plus calme: Je suis maîtresse de ta vie; tu ne peux m’échapper: choisis de mourir du poignard ou du poison recelé dans cette tasse de chocolat. Ce malheureux, qui a vu sa mort inévitable, lui a répondu froidement en prenant la tasse: Je choisis le chocolat; et après l’avoir bu, il a ajouté: «Ce breuvage eût été moins désagréable, si vous y eussiez mis un peu de sucre; le poison le rend trop amer; je ne parle pas pour moi, mais pour mes successeurs.» Quand cette furie, qui aimait encore éperdument, vit que le poison commençait à opérer, elle sortit, envoya un confesseur à ce malheureux, et monta aussitôt dans une chaise de poste qui l’attendait. Don Alonzo a eu le temps de se confesser, de recevoir les sacrements, et a déclaré, en mourant, qu’il pardonnait à son assassin, mais sans vouloir le nommer. Ce récit consterna l’assemblée; chacun méditait sur ce terrible événement. Après un long silence, un homme s’écria: Dona Eulalia est un monstre, dont l’échafaud doit faire justice, et purger la terre. Une des dames dit: Elle est bien coupable; mais aussi quel crime que l’infidélité! Oui, ajouta dona Antonia, femme de trente-six ans, dont les charmes, comme la rose de juillet, commençaient à se faner: trahir une amante qui vous a comblé de ses faveurs, qui vous a tout sacrifié, est un crime qui appelle la vengeance! Mesdames, dit alors le comte d’Avila, vous avez raison; une infidélité à son époux est une bagatelle, une affaire de mode; mais trahir une maîtresse! ce crime irrémissible mérite un châtiment exemplaire. Monsieur le chevalier, veuillez nous dire comment les dames françaises punissent les infidèles. — Par l’oubli, le dédain, et quelquefois par l’indulgence et l’amitié: oui, parfois, une amitié douce, intime succède à l’amour. Je n’en suis pas surprise, s’écria la vive Antonia; est-ce qu’on aime en France? Vos dames ont l’amour dans la tête, et la vanité dans le cœur. Le comte alors me dit tout bas: Nos femmes ne connaissent pas le sentiment de l’amitié: un amant, pour une Espagnole, est un dieu tant qu’il est aimé; à peine est-il un homme quand l’amour est éteint. Ici l’ardeur du tempérament, le besoin d’occupation noue la plupart des intrigues; et l’habitude, l’orgueil, l’embarras d’un nouveau choix font la constance des femmes. Chez une Française, dont une éducation cultivée a formé le goût et le cœur, l’amour est un sentiment délicat, embelli par l’imagination et le charme de l’esprit; chez vous il est l’enfant des grâces et du sentiment: chez nous il est celui de la nature, plus ardent, plus énergique, mais inculte et presque sauvage. Nous nous séparâmes après cette conversation, et le comte promit de venir me chercher le lendemain matin pour me mener chez don Augustin. Il fut exact au rendez-vous, et nous partîmes dans la voiture avec don Manuel pour le couvent des Franciscains. Lorsque nous y arrivâmes, don Augustin allait dire sa messe; nous allâmes l’entendre. Le poète de la Manche nous y donna une petite scène de gaîté; un père quêteur lui présenta un bassin, en lui demandant pour les ames du purgatoire. Il y mit une piastre. Le moine ravi et étonné de cette générosité, lui dit: Senor, vous venez de tirer une ame du purgatoire. A ces mots don Manuel donne une autre piastre. Ah! s’écrie le quêteur toujours plus enchanté: Voilà une autre ame qui sort triomphante du purgatoire; toutes les deux montent au ciel, les anges s’avancent pour les recevoir, je vois ces ames, au milieu d’eux, rayonnantes de joie. Elles sont donc maintenant en paradis, lui demanda don Manuel? — Assurément, elles sont entourées des anges; elles jouissent de la gloire et du bonheur des Saints. — En ce cas je reprends mon argent; ces ames n’en ont plus besoin, on ne sort plus du paradis lorsqu’on y est entré; et en effet il reprit ses piastres. Le moine confus et rouge de colère, murmurait, le maudissait entre ses dents. Le comte et moi nous l’appaisâmes en jetant quelque argent dans le bassin. Le poète du Toboso au sortir de l’église donna à un pauvre les piastres qu’il avoit reprises du moine. Je lui demandai pourquoi il enrichissait un mendiant aux dépens de l’église? — C’est que je suis plus sûr de retirer un pauvre de la misère qu’une ame du fond du purgatoire. Nous montâmes après la messe dans la cellule de don Augustin, et le comte après un récit fidèle de son combat et de l’injustice des soupçons de don Fernandès, lui proposa d’aller le chercher, et d’employer son éloquence et le charme de la persuasion pour l’éclairer sur ses erreurs et le ramener à son épouse. C’est une mission, dit-il, dont je me charge plus volontiers que d’une mission chez les sauvages, dont je ferais de très-mauvais Chrétiens. Les Athéniens élevèrent un temple à l’humanité, Marc-Aurèle à la bonté, et la religion chrétienne à la charité. Je suis prêt à partir demain; je désirerois cependant que l’un de ces messieurs voulut bien m’accompagner et me servir de second: don Manuel s’offrit généreusement en disant: J’aime mieux faire ce pélerinage que celui de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il y a plus d’indulgence à gagner, n’est-ce pas, mon père? — Je ne puis le décider. Tout ce que j’ose assurer c’est que toute bonne œuvre est notée dans le Ciel, et que saint Jacques est un grand saint, le patron de l’Espagne. Oui, répliqua don Manuel, comme Minerve étoit la patronne d’Athènes, Diane de Lemnos, Junon d’Argos et Jupiter Olympien de Rome. Cela vous prouve, dit le père, que les hommes ont toujours cru avoir besoin de la Divinité. Je lui demandai par quel événement l’Espagne avoit choisi Saint-Jacques pour son patron? — Parce que le premier il est venu nous prêcher l’Évangile. Mais ce qui a le plus contribué à le faire adopter pour patron, c’est un songe que fit le roi Léon la veille d’une bataille contre les Maures. Le saint lui apparut, et lui promit la victoire. Il annonça cette apparition a son armée qui combattit avec ardeur et gagna la bataille. Depuis les troupes espagnoles marchèrent sous sa bannière, et le nom de Saint-Jacques fut leur cri de guerre, comme jadis Saint-Denis était le cri des Français. Mais, lui dis-je, il me semble que saint Jacques n’est pas né en Espagne, et que même il n’y est pas mort, quoiqu’il ait son tombeau à Compostelle. — Il est mort à Jérusalem, par les ordres d’Hérode Agrippa. — Et comment son corps se trouve-t-il en Espagne? — L’an 42 de notre ère, ses disciples l’enlevèrent, le mirent sur un vaisseau qui aborda en Galice, d’où il fut transporté à Compostelle, et déposé dans une grotte de marbre, au milieu d’un bois. Ce corps fut découvert en 800; et c’est autour de cette grotte que l’on a bâti la ville, ou depuis se rend l’affluence des pélerins. Mon père, lui dis-je alors, pardonnez-moi mon pyrrhonisme; cette histoire, tous les miracles de saint Jacques me paraissent apocryphes, et aussi difficiles à croire que les exploits d’Hercule, qui a délivré la Bétique du monstre Geryon, et séparé près de Cadix, d’un tour de main, les monts Calpé et Abila. — La translation de saint Jacques en Espagne, l’invention de son corps, ses miracles ne sont pas des articles de foi; imitons sa piété, sa vie édifiante; c’est là ce que la religion exige de nous. Au douzième siècle, saint Jacques était si révéré dans la chrétienté, que Louis-le-Jeune, roi de France, gendre du roi de Castille, par vénération pour le saint, fit le voyage de Compostelle. Son beau-père lui offrit de magnifiques présents; mais Louis n’accepta qu’une superbe escarboucle. De retour en ses états, il envoya, en reconnaissance, au roi de Castille, une ambassade solennelle, à la tête de laquelle était l’abbé de Saint-Denis, qui lui apportait le bras de saint Eugène, premier évêque de Tolède, dont le corps avait été trouvé à Saint-Denis. Le roi de Castille, suivi de ses deux fils, du clergé, et des grands de la cour, alla hors de la ville recevoir ce dépôt précieux; le père et les enfants le portèrent, sur leurs épaules, jusqu’à la cathédrale. Dans la suite, Philippe II désira posséder le corps tout entier, et l’envoya demander, par une ambassade, à Charles IX, qui l’accorda sans peine, et Philippe alla au-devant du corps avec les mêmes cérémonies et la même solennité que l’on avait employées jadis à la réception du bras. Ce fils de Charles-Quint, dis-je alors, ne bornait pas son ambition à la possession du cadavre d’un saint, il a voulu envahir toute la France. Le comte ajouta qu’il conseillerait à Charles III de renvoyer à Saint-Denis le corps d’Eugène en échange de la Franche-Comté et des Pays-Bas que Louis XIV avait enlevés à l’Espagne. Il termina cette conversation en proposant à don Augustin de venir dîner chez lui; mais il refusa, alléguant le peu de temps qui lui restait pour les apprêts du voyage. Lorsque le comte fut sorti, je dis à don Augustin: Permettez-moi de vous demander la solution d’un problême qui m’occupe depuis que je voyage en Espagne. Comment, dans un pays où la religion a des racines si profondes, des autels si nombreux, un empire si puissant, comment, dis-je, les confesseurs, les casuistes peuvent-ils voir avec cette indifférence, ou du moins tolérer avec tant d’indulgence et de facilité la licence des mœurs? Ici les liens du mariage sont si relâchés, que la plupart des maris ont des maîtresses, et les femmes des amants; et cependant ces époux infidèles se confessent, communient souvent, et, le lendemain de ces actes religieux, ils retournent à leurs attachements, à leurs douces habitudes? — Cette objection m’a aussi occupé plus d’une fois. L’église a souvent essayé d’user de rigueur, et d’opposer des digues au torrent des passions, et surtout à celle de l’amour; mais elle a compris que l’impétuosité, la violence de ce besoin physique, irrité par l’activité de l’imagination et l’influence d’un climat ardent, renverseraient la religion plutôt que de s’arrêter devant ses barrières; et pour sauver le vaisseau, il a fallu le laisser quelquefois flotter au gré des vents, et prudemment louvoyer. J’ai ouï dire à une dame française, attachée à feu la reine d’Espagne, que madame de Montespan, dans son commerce très-illicite avec Louis XIV, observait rigoureusement les jeûnes, les abstinences, le carême, et quittait souvent le roi pour aller prier dans son cabinet. Lorsqu’on lui parlait de cette inconséquence dans sa conduite, elle répondait: _Parce qu’on fait mal dans une chose, faut-il le faire dans toutes_? Aussi sa vieillesse et sa mort ont été très-édifiantes. Le clergé de France est peut-être trop sévère contre ce penchant de la nature; il faut se prêter à la fragilité humaine; l’indulgence maintient la religion, et tôt ou tard elle amène le repentir et la pénitence. _Valga me Dios_! s’écria don Manuel, on éteindrait plutôt le feu du soleil que celui de l’amour; ces deux soleils sont l’ame du monde et le principe de la vie. Don Augustin sourit à cette exclamation, et dit: Je crois que le moyen le plus efficace pour rendre aux mœurs leur pureté, et au mariage sa sainteté et son inviolabilité, ce serait d’autoriser le divorce, permis dans les premiers siècles de l’église, aujourd’hui défendu trop rigoureusement. Le savant don Manuel ajouta qu’en Turquie le mariage était plus respecté, parce que les Turcs pouvaient avoir quatre femmes et des concubines. La cloche alors appela le père au réfectoire; et nous le quittâmes pour aller dîner chez le comte. Nous trouvâmes dans la rue une espèce de procession qui excita notre curiosité. Un porte-croix, précédé de six prêtres en surplis et un cierge à la main, ouvrait la marche; suivaient deux files d’hommes enveloppés d’une tunique brune; venait ensuite un homme dans le même costume, monté sur un âne, et entre deux prêtres; deux autres personnages, vêtus de la même robe, portaient chacun un plat d’argent, et, s’adressant aux passants, aux personnes qui étaient aux fenêtres, aux balcons chargés de monde, demandaient d’une voix lamentable: _Por el alma del povre_ (pour l’ame du pauvre ). J’interrogeai mon voisin sur cette cérémonie, qui me dit: L’homme qui est sur l’âne est un criminel que l’on mène à la potence; le produit de la quête est destiné à lui faire dire des messes après sa mort. Les deux prêtres qui marchent à ses côtés sont des confesseurs qui l’exhortent et le préparent à la mort; et les hommes en robes brunes sont des pénitents de la congrégation de la Paix. Ils sont institués pour venir au secours des condamnés. Lorsque le tribunal de la justice fait annoncer une exécution, vingt-quatre heures avant le supplice on conduit le patient dans la chapelle de la prison; alors la confrérie le regarde comme un frère; elle lui donne l’habit des pénitents avec lequel il sera exécuté; elle lui sert un bon soupé sur de la vaisselle d’argent. Le lendemain on lui donne à dîner tout ce qu’il désire, et la congrégation paye ses dettes. L’après-dînée elle va le chercher, et elle l’accompagne, dans l’ordre processionnel, au lieu de son supplice. Nous suivîmes ce cortège jusqu’auprès de l’échafaud. L’exécution faite, des hommes et des femmes vinrent baiser les pieds du pendu. On nous assura qu’il y avait vingt-quatre jours d’indulgence attachés à cet acte de piété. Ensuite, les pénitents emportèrent le cadavre dans un cercueil, et allèrent lui faire un superbe service. Quand le cortége fut éloigné, un des confesseurs monta sur l’échelle, et adressant un discours pathétique à l’auditoire, qui se pressait autour de lui, il dit éloquemment que le vol est un crime qui mène à la potence, et que la mort d’un pendu était très-désagréable. Vivement ému de cette cérémonie lugubre, je dis à don Manuel: Je vois avec plaisir que vos compatriotes ont l’ame tendre et compatissante: cette sensibilité les honore soit qu’ils la doivent à la religion ou à la douceur du climat. Je sais qu’on leur reproche les cruautés, les crimes de l’Amérique; mais les conquérants de ce nouvel hémisphère n’étaient qu’un très-petit nombre d’aventuriers, dont l’Espagne aurait fait justice, si le succès, qui justifie tout, et l’éclat de leur valeur, n’eussent couvert leurs forfaits du faux jour de la gloire. Le comte d’Avila nous attendait pour dîner; nous n’étions que quatre convives, sa femme et lui, don Manuel et moi. J’ai voulu, nous dit-il, mieux jouir de votre société, et vous traiter à la française, car je vois bien que vous n’aimez ni notre safran ni notre ail; et cela me rappelle un dîné fameux dans nos annales, que l’amirauté de Castille donna, le siècle dernier, au maréchal de Grammont, qui venait demander la main de l’infante pour Louis XIV. On y servit sept cents plats aux armes de l’amirauté: tous les mets étaient dorés, et tellement chargés de safran, qu’aucun convive n’osa y toucher; l’on remporta les plats tels qu’ils étaient venus, et cependant le festin dura quatre heures. Après le dîné, le comte nous lut la lettre qu’il écrivait à don Fernandès. «Cessez, monsieur, de creuser votre tombeau, le bonheur peut renaître pour vous. Le père don Augustin, qui vous remettra cette lettre, vous apprendra l’asile où votre femme verse tous les jours des larmes amères sur vos communs malheurs. Ce vénérable religieux vous affirmera la vérité de mon récit. J’étais épris depuis long-temps de la fille du marquis de Galvez, aujourd’hui mon épouse. Dona Francisca favorisait notre inclination, et vos soupçons ont outragé la vertu la plus pure. Elle vous a donné un enfant sept mois après votre départ; elle est retirée à la campagne avec lui et sa mère: je vous exhorte à revenir auprès d’une épouse aussi sensible que vertueuse. Venez tarir ses pleurs et finir ses malheurs et les vôtres.» Le comte remit cette lettre à don Manuel, avec une bourse de cent piastres pour subvenir aux frais du voyage de don Augustin, et de don Fernandès. Il me pressa beaucoup d’accepter un logement chez lui; je le refusai pour garder ma liberté: je lui promis de venir à sa table me dédommager des privations que je m’imposais. Le lendemain, à la pointe du jour, don Augustin était à notre porte, avec une voiture. J’embrassai tendrement don Manuel, qui me dit, en me pressant dans ses bras: Cher Oreste, tu reverras bientôt Pylade vainqueur du farouche Thoas. Je lui donnai une lettre pour don Pacheco, et lui promis d’aller l’attendre à Cordoue. Don Augustin m’assura qu’ils y seraient dans quinze jours. Le départ du jovial improvisateur me rendit cette matinée bien triste: peut-être des vapeurs qui voilaient le beau soleil de ces climats augmentaient ma mélancolie: il suffit d’un léger nuage au physique comme au moral pour troubler la sérénité de notre ame. Pour dissiper ou promener ma tristesse, j’allai au faubourg de Triana; la rêverie et la mélancolie m’y suivirent. Séraphine, Cécile, dona Rosalia tour-à-tour occupèrent ma pensée. Cette tendre et aimable Cécile, me disois-je, elle a disparu comme une ombre légère, comme ce phosphores qui brillent un moment dans les airs: Séraphine est aussi perdue pour moi. Que sont devenus ces beaux jours où sa voix douce, harmonieuse m’appelait _mi corazon, mio enamorado_ (mon cœur, mon amant); où ses regards tendres, expressifs pénétraient mon ame d’amour et de volupté! Aujourd’hui ses regards, ces doux noms s’adressent à un autre. O femmes! ornement de la terre! délice et tourment de la vie! Du moins, si j’étais auprès de Rosalie, elle est sensible et malheureuse comme moi! Hélas! mon cœur n’a pas un être sur lequel il puisse se reposer! Las de me promener, j’allai m’asseoir auprès de la fontaine où sont les statues d’Hercule et de César. Que de pensées me fit naître l’image de ce dernier! Je songeai à dix ans d’activité et de travaux dans les Gaules, au passage du Rubicon, à la bataille de Munda, de Pharsale, à son ambition effrénée, et puis je le vois tomber, à l’âge de cinquante-six ans, sous le poignard de ses ennemis. C’était bien la peine de naître et de porter le flambleau de la guerre au sein de sa patrie pour lui ravir sa liberté. Le maréchal de Gassion disait qu’il fesait trop peu de cas de la vie pour la communiquer à d’autres: on ne peut méditer sa pensée sans être de son avis. Lorsqu’on lit l’histoire avec un peu d’attention et de philosophie, que l’on voit cette vaste scène de guerres, d’atrocités, de perfidies, de massacres; tant de personnages agités, emportés par leurs passions, toujours occupés de projets de fortune, de grandeur, de domination, se succéder rapidement, et s’engloutir dans l’abîme de l’oubli, ne croit-on pas lire l’histoire des fous de Bedlam? Quel œil pourrait distinguer aujourd’hui la cendre d’Achille et d’Agamemnon de celle d’Irus et de Thersite? Accablé de ces réflexions et du poids de ma tristesse, je sentais le besoin de répandre des larmes, lorsqu’un jeune homme m’aborda. Son visage était pâle, défait; son habit paraissait la livrée de la pauvreté. Monsieur, me dit-il, je vois à votre uniforme, et de plus à votre air national, que nous sommes compatriotes. — Vous êtes Français, sans doute? — Oui, Français bien malheureux. — Puis-je vous être utile? — Vous allez en juger: voici mon histoire. Je dois rougir en vous la contant; mais l’aveu de ma faute, ou plutôt de mon crime, est déjà une punition que je m’impose. Je suis fils d’un avocat de Toulouse. A l’âge de vingt-deux ans, je devins éperduement amoureux de la femme d’un libraire, une Vénus pour la beauté, une Messaline pour les mœurs. Son mari, vieillard jaloux, mais homme de mérite, fermait avec une extrême rigueur les avenues de sa maison; sa femme, aussi impatientée que moi des obstacles que l’on nous opposait, me proposa de l’enlever: j’hésitai quelque temps. La timidité, la pudeur m’arrêtaient au bord de l’abîme; mais l’amour et les sollicitations de Julie étouffèrent la voix de l’honneur et du devoir. Je dérobai à mon père une somme de cent louis, et Julie emporta de son côté bijoux, argent, vaisselle, tout ce qu’elle put saisir à son époux. Nous nous réfugiâmes à Madrid, où l’amour, les plaisirs, la bonne chère, en nous étourdissant sur l’avenir, dissipèrent bientôt la plus grande partie de nos vols domestiques. J’avais étudié en médecine, et je proposai à Julie d’aller, avec les débris de notre fortune, nous établir dans une petite ville d’Espagne, où je pourrais exercer ma profession de médecin; elle approuva mon projet. Le lendemain elle me pressa beaucoup d’aller à la comédie pour me distraire; mais une migraine assez forte l’empêchait de m’y suivre. A mon retour je ne retrouvai plus dans notre logement, ni ma femme ni le reste infortuné de notre pécule, ce qui me confirma son évasion. Je me consolai aisément de sa perte. Les liaisons formées par le crime, amènent tôt ou tard la haine et les remords. Je ne fis aucune recherche; je vendis les meubles qu’elle n’avait pu emporter, et me rendis à Badajoz, où un homme que j’avais connu à Madrid me présenta à ses connaissances en qualité de médecin: en Espagne, la charlatanerie en impose aisément; tout homme y a le droit de s’ériger en Esculape. J’eus d’abord quelques pratiques, et je fis des cures. Cela me valut de petits honoraires, qui, avec beaucoup de frugalité, suffirent à ma subsistance; mais un jour ayant été appelé pour le fils de l’alcade, jeune homme fort aimé dans la ville, je pris sa maladie pour une attaque d’apoplexie; je le fis saigner deux fois: malheureusement c’était une indigestion qu’il avait. Lorsque les parents le virent à l’extrémité, ils firent venir un véritable docteur, qui leur apprit ma bévue en me traitant d’empirique, d’ignorant et de gavache: mais ce qui acheva de me perdre dans l’opinion publique et d’irriter les esprits, c’est la délation d’une vieille femme qui me servait, et que je renvoyai pour soupçon de vol: elle déclara qu’un vendredi j’avais mangé une côtelette de mouton, et qu’un dimanche je n’avais pas entendu la messe; que par conséquent j’étais juif ou musulman. Cette grave accusation, jointe à la mort du fils de l’alcade, échauffèrent tellement les esprits, qu’hommes, femmes et enfants vinrent assiéger ma porte, criant à l’hérétique, à l’assassin; ils étaient armés de bâtons et de pierres. Heureusement le derrière de la maison donnait dans une rue très-étroite et peu fréquentée; le premier étage n’était pas élevé, et je me déterminai à sauter par la fenêtre: par bonheur je tombai sur un monceau de fumier. La chute cependant fut un peu rude; je restai un quart-d’heure sans pouvoir me relever; mais enfin la peur me rendit mes forces, et de détour en détour, je m’échappai de la ville. Lorsque je fus hors de danger, je m’assis sur une pierre où les réflexions les plus cruelles vinrent m’assaillir; je me voyais sans argent, sans appui, loin de mes parents, de ma patrie, et flétri par une action criminelle: vingt fois j’ai voulu terminer ma fatale existence; mais la religion et peut-être l’amour de la vie, ont retenu mon bras. Je poursuivis mon chemin, avec l’intention de rentrer en France. J’allai à Tolède; de là je vins à Séville, frappant à la porte des couvents pour demander du pain. J’avouerai en l’honneur des moines et de la générosité espagnole, que les aumônes ont été plus que suffisantes. Mais le chagrin, l’humiliation et la fatigue du voyage, altérèrent ma santé; et en arrivant à Séville, dévoré par la fièvre, j’ai été obligé de me présenter à l’hôpital, où l’humanité, la charité chrétienne m’ont prodigué leurs soins et leurs secours. Je n’en suis sorti que depuis hier. J’ai beaucoup souffert; mais je mérite mes souffrances. — Votre récit est fort touchant, et vous payez bien chèrement la faute d’un jour. Mais que puis-je faire pour vous? — Me prêter quelqu’argent pour retourner dans ma patrie. — Combien vous faut-il? — Trois louis. — C’est bien peu; cette somme ne vous suffira pas. — Pardonnez-moi; c’est assez pour un homme qui voyage à pied et aux dépens des autres. Je lui en offris cinq; il ne voulut jamais en accepter que trois. Il me proposa de me faire son billet: je le refusai, en lui disant que je passerais bientôt par Toulouse, et qu’il me rembourserait. Il me remercia avec la sensibilité et la joie d’un cœur qui sort de la misère et d’une situation douloureuse; et moi j’allai dîner chez le comte d’Avila, moins oppressé et soulagé par le plaisir d’avoir obligé un compatriote malheureux. Je dois ici le portrait de la comtesse d’Avila, qui m’accueillait avec cette politesse douce et aisée, que l’usage du monde perfectionne, mais qui prend sa source dans le cœur. Dona Éléonora, un peu maigre, le teint pâle, attirait les regards par l’éclat de ses yeux, et une physionomie intéressante, et la grâce de ses mouvements. Elle lisait l’idiome français, l’ânonnait un peu et aimait à le parler. Elle était très-attachée à son mari, fesait peu de cas des moines, et, chose étonnante pour une Espagnole, elle croyait que la vertu et l’humanité ouvraient, dans toutes les religions, les portes du Ciel; elle aimait la lecture, et lisoit de bons livres; mais la vivacité de son esprit nuisait à son attention; elle accusait sa mémoire du peu de fruits de ses lectures. A tort, lui dis-je un jour, vous inculpez cette faculté; vous retiendrez ce que vous lirez attentivement. Mais les femmes lisent comme bien des hommes voyagent; ils courent la poste, traversent rapidement les villes, les campagnes, brûlent d’arriver à l’auberge, et en rentrant dans leur patrie, semblent avoir bu des eaux du Léthé. La comtesse aimable, spirituelle, et d’un caractère heureux, comme le soleil avait ses taches; Car à l’humanité, si parfait que l’on fût, Toujours par quelque faible on paya le tribut. Elle avait hérité de son père l’orgueil de la naissance; elle croyait l’organisation d’un gentilhomme bien supérieure à celle d’un roturier. Elle me demanda un jour si Voltaire et Racine étaient gentilshommes; je lui répondis qu’ils étaient les premiers de la nation, et que les beaux génies avaient une origine céleste. Elle avoit beaucoup d’esprit; mais le désir d’en montrer la jetait quelquefois dans l’affectation, et détruisait ce beau naturel, cet heureux abandon qui fait le charme de la conversation et le délice de la société. Ce désir de briller lui fesait citer à tort et à travers des faits qu’elle ignorait ou qu’elle savait mal. Elle aimait peu la compagnie des femmes; et habile à saisir leurs ridicules ou leurs défauts, elle les raillait avec un ton plaisant et malin, mais sans aller jamais jusqu’à la méchanceté: au reste, ses vertus, sa générosité, sa fidélité en amitié et dans le mariage, couvraient toutes ses imperfections. Pendant le dîné elle me demanda si je m’étais armé contre le carême qui approchait, d’une bulle de la _Cruzada_? Je ne prends, lui dis-je, les armes que contre mes ennemis, et le carême et moi nous sommes très-bien ensemble; mais daignez me faire connaître cette bulle, dont j’entends parler depuis quelque temps. La _Cruzada_, me dit le comte, permet de manger en carême du laitage et des œufs; un officier-général paie cette permission deux réaux, un colonel, un réal; mais vous serez le maître de donner davantage. Cette bulle fut publiée en 1509, par Jules II, et le produit en fut affecté aux rois d’Espagne, pour payer les frais de la guerre contre les Maures. Ceux-ci n’existant plus, cet impôt s’est glissé insensiblement dans la caisse de Saint Pierre. Un confesseur refuserait l’absolution à quiconque n’aurait pas acheté cette bulle. Mais aucun Espagnol n’est assez hardi pour s’en passer. — Ils sont plus braves, repris-je, devant un régiment d’ennemis que devant une compagnie de moines. — Messieurs les Français, vous riez de nos superstitions, mais n’avez-vous pas votre jansénisme, votre bienheureux Pâris, votre bulle _Unigenitus_, vos convulsionnaires, votre quiétisme, vos billets de confession? — J’en conviens; mais le vent a bientôt changé et emporté les brouillards qui offusquaient notre raison. La comtesse me proposa de me mener passer la soirée chez dona Bianca Aladera, qui paraissait me voir avec plaisir, et qui disait quelle ne trouvait rien d’aussi aimable qu’un officier français. J’allai donc chez dona Bianca, qui m’accueillit avec le sourire le plus flatteur. Elle me réserva pour jouer à l’ombre avec elle, jeu que je savais très-mal. Son pied rencontra le mien sons la table, ce qui m’embarrassa, car je rougis, et quoiqu’elle fût jeune et jolie, je ne fus nullement tenté de lui répondre; la plaie de la perte de Séraphine était encore bien ouverte; et d’ailleurs je dédaignais ces amours impromptus, enfants du caprice et du désir. La partie finie, elle me plaça à ses côtés. Quand son mari entra, c’était un homme bien fait et d’une physionomie heureuse, elle me dit tout bas: Voilà mon mari, c’est un très-honnête homme, mais il est jaloux; il faut nous observer: et elle s’observa si bien qu’elle ne me parla plus que par ses regards, que j’aurais trouvés fort éloquents, si mon cœur avait été disposé à les entendre. Quand je me retirai, elle m’invita, tout bas, à me rendre le lendemain matin, vers les dix heures, à sa paroisse, que là nous causerions ensemble après la messe. Je lui répondis que j’avais des engagements qui m’empêchaient de profiter de ses bontés et de la messe. Depuis, dona Bianca Aladera a dit beaucoup de mal des Français, et de moi particulièrement. Retiré dans ma chambre, le lendemain après mon déjeûné, un valet de chambre, qui écorchait la langue française, vint me demander si milord Dorset, arrivé hier au soir, pouvait venir me _fréquenter_. Je répondis qu’il me ferait beaucoup d’honneur. Peu de temps après milord entra, et me dit, dans mon idiome, qu’il avait appris de l’aubergiste qu’un officier français était logé chez lui, et je crois, ajouta-t-il, que votre nation et la nôtre sont faites pour vivre ensemble; la guerre, la politique des gouvernements, ne doivent pas désunir les individus des premières nations du monde. — Je crois, milord, lui dis-je, qu’un Espagnol ne déparerait pas notre société. Il me dit que depuis seize mois il voyageait en Espagne, qu’il avait vu Lisbonne, Madrid, tous _los sitios reales_ (les maisons royales); qu’au palais de l’Escurial, un grand seigneur lui avait dit avec emphase, que ce superbe monument avait été bâti par Philippe II, en commémoration de la victoire de Saint-Quentin, remportée sur les Français, et qu’il avait répondu: C’est fort bien; mais vous auriez dû l’abattre après la bataille de Rocroi; à présent, continua milord, je viens de Cadix; croiriez-vous que l’on m’a chassé de Varna, moi et mes gens? L’un d’eux, qui est Allemand, étant allé acheter quelques bouteilles de vin, l’alarme s’est répandue dans la ville, le peuple s’est ameuté, criant que les Allemands allaient boire tout le vin du pays. On a poursuivi mes gens à coups de pierre; je voulais sortir l’épée à la main, mais l’hôte, sa femme et leurs deux filles, m’ont arrêté et supplié de réprimer ma colère, pour éviter une scène désastreuse. Le peuple n’a été rassuré qu’après mon départ. Par Saint Georges, les Espagnols sont des êtres bien singuliers! je ne suis pas étonné que nous les battions sur mer, et que nous prenions tous leurs saints métamorphosés en vaisseaux,[57] à l’inverse des vaisseaux d’Énée qui furent changés en nymphes. — Prêtez-leur un Cromwel pendant vingt ans, ensuite un Frédéric II de Prusse pendant vingt autres années, et ces saints seront pour vous changés en requins. Rappelez-vous quelle vigueur a déployée l’Espagne sous le ministère du cardinal Albéroni; l’Europe en fut étonnée. Je lui demandai s’il devait faire un long séjour à Séville? — Un jour seulement pour voir la cathédrale et la ville. Je m’offris de l’accompagner. — Vous me ferez très-grand plaisir, dit-il, à condition que vous accepterez un mauvais dîné; car dans ce pays, ils ont des légions de moines et pas un cuisinier; de superbes églises et de mauvais chemins. Leurs saints, leurs madonnes font tous les jours des miracles, et les laissent mourir de faim. Ils ont un excellent territoire et une mauvaise culture, beaucoup de théâtres et pas une bonne pièce. — Milord, fesons grâce à la faiblesse de leur gouvernement, en faveur de leur caractère; car je pense que les Espagnols et les Suisses sont les nations de l’Europe où l’on trouve le plus de franchise, de grandeur d’ame et de probité. Il convint que je pouvais avoir raison, et qu’il avait connu nombre d’Anglais qui estimaient beaucoup la nation espagnole. Je le quittai un moment pour aller prévenir le comte d’Avila que je ne dînerais pas chez lui. Milord Dorset voyageait pour se défaire d’une passion malheureuse: il aimait éperduement la femme de l’un de ses amis, auquel il avait rendu des services signalés; et il ne voulait pas souiller ses bienfaits, en abusant de sa confiance, de son amitié et de sa reconnaissance: et redoutant la séduction de l’amour et le danger de l’occasion, il avait brusqué son départ de Londres, pour se distraire en parcourant l’Europe. Il était ce qu’on appelle fataliste: les hommes selon lui étaient des automates sous la main de la Divinité: Dieu, disait-il, ayant réglé l’harmonie, le cours des astres, le mouvement périodique de l’univers, ne peut avoir abandonné les événements futurs au caprice des hommes. Je lui répondis: Dieu a mis en moi l’intime persuasion que je suis libre; voudrait-il me tromper? Cette idée est incompatible avec sa bonté et sa justice: l’idée de la liberté m’honore à mes propres yeux, et m’excite à la vertu: je ne puis, il est vrai, l’accorder avec sa prescience; mais tant de choses sont si impénétrables à ma raison, qu’elle se soumet en avouant sa faiblesse. — Dans l’incertitude d’un choix à faire, votre volonté vous décide, n’est-ce pas? — Sans doute. — Et d’où émane cette volonté? On lit dans les livres saints, que Dieu a créé Cyrus, Alexandre, inspiré Moïse, illuminé ses apôtres, pour l’exécution de ses vastes desseins; et s’il est démontré qu’il est l’auteur, le principe des pensées de tout ces grands personnages, pourquoi supposez-vous qu’il dédaigne assez les autres hommes pour les abandonner à leur libre arbitre? car enfin, si le père de Cyrus avait pu se dispenser de lui donner l’existence, si un homme avait été le maître de l’étouffer dans son berceau, il n’aurait pas conquis la Perse et renvoyé les Juifs à Jérusalem, pour rebâtir leur temple, selon la prédiction d’Isaïe. Donc, il était impossible que tout ce que Dieu avait arrêté n’arrivât pas. Mais nous voici devant la cathédrale; ce que nous y verrons sera plus compréhensible pour nous. Milord admira cette superbe basilique, et me dit qu’après Saint-Pierre de Rome, Saint-Paul de Londres et Sainte-Sophie de Constantinople, c’était le plus bel édifice élevé à la Divinité. Nous étions environnés des messes que l’on disait dans les chapelles. Milord, quoique déiste, grand prôneur de la religion naturelle, s’agenouilla à l’élévation, et s’inclina respectueusement. Au sortir de l’église, je lui dis que j’avais été édifié de sa dévotion. — J’ai, me dit-il, mes opinions, mes principes; mais je respecte ceux des autres. Fronder la religion dominante d’un pays, c’est affecter de la supériorité sur les habitants; c’est attaquer leur amour-propre dans ses plus douces illusions: de plus, la religion étant sous l’influence du gouvernement, tout homme qui l’insulte ou la brave publiquement, mérite d’être puni. Si j’étais à Constantinople, je conviendrais que Mahomet est le plus grand des prophètes, et que la lune est entrée dans son manteau par la manche droite, et sortie par la manche gauche, et que l’ange Gabriel l’a conduit dans le ciel sur la jument Borack.[58] Nous montâmes jusqu’au haut du clocher de cette basilique, où nous jouîmes de la superbe perspective de la ville et de la campagne. Après nous être rassasiés de cette vue, nous allâmes voir la _lonja_ (la bourse). Milord me dit en arrivant, _terret solitudo et tacentes Loci_. Jadis cet édifice était autant fréquenté que la bourse de Londres; mais le commerce, comme certains fleuves, change souvent son cours: celui de Venise, de Gênes, Pise, Séville, n’est plus qu’un faible ruisseau: peut-être un jour la Tamise ne portera que des bateaux de pêcheurs. La Lonja, continua milord, est aujourd’hui l’antre de la Chicane; l’on destine cet édifice à servir d’entrepôt à tous les papiers relatifs à l’Amérique espagnole. Séville avait autrefois cent trente mille personnes occupées aux manufactures de soie: aujourd’hui, cette population est bien diminuée. Cette ville était, sous les Maures, la capitale du plus beau royaume d’Espagne: lorsque l’on pense à cette nation brillante qui réunissait les arts, les sciences, le commerce, la valeur, la galanterie, le luxe et les plaisirs, l’on est fâché que les descendants des Goths les aient renvoyés en Afrique. Cependant Séville est encore une des villes les plus considérables de l’Espagne. Le voisinage de la mer et le Guadalquivir la rendraient encore très-florissante, si le monarque y fixait sa résidence, et elle l’emporterait sur bien des capitales par la fertilité de son terroir, et la douceur de son climat. La flotte d’argent y arrive des Indes au mois d’août, et repart en avril; son arrivée emploie plus de six cents ouvriers; mais allons nous promener aux bords de la rivière. Il y a sur ces bords une allée de cinq files d’ormeaux touffus, arrosés par de petits canaux. On y trouve des fontaines et des siéges; à chaque extrémité on a élevé deux grands obélisques. La nuit une file de lumières des deux côtés, rendent cette promenade très-agréable. Milord disait que Séville était le paradis terrestre pendant les deux tiers du jour, et le purgatoire depuis dix heures du matin jusqu’à cinq heures du soir. Nous vîmes passer le carrosse de l’archevêque, attelé de six mules, conduites par deux postillons. Savez-vous, me dit-il, pourquoi les cochers, en Espagne, ne montent plus sur leurs siéges? — Non, milord; je ne sais si cet usage vient des Goths ou des Maures. — Ni des uns, ni des autres; c’est depuis que le cocher du duc d’Olivarès entendit de son siége un secret que ce ministre confiait à son ami. A trois heures après midi l’appétit nous pressant, nous allâmes chercher le dîné; nous le fîmes dans la chambre tête à tête. La conversation de milord Dorset était très-intéressante; il avait beaucoup voyagé, vu et observé en philosophe: je lui demandai quelle était la nation, après la sienne, qu’il estimait le plus. Il sourit et me répondit: C’est la vôtre, parce que, d’abord, après nous, pardonnez ma franchise, vous êtes la nation où il y a le plus de raison et de philosophie. Vous l’emportez sur les Anglais par les grâces de l’esprit et des manières, par ce que nous appelons _yumor_;[59] mais vous êtes plus frivoles, plus inconséquents, et malgré votre légèreté et votre enjouement, vous avez un reste de turbulence, d’inquiétude et de férocité que vous avez hérité des Celtes et des Gaulois vos ancêtres. Quant à la bravoure, je crois que toute les nations de notre continent sont également braves; le succès des batailles dépend de l’habileté des généraux, et de l’enthousiasme et de la confiance qu’ils savent inspirer à leurs troupes, et souvent de cet être inconnu nommé le _hasard_. J’aime le courage et la fierté des Espagnols; mais ils sont subjugués par la superstition et la paresse: le souverain bien pour eux est de dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au coucher du soleil, de prendre du chocolat, de faire l’amour, d’assister aux processions et aux cérémonies de l’église. J’ai vu quelquefois des centaines d’hommes, enveloppés dans leurs manteaux, appuyés contre un mur, ou dormant à l’ombre des arbres. — Cette vie n’est peut-être pas si malheureuse; l’ambition, la soif des richesses, des plaisirs, la vanité, agitent l’existence sans la rendre plus agréable: il vaut mieux, je pense, naviguer sur un fleuve qui entraîne doucement, que sur une mer orageuse. Je rencontrai un jour un paysan assis au frais sous un figuier; je lui demandai ce qu’il fesait là? — Je vois passer le temps, me dit-il. Je réfléchis sur cette réponse, et je compris que cet homme voyait avec le même plaisir l’écoulement du temps, que l’on voit celui d’une rivière; il en jouissait, tandis que nous, il nous dévore, et souvent nous accable. Vous avez séjourné à Lisbonne, quel est le caractère des Portugais? — Je devrais vous en faire l’éloge, car ce sont nos alliés et nos amis. — Et vos pères nourriciers. — Je vais vous conter une aventure galante que j’ai eue dans ce pays-là, et quelques cérémonies religieuses qui vous donneront une idée des mœurs et du caractère des Portugais. Huit jours après mon arrivée à Lisbonne, je fis la conquête d’une belle veuve. Ma qualité d’hérétique, car elle m’appelait son cher hérétique, l’inquiétait beaucoup. Je lui dis un jour que je me ferais papiste, même mahométan, pour lui plaire, et qu’elle m’avait rendu idolâtre, car je l’adorais. Enfin, au défaut de san Jago et de san Joseph, dont elle me parlait sans cesse, j’eus l’amour pour moi: elle m’avoua, après sa défaite, qu’elle ne m’aimait que dans l’espoir de me convertir. Nous entrâmes en carême; elle me demanda si je fesais maigre? Oui, lui dis-je, quand on me sert du bon poisson. A ces mots elle garda le silence, en poussant de longs soupirs. Qu’avez-vous, _senora_, lui dis-je? — Un grand chagrin: je vous aime, et vois, avec douleur, que vous serez damné. — Eh bien, donnez-moi le paradis dans ce monde; quant à l’autre, c’est mon affaire. Les huit derniers jours de carême elle m’interdit sa présence. Elle passa cette semaine dans les prières, dans les églises, dans le confessionnal et dans le jeûne. Elle suivait toutes les processions, allait baiser toutes les reliques, toutes les _Madonnes_, enfin elle se jetait dans des cérémonies si bizarres, si superstitieuses, que je crois qu’elle n’était pas Chrétienne. Les Espagnols et les Portugais se font des saints et des dieux comme les nègres se font des fétiches.[60] Ma dévote avait sur son sein sa petite vierge d’ivoire, comme votre Louis XI en avait une de plomb sur son bonnet;[61] elle la quittait et la voilait quand elle se livrait au plaisir. Le lendemain de Pâques elle m’envoya chercher, et l’étoile de l’amour remonta sur l’horizon; mais elle s’éclipsa bientôt. Comme la conscience de ma dévote lui reprochait sans cesse sa tendresse, son intimité avec un hérétique, elle me troqua contre un jeune carme, avec qui elle pût goûter les plaisirs de ce monde, sans risquer son salut dans l’autre. Mais finissons de dîner; au dessert je vous conterai quelques cérémonies de l’église dont j’ai été témoin. Quand la table fut couverte de vins, de café, de liqueurs, et les domestiques retirés, il me fit le récit suivant. Le vendredi saint j’allai à l’église où l’on prêche la passion. Ce sermon s’appelle le sermon de _las lagrimas_ (des pleurs). Le prédicateur arriva précédé de douze prêtres, vêtus de rouge, armés chacun d’un flambeau allumé. Ils se rangèrent tous en demi-cercle autour de la chaire. Le prédicateur avait en main un suaire où des deux côtés était peinte l’image de J. C.; sur l’un des côtés il montre son visage, et de l’autre il tourne le dos. Le prêcheur commença son sermon par reprocher aux assistants leurs vices, leurs péchés; ensuite, déployant son suaire, il leur présenta la face de Jésus Christ, en criant: Le voilà mort pour vous, à cause de vous; ce sont vos crimes qui l’ont mis au tombeau. A ces cris lamentables, à ce tableau d’un Dieu mort sur la croix, toute l’église retentit de gémissements, de sanglots, du bruit des soufflets et des coups de poing. Après cet exorde le prédicateur, imitant la voix d’une femme, fait parler la Vierge. Mon fils, dit-elle, pardonnez à ces Chrétiens; je demande leur grâce; ils se repentent de leurs péchés. Non, non, répond Jésus-Christ d’une voix forte, c’est-à-dire, le prêtre pour lui; non, ma mère, ils sont trop coupables, trop endurcis dans leur impiété; je me vengerai, je les punirai. En prononçant ces mots, le prédicateur retourne le suaire; voyez, voyez, s’écrie-t-il. Jésus-Christ vous tourne le dos, il ne veut pas voir des pécheurs comme vous autres: voyez ce sang qui coule: c’est pour vous qu’il a été flagellé! A cette vue, à ces cris, l’auditoire s’applique de nouveaux coups de poing, des claques, des soufflets; après quoi, la sainte Vierge reprend la parole, c’est-à-dire, son interprète, qui, d’une voix féminine, implore la clémence de son fils, et promet la conversion des pécheurs. Enfin J. C. se laisse toucher, et le sermonneur fait voir le suaire du bon côté; J. C. pardonne à condition que tous les assistants feront leur acte de contrition. Le prêcheur le commence aussitôt d’une voix lugubre et attendrissante, s’arrête à chaque phrase, que tout le monde répète à voix haute avec lui. L’acte de contrition fini, il descend de la chaire, et s’en retourne à la tête des douze prêtres; et les jeunes femmes sortent de l’église, laissant leur tristesse et leur repentir à la porte; elles passent à travers une haie de jeunes gens, saluant et souriant à droite et à gauche. Que pensez-vous, monsieur le chevalier, de la dévotion portugaise? — Elle me rappelle une pièce de Voltaire, intitulée: _Jean qui pleure et Jean qui rit_.[62] — Ces bons Portugais ont un général que leurs ennemis redouteraient peu, c’est saint Antoine de Padoue. Pierre II, roi de Portugal, lui en expédia la patente, fît porter son image devant l’armée, dans une litière superbe, et ordonna qu’on lui rendit tous les honneurs dûs à son grade. Depuis cette nomination au généralat, le roi régnant va tous les ans, la veille de la fêle du saint, à l’église de Saint-Antoine, assiste à ses vêpres, et lui fait présent d’une somme d’argent. Voici une autre cérémonie du jeudi saint. On me pressa beaucoup d’aller à la paroisse pour la voir. L’église était toute tendue de noir; cette tenture couvrait les fenêtres; l’église n’était éclairée que par la lueur sombre de quelques flambeaux; dix à douze prêtres étaient couchés ventre à terre sur les marches de l’autel, tenant en main une palme et un cierge éteint. On chanta l’office divin d’une voix lugubre, tout portait dans l’ame le recueillement et la tristesse; mais au _gloria in excelsis_, tout-à-coup la tenture noire tombe, et découvre la tapisserie la plus éclatante; les lumières brillent de toute part; l’autel, surtout, devient éblouissant. Les prêtres se relèvent, la palme d’une main, et des cierges allumés de l’autre; une musique bruyante et harmonieuse se fait entendre. Derrière l’autel, on voit J. C., l’air radieux, qui s’élève insensiblement, et va se perdre dans des nuages colorés qui planent sous la voûte du dôme. Ce spectacle magnifique répand la joie dans toute l’église, et dès ce moment, les plaisirs et les amours, que le carême avait exilés, reviennent dans la ville, et de nouveaux péchés succèdent aux anciens effacés par la confession. Milord, lui dis-je, vous avez fait la description d’une fête d’opéra. — Moi-même je croyais me trouver à celui de Paris; au surplus, on a raison d’amuser, d’intéresser le peuple par des spectacles; plus une religion est riante, plus ses cérémonies frappent les sens, et plus elle enchaîne les cœurs: voilà pourquoi le presbytérianisme s’affaiblit insensiblement à Londres. J’ai vu à Tolède, dans la semaine sainte, une procession beaucoup plus ridicule. Elle était composée d’hommes masqués, qui se flagellaient et répandaient des ruisseaux de sang. On y voyait les douze apôtres en longue perruque de chanvre, tenant à la main un gros livre, et ayant derrière la tête un miroir qui signifiait qu’ils lisaient dans l’avenir; ensuite venaient les figures les plus hideuses, représentant les Juifs qui avaient sacrifié Jésus-Christ. Elles étaient suivies des mystères figurant des farces sacrées. Mais pour vous égayer et nourrir vos réflexions, je vais opposer à ces cérémonies des prêtres catholiques, celles des derviches de la religion musulmane. Ils s’assemblent le vendredi et le samedi dans une grande salle, où ils se tiennent debout, les yeux baissés, et les bras croisés, pendant que l’iman ou le prédicateur lit, dans une chaire placée au milieu de la salle, quelques passages du Coran; ensuite huit ou dix d’entre eux jouent de certaines flûtes. Le concert fini, on reprend la lecture, après quoi on recommence à chanter et à jouer des instruments, jusqu’à ce que le supérieur, coiffé de vert, commande une danse religieuse. Tous les derviches sont debout autour de lui; et tandis que plusieurs continuent à faire résonner leurs flûtes, les autres retroussent leur robe, qui est fort ample, et tournent en rond et en mesure avec une vitesse surprenante. Cette danse dure environ une heure, sans qu’ils en soient étourdis; à la fin ils s’écrient qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et que Mahomet est leur saint Prophète: ensuite ils baisent la main de leur supérieur, et se retirent. Un capucin entra dans ce moment, et demanda l’aumône pour le couvent. — Il est donc bien pauvre lui dit milord. — Oui, monsieur, nous vivons de charités. — Mais si tout le peuple vivait de charités, qui cultiverait la terre? — Ce seraient les milords et les grands seigneurs. Milord sourit à cette réponse. Mais, dit-il, pourquoi cet habit grotesque et cette longue barbe? — C’est le bienheureux Mathieu de Baschi, réformateur de notre ordre, qui nous a prescrit ce costume. Dans la nuit il entendit une voix qui lui ordonnait d’observer exactement la règle de saint François, notre patriarche séraphique, et de s’habiller comme la figure qu il avait sous les yeux; il voyait un fantôme couvert de notre robe et d’une barbe épaisse. — Et vous croyez sans doute, avec ce costume bizarre, vous attirer la vénération et l’argent du peuple? Vous savez que l’habit ne fait pas le moine. — Pardonnez-moi; les milords et les seigneurs portent des crachats, des cordons, de beaux habits, pour en imposer au peuple; l’appareil est différent, mais l’intention est la même que celle des capucins: donc l’habit fait le moine. — Mon père, vous avez de l’esprit. — Je ne suis qu’un pauvre capucin. — Voulez-vous boire un verre de vin de Malaga? Mathieu de Baschi ne le défend point. — Non, c’est Dieu qui fait fructifier les vignes; il est permis d’user modérément de ses bienfaits. Après que le capucin se fut abreuvé de très-bonne grâce d’un verre de vin, milord lui donna une guinée. Le moine, en la recevant, lui dit: Nous prierons Dieu pour vous. Mais, repartit le milord, je suis Anglais et hérétique? — Eh bien, nous prierons pour votre conversion; et il sortit à ces mots. Je dis à milord qu’il avait été bien généreux. — C’est une aumône peut-être mal placée; mais quand on oblige, il ne faut pas y regarder de si près. Je lui contai alors l’histoire de l’hermite de Carthagène. La folie de ce mari, dit-il, ne m’étonne pas: dans ce climat brûlant, trois furies agitent le cœur de l’homme, jalousie, amour et vengeance. Je vous raconterai à ce sujet quelques anecdotes sur la mort de la célèbre Inès de Castro, femme de Pierre Ier, roi de Portugal. Trois courtisans, sous le règne de son père, assassinèrent, de son aveu qu’ils avaient extorqué, cette tendre et fidèle épouse. Pierre, tant que vécut le roi, dissimula, et nourrit la vengeance dans le fond de son cœur. Son père expiré il demanda au roi de Castille les assassins de sa femme. Deux lui furent livrés, l’autre s’échappa: il leur fit arracher le cœur, et ordonna ensuite l’exhumation de sa malheureuse épouse, morte depuis cinq ans: c’était en 1360. Il revêtit ce cadavre d’habits royaux; lui mit la couronne sur la tête, et obligea les gens de sa cour à venir baiser le bas de sa robe. Cette cérémonie dégoûtante terminée, il ordonna de magnifiques funérailles, et fit transporter son corps, sur un char magnifique, au monastère d’_Alcobala_, à dix-sept lieues de Coimbre. Le char était précédé d’un nombre prodigieux de personnes en habit de deuil, et un cierge à la main. Un grand cortége suivait le cercueil qui fut déposé dans un superbe tombeau de marbre, sur lequel s’élevait la statue d’Inès à genoux et en habits royaux. Après ce récit, milord me proposa d’aller nous promener hors de la ville. Je le menai dans un bois d’oliviers de mille pas d’étendue, très-peu éloigné: nous admirâmes la grosseur des olives, qui ressemblent à des œufs de pigeons. Les Romains, me dit milord, en fesaient venir pour leur table. Pline-le-Jeune, en invitant un de ses amis, lui écrit qu’il aura des olives d’Andalousie. De ce bois nous allâmes sur les bords charmants du Guadalquivir, où nous vîmes des coursiers superbes, de belles dames avec leurs _cortejos_, de gros chanoines enfoncés dans leurs lourds équipages, et quantité de baigneurs, qui se jetaient tout nus dans la rivière, et que les femmes lorgnaient du coin de l’œil. Milord, enchanté de cette promenade, et de la sérénité du ciel, s’écria: Quel dommage que ce pays ne soit pas habité par des Anglais! — Ou par des Français, milord. Ce beau terroir a été nommé le jardin d’Hercule. La nuit nous fit rentrer à l’auberge. Nous prîmes du thé, après quoi, je fis mes adieux à milord, et lui promis d’aller bientôt le joindre à Cordoue, où il devait faire quelque séjour. Le lendemain matin le comte d’Avila vint me voir, et me proposa de me conduire à un puits qu’un saint et une pierre rendaient fameux. Je lui demandai si c’était le puits de la Samaritaine ou celui qu’un Ange découvrit à Agar dans le désert. Non, me répondit-il, c’est celui de saint Isidore, ancien évêque de cette ville: il est beaucoup plus connu et révéré ici que tous ceux que vous citez. Partons, je vous expliquerai la cause de sa célébrité. Lorsque nous y fûmes arrivés: Vous voyez, me dit-il, la cavité de cette pierre produite par le frottement de la corde du puits? — Oui, mais je n’y vois rien de miraculeux. — Vous allez admirer les grands effets produits par de petites causes. Cette excavation est cause que saint Isidore est devenu un grand homme. Ce saint, dans sa première jeunesse, avait l’esprit lourd, sombre et lent. Son maître, fatigué de sa stupidité, le traitait durement. Un jour l’enfant, au désespoir de ses rigueurs, se sauva de la maison paternelle, et s’arrêta près de ce puits, pleurant sa destinée, et ne sachant où se réfugier. Le hasard lui fait jeter les yeux sur cette pierre ainsi creusée; par une réflexion au-dessus de son âge, il devina que le frottement continuel de la corde avait produit cette cavité, et qu’ainsi le travail et la constance pouvaient vaincre la nature. Frappé de cette idée, il retourne chez son père, se livre à l’étude avec ardeur et ténacité, et le succès couronna ses efforts: il devint savant, évêque de cette ville et saint. — Je ne suis plus surpris de la célébrité de ce puits; Virgile avait dit avant saint Isidore: _Labor improbus omnia vincit_. Je séjournai encore une semaine à Séville, passant la plus grande partie de mes journées dans l’aimable société du comte d’Avila: je fus comblé d’amitiés et de caresses par ces deux charmants époux. La veille de mon départ, la comtesse me demanda comment je me vengerais de Séraphine? — En lui rendant service, si je le puis. — Vous êtes généreux! — Et pourquoi aurais-je des projets de vengeance? Elle m’a aimé, je lui dois de la reconnaissance; son cœur n’est plus à moi, elle est maîtresse de le reprendre. Je la regrette, je ne l’aime plus; mais je ne la hais pas. Ces aimables époux furent aussi affligés que moi d’une séparation qui devait être éternelle. Cette pensée fatale de quitter pour jamais des amis auprès desquels on voudrait finir sa vie, devrait dégoûter des voyages toute ame sensible: mais notre curiosité, notre vague inquiétude nous arrachent tous les jours aux plus douces situations. Je voyageai de Séville à Cordoue avec un négociant juif nouvellement converti. D’abord il fut assez réservé avec moi; mais quand je lui eus inspiré de la confiance, comme Français et militaire, il jeta son masque et commença à se moquer des Espagnols, de leurs reliques, des miracles de leurs saints, et de tant de vierges arrivées en Espagne par la région du ciel. Je lui demandai alors pourquoi il avait abjuré la religion de ses pères? — Parce que je n’ai pas voulu être rôti vif comme un chapon. J’étais dans les cachots de l’inquisition, il fallait opter entre le bûcher et le christianisme. Je me suis décidé pour le parti le plus doux: j’ai été régénéré, baptisé à Burgos, par son évêque, en grande cérémonie. Nous étions cinq Hébreux. Après qu’on nous eut confessés, on célébra une grand-messe où nous assistâmes et communiâmes. Le peuple, avide de voir des Hébreux christianisés, se porta en foule dans l’église. Mes camarades et moi nous nous moquions et des cérémonies et du sot peuple, et de ses prêtres qui croyaient que leur religion valait mieux que la nôtre, comme si la religion donnée par Dieu même à Moïse sur le mont Sinaï, n’était pas la seule véritable; et si l’Être-Suprême, cet Être immuable dont la volonté est fixe, la prescience infaillible, pouvait proscrire un culte qu’il a ordonné, chéri, pour en commander un autre. Je compris par ce discours que ces conversions publiées en Espagne avec tant de pompe et de célébrité, ressemblaient à celles que fesaient dans les Cevennes, sous Louis XIV, les missionnaires, aidés des dragons. Ce qui m’étonna le plus dans cet homme qui se moquait des Espagnols, de leurs madonnes et de leurs superstitions, que je croyais un grand sceptique, c’est que lui-même était infatué de toutes les bizarreries superstitieuses du judaïsme. A dîné on nous servit du porc frais; il refusa d’en manger, parce que la loi de Moïse le défendait. Il n’aurait pas touché à une langouste, à un poisson avec écaille. Je lui demandai si sa nation attendait encore le Messie? — Assurément! me dit-il; mais son avénement sera précédé de grands miracles; Dieu suscitera les trois plus abominables tyrans qui aient existé, et qui nous persécuteront cruellement; ils feront venir des extrémités du monde, deux hommes noirs qui auront deux têtes, sept yeux étincelants, et un regard si terrible que personne n’osera paraître en leur présence: l’Ante-Christ alors viendra; mais son règne sera court; cette affreuse désolation finira par le son éclatant de la trompette de l’archange Michel, au bruit de laquelle paraîtra tout-à-coup le Messie, de la race de David, accompagné du prophète Élie; il sera le libérateur de toute la postérité d’Abraham; l’Ante-Christ voudra le combattre; mais il fera pleuvoir sur son armée un déluge de soufre et de feu, et l’exterminera entièrement. Le Messie, après sa victoire, donnera à son peuple assemblé dans la terre de Canaan, un grand repas, dont le vin sera celui qu’Adam lui-même fit dans le paradis terrestre, et qui se conserve dans de vastes celliers creusés par les anges au milieu de la terre; ensuite il rétablira les murs de Sion, le temple de Jérusalem, sur le même plan de celui qu’Ezéchiel vit dans une vision; sa puissance s’étendra sur toute la terre, et il fondera ainsi la monarchie universelle. — Je vois bien, lui dis-je, d’après une si belle expectative, et de si grands prodiges annoncés par votre Talmud, que vous avez raison de vous moquer des Espagnols, de leurs madonnes et de leurs miracles; mais vous avez fait sagement de ne pas vous laisser brûler tout vif par les inquisiteurs, et d’attendre en bonne santé l’arrivée de votre Messie. Cependant ce négociant, qui avait changé son nom de Jacob en celui de Dominique, avait de l’esprit et même de la philosophie, excepté quand il s’agissait de sa religion; alors le philosophe disparaissait et montrait les oreilles du Juif: c’était son coin de folie, dont tous les hommes, et même les plus sages, ont une certaine dose plus ou moins forte, ce qui explique leur inconséquence et leurs préventions. Il revenait de Bilbao, capitale de la Biscaye. J’ai trouvé dans cette province, me disait-il, la liberté et l’hospitalité. Les Castillans sont graves, taciturnes, fiers, et pauvres comme leur plaine: en Biscaye, tout respire l’aisance et la gaîté. Ce peuple descend des anciens Cantabres qu’Auguste ne put soumettre entièrement. Les Biscayens sont bien faits et actifs; j’ai été surtout frappé de la beauté des femmes: j’en ai vu de célestes; elles sont grandes, sveltes et enjouées; leur vêtement est propre et champêtre; leurs cheveux tombent en longues tresses sur leurs épaules, et un mouchoir arrangé par la coquetterie couvre leur tête: le dimanche elles portent ordinairement des habits blancs attachés avec des rubans couleur de rose. Je doutai, en les voyant, que le roi Salomon, parmi ses sept cents femmes, en eût beaucoup d’aussi belles. Ce peuple est si jaloux de sa liberté qu’il a toujours refusé le titre de maître au roi d’Espagne, et ne l’appelle que _seigneur_, et n’a jamais voulu souffrir chez lui l’établissement des douanes. La fertilité du terroir de Bilbao, et l’activité de son commerce rendent cette ville très-florissante; ses principales branches sont la laine, le fer et les châtaignes qui naissent avec profusion dans toute la Biscaye. Les paysans, au commencement de novembre, les portent à la ville sur de petites charrettes traînées par des bœufs; tous les chemins en sont couverts: ils les déchargent un peu au-dessus de la ville, dans des barques qui les transportent sur des navires marchands qui vont à Londres, à Bristol, à Amsterdam ou Hambourg. Ces Biscayens, si gais, si hospitaliers, détestent les Français et les Juifs: les premiers, par préjugé national; les seconds, par fanatisme. Ils sont plus favorables aux Anglais et aux Allemands. Après cette longue narration, M. Dominique-Jacob me demanda la permission de faire sa méridienne; il était deux heures après midi, et le soleil était presque aussi chaud que le soleil du mois de mai à Paris. Pendant ce sommeil et que la voiture marchait, je m’amusai à considérer mon Juif: quoique grand et bien fait, sa physionomie et sa pâleur portaient le caractère distinctif de sa nation; j’aperçus un scapulaire placé entre sa veste et sa chemise. Ah! _embustero_ (fourbe), me disais-je tout bas, comme tu te joues des hommes! Fesait-il bien, fesait-il mal? je ne déciderai pas la question. Mais renoncer au Dieu que l’on croit dans son cœur, Est le crime d’un lâche, et non pas une erreur. A son réveil il me parla encore de la Biscaye. «Je venais d’Amsterdam, me dit-il, sur un vaisseau hollandais qui me débarqua à Quetaria, petit bourg qui contient environ trois cents personnes: j’y reçus une impression de plaisir si agréable que je me crus transporté dans une île enchantée: tout le rivage retentissait du son du tambourin; les balcons qui donnent sur la mer étaient remplis de femmes voilées; nous traversions la baie dans des bateaux conduits par de jeunes filles dont les cheveux bruns ou noirs flottaient, en longues tresses, et dont les vêtements étaient bizarres. Ce qui me frappa le plus, ce fut l’aspect de plusieurs ecclésiastiques en manteaux noirs et la tête couverte de vastes chapeaux ronds; ils se promenaient sur la digue. Croiriez-vous que sur trois cents habitants on y compte dix ecclésiastiques? Je les trouvai le soir au cabaret devant un grand plat de sardines frites et une énorme cruche de vin. Les sardines fournissent aux habitants non seulement leur subsistance, mais encore une branche de commerce lucrative. Cette pêche, très-abondante, se fait aux mois de juin, juillet et août; trois ou quatre barques de pêcheurs associés ensemble, jettent dans la mer un grand filet en forme de cercle, et attendent plusieurs heures à l’ancre, que les filets soient remplis; quand ils s’aperçoivent de leur pesanteur ils les retirent chargés d’une immense quantité de poissons qu’ils salent; mais ces sardines ne valent pas les anchois de la Méditerranée. Quetaria est situé au pied d’une montagne bien cultivée: en y montant l’œil se promène sur l’Océan, sur ses rivages escarpés et sur une longue chaîne de montagnes verdoyantes et couvertes de chalets. On voit au pied de la montagne les barques des pêcheurs; plus loin le bourg et ses jardins, partout une riche végétation, des champs, des broussailles, des vignes, des châtaigniers, des myrtes, et de tout coté des sources et des cascades. Enfin, cette baie présente un tableau magnifique, alpestre et riant. — Vous préféreriez peut-être, lui dis-je, ce séjour au délicieux verger d’Eden arrosé par quatre grands fleuves, qui, selon moi, est plutôt situé dans la lune que sur la terre? — Je ne suis pas de votre avis, et j’en crois plutôt Moïse qui l’a placé sur notre globe, en Asie, entre le confluent du Tigre et de l’Euphrate; et ce grand missionnaire de Dieu en savait plus que vous et moi. Mais, revenons à Quetaria: j’y vis un _indiano_ dont j’enviai le bonheur; cet homme avait fait sa fortune en Amérique, elle consistait en mille piastres de revenu: cette somme est immense aux yeux des habitants; il est le roi du pays: s’il ne règne point par la puissance, plus heureux que bien des rois, il règne par l’amour et les bienfaits; il habite un palais, c’est-à-dire, une petite maison bien bâtie, la seule où l’on trouve des vitres, des balcons de fer, des verres à boire, des fauteuils et des plats d’étain: c’est le luxe de Lucullus relativement à la pauvreté du pays. Lorsqu’il sort il se fait porter en chaise par de jeunes filles; sa grande jouissance est de fumer, dans un parfait repos, le tabac le plus fin de la Havanne; il a toujours chez lui une immense provision de _cigaros_. Cet homme est le philosophe de la nature, plus heureux et plus sage que Socrate et Cicéron; sans livres, sans étude, sans ambition et sans travail, jouissant d’une fortune supérieure à ses besoins, il fume sa pipe sous un ciel heureux, et il est chéri des habitants sur lesquels il répand ses bienfaits. L’idée du bonheur de cet homme me poursuit sans cesse au milieu de l’agitation de ma vie et des révolutions de mon commerce. Je suis beaucoup plus riche que lui et je ne suis pas encore satisfait de ma fortune. — Vous ressemblez à vos ancêtres qui erraient dans les déserts, en cherchant la terre promise sans la trouver. — Il faut que je vous conte encore mon entrée dans la baie de Bilbao. Un vent frais enflait nos voiles; à droite nous naviguions devant une montagne parée de verdure, le long de laquelle s’étend un village composé de maisons blanches, séparées par des vergers; à notre gauche nous avions une côte plate, hérissée de rochers et de broussailles, et au fond de la baie une chaîne de montagnes élevées. En avançant j’aperçus à la droite du village une église sur une hauteur, à ma gauche un petit hameau caché dans des vignes et des groupes d’arbres, et vis-à-vis une multitude de vaisseaux: toute la route le long du fleuve est ornée de maisons de campagne et de jardins. Nous passâmes devant un couvent, et nous nous trouvâmes au milieu de Bilbao qui nous offrait les vues les plus pittoresques et les plus romantiques. Les chambres de l’auberge où je descendis étaient toutes tapissées de toile cirée, sur laquelle on avait représenté des combats de taureaux; les siéges étaient antiques et extrêmement bas, les plafonds étaient revêtus de briques, et les murs couverts de saints et de crucifix. On compte à Bilbao environ treize mille habitants, amoncelés dans des maisons qui ont quatre à cinq étages. On y voit une promenade charmante nommée l’_Arenal_, formée par quatre belles allées d’ormes et de tilleuls: à droite s’élève une grande église avec deux clochers; à gauche coule la rivière entre des bords bien cultivés. J’abrégerai la description de ce charmant pays; allez le voir, et vous partagerez mon enchantement: cependant je veux vous décrire la procession de la Fête-Dieu, une des plus belles de l’année dans ce pays. Cette fête, comme le carnaval, amène une foule de divertissements publics et particuliers. La veille, on illumine tous les clochers; les montagnes resplendissaient de feux: à deux heures du matin toutes les cloches furent en mouvement; à six, toutes les rues étaient déjà encombrées de monde, qui se pressait autour des autels ornés de fleurs et brillants de quantité de lumières; les balcons étaient chargés de spectateurs. La procession commença à dix heures; quatre personnages gigantesques, deux hommes et deux femmes, ouvraient la marche; leurs têtes étaient cachées sous de longues perruques de lin, et sous des coiffures de toile cirée de couleur rouge; pour vêlement, ils avaient d’antiques chasubles et des andriennes bizarres et grotesques. Ils portaient dans les mains des tabatières larges comme des plats, et des éventails d’une aune de longueur. En marchant, ils feignent de vouloir embrasser les dames qui occupent les balcons, auxquels leur tête touche; ce jeu produit de grands éclats de rire. A tous les coins de rue ces figures colossales dansent le _fandango_. Après elles venait une multitude d’_angelos_. Ce sont des enfants des deux sexes richement vêtus; ils ont de longues ailes de carton, couvertes de satin. Les parents aisés s’empressent d’habiller ainsi leurs enfants, et de les faire briller à cette procession, ce qui est du bon ton, et de plus un acte de piété. L’émulation, la vanité animent les familles; c’est à qui parera le mieux son _angelo_. Ils sont chargés de bijoux, et le grand art de la coiffure est de faire flotter, entre les ailes, de longues tresses de cheveux. Lorsqu’ils passent dans les rues, on les comble de caresses et de bonbons, et le peuple, séduit par la parure, la jeunesse, la grâce et l’air de dévotion de ces jeunes enfants, les regarde avec des sentiments d’admiration, d’intérêt et de respect, et souvent s’imagine voir de véritables anges. Sans doute plus d’un de ces jeunes séraphins est devenu dans la suite un vrai diable. Après eux marchent les diverses confréries avec leurs saints respectifs, dont la plupart sont de bois, et revêtus d’un habit de velours ou de soie; leur tête est ornée d’une couronne de fleurs. Un second chœur de musiciens, et des nuages d’encens, annoncent le vénérable (le saint-sacrement), et une foule d’hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux habits, terminent le cortége. Si la matinée a été consacrée à la religion, l’après-dînée l’est au plaisir. Pour la _corrida_ (la course du taureau) on avait élevé deux amphithéâtres aux deux extrémités de la place; les banquettes, les balcons fléchissaient sous le poids des spectateurs. Mais un plus vaste tableau frappait ma vue: les clochers, les toits des maisons, le pont voisin, les édifices au-delà du fleuve, les collines, le couvent des franciscains, étaient couverts de la foule innombrable des curieux. Cette perspective me parut bien plus agréable que la course du taureau, qui n’est pas la grande course: on l’appelle _las corridas de novillas_ (course des jeunes taureaux). L’animal ne reçoit que des blessures légères; on le harcèle, on le pique, jusqu’à ce qu’il soit excédé de fatigue. Le corrégidor donna le signal, et un huissier, vêtu de blanc, ouvrit la barrière au taureau, qui se précipita dans l’arêne. L’huissier eut à peine le temps de s’élancer sur l’estrade; _los afficionados_ (les amateurs) attendaient l’animal. Il parcourut d’abord toute l’enceinte pour chercher une issue. Bientôt il se trouva vis-à-vis de ses assaillants, qui lui présentaient des piques, des fourches, des bâtons, des parasols; chacun se disputait à qui mettrait le premier son chapeau ou son manteau sur les cornes de l’animal, qui bientôt fut couvert de _banderillas_. Il s’enfuit en mugissant et en versant des flots de sang. Alors on cria de tout côté: _perros, perros_ (les chiens), et aussitôt on lâcha un dogue. Les deux combattants, guidés par leur instinct, s’observèrent, s’attaquèrent avec adresse et courage le dogue, pour éviter les cornes du taureau, tournait autour de lui, l’assaillait par les flancs; son ennemi tenait ses cornes en arrêt, et les lui présentait sans cesse. Plusieurs fois il le saisit et le lança dans l’air. Cependant le chien parvint à le prendre à la gorge, et le taureau, l’entraînant, cherchait à l’écraser sous ses pieds ou contre la barrière; alors on détacha un autre chien, qui s’attacha à ses oreilles. Le taureau, en courant, les secouait rudement; mais les chiens ne lâchaient point leur proie. Enfin huit hommes vigoureux s’avancèrent, prirent le taureau par la queue, ensuite par les pieds de derrière, le renversèrent, lui serrèrent les parties, ce qui, le privant de ses forces, le fit rester sans mouvement, et les chiens l’abandonnèrent. On fit alors entrer des vaches; le taureau se releva, et les suivit hors de l’arêne. Pendant le combat, les bravo, les vociférations des spectateurs, retentissaient au loin; ils agitaient leurs mouchoirs en l’air, et dans les entr’actes, ils prenaient la _merienda_ (le goûté). Le soir on nous régala d’une scène plus comique. La place était illuminée avec des fagots de sapin et des tonneaux enduits de graisse de haleine, et la place remplie de monde. Tout-à-coup on lâcha un jeune taureau dont les cornes étaient enveloppées de boules de cuir; les feux, la foule, la musique, épouvantèrent tellement ce jeune animal, que dans son effroi, il se jeta au milieu des spectateurs, et renversa plusieurs personnes. Tout fuyait, et moi comme les autres; alors des hommes se jetèrent sur lui, et l’enveloppèrent d’un manteau. On lui attacha des fusées: ses bonds, sa frayeur et ses mugissements divertirent beaucoup les spectateurs. Qui croirait, monsieur, que je vous fais le récit d’une fête religieuse? La conversation de M. Jacob-Dominique me rendit le voyage très-agréable. Nous nous séparâmes en entrant à Cordoue. Je lui dis, en le quittant, que je souhaitais qu’il vît bientôt son temple rebâti sur la montagne de Sion, et l’arrivée du Messie avec le prophète Élie. Il me répondit que, peut-être, il ne les verrait pas; mais que ses neveux ou petits-neveux jouiraient infailliblement de ce bonheur. J’allai loger chez don Pacheco, qui me reçut avec la plus tendre amitié. Je lui demandai des nouvelles de sa fille. Je n’ai pas voulu la voir, me dit-il, et je ne la verrai jamais. Mon confesseur veut que je lui pardonne. Tout ce que je puis faire pour elle, lui ai-je dit, c’est de retirer ma malédiction: je ne veux pas être la cause de sa damnation. Je lui ai renvoyé ses hardes, ses rosaires, ses reliques, les diamants de sa mère; à l’égard du seigneur la Roca son époux, je renonce à me battre avec lui, d’abord parce qu’il n’est pas gentilhomme; en second lieu, parce que l’église l’a fait mon gendre, et qu’il est le mari de ma fille, quoique sans mon consentement. Je trouvai à Cordoue deux lettres: une de ma mère, qui me félicitait de mon mariage, qu’elle croyait déjà célébré, et qui m’apprenait le sien avec un lieutenant-colonel retiré, âgé de soixante ans. Elle me disait que la solitude, l’abandon où elle était, contristaient son ame, et pesaient sur sa vie, et qu’elle avait cherché dans un époux un soutien et un ami. L’autre lettre était de don Inigo Flores, qui m’exhortait à ne pas regretter une femme du caractère de Séraphine; que j’étais trop heureux d’être sorti de ses filets; que la beauté, surtout en ménage, était le moindre mérite d’une femme. Il ajoutait: Ma fille ne conçoit pas que l’on ait pu vous trahir. Au reste, je suis fort content d’elle; ses soins et sa tendresse me font oublier ses fautes et l’égarement d’un jour: elle est la consolation et le charme de ma vie. Je ne lui vois aujourd’hui qu’un défaut; c’est celui d’une dévotion exagérée. Elle confond la superstition avec la piété. Je la grondai l’autre jour, elle m’avouait qu’elle regardait comme des hommes sans moralité et sans vertu, tous ceux qui étaient hors de la religion romaine. Il finissait par ces phrases: «Revenez, mon cher chevalier, oublier avec nous l’inconstance de Séraphine et vos chagrins: s’il est quelque bonheur sur la terre, il est au sein de l’amitié et de la confiance.» Ah! m’écriai-je à cette lecture, si j’avais aimé dona Rosalia, elle ne m’aurait pas abandonné pour un autre. Je répondis à ma mère que mon mariage était rompu; que je serais toujours heureux de son bonheur, et que j’espérais avoir le plaisir de l’embrasser bientôt. Après un jour de repos, don Pacheco s’empressa de me montrer les beautés de la ville. Nous commençâmes par la cathédrale; d’abord nous nous arrêtâmes dans un bois d’orangers contigu à l’une des extrémités de l’église. En entrant dans ce bois, le chant harmonieux des oiseaux, la fraîcheur de l’ombrage entretenue par des fontaines qui coulent aux pieds des orangers, l’aspect de ces eaux, me firent éprouver les sensations les plus douces. Quand nous fûmes dans l’église, don Pacheco jouit de ma surprise. J’étais frappé de son étendue et de sa magnificence. J’y comptai vingt-neuf nefs en longueur, et dix-neuf en largeur, décorées par plus de mille colonnes de jaspe de diverses couleurs. Le maître-autel est sous un dôme superbe, dont l’enceinte est si vaste, qu’il ressemble à une église. Le tabernacle est une espèce de temple surmonté d’un dôme entouré de figures de bronze doré, hautes de quinze pouces, représentant les apôtres. Les colonnes sur lesquelles repose le tabernacle, sont de jaspe veiné et nuancé de plusieurs couleurs. L’église a six cents pieds de longueur, et deux cents cinquante de largeur; on y entre par dix-sept portes couvertes d’arabesques. Ce temple du vrai Dieu, me dit don Pacheco, était jadis une mosquée bâtie par Abderame dans le huitième siècle; il voulait en faire la première mosquée du monde après celle de la Mecque. Quatre mille sept cents lampes éclairaient nuit et jour cette mosquée, et consumaient par an près de vingt mille livres d’huile. On brûlait aussi soixante livres de bois d’aloès et autant d’ambre gris pour les parfums. Il faut convenir, ajoutait don Pacheco, que ces Maures étaient des hommes magnifiques et braves. J’aime beaucoup leurs fêtes, leur galanterie; cependant, s’il existait encore dans un coin de l’Espagne quelques individus de cette nation, j’irais les combattre à outrance à cause de leur religion. Ce fut en 1236 que Ferdinand fit de cette mosquée la cathédrale de Cordoue. Don Pacheco me montra un crucifix gravé sur une colonne de marbre par l’ongle d’un esclave chrétien qui y était enchaîné. C’est un ouvrage, disait-il, miraculeux. Je fus de son avis. Nous allâmes voir ensuite la petite chapelle où le Coran était renfermé. Elle était en grande vénération chez les Maures. Nous visitâmes encore la chapelle toute dorée où est la statue équestre de saint Louis, roi de France. C’est un grand saint, me dit don Pacheco. — Et de plus un grand roi, ajoutai-je; on n’a d’autre reproche à lui faire que les croisades. — Non, par saint Jacques, s’écria don Pacheco: je voudrais qu’on les recommençât, j’y volerais un des premiers. J’abhorre les Turcs et leur Mahomet, et je donnerais la moitié de mon bien pour monter au Calvaire où Jésus fut crucifié, et pour baiser son tombeau. Il me raconta ensuite que Ferdinand avait obligé les Maures, après la prise de Cordoue, à rapporter à Compostelle, sur leurs épaules, les cloches de cette cathédrale: il y a environ cent quatre-vingts lieues de distance. C’était par droit de représailles: les Maures, deux cent soixante ans auparavant, avaient forcé les Chrétiens de Compostelle d’apporter de cette même manière, à Cordoue, les cloches de leur cathédrale. La grande place de Cordoue est superbe, par son étendue, et par le nombre des maisons qui l’environnent, qui toutes ont des portiques agréables et très-commodes. C’est dans cette place, me dit don Pacheco, que se font les courses des taureaux. Je lui répondis que j’aimerais mieux y voir les magnifiques tournois des Maures. En allant dîner, don Pacheco m’annonça que c’était vendredi, et que je ferais maigre. Je ne puis, disait-il, sans pécher mortellement, vous donner de la viande; mais vous dînerez avec la marquise dona Theresa, à laquelle je suis très-attaché, et dont le mari commande depuis deux ans dans la nouvelle Espagne. C’est une femme charmante, mais excessivement jalouse; elle m’arracherait les yeux à la moindre infidélité. Nous aurons aussi le père don Basile, mon confesseur, qui sera le vôtre, si vous le désirez. Ma foi, lui dis-je, je n’ai sur ma conscience que des péchés français, et je les rapporterai dans ma patrie. Cette observance du maigre à table avec son confesseur et sa maîtresse ne m’étonnait pas. Le duc de Berri, frère de Louis XI, soupait avec la sienne et son aumônier, lorsqu’il fut empoisonné par ce misérable prêtre, que le roi avait séduit.[63] Don Pacheco, pendant le repas, fut très-galant pour sa maîtresse, très-attentif pour son confesseur, et très-aimable pour moi. Le moine jacobin nous apprit, au sujet du carême, que jadis on arrachait la langue à tout impie qui mangeait de la chair dans ce saint temps. J’observai qu’il aurait mieux valu lui arracher les dents si nécessaires à la mastication. En Turquie, ajoutai-je, on verse du plomb fondu dans la bouche d’un homme qui a bu du vin. _Per la Virgen_, s’écria don Pacheco, si j’avais eu le malheur d’être né Musulman, je boirais du vin, j’aurais des femmes tant que je pourrais; et puisque je devrais être damné, je ferais mon paradis dans ce monde! Le père don Basile, qui croyait que Dieu avait renouvelé pour lui le miracle de l’apostolat, fut de son avis; et, à ce sujet, il nous lit un panégyrique de saint Dominique, fondateur de son ordre. C’est, dit-il, un de nos plus grands saints; nous lui devons l’institution du rosaire dans lequel la mère de Dieu est invoquée cent cinquante fois. Ce grand saint, animé par un zèle apostolique, a combattu en personne, le crucifix à la main, dans l’armée du comte de Monfort, contre les Albigeois. Notre ordre a donné à l’église trois papes, quarante-huit cardinaux, six cents archevêques, et quinze cents évêques; de plus, quantité de patriarches, de saints, de confesseurs de rois, et une foule de fameux théologiens. Je convins que l’univers avoit de grandes obligations à son ordre. Par saint Pierre et saint Paul, s’écria-t-il, les jacobins sont les colonnes du temple du Seigneur; et tant qu’ils existeront, nul Samson ne pourra les ébranler... La marquise à son tour nous parla des visions béatifiques de son aïeule, et de ces visions, passa aux intrigues galantes de la ville, que la médisance assaisonna de son sel piquant. Don Pacheco nous entretint de la bravoure espagnole, de leurs hauts faits d’armes, et de l’antiquité des grandes maisons d’Espagne, les premières de l’Europe. J’écoutais tous ces récits avec admiration, approuvant tout d’un signe de tête et de quelques monosyllabes; ce qui me rendait un convive très-intéressant. L’après-dînée, pendant que la sieste fermait tous les yeux et toutes les portes des maisons, j’allai parcourir la ville; les rues étaient presque désertes, et n’offrent guère plus de population aux autres heures. Beaucoup de maisons sont inhabitées. Quel dommage, disais-je, qu’un aussi beau climat, une terre si fertile soit dénué d’habitants, tandis que les hommes sont entassés sur les glaces de Pétersbourg et sous les brouillards de la Hollande! Mais si les hommes sont rares à Cordoue, les églises et les cloîtres y sont très-nombreux, et toujours assiégés d’une foule de mendiants qui vivent d’aumônes et de paresse. Cordoue est dans une situation charmante, au bord du Guadalquivir, que l’on traverse sur un pont magnifique; du côté du nord, la ville est dominée par la chaîne des montagnes de la Sierra-Moréna, sur la pente desquelles on trouve des jardins très-agréables, des vignes, des forêts d’orangers, de citronniers, d’oliviers et d’arbres fruitiers. Ces montagnes sont entrecoupées de vallées délicieuses, rafraîchies et arrosées par nombre de fontaines et de ruisseaux. Enchanté de l’aménité de ce lieu, je m’écriai: _O fortunatos nimium sua si bona norint_! Ah! si Séraphine avait été fidèle, c’est au bord de ces ruisseaux, à l’ombre de ces orangers que j’aurais joui de ses doux entretiens, de ses tendres caresses; que, dans les ravissements de l’amour, de l’aspect de la beauté du ciel, j’aurais adressé à l’Être-Suprême l’hymne de la reconnaissance! Au midi du Guadalquivir, on aperçoit une grande plaine. Les faubourgs de la ville sont très-vastes et très-beaux. Le lendemain, en prenant le chocolat dans la chambre de don Pacheco, je m’amusai à observer la forme bizarre de son lit. La couchette était un assemblage de planches dorées posées sur les carreaux, et sur ces planches étaient deux matelas: ce lit sans rideaux n’avait d’autre ornement que la dorure des planches; au lever du maître, tout cet attirail est enlevé, et rangé dans un coin de la chambre. Après le déjeûné, mon hôte me dit qu’il avait une nouvelle voiture, et que, si je voulais, nous irions l’essayer à la promenade. J’accepte. Nous descendons aussitôt; je veux y monter, mais il m’arrête, en me disant: nous suivrons le carrosse à pied jusqu’à l’église; je veux, pour éviter les malheurs qui pourraient survenir par la suite, qu’il ait eu d’abord l’honneur de porter notre Seigneur J. C. J’approuvai un acte religieux qui inspire de la confiance. La superstition est une maladie de la religion, qui quelquefois la soutient, et l’affermit. Arrivés dans l’église, nous entrâmes dans la sacristie, et don Pacheco pria les prêtres qui portoient le viatique de se servir de son carrosse. Précisément il allait sortir, et le portedieu monta dans la voiture avec ses deux acolytes. En attendant, nous ouïmes la messe, où je m’aperçus que presque toutes les femmes avaient les yeux sur moi. Je compris que ma mésaventure avec Séraphine me rendait un objet de curiosité: mais ce qui me divertit beaucoup, ce fut la présence de M. Jacob-Dominique, l’hébreu nouveau converti: il entendait la messe avec une dévotion édifiante; il murmurait son rosaire; à l’élévation son front touchait la terre. Comme je le regardais attentivement, nos yeux se rencontrèrent, et je lui fis en souriant un signe d’approbation, qui le fit sourire à son tour. Le carrosse revenu, nous allâmes chercher la marquise dona Theresa, et nous partîmes pour un _sitio_ qui lui appartenait, situé à mi-côte: le chemin était escarpé, très-rude; le cocher maladroit fit monter une roue sur un débris de rocher, et nous versâmes. La marquise jetait les hauts cris en appelant la _Madonne_ à son secours: don Pacheco, étendu sur elle, le bras foulé et deux contusions à la tête, crioit: _Jésus_! _Jésus_! et jurait contre son cocher. Pour moi; sain et sauf, je me hâtai de les secourir. Dès que don Pacheco fut relevé, quoique souffrant beaucoup, il courut après son cocher, l’épée à la main: il voulait absolument le tuer; mais il eut des ailes aux pieds. Cependant, comme nous avions besoin de lui, son maître se calma, et promit de le laisser vivre encore quelque temps. Nous revînmes tristement à la ville; don Pacheco, en gémissant, me disait: J’ai été fort heureux d’avoir prêté mon carrosse à l’église avant d’y entrer; sans quoi nous tombions dans un précipice hérissé de rochers, où nous aurions tous péri: je trouvai cette manière de se consoler très-philosophique. Cependant, il fut obligé de garder la chambre pendant plusieurs jours, où il reçut la visite de toute la noblesse de la ville. Sa fille sollicita la permission de le voir, mais il fut inexorable. On disserta beaucoup sur cet événement: les moines assuraient qu’il était sans exemple qu’un carrosse eût versé après avoir eu l’honneur de porter le _venerabile_. Je crus m’apercevoir qu’ils cherchaient à persuader que j’étais la cause de ce malheur, attendu l’indévotion et le scepticisme de notre nation, et surtout du militaire français. Une belle dame me demanda si je n’étais pas janséniste? — Non, lui dis-je, je suis capitaine d’infanterie. L’après-dînée pendant la méridienne, j’allai chercher milord Dorset à son auberge; je lui demandai comment il se trouvait à Cordoue? — Je végète tout doucement, dit-il, je mange beaucoup d’oranges et bois d’excellent punch: je lis l’histoire d’Espagne de Mariana, je médite Pope et son Essai sur l’homme, où sous les couleurs d’une riche poésie, j’apprends à me connaître et à devenir meilleur; mais je puis dire avec plus de raison que lui, que _tout est bien_.[64] Vous ne soupçonneriez pas avec qui j’ai des conversations assez longues? avec mon cordonnier: cet homme, âgé d’environ dix lustres, fait des souliers depuis l’âge de douze ans; il ne sait ni lire, ni écrire, mais il a beaucoup voyagé. En fesant ses souliers, il roule dans sa tête des idées métaphysiques. L’autre jour il me disait: si notre ame est immortelle, elle n’a donc pas été créée? Car tout ce qui a été créé doit finir; donc, elle existait avant notre formation, et où? et comment? Et pourquoi a-t-elle animé mon corps plutôt que celui d’un autre? Est-ce qu’elle lui était destinée de toute éternité? Milord, tout cela m’embarrasse et m’inquiète quelquefois; mais quand je vois que cette pensée me tourmente trop, un verre de vin met mon ame à la raison. — Votre cordonnier, lui dis-je, me paraît un grand métaphysicien. Un philosophe grec découvrit un mathématicien dans un homme chargé d’un fardeau, par la sagacité avec laquelle il était arrangé; il le tira de son état pour en faire un savant. — Je ne pourrais pas rendre le même service à mon cordonnier: il prétend que tous les états sont égaux, et que l’ignorance et le savoir se touchent de si près, que ce n’est pas la peine de passer le pont, pour entrer dans le pays de la science. Je contai à milord l’aventure de don Pacheco, qui égaya beaucoup sa philosophie. J’aime, dit-il, la nation espagnole, et je lui pardonne sa superstition, qui n’altère ni sa gaîté, ni son penchant au plaisir, ni ses vertus sociales. Le peuple de Londres n’est point attaqué de cette maladie religieuse; mais il est sombre, débauché, et quelquefois féroce: ce que j’attribue à la tristesse et à l’âpreté de notre climat, et surtout à l’avarice et à la cupidité. Après une visite d’une heure, je le quittai en promettant de venir le prendre le lendemain matin pour aller nous promener ensemble. J’allai faire la partie d’échec du malade; je ne me laissai pas vaincre comme autrefois à Perpignan: Séraphine n’était plus le prix de ma défaite; mais il s’était fortifié, et nous combattions à force égale. Je voulus hasarder quelques propos en faveur de sa fille. Ne m’en parlez jamais, me dit-il gravement; j’ai commandé ce matin cinquante messes pour l’ame de sa mère; lorsqu’elle sera sortie du purgatoire, elle priera pour sa fille. Le jour suivant à dix heures du matin, je me rendis chez milord, et nous sortîmes aussitôt. Le temps était doux, le ciel serein, et les champs couverts de verdure et de fleurs. Milord animé, vivifié par cette heureuse température, me disait: il me semble que je suis dans le paradis terrestre; il est vrai que je ne vois pas l’arbre de la science. Maintenant à Londres, il neige, il pleut; on s’enveloppe dans sa fourrure, et l’on souffle dans ses doigts. Ici tout est riant, nous cueillons la violette: j’ai vu ce matin des roses; l’année n’a ici que deux saisons, un long printemps et un été. Si ce qu’avance notre Bacon est vrai, que l’inconstance du climat, la transition brusque d’une température à l’autre, sont les causes principales de la destruction rapide de l’homme, les habitants de la Bétique doivent jouir d’une santé ferme et durable. Nous trouvions dans les rues des moines de toutes les couleurs, des capucins à longue barbe, des femmes, des matrones couvertes de leurs mantes, des hommes enveloppés de leurs capes, et coiffés d’un vaste chapeau à ailes rabattues, marchant d’un pas grave et mesuré; nous rencontrions aussi de jolies femmes lestes et piquantes, la tête ornée d’un voile blanc, et arrangé avec tant d’adresse, que la beauté de leur visage et le feu de leurs yeux brillaient d’un éclat moins vif, mais plus doux; ainsi, lorsqu’un rayon de soleil perce l’obscurité d’un nuage, l’éclat de ce rayon adouci flatte plus nos yeux, et nous paraît plus riant et plus tendre. Così qualor si rasserena il cielo Or da candida nube il sol traspare. La gaîté, le sourire, la mollesse de la démarche de ses jeunes beautés contrastaient singulièrement avec la gravité des matrones. Je crois voir, dis-je à milord, les nymphes de Vénus à côté des sybilles. — Et moi, en voyant cette quantité de moines, je me crois dans un bal masqué. Mais nous voici dans une situation charmante. Le Guadalquivir coule à nos pieds; le gazon nous offre des siéges et les orangers leurs ombrages; asseyons nous. Je lui demandai alors quelques détails sur l’Andalousie. — Ce beau pays a appartenu long-temps aux Romains et aux Goths, les Maures leur succédèrent; mais infidèles à leurs souverains d’Afrique, ils divisèrent la Bétique en trois royaumes, qu’ils se partagèrent, Jaen, Cordoue et Séville. Les Abderames se plurent à embellir Cordoue, la capitale de leur royaume; des fontaines ornaient la place publique, et portaient l’eau dans les maisons. La ville fut pavée en 851.[65] La population était alors immense: des historiens prétendent que les bords du Guadalquivir étaient couverts de douze mille villages; Cordoue renfermait dans ses murs deux cent mille habitants qui, aujourd’hui, sont réduits à trente-cinq mille: les califes y étalaient un luxe, une magnificence dont le récit paraît fabuleux.[66] Abderame III, qui régnait en 912, prince politique, guerrier, généreux et magnifique, fut épris pendant toute sa vie de l’une de ses esclaves nommée _Zehra_. Il fit bâtir pour elle une ville près de Cordoue, et lui donna ce même nom de Zehra, qui signifie fleur, ornement du monde. C’était un séjour délicieux; dans les rues on respirait la fraîcheur et la volupté. Le palais de cette favorite surpassait tous ceux de la ville en splendeur et en délices. Quarante colonnes de granit, plus de douze cents autres de marbre d’Espagne et d’Italie soutenaient et décoraient ce superbe édifice; les murs du salon nommé Califat étaient revêtus d’or, des animaux d’or massif versaient l’eau dans des bassins d’albâtre: rien surtout n’égalait la richesse et l’éclat du pavillon où le calife venait passer les soirées auprès de sa bien-aimée, et se délasser des travaux du jour. Le plafond, revêtu d’or et d’acier, incrusté de pierres précieuses, réfléchissait la lumière d’une infinité de flambeaux portés par des lustres de cristal: au centre de ce salon une gerbe d’argent vif jaillissait dans un bassin d’albâtre. — N’avez-vous pas trouvé, lui dis-je en riant, cette description dans un conte arabe? ou bien me parlez-vous des richesses immenses de Salomon, qui avait fait bâtir un temple et deux palais où le trône, la vaisselle, les vases étaient d’or massif, ainsi que les boucliers des gardes, sans que ce faste oriental eût coûté une obole à ses sujets, qui buvaient et se réjouissaient à l’ombre de leurs vignes et de leurs figuiers? — Le luxe et l’opulence des califes sont beaucoup moins problématiques que ceux de Salomon. Tous les auteurs arabes attestent la magnificence des rois de Cordoue. La prodigieuse fertilité du sol, des mines abondantes d’or et d’argent, en étaient la source. Le sérail d’Abderame III renfermait six mille trois cents personnes, soit épouses, concubines, ou eunuques noirs et blancs. Abderame, chargé du poids du gouvernement, élevait cette belle mosquée, aujourd’hui la cathédrale de Cordoue, construisait des aqueducs qui apportaient l’eau dans des tuyaux de plomb, cultivait en même temps les lettres et les beaux arts, les encourageait, s’entourait de philosophes, de poètes, jouissait de leurs entretiens. Une petite anecdote va vous faire connaître le caractère aimable de ce calife. Une de ses esclaves favorites, piquée contre lui, jura, dans sa colère, de faire murer la porte de son appartement plutôt que de la lui ouvrir. Le chef des eunuques, épouvanté, vint se prosterner aux pieds de son maître, et lui dénoncer ce blasphême. Le calife lui commande en souriant de faire bâtir devant la porte de cette esclave un mur de pièces d’argent, dont la démolition lui appartiendrait lorsqu’il lui plairait d’ouvrir sa porte: le même jour le mur d’argent fut renversé. — Il me paraît que jamais mortel n’a été aussi heureux que cet Abderame; nul n’a réuni autant de gloire, de plaisirs, et de bienfaits de la nature et de la fortune. — Vous allez juger de son bonheur par un article de son testament. «J’ai régné, dit-il, cinquante ans; j’ai épuisé tous les plaisirs, toutes les voluptés; j’ai joui de tout ce qui flatte l’ambition, l’orgueil des hommes; et dans ce laps de temps, au sein de la gloire, de la puissance et des voluptés, je n’ai compté que quatorze jours de bonheur. Mortels! appréciez la grandeur et le prix de la vie!» — Je vois que ce monarque n’avait plus rien à désirer, et que les éléments du bonheur se composent de la crainte et de l’espérance. Sans doute un amant espagnol, qui ne voit sa maîtresse qu’à travers les jalousies de ses fenêtres, qui ne lui parle que des doigts, qui vient jouer la nuit de la guitare sous son balcon, est beaucoup plus heureux que cet Abderame, ou feu Salomon, avec leurs mille épouses ou concubines. — Ce qui doit rendre la ville de Cordoue célèbre à jamais, c’est qu’elle fut, comme Athènes, l’asile des sciences et des arts. On prétend que le sultan Alkehem II, avait rassemblé six cent mille volumes manuscrits dans sa bibliothèque royale. Cordoue avait des écoles fameuses de médecine, d’astronomie, de géométrie, de chimie et de musique. Cette dernière école produisit le célèbre Mussali, regardé comme un des plus grands musiciens. Les autres écoles ont été illustrées par plusieurs savants, et surtout par Averroès, le premier des philosophes. Sa vie fut singulière. Dans sa jeunesse il était passionné pour la poésie et les plaisirs: dans l’âge mûr, il brûla ses vers, étudia la législation, remplit une charge de judicature, qu’il quitta dans un âge plus avancé pour s’adonner à la médecine, qu’il exerça avec un grand succès. Enfin la philosophie s’empara entièrement de là dernière saison de sa vie. Son indifférence pour toutes les religions lui attira la haine des imans et des fanatiques; ils le dénoncèrent à l’empereur de Maroc, qui le condamna à se tenir à la porte de la mosquée, pour y recevoir, sur le visage, le crachat des fidèles. Je n’entre jamais dans cette église sans penser à ce philosophe, le plus beau génie de Cordoue, souillé, couvert de la salive de ses concitoyens. Il me rappelle notre Thomas Morus, homme savant, grand philosophe, condamné à perdre la tête sur un échafaud. Le règne des Maures a duré sept siècles. Cordoue dans tous les temps a produit de grands hommes, les deux Sénèque et Lucain leur neveu: et qui ne serait pas embrasé du feu du génie, sous l’influence d’un si beau climat! Du temps des Romains il y avait une université où l’on enseignait l’art oratoire, la philosophie et la morale. — Vous ne me parlez pas de Gonsalve Fernandez, surnommé le Grand-Capitaine? — Que m’importe aujourd’hui qu’il ait existé, qu’il ait chassé les Français du royaume de Naples, autant par ses ruses et ses perfidies, que par ses talents militaires! j’estime infiniment plus Loke, Newton, Pope et Cicéron, Plutarque et Montesquieu, qui m’amusent et m’instruisent des siècles après leur mort, que le prince Eugène et Marleborough même, quoiqu’il ait battu les Français, et couvert ma nation de gloire. A l’heure du dîné, je quittai milord, en promettant de venir le rejoindre pendant les méridiennes: mais la destinée en avait ordonné autrement, ce qui contrariait un peu ma liberté d’indifférence; car j’avais projeté une chose, et je fus obligé d’en faire une autre. Sur un autel de fer un livre inexplicable Contient de l’avenir l’histoire irrévocable. Je trouvai à la porte de don Pacheco une femme âgée, qui, après m’avoir salué d’un _ave Maria_, me demanda si je n’étais pas le seigneur don Louis de Saint-Gervais; sur ma réponse affirmative, elle ajouta qu’_Una Senora Hermosa_ (belle) désirait me voir et me parler. — Quel est son nom? — J’ai ordre de le taire. — Où est sa demeure? — _A la plaza Mayor_. — Je ne suis guère plus avancé. — Si vous voulez venir chez elle, je vous y conduirai. — C’est l’heure du dîné: — Eh bien, venez à quatre heures, après la sieste; rendez-vous à la porte de la cathédrale, j’y serai. — Ne pouvez-vous me dire ce que me veut cette belle dame? — Non, elle s’expliquera elle-même. — Puis-je lui être utile? — Oui, si votre ame a la générosité que votre physionomie annonce. — Je vous remercie; à quatre heures précises, je me trouverai devant la cathédrale. — _Viva usted mil anos_. — Je vous rends grâce, je n’en désire pas tant. Je rêvai pendant le dîné à ce message; est-ce encore, me disai-je, une Angélique Paular, qui, pressée du besoin du mariage, veut m’honorer de sa tendresse et de sa main? ou quelque belle dame ennuyée des plaisirs de l’hymen, aspire-t-elle à ceux de l’amour? Soit curiosité ou tout autre intérêt, j’allai au rendez-vous. J’étais devant la mosquée d’Abderame, je regardais, j’admirais la superbe façade de cette église, où jadis les enfants de Mahomet, avec un autre culte, d’autres rites, venaient adorer le même Dieu que nous, lorsque j’entendis à mes oreilles: _Dios bendiga ousia_.[67] Je tournai la tête, et je reconnus la messagère du matin. Je la suivis, et nous entrâmes dans une maison de belle apparence. Elle me conduisit dans un salon où elle me laissa, en me priant d’attendre; ce que je fis en me promenant, car une agitation intérieure me forçait au mouvement. Quelle fut ma surprise, lorsqu’au lieu d’une belle dame, je vis entrer un beau jeune homme, qui me dit en m’abordant: Je viens vous faire les excuses de ma femme, elle est occupée dans ce moment; mais elle ne tardera point à paraître. — Je la prie de ne pas se déranger: puis-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler? — Mon épouse veut avoir le plaisir de se faire connaître et de se nommer elle-même. Après ces mots, nous nous promenâmes dans le salon, sans aucun motif de conversation, chacun de nous occupé à imaginer des phrases, et moi surtout impatient de savoir quel rôle je venais jouer dans cette maison. Mais j’entends ma femme, me dit cet époux; elle vient, je vous laisse avec elle; et soudain il s’éclipsa. J’aperçois alors à la porte du salon une femme d’une taille majestueuse, qui s’avançait à pas lents: je la regarde attentivement, sans bien démêler ses traits qu’ombrageait un voile blanc. Lorsqu’elle fut auprès de moi, elle me dit: Le chevalier don Louis ne me reconnaît pas? — Ah! pardonnez-moi, m’écriai-je, je vous reconnais à vos beaux yeux, et à votre voix si douce, si mélodieuse. Vous êtes la beauté que j’avais trouvée à Perpignan, que j’ai perdue à Cordoue, et qui m’a fait faire bien du chemin. A ce reproche, elle rougit, et baissa les yeux, et puis se rassurant, elle me dit: Vous m’en voulez beaucoup, j’ai de grands torts à vos yeux? — Plus je vous regarde, et plus je vous trouve coupable. — Savez-vous que vous parlez très-bien espagnol? — Je vous en ai l’obligation. — Eh bien, don Louis, je veux vous en avoir une bien plus importante, et je connais trop votre générosité, vos vertus, pour ne pas compter sur vous. — Je ne vous aurais jamais vue, vous ne m’auriez jamais aimé, que je ne pourrais rien refuser à la belle Séraphine. Qu’exigez-vous de moi? faut-il aller pour vous à Saint-Jacques-de-Compostelle, à l’église de Notre-Dame d’Atocha? — Vous n’irez pas si loin. — A propos, votre mari, mon heureux rival, est un très-joli homme; il ne laisse aucune consolation à mon amour-propre. — Vous n’en serez que moins indulgent pour moi. — Au contraire, j’en serai plus porté à vous obliger. Quel service puis-je vous rendre? — Celui de me réconcilier avec mon père: sa colère tombera devant vous; il vous aime beaucoup; c’est le regret de vous avoir manqué de parole, de ne pas vous avoir pour gendre, qui l’irrite le plus contre nous; et si vous voulez implorer notre grâce, je ne doute pas du succès de vos prières. — Il serait peut-être moins inexorable, si don Alonzo était gentilhomme. — Il a de la fortune, et vit noblement, et tout Espagnol riche est _hidalgo_ ou passe pour tel.[68] — Je répondrai, madame, à votre confiance; je vais plaider voire cause, et non la mienne; j’oublierai la belle et tendre Séraphine, pour madame de la Roca. Son époux entra dans ce moment, et joignit avec beaucoup de grâce et d’intérêt ses prières à celles de sa femme. Il m’invita à dîner pour le lendemain: je le refusai, en lui alléguant que son beau-père me saurait mauvais gré de ma liaison avec eux, et que j’affaiblirais par-là mon influence et mon crédit. Mais je vais tâcher de réveiller sa tendresse pour vous, de rendre un père à ses enfants, et des enfants à leur père. Je ne quittai point cette brillante Séraphine, sans un vif serrement de cœur. Sa beauté était dans tout son éclat; l’hymen semblait avoir achevé l’ouvrage de la nature, en perfectionnant ses charmes: dans cette entrevue mon amour se réveilla, et le souvenir touchant d’avoir été aimé rouvrait une blessure encore récente. Cependant je tâchai de rappeler toutes les forces de mon ame, et de l’ouvrir à la voix de l’honneur pour exécuter la noble commission dont j’étais chargé. Je me promenai sur la _plaza Mayor_, rêvant aux moyens que j’emploierais pour fléchir don Pacheco; je délibérais si je ferais agir sa maîtresse ou son confesseur. Réflexion faite, je crus devoir les exclure tous les deux. La marquise n’avait aucun intérêt à cette réconciliation, et le moine n’aurait pas voulu s’en charger de peur de déplaire à son pénitent, et de risquer son crédit. Pour conclusion je vis que je ne pouvais compter que sur moi-même. Attendons, dis-je, à demain; si don Pacheco a passé une bonne nuit, si sa digestion est bien élaborée, s’il est content de la marquise, je hasarderai ma requête. Heureusement je le trouvai de belle humeur. Il avait bien dormi; la marquise venait de lui envoyer un scapulaire brodé de sa main, dont il me fit admirer le travail et l’élégance; et pour accroître sa gaîté, je lui proposai une partie d’échec: c’était proposer une bataille à Charles XII, ou à un poète de me lire ses vers. Je me laissai vaincre deux fois; Pompée n’était pas plus heureux en montant sur son char triomphal au Capitole, après avoir vaincu Sertorius. Il me parla ensuite avec transport de sa belle marquise, me vanta sa fidélité, sa tendresse, et me dit qu’il comptait lui laisser dans son testament un legs considérable, et qu’il voulait être enterré en habit de religieux. — Croyez-vous, lui dis-je en riant, entrer dans le Ciel à la faveur de ce déguisement? — Non, mais je m’habille ainsi pour que le diable n’enlève pas mon ame en chemin. — Que laissez-vous à votre fille? — Son mari; que lui faut-il de plus? — Votre tendresse et son pardon. — Elle ne les aura jamais: elle m’a fait manquer à ma parole, à la reconnaissance, elle a trahi ma confiance, mes bontés! — Mais c’est moi qui suis le plus maltraité, le plus malheureux: je perds un beau-père illustre, une grande alliance, et une femme charmante: cependant je lui pardonne son inconstance, et je vous rends votre parole. — L’exemple est beau et digne d’un chevalier français; mais notre position est différente: vous perdez une femme, et vous en retrouverez une autre; et moi je perds une fille que j’aimais, et je trouve un gendre que je n’aime pas, et dont je ne puis me défaire. Que diraient mes ancêtres, si j’avouais un commerçant pour l’époux de ma fille? Que penserait ce trisaïeul de ma grand-mère, Martin Bozo, chevalier de l’ordre de la Bande, mort à l’âge de cent vingt ans, après avoir fait cent campagnes et vu une infinité de combats et de batailles? — On m’a assuré que don Alonzo de la Roca était extrêmement flatté de votre alliance; il prétend que le titre de votre gendre l’anoblit plus que ne ferait celui de grand d’Espagne. Je m ’aperçus que cette phrase chatouillait son amour-propre. J’ajoutai: Don Alonzo a reçu une excellente éducation, sa figure est charmante, son air noble; on le prendrait pour un grand seigneur. Il a pour vous, pour vos belles qualités, la plus grande vénération; il vous regarde comme un de ces braves chevaliers qui, jadis, firent tant d’honneur à l’Espagne. Il jouit d’une grande opulence, et vous savez quelle considération, quels hommages elle attire; elle mène à tout. De plus, monsieur, vous croyez me devoir quelque dédommagement pour la perte que je fais; eh bien, accordez à ma prière la grâce de vos enfants: ce sera ma récompense et le plus grand de vos bienfaits. — Votre générosité, votre éloquence, en me frappant d’admiration, m’entraînent malgré moi: je fais grâce à ma fille à cause de vous, je consens à la voir. — Sans son époux? — Oui je le reconnaîtrai pour le mari de ma fille; mais de loin, sans le recevoir chez moi. — Un demi-bienfait n’est pas digne de vous; un cœur noble comme le vôtre s’abandonne à sa générosité, sans la circonscrire dans des bornes étroites. — Vous me pressez vivement! — C’est ma tendre amitié pour vous qui me fait plaider cette cause avec chaleur. — Allons, vous le voulez, je pardonne à tous deux, et je consens à les voir. A ces mots je l’embrassai, le serrai dans mes bras, en l’assurant de ma reconnaissance et de celle de ses enfants. Il me permit de les amener le lendemain. Je courus sur-le-champ leur porter cette heureuse nouvelle. Séraphine, l’œil mouillé de larmes me remercia dans les termes les plus affectueux. Nous arrêtâmes que je viendrais les chercher le lendemain à l’heure du déjeûné de don Pacheco. Je conseillai à don Alonzo la parure la plus élégante, et à sa femme l’habit le plus simple et le plus modeste. J’allai les prendre à l’heure convenue. Séraphine, un voile blanc sur la tête, sa basquine pour toute parure, pâle et tremblante, ressemblait à la belle Iphigénie que l’on menait à l’autel; et son époux, jeune et bien fait, était paré, comme un jour de noces, d’un habit bleu céleste brodé en argent, et d’un chapeau orné de grandes plumes blanches; la garde de son épée était d’un acier brillant, et les pierres de ses boucles étincelaient du feu des diamants. Dès que nous fûmes chez don Pacheco, j’allai le prévenir de l’arrivée de ses enfants. Il appela aussitôt son valet de chambre, se fit donner son plus bel habit, sa clef de chambellan, sa croix de Calatrava, son grand chapeau galonné d’or, orné de plumes, sa longue épée, qu’il attacha à ses cotés après l’avoir baisée, fit placer dans son antichambre tous ses nouveaux et anciens domestiques, car, selon l’usage charitable des Espagnols, il nourrissait dans sa maison tous les domestiques de son père et de sa mère, et quand tout fut en ordre, il me permit d’amener don Alonzo de la Roca et sa femme. J’allai les chercher. Je donnai la main à Séraphine, qui tremblait comme la colombe dans les serres de l’épervier: son mari nous suivait, et semblait se rassurer caché derrière nous. Don Pacheco était debout au milieu de la chambre, appuyé sur sa canne à pomme d’or, le chapeau sur la tête, la physionomie austère et fière: c’était un préteur romain sur son tribunal. Voici, seigneur don Pacheco, lui dis-je en entrant, votre fille et votre gendre qui viennent embrasser vos genoux, et implorer leur grâce. Alors Séraphine se précipita à ses pieds; mais elle faillit à se trouver mal. Son père s’empressa de la relever et de la faire asseoir. Ensuite il jeta les yeux sur son gendre, dont la bonne mine, l’éclat des vêtements, paraissaient lui faire une vive impression. Don Alonzo, les yeux baissés, gardait le silence. Pour terminer l’embarras des trois acteurs de cette scène, je dis à don Pacheco: Vos deux enfants, navrés de repentir d’avoir pu vous déplaire, vous implorent à genoux et demandent leur grâce et votre bénédiction. Votre fille ne peut vivre si vous ne lui pardonnez, si elle n’a plus votre tendresse. Allons, seigneur don Pacheco, écoutez la nature, votre générosité et votre clémence, embrassez votre fille. Séraphine alors se leva pour se jeter au cou de son père qui la prévint et la prit dans ses bras. Séraphine pleurait; don Pacheco, pour conserver sa dignité, retenait ses larmes qui voulaient s’échapper. — Ah! mon père, lui dit Séraphine en sanglotant, me pardonnez-vous? — Oui, oui, je te pardonne; que Dieu te pardonne comme moi et te bénisse! Votre gendre, lui dis-je, est sans doute compris dans l’amnistie? — Oui, c’est un très-joli garçon. Don Alonzo, ajouta-t-il, en fixant les yeux sur lui, j’avais promis ma fille à don Louis de Saint-Gervais, bon gentilhomme, brave chevalier français, capitaine d’infanterie, qui a fait sept campagnes, a reçu deux blessures glorieuses et m’a rendu de grands services; vous avez employé la séduction et aspiré à mon alliance sans être gentilhomme. — Ah! s’écria Séraphine, je suis aussi coupable que lui! Et puisque vous m’avez pardonné, mon époux mérite la même indulgence. J’ajoutai: «Il est digne de votre tendresse et de vos bontés, par son respect et son admiration pour vous, et son amour pour votre fille: s’il n’est pas né _hidalgo_, il en a les sentiments, et la bravoure, et la bonne mine; ses titres de noblesse sont dans son ame.» — Monsieur, je vous reconnais pour mon fils, à condition que vous quitterez votre commerce, et que vous entrerez dans la garde espagnole; vous êtes jeune, riche et bien fait; j’ai des amis à la cour, je vous ferai nommer _alfierez_ (enseigne). Un jour vous pouvez devenir capitaine, colonel; le gendre de don Pacheco Lasso, conde de Montijo, caballero del orden de Calatrava, gentilhomme de la chambre de sa majesté catholique, doit avoir un état brillant, et qui réponde à la splendeur du sang auquel il s’allie. Don Alonzo lui répondit qu’il embrasserait volontiers un état qu’il aimait, et qui devait le rendre plus agréable à son beau-père, dont il désirait vivement l’estime et la tendresse. — Allons, monsieur, je suis content de vous, je vous reconnais pour mon fils, et pour un véritable gentilhomme: allez faire venir vos effets, vous logerez dans ma maison, et vous trouverez en moi un bon père. Ainsi se termina, à la satisfaction des intéressés, une scène qui leur avait donné bien de l’inquiétude. Brave chevalier, me dit don Pacheco, je donnerais la moitié de mon bien pour que vous fussiez Espagnol et que vous demeurassiez avec nous: mais partout où vous serez, à Paris, en Perse, à Pékin, mon souvenir et mon amitié vous suivront toujours. Séraphine me dit qu’elle n’oublierait jamais don Louis et sa générosité. — Ni moi non plus, la perte que j’ai faite. A ces mots, ses beaux yeux semblèrent me dire que je n’étais pas encore entièrement effacé de son cœur, et que je ne devais mon malheur qu’à mon absence un peu trop prolongée. Rien ne me retenait plus à Cordoue; mon projet était, en retournant en France, de m’arrêter quinze ou vingt jours à Valence, pour les passer au sein de l’amitié avec don Inigo et avec son aimable fille; mais j’attendais le retour de don Manuel et du père don Augustin, pour aller avec eux et l’hermite de Carthagène, à la nouvelle colonie de la Sierra-Moréna. Milord Dorset partit bientôt pour l’Italie, où il allait, disait-il, comparer le vin de Monte Pulciano et le Lacrima Christi avec le Malaga et le Xerès, et la galanterie et la superstition espagnoles avec la volupté et la dévotion italiennes. La veille de son départ je passai avec lui toute la journée. Nous allâmes nous promener dans les belles vallées des environs, nous gravissions sur les hauteurs; de-là nous portions nos regards sur cette terre fortunée qui déployait devant nous sa fertilité et sa magnificence. «Du temps des Romains, me dit milord, le produit des chardons montait à cinquante mille écus, et maintenant dans les années d’abondance on fume les terres avec des citrons.» Nous rencontrions nombre de femmes avec des chapeaux ronds sur leurs voiles et des basquines de couleur, montées sur de petites bourriques, la plupart d’une figure agréable, relevée par de beaux yeux; mais ce qui les rendait plus intéressantes, c’était leur gaîté et le doux sourire dont elles nous caressaient en passant près de nous. — Ah! bienheureuse influence du climat, s’écria milord, l’homme et la terre, tout est ici heureux et riant! De retour à la ville, nous entrâmes dans une église remplie de caisses d’orangers et de vases de fleurs, et parquetée de gazons fleuris; une multitude d’oiseaux voletants çà et là, semblaient, par des chants d’allégresse, célébrer les louanges du Seigneur, et le remercier de ses bienfaits. «J’ai vu, me dit milord, dans les églises de Madrid, des fontaines dont l’eau tombait dans des bassins d’argent ou de marbre, entourées d’orangers renfermés dans de belles caisses, et de cages remplies d’oiseaux. Jadis à la messe de minuit, des religieux dansaient dans l’église au son des instruments; ils disaient que l’on ne peut trop se réjouir de la naissance du Seigneur: des railleries ont fait supprimer ces danses; mais il y a encore des processions où des hommes et des femmes dansent ensemble devant l’image de la Vierge, au son des castagnettes et d’autres instruments. Le jeudi saint à Ségovie, huit hommes métamorphosés en géants, et conduits par un nain, précèdent un autel magnifiquement décoré, et chargé du Saint-Sacrement: cet autel, porté par des hommes cachés sous des tentures, paraît marcher tout seul; d’autres hommes, représentant des animaux, l’environnent; tandis que divers personnages, armés de castagnettes, dansent autour des prêtres, au son des flûtes et des tambourins. Les danses, les chants, les parures champêtres des églises attachent les peuples à la religion, surtout ceux du midi. Où la superstition a-t-elle eu plus d’empire qu’à Rome? Où conserve-t-elle mieux sa puissance que dans l’Italie moderne? Les auteurs Arabes rapportent que Mahomet fit un pélerinage à la Mecque à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes, suivi d’un grand nombre de victimes ornées de fleurs et de banderolles, et que parvenu dans le temple, il baisa respectueusement l’angle de la pierre noire, fit sept fois le tour du sanctuaire d’Ismaël; les trois premiers d’un pas précipité, les autres plus lentement; il s’approcha ensuite du marche-pied d’Abraham, et alla baiser une seconde fois l’angle de la pierre noire. Les Grecs soutenaient leur religion par leurs fêtes et leurs pompeuses théories. Le christianisme pénètre de vénération et d’amour les ames sensibles des Italiens et des Espagnols par l’image d’une vierge belle, touchante et portant un dieu-enfant dans ses bras. Je conviens cependant que dans ces climats, l’église indulgente pour la faiblesse et la fragilité des hommes, semble n’exiger d’eux que l’observance des rites, des jeûnes et du carême: le joug de cette religion n’est pas accablant; ses liens sont faibles et peu serrés; mais son règne en sera de plus longue durée. Un jour Sixte-Quint, à qui l’on disait que le calvinisme défendait rigoureusement les plaisirs de l’amour, s’écria: Non si chiava in questa religione, non durara.[69] A la porte de l’église, un mendiant s’adressant à milord, lui dit: _Caballero perdone usted, non tengo moneda_.[70] Voilà, dis-je, milord, un pauvre qui demande l’aumône en termes bien civils. — Ce peuple est fier, il refuserait votre argent si vous l’humiliez: vous allez en juger, en voici un autre. Il arriva et tendit son chapeau; milord lui fit l’aumône, en lui disant: pourquoi ne travaillez-vous pas? — Il répondit: reprenez vos charités; je vous demande de l’argent et non des conseils. Les Espagnols, continua milord lorsque cet homme fut éloigné, tiennent leurs mœurs, leurs usages et leurs idiomes, des Romains, des Goths, des Sarrazins ou Maures qui ont conquis et habité l’Ibérie. Les Français même ont occupé la Catalogne, la Navarre et les Pyrénées; l’Espagne a reçu des Maures les combats des taureaux, les fêtes, la galanterie, la vaine gloire, l’ambition des titres fastueux, son goût pour les métaphores et les expressions emphatiques; et enfin la pompe et la majesté de sa langue qui manque de mollesse et de simplicité; les Goths leur ont transmis la valeur et la probité; les Africains la paresse, l’amour de la solitude et la jalousie pour les femmes. — Et les Français, que leur ont-ils donné? — Rien; ils n’avaient à cette époque que des mœurs grossières et féroces. Ce fut là mon dernier entretien avec cet aimable Anglais, généreux sans ostentation, savant modeste, indulgent dans la société, sévère dans les principes de morale, indifférent à tous les cultes, mais plein de respect et d’amour pour la Divinité; il citait souvent cette maxime de Montaigne, écrivain qu’il aimait beaucoup: _L’ignorance et l’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite_. Après son départ, je passai mes journées avec don Pacheco et ses enfants; mais j’évitais avec soin les tête-à-têtes avec la belle Séraphine. Nel visco in cui s’avenne Quell’ augellin talora Lascia le penne ancora Ma torna in libertà.[71] Don Pacheco me mena dans une société très-agréable et unique dans l’Espagne, où la noblesse seule était admise: trente familles nobles se rassemblent tour-à-tour et tous les soirs dans une de leurs maisons; les dames y font les honneurs avec beaucoup de grâce et d’aménité: comme la plupart des Espagnoles, elles ont peu d’instruction, mais beaucoup d’esprit et de réparties brillantes. On sert des glaces et toutes sortes de rafraîchissements. On y joue un jeu très-modéré, ce qui laisse à la conversation tout son enjouement et toute sa vivacité. Huit jours s’étaient écoulés depuis le départ de milord, lorsqu’un matin, dormant encore, on frappe vivement à ma porte: je m’éveille en sursaut, je m’enveloppe de ma redingote, je vais ouvrir; un homme me saute au cou, m’embrasse, m’étouffe presque; c’était le poète du Toboso, qui s’écrie: Nous amenons l’ours de la Montagne avec son chien: mais je suis à jeûn, mes entrailles crient, nous marchons depuis quatre heures du matin: don Pacheco Lasso, conde di Montijo, donne-t-il à déjeûner? — Oui, vous allez avoir du chocolat de Soconusco, du biscuit et de l’_azucar esponjando_. Et qu’avez-vous fait de don Augustin? — Il s’est retiré dans la bergerie de ses confrères. C’est un aimable homme, malgré sa gravité et sa dévotion. Mais croiriez-vous qu’il a voulu me jouer un mauvais tour? Il cherchait à me pervertir en me parlant de la grâce, du péché originel qui nous damne par la faute d’Adam, dont je n’étais pas caution: il voulait me faire renoncer aux femmes, au plaisir, et même à la poésie; il m’a menacé de l’enfer, si je continuais ma vie épicurienne. Les poètes, lui ai-je répondu, ont des ames d’une nature différente des autres; demandez à Tibulle, qui a dit: Et me quod tenero fuerim dilectus amori, Ipsa Venus campos ducet in Elysios.[72] Vous voyez, mon père, qu’après notre mort, nous allons dans les Champs Élysées, où nous nous promenons, les bras croisés, sous des ombrages frais, avec Ovide, Properce, Sapho, Corine, Horace, Virgile, et notre aimable et savante compatriote Aloysya Sygea, favorite des muses latines.[73] Ce bon religieux s’est moqué des Champs Élysées, et de la promenade qu’y font les enfants d’Apollon. Il appelle cela des rêves poétiques, et il a ajouté que l’heure de la grâce n’était pas encore venue. Saint Augustin, me disait-il, comme vous, s’abandonnait au plaisir, aux femmes, n’aimait que le jeu, les spectacles, dans son enfance volait son père: enfin les larmes et les prières de sa mère, les épîtres de Saint Paul opérèrent sa conversion. Il avait alors à peu près votre âge, trente-trois ans. Je lui répondis que je n’en avais que trente-deux, et que j’attendrais encore, pour songer à réformer ma vie, que le soleil eût visité ses douze demeures. Je lui demandai où il avait laissé don Fernandès? — Dans une posada, non loin d’ici, encore revêtu de son habit d’hermite et de sa longue barbe, ornement qu’il veut conserver jusqu’après son entrevue avec sa tendre moitié. — Contez-moi comment s’est passée la vôtre avec ce mari jaloux, et comment vous l’avez arraché à sa caverne. — Je laisse au père don Augustin l’honneur de la narration. Il a joué le premier rôle, il est juste qu’il parle le premier. Après le déjeûné, je présentai mon ami à don Pacheco et à sa fille; il fut ébloui de la beauté de Séraphine. Je voudrais bien, me dit-il tout bas, faire un Ménélas du seigneur de la Roca. Don Pacheco le pria à dîner, lui offrit une chambre chez lui; mais don Manuel était trop épris de sa liberté, pour se soumettre à la moindre dépendance. Nous nous rendîmes ensuite, chez don Augustin, que j’embrassai avec bien du plaisir; je lui demandai s’il avait été content de son compagnon de voyage. — Oui, il a toujours eu de l’appétit, de la gaîté et de la complaisance pour moi, et il a suivi le conseil que saint Paul donnait à Timothée: _modico vino utere propter stomachum_. Après quelques autres propos, il me fit le récit de son voyage. «Le septième jour, nous arrivâmes à dix heures du matin à l’hermitage de don Ambrosio. Il était assis devant sa porte, mangeant un morceau de pain qu’il partageait avec son chien. Sa longue barbe, ses cheveux hérissés, sa peau rembrunie, lui composaient une physionomie terrible. Je crus voir Caïn après l’assassinat de son frère. A notre approche il se leva: son fidèle Acate commença à gronder; mais il le fit taire. Dès qu’il eut reconnu don Manuel, il lui demanda de ses nouvelles et de celles de l’officier français; il nous invita ensuite à nous asseoir. Je n’ai pas, dit-il, de chaise à vous offrir, mais j’ai creusé un canapé au pied de ce rocher; le siége est un peu dur, mais il est analogue à mon hermitage. Je commençai par lui demander s’il était heureux au milieu de ces rochers. Non, me dit-il; mais je serais plus malheureux ailleurs: le bonheur n’existe nulle part. — Pardonnez-moi: soyez bien avec Dieu, aimez et secourez vos semblables, vous trouverez du repos et quelque félicité sur la terre. Point de crimes sans remords, point de vertus sans consolation. L’impétuosité des passions nous pousse sur des écueils où notre raison et notre bonheur se brisent; vous avez écouté la vengeance et la jalousie, et vous êtes tombé dans l’abîme du malheur. — Mon père, vous connaissez donc mes infortunes? Vous savez qu’une femme infidèle et parjure... Vous savez que j’ai puni le perfide? — Je sais tout; je sais qu’un épais nuage a offusqué votre raison, et quelle fureur s’est emparée de vos sens: mais votre épouse est vertueuse; votre prétendu rival vit encore, et n’est point coupable. — Que me dites-vous, s’écria-t-il! est-il possible? Non, je ne puis le croire. Alors don Manuel a pris la parole, et lui a conté les amours et le mariage du comte d’Avila, la douleur, la retraite de dona Francisca, et en même temps il lui remit de ses lettres écrites au comte ou à sa femme. En les lisant don Fernandès soupirait, sanglotait; ensuite il s’écria: Malheureux que je suis! j’ai outragé la vertu, l’innocence, l’humanité! O chère Francisca! pardon! pardon! Mais non, je suis trop criminel, j’en suis indigne. Rassurez-vous, lui dis-je: la vertu, la sensibilité pardonnent aisément au repentir. C’est la Providence qui nous envoie pour vous dessiller les yeux, et dissiper des soupçons qui offensaient deux êtres vertueux. Don Manuel lui apprit alors que sa femme, sept mois après son départ, lui avait donné un fils, et qu’elle s’était retirée avec lui et sa mère dans la nouvelle colonie de la Sierra-Moréna, où ils vivaient du produit d’un petit jardin. A ces nouvelles, don Fernandès, transporté de joie, baisa la main de don Augustin, et lui dit: «Mon père, vous êtes un de ces anges qui apparurent à Abraham, et vous descendez sur la terre pour me réconcilier avec la vie et avec Dieu: oui, avec Dieu, car, dans mon malheur, je l’accusais, je le méconnaissais! Recevez le vœu que je fais de jeûner tous les vendredis pendant trois ans, et d’aller dans un an à Saint-Jacques-de-Compostelle à pied, pour remercier le Ciel des grâces dont il me comble.» Don Augustin ajouta: J’aurais voulu m’opposer à ce pèlerinage; je n’aime pas qu’on abandonne sa famille et ses affaires pour aller courir le monde; nos prières montent au Ciel de tous les coins de la terre; mais ce n’était pas le moment de réprimer sa dévotion, et de borner sa reconnaissance envers l’Être-Suprême. Don Fernandès fit ses adieux à la caverne, baisa son crucifix, et nous partîmes aussitôt. Il a voulu garder sa barbe et son habit d’hermite, pour s’assurer par lui-même si sa femme l’aimait toujours, et lui pardonnerait ses fautes. Après cet entretien, nous quittâmes don Augustin pour aller faire une visite à don Fernandès; il me reconnut, et me fit les plus tendres remercîments du service important que je lui avais rendu. O Providence! s’écria-t-il, si vous n’arrivez pas à ma caverne à l’entrée de la nuit, si, peut-être inspiré par Dieu même, je ne vous conte pas mon histoire, j’étais perdu à jamais! Vingt fois j’ai été sur le point de me poignarder, et tôt ou tard j’aurais succombé à mon désespoir. Il venait d’écrire au comte d’Avila, et il nous fit la lecture de sa lettre. «Je rougis, monsieur le comte, je frémis de l’excès de mes torts; vous avez pardonné le crime de l’amour et de la jalousie, et votre générosité me rend encore plus coupable. Je vous dois mon retour à la raison, une femme adorée, et le bonheur du reste de ma vie; jugez de la force de mes remords et de la vivacité de ma reconnaissance. Je dois consacrer mes jours à l’expiation de ma faute, et à l’homme généreux que j’ai si cruellement offensé: je serais le plus ingrat, le plus lâche de tous les hommes, si j’oubliais vos bienfaits. Adieu, monsieur le comte, plaignez mes erreurs, oubliez-les, et accordez-moi, avec votre commisération, quelque peu d’amitié.» Après cette lecture, nous arrêtâmes notre voyage pour le surlendemain. Don Fernandès voulait partir ce même jour; mais je lui fis entendre que, comblé des bontés de don Pacheco, l’amitié et la décence me défendaient un départ si précipité. Je lui dis que j’avais une lettre du comte d’Avila pour dona Francisca: il a voulu la prévenir de votre retour pour la préparer à votre vue, et affaiblir l’impression trop vive d’un bonheur inattendu. — Je ne crois pas qu’elle puisse me reconnaître sous cet habit d’hermite, et sous mon nouveau visage, défiguré par les souffrances et par ma longue barbe. Retourné chez don Pacheco, je lui annonçai, avec un vif serrement de cœur, mon départ prochain. Séraphine en pâlit; son père s’écria: Pourquoi n’ai-je pas deux filles! Mais vous serez toujours mon enfant. Un moment après il me conduisit dans son cabinet, prit dans son bureau une bourse pleine d’or, et me l’offrit en me disant: Vous m’avez prêté, permettez que je vous rende le même service: tout voyageur a besoin d’argent. Comme je refusais, il s’écria: Quoi! j’accepte l’argent d’un gentilhomme français, et vous refusez celui d’un _hidalgo_ espagnol, du conde de Montijo! Je compris que sa fierté serait blessée, et j’acceptai cent piastres, en lui disant qu’une plus grande somme m’embarrasserait. Fort bien, répondit-il; mais jurez-moi sur votre épée, foi de chevalier, que toutes les fois que vous aurez besoin de ma bourse, ou de quelque autre service, vous aurez recours à moi, à moi le premier, et à moi seul. J’ai toujours dans mon coffre deux cents quadruples, soit pour mes amis, soit pour les malheureux, et pour laisser des messes après ma mort. Je mis la main sur mon épée, et prêtai le serment. La veille de mon départ je soupai avec cette aimable famille; mais je leur persuadai que nous nous reverrions le lendemain à déjeuner. Cependant Séraphine, en me quittant, me dit en me serrant la main: Mon cher don Louis, je ne vous oublierai jamais; puissiez-vous être aussi heureux que vous le méritez, et que je le désire! Rappelez-vous souvent que vous avez une tendre amie à Cordoue. Son mari, présent à ces adieux, me jurait aussi la plus vive amitié. A demain, ajoutèrent-ils en se retirant. Jamais, jamais, dis-je tout bas, l’ame oppressée; nous nous sommes parlé pour la dernière fois. Je sortis de la maison à la pointe du jour, favorisé par le fidèle Antonio, qui était dans ma confidence. J’avais pris congé de don Augustin, qui me dit: J’éprouve en vous perdant la même douleur que Tobie ressentit au départ de son fils. Je prierai tous les jours pour votre conversion; si la grâce ne vous éclaire pas, je mets ma confiance en la miséricorde de Dieu: j’espère qu’il vous pardonnera vos erreurs en faveur de vos vertus, comme j’espère qu’il aura pardonné aux sages de l’antiquité. Don Manuel et don Fernandès m’attendaient; la voiture était devant la maison, et nous partîmes aussitôt. Je m’écriai à la porte de la ville: Adieu, don Pacheco! adieu, belle Séraphine! adieu, tendres et généreux amis! c’en est fait, je ne vous verrai plus! Qu’un voyageur est malheureux s’il est sensible! son cœur s’attache, s’abandonne à l’amitié, et se lie par des nœuds qu’il faut rompre bientôt et pour jamais. Tandis que je me livrais à ces réflexions, don Fernandès, de son côté, rêvait à sa femme, à son enfant, et au bonheur qui l’attendait. Le poète du Toboso, ennuyé de notre taciturnité, se mit à chanter une romance qu’il avait faite jadis pour une maîtresse qui l’avait trahi.[74] Son chant fini, nous lui demandâmes le récit de la perfidie de sa Corine. — La voici. «J’étais, à Tolède, fort épris de la belle dona Maria, jeune fille, vraie rose du printemps; elle recevait avec bonté mon encens et mes vœux. J’ai composé pour elle plus de vers que l’été ne produit de chenilles. Je passai la plus grande partie des nuits à jouer de la guitare sous son balcon, et à m’enrouer en chantant ses attraits célestes, et mon amour et mes souffrances. Le jour je me promenais dans sa rue, où nous avions avec les doigts une conversation suivie et intéressante. Dimanches et fêtes je ne bougeais de l’église où elle venait sous les ailes de sa mère; je la suivais dans les processions. Enfin l’amour avait versé un baume divin dans la coupe de ma vie; je n’aurais pas troqué un cheveu de dona Maria contre les trésors de Notre-Dame d’Atocha ou de Lorette; je préférais un de ses regards, un de ses baisers envoyé avec ses doigts, aux faveurs de Vénus ou de la belle Hélène. Enfin, pour jouir d’une félicité ineffable et éternelle, je lui proposai de couronner secrètement ma tendresse des myrtes de l’hymen: elle écouta mes vœux d’une oreille indulgente. Nous convînmes qu’après le mariage nous irions à Madrid attendre le consentement de ses parents. Mais comme l’argent est le nerf de l’amour ainsi que de la guerre, il fut décidé dans notre conseil que j’irais au Toboso lever quelque petit impôt sur mes oliviers et sur mes vignes. Je partis après de longs regards et de tendres adieux. Arrivé au Toboso, je vendis ma récolte pendante de vin et d’huile; je me défis, au grand scandale de ma famille, d’un petit saint Joseph d’argent qui existait dans la maison depuis cent ans, et qui en était le _palladium_. Je donnai à très-bon compte, à une dévote, cinq ou six reliquaires que jadis mon aïeul avait apportés de Rome. Mon petit pécule amassé, après trois mois d’absence, je retournai à Tolède enivré d’espérance et d’amour. Si ma mule avait eu les ailes de l’hippogriffe, j’aurais encore trouvé son allure trop lente. Je la poussais, je la piquais; la pauvre bête a failli d’en crever. J’entre enfin dans Tolède, fatigué, brisé, mais ivre de joie. Dès que la nuit, doux astre des amants et des voleurs, eut étendu son manteau noir sur la ville, je courus sous le balcon de ma bien-aimée; je fais résonner ma guitare; ma verve s’échauffe; j’improvise, je chante les couplets les plus tendres, les plus flatteurs; je lui donne la palme de la beauté; Vénus était jalouse de ses charmes; Jupiter aurait répudié Junon pour elle: mais j’ai beau chanter, personne ne paraît, ne répond, pas même les échos. J’ouvre l’oreille, j’écoute encore; même silence. Enfin, l’aube du jour commençant à percer, je me retire étonné, affligé, confondu. Qu’est devenue, disais-je, la belle Maria? Serait-elle en proie à quelque maladie, à quelque médecin? Serait-elle, comme Danaé, renfermée dans une tour? Ah, j’en jure par le Styx, nouveau Jupiter, je pénétrerai dans sa prison, et l’hymen recevra mes serments sur l’autel de l’amour. Cependant, quand le soleil parut dans toute sa pompe, que le pauvre artisan, que l’avide marchand eurent ouvert leurs magasins, que les chanoines eurent fini leurs matines, je courus dans le voisinage de la maison de ma divinité pour avoir de ses nouvelles. Par la triple Hécate! quel coup de foudre! mon amante, ma future épouse était depuis trois jours la femme de don Pablo, y Alessandro, y Timoleon Villa-Franca, neveu du corrégidor. A cette nouvelle, d’abord pâle d’étonnement, et ensuite rouge de colère, après une diatribe virulente contre tout le sexe en masse, je résolus de me battre avec mon rival, pour savoir à qui resterait sa femme. Si Pâris et Mélénas avaient fait de même, ils auraient épargné bien du sang et de l’argent; et Troye, peut-être, existerait encore! Marchant d’un pas rapide pour aller chercher mon épée, je rencontrai un de mes amis qui me demanda où je courais avec l’air du Jupiter tonnant du Capitole. — Je vais foudroyer el senor don Pablo, y Alessandro, y Timoleon Villa-Franca, qui m’a ravi mon épouse. — Pourquoi te fâcher? il te la rendra volontiers dans six mois; mais laisse-le vivre encore deux heures, et allons déjeûner chez moi: tu en auras plus de courage et de vigueur. — Je n’ai jamais refusé un bon repas; mais mon rival n’en mourra pas moins. Cependant je le suis à son logement, où, le verre à la main, je lui contai mes amours, et leur triste péripétie. Mon ami, qui avait fait un cours de théologie à Salamanque, et qui alors fesait un cours de philosophie-pratique à l’école de Bacchus et de Cypris, me régala de très-bon vin; et tandis qu’il remplissait mon verre qui se vidait comme le tonneau des Danaïdes, il me cita, pour consoler mon amour, ou plutôt ma vanité, tous les exemples, puisés dans la mythologie ou dans l’histoire, des amants ou des époux trompés par ce sexe. Vénus avait trahi Vulcain; Alcmène Amphytrion, Hélène Mélénas: te nommerai-je, disait-il, Clytemnestre, Pompeia femme de Jules-César, Faustine d’Antonin-le-Pieux? maintenant je vais te citer les infidélités des femmes modernes. Arrête, lui dis-je, tu n’as pas une poitrine assez forte pour un si long récit; mais il me vient une idée lumineuse: peux-tu me prêter un habit noir? — Oui; pourquoi faire? — Je suis veuf, je vais prendre le deuil de ma femme. Il me faut des pleureuses et un crêpe noir. — Je puis te prêter tout cet attirail. J’ai quitté depuis peu le deuil de mon oncle, dont jetais héritier, et dont tu bois le bon vin en ce moment. — Voilà un excellent oncle, de mourir exprès pour te laisser sa cave. Il m’alla chercher son habit noir. Je m’en revêtis; j’attachai à mon chapeau un crêpe d’une aune de longueur, et à mes manches des pleureuses de six pouces de large; et ainsi équipé, j’allai chez dona Maria Villa-Franca. Je la trouvai avec son époux au milieu d’un cercle nombreux. Dès qu’elle m’aperçut elle jeta un grand cri, et puis, tâchant de se remettre, elle vint à moi, et me demanda de qui je portais le deuil. Hélas, lui répondis-je d’un ton larmoyant, de feu mon épouse dona Maria que j’ai perdue pendant mon voyage au Toboso. A ces mots elle devint rouge comme la fleur du caroubier, et s’éloigna en silence. D’autres personnes me firent la même question, et je fis la même réponse. Tous les témoins, hors les deux époux, riaient dans leur barbe, et fesaient leurs efforts pour ne pas éclater; et moi je conservai toujours mon air grave et affligé. Lorsque j’eus assez joui de ma vengeance et de mon petit triomphe, je m’éclipsai tout doucement, et j’allai promener mon deuil dans la ville. Mon veuvage devint le sujet de tous les entretiens. Ordinairement on rit des amants disgraciés qui pleurent leur infortune; mais ici les rieurs furent pour moi. Je traînai ainsi mon deuil pendant trois jours, et je ne le quittai que sur les instances de quelques amis que les nouveaux époux firent agir auprès de moi.» Ce récit nous mena jusqu’à la _venta Adelcolea_, qui est à deux lieues de Cordoue. C’est un vaste bâtiment où sont attachés une chapelle, et un jardin très-agréable planté de figuiers et d’orangers. C’était dimanche: notre _calessero_ voulut s’arrêter pour entendre la messe. Heureusement un moine récolet, qui venait d’arriver, nous offrit de la dire: nous acceptâmes son offre. Il prit aussitôt une vieille chasuble, se lava les mains, et nous expédia une messe en dix minutes. Pendant la célébration, j’examinai de petites planches, où étaient peints des malades qui avaient obtenu leur guérison par le secours des _animas beneditas_. Après la messe, nous invitâmes le récolet à déjeuner avec nous. Il officia encore mieux à table qu’à l’église, et quand il eut avalé quelques verres de vin, il nous fit des contes aussi graveleux que plaisants. Ensuite il nous parla de son patron saint Dominique et de ses miracles; il nous assura que ce saint avait prédit sa mort, et avait déclaré en mourant, à cinquante-un ans, qu’il avait conservé sa virginité. Don Manuel lui demanda si à sa mort il ferait le même aveu. Le récolet répondit qu’il ne savait s’il pourrait parler à l’article de la mort. Au sortir de cette _venta_, nous passâmes le Guadalquivir sur un très-beau pont. Nous étions à l’entrée de cette Bétique, jadis si célèbre, si florissante, aujourd’hui semblable à un champ ravagé par le passage d’une armée. Cependant en approchant d’Andaxar, nous trouvâmes des plaines assez bien cultivées; nous y vîmes surtout une grande quantité de melons et de citrouilles. A Guarda-Romana, que l’on prononce _Guarraman_, nous fûmes étonnés de voir des maisons en pierre de taille et bien bâties. Elles sont réunies quatre à quatre, ont la même façade, et de petits jardins en décorent l’entrée: nous voyions des vases de fleurs sur les croisées, et des berceaux d’enfant, des rouets devant les portes. Dans les jardins, des hommes cultivaient la terre, des enfants jouaient, couraient ou conduisaient des moutons: des femmes proprement vêtues tournaient le rouet ou allaitaient leur enfant, ou avaient l’aiguille à la main. Cette terre _e lieta, e dilettosa_, me dit le poète de la Manche, est très-poétique, et vaut beaucoup mieux que la vallée judaïque qu’arrose le torrent de Cédron: si j’étais le roi catholique, je peuplerais ce canton des bergers et des bergères de l’Arcadie, ou de lu Sicile. — Et moi, j’y transporterais des hommes robustes, au lieu de les envoyer exploiter des mines au Mexique ou au Pérou. La colonie était un assemblage d’Allemands, de Français et d’Espagnols. Nous trouvâmes devant la porte d’une maison un vieux Alsacien, assis sur un banc de pierre; ses cheveux blancs, la sérénité de son visage, l’air riant dont il nous salua, nous engagèrent à l’aborder. Il nous dit: je suis un des premiers fondateurs de la colonie; nous y avons été attirés par don Pablo Olavide, au nombre de six mille Allemands: ce pays, que l’on nous avait vanté, n’était alors qu’une solitude couverte de forêts de sapins, le repaire des loups et des brigands, et l’effroi des voyageurs. Nous n’y trouvâmes pas même de l’eau pour boire; aussi dans les premières années, un grand nombre d’entre nous ont péri de tristesse et de maladies épidémiques. J’ai échappé à la mort; mais je travaillais tout le jour comme un esclave, et je baignais souvent de mes larmes le morceau de pain que je mangeais: j’ai vu mourir à mes côtés ma femme de misère et d’excès de travail, et mon enfant âgé de deux ans. Mais enfin le ciel a eu pitié des nouveaux colons, et vous voyez qu’après tant de travaux et de souffrances, la colonie commence à prospérer. En arrivant on donna à chaque famille un pic, une bêche, une hache, un marteau, une faux, une charrue, des vases et des plats de terre, deux couvertures de chanvre et de laine: dans la suite on distribua par ménage deux vaches, cinq brebis, cinq chèvres, cinq poules, un coq et une truie pleine, du grain et des légumes pour notre semence et pour nourriture. Nous félicitâmes ce bon vieillard de son bonheur. — Dites de mon repos, car le bonheur, je ne l’attends qu’au ciel. Il nous avoua ensuite qu’il était luthérien; cependant qu’il ne croyait pas offenser Dieu, en allant le dimanche à la messe; qu’il n’avait jamais pu se soumettre à la confession; mais qu’après quelques admonitions on l’avait laissé tranquille. En nous quittant, il nous présenta un très-beau melon, dont il ne voulut recevoir aucun salaire. En continuant notre route, nous nous élevions insensiblement; les aspects devenaient plus variés, plus romantiques; en approchant de la Caroline, nous nous arrêtâmes sur le sommet d’un coteau, d’où nous apperçûmes cette ville naissante; nous découvrions de tout côté des prairies fertiles, couvertes de vaches, de poulains, de chevaux et de jeunes mulets; nous voyions des habitations modestes, où de nouveaux colons, oubliant une patrie ingrate, étaient venus en adopter une autre sous un ciel plus doux et plus ami. Don Fernandès, à l’aspect de l’asile où était sa femme, pleura d’attendrissement; nous avions mis pied à terre, et par une belle route bordée de peupliers, d’aloès, de figuiers et d’oliviers, nous descendîmes à la ville; il était midi, lorsque nous y entrâmes. Don Fernandès me pria d’aller chez l’alcade m’informer de l’habitation de dona Francisca; elle n’était qu’à un mille de la Caroline. Nous dînâmes à la hâte, malgré l’avis de don Manuel, qui disait qu’il aimait les messes courtes et les longs repas. Le dîné expédié, nous partîmes pour l’habitation de dona Francisca; la route en est très-agréable. Nous étions encore à cent pas de la maison, lorsque don Fernandès s’écria: Je vois ma femme! c’est elle-même avec sa mère; courez, mes chers amis; allez la prévenir; sollicitez ma grâce, je vous attends sur cette pierre. Nous trouvâmes dona Francisca devant la porte de sa maison, tenant son enfant qu’elle fesait sauter, en lui fredonnant une chanson: sous l’habit grossier d’une villageoise, l’éclat de ses yeux, sa figure noble et touchante brillaient comme une rose, au milieu des feuilles du buisson qui l’enveloppent. Non copre abito vil, la nobil Luce E quanto è in lei d’altero e di gentile. Sa mère était à ses côtés, tournant le rouet, et environnée de poulets, de poules et de canards; plus loin un Allemand robuste, leur sociétaire, tirait de l’eau d’un puits. A notre approche, dona Francisca se leva, nous regardant d’un œil étonné. Après l’avoir saluée, je lui présentai la lettre du comte d’Avila. Ah! s’écria-t-elle, je suis ravie d’avoir de ses nouvelles: comment se porte cet ami généreux? Je l’assurai du bon état de sa santé; elle ouvrit aussitôt la lettre. Lorsqu’elle fut à cette phrase, ces messieurs vous donneront des nouvelles de votre mari, son visage s’altéra, ses mains tremblèrent. Où est cet infortuné, dit-elle, en gémissant; que fait-il sans moi, loin de moi; m’a-t-il oubliée? de grâce, répondez. — Non, madame, vous êtes toujours dans son souvenir; il vous aime toujours: il brûle du désir de vous revoir. — Et pourquoi ne vient-il pas? — Madame, cet hermite que vous voyez sur cette pierre est mieux instruit que nous; il a vu don Fernandès, lui a parlé: voulez-vous qu’il vous donne de ses nouvelles? — Oui, courons; et aussitôt elle donne son enfant à sa mère, précipite ses pas, arrive tout essoufflée, et interroge son époux, sans faire attention à sa figure. Madame, lui répond don Fernandès vivement ému et d’une voix tremblante, sa santé a résisté à ses chagrins et à ses remords; il brûle de vous voir, et de solliciter à vos genoux son pardon, l’oubli de sa barbare jalousie. — Ah! qu’il vienne, qu’il m’aime, qu’il paraisse, et tout est pardonné! A cette exclamation don Fernandès tombe à ses pieds, et sans pouvoir proférer une parole, prend sa main, la baigne de ses larmes. Dona Francisca très-étonnée, s’écrie: O ciel! que faites-vous? qui êtes-vous? — Je suis ce malheureux... Sa voix fut étouffée par ses sanglots. Sa femme le regarde alors plus attentivement, croit reconnaître sa voix, ses traits, mais n’ose encore se livrer à la joie, et prodiguer ses caresses. Ah! s’écria-t-elle avec la plus vive émotion, dissipez mon doute, mes craintes: don Fernandès, est-ce vous? — Oui, ma chère Francisca; c’est ton époux qui implore ta pitié. A ces mots, elle s’élance à son cou, l’embrasse, le presse dans ses bras, et arrose son visage des larmes de la joie et de la sensibilité. Mais bientôt elle succombe, se trouve mal, son mari la soutient, la fait asseoir, et la rappelle à la vie par les expressions les plus tendres et les plus vives caresses. La mère de dona Francisca accourut à cette scène, leur enfant dans ses bras: don Fernandès, oubliant son habit et l’épaisseur de sa barbe, veut embrasser son fils qui, effrayé de la longue barbe, comme jadis Astianax le fut des plumes du casque d’Hector, recule en jetant un cri d’effroi. La bonne mère même repoussa don Fernandès. Sa femme, revenue de sa défaillance, lui dit: Ma mère, c’est don Fernandès, votre fils, mon époux. Elle ne pouvait se le persuader; mais l’air riant et animé de sa fille, les caresses qu’elle prodiguait à cet hermite dissipèrent tous ses doutes; et à son tour, elle embrassa son gendre, qui prit son enfant dans ses bras, le regarda long-temps, et vit avec plaisir qu’il avait le front et le nez de son père, et les beaux yeux de sa mère. Après cette scène touchante, nous prîmes congé de ces deux époux, qui nous firent promettre de revenir le lendemain dîner avec eux. _Ben ama quien nunca olvida_,[75] dit en nous allant le poète de la Manche. Convenez, répondis-je, que le mariage a plusieurs mois de la lune du miel? — Oui, comme l’hiver a parfois de beaux jours. _Al buon dia abre la puerta, e para el malo te appareja_.[76] — Puisque, mon cher, vous vous jetez dans les sentences, voici la mienne: _Amare et sapere vix à Deo conceditur_.[77] — Laquelle aimez-vous mieux de ces deux reconnaissances matrimoniales, celle de don Fernandès, ou celle d’Ulysse. — Je n’aime ni les haillons d’Ulysse, ni le pied de bœuf qu’on lui lance à la tête, ni son combat avec le mendiant Irus, auquel il brisa la mâchoire; je n’aime pas davantage la traduction de madame Dacier. Ainsi devisant, nous rentrâmes dans notre auberge, la seule du pays; elle porte le nom de _Funda_ et non de _Posada_ ou _Venta_, parce que dans la _Funda_ on vous donne à manger, ce qui arrive rarement dans les autres auberges. Le lendemain, avant de nous rendre chez les deux époux, nous parcourûmes cette ville naissante; elle est située sur une jolie montagne; elle a plusieurs grandes rues, percées en lignes droites et ornées de statues et de ponts. Les maisons sont bâties sur un plan uniforme et sans ornement. Au centre de la ville est une place octogone entourée d’un portique, c’est là où se tient le marché: tout le plateau de la montagne est en potagers, et planté en avenues d’ormes encore bien jeunes. Les jardins des environs sont charmants. Les terres novales promettent l’abondance; partout on creuse des puits: on a recueilli dans les montagnes les eaux qui se perdoient en ruisseaux; elles forment aujourd’hui des canaux d’irrigation, et remplissent les abreuvoirs: déjà s’élèvent cinq villages: au centre de chacun d’eux on a bâti une petite église avec son presbytère, une prison, la chambre de la junte, et un hospice. Vers le midi nous nous rendîmes chez don Fernandès, nous trouvâmes les deux époux occupés des apprêts de notre dîné; don Fernandès avait fait sa barbe, arrangé ses cheveux et quitté son habit d’hermite: ce n’était plus le même personnage; le sale hermite était devenu un beau jeune homme, il avait repris la fraîcheur et le coloris de la jeunesse. Je lui en fis mon compliment; le poète du Toboso le compara à Jason rajeuni par Médée. «Voilà, dit don Fernandès, en désignant son épouse, la magicienne qui m’a rendu la jeunesse.» Dona Francisca nous parut aussi briller de nouveaux charmes; le contentement et le bonheur lui avaient rendu toute sa beauté. «Vous me trouvez, dit don Fernandès, dans une occupation très-agréable: je suis devenu le maître-d’hôtel, le premier officier de la maison, et l’intendant du jardin. Chaque emploi me procure une jouissance nouvelle; mais nous attendons pour dîner notre commensal, c’est le curé. Les nouveaux colons ont été obligés de se réunir par groupes pour subsister avec plus d’aisance. «Oui, ajouta dona Francisca, nous avons associé ce curé à notre pauvreté, et il nous a rendu de grands services, celui entr’autres d’adoucir mes peines, en me parlant de Dieu, de sa miséricorde, de la récompense attachée à la vertu, souvent même dans ce monde: il ne m’a pas trompée, le ciel a eu pitié de moi, et m’a rendu le père de mon enfant, l’époux qui fait le charme de ma vie. Le bon curé arriva; nous nous assîmes sur des chaises de paille, autour d’une table ronde de bois blanc, dans une chambre dont les quatre murs très-blancs, n’avaient pour décoration qu’une image de la Vierge: les couverts étaient de buis, les assiettes d’argile; deux amphores de terre contenaient le vin et l’eau; un potage à l’huile, une poule au riz et au safran, des tomates, des œufs, du beurre, chose assez rare en Espagne, nous offrirent un festin que je trouvai délicieux, autant par l’appétit qui l’assaisonnait que par la gaîté du local, la vue de la campagne, la douceur et la simplicité de ces mœurs patriarchales, et surtout par l’aspect du bonheur des deux époux, redevenus amants. Don Manuel qui trouvait le vin bon, et qui le tempérait rarement par l’eau des Naïades, dit au curé: Avouez que nous avons plus d’obligation au patriarche Noé, qu’à tous les saints de la légende? — Oui, il a sauvé dans son arche tout le genre humain, et tous les animaux de la terre. — Tant pis, il aurait du laisser noyer les crapauds, les taupes, les serpents, les chenilles, les araignées, les scorpions, les tigres, les léopards, les loups et tant d’autres animaux qui désolent et infestent ce globe sublunaire; il aurait eu moins d’embarras dans son coffre, et nous aurait rendu un service signalé; mais si ce grand patriarche a planté la vigne, c’est par ce bienfait qu’il a mérité notre reconnaissance, et de vivre neuf cents ans. Buvons à sa santé! On dit que les Stoïciens conseillaient de s’enivrer quelquefois pour relâcher l’ame, et que le sage Socrate avait remporté dans une orgie la palme d’un défi entre les buveurs. Allons, monsieur le curé, buvons à la santé de Socrate! _Dulce est desipere in loco_.[78] Je bois, répond le curé, à la santé du comte Olavide, notre protecteur, notre père, et de cette aimable compagnie. Nous répondîmes tous à cette santé, et bûmes au comte Olavide, le bienfaiteur des humains. Dites-moi, monsieur le pasteur, reprend don Manuel, vous qui êtes dans le secret de l’église, pourquoi les hommes n’ont pas été meilleurs après le déluge et après la mort de notre Seigneur? pourquoi, comme dit Horace, l’espèce humaine va toujours en dégénérant? Pourquoi les hommes sont toujours méchants et fripons, et les femmes coquettes et volages. — C’est qu’ils abusent de la liberté que Dieu leur a laissée. — En ce cas il leur a fait un mauvais présent. Permettez-moi une autre question. Pourquoi les théologiens font-ils du Dieu d’Abraham et de Jacob un Dieu de colère, toujours armé de la foudre pour exercer ses vengeances et écraser de petits insectes comme nous? Il me semble que le pardon des injures est une vertu, et la clémence un des attributs de la Divinité? — Saint Thomas et saint Augustin vous expliqueront ces mystères; quant à nous, notre devoir est de nous soumettre... Pour changer la conversation, et tirer d’embarras ce pauvre pasteur, je lui demandai quels étaient le régime et les lois de ce nouvel établissement. On accorde, me dit-il, vingt ou trente acres de terre à une famille, sous la condition qu’elle les fera valoir pendant dix ans. Jusqu’après ce terme, elle ne paye aucun impôt; les dîmes ne sont perçues qu’au bout de quatre ans; les colons, ou leurs héritiers, ou leurs domestiques, ne peuvent quitter de dix ans la portion de terre qui leur a été concédée. A l’expiration de ce terme, s’ils veulent s’y fixer, la terre leur est donnée à bail, et elle paye un petit cens. Le roi fournit les semences de blé; mais, après la moisson, il faut rendre la même quantité. Le roi, de plus, donne quelques instruments aratoires, et les murs des maisons sont bâtis à ses frais. Il y a dans chaque district des écoles situées à côté des églises, où l’on apprend aux enfants la doctrine chrétienne et la langue espagnole; mais il est défendu de leur enseigner la grammaire ni aucune autre science: il ne faut au laboureur que des bras, de la religion, de la morale, et des connaissances relatives à son état. Don Fernandès nous proposa d’aller, au sortir de table, nous promener dans le district. Tout déjà prospérait dans cette terre, naguère inculte et hérissée de ronces. Elle produisait des légumes, des fleurs, du grain et du chanvre: des vignes, des oliviers, des mûriers, des pommiers et des cerisiers commençaient à s’élever, et à promettre leurs bienfaits aux nouveaux cultivateurs. Le contentement régnait sur les visages; la plupart avaient agrandi leurs logements, et embelli leurs jardins. Il me paraît, dis-je au curé, que Dieu bénit leurs travaux, que la fertilité descend sur cette terre. Mon ame jouit à la vue de cette nouvelle création, qui semble, pour ainsi dire, sortir du sein du chaos et de la désolation. Ce canton, me répondit le curé, nous rappelle l’Écriture-Sainte qui décrit ainsi ta vie champêtre des Hébreux: «La terre de Judas était fertile, chacun y cultivait son champ en paix; les arbres portaient des fruits, et chaque habitant était assis sous sa vigne ou sous son figuier.» Deux fois par an tous les colons et moi à leur tête, nous fesons le tour des campagnes en implorant les grâces et les bénédictions du Ciel. Ces rogations ont été établies par saint Mamert, évêque de Vienne. Ce saint, voyant son peuple affligé par des tremblements de terre et d’autres présages sinistres, ordonna, pour tous les ans, trois jours avant l’Ascension, des jeûnes et des prières solennelles. Bientôt les églises d’occident adoptèrent ces rogations; le concile d’Orléans ordonna aux maîtres d’exempter, ces jours-là, les domestiques de leurs travaux, afin que tout le peuple fût réuni pour gémir et prier.[79] Un concile de Mayence obligea les fidèles d’assister aux prières et aux processions couverts de cendres et pieds nus. Ces rogations, dis-je alors, nous viennent des Romains, qui, deux fois l’année, célébraient des fêtes en l’honneur de Cérès, pour en obtenir les biens de la terre: la première se fesait au printemps, la seconde à l’époque de la moisson.[80] Nous étions alors devant une habitation très-bien cultivée, où je voyais grand nombre de colons occupés aux travaux de la campagne. Voilà, dis-je au curé, bien du monde réuni dans ce petit coin de terre? — Oui, et ce qui vous étonnera, c’est que tout ce monde n’est qu’une même famille, dont j’ai marié, la semaine passée, tous les individus à la fois. La maîtresse de l’habitation, veuve de quarante ans, par son activité, son industrie, et celle de feu son mari, a fait prospérer sa concession. Elle a quatre enfants mâles tous sortis de l’adolescence. Elle les rassembla, il y a environ un mois, pour leur faire le partage de ses biens. Elle donna à son aîné le champ qu’elle avait cultivé, parce que les lois de la Sierra-Moréna en défendent la division: elle distribua aux trois autres les fruits de ses économies, soit en bestiaux, soit en argent, en leur annonçant qu’elle allait se marier. Les trois fils aînés, tout aussi portés au mariage, avaient déjà fait leur choix, et n’attendaient que les bienfaits de leur mère pour épouser leurs maîtresses; ils lui avouèrent leur inclination, les quatre mariages furent arrêtés, et j’ai eu le bonheur de donner la bénédiction nuptiale, le même jour, à la mère et à ses trois fils. La paix, le travail, l’amour, l’aisance, mère de la concorde, règnent dans ces heureux ménages; c’est une faible copie de l’âge d’or: mais je crains que le bonheur de nos colons ne soit pas de longue durée; déjà j’entends le bruit sourd des murmures; tous les habitants ne sont pas également satisfaits de leur sort. — D’où peut leur venir ce mécontentement? — De l’inquiétude de l’esprit humain, de la paresse. L’homme désire l’aisance, et craint la peine qui la procure; il aspire au bonheur, et ne sait pas en jouir: cependant si le pays continue à être cultivé, il deviendra un des plus florissants de l’Espagne. Mais l’avenir m’effraie: cette colonie sera un jour négligée, abandonnée. — Il me semble pourtant que le gouvernement l’a prise à cœur, la protège fortement? — Oui, à présent il la soutient, la vivifie; mais je redoute la vengeance des moines: ils sont implacables. Don Pablo Olavide a fait sanctionner par le roi un article qui porte que l’on ne permettra dans la colonie aucune fondation de couvents des deux sexes, sous quelque motif ou dénomination que ce soit, et que les curés et les vicaires seuls régleraient tout ce qui concerne le spirituel. J’ai bien peur que cette clause ne renverse la colonie; le comte Olavide lui-même aperçoit des nuages; l’intrigue s’agite et travaille sourdement; les moines sont en campagne; mais il faut espérer que la Providence veillera sur nous, et protégera Israël contre les Philistins.[81] L’approche de la nuit nous sépara. Les adieux furent touchants; les époux manquèrent d’expressions pour nous témoigner leur reconnaissance et leurs regrets de nous voir partir si tôt. Don Manuel souhaita à don Fernandès la longévité et les nombreux troupeaux d’Abraham; et à dona Francisca, qu’elle conservât, comme Sara, sa beauté jusqu’à soixante ans. Elle lui répondit: Que le Ciel, dans ma vieillesse, me laisse mon époux, mon enfant et la santé, c’est tout ce que j’ambitionne. Le pasteur promit au poète du Toboso de prier Dieu pour lui. _Det vitam, det opes_, répondit-il, je me charge du reste.[82] En retournant à la Caroline, il me dit: J’aimerais assez cette vie poétique: un jardin, une petite maison, un beau ciel, un doux loisir, tout cela est séduisant; mais je voudrais, comme les patriarches ou les Musulmans, avoir dans ma chaumière un harem de trois ou quatre femmes, pour égayer ma solitude et amuser le bacha Soliman. Lorsqu’Apollon était berger, il poursuivait une bergère; cela occupe et fait passer le temps. Pour moi, lui dis-je, j’ignore où j’irai passer le mien; quoique jeune encore, ma vie a été si active, si agitée, qu’il me semble avoir vécu, comme Nestor, trois âges d’hommes. On a beau me crier aux oreilles que je suis libre, maître de ma destinée, je sens en moi quelque chose qui m’entraîne, me subjugue en dépit de ma raison et de ma volonté. Je lui confiai alors que mon projet était d’aller passer quinze jours à Valence, après quoi, de retourner dans mes pénates, pour vivre dans ma terre, et chercher une épouse selon mon cœur. Peut-être toutes les belles ne seront pas pour moi des nymphes fugitives. — Vous avez donc, me dit-il, la fureur matrimoniale? — Oui, je regarde le mariage comme l’état le plus près du bonheur. — Et moi, comme l’antipode. Pour se concentrer dans un ménage, il faut être dans son automne, et même entrer dans son hiver: alors l’imagination est refroidie, les sens sont affaiblis, les désirs rares et modestes, et c’est là ce qui constitue un mari parfait. — Mon ami, vos paradoxes ne feront pas fortune dans le monde. Mais voici un moment cruel pour moi; je vais partir pour Valence, où vous ne pouvez me suivre. — Pourquoi? — Vous avez juré sur les reliques de saint Vincent de ne pas y reparaître de deux ans. — Bah! s’écria-t-il, saint Vincent est un bon diable; il ne ne m’en voudra pas pour si peu de chose. Je brûle de revoir ma chère Euridice; comme Orphée, je m’ennuie de mon veuvage, et, comme lui, j’irais la chercher au fond des enfers. Mais je monte sur le trépied; loin d’ici, profanes! _Odi profanum vulgus et arceo_. Oui la nature, mère indulgente, En nous donnant des yeux, des sens, De la raison, une ame aimante Et des désirs vifs et pressants, A voulu que notre existence Fût un long cours de jouissance; Que le plaisir filât nos ans. Les hiboux craignent la lumière, A son éclat ferment les yeux. L’homme serait bien plus sot qu’eux, Si, renfermé dans sa tannière, Il repoussait, fuyait le jour Dont brille l’astre de l’amour, Et sur les mers et sur la terre. Plaisirs, amour, Dieux du bonheur, Soleils brillants de l’Ibérie, Remplissez-moi de votre ardeur, Et de votre douce ambroisie Enivrez mes sens et mon cœur. Ce poète aimable, décidé à me suivre, nous partîmes de la Caroline les premiers jours de février. Le printemps s’annonçait. Les Grecs plaçaient le temple d’Apollon à Delos, et celui de Vénus à Paphos ou à Gnide, et moi je choisirais l’Andalousie pour élever un temple au printemps. Celui du nord de la France a, comme certains écrivains, une réputation mal acquise; il n’y paraît que voilé de brouillards, et escorté des vents et des pluies: mais dans la Bétique ce dieu arrive sur des nuages d’or, promenés par les zéphyrs: la terre est en travail, enfante, et chaque jour fait éclore une fleur nouvelle et un plaisir nouveau. Oui, mon ami, ajouta le poète de la Manche, le Ciel sourit, s’ouvre, l’Amour descend, et verse dans ma coupe un baume céleste; la belle Clara m’attend couronnée de myrtes et de roses; je vais me précipiter dans ses bras, et me plonger dans un torrent de délices. Versez ami, versez à boire; L’heureux printemps est de retour; L’hiver vaincu, triste et sans gloire, Fuit en grondant de ce séjour: Le ciel sourit, et l’air s’enflamme, La fleur renaît au feu du jour: Jeunes beautés, ouvrez votre ame, La nature enfante l’amour. En descendant de la Sierra-Moréna, toute la belle décoration de la campagne s’évanouit: nous traversions des pâturages déserts, des villages délabrés et solitaires: par-ci, par-là, quelques vignobles, des champs de blé arrêtent les regards et consolent les voyageurs. Les habitants étaient vêtus d’une étoffe grossière, et ce qui affligeait le plus don Manuel, c’était d’y voir les femmes enlaidies. Ce pays, disait-il, est maudit de Dieu; sans doute c’est ici que s’est retirée l’une des dix tribus de Samarie que l’on cherche depuis si long-temps.[83] Tout-à-coup le _calessero_ s’arrêta et s’agenouilla devant une croix qui bordait le chemin, marmotta quelques prières, et nous conta ensuite qu’au même lieu où cette croix avait été plantée, une sorcière, qui s’était changée en vache, avait tué un berger. Je lui demandai le motif de ce meurtre. — Elle l’aimait d’amour; mais comme elle était laide, vieille et sorcière, il ne voulut jamais l’écouter. — Cette sorcière, reprit don Manuel, était une vraie bête à cornes: si, au lieu de se métamorphoser en vache, elle eût pris la figure d’une jolie nymphe, le berger l’aurait traitée avec les mêmes égards que Jupiter eut pour la sensible Léda ou pour la belle Europe. Après plusieurs jours de marche, nous dînâmes à _Puente de la Hiquera_, ville située sur une montagne. La fertilité des champs nous annonçait déjà le beau royaume de Valence. De cette hauteur nous jouissions de la vue d’une vallée charmante; nous dînâmes à la hâte pour descendre dans ce beau jardin, semblable à celui où Eve cueillit le fruit défendu, et dont Milton a fait une si belle description. Les chemins étaient bordés de groseilliers, d’oliviers, de légumes, de citrouilles, d’amandiers, de mûriers, de melons et de champs de blé. Tout brillait de fertilité et de l’éclat des fleurs; de petits canaux arrosaient ce pays enchanteur. La route qui le traverse est une des plus belles de l’Espagne. Nous trouvions des ponts superbes, des _venta_ dans la situation la plus heureuse. Nous jouissions de la gaîté et des chants des cultivateurs, qui suspendaient leurs travaux et leurs chansons pour nous regarder passer. Ils nous criaient: _Viandante, vaga usted con Dios y con la Virgen_.[84] Les habitants de ces villages sont vêtus d’une chemise blanche et d’un tablier écossais; ils portent des chaussons bleuâtres et des souliers de chanvre qu’ils nomment _alpargatas_; ils mettent sur leurs chemises un petit gilet noir on écarlate où sont attachées des manches flottantes. Les femmes ont des corsets bleus de toile de coton garnis de larges rubans; elles entortillent leurs cheveux derrière la tête à la manière des Grecques; elles se mettent, pour ornement, une file de grandes perles et de petits jetons d’or qui descendent sur leur poitrine. Leurs habits propres et serrés développent l’élégance de leur taille. Nous arrivâmes le soir dans une bourgade d’un aspect enchanteur; hommes et femmes étaient assis devant leurs portes; les chants, les guitares retentissaient au loin. Heureux enfants de la Nature, jouissez de ses faveurs! La terre vous prodigue ses fruits et les tableaux les plus riants; la douceur du climat vous donne l’enjouement et la santé; et à l’ombre de l’ignorance vous jouissez de cette heureuse incurie d’où naissent la modération des désirs et la quiétude de l’ame! Nous voulûmes acheter des oranges; une femme nous dit, «Venez en cueillir et mangez-en autant qu’il vous plaira». Nous la suivîmes accompagnés d’une troupe d’enfants pour qui nous étions un spectacle nouveau: don Manuel surtout attirait leurs regards. Je suis ici, me disait-il, un phénomène; j’ai cette obligation au monticule placé sur mes épaules. La femme qui nous conduisait dans son jardin n’avait que dix-sept ans, et déjà l’hymen lui avait donné trois enfants; elle nous avoua avec beaucoup d’ingénuité, que son petit Antonio était né avant le mariage; mais que son mari très-honnête homme, lui avait promis de l’épouser et lui avait tenu parole. Elle nous cueillit les meilleures oranges et en refusa le paiement, en nous disant que si Dieu prodiguait à l’homme les biens de la terre, c’était pour qu’il les partageât avec ses semblables. L’hospitalité règne chez ces habitants; mais ils regardent comme un vol le fruit que l’on emporterait dans ses poches. Le lendemain nous n’avions plus que trois _leguas_ pour arriver à Valence: les villages multipliés, la richesse de la campagne, tout annonce l’approche de cette grande ville: mon cœur palpitait de plaisir et de tendresse en songeant que j’allais embrasser don Inigo et sa charmante fille, qui semblait m’intéresser davantage à mesure que je me rapprochais d’elle. Don Manuel trépignait aussi de joie et sentait renaître tous ses feux pour la belle Clara; cependant, malgré son amour, il voulut s’arrêter pour déjeûner dans une auberge d’assez belle apparence. Le vin s’étant trouvé très-bon, j’eus beau l’inviter à se hâter pour Arriver de bonne heure, il me dit: mon ami, à table, _festina lente_; et tout à coup l’enthousiasme le saisit, et il improvisa et chanta ce couplet: O mon aimable tourterelle, Jeune Clara, je vais te voir: Amour, cache-moi sous ton aile, Et réalise mon espoir; Échauffe son ame sensible De tes feux célestes et doux, Et rend son amant invisible A l’œil perfide des jaloux. Nous partîmes enfin lorsqu’il eut fini son vin et sa chanson: à la dernière lieue nous mîmes pied à terre; une superbe allée, bordée de maisons de campagne, nous conduisit jusqu’au faubourg. En y entrant, le bruit des métiers, la multiplicité des boutiques, des cabarets, des petits chariots, l’agitation, le mouvement et le tumulte nous annoncèrent le voisinage de la grande ville. Au milieu du fracas et de la société des hommes, je sentis mon cœur oppressé; il me semblait qu’en quittant la campagne, son air pur, les bois, les vergers, leur calme heureux, leur douce solitude, j’entrais dans une vaste prison qui renfermait une infinité de malheureux; mais cette oppression cessa en approchant de la maison de don Inigo. J’entrai dans son cabinet sans me faire annoncer; il jeta un cri de joie en me voyant. Je me précipitai dans ses bras et je l’embrassai bien tendrement. Après nous être remis de ce trouble si doux, je lui demandai des nouvelles de Rosalie. Elle vient, me dit-il, d’éprouver un événement qui l’attriste et me comble de joie; elle a reçu, la semaine dernière, la nouvelle de la mort de son époux. Il s’était sauvé des prisons de Madrid, où ses dettes et son libertinage l’avaient fait en fermer. Poursuivi par des alguasils, il a voulu se défendre, il a blessé l’un d’eux d’un coup de poignard; mais aussitôt un coup de sabre lui a fendu la tête. Rosalie n’a pu refuser des larmes à la malheureuse destinée d’un homme qu’elle avait aimé, auquel un lien sacré l’unissait encore; et ce qui accroît sa douleur, c’est de le savoir mort sans confession, et condamné aux flammes éternelles. Elle le pleure tous les jours; mais j’espère que votre présence dissipera bientôt cet attendrissement et séchera ses larmes. Alors, sans lui faire annoncer mon arrivée, il l’envoya chercher. A ma vue son émotion fut si vive qu’elle fut obligée de se jeter dans un fauteuil, en s’écriant d’une voix faible: _Que vedo el senor caballero don Luis_! Je demandai à son père la permission de l’embrasser, ce qu’il m’accorda sans peine. Rosalie, en rougissant, me pressa légèrement dans ses bras. Sous son habit de deuil elle me parut encore plus jolie, son regard était doux et tendre, son air mélancolique, l’aimable pudeur fleurissait sur son visage. Vous avez donc pleuré, lui dis-je, un époux qui vous avait si lâchement abandonnée? — Oui, le malheur d’un homme doit faire oublier ses fautes. J’ai déjà récité bien des prières pour lui, et mon père m’a promis de faire dire cent messes pour le repos de son ame, si Dieu lui a fait la grâce de ne le condamner qu’au purgatoire. Que je serais tranquille si quelqu’un pouvait me l’assurer! Je lui dis que l’on devait tout espérer de la clémence du Père des humains. Je logeai chez don Inigo qui me dit: Vous êtes chez vous, chez votre père; plus long-temps vous resterez avec nous, plus Rosalie et moi nous vous devrons de reconnaissance. Don Manuel s’était logé à l’extrémité de la ville, chez un Juif; il m’avait promis de venir me voir le lendemain de notre arrivée: je l’attendis vainement; mais le matin du jour suivant, il entra dans ma chambre, l’air effaré, le visage blême; je lui demandai des nouvelles de sa santé. — Ah! me dit-il, je ne sais pas ce que devient mon ame, le trouble la saisit, je crois qu’elle veut m’abandonner et retourner à son premier gîte. — Est-ce que dona Clara vous a mal reçu? avez-vous à gémir de son inconstance? La chaste Pénélope n’a pas voulu reconnaître Ulysse? — Oui, c’est une volage, une perfide. Le soir même de notre arrivée, enflammé d’amour, sur les ailes de l’espérance, je volai chez elle, déguisé sous mon uniforme monacal; on m’introduit dans sa chambre sous le nom _du père Chrisostôme_; je comptais bien en avoir l’éloquence; je me préparais à une reconnaissance des plus pathétiques; mais cette nouvelle Dalila me regarda d’un air froid et dédaigneux. Je crus d’abord qu’elle ne me reconnaissait pas. Je me suis nommé, je lui ai demandé si elle avait oublié son poète, son ami. — Non, je me rappelle votre figure et votre serment: vous avez juré sur les reliques de saint Vincent, de ne pas reparaître de deux ans dans Valence; vous vous parjurez, vous profanez ce vêtement sacré, je ne veux point partager votre crime: tremblez, craignez les foudres du ciel, on n’offense pas les saints impunément; Dieu même venge les insultes faites à ses élus. Sachez que quarante-deux petits enfants s’étant moqués du prophète Élysée, et l’ayant appelé _chauve_, Dieu envoya deux ours qui les dévorèrent tous. D’abord étonné, glacé de cet accueil, je suis resté muet, pétrifié; mais bientôt l’indignation ranimant mes esprits, je lui ai dit: Je vois, ma belle, que si vous avez perdu la tête, vous n’avez pas perdu la mémoire et la langue; je ne vous croyais pas si savante. Qui diable vous a appris cette belle histoire des deux ours? Mais je vois que _amor di donna, aqua in cestillo_.[85] Au reste, je m’aperçois avec plaisir que de Magdeleine pécheresse, vous êtes devenue Magdeleine pénitente. Allons, touché de vos remords, je vais vous donner l’absolution. Alors, avec une sainte gravité, fesant sur elle le signe de la croix, je lui ai dit: _Absolvo te à peccatis tuis, in nomine, etc._ Je m’évadai ensuite; car je m’apercevais au feu de ses regards que la colère bouillonnait dans ses veines, _et notum quid possit fœmina furens_.[86] Je suis venu souper avec mon Hébreu. Fils de Jacob et de Rachel, lui ai-je dit, noyons mon amour et nos soucis dans le vin. Il n’y a rien de vrai, de solide que le plaisir et le bon vin, _dissipat Evius curas edaces_. Mahomet a dit que Dieu avait fait deux beaux présents à l’homme, les femmes et les parfums; il s’est trompé, il a voulu dire, les femmes et le vin. Lorsque nos têtes ont été échauffées des vapeurs de Bacchus, nous avons bu à la santé du diable, et l’avons prié à souper avec nous; ensuite, après avoir vidé nos flacons, et beaucoup ri de notre invitation au grand-maître des enfers, à minuit, à l’heure oh les sorciers vont au sabbat, où les démons remontent sur la terre, nous sommes allés paisiblement nous mettre dans nos lits. Mais voici le pire de mon histoire: Un peu avant la naissance du jour, à l’heure des songes, je dormais profondément, lorsque j’ai vu entrer dans ma chambre des hommes vêtus de noir, ayant des têtes de mort sur leurs habits et des cierges à la main, et le diable à leur tête, le front armé de cornes, et les yeux ardents comme deux escarboucles; ils ont entouré un cercueil qui était au milieu de ma chambre; ensuite ils sont venus près de mon lit: j’étais dans une situation terrible, je suffoquais; une sueur froide m’inondait. Cependant voyant le diable si près de moi, j’ai fait un effort pour lui parler, et lui ai demandé, d’une voix faible et tremblante, ce qu’il voulait: Mon cher apostat, m’a-t-il répondu, tu m’as prié hier à souper avec toi, je t’en remercie; je viens à mon tour t’inviter à souper dans quatre jours dans mon palais avec Luther, Calvin, Pilate, Judas, Mahomet, l’empereur Julien, Henri VIII, Jean Hus et Jérôme de Prague; ce sont eux que tu vois autour de moi. A ces mots il a disparu, et a laissé dans ma chambre une odeur de soufre épouvantable: j’étais mourant, plus froid qu’un prédicateur qui reste court en chaire: je n’ai pu me rendormir; les rayons du jour ont dissipé mon effroi, et j’ai déjeûné avec mon israélite, qui, ni juif, ni chrétien, s’est moqué de mon songe, de la pythonisse d’Endor, de l’ombre de Samuel, qui fit si grande peur au roi Saül, et des songes de Nabuchodonosor, expliqués par Daniel; enfin sa gaîté, ses plaisanteries m’ont rendu le courage; et pour achever agréablement la journée, je suis allé dîner chez un de mes anciens amis, qui a parcouru les différents états de la vie; il a été moine, corsaire, médecin, journaliste et comédien. Aujourd’hui il mange gaîment l’héritage de l’un de ses oncles, mort au Mexique. C’est un mécréant, grand contempteur des saints et de leurs miracles; je lui ai confié le serment que j’avais fait à Saint Vincent, et que j’ai violé. Rassure-toi, m’a-t-il dit: Saint Vincent n’a pas en paradis d’assez bonnes lunettes pour voir ce qui se passe sur la terre; il s’embarrasse fort peu que don Manuel, l’improvisateur, porte ses talents et sa bosse à Ispahan, à Pékin ou à Valence. Pierre Barjone a renié trois fois Notre-Seigneur, et n’en est pas moins un grand saint. Moi, j’ai fait vœu de chasteté et de pauvreté; j’ai de l’argent et une jolie maîtresse, qui me donne le paradis dans ce monde, en attendant que mon ame aille occuper sa niche dans l’autre: le 19 avril, c’est la fête de _San Vincente_; tu composeras quelques jolis couplets à sa gloire, et par-là tu feras ta paix avec lui. Ce discours, qui a été suivi d’un bon dîné, a appaisé quelque petite syndérèse qui me restait sur le cœur; et le soir je suis rentré dans ma chambre, plein de confiance et d’hilarité, et avec un peu de vin dans la tête: mais la nuit, j’ai eu une autre vision; j’ai vu un grand fantôme vêtu de blanc, le chef couronné d’une auréole brillante, qui m’a dit: Je suis St. Vincent Ferrier, j’ai pitié de toi; je descends du ciel pour sauver ton ame, tu n’as plus que trois jours à rester sur la terre, repens-toi; demande pardon à Dieu de ton impiété, de ton libertinage; rappelle-toi l’habit religieux que tu as porté dans ta jeunesse; cette robe sacrée déposera contre toi au tribunal de l’Éternel; tremble, implore ta grâce ou tu vas devenir la proie du démon, et tomber dans l’abîme. Je me suis éveillé en sursaut, et l’ombre s’est évanouie: mais je l’ai toujours présente: j’entends toujours la voix du Saint; et cette apparition et celle du diable, et l’annonce de ma mort prochaine me troublent, enveloppent mon ame d’un crêpe funèbre, et me donnent la fièvre. Pendant ce discours, je l’observais; ses yeux étaient ardents, son visage décomposé; son corps tremblait: je le rassurai autant que je pus; je lui dis que ces visions étaient l’effet d’une imagination vive, et d’un sang agité, et ne méritaient pas plus de croyance que celles de Sainte Thérèse ou celles du roi Baltazar, qui vit une main écrire des mots sur une muraille. Je lui proposai de dîner chez don Inigo; il me dit qu’il n’avait pas faim, qu’il allait prendre l’air, et composer une satire contre dona Clara, pour lui laisser en mourant une marque de sa reconnaissance et de son souvenir. Je lui promis d’aller le lendemain déjeûner avec lui. Avant dîné j’allai avec don Inigo me promener dans la ville et visiter les couvents et les églises, qui, la plupart au lieu de dômes, n’ont que des tours hautes et minces, ornées de toutes sortes de pilastres et de devises bizarres; tout est peint et doré avec profusion. Je ne remarquai que le couvent des Franciscains; il paraît que ces moines sont très-bien logés en Espagne; le monastère a une cour double, entourée d’un portique ouvert où sont des fontaines qui versent leurs eaux dans les deux cours: nous vîmes passer l’archevêque. Ce prélat, me dit don Inigo, est le fils d’un paysan, ainsi que son prédécesseur l’était. Ce dernier a fait bâtir une riche habitation pour les franciscains, qui sont les champions de l’immaculée Conception; et le prélat d’aujourd’hui, dont les dogmes sont diamétralement opposés à ceux de son prédécesseur, en a fait autant pour les pères des _écoles pies_. Lorsque nous fûmes à peu près au centre de la ville, il me dit: C’est ici qu’était jadis la porte par où le Cid fit son entrée triomphale dans Valence, et termina ses exploits. Jugez combien cette ville s’est agrandie; c’est surtout depuis l’avénement de la maison de Bourbon au trône d’Espagne. Nous trouvâmes une affiche de comédie dont la lecture me parut amusante et bonne à retenir. _A l’impératrice du Ciel, mère du Verbe éternel, nord de toute l’Espagne, consolation, fidèle sentinelle et rempart de tous les Espagnols, la très-sainte Marie, a son profit, et pour l’augmentation de son plus grand culte, la compagnie des comiques jouera aujourd’hui une nouvelle et joyeuse comédie intitulée_ el _Heredero universal_ (le Légataire universel), _de Carlos Gordoni, auteur de la Margarita_ (Marguerite). _Le fameux Romano dansera le fandango. On prévient que la salle sera éclairée_. Je dis à don Inigo: Cet _Heredero_ universel est sans doute une traduction ou imitation du _Légataire_ de Regnard? — Oui, mais l’auteur se garde bien de l’avouer, ainsi que la traduction de la _Margarita_, qui est la _Nanine_ française. — Si les Espagnols sont glorieux, à plus forte raison les auteurs doivent l’être. Nous trouvâmes, à notre retour, chez don Inigo, le curé de la paroisse qui l’attendait. Je les laissai ensemble. Dès qu’il fut parti, don Inigo me fit appeler, et me dit: Savez-vous ce qu’est venu faire ici le curé? — Non, vraiment. — Il a apporté son registre pour inscrire les noms de toutes les personnes qui logent chez moi, et le vôtre aussi. — Qu’en veut-il faire? — Nous approchons de Pâques, et il faut que chacun de nous lui fournisse son billet de confession et de communion, qu’il viendra chercher après Pâques. Si quelqu’un ne le donnait pas, il serait foudroyé des censures de l’église, et son nom affiché dans les carrefours; et s’il ne se confesse pas dans un temps donné, il est puni corporellement. —Cette loi de l’église doit enfanter beaucoup de sacriléges? — N’en doutez pas; mais nos prêtres ont pour principe qu’il faut employer tous les moyens pour forcer les hommes à leurs devoirs, sous le prétexte que la persuasion arrive tôt ou tard. Au reste, ne vous alarmez pas, j’aurai un billet pour vous. — Comment vous y prendrez-vous? — J’en achèterai un. Ces billets sont communs, et se vendent à très-bon compte. Dès le commencement de la semaine sainte, des femmes perdues, profanant ce que notre religion a de plus sacré, vont communier dans diverses églises, et retirant leur billet à chaque fois, elles le jettent dans le commerce. D’autres de ces créatures se prostituent à des moines, qui les payent en ce papier-monnaie. Il est des hommes plus hardis qui, pour épargner les frais du billet, ne craignent pas de communier sans confession, et de devenir sacriléges. — Ainsi c’est à Pâques où se commettent les plus grands crimes. — Il faut en gémir, et attendre du temps la suppression de ces abus. Le lendemain matin je me rendis chez don Manuel; je le trouvai dans son lit. Sitôt qu’il m’aperçut, il s’écria: Mon ami, je suis mort; la fièvre me dévore; j’ai eu cette nuit d’autres visions; saint Vincent est à mes trousses; il se venge. Allez, je vous prie, me chercher un médecin et un confesseur. A cette demande je compris que ses visions et la fièvre avaient affaibli sa tête, et je me flattai que la présence du médecin et du confesseur la rétabliraient bien mieux que les plus belles maximes de la morale et de la philosophie. Je m’adressai, pour avoir ces deux personnages, à don Inigo, qui m’indiqua son docteur et le vicaire de sa paroisse. Je courus d’abord chez l’Esculape. C’est bientôt, me dit-il, l’heure de mon dîné; je ne fais jamais de visite dans ce moment. — Vous viendrez, je l’espère, au sortir de table?— Non, je fais alors la méridienne. — Mais après la méridienne vous paraîtrez sans doute? — Pas encore. Ce matin j’ai purgé l’archevêque pour une légère indigestion, et je yeux aller voir l’effet de la médecine: vous sentez bien ce qu’on doit à son _ousia illustrissima_. Mais dès que je l’aurai vu, je courrai chez votre malade, à la considération de mon ami don Inigo Flores. — Mais si pendant le temps donné à votre dîné, à votre sommeil, à son _ousia illustrissima_, le malade meurt? — Ce ne sera pas ma faute; nous prierons Dieu pour lui. J’eus beau le presser, et vouloir rompre l’ordre méthodique de sa journée, il me répondit que s’il brisait ses habitudes, troublait sa digestion et son repos pour ses malades, il serait bientôt plus malade qu eux. J’allai ensuite chez le vicaire, que je ne trouvai pas: j’y retournai le soir, et je le menai chez don Manuel. Le docteur y était déjà; il me dit à l’oreille que mon ami avait une fièvre inflammatoire, qu’il ne répondait pas de ses jours, et qu’il fallait le faire confesser tout de suite. Dès que don Manuel aperçut le vicaire, il lui cria: Prêtre du Seigneur, je suis perdu; le diable m’attend demain à souper avec Luther, Calvin, Judas, Pilate, Mahomet et Julien l’apostat. L’ecclésiastique, qui vit que son imagination était frappée, chercha à le rassurer par les paroles du psalmiste: «Dieu est bon, et sa miséricorde est éternelle.» Saint Paul, ajouta-t-il, était l’ennemi de Dieu; saint Augustin était plongé dans le bourbier du vice: cependant tous deux jouissent aujourd’hui du bonheur et de la gloire des saints. Écoutez la voix de Dieu, qui vous appelle à lui comme il appela jadis trois fois Samuel encore enfant; n’imitez pas ce petit Samuel, qui ne reconnut pas sa voix. L’entendez-vous? la reconnaissez-vous? — Oui, monsieur. — Le Dieu de bonté vous envoie aujourd’hui, pour votre salut, une grave maladie. — Hélas! oui; mais j’aurais désiré que ce fût un peu plus tard. — Voulez-vous vous confesser? Vos maux s’affaibliront quand votre conscience sera plus tranquille. — Je le veux bien, quoique je n’aie pas eu le temps de me préparer. Alors nous sortîmes tous, et je revins chez don Inigo navré de douleur. Le père et la fille cherchèrent à me consoler; Rosalie me disait, non sans quelque rougeur: Il vous restera encore de bons amis, mon père et moi. Je ne pus fermer l’œil de la nuit; j’avais toujours devant les yeux ce poète charmant, jovial, plein d’esprit, à peine au milieu de sa carrière, et déjà dans les bras de la mort, au moment où il ne s’occupait que de plaisirs et de jouissances. De grand matin je retournai chez lui; il était assoupi; on l’avait saigné deux fois. Sa garde me dit qu’il avait passé une nuit très-agitée; qu’il sommeillait dans ce moment, et rêvait, ou plutôt qu’il était dans le délire. Je m’assis auprès de son lit, et j’attendis le moment de son réveil. Dans son délire, il nommait dona Clara, l’appelait sa bien-aimée; ensuite, après un court silence, il s’écria: Où suis-je? Je vois les Euménides; voilà Minos, Eacus, Rhadamante, en robes noires, avec de longues barbes: ils jugent les pâles humains. L’effroi l’éveille, et cessant de parler, il roula les yeux autour de lui, et les arrêta sur moi; et m’ayant reconnu, il me dit: Mon ami, je vois la mort planer sur ma tête sa faux à la main; tout est fini: saint Vincent me poursuit. Pour l’appaiser, j’ai fait le vœu, si j’en échappe, de mettre en vers sa vie et ses miracles. Hélas! j’ai offensé Dieu devant vous, je vous ai scandalisé par mes actions et mes discours, je vous en demande pardon. Il me pria ensuite d’empêcher le Juif, son hôte, d’entrer dans la chambre. Je crois voir, dit-il, l’apôtre qui a trahi J. C. C’est ce nouveau Judas qui a évoqué le diable que j’ai vu dans la nuit. Je lui promis d’écarter cet Hébreu. Une autre grâce, ajouta-t-il, que j’ai à vous demander, c’est d’emporter le manuscrit de mes vers, contenant odes, romances, épigrammes, élégies, séguidilles. Épicure, en mourant, tourmenté des douleurs de la colique, dit que sa seule consolation était dans la beauté des ouvrages qu’il laissait au monde. C’est aussi la mienne. Faites imprimer mes vers après ma mort. Mon confesseur veut que je les condamne au feu: ainsi Dieu ordonna à Abraham le sacrifice de son fils; mais il arrêta son bras prêt à l’immoler. Faites de même; sauvez mes entrailles: c’est un service que vous rendrez à ma patrie: du produit de l’impression vous ferez dire des messes pour ma pauvre ame, car je veux séjourner en purgatoire le moins que je pourrai. — Soyez tranquille, votre manuscrit verra le jour, et assurera votre gloire. Je vis que l’espoir de cette gloire le consolait, en mourant, de la perte de la vie. Le sage dit que son cœur la méprise; Le sage ment, et dit une sottise. Dans ce moment entra son ami, corsaire et moine, chez lequel il avait dîné. Il lui parla de la mort de Socrate, de celle d’Épaminondas, de Sénèque. Il faut, lui dit-il, mourir en philosophe comme les sages de l’antiquité. Il lui cita ce vers impie: Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.[87] Monsieur, lui dis-je, pourquoi venez-vous troubler son repos? Souffrez qu’il meure en bon Chrétien: il mourra avec autant de courage que les philosophes anciens, soutenu et consolé par la religion et par l’espoir d’une vie future. Mon ami, lui dit don Manuel, je me suis confessé, j’ai demandé pardon à Dieu, j’ai promis de renoncer à la poésie, et si je fais encore des vers, ce sera pour chanter les louanges du Seigneur, et celles de sa divine mère. Cependant le roi Salomon a fait cinq mille odes, et Dieu ne l’a pas puni.[88] Le médecin arriva, et l’ex-moine se retira et ne revint plus. L’Esculape trouva le malade dans un redoublement de fièvre très-violent, et il le fit saigner tout de suite. Il me conseilla de le faire administrer dès le soir même, ou au plus tard le lendemain matin, m’assurant que le danger était imminent. Sur cet avis je retournai chez le confesseur; sa présence parut faire plaisir à don Manuel. Monsieur, lui dit-il, croyez-vous que Dieu soit irrité contre une faible créature comme moi, et qu’il me précipite pour jamais dans l’abîme? Ah! mon Dieu, mon Dieu, j’implore votre miséricorde; contentez-vous de m’envoyer en purgatoire! Dieu est miséricordieux, lui répondit le vicaire; écoutez le prophète qui dit: «Ne crains point au milieu des maux dont tu es accablé, parce que je suis ton Dieu, que je suis avec toi.» Ah! mon Dieu! mon cher Dieu! répliqua le mourant, venez avec moi, restez avec moi! Monsieur, quel est l’homme qui a dit ces belles paroles? — C’est le prophète Isaïe. — N’est-ce pas celui à qui Dieu commanda d’aller tout nu et sans souliers dans les rues de Jérusalem? — Oui, c’est lui-même: cet ordre cachait un grand mystère. — Oui, je le crois sans le comprendre. Je les laissai ensemble, et j’allai passer quelques heures avec don Inigo. Je revins le soir pour garder le malade pendant la nuit. Don Inigo fit ses efforts pour m’en empêcher, craignant que ma santé n’en souffrît; mais je lui dis que l’amitié devait braver les peines et les dangers pour l’intérêt d’un ami, ou que l’on ne méritait pas ce titre. Vers le milieu de la nuit, le paroxisme de la fièvre redoubla avec violence. Don Manuel demanda de l’eau bénite, en fit jeter autour de son lit et dans toute la chambre, pour chasser, disait-il, le démon qui s’y tenait accroupi. Il prenait le crucifix, le couvrait de baisers, et promettait à Dieu, s’il lui conservait la vie, de faire pénitence de ses péchés, et de vivre selon sa loi. Il tomba dans une profonde rêverie: j’entendis qu’il disoit, je vois le Styx, les flammes roulantes du Phlégéton. Cher Saint Vincent, ayez pitié de moi! ensuite: Thésée est descendu aux enfers et en est revenu. Il prononça encore quelques phrases que je ne pus entendre. Le viatique arriva à huit heures du matin, suivi d’une foule de femmes, d’enfants et d’hommes, portant des cierges; six hautbois maures les précédoient avec un homme jouant d’un petit tambour. Tout ce cortége entra dans la chambre, et la remplit de fumée et de bruit; le prêtre aspergea plusieurs fois le malade d’eau bénite, en implorant pour lui la miséricorde divine. Don Manuel, pour communier, voulut absolument se mettre à genoux sur son lit, le crucifix à la main; son confesseur et moi nous le soutenions; il dit d’une voix mourante, interrompue par des sanglots: je demande pardon à Dieu, à Saint Vincent et à vous tous, du scandale de ma vie licentieuse et poétique; je suis un grand pécheur: mes amis, mes frères, priez Dieu pour moi, pour qu’il me fasse miséricorde et me reçoive en son saint paradis. Lorsqu’il eut reçu la communion, il récita des prières avec son confesseur, et tous les assistants leur répondirent. Il ne put long-temps soutenir cette situation, il retomba dans son lit, et tout le cortége se retira en jouant de la flûte et du tambour. Cette scène attendrissante m’arracha des pleurs: cependant, disais-je, je voudrais que l’on me laissât mourir tranquille; ces cérémonies lugubres, ces apprêts de la mort, attristent les vivants et effrayent les moribonds. Une heure après cette sainte cérémonie, la tête de don Manuel s’embarrassa entièrement, le délire ne le quitta plus. Je l’entendis réciter ces vers qu’il composait, ou dont il se ressouvenait: Çà, que l’on me donne ma lyre: Mes amis, je veux, dans ce jour, Brûlant d’un bachique délire, Célébrer Bacchus et l’Amour. Le malheureux, disais-je, meurt en rimant, comme il a vécu; je fondais en larmes appuyé sur son lit. Après quelques minutes de silence, il prononça le nom de dona Clara, de Saint-Vincent, et ses dernières paroles furent ce vers-ci: Sans le Vin, sans l’Amour, que faire de la Vie! Cependant dans son agonie, demi-heure avant d’expirer, il me tendit la main, en jetant sur moi le regard le plus tendre. Il aurait voulu me parler, mais il n’avait plus de voix; il reçut l’extrême-onction et mourut bientôt après, à six heures du soir; il n’avait que trente-deux ans et trois mois. Don Inigo vint m’arracher de cette chambre, et du corps de mon ami. Le lendemain, j’assistai à son convoi; on l’enterra dans une église, par un usage encore subsistant en Espagne: je versai de nouvelles larmes sur sa tombe. Adieu, mon ami, lui dis-je; adieu, poète aimable, je n’entendrai plus tes chansons, je ne jouirai plus des agréments de ton esprit, de ta gaîté, des douceurs de ton amitié. Adieu, adieu; que l’Être-Suprême reçoive ton ame auprès de lui! Le lendemain de cette triste cérémonie, don Inigo, pour me distraire, me mena à la maison de campagne qu’il venait d’acheter. Ah! quelle ame oppressée n’éprouve du soulagement dans le sein de l’amitié au milieu d’un air pur, dans une douce solitude que le printemps commence à parer de ses couleurs! Don Inigo ne chercha point à dissiper ma tristesse par un flux de paroles et d’axiomes philosophiques; il me laissa rêver tout à mon aise à mon malheureux ami, et m’égarer seul dans la campagne: mais dès que je sentais que la promenade et la rêverie avaient soulagé mon cœur, je venais chercher de nouvelles consolations auprès de mes aimables hôtes qui m’attendaient ou sous un berceau d’orangers, ou sur les bords d’un canal d’irrigation, quand l’ombre et la fraîcheur descendaient sur la terre. Rosalie médisait alors: j’ai pleuré comme vous; qui n’a versé des larmes! Vous avez tari les miennes, vous m’avez consolée; ne pouvez-vous trouver auprès de moi les mêmes consolations que j’ai trouvées auprès de vous? Je lui répondais que le charme de sa présence, et de son amitié, seraient toujours le baume le plus heureux pour fermer ma blessure. Un jour, son père m’ayant laissé un moment avec elle à la promenade, je lui dis: Aimable Rosalie, que le temps est doux et serein auprès de vous! quel charme pénétrant embellit la nature! — La nature et le temps vous paraîtraient encore bien plus beaux, si la belle Séraphine était à ma place. — Non, l’amour meurt bientôt dans un cœur offensé, et puis vos bontés, votre amitié pour moi... — Ne remplacent point dans votre cœur les pertes que vous avez faites. Elle cueillit alors un bouton de rose, et me le présenta, en me disant: je voudrais que cette fleur fût le symbole de l’amitié, et qu’elle fût immortelle. Une autre fois je la trouvai rêveuse, assise sur un banc de gazon, un livre à la main quelle ne lisait pas; je lui demandai le sujet de sa rêverie. J’ai quitté, me dit-elle, mon livre pour écouter le chant des oiseaux, et puis insensiblement, je me suis mise à rêver à l’amitié; c’est un sentiment bien plus doux que celui de l’amour. — Oui, entre deux personnes d’un sexe différent, nées avec des vertus, de la délicatesse et de la sensibilité. Elle se leva alors en me disant: Je vois arriver mon père, allons le joindre. Lorsque don Inigo s’aperçut que le temps affaiblissait un peu mon affliction, et que le calme rentrait dans mon ame, il crut le moment favorable pour me confier les vues qu’il avait sur moi. Un matin de très-bonne heure, il entra dans ma chambre, et me dit: Le temps est charmant, l’air retentit du chant des oiseaux, le parfum des fleurs, des végétaux embaume l’air, le printemps a presque toute sa parure: allons prendre le chocolat au milieu de la petite prairie, dont la verdure naissante est si douce à l’œil. Rosalie dort encore; nous déjeûnerons seuls, après quoi nous ferons une petite promenade jusqu’aux bords de la mer. Il me fit cette proposition avec un air mystérieux, qui m’étonna autant qu’il m’intéressa; je lui répondis que j’étais à ses ordres, et nous partîmes. Notre conversation pendant le déjeûné fut laconique, et ne roula que sur des objets peu intéressants. Don Inigo avait un air pensif et circonspect. Quand le chocolat fut pris: allons, dit-il, nous promener jusqu’à la mer, nous n’avons pas deux milles de chemin; je me plais beaucoup, sur ses bords, à jouir de son calme et même de son agitation. Quand j’éprouve ces moments d’ennui et de tristesse, qui trop souvent flétrissent notre ame, et dont nous ignorons la cause, je vais soudain sur le rivage, où l’étendue, le mouvement des eaux, fixant mes regards et ma pensée, dissipent les nuages qui pesaient sur mon cœur. Là je me rappelle ce beau passage du psalmiste. «La mer vit la puissance de l’Éternel, et elle s’enfuit.» Là nous verrons arriver les vaisseaux qui apportent la fortune et la joie aux habitants de Valence; nous admirerons la patience et l’industrie des pêcheurs, qui tendent leurs filets à des animaux innocents, et qui gémissent quand ils les retirent vides de la proie désirée, ou tressaillent d’allégresse si les filets sont pleins. Arrivés sur le rivage, nous nous assîmes sur des rochers; j’observai quelque temps, sans parler, cet immense réservoir, cet abîme profond, incommensurable, qui étonne, attache et épouvante l’imagination; j’y voyais des bateaux s’y promener, des vaisseaux fuyant dans le lointain, des poissons qui, de temps en temps, s’élevaient, s’élançaient sur la surface des eaux; j’admirais ces flots qui s’avançaient en grondant, et venaient expirer à nos pieds. Voilà, dis-je à don Inigo, une perspective qui jette l’ame dans une rêverie profonde. — Oui, lorsqu’on n’y est pas accoutumé; mais les marins regardent la mer avec la même indifférence que les peuples du midi regardent le soleil. L’homme sensible et réfléchi, voit sur ce fougueux élément le champ de bataille où l’avarice et l’ambition viennent se disputer leur proie, et le gouffre qui engloutit une partie de l’espèce humaine: mais je vous ai amené ici, non pour philosopher, mais pour vous parler d’un objet beaucoup plus intéressant. Je me suis aperçu que ma fille avait depuis quelque temps redoublé de dévotion pour Saint Nicolas, et vous saurez que ce saint archevêque est le patron des filles à marier, comme Saint Rémond est celui des femmes enceintes. La fête de Saint Nicolas est célébrée ici avec de grandes cérémonies, par toutes les vierges qui aspirent au mariage: voici sur quoi est fondé ce patronnage. Ce grand saint ressuscita un jour l’amant d’une jeune beauté désespérée de sa mort. Dans une autre occasion, il donna en songe une dot aux filles d’un pauvre gentilhomme. Ma fille, quoique veuve, a pensé que ce saint ne lui refuserait pas sa protection. Hier je l’ai surprise aux pieds de sa statue qu’elle avait couronnée de fleurs: je lui ai demandé le motif de sa dévotion, et si elle avait envie de se remarier. Je n’en serais pas fâchée, m’a-t-elle répondu, si je trouvais un homme honnête, aimable et dont je fusse aimée, et qui aurait voire suffrage. — Cet homme existe-t-il quelque part, l’as-tu démêlé dans la foule? Elle a rougi, baissé les yeux et gardé le silence. Or, cet homme mystérieux quelle n’ose nommer, mon cher chevalier, c’est vous: ma fille entraînée par la reconnaissance, par vos vertus, votre aimable caractère, ne voit le bonheur dans un nouvel hymen qu’avec vous. Si vous pensez de même, si votre cœur répond au sien, je vous offre sa main avec ma fortune; je ne m’informe pas de la vôtre: moins vous en aurez, plus vous serez riche pour moi: je jouis environ de vingt mille livres de rente, vous voyez que nous aurons de quoi subsister tous les trois dans une douce aisance, surtout dans un pays où la fertilité de la terre nous donne ses productions à un prix très-modéré. Je pourrais, en continuant mon commerce, augmenter mon opulence; mais qui désire toujours, ne jouit jamais. La soif de l’or est la maladie des commerçants et des gens d’affaire, ce ne sera jamais la mienne. Ma réponse fut l’expression d’un cœur plein de reconnaissance et de joie. Mais, ajoutai-je, vous savez l’obstacle qui peut s’opposer à mes vœux: ma religion diffère de la vôtre, elle est proscrite dans votre pays: Rosalie, attachée par l’éducation, par le préjugé, et encore plus par son ame imbue de la religion de ses pères, frémira à l’idée d’épouser un calviniste: voilà deux obstacles difficiles à surmonter, l’église et Rosalie. — A l’égard de ma fille, j’espère que l’amour, soutenu de mes conseils, triomphera de sa prévention. Vos vertus, la noblesse de votre ame parlent déjà en votre faveur: je lui répète tous les jours que c’est à Dieu seul à juger les opinions religieuses, et que nous devons tolérer, chérir même l’homme vertueux, quels que soient sa croyance et son culte. Et quant à l’opposition de l’église, il serait temps que toutes les sectes du christianisme, qui ne diffèrent que par quelques opinions peu importantes et quelques rites, vinssent se perdre dans un accord général, et que la religion chrétienne, conservant l’esprit de charité et de sagesse qui l’anime, uniforme, invariable, devînt celle de toute l’Europe. — Même celle des Turcs. — Non; mais je les renverrais en Asie. En attendant que ce projet de réunion, peut-être aussi chimérique que celui de la paix universelle de l’abbé de Saint-Pierre, puisse s’effectuer, je me charge d’obtenir la permission de votre mariage. Le grand-vicaire de notre archevêque est un ecclésiastique sage, éclairé, tolérant, de plus il a de l’amitié pour moi, et j’espère qu’en ma faveur il conciliera la discipline de l’église avec l’intérêt de la société. Maintenant que nous sommes d’accord, je vais rejoindre Rosalie, qui doit avoir quelque inquiétude sur cette longue conférence; je vais la lui révéler, et la préparer adroitement à vous pardonner votre protestantisme. Le temps est doux, le soleil est voilé; allez, en attendant, vous promener dans la _huerta_ (jardin) de Valence: une belle campagne et un beau jour inspirent des rêveries tendres et riantes. Il s’éloigna à ces mots, et moi j’allai rêver à notre entretien, à mon hymen futur et à l’aimable Rosalie, que l’espoir de la posséder me rendait déjà plus chère. Quelle foule de réflexions se succédaient dans ma tête! J’étais si enfoncé dans ma rêverie, que je tombai dans un canal d’arrosage plein d’eau: deux jeunes femmes accoururent à mon secours et m’aidèrent à en sortir, non sans rire de tout leur cœur de ma chute et de ma figure trempée, et dégouttant l’eau comme un dieu marin; je retournai bien vite au logis. Cependant don Inigo parlait à sa fille; dès qu’elle l’aperçut seul, elle lui demanda ce que j’étais devenu. — Oh! lui dit-il, don Luis a bien des choses dans la tête! en ce moment il rêve à toi, à la proposition que je lui ai faite. — Quelle proposition? — De t’épouser. — M’épouser! Et qu’a-t-il répondu? — Mille choses tendres et flatteuses. Il a montré une joie ineffable, et puis tout à coup il est tombé dans la tristesse; après quoi il m’a dit, avec un profond soupir: je tremble de ne pouvoir être heureux, une barrière me ferme le chemin du bonheur. — Est-il possible? Quelle barrière peut s’élever entre nous? n’est-il pas célibataire et maître de sa destinée? — Oui, mais il pense que l’opposition viendra de toi, de tes préventions. — Il se trompe; et s’il m’aime, je crois que je l’aimerai aussi. — Fort bien! Mais si le hasard eût voulu que sa famille fut de race juive, que lui-même professât le judaïsme? — Ah! Jésus! Jésus! Que dites-vous? La chose est impossible! Un jeune homme si aimable, si poli, ne serait pas Chrétien? — N’est-il pas vrai que tu ne l’épouserais pas? — Oh non, je n’en aurais jamais le courage ni la force. Moi, la femme d’un Juif! Non, je n’oserais jamais l’embrasser, j’aimerais mieux mourir. Que je suis malheureuse! Quoi! don Luis, ce brave militaire, n’est qu’un Juif! Comme la physionomie est trompeuse! Quand don Inigo vit la douleur et l’effroi de sa fille à leur apogée, il lui dit, en lui prenant la main: Rassure-toi, ma chère enfant, don Louis n’est pas Hébreu, il est très-bon Chrétien. — Ah! que vous me faites plaisir! j’étouffais! — Mais ce n’est pas un Chrétien de l’Église romaine, il est protestant. A ces mots, Rosalie qui avait frémi de me voir de la race d’Abraham et de Jacob, se trouva trop heureuse que je fusse un enfant de Calvin. Elle demanda si les protestants étaient damnés. — Non, ma fille, je ne le pense pas. Quand ils sont vertueux Dieu leur fait miséricorde. —Ah! je le crois, je l’espère; je serais trop malheureuse en paradis même, si je savais mon époux aux enfers. Mais ne peut-il pas quitter sa fausse religion pour la nôtre? — Un honnête homme n’abjure la religion de ses pères, qu’après une intime conviction de ses erreurs: sa conversion sera ton ouvrage quand tu seras sa femme. — Ah! oui. Je l’aimerai tant, je le prierai tant que peut-être je le convertirai. En quittant sa fille, don Inigo vint me raconter cet entretien et m’annoncer le consentement de cet aimable objet; il me conduisit auprès d’elle; et quand je lui eus témoigné ma joie et ma reconnaissance, elle me demanda si j’avais entièrement oublié la belle Séraphine? — Non; elle demeurera long-temps dans ma mémoire, mais elle n’est plus dans mon cœur. Le reste de la journée s’écoula dans la douce ivresse de la joie; mon hymen s’annonçait sous les plus heureux auspices: la vertu, la tendresse, la reconnaissance en formaient les nœuds, et l’espérance embellissait l’avenir de ses brillantes couleurs. Le lendemain, don Inigo et moi nous nous rendîmes chez le grand-vicaire pour le consulter sur notre position et le prier d’aplanir les obstacles qui s’opposaient à mon bonheur. — Monsieur, me dit-il, ne pouvez-vous abjurer vos erreurs? abandonner le calvinisme? — Non, monsieur. Quel jugement porteriez-vous d’un homme qui, par amour ou intérêt, renoncerait à la religion de ses pères? Vous penseriez qu’il deviendrait aussi mauvais catholique qu’il était mauvais protestant, et que sans doute il est indiffèrent à tous les cultes. — Et dans lequel éleverez-vous vos enfants? — Nés en Espagne, et d’une mère catholique, environnés de catholiques, je leur laisserai embrasser la religion dominante: dans l’âge de raison, ils seront les maîtres de choisir entre Genève et Rome. Le grand-vicaire satisfait de mes réponses, me demanda deux jours pour consulter quelques théologiens et solliciter la permission de l’archevêque. Les théologiens me furent défavorables; mais le prélat, homme sage, pieux et tolérant, éclairé des lumières de son grand-vicaire, et charmé d’obliger don Inigo, donna sa sanction à mon mariage, avec cette clause que mes enfants seraient élevés dans la religion romaine, et que mes noces ne seraient célébrées qu’à la fin de l’année de la viduité de Rosalie. Je souscrivis sans peine à ces conditions. L’amour naît au sein de l’espérance, et le plaisir d’être aimé développe son accroissement: je n’avais senti jusqu’alors pour Rosalie, que ce tendre intérêt qu’inspire la jeunesse et la beauté malheureuses; je devins alors amant passionné, et l’amitié brûla des flammes de l’amour. Il est vrai que les aveux ingénus de Rosalie, sa douce joie, ses timides caresses, son embarras touchant nourrissaient dans mon ame ce feu si doux. Elle-même embellissait tous les jours; une sérénité nouvelle, un enjouement paisible respiraient sur son visage, l’animaient, le coloraient; son esprit acquérait de la grâce et de la facilité; et son ame expansive semblait se répandre dans toutes ses actions, dans tous ses discours. Je lui en parlai. Elle me répondit: le bonheur est le soleil du printemps qui ranime la nature et l’embellit. O destinée incompréhensible, qui nous conduit à ton but par les détours d’un labyrinthe obscur! Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.[89] Aurais-je pu prévoir quand j’étais à Lyria, courant après Séraphine, brûlant d’amour pour elle, que la jeune inconnue avec qui je soupais, à laquelle je donnais des secours, par des sentiments d’humanité et de commisération, était l’épouse que le ciel me réservait, et que d’une situation si triste et si déplorable, naîtrait notre félicité respective! Je me rappelai alors, non sans étonnement, les prédictions des deux Bohémiennes: comme elles nous l’avaient annoncé, l’infortuné don Manuel était mort dans le sein de la religion, purifié par elle et par son repentir; et moi je fesais un mariage riche et flatteur. Alors s’effacèrent entièrement de mon ame les derniers traits de l’image de Séraphine, non que nul souvenir ne me la rappelât, mais il était sans charme et sans intérêt; et celui de Cécile, de cette tendre amie, bien loin de s’affaiblir, ne se présentait à mon esprit que mêlé d’amertume et de regrets. Mon hymen arrêté, nous convînmes avec don Inigo, que j’irais en France chercher les papiers nécessaires et donner ma démission du service: j’avais payé par deux blessures et six campagnes ma dette à la patrie, et je devais à mon épouse et à moi le reste de mon existence. Je fixai mon départ au 20 avril, le lendemain de la fête de saint Vincent que l’on voulait me faire voir, et je promis d’être de retour avant le 15 août, pour assister à la fête de l’Assomption, l’une des plus magnifiques de Valence. Pendant mon séjour, je parcourus le manuscrit que mon pauvre ami don Manuel destinait à l’impression. Mais dans tout cet immense recueil, il y avait tout au plus dix à douze pièces de vers que l’on pût lire avec plaisir. Elles avaient cette facilité aimable, ce _molle atque facetum_ qu’Horace trouvait dans Virgile. Ces pièces avaient été travaillées à loisir, la lime y avait passé: dans tout le reste qui avait été improvisé, on trouvait, au lieu d’idées, des mots harmonieux, une infinité de redondances et encore plus de négligences et d’amphigouris, défauts communs aux improvisateurs: ainsi je n’ai pu remplir sa volonté dernière, et vendre son manuscrit pour lui acheter des messes. J’aurais sans doute été assez généreux pour sauver son ame à mes dépens; mais en ma qualité de protestant, la foi me manquait; Rosalie, à qui j’en fis la confidence, suppléa secrètement à mon omission, et le nombre de messes a été célébré. Le 20 avril amena la fête de saint Vincent. La veille mon cher hôte me conduisit sur la place San-Domingo où l’on avait élevé un théâtre sur lequel parut ce saint, grand comme nature; à ses côtés on voyait des marionnettes, dont les ressorts qui les mouvaient étaient cachés sous les planches; ces figures marchent, font des gestes, et représentent les miracles du saint, au grand contentement, à la grande joie du peuple qui fait retentir la place de cris, de clameurs et des _viva san Vicente_. C’est tout ce que je trouvai de curieux dans cette fête. Je partis le 21 avril. Nos adieux furent touchants sans être tristes; nous ne nous séparions que pour nous réunir à jamais. Rosalie me dit, en m’embrassant: Je pleure, mais mes larmes sont douces; vous emportez ma joie et mon bonheur, mais vous me les rapporterez; cet espoir me soutient, me console; je prierai tous les jours pour votre heureux voyage. — Vos prières, lui dis-je, comme celles des anges, doivent plaire à l’Éternel. Don Inigo me dit: Sachez, mon cher fils, que celui qui attend s’impatiente beaucoup plus que celui qui voyage. Le mouvement, les objets nouveaux distraient le voyageur, occupent sa pensée, amusent sa curiosité; l’autre demeure en place, a tout le temps de réfléchir, voit toujours les mêmes choses, les mêmes lieux qui lui rappellent sans cesse l’objet aimé et son absence. Je ne m’arrêterai pas sur mon voyage; je passai l’Èbre dans une petite bourgade nommée _Amposto_, sur deux barques liées ensemble par des ais qui formaient un plancher. Ces barques allaient tantôt à la rame, et tantôt deux mulets les tiraient du rivage. Un ecclésiastique d’environ quarante ans passa la rivière avec son âne et nous. En descendant du bateau il monta sur sa bête, et je le suivis quelque temps à pied. Il m’apprit qu’il avait étudié à l’université d’_Alcala de Benarès_, fondée par le cardinal Ximenès qui, de simple moine, était devenu, à l’âge de soixante ans, archevêque de Tolède et puis cardinal. Cet ecclésiastique était de mauvaise humeur contre le concile de Trente qui avait condamné les prêtres au célibat. Dans la primitive église, disait-il, on nous tolérait des concubines. Dans la Genèse il est dit: «Il n’est pas bon que l’homme vive sans compagne». Le célibat des prêtres n’a jamais été un précepte divin, mais une institution des hommes ou de l’Église, fixée par le concile de Trente, ou plutôt par le pape Pie IV qui craignait que les prêtres mariés fussent moins dépendants de Rome. La plupart des apôtres étaient dans les liens du mariage. Saint Jérôme assure que Saint Pierre et quelques autres apôtres n’avaient pas plus quitté leurs femmes que leurs filets. Un évêque de Saragosse, marié, obtint du pape Pélage, après de longues et vives sollicitations, sa confirmation à l’épiscopat. Ce qui motivait le long refus du pape, c’est qu’il craignait que les biens de l’église ne passassent dans la famille de l’évêque. Au concile de Nicée la question du célibat fut agitée, et le concile déclara qu’il laissait à chaque prêtre la liberté de garder sa femme, ou de vivre dans le célibat. Saint Jérôme se contentait de défendre la bigamie aux prêtres, autorisée chez les juifs. Saint Paul dit: «Élevez-vous, si Dieu vous en fait la grâce, jusqu’à l’état pur et sain qui vous détachera des choses terrestres; mais n’oubliez pas que vous êtes fragile, et que si vous n’avez pas reçu le don de continence, vous êtes en danger d’être dévoré par un feu secret, dont l’auteur même de la nature entretient le foyer pour la propagation de l’espèce.» Dans ce moment son âne aperçut une ânesse, et fit retentir les airs de sa voix pleine et bruyante. — Votre âne, lui dis-je, aurait été un mauvais prêtre, il est dans la classe de ces êtres fragiles dont parle l’apôtre. — Et moi, comme lui, je suis l’enfant de la nature; je l’écoute en bénissant Dieu, en m’appliquant à mes devoirs. Si parfois des remords me reprochent ma faiblesse, j’imite Philippe V, un de nos rois, qui, en revenant de chez sa maîtresse, recevait l’absolution de son confesseur qui l’attendait; on ajoute même qu’un médecin l’attendait aussi pour lui tâter le pouls, cérémonie dont je me dispense; car je ne me porte jamais mieux qu’après ma chute. Je lui demandai alors où il allait ainsi avec sa monture. C’était, me dit-il, celle de J. C., elle convient à un pauvre curé. Je vais dire la messe au village voisin et gagner trois réaux (15 sols). Comme le pape et nos seigneurs les évêques je subsiste des fruits de l’autel. — Êtes-vous de ce canton? — Non, je suis né à Valladolid, je vis à Amposto, et je mourrai où Dieu voudra. Le curé et son âne prirent ici une autre route. En le quittant, je lui prédis qu’un jour le célibat des prêtres finirait. — Je n’en doute pas, me dit-il; mais je ne serai plus. Je remontai dans ma voiture et continuai mon chemin. En arrivant auprès de Barcelone, je repassai le pont superbe du Lobregat. Alors la chaîne des montagnes dont je sortais, sembla s’ouvrir pour présenter à mes regards une vallée magnifique. Le soleil descendait à l’horizon. L’air devenait plus frais, la lumière plus douce, et le mouvement d’une nombreuse population donnait à ce tableau plus d’intérêt et de vie; une belle allée de peupliers me conduisit en ligne directe à la ville: la chaussée était couverte d’hommes, de voilures, et ornée des deux côtés de jardins et de jolies maisons de campagne. Tout y respirait l’aisance, la vie et la gaîté. Je voyais devant moi les tours, les fortifications de la ville, et dans le lointain l’amphithéâtre des montagnes: j’étais ravi; mes yeux ne pouvaient se lasser de voir, mon esprit d’admirer, et mon cœur de jouir. J’entrai par la porte Hospitalière, et de-là je m’enfonçai dans des rues étroites. En traversant le _Muelle de San-Luis_, j’eus encore un quart-d’heure d’enchantement: le soleil était derrière le mont Joui, la mer balançait mollement ses flots étincelants des feux du couchant; des vaisseaux entraient dans le port à voiles déployées, et ses bords étaient couverts des femmes, des enfants, des parents, des amis des navigateurs, et d’un nombre infini de curieux. Les ombres s’épaississaient par degré; les lumières brillaient de toute part; la musique, la danse, les chants semblaient célébrer la fête de la nature, et adresser, pour tant de merveilles, l’hymne de la reconnaissance à l’Être créateur qui, nous environnant de plaisirs et de jouissances, appelle à lui notre admiration et notre amour. Je ne restai qu’un jour à Barcelone; le souvenir du saint-office m’avait gâté cette ville, et je n’y trouvai pas l’aimable M. Aubert, qui m’avait arraché si adroitement des serres de l’inquisition. Il avait obtenu un congé pour aller en France, où sa femme l’avait suivi. La matinée de mon séjour, j’allai me promener à pied, à un couvent de capucins, situé sur la montagne: j’y jouis d’une vue magnifique; elle embrassait le port, la ville de Barcelone et la campagne. Le jardin des révérends pères est sur la pente de la montagne. J’y trouvai des promenades délicieuses, ombragées par des arbres superbes et toujours verts; des ruisseaux d’une eau fraîche et limpide s’y précipitaient de tout côté. Cet aspect me parut romantique. Je me crus transporté dans les jardins d’Alcine; mais tout-à-coup mon illusion s’évanouit, quand j’aperçus un groupe de capucins a longue barbe, qui se promenaient sous ces ombrages; alors je crus voir des satires dans les bosquets de Paphos. Mais ce qui m’amusa, ce fut de voir des eaux qui jaillissaient des yeux d’une petite Magdeleine, et des stigmates d’un grand Saint François: tant la superstition inspire de folies! Arrivé à Perpignan, où mon régiment était encore, je donnai ma démission. Mes camarades firent tous leurs efforts pour me retenir: mes chers amis, leur dis-je, je ne puis me résoudre à végéter de garnison en garnison: les Grecs et les Romains à la paix déposaient leurs armes, et s’adonnaient à d’autres professions. Voici quelle sera la mienne: associé à une femme charmante, je ferai valoir mon bien: je lirai auprès d’elle, je méditerai, j’aurai du repos, j’appelle cela travailler et avoir un état. Tous les rois de la terre ne pourraient me faire une plus belle destinée. Si la guerre se rallume, si l’on attaque nos foyers, et que ma patrie ait besoin de moi, je volerai à son secours. Je restai huit jours à Perpignan, où je fus fêté par mes camarades et mes supérieurs. Je logeai à la même auberge de Notre-Dame où j’avais vu pour la première fois don Pacheco et la volage Séraphine. J’eus un moment d’attendrissement. Ah! le souvenir d’une femme que l’on a aimée, et qui a partagé notre tendresse, laisse toujours dans le cœur des traces de regrets et de sensibilité! J’allai joindre ma mère, qui fut ravie de me revoir et de mon bonheur. Elle-même était heureuse; elle avait épousé un ancien lieutenant-colonel plus riche d’honneur que d’argent: toute sa fortune consistait dans une pension assez modique; mais ils avaient l’abondance que donne la campagne: sans luxe et sans superfluités ils jouissaient avec leurs amis de leur petite fortune, et même ils donnaient encore du pain à des malheureux. Je leur abandonnai ma terre de Saint-Gervais, ce qui accrut leur aisance, sans altérer leur simplicité et irriter leurs désirs. Je restai deux mois avec eux. Je reçus dans ce temps-là une lettre du vicomte de Beaupré qui m’invitait à venir dans son château. J’hésitais de me rendre à cette invitation; je craignais de rouvrir ma blessure, et de recommencer des pleurs que le temps, un objet chéri, devaient faire cesser: une seconde lettre plus pressante me décida. Je fis mes adieux à ma mère et à son époux. Notre séparation les attendrit vivement: mais je promis de leur amener ma nouvelle épouse. Quand j’entrai dans la terre du vicomte, que je m’approchai du château, je sentis une palpitation de cœur qui m’obligea de m’arrêter. Je voyais ou croyais voir l’ombre de Cécile aux mêmes lieux où je m’étais promené avec elle; je me rappelais sa voix touchante, ses paroles si douces, si pleines de raison et de sentiment, ses gestes, ses regards si tendres, si expressifs. Un domestique du vicomte m’aperçut, et courut l’avertir. Il vint à moi d’un pas rapide, et me trouva assis sur un banc. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre, et, dans les plus douces étreintes, nous versâmes des pleurs sans proférer une parole. Enfin, quand notre cœur fut moins oppressé, le vicomte, après m’avoir remercié de ma visite, me prit par la main, et me dit avec un profond soupir: Allons la voir. Nous montâmes, silencieux, sur une petite colline couverte de pins et de cyprès; au centre était la tombe de l’infortunée Cécile. Lorsque nous y fûmes arrivés, le vicomte me dit tout en pleurs: Elle est là, c’est là qu’elle dort. Et ne pouvant en dire davantage, il s’agenouilla, et baisa la pierre qui la couvrait. Je l’imitai; prosterné sur cette pierre, je la baisai trois fois en criant trois fois: Cécile, Cécile, Cécile! Après cette lugubre et touchante cérémonie, nous nous assîmes sur un banc de gazon en face du tombeau. Je viens souvent ici, me dit le vicomte, pour lui parler; il me semble qu’elle m’entend et qu’elle me répond. L’autre jour je lui apportai son enfant, la cause de sa mort; je le mis sur sa tombe: Tiens, lui dis-je, chère Cécile, voilà l’enfant de notre amour. A peine eus-je achevé ces mots, que j’entendis un soupir, une espèce de murmure; le cœur me battit, mon sang se glaça. Ah, m’écriai-je, tendre épouse, ma bien-aimée, est-ce toi? est-ce ton ombre qui me répond? Mais je n’entendis plus rien, et je versai un torrent de larmes. Pour terminer cette scène déchirante, je dis au malheureux époux: Retirons-nous, ne troublons pas son repos; son ame céleste est avec les anges; elle est heureuse: un jour nous la reverrons. De retour au château, le vicomte me présenta son enfant: il avait les yeux, le front et la bouche de sa mère. Je le pris dans mes bras, et l’accablai de baisers. Le vicomte me dit: J’avais désiré un garçon, sans doute par un mouvement d’orgueil, pour transmettre mon nom; mais aujourd’hui je préférerais une fille: elle me représenterait mieux sa mère. Pendant les cinq jours que je restai chez le vicomte, tous les matins j’allai visiter la dernière demeure de Cécile. Un jour que le vicomte fut occupé, j’y restai quatre heures: j’y lus les Nuits d’Young, j’y plantai deux rosiers, et je composai cette épitaphe, que le vicomte fit graver sur sa tombe: Ici dort, sous cette pierre, Le plus bel ouvrage des Dieux; C’était un ange sur la terre; Il retourna trop vite aux Cieux. Le vicomte voulut m’accompagner jusqu’à Toulouse. Cécile, ses propos, ses actions, sa grâce, le charme de son ame, de sa figure, nous occupèrent pendant toute la route. Si quelque objet nous distrayait, nous occupait un moment, nous revenions bientôt à notre pensée chérie. A Toulouse nous nous séparâmes, ou plutôt nous nous arrachâmes des bras l’un de l’autre en nous jurant une amitié éternelle. Je revolai à Valence, où m’attendait une autre Cécile, car Rosalie, dans les traits et dans le caractère, avait bien des rapports avec elle; et c’est sans doute cette analogie et son amour pour moi qui allumèrent mes nouveaux feux. Dans l’excès de mon contentement, souvent je m’écriai: Enfin je suis aimé! quel bonheur, quel attrait plus entraînant que celui de rencontrer, au milieu d’une foule d’individus tous indifférents, tous occupés d’eux-mêmes, un cœur qui vous distingue, qui s’attache à vous, ne pense qu’à vous, et vous préfere à tout! J’arrivai à Valence le 10 août fort tard; je couchai à l’auberge. Don Inigo était à la campagne; j’y courus de grand matin: j’allai droit à sa chambre. Mon arrivée le combla de joie. Après nos embrassements et nos épanchements de cœur il me dit: Rosalie était inquiète; son amour, son impatience vous accusaient; suivez-moi, elle est encore dans son lit: j’entrerai le premier pour lui épargner une trop vive émotion. Eh bien, tu dors? lui cria-t-il en entrant. — Non, mon père. — Voici une lettre de ton chevalier, de don Louis. — Ah! voyons, que dit-il; pourquoi ne vient-il pas? — Mais il est en route; il peut arriver à tout moment, ce soir, demain. — Ah! plût au Ciel que ce fût tout-à-l’heure. Mais voyons sa lettre. — Je la cherche; je crains de l’avoir égarée. — O Ciel! cherchez-la, je vous prie. — Mais n’entends-tu pas marcher? Écoutons; quelqu’un monte: si c’était lui? — Ah! comme je serais heureuse! — Je n’entends plus rien. (Dans ce moment je fis du bruit). — Ah! oui, mon père, on marche, on monte. A ces mots je me précipite dans la chambre; Rosalie jette un grand cri: je l’embrasse bien tendrement. Nous vous tenons présentement, me dit don Inigo; j’espère que vous ne nous échapperez plus. Mais laissons-la s’habiller; allons l’attendre pour déjeûner au salon d’Apollon, car je fais le petit Lucullus. Ce salon était une petite chaumière faite de branches d’arbres entrelacées, dans laquelle il y avait une statue d’Apollon de stuc; elle était tapissée en sparterie; deux grenadiers et deux orangers, placés aux quatre coins, la couvraient de leur ombre. Les chaises, les tables, les meubles étaient analogues à la simplicité de cet asile. Rosalie ne tarda pas d’arriver: Belle sans ornement, dans le simple appareil D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. Je ne l’avais jamais vue si belle, si séduisante. Don Inigo en bonnet blanc, en redingote grise, respirait le contentement et la gaîté. On apporta le chocolat, et le domestique renvoyé, nos ames s’ouvrirent à la confiance; elles s’épanchèrent, se communiquèrent leurs sentiments, leurs idées; nous jouissions du bonheur de nous revoir, et de la certitude de passer, de finir nos jours ensemble. Quels dons de la fortune, quelles fêtes, quels plaisirs bruyants peuvent égaler la félicité des jouissances du cœur, lorsqu’elles sont pures et légitimes! Le 15 août je vis la fête de la Vierge et je terminerai mon voyage par le récit de cette cérémonie. «Elle commença par une procession solennelle. Les rues étaient jonchées de fleurs, les balcons ornés de riches tapis, et les boutiques, de glaces. La procession réunissait tout ce qui peut flatter les sens, et accroître les illusions religieuses. Une musique harmonieuse et bruyante, des nuages d’encens, les superbes vêtements des prêtres, l’élégance, la blancheur de ceux des jeunes lévites et des jeunes vierges, tout concourait à séduire, à enchanter l’imagination. Ce qui me frappa le plus, et ce qui distingue cette procession des autres, ce fut de voir des nuages flottants dans les airs, portés par des hommes cachés sous des rideaux qui les fesaient mouvoir par un mécanisme intérieur. Au sommet de ces nuages planait majestueusement l’image brillante de la Vierge, qui semblait sourire à ce peuple assemblé. Don Inigo, Rosalie et moi suivîmes cette procession, et entrâmes à sa suite dans l’église où elle se termine. Tous les piliers étaient couverts de damas vermeil, toutes les statues, toutes les images illuminées par des girandoles; le chœur était rempli d’orangers et de citronniers; et le maître-autel, chargé d’une pyramide de lampions, resplendissait de la lumière la plus éclatante. On lâcha une multitude de serins qui voltigèrent dans l’église. On leur avait attaché à la queue une bande de papier doré. Don Inigo m’avertit qu’il était de la galanterie espagnole d’attraper un de ces serins pour l’offrir à la _sua enamorada_ (son amoureuse). La chasse fut générale; tous les jeunes gens, et même les hommes âgés, car en Espagne l’amour est de tous les âges, couraient après ces oiseaux. Je fus assez adroit pour en saisir un très-joli, et je vins le présenter à ma chère Rosalie. Au sortir de l’église, notre allégresse fut troublée un moment par une rencontre inattendue. Je donnais le bras à Rosalie, et nous nous trouvâmes face à face avec la senora Angélica Paular, de fâcheuse mémoire. Elle jeta sur nous des regards de fureur aussi ardents que ceux d’une chatte à qui l’on ravit ses petits. La timide Rosalie en pâlit d’effroi; je tâchai de la rassurer en lui disant que les traits du courroux de cette belle n’étaient pas plus dangereux que ceux de son amour. Mais ce qui la rassura davantage, c’est que son père lui apprit que son frère don Alessandro y César Paular était parti pour le Mexique. La matinée de cette fête fut consacrée aux cérémonies religieuses, mais l’après-dînée fut destinée aux plaisirs: il y eut des courses de chevaux, des arbres de Cocagne, des combats à coups de poings; j’assistai à des danses, à des ballets à la moresque; toute la ville était en mouvement, et la foule bruyante et joyeuse se pressait, s’entassait dans les rues et sur les places. La nuit vint brillante d’étoiles, et toute la ville fut illuminée de lampions, de transparents: les clochers étaient en feu; la joie allait jusqu’à l’ivresse. En fin cette journée si pieuse, si profane, si pompeuse, fut terminée par un feu d’artifice.» Rentré au logis, don Inigo me demanda ce que je pensais de cette fête. — J’y trouve, lui dis-je, quelque chose de sublime et de touchant: l’idée d’une vierge belle, modeste, et mère d’un Dieu, est une des plus heureuses de la religion chrétienne; c’est parler aux sens pour arriver au cœur. — Mon cher ami, vous parlez en protestant; par bonheur, Rosalie ne vous entend pas; vous lui feriez de la peine, et elle vous gronderait. Cependant, je brûlais de célébrer une fête bien plus intéressante pour moi, celle de l’hymen. Heureusement, sur nos instances, on compta l’année de viduité de Rosalie du jour de l’abandon de son époux; elle expirait en septembre. Don Inigo s’occupa des apprêts de la noce. J’avais fait part de mon mariage au généreux don Pacheco, et j’étais étonné de n’en point recevoir de réponse; mais je fus bien plus surpris, lorsqu’un matin je le vis entrer dans ma chambre. Je viens, dit-il en m’embrassant, assister à la noce de mon fils. Après que je l’eus remercié avec toute la reconnaissance que m’inspiraient son amitié et ses bontés, que je lui eus témoigné toute la joie que sa présence me causait, je lui demandai des nouvelles de Séraphine. Elle me parle, dit-il, souvent de vous; mais elle a une grossesse un peu fatigante: ce qui m’afflige, c’est que mon petit-fils ne pourra porter mon nom, et ne sera pas même gentilhomme. Mon nom va s’éteindre; c’est un malheur pour la nation que les grandes familles décorent et soutiennent. Je lui proposai de le présenter à don Inigo, qui fut enchanté de faire sa connaissance, le força d’accepter un logement chez lui, et le traita avec l’affection la plus intime, et l’urbanité la plus aimable. Enfin le ciel brilla pour moi d’une sérénité nouvelle; le jour de bonheur parut, je menai Rosalie à l’autel, le premier octobre, jour de ma naissance: une couronne de jasmin et de roses, un voile, un habit blanc composaient sa parure; son trouble, son touchant embarras, sa modestie la paraient mieux encore. Pour moi, je me parai, pour la dernière fois, de mon uniforme. Don Pacheco avait mis un habit écarlate, brodé en or, de grandes boucles de diamants, et de grandes plumes au chapeau; il n’avait pas oublié sa croix de Calatrava et sa clef de chambellan. Mon beau-père avait un habit neuf de soie d’une couleur modeste. Mon épouse, au sortir de l’église, me dit: Mon ami, je t’ai juré devant Dieu et devant témoins, amour et fidélité, je te répète ici ce serment; il est gravé dans mon cœur, que tu remplis de tendresse et de félicité. Don Pacheco lui fit présent d’une très-belle paire de boucles d’oreilles de diamants. Nous célébrâmes la fête d’hymen à la campagne, au milieu de celle des vendanges: la joie, les chants, les cris des vendangeurs, se mêlaient, se confondaient avec nos chants d’hymenée et de plaisir. O jour heureux! Ah! qui n’a pas aimé une Valencienne, n’a jamais senti ce que l’amour a de pénétrant, de sublime! elles seules connaissent et font éprouver ces jouissances intimes, ces extases, ces égarements d’une ame, que l’indifférence ou la haine ne peuvent approcher, qui ne savent, qui ne peuvent qu’aimer. Elles doivent sans doute ce bienfait de la nature à un climat inspirateur, à une religion mystérieuse; la Vierge, ses miracles, son fils bien-aimé, les cérémonies touchantes et pompeuses de l’église exaltent leurs ames, qui unissent, fondent ensemble les sentiments de religion avec ceux de tendresse et de volupté. Enfin un homme épris d’une Espagnole et aimé d’elle, a déjà bu dans la coupe céleste où boivent les anges et les élus. Don Pacheco nous quitta deux jours après la noce, en me jurant une amitié immortelle, et promettant de venir nous voir de temps en temps. Il y a vingt ans que j’ai formé cet heureux lien; je ne m’en suis pas repenti un seul jour, malgré ce qu’en dit La Bruyère.[90] La tendresse, la douceur, les vertus, les soins touchants de ma femme m’ont prouvé que les talents, le savoir d’une épouse, sont des ornements inutiles; un superflu, qui a souvent les inconvénients du luxe; et que la sensibilité, la raison éclairée, sont les premiers éléments dont se compose le bonheur d’un ménage: de plus, j’ai senti, depuis mon hymen, combien nous devons d’indulgence à la faiblesse de ce sexe, et même de tous les hommes. La faute de Rosalie à son premier mariage l’attachait encore plus à son devoir, et la rendait plus soumise à son père et à son époux. Depuis mon séjour dans cette terre promise, je n’ai jamais poussé un soupir vers la richesse, vers les honneurs, ces vieilles bagatelles, comme les nomme Balzac: par une faveur spéciale du ciel, j’ai toujours su apprécier le prestige et la fumée de la gloire. Pétrarque a dit, peut-être encore agité du désir de s’immortaliser: Ma se ’l Latino, e ’l Greco Parlan di me dopo la morte, è un vento.[91] J’ai eu sans doute dans ma retraite des moments de langueur, que le travail, la lecture, ou un regard de Rosalie dissipaient bientôt: je lis beaucoup sans chercher à devenir savant, associant autant que je le puis la philosophie de Zénon à celle d’Épicure. Je tâche de savourer toutes les douceurs de la vie, et je marche vers la mort, sur un chemin de fleurs, sans croire que mes plaisirs offensent la Divinité, et qu’elle exige de nous, chétifs mortels, des privations et des pénitences absurdes et cruelles. J’aime Dieu avec la confiance d’un fils pour un bon père. Je chéris la vertu et la pratique autant que ma faiblesse me le permet. Je suis un vrai quiétiste: j’ai dix ans de plus que ma femme, et je dois finir avant elle. Souvent dans cette pensée, je lui traduis ces vers touchants de Tibulle: Te spectem suprema mihi cum venerit hora, Te teneam moriens deficiente manû.[92] Une fille est le seul fruit de mon mariage; elle fait mon bonheur et celui de sa mère: sa figure est aimable; elle a plus de grâce que de beauté. Le sentiment brille dans ses regards, et donne une ame à sa physionomie; elle chante avec goût et justesse, sans étude et sans méthode; elle a la naïveté de son âge et d’un bon naturel; elle ne possède ni beaux talents, ni grandes connaissances: son esprit n’en est que plus facile et plus enjoué, son amour-propre plus raisonnable, et son ame plus sensible. Si les femmes se bornaient aux études proportionnées à la force de leur esprit, analogues à leur situation, à leur place dans le monde, elles seraient plus aimables et plus savantes; car ce que l’on sait mal, est une superfétation qui défigure. Mon beau-père ne vieillit point; sa sagesse, le calme de son ame, sa sobriété, et sans doute son bonheur, maintiennent sa constitution, comme un arbre né sous un beau climat, à l’abri de l’impétuosité des vents, fructifie et garde long-temps la force et la pompe de sa jeunesse. Ma femme, à son septième lustre, a perdu la fraîcheur et le coloris de son printemps; mais ses beaux yeux et la douce expression de sa physionomie, la placent encore au rang des jolies femmes. Je n’ai point cherché à altérer sa religion, mais j’ai tâché de la rendre pieuse et non dévote; je lui dis souvent: Toutes ces pratiques minutieuses et multipliées, toutes ces momeries monacales et superstitieuses, annoncent plutôt la faiblesse de l’esprit, que l’amour de Dieu et de la religion. Il faut à une femme raisonnable, une dévotion de sentiment, plus que de pratique. Elle n’a plus cherché à me convertir, parce que je l’ai désabusée de ma damnation, et qu’elle est aujourd’hui persuadée que l’Être-Suprême nous jugera sur nos actions, et non sur nos opinions. Je ne finirai pas sans parler de la _nueche buena_ (la bonne nuit), ou autrement de la fête de Noël, fête des plus agréables qui rappelle le printemps dans le cœur de l’hiver. La veille de Noël, on se promène dans les rues au milieu des bosquets, des guirlandes de fleurs, de myrte et de roses, et des arbres fleuris. Toute la ville respire la gaîté et le plaisir: dans tous les marchés, on avait construit de petits théâtres, aux pieds desquels les musiciens font résonner leurs instruments; et des voix fraîches chantent des pastorales: cependant les pétards, les cris de joie retentissent de tout côté; toutes les maisons opulentes déployent leur magnificence. Les terrasses étaient illuminées par des lampions et des transparents de cent formes diverses; mon beau-père donna un grand soupé à l’instar de tous les gens aisés. Après soupé, on dansa, on chanta; ensuite nous allâmes visiter nos voisins et nous promener dans les rues au son des instruments et à la clarté des flambeaux que l’on portait devant nous. Dans cette course nocturne, on s’agace, on s’attaque avec des confitures, des dragées et des grelots que l’on s’envoie avec de grands éclats de rire. Les Grecs et les Romains n’avaient pas de fêtes si riantes, et une dévotion si tendre et si gaie. Don Inigo me conduisit sur une hauteur, pour me faire jouir du coup d’œil des illuminations: cette vue est magnifique; je voyais une étendue immense de feux que traversaient des fusées et des globes enflammés; j’entendais un murmure, un mugissement semblable à celui de la mer: c’est dans cette agitation et ces plaisirs que nous attendîmes le lever de l’aurore, et l’heure des matines. Nous entrâmes avec la foule dans les églises resplendissantes de lumières; la gaîté y suivit le peuple, et tempéra l’austérité de la dévotion: on se jetait à la tête des noisettes, des oranges, et les prêtres officiant en étaient frappés comme les autres. Je doute qu’à la vue d’une fête si joyeuse, les Sociniens fussent revenus de leur incrédulité, ils croiraient plutôt que c’est une fête de Vénus; car dans le délire de la joie, les amants se cherchent, se trouvent, le tumulte les favorise. En Espagne il n’est point de cérémonies religieuses où l’amour ne se mêle et ne joue le rôle le plus intéressant. Dans cette fête-ci, toutes les Sirènes, toutes les Circé de la ville se répandent dans les rues, tendent leurs filets, vous appellent par ces mots laconiques, _commigos_.[93] Malheur, dit-on, à qui n’a pas les oreilles bouchées avec de la cire. M’étant séparé un moment de don Inigo et de ma femme, une de ces nymphes me sauta au cou, me couvrit de baisers malgré ma résistance, en me disant: _Ah hijo de mi alma, come lè hallas querido, ven tengo una camita incomparable_.[94] J’eus bien de la peine à me débarrasser de ses bras et de ses baisers. Mais j’ai déjà parcouru un espace immense; il est temps de rentrer dans mon colombier, et de laisser reposer mes ailes et mes lecteurs. Salut, cent fois salut, belle Valence, terre romantique, doux climat, où les transitions rapides du froid au chaud, du sec à l’humide, ne détruisent pas la santé; où les hommes, comme les plantes, pénétrés d’un soleil actif, jouissent d’une plénitude, d’une surabondance de vie, et avec un air pur et vital, respirent la joie, le plaisir et l’amour! Salut, nouvel Eden, terre de promission, où les jours de la vieillesse sont plus doux, les infirmités plus supportables; où chaque lever du soleil offre à tous les âges des jouissances nouvelles; où la vie s’écoule sur des fleurs, sous un printemps continuel; où les sens ont plus d’énergie; où la force vitale est plus active, la nourriture plus succulente et plus légère; où les hommes ont de la franchise, de l’esprit, de l’enjouement et de la vivacité; où les femmes joignent à l’éclat de la beauté, la grâce, l’esprit, une aménité enchanteresse, un cœur aimant et voluptueux et la gaîté la plus aimable; où la société est douce; où chacun pour briller ne fait pas des efforts d’esprit et de mémoire, et ne suit que son plaisir et son cœur; où le fat et le sot n’attirent pas les égards, ne fixent pas l’attention; où enfin un heureux destin m’a fait trouver Rosalie! Salut, ville chérie; puissent la paix, fille du ciel, et Saint Vincent votre patron, éloigner de vous à jamais les ravages et les foudres de la guerre! FIN DU TOME SECOND ET DERNIER. TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CES DEUX VOLUMES. _Nota_. Les chiffres romains indiquent les Tomes, et les chiffres arabes indiquent les Pages. A. _ABDERAME III_. Anecdotes sur ce prince. II, 268. _Accouchement_ (cérémonie d’un), I, 298. _Adélaïde_, première maîtresse de Saint-Gervais, I, 6; — Mariée à un magistrat, 13. _Aladera_ (Bianca) dame de Séville, qui prend du goût pour Saint-Gervais, II, 211. _Alhameda_, magnifique promenade de Valence, I, 235. _Alicante_, fertilité de ses campagnes, I, 411. — Citerne, _ibid._ _Almanza_, ville, I, 409. _Alonzo_ (don), mari de Séraphine, II, 275, 277. _Alphonse_, médecin de Lyria, I, 227. _Andalousie_ (quelques détails sur l’), II, 267. _Antoine de Padoue_ (Saint), général des Portugais, II, 227. _Araucana_, poème d’Alonzo Ersilla, I, 368. _Aubert_ (M.), Consul de France à Barcelone, rend des services à Saint-Gervais, I, 141. _Augustin_ (don), franciscain de Séville, II, 135; — homme sage et pieux, accueille et console Saint-Gervais, 141 et suiv. — Ses raisonnemens, 144 et suiv. — Est chargé de retirer don Fernandès de son hermitage, 185, 191, 201. — Récit de son voyage, 296. _Avila_ (comte d’), époux de la comtesse Éléonore, II, 161. — Sa conversation avec Saint-Gervais et Manuel sur l’Espagne, 165. — Apprend que don Fernandès, qui croit l’avoir tué, est hermite près de Carthagène, 180. — Raconte les détails de cette scène de jalousie, 180 et suiv. _Azucar esponjado_, petit pain de sucre, que les Espagnols prennent avec leur chocolat, I, 242. B. _BAGNÈRES_. Description de cette ville et de ses environs, I, 15 et suiv. _Barcelone_, I, 133. — Saint-Gervais y est arrêté par les familiers de l’inquisition et mis en prison, 138 et suiv. — (Belle vallée de), II, 377. — Couvent de capucins, 378. _Barrège_. Description de cette ville et des environs, I, 16 et suiv. _Beaupré_ (le vicomte de), épouse Cécile, I, 36. — Ses attentions délicates, son amitié pour Saint-Gervais, 38 et suiv. _Benimanet_, charmant village des environs de Valence, I, 303. — (Chanoine de), 303. _Bexis_, I, 201. — Mauvaise auberge de cette ville, 201 et suiv. _Bilbao_, quelques détails sur cette ville, II, 245. _Biscayens_. Privilèges dont ils se vantent, I, 179. — Leur caractère, II, 239, 241. _Bonne-nuit_. _Voyez_ fête de Noël. _Bordeaux_, ton qui régnoit dans les Sociétés de cette ville, sous le gouvernement du maréchal de Richelieu, I, 49. _Brigands_ (rencontre de trois), I, 187. _Burjazot_, joli bourg près de Valence, I, 288. — Tombeau de Françoise l’Advenant, 289. C. _CAPUCIN_ quêteur, II, 230. _Carême_ (les Espagnols achètent la permission de manger du laitage et des œufs pendant le), II, 210. _Caroline_ (la), chef-lieu de la fertile colonie de la Sierra-Moréna, II, 183, 312, 317. — Curé, 319. — État florissant, 323. — Craintes sur sa longue existence, 326. — Sa destruction, 327. _Carthagène_, II, 32. — Son port, 34. — Son arsenal, _ibid._ _Cascadilla_ (dona), reçoit à Murcie don Manuel, habillé en moine, I, 427. _Castillans_, leur caractère, II, 289. _Cécile_, son portrait; aimée par le chevalier de Saint-Gervais, I, 29 et suiv. — Épouse le vicomte de Beaupré, 44. — Meurt en couches, 123. — Son souvenir attriste St.-Gervais, II, 201, 282. — Son épitaphe, 283. _Célibat_ des prêtres, II, 374. _Cervantes_ (Miguel), notice sur sa vie, I, 362. _Chartreuse_ de Porta-Cœli, I, 307. _Clara_ (dona), dame des pensées de don Manuel Castillo, I, 376. _Cochers_, pourquoi ils ne montent plus sur leurs siéges en Espagne, II, 220. _Colloque_ entre un cordonnier qui battait sa femme, et son voisin, II, 104. _Confession_ (billets de), à Valence, II, 347. _Condamnés_ (les), manière dont on les conduit au supplice, II, 197. _Cordoue_, description de cette ville, II, 252, 259, 266, 273, 287. _Courtoisie_ d’une espèce particulière des Espagnols envers les dames, II, 168. D. _DERVICHES_ (cérémonie des), II, 229. _Dorset_ (lord), voyage en Espagne et recherche la société de St.-Gervais, II, 212. — Son opinion au sujet des Espagnols, 213. — Son esprit philosophique, 221. — Son opinion sur les Portugais, 222, 227. — Son aventure galante à Lisbonne, 223. — Ses conversations avec son cordonnier, 263. — Son caractère, 291. — Son départ pour l’Italie, 291. E. _ELCHE_, ses belles campagnes, I, 420. — Ville célèbre du temps des Maures, 421. _Éléonore_ (comtesse d’Avila), accueille à Séville don Manuel et ensuite St.-Gervais, II, 154. — Cercle dans son hôtel, 180. — Retour imprévu de son mari, 161. — Son portrait, 207. _Etiquette_ de la cour d’Espagne, I, 77. F. _FANDANGO_, I, 267, 286. _Fernandès_ (don), hermite près de Carthagène, I, 458. — Son histoire, II, 1. — Quitte son hermitage, 293. — Va trouver sa femme à la Caroline, 314. _Fiançailles_ (cérémonie des), I, 397. _Francisca_ (dona), épouse de don Fernandès, II, 180. — Se retire à la Caroline, 183. — Retrouve son mari, 315. _Français_ que St.-Gervais rencontre à Séville; ses aventures, II, 203. G. _GAVACHE_, épithète que les Espagnols donnent aux Français; origine de ce mot, II, 155. _Grao_, port à une demi-lieue de Valence, I, 320. _Grenade_, grande ville bâtie par les Maures, II, 46. — Fertilité de son territoire, 47. — Cathédrale, 48. — Alhambra, palais magnifique, 51. — Prison de la reine, femme d’Abdali, et histoire de cette reine, 53. — Curé, 60. — Généraliffe, ancien palais des sultans, 62. — Description de la ville, 63. — Inscriptions Arabes, 63, 64. — Tombeau de Gonsalves de Cordoue, 73. _Guadix_, ville d’Andalousie, II, 44. — (Route de), à Grenade, _ibid._ _Guarda-Romana_, colonie d’étrangers, II, 310. H. _HERMITE_ du Mont-Serrat, I, 163. — De Morviédro, 197. — Des bords de la rivière de Canales, 206. — Sur la route de Carthagène, 458. — Son histoire, II, 1. _Huerta de Valencia_ (le jardin de Valence), belles campagnes du royaume de Valence, I, 231. I. _INIGO FLORES_, père de Rosalie, I, 239, 242, 274 et suiv. — (Belle action de), 291. — Reçoit chez lui Saint-Gervais, 339. — Sa maison de campagne, 349, 384. — Fait à Saint-Gervais la confidence des sentiments de sa fille, II, 364. — Propose à sa fille d’épouser Saint-Gervais, 366. — La différence des religions est un obstacle, 365, 367. — Cet obstacle est levé, 369 et suiv. _Inès de Castro_. Anecdotes sur sa mort, II, 232. _Inquisition_ (l’), fait arrêter Saint-Gervais à Barcelone, I, 158 et suiv. — Anecdotes au sujet de ce tribunal, 149, 385. — Crimes qu’il poursuit, 272. J. _JACQUES_ (Saint), patron de l’Espagne, II, 192. — Son corps trouvé en Espagne, 193. _Juan_ (don), hermite du Mont-Serrat; son histoire, I, 163. _Juif_, sceptique et superstitieux, II, 237. L. _LIVRES_ (visite des) de Saint-Gervais à Gironne, I, 129. — Défendus par le saint-office, 252. — De la bibliothèque de don Inigo, 271. _Lorca_, ville d’Andalousie, II, 41. _Lyria_, petite ville entre deux montagnes, I, 213. M. _MANUEL CASTILLO_, poète espagnol, que Saint-Gervais rencontre dans la prison de Valence, I, 356. — Cause de son emprisonnement, 357, 358. — Son portrait, 358, 365. — Refuse de faire des excuses au duc qu’il avoit offensé, 375. — Sort de prison par les bons offices de Saint-Gervais, 391. — Devient le fidèle compagnon de voyage de Saint-Gervais, 403. — Vers, 404. — Fait baiser sa main au duc son rival, 405. — Prêche sur la place publique d’Alicante, 413. — Expédient dont il se sert pour être bien logé et traité à Murcie, 424. — Mystifie deux dévotes par son déguisement et ses contes, 427 et suiv., 442, 449 et suiv. — Ses vers, 457. — Se fait passer à Carthagène pour don Solano, médecin, II, 35. — Prend à Grenade le nom du frère d’un moine pour se faire bien recevoir dans le couvent des hyéronimites, 66 et suiv. — Console Saint-Gervais de l’infidélité de Séraphine, 101, 106, 108, 114. — Prend le nom du comte de Rio-Frio pour visiter la manufacture de tabac à Séville, 158. — Compose une romance pour la comtesse Éléonore, 160. — Est pris pour un saint à Saragosse, 170. — Part avec don Augustin pour rendre l’hermite don Fernandès à son épouse, 201. — Son retour à Cordoue, 293. — Récit de son voyage, _ibid._ — Histoire de ses premières amours, 302. — Sa conversation avec le curé de la Caroline, 320. —Son opinion sur le mariage, 329. — Chanson improvisée, 337. — Son entrevue avec Clara, qui refuse de le recevoir, 340. — Ses songes, 342. — Sa maladie, 349. — Sa mort, 358. _Melgar_ (Alonzo). Aventure de ce jeune homme II, 186. _Mendiants_. Fierté des mendiants Espagnols, II, 290. _Miracles_ racontés par un muletier, I, 232. _Mœurs_ (licence des) tolérée en Espagne par le clergé, et pourquoi, II, 195. _Moines_ (vénération que les Espagnols montrent pour les), I, 194. _Mont-Serrat_ (monastère de), I, 152. _Morts_ (fête des) à Valence, I, 393. _Morviédro_ (route de Tortose à), I, 185. — L’ancienne Sagonte, 189. — Couvent de trinitaires, 191. — Restes de monuments de l’antiquité, 193. _Muletier_ capucin, son histoire, II, 77. _Murcie._ Beauté de ses environs, I, 423. — Histoire de cette ville, 438. — Cathédrale, 439. — Promenades charmantes, 441. — Population, 447. — Rues, bibliothèque, 448. — (Route de) à Carthagène, 455. N. _NOCE_ champêtre, I, 120. _Noël_ (fête de), sa description, II, 395. _Notre-Dame de la Cuéva-Santa_, chapelle fameuse sur la route de Morviédro à Valence, I, 199. — _D’Atocha_ miraculeuse, à Madrid, 202. — Procession, 216. O. _OILLA PODRIDA_, potage espagnol, I, 257. _Olives_ d’Andalousie, renommées, II, 233. P. _PACHECO_ (don), Espagnol dont Saint-Gervais fait la connaissance à Perpignan, I, 64 et suiv. — Y tombe malade, 82. — Loge chez Saint-Gervais, 83. — Retourne à Cordoue, 103. — Son portrait, 104. — Son courroux contre sa fille mariée sans son consentement, II, 106. — Offre sa nièce et tout son bien à Saint-Gervais qui les refuse, 109. — Son caractère, 256. — Son lit, 260. — Accident dans sa voiture, 261. — Reçoit sa fille; son costume, 282. — Pardonne à sa fille, 285. — Sa généreuse amitié envers Saint-Gervais, 300. — Vient à Valence assister au mariage de Saint-Gervais et de Rosalie, 389. _Pau_, ville dont le nom est immortel, I, 15. _Paular Angélica_, parle par signes à Saint-Gervais, I, 288, 295. — Ce qu’elle est, 295. — Billet qu’elle jette à Saint-Gervais, 317. — Le fait arrêter, 332 et suiv. — Son portrait, 340. — Écrit à Saint-Gervais, 348, 384. — Son désespoir, 388. _Pedro_ (don), chanoine heureux de Benimanet, I, 303, — Sa bibliothèque, 310. _Pierre le Cruel_, tyran farouche; anecdotes de son règne, II, 127. _Podagre_, cheval de Saint-Gervais, I, 126, 174. — Est volé par don Sanche, 222. _Processions_, I, 216, — II, 228, 229, 246, 288. _Puits_ de Saint-Isidore, révéré à Séville, II, 234. Q. _QUADALAVIAR_, rivière, I, 321. _Quetaria_, petit bourg de la Biscaye, II, 241 et suiv. R. _RANCIO_, vin fameux du territoire de Lyria, I, 215, 217. _Récolet_ de la venta Adelcoha, II, 308. _Refresco_, le grand festin des Espagnols, I, 256 et suiv. _Revenant_, dans l’auberge d’un village, I, 210. _Richelieu_ (maréchal de), commandant à Bordeaux, I, 49. — Anecdotes à son sujet, 51 et suiv. _Rogations_ (les), II, 323. _Rosalie_. Saint-Gervais en fait la connaissance à Lyria, I, 214. — Abandonnée par son mari, 221. — Son extrême affliction, 222 et suiv. — Tombe malade, 226. — Son entrevue avec son père qui lui rend son amitié, 249. — Récit de son mariage avec don Sanche, 265. — (Comparaison de) et de Séraphine, 288. — Reçoit une lettre de don Sanche, qui lui annonce son départ pour l’Amérique, 297. — Apprend la mort de son époux, II, 338. — Épouse Saint-Gervais, 391. S. _SAINT-GERVAIS_ (le chevalier de), né dans le Vivarais; calviniste, I, 4 et 5. — Part pour l’armée, 10. — Blessé à Crevelt, 11. — Prend les eaux de Barrège, 16 et suiv. — Y fait la connaissance de Cécile, dont il devient amoureux, 29 et suiv. — Va dans la terre de son père, y compose une tragédie, 42 et suiv. — Se rend dans le château habité par Cécile, près d’Alby, 45. — Charmes de ce séjour, 45 et suiv. — Rejoint son régiment à Bordeaux, 48. — Ensuite à Perpignan, 54. — Lit sa tragédie chez le maréchal gouverneur du Roussillon, 55. — Apprend la mort de son père, 61. — Fait connaissance avec l’espagnol Pacheco et Séraphine sa fille, 63 et suiv. — Ressent un vif chagrin en apprenant la mort de Cécile, 123. — Son départ pour Cordoue, 125. — Est arrêté à Barcelone, et comparaît devant les inquisiteurs, 138 et suiv. — Expédient employé pour le rendre à la liberté, 143. — Fait connaissance de Rosalie à Lyria, 214. — Va trouver le père de Rosalie à Valence, et la réconcilie avec lui, 231 et 243. — Loge à Valence chez don Inigo Flores, 251. — Est appelé par les signes d’une femme à travers une jalousie, 288, 296. — Est arrêté à Valence par ordre du Corrégidor, à la sollicitation d’Angélica Paular, 332 et suiv. — Comparait devant le Corrégidor, en présence d’Angélica Paular, 340. — Sa réponse à Angélica Paular, 340. — Écrit à l’ambassadeur de France à Madrid, 351. — Reçoit une lettre de don Pacheco qui l’engage à se rendre bien vite à ses vœux, et à ceux de Séraphine, 354. — Fait connaissance en prison avec un poète, 356. — Est délivré par les soins de l’ambassadeur, 386. — Est reçu avec les caresses de l’amitié, par don Inigo et Rosalie, 387. — Obtient la délivrance de don Manuel, 388 et suiv. — Se bat en duel avec le frère d’Angélica Paular, 394. — Est attaqué et blessé, 399. — Reçoit une nouvelle lettre de don Pacheco et de Séraphine, 401. — Quitte Valence avec don Manuel, 403. — Arrive à Cordoue, II, 91. — Trouve Séraphine mariée, 93. — Chagrin que cette infidélité lui cause, 103. — Part pour Séville, 114. — Retourne à Cordoue, 250. — Loge chez don Pacheco, 251. — Revoit Séraphine, 274. — Engage le père de Séraphine à rendre ses bonnes grâces à sa fille, 279. — Part pour la Caroline avec don Manuel et don Fernandès, 302. — Retourne à Valence avec don Manuel, 331. — Ses entretiens avec Rosalie, 359. — Revient en France, 373. — Arrivé à Perpignan, donne sa démission, 379. — Fait ses adieux à sa mère, 381. — Visite le Vicomte de Beaupré, 381. — Retourne à Valence chez don Inigo, 384. — Épouse Rosalie, 389. — Mène la vie la plus heureuse, 391. _Saint-Hilaire_ (marquise de), femme bel-esprit de Perpignan, I, 56. — S’empare du chevalier de St.-Gervais, 59. _Saint-Jean del Forache_, ruines près de Séville, II, 178. _Saint-Philippe_, ville, I, 409. _Saint-Pons_, officier joueur, I, 20 et suiv. — Sa fin déplorable, 25. _Sancha_ (dona), della Valle (marquise), son aventure, II, 171 et 174. _Sanche_ (don), mari de Rosalie, I, 213. — Abandonne sa femme et enlève Podagre, 221. _Sardines_ (pêche des), II, 242. _Secondat_, fils de Montesquieu, président du parlement de Bordeaux, accueille le chevalier de St.-Gervais et le dirige de ses conseils, I, 50, 54. _Segorbe_, I, 201. _Seguidillas_, espèce de contredanse, I, 270. _Séraphina_, fille de l’Espagnol don Pacheco, qui inspire un vif amour à St.-Gervais, I, 65 et suiv. — Passe avec son père quelque temps à Perpignan, et n’est point insensible à la passion de St.-Gervais, 85 et suiv. V. _Pacheco_. — Son portrait, 115. — Se marie contre le gré de son père, II, 93. — Récit de ce mariage, 94. — Fait prier St.-Gervais de la revoir, 274. — Sa première entrevue avec son père, 282. — Obtient son pardon, 285. _Sermons_ bizarres, I, 158, 352, 411; II, 225. _Séville_, fondée par Hercule, II, 124. — Cathédrale, 125, 216. — Hôtel de l’inquisition, II, 126. — Alcazar, ancien palais des rois Maures, 126, 129. — Faubourg de Triana, 130. — Couvent des Franciscains, 132. — Chartreux de Las Cuevas, 138. — Aqueduc de six lieues de longueur, 139. — Visite d’un moine à l’auberge du voyageur, 155. — Manufacture de tabac, 156. — Séville la vieille, 179. — Bourse, 219.— Ancien état florissant, 219. _Sieste_, généralement en usage en Espagne, I, 239, 258. _Silva_ (Éléonora), duchesse, I, 259. _Smith_ (Charles), Anglais avec lequel St.-Gervais dîne à Perpignan; sa querelle avec don Pacheco, I, 66 et suiv. _Soldat_ nonagénaire qui avait servi sous Philippe V; son histoire, II, 119. T. _TARBES_, I, 15. _Tarquin le Superbe_, tragédie du chevalier de St.-Gervais, applaudie dans les sociétés de Perpignan, I, 55. — Refusée au théâtre-Français, 59. _Tarragone_, ville d’Espagne, I, 173. _Taureau_ (course du), II, 248. _Torre_, grange près de Lyria, où croît le _rancio_, I, 217. — Déjeûné agréable qu’y fait Saint-Gervais, _ibid._ _Tortose_, Saint-Gervais s’y arrête, I, 176. — (Aubergiste de), 176 et suiv. _Trinitad_, hermitage sur le Mont-Serrat, I, 161. V. _VALENCE_ (route de Morviédro à), I, 199. — Promenade, 235. — Convoi funèbre, 206. — Barbier acteur, 238.— Description de la ville, 240, 244, 295. — Cathédrale, 253. — Le Micalet, 279. — Affiches de Comédie et de prédication, 280. — Longévité des habitans, 281. — Spectacle, 283. — Crucifix du collège Corpus-Christi, 287. — Couvens, 309. — Hôpital, 316. — Bibliothèque publique, 322. — Beautés des campagnes qui l’environnent, II, 334, 337. — Affiche de Comédie, 347. — (Éloge de), 398. _Vega_ (la), plaine charmante près de Grenade, II, 76. _Venta himistosa_, mauvaise auberge sur la route de Cordoue à Séville, II, 115. — Dialogue de don Manuel et de l’aubergiste qui venait de perdre sa femme, _ibid._ _Viatique_, ses accompagnemens, I, 302, 316. — Usage (au sujet du), II, 260. _Vierge_ (fête de la), à Valence, II, 386. _Vin rancio_, I, 215, 217. — De Malaga, 366. _Vincent_ (saint), [fête] de, II, 372. _Volero_, danse espagnole, I, 285, 286. _Fin de la Table Analytique de ces deux Volumes._ ERRATA DU SECOND VOLUME. Page 29, ligne 27, corum quæ acturi sumus et corum quæ, _lisez_ eorum quæ acturi sumus et eorum quæ. 70, 12, j’aurai besoin, _lisez_ j’aurais besoin. 75, 6, m’inspirait, _lisez_ m’inspiraient. 77, 18, Slave de Pobreta, _lisez_ llave de Pobreza. 116, 8, les Andalousiens, _lisez_ les Andaloux. 127, 7, tant de faste et d’orgueil. _ponctuez ainsi_, tant de faste et d’orgueil? 138, 4, Triara, _lisez_ Triana. 148, 20, à leurs plaisirs. C’est, _lisez_ à leurs plaisirs; c’est. 159, 7, l’air échauffe, _lisez_ échauffé. 217, 5, leur amour-propre presque dans ses douces illusions, _lisez_ leur amour-propre dans ses plus douces. 227, 12, lui expédia la patente, _lisez_ lui en expédia. 230, 12, pas d’autre Dieu, _lisez_ pas d’autre Dieu que Dieu. 235, 8, il devint savant évêque, _lisez_ savant, évêque. 251, 1, j’allais loger, _lisez_ j’allai loger. 260, 4, dans les ravissements de l’amour, l’aspect de la beauté, _lisez_ de l’aspect. 266, 6, notre bacon, _mettez_ notre Bacon. _Ibid._ 14, matronnes, _lisez_ matrones. 284, 2, don Pocheco, _lisez_ don Pacheco. 321, 5, Olavide, _lisez_ Olavidé. _Ibid._ 8, Olavide, _lisez_ Olavidé. 322, 8, sous la condition qu’elle la fera, _lisez_ les fera. _Ibid._ 17, le roi fournit les semailles pour le blé, _lisez_ les semences de blé. 326, 26, Olavide, _lisez_ Olavidé. 328, 23, Olavide, _lisez_ Olavidé. 365, 11, nous nous devons, _lisez_ nous devons. 390, 11, sa connaissance et, _supprimez_ et. 399, 15, puisse la paix, _lisez_ puissent la paix. NOTES [1] Les honneurs de la _grandesse_ procurent le titre d’_excellence_, mais ne donnent pas le droit de se couvrir devant le roi. [2] Le Prado est une des belles promenades de Madrid: elle est ornée d’arbres, de fontaines, de statues, et a près d’une demi-lieue de longueur. C’est un rendez-vous général; on y voit jusqu’à quatre à cinq cents voitures qui se promènent fort tristement, et une foule de gens à pied. Cette superbe promenade a été encore embellie par Charles III, prince sage et sévère. [3] Les poètes latins disent que c’est l’Éridan qui est le roi des fleuves. _Rex Eridanus_, a dit Virgile. [4] Ce sont de petites maisons de campagne. [5] Telle est cette épitaphe: _Hic jacet pulvis, cinis et nihil_. [6] Saint-Louis, en envoyant ces reliques, écrivit une lettre qui mérite d’être connue. «Louis, par la grâce de Dieu, roi de France, à nos très-chers et amis en J. C., les chanoines et tout le clergé de Tolède, salut et dilection: ayant le dessein d’enrichir votre église d’un excellent trésor, en considération de notre très-cher et très-aimé le vénérable don Juan, archevêque de Tolède, qui nous a fait de très-humbles et instantes prières, nous vous envoyons avec plaisir quelques parties considérables des saintes reliques que nous avons eues du trésor de l’empire de Constantinople, et tirées de nos sacrés et pieux sanctuaires. Ces reliques sont une partie de la Vraie Croix de notre Seigneur, que vous recevrez et garderez avec ce respect qui est dû à ces susdites reliques; nous vous conjurons encore de vouloir bien vous souvenir de nous dans vos messes et dans vos prières.» _Donné à Étampes, le mois de mai de l’année_ 1248. [7] _Massoler_, c’est donner un coup de massue sur la tempe du criminel; c’est le supplice le plus doux. [8] Don Manuel a singulièrement interprété la maxime de Saint Jérôme, qui dit: _Duorum temporum maxime habendam curam, mane et vespere, id est eorum quæ acturi sumus et eorum quæ gesserimus_. [9] L’uniforme de chasse, à la cour d’Espagne, est un habit vert orné d’une large broderie; c’est une grande faveur que la permission de le porter et d’être admis aux chasses royales. [10] Il n’y a point de bonne soupe sans lard, ni de sermon sans saint Augustin, c’est-à-dire sans le citer. [11] Un ouvrage bien commencé est à moitié fini. [12] Don Solano était un fameux médecin de l’Andalousie, qui a donné l’histoire de ses observations sur le pouls. Il prédisait les crises des maladies, et en déterminait le genre et l’heure à laquelle on devait l’attendre. [13] Les habitants de Delphes le précipitèrent du haut d’un rocher. [14] C’est le cri des franciscains qui, vainqueurs des enfants de Saint Dominique qui nient l’immaculée conception, ont fait adopter leur doctrine à toute l’Espagne. Tous les ordres militaires de l’Espagne jurent, à leur réception, de défendre de paroles et d’actions, la croyance de la conception immaculée. [15] C’est cet ancien usage qui a fait donner le nom de _La Porte_ à la cour du grand-seigneur. [16] La clef est à peu près chez les Musulmans ce que la croix est chez les Chrétiens; c’est le signe principal de leur foi: comme les clefs de Saint Pierre, elles ouvrent et ferment le Ciel. [17] Les Arabes descendent d’Ismaël, fils d’Abraham et de sa servante Agar. [18] Mahomet raconte dans le _Sura_ que, transporté dans le Ciel, Dieu lui dit qu’il voulait que les vrais croyants priassent cent fois par jour. Mahomet trouva que c’était beaucoup. Mais, conseillé par Moïse, il pria Dieu de réduire ce nombre à quatre fois. La première au lever du soleil, la seconde à midi, la troisième au soleil couchant, et la dernière à minuit. [19] Anciennement, chez les Arcadiens et les Espagnols, le gland était regardé comme un mets délicieux. Pline rapporte que de son temps les Espagnols en servaient sur leurs tables, cuits sous la cendre; mais ces glands sont d’une qualité supérieure à ceux des chênes de nos climats. [20] En 1726, l’inquisition, autorisée par le gouvernement, fît arrêter trois cent soixante familles soupçonnées de mahométisme, et confisqua tous leurs biens, évalués à douze millions de piastres, qu’elle a pieusement conservés. [21] Ce cardinal si bon, si miséricordieux, selon don Polycarpe, était dur, ambitieux, opiniâtre et fanatique. Il disait qu’avec son cordon il menait les grands d’Espagne, et qu’il les écrasait avec ses sandales. Les cinquante mille Maures qu’il fit baptiser étaient de Grenade et des villages voisins. Un édit de 1561 leur ordonna de faire baptiser leurs enfants. Les Maures, pour éluder la loi, se prêtaient les enfants nés à peu près au même temps, pour les présenter à l’église; et souvent un seul enfant recevait plusieurs baptêmes. [22] Ce général gagna, par ruses, deux batailles sur les Français dans le royaume de Naples. Il les surprit en les amusant par des traités de paix. [23] Le maréchal de Luxembourg, dans son lit de mort, répondit à ceux qui lui parlaient de ses exploits et de sa gloire: «J’aimerais mieux avoir secouru quelques malheureux, que cette gloire dont vous me parlez.» [24] La paresse est la clef de la pauvreté. [25] Souvent un homme de bien est caché sous un mauvais habit. [26] On ne connaît le bien qu’après avoir éprouvé le mal. [27] Chaque fourmi a sa colère. [28] Le nom d’_in pace_ donné aux cachots des couvents, vient de cette phrase, _vade in pace_, que l’on dit aux malheureux que l’on jette dans cette fosse. Ces affreuses prisons étaient connues dans l’antiquité; les Romains y enterraient les Vestales vivantes. Jugurtha y finit sa vie dans le désespoir. L’infortuné Louis XVI, sur les instances de la malheureuse Antoinette, sa femme, ordonna, sous peine des châtiments les plus rigoureux, l’abolition de cette barbarie. [29] La bonne conversation abrège le jour. [30] On voit bien à ce propos que le chevalier de Saint-Gervais est protestant. [31] Il vaut mieux être oiseau de champ, qu’oiseau de cage. [32] Qui n’a pas vu Séville, n’a pas vu une merveille. [33] C’était l’usage en Espagne: parmi la haute noblesse, une jeune mariée mettait, le jour de sa noce, la robe de velours qu’avait portée sa mère, son aïeule, sa bisaïeule et au-delà. [34] Mais le pieux Énée, levant les mains au Ciel, parla ainsi en pleurant... [35] Quelques écrivains ne sont pas de l’avis d’Homère et ont entaché la fidélité de cette reine d’Ithaque. [36] Je n’ai vu mourir personne de faim, mais bien cent mille d’avoir trop mangé. [37] Philippe V, après cette victoire, disait au duc de Vendôme: Il est étonnant que vous, fils d’un homme borné, vous ayiez un si beau génie pour la guerre. Mon génie, lui répondit le duc, vient de plus loin. C’est qu’il était petit-fils d’Henri IV. [38] C’était un assez triste palais où Philippe V a passé sa vie. [39] D’autres prétendent qu’elle a été fondée par les Phéniciens, qui la nommèrent _Hispalis_. Les Romains l’appelèrent _Julia_. [40] Ces malheureux proscrits demandèrent à Henri IV un asile en France, offrant de cultiver les landes de Bordeaux, à condition qu’ils pourraient professer leur religion. Le sage Henri n’osa les recevoir. Les temps de la philosophie et de la tolérance n’étaient pas encore arrivés. Ces Maures se réfugièrent en Afrique et en Asie. [41] Là nous entendions les gémissements et le bruit des fouets barbares. [42] Ces traits sembleraient justifier la mémoire de don Pèdre, et accuser de calomnie ses accusateurs. Les Andalous le nommaient _Pedro el Justiciero_. Mais Henri de Transtamare, son assassin, ayant détruit sa famille et tous ses adhérens, poursuivait la réputation de son frère, sans que personne osât faire l’apologie du mort. [43] Des incrédules prétendent que ce fut Saint Dominique qui imprima à Saint François ces stigmates, avec une broche, dans une dispute survenue entre ces deux Saints. Tantæne animis cœlestibus iræ. [44] A Castillo y Aragon Otro mundo dio Colon. Colon donna un autre monde à la Castille et à l’Aragon. [45] Saint Augustin avait un fils nommé _Deodatus_, qui mourut jeune, et qu’il regretta vivement. [46] Mais tandis que le destin le permet, unissons nos amours; la mort, enveloppée de son crêpe funèbre, ne tardera pas d’arriver. [47] Les Calvinistes rejettent la confession auriculaire, les indulgences, le purgatoire, la messe, la hiérarchie des églises et ses cérémonies, les vœux monastiques, le célibat des prêtres; ils admettent la prédestination et prétendent que Dieu a créé la plupart des hommes pour les damner; ils nient la présence réelle dans l’Eucharistie, et disent que Dieu ne se communique à nous que par la foi. Les Luthériens prétendent que J. C. est dans les espèces consacrées, comme le feu est dans le fer enflammé qui subsistent ensemble. [48] Du temps de Salomon, on comptait trente-huit mille lévites en état de servir. Ce roi en destina vingt-quatre mille à servir sous les prêtres; six mille pour juger les causes peu importantes de la religion; quatre mille pour être portiers et veiller sur les trésors du temple, et le reste pour faire l’office de chantre. [49] Tous ceux qui par leurs bienfaits ont mérité de vivre dans la mémoire des hommes. [50] Il a goûté le don céleste. [51] Urbs patens et absque menorum ambitu. [52] Crains Dieu, observe ses commandements. C’est là tout l’homme. [53] Avec toi je voudrais vivre, avec toi je voudrais mourir. [54] C’est le titre que l’on donne aux archevêques et évêques. [55] Ce sont de petits rouleaux de tabac que l’on fume sans pipes. [56] Un poète provençal nommé _Arnaud Daniel_, le plus célèbre des troubadours, fesait dire des messes pour obtenir les bonnes grâces de sa maîtresse, qui se nommait _La belle Bouille_. [57] La plupart des vaisseaux espagnols portent des noms de Saints. [58] Cette ascension de Mahomet dans le ciel est très-curieuse. Il était couché, dit-il, lorsque l’ange Gabriel l’éveilla et lui ordonna de monter la jument El-Borack, qui était d’un gris argenté, et vite comme l’éclair. D’abord il alla, avec l’ange Gabriel, au temple de Jérusalem, où Moïse, Abraham et Jésus, firent la prière avec lui; de là ils montèrent rapidement au premier ciel. Gabriel frappe à la porte; on demande qui est là? — Gabriel. — Quel est ton compagnon? — Mahomet. — A-t-il reçu sa mission? — Oui. — Qu’il soit le bienvenu! Alors la porte s’ouvrit. Voilà ton père Adam, me dit Gabriel; je le saluai; il me rendit le salut, et m’appela le plus grand des prophètes. De là Gabriel et Mahomet volèrent au second ciel. On leur fit les mêmes questions, et ils saluèrent Jésus et Jean, qui leur rendirent le salut. Ainsi, toujours monté sur sa jument, il visita toutes les sphères célestes; au troisième ciel, il fut complimenté par Joseph; au quatrième par Hénoc; au cinquième par Aaron; au sixième par Moïse; au septième par Abraham. De là Mahomet pénétra jusqu’au Lotos, qui termine le jardin des Délices. Ce Lotos est un arbre si immense, qu’un seul de ses fruits nourrirait pendant un jour toutes les créatures. Du pied de cet arbre sortent quatre fleuves immenses. Après avoir parcouru ce jardin de Délices, Mahomet alla visiter la Maison de l’Adoration, où les esprits célestes vont en pélerinage; soixante-dix mille anges y rendent tous les jours leur hommage à l’Éternel. Les mêmes anges n’y entrent jamais deux fois. Ce temple construit d’hyacintes rouges, est entouré d’une multitude de lampes qui brûlent continuellement. Après que Mahomet eut fait sa prière, on lui présenta trois coupes remplies, l’une de vin, l’autre de lait, la troisième de miel. Il préféra celle de lait, et Gabriel lui en fit compliment, et lui dit que c’était d’un heureux présage pour sa nation. Lorsqu’il eut traversé la vaste étendue des cieux, il s’approcha du trône de Dieu qui lui ordonna de faire la prière cinquante fois par jour. Par le conseil de Moïse, il retourna vers Dieu qui réduisit la prière à cinq fois par jour. [59] Ce mot anglais est tiré de notre ancien idiome, qui nommait _humeur_ cet enjouement, cette vivacité d’esprit, féconde en saillies, en plaisanteries fines et ingénieuses. [60] Les uns prennent pour leur fétiche ou leur dieu, un os de volaille, d’autres un poisson, un caillou; ils logent ces fétiches dans leurs cabanes ou dans leurs canots; ils révèrent surtout un serpent fétiche d’un caractère fort doux. [61] Louis XI priait sa vierge de détourner les yeux quand il commettait quelque mauvaise action. [62] Dans les sermons de la Passion du quatorzième au quinzième siècle, en France, en Italie, ainsi qu’en Espagne, le prédicateur se mettait une corde au cou, et le peuple en fesait autant, criant _miséricorde_ à grands cris redoublés; ensuite le prédicateur demandait pardon pour le peuple, et la Gloire éternelle. [63] Ce moine bénédictin présenta au duc une pêche qu’il partagea avec la dame de Montsoreau, sa maîtresse; tous deux en moururent. Ce crime de Louis XI fut découvert par lui-même, selon Brantôme. Ce roi fesant un jour ses prières et ses oraisons à Cléry, devant Notre-Dame, qu’il appelait sa bonne patronne, se croyant seul, lui disait: «Ah! ma bonne dame, ma petite maîtresse, ma grande amie, je te prie de supplier Dieu pour moi; qu’il me pardonne la mort de mon frère que j’ai fait empoisonner par ce méchant abbé de Saint-Jean-d’Angely; je m’en confesse à toi, comme ma bonne patronne et ma maîtresse; mais aussi mon frère ne fesait que troubler mon royaume. Fais-moi donc pardonner, ma bonne dame, et je sais ce que je te donnerai.» Ce beau discours fut entendu et répété par le fou du roi, qui était dans l’église et qu’il ne voyait pas. [64] Pope, le prôneur de l’_Optimisme_, était contrefait, presque toujours malade; il était morose, inquiet, à charge à lui-même, et fut persécuté par ses ennemis jusqu’à sa mort. [65] Paris ne l’a été qu’en 1183; et quelle différence de climat! [66] Dans le dixième siècle, un musulman nommé au visirat, déposa au pied du trône des présents d’une richesse immense: quatre cents livres pesant d’or, des lingots d’argent, pour la valeur de quatre cent vingt mille sequins, trente pièces d’étoffes tissues d’or, dix garnitures de fourrures précieuses, cent de moindre valeur, quatre mille livres de soie, trente tapis de Perse; mille boucliers, mille flèches, quinze chevaux arabes richement caparaçonnés, cent chevaux d’un prix inférieur, vingt mules, quarante jeunes gens et vingt jeunes filles d’une beauté parfaite, tous vêtus avec un luxe somptueux. Il y avait encore divers articles. Ce visir ajouta à ces dons un poème très-flatteur qu’il avait composé en l’honneur du sultan qui récompensa tant de magnificence et d’adulation, d’une pension de cent mille pièces d’or. [67] Que Dieu bénisse votre excellence! [68] En Espagne, tout homme qui vit noblement, et dont le père et l’aïeul n’ont pas exercé de professions réputées ignobles, est sensé _hidalgo_, noble d’extraction. [69] On ne fait pas l’amour dans cette religion, elle ne durera pas. L’expression de ce pape est plus énergique en italien. [70] Monsieur, pardonnez, je n’ai point d’argent. [71] Dans les filets où l’oiseau fut pris, il laisse, en se débattant, quelques plumes, mais il reprend sa liberté. [72] Et moi qui ai toujours été chéri de l’Amour, Vénus elle-même me conduira dans les Champs Élysées. [73] Aloysya Sygea était de Tolède, et vivait dans le seizième siècle: elle était savante et poète. Elle a composé un poème latin. Un nommé Charrier, avocat de Grenoble, a osé lui attribuer son livre obscène de _Arcanis amoris et veneris_. C’est une calomnie punissable. [74] Les romances espagnoles roulent sur des femmes coupables, enlevées par Satan, et sur quelque chevalier qui terrasse un géant, ou sur quelque sainte qui sauva un enfant chrétien d’un torrent, ou d’un jeune héros qui se bat contre trois taureaux en l’honneur de sa dame. [75] Bien aime qui jamais n’oublie. [76] Ouvre la porte au bon jour et prépare toi pour le mauvais. [77] Aimer et être sage est un rare bienfait des Dieux. [78] La folie est douce en certains moments. [79] Charlemagne et Charles-le-Chauve défendirent au peuple de travailler pendant les rogations. [80] Ces fêtes de Cérès se nommaient _ambarvales_: chaque père de famille fournissait une victime couronnée de feuilles de chêne, qu’il promenait trois fois autour de son champ, en l’arrosant de miel et de vin, et en chantant des hymnes en l’honneur de la déesse. A la fête de la moisson on lui présentait les premiers fruits de la saison; on immolait une génisse ou une truie pleine, ou une brebis. Outre ces fêtes particulières, il y en avait de publiques qui avaient lieu dans l’enceinte de Rome; les citoyens fesaient, en chantant des prières, une procession solennelle. [81] Malheureusement ce bon curé a prophétisé. Un grand d’Espagne, en qualité d’alguasil mayor de l’inquisition, arrêta M. Olavide, et le traduisit dans les prisons du saint-office. Ses papiers, ses livres, furent saisis. Son procès fut instruit pendant deux ans, dans le plus grand silence. On le fit comparaître, vêtu de jaune, un cierge vert à la main, devant une assemblée composée de quarante personnes, parmi lesquelles se trouvaient des grands d’Espagne, des officiers généraux, des moines, des ecclésiastiques: on lui lut sa procédure, dans laquelle on l’accusait d’avoir fréquenté Voltaire et Rousseau, d’avoir parlé le langage des esprits-forts, et jeté du ridicule sur les pères de l’église. D’après ces accusations on prononça la sentence qui le déclarait hérétique, et portait la confiscation de ses biens, le condamnait à une prison de huit ans dans un monastère, à lire des livres de piété, à faire pénitence et à se confesser une fois par mois. Après la lecture de la sentence, et d’une abjuration solennelle qu’il fit, il fut absous avec tout l’appareil d’usage, de la censure qui le frappait. On assure qu’il y eut des juges qui opinèrent à la mort. Mais le monarque et le grand-inquisiteur même, avaient modifié cette sentence. Depuis, M. Olavide ayant obtenu la permission d’aller prendre les eaux minérales en Catalogne, s’échappa et vint en France chercher la sécurité et le repos. [82] Qu’il me donne la vie et des richesses. [83] Un roi d’Orient nommé _Salmanazar_, enleva dix tribus hébraïques et les dispersa dans ses États; on ignore depuis leur destinée. On prétend que plusieurs de leurs descendants habitent la mer Caspienne, les Indes et la Chine. [84] Voyageurs, allez avec Dieu et avec la Vierge. [85] Amour de femme, eau dans un panier. Le proverbe espagnol dit: Amour d’enfant. [86] On sait tout ce que peut une femme en fureur. VIRGILE. [87] Nous ne sommes plus rien après la mort; la mort même n’est rien. _Sentence de Sénèque le tragique_. [88] Les rabins ajoutent que ce monarque a fait plus de trois mille volumes de paraboles. Quel écrivain! [89] Nous sommes comme des marionnettes mues par un fil caché. HORACE. [90] «Il y a peu de femmes si parfaites, qu’elles empêchent un mari de se repentir, au moins une fois le jour, d’avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n’en a pas.» [91] Si les Latins et les Grecs parlent de moi après ma mort, ce ne sera que du vent. [92] Voltaire a imité ces vers dans une pièce charmante. Je veux, dans mes derniers adieux, Disait Tibulle à son amante, Attacher mes yeux sur tes yeux, Te presser de ma main mourante. [93] Avec moi. Ce qui se dit par ellipse, et signifie: _voulez-vous venir avec moi_? [94] Fils de mon ame, comment te trouves-tu? Viens, j’ai un lit incomparable. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE EN ESPAGNE DU CHEVALIER SAINT-GERVAIS (2 DE 2) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. 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