Title: Les Sèvriennes
Author: Gabrielle Réval
Release date: November 17, 2021 [eBook #66761]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
G. REVAL
DIX-SEPTIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50
1907
Tous droits réservés.
DU MÊME AUTEUR
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.
S’adresser, pour traiter, à la librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris.
SAINT-DENIS. — IMP. H. BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS. — 16811.
A Madame Marni.
Madame,
Le vieil usage n’est-il pas qu’un auteur, avant d’abandonner son livre aux caprices du Destin, le voue à quelque Génie bienfaisant ?
Faites-moi la grâce, Madame, d’accepter l’hommage de mon premier livre : vous êtes ce bon Génie, et c’est d’un cœur tout à vous, que je vous offre, en témoignage d’admiration et de gratitude, les pages qui vous ont plu.
Vous m’êtes témoin, Madame, qu’en écrivant un livre sur l’École de Sèvres, je n’ai fait autre chose que grouper mes souvenirs de Sèvrienne, initiant ainsi le public, qui nous ignore, à une vie d’ardent et pénible labeur, à des émotions âpres ou puériles. Je l’ai fait sincèrement, même en ce qui touche quelques sujets délicats.
Ce n’est point une œuvre pédagogique que j’entreprends, et ce n’est pas une satire de la très haute culture que reçoivent à Sèvres les privilégiées de nos lycées de jeunes filles. Je ne suis pas assez l’ennemie de moi-même, pour déchirer le sein qui m’a si copieusement nourrie.
Mon dessein a été de peindre, par des tableaux successifs, et par le récit d’une courte aventure, un milieu très spécial, « select » et très fermé, par la difficulté grandissante du concours de Sèvres.
Sèvres n’est pas un couvent, et n’est pas davantage une Université féminine. Ni nonnes, ni étudiantes, les Sèvriennes, au nombre de soixante, vivent là comme en un gynécée libéral, dont les portes s’ouvrent avec confiance, avec amour, devant la Poésie, l’Art, la Science. Il est facile, en feuilletant les cours des Littéraires et des Scientifiques, de se rendre compte de l’œuvre poursuivie par nos Maîtres. Sèvres est le cerveau de ce grand enfant barbare, imprudent, mais tenace, qu’est l’Enseignement secondaire des jeunes filles.
Ce qu’il est plus difficile de juger, c’est le charme de cette vie solitaire et studieuse, c’est la transformation de ces êtres inachevés, dans l’aube déjà resplendissante de la pensée qui s’éveille, c’est ce moment extraordinaire, où soudain l’esprit atteint sa puberté, moment d’orgueil immense, où la jeune fille se croit assez forte pour marcher seule dans la vie.
Alors, c’est une rupture complète avec le passé : elle entre à Sèvres ; d’où vient-elle ? peu importe, rien ne va subsister de ce qu’elle apporte en patrimoine. Elle est le sol déjà remué par la charrue, mais non ensemencé. Voilà le semeur qui passe, jetant aux sillons la graine, et sur le germe fécond, pieusement la Vierge referme les lèvres, mystiques gardiennes de la moisson. Le Sacerdoce commence.
Pour donner corps à ma pensée, j’ai choisi un groupe de Sèvriennes très différentes par tempérament les unes des autres, n’ayant de commun entre elles, que le travail, les habitudes, le but à atteindre.
Je n’ai point indiqué, ou très peu, ce qu’elles étaient avant d’entrer à Sèvres : l’histoire d’écolières pauvres, mais intelligentes, voulant trouver un gagne-pain dans l’Enseignement, leur est commune à toutes ; si elles doivent souffrir de la confusion des milieux, ce n’est qu’une fois professeurs ; alors je dirai leur triste roman, quand elles retombent sans famille, sans amis, dans la plus terrible réalité. Cette fois ce sera le roman du professeur-femme, dont cette étude sur les Sèvriennes n’est que la préface.
Aux scènes de la vie intime de l’École, j’ai mêlé une intrigue romanesque, celle d’une Sèvrienne d’élite, âme très pure, mais inquiète, à la merci de la douleur, et qui, affranchie par la culture de ses Maîtres, ne recule pas devant l’extrême conséquence de ses principes.
Le cas est exceptionnel, j’en conviens : il est vrai, je le sais : donc il est intéressant. Mes autres personnages montrent assez que l’avenir, si avare de bonheur qu’il soit, saura leur convenir, et qu’en toute Sèvrienne, s’il y a l’étoffe d’un éloquent maître de Sorbonne, à la longue il y aura peut-être une éducatrice d’âmes.
Ce livre est vrai aujourd’hui, comme il le fut hier. La fondatrice est morte, son œuvre subsiste, seules quelques coutumes ont disparu avec elle. Les Sèvriennes jouissent de leur supériorité, toisent un tantinet les petits échelons qui sont au-dessous d’elles, dans cette courte échelle universitaire, et se comparent volontiers à ces pages, damerets et damoiseaux, qui se formaient au bien dire et aux belles manières courtoises, auprès des dames d’antan.
Elles ont, elles aussi, jeux de grâces et joutes viriles, avant de mériter « l’accolade ministérielle » qui les crée chevaliers, en les faisant professeurs !
Vous montrer mon École, toute nue, chaste d’être belle, voilà ce que j’ai voulu faire, Madame.
J’ai écrit ce livre avec passion, étant toujours amoureuse de mon École, et parce que ce seul nom de Sèvres est pour moi, — pour nous toutes, hélas ! — la résurrection d’un temps où, corps et âmes, nous étions en beauté.
Gabrielle Réval.
Janvier 1900.
LES SÈVRIENNES
LA COUR DE LA VIEILLE SORBONNE
Par ce frais matin de juin, le soleil glisse sur les toits biscornus qui coiffent la vieille Sorbonne et jette, sur le cadran de pierre, la première ombre de l’aiguille. Il est sept heures et demie ; quoique très animée, la cour reste maussade comme le giron d’une vieille dame grise prêchant l’austérité.
Des groupes de jeunes filles attendent, la serviette sous le bras, qu’on ouvre la petite porte de l’Amphithéâtre. Les unes restent immobiles, clouées aux pavés luisants, on en voit qui suçotent l’eau de mélisse ; les affamées se lestent d’un dernier croissant ; d’autres, fiévreuses, arpentent la cour, des marches de la chapelle aux grillages des portes ; l’une s’esquive pour repasser « un sujet » ; plus loin, une autre interroge son sort, au hasard des petits papiers.
Elles sont là cinquante, soixante, quatre-vingts. Tout à l’heure, il y en aura plus de cent : ce sont les aspirantes littéraires et scientifiques au concours de l’École normale supérieure de Sèvres.
On en voit de gentilles, dix-huit à vingt-cinq ans, pas plus, pâlies par l’émoi ou la houppette, les yeux vifs, fiévreux, un peu battus. Du chic dans une robe de quatre sous, qu’elles portent avec aisance ou désinvolture. Quelques scientifiques ont l’aspect « chien battu » des pauvres institutrices. Quelques littéraires ont arboré la « toilette Conservatoire », à leurs risques et périls : ces messieurs n’aiment pas ça.
En corbeille autour des aspirantes, les mères de famille observent les rivales, lisent sur les figures les chances de réussite : « En voilà une qui doit être très forte… oh, rien à craindre de celle-là. »
Les papas, plus avisés, supputent la cote supplémentaire d’une bouche rieuse, et des yeux qui seront jolis à voir pleurer.
Jalousement on s’observe, on se défie ; puis d’instinct les groupes se forment, s’isolent. Il n’y a plus que des gens qui vont se battre à la course : jeu terrible dont quelques-unes ne se relèveront pas.
Premier groupe. — Lycée Fénelon.
Celui-là très en vue, le plus nombreux, porte beau.
Une brunette sémillante, de jolie tournure parisienne, Jeanne Viole, interpellant une de ses compagnes, Berthe Passy, sorte de gavroche enjuponné :
— Dis donc, sommes-nous assez Méduses ! Les pauvres petites, elles tremblent à nous regarder. Oui, Mesdemoiselles, c’est nous le Lycée Fénelon, à nous les premières places, à vous les autres… s’il en reste.
— Il nous manque un Suisse, pour nous annoncer, répond l’autre ; entends-tu ça, dans le vieil Amphithéâtre : « Messieurs, le lycée Fénelon, pépinière de l’École de Sèvres ! » Du coup, toutes les ombres des jeunes clercs voudraient revenir composer avec nous.
Un éclat de rire général accueille cette boutade, et Jeanne Viole, heureuse de cacher son émoi, sous ce papotage d’écolière, reprend :
— C’est gentil ce que notre Plumkett a fait hier pour Didi, son chouchou !
— Quoi donc ? est-ce qu’il lui aurait donné des tuyaux sur notre examen, le lâche !
— Mais non, Plumkett, tu le sais bien, est incapable de ça. Il a confié à Didi, avec mille rougeurs, un petit bout de crayon, un fétiche quoi, afin qu’à l’examen, elle retrouve sa note coutumière.
— Chic, chic, voilà qui méritait un baiser ! Gageons, fait Berthe railleuse, que Didi ne l’aura pas compris. Cette fille-là ne saura jamais dire merci. Pourtant 18 toute l’année !!! que Dieu fasse, elle a gardé son 18. Ce qu’ils la gobent au Lycée. Il n’y a que Mlle Adrienne Chantilly qui sache parler, qui sache dire ; pour elle, on trouve d’illustres comparaisons ; crois-tu, que dans les petites classes, on répète : Didi fait du Heredia, Didi parle comme Jules Lemaître, Didi a la voix de Moréno.
Je voudrais seulement qu’on dise de moi : elle a le coup de paupière de cette Didi : je serais sûre aujourd’hui d’entrer première à Sèvres !
En bonne compagne, Jeanne Viole, cherchant à concilier tous les esprits, arrête ce flux de paroles :
— Bêche toujours, ma pauvre vieille, Adrienne Chantilly a le charme, elle séduit les délicats : elle saura prendre d’Aveline, comme elle a pris Plumkett, comme ça, nonchalamment, avec grâce. Je te l’accorde, l’affreuse Nollet lui est supérieure, mais sa laideur est le rachat de son intelligence. Vois-tu, ça nous vexe toujours qu’une autre soit plus femme que nous…
A ce moment, survient une grande jeune fille, Madeleine Bertrand, élève médiocre, cachant sa pauvreté d’esprit sous une attitude hautaine ; le poids d’une natte énorme, tombant jusqu’aux talons, redresse sa tête ; il y a du triomphe dans sa démarche.
— Comment, c’est encore d’Elle qu’on parle ici ! Peut-on songer à d’autres qu’à soi-même, dans un moment pareil ! Moi j’ai la fièvre, mon cœur bat…
— Ouais, riposte Berthe Passy, ton cœur bat, la belle : aurais-tu la frousse ! Attention on nous regarde, ne dis pas que tu as peur, tu rendrais courage à tout ce monde-là. Et le moyen de vaincre après ?
Tu sais ce qu’a dit la Directrice de Fénelon : Je veux que les cinq premières qui entreront à Sèvres, sortent de mon lycée ! C’est dit. Mais tu m’amuses toi ! avec une pareille natte dans le dos, n’es-tu pas sûre d’être reçue ! Qu’est-ce qu’une corde de pendu, auprès de ce porte-veine.
Madeleine Bertrand, bouche bée, ne sait que répondre : elle va, vient, imperturbablement sotte, au milieu des petits rires moqueurs ; puis un mouvement se fait, l’attention du groupe de Fénelon se porte sur Adrienne Chantilly, qui arrive enfin, nonchalamment, avec une grâce de lévantine. C’est une belle juive, à la taille très cambrée ; des cheveux frisés, poudrés d’or ; des yeux d’un vert glauque, qui luisent comme une source à travers les ramilles ; des sourcils noirs, un teint mat, l’arc de la bouche très joliment tendu.
Les jeunes filles échangent des poignées de mains, et Didi, fort à son aise, cherche à placer son petit potin.
— Savez-vous pourquoi Thaddée a lâché si brusquement Fénelon ?
— Anémie cérébrale, assure Mlle Frolière.
— Pas du tout ! On a découvert un flirt sensationnel entre Thaddée et Mounet-Sully ! Oui, ma chère ! figure-toi qu’elle avait eu le toupet d’aller lui demander des leçons de déclamation. Mounet, surpris de sa belle voix, accepta. Sitôt fait, l’autre tombe amoureuse, écrit des vers, promène sur son cœur une photographie à dédicace ; elle a trop causé, on a tout su, bref, pour raison de moralité, la Directrice lui a fait dire de ne plus revenir au cours.
— Pauvre Thaddée, soupire ironiquement Jeanne Viole, sa vocation était l’amour, ou le théâtre ; elle était fourvoyée parmi nous.
— Ma foi oui, conclut Berthe Passy, là au moins elle n’aura rien à perdre, et tout à gagner. Mais voici Victoire ; que peut-elle bien ruminer encore ? regardez-la, elle se parle à elle-même ; cette fille est sans cesse aux prises avec son destin.
Victoire Nollet est justement cette aspirante à Sèvres, qui passe, dans tout le lycée, pour le modèle accompli de la laideur, sorte de Quasimodo femelle ; un corps en tuyau de poêle, une tête énorme, congestionnée : construction audacieuse de têtard intelligent.
Elle cause tout haut, très excitée par l’approche de son examen.
— 24 juin ! Voilà le grand jour arrivé ; dire que, depuis six ans, je bûche, pour en arriver là.
Ai-je assez traduit Hegel et Klopstock ! Mis en mauvais allemand la prose de Voltaire ! Ai-je fait assez de résumés d’histoire, pioché ma nomenclature, lu et relu les documents, paraphrasé Racine, Bossuet, Hugo ! continue-t-elle tout à fait emballée.
Mêlé l’astronomie à la géologie, la géographie à la philosophie ! Je sais par cœur mon « Rabier ». J’ai collé mon frère, un vétéran de Henri IV, sur les Noumènes ! Hier, j’en savais trois fois plus qu’on ne m’en demandera ; le nez devant cette porte, j’ai peur d’avoir perdu mon temps au lycée…
— Allons, allons, ma chère, vous êtes un peu folle ; vous voulez qu’on vous redise encore que vous êtes la merveille de notre « Sixième », que vous savez tout ce que moi j’ignore ; vous êtes épatante, vous citez les petits Pères et l’Almanach de Gotha, comme une élève des bonnes « maisons » !
A Sèvres, ils en seront baba ! et tu oses te plaindre, ingrate.
— Mais vous ne savez donc pas, que si au lieu d’un laïus sur l’Immortalité, sur nos Droits, on s’avise de me questionner sur la politesse, je suis collée !
— Faites comme moi, Victoire ; tout à l’heure j’avais le trac, je me suis remontée en pensant à l’ancêtre qui hurle, à la porte du lycée, notre devise d’aujourd’hui : De l’audace ! encore de l’audace ! toujours de l’audace !
Et d’un geste qui enroule ses magnifiques cheveux autour du cou, Madeleine ajoute avec candeur : J’en ai.
— A la bonne heure, fait Berthe qui salue jusqu’à terre.
Huit heures moins le quart sonnent à l’horloge ; quelques figures blêmissent dans les autres groupes, Racine, Molière, Sévigné.
On voit arriver très vite Mlle Frolière, le sympathique professeur de littérature, une blonde grassouillette, trente ans sonnés, la bouche gourmande, l’œil sensuel et câlin. Elle est la toquade de toutes ses élèves, qui s’arrachent des vieilles plumes, des vieux papiers, voire même des morceaux de pain qu’on se partage comme pain bénit. Tout Fénelon se précipite :
— Vite mes petites, que je vous redise une dernière fois votre Credo.
1o Littérature.
Si votre texte commence ainsi : On a dit… On répète souvent… d’après une critique célèbre, etc. Vous voyez la formule, c’est une question de cours ; ne vous y trompez pas, le sujet est donné par le Révérend professeur Taillis.
Il n’est sensible qu’au devoir banal et correct. Rappelez-vous que vous n’êtes rien, que c’est Merlet, Nisard, Sarcey qui vaudront la meilleure note à votre copie.
— Ouf ! jette Berthe Passy, gouailleuse, c’est pas un homme, m’sieu Taillis, c’est un carrefour !
— Taisez-vous, petite. — Tout autre sujet fleurant la poésie, le goût, l’esprit sera du pur d’Aveline. Soyez simples, mais élégantes. Donnez à votre copie un joli tour discret, évitez les fautes de goût. Mais n’espérez pas à ce prix conquérir votre homme ! C’est au-dessus de votre talent. Il vous suffira de trouver le mot — c’est là le hic. — Un mot juste, un mot heureux, placé sans prétention. — Il faut qu’il le découvre, ce petit mot de rien du tout, qui aura l’effet magique de la lampe d’Aladin.
— Oh ! mademoiselle, donnez-nous le mot de passe !
— Incorrigible, laissez-moi finir !
2o Grammaire historique.
Faites une copie d’un aimable pédantisme. Jouez-vous gravement de la Sémantique, de l’Étymologie, des Doublets, de la Morphologie ; Darmesteter, Brunot, Brachet, recommandez-vous de leurs gloses !
3o Philosophie.
Quelle que soit la question, ramenez tout à Jeanne d’Arc. Que la Pucelle d’Orléans soit la clef de voûte de votre argumentation : admirez hautement, le reste ira tout seul, car Jérôme Pâtre sera content.
4o Géographie.
Inutile, Mesdemoiselles, de vous répéter ce que Mlle Pierron vous a dit toute l’année. Plus de nomenclature, plus de détails, lâchons les vieux procédés, soyons tout à la « Méthode Criquet » ; manœuvrez le pluviomètre, la sonde ; mesurez les Océans ; évaluez, par des coupes, les hauteurs moyennes des montagnes ; articulez vos côtes ; généralisez, cherchez avec les fleuves, les voies de pénétration : car M. Criquet lui-même vous corrigera.
— Je résume mes quatre ficelles : Merlet, Le Mot, Jeanne d’Arc, Méthode Criquet. —
Maintenant, il ne tient plus qu’à vous d’être toutes reçues !
Et sur ces mots, Mlle Frolière, toujours charmante, va s’esquiver, mais les aspirantes se resserrent autour d’elle.
— Mademoiselle, mademoiselle, embrassez-nous !
Ce sont des embrassades folles, qui mettent en rumeur tout ce public aux écoutes : quelques élèves préférées se faufilent, pour être embrassées deux fois ; puis toutes :
— Mademoiselle, que fera-t-on après l’écrit ?
— Je vous lirai Phèdre !
— Ah ! ah ! et puis ?
— Et puis, si on est sage, je vous apprendrai le Curé de Pomponne.
— Bravo, bravo, crie tout le groupe, en reconduisant Mlle Frolière jusqu’à la rue, sans souci du dépit et de la mauvaise humeur qui se peignent sur les visages des autres aspirantes.
Une Molière interpellant une Racine :
— Quel aplomb ! ce n’est pas la peine, si on les reçoit à l’avance, de nous faire venir ici.
Plus loin, une mère rogue, à une autre mère plus rogue encore :
— A Fénelon, elles n’ont pas de pudeur ; comme elles étalent leur joie, les entendez-vous rire ! Ah ! ma pauvre Adèle, pourquoi donc que t’n’as pas eu ta bourse dans ce lycée-là ? Je ne me tournerais pas les sangs aujourd’hui. Pauv’ petite, croiriez-vous, Médème, que depuis Pâques, ça se lève avant les cloches ! tout ça pour entrer à c’t’école de Sèvres.
Que je donnerais donc des mille et des cents pour que ce soit fini.
Plus loin, très seules, deux jeunes filles attendent, ce sont deux élèves du Collège Sévigné ; l’une, Marguerite Triel est grande, svelte : des bandeaux blonds sur une figure de Madone ; des yeux ravissants, que l’émoi embrume, comme deux fleurs dans la lumière indécise de l’aube. Il y a en elle une distinction, une réserve qui surprend, au milieu de ces écolières manquant de tenue. Son amie, Charlotte Verneuil, est petite, gracieuse ; elle est de celles « dont la bienvenue rit dans tous les yeux ».
— Tu les vois, Charlotte, sont-elles assez tranquilles ! qu’est-ce qui croirait, à les voir, que pour nous toutes, cette porte cache quelque chose de redoutable ! Moi j’ai peur, je me sens triste jusqu’à la mort. — Si j’étais recalée ! C’est un concours, le hasard peut tout ; à Fénelon que de chances elles ont de réussir : les meilleurs professeurs de Paris, d’anciens succès, et la Foi !
— Sans compter les recommandations ! Vois-tu, ma chérie, il faut là aussi du piston ; et la réclame crois-tu qu’elle ne sert à rien ? Si Mlle Nollet est la fille d’un vieux républicain de 48, Jeanne Viole est parente d’un Inspecteur général ; et depuis six mois on répète partout, qu’Adrienne Chantilly est l’étoile du lycée Fénelon, et qu’elle entrera première à Sèvres !
— Et le reste que nous ne savons pas. Vilain chapitre celui-là.
— Tiens, compte, Marguerite, nous voilà près de deux cents, et dire que Bordeaux, Toulouse, Aix, Nancy, Caen, vont en envoyer d’autres. Comment veux-tu que j’aie la moindre espérance de réussir ; je n’ai pas le feu sacré moi, c’est par raison que je désire entrer à Sèvres ; tu sais que mon tuteur ne trouve pas Henri assez riche pour deux. Il veut que je puisse gagner ma vie au besoin ; sans cette nécessité-là, j’aimerais mieux bercer un marmot et regarder le père travailler, que de venir, ici, résoudre des équations.
— C’est bien là aussi ta destinée, ma Lolotte, je ne te vois pas pontifiant dans une chaire de professeur ; tu es faite pour devenir une adorable épouse. Comme tu le rendras heureux, ton sculpteur ! patience va, après l’agrégation, dans trois ans, tu trouveras le nid tout prêt !
Moi, je n’ai pas au cœur d’amour qui me réconforte. J’avais ce matin une telle angoisse que j’ai été mettre une rose sur le tombeau de sainte Geneviève. Voilà le seul « piston » que je puisse avoir, encore ne suis-je pas bien sûre que le fameux proverbe dise vrai : le Ciel est si loin à présent.
— Oui, Marguerite, tu seras reçue ; tu dois être reçue, parce que tu le mérites. Aucune de ces jeunes filles n’a travaillé plus que toi, et aucune d’elles n’a ton âme belle et pure. Ta prière à sainte Geneviève me rappelle ce pauvre innocent de chez nous, qui ramassait les roses à la procession, pour les offrir, agenouillé, à la femme la plus belle. Je ne sais pas ce qu’il espérait, mais la Dame du Paradis sait bien ce que demandait ta rose. Je t’assure qu’elle t’exaucera.
— Si tu disais vrai… Et Marguerite encore plus émue serra tendrement la main de son amie. — Je rêve d’une vie si chaste, si laborieuse ! Savoir, comprendre, aimer toutes les merveilles que je devine autour de moi… Être à Sèvres ! comme ce mot rayonne dans l’avenir ; toute petite, déjà j’aimais l’École ; il me semble à présent que je suis sur une barque, que les voiles se tendent, se gonflent. Enfin, elle va prendre le vent… — et murmurant pour elle-même, — voilà le soleil…
A l’horloge, huit heures sonnent ; vite les deux jeunes filles s’embrassent. Les portes s’ouvrent, un huissier commence l’appel. C’est une scène indescriptible ; les mères gémissent, les aspirantes s’affolent, quelques-unes défaillent. Les hommes agitent violemment leurs chapeaux.
Mesdemoiselles A, B, C, D, etc…
Présent, présent, présent… autant de mots, autant d’intonations différentes. Les aspirantes disparaissent une à une, s’engouffrent dans le vieil escalier de bois. On entend de moins en moins les mères, les sœurs, qui de la cour crient encore :
— Adèle, as-tu ta mélisse ?
— Jeanne, prends ton éther !
— Éva, n’oublie pas tes sandwichs !
— Reine, courage, ne te gêne pas, demande à la demoiselle le lavabo.
Déjà les aspirantes s’installent sur les gradins crasseux et vermoulus, ayant devant elles de petites tables noires.
L’amphithéâtre est immense, laid, nu, comme une salle de caserne. Un relent de vieux habits et de lointaines sueurs prend à la gorge.
Une dame au profil chevalin, Mlle Lonjarrey, fonctionnaire à l’école de Sèvres, distribue les feuilles, au milieu d’un silence religieux. Sur l’estrade, un petit homme sec, jeune encore, sanglé dans sa redingote, l’inventeur de la Méthode Criquet lui-même, agite une grande enveloppe ministérielle, l’ouvre, et d’une voix qui a des sonorités de cymbales, dicte :
Des yeux effarés s’interrogent. Marguerite Triel ferme les siens et pense. Madeleine Bertrand invoque Danton. Didi, hardiment, fixe l’aréopage, d’un air qui signifie : « Ah ! ah ! c’est du d’Aveline ! à moi le Mot. »
Et tout autour de celle qui sera reçue première, les jolis mots, mouches d’or, se mirent à danser.
A SÈVRES, LE JOUR DU RÉSULTAT
La chaleur écrasante de juillet tombe sur l’école silencieuse. Rien ne bouge, seuls les coqs persistent à chanter midi. On dirait que les heures, pauvres oiseaux redoutés, se refusent à courir au-devant du crépuscule.
C’est le dernier jour de l’examen oral à Sèvres. Le résultat sera connu vers quatre heures.
L’École normale supérieure de l’enseignement secondaire des jeunes filles, fondée en 1880, occupe, dans la petite ville de Sèvres, les bâtiments quasi royaux de l’ancienne manufacture.
La bâtisse, coûteusement rapiécée, est d’une belle ordonnance ; de la rue, personne ne s’y trompe, et tout le monde la prend pour la Gendarmerie nationale.
Cent vingt fenêtres étirent leur ombre immobile, sur la blancheur d’un mur à quatre étages. La façade rigide, très Louis XIV, avec son correctif Liberté, Égalité, Fraternité, s’adosse au coteau. Le parc, au deuxième étage, réunit, comme un toit de verdure, les deux ailes trapues.
Point de jardin, mais une cour seigneuriale plantée de jeunes sycomores, toute sablée : plage fulgurante aux soleils de midi, champ de glace aux premiers rayons de lune.
Comme une terrasse de château-fort, elle a ses douves et ses ponts. Pour unique fleur, un jet d’eau ouvre son calice vers le ciel, éphémère épousée, qui retombe pâmée, d’avoir cueilli le pollen des étoiles.
La fraîcheur de l’eau ne monte pas vers ce parc, si étroit qu’on dirait une haie de verdure, bordant les chemins escarpés, qui lacent un mur à l’autre. Une voûte de feuillage file vers une ruine pittoresque, celle du pavillon Régnaud, mitraillé par les Prussiens, toute vénérable aujourd’hui, sous ses bouffettes blanches et ses traînées de lierre.
Une autre bicoque historique, le pavillon Lulli, avec ses petites vitres d’église et son toit moussu, garde, dans la solennité du lieu, un air vieillot de rendez-vous galant. L’entrée en est interdite aux Sèvriennes.
Les examens oraux, qui amènent chaque année à Sèvres une cinquante d’admissibles, se passent dans les classes.
Pendant trois jours, c’est un va-et-vient inusité, dans le grand couloir pavé de briques rouges, où tant de pas ont tracé leur sentier rose.
Tables, chaises, petite chaire avec son tapis vert, voilà tout le mobilier d’une classe : à peine y retrouve-t-on un léger parfum de femme. C’est là que les Sèvriennes préparent leur carrière de professeur, hypnotisées longtemps à l’avance par ce but poursuivi : être licenciées ! agrégées !
Dans ces classes nues, rien ne vient distraire leur regard, si ce n’est la grâce rythmique des mouches qui dansent, des hirondelles jetant sur le ciel bleu une trame noire, qu’elles brodent d’un coup d’aile, et rebrodent sans cesse.
Mais jour et nuit, dans la maison, le jet d’eau chuchote, chuchote ; une goutte redit à l’autre la joie de vivre et de n’être plus. Et quand vient le soir, son âme éparpillée, au seuil des portes closes, sanglote, sanglote, de ne pouvoir aimer.
Les Sèvriennes achèvent de déjeuner, on n’entend que bruits de fourchettes, d’assiettes ramassées. Dehors, les aspirantes sortent des restaurants voisins et rentrent à l’école, où leurs examinateurs fument une dernière cigarette, sous les arbres de la cour.
La plupart des admissibles viennent du lycée Fénelon. D’autres arrivent des lycées de Toulouse, Lyon, Alger, Montauban. Les Méridionales, avec leurs robes trop claires et la volubilité de leurs paroles, apportent une note gaie au milieu des préoccupations égoïstes ou féroces de l’examen.
Didi, Victoire Nollet, Madeleine Bertrand, Jeanne Viole, Berthe Passy, sont admissibles à l’oral. Marguerite Triel l’est aussi, mais son amie, Charlotte Verneuil, a « bafouillé » dans ses problèmes de physique ; elle est ajournée.
Berthe Passy, qui a déjeuné dans le parc, d’un morceau de pain et d’une tranche de saucisson, se promène en faisant tout haut ses petits calculs de probabilité.
— Allons, que je refasse ma liste : c’est certain, Adrienne Chantilly entrera première, elle a la cote d’amour ; qui sera seconde ?…
Jeanne Viole ou Victoire Nollet ?
Jeanne a bien lu son La Fontaine, elle a eu des réminiscences heureuses, elle a eu quelques gestes élégants, et d’Aveline n’a point paru insensible au charme de ses deux fossettes.
— Ouais ! mais Victoire a exposé la campagne d’Italie avec une science épatante : corps d’armées, généraux, position des troupes, effectifs, marches, contre-marches… elle savait tout. Et son laïus sur les Stoïciens ! Elle mérite 19 comme rien. Je lui donnerais donc le no 2, mais avec sa binette, elle aura le 3. Moi je garde le 4 ; la natte de Bertrand lui vaudra le 5 ; quant au reste, je m’en bats l’œil !
— Ah mais, et cette grande blonde de Sévigné, Triel, je crois, quel chic type ! où la logeront-ils ?
Le cas lui paraît embarrassant ; mais certaine de la solidarité qui unira, sur la liste, les noms de son lycée, Berthe tire la langue, en gamin qui ne cherche plus, et tout d’une traite, déjà chez elle, dégringole un sentier du parc.
Justement, M. Jérôme Pâtre, l’examinateur de philosophie, essayait, sur une petite table, une réussite. Surpris par la dégringolade de cette aspirante sans façon, il remet ses cartes dans sa poche, se lève, sourit avec bonhomie, et s’en va.
— Eh ! bien, en voilà une ! Jérôme qui se fait des réussites ! Est-ce que, par hasard, il jouerait au sort les refusées ! Les anciennes m’ont bien dit qu’il voudrait nous recevoir toutes, pour ne causer de chagrin à personne. Dieu que ces philosophes sont naïfs ! gageons qu’il planterait là le célibat, s’il pouvait aussi nous épouser toutes.
Cette idée, sans doute, lui semble prodigieuse, car elle tombe sur un banc et rit à se tordre : quelques aspirantes, qu’attire l’hilarité de Berthe, s’approchent ; déjà l’histoire de Jérôme a fait le tour du parc.
Très communicatives, les méridionales racontent leurs aventures à Paris. Thérésa dit que, de Tarbes à la gare d’Orléans, elle a voyagé avec les confrères de la rue d’Ulm ; on a parlé de Bersot et de Mme Jules Ferron, on a déjeuné ensemble, et l’on doit se revoir au quartier Latin.
Hortense, qui se grise des paroles de Thérésa, continue, sans arrêt, le récit des aventures ; du Monsieur qui les suit et à qui l’on donne un petit sou ; du calicot qui porte leurs paquets, du haut en bas du Louvre, et fatigué de l’inutile quiproquo, leur dit : « Mesdemoiselles, je ne suis pas de la maison. »
C’est un rire général, Hortense et Thérésa riant plus fort que les autres. L’une a un joli nez retroussé, une bouche ronde comme une cerise ; l’accent et le roulement d’r des Montalbanaises, ajoutent une senteur poivrée à tout ce qu’elle raconte. L’autre, vulgaire, très peuple, parle avec de grands gestes, une volubilité étourdissante.
Berthe Passy a vite lié connaissance, et comme on parle du « toupet » des étudiants au Luxembourg, elle leur montre Charlotte Verneuil, qui se promène avec Marguerite Triel.
— Ce matin, j’ai entendu un bien joli mot qu’a dit cette jeune fille, la plus petite des deux, celle qui a des yeux si tendres et si rieurs. Des étudiants la regardaient passer ; l’un d’eux la suit, j’entends qu’il lui vante ses propres mérites : bon garçon, travailleur, aime pas la noce, fume pas, vit chez lui, petite femme bien heureuse avec lui ; elle, sans le regarder, hausse les épaules : « Le prix Monthyon, quoi ! ». L’autre l’a laissée passer chapeau bas.
— Oh ! très joli, très spirituel, quel à propos !
— C’est une littéraire ? interroge Hortense.
— Non, une scientifique… et une recalée.
— Dommage.
— Avez-vous vu passer son amie, cette grande blonde qui a des yeux d’un bleu sombre de gentiane ?
— Oui, reprend Thérésa, elle est brillante et modeste ; pas de pose. M. d’Aveline, hier, en paraissait charmé. Elle a dû lui plaire, c’est tout à fait la Lorely de Henri Heine, avec son beau corps de statue et ses cheveux d’or.
— Moi, fait Hortense, en bonne méridionale qui accentue les muettes, j’adore-e Mlle Chantilly, quelle-e voix, quels yeux, et une bouche-e, et une grâce-e.
— Si vous en êtes amoureuse, foi de Passy Berthe, garde à vous, mademoiselle, il faudra vous battre avec tous vos professeurs !
Drelin, drelin, drelin, drelin, din, din, din, din !
La cloche sonne furieusement, aux abois. C’est la fin de la dernière récréation. Les classes se remplissent, le public s’assied derrière les tables, chaque aspirante, à son tour, se place à côté de la chaire, en face du professeur qui l’interroge.
Salle de Philosophie.
M. Jérôme Pâtre, debout sur l’estrade, gesticule, et laisse à Mlle Bertrand, trop émue, le temps de se remettre. Elle tousse, retousse, ne sachant pas un mot de son sujet : les Lois. La salle reste silencieuse, quelques vieilles dames écrivent, pour des journaux, les questions et les réponses. Près de la fenêtre, une dame à cheveux blancs, mal coiffée, petite, boulotte, les yeux vifs et les joues roses, suit l’examen de près ; c’est Mme Jules Ferron, directrice de l’École de Sèvres, veuve du grand orateur de la République. Elle laisse tomber un regard sévère sur Mlle Bertrand qui « joue de la natte ».
— Voyons, mademoiselle, fait M. Jérôme Pâtre, indulgent, ne vous troublez pas ainsi. Remettez-vous, je vous prie… Nous disions donc que le caractère d’une loi…
— Le caractère d’une loi, ânonne Madeleine, c’est d’être… elle tousse, tousse, suffoque.
Très ému, M. Jérôme Pâtre lui offre son verre d’eau : Madeleine en boit quelques gorgées et repousse le verre du côté de l’examinateur. M. Pâtre perdant contenance, s’assied et tresse la frange du tapis vert.
— Allons ma vieille, lance-toi, se dit l’aspirante, à bout de ressources…
Et continuant la phrase commencée :
— Le caractère d’une loi, c’est d’être absolue, universelle, catégorique. — Kant a défini le devoir l’impératif catégorique, par opposition à l’impératif hypothétique qui est…
Elle continue, récite son manuel, travesti par ses souvenirs, reprend son bel aplomb et s’arrête au bas de la dernière page.
— Merci, mademoiselle, fait M. Jérôme Pâtre ; il pousse un soupir, marque une note, sous l’œil de Mme Jules Ferron de plus en plus sévère, puis regardant l’auditoire amusé :
— Mademoiselle Triel est-elle ici ?
Marguerite se lève et vient s’asseoir en face de lui. Elle est habillée simplement : une robe de serge noire, égayée d’un collier de velours bleu, souligne discrètement sa distinction et sa beauté. M. Pâtre suit avec complaisance la grâce de ses mouvements, et près de la fenêtre, les yeux sévères s’adoucissent :
— Voyons, mademoiselle, dites-nous ce que c’est que la Politesse.
L’aspirante se recueille, groupe ses idées, et dans un ordre simple, définit ce qu’on appelle généralement la politesse ; distingue la vraie politesse de la fausse, indique les dangers de la flatterie, et de la franchise brutale ; s’appuie d’exemples pris dans la littérature et dans l’histoire. Comme elle paraît regretter la politesse d’autrefois, M. Jérôme Pâtre s’emballe, et citant Saint-Simon, lui rappelle ce que cache le masque hypocrite de cette politesse parfaite.
Sans se troubler, Marguerite Triel discute, reconnaît la bassesse des courtisans, mais s’appuie sur l’étude de mœurs de la Princesse de Clèves, pour montrer que dans la vie mondaine, on ne retrouve plus le respect, témoigné sous une forme aussi délicate, aussi courtoise qu’autrefois.
L’examinateur prend plaisir à la discussion. Tous deux s’animent, le public lui-même est pris. Marguerite remporte un véritable succès, et Charlotte l’entraînant, lui crie :
— Tu as 19 ! je l’ai vu marquer ta note, ce qu’il avait l’air content !
Salle de littérature.
La classe est trop petite pour contenir le public qui voudrait assister aux interrogations du jeune maître d’Aveline, un beau nom déjà dans l’Université. Très sympathique aux femmes, par son charme personnel, l’enchantement de sa voix, la finesse et le mordant de son esprit, il les captive tout à fait, par la légende poétique qu’un deuil d’amour attache à sa vie intime.
Trop intelligent pour colporter lui-même ses meilleurs mots, il laisse ce soin à d’autres ; timide, dès qu’une femme le trouble, il devient brutal pour celle qui veut l’intimider. D’Aveline est l’idole ou la bête noire des Sèvriennes.
L’examen est sur le point de finir, il ne reste plus que deux aspirantes à interroger, et le jeune maître, un peu las, semble s’isoler de cette galerie aux écoutes, en cachant son visage pâli, derrière ses mains, d’ailleurs parfaites.
A l’appel de son nom, Madeleine Bertrand, qui n’a pas conscience du four énorme qu’elle vient de faire en philosophie, s’apprête à jouer du paradoxe, pour séduire la curiosité de d’Aveline.
Elle s’assied à la petite table, lisse le tapis vert d’un geste élégant, tandis que le professeur, les mains toujours en œillères, dans une pose coquette de méditateur, s’efforce de trouver le rouage de cette machine à examen.
— Voudriez-vous, mademoiselle, me lire cette scène du Misanthrope, et me dire ce que vous en pensez.
Madeleine lit la grande scène entre Alceste et Célimène, commente, insiste sur le stoïcisme du héros, sur la grandeur de son amitié ; elle exalte sa vertu, lui prête une générosité imaginaire, condamnant cette futile Célimène, ce léger Philinte, dont le commerce trop facile la choque ; cite Euripide, Shakespeare, Fabre d’Églantine, se trompe, ne s’en aperçoit pas, poursuit encore ; il faut bien payer d’audace ! On s’attend presque à l’entendre s’écrier, comme Doña Sol : O mon lion superbe et généreux !
D’Aveline la laisse s’enferrer : visiblement, il prépare un bon mot, qui sera le mot de la fin ; ses lèvres tremblent et d’une voix railleuse :
— Connaissez-vous, mademoiselle, quelque chose de plus ridicule, qu’un cheval de fiacre qui s’emballe ? — Je vous remercie.
Des rires approbateurs fusent dans ce public de jeunes femmes ; vite on crayonne cette boutade ; seule, Madeleine ne comprend pas, et sort absolument certaine d’être reçue à l’examen.
Un instant de repos suit : d’Aveline encore une fois s’isole. Ces dames chuchotent, quel esprit ! quelle voix ! une musique à vous ensorceler ; regardez donc la blancheur de cette main, et les ongles ma chère ! Ne trouvez-vous pas, que cette barbe mousseuse a quelque chose de sculptural ? Oui, mais ces paupières retombantes, c’est bien laid ! il a beaucoup de talent, mais trop peu de cheveux.
— Oui, lance effrontément Berthe Passy à ses voisines en extase, il n’en a plus qu’un, mais il est solide, c’est le dernier des Mohicans.
« Chut, chut » voilà Mlle Lonjarrey qui amène Mlle Chantilly. Didi est très en beauté dans sa robe collante de drap bleu, un chapeau piqué de bluets, juste assez de poudre d’or pour relever l’éclat de ses cheveux frisés ; les lèvres sont imperceptiblement peintes, et les yeux, à travers les longs cils noirs, luisent comme de jeunes pousses d’avril. Beauté de juive qui a déjà le parfum violent, peut-être ignoré, de la courtisane.
D’Aveline, gracieux, la prie de s’asseoir, satisfait, après un rapide examen, de la tenue de l’aspirante.
— Sur quoi désirez-vous que je vous interroge, mademoiselle ?
Didi hésite, semble confuse d’une telle prévenance, puis relevant doucement les ailes épeurées de ses longues paupières :
— Sur La Bruyère, monsieur.
— Soit ; tenez, lisez-moi ce portrait de Catherine Turgot.
Didi lit le fragment d’une voix grave et souple, bien timbrée, avec quelques sonorités musicales, qui par moment troublent le professeur et l’auditoire, comme certaines notes des violons hongrois.
— Mes compliments, mademoiselle, vous avez lu ce portrait avec une science parfaite, j’aurai ici peu de chose à vous apprendre.
Les paupières de Didi battent et se relèvent, les yeux se posent, étrangement doux, sur d’Aveline, qui précipitamment baisse les siens.
— Et maintenant, j’écoute votre commentaire, mademoiselle.
En bonne élève, Adrienne Chantilly commente le texte ; sa parole est élégante, le mot souvent juste. En pleine possession d’elle-même, l’aspirante, d’un regard presque voluptueux, fascine le pauvre d’Aveline, dont la face, subitement, devient très rouge.
— Et que pensez-vous de l’existence d’Homère, mise en doute de nos jours ?
— Si Homère n’existait pas… il faudrait l’inventer !
— Ah ! très bien, très bien, mademoiselle, je vous remercie !
Et d’Aveline, à côté du nom d’une si charmante fille, marque un 18 3/4.
Adrienne se retire au milieu des murmures flatteurs. Elle sera reçue première ; quelle beauté originale, quel talent : bien supérieure à la moyenne des Sèvriennes. L’a-t-elle assez enjôlé !
D’Aveline sort à son tour, mais pas assez vite, pour ne pas entendre Didi répondre à Berthe Passy :
— Je n’ai que 18 !
— Eh ! plains-toi donc la belle, sais-tu qu’il donne 20 à Dieu et 19 à lui-même !
Quatre heures sonnent enfin !
Depuis une heure, l’examen est fini : les aspirantes, fiévreuses, errent dans le parc, dans les couloirs ; quelques-unes, à l’infirmerie, boivent de la fleur d’oranger. Les cœurs se serrent, on ne respire plus.
Le sort de ces jeunes filles est décidé ; encore un moment, il sera connu. La minute est longue d’un siècle, le silence glace les visages. Les étrangers se tiennent à distance, très émus par l’angoisse des aspirantes, qui semblent attendre là une parole de vie ou de mort. Refusées, tout leur semble perdu ; reçues, que d’efforts, de fatigues, oubliés dans la joie d’entrer au Paradis.
Que cette attente est longue !
Marguerite Triel est figée près de Charlotte, qui fait encore bonne contenance ; Berthe Passy rit nerveusement ; Jeanne Viole est morne ; le masque de Victoire est d’une laideur tragique. Les deux Montalbanaises pleurent ; Didi subit le malaise du doute : si une autre qu’elle était première. Trente autres tressaillent de la même anxiété. Enfin un coup de sonnette, bref, avertit les futures Sèvriennes que leur sort va être connu ! Une porte s’ouvre, un feuillet blanc voltige, dix-huit noms sont affichés là : c’est une poussée furieuse, un recul d’effroi.
— J’y suis ! J’y suis, je n’y suis pas ! Un grand cri de désespoir, et Madeleine Bertrand s’évanouit.
Dans ce couloir aux briques rouges, où l’usure de tant de pieds a tracé un sentier rose, c’est une scène indescriptible de joie, de colère, de douleur ; la mère d’Adèle insulte le jury, crie à l’injustice ; de pauvres petites ont des crises nerveuses, d’autres, prostrées, s’en vont, sans savoir où ?
Mais Didi exulte, son nom tient l’affiche. Marguerite, seconde, est folle de joie ; Berthe Passy est cinquième, après Jeanne Viole, un peu dépitée, et Victoire humiliée d’être quatrième. Les heureuses s’embrassent, se serrent les mains, plus gênées qu’apitoyées par la douleur des autres, et quelques Sèvriennes, gentiment, viennent consoler les recalées.
— Allons, allons, du calme, « mes p’tits » fait la dame au profil chevalin, Mlle Lonjarrey, surveillante à l’école, ce n’est pas tout d’entrer à Sèvres… il faudra en sortir !
LE JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
Sèvres, 3 octobre 189 .
De pied en cap, me voilà donc Sèvrienne. Je n’en porte pas l’uniforme, par la raison qu’il n’en existe pas. Mais dans le cœur, j’ai l’amour de la maison.
Aujourd’hui commence ma vie nouvelle.
Comme les paysannes de chez nous, qui cueillent, durant la belle saison, les plantes odorantes, je voudrais, jusqu’au plus lointain hiver, parfumer ma vie des souvenirs que je vais recueillir ici.
Aujourd’hui donc je commence mon journal.
Je n’ai pas d’amie à l’École, et je suis lente à me lier ; j’ai, en amitié, la méfiance des gens qui redoutent d’accepter une pièce fausse. Qu’il m’est dur d’être séparée de Charlotte ! L’absence n’est rien quand on s’aime ; moi, je me sens bien seule. Pour retrouver ma Lolotte, il faut lui écrire.
Écrire, c’est rompre un charme pour en jeter un autre.
Notre amitié qui vivait d’un silence, où tant de choses communes volaient entre nous, prend une forme nouvelle : je suis la confidente à qui on ose tout dire, parce que ses yeux ne vous regarderont pas. Son fiancé va revenir bientôt de Rome ; j’ai hâte de le connaître, elle l’aime tant. Lui et moi, nous sommes tout dans le cœur de Charlotte.
Elle rit de l’amour jaloux que j’ai pour mes livres, des mille riens qui m’enchantent, des paysages fugitifs où je promène mes songes nouveaux, et des tristesses aussi qui piquent, sur la feuille blanche de mon livre d’heures, le premier papillon noir.
Charlotte est trop amoureuse pour subir jamais le charme de cette école. Son amour la lie au passé. Moi, j’ai senti, à la porte de cette maison, tomber comme un vêtement de voyage, tous les souvenirs tendres, tous les souvenirs cruels, qui font le passé d’une écolière de 20 ans.
Je suis seule au monde ; j’étais encore enfant lorsque papa et maman sont morts. Mais ils vivent en moi, leur amour a formé ma conscience ; jusqu’ici, ils ont été les guides mystérieux qui m’ont conduite à la porte de cette école.
L’ont-ils franchie avec moi ?
Je ne sais ?
Depuis le jour de mon admission à Sèvres, je ne suis plus moi : le monde change à mes yeux. Il y a des jours où je suis éperdue, et je ne sais encore d’où vient cet orgueil, cette joie, ce trouble surtout.
A qui dire tout cela ?
Ah ! si j’avais un ami ! Eh bien, ce journal sera mon ami. J’éprouve un plaisir infini à écrire ce mot au masculin : mon ami.
Je voudrais qu’un homme fût mon ami, qu’une affection virile m’enveloppât, me protégeât dans cette vie nouvelle qui me charme et m’épouvante. Je voudrais trouver en lui le Bon conseil et le Maître.
M. d’Aveline, j’en suis sûre, serait un ami exquis. Il doit avoir d’infinies tendresses, des gronderies si douces.
A quoi bon penser à lui ; je me suis promis de me défendre contre une toquade possible. Presque toutes les anciennes sont amoureuses de lui ; s’il rit des autres, je ne veux pas qu’il se moque de moi.
On m’a dit aujourd’hui qu’il avait coutume de baiser la main. Sa bouche, sur une main de femme, quelle caresse !…
Marguerite, Marguerite, attention, tu vas te laisser prendre. Non, ce serait idiot.
Puisque toi seul, cher Journal, seras mon ami, je veux être avec toi orgueilleusement sincère. Je ne ferai pas ma petite Eugénie de Guérin ; je suis trop fougueuse et trop câline pour accepter la vie avec humilité ou résignation.
J’adore qui m’aime. J’ai le désir de plaire, mais n’attache de prix qu’aux amitiés qui se ménagent. Je leur suis fidèle.
J’ai la volonté capricieuse, et ne veux pas qu’on me domine. Je me sens libre, dès que le calme revient en moi, car si j’ai le sens très net du réel, j’ai l’imagination romanesque. Je vois le danger, il m’attire. Dès que mon cœur s’emballe, ma volonté le suit et mène follement mon imagination vers une équipée sentimentale.
Mes aventures n’ont été que des rêves ; elles ne me laissent ni désir, ni regret.
Je suis encore catholique par culte de la beauté. J’adore les offices comme de magnifiques spectacles ; la musique religieuse me bouleverse : je pleure, sans savoir pourquoi, des larmes de grande pécheresse.
Mais, j’apporte ici deux cultes tenaces ; celui de la Vierge, parce qu’elle fut bonne et qu’elle était pure ; celui de saint François d’Assise, mon poète. J’aime en passant à leur donner des roses.
J’entre dans cette vie nouvelle, avec un grand désir de bien faire ; j’aimerais honorer l’École, car j’ai une idée très haute de ce que doit être une Sèvrienne, et me crois capable de tout braver, plutôt que de commettre une vilaine action.
Enfin, j’ai vingt ans, je suis belle, j’ai le respect de mon corps. Les Dieux ont mis en moi une parcelle d’eux-mêmes, en me donnant la beauté : j’ai conscience de la grâce qu’ils m’ont faite.
En moi, sonne haut et fier l’enthousiasme de ma jeunesse.
Même jour, 9 heures soir.
Ma vie sentimentale commence par une déception !
J’arrive de chez Mme Jules Ferron. Elle a été glaciale.
J’avais gardé, de son passage aux examens, le souvenir d’un joli sourire de bonté, et je n’ai retrouvé, tout à l’heure, qu’une femme austère, engouffrée dans son fauteuil, me fouillant de son œil gris.
D’une voix sèche, elle s’est brièvement informée de la famille que je n’ai plus, de mon humeur, de mes projets. En cinq minutes ce fut fini ; sans un mot bienveillant, me voilà congédiée. Ç’a été plus fort que moi, de grosses larmes ont coulé le long de mes joues, j’ai baissé la tête ; elle a tout vu et m’a rappelée.
Pourquoi Mme Ferron ne m’a-t-elle pas prise dans ses bras, comme maman le faisait ! A cette minute-là, j’étais encore une si petite fille.
Elle a plaisanté mon enfantillage ; un baiser m’aurait donnée à elle, tandis que, pour toujours, me voilà éloignée de celle qui n’a pas, pour ses élèves, des entrailles de mère.
Où est l’accueil que M. Bersot faisait à ses élèves ! S’il s’est attaché toutes les âmes qu’il a formées là-bas, rue d’Ulm, c’est que son stoïcisme ne rayonnait pas, comme il rayonne ici, sur des landes sèches.
Comme je vais « cultiver mon jardin ».
4 octobre 189 .
J’ai mal dormi. Il y a des galopades de chats, dans ces longs couloirs, qui vous éveillent à tout moment. La grosse horloge sonne trop fort dans la nuit, et Mlle Lonjarrey ouvre et ferme les portes des chambres avec tapage. J’avais hâte d’entendre la cloche du réveil et de vite descendre retrouver mes compagnes.
Ma chambrette me plaît ; elle est bien petiote, et haut perchée : je suis au cinquième, sous les toits, tel un poète qui se respecte. Les murs sont nus, mais j’arrangerai tout cela. L’état nous met drôlement dans nos meubles : un petit lit de fer, une armoire en pitchpin, une table, une toilette, deux chaises, et un miroir ; au pied du lit, une descente, râpée, ô combien ! Mais nous sommes libres d’embellir la « turne » comme dit B. Passy.
J’ai déjà accroché ma guitare, un symbole, déclare ce gavroche qui est ma voisine de chambre. Quand je serai triste, je pincerai une corde, la plus grave, j’aurai l’illusion d’entendre la voix de l’ami qui me cherche… et que j’attends.
Sous ma fenêtre, un grand lys d’argent s’épanouit et se fane sur la pièce d’eau.
Quel apaisement parmi les grands arbres du parc ; ils ont une beauté sereine, qui se marie au calme de notre vie d’étude.
6 octobre.
La journée est réglée immuablement, les études succèdent aux cours du matin ; après le déjeuner, on se repose ; à 1 h. ½ les cours reprennent ; à 4 heures, les études recommencent. On dîne, on se promène dans le parc, ou l’on danse à la salle de réunion. Puis on va dire bonsoir à Mme J. Ferron, dans son cabinet.
Je n’ai pas voulu aller au bonsoir hier, je n’ai pas encore accepté de vivre si près et pourtant si distante d’elle.
Ici, personne n’est surpris de cette froideur : les anciennes y sont accoutumées ; les nouvelles, trop heureuses d’être libres, ne se soucient pas de se confier à leur directrice.
Pour beaucoup, je le vois, Mme Jules Ferron n’a d’autre rôle que de prêter l’appui d’un nom illustre au fonctionnement de l’École ; Rôle de parade ! escompte d’une signature, qui doit amorcer le public, et rassurer nos familles sur l’esprit et la moralité de Sèvres !
Comme c’est la méconnaître.
Il ne faut pas longtemps pour surprendre la pensée d’une telle femme, puisque Sèvres est son œuvre.
Elle veut nous préparer à vivre par nous-mêmes, à nous suffire, sans qu’une défaillance arrête notre mission de professeur. Elle veut que Sèvres nous donne cette force virile sans laquelle on s’aventure désarmé. Brusquement, nous cessons d’être des écolières, qu’une directrice écoute avec intérêt, nous sommes des êtres responsables et libres, nous ne devons attendre d’elle, qu’un mot d’estime ou de blâme. Elle vit dans un monde d’idées si fières, si triomphantes, qu’elle n’admet pas, un instant, la possibilité d’être incomprise, méconnue, ou ce qui est pis, de se tromper.
Sa froideur, le respect glacial qu’elle inspire, font partie de ce système d’éducation qui me semble aller contre la nature.
Que fera-t-elle de moi ?
8 octobre.
Joie, joie, j’ai revu d’Aveline. Il a été charmant.
10 octobre.
Nos cours s’organisent, je voudrais de suite noter mes impressions.
Mais j’ai trop de choses à voir, à retenir ; mes yeux sont éblouis par le spectacle d’une vie si différente de celle que j’ai menée jusqu’à présent. Je me crois encore le jouet de quelque rêve merveilleux.
12 octobre.
Aujourd’hui dimanche, j’ai à moi quelques heures de solitude, amusons-nous, m’ami.
Adrienne Chantilly notre « cacique » (mot barbare qui nous vient de la rue d’Ulm et signifie la première de notre promotion) nous a reçues hier dans sa chambre algérienne. Nous avons pris le thé, dans un décor de bazar, embaumant, un peu trop, les pastilles du sérail.
A mon avis, elle est intelligente, mais beaucoup moins que la réclame l’affirme. C’est un esprit surfait. Elle est séduisante, et je me rends parfaitement compte que, dans l’attrait qu’elle exerce sur nos professeurs, il y a un je ne sais quoi qui n’a rien d’intellectuel !
Elle me fait des avances, mais je me tiens sur la réserve ; c’est humiliant et douloureux d’abandonner la main qu’on avait prise trop vite.
Je préfère cette écervelée de Berthe Passy, une originale, un pitre, un esprit mordant qui saute d’emblée sur le ridicule des gens. Un mot d’elle, vous voilà peint. C’est une enfant mal élevée, on lui passe tout ; et puis elle a une nature si rude, si franche, si délicatement fière.
— Je l’aimerai celle-là.
Mais le drôle de père ! un bonhomme tout sec, qui court ses sabots aux mains, grimpe quatre à quatre nos escaliers trop sonores ; et dans le tourbillon qui passe, on ne distingue que des tire-bouchons, volant éperdus, à l’entour d’un vieux béret.
C’est un poète ; sa Muse un peu dégrafée, dit-on, chante à Montmartre.
Jeanne Viole me plaît de moins en moins. Je la trouve maniérée ; elle a de petits gestes, de petits cris, des pruderies de langage qui m’agacent. C’est elle qui dit : l’inexpressible de papa, chaque fois que le mot culotte exige un euphémisme !
Elle joue si bien les Marquises de Marivaux, que nous nous demandons si le hasard ne nous aurait pas donné, pour compagne, une princesse déguisée. Elle ne parle que d’alliances chic, de bibelots rares, d’académiciens et de gouvernantes ; elle se contredit, déplace ses propos flatteurs, et l’amoureux d’hier est tantôt Bourget, Barrès ou Marcel Prévost.
Elle avoue dépenser 100 fr. par mois ! Seigneur, je me signe, moi qui ferai durer si péniblement mes deux écus jusqu’au 1er novembre.
Bast, c’est encore là du marivaudage, jeu des fausses confidences, qui s’accordent très bien avec ce joli visage poudré, ces cheveux souples, ces yeux gris, fugitifs, et ces deux fossettes qui attirent… les baisers d’Angèle Bléraud, comme un alvéole attire l’abeille.
Cette Angèle Bléraud, quel type ! elle me poursuit de ses embrassades, et ses joues pâles, ses yeux meurtris, me causent une gêne singulière chaque fois que je les regarde.
Elle voulait venir, le soir, me border dans mon lit. — Personne ne l’a jamais fait depuis que maman est morte.
J’ai refusé sèchement. — Elle a pleuré.
Parmi nous, Victoire Nollet est la seule qui songe déjà à l’agrégation ; la première en étude, la dernière à se coucher, on la voit partout un rollet à la main, pour ne pas perdre une minute. On ne sait trop, à la voir, à quel sexe elle appartient : elle a le corps d’un poupon, et la tête d’une laideur fantastique, toujours congestionnée. Ce qui lui attire une volée de bons mots.
Berthe Passy vient de me montrer la caricature qu’elle en a fait : le poupon XXe siècle, encore au maillot, pousse à coups de reins un chariot avec plumes, encre, papier, et à la remorque, un bourdaloue.
Des autres, je ne sais rien encore, si ce n’est qu’Hortense Mignon a des amours contrariées, et que son sergent Laflûte, un grand paresseux, se prépare à bien la gruger, une fois en ménage.
Ouf ! j’entends ouvrir toutes les portes des chambres, vite je te cache, cher cahier ; c’est la vieille Lonjarrey, qui passe son inspection domiciliaire.
PAQUET DE LETTRES
Quelques élèves, fatiguées de leur première semaine de cours, ont quitté plus tôt la salle d’études, pour se reposer dans leurs chambres, où elles baguenaudent jusqu’à l’heure du dîner. La nuit est venue, le gaz éclaire une haute salle presque déserte. De longues listes de leçons à faire barbouillent les tableaux noirs ; des feuilles de buvard traînent sur les vieilles tables incommodes, tailladées au canif, incrustées d’initiales, luisantes à la place des coudes. Le long des murs, dans les casiers, traîne le « fourbi » de la nouvelle promotion ; dix cocottes en papier, portant un nom en sautoir, représentent les dix Sèvriennes littéraires de première année.
Au milieu de la salle, une poutre mal équarrie soutient le plafond. C’est le Pilori de Sèvres, où les mécontentes ont coutume de clouer leurs professeurs : le père Taillis s’y balance à perpétuité au bout d’un fil.
Trois Sèvriennes, très absorbées par leur correspondance, se hâtent d’écrire, car la cloche va sonner, et l’inflexible Lonjarrey, au nom du règlement, entend qu’au premier coup les nouvelles soient toutes au réfectoire.
Lettre de Victoire Nollet à Mme Nollet, rue Royer-Collard, Paris.
ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE DES JEUNES FILLES
« 8 octobre 189 .
» Chère mère,
» Ne vous inquiétez pas, le régime de l’école me conviendra. J’ai réglé de suite mon emploi du temps, il n’y aura rien de changé dans mes habitudes :
» A 6 heures, je suis debout ; à 6 h. ½, j’ai pris ma douche et fait ma réaction ; à 6 h. 3/4, je suis en étude ; à 7 h. ½, je vais au déjeuner ; je remonte faire ma chambre. Avant 8 heures, je suis à la bibliothèque et à 9 heures au cours.
» Je trouve qu’on a ici beaucoup trop de récréations ; j’y aviserai, il ne faut pas perdre ainsi son temps. Mme Jules Ferron m’a demandé si j’étais bien la fille de Muma Nollet, le vieux Républicain, et sur ma réponse affirmative, elle m’a serré la main, en me disant de me montrer dans la vie la digne fille d’un tel homme.
» Il faut que j’arrive première à la licence. Mes compagnes ne m’intéressent pas beaucoup : j’ai trop à faire. La nourriture est bonne ; je mange la viande et laisse les légumes.
» Adieu, chère mère, je n’ai pas autre chose à vous dire ; j’ai tout Reclus à lire pour faire une leçon sur les déserts.
» Votre fille qui vous aime,
» Victoire Nollet. »
« P.-S. — Mon petit chat, travaille bien à Fénelon, il faut que dans trois ans tu entres première à Sèvres. Dimanche prochain, je viendrai à Paris ; je ferai la route à pied, le docteur dit que ça me fera du bien. Prépare ta version d’anglais, ton discours de Michel de l’Hôpital, nous bûcherons ensemble jusque 6 heures.
» Ta grande sœur qui t’embrasse, mon chat,
» Victoire. »
Lettre de Berthe Passy à M. Jules Passy, poète, boulevard Rochechouart, Montmartre.
« Au bahut, 8 octobre 189 .
» Mon vieux Jules,
» Ne te tourmente donc pas, je suis très bien ici. J’ai pris mes cantonnements pour toute la saison. Je loge au cinquième, côté rue, au deuxième, côté douves, mais pas d’eau en bas pour y faire des ronds.
» Je connais toute la boîte : ça n’a pas été long. J’ai retrouvé ici quelques bons zigs du lycée, et nous avons, en quatre coups de crayon, campé la binette de nos professeurs, je ne te dis que ça !
» Apporte-moi donc, jeudi, des cigarettes et du café, parce qu’ici, c’est l’usage de s’offrir le Kaoua au sortir du réfectoire : ça fait passer le gigot, et le poulet, qui n’a plus que les os « pour avoir trop aimé », a dit Michelet !
» Sois tranquille, je ne rêve pas à la lune ; je laisse ça à ma voisine, Marguerite Triel, un type chouette, qui me botte. En voilà une qui te plairait, mon vieux, pas pionne pour un sou, et belle, et belle ! Elle a même trouvé le temps de garder toutes ses illusions.
» Ce que l’école va démolir tout ça ! Moi d’abord je te préviens que je ne bûcherai pas : je veux ménager ma cervelle, la pauvre ! ces examens l’ont mise à une rude épreuve ; il me faut au moins l’année pour me refaire.
» La vieille Lonjarrey a parlé de toi à « notre illustre mère », et je vois à l’air dont on me reçoit, au bonsoir, qu’on prend tes papillotes et tes sabots pour une fumisterie déplacée.
» Ah ! si l’on savait, ce que te coûtent ces chansons qui nous font vivre !
» Courage, mon vieux, dans trois ans, tu pourras te reposer ; ta petiote te rendra, tant qu’elle pourra, tout ce que tu fais pour elle.
» En attendant, ce qu’elle a de meilleur, son gros baiser, est à toi.
» Ta fille et amie,
» Berthe. »
Ah ! dis à Rosalie de t’acheter de la pommade, et de ne pas oublier, comme ça lui arrive, le mou de Friquette.
Lettre de Hortense Mignon à M. Eugène Laflûte, sergent au 20e d’infanterie, Carpentras.
« Sèvres, 8 octobre 189 .
» Mon Eugène bien-aimé,
» Ah ! comme je me languis d’être seule dans cette maison. Je ne pense qu’à toi ; je voudrais parler de toi à tout le monde ; faut-il que le sort soit méchant, puisque je resterai ici une année sans te voir, — sans te voir — mon amour !
» Mon père m’a conduite à Paris. En route, je lui ai reparlé de notre mariage, il est devenu furieux, il jurait, sacrait, t’envoyait à tous les diables ; je suis sûre maintenant d’être déshéritée si je t’épouse. Mais qu’est-ce que ces choses-là me font : je t’aime, je ne céderai pas, je serai ta femme.
» Tu m’aimes bien, dis ? tu m’attendras dis, tu me seras fidèle ? je t’aime tant ! travaille, je t’en conjure, ne vas pas au café, pense à tes examens de Saint-Maixent qui approchent ; je t’aiderai, je ferai tout ce que tu m’enverras à faire, mais aime-moi bien. J’ai fait un petit autel dans mon armoire ; au pied du Baiser de Prud’hon (un éphèbe beau comme toi, qui embrasse, mange, brûle les lèvres de sa bien-aimée) j’ai mis ta chère photographie.
» Écris-moi, dis-moi que tu m’aimes, nos lettres ne sont pas ouvertes, et du reste, Mme Jules Ferron, une philosophe, ne se préoccupe pas de ces choses-là.
» Au revoir, fiancé adoré, ô le plus beau, le plus aimé des hommes, à toi toute ma vie.
» Je t’adore,
» Hortense. »
Au premier coup de cloche, précipitamment, les trois Sèvriennes fermèrent leurs lettres, et rangèrent leurs casiers, coururent à l’antichambre de Mme Jules Ferron déposer leur courrier.
Le flot des Sèvriennes, affamées par tout un après-midi de travail, se précipita vers le réfectoire, où sur les nappes luisantes, au milieu de chaque table, fumait le pot-au-feu.
Et Berthe Passy esquissant un entrechat, au grand scandale de la vieille demoiselle Lonjarrey, souleva la soupière, en s’écriant :
— O béni sois-tu, pot-au-feu de nos familles.
— Amen, fit Marguerite, vas-tu faire encore la parade.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL (suite)
15 octobre.
— Je suis ébahie d’une liberté aussi anglaise, on va, on vient, dans la maison, on sort le dimanche, sans dire où l’on ira. On reçoit ses amis dans sa chambre, sauf les frères et les cousins ! ils ne restent cependant pas le nez dehors, et j’en sais qui prennent part aux goûtettes du jeudi.
On nous laisse responsables de nos actions ; le régime adopté à l’école est celui de la confiance et de la liberté ; le règlement, très large, est appliqué à la lettre par l’inexorable Lonjarrey. Seule, Mlle Vormèse, notre répétitrice, si attachante, n’en retient que l’esprit.
Il n’y a pas sur nos actions de contrôle direct ; au sortir de la discipline soupçonneuse des lycées et des pensionnats, on est un peu désorienté de se sentir si libre de mal faire.
Beaucoup de Sèvriennes sont encore des gamines ; il est facile d’être imprudentes, quand on est mal gardées.
Aussi les potins ne manquent-ils pas ! Mais les commérages du dehors n’ont pas de prise et n’attaquent en rien la conception très élevée qu’on se fait de notre culture morale.
Ah ! si Mme Jules Ferron consentait à descendre jusqu’à nous !
L’esprit de l’École est bon. Il est fait d’une commune estime, d’une entente sympathique entre les trois années. On s’oblige volontiers, les aînées n’affectent pas trop d’être les douairières, elles nous invitent au thé de quatre heures ; puis à table, en salle de réunion, au bonsoir, petit à petit les anciennes nous livrent les traditions de Sèvres.
Les repas sont amusants ; on se groupe à sa guise, les conversations y gagnent en intérêt : chacune a le droit d’y être sincère, et d’avouer ce qui lui plaît, dans les habitudes de cette vie intime. C’est à l’heure des repas que se prennent les résolutions ; de table en table passent les circulaires, les pétitions, les petites notes sur les objets perdus.
Au coup de fourchette, bien plus qu’aux conversations, se révèlent soudain les milieux. A ma table, j’ai pour compagnes la fille d’un tisserand et la fille d’un colonel : personne, au cours, ne devinerait une semblable différence de situation ; voilà le dîner servi, les tares inconscientes, mais révélatrices, trahissent l’origine.
Jeudi nous sommes allées nous promener au bois, c’était charmant. Par groupes de cinq on trotte dans les petits chemins encore secs. Les feuilles craquent, la terre embaume, le vent picote. J’ai fait connaissance avec les bassins d’eaux mortes et les ruines de Saint-Cloud.
On dirait que quelqu’un habite sous ces ronces, parmi ces statues mutilées, ces miroirs brouillés, qu’on redoute de briser en y jetant une pierre.
Il y a des coins de ce parc qui ont une mélancolie, une amertume de cimetière abandonné.
En été, nos chefs de groupe, deux anciennes, Isabelle Marlotte et Renée Diolat, nous emmèneront cueillir les fleurs pour nos herbiers, à Viroflay, à la Malmaison.
On ira loin, loin, mon cœur bondit de joie. Les arbres, les clairières, l’ombre mouvante des feuilles, me séduisent infiniment ; je ne suis « moi », qu’assise à l’ombre des forêts. O Racine, aurais-je, comme Phèdre, la nostalgie des grands bois.
Au retour, j’ai trouvé Charlotte dans ma chambre, tranquillement installée. Elle m’apportait un bel André Chénier — car j’ai une leçon à faire sur ce poète. Nous avons causé comme deux petites folles ; Henri Dolfière, son fiancé, sera dans 15 jours à Paris, nous sortirons ensemble, il nous emmènera toutes deux au Louvre.
C’est drôle, je m’imagine qu’Henri Dolfière doit ressembler un peu à d’Aveline ; j’ai hâte de le connaître : il me plaira, c’est sûr, mais lui plairai-je ?
Si je mettais, ce jour-là, ma robe de velours noir ? Charlotte m’a dit qu’elle m’allait bien.
Berthe Passy est venue prendre le thé avec nous, elle nous a lu la lettre qu’elle écrivait hier soir à son père : C’est inimaginable ! Elle appelle son père, mon vieux Jules ! Et ça naturellement ; toute petite, elle a entendu les camarades l’appeler ainsi, et voulant être la camarade de son paternel, Berthe n’a rien trouvé de mieux que cette irrévérencieuse tendresse.
Impossible de se fâcher de ce qu’elle dit, tout cela jaillit d’une terre franche. L’absence de la mère — elle ne m’a jamais parlé de sa mère — explique cette éducation de bohème.
Elle nous a promis un portrait soigné ! qu’est-ce que ce sera, Seigneur !! de la vieille Lonjarrey, du dépensier et des autres fonctionnaires de l’École.
Je lui ai demandé grâce pour l’exquise Mlle Vormèse : la seule femme dont l’âme tendre tressaille avec la nôtre.
C’est notre répétitrice, elle assiste à nos leçons, et guide notre travail ; si j’avais besoin d’un secours, j’irais à elle : je suis sûre que sa figure, d’une austérité de sainte, ne ment pas.
Ma main, d’instinct, cherche la sienne.
Soir, même date.
Une nuit diaphane tombe sur le parc, les arbres vivent dans une clarté surnaturelle ; le pavillon Lulli rejette lentement sa cape d’ombre, et la lune, qui monte au-dessus du jet d’eau, sourit à la nymphe ruisselante qui se baigne dans la vasque sonore.
UN COURS DE GÉOGRAPHIE
Il est neuf heures, la cloche sonne les cours. De la bibliothèque, des études, des chambres, les Sèvriennes sortent en désordre, c’est un branle-bas dans toute la maison.
Les Scientifiques, en grands tabliers bleus, se hâtent d’aller retrouver Jean, le préparateur, qui surveille les cornues ou dispose grenouilles, cœurs de moutons, étoiles de mer, pour l’exercice de dissection.
D’une allure plus tranquille, plus élégante, les Littéraires, serviette sous le bras, s’en vont par groupes dans leurs salles de cours. Elles bavardent, sans se presser, sachant par habitude, que ces Messieurs s’attardent volontiers dans le cabinet de Mme Jules Ferron, qu’ils veulent tout d’abord saluer.
Quelques élèves, toujours les mêmes, épient sur le palier les craquements de l’escalier d’honneur. Par hasard, elles se trouvent tous les matins sur le passage de ces Messieurs, heureuses d’un salut, fières d’une parole, triomphantes si l’un d’eux va jusqu’à leur tendre la main.
Entre soi, cette petite comédie s’appelle « monter le quart ».
Désir et hardiesse ne vont pas plus loin : paraître l’élève favorite d’un professeur, est le rêve instinctif de toute Sèvrienne. Le jeu semble ne point déplaire à ceux qui redoutent, au milieu de tant de jeunesse, d’être les « vieux barbons ».
Si libéral que soit l’internat à Sèvres, il n’empêche point, que six jours sur sept, les professeurs sont les seuls hommes qui fréquentent l’École. Ils ont le prestige des Dieux, et il n’est pas jusqu’à Jean, garçon de chimie, et M. le dépensier, major de la valetaille, qui ne produisent sur les élèves une impression flatteuse.
M. Criquet, gloire de la nouvelle Sorbonne, est de tous les professeurs celui qui a le mieux capté l’esprit des Sèvriennes.
Elles lui savent gré d’être intellectuel et vigoureux, à côté du vieux Taillis dont l’âge n’a plus de sexe, de M. Lepeintre, l’éminent historien, qui s’illusionne, de d’Aveline qui se ménage, et de l’excellent Pâtre, qui s’offre toujours et ne se donne jamais.
La première année est en émoi. Le cours d’aujourd’hui inaugure la série des leçons faites par les élèves, en présence de Mme Jules Ferron, de Mlle Vormèse et du professeur. Angèle Bléraud doit faire un exposé sur le Pôle, et ses compagnes, si M. Criquet le juge à propos, feront la critique de cette conférence.
Elles attendent depuis dix minutes déjà, sous l’œil sévère de Mlle Lonjarrey, quand un accès de toux, rythmant des pas sonores, annonce l’arrivée de Mme Jules Ferron.
On se lève, les chaises crient, la directrice s’installe ; vite Amélie, la femme de chambre, glisse sous ses pieds une chaufferette. Victoire Nollet bat des paupières pour faire reluire ses yeux, Marguerite fait bouffer sa blouse, Berthe Passy s’affermit sur sa chaise, Angèle Bléraud tremble, mais Adrienne, très calme, toujours en beauté, tend l’arc joli de ses lèvres.
D’un bond, le jeune et illustre maître est à la chaire, d’un saut il est en bas, disposant galamment les cartes, la gaule et le tableau noir.
— La parole est à Mlle Bléraud !
Une grande fille maigre, étiolée, se lève, et avec une gêne visible marche vers la chaire ; on la sent prête à pleurer. Elle a des yeux bizarres, où le regard luit comme un reflet de lune dans l’ombre froide d’un puits.
C’est une poétesse qui chante, en prose décadente, la cruelle Marguerite, la méchante Jeanne. Amoureuse de ses deux compagnes, — ô souvenir de Sapho ! — Angèle n’a, pour les séduire, ni force, ni grâce, ni figues mielleuses, ni flûte mariant l’heure qui passe à l’heure qui s’enfuit.
Marguerite lui a fermé sa porte, et Jeanne, moqueuse, donne aux autres le baiser qu’elle lui refuse. Elle n’a aucune sympathie dans sa promotion.
Assise dans cette chaire de maître d’école, faisant face à ses compagnes, à Mme Jules Ferron, Angèle Bléraud s’affole, le cerne étrange de ses yeux s’enfonce, comme deux stigmates, dans sa chair d’une pâleur morbide.
Toute la salle tourbillonne autour de la chaire, elle voit des visages inconnus qui la menacent. C’est une torture inouïe, ces yeux fixant cette bouche muette, qui se refuse absolument à parler.
Elle parle, elle a l’angoisse de ne pas reconnaître sa voix, d’entendre un autre « moi » gourmander le sien, se substituer à lui, et faire cette leçon, sans qu’elle ait, un instant, conscience de ce qui se passe au pied de la chaire.
Le trac est chose commune, au début de ces conférences, qui se renouvellent à chaque cours. On s’en guérit à la longue, mais les timides et les nerveuses, comme Angèle Bléraud, jusqu’à leur sortie de l’école, subissent, sans pouvoir la dominer, la bête aux abois.
— Mesdemoiselles, commence Angèle Bléraud avec effort, le sujet de cette leçon est celui-ci : Étude des caractères de la région polaire.
« J’ai lu tout ce qui a rapport à la question. Bien des hypothèses sont émises qui me paraissent toutes acceptables, étant séduisantes ou ingénieuses. Je n’ai pas qualité pour discuter leur valeur.
» Je crois qu’en cette matière, il faut tout attendre, non de la théorie, mais de l’empirisme. Or le pôle, pour nous c’est l’Inconnu.
» De même qu’avant le XVe siècle, les esprits chercheurs étaient fascinés par une Atlantide, de même aujourd’hui, dans une étude aussi problématique, faut-il faire place aux visions des poètes, aux récits des voyageurs… »
Cet exorde visiblement ironique, puisqu’il annonce une leçon tout à fait en dehors de la Méthode Criquet, provoque un petit rire étouffé dans l’auditoire. L’oreille au guet, le sourcil froncé, le professeur griffonne quelques notes sur son carnet.
Par phrases saccadées, brèves, avec des mots rares, Angèle continue sa leçon, la face tremblante, crucifiée sur le tableau noir.
Elle évoque les visions blêmes, les grisailles du pôle, les apparitions étranges, démesurément grandies, l’angoisse des longs jours crépusculaires, l’éclatant réveil de la lumière qui flamboie sur les glaces, ouvre dans le ciel épuisé une large plaie, par où le soleil laisse couler son sang.
Elle-même semble un fantôme revenu de là-bas, racontant une croisière de rêve, frissonnant à l’approche d’une banquise, qui glisse avec un bruit sourd, des froissements, des craquements formidables.
Récit monotone, scandé comme une mélopée, dont les visions lointaines fuient et s’effacent sur la trame grise d’une leçon, toute poétique et sans rapport direct avec la géographie.
Les Sèvriennes n’écrivent plus, M. Criquet, furieux, mordille sa moustache, le beau front de la directrice se durcit ; Mlle Vormèse arrête ses yeux émus sur la détresse de son enfant.
Un grand silence marque la fin de la leçon. Le professeur se lève, saute en chaire ; avec une colère contenue, il exécute Angèle Bléraud.
« Mesdemoiselles,
» La leçon qu’on vient de faire ici, pour la première fois, me prouve qu’il est nécessaire de redire encore ce que doit être pour vous, pour vos élèves futures, la véritable géographie, science de la terre.
» Non, non, ce n’est pas se battre contre des moulins à vent, que d’attaquer cette désastreuse Méthode, qui substitue une vaine description à l’étude rationnelle, à l’anatomie de la terre, si j’ose m’exprimer ainsi.
» Laissons la poésie aux poètes, l’éloquence aux professeurs de rhétorique, soyons de bons géographes !
» Il y a une beauté géographique, mais cette beauté est purement géométrique, car nous procédons ici par axiomes et par démonstrations.
» Je m’explique :
» Il n’y a de science que du général, a dit Aristote, or…
Et la leçon du maître continue, claire, passionnée, entraînante. Les Sèvriennes, suspendues à ses lèvres, boivent les paroles qui révolutionnent leurs habitudes d’esprit, ouvrant une voie nouvelle à la pensée. La géographie, enseignée par M. Criquet, n’est plus une affaire de mémoire. Aux faits, se mêle la recherche des causes géologiques, astronomiques, qui dominent les phénomènes terrestres.
La géographie est une résultante des autres études, particulièrement de la philosophie et des sciences naturelles.
Un peu irritée de la brusquerie du cher professeur, Berthe Passy maugrée à Marguerite, enthousiasmée par cette exposition si rationnelle :
— Qu’il aille donc enseigner sa méthode aux scientifiques, si pour le comprendre, il faut être astronome, physicien, naturaliste, géologue, marin, et avoir perpétuellement une alidade en poche !
Sa réflexion se perd dans le tumulte de la sortie ; la cloche sonne, Mme Jules Ferron radieuse se lève, félicitant le jeune maître de la puissance philosophique de son enseignement ; les Sèvriennes, sans un mot pour leur compagne, filent en salle d’étude. Mlle Vormèse sourit à Angèle : ce sera mieux une autre fois, tandis que Berthe, prise de pitié, devant cet abandon, déjà féroce, entraîne Angèle Bléraud dans le parc, la console, et subitement amusée, oublie les larmes de la malheureuse, pour faire une de ses gambades familières.
— Regarde donc la belle Chantilly et Jeanne Viole là-bas, elles courent après d’Aveline, ma chère : les Saintes Femmes poursuivant Jésus !
D’Aveline, un peu gêné, ne se retourna pas, et, pour cette fois, sous le feutre campé cavalièrement en arrière, on ne vit pas frémir le dernier des Mohicans !
JOURNAL DE MARGUERITE
17 octobre 189 .
Nous avons eu ce matin une belle conférence de M. Criquet ; à propos d’une leçon ratée par cette pauvre Angèle Bléraud, il nous a fait l’exposé de sa méthode, avec une chaleur, une puissance, qui me transportent.
Vive la géographie du géographe Criquet ! Nous lâchons les anciens manuels, pour ne plus suivre que Vidal-Lablache, M. de Lapparent, et surtout Paul Criquet !
Nous voilà débarrassées d’un fatras pédantesque, il ne s’agit plus que de raisonner juste. J’en suis.
Nous n’avons pas été tendres pour Angèle ; il est vrai que son obstination était, chez elle, un parti pris. Mais qui sait l’accueil réservé à chacune de nous ? Moi, je suis très tourmentée par cette leçon à faire sur André Chénier : le sujet est délicat, où faut-il s’arrêter ? Il y a dans les Élégies des vers qui me troublent. Faut-il le dire ?
D’Aveline en sera froissé.
Mais si je tais ce côté sensuel de l’œuvre de Chénier, ma leçon sera celle d’une petite fille. N’ai-je pas le droit, sans fausse pudeur, d’expliquer ma pensée et mes impressions ? Tact, mesure… Que c’est difficile, mon Dieu !
Ah ! les beaux vers :
J’aime me dire à moi-même ces vers, le soir, avant de m’endormir. Ils me bercent, ils appellent les beaux songes.
19 octobre.
Victoire Nollet a horreur de la salle de réunion ; au lieu de venir danser avec nous, elle préfère arpenter, cent fois de suite, le grand couloir glacial.
C’est une heure charmante que celle qui nous réunit toutes dans une même salle.
La pièce est nue, luisante de cire, avec quelques belles gravures, un piano, des meubles cannés, que le frotteur aligne soigneusement aux murs, et que les Sèvriennes éparpillent, chaque soir, en traîneaux sur la glace du parquet.
Ce serait un parloir de couvent, s’il n’y régnait une gaieté folle. On rit, on chante, on danse, on cause. Les plus graves redeviennent enfants au contact des autres, car c’est l’oubli momentané du travail, des peines, des soucis de l’étude.
On danse surtout par plaisir et par nécessité, pour que la digestion soit plus rapide, et pour suppléer à la chaleur imaginaire d’un calorifère asthmatique.
Les « Troisième Année », suivant le code des préséances, organisent les sauteries, et mettent partout de l’entrain, en gentilles maîtresses de maison qui seraient un peu les petites mères des nouvelles.
Quel spectacle ! celles qui n’ont jamais eu le temps de marcher en cadence, tendent l’oreille et font leurs premiers pas. D’autres apprennent la bourrée, la polka du Languedoc, les branles poitevines, voire même le menuet. Et soudain, toutes ces jupes s’emmêlent et se démènent dans un quadrille furieux, où l’on piaffe, où l’on houspille ses voisines, accrochant une main, pinçant un bras, déchirant une robe, dans un vertige de tournoiement barbare.
Un bien-être indicible paraît sur tous ces visages en sueur. C’est la détente nerveuse, l’usure brutale d’une fougue vite dépensée, qui renaîtra demain pour s’abattre à nouveau.
Mlle Vormèse se mêle à nous volontiers ; son esprit droit, sa tranquille bonté, donnent à ses moindres paroles un accent qui va droit au cœur.
Une paix bienfaisante nous vient d’elle. C’est une protestante passionnée, mais tolérante ; sa figure me fait songer aux Saintes de Port-Royal, qu’a peintes Philippe de Champagne : sur un front très bombé, de magnifiques cheveux noirs, aplatis sans coquetterie ; des yeux qui vous cherchent, une bouche simple qui vous sourit.
Je l’aime.
Elle m’a embrassée parce que je lui montrais l’étrange aspect de notre École, à cette heure-là. L’avenue des Marronniers semble le pied gigantesque d’une croix d’ombre, qui s’enfonce dans la nuit ; nos classes sont les bras, cette salle joyeuse est à la place du cœur. Tout paraît mort, la tête, les bras, les pieds ; le cœur seul flamboie comme un cœur mystique, il est vivant de tout notre bonheur.
Le symbole lui a plu, alors elle m’a dit ces paroles que je veux écrire ici : « Quand vous quitterez Sèvres, Marguerite, emportez un rayon de cette lumière ; quel que soit votre sort, riez au passé, puisqu’ici vous aurez été heureuse. »
Le dernier quart d’heure est le plus amusant ; il reste peu d’élèves à la salle de réunion : les bûcheuses sont retournées à leurs livres, les paresseuses à leurs lits. On se groupe, on débine les professeurs, on fait des chansons.
En voici une, toute fraîche ; l’auteur est une « seconde année », une bonne fille, Isabelle Marlotte.
Elle se chante sur un air connu :
Et ça continue.
Les anciennes, qui savourent mieux que nous les traits décochés, applaudissent au passage, les :
Au surplus, au fait, au fait, etc., qui sont les mots collants de Jérôme. —
J’adore la valse, celle au rythme lent ; j’aime la musique qui m’entraîne sur un mode mineur ; j’aime les modulations vaines des retours en majeur, les notes grises, veloutées ; alors d’invisibles caresses me ferment les yeux ; tout mon corps s’abandonne au plaisir de suivre un rythme divin.
Quelques Sèvriennes ont, quand elles dansent, la grâce des branches qui ploient et se relèvent sous le poids d’un oiseau. Renée Dolat, une ravissante Arlésienne, a des mouvements si harmonieux qu’on s’arrête pour l’admirer.
Mais d’autres ! celle-ci, une toupie hollandaise qui fait du sentiment. Celle-là, une corvette en détresse, et les Scientifiques valsent avec une élégance de fagots agités !
Quelle partie de rire encore, quand on s’est aperçu que les rotondités d’Adrienne Chantilly n’étaient que rembourrage ! Berthe, toujours elle, en dansant avec notre « cacique », lui a malicieusement piqué une aiguille au beau milieu de la hanche, et l’autre ne broncha pas !
Un mot terrible de d’Aveline sur une ancienne, qui a trop de prétentions à la beauté mythologique :
« Vénus, il est vrai, mais Vénus marine, car il lui reste encore un peu d’algues aux dents. »
Fi le vilain.
A huit heures et demie, tout le monde se retrouve à la porte de Mme Jules Ferron, pour le bonsoir. Subitement, ce coin de lumière et de vie meurt ; l’ennui est roi de cette solitude.
Même en plein jour, ce long corridor est un triste promenoir de nonnes. Des murs lavés à la chaux, à terre des briques trop rouges, des fenêtres qui prennent la clarté au fond des douves. Quand la lune est haute, elle perce la crête des arbres, et par un soupirail, éclaire ce couloir d’une lumière glacée, jetant sur le mur d’ombre la silhouette blanche d’un porche de tombeau.
Est-ce que la Pompadour, qui vécut ici même, rêva de pénitences nocturnes, en cilice, pieds nus, dans ce cloître presque souterrain ?
Les bruits s’y éteignent, pour ne laisser sourdre que la plainte du jet d’eau, qui se lamente, qui se lamente, sans écho.
Deux ombres enlacées passent… un bec de gaz vacille et s’éteint. Mon cœur frissonne, je me sauve.
20 octobre.
On dit que Mlle Lonjarrey, hier, en faisant sa ronde de nuit, a trouvé Angèle Bléraud évanouie au pied d’une porte, qu’elle déchirait de ses doigts crispés.
LE BONSOIR
La porte de la bibliothèque s’ouvrit brusquement, et du dehors une voix jeta :
— Mesdemoiselles, il n’y a pas de bonsoir aujourd’hui !
Les têtes se relevèrent, un instant détournées des livres, et la dame au profil chevalin, satisfaite de son petit effet, se pencha, fouillant la salle d’un regard autoritaire, méfiant, et sans bruit, encore aux écoutes, referma la porte.
Un bruissement, un rire de petites feuilles passe sur toutes les lèvres ; un chuchotis éveille les hautes vitrines Louis XV, blanches volières où les livres, oiseaux captifs, dorment d’un sommeil fécond ; et les glaces, amies coquettes, reflètent le long des tables tous les visages égayés. Quelques mains se frottent, satisfaites ; des chaises remuent, un souffle soulève les fiches et les rabat aussitôt.
— Corvée de moins, et temps de gagné, lance Victoire Nollet, du plus loin de son escabelle.
Toute la bibliothèque approuve ; les têtes se replongent dans les atlas, sur les fiches cataloguées. On n’entend déjà plus que le crépitement du gaz qui flambe, sous les abat-jour verts.
Le bonsoir est tellement incrusté dans la vie journalière de l’École, que le supprimer une seule fois est un événement. Rien n’oblige les Sèvriennes à venir saluer Mme Jules Ferron, mais l’oublier est une inconvenance.
Le bonsoir est plus qu’un témoignage de respectueuse politesse, c’est une sorte de revue familière, d’examen de conscience à deux. C’est l’occasion offerte aux élèves, de parler avec confiance à leur Directrice, de s’ouvrir librement à elle.
Mais c’est aussi l’hommage, sorte de baise-main modernisé, que l’École tient à rendre à la grande veuve.
Pour laisser à cette visite son caractère intime, Mme Jules Ferron reçoit les Sèvriennes dans son petit cabinet, en bas, près du couloir si triste où le jet d’eau lointain pleure.
La porte étroite qui ferme les appartements de la Directrice, donne sur un palier à rampe de fer. Les Sèvriennes attendent là, debout, pressées, emboîtées, faisant queue tous les soirs, comme au théâtre un jour de prix réduits.
On bavarde (à Sèvres, trois élèves dans un coin, voilà un salonnet où l’on cause). On s’interroge sur le travail de la journée, sur les conférences du lendemain, les sorties du dimanche ; celles-ci écoutent, celles-là songeuses rêvent, se regardent, la tête posée sur une épaule câline.
Victoire Nollet apporte son lexique allemand et, les yeux clos, répète les cinquante mots qu’elle doit savoir avant de se coucher.
Petit à petit le silence s’anime, les jambes piétinent, les voix montent, les colloques troublent la dernière méditation de l’illustre veuve ; un hum ! hum ! vigoureux, de l’autre côté de la porte, suffit à rappeler tout ce petit monde impatient aux convenances.
— Renée, je vous assure qu’il est la demie, frappez, on gèle ici.
Renée Diolat, l’élégante Sèvrienne de troisième année, ouvre volontiers le bonsoir. Vite un coup de peigne pour lisser les cheveux, en un tour de main elle a rajusté sa toilette, relevé ses bagues le long des doigts fins.
— Toc, toc.
Pas de réponse.
— Allons frappe plus fort, Renée, si elle lit Sénèque, elle ne t’a pas entendue, murmure une Scientifique irritée de l’attente qu’on lui impose.
— Toc, toc, toc.
Même silence.
Renée se retire furieuse.
— Vous voyez bien qu’il n’est pas huit heures et demie, puisque Mme Ferron ne répond pas.
Deux minutes, trois minutes passent lentement. Enfin, comme une fleur qui tombe, à petit bruit, d’une robe froissée, la demie se détache de l’horloge.
— Entrez, répond enfin une voix sèche au troisième toc-toc.
A pas menus, les Sèvriennes s’avancent, l’une derrière l’autre ; chacune s’incline, souhaite le bonsoir à Mme Jules Ferron, et reçoit d’elle une poignée de main.
Suivant son humeur, un sourire, une parole gracieuse accompagne la réponse uniforme :
— Bonsoir, mon enfant, dit d’une voix lente, avec une prononciation auvergnate.
Les jours moroses, où les ennuis de la maison se dérobent sous un masque glacial, la main retombe ; un bonsoir indifférent surprend et gêne les élèves. Chacune se demande : qu’y a-t-il ? pourquoi cette froideur ? Avons-nous démérité ?
Et les rires s’éteignent, car ce que les Sèvriennes redoutent le plus, c’est la mésestime de Mme Jules Ferron.
D’autres fois, un rayonnement adoucit les traits un peu tendus de cette figure sévère ; le sourire, les yeux clairs, le geste captivent. On dirait la transfiguration d’une abbesse au sortir de la communion.
Ces jours-là, le petit cabinet de travail s’illumine. Dans la pénombre, on la voit entourée des livres dont elle vit : les Stoïciens, Montaigne, Corneille, les œuvres de Jules Ferron. Les papiers débordent sur les tables ; partout des portraits de son illustre époux : médaillons de bronze, bustes de marbre, eaux-fortes, tableaux, photographies intimes, lui assis, elle debout, la main dans la main.
Ce cabinet est le refuge consacré à la gloire du grand homme ; sa veuve assise au fond d’une vieille bergère, entretient, au milieu de ces reliques, un culte fidèle.
La lampe luit sur les cheveux argentés, agrafés négligemment au sommet de la tête ; les yeux ont la fraîcheur des yeux d’une toute jeune femme, et la main grassouillette serre tendrement la main qu’elle a prise.
— Aujourd’hui, c’est jour de confession ; bien, je repasserai, fait Victoire qui n’aime pas les longs arrêts sur le palier. Quatre à quatre, elle reprend le chemin de la bibliothèque, où tout Reclus l’attend. Charitablement elle avertit là-haut les bûcheuses que le bonsoir durera une heure.
Ce jour-là, Mme Jules Ferron, qu’une surprenante mémoire familiarise avec chaque élève, s’intéresse à tout.
— Vous allez bien mon enfant ? dit-elle à Marguerite Triel, un peu effarouchée de cette gentillesse, est-ce que vous pleurez encore, petite fille ?
— Non madame, répond Marguerite respectueuse, je me suis vite faite à ma nouvelle vie qui me plaît beaucoup.
— Tant mieux, mon enfant, continuez à bien travailler, vos professeurs pensent du bien de vous… N’avez-vous pas une amie, qui se présentait aussi à l’École, que fait-elle ?
— Charlotte se prépare pour l’année prochaine, madame, elle sera reçue, fait Marguerite avec élan ; un froncement de sourcils lui rappelle que Mme Jules Ferron l’interroge, mais ne souhaite pas de confidence. J’espère que mon amie sera reçue, reprend-elle, Charlotte travaille, elle est si intelligente.
— A-t-elle ses parents ?
— Non madame, mon amie est orpheline, mais elle est fiancée.
— Ah ! vraiment, fait déjà curieuse, la vieille Mme Ferron ; qui doit-elle épouser ?
— Un artiste, madame.
— Vous aimez beaucoup cette jeune fille, Marguerite ?
— Charlotte est ma sœur, madame.
— Bonsoir, mon enfant.
La main se fait très douce, mais serre vainement celle de Marguerite Triel ; ni la main, ni le cœur, ne répondent à cet appel tardif et peut-être passager.
A peine sortie, une autre la remplace ; une autre vient ensuite ; à chacune, Mme Jules Ferron ce soir-là, dit un mot gracieux, mais quand arrive le tour d’Adrienne Chantilly, qui lui fait une révérence de cour :
— Vous avez fait une bonne leçon, mon enfant, mais ce n’est pas assez personnel. Lisez un peu moins, pensez davantage, ne croyez pas que la forme sauve tout. Ici il vous faut songer non pas à vous-même, mais aux élèves que vous aurez… et puis, ne vous parfumez plus, comme vous le faites, vous incommodez vos professeurs.
Adrienne froissée se retire. Hortense, arrive, salue gauchement.
— Vous avez trop de correspondance, mon enfant, c’est du temps perdu ; je vois sans cesse des lettres qui vous arrivent de Carpentras, vous êtes à l’École pour préparer votre avenir de professeur, ne le compromettez pas… et comme Hortense, très rouge, ne se retire point :
— Vous avez quelque chose à me demander ?
— Oui madame (hésitant, et baissant les yeux sous le regard dur qui la pénètre). Voulez-vous me permettre d’aller demain jeudi à Paris ?
— Encore pour aller au Bon-Marché ! déjà Mme Ferron s’apprête à refuser net, quand Hortense saisit au vol un mensonge.
— Non, madame, pour aller voir le dentiste.
— Allez, fait la directrice, très indulgente aux maux de dents.
Les Sèvriennes continuent à défiler dans le petit cabinet ; selon les mines, radieuses ou humiliées, on devine que chacune emporte son paquet.
Presque la dernière, arrive tout essoufflée Berthe Passy. Elle s’excuse de n’être pas venue la veille, ayant oublié l’heure du bonsoir, au milieu d’une lecture philosophique.
Mme Jules Ferron sourit.
— Vous avez une conférence à faire pour M. Pâtre, Berthe ?
— Oui, madame, je ne sais pas manier l’abstraction, le langage philosophique m’embrouille.
— Voyons un peu ce qui vous embarrasse ?
— Tout mon sujet, madame !
— Allons, allons, grande enfant, venez demain dans mon cabinet, nous en reparlerons ; et conquise par la sincérité si brusque de cette nouvelle Sèvrienne, Mme Jules Ferron s’abandonna jusqu’à l’embrasser.
Angèle Bléraud entre ; les yeux se durcissent.
— Vous êtes sur la liste du docteur, mademoiselle ; demain, s’il l’approuve, l’infirmière vous donnera des douches et vous prendrez tous les soirs du bromure.
Effarée, la malheureuse sort ; d’autres passent : la main glisse du même mouvement lent par-dessus le bureau, tandis que le reste du corps s’immobilise dans l’ombre de la bergère.
Puis, c’est fini. La porte doucement se ferme. Les bruits de pas s’éloignent, s’éteignent dans le couloir solitaire.
Mme Jules Ferron est seule.
Les yeux sur un Marc-Aurèle, peut-être songe-t-elle à sa mission : N’est-elle pas là pour aider ces jeunes filles à l’apprentissage de la vie ? Ne doit-elle pas faire appel sans cesse à leur raison, donner à leur caractère l’empreinte énergique qui leur manque ? Quel germe couve dans cette terre trop hâtivement remuée ? Quelles femmes l’enseignement viril de Sèvres fera-t-il de ces enfants ?
Les élèves, encore sous l’impression de cet accueil, se demandent en reprenant leurs livres à la page commencée :
— Que lui a-t-on fait, pour que nous ne puissions, sans mentir, l’appeler : la Meilleure, notre Mère.
SOIRÉE PHILOSOPHIQUE
Mlle Berthe Passy à M. Jules Passy, homme de lettres, Montmartre.
« 28 octobre 189 .
» Mon vieux Jules,
» Dimanche tu mangeras sans ta Pépette la popote de Rosalie. Impossible de quitter ma turne : je ponds, je ponds, je ponds !
» J’aurai fini mardi. Ce sera douloureux, mais réussi. Crois-tu que l’excellent Pâtre m’a donné en leçon de philo : De l’Éducation de la Raison.
» Éducation de la Raison, à moi ! comme si j’avais l’âge où l’on parle de ces choses-là !
» Je vais, je viens, j’interroge toute l’École. Mon expérience est nulle en la matière. As-tu jamais songé à faire l’éducation de ma raison ? Dis, dis !
» Il est vrai que mon paternel ne ressemble guère à celui de Victoire, un pédagogue qui avait inventé une méthode raisonnée, vers 1848, pour faire faire pipi à ses chats dans une assiette. Aussi, quelle fille prodigieuse il a dressée ! Crois-tu qu’elle porte dans sa poche un petit rollet, où tout son temps est détaillé par quart d’heure, sans oublier ce qui est pour elle, paraît-il, le quart d’heure de Rabelais !
» Dans sa chambre, elle a piqué au mur deux papiers couverts de jambages, qui montent et qui descendent.
» Devine ce que c’est !
» Cherche pas, va. Jamais tu ne croiras qu’une fille de vingt ans n’a d’autre baromètre que celui-là.
» C’est une statistique comparée des forces cérébrales, chez ceux qui travaillent le dimanche, et chez ceux qui ne font rien.
» Épatant, hein !
» Dire que toi et moi, nous nous sommes aventurés dans la vie, comme sur une corde tendue, le cœur d’une main, l’esprit dans l’autre, et le balancier par terre !
» Je le ramasse et je recommence.
» Vois-tu, mon vieux, la Reine de ce pays-ci est une dame à longue toge, et à bonnet carré : Ergo.
» Qui n’a point l’esprit philosophique, pour elle est une sotte.
» Qui n’a point de principes philosophiques, est une mécréante.
» Qui n’a point de vocation philosophique, est une ratée.
» Maintenant que je le sais, je rattrape la Dame et vais porter sa queue. Lui faisant la cour, je gagnerai ses faveurs à coups d’abstraction, de généralisation, d’induction, de déduction, de dé-mons-tra-tion !
» Pour être des Batignolles, on en vaut bien une autre. Elle m’a embrassée en cachette : C.Q.F.D.
» La maladie est dans l’air, tu le vois, et se gagne en quatre semaines. Mais pour charrier tant de globules philosophiques, le sang de l’École n’est pas corrompu. Nous n’avons pas de « Sujets » comme nos voisines des Roses, pas la plus petite crise mystique.
» Tandis que là-bas, les visions, les tête à tête avec Jésus se multiplient. Après une nuit de Pascal, leurs yeux s’ouvrent à la vérité, et bon nombre de catholiques deviennent de farouches protestantes. On les voit même porter en amulettes les articles de foi du directeur de la maison.
» Que ferais-tu à sa place ?
» Lui, naïf, les appelle : « Mes sœurs en J.-C. » et leur réserve de bons petits postes aux sorties de fin d’année.
» Ce prosélytisme est une rouerie qui nous amuse. Mais ici le zèle ne va pas plus loin que de se morfondre, sous un air enjoué, aux soirées philosophiques du mercredi.
» J’y fus hier.
» Je t’en supplie, fais provision de chaussettes à raccommoder. Avec mes bas, je pourrai tirer ces deux heures de glose sur Épicure, Socrate, les Stoïciens, Stuart Mill, Jean-Paul, Jean-Jacques et tous ceux qui, depuis 3000 ans, croient avoir épousé la Vérité.
» On est là trente autour de la table, dans la salle à manger de « la Veuve ! » Tu sais qu’entre nous, ce petit mot exprime toute sa grandeur. Les unes apportent du travail, les autres n’apportent rien, les plus fines pioncent dans les coins.
» J’étais au premier rang pour voir, pour être vue. Pas moyen de chatouiller, de pincer, de faire rire tout le monde, de bâiller en arpège, son œil était sur moi, et sans cesse.
» Que penchez-vous, Berthe, de chette définichion ? Êtes-vous de l’âvis d’Emerchon ?
» Moi, je répondais tout de go. Mais j’ai remarqué que les plus intelligentes disent souvent des niaiseries, pour ne pas se compromettre. Les Scientifiques parlent du bout des dents ; elles n’entendent que Darwin. Les autres, graines de Bélise, affectent le mépris de la Beauté, et repoussent, ô comme un fromage qui sent, le mariage des musiciens célestes.
» Thérésa, qui n’a peur de rien, a mis en branle tout le midi. Hortense, si on l’avait laissé faire, à propos de tout, aurait cité l’amour d’Ugène pour son Hortense, et la passion d’Hortense pour Ugène. J’avais beau lui faire le pied, elle n’en voulait pas démordre !…
» Quand c’est Socrate qu’on lit, on pleure. Ce sera le tour de tes chaussettes ; tu verras, pas un sou d’oublié. Mais tu sais, le jour où on lit la jalousie, dans La Rochefoucauld, j’y vas les mains dans mes poches, et je parle.
» C’est renversant, mais ici, on cause de ces choses-là comme si on revenait de Cythère. O que je regrette le huis clos de ces entretiens ! Ça manque d’hommes, et vois-tu, la philosophie entre femmes, c’est gentil, mais c’est comme en amour, il y manque quelque chose.
» Je ne donnerais pas ma soirée pour un fauteuil à tes Guignols : en sortant, j’ai vu le meuble le plus cocasse que tu puisses imaginer ; c’est la bergère où l’illustre Veuve se repose.
» Sûrement, c’est un cadeau qu’a reçu Jules Ferron sur ses vieux jours ; mais ça a l’air d’une farce. Imagine-toi, au milieu du siège, brodés au petit point, un jeu de dés, un pot à tabac, des cartes, une pipe, une boîte d’allumettes avec ces mots rouge-sang, placés juste à la chute… des reins : Feu !
» Le fou rire m’a prise, j’ai cru que je ne retrouverais jamais ma chambre. Je me roulais en zig-zag dans le couloir, secouant les portes. — Feu ! feu : c’était un hoquet, des larmes, feu, feu. J’avais les côtes étranglées. J’ai fini par tomber par terre, les autres, autour de moi, riaient encore à se pâmer.
» Nous avons fait scandale, et la chemise de nuit de Mlle Lonjarrey nous a poursuivies de récriminations jusqu’au matin.
» On devrait léguer ce fauteuil de valétudinaire en détresse à la Comédie française. Il remplacerait les chaises percées de Molière.
» Ah ! mon petit Jules, c’est toi le vrai philosophe, puisque tu as nourri la joie dans mon cœur, et semé le rire sur mes lèvres frondeuses.
» Une patte à Friquette, un salut au cordon bleu, un bécot pour toi de
» Ta gamine,
» Pépette. »
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
1er novembre.
Je ne quitterai pas l’École pendant ces deux jours de congé. Charlotte est souffrante, ma vieille cousine est encore à Orléans ; que ferais-je seule dans Paris ? J’ai un peu peur de ces sorties, je suis gênée d’un regard, surtout de ces regards qu’on rencontre le soir et qui vous déshabillent. Il m’est odieux d’être suivie, je perds la tête, je me sauve.
Je resterai dans ma chambrette, à coudre mes mousselines, qui égaieront ces fenêtres ; à piquer quelques photographies de musée ici et là.
Je ne m’ennuyerai certes pas, j’ai mon journal, mon André Chénier, et ces pages, si drôlement écrites, que Berthe Passy m’a apportées ce matin.
Elle s’amuse à faire des portraits, et sa plume campe ses personnages en vrais types de comédie mais il faut la voir, quand elle lit ce qu’elle vient d’écrire. Toute sa figure est en mouvement ; les yeux noirs pétillent ; le nez, très François Ier, s’allonge encore, la bouche accentue l’impertinence ou la gauloiserie du trait. C’est là un masque d’une mobilité si expressive, qu’à la regarder, on croit voir les personnages mêmes qu’elle peint.
— Voici le premier, qui est frappant.
Mlle Lonjarrey
Des pantoufles discrètes, feutrées, glissant de porte en porte, entraînent, sans aucun bruit, l’ombre écouteuse de Mlle Lonjarrey, qui, du petit coup sec d’un doigt osseux, viole l’entrée de nos chambres, sans s’émouvoir d’un pantalon qui tombe, d’une chemise qu’on enlève.
Par le profil, Mlle Lonjarrey descend du grand Condé ; mais la fortune n’a point souri à son auguste ressemblance !
Mlle Lonjarrey cumule, à l’École de Sèvres, les fonctions de gardien de la paix, et de truchement entre les élèves et l’administration.
Le code en main, elle surveille, censure, dresse un rapport, avec un zèle, un sérieux, une bonne foi, qui mériteraient ailleurs quelque gratification. Mais par une étrange infirmité de l’esprit, chez elle, les idées s’embourbent ; au milieu d’un discours, la roue s’enraie et ne tourne plus.
Dans cette retraite de l’intelligence, Mlle Lonjarrey rend les services de l’Invalide à la tête de bois. Cependant, elle a conscience de la hauteur de ses fonctions. « Nous avons résolu », dit-elle, et ce nous est une politesse à l’adresse de Mme Jules Ferron.
Mlle Lonjarrey, très classique par la forme de son visage, tient encore du grand siècle le respect du maître. Sèvres est une cour, Mme Jules Ferron en est la Reine : il importe, pour bien vivre, de plaire à son souverain.
Dès l’aube, elle hume et prend le vent ; si elle caresse ou aboie, on sait en quelle estime le maître vous a.
D’humeur gaie, cette longue et maigre dame, en son profil chevalin, aime à fouiller les petits secrets, et à donner quelques avertissements. C’est un phonographe qui enregistre, par intermittence, de belles et graves paroles ; sa mémoire sème, à tort et à travers, des axiomes philosophiques, qui sont pour elle autant de règles de vigilance, et pour les Sèvriennes autant de prétextes à rire.
Car cette brave Lonjarrey est une si bonne fille ! dans le particulier, elle adore le militaire, — chacun sait ça — et ne dédaigne point, en son honneur, de vider à tout coup son petit verre de « Calvados ». Elle a le gosier sec, ou pour tout dire, sa vraie philosophie tient, tout entière, dans cette larme odorante qu’elle échauffe entre ses doigts osseux, et qu’elle sirote goutte à goutte.
Et par petites gouttes, elle en a tant bu ! et de tant de sortes ! qu’il s’exhale d’elle un parfum de cerises, de pommes, de prunes, d’oranges, de raisins distillés. Son cabinet ne fleure plus l’odeur des roses, qui se pâmaient entre les seins de la Pompadour, alors que penchée sur une carte d’Europe, son épingle d’or piquait les victoires de Louis le Bien-aimé !
De respirer, là-haut, ces fumets qui les grisent, les petits amours titubent en trottinant sur la corniche, et tout autour de la Cantinière pompette, cul par-dessus tête, effrontément se roulent !
Monsieur le Dépensier
Mossieu le Dépensier a la barbe et le port d’un Sultan qui, pour jouer la comédie, porte tablier bleu en son harem !
Cognant, jurant, sonnant, voilà le roi de notre valetaille : les chambrières lui font la barbe, les mitrons en émoi, redoutent ses colères d’Agamemnon, porteur de lardoire. Les Sèvriennes affamées sourient au rogne-portion qui, pour un œil vif, donne 4 bûchettes, et le plus gros rosbeef à la plus gentillette !
L’Infirmière
Une grande chatte maigre, au sourire fin, aux cheveux rares, nourrie aux lettres contemporaines, frottée à tous les poulaillers de théâtre, ayant, au bout de sa lorgnette, le nez des actrices célèbres, la plastique des cabotins en vogue, et dans sa tête les ritournelles de tous les opéras.
La plus originale des infirmières ! connaissant Aristophane, et parlant Esthétique, avec la science comparée d’une femme qui en douche 20 autres chaque matin.
On aime ses tisanes, d’un goût relevé, parfois équivoque. C’est la gazette de Hollande, qu’on lit entre deux portes, pendant que thé, café, ou chocolat — ô drogues exquises ! — chantonnent sur le gaz aux frais du Gouvernement.
Concierges
Philémon et Baucis à la porte du Temple.
Ils vieillissent là, modestes, tranquilles, attendant la maladie et la mort.
Au seuil de l’extrême vieillesse, peut-être une indulgente philosophie leur fait-elle croire qu’une bergerie heureuse est une bergerie mal gardée.
Silencieux dans leur loge, ils laissent faire, ils laissent passer, ayant acquis par là des droits à l’ingratitude humaine !
— Avez-vous encore vos parents ? demandait-on à leur fils potache quelque part.
— Oui, madame, mon père est Fonctionnaire à l’École de Sèvres.
Est-ce tapé ! j’aime ce tour d’esprit railleur et si vivant ; on la croit méchante ! Que non, Berthe a un cœur qu’on ne soupçonne pas ; chez elle tout est de primesaut. Sa verve, c’est l’éclat brutal, mais franc, d’une sève généreuse. Sa droiture est inexorable devant toutes les petites hypocrisies qu’on découvre peu à peu autour de soi.
5 heures soir.
La maison est silencieuse, l’âme de ces vieux murs, de ces ronces, de ces arbres, s’est envolée ce matin. Les cloches sonnent tristement, lentement ; personne à qui parler de ses morts. Ils sont là pourtant, auprès de moi, les chers disparus, je sens leurs yeux sur moi ; embrasser ma mère, ô comme je voudrais embrasser maman…
La corde a chanté sous mon doigt, très grave ; le jet d’eau s’est tu, pris de langueur ; la nuit tombe : ô triste jour de Toussaint… mon âme écoute leur âme.
2 novembre, jour des morts.
J’ai travaillé tout aujourd’hui, à ma leçon sur André Chénier, pour ne pas céder à cette tristesse morbide qui m’anéantit. La pensée de la mort m’épouvante, je la fuis ; je n’ai sur terre aucun refuge où mon âme puisse se blottir.
Être seule ainsi, toute la vie ! Il y a des jours comme celui-ci, où je voudrais n’être plus.
— Va, retourne à tes livres, pauvre petite.
J’ai lu toute l’œuvre d’André Chénier ; j’en emporte une impression confuse, ardente, troublante surtout. Ce qui m’a le plus intéressée (faut-il l’avouer sans rougir) ce sont ces vers d’amour, écrits avec l’ardeur d’un sang enfiévré ; ce sont des mots qui ont un parfum, des mots qui ont la puissance d’une caresse, des mots qui me brûlent, et que pourtant, je ne comprends pas toujours.
Quelle surprise ! je découvre là un poète inconnu, moins pur, moins empoignant que celui de la Jeune captive, mais un poète amoureux, qui sous les grands bois, au bord des fontaines, réveille les nymphes endormies.
Camille, ô voluptueuse Camille, « cette voix qui séduit, qui pénètre, qui touche », sa voix chante encore les beaux vers qui te suppliaient.
Je les lis tout haut, et puis je me tais, comme si je faisais quelque chose de mal.
3 novembre.
Je suis à la torture : que dire d’André Chénier, s’il faut ignorer cette partie de son œuvre, qui à mon sens, vaut bien les Idylles de Théocrite et certaines pages de Virgile.
Si j’allais consulter Mlle Vormèse… j’y vais.
Mlle Vormèse a prononcé ce vilain mot de « poésie érotique ». Cela suffit pour éclairer mon ignorance et m’interdire toute allusion à ces vers.
Allons sagement, classons les fiches que j’ai tirées de Sainte-Beuve, de Jules Lemaître, de Faguet, et cuisinons une belle petite conférence pour jeunes filles, sur le Chénier des Iambes et des Idylles, sans même leur dire, que l’homme qui écrivit ces vers était beau comme un Dieu.
4 novembre.
Mon plan est arrêté, Mlle Vormèse l’approuve, je suis tranquille. J’étudierai, devant mes compagnes, l’âme antique et l’âme moderne dans l’œuvre de Chénier ; j’essayerai de leur montrer la divine poésie des anciens, ressuscitée par cette imagination d’artiste, et la poésie contemporaine née, chez lui, de la sincérité de sa douleur.
5 novembre.
Je viens d’aller faire ma leçon aux arbres du parc. L’air était si doux, que sous les feuillages blonds, près de l’herbe fraîche encore, on se serait cru au printemps. Mon plan bien en tête, j’ai improvisé. Les paroles, les images surtout, naissaient à chaque pas.
La marche rythme ma pensée, je suis toute surprise de parler ainsi sans embarras ; quand un mot s’obstine à ne pas venir, je n’ai qu’à regarder les feuilles, à m’avancer plus loin sous le bosquet, en cherchant, et le mot, le mot cher à d’Aveline, est là sur mon chemin.
5 novembre, 8 heures matin.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Je suis nerveuse, hors de moi. Si j’allais manquer ma leçon, être au-dessous de l’opinion qu’après mon examen d’Aveline s’est faite de moi. J’ai le trac.
Mentalement j’offre une rose aux deux saints que j’aime.
Vite, notons les pages à lire. La cloche sonne, je vois d’Aveline qui cause avec Isabelle Marlotte. Mon Dieu que j’ai peur.
Même jour, midi.
Joie, joie. Il a été content, il m’a dit que c’était bien, il a loué mon tact, l’ingéniosité du plan, la pureté et la simplicité de la parole. Je suis ravie, brave d’Aveline, va, si tu savais quelle force me rendent tes éloges, comme je suis prête à me donner plus encore à l’étude !
Je l’aime, cet homme. Tout de suite une grande paix est entrée en moi ; les yeux de Mlle Vormèse m’ont souri, et je me suis sentie en communion de pensée avec lui, avec mes compagnes.
Mme Jules Ferron a daigné, en passant, me sourire : quel éloge !
Inoubliable jour que celui de ma première leçon de littérature à l’École de Sèvres.
L’AME DE L’ÉCOLE
Toute la « première année » se trouvait réunie, ce jeudi-là, dans la chambre un peu austère de Mlle Vormèse, répétitrice à l’École de Sèvres. Auprès du lit en bois noir, drapé de cretonne sombre, un portrait de Mme Jules Ferron ; au mur la Cène de Vinci ; sur une table volante, auprès d’un buste d’enfant de Donatello, l’Imitation de J.-C. C’est plutôt la cellule d’une diaconesse protestante, que la chambre où vit, repose, travaille, une femme belle, aimée, jeune encore.
« Je vous ai réunies chez moi, mes chères petites, dit Mlle Vormèse, en refermant sur Adrienne Chantilly la porte de sa chambre, pour donner à notre entretien plus d’intimité.
» Oubliez un instant que je suis votre répétitrice ; ne voyez en moi qu’une amie, qui veut vous parler, au milieu de ces choses familières, de ce que nous aimons toutes : de notre chère École.
» Nous ne sommes plus des inconnues les unes pour les autres. — J’ai suivi vos examens, je vous retrouve aux cours, à nos répétitions. Quelques-unes ont eu confiance en moi et sont venues me demander conseil. Je crois donc vous connaître à peu près, et je tiens à vous assurer que pendant vos trois années de Sèvres, vous me trouverez toujours prête à vous aider, à vous soutenir, comme une sœur aînée doit le faire pour ses cadettes. »
Un murmure affectueux remercia Mlle Vormèse, qui la tête appuyée au creux de la main, songeuse, semblait chercher dans son passé une leçon pour l’avenir.
« Vous arrivez très jeunes à l’école, continua-t-elle, vos anciennes ne vous ressemblaient pas. Nous sommes entrées ici déjà mûries par la vie, et considérant notre stage comme un abri calme et laborieux. Nous y avons oublié les premiers chagrins, les défaillances dans la lutte. En nous séparant, nous emportions le mystérieux viatique, qui est l’amour absolu du Devoir.
» L’École sera-t-elle pour vous ce refuge propice, où l’on prend conscience de soi-même, où se fera la transfiguration de vos âmes ?… (D’un accent convaincu.) Je l’espère.
» Votre grande jeunesse, et vos rapides succès, vous ont laissé l’illusion d’être encore au Lycée, (rieuse) un lycée select, le premier lycée de France, si vous voulez. En bonnes élèves, vous avez bûché vos manuels, dévoré les catalogues de la Bibliothèque, et tout de suite, votre programme d’études et de lectures a pris des proportions encyclopédiques.
» Je vous ai laissé aller.
» Au bout d’un mois, quelques-unes ont bronché, s’apercevant que leurs professeurs exigeaient autre chose qu’une érudition de dictionnaire, et qu’ils se montraient plus sensibles aux traits spontanés, aux réflexions personnelles, qu’aux découvertes trop faciles des bouquineuses.
» Elles sont venues à moi :
» — Que faut-il faire ? Nous sommes déroutées, notre méthode de travail ne vaut rien ! »
D’une voix nette, détachant les mots, Mlle Vormèse la tête relevée, reprend après un instant de silence :
« Ma réponse, mes chères enfants, s’adresse à vous toutes. Vous avez besoin de réfléchir, de chercher, d’organiser votre vie intellectuelle et morale à Sèvres. — Rappelez-vous une chose, c’est que votre carrière, votre mérite de professeur, dépendront de ce que vous ferez ici.
» Il me semble que l’École vous propose un double but :
» Apprendre à penser ;
» Apprendre à agir.
» Vous devez quitter la maison, véritablement professeurs, c’est-à-dire que femmes d’intelligence et d’énergie, vous saurez diriger les jeunes filles qui chercheront en vous un modèle.
» Celles d’entre vous qui ne sortent pas des lycées où l’esprit de Sèvres rayonne, peuvent, par comparaison, se rendre compte de notre idéal de la femme instruite :
» Ni savante, ni pédante ; un esprit juste, cultivé, qui cherche dans la science, non pas une parure, mais un appui.
» L’École veut préparer des générations de professeurs distingués, soucieux de tous leurs devoirs, soucieux des intérêts supérieurs, qui porteront enfin, dans la vie, une sagesse aimable, une dignité simple.
» Vous trouverez ici toutes les ressources possibles pour votre travail. Il ne dépend que de vous de tirer profit de cette culture libre, forte, que vous donnent vos maîtres.
» Votre travail effacera les « plus » et les « moins » qui vous différencient. Chacune doit s’efforcer d’être elle-même, de garder son naturel, les qualités et les aptitudes qui font sa force. N’imitez personne, ne croyez pas qu’en reflétant l’esprit d’un autre, vous plairez mieux… rappelez-vous ce que dit le bon La Fontaine.
» Si vous êtes découragées par une critique trop dure, ayez l’énergie de vous corriger : bien souvent les défauts qu’on vous trouve ne sont que l’excès de vos qualités.
» Ne vous bourrez pas des miettes d’autrui. Pensez, soyez hardies, allez de l’avant, quitte même à vous tromper ; vous êtes à l’âge où l’on peut se faire une maxime du vers de Musset :
» Donnez à votre pensée une forme qui vous appartienne ; forme concise, pittoresque, colorée, éloquente, suivant votre nature. Nous ne tenons pas à vous couler dans un moule identique ; de l’Unité dans la Diversité, voilà la force de notre corps enseignant : la volière chante, écoutez l’harmonie du concert… »
Avec insistance, cherchant les yeux des Sèvriennes :
« Je voudrais bien me faire comprendre de vous, mes chères enfants, être sûre que ces paroles viennent à l’heure propice, qu’elles vous forceront à réfléchir, et à voir, dans l’étude des sciences et des lettres, l’espace le plus magnifique offert à votre pensée. »
Mlle Vormèse s’arrête un instant ; les élèves recueillies boivent ses paroles.
« Pendant des années, votre horizon a été ce coteau de Sèvres ; c’était pour vous le Paradis : entrant à l’École, vous étiez sûres plus tard de gagner, honorablement et librement, votre vie.
» … Comme sur les côtes, de petites barques vont de ville en ville porter leurs marchandises, en prendre de nouvelles, ne s’égarant jamais, grâce aux feux qui s’allument dans la nuit, votre jeunesse a suivi les escales d’une route tracée à l’avance. D’un examen vous passiez à un autre, d’un autre au suivant, toujours plus riches, et plus sûres d’atteindre le port.
» Vous y êtes !
» Il en faudra sortir. Bientôt les côtes s’effaceront derrière vous, c’est la pleine mer, c’est l’inconnu que vous devez parcourir.
» Vous ne savez pas où vous irez en sortant de Sèvres, mais déjà, par vos compagnes, vous entendez dire que la vie vous sera dure.
» On nous raille, on nous méprise, on nous attaque partout où les lycées se créent.
» Il faudra du temps, et combien d’efforts, pour vous faire connaître, et obtenir de l’opinion publique, l’estime et l’affection que vous mériterez. »
Très bas, d’une voix presque tremblante, Vormèse poursuit son image :
« Oui, c’est vraiment la pleine mer, houleuse, méchante, où votre barque doit tracer un sillon. Que deviendra-t-elle, si avant de quitter le port, vous n’avez pas cherché là-haut une étoile…
» Apprendre à agir, voilà ce qu’il faut faire ici. Orientez votre vie vers une croyance, avec la ferme volonté d’agir conformément à votre foi.
» La tolérance la plus large règne à l’École. Vous êtes libres. Un système de compression ne produirait que des êtres affaiblis, sans ressort, soumis par la crainte, incapables d’agir avec vigueur dans les circonstances difficiles. Vous seriez dépourvues de courage pour lutter contre vous-mêmes. »
D’une voix plus nette :
« Mme Jules Ferron a trop le respect de votre liberté, pour souffrir qu’on vous impose une direction de conscience. Vous êtes libres de votre choix, responsable de vos actes.
» Que celles d’entre vous, qui ont gardé le culte de leur enfance, le gardent jalousement et y puisent la résignation et la force pour lutter.
» Que les errantes cherchent, s’éclairent, se décident. Les discussions philosophiques de nos mercredis, les cours de M. Jérôme Pâtre, des lectures réfléchies, les aideront à se former un idéal, une religion philosophique.
» Disciples de Socrate, d’Épictète ou de Kant, ayez en vous-mêmes le ferme propos de vivre conformément à votre loi, d’obéir toujours à votre conscience, de la considérer comme le témoin exigeant et hautain, devant qui vous ne sauriez rougir.
» Soyez donc énergiques et probes.
» Comme dit saint Augustin : « Aimez et faites ce que vous voudrez. » Mais gardez-vous dans la vie du scepticisme qui tue l’action morale.
» Gardez-vous d’une fausse pitié pour vous-mêmes, et pour les autres ; souvent ce n’est qu’une lâcheté déguisée.
» Gardez-vous d’une facile bonté, ce n’est qu’indifférence ou égoïsme.
» Faites ici l’apprentissage de la vraie bonté. Aimez-vous les unes les autres. Cherchez un peu votre bonheur dans le bonheur d’autrui, mais n’attendez jamais de votre prochain ce que vous serez toujours prêtes à lui donner. »
Très émue, Mlle Vormèse se lève ; elle voit qu’un peu de son âme illumine les yeux brillants de quelques Sèvriennes.
« Pardonnez-moi la longueur de cette homélie, mes chères petites. Je vous reçois enfants, mon devoir est de vous aider à devenir femmes droites, intelligentes et fortes.
» Je suis prête à faire mon devoir avec amour, et j’en serai largement récompensée, si vous emportez de notre chère École un souvenir de tendresse et de reconnaissance joyeuse. »
Des visages émus se tournent vers elle, des mains confiantes cherchent la sienne. D’un même élan, les Sèvriennes se groupent avec respect, avec amour, autour de celle qui, la première à Sèvres, a su trouver le chemin de leur cœur.
— Alleluia, chanta Berthe Passy, en dégringolant l’escalier, voilà donc quelqu’un qui nous aime.
Et Marguerite Triel, rêveuse, se mit à chercher, dans le ciel encore nébuleux, l’étoile dont parlait Mlle Vormèse.
LE JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 novembre.
En somme la vie est très douce ici ; nous n’avons qu’à faire nos lits, les domestiques s’occupent du reste. Le jeudi, nous pouvons librement rester dans nos chambres, nous réunir autour d’une tasse de thé, causer, chanter, jusqu’à la nuit tombante. A l’heure où les becs de gaz s’allument, il faut se séparer : la vieille Lonjarrey et son règlement viennent troubler la fête. Le dimanche, sortie.
Tous les jours, le dépensier, roulant son chariot, dépose dans nos cheminées, trois bûches et trois bûchettes. Prudemment on économise le chauffage, pour la flambée joyeuse du dimanche.
Mais qu’il fait froid ! on gèle dans les couloirs ; dans nos classes les calorifères ne marchent plus !
Il a fallu offrir une chaufferette à ce pauvre Taillis, dont les idées, si rares en tout temps, se congelaient dans ses esprits refroidis ! Sous les sycomores, nous avons fait un bonhomme de neige à sa ressemblance, qu’à tour de rôle, chaque promotion décapite avec fureur. Longtemps encore, ce pauvre Taillis sera la tête de Turc des Sèvriennes.
— Voilà l’hiver.
L’eau ne tambourine plus sur le zinc de ma fenêtre, mais la bise hurle dans les couloirs, s’engouffre dans les cheminées, râle sous les arbres blancs. Il a neigé. Il gèle, on ne pourra plus courir dans le parc ramasser les branches de bois mort. Brou,… il faudra, malgré soi, être stoïcienne !
Que c’est joli dehors, j’ai les yeux en joie. Les coteaux sont duvetés de blanc ; sur le ciel d’un gris soyeux, la ligne des bois ondule comme une caravane nuageuse un instant arrêtée. Une nuit a suffi pour couvrir la terre d’une blancheur de pardon. Les traînées de clématites s’étalent, voiles de mousseline que des mains candides voudraient détacher. La cour est veloutée ; sur le toit du pavillon Lulli, un essaim de colombes s’est posé ; leurs pattes, en passant, ont entre-croisé leurs fines ramilles sur la neige de ma fenêtre ; le bassin gelé, a, dans sa gaine éphémère, les lueurs mystiques de l’armure que revêt Parsifal, et tout autour, les sycomores portent la livrée du blanc chevalier.
Les bruits s’éteignent. L’horloge et la cloche s’assoupissent en sonnant, pour s’endormir tout à fait, le soir.
Alors tout devient irréel dans la nuit lumineuse, et je reste à regarder la lune, avec les yeux d’un vieil orfèvre épris de l’orient de cette perle, qui roule solitaire dans le firmament.
Pas de bruit ; rien ne bouge, et dans ce lit tout blanc où la terre se couche, on n’entend plus battre le cœur de la mère éternelle.
J’aime ce silence, cette pâleur des choses, si semblables au recueillement des âmes qui vont approcher de Dieu !
20 novembre.
Enfin j’ai vu Henri Dolfière. Il est charmant. Nous avons déjeuné ensemble ce matin. Quelle bonne journée de franche causerie et d’abandon ; j’ai tant ri, tant bavardé, tant écouté, que la tête me tourne un peu.
Henri Dolfière a 23 ans, il est plutôt petit, mince, de mouvements aisés ; il porte toute sa barbe qui est brune, et laisse tomber ses cheveux assez bas sur le front ; des yeux bleus, clairs et sombres, où la pensée a mis une clarté magnifique, ce qui ne les empêche nullement, quand il nous taquine, d’avoir un regard plein de gaminerie.
Il a bien l’air d’un artiste, quoique sa mise soit correcte et simple ; ça doit tenir à l’habitude de préciser ses paroles par un geste, ou bien à cette pose d’abandon que le corps prend d’instinct, quand l’esprit rêve.
Tel qu’il est, il me plaît : il doit être bon, aimant, il sera fidèle à Charlotte, qui le rendra très heureux. Elle a avec lui des façons câlines et sages de petite mère ; si raisonnable, et pourtant si passionnée, je crois qu’elle sera pour lui la vraie compagne de l’artiste.
Car il est très, très artiste ; Henri, (non, non, n’allons pas si vite), M. Henri Dolfière m’a raconté son voyage à Rome, l’impression prodigieuse des vieilles ruines, la beauté de la Renaissance italienne, puis le charme attachant, presque humain, des vieilles demeures allemandes. Il a des mots si expressifs, si colorés !
Était-il amusant, lorsque je disais quelque chose, moi si ignorante d’art, « c’est très juste, c’est ça ; votre œil sait très bien discerner le beau, mademoiselle ».
Et moi, au fond, d’être ravie.
Nous devons ensemble visiter le Louvre et le Luxembourg ; mais par avance, j’irai me documenter « de visu » ; je ne veux pas avoir l’air trop « béotien » devant nos chefs-d’œuvre.
M. Dolfière est l’élève passionné de Rodin, il fait de son maître l’égal d’un Dieu ; en tous cas, il le met de pair avec Michel-Ange. O honte, et j’ignore encore l’œuvre d’un Rodin.
Je veux marquer d’un caillou blanc, comme les anciens le faisaient, cette journée délicieuse.
Et moi qui croyais qu’en dehors de l’École il n’y avait pas de gens intéressants !!
Voilà mon esprit conquis du premier coup. Je dois les revoir bientôt.
24 novembre.
Victoire Nollet a fait une leçon très fière, très « tolstoïenne » sur le droit de juger. Cette fille est une barre de fer ; son intelligence, aussi bien que son corps, ne transige avec rien.
Elle nous refuse carrément le droit de juger nos semblables. Il y a du vrai.
Mais si elle est logique, il faut qu’elle aille jusqu’au bout, jusqu’au nihilisme, pour arracher à la société la lourde et cruelle main de justice.
Jérôme Pâtre s’est emballé, on a discuté, et… tout cela s’est envolé ; ce sont des conférences fumeuses que nos conférences de philosophie.
25 novembre.
D’Aveline veut-il être indiscret ? il nous a donné en composition littéraire : les feuilles mortes.
Berthe dit que c’est en mémoire des cheveux qui tombent. Cruelle gamine !
« N’y a-t-il pas dans la vie des souvenirs qu’on voudrait jeter au vent comme une poignée de feuilles mortes ? » c’est la belle Chantilly qui nous a fait ce soir cette triste, cette mélancolique réflexion.
1er décembre.
J’ai parcouru cet après-midi la galerie des Antiques, au Louvre ; j’ai voulu commencer par le commencement, et aller admirer les œuvres dont on nous prêche l’admiration.
Avant d’arriver à la Vénus de Milo, à la Diane de Gabie, à la Minerve, que d’Hercules, de satyres, de faunes, de jeunes hommes peu vêtus, j’ai rencontrés.
Tout d’abord, je n’osais m’arrêter devant ces marbres révélateurs ; je passais toute rouge, confuse, m’assurant bien que j’étais seule à contempler les statues grecques.
C’était idiot ; je me suis vertement sermonnée, traitant de préjugé cette fausse pudeur qui me tenait les yeux baissés, ou relevés tout juste, devant une statue d’homme. Alors bravement, j’ai ouvert mes yeux et regardé la nature en face.
Je dois m’avouer pourtant, que cette promenade dans le royaume de la Beauté, m’a légèrement troublée, et que cette chair de marbre ne m’a pas du tout laissée insensible.
Quelle force harmonieuse dans ces corps d’adolescents qui lancent le disque ou la palestre !
Quelle grâce voluptueuse a ce jeune Bacchus qui sourit à la ronde furieuse des Bacchantes ; et les belles jeunes filles de Panathénées ; et le corps allongé, le corps juvénile de la déesse dont les hanches se gonflent ; et la mystérieuse nymphe couchée qu’aime Théophile Gauthier. Et l’esclave de Michel-Ange, quelle colère, quel désespoir, tend les muscles de ce corps enchaîné !
Je suis ivre ; cette promenade recueillie est pour moi la révélation subite de la beauté charnelle. Aussitôt revenue dans ma chambrette, j’ai rouvert mon Chénier, aux pages que j’aime ; j’ai relu les premiers sonnets des Trophées, et j’ai senti mon sang couler plus vite, mon sang brûler, aux fougueuses descriptions de l’amour des centaures, aux tendres appels des bergers.
2 décembre.
Est-ce que le Beau pourrait être l’étoile mystique ?
J’ai tant songé à ce que nous a dit Mlle Vormèse. La foi, je ne l’ai plus. Le stoïcisme est au-dessus de mes forces. Je ne puis rien mépriser de la vie ; j’aime tout ce qu’elle me donne, tout ce qu’elle me promet. Je suis attachée à tout ce que le stoïcisme méprise.
Mes sens me donnent de la joie : voir, sentir, respirer, n’est-ce pas déjà connaître le bonheur.
Puis une idée philosophique est une idée trop abstraite. Ma nature me porte vers le concret ; les images m’émeuvent beaucoup plus que les idées.
Je n’aime batailler que pour la poésie,… et pour l’art.
Quelle sera donc ma loi !
Je cherche.
5 décembre.
Il m’est arrivé une toute petite chose ce soir, en revenant à l’École ; je veux la noter ici pour le souvenir délicat que j’en garderai.
J’étais avec ma vieille cousine, nous passions boulevard Saint-Germain devant une fleuriste, elle s’arrête, achète des violettes. Je marchande une botte de mimosa, qui mettait des gouttes d’or dans l’ombre des feuillages durcis. Combien ? « Deux francs, c’est trop cher, Marguerite. »
Je repose la botte ; et ma cousine, qui ne comprend pas que pour avoir une fleur on fasse une folie, m’entraîne vers le tramway.
J’ai mis tout mon cœur dans le regard de regret que j’ai lancé sur les branches épanouies.
Nous partons. A vingt pas de là, un gosse courant derrière nous, crie : Mimosa ! Mademoiselle ! Mimosa ! et sans attendre, il me met dans la main les fleurs que j’avais désirées. C’étaient bien les mêmes.
— Combien petit ? fait ma cousine.
— Cinq sous, M’ame, répond le gosse crânement.
— Tu vois Marguerite qu’il est bon quelque fois d’attendre avant d’acheter, etc…
Oui, mais la chère femme, si drôlement sentencieuse, n’a pas vu, près de nous, un vieux monsieur très bien, qui regardait et souriait.
Tout à l’heure ce monsieur choisissait un bouquet chez la fleuriste, et j’ai compris, un peu confuse, qu’il m’offrait ce mimosa.
Ne sachant trop que faire, pour lui dire merci, j’ai respiré les fleurs.
Et c’est tout. Ce monsieur ne m’a ni saluée, ni suivie. Mais je vais faire sécher dans mon journal un petit brin fleuri.
8 décembre.
Je vais passer mes vacances du jour de l’an avec Charlotte et Henri Dolfière. Je suis folle de joie.
Et c’est dans deux jours la fête de l’École ! Je me ferai belle !
AUTOUR D’UNE TASSE DE CAFÉ
Adrienne Chantilly a invité ce jour-là quelques Sèvriennes à prendre une tasse de café. Un parfum violent de peau d’Espagne s’exhale des étoffes algériennes, suspendues tout autour de la chambre : meubles, cuivres, nattes, bibelots, cette pacotille criarde donne au cadre de la jeune beauté, l’aspect d’un bazar, sous les arcades Rivoli. Sur les étagères, des photographies de Pierre Loti, costumé suivant ses états d’âme ; sur la table de nuit, près du vaporisateur, Mounet-Sully, dans la célèbre attitude du To be, or not to be, si avantageuse à la plastique du beau comédien.
Une cafetière chantonne dans la cheminée ; Berthe Passy, allongée sur une natte, surveille les préparatifs, pendant qu’Adrienne tourne hâtivement le moulin à café. Marguerite Triel feuillette un album tunisien ; Hortense relit une lettre d’Eugène ; Thérésa, sans façon, inspecte l’appartement.
— Ton café sent rudement bon, ma vieille, fait Berthe, qui s’étire entre deux bâillements arpégés, mais vas-tu nous faire languir ! Si tu savais ce que j’ai sur l’estomac, tu ne nous ferais pas attendre la docte Lonjarrey. D’ailleurs voici pour elle, et Berthe élevant le bras, montre un flacon de rhum mis bien en évidence, pour sacrifier au culte de la gracieuse surveillante.
— Es-tu grincheuse aujourd’hui, tu ne peux pas attendre cinq minutes, qu’as-tu ? répond Adrienne, qui mesure tranquillement son café à la cuillère, et le verse avec mille précautions dans l’intérieur d’une cafetière russe. Tiens, visse-moi ce filtre, je n’ai pas de force dans les doigts.
— Ce que j’ai, tu le demandes ! et Berthe, accroupie devant une table mauresque, tourne de toute la force de sa poigne, le filtre qu’Adrienne lui a tendu. J’ai depuis dix-huit heures sur l’estomac le Saint-Honoré du dépensier, et ma première soirée dans le monde. Ça reste là, j’ai beau faire le boa, ça ne passe pas ! Le café, le café, ou je te lâche ?
— Patiente, ma petite Berthe, tu sais bien qu’on va se payer la tête de Lonjarrey et celle de Christofla dans ses chansons de l’Ukraine.
— Tu as les lendemains tristes, toi. Allons raconte ton mal (avec un beau geste de tragédie),
— Berthe, Berthe, racontez, crie Hortense, radieuse d’avoir relu pour la dixième fois l’épître de son Eugène. Boudiou moi qui ai si peur de faire une gaffe quand ma série ira en soirée ; entrer, sortir, saluer Mme Jules Ferron, jouer la comédie, boire devant elle une tasse de thé ! Boudiou, Boudiou, c’est pas à Montauban que j’aurais appris ça !
— On a prévu votre ignorance : il y a des monitrices dans l’antichambre, et Marguerite, amusée par les souvenirs comiques de sa première soirée chez Mme Jules Ferron, ferme l’album pour continuer l’initiation.
On vous dira : En rang, mettez vos gants.
Attention ! je frappe, suivez-moi, glissez, ne marchez pas (ça, c’est pour les Scientifiques). Saluez, et si vous le savez, faites une révérence. Prenez ce siège. Taisez-vous, parlez, applaudissez, mangez, saluez. Allons-nous-en !
Vous en savez autant que moi sur le protocole de l’École de Sèvres.
— Et quoi, c’est là tout ?
— Oui, ma chère, de neuf à onze heures on s’ennuie en musique, les deux mains sur le ventre, les yeux sur le nombril. C’est l’attitude du sage !
— Dis-donc Berthe, ce n’était pas la tienne hier soir. T’es-tu assez trémoussée sur ton fauteuil, jambe de ci, jambe de là, la tête en haut, la tête en bas. Tu te tiens très mal dans le monde ; j’avais des inquiétudes pour la vénérable ruine qui te portait, tu lui as donné le coup de grâce !
— Comment, tu oses me blâmer ! Elle est bonne celle-là : faire revenir les gens de Paris à cinq heures, les arracher à leur paternel, à leurs amis, à leur chatte, aux petits plats du dimanche, pour les tenir assis, muets, face à face en rangs d’oignons.
Et qu’est-ce qu’on leur offre ? un harmonium pleurard, un piano nasillard, des voix qui chevrotent. Autant vaudrait suivre le service de l’Armée du Salut, là au moins tout y est cocasse.
Oh ! je vous recommande un air des petits agneaux pour harmonium et piano ; il m’a pris l’envie de faire une ronde avec la vieille Lonjarrey et de chanter, au beau milieu de ce salon :
Et ces sentences inouïes : (imitant la voix de Mme Jules Ferron).
— Je n’aime pas le Chôpin, mon enfant, ch’est une mugique malchaine. Oui, oui, on ne doit pas faire attenchion aux paroles qu’on chante. Ch’est la mugique qui est tout.
— Oh là là ! Ça ferait plaisir à mon paternel. Je demande au prochain tour à chanter un laïtou laïtou, sur une pirouette.
Vous savez, vous autres, il faut s’exécuter, et payer en monnaie de singe la tasse de thé et le rhum, et les tuiles de l’Illustre Veuve.
(Imitant encore la voix de Mme Jules Ferron.) Et vous Marguerite, vous êtes mugichienne ? nous vous écoutons. Et vous Jâne vous récitez ? et vous Victoire vous chantez ? Toutes y passent, je…
Marguerite interrompit ce flot de paroles, qui de lui-même allait s’arrêter, dans un de ces bâillements dont Berthe était coutumière.
— Allons, allons, vilaine gamine, ne t’emballe pas, tu as rattrapé le temps perdu. Savez-vous qu’hier soir, dans le couloir des chambres, cette incorrigible s’est mise à faire de la boxe avec une « troisième année », qui a eu le nez cassé d’un coup de poing !
— C’est vrai, j’ai fait la folle, j’avais de tels grillons dans les jambes, que d’un bout à l’autre du couloir, je me suis ruée sur toutes les épaules que je rencontrais. Mathilde a voulu riposter, et devant sa porte : un, deux, moulinet. (Prudemment les Sèvriennes se mettent hors de portée.) Je lui ai envoyé mon poing en pleine figure : ah ! le beau coup !
— Dis-donc ne recommence pas ; va plutôt quérir Mlle Lonjarrey et racoler Jacqueline, voilà le café qui filtre.
D’un bond Berthe Passy est dehors, et l’on entend, sur les planches sonores du couloir, la bête échappée qui piaffe et se rue chez Mlle Lonjarrey.
— Cette Berthe, quel type ! Mme Jules Ferron se gondolerait à l’entendre, fait Thérésa, dont les réflexions manquent assez souvent aux plus élémentaires convenances.
— Ne croyez donc pas un mot de ce qu’elle vous dit. Berthe a le don de faire des charges à propos de tout. Je vous assure que cette soirée a été un peu longue, un peu morte, mais pas si ennuyeuse que vous l’imaginez.
On entre là à petits pas, comme dans une chapelle : l’harmonium est dans le coin, le buste de Jules Ferron, au milieu. Il y a des sièges. Des fleurs aussi…, sur le tapis. Aux murs des tableaux anciens, alternant avec des glaces.
Mme Jules Ferron parle à chacune de nous ; il faut lui répondre avec mesure, avec tact ; elle applaudit d’abord, on applaudit ensuite. On l’applaudit elle-même, quand elle joue en grande artiste du Beethoven.
Vous lui verrez un air riant, et dans sa longue robe à traîne, une dignité simple qui la transforment ; nous ne sommes plus ses élèves, mais ses invitées. C’est très curieux à observer. Par malheur, nous, nous ne changeons pas ; la gaieté se fige sur tous les visages, il y a quelque chose de contraint, de glacial, qui gâte la fête qu’on nous offre.
Les « troisième année » ont joué M. Perrichon ; Labiche a, paraît-il, toute l’année les honneurs du tapis bleu, puis on a pris le thé, debout devant sa chaise ; Mme Jules Ferron tient la théière et passe, Mlle Lonjarrey suit… avec le rhum et le sucrier, la doyenne offre les gâteaux secs ; on boit timidement, avec la terreur de commettre une maladresse. Les tasses sont de Chine, offertes à l’orateur par un mandarin de passage et…
La porte s’ouvre en coup de vent, Berthe Passy s’efface, laissant passer la riante Mlle Lonjarrey, puis Marie Christofla, dite Jacqueline « une seconde année », qui parsème sa chevelure de fleurs, et sa robe de bijoux.
fait Berthe parodiant Béranger,
Le café est exquis, on le savoure assis à la turque sur les nattes éparses ; seule Mlle Lonjarrey se prélasse dans un fauteuil : Berthe lui a pris les deux pieds, et a calé sur un coussin de drap fin, brodé par quelque odalisque, les deux « arpions » de la surveillante.
— Mademoiselle, un peu de ce rhum Letchy, première marque.
— Volontiers, mon p’tit.
Une rasade tombe dans la tasse, puis une autre plus longue ; Mlle Lonjarrey, en connaisseur, déguste avec de petits claquements de langue.
— Que disiez-vous donc, mes p’tits, quand je suis entrée ?
— Marguerite nous racontait ses impressions sur la soirée d’hier ; elle est ravie, Berthe aussi, de l’accueil si gracieux que leur a fait Mme Jules Ferron…
Mlle Lonjarrey n’a point vu le roulement d’yeux de Berthe, ni le rire déguisé de toutes ces jeunes bouches, qui feignent de chercher, au fond de leur tasse, la dernière goutte de café.
— Oh ! mes p’tits ! on ne sait pas quel grand cœur est celui de Mme Jules Ferron ! moi qui suis son bras droit, j’en sais long là-dessus ; si je parlais…
Puis, changeant brusquement de sujet, par suite de cette infirmité d’esprit qui l’empêche de suivre une idée jusqu’au bout : Aurez-vous de gentilles toilettes pour la fête de l’École ? Vous savez qu’il est défendu de se décolleter : ni bras, ni épaules nus ; pour le reste ça vous regarde. Au fait ne parlons pas de cela, puisque c’est une surprise que vous nous ferez. Adrienne, passez-moi le flacon…, exquis ce rhum, exquis.
La main, desséchée, tremblote ; et l’odeur de rhum échauffé se répand tout autour de Mlle Lonjarrey.
— Aviez-vous remarqué, mademoiselle, fait Berthe, en humant à plein nez l’odeur sui generis de la surveillante, dont le corps à la longue l’imprègne d’alcool, aviez-vous remarqué que Myriam Lévis se présente toujours de profil ?
— C’est vrai, mon p’tit, elle fait valoir ce qu’elle a de mieux.
— Un profil de médaille.
— Pour le temple de Salomon.
— Une reine de Saba, quoi !
Et Marguerite fredonne :
— Je crois que Myriam ne moisira pas dans notre corporation. Elle se mariera tout de suite.
— Qui sait ? on se marie difficilement par le temps qui court ; vous toutes, mes p’tits, ne vous faites pas d’illusions, vous ne trouverez pas facilement chaussure à votre pied…
— Tant pis, mademoiselle, on se consolera ; moi d’abord je suis amoureuse !
— Vous mon p’tit ! et de qui ? allons Berthe dites, dites.
— Je n’ose pas.
— Mais si, dites, dites.
Tous les regards dévorent Berthe, qui feint un embarras subit, et se traînant sur la natte, à la façon d’un cul de jatte, s’approche de Mlle Lonjarrey et pose sa tête malicieuse dans le giron de la vieille fille.
— Vous le voulez, mademoiselle.
— Oui, dites, dites, serait-ce de M. Pâtre, de M. Criquet ? peut-être de M. d’Aveline ! La vieille Lonjarrey grille d’impatience.
— Eh ! bien voilà, mademoiselle ; je suis amoureuse… (rougissante)… de pommes de terre frites.
— Ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne, ah ! ah ! ces p’tits veulent se payer ma tête, ah, ah !
Le rire, qui secoue la bouche prodigieuse, et met en branle le dentier de Mlle Lonjarrey, gagne toutes les Sèvriennes ; on se lève, on se presse, on tire Berthe qui se défend.
— Mais oui, je vous dis que je les adore ; tant pis si je moucharde, mais je vous jure que le dépensier nous les rogne, il les compte, mademoiselle, il les compte. Si c’était un effet de votre bonté de lui dire qu’il en mette un peu plus dans sa poêle.
— Oh ! mon p’tit, je vous donnerai les miennes ! elle caresse Berthe du bout de son doigt sec comme une branchelette, et mire son petit verre de rhum dans l’éclat de la flamme ! Hein quel esprit franc ! quel cœur ouvert ! rien de caché là-dedans. Il faudra que ce soir je conte ça à Mme Jules Ferron.
Revenons donc à ce que je vous disais tout à l’heure. J’en causais justement ce matin avec Mme Jules Ferron : ces p’tits, disais-je, ne se marieront pas ; elles en valent bien d’autres cependant.
Ainsi, moi, je ne suis plus jeune, je ne suis pas jolie, eh bien, qui m’épouserait ne ferait pas une mauvaise affaire… au bas mot, je rapporterais 10.000 francs par an à mon mari.
— Et comment ? Boudiou, Ugène ne m’en demande pas tant.
— Suivez bien mon raisonnement :
Appointements fixes | 2.000 fr. |
Tenue de maison, pas de coulage, ordre, économie, couture, repassage, blanchissage, etc. Est-ce trop d’estimer ça | 6.000 fr. |
Mes goûts sont modestes, je ne vais ni au concert, ni au théâtre (ni au café, chuchote une voix impertinente), tout cela représente bien, bon an, mal an | 2.000 fr. |
Faites l’addition, voilà mes 10.000 fr.
— C’est net comme torchette. Et vous n’avez pas trouvé d’épouseur à ce prix ?
— Non ma p’tite Berthe ; je tiens trop à l’École pour la quitter jamais : on m’aime, car vous m’aimez, n’est-ce pas ? on vient me voir, j’ai des poussins un peu partout, qui viennent me faire fête le dimanche. Vous verrez mes « pipos », les pipos de mon cousin, et mes p’tits « blaux », pas un ne m’est infidèle. Je vous inviterai chez moi, un jour qu’ils seront là.
Eux, ça ne compte pas. Vous n’avez pas de dot, mes p’tits, ils ne vous feront point la cour : ah ! les hommes, pas un qui calcule comme nous…, de la poudre aux yeux… faut savoir jeter de la poudre aux yeux… Ah ! si j’avais encore votre âge, pauvre Lonjarrey… Vous verrez plus tard, vous direz : Elle avait bien raison, Mlle Lonjarrey, comme elle connaissait la vie !…
Le rire tremble sur toutes les lèvres, qui se crispent dans une grimace attendrie. Marie Christofla, très digne, se retire à l’anglaise sans avoir placé ses chansons de l’Ukraine ; les Sèvriennes ne s’en aperçoivent pas, empressées autour de la pauvre incomprise, qui soudain entendant sonner la cloche des cours, tend son verre à Didi.
— Il n’y a que ça qui ne trompe pas, mes p’tits, encore une goutte, une petite goutte.
— Oui, mademoiselle, la goutte de consolation.
LA FÊTE DE L’ÉCOLE
Sèvres n’est plus la maison grave, où toute la vie se règle aux tintements des cloches. La joie court librement au bruit des talons qui sonnent, des portes qui claquent, des lumières qui courent, éclairant robes blanches et papillotes.
Les vieux couloirs, où persiste d’habitude l’âcre odeur de peinture rouge, embaument les eaux de toilette et le parfum subtil des visages poudrés.
Depuis un mois, les Sèvriennes chuchotent leurs projets, organisent un comité. Aux Scientifiques, les cotisations et le souci des vivres ; aux Littéraires, le soin du programme et du décor de la fête.
L’École elle-même, pour fêter l’anniversaire de sa fondation, offre aux élèves un festin de Balthazar : sur les bras d’une femme de chambre, un énorme saumon, passe de table en table, acclamé avec fureur avant d’être dépecé. Il y a encore dindonneaux et galettes.
Jusqu’au dernier moment, le programme de la fête est un mystère ; mais le bruit court qu’il y aura des projections électriques, et que des bombes glacées remplaceront, au souper, le traditionnel nougat.
L’École, ce jour-là, est un peu folle ; ces messieurs, indulgents, ferment les yeux sur le travail qu’on néglige ; Mlle Lonjarrey laisse courir, de droite et de gauche, les Sèvriennes très court vêtues ; il n’est pas jusqu’au jet d’eau qui ne dresse coquettement, sur l’eau engourdie, son plus joli panache !
Dès huit heures du soir, le réfectoire n’est plus qu’une magnifique salle des fêtes : partout des fleurs, des lumières ; de bec en bec, des guirlandes de lierre, des girandoles de papier rose piqué d’étoiles. Quelques paravents chinois simulent les coulisses d’une petite scène, et tout près du piano, sont étalés les lots pour la loterie des pauvres.
Par couples les élèves descendent, car l’usage veut qu’une Ancienne ait une Nouvelle à son bras, pour entrer dans la salle.
Adieu les robes fanées, les sarraux bleus, les cheveux en chien fou ; les Sèvriennes sont toutes en robes de bal, fleurs au corsage, un tantinet décolletées, pour fronder le règlement.
La transformation est surprenante ; elles se regardent les unes les autres, étonnées, charmées, comme les passants, le soir, s’arrêtent devant les petites boutiques inaperçues le jour, et qu’un rayon intérieur illumine et pare. Les moins bien arrangées sont encore charmantes.
On se presse, on se cherche, on s’appelle, on se déshabille du coin de l’œil. Derrière l’éventail, aux entrées sensationnelles, ce sont des oh ! des ah ! d’admiration un peu enfantine, mais sincère.
Marie Christopha est en satin rouge, des géraniums semés dans les cheveux, des bagues à tous les doigts. Renée Diolat étrenne une robe de crépon mauve, qui discrètement pare sa beauté blonde. Adrienne Chantilly est en tulle jaune, avec de lourdes broderies de jais ; Jeanne Viole en cachemire bleu, Victoire Nollet en gris, Angèle Bléraud en foulard vert, Hortense en rose de village, Berthe en blanc, Marguerite en velours noir.
Chacune grille de plaisir, en songeant au bal qui va suivre le concert. Et pourtant ce ne sera qu’un bal blanc ; par prudence, afin de ne pas tourner ces jeunes têtes, les professeurs mêmes ne sont pas invités. Le dépensier, seul, de loin, regarde la fête.
Adrienne, très en beauté, déplore de groupe en groupe, de ne pouvoir faire un vis-à-vis avec d’Aveline, et de connaître l’ivresse de la valse, au bras de Jérôme Pâtre et de M. Lepeintre, le nouveau professeur d’histoire.
Des programmes circulent, tous dessinés et peints à l’École, il y en a de charmants. On sait alors, que Myriam Levis sera la Muse dans la Nuit d’Octobre, et Sylvia dans le Passant. Renée sera la Vierge dans le Noël de Bouchor.
De toutes parts, les Anciennes, aujourd’hui professeurs, arrivent à l’École ; les absentes s’excusent par une dépêche, par une lettre ; on lit les missives dans le brouhaha de l’attente. Le comité s’effare, il y a conflit au sujet des préséances ; on se fâche, Mlle Lonjarrey parle d’aller se coucher, si elle n’a pas la gauche de Mlle Jules Ferron ; et Mlle Melnotte, du lycée Racine, exige la présidence d’une table, si on veut la garder jusqu’au bout. On va se quereller, le comité en bloc va rendre les cordons du tablier ; il n’est plus temps. La porte s’ouvre, un grand silence apaise, une seconde, les colères, les jalousies, les coquetteries, les désirs qui se chamaillent. Sous un flot de lumière, entre les Sèvriennes formant la haie, Mme Jules Ferron passe au bras de la Doyenne.
L’État-major des surveillantes et des répétitrices la suit, en robes sombres.
La Veuve porte une longue robe princesse en pou de soie noire, dont la traîne à petit bruit serpente sur le plancher ciré, corrigeant, par les plis d’une étoffe cossue, l’abandon d’un corps grassouillet.
Elle sourit, et derrière elle, le même sourire se propage. La joie des Sèvriennes, le souvenir de l’œuvre qu’elle créa si victorieusement, illuminent ses traits, leur donnent une beauté sereine, qui ne s’effacera qu’à la porte de chez elle, où de nouveaux tracas l’attendent.
Mme Jules Ferron s’est assise, le concert commence. Piano, violon, chant, monologues, récitatifs, tout est applaudi par des mains généreuses et des esprits distraits. On chuchote derrière les éventails dressés : Vois donc, ma chère cette peau rugueuse, ses bras ont en permanence la chair de poule. Une fausse grasse, je te le disais bien, des bras gros comme des fifres. Victoire est-elle assez boudinée. C’est pas un corset, c’est une camisole de force. Comment ? ça, Louise Melnotte ! le béguin de Jérôme, ça, ça ! elle vous a un air de détailler « de la p’tite saucisse et de la chaircuiterie ». Heu, rappelle-toi Rousseau, ces philosophes gobent tant de choses.
— Chut ! chut ! Mlle Lonjarrey baisse les lumières, les éventails s’abattent sur les genoux, les yeux fixent la scène, où Myriam Lévis parle au poète qui pleure. Elle est voilée, mais son fier profil au milieu des blancheurs, se détache presque lumineux.
On n’entend plus un souffle ; quelque chose d’inexprimable, de très grand, fait trembler les lèvres qui écoutent :
La voix se fait lointaine, musicale, troublante ; les cœurs les plus ingénus palpitent d’un émoi léger, pour avoir entendu dans l’ombre, les yeux clos, la plainte amoureuse du grand Inconsolé…
Une ritournelle, un « rigaudon » de Rameau, efface l’impression trop vive, et les bouts de causerie reprennent en bourdon, jusqu’à ce que Myriam revienne, et d’une voix brisée, puis ardente, puis fraîche comme le bruit d’une fontaine, dise les regrets de Sylvia et la tristesse de ne plus aimer.
— C’est trop bien ! elle serait sur les planches, qu’elle ne jouerait pas mieux.
— Dis donc, Margot, c’est le cas de dire qu’aujourd’hui Sèvres reçoit M. Cupidon ! mais voilà, ici, ce n’est pas autre chose que Vert-Vert chez les Couventines…
— Tu ne réponds pas, qu’as-tu ? tu souffres ?
— Tais-toi, ne me regarde pas, je t’en prie, Berthe ; je ne sais pas ce que j’ai… cette poésie m’a fait mal, j’ai le cœur si gros… (très bas) de n’être pas aimée, et deux grosses larmes tombèrent brûlantes sur les mains qui se rejoignaient.
Le concert fini, la tombola tirée, on s’en va à la queue leu leu, dans la salle de réunion, manger sandwichs et babas, glaces et petits fours. On se congratule, on s’embrasse ; Myriam, très entourée, résiste à peine aux compliments qui l’accablent ; elle abandonne sa belle main aux lèvres d’Angèle Bléraud, ses regards disent assez l’ivresse de la cabotine triomphante.
Renée, la vierge pure du Noël, disparaît devant cet éclat ; les Sèvriennes affolées adorent en Myriam, le poète de l’amour, que cette voix leur a révélé.
Elles dansent, mais leur pensée est ailleurs ; comme une maîtresse, la poésie les caresse et les meurtrit. Elles tourbillonnent éperdues, silencieuses, et les heures passent, les heures s’en volent, elles sont heureuses.
Mme Jules Ferron regarde et sourit encore.
Sur l’ombre orgueilleuse de la vieille maison, se déroule, s’enlace, la liane vivante d’une dernière farandole ; et pour un soir, oubliant dans cette ivresse son impassibilité stoïque, elle se sentit enfin des entrailles de mère !
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 décembre.
L’École, le soir de la fête, était en beauté ; un coup de baguette et l’austère « prison », devenue un palais de féerie, nous laissait à chacune l’illusion d’être dans un de ces collèges d’Outre-Manche si à la mode aujourd’hui.
Nous étions toutes belles ; qu’il doit être difficile, dans un vrai bal, de choisir la reine ; ici nous avions toutes une fraîcheur, un éclat, des yeux si rayonnants, que je ne saurais fixer une préférence.
J’avais mis ma robe favorite, ma robe de velours noir, si simple, toute droite, avec une petite traîne souple, qui se pose, quand je m’arrête, comme un joli chat réclamant une caresse. Autour du cou, une écharpe de tulle bleu, faisant papillon au bas de la nuque ; mes cheveux avaient un joli reflet d’or… J’ai embrassé mon miroir pour lui dire merci.
Et cependant, je garde un souvenir pénible de cette soirée ; je suis partie radieuse au bras d’Isabelle Marlotte, je suis revenue navrée ! Navrée d’une tristesse incompréhensible. Ces lumières, ces fleurs, ces rires, brusquement ont éteint ma joie. Myriam a dit des vers de Musset, j’ai pleuré, et je ne sais pas pourquoi j’ai pleuré. J’aurais voulu fuir, courir dans le parc, appeler, qui ? crier cette peine que j’ignore, mais que je sens au fond de moi-même, comme une plaie qui m’épuise.
Quel coup m’a donc blessée ?
La vie me rit, mes compagnes m’aiment, mes professeurs m’encouragent, Mlle Vormèse ne cache point l’intérêt qu’elle me porte.
Alors ?
Depuis trois mois, je m’accoutume à cette existence solitaire ; ce n’est pas de vivre enfermée que je souffre ; depuis longtemps je ne vis qu’avec moi-même.
C’est un tourment, un besoin confus, mais sans répit, de me dégager de mes anciens rêves. Le passé me laisse indifférente, tant de choses nouvelles m’attirent ; chaque jour, par une lecture, par un effort, j’avance vers ce but, encore voilé.
Est-ce curieux, j’éprouve par l’esprit, un malaise analogue à celui que tout mon corps subit lorsque je devins jeune fille.
16 décembre.
J’assiste impassible à ce bouleversement de mon être. Là-haut j’ai vu ce soir l’image de mon état d’âme. Des nuages galopent, fouaillés par le vent qui se lève ; c’est une course insensée à travers le ciel ; ils passent devant la lune qui s’obscurcit, d’autres accourent, puis la meute fantastique disparaît, dégageant l’astre qui monte, serein vers son zénith.
23 décembre.
Une chose me frappe à l’École, et me semble la caractéristique de l’enseignement qu’on nous donne : les Sèvriennes parlent sans cesse de licence, d’agrégation, jamais de professorat !
Jamais il n’est question de nos futures élèves. Jamais nos leçons ne visent l’esprit limité d’enfants de dix à quatorze ans. Foin de pédagogie théorique, semble-t-on dire, « en forgeant on devient forgeron », faber, fabricando. Sur la fin de notre carrière, nous serons peut-être capables d’enseigner, simplement, des choses élémentaires.
Je me reconnais inapte, au sortir de l’École, à mettre à la portée de mes gamines, l’histoire du moyen âge que nous étudions en ce moment.
Un beau sujet de composition écrite que celui-là : Rôle de l’Église sous les premiers Carolingiens.
24 décembre, soir.
Jeanne Viole nous a offert ce soir un punch promotionnel. C’est toujours tout pareil, on potine, on s’use à dire des riens méchants. J’aime mieux rester seule deux heures dans ma chambrette. Les bougies ont une clarté charmante près des fleurs, au milieu des mousselines qui parent mon lit, mon miroir, ma fenêtre.
Joie de lire seule et de rêver après, d’aller ailleurs, dans ce monde qu’ouvre la poésie, comme un autre firmament.
Minuit, Noël.
Les cloches sonnent, les voix fredonnent, le jet d’eau tinte dans la nuit. Là-haut, glisse dans les nuages, le pâle visage de la Mère. D’un souffle elle écarte les voiles qui la nimbent, et radieuse se penche vers la terre. Sous ce regard d’amour, le jet d’eau ploie, ses broussailles ruisselantes s’écartent, et comme en un berceau de rêve, l’image incertaine de l’Enfant sourit à l’éclatante image de la Mère.
O Noëls de mon enfance :
Je veux former un vœu, exauce-le, petit Jésus de mon enfance : fais que bientôt je découvre l’étoile qui dirigera ma vie ; comme les Bergers et les Mages, je te le jure, je la suivrai jusqu’où elle me mènera.
31 décembre.
Charlotte viendra demain me voir. J’ai l’influenza, défense de sortir.
L’École est vide, je me sens perdue. Je n’aime pas les choses qui finissent, j’ai l’angoisse de quelque chose qui meurt en moi, autour de moi.
Adieu, année ancienne, tu me fus propice, que l’année nouvelle soit encore une année heureuse pour ceux qui me sont chers.
1er janvier 189 .
Ave, et pourtant j’ai du chagrin, je ne les verrai point.
Le médecin est venu : quel bonhomme ! un ricaneur ; il m’a auscultée, Mme Jules Ferron l’accompagnait, et son œil curieux s’est vite renseigné sur le décor de ma chambre.
Il a plaisanté sur tout, sur mes yeux trop creux, Mme Jules Ferron silencieuse l’écoutait. En partant, elle m’a tendu la main. Je lui ai dit merci.
Charlotte attendait dans la chambre de Berthe ; elle n’a pu rester, l’infirmière l’a renvoyée, et je n’ai rien su d’elle, de lui, si ce n’est qu’il a de la peine de me savoir malade. Ma chère Lolotte, pour mes étrennes, vient de m’apporter cette Diane de Gabie qu’il a choisie à mon intention… Comme c’est bon de savoir, qu’au loin, une amitié vous cherche. Leur bonheur m’est cher.
4 janvier.
Je ne souffre plus, demain je reprendrai mes cours.
CES MESSIEURS
Le feu flambe, réchauffant la toute petite chambre de Marguerite Triel, une chambre claire, accueillante comme un frais visage de seize ans. Partout, à la fenêtre, autour du lit, de la toilette, des mousselines d’Écosse drapent sur un fond blanc, des feuillages très doux, des fleurs mauves et jaunes, colchides mélancoliques nées du premier frisson de l’automne. Quelques photographies cachent le papier banal du « locatis » fourni par l’État. Au chevet, la sainte Monique d’Ary Scheffer ; près du miroir la belle Vénitienne à sa coiffure, du Titien ; à droite de la cheminée le Bacchus de Vinci, étrange figure, sœur du saint Jean-Baptiste, indiquant du même doigt l’ombre propice des forêts ; à gauche le portrait de César Borgia, aux lèvres gonflées d’amour, à la main longue assouplie pour l’épée et la caresse. Sur la table, parmi les mille riens qu’il faut pour écrire, des portraits de femmes de Carrière, et la Diane de Gabie, entourée de roses et de capillaires.
Sur l’étagère, quelques livres souvent ouverts, Euripide, Pascal, Chénier, la Salammbô de Flaubert, les Trophées de Heredia, Sagesse de Verlaine.
Dans cette chambre, tout indique les goûts préférés d’une femme mystique, inconsciemment voluptueuse. Les fleurs qui s’épanouissent là semblent se plaire, dans ce logis très gemüthlich, comme de beaux vers parfumant, de pages en pages, un livre chaste et fier.
Sur une table volante, un service à thé, des sandwichs, des confitures, attendent la venue des Sèvriennes ; la bouilloire devant le feu chantonne, le bois craque, éclate : en l’absence de l’hôte les esprits mystérieux du feu et de l’eau conversent, et c’est d’Elle, encore.
Soudain, des salles de cours, monte un bruit assourdi de chaises traînées sur le plancher ; c’est la fin des conférences, ces Messieurs sont partis. Tout de suite, les Sèvriennes escaladent les escaliers, se ruent avec une fureur de bêtes délivrées, vers les études, vers les couloirs des chambres.
La porte s’ouvre brusquement, Marguerite essoufflée entre chez elle, portant quelque chose dans ses bras ; Berthe Passy la pourchasse, puis Renée Diolat, Isabelle, Victoire Nollet s’engouffrent derrière elles.
Berthe lutte, voulant écarter les bras de Marguerite et lui chiper ce qu’elle porte.
— Laisse-moi seulement voir à qui ça ressemble ?
— Non, je ne te le donnerai pas, Berthe, tu me le casserais.
— Dis-nous son sexe.
— Celui de son père !
— Je t’en prie, ma petite Margot, prête-moi ce gosse, je veux être sa nounou.
Elle s’assied posément, Marguerite rassurée lui met, sur les genoux, une poupée vêtue de sa seule chemise.
— Très chouette le môme, on va le baptiser tout de suite, je ferai le parrain, reprend Berthe qui dodeline le poupon, puis le fait sauter en l’air de façon inquiétante.
Les Sèvriennes, très amusées, se penchent sur elle ; la poupée, de son œil rond qui palpite à chaque saut, semble ahurie d’être le joujou imprévu de ces grandes filles.
Isabelle Marlotte tend les bras, elle veut l’avoir à son tour. C’est gentil ce que d’Aveline a fait là ! il n’y a que lui, ici, pour faire des surprises aussi féminines ; donner une poupée à toute une promotion parce qu’elle travaille trop, mais il est à croquer cet homme !
— Croquons, mesdemoiselles, croquons. Le morceau est un peu mûr, mais il se fait rare. Je réclame pour Isabelle le morceau du roi, et se tournant, gentille, vers celle-ci qui se rebiffe, Berthe ajoute : Allons, allons, est-ce qu’on ne sait pas que tu l’aimes !
— Oui, répond Isabelle, qui ne ment jamais, je déteste celles qui ne l’aiment pas, je hais celles qui l’aiment trop.
— Oh ma chère, est-ce que tu gardes sa vertu ? ne sais-tu pas, qu’avec lui, une glissade n’est jamais un faux pas ! D’Aveline aimer ! Renée sourit à de lointains souvenirs, mais juge inutile de propager les potins qui croupissent éternellement, comme toutes les mauvaises choses, dans le passé d’une École.
— Mon Dieu, qui voudrait se contenter de ses restes, me semblerait peu difficile.
— Vous parlez d’or, Victoire. Soigner ses rhumatismes, contempler son demi-cheveu, adorer l’ombre qu’il est encore ; on en ferait une image… Fi ! un professeur de littérature n’est jamais qu’un coucou, pilleur de nids célèbres : il revient le bec plein et n’offre à sa femelle que la ponte d’autrui. Où s’arrêtent les réminiscences ? That is the question !
— C’est une diffamation, vilaine gamine, M. d’Aveline ne mérite pas ces reproches, fait Marguerite un peu agacée d’entendre sans cesse débiner, par Berthe, le professeur qu’elle préfère. Il est original, son esprit est bien à lui ; il a des mots qu’on voudrait avoir faits. Hier, on m’en a répété un de ses meilleurs. Vous savez que d’Aveline sollicite la chaire de poésie française, rue d’Ulm. Il va voir le Directeur, qui n’a rien de l’intelligente bonté de M. Bersot.
— Et quels titres avez-vous, monsieur, pour appuyer cette demande ?
Sans sourciller, d’Aveline, faisant allusion aux œuvres de Brunetière, son compétiteur :
— Mon Dieu, monsieur le Directeur, il y a des choses qui se pèsent à la bascule et d’autres à la balance…
— Ah ! très bien ! exquis ! du pur d’Aveline ! s’écrie le groupe des Sèvriennes : mais Victoire Nollet, rageuse, s’insurge.
— Vous êtes ma foi bien indulgentes, vous autres. Dès qu’il s’agit de cet homme, on se pâme : quelle finesse ! quelle grâce ! quel poète !… Enfonceur de portes ouvertes, va ; vous ne lisez donc rien, pour ne pas savoir, que tout ce qu’il dit, Sainte-Beuve ou Lemaître l’ont dit avant lui.
J’enrage de cet aveuglement ; il n’a pour lui que des détails, le joli, toujours du joli, et parce qu’il a une voix qui vous prend, et vous retourne, vous en faites un génie. Pas une idée neuve, pas une trouvaille qui en engendre d’autres ; mais Brunetière, c’est une montagne à côté de la souris !
Et par-dessus le marché, cet homme a l’esprit faux !
— Oh ! oh ! vous allez trop loin, Victoire ; en troisième année nous ne pensons pas autant de mal que vous de M. d’Aveline ; vous en reviendrez, croyez-moi. Le grand mérite de son enseignement littéraire, c’est de n’être pas dogmatique. Son cours est une causerie qui éveille la pensée, et la force à s’exprimer dans une langue délicate, simple, savoureuse si c’est possible. Il nous force à admirer, quoi de plus grand ? Il nous force à comprendre, quoi de plus juste ?
— C’est possible, Renée, vous êtes une ancienne : mais vous jugez son enseignement, avec des préjugés d’École, dont je suis libérée, moi, heureusement.
Son devoir est de faire de nous des professeurs, non des docteurs ès lettres ; par sa méthode, il manque à son devoir.
— Dis donc, Victoire, pour une stoïcienne tu manques d’impassibilité : ce rude langage ne viendrait-il pas d’une blessure encore fraîche ? Tu en veux à d’Aveline, avoue-le, parce qu’il te reproche la raideur d’un esprit étroit, ce n’est pas sa faute si tu ne veux pas t’ouvrir, et si tu écris, dans tes devoirs sur Rousseau, des phrases comme celle-ci — je cite textuellement, mesdemoiselles : « Rousseau connut la femme qui s’aime seule dans une futaie… »
Berthe rit à pleine gorge, et ce rire cingle Victoire, qui de rouge devient noire de colère.
— Elle est historique ta phrase, les générations à l’École, ne l’oublieront pas. Bast, quand il n’aurait fait que te mettre un peu de son inexorable clarté dans l’esprit, tu ne devrais pas lui en vouloir.
— Tu ne sais ce que tu dis, toi, tu es prise comme les autres ; tu ne vois pas que cet homme est un cabotin, oui je le répète, un ca-bo-tin. Il ne cherche que ficelles pour gagner son public. Vous êtes là, bouche bée, riant quand il a de l’esprit, pleurant quand il feint d’être ému, et le cœur à l’envers, parce qu’avec sa voix molle et ses mots caressants, il vous a dit les malheurs de Myrto ou d’Éryphile !
— A la porte, à la porte.
— Non, vous ne m’empêcherez pas de crier ma colère ; je vous dis qu’il a le don de s’émotionner lui-même et de pincer de la guitare, avec autant d’artifice, qu’Adrienne Chantilly en met à s’évanouir à côté de lui.
— Oh Victoire, c’est indigne ! et deux grosses larmes perlèrent dans les yeux d’Isabelle Marlotte, que Marguerite entraîna vers la table, mettant fin à cette querelle qui s’envenimait.
— Notre thé se refroidit, hâtons-nous de baptiser mon fils ; voilà le Compère, soyez toutes les Commères, donneuses de ce qu’il vous plaira ; mais je supplie Victoire de n’être pas, par rancune, la fée Carabosse de notre baptême.
Les Sèvriennes se pressent autour du poupon, déjà revêtu d’une culotte, taillée dans un mouchoir.
— Je te donne l’esprit, la bonté, l’éloquence, la veine. Et vous, Victoire ?
L’austère Victoire hésite ; décidément il lui est cruel de souhaiter le bonheur à cette poupée qui vient de d’Aveline, mais il ne faut pas désobliger une compagne gentille !
— La Beauté, murmure-t-elle.
— Vous me volez, qu’est-ce qu’il me reste alors ?
— Donne-lui ton cœur, répond Berthe, avec un baiser à l’enfant qu’elle pose triomphalement sur le sucrier. Et baillez-moi la saucisse ou les cornichons.
— Boudiou ! fait Thérésa qui entre, est-ce que j’arrive trop tard, on ne débine plus !
Pendant quelques instants, le silence de la petite chambre n’est troublé que par le bruit des cuillers, remuant le sucre dans les tasses brûlantes, les mâchoires dévorent ; puis, la première faim apaisée, tandis que Berthe, à califourchon sur une chaise, grille une cigarette qu’elle vient d’allumer à celle de Thérésa, Renée distraitement joue avec le poupon :
— Je parie que notre cher M. Lepeintre est encore allé déjeuner aux étangs de Ville d’Avray. J’ai remarqué que chaque fois qu’il met son costume gris et ses chaussettes de soie rouge, il se hâte de nous donner campo.
— Chic alors, le beau général ; car il l’a dit, moi je suis le général Boulanger des Sèvriennes, le beau général se gante en rouge ! Porte-t-il maillot ? Hum ! fait Berthe, en dessinant avec le pouce, la ligne mince, si mince, de l’élégant professeur, il doit manquer de plastique pour se produire sans artifices !
— Ah ! il va aux étangs de Ville d’Avray ! Si nous y allions un jeudi, proposa Marguerite, j’aimerais à voir les paysages de Corot.
— Nenni, ma belle, les nymphes de Corot courent encore sous bois, et les rapins les poursuivent. Je gage que si M. Lepeintre s’en va déjeuner là-bas, c’est pas scrupule d’homme de science, qui veut préparer, de visu, une leçon sur l’Atalante Spartiate.
— Que nous importe ce qu’il y va faire ! parlez-moi d’un professeur d’histoire comme M. Lepeintre. Son enseignement est d’une clarté mathématique, pas de digressions, d’hypothèses imprudentes. Il ne s’emballe, ni pour Michel-Ange, ni pour Napoléon : il contrôle d’abord, il affirme ensuite.
— Assurément, approuve Hortense, qui s’épanouit au souvenir des services que ce cours d’histoire rend à son militaire, sa méthode est froide, mais personne ne s’entend comme lui, à débrouiller une période confuse, et à rendre à chacun ce qui lui est dû.
— M. Legouff, notre vénérable directeur, nous a affirmé, l’autre jeudi, que M. Lepeintre était le professeur d’histoire le plus remarquable de ce temps-ci. En troisième année, nous pensons toutes comme lui ; ce scepticisme rationnel le rend impartial, et nous met en garde contre l’emballement des Michelet.
— Nous n’avons pas encore pu nous rendre compte de l’esprit de son cours, fait Marguerite, en offrant quelques petits beurres à ses compagnes, mais son érudition n’a rien d’assommant ; j’aime le goût très sûr, le sens philosophique qu’il apporte dans ses études d’art et de civilisation. Il a le don des idées générales.
— L’ordonnance de ses leçons, vous le verrez plus tard, fait penser aux belles compositions d’Ingres, où chaque chose est harmonieusement placée : plus de dessin que de couleur.
— Oh oui, en seconde année, on se fanatise pour la logique lumineuse de cet esprit ; il n’est pas jusqu’à sa parole lente, zézayante un peu, qui n’accentue le relief des différentes parties de son plan.
— Amen ! Amen ! trop de louanges mes amies ; voulez-vous donc qu’à mon tour, je fasse mon petit Lepeintre, et crie à votre nez qu’il est surfait… on ne saurait en dire autant de ce bon Jérôme. Mon paternel qui l’a vu conférencier, dit qu’il a une tête de faune, et que sa langue, frétillante comme un dard, brûle de convoitise… encore si la convoitise en faisait un saint Jean Bouche-d’or.
— Hélas…
— Oh ! pour celui-là, je vous l’accorde, il est inimaginable : il troque la robe universitaire contre le casaquin et la plume des troubadours ; sa philosophie embrasse tout, se plie aux cantates patriotiques, aux sirventois, aux odelettes d’amour, aux mystères religieux, aux drames historiques !…
— C’est le portrait de l’Homme-orchestre que tu nous fais-là, Renée !
— Gavroche, va ! il est certain que pour être bon professeur, son esprit a trop de fougue ; Jérôme Pâtre est en retard de cinquante ans, il date des gilets rouges d’Hernani, sa barbe noire, ses cheveux noirs, ses yeux noirs, et son teint rouge brique, cette jeunesse si lourdement conservée, même sa belle âme déclamatoire, ont quelque chose de démodé. Jusqu’à ses mots, qui feraient encore le bonheur de M. d’Aurévilly…
— Oh ! dis-nous vite, ceux que tu connais ; Marguerite les collectionne dans son journal.
— Voilà :
Renan, l’eunuque de la Philosophie.
Royer-Collard, le garde du corps du Dogmatisme.
Le sceptique, un feu follet.
Voltaire, un touche-à-tout de génie.
La Rochefoucauld, un génie constipé !
Un fou rire accueille ce dernier trait qui peint M. Pâtre, beaucoup mieux que toutes les comparaisons de ses élèves, mais Victoire, qui est de l’opposition, s’attache immédiatement à sa défense.
— Celui-là est sincère, qu’importe s’il manque de goût ! Ah ! s’il canalisait son éloquence…
— Voilà le point, illustrissime Victoire, canaliser son éloquence, si l’on ne veut pas tomber dans le verbiage. En attendant le miracle, je vais à son cours comme j’irais au cirque, pour voir les jeux d’une habile écuyère : sur son cheval, en galopant, elle fait la révérence, enlève ses voiles ; va-t-elle se déshabiller et se dresser toute nue sur la bête emballée ? Non point. La cloche sonne, le cheval s’arrête, cette fois encore nous n’avons vu que les oripeaux de la philosophie.
— Allons bon, ta philosophie, ma chère, ferait un joyeux vis-à-vis, avec cette reine de village, dont Pascal parle quelque part. Reconnais que, malgré ses défauts, son cours est passionnant, vous en sortez toutes la tête en feu !
— Oui, mais les pieds cloués à la terre, soupire Thérésa !
— Tu me la bailles belle, Marguerite, as-tu appris, à son cours, un mot de philosophie ? As-tu relu tes notes ? Sois franche, vois-tu plus clair dans ce chemin noir, où l’on se bouscule pour découvrir la vérité ?
— Non, et de cela je lui en veux ! c’est une ronde où toutes les idées tourbillonnent, ivres, comme des mouches sur une cuve de vendange.
— Jérôme, mon p’tit, peut se vanter de faire mousser ta verve : tu railles, car tu l’aimes, parce que tu sais que dans ces leçons d’éloquence… verbeuse, j’en conviens, il met toute son âme, une âme bonne, naïve, et si pleine d’affection pour nous toutes…
— Non, je t’arrête, tu es trop indulgente pour le Dieu Pan des Sèvriennes.
Laisse-moi dégonfler ma rate, ma pauvre vieille, elle est trop lourde depuis que je suis raisonnable ! « La Philo » vit-elle, comme la littérature, de l’air du temps et de beaux désespoirs ?
Si elle est la science de la vie, elle doit éclairer nos idées, elle doit nous donner un tel respect de nous-même, que nous voulions vivre nos idées.
Rappelez-vous l’homélie de Mlle Vormèse, qui s’est refusée, par scrupule, à nous prôner une doctrine plutôt qu’une autre, voulant que nous fissions seules nos premiers pas, et que notre règle de conduite fût le fruit de nos études philosophiques !
Aujourd’hui, je suis aussi bête qu’il y a six mois et je suis moins tranquille !
Quand Jérôme explique les Pères de l’Église, j’envie le sort des Martyrs. Quand il vante les Stoïciens, j’adore Lucrèce ; s’il exalte Épicure, je crois que le Beau pourrait être ma conscience morale. L’égoïsme de Bentham, me semble vertu ; la sympathie de Stuart Mill, me fait pleurer de tendresse. Perchée sur toutes ces doctrines, je suis le coq d’une girouette qui pousse son kokoriko à tous les vents.
— Il y a du vrai, murmure Marguerite, que cette diatribe ramène vers une souffrance cachée, la science est peut-être un mal. La vraie philosophie serait-elle de vivre conformément à sa nature ?
— Mais, Berthe, pourquoi n’allez-vous pas consulter Mme Jules Ferron ? fait soudain Victoire, qui depuis un instant serre les lèvres, plisse son front attentif et rageur.
— Moi aller la trouver ! Lui dire ce que je pense, avec des mots qui s’embrouillent dans ce charabia scolastique ?
Elle aurait une piètre idée de moi. Je ne veux pas de ses bésicles ; j’aime mieux demander conseil aux arbres, aux vieux rocs, aux nuages de notre chère forêt. La nature, elle, ne se trompe pas, la nature ne ment pas !
— Vous oubliez, ma chère, fait l’autre froissée, que vous serez professeur, qu’il vous faut une doctrine, que vous en serez responsable. Pourquoi ne pas vous arrêter à celle que vous voyez à l’œuvre.
— Qui moi, épouser le Stoïcisme ! Ah ! ben j’en ai soupé de cette doctrine, depuis que j’ai vu les gens d’ici se murer le cœur.
Le Stoïcisme ! c’est une doctrine de vieillards, pour qui la résignation est une fin !
Mais quand on a toute la vie devant soi, qu’elle vous appelle, les bras ouverts, moi je m’élance avide d’espoir… et si je tombe, je n’ai pas honte de pleurer.
— Ne blâme pas le Stoïcisme, ma chérie, fait gravement Isabelle Marlotte, dont la figure pensive prend soudain une expression douloureuse. Nos âmes, parce qu’elles sont trop neuves, ne le comprennent pas et le jugent inhumain. Les Stoïciens sont des héros, la grandeur d’âme chez eux, ne peut se mesurer qu’à la taille des événements.
Savons-nous au prix de combien de larmes secrètes, de douleurs cachées, celle que vous repoussez a acquis le droit de proclamer sa Force ?…
Assise au coin du feu, Marguerite chantonne, à la poupée endormie, une berceuse de Schubert ; le bois crépite, éclate, l’eau bouillonne, les esprits mystérieux du feu et de l’eau accompagnent la musique de leur rythme léger.
Renée Diolat, touchant du doigt l’épaule de Berthe, lui montre Marguerite perdue dans un songe :
— La voilà cette sagesse que vous cherchiez si loin… et c’est d’Aveline qui nous l’envoie.
JOURNAL DE MARGUERITE
20 février 189 .
Quel est le manège de Jeanne Viole ; on la surprend dans les petits coins avec Mlle Lonjarrey.
Se confesserait-elle ? de quoi, pourquoi ?
De fausses confidences, alors ? Avec elle, on en revient toujours à Marivaux. Mais non un Marivaux léger, qui ne blesse ou ne souffre qu’à fleur de peau. Le Marivaux qu’elle incarne a plus de rouerie.
Elle s’est composé un personnage, qu’elle s’apprête à jouer dans la vie : elle s’essaie ici. Chez elle tout est mensonge, l’esprit sait où il va, le caractère fuit…
Elle affecte une nostalgie des Carmels, où les âmes vivent sans cesse agenouillées devant Dieu, et l’on sait fort bien qu’elle encourage l’amour de cette malheureuse Angèle Bléraud, qui ne vit, ne respire que pour elle.
Quand Jeanne Viole parle des siens, il semble que ce soit de rois en exil (décidément on voit que son imagination a des lettres) et l’on sait par Jacqueline, qui est de son pays, que le père Viole est « chand’d’vin » à Toulon.
On voit, sur sa table de travail, des livres édifiants : Le Devoir présent, et les livres du pasteur Wagner, très appréciés dans le monde ministériel. Depuis huit jours, elle limite sa nourriture à table, elle s’émacie, noircit le dessous de l’œil, brûle avec un peu de fard de fausses pommettes de poitrinaire. On la regarde, on la plaint, on l’interroge ; elle révèle une si belle âme, que Mme Jules Ferron lui accorde la faveur d’un entretien !
Tout le monde serait-il dupe de cette comédienne ?
24 février.
Isabelle Marlotte sort d’ici, ce qu’elle vient de me raconter me confirme la rouerie de Jeanne Viole.
Elle aussi avait été enjôlée ; ce brave cœur avait subi aveuglément le charme irrésistible, paraît-il, de ces yeux verts, de ces deux fossettes voluptueuses. Jeanne Viole était si bien entrée dans la vie intime d’Isabelle, que ses moindres relations lui étaient devenues familières. Elle a voulu s’en servir, c’est à cela qu’elle vise partout, le truc a mal réussi.
N’a-t-elle pas ébauché un mariage, entre une amie d’Isabelle (une jeune provinciale, un peu excentrique, mais riche, belle, fille unique, dont le rêve serait de chanter à l’Opéra), et un soi-disant vicomte de X***, jamais le nom n’a été livré. Ce vicomte était le merle blanc, vieille noblesse, château en Touraine, grosse fortune, jeune, beau et militaire ! Excentrique lui aussi par-dessus le marché !
Au premier mot, la jeune fille tombe amoureuse de cet inconnu qui demande sa main sur sa seule réputation (est-ce assez conte bleu, cette histoire-là). Une tante, vieille dame fort respectable, assurait Jeanne Viole, servit d’intermédiaire, on devait se rencontrer dans ses salons très prochainement.
Or, renseignements pris, la fortune de la fiancée se trouvant très ébréchée, et l’excentricité ayant été crûment qualifiée d’esprit fêlé, par les gens qui renseignaient, le merle blanc se retira : sans explication, sans excuse, le voilà parti.
Fureur de la jeune fille qui, se voyant déjà vicomtesse, étudiait le blason.
La tante de Jeanne Viole propose un autre mari, puis deux, puis trois, avec une telle insistance, qu’un beau matin la mère et la fille débarquent sans prévenir, et tombent dans le guêpier d’une agence matrimoniale.
Isabelle Marlotte, indignée, vient de gifler la belle Viole, qui se morfond de colère, et certainement se vengera.
Jusqu’où ne montera-t-elle pas, puisque voilà le premier échelon de la duperie franchi.
27 février.
Je travaille avec allégresse, mon travail est bon. Je sens peu à peu que l’instruction que j’acquiers n’est plus cet amas de marchandises empilées dans un hall spacieux ; j’ai conscience d’ouvrir mon esprit à un monde nouveau, de le déchiffrer, et de m’agrandir au contact de la pensée humaine.
Derrière moi, je laisse les dépouilles de l’être que j’étais encore, en entrant à l’École ; mais le chemin parcouru, hélas ! est de ceux qu’on ne retrouve jamais.
28 février.
Une image :
En des temps barbares, les chasseurs d’élans dressèrent, comme un trophée de chasse, le long d’une route, les bois de leurs victimes ; chaque andouiller porte d’autres ramures, le nid de merle est si large qu’il supporterait aisément l’épieu meurtrier. Au-dessus de l’avenue, passe dans une gloire nuageuse, le cimier de l’ancêtre… Et dans le parc ce sont les arbres défeuillés sous la lune d’or. Est-ce beau l’imagination !
1er mars.
Ah ! si la vagabonde se bornait à chercher des images. Mais elle va, elle va, elle crée l’avenir, l’arrange si radieux ou si triste, que selon les jours, je soulèverais des mondes, ou je resterais là, anéantie.
Charlotte ne comprend rien à cette nervosité ; elle est si calme, si fraternellement amie de son fiancé ! Moi je n’aimerai jamais ainsi, si j’aime ! Pourquoi penser à ces choses : aimer, ce serait une folie, je ne serais plus à mes livres, à ma tâche, et je me suis vouée à l’Enseignement.
A quoi bon souhaiter qu’on m’aime, leur amitié me suffit. Charlotte a confiance en moi, Henri Dolfière me témoigne sans cesse son estime et sa sympathie par des riens qui me vont au cœur. Je l’admire, je crois qu’il y a en lui la promesse d’un avenir magnifique. Je l’ai revu deux fois cet hiver, il m’a déjà conté ses projets de statues, expliqué ses rêves, ses habitudes de travail… Quel être mystérieux, attirant qu’un artiste !
Si j’aime jamais, ce ne sera qu’un poète ou un artiste : il sera simple et bon comme le fiancé de mon amie.
Berthe Passy à son père, M. Jules Passy, poète, à Barbizon.
« 12 avril.
» Mon vieux Jules,
» Il y a bien du nouveau ici, ce coquin de printemps fait des siennes ! L’École est tout en émoi depuis que les bourgeons s’ouvrent et que les ministres viennent.
» Nous avons été cette semaine en grand tralala. Je suis estomirée de l’effet qu’un homme produit, dès qu’il est ministre. Nous étions toutes comme M. Jourdain devant les Mamamoutchis. Mais quelle déplorable éducation est la mienne, au fond de mon sac, je n’avais pas de quoi faire une harangue, à peine un tout petit mot sec, pour l’assurer de mon dévouement !
» Mais dès qu’il a été parti, l’esprit m’est revenu avec une cabriole, et je leur ai chanté la chanson du troupier.
» Il y avait de quoi me fourrer au clou. La vieille Lonjarrey en a ri aux larmes, et m’a mouillé la joue d’une goutte de marc : j’étais dans la note !
» Le ministre n’a pas été le bienvenu. Qu’avait-il besoin de passer en revue nos binettes ? On lui a bien fait voir que ce qui se passe chez nous ne le regarde pas. Mais il y avait eu du bruit dans Landerneau, on parlait de guerre ouverte, de démission… tout ça courait de bouche en bouche, avec des chut, des n’en dites rien, gardez-moi le secret. Le soir même, nous pleurions l’École à deux doigts de sa perte !
» Je m’apprêtais à te rejoindre pedibus cum jambis, mon baluchon sur l’épaule, quand les ministres sont venus.
» Rassure-toi donc, mon vieux, j’en ai pour deux ans encore à vivre aux frais de la princesse.
» Le ministère est dans la dèche, on réclame des économies ; on devait nous manger les premières, c’était une prévenance, sans doute, que de venir nous demander à quelle sauce nous voulions être mangées.
» Notre jeunesse a parlé pour nous, cette fois on nous fait grâce.
» Ne trouves-tu pas qu’un ministre, qui se respecte, devrait toujours paraître en public, avec la robe de Mazarin, (ces choses-là devraient faire partie du garde-meuble) un ministre en pardessus, ça manque au décorum de l’histoire : comment le populo aurait-il confiance, dans un ministre qui n’a pas d’uniforme !
» Enfin, pour un ministre en bourgeois, le nôtre avait belle tournure. Son monocle à l’œil, il voletait d’une élève à l’autre, d’une classe au jardin, avec de petits gestes surpris, satisfaits, mesurant tout, de son œil supplémentaire.
» Ah ! si nous avions eu le temps de faire connaissance, ce jour-là, Sèvres fournissait à la France soixante directrices nouvelles ; un mot de lui, on nous créait des lycées !
» Mais la Veuve était là.
» Elle trottinait devant ces Messieurs, toussant, faisant sonner le pas du maître. Le ministre suivait, les yeux sur ses bas blancs et ses gros petits pieds. M. Gréard et M. Rabier accompagnaient le convoi !
» D’une voix sèche, en passant, notre Mère nommait : bibliothèque, salle d’étude, matériel du cours de coupe, classe, chambre d’élève…
» Voyons, insistait le Ministre.
» Crois-tu que l’Excellence a chipé un gâteau dans la chambre de Myriam Lévis ! Quelle tête a dû faire la Veuve !
» Tout de même c’est un bon garçon, ce ministre. Le plus joli de l’histoire, ce n’est pas d’avoir vu le pipelet endosser l’habit bleu (ô bleu de Sèvres), ni d’avoir contemplé l’air rogue, l’air à la Diogène parlant au fils du Soleil, de notre très illustre directrice ; le clou de la journée, ça été l’ingénieux manège des élèves qui vont quitter l’École.
» Ah ! mon pauvre vieux, pour qui sait regarder, il n’y a pas grande différence entre l’École et ce Monde qu’on nous apprend à mépriser. Pour être en République, on ne renie pas le vieil esprit de cour ; il faut se pousser dans le monde, j’en vois qui déjà y travaillent, tous les moyens sont bons.
» Ces demoiselles avaient soigné la tenue du jour, robe noire sans fanfreluche ni dentelle, chignon provocant, regard velouté, vraie tenue d’examen, faite pour donner aux juges l’envie d’admirer ce qu’on prend trop de soin à leur dérober.
» La tête sur leurs livres, elles dévoraient Port-Royal, Pascal, Mme de Maintenon. L’École n’avait plus assez de bouquins jansénistes ou pédagogiques !
» J’ai mis les miens aux enchères, ça m’a rapporté trente bûches pour me chauffer cet hiver.
» Pense donc : M. Rabier est un philosophe protestant et M. Gréard se tue à faire de Mme de Maintenon, la matriarche de l’Université !
» Dans tout ça, la barbe brune du ministre a été négligée ; il n’a pas fait de livre, lui, et de plus il n’est que la roue de rechange du chariot universitaire. Mais au bout d’une heure, toutes ces demoiselles étaient amoureuses des grands yeux noirs de M. Rabier, ou du fin profil XVIIIe siècle de M. Gréard.
» Allons, il y aura cette année quelques débuts à Paris.
» Et puis, le vent verse sur l’École des effluves printaniers. Depuis que les feuilles poussent, on a du vague à l’âme, et Jérôme, notre fidèle Jérôme, fait l’école buissonnière en quête du « rossignou. »
» Il est venu à neuf heures du soir faire son cours. Quelques élèves étaient couchées, les autres éparpillées dans la maison. On sonne la cloche ! Vite, sur les chemises de nuit, on jette un tablier, un châle. Les frisettes du lendemain se dépapillottent, et au petit bonheur on se faufile dans la salle, pour écouter la plus brillante, la plus fougueuse, la plus lyrique improvisation sur l’Amour.
» Dehors des nuées d’étoiles palpitaient, ça sentait bon comme dans les rêves de Shakespeare.
» Il a parlé de l’amour dans la nature, loi suprême de la vie, du rossignol se mourant pour sa femelle. Il s’emballait, et comme nous avons droit de discuter, je l’ai taquiné pour qu’il allât plus loin, et à propos du sentimentalisme chez Gœthe, j’ai défendu la Charlotte de Werther, ce qui m’a valu cette riposte :
» — Alors, Mlle Passy, vous serez de celles qui ménagent la chèvre et le chou.
» Pouf !
» Il flamboyait, sa barbe noire, plus noire encore, un vrai diable, papa. A la fin je n’osais plus le regarder, sa langue pointue, frétillante, gigotait si vite, que j’en avais le vertige. Il ne tenait plus en place, bondissant sur l’estrade, prenant sa chaise, la quittant, frappant la table, toujours en gestes parallèles, appuyant sa démonstration d’un : Voilà le point, mesdemoiselles !…
» Tout à coup, un rayon de lumière a fait miroiter, au bout de sa chaîne de montre, un long cheveu de femme. Était-il noir ou blond ? Personne n’a pu le reconnaître, mais le fou rire m’a prise, j’ai feint de parler à Marguerite Triel.
» — Vous disiez, mademoiselle ?… Allons dites, dites, j’aime qu’on me contredise.
» Et moi, hypocritement : — J’affirmais, monsieur, qu’une femme ne peut être heureuse, que si elle est une Célimène.
» Lui : — Célimène, mademoiselle, y pensez-vous ! Mais c’est une dévoreuse de cœurs ! une cannibale ! C’est l’éternel bourreau !
» Ah ! voilà bien les femmes !
» Non, non, mesdemoiselles, ne soyez jamais des Célimènes. Soyez des femmes, aimez, soyez aimées.
» La femme, voyez-vous, il n’y a que ça. C’est l’être de « boté », de toutes les « botés ». Et je ne parle pas de cette « boté » fade et conventionnelle, mais d’une « boté » saine et habitable…
» Heureusement il n’y avait pas de lune ! Curieux, tu voudrais bien savoir de quoi nous avons rêvé cette nuit-là.
» Je te réserve le trait de la fin, un trait monstrueux qui te donnera l’idée nette du stoïcisme sèvrien :
» Victoire Nollet (tu sais ce chronomètre à siphon), a perdu brusquement sa petite sœur. On est venu la prévenir quelques instants avant de faire sa leçon d’histoire. Elle est allée tout droit chez Mme Jules Ferron et lui a dit :
» — Madame, ma sœur vient de mourir, voudriez-vous me permettre de partir après avoir fait ma leçon.
» Mme Jules Ferron lui a serré la main.
» On admire beaucoup ici cette énergie, que moi j’appelle du sans-cœur !
» Enfin, les vacances de Pâques approchent, je vais donc te rejoindre, mon bon vieux ; avec Rosalie, nous aurons vite fait de repasser et de raccommoder ton linge, à moins que, par économie, tu n’aies fait comme la reine Isabelle ; ou bien comme l’ami Pierre, allant chaque semaine, laver sa chemise dans le joli petit lavoir, sous bois.
» Ah ! si tu ne m’avais pas ! et si tu ne m’avais pas donné, sans le vouloir, de la raison pour quatre !
» A bientôt, mon p’a ; on va polissonner dans la forêt, et lézarder à plat ventre sur les mousses. Tu me dénicheras une couvée de merles, je les lâcherai dans le parc, quand ils sauront siffler les plus jolies chansons.
» Un p’tit bécot, de ma bouche toute ronde,
» Ta Pépinette. »
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
14 avril 189 .
Je suis bien contente. Berthe a eu les honneurs de la première visite de M. Legouff, notre directeur.
Il est venu aujourd’hui au cours de M. Lepeintre, nous étions tout regards, tout oreilles.
Voilà le premier Académicien que je vois !
C’est un petit homme sec, sec comme sarment de vigne, vendanges faites, avec de petits poils autour de la tête. Sa peau est si ratatinée, qu’on lui donnerait cent ans, mais il est encore droit, alerte, sanglé dans une redingote vert-bouteille, avec des galoches aux pieds, sans doute pour l’empêcher de s’envoler au premier coup de vent.
Il semble porter le costume de son premier drame, pantalon puce, redingote vert fané, gilet croisé, faux-col en collerette, gibus aux ailes retroussées.
Et ce vieillard-là fut enfant avec Musset, Hugo, Lamartine ! on dit que sur eux, il a mille détails à conter.
Berthe tremblait ; bonnement, pour la rassurer, et peut-être aussi pour mieux l’entendre, il lui a pris la main : Ar-ti-cu-lez mieux, mon enfant. Ses yeux, sous les paupières retombantes, l’encourageaient d’un si gentil sourire.
Nous aurions voulu être toutes à la place de Berthe. Mais je suis contente que ce soit elle qui ait recueilli les félicitations de M. Legouff, après une conférence très vive, solide, bien composée, sur les « Maures en Andalousie ».
Mme Jules Ferron, est-ce un hasard, n’assistait pas au cours. M. Legouff est parti avec M. Lepeintre, qui l’emmenait en « troisième année ».
Il nous a laissé une impression charmante, celle que ferait un bon grand-père, très savant, très illustre, qui aimerait à donner à ses petits-enfants d’adoption, le meilleur de son esprit, et un peu de son cœur.
Comme nous l’aimerons en « troisième année », puisqu’il ne vient à l’École, que pour aider de ses conseils les futures agrégées.
18 avril.
Voici Pâques ; je pars en vacances, j’irai à Barbizon voir Berthe et son père, puis je rejoindrai Charlotte et son fiancé, nous avons tout un programme de promenades à faire dans Paris.
Mon cœur bat trop vite, comme je vais être heureuse avec eux.
Barbizon, jour de Pâques.
Il pleut, pas moyen de courir en forêt, nous restons là, calfeutrés dans la chambre ; Berthe déclame Salammbô, M. Passy somnole dans un vieux fauteuil mal rempaillé, sa chatte entre les bras. J’écoute, mais ma pensée est loin, elle tournaille obstinément, autour d’une autre chambre que j’aime, où vit, où respire, où travaille si joyeusement Charlotte. Ma pensée les voit, je leur ris. Il fait bon ici près de Berthe, mais je voudrais être là-bas, auprès d’eux.
22 avril.
Il pleut ; entre ciel et terre, c’est une trame mouvante que brode le feuillage des grands chênes, et que déchire — avec quelle joie barbare — le vent, le vent qui viole la forêt, le vent qui tue les nids. C’est sur les cailloux du chemin, dans l’herbe, les rigoles, une lente ritournelle, un fredon mélancolique d’êtres invisibles, qui se plaignent : eux aussi souffrent ! Ainsi la Douleur est partout ! Et cette trame grise, entre ciel et terre, comme un voile obscurci, enveloppe notre souffrance et celle de l’univers.
23 avril.
La Forêt a dit : « Il faut avoir pitié ! » Je pense aussi que les plus hautes leçons, les leçons de grandeur d’âme, c’est la Mer, la Forêt, la Montagne qui nous les donnent.
24 avril.
M’y voici, dans cette vieille rue Saint-Jacques, où habite Charlotte ; je n’arriverai jamais assez tôt, pour leur offrir les premiers rameaux de « joli bois », que le père de Berthe est allé me cueillir, ce matin, dans la forêt.
L’étrange et brave cœur : il est bien l’image complète de l’ébauche qu’est Berthe ; à vivre près de lui, on ne songe plus au ridicule de ses habits, à la singularité des papillotes. Il vit en communion avec la nature, simplement ; c’est cette sincérité, cette bonté qui seront dans la vie la grande force de Berthe.
A table, on cause de mon voyage à Barbizon, les fleurs embaument, M. Dolfière a voulu que je lui fleurisse sa boutonnière ; Charlotte, avec ses dents, a coupé le brin que j’ai piqué ensuite au veston de son fiancé.
25 avril.
Visite au Luxembourg : nous avons regardé longuement le saint Jean-Baptiste de Rodin, et sa Danaïde. Puis les Puvis de Chavannes, les Carrière, les très rares tableaux de l’École impressionniste. C’est un éblouissement. Il nous a expliqué, à toutes deux, les tendances modernes de l’art, le retour à la nature, à l’admiration du vrai, à la plastique sincère des êtres vivants.
26 avril.
Je rentre heureuse à l’École. Pendant ces vacances, trois choses ont remué en moi les sources profondes ; trois choses ont surgi, qui vont dominer, je le sens, ma vie de Sèvrienne.
La pitié pour ce qui souffre.
L’amour du beau.
L’impérieux besoin de me retrouver, moi aussi, dans un autre cœur.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 mai.
Je travaille fiévreusement ; les jours passent sans durée, je suis avide d’aller sans cesse plus avant, je dévore la bibliothèque. J’abandonne à d’Aveline le soin de me rapprendre mes classiques, je les ai tant, tant rabâchés depuis mon brevet supérieur, que je finis par les considérer, comme M. de Goncourt considérait l’antiquité : « ce pain des professeurs ».
Tous mes jeudis, en revenant de notre promenade dans les bois, je lis les œuvres de nos poètes contemporains, en remontant à Musset, puis à Sully-Prud’homme, à Leconte de Lisle que j’ignore.
Comme ceux-là sont près de mon âme, près de mes yeux. Il n’y a pas à dire, même dans les œuvres du divin Racine, il y a une phraséologie de bonne compagnie, une majesté dans l’allure des tirades, comme dans le mouvement des personnages, qui glacent l’émotion très profonde du drame.
Il faut la simplicité, la mesure, l’émotion contenue, mais qu’on sent si profonde, de Mlle Bartet pour ressusciter, au bout de deux cents ans, l’Iphigénie rêvée par Racine.
Sa voix, la noblesse de sa résignation, la réserve de son ingénuité, l’autre jour m’ont bouleversée. C’est la première fois que j’ai senti, au théâtre, une âme souffrir sincèrement : et c’est la divine Bartet qui fait ce miracle de ranimer la momie qu’était devenue, pour nous, l’œuvre de Racine.
Je lui ai écrit, le soir même, mon admiration, ma reconnaissance aussi. Était-ce bien correct ?
Faut-il toujours vivre guindée par cette correction qui vous prive si souvent du plaisir d’avouer sans détour ce qui plaît, ce qui émeut ?
20 mai.
Bartet m’a répondu un mot charmant ; je le fixe, comme une fleur, à cette page de mon journal.
1er juin.
Est-ce gentil, Bartet m’envoie une baignoire pour la matinée de dimanche aux Français, on joue : On ne badine pas avec l’amour. Je préviens Charlotte et son fiancé.
4 juin soir.
Elle a été exquise, l’austère Camille, l’égarée, celle qu’une expérience prématurée déflore, cruelle et candide, se jouant sans scrupule de l’âme de Rosette, de l’âme de Perdican.
Mais pourquoi cette comédie de Musset, si émouvante à la lecture, si à la fois rêve et réalité, devient-elle obscure à la scène ; Charlotte et moi nous avons eu la même impression, comme si ce théâtre, écrit pour les délicats, n’était vraiment clair, vraiment dramatique, que lu en silence.
Même ces passages exquis, cette poésie que l’âme de Perdican jette sur les souvenirs de son enfance, sur l’étang, les arbres qu’il retrouve si petits : à la scène, quoique dits par Le Bargy, cela paraît déclamatoire.
Je crois que le mystère d’une lecture convient mieux au théâtre de Musset, que le jeu, souvent médiocre, des artistes qui l’interprètent.
Henri Dolfière m’avoue qu’il est venu là pour me voir, mais qu’il a horreur des bonshommes et des bonnes femmes des Français.
Je lui ai parlé de mes lectures, il m’a demandé de ne pas lire Baudelaire ; pourquoi ? parce qu’il aurait regret, que les Fleurs du Mal laissassent leur ombre sur ma pensée.
Non, non, je ne lirai pas ce livre, il m’est doux d’obéir à ce désir, si délicat, d’un ami.
Fin juin.
Je ne sais même plus le jour qu’il faudrait marquer en haut de cette page. Le temps file, monotone, fécond. Nous arrivons au bout de notre programme. Ma première année sera finie dans un mois, j’en suis surprise !
Comment, il y a un an que je chevauche mon rayon d’or, étonnée, radieuse, cueillant à pleines mains les souvenirs qui parfument ma route.
Je ris de la gloriole des premiers jours, quand je faisais mettre sur ma carte, ce titre de Sèvrienne, dont j’étais plus fière que de six quartiers de noblesse !
Au fond, je suis très individualiste, j’ai l’orgueil de vouloir être quelqu’un, de faire moi-même ma vie présente, ma vie future.
Ai-je bien profité de cette année de travail ?
Mes professeurs disent oui, je partirai avec des compliments plein mes poches. Mais je ne suis pas satisfaite. J’ai conscience de temps perdu, de mauvaises habitudes d’esprit, que je n’ai pas corrigées par paresse. Je me fais l’effet d’être toujours en location, de ne pouvoir encore me mettre dans mes meubles.
Ce que je pense n’est pas entièrement à moi. Ma maison est faite de bric et de broc, arrangée peut-être avec chic. Ceux qui m’écoutent ont l’illusion d’entendre des choses personnelles : je rougis de mes larcins. Je voudrais payer mes idées par un effort vigoureux, et sculpter mes meubles, après les avoir construits moi-même, pour les besoins de ma maison.
Je ne voudrais pas que mes élèves, plus tard, ne vissent en moi qu’un Manuel de l’École de Sèvres.
Tout mon travail de seconde année tendra vers ce but ; il est grand temps d’être autre chose qu’un brillant esprit d’assimilation.
Et puis, je ne veux pas séparer l’effort de mon esprit, de l’effort de ma conscience ; si jamais le grand principe de l’étude a été donné, c’est bien par cette vertueuse femme que nous fréquentons trop peu : Eugénie de Guérin.
Son journal devrait avoir la place d’honneur, dans nos chambres de jeunes filles ; il nous redirait, lui, d’être probes, d’écarter toutes les lectures qui peuvent souiller nos âmes, de sauvegarder, comme un bien inestimable, la pureté.
1er juillet.
J’ai eu trois ou quatre fois, la joie de faire une très bonne leçon. Ces jours-là, j’ai connu le paradis : je me sentais soulevée, frémissante, avide d’atteindre à la perfection.
C’était un contentement délicieux, que je savourais dans mon for intérieur. Je me surprenais à rire, du même petit rire qu’a ma conscience, après une bonne action.
Les jours qui suivaient, c’était une sérénité paresseuse, j’envisageais l’avenir sans inquiétude, comme si le succès était désormais infaillible.
Tout me paraissait facile, je me sentais des épaules à soulever le monde.
Mais que de jours mornes, où, le cœur serré, je n’osais plus me réjouir, doutant de moi-même, maltraitant mes professeurs, croyant à la malchance, nerveuse, irritable et si malheureuse que j’aurais voulu mourir… parce qu’une leçon ne valait rien.
Je n’ai pas le courage de Berthe, qui ne se laisse déprimer par aucune injustice. D’Aveline la goûte peu ; cet esprit frondeur, irrégulier, cette parole trop prompte, et souvent éclairée de mots que lui fournit le lexique paternel, choquent le puriste, un peu étroit, qu’est notre professeur.
Moi, je reste désarmée devant un jugement sévère : l’idéal serait d’être le personnage pondéré, si réfléchi, qu’est Victoire Nollet ; celle-là plane dans une impassibilité stoïcienne, au-dessus des bourrasques de notre vie scolaire.
Il se fait, dans l’ordre de la promotion, un mouvement sensible. Adrienne Chantilly ne tient plus la tête de la classe ; nos professeurs ont vite percé le fragile tissu de son esprit. Seuls, des évanouissements propices et le jeu de paupières, dupent encore M. d’Aveline.
Victoire monte, monte ; Jeanne Viole travaille et mène de front une tactique fort intelligente, qui lui gagne ici des sympathies utiles. Bléraud est nulle ; Hortense ne travaille que pour Ugène ; Thérésa est moyenne, Berthe inégale.
En somme, la lutte pour le no 1 de la licence est bien limitée entre Victoire Nollet et moi.
10 juillet.
Nous y pensons déjà : ce matin les élèves de deuxième et de troisième année, sciences et lettres, sont parties pour la Sorbonne, où ont lieu les examens d’agrégation et de licence.
Dès six heures du matin, le désarroi était dans l’École : de grandes voitures Cook, à postillons, stoppaient devant les grilles ; nous étions toutes levées, aidant nos compagnes, leur faisant du café, des rôties. Elles sont vertes, ou si pâles, que les flacons de sels circulent. Vite on les met en voiture : « Cherchez sur la route, un bossu, un soldat, une femme grosse, leur crie Berthe, et tout ira bien. »
Les voitures enfilent l’avenue, tournent brusquement sur la route, les voilà parties, nous agitons encore nos mouchoirs.
Isabelle et Renée m’ont fait peine à voir. Myriam s’est trouvée mal.
Ce départ pour les examens me bouleverse.
Il y avait quelque chose d’héroïque, dans le sourire confiant qui passait, une seconde, sur ces pauvres figures tirées, fiévreuses, dont les yeux criaient grâce. Cette seconde était celle du baiser que Mme Jules Ferron donnait à chaque Sèvrienne.
Elle était descendue jusqu’au perron d’honneur, nous étions toutes groupées au bas des marches, la regardant, si pâle, elle aussi, dans sa robe noire, debout au seuil de la maison.
A cet instant, elle eut l’attitude hautaine du chef, qui veut donner son âme à celles qui partent, et c’est le cœur battant, que chaque élève a reçu son baiser.
Voilà quel viatique elles emportent !
Je crois à son efficacité.
18 juillet.
Nous sommes dans l’attente du résultat.
Renée dit qu’elle n’a pas su traiter son sujet de littérature !
« Hugo et Lamartine peuvent-ils être appelés des classiques ? »
Quant à Isabelle, elle est sûre d’avoir dit des sottises, dans sa composition de philosophie : « Quelle place faut-il faire aux beaux-arts, dans l’éducation des femmes. »
Aucune, a-t-elle répondu.
Myriam a porté une feuille blanche au jury, puis s’est retirée.
19 juillet.
Je gagne mon pari, elles sont admissibles. Renée a vite sauté sur mes Contes grecs de Marnille, que je lui avais promis. Elle adore l’esprit de ce conteur, qui est l’auteur aussi, de la plus intelligente, de la plus amusante histoire grecque.
Ma joie, demain, sera complète.
20 juillet.
Charlotte est reçue.
C’est dans ma chambre, où ils m’attendaient tous les deux (pour épargner à ma Lolotte l’angoisse de voir passer ce feuillet blanc, qui affiche si peu de noms à la porte de l’École), que je leur ai annoncé la bonne nouvelle.
En route, j’avais croisé d’Aveline, qui m’avait dit tout de suite le résultat ; il voulait me parler de moi, me serrant si affectueusement la main. Mais je brûlais de me sauver, d’aller les rejoindre, j’ai crié : merci, merci, et au galop, je suis revenue dans ma chambre.
Nous étions ivres tous les trois, Charlotte pleurait, je riais, lui nous tenait chacune par la main, et confondant nos mains dans un même baiser :
« Vivent les Sèvriennes, vive Mlle Lonjarrey, hourrah pour Marguerite Triel. »
En partant, il m’a dit :
— « Maintenant que Charlotte va être un peu plus votre sœur, mademoiselle, voulez-vous me faire la grâce de m’accepter pour ami.
— »Oh ! oui, ai-je répondu, en y mettant tout mon cœur. »
Charlotte nous regardait avec des yeux ravis.
— « Tu sais qu’il t’adore, et qu’il veut dans un médaillon sculpter nos deux profils. »
Je me suis sentie rougir.
25 juillet.
Il était écrit que j’aurais un ami !
L’amitié d’Henri me comble de joie ; son esprit me plaît, son cœur me plaît. J’aime son passé de travail, d’efforts souvent pénibles (Charlotte me l’a dit), pour réaliser le beau rêve de l’artiste. Je l’aime d’avoir choisi l’être sincère et tendre qu’est Charlotte, pour en faire le compagnon de toute sa vie.
Puis, je crois bien que, sans tout cela, je l’aimerais, parce que je sens qu’il m’aime.
29 juillet.
Voici les dernières lignes que j’écris à Sèvres.
Demain, nous quitterons toutes l’École, pour aller en vacances. Je ne m’en réjouis point. Je voudrais demeurer ici toujours.
Si nous sommes des Bénédictines laïques, il est si doux de l’être.
Il faudra s’en aller tout à fait dans deux ans ; déjà cette pensée me déchire. On est si bien sous ce toit, près des beaux arbres, près du jet d’eau où chuchotent des voix anciennes, parmi les livres rangés dans les vitrines blanches, sous les écussons blancs enguirlandés de lys. Chercher les idées qui volent, du portrait de Louis XV à ce qui fut jadis le médaillon de la Marquise, chercher son visage dans les hautes glaces, et s’y voir encore fraîche. Ignorer la vie, n’en connaître que les on dit des poètes et des penseurs, vivre de ses seules émotions.
Quel rêve !
Adieu, chère petite chambre que je ne retrouverai pas en revenant ; une autre prendra ma place, et ne saura pas combien tu me plaisais : j’ai voulu que ta parure, ces mousselines, ces fleurs, ces photographies fussent un reflet de moi-même ; c’est un peu de mon âme, chère petite chambre, que je t’ai donné là.
Je m’en vais, le cœur gros des souvenirs que je te laisse, j’avais fait mon nid ; malgré moi, je l’abandonne, je pars, déjà je n’ose plus me retourner.
Adieu, adieu, si les choses ont des yeux, si les choses gardent mémoire de ce qui passe, souviens-toi, qu’ici nos mains fraternellement se sont unies, et que plus rien, jamais, ne détachera la mienne de celle qui la cherchait.
Rapport de Mlle Lonjarrey, surveillante à l’École de Sèvres à Mme Jules Ferron.
« Madame,
» Vous m’avez chargée, l’année finie, de vous adresser un rapport confidentiel, qui puisse compléter le dossier des élèves, que j’ai sous ma surveillance.
» Le voici.
» D’une façon générale, je ne trouve pas dans cette promotion, la discipline et le respect nécessaires, comme vous nous le dites souvent, madame, à toute œuvre intellectuelle et morale. Presque toutes ces demoiselles sont d’esprit léger, remuant. Elles aiment la parure, et leur jeunesse accorde une créance inimaginable à la plus-value d’une fraîcheur passagère. Elles attachent du prix à des détails, et semblent ignorer que la vraie vie de l’École, est celle où vous les conviez, madame, dans les hautes sphères de la méditation et du recueillement.
» Je m’efforce de le leur faire comprendre. Je ne désespère pas de voir aboutir la conversion que j’ai entreprise.
» Voici donc ce que je puis vous dire sur chacune de nos Sèvriennes :
» Mlle Chantilly a, au plus haut degré, le souci de sa taille et de son ajustement. Orgueilleuse de ses prérogatives de première, elle s’imagine que sa présence, au milieu de nous, augmente la gloire de l’École.
» Au surplus, je la soupçonne de n’avoir aucune vocation pour l’Enseignement, de viser à autre chose, en se servant de l’École comme d’un tremplin, si j’ose m’exprimer ainsi.
» Si j’en crois les confidences de qui vous savez, son entreprise serait de compromettre un de ces Messieurs, puis de s’en faire épouser. Elle aurait jeté, à cet effet, son dévolu, sur M. d’Aveline.
» Comptez, madame, sur ma vigilance.
» Mlle Triel, gentille jeune fille, douce, timide, bien élevée, un peu trop sauvage. S’ignore elle-même. Travaille beaucoup, sans bruit. Promet d’être un professeur solide et modeste. Je n’ai rien à ajouter.
» Mlle Nollet mérite en tout point l’estime dont vous voulez bien l’honorer, madame. Depuis le malheur qui l’a frappée, je ne l’ai pas surprise une seule fois à pleurer ; même, Mlle Vormèse lui ayant demandé ce qu’elle pourrait faire pour l’aider dans sa peine, Mlle Nollet a prié Mlle Vormèse de vouloir bien lui permettre de travailler l’allemand avec elle, en vue de sa licence. Elle est donc tout à l’étude.
» Sa santé reste déplorable, la crise attendue ne se déclare pas, malgré les douches glacées que, sur l’ordre du docteur, l’infirmière lui administre tous les jours que Dieu fait. Enfin !
» J’ai plaisir à insister sur le labeur, sur l’énergie de cette jeune fille, qui témoigne d’une nature virile, bien préparée à recevoir la manne stoïcienne.
» Mlle Viole, une de nos bonnes élèves, serviable, droite, méfiante d’elle-même, demandant à plus expérimentée qu’elle l’appui d’un conseil.
» Elle cherche sa voie. N’osant s’adresser à vous, madame, par un sentiment de touchant respect, J. Viole est venue à moi. Dans mon cabinet, nous discutons morale et philosophie ; elle est vraiment intéressante, dans son ardeur à chercher la vérité, à s’attacher aux principes découverts.
» C’est une âme délicate, plus faite pour le cloître que pour la vie. Cependant j’espère, par des paroles réfléchies, lui rendre le goût de l’action ; et, en m’inspirant, madame, de votre sagesse, l’aider à sortir de cette voie mystérieuse, où son cœur, comme dit Pascal, se cherche et ne se retrouve pas.
» Mlle Passy, un garçon étourdi, tapageur, dont les paroles sont souvent marquées au coin de la plus mauvaise éducation. Elle est susceptible de perfectionnement. L’esprit est sain, le cœur franc : peut-être y aurait-il à redouter dans l’avenir, la défection d’une frondeuse, d’une révoltée.
» Mlle Hortense Mignon. Je me permets d’appeler toute votre attention, madame, sur cette élève qui est très cachottière.
» Elle entretient, poste restante, une correspondance très active, avec un jeune homme de son pays, sous-officier sans avenir, qu’elle veut épouser sans l’aveu des parents.
» Non seulement, elle néglige son travail, pour bûcher les examens de ce Monsieur, mais ce qui est plus grave, cette jeune fille s’est permis, en l’absence de tout le personnel, pendant les vacances de Pâques, de recevoir son fiancé à l’École, et même de partager ses repas avec lui.
» Je suis bien sûre que ces heures de tête à tête n’ont été que des répétitions, et que ce jeune paresseux a trouvé moyen encore de piller les cours de sa fiancée. Néanmoins, je tiens à révéler ces faits indubitables, qui m’ont été appris par qui vous savez, madame.
» Mlle Thérèsa Espérou, une bonne grosse fille, un peu bêtote.
» Mlle Bléraud. Depuis que vous lui avez accordé son pardon, madame, aucune tentative détestable ne s’est renouvelée.
» Cette personne s’amende. Je n’ai qu’à me louer de son zèle, qui peut nous être d’un véritable secours, dans l’œuvre de perfection et de grandeur morales, que nous poursuivons.
» Mlle Bléraud n’est pas sympathique à ses compagnes, qui l’écartent, depuis que le bruit a couru, dans l’École, qu’elle était hystérique. Seule, Jeanne Viole rachète, par quelques bonnes paroles, la froideur de toute sa promotion.
» Voilà, madame, ce que vous m’avez mandé de vous faire connaître.
» Je me suis acquittée, avec discrétion et vigilance, de la tâche délicate que vous m’avez confiée, et reconnaissante de tout ce que je vous dois, je suis heureuse, madame, de pouvoir vous assurer que jamais l’École n’a été si parfaitement unie dans la communion d’un sentiment unique de respect et d’admiration pour votre personne.
» Veuillez agréer, etc. »
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
LE RETOUR DES SÈVRIENNES
Depuis midi les grilles de l’École sont ouvertes. C’est un chassé-croisé : élèves, parents, amis, bagages, fournisseurs, pêle-mêle s’engouffrent. Enfin, l’air circule dans les couloirs abandonnés depuis deux mois ; l’odeur si triste des vieux murs s’évapore.
C’en est fait du silence : un flot de vie est entré dans l’École. Sous le pas alerte des Sèvriennes, les escaliers crient, les portes grincent, les voix s’élèvent, et la cloche en sonnant, ranime ce corps engourdi qui, dans l’ombre, pleure des larmes de salpêtre.
Comme ces vieilles gens qui ouvrent à regret leurs bras à la joie bruyante des tout petits, l’École semble chagrine du retour des Sèvriennes.
Le personnel, depuis le matin, est en mouvement. Les bonnets à brides volettent, ponctuent ici et là, de leurs ailes blanches, le clair obscur des corridors. M. le dépensier, tout bouffi, jette ses ordres, court du réfectoire à l’office, des cuisines au monte-charge, voyant tout, sachant tout, dévisageant les Nouvelles, qu’un mot vif photographie au passage.
Là-bas, dans la tiédeur du jour qui tombe, le jet d’eau chantonne ; son âme, captive sous un réseau de perles, redit les paroles anciennes et qu’on sait un peu folles. Sur l’aire blonde de la cour, tombent les premières feuilles mortes ; mais tout le sang de la terre monte dans les arbres du parc, qu’un émoi, un frisson, inconsciente mélancolie des choses, transfigure, comme un visage qui se pare d’une fraîcheur éclatante aux approches de la mort…
Debout, à la fenêtre de sa nouvelle chambre, Marguerite Triel regarde les coteaux d’alentour, couverts de leur « toison fauve ». On ne verra plus briller, le soir, les petites lumières des maisons closes ; Saint-Cloud se dénude ; seule, la croupe de Brimborion est encore verdoyante.
Tout est triste ! Elle regarde songeuse. Est-ce bien là ce paysage radieux dont le souvenir l’enchantait la veille encore ; et cette chambre, cette cellule de béguine, au papier sali, à la cretonne déteinte, à l’accueil hostile, c’est là qu’elle va vivre toute une année. Quoi, c’est cela qu’elle regrettait !
La déception de ce retour l’oppresse comme un chagrin ; n’y tenant plus, Marguerite abandonne ses affaires, glisse son journal dans le tiroir de la table, et vite s’enfuit embrasser Mlle Vormèse, puis chercher dans leurs chambres, ses compagnes arrivées avant elle.
N’ayant trouvé personne, Marguerite s’installe pour attendre, au tournant de l’escalier. C’est une montée, une dégringolade perpétuelle de Scientifiques et de Littéraires, qui toutes, gamines en dépit de l’âge, n’ont jamais eu le temps d’apprendre la marche lente, et le rythme d’un pas léger.
— Bonjour ma chère ; comment allez-vous ? Quelle mine superbe ! Hein, contente de rentrer ?
— Ma foi non.
— Et pourtant ce cher Pâtre et le jeune Criquet !
— Encore bouquiner, oh ! là là !
— Connaissez-vous les nominations ?
— Quelques-unes.
— Myriam Lévis, pas agrégée, débute à Molière !
— Pas possible. — Mais oui, on dit que le ministre avait remarqué le profil. — Au scandale.
— Et Renée ? agrégée, tombe dans un trou, à Mamers.
Les bruits de pas étouffent les paroles. D’autres Sèvriennes montent.
— Avez-vous vu la Veuve ?
— Non, je n’irai chez elle qu’au bonsoir.
— Vous a-t-elle répondu ?
— Jamais de la vie : vous savez bien qu’elle a pour principe, de répondre deux lignes aux agrégées, et rien aux licenciées.
— Mais plus tard écrit-elle ?
— C’est selon le cas que notre mère fait de nous…
— Très bien, quand je serai professeur, je ne la fatiguerai pas de mes lettres…
Elles passent.
Monte Adrienne Chantilly, en collant de drap vert russe ; elle conduit trois nouvelles que Mlle Lonjarrey lui a recommandées ; une petite arabe, au corps nerveux, aux yeux longs, s’entr’ouvrant pleins de caresses, des joues olivâtres qu’ambre un rayon de soleil, c’est Juliette Malville ; une grosse paysanne, aux traits mous, au regard terne : Marianne Brunie ; la troisième, élégante, distinguée, des yeux frais, comme ces fleurs bleues, qu’on nomme les « cheveux de Vénus », très blonde, une bouche rouge, extraordinairement sensuelle : Hélène Dinan.
Toutes trois, élèves des lycées de Paris, forment un groupe d’intellectuelles pures : l’une est hégélienne, l’autre disciple d’Auguste Comte, la dernière, par snobisme, nie la matière, et ne conçoit que la vie spirituelle.
— Ah ! que je suis heureuse de vous revoir, Marguerite, fait Adrienne Chantilly, présentant ses trois nouvelles amies, à la plus jolie Sèvrienne. C’est une embrassade polie, Didi picore les joues qu’elle baise, craignant d’y laisser le velours éphémère de ses lèvres.
Elles passent.
Marguerite, dont la tête pâle, tout auréolée de cheveux blonds, se détache, entre les portes, comme une figure de sainte dans un triptyque ouvert, ne s’aperçoit pas de l’admiration qu’elle excite. Impatiente, elle cherche ses amies, et ne voit, au bout du couloir, que Victoire Nollet, portant, de toute la force de ses bras maigres, un matelas fraîchement rebattu.
— Bonjour Victoire, est-ce que vous déménagez à la cloche de bois ?
— Pas du tout, mon chat, je répare une injustice. Le dépensier m’a collé un vieux matelas, quand j’ai le droit d’en avoir un neuf ! j’ai réclamé, personne ne m’écoute. Je porte le mien à une première année, et je rapporte celui-ci !
— Allez en paix, Victoire, Épictète n’est-il pas avec vous, ajoute Marguerite railleuse.
Sous le faix du matelas qui l’écrase, Victoire continue son chemin ; personne ne s’offre à l’aider. A bout de force, elle tombe, mais ne lâche pas sa proie.
Soudain, au bas de l’escalier, on entend des voix joyeuses, un talon qui sonne allègrement :
L’école en marche, éclate de rire, en reconnaissant le refrain favori de Berthe Passy, qui monte quatre à quatre, et surgit accompagnée du « Paternel » en sabots, le béret à la main.
Il porte, dans un cabas, des colchides délicatement protégées par une collerette de fougères ; autour du cou, de longs fils de lierre. Sans dire un mot, il se débarrasse de son fardeau, embrasse sa fille, remet sur les papillotes échevelées, son béret de drap, et se sauve, laissant les Sèvriennes ahuries de cette apparition rustique.
Berthe agacée fronce le sourcil.
— Eh bien ! quoi ! c’est mon père. Sommes-nous au Jardin des plantes ici ?
Puis toute à Marguerite qui la serre dans ses bras :
— Ce que je suis contente de t’embrasser, toi. Il y a si longtemps qu’on ne s’est vu ! et tu n’écris pas ! Enfin, la belle, me diras-tu ce que tu as fait pendant ces vacances.
— J’ai vécu je ne sais dans quel pays d’ennui, auprès de ma vieille cousine. J’ai lu, couru, bâillé ! oh bâillé ! surtout le dimanche, quand on allait faire des visites.
— Tu n’as donc plus d’amie là-bas ?
— Non, depuis que je suis à Sèvres, je n’en ai plus ; je suis solitaire au milieu des jeunes filles que je fréquentais ; nous n’avons plus rien de commun, ni vie, ni pensée, ni rêve.
— Mais, insiste Berthe, avec malice, si les femmes t’ennuient, il te reste les hommes !
— Eh ! bien, non, j’inquiète les hommes. Ils m’admirent, parce que je suis une savante, mais leur admiration est… comment dirai-je… suspecte. Il y a autre chose, par derrière, que du respect.
Oui Molière a peint toute la province, quand il a dit :
Les gens de chez nous pensent comme lui.
Au fond, les hommes s’imaginent que nous sommes trop savantes pour rester chastes, et qu’il nous est bien difficile, libres comme nous le sommes, d’être honnêtes.
— Tu crois ?
— Oui. Ces choses-là, on ne nous les dit pas encore, mais on les devine à leurs regards, à leurs poignées de mains…
Et les femmes ! en voilà qui ne nous pardonnent pas de nous être déclassées, en gagnant notre vie.
J’ai horreur de tout ce monde-là.
— Aussi, ma chère, fit Berthe en l’entraînant dans sa chambre, quel besoin avais-tu de te fourvoyer à l’École ! Quand on est faite comme toi, on épouse le plus gros sac d’écus, on a la gloriole de signer, le matin de ses noces, un contrat de vente corporelle !
Et tu as la naïveté de croire, qu’on estimera plus ton apostolat de professeur, que ce mariage, qu’appelle si bien nôtre Jérôme « une prostitution légale ! »
C’est fou, ma chère. Nous sommes en dehors de l’ordre social, nous sommes presque un genre neutre, celui des Indépendantes ou des Révoltées. Et tu veux qu’on nous honore ! Quelle bonne foi que la tienne, j’en ris.
— Si tu savais, ma pauvre amie, comme je souffre de voir clair. Ces vacances ont été pour moi une lente désillusion. L’École me manquait trop.
— Eh quoi Mme Jules Ferron ?…
— Non, ce n’est pas elle que je regrettais, c’est ce milieu où tout nous élève, où naturellement, on arrive à modeler sa vie sur les vies qu’on admire, où l’effort est joyeux, où le travail est une forme du bonheur.
Ici, j’ai une autre âme, d’autres yeux. Ici tout ce qui est beau m’entraîne. Je suis fière d’appartenir à l’École, de préparer ma carrière de professeur, de vivre libre, d’une vie laborieuse, qui sera féconde pour moi, pour les autres.
Là-bas, j’ai l’âme recroquevillée ; je suis les autres en silence. Comme la route m’a semblé longue !
Berthe attristée écoute son amie ; cet aveu de Marguerite lui va droit au cœur, elle sait les tristesses de l’avenir, mais courageusement elle veut les ignorer, aller droit au but, sans se soucier de l’escorte qui l’accompagne, des pays qu’il faudra traverser.
— Allons, Marguerite, demain tu auras oublié ton ennui. Nous voilà chez nous, arrange ta chambre, sors tes livres, je t’apporte des fleurs de Barbizon ; demain tu retrouveras tes professeurs, tes triomphes de Sèvrienne.
Allons, allons, en avant pour la Licence…
Marguerite reste songeuse, son regard semble chercher quelque chose qu’elle ne retrouve pas.
— Ne trouves-tu pas l’École changée ?
— Mais non, l’État n’a point retapé notre caserne ; je revois des murs qui suintent, des murs qui croulent.
C’est toujours tout pareil.
— Il y a je ne sais pas quoi qui me manque, je suis dépaysée ; cette chambre m’étouffe ; j’aimais tant l’autre.
Vois-tu, nos anciens rêves sont les hôtes invisibles de nos chambres, ils gardent, pour nous les rappeler, les sourires ou les larmes qui les ont vus naître… un charme les enchaîne aux murs qu’ils n’abandonneront jamais plus… Je sais maintenant, ce sont ces Dieux Lares, gardiens de mon autre chambrette, que je souffre de ne pas retrouver ici.
— Ma grande, ma grande, prends garde, tu rêves trop, tu souffriras. Veille, ton imagination va déchirer ton cœur.
Moi aussi, pendant ces deux mois, j’ai bien pensé à la vie qui nous attend. La forêt m’a donné de son sang, je reviens plus forte, plus sauvage ; je veux vivre seule. Dans mon baluchon de vagabonde, j’avais mis quelques Balzac, je les ai lus au pied des vieux chênes. Parlons-en de la Comédie humaine, de l’Amour qui fait grimacer tous les masques. Quel dégoût !
— Tais-toi, Berthe, tu blasphèmes. L’amour ne peut jamais être ignoble. Non, c’est quelque chose de divin, qui rayonne en nous, nous pétrit sur un modèle plus beau. Berthe, je le pressens, l’amour nous transfigure, un cœur qui aime ne peut être que très grand.
Ne juge pas la vie d’après ces livres. Entre eux et nous, il y a un mystère.
Crois-tu que la vie aux yeux d’une vierge soit la même qu’aux yeux d’une femme ? Non.
Et puis vois-tu, j’aimerais mieux mourir à l’instant, si je ne dois pas espérer l’amour…
— Marguerite ?
— Oui, Berthe, je ne suis plus la même, mon cœur s’est ouvert comme un nid… (elle ajouta tout bas), je l’écoute chanter.
Un tumulte dans l’escalier d’honneur fit ouvrir toutes les portes, trois êtres, trois magots apparurent de front.
— Mamz’elle, si vous plaît, où c’est ti que va coucher notr’ demoiselle, Élodie Fourraud, de Marseille.
— Quel est son numéro de chambre, monsieur ?
— Élodie t’sait-t-y ton numéro ?
— 56, papa.
— Je vous y mène, et Berthe, embrassant Marguerite, sa traînée de lierre sur l’épaule, se fit le cornac des trois phocéens.
— Enfin, les voilà donc !
Marguerite, radieuse, les mains tendues, s’élance dans l’escalier, au-devant de Charlotte et d’Henri Dolfière, qui franchissent la grille de l’École.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
10 octobre 189 .
Voilà huit jours que nous avons repris nos cours. Il ne me semble pas que j’aie quitté l’École, cette École si aimée, encore plus chère depuis que Charlotte est ici.
Nous vivons comme deux sœurs, ne nous quittant que pour aller au cours ou en étude. Le jeudi, nous nous réunissons ; pendant que je prépare mes textes de la licence, elle dessine des « écorchés ».
C’est une intimité charmante où Henri a sa place. Constamment Charlotte me parle de lui. Je le connais si bien aujourd’hui, que je crois avoir été son amie de tout temps.
Je vis de leur joie, ils vivent de mes espoirs. Pour être amoureux, ils ne sont pas égoïstes, et je sens bien que ma présence ne leur est pas importune.
Charlotte travaille avec ardeur ; mais en femme très ordonnée, elle se réserve, par-ci par-là, des récréations supplémentaires pour coudre son trousseau. Elle est alerte et positive, sachant le prix des choses, le prix de l’argent surtout.
D’un mot, elle rabroue Henri, quand il s’emballe avec la faconde lyrique des imaginatifs : il se voit déjà au travail, pour une commande de l’État, ou le buste de quelque Yankee. C’est le songe de Pérette ; Charlotte sera là pour consolider le pot au lait.
14 octobre.
Quelle jolie promenade nous venons de faire tous les trois dans le bois de Saint-Cloud.
Aujourd’hui, la lumière avait les teintes dorées du raisin mûr ; tout était encore vert, au-dessus de l’herbe grasse et des chrysanthèmes rouges. De la Lanterne, nous apercevions la Seine, dont les flots striés s’étalaient, comme les sillons d’une prairie fauchée, en lignes rythmiques et parallèles. Le ciel restait floconneux.
Jamais je n’ai vu à l’automne une telle poésie. Les bois rayonnent d’une vie plus ardente, plus parfumée. Les lourds châtaigniers ont des bourgeons, mais rien n’égale le coloris charmant des peupliers pourpres, des sapins argentés, des petits aulnes si frais encore.
Et tout cela s’écarte de vous ; il semble que l’atmosphère donne aux avenues une perspective plus lointaine.
D’autres coins du parc sont en pleine métamorphose. Ici, où souffle le vent froid, les arbres ont une splendeur orfèvrée. On les dirait ciselés, dans un bloc d’or et de jaspe sanguin, par un cyclope aux doigts habiles. Les feuilles, qu’il laisse papillonner autour de nous, ont l’usure et la pâleur des royales effigies, ou les reflets sombres des vieux ors ternis, l’éclat mystique des croix pastorales, le clinquant des faux bijoux, la douceur des alliages, où l’or pur se veine.
Les broussailles ont des lueurs fauves, le scintillement de l’aventurine étoilée, les feuillures légères des couronnes barbares.
Quel divin maître que la nature.
Avant de grimper dans le parc, nous avons fait avec Henri un tour de foire.
Les grandes allées du bord de l’eau ont perdu leur solitude religieuse. C’est une cohue, un tintamarre infernal. Toutes les roulottes de la foire aux pains d’épices sont ramassées là, étreignant les arbres, les poussant presque pour leur voler la place.
Oripeaux, verroteries, paillettes, cuivres, toiles peintes, bâches, lampions et guenilles semblent, de loin, suspendus à une corde. Tout s’anime, tout remue, hurle, grogne ou piaille.
Ce sont des fous, des énergumènes, qui vous attirent dans les baraques, sur les montagnes russes et les chevaux de bois. On s’enfuit, on s’accroche, on est pris dans ce tohu-bohu d’épileptiques ; la foule, ivre, vous saisit dans son remous.
Je ne sais comment nous avons fait pour sortir de là ; une fois à l’abri, j’ai regretté la foule criarde, vulgaire, puante, qui m’attirait et domptait en moi, par quelque chose de plus fort, la révolte de mes sens.
Henri nous a emmenées dans la partie solitaire du parc, dans ce jardin réservé, où tout rappelle Trianon et Marie-Antoinette.
Les parterres embaumaient l’herbe mûre, encore une fois coupée ; partout de petits bassins ronds conduisent l’eau à la cascade, par un fil de perles. Nous nous sommes assis sur un vieux banc, dans le cirque de verdure, où les arbres rejoignent leurs têtes chenues, pour soutenir cette coupole aérienne, faite de l’immensité bleue.
Nous ne disions rien, jouissant du charme infini d’être seuls, à la tombée du soir.
— A quoi rêvez-vous, mes p’tits, a dit Henri d’une voix qui voulait imiter celle de Mlle Lonjarrey.
— Je pense, répondit Charlotte, qu’il fait bon vivre, et que ce parc est un cadre enchanteur pour de beaux souvenirs.
— C’est vrai : ne dirait-on pas que ces arbres se souviennent ? dans cet abandon, les feuilles n’ont-elles pas l’air de détourner leurs yeux, comme si elles se refusaient à jouir du bonheur qui passe, elles qui ont vu pleurer une reine.
— Oh ! oh, fit ce rieur, voilà une durée bien sentimentale. Mesdames les feuilles, vous êtes fort impertinentes, si juchées pour mieux voir, vous ne regardez rien. Que pourriez-vous admirer, je vous prie, de plus gracieux que ces deux corps souples, alanguis dans une pose que je voudrais modeler.
— Quel serait le titre, m’sieu l’artiste ?
— L’Attente.
— Le compliment est pour toi ma chère, fit Charlotte en m’embrassant. Le clair regard d’Henri souriait à mes yeux.
Je ne puis définir le charme que ces yeux clairs exercent sur tout mon être ; il me regarde : deux gouttes d’eau pure apaisent ma soif ; s’il parle et que ses yeux m’interrogent, une gaze légère s’interpose, je ne sais que dire, mon esprit n’est plus là. Et je m’aperçois bien à ces choses, qu’on ne peut aimer un ami, comme on aime son amie.
Et quel trouble, en revenant vers l’École. Avec la fraîcheur, des effluves violents montaient de la terre humide. Mon cœur se gonflait, battait à coups fiévreux ; j’éprouvais un plaisir indicible à boire, dans l’air, tous ces parfums.
Au bord d’une pièce d’eau, écaillée de feuilles mortes, sur la nappe verte d’un nénuphar, nous vîmes une colonne voltigeante qui s’élevait, ondulait ainsi qu’une vapeur : c’était une nuée d’éphémères qui s’aimaient là, dans un bruissement, dans un tourbillon d’ailes.
Les uns, à peine nés, montaient vers le ciel, mariaient leurs désirs, irisant d’un point l’air encore ensoleillé, se quittant, pour se reprendre dans la fureur de l’amour, puis retombant épuisés, cendres palpitant encore sur l’eau morte.
Ainsi dans ce lieu solitaire, une même minute voyait naître et mourir des êtres qui n’avaient vécu que pour le baiser. Aimer, engendrer, mourir, est-ce donc la loi de l’Univers ? la nôtre alors.
J’ai recueilli dans ma main la colonne ailée, pour l’offrir à Charlotte : « Nous-mêmes, ne sommes-nous pas des éphémères ; ceux-ci du moins sont plus sages que nous. »
— Notre destinée est la même, a répondu gravement la voix de mon ami, beaucoup s’égarent, mais ceux qui sont mûrs pour l’Amour ne lui échapperont pas.
20 octobre.
Le ministère vient de nous envoyer une jeune Grecque, Sophie Triparti, grosse fille à peau noire, huileuse, portant moustache… et face à main, mais de beaux yeux dans une tête de Turc. Elle est le point de mire de l’École ; on répète ses mots qui ne manquent pas de verdeur.
Est-elle innocente ?
Ne l’est-elle pas ?
Agnès ? Peut-être.
C’est une distraction bien superflue, nous sommes bourrées de travail ; j’en perds la tête.
D’Aveline multiplie les explications de texte, ces tours de force, où, à propos de quatre vers, il faut expliquer le génie d’un auteur. Rien de plus artificiel, rien de plus brillant que cet exercice oratoire : à propos de Victor Hugo — les Pauvres gens — pillez l’Épopée depuis Homère ; à propos d’une phrase de Michelet, retournez à Virgile.
« Tout est dans tout, comme dit l’autre. » Le truc, c’est de serrer le texte d’assez près, en l’élargissant de façon incommensurable !
Voilà le triomphe de Jeanne Viole.
Au cours de Jérôme Pâtre, ce sont des batailles passionnantes ; autour du Positivisme, chacune s’engage, s’enferre quelquefois. Mais hélas, de ces éternelles discussions, trop d’idées surgissent, jamais une seule ne domine les autres.
J’en arrive à croire que les livres ne nous apprennent rien de certain sur la vie, que le mieux c’est encore d’obéir à l’instinct.
26 octobre.
Dans la promotion de Charlotte, il y a deux ou trois petites qui sont follement amoureuses de M. Leuris, l’illustre poète mathématicien, une tête de Christ en croix. La jeune Élodie, de Marseille, est la plus enragée ; elle embrasse éperdument sa chaise, et lui glisse des billets doux dans les poches de son pardessus.
« Graine de Mme Putiphar », l’appelle ma Lolotte.
Une autre a des extases, quand elle écoute notre chère Mlle Vormèse jouer du César Frank.
Pauvres petites, elles ne savent où placer leurs aspirations. Celles-là souffrent, on ne les écoute pas. Mais que penser de la conduite d’Angèle Bléraud, qui est à la dévotion de Jeanne Viole ; chaque fois que l’une rentre dans sa chambre, l’autre l’y suit ; en étude, le soir, Angèle Bléraud la tient par la taille, leurs têtes unies lisent ou ne lisent pas. On les laisse seules, alors rien ne les gêne.
Jeanne fait courir le bruit d’une conversion entreprise ! ô Monsieur Cupidon, que penses-tu de celle-là ? en attendant, ce sont les œuvres du beau Paul Réjardin, qui fournissent prétexte à de si pieux colloques.
Réjardin, qui fait son petit Tolstoï, est si à la mode à Sèvres, que chaque jeudi, Adrienne Chantilly obtient d’aller suivre son cours de morale au Collège de France.
Peut-être, avec lui, trouvera-t-elle cette vérité qu’en vain on cherche ici.
Lettre de Berthe Passy à M. Jules Passy, son père, homme de lettres, aux Batignolles.
« 8 novembre 189 .
» Tu sauras donc, mon vieux Jules, que le mois dernier, il nous vint d’Athènes un jeune orang-outang.
» C’est un cadeau du roi Georges !
» Cadeau qui à son prix, car ledit animal, nonobstant de vieilles habitudes, nous dérobe ses callosités, mais exhibe, à grand renfort de salive, ses prétentions de docteur ès philosophie !
» Il est de poil noir, de ventre gras, de teint luisant comme peau de phoque, nez camus sous deux yeux tendres. En dépit d’une forte moustache, qui tend sur la lèvre l’arc d’un troisième sourcil, je crois que ce jeune être simiesque est du sexe de notre pseudo mère Ève.
» La chose est certaine, c’est une guenuche qui vient folâtrer parmi nous.
» Quelle richesse de contours ! quelle ampleur de reins, un petit Hercule en pleurerait de n’avoir pas sucé le lait de ces puissantes mamelles ! De vivre libres sous le péplos flottant, ses appâts se sont démesurément épanouis ; si le dicton de notre vieille Palatine a cours en son pays, il faut que la main d’un Grec soit plus profonde que la main amoureuse d’un honnête homme de France.
» Mlle Lonjarrey me confie l’éducation de cet intéressant animal.
» Je m’y suis mise tout de suite, à la française, tant et si bien, mon p’a, que j’ai obtenu des résultats épatants.
» Mlle Sophie Triparti, plus familièrement dénommée entre nous Calypso, est une doctoresse, déléguée en mission pédagogique à Sèvres, par un Gouvernement qui n’a cure d’élever de petites Andromaques et de jeunes Pénélopes.
» Pour le quart d’heure, c’est moi le Mentor de ce singe savant : elle boit, mange, rumine sous mes yeux.
» En passant, je puis t’affirmer qu’Homère n’exagère pas, quand il détaille la goinfrerie des héros de l’Iliade.
» Où je vais, elle va, et je promène mon animal de porte en porte, pour la plus grande joie de l’École, qui a si peu souvent l’occasion de rire.
» Elle m’a mise au courant de toutes ses petites affaires ; puisque le secret de la confession ne saurait exister vis-à-vis d’un quadrumane, je ne me tiens pas d’aise de tout te raconter. Fais-en des papillotes pour ta coiffure du dimanche, c’est tout ce que cela mérite.
» Les bras de Calypso étant trop petits pour étreindre la majesté de son buste, à l’occasion je deviens sa chambrière. Sur le coup de huit heures, je pénètre dans sa « spélonque » comme dit, en se bouchant le nez, la suave Jeanne, joueuse de Viole à la façon de Sapho.
» Calypso dort, empaquetée dans ses draps ; près du feu, l’indispensable : comble ! A mon appel, la nymphe se réveille ; une grosse tête poilue se dégage de l’outre qui gonflait les couvertures, elle m’apparaît enfin, vêtue d’une rude chemise lacédémonienne.
» Je procède avec méthode : on prend les distances ; elle se pose, s’affermit sur ses jarrets, le dos tourné à la porte entr’ouverte. Un deux, je passe l’armure. Bombez le torse, bras en l’air ; d’un coup de poing, je ceinturonne tout ce que je trouve.
» Une, deux. Bougeons plus.
» C’est le moment de prendre des ris, je m’arc-boute, je lace, je tire, je sangle. Elle devient mince ! mince ! mince !
» Pif-paf-pouf la poitrine s’engouffre. Au cran !
» Elle étrangle, je suis sans pitié : je bondis, derrière elle, je raidis mes muscles, mon genou sur le rein rebelle, je la repousse, je la harponne, cric, crac, je serre à bloc. Ça y est.
» Calypso, radieuse d’avoir enfin taille humaine, tombe, défaillante, où elle peut.
» Suis-je assez soubrette, quand je m’en mêle !
» Ses voisines de chambre se roulent dans le couloir, et Calypso ne se doute pas que, par la fente de la porte, elle a pu être l’héroïne de ce petit lever.
» L’autre jour, tout a failli se gâter, cette grande folle de Charlotte Verneuil me crie : pille, pille, sus donc, en voilà un qui se sauve… et de fait, avec ce sein en déroute, Calypso vous avait un air de reine des Amazones !
» Mlle Triparti a gagné ses grades dans le Dictionnaire Larousse, avec le visa de l’Université de Paris. C’est la doyenne des étudiantes étrangères, elle a vécu dix ans au quartier Latin. Ah ! le bon temps : vers les minuit, on s’en allait chez Pierre, chez Paul, tous garçons de vingt ans, chercher des allumettes, ou la vraie façon de mettre sur pied un vers latin.
» A la longue, résolue de justifier les prédictions de Canaris, qui la berça dans ses bras, Calypso alla trouver ses juges, offrant : pot de miel de l’Hymette, lauriers de Delphes, petits chênes Dodonéens ; voire même, pour le ministre, écailles authentiques du Parthénon !
» Quatre boules blanches la firent Docteur ! En remerciement, qu’offrir au président du jury ? Elle me consulta à l’effet de connaître ma pensée : Une branche de lys ?
» Certes, ma chère, M. Lavisse sera flatté. Du coup, vous le placez entre Aaron et saint Joseph, l’allusion est charmante…
» C’est un divertissement journalier. Jeudi je l’invitai à prendre le café chez moi ; il y avait là les Sèvriennes que tu connais : Marguerite et son amie Charlotte, Adrienne Chantilly, et trois « première année ».
» On parla du mariage de Charlotte, qui aura lieu huit jours après sa sortie de l’École.
» Calypso de s’étonner : Vous êtes donc fiancée, mademoiselle ?
» — Comment, je ne vous l’avais pas dit, fis-je, mais à l’École nous sommes toutes fiancées ; c’est même une condition, sine qua non, pour y entrer. Pas de fiancé, pas de poste. Mme Jules Ferron veut que Sèvres soit une maison de rosières, et qu’au sortir d’ici, chacune ait son époux.
» C’est merveilleux ! Quelle prévoyance ! Moi qui croyais qu’en France, les filles sans dot ne se mariaient pas.
» — Comment donc, reprend Adrienne qui corse la plaisanterie, mais tous les jours nous refusons des maris. Nous nous marions par devoir, pour régénérer la Patrie, par la parole et par l’action.
» — Bravo, mesdemoiselles, c’est très bien ; mais où donc sont vos bagues, dit-elle méfiante.
» — Ça ne se porte plus, c’est rococo. Il n’y a que Charlotte qui montre la sienne, et puis Hortense, ça lui rappelle Ugène.
» — Qui épousez-vous, ma tendresse ?
» — Oh ! moi, je n’ai pas d’ambition, j’épouse un épicier. J’aurai de la science pour toute la famille, je ne lui demande que de fournir le sucre et la chandelle.
» Calypso fit la moue, trouvant mon choix peu distingué.
» — Et vous, Mlle Verneuil ?
» — J’épouse un artiste.
» — Tant mieux, l’art dans la vie, Platon a dit…
» — Et moi, devinez, interrompt la belle Chantilly.
» — ?…
» — Un professeur, ma chère ; rassurez-vous mesdemoiselles, il n’est pas de la maison. Mlle Triel épouse un sonneur de cloches, parce que son âme angélique baigne dans les ondes musicales. Juliette sera la femme d’un ouverrier, Hélène d’un soldat, et celle-ci d’un astronome.
» — Bigre ! fit Calypso qui n’ignore pas les beautés de notre langue ; mais quand voyez-vous votre bon ami ?
» — Quand nous voulons ; il vient, on envoie à Mlle Lonjarrey une fiasquette de rhum, tout est dit.
» Le lendemain, Calypso m’a montré le carnet d’observations, qui doit lui servir à dresser son rapport au roi Georges, j’y ai lu ceci : Originale et profonde loi de cette École : la Directrice exige, par prudence pour l’avenir, et pour adoucir la vie laborieuse et sévère des Sèvriennes, qu’elles possèdent chacune un fiancé. A mes yeux, l’innocence de ces jeunes filles est une parure de plus.
» Comme je la voyais inquiète, elle me dit :
» — Croyez-vous, Berthe, qu’il puisse m’arriver ce qui est arrivé à la Sainte-Vierge ?
» — Quoi donc ?
» — Concevoir par l’opération du Saint-Esprit.
» — Dame, je ne sais pas, ça c’est vu une fois, encore n’est-on pas bien sûr…
» — Je vais vous confier un secret, me dit-elle d’une voix sourde, je crois que je suis enceinte !
» — Bah ! contez-moi ça.
» — Seulement, je ne sais pas comme ça s’est fait (Calypso pleurnichait). J’ai peur, je ne m’explique pas ces retards.
» — Et quoi, vous ne vîtes point la Colombe ?
» — Hé non ; mais l’autre soir, au bal de la colonie grecque, un jeune Français m’a pris la main, et me l’a baisée. J’ai lu dans vos romans, qu’il suffit d’embrasser une femme pour lui faire un enfant, alors je ne sais plus moi… mais je vous jure que je n’y suis pour rien.
» J’ai pris un air de docteur, hoché la tête, pincé mon nez, regrettant mon incapacité en cette occurrence, bref la laissant avec ses doutes… ou bien sa plaisanterie : cette Grecque pourrait bien être de Marseille.
» Si elle a voulu se payer ma tête, je lui réserve un petit tour de ma façon.
» Mais quelle bonne partie de rire ! c’est une roulade du haut en bas de cette école renfrognée. L’écho en est-il venu jusqu’à toi, mon vieux ?
» Un bécot où je mets tout mon cœur,
» Ta Pépette. »
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 novembre.
La santé de Charlotte me tourmente : depuis son entrée à l’École, elle a de subits malaises, des étouffements ; elle m’assure que ce n’est rien, que l’internat est cause de ces souffrances passagères.
Charlotte s’oppose à toute visite du docteur, elle m’a suppliée de n’en rien dire à Henri.
Que faire ?
25 novembre, soir.
Pauvre petite, je l’ai tenue là dans mes bras, étouffant. J’ai une peur affreuse qu’elle mente, qu’elle me cache une névrose, une maladie de cœur peut-être.
L’infirmière est venue lui donner de l’éther, elle me dit que ces symptômes ne révèlent rien de grave ; beaucoup de nos compagnes paient ce tribut de souffrance, au changement de régime et d’habitudes que Sèvres apporte dans leur vie.
26 novembre.
O le brave cœur ! Henri est venu : il était ennuyé et, comme tous les artistes, si accablé par une déception, par un effort inutile, que, pendant sa visite, il n’a su que nous parler de son découragement.
Charlotte a oublié qu’elle souffrait, pour lui dire, à lui, les mots qui font jaillir la force. Il est parti réconforté : — « Vois-tu, Marguerite, il vaut mieux ne rien lui dire, il ne pourrait plus travailler, et puis me voilà guérie, puisqu’il s’en va content. » —
Brave petit cœur.
21 décembre.
Je reçois une longue lettre de Renée Diolat ; je la pique à cette page de mon journal, pour l’y retrouver, quand, à mon tour, je serai professeur.
PROFESSEUR-FEMME
Renée Diolat, agrégée des lettres, professeur au lycée de Mamers, à ses amies de Sèvres.
« Mamers, 18 décembre.
» Ah ! ah ! ah !… laissez-moi rire un peu. Je n’aurais jamais cru que la pudibonderie de province pût aller jusque-là !
» Ma propriétaire vient d’entrer dans ma chambre, mes chemises de nuit d’une main, mes pantalons de l’autre, reniflant avec horreur mon parfum d’iris. Elle a tout jeté par terre, déclarant : qu’elle ne laverait pas ces « choses » comme en portent les femmes de café-chantant !
» Depuis qu’elle sait l’usage d’un « tub », elle me refuse l’eau chaude. Il n’y a pas d’établissement de bains ici ; il faut donc attendre les vacances pour me laver.
» Je vous entends faire chorus, et crier « A la porte ! à la porte ! » Mais je ne peux pas m’y mettre, moi, à la porte, personne ne me recueillerait : les professeurs du lycée de jeunes filles sentent trop le fagot.
» Il a fallu l’appât de 100 francs de pension, pour que ces gens, un tailleur et une giletière, consentissent à me loger et à me nourrir. Par dessus le marché, la vieille essuie la poussière de mes lettres, jusqu’au fond des tiroirs ; au besoin elle pourrait me donner des nouvelles des miens.
» Leur table sent l’auberge : un pichet de cidre, une écuelle qui devient un plat ; du gras-double fort souvent. La vieille l’adore, et me réserve pour ces jours-là quelques réflexions du goût de celle-ci :
» Dites donc, not’ demoiselle, faut pas vous gêner ; si vous suez des pieds, je vous donnerai des p’tits chiffons qui m’servent, les miens quasiment mouillent le plancher.
» N’est donc pas bon ce gras-double que vous n’el mangiez pas ? sauf le respect que je vous dois, passez-moi vot’ assiette.
» Rien de perdu, vous le voyez !
» Ah ! pauvre École, si loin ; pauvre petite chambre !
» Le lycée est en guerre avec toute la ville. Mamers nous a en horreur, à cause de notre enseignement sans Dieu, comme ils disent. Ici on croit enchaîner l’esprit divin, par des génuflexions dans toutes les chapelles. Puis il est avéré que nous ruinons le pauvre ouverrier ; et du haut de la mairie, un conseiller municipal nous flagelle à coup de harengs-saurs, depuis qu’avec les centimes additionnels, nous enlevons au peuple son gendarme quotidien !
» Les journalistes fourbissent leurs plumes sur le pas des portes, ouvrent l’oreille aux cancans trompetés dans la ville. Chaque matin on rencontre les bourgeois, le nez en l’air, collés aux murs, pour ne rien perdre des provocations, des insultes, des ripostes, que sèment d’énormes affiches rouges, bleues, vertes. Le conseil municipal, qui ne croit à rien, voudrait bien dénicher le saint qui nous mettra dehors.
» Et l’Apostolat ! parlons-en. J’arrivais pleine de zèle, de courroux généreux, j’avais le feu sacré, croyant qu’à force de persévérance, et de solidarité, on venait à bout de tout.
» Ma directrice me fit des mamours, aussitôt je fus le Benjamin de tout le lycée.
» Cela ne dura guère.
» La discorde a jauni les figures rageuses, qui ne se rassérènent que pour exécuter. Il y a maintenant le camp de la directrice et le camp de l’économe. L’une tire à hue et l’autre à dia ; force m’a été de faire comme les autres : Lamartine seul peut siéger au plafond.
» Je tourne dans l’orbe directorial, non que je « cane », devant l’autorité, mais par compassion pour cette femme laide, et si peu sympathique. Elle est grande, maigre, un teint malade, des yeux tendres, une bouche éperdument fendue, et des cheveux rares.
» Dans le particulier, elle a des attitudes câlines ; dans le général, elle affecte une pose héroïque, il ne lui manque que l’étendard.
» Les premiers jours furent donc semés de roses, elle me caressait, me frôlait, se regardait dans mes yeux, voulait être sans cesse embrassée. Enfin ça tourna vite, aux essais d’Angèle Bléraud.
» Je coupai court. Cela irrita ; notes grincheuses de pleuvoir.
» J’ai beau donner tout mon temps à mes bambines de première année, lâcher les quarante fautes par dictée, pour aller décrasser les philosophes, éperonner les historiennes ; mon zèle n’expie pas ma franchise, on déclare que ma méthode ne vaut rien.
» Je vous jure qu’à certains jours, je me roule de désespoir et de colère, sur le plancher de ma pauvre chambre : faut-il être agrégée 1re, pour venir ici, essuyer les baisers d’une directrice… malade, et les conseils saugrenus d’une giletière.
» Ne vous faites pas d’illusion, mes mignonnes, personne dans l’administration ne vous rendra courage.
» Le recteur est loin, et signe les yeux fermés ! Le rapport d’une directrice : mais c’est la lettre de cachet ou la lettre d’exil.
» L’inspecteur, c’est l’autre face de Janus : ils se soutiennent, sachant bien que dans les lycées, comme ailleurs, notre ennemi, c’est notre maître.
» Il y a une haine instinctive entre le professeur, quel qu’il soit, et l’administration. Vous entendrez dire partout : Méfiez-vous de ces gens à paperasses, c’est d’eux que vient tout le mal.
» Si la jalousie s’en mêle, ô alors…
» Ici, il y a un couple intéressant : celui de l’inspecteur et sa femme, mariés depuis un an à peine. Perruches inséparables, ils s’en vont bec à bec, par les rues et les salons ; depuis un an ils pratiquent Ovide dans les petits coins, et s’attardent, dit-on, aux préliminaires. Voluptueux et impudiques, ils affichent, dans ce trou austère, la sensualité de leur amour : pour un peu, je vous le jure, ils oublieraient que jeux de matous ne sont permis qu’à huis clos.
» Leur amour étalé n’a même pas l’excuse d’une bestialité superbe. Lui est un maître d’expérience, dit-on, elle une écolière bien disposée, qui grille de lire chaque jour un peu plus loin.
» L’amour satisfait ne les a point transfigurés ; au dehors, ils sont eux aussi, médiocres et méchants.
» En somme, voilà bien des griefs contre les gens qui gâtent ma vie de professeur. Ce serait peu de trois mois d’enseignement, pour vous livrer une opinion justifiable ; mais j’ai à côté de moi l’honnête Toutebry, notre ancienne, une solitaire originale, qui ne vit que pour aimer, — avec un cœur où tout est maternel — une orpheline qu’elle a recueillie.
» Toutebry ne débine pas, mais elle moralise. Mon entendement fait la sourde oreille, pour qu’elle appuie d’exemples ses principes. Voilà six ans qu’elle est à Mamers, elle appelle sa vie universitaire : l’émasculation de l’esprit, l’exaspération des sens.
» Voilà de bien gros mots. Je ne vous les dirais point, si notre Jérôme ne nous avait donné le goût du mot propre. Tout ceci, mes chéries, n’est ni une plainte, ni un appel à votre commisération. Je suis bien au-dessus d’une déception, qui me force à n’être qu’une doublure, quand je m’attendais à être premier rôle.
» C’est un cri d’alarme, un avertissement amical de votre aînée, qui vous affirme que cette vie livresque et rêveuse de l’École, si attrayante pour vous, est une mauvaise préparation à la lutte pour la vie.
» Si vous n’avez point les muscles d’Achille, pour assommer l’ennemi, il faut acquérir la ruse d’Ulysse, et bien vous mettre en tête qu’il n’y a que Mme de Maintenon pour duper les familles et l’Université.
» Amen !
» Embrassez-moi vite, pendant que j’ai encore le courage d’être franche.
» Votre
» Renée. »
Sur un feuillet, pour moi, Renée m’annonçait qu’avant de partir pour Mamers elle avait fait la connaissance de M. Marnille, l’auteur des Contes grecs ; elle lui avait dit notre pari, et l’enjeu de son livre. A ce qu’il me semble, Renée raffole de l’auteur. Allons, que le destin donne une suite à cette ébauche d’aventure.
MEETING
Voici revenu le soir de Noël ; les Sèvriennes réveillonnent en groupe, dans leurs chambres illuminées. Berthe Passy reçoit ses amies, Isabelle, Marguerite, Charlotte, Adrienne et l’inséparable trio que Mlle Lonjarrey lui confia.
La pièce est grande, nue, mais sur les murs, éclate, avec les affichés de Chéret, de Grasset, et des villes d’eaux, la gaieté des rues et des champs.
Douze bougies éclairent une petite crèche, où dort l’Enfant Jésus, et tout autour, comme des présents rustiques, pâté, jambon, gâteaux, crèmes que les Sèvriennes se promettent de dévorer.
Isabelle s’est chargée du punch ; Charlotte le remue à la cuiller, délicatement, afin que la flamme qui court, légère, ne s’éteigne pas. Berthe, qui vient de lire à ses compagnes la lettre de Renée, fourre le papier dans sa poche, et les deux poings sur les hanches.
— Eh bien ! vous autres, que pensez-vous de cela ?
— Moi, fait Charlotte, s’arrêtant une seconde, je pense que votre amie n’a pas de veine : échapper aux griffes de sa pipelette pour tomber dans les bras gourmands d’une directrice Bléraud !
— Pauvre Renée, comme elle avait la foi en partant ; et quelle réponse que cette lettre, à la sortie de Mme Jules Ferron hier soir : « Isabelle, si vous n’avez pas la vocation, votre place n’est pas ici. »
— Mais Sèvres, que je sache, n’est pas un séminaire : c’est la nécessité qui nous amène ici ; mon père pourrait m’assurer cinq mille francs de rentes, que je ne songerais pas à l’École. La vocation, c’est le superflu, puisque un peu plus d’intelligence et d’énergie, font de nous autre chose que des caissières ou des receveuses des postes. Comme elles, nous sommes des fonctionnaires, nous ferons notre devoir : c’est perdre son temps, que d’exiger de nous la vertu et le sacrifice des missionnaires.
Pour moi, je me récuse… Et Berthe, ayant ainsi parlé, commença la distribution des vivres.
— D’autant plus, poursuivit Adrienne, que l’épreuve n’est pas celle que nous nous imaginons ici. C’est juger à faux, que de bâtir le lycée sur le modèle de notre École. Pour être bon professeur, Renée dit qu’il faut être habile : donc, conclut-elle, en jouant sur les mots, c’est l’esprit de finesse, et non l’esprit de détachement, qu’il nous faut acquérir.
— Pauvre Renée, quelle chute ! elle rêvait d’enseigner de belles choses aux tout petits, de les aimer, de les câliner ; elle voulait vivre en paix ; la voilà seule dans ce lycée, sans ami, sans protection.
— Sans protection, c’est beaucoup dire, Marguerite ; l’École veille sur elle, de très loin c’est vrai. Mais on n’a jamais de meilleur ami que soi-même. Que Renée se contente de la vie intérieure, et si elle a du caractère, elle oubliera vite sa première déception.
— Ne prendriez-vous pas cette tarte à la crème, Victoire, fit malicieusement Isabelle, qui surveillait d’un regard ironique les physionomies soucieuses des autres Sèvriennes.
— Comment, vous appelez ça une dé-ce-ption, palsambleu ! vous me feriez jurer. Moi je m’indigne qu’au sortir d’ici, l’Université croie avoir assez fait pour une Sèvrienne, en rétribuant sa peine, tout au juste.
Si l’alma mater avait quelque chose dans le ventre, elle ne nous abandonnerait pas, comme elle le fait, sans plumes sur le dos !
Vous en prenez vite votre parti, vous, continua Berthe s’emballant, d’être une pestiférée pour vos concitoyens. Eh quoi, ces gens vous devraient au moins leur estime, ils rougissent de vous connaître, ou après avoir serré votre main, vous traitent de pécores et de libres-penseuses.
— Mon Dieu, ma chère, ne vous emballez pas, nous causons autour de cette table, apaisez votre faim, vous jugerez ensuite d’un œil plus clairvoyant.
Nous savons toutes, en entrant à Sèvres, que nous nous engageons dans une cohorte libre : on peut la railler, la méconnaître d’abord. A force de volonté, elle s’imposera à l’estime la plus exigeante. Je vous le prédis, dans vingt ans d’ici, les directrices de lycées de jeunes filles seront les favorites de l’opinion publique.
— En attendant ce triomphe surprenant, je serais bien aise de vous entendre dire comment vous acceptez votre vie de professeur, puisque vous blâmez notre Ancienne, elle qui souffre d’être engluée dans une telle sottise.
— C’est très simple, répond Victoire, avec assurance. Je pars de ce principe, comme le dit Mme Jules Ferron, que notre fonction de professeur n’est pas un métier, mais un apostolat. Avez-vous la foi, tant mieux ; si vous ne l’avez pas, la volonté d’agir vous la donnera. Coûte que coûte, nous nous devons tout entières à nos élèves ; par elles, nous devons poursuivre l’œuvre de régénération et de liberté qu’entreprend la République.
Si on se souvenait que nous sommes les filles du régime républicain, que nous lui devons tout, la reconnaissance nous obligerait à payer notre dette, sans préoccupation égoïste.
Pour moi, telle que j’envisage ma vie de professeur, je la vois consacrée au culte des idées de justice, de sagesse, d’énergie, qui dominent toutes les vertus, et feront de mes élèves des êtres virils et indépendants.
— Alors vous vous imaginez, jeune stoïcienne de la République, que vos élèves seront de cire molle, et que vous les pétrirez sur ce beau modèle ?…
Berthe avait abandonné sa place, et droite au mur, grandie encore par l’animation de tout son être, elle semblait dominer ses compagnes attentives et graves.
— Dites-moi quelle est la clientèle de nos lycées ? Les fonctionnaires n’est-ce pas, et encore le fretin. La noblesse, la magistrature, l’armée, le haut commerce font élever leurs filles ailleurs.
Croyez-vous le fonctionnaire aussi républicain que vous le dites. Pensez-vous, jeune Pallas, que le jour où la République par terre, verrait à sa place un Victor ou un Philippe, vos plus zélés partisans vous seraient fidèles ?
Allons donc !…
— Vous exagérez, mon chat, mais en serait-il ainsi, qu’ayant pour moi ma raison et ma conscience, je ne céderais devant personne !
— Alors on vous brisera.
Singulier réveillon ! autour de l’Enfant divin apportant au monde l’espoir, de jeunes âmes s’inquiètent, mûries par l’étude, et surprises par la vie. Leurs regards se dispersent, sans qu’un seul tombe sur le Dieu qui s’éveille : Jésus, dans cette nuit de décembre, n’est plus qu’une effigie, ou qu’un symbole.
Au bout d’un moment de silence, Marguerite reprit :
— Le zèle est un danger pour l’œuvre que l’on poursuit. Notre devoir est bien net : l’État exige de nous un enseignement de tolérance et de bonté. Il nous est interdit de prêcher un culte de chapelle, mais nous sommes libres d’affirmer nos idées et de gagner à notre cause les élèves qu’on nous donne.
L’État n’a point prévu que nos républiques de femmes seraient de petites tyrannies ; crier et se révolter aujourd’hui ne sert de rien. Nous aviserons quand nous serons directrices.
Pourquoi ne pas accepter d’avance une vie qui forcément sera solitaire, une vie qui sera belle, désintéressée, utile à d’autres, et dont nous avons joliment le droit d’être fières, puisqu’elle est notre œuvre.
Si nous ne trouvons pas autour de nous la bienveillance, si l’hypocrisie nous empêche d’être vraies, le mieux n’est-il pas de sauvegarder son quant à soi, en cultivant à l’écart le jardinet qu’ensemencent nos rêves, nos souvenirs, nos affections. Attendre que les jours passent entre ses livres, ses fleurs, sa petite lampe… et son lit de jeune fille.
— Dis donc, Margot, dans ton ménage, tu n’oublies que le chien, l’ami des malheureux ! Mais voyons, regardez-moi toutes, vous avez fait vœu de célibat ? Vous réclamez une protection, prenez un mari,… un mari, (et Charlotte, railleuse, semble un tout petit peu émue à la vision exquise que ce seul mot évoque pour elle) vous fera pardonner tant de choses.
— O vous, Charlotte, vous n’avez d’yeux que pour le mariage.
— Et je n’ai pas tort, Adrienne, puisque l’avenir qui vous tourmente, me rassure. Je suis prête à faire mon devoir, bravement, je sais quelqu’un qui m’y aidera. Et si ma directrice me cherche noise, je sais quelqu’un encore qui lui fera la nique.
Mariez-vous, rentrez dans l’ordre normal, et plus rien de ces vétilles, croyez-moi, ne vous égratignera le cœur ou l’amour-propre.
— Tu sais bien, ma Lolotte, que nous pensons toutes comme toi, mais pour se marier, il faut être deux, et je ne vois pas, d’après la proportion des Sèvriennes mariées, que ce soit facile de trouver le compère.
Y-en a-t-il cinquante sur trois cents que nous sommes ?…
Le punch, abandonné par la cuiller de Charlotte, s’est éteint deux fois déjà ; une légère odeur d’alcool s’épand au-dessus de la table, grisant ces cerveaux agités ; le besoin de parler, d’affirmer leurs convictions les plus intimes, délie les langues qu’une sorte de pudeur, ou de méfiance, retenait encore.
— Et qui épousent-elles !
Ah ! parlons-en des mariages de Sèvriennes, il y a de quoi rabattre le caquet à nos illusions ; les voilà professeurs et femmes de gratte-papiers, de petits employés, de petits professeurs de dixième, qui les admirent surtout, pour les 3000 francs nets qui entrent dans le ménage.
On les compte celles qui épousent leurs égaux, ce serait là encore une autre déchéance.
Mais enfin, j’admets que le bonheur conjugal nivelle tout, est-ce que les tracas n’augmentent pas ? si le mari, les enfants tombent malades, quel est le devoir de la femme ? L’administration est dure, quand il s’agit d’accorder un congé, et le jour où l’on oublie, devant l’agonie d’un enfant, le cours à faire, l’administration blâme, et j’en sais ici, qui l’approuvent.
En mon âme et conscience, et l’âme de Berthe Passy vaut bien celle d’une stoïcienne, je vous jure que mes devoirs de mère passeraient outre.
Eh bien non, Charlotte, je ne partage pas votre optimisme, le mariage n’est pas le remède souverain à cette vie qui nous est faite.
— Voulez-vous me permettre, à moi première année, de vous avouer ce que je pense, fit soudain l’une des trois amies d’Adrienne, la jolie Juliette, philosophe hégelienne. Vous mettez trop de fureur à vous battre contre des moulins à vent. La vie n’est pas si compliquée que vous l’imaginez ; considérons aujourd’hui, que nous autres Sèvriennes, nous constituons par notre science, par le dégagement de notre être moral, l’Aristocratie féminine. Au lieu d’être les neutres dans la Ruche, nous en sommes, par destin, les Reines. Pourquoi nous ravaler sans cesse à des préoccupations de détail.
Marguerite voit une souffrance dans la solitude, Berthe en voit une autre dans le mariage, et vous ne comprenez pas que vous êtes ce que furent les abbesses de l’ancien régime. Comme elles, vous renoncez à la vie de famille, à la maternité, pour vivre uniquement de l’esprit et des méditations de l’esprit.
Notre vie n’est qu’une apparence, le monde réel n’existe pas, cette apparence ne vaut donc que par nos pensées.
Si vous en tenez quand même pour le mariage, eh bien, mariez-vous, mes sœurs, à la Philosophie. Vous oublierez ainsi les turpitudes de la province.
Pour moi, je compte bien écrire un livre, dès ma sortie de l’École, un livre de philo bien entendu, il n’y a que ça qui compte. Ne m’objectez pas cette usure, dont parle l’extravagante Toutebry, qui fut mon professeur à Guéret, un bon esprit ne se dévirilise jamais.
— En voilà une prétention, ma chère, d’écrire un bouquin ! et de philosophie encore ! Est-ce que les femmes ont assez d’étoffe pour penser toutes seules, c’est donc un « manuel » que vous voulez nous fabriquer…
Jalouse de tout ce qui pourrait l’éclipser dans sa promotion, Marianne Bruille, doctrinaire et socialiste, ne perd jamais l’occasion de railler lourdement ses deux compagnes Juliette et Hélène. Ce n’est point l’amitié qui les rapproche, c’est un manège assez curieux de surveillance réciproque : mutuellement, elles cherchent à se voler leurs procédés de travail, afin de l’emporter aux examens.
— Au lieu de croire aux apparences, de chercher dans les étoiles, le règne de la justice et du progrès, regardez à vos pieds ce qui grouille, ce qui souffre, ce qui appelle.
Vous parlez toutes comme des égoïstes, et je sais bien ce que pense, dans son for intérieur, le dilettantisme d’Hélène, satisfait d’une comédie mondaine.
Aristocrates que vous êtes ! comme je ferais bon marché de vous. Oubliez-vous que votre cœur doit battre pour autre chose, que votre devoir suprême est de prendre en pitié la misère de vos frères. Vous n’entendez donc pas cette rumeur qui va bouleverser le monde ! Quand la révolution sociale ébranle tout, vous pensez mariage, et dans le mariage, vous vous reposez d’avoir décrassé pendant seize heures, chaque semaine, la cervelle de vos élèves !
Non, non, ajouta-t-elle, fanatisée, sa figure vulgaire enflammée presque d’une colère sainte, vous devez compte de votre intelligence, qui est une force nouvelle, au peuple. C’est à lui, non aux bourgeois qu’il faut aller, il est le maître, mais un maître malheureux, qui attend de nous, ses servantes, la bonne parole.
Quand d’autres ont le cœur déchiré, pouvez-vous parler d’affaiblissement de l’esprit ! d’exaspération des sens !
L’esprit ne compte pas, il y a que le cœur.
Des sens ! mais nous autres, les intellectuelles, comme vous vous laissez appeler, nous n’en avons pas !
— A qui le dites-vous, Marianne, soupira Isabelle, en détournant les yeux.
— Mes compliments, Marianne, dans dix ans d’ici, on vous retrouvera à la sociale, vous présiderez un club de femmes. Vous avez l’air sincère, au fond, vous êtes une brave fille, et ça me va, moi, de rencontrer ici de l’énergie et du fanatisme. Allons, vous recruterez des adhérentes à votre religion, quand vous serez professeur, mais laissez-moi vous dire, qu’ici ça ne prend pas. Nous autres, même une bohème comme moi, nous sommes d’invétérées bourgeoises ; le goût de l’individualisme est le plus fort, chez une femme comme la Sèvrienne, qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi, sans avoir trouvé de temps pour aimer.
Je persiste à croire que la femme professeur, telle qu’elle existe aujourd’hui, est un monstre, un monstre malheureux lui aussi. Le plus cruel de notre vie, ce ne sont point ces tiraillements administratifs qu’on retrouve partout.
Mais c’est l’antinomie entre notre indépendance d’esprit et notre esclavage de corps.
L’instruction nous a affranchies de tous les préjugés. Par la pensée, notre vie vaut celle des hommes. Dans la réalité, à chaque instant, nous sommes victimes des potins, de la méfiance, de la calomnie. C’est effrayant qu’on puisse résister à cela.
S’il n’y a pas de remède possible, je trouve, ne vous choquez pas, ce que je dis est vrai, que ce serait nous délivrer des tentations, des révoltes, d’une chute possible, que de tuer le sexe en nous.
La chose est courante ; ce que les unes exigent par libertinage, nous, nous l’accepterions par vertu. Voilà où serait le sacrifice méritoire, et nous serions tranquilles.
Tenez, dans la vie, nous ne sommes pas autre chose que des faucons, oui de ces faucons hagards, qu’on élève dans le silence et l’obscurité, qu’on affame, et qui flairent, sans la voir, la proie qu’on leur dérobe.
Que le jour vienne, où dans la plaine, les faucons délivrés prennent leur vol, les yeux éblouis, ils montent droit vers le soleil, pour s’abattre violemment sur leur proie, en jouir enfin.
Oui, je vous le dis, peut-être ferez-vous de même, le jour où sorties de l’École, la tête enflammée par cette dangereuse culture, le cœur et la chair brûlés par la passion de ces livres, vous rencontrerez l’amour.
Comme les faucons obéissant d’instinct à la loi de nature, il y en aura parmi vous, qui éperdues de désirs, s’abattront sur cette proie. Celles-là seules auront vécu, même si elles en meurent.
— Tais-toi, Berthe, je t’en prie tais-toi, tu as l’air de déchirer le destin : (et se tournant vers Charlotte penchée sur l’enfant Jésus) Ma Lolotte, rallume encore une fois le punch ; avant de le boire, je vous chanterai le Noël des bergers.
Berthe a soufflé une à une les douze bougies ; à la clarté tremblotante du punch, on ne vit plus alors que des figures étrangement modelées par l’ombre : les yeux fixent la Crèche, mais ces yeux-là ne voient que des âmes effarouchées qui se ferment.
La voix de Marguerite tombe brusquement ; la petite flamme bleue chavire, se dresse, et s’envole. Quel silence !
Quelque chose d’éternel a passé là !
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
28 décembre 189 .
Je laisse à Berthe le soin de répondre à Renée Diolat, je veux seulement, qu’un mot de moi, lui dise l’ardent désir que j’ai de la voir femme heureuse. Elle est amoureuse de Marnille, c’est certain ; mais lui, est-il homme à épouser cette très jolie fille sans le sou ?
Quel dommage si l’amour a tort.
29 décembre.
La comédie se corse : Jeanne Viole ne parle rien moins que de se suicider ; c’est un moyen comme un autre d’aller chercher la vérité à la source.
L’autre soir, elle est tombée en pleurs aux genoux de la vieille Lonjarrey, qui lui a difficilement arraché son secret !! courir, à la nuit tombante, à cette terrasse du parc qui domine la route, se jeter par dessus la balustrade, et mourir là, au seuil de son école.
Elle s’entend au mélodrame ; quel coup de théâtre, quel « rataplan de convoi », comme dit Berthe.
Ce qu’elle y gagne (il faut tout ramener à cela avec Jeanne Viole), c’est que Bléraud ne la quitte plus, que Mlle Lonjarrey et les autres surveillantes multiplient les tournées, redoutant le scandale d’une alerte. Pour lui rendre le goût de la vie, ici on est prêt à tout.
Pas bête la petite !
30 décembre.
Adrienne Chantilly vient de jouer un beau tour à Jeanne Viole, qu’elle ne peut souffrir. Lasse de l’entendre citer, à propos de tout, les paroles du beau moraliste Paul Réjardin, elle s’est fait présenter à lui, et sait pertinemment que Jeanne Viole ment quand elle dit être « sa petite amie ».
Il faut voir la belle Didi se panader à son tour, quand elle parle de l’Homme exquis, de l’âme délicate, qui opère tant de sauvetages féminins, à son cours du jeudi. Serait-il flirt ?
Charlotte et moi nous initions Henri à ces petites comédies de harem ; mais c’est curieux, il ne rit pas de ces calculs (fourberies ou coquetteries) qui nous amusent. Il a une telle idée de la droiture et de l’honneur, qu’il n’admet pas qu’on puisse badiner, encore moins tromper. Ces jeunes filles lui sont odieuses, il excuserait presque le vice d’Angèle Bléraud, abominable, mais sincère.
Henri a raison : porter fièrement son âme dans ses yeux, et marcher droit dans la vie ; j’aime l’intransigeance morale de mon ami.
1er janvier soir, 189 .
J’ai dû envoyer ce matin, selon l’usage, à Mme Jules Ferron, un télégramme pour lui offrir mes vœux. J’ai passé la journée d’hier et d’aujourd’hui à Paris, avec Charlotte ; la politesse exige — paraît-il — d’écrire ou de télégraphier les souhaits qu’on n’a pu présenter soi-même.
Les Sèvriennes qui restent à l’École, vont en soirée chez elle, on boit le champagne, « tisane » relevée par quelques épigrammes. Il est entendu que ce soir-là, ce soir-là seulement, Mme Jules Ferron dira aux élèves présentes, ce qu’elle pense de leur caractère, de leurs défauts surtout !…
Gentille cette chute de l’année, sur un mea culpa, quelque peu humiliant.
Hortense en est revenue mortifiée. Mais Victoire Nollet exulte, et ne songe pas au chagrin qu’a pu avoir la mère, sa vraie mère, finissant seule une année si douloureuse pour elle.
Henri disait tout à l’heure, qu’une parole d’honnête homme, quand elle est donnée, est donnée pour l’éternité. Il n’admet pas les cas de conscience, si habilement résolus par la morale courante.
Quand il parle ainsi, ses beaux yeux ont une profondeur… Charlotte peut être fière d’être aimée de lui ; l’amour de cet homme, c’est l’infini.
Année nouvelle, si heureusement ouverte avec eux, sois-moi propice ; fais que je passe honorablement ma licence ; garde-moi des heures de doux silence et de rêve.
Année nouvelle, sois-leur propice ; fais qu’ils te bénissent, pour les beaux jours que tu réserves à leurs fiançailles.
Année nouvelle, devine-moi… exauce-moi.
Réponse de Berthe Passy à Mlle Renée Diolat, professeur agrégée au lycée de Mamers.
« Sèvres, 15 janvier 189 .
» Hélas ! pauvre museau joli, te voilà fourvoyée chez Mme Jocrisse-Céladon ! Tous nos vœux t’accompagnent, j’espère qu’un homme de goût te fera issir au plus tôt de ce pays-là.
» Ta lettre rabat le caquet à bien des illusions ! On s’en pourléchait déjà de cette bonne petite vie de professeur : Isabelle devait potasser, Marguerite rêvasser, Charlotte tricoter, et moi, arpenter les confins du territoire.
» Mais à ce que je vois, si l’on m’expédie à Mamers, j’aurai garde de bouger, les mazettes de l’endroit crieraient : au rendez-vous.
» Franchement, ma vieille, si c’est pour faire de nous des chiens attachés, mieux vaut le dire tout de suite ! Moi je suis de l’espèce loup, et loup rageur encore. Gare à qui s’avisera de me passer la main sur le dos, je lui plante mes crocs, au bon endroit.
» Nous vivons à Sèvres dans une indépendance hautaine, je rougis des platitudes auxquelles on te condamne !
» Tu as le courage d’en rire, moi je m’insurge, la résignation est une vertu pour les lâches et les impuissants ; l’injustice me fera faire le coup de feu.
» Laisse-moi te dire, mon vieux zig, qu’à l’École, tu n’as pas eu l’heur d’être approuvée par nos petites « Première ».
» Tu n’es plus dans la note.
» Ces demoiselles, par philosophie, par raisons sociales, par dandysme, s’accommoderont fort bien des misères qui te répugnent. Nous avons chaudement discuté ton cas le soir de Noël, un vrai meeting, ma chère, où ma voix, lançant des hyperboles, leur a prédit un avenir mortifiant.
» Tu n’as pas idée de cette génération-là ; ces trois gosses, ça n’a pas vingt ans, usent vis-à-vis les unes des autres, d’un faux-semblant qui m’épate. Rivales toutes trois, toutes trois comptent sur la première place à la licence, dans deux ans. Elles s’y préparent en se surveillant étroitement, pour que l’une ne lise pas un livre que l’autre ignore, pour se voler leurs procédés de travail, en se récriant d’admiration.
» Le jour du résultat, si l’une des trois l’emporte, les deux autres, de sa gloire… feront une hétacombe !! Hein ! est-ce bien dit ?
» Quant à notre promotion, c’est la promotion de famille, on popote, et on potine ; sans Jeanne Viole qu’on déteste et Bléraud qu’on méprise, notre cercle ressemblerait à quelque Paraclet où les culottes n’entrent pas.
» Depuis que nous sommes « seconde année », nous usons du principe d’autorité vis-à-vis des jeunes. On a de l’expérience, on pontifie, on donne des conseils ; je me respecte dans ce rôle, si peu fait pour moi, et dire que pour en imposer, je marche et ne détale plus.
» On travaille à éclipser Pic de la Mirandole. D’Aveline nous nourrit du suc de Virgile (chères abeilles, voltigez, mais ne piquez pas). Il est toujours l’enchanteur que tu sais, quoi qu’il fasse on l’adore. Même moi, moi, qu’il étrangle à chaque cours ; moi, qu’il cingle de ses mots les plus cruels, me reprochant l’intempérance de mon langage, ma fougue insupportable ; eh bien, je l’adore, je te dis que je l’adore, et je goûte avec lui l’amer plaisir de celle qui veut être battue.
» Je ne te dis rien de l’éloquent Jérôme et de l’audacieux Criquet, ni du malheureux Taillis dont l’intelligence défaille. Notre nouveau professeur, M. d’Artois, le grand Preux, nous fait faire en vieux français, l’étude de la chanson de Roland ; avec lui, on a l’air de petites filles épelant une belle légende ; c’est Victoire Nollet qu’il faut entendre marteler les assonances : les vers font un bruit de cuirasses s’entre-choquant un matin de bataille.
» Ne trouves-tu pas que M. d’Artois a une figure de haute lisse, celle d’un paladin courtoisement désarmé, qui enseigne, sans le pédantisme d’un robin, les mystères des conjugaisons confuses du bas latin Mérovingien !
» Nous en saurons bientôt autant qu’élèves des Chartes ! c’est une ressource, dans les petits trous où l’on vieillira, on pourra fureter parmi les archives. Il paraît que dans ces vieilleries, on découvre des choses !… j’en ferai une pinte de bon sang.
» Quelques petits événements ont troublé la quiétude de notre labeur : j’ai rompu avec la nymphe Calypso. Pour un prétexte futile, elle nous a dit de gros mots, non pas celui de Cambronne, mais un autre.
» Il a fallu comparaître dans le cabinet pompadour ; les petits amours se gondolaient de voir Mlle Lonjarrey trancher du Cadi ; Calypso pleurnichait, moi je pérorais de si étourdissante façon, qu’après avoir lancé cette apostrophe :
» Mlle Triparti se croit-elle parmi des blanchisseuses ?
» Alors nous sommes toutes des Nausicaa, filles de roi… j’exige des excuses ! Et je sortis majestueuse.
» Je fais bien dans les mères nobles ! hein !
» Hélas ! de quel Eros fourbu viens-tu nous parler, ma chère !
» Un rond-de-cuir porteur de l’amoureux carquois. Mais Vénus a donc la berlue.
» Tout Mamers doit se gaudir de pareils ébats, j’imagine plaisamment ton Lycée tombant en mal d’amour :
» On verrait tes deux perruches s’en aller bec à bec, toges en tête, robes traînantes ; puis leur emboîtant le pas, Mme la directrice amoureusement penchée sur une confidente, les professeurs en suite cherchant du regard une lèvre moustachue ; derrière la corporation, les petites filles deux à deux, bec à bec, se regardant, se câlinant, avec mille petites manières, tandis que deux autres, moins innocentes, se sauvent dans un petit coin, pour y répéter, tout de suite, la leçon de choses qui s’apprend en un tour de main.
» On appelle ça : petits jeux.
» Pauvre Renée, sois sage, ferme tes yeux, bouche tes oreilles, sois la belle au bois dormant, jusqu’à ce que le prince Marnille t’éveille, tu sais de quelle gente façon !
» Adieu, nous t’aimons toutes.
» Berthe Passy. »
JOURNAL DE MARGUERITE
8 février.
Notre vie est enlevée, on ne sent plus le temps qui passe. L’étude nous a tellement prises, qu’elle nous refait une autre nature.
C’est maintenant, que je m’aperçois de l’œuvre créatrice de nos livres : d’une touche invisible, ils nous transforment, en délivrant nos pensées d’une gaine étroite.
Je sens très bien que l’étude fait pour moi ce que la saison d’automne fait pour ces graines mûres, qui brisent leur enveloppe et s’en échappent librement.
Je m’éveille, Berthe s’assagit, Adrienne s’exalte, Jeanne Viole médite.
20 février.
Un joli texte à développer : « Aimez à concilier les esprits. »
Ne dirait-on pas que cette phrase, échappée à la diplomatie de Mme de Maintenon, est la devise très haute, très loyale de notre chère Mlle Vormèse.
1er mars 189 .
Je prépare une leçon sur la morale d’Épicure ; Mlle Vormèse me recommande de lire les livres de Guyau, l’un des rares esprits qui aient compris la grandeur héroïque de cette morale, toute d’action, des Épicuriens.
J’aime cette pensée de Guyau, qui puise dans la noblesse de son rêve la force de créer une morale sans sanction, une morale où Dieu ne serait pas l’impitoyable Teneur de livres de toute notre vie.
Sa philosophie, sa poésie (car il est poète), me font penser à un Vauvenarges qui eût été l’ami d’Alfred de Vigny.
J’ai noté des pages réconfortantes, que j’emporterai fidèlement au sortir de l’École ; j’aime cet espoir : « Le moi qui s’est assez élargi aurait droit de ne pas périr. »
8 mars 189 .
Berthe et moi, sommes allées voir Réjane dans Sapho.
A peine entrée, j’aurais voulu partir, horriblement gênée par ce réalisme de la pièce, et le jeu si sincère de Réjane. Notre place n’était pas là.
Je n’ai pas dit à Henri où j’avais passé mon dimanche.
Chaque fois que je lis un livre suspect, ou que j’assiste, comme aujourd’hui, à un spectacle impur, une goutte de vitriol me brûle : j’ai honte et je souffre.
20 mars.
Je ne vis plus : Charlotte est reprise d’étouffements, elle a dû quitter le cours ; on traite ça de vapeurs. Cœurs de pierre que ces cœurs stoïciens.
21 mars.
J’ai obtenu de Charlotte qu’elle cessât tout travail ; à ce prix seulement, je n’avertirai pas Henri.
22 mars.
Le docteur persiste à ne rien voir d’alarmant ; s’il se trompait !
Elle ment, elle sait qu’elle a une maladie de cœur, mais elle n’avouera pas comme elle souffre. Pourquoi, pourquoi ce silence ? il faut la guérir ; mais qu’est-ce qu’il deviendrait s’il la savait malade !
27 mars.
Un peu de mieux, elle a pu écrire à Henri qui est encore pour un mois à Bruxelles. J’ai repris mon travail, mais cette accalmie ne me rassure pas.
1er avril.
Épouvante cette nuit ! une voisine de Charlotte a couru réveiller l’infirmière ; je me suis levée, elle râlait, je l’ai tenue dans mes bras toute la nuit, sa pauvre tête jaunie, contractée, les yeux chavirés.
Ils ne voient donc pas qu’elle peut en mourir.
2 heures.
Elle s’est levée, le médecin ne se prononce pas ; elle doit garder la chambre. Je ne la quitterai pas. Si la nuit est mauvaise, demain je télégraphierai à Henri.
9 heures soir.
L’infirmière n’a pas reçu l’ordre de veiller Charlotte : on la laissera seule !
Jamais : je resterai avec elle jusqu’au matin, Berthe me relèvera.
Minuit.
Elle vient de s’assoupir, j’ai une peur atroce que le souffle tout à coup cesse ; pauvre visage aimé, comme il est las de souffrir !
2 avril.
M. Henri Dolfière, 30 rue Raynouard
f. suivre.
Revenir immédiatement, Charlotte malade vous réclame.
Marguerite.
3 avril.
Une angine de poitrine, elle est perdue.
LA MORT DE CHARLOTTE
Un frisson secoua toute l’École, quand, au sortir des cours, on apprit que Charlotte était morte.
Un long sanglot monta de tous les cœurs, vers cette petite chambre où, presque seule, si loin des siens, une Sèvrienne venait de mourir.
On l’aimait pour sa joie, pour l’allégresse de sa vie laborieuse, pour l’espoir qu’elle donnait, à chacune de connaître un jour le logis qui s’égaie au rire des petits enfants. Son bonheur n’avait pas de jaloux.
La voilà morte !
Ce fut un long gémissement chez ses compagnes, qui s’enfuirent pleurer dans leur étude, tandis que les autres, dans une morne épouvante, restaient là sans rien dire, sans une interrogation, rendues stupides par cette mort foudroyante.
On la savait à peine malade. Et puis, est-ce qu’on meurt à vingt ans ? Est-ce que la jeunesse n’est pas plus forte que la mort ? A leur chagrin se mêlait l’effroi d’un coup imprévu. Ainsi la mort rôdait autour d’elles. Pour la première fois, l’inexorable entrait dans la maison ; tout de suite elle s’était enfuie emportant, comme dans un rapt, ce jeune corps amoureux de vie, qui ne connaîtrait maintenant d’autres caresses que cette horrible étreinte !
Un air de plomb étouffait les poitrines. Devant leurs livres ouverts, toutes pleuraient. Les plus fortes cherchaient à se reprendre, et l’une d’elles ayant voulu lire pieusement le Dies iræ à genoux, près de la place vide où Charlotte avait travaillé, elles écoutèrent en sanglotant, se joignant de tout leur cœur à l’appel désespéré qui montait vers Dieu.
Celles qui ne priaient plus, ouvrirent leurs livres, relisant, si près de la morte, une page de Socrate, de Lamartine ou de Guyau. Toutes les pensées montèrent vers elle, et dans l’invisible, l’âme de l’École posa sur son front, le fraternel baiser.
Un silence effrayant couvre cette maison blessée. Trop vieille pour sourire aux cris joyeux, elle a des larmes encore pour l’enfant qui connut à peine la douceur de son sein maternel.
Les heures passent, la cloche ne sonne plus, tout est désert, le parc se dérobe, les premières feuilles d’avril s’évanouissent dans l’ombre, mais sans cesse, on entend le jet d’eau qui sanglote, qui sanglote dans la nuit.
Au bord d’une fenêtre, une lueur tremblante : voilà le cierge qu’on allume pour la veillée funèbre.
Henri Dolfière arriva quelques heures avant la mort de Charlotte.
Dès qu’il la vit si pâle, avec ses grands yeux qui déjà regardaient ailleurs, il la sentit perdue, et comme un fou, se jetant à genoux, il prit la main qu’elle lui tendait, l’embrassa, la serrant à la briser. Charlotte souriait, n’était-ce pas le Sauveur qui enfin venait d’entrer ?
Elle ne parlait plus, mais elle eut la force encore d’attirer à elle la main du bien-aimé, elle la plaça sur son cœur.
Que voulait-elle dire ?
— Vois, bientôt il ne battra plus ? ou bien était-ce le don très chaste de sa chair qu’elle lui renouvelait en face de l’éternité !
De grosses larmes tombaient de ses yeux sur la tête d’Henri, qui se serrait contre cette pauvre petite poitrine blessée, lui jurant qu’il venait la sauver, qu’ils allaient partir, qu’on les marierait tout de suite, pour qu’il la soignât mieux, et la guérit.
On les avait laissés : pour la première fois, il était seul dans la chambre de sa fiancée.
Que se dirent-ils ?
Que lui demanda-t-elle ?…
Quand Marguerite revint, apportant une potion, elle entendit la voix grave d’Henri, qui répondait à Charlotte :
— Je te le jure.
Les yeux clos de la mourante s’entr’ouvrirent pour remercier le bien-aimé.
L’agonie fut courte. Comme le jour finissait elle passa.
Ce fut Mlle Vormèse, priant à l’écart, qui s’approcha de l’enfant et lui ferma les yeux.
Henri tomba inerte, sans larmes, sans cris, se mordant jusqu’au sang, pour ne pas hurler sa douleur et sa colère ; car, c’est contre Dieu que tout son être affolé se révoltait, d’avoir fait mourir la femme qu’il aimait…
Charlotte semblait dormir dans son petit lit de jeune fille, sous une nappe de verdure et de fleurs. Ses compagnes avaient arraché, aux vieux murs du parc, des touffes de clématites fraîches, des traînées de lierre, et ce lit de morte fut une jonchée d’avril, un nid qui embaumait le printemps.
On cueillit dans les bois, les branches qui portaient les premières feuilles, on les dressa tout autour de la chambre, comme un rideau qui frémissait encore. Quelques tigelles étaient couvertes de ces flocons neigeux, que le vent sème durant la saison d’amour, et ces flocons qui s’envolaient d’un souffle, retombaient sur les mains jointes de Charlotte.
L’École vint s’agenouiller auprès du lit. D’Aveline, qui souffrait du chagrin de Marguerite, voulut aussi revoir son élève. Jérôme Pâtre vint, tous suivirent, et ces hommes que la vie avait différemment meurtris, restèrent muets.
Quelles paroles humaines peuvent chasser l’épouvante du mystère ?
Marguerite ne quitta pas son amie ; on lui avait accordé la grâce de la veiller seule, avec Henri Dolfière.
Elle restait là prostrée, n’ayant plus de larmes, souffrant dans tous ses membres, comme si on avait arraché d’elle le cœur de Charlotte.
Henri, blême, les yeux sans regard, se détournait des étrangers qui pleuraient sur la morte en faisant un grand signe de croix.
Ses yeux, fascinés par les yeux clos, la bouche close, croyaient par instant les voir s’ouvrir, pour recevoir le baiser que jamais sa bouche n’avait osé donner à la sienne.
Sa douleur fut déchirante, quand il comprit enfin qu’elle était morte.
Le matin du dimanche, toutes cloches sonnantes, le cercueil s’en alla vers le petit cimetière, qui se cache à la lisière des bois.
Le pasteur avait donné l’absoute, et des hommes portaient sur leurs épaules le corps léger de Charlotte, qui pour la dernière fois, traversa les longs corridors, la cour où le jet d’eau lui parla, le parc.
« Adieu, adieu, » disait le drap blanc qui s’accrochait aux buissons.
— Adieu, adieu, répondaient les jeunes branches qui se penchaient, sans craintes, pour frôler d’une caresse de sœur le cercueil de Charlotte.
Le sable crissait sous le pas des hommes montant péniblement. Henri et le tuteur de sa fiancée menaient le deuil, puis venaient tous les professeurs de l’École. Mme Jules Ferron, seule, impassible, venait en tête du long cortège des Sèvriennes silencieuses, suivant, accablées, ces chemins familiers, où rieuse et pensive, Charlotte avait passé.
Le calvaire fut long.
Marguerite s’étonnait d’entendre chanter les oiseaux, de respirer cet air frais que parfument les fraises d’avril. Tout arrivait jusqu’à elle, comme des choses venues d’un autre monde ; depuis cinq jours, elle n’avait plus conscience de vivre.
Longtemps, on chemina sur la route radieuse. Une porte ouverte laissa passer le cortège. Parmi les tombes les plus humbles, dans ce petit cimetière de campagne, les hommes descendirent doucement, avec des mains qui ne voulaient pas faire mal, le cercueil de Charlotte.
Penché sur la fosse, Henri la regarda descendre… Ainsi c’était fini ! c’est là que pour toujours elle allait dormir, celle qui devait être sa femme, celle qui lui avait promis les joies de l’amour. On allait l’enfermer dans ce trou et jamais, jamais plus, il ne la reverrait.
D’Aveline s’avança pour dire adieu au nom de l’École.
En quelques mots délicats, il sut dire quelle apparition gracieuse elle avait été, quel charme lui attirait tous les cœurs.
Puis, ses compagnes vinrent, le même mot revenait, lugubre : « Adieu Charlotte. Adieu, adieu »… Marguerite voulut baiser la terre qui couvrait son amie.
Alors on entendit, à travers les sentiers du cimetière, le toc-toc-toc des fossoyeurs, et la terre gourmande reprit aussitôt, pour la vie éphémère des plantes et des arbres, cette chair qu’on lui abandonnait.
Quand, à la porte du cimetière, on chercha Henri, il n’était plus là. On sut après qu’il s’était échappé dans les bois de Sèvres, pour y crier sa douleur, et comme un fou, se rouler, mordre la terre qui ne rend jamais sa proie…
Longtemps, cette nuit-là, Marguerite entendit les toc-toc-toc funèbres de la pluie tombant sur le toit. Du jet d’eau montait un appel morne et lent, plainte, regret, voix des trépassés.
Alors, essuyant ses yeux, elle ouvrit le livre que Berthe avait posé là :
« On peut penser que la mort est un pas en avant, non un brusque arrêt dans le développement de l’être. On peut enfin espérer ne pas y perdre, comme en un naufrage, toutes les richesses intérieures qu’on a amassées, mais traverser la mort, en emportant glorieusement le monde de pensées et de vouloirs généreux qu’on a créés en soi. »
Puis, ayant lu ces lignes consolatrices, il lui sembla que l’espoir luisait à travers sa douleur, et que Charlotte quelque part la regardait.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 mai 189 .
Je vis dans l’épouvante de ces souvenirs de mort. Une hallucination me poursuit : ai-je rêvé ! est-ce maintenant qu’elle va mourir ?
Je ne sais comment je vis. Des jours, je m’agite, tremblant d’une inquiétude morbide. D’autres jours, je m’enferme, la tête vide, morne dans ce coin, comme une bête abrutie de douleur.
Les souvenirs qu’elle laisse ici m’écrasent. Je voudrais les fuir, d’invisibles mains me retiennent, toutes se tendent pour me ramener vers le passé.
Où est l’absente ? où est maintenant la sœur que j’avais choisie ?
Charlotte, Charlotte, es-tu encore près de moi ? Le sais-tu encore, dis, que je t’aime, que tu m’es plus chère depuis que tu me fais pleurer. Si tu savais comme mon âme te cherche ici, et là-bas ; comme je prie, car prier, c’est encore parler de toi.
Je t’en supplie, ma chérie, si tu demeures dans l’Invisible, ne me quitte pas, que ton ombre ne m’abandonne pas, je suis bien malheureuse.
Si tu savais ! au moindre souffle je tressaille. Est-ce toi qui frôles ma porte ? Vas-tu entrer, comme la dernière fois que tu vins ici, courbée sous le poids des bûches que tu m’apportais ; que nous étions bien…
Quel supplice de revivre sans cesse ces choses familières, qui furent les choses charmantes de notre amitié.
Pourquoi l’avez-vous prise, mon Dieu ? Quel mal faisait-elle ? Pourquoi n’avez-vous pas voulu qu’elle fût heureuse, qu’un autre achevât l’œuvre que vous aviez commencée ?
Vous n’êtes donc pas notre Père, vous qui brisez cruellement le rêve de vos créatures.
1er juin.
Pauvre Charlotte ! qui se rappellera sa bonté, sa jeunesse aimable, son rire léger, qui offrait à tous le plus gracieux d’elle-même.
Qui saura la tendresse vigilante qu’elle avait pour Lui.
L’école est affreusement triste : une prison sans air, sans lumière maintenant. Le vent attache aux vieux murs l’odeur des premières roses ; je me sens défaillir. Il ne finira donc jamais ce jour de mort, où les roses tombaient avec les gouttes de cire.
Son corps, à présent, est un buisson d’églantines. C’est lui qui les a plantées, lui que je n’ai pas revu, et qui ne se souvient pas que nous sommes deux à la pleurer.
4 juin.
On dirait que ses bras se sont fermés sur mon cœur, pour le garder avec Elle, toujours.
7 juin.
Mlle Vormèse a été bonne pour moi ; elle est venue ici, elle y a pleuré. Souvent elle m’emmène dans le parc, vers ce banc de pierre que nous aimions, elle me parle de Charlotte ; elle croit, elle, à la survivance des âmes. Je pleure, mais j’ai foi.
Mlle Vormèse m’a apporté ses livres, tous ses Guyau, ses Confessions de saint Augustin, son Imitation. Elle veut que je lise ; sa bienveillance me relève.
Mme Jules Ferron doit me trouver bien lâche de vivre avec ma douleur ; elle m’a dit des mots que je n’ai pas compris ; au bonsoir, elle me tend la main et ne me parle pas.
8 juin.
Je redoute de sortir. La joie de la terre me pénètre et m’alanguit.
Cette fête nuptiale des eaux, du ciel, des arbres, dans la lumière glorieuse de l’été, a pour moi l’amertume d’un charme, qui me lie à des désirs sans nom.
Autour de l’École, les jardins embaument ; leur odeur me grise, ils ont l’odeur voluptueuse d’êtres vivants.
Je ne passerai plus sur la terrasse, l’odeur suffocante des lilas et des sureaux me brûle le sang, la fièvre me dévore jusqu’au creux des mains.
12 juin.
Beethoven.
Qu’est-ce seulement que notre vie ? Expiation ou perfectionnement ?
A-t-elle un sens même ?
Notre destin est-il écrit, notre liberté se borne-t-elle à l’accomplir magnifiquement ? Est-ce que notre valeur d’individu ne serait pas d’avoir conscience de ce destin, de vivre en harmonie avec lui ?
Je le crois.
Personne n’échappe à sa destinée.
Charlotte avait entrevu la sienne. Tous, nous sommes entraînés vers un but suprême, qui s’impose à notre volonté, comme la vie elle-même, qui subordonne à lui toutes nos forces pensantes, toutes nos forces aimantes.
Voir nettement ce but et le poursuivre, n’est-ce pas élargir la pensée de Mlle Vormèse ; puis-je confondre la vision de mon destin, et la loi qui doit diriger toutes mes actions ?
La mort me force à regarder la vie en face.
Eh bien, ce regret poignant de mourir sans avoir vécu, n’est-ce pas un avertissement de Charlotte ? Suis-je vraiment faite pour cette vie froide, cette vie mutilée, qui sera la nôtre une fois sorties de cette École.
La pensée du devoir accompli me consolera-t-elle ?
— Non. Tout en moi déjà se révolte à la pensée que ces livres me tiendront lieu de tout : que peut-être, ni mon cœur, ni ma chair, ne connaîtront la joie de vivre dans l’épanouissement naturel, la joie de se donner éperdument.
Ce sont des pensées de vie ardente, d’une vie belle de sa force, de sa pureté, qui me hantent, quand je vais m’agenouiller près de Charlotte, et jusqu’au plus profond de ma conscience, retentit une voix mystérieuse :
Vis pour le bonheur !
Vis pour assouvir ta fureur d’aimer.
SUITE DU JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 juin.
Je mène deux vies parallèles. Souffrir, Travailler.
L’étude m’apporte l’oubli, je veux travailler sans arrêt, pour échapper à moi-même.
L’approche de la licence nous harcèle toutes. Dans un mois nous serons en plein concours. Mes compagnes disputent la première place : notre cacique, Adrienne Chantilly, a perdu son rang, il est peu probable qu’un autre examen le lui rende.
Qui l’emportera de Victoire Nollet, cette encyclopédie, ou de Jeanne Viole, cette mémoire.
On compte avec moi, j’ai une lucidité assez nette de mon travail, et de mon effort, pour juger que je mérite, aussi bien qu’elles la première place à la licence.
Si elles escomptent cette torpeur qui m’accablait, elles se trompent. Mon esprit se réveille plus hardi, je sors victorieuse de cette lutte intérieure qui me transforme, après un long déchirement, et m’affranchit de cette inconsciente rêverie, où s’engourdissait mon énergie.
Je me suis imposé, comme une discipline rigoureuse, de parler allemand tous les jours ; Victoire le fait depuis son entrée à l’École.
Quel effort douloureux, je suis l’enfant qui bégaie, s’impatiente d’ignorer les mots que lui a fournis, jusqu’ici, l’appel au dictionnaire.
Stupide méthode, stupide paresse ; à ce cours du « Herr Professor » qu’ai-je fait depuis dix-huit mois, si ce n’est sourire des petites histoires que Master Hartbourg nous raconte sur Bismarck, le laissant besogner tout seul, pour mieux rire d’une perruque légendaire, d’un ventre pyriforme dans une culotte à pont.
Quelle légèreté ! il suffit qu’un professeur nous ennuie, le travail cesse, et pendant ce temps les « Anglaises », avec Miss Robinson, arrivent à écrire, à parler, à penser, comme de vraies anglaises.
Alerte ! au travail.
LE CONGRÈS FÉMINISTE
Dans un tapage de chaises, de pas, de voix, les Sèvriennes sortent du réfectoire, puis soudain galopent dans les escaliers, vers le parc, pour réquisitionner bancs, raquettes et crockets.
Il fait jour encore, c’est l’heure où toutes les élèves, sauf l’impeccable Victoire, se reposent sous l’œil indulgent de la vieille Lonjarrey.
Les unes crient, dans un besoin nerveux de s’épuiser en longues courses, de haleter, de prendre, dans cette fatigue physique, des forces nouvelles pour le travail du soir. Les autres, lasses, surmenées par l’approche de l’agrégation, s’étirent paresseusement sous les feuilles, sur les dalles du petit mur, d’où l’on voit le soleil qui se couche.
C’est l’heure délicieuse où passent dans le ciel les frissons et les clartés des robes lumineuses, cortège qui disparaît sur les pas du soleil. Dans la plaine céleste, quelques nuages, se dispersent, pages vêtus de pourpre, de blanc ou de lilas, qui, pour cueillir une fleur de rêve, s’égarèrent en chemin…
Isabelle Marlotte organise, dans la cour de Roméo, une partie de crocket ; on se compte, Marguerite Triel a disparu.
— Allons bon, la voilà encore filée ! Je parie qu’elle potasse son allemand. Cette pauvre Marguerite, elle veut enlever à Victoire le record de « l’emplissage » ; si on la laisse faire, elle tombera dans le « béjat ».
Attends un peu !
Lâchant son maillet, Berthe Passy traverse les couloirs en tempête, grimpe l’escalier, heurte brutalement la porte de Marguerite, qui ouvre à contre-cœur.
— Hou ! la vilaine, arrive tout de suite ou je te dénonce à Lonjarrey.
Marguerite cherche à dégager son poignet de la main de fer qui la tire.
— Non, pas aujourd’hui, je voudrais préparer cette explication de Lessing avant le bonsoir…
— Je ne veux pas, Marguerite, que tu restes seule ; avec cette fureur de piocher, tu es plus cuistre que Victoire Nollet !
Tu t’enfermes, tu ne parles plus, tu ne ris plus ; au train où tu vas, il ne te reste plus qu’à emboîter le pas derrière Mlle Frolière, notre ancienne, tu te la rappelles à la Sorbonne, le jour de nos examens, nous en étions folles : eh bien, ma chère, pour avoir trop commenté Phèdre, la voilà qui entre au Carmel… et ce n’est pas de la pose.
C’est la guimpe et la cornette qu’il te faut ! Alors foin d’Allemand, arrive.
Berthe se fait caressante, elle embrasse Marguerite, et brusquement la harponne dans le parc.
— Je vous la ramène.
La partie s’organise, Isabelle distribue les maillets, on se range.
— Savez-vous que j’ai vu de l’histoire aujourd’hui, mes petits, lance tout à coup Berthe après avoir logé sa boule.
— Où donc ça ?
— Au quartier pardi, dans une petite rue pleine de gens.
— Une émeute ?
— Non un congrès, le Congrès féministe ! qui révolutionne tout le Paris des femmes, depuis huit jours ! Sans Madeleine Bertrand, de lointaine mémoire, je ne voyais rien ; je la croise sur le boul’Mich, en allant à Cluny. — Eh te voilà, quoi de nouveau, ça va bien à Sèvres ? — Parfaitement et toi ? — Moi ma chère, je suis reporter du grand journal féministe : L’Éveil. Je vais au congrès. — Tu m’emmènes ? — Je t’emmène. Sitôt dit, sitôt fait, nous voilà rue Serpente.
— A-t-elle toujours ses beaux cheveux, fit Adrienne ?
— Je crois bien, ça lui sert autrement que sa carte de presse.
Les Sèvriennes rient, il leur semble si original qu’une des leurs, d’autrefois, figure parmi les journalistes, pas sérieux, pensent-elles !
— Ça n’a pas été tout seul pour entrer là, continue Berthe, les étudiants en droit marchaient à l’assaut, avec des intentions qui n’étaient peut-être pas celles des Romains enlevant les Sabines.
Les sergots nous arrêtent, on se récrie sur la natte de Bertrand, enfin nous y sommes ; je vous fais grâce des madrigaux des titis parisiens, à l’adresse de mon cicérone.
Quel chahut là-dedans ! les femmes glapissent, sifflent, huent ; une virago tonitrue : « A la porte les hommes, n’en faut plus ! » La sonnette de sonner, de sonner.
Dis donc, Isabelle, ce n’est pas une raison pour jouer deux fois ; je vais chopper ta boule.
Berthe prend sa position, hardiment lance le maillet, la boule saute, carambole, revient en face de l’arceau.
— A mon tour, fait Thérésa.
— Dans la salle on ne voyait que des têtes, rien que des têtes, bouches ouvertes !
Savez-vous ce qu’elles réclamaient, toutes ces bouches ? La suppression de la guerre.
Oui, tout comme dans Aristophane, mais rassurez-vous : il n’y avait pas de Lysistrata pour donner de mauvais conseils.
Elles voulaient toutes monter à la tribune !
— Ça devait ressembler à des tribunes d’arracheuses de dents, les jours de foire ; y avait-il de la musique, demanda Isabelle.
— Comment donc ! ma vieille, et les bravos, et les sifflets, en voilà une musique de circonstance ! Quel auditoire, je n’ai jamais rien vu de pareil : sur les gradins, des potaches, des pipos conspuant des femmes ; dans la salle, la houle révolutionnaire des chapeaux : bérets de Montmartre, canotiers du Luxembourg, cabriolets du Salut, panaches des Boulevards, coiffures graves des institutrices, bonnets à fleurs des pipelettes, voire même un béguin de Florence, avec une ferronnière. Mazette, quelle jolie femme, pas besoin qu’elle cause pour convertir son prochain.
La beauté, voyez-vous, c’est l’éloquence des femmes.
— Ouf, remarqua Isabelle, heureusement que Victoire Nollet n’est pas là, tu es décourageante, Berthe.
Les boules se heurtent, se déplacent, endiablées elles aussi.
— Au premier rang des fauteuils, les vieux messieurs, naturellement ; quel ragoût de voir ces petites femmes pleurer, prier, s’indigner, sincères elles, ça les change du théâtre.
L’âge mûr s’était abstenu ; l’adolescence était frondeuse.
— Ces femmes, venues de tous les pays, réclament l’abolition de la guerre, au nom des arts et de l’industrie, au nom du pain quotidien, du droit de vivre pour soi, avant de vivre pour l’humanité.
— Cette raison pratique n’est-elle pas suffisante ? interrompit Marguerite. La guerre est un crime. A quoi bon élever si péniblement ses fils, pour en faire de la « chair à canon » et cela pour satisfaire l’égoïsme d’un homme ! La mort fait assez rude besogne sans qu’on l’aide. Je ne goûte pas beaucoup ces plaidoiries bruyantes, mais je suis de tout cœur avec ces femmes, quand elles réclament la pitié et la justice.
— Eh bien moi, je ne pense pas en femme là-dessus, ou bien j’ai des enthousiasmes de Spartiate. La guerre est magnifique ! ne me lynchez pas, fit-elle devant l’indignation de ses amies.
Je suis d’un pays où les fusils partent tout seuls, et ne vois rien de plus beau que cette offrande de sang, pour venger ou pour triompher.
Oui, je le veux bien, c’est un plaisir barbare, mais d’une splendeur farouche. Triompher dans sa force, dans son adresse, être de ceux qui n’ont pas peur, de ceux qui font trembler le monde et tiennent l’ennemi à leurs pieds. Comment n’être pas fanatique ! mais le jour où vous supprimerez la guerre, ce sera fini des hommes, il n’y aura plus que des lâches !
— Malheureuse, tu ne penses pas à ceux qui restent, qui souffrent.
— Et qui a dit que la souffrance, que la misère ne seraient pas nos éternels compagnons de route ? supprimez-vous la lutte pour la vie ?
Puis elle ajouta, railleuse :
— Du reste je trouve cette diplomatie idiote, voilà les femmes qui réclament l’abolition du seul espoir qu’elles aient d’arriver à leurs fins.
— Comment ?
— Une vigoureuse saignée dans le camp des mâles diminue la résistance, et le camp femelle, intact, pullulant, aura la majorité. Tout se compte dans l’antagonisme des sexes ; si les femmes n’étaient pas les « Idéologues » d’aujourd’hui, elles verraient qu’il faut être pour Napoléon…
Une cloche sonne, coupant net ce paradoxe de Berthe Passy, qui menace de dégénérer en querelle. Il est l’heure du bonsoir, vite, pêle-mêle on rentre les jeux ; les Sèvriennes descendent du parc, assombri par un lent crépuscule d’été ; sur leur chemin elles croisent Hortense Mignon, qui distribue le courrier.
— Dis donc je t’ai vue, toi.
— Où donc, fait Hortense, toute rouge ?
— Je t’ai vue avec une jeune potache qui…
— Tais-toi, Berthe, si on savait.
— Ah ! ah !
— Tiens, j’aime mieux tout te dire, et Hortense, prenant le bras de son amie, l’entraîne dans un coin. Je suis allée, avec mon cousin Camille, à l’Odéon voir jouer Germinie Lacerteux. En sortant, il a voulu qu’on se rafraîchisse ; on est entré au café ! Le garçon dit : « Madame et Monsieur désirent sans doute un cabinet particulier ? » — Moi je réponds sans réfléchir : « Mais oui c’est ça, on ne vous verra pas ».
Il nous a fourrés dans une petite pièce, quand il a fallu payer, il y en avait pour quarante francs !
Boudiou, j’en suis malade : le petit n’avait rien, j’ai donné tout ce que j’avais, me voilà dans la panne ! Qu’est-ce que ces gens-là ont dû croire.
Dans un cabinet particulier ! Si Ugène savait ça…
— Du coup, ma vieille, il t’en ferait bien d’autres.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 juillet.
— Pauvre journal, je te délaisse. Il m’est impossible d’éloigner de moi la pensée de l’examen. Serai-je prête ? irai-je tranquille, rassurée par ce que j’emporte en moi ?
Nous sommes toutes dans cet état bizarre d’indifférence et d’anxiété, qui précède les jours d’examen. Je voudrais m’arracher à mes livres ; Berthe et moi, nous devons passer dans les bois les deux après-midi qui nous restent.
18 juillet.
Je suis allée là-bas, lui porter des fleurs, c’est à elle maintenant que j’offre la rose des jours d’angoisse, elle qui me disait, il y a deux ans : « La Sainte sait bien, ma chérie, ce que ta rose lui demande, elle t’exaucera. »
Chérie que tu me manques ! demain, c’est toi qui m’aurais donné courage ; ton baiser fraternel m’eût porté bonheur. Ma joie aurait été ta joie. La pensée du succès ne me réjouit point : j’en serai fière pour l’École ; que m’importe à moi, puisque je n’ai plus personne à qui l’offrir.
Où est-il ? que fait-il ? Pourquoi ce silence ? notre amitié est-elle morte avec son amour ! Moi, je suis fidèle, je ne retirerai pas la main que j’ai tendue.
19 juillet, 6 heures du matin.
Dans un moment, nous partirons pour la Sorbonne ; je suis très calme, la nervosité de mes compagnes ne me trouble pas ; j’ai rêvé d’Elle et de Lui, je suis presque heureuse, je sens qu’ils m’accompagnent.
Maintenant, je puis recevoir le baiser de Mme Jules Ferron, j’ai reçu celui de Charlotte.
LICENCE ET AGRÉGATION
C’est le dernier jour des examens de licence et d’agrégation. Dès 6 heures, les grands breaks sont revenus stopper aux portes de l’École, emmenant, au trot des chevaux, qu’excitent les grelots, quarante Sèvriennes à la Sorbonne.
Les voitures stationnent à l’ombre, rue de Tournon, devant le restaurant Foyot, prêtes à ramener les brebis au bercail.
Messieurs les Sénateurs, curieusement s’informent :
Quelles sont donc ces jeunes filles ?
D’où viennent ces breaks ?
Pourquoi ces livres, ces serviettes bourrées ?…
Sur la réponse dédaigneuse des garçons, que le mince pourboire de ces demoiselles mécontente, les vieux Messieurs hochent la tête, et, d’un air entendu, dégustant un filet mignon :
« Si jeunesse savait !… avoir vingt ans, et sacrifier à l’a-gré-ga-tion ! »
Les Sèvriennes n’ont que faire de ces doléances. Elles vont, viennent, passent devant les vieux Messieurs, à peine gênées d’être le point de mire de tout le restaurant.
— Ah ! les petites sottes, elles vont nous faire manquer notre dernier déjeuner ! Berthe, regardez-donc sur la porte si les agrégées arrivent. Allons mes p’tits, ne pleurons plus, l’affaire est dans le sac. A table, mesdemoiselles ! Hem ! garçon, n’oubliez pas mon petit flacon.
Le garçon cligne de l’œil, à ce rappel du pousse café, que Mlle Lonjarrey réquisitionne, comme une pitance privilégiée.
Berthe, ravie, file au Luxembourg émietter son pain aux friquets qui s’ébrouent.
D’autres groupes de Sèvriennes entrent chez Foyot, silencieuses ou mornes, bavardes ou fiévreuses, suivant que l’impression dernière du concours fouette leurs espérances, ou les écrase.
Pas une qui ait cet air faraud que donne la certitude du succès. Toutes sont inquiètes, et s’irritent de rencontrer sur leur chemin tant de mines indifférentes à leur tourment.
Leur âme est si pleine de cette attente, qu’en une minute elle épouse leur vie entière. Qu’importe demain, si aujourd’hui doit leur être funeste.
Dans la rue, une Scientifique essuie ses larmes. Comment serait-elle reçue avec un zéro en trigonométrie ? N’a-t-elle pas oublié la formule exacte qui donne la parallaxe des étoiles ?
— Et moi, tu sais bien que j’ai raté ma théorie du Rayonnement. Louise ! mais elle sera reçue, elle m’a avoué trois solutions différentes pour le problème, elle enfoncera ses examinateurs.
Plus loin, quelques Littéraires naïves avouent que le sujet était trop facile : Justice et charité. D’autres, plus fines, décrient leurs copies, imputant à leurs nerfs un échec probable.
Le long de la rue Racine, c’est un verbiage savant qui fait retourner les petits trottins.
Jeanne Viole, hardiment, rompt avec les vieux stratagèmes. Elle pérore au milieu des licenciées ; avoue, sans qu’on l’en prie, que Bréau, le grand philologue, a lu sa composition de grammaire : Rôle de l’analogie dans la formation historique de notre langue, et qu’il l’a trouvée remarquable.
Angèle Bléraud renchérit, invente des détails, affirme que les examinateurs sont très mécontents de cette épreuve.
Quelle avance de points pour Jeanne Viole : elle enjambera toutes ses compagnes.
Victoire tombe dans le piège, elle blêmit, sa figure de monstre se crispe dans une affreuse et ridicule grimace. La joie de l’autre la crucifie ! Elle ne sera pas première ! cette place tant convoitée, cette place, dont l’espoir fut l’aiguillon intolérable de toute sa vie à Sèvres, lui serait volée !
Une Jeanne Viole, une ramasseuse de l’esprit de tout le monde, si pauvre d’idées sous tant de falbalas et de verroteries, incapable de tirer une goutte d’eau pure de ce puits profond, où, elle Victoire sent bouillonner la source vive de ses pensées.
Une Jeanne Viole prendrait la première place ! Quelle injustice…, et Victoire éperdue se sauve pour dérober ses premières larmes.
Ravie de ce facile succès, Jeanne Viole s’approche de Marguerite Triel, qui relit attentivement sa version, et sourit distraitement aux racontars de sa compagne ; elle se précipite alors vers Adrienne Chantilly dégrafée, renversée dans un fauteuil, tandis que la bonne Lonjarrey, pour ranimer la belle évanouie, du plat de ses mains sèches, fouette les pauvres mains pâles qui s’abandonnent.
Il est grand temps que l’examen finisse. Quel abattement après ces quatre jours de lutte et le surmenage des derniers mois, où les Sèvriennes en cachette, se levaient à l’aube, et travaillaient encore, que tout dans l’École dormait.
Elles ne vivent plus que pour cet examen, qui les prend jusqu’au plus intime d’elles-mêmes. Qu’est-ce que la santé, la joie de vivre, la paix du cœur, auprès de l’inquiétude affreuse qui les domine ?
Un échec à la licence leur ferme la porte de l’École ; c’est leur titre même de professeur qui est en jeu. D’un échec à l’agrégation dépend leur poste, leur avenir surtout.
Cette année, le jury choisira dans ce concours, quinze licenciées (elles sont là plus de cent aspirantes) et six agrégées, pour toute la France !
Quelle folie de tabler sur ce qu’elles savent, quand on est à la merci d’une migraine, de ses nerfs, d’un oubli. Comment le jury peut-il juger de leur valeur, sur ces épreuves superficielles, sur ces compositions en loge, de l’écrit et de l’oral, avec si peu de ressources, de documents autorisés ?
Pendant les quatre heures que dure chaque épreuve, elles restent angoissées dans ces salles nues, piochant leur sujet dans la fièvre des idées, dans le tumulte des opinions contradictoires, qui se pressent, montent, éclosent, comme des bulles d’air à la surface d’une eau agitée.
Avec quelle peine, quel arrachement de tout leur être, elles s’efforcent de montrer au jury le fruit d’une longue préparation ! Elles se donnent avec rage, sans réserve, inconscientes courtisanes de l’esprit, qui se plient au goût, aux caprices du maître.
Libre à elles, plus tard, de rejeter cette soumission forcée, mais qu’aujourd’hui le jury les trouve dociles, leur succès en dépend.
Qui oserait les accuser d’être lâches !
Leur gagne-pain est à la merci de ces hommes.
Que de misères morales cachent ces titres brillants de licenciée, d’agrégée…
Le concours est fini, dans huit jours Sèvres en connaîtra les résultats.
— D’ici là qu’on n’en parle plus, mes p’tits ! Jeanne Viole proteste, mais l’entrée des agrégées coupe court à toute discussion.
— Enfin ! vous voilà, mesdemoiselles, que faisiez-vous ? s’exclame la bonne Lonjarrey, bouche pleine, redressée dans un mouvement de poule en colère.
— Nous n’étions pas perdues, mademoiselle ; M. Legouff nous retenait à la Sorbonne, pour nous parler de notre examen, fit Isabelle Marlotte, un peu agacée.
— Et que m’importe, mademoiselle, je vous attendais, moi.
Des rires étouffés, des haussements d’épaule accueillent cette riposte, Isabelle tourne le dos à l’altière Lonjarrey et vient s’asseoir entre Berthe et Marguerite.
— Épatante la bonne femme ! Hein ! fait Berthe, en attaquant vigoureusement son beefsteak.
Les tables se remplissent, le déjeuner s’enlève en quelques coups de fourchette. Les plats circulent, on verse à boire, les soupirs cessent, le rire éclate, grossi par le tumulte des assiettes et des voix, le bien-être rassérène les esprits, au dessert l’espoir est revenu.
Avec une animation charmante Isabelle raconte la causerie de M. Legouff.
— Il nous attendait sur le trottoir, toujours en galoches, avec sa redingote vert-bouteille, et son grand panama. Il nous a reconnues, nous appelant par notre nom, s’informant de nos copies.
« Le pessimisme dans la poésie. » Quel beau sujet ! et le voilà qui nous parle d’Alfred de Vigny, nous racontant de petits traits saisissants de sa vie, et ça, et ça, encore ça. Une telle mémoire, voyez-vous, est une vitrine précieuse, tout y est catalogué suivant le temps ou la rareté. En une demi-heure, il nous a fait sa « copie », avec des mots jolis, jolis, pétillants, un peu enfantins d’être estropiés par sa bouche vieillotte.
Autour de lui, nous avions toutes un air d’adoration. Les gens s’arrêtaient pour regarder notre joie. Ah ! l’excellent homme ! Sa poignée de main m’a rendu courage. Vous verrez, l’année prochaine, l’accueil qu’il vous réserve dans la grande maison de famille rue Saint-Fernand, ou dans le petit logis de Seine-Plage. Ce sont des souvenirs qu’on n’oublie pas.
Dans la voiture qui roule à travers Paris, Isabelle raconte encore les mille choses qu’éveille le seul nom du « grand homme », ses leçons à Sèvres, ses entretiens chez lui, l’hiver près de la petite lampe, dans la pénombre d’une vieille chambre Louis-Philippe.
L’art de ses causeries, son habileté à guider, à exciter l’effort.
Au seuil de l’École, les Sèvriennes parlaient encore de lui : réchauffées par l’adieu si paternel de leur vieux maître, elles oublièrent le baiser, pourtant si fier, que Mme Jules Ferron leur avait donné.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
1er août 189 .
Je suis admissible !
Ce soir, j’irai encore une fois au cimetière.
2 août.
Il est ici : autour de mes roses fanées il y avait une gerbe de ces fleurs blanches qu’elle aimait, ces Sceaux de Salomon, qu’ils allaient cueillir dans les bois.
Toute ma joie d’être admissible s’en va, puisque mon ami m’oublie.
Soir.
… De chimériques oiseaux montent à grands coups d’ailes, vers l’astre qui les attire. Mais l’astre est mort. Sa caresse glacée tue les vivantes caresses de leurs ailes ; comme eux, mes songes, éperdus, retombent dans le néant.
15 août.
Je suis reçue. Sans mon épreuve d’allemand, qui fut médiocre, j’arrivais première. Je suis seconde. Ce soir, si Elle était là, je serais heureuse.
Je suis lasse, si lasse…
Cher journal je te ferme, à quoi bon raconter mon âme,… oh comme je souffre…
FENÊTRE OUVERTE SUR LA VIE
Depuis quelques minutes le cours de Droit est commencé. Les plumes griffonnent.
L’air d’automne est chargé de silence, le moindre bruit, à cette heure tardive, résonne avec une pureté de cristal : c’est un pas vif qui fait crisser le sable, un autre martèle l’asphalte des douves ; c’est un oiseau solitaire, qui lance une dernière roulade, avant que le soleil ne se blottisse, sous l’aile frissonnante d’un obscur coteau.
Rien ne trouble la sérénité du crépuscule, immense voile de pourpre qui s’accroche aux feuillages, comme le velum déchiré d’un théâtre antique.
Un grand apaisement s’est fait dans la classe, où les lueurs roses du soir donnent à quelques visages, proches des fenêtres, un éclat de sanguines ; des reflets teintent l’ombre où se noient de lointains visages blancs.
Les jeunes filles qui sont là, groupées autour de la chaire, sont les mêmes jeunes filles qui se quittèrent, il y a deux mois, après les examens de licence.
Les vacances ont passé, les laissant plus graves, plus conscientes de leur valeur, conscientes surtout de la mission qui les attend.
Quelques-unes ont souffert, l’amour-propre saigne encore : Adrienne Chantilly a perdu cette place de première, dont elle était si vaine. Berthe fut reçue dans un mauvais rang. Angèle Bléraud, Hortense Mignon ont été refusées.
Mais le succès a grandi leurs compagnes. Les nouvelles se les montrent, on les consulte, et la façon même, dont ces Messieurs accueillent leur avis à chaque leçon, affirme leur mérite.
Victoire Nollet exulte, elle est première, pendant un an elle sera le « cacique » de la « troisième année, » elle ira la première chez M. Legouff, elle représentera sa promotion auprès du ministre, s’il vient ! Berthe qui ne perd jamais l’occasion d’un bon mot, lui dit le soir même du résultat :
— Ma chère, voilà la première fois qu’au concours le jury couronne le bœuf maigre.
Victoire sourit, devenue soudain accommodante, et puis son travail ne fut-il pas celui du bœuf qui laboure !
Jeanne Viole a la résignation rageuse, elle est troisième ; elle songe à débloquer Marguerite Triel, qui est seconde. Sa jalousie a des coquetteries charmantes, elle va, vient, minaude, écoute, surprend, et prépare, comme une campagne, sa sortie de l’École ; au reste, du dernier bien avec tout le personnel, et Mme Jules Ferron.
Marguerite suit avec dédain la petitesse de ce manège. Dans ses grands yeux consumés, parfois une flamme révèle la mystérieuse transformation. Sa beauté s’est épanouie, non comme une fleur baignée de soleil, — la Lorely n’est-elle pas l’être du matin, qu’une vaporeuse lumière idéalise, — le calice est encore fermé, captif sous les pétales que la rosée entr’ouvre.
Depuis la mort de Charlotte, Marguerite s’est évadée de ses livres, avide de chercher, dans la vie elle-même, une loi qui gouverne ses actes.
Là-bas, elle a interrogé les siens, regardant vivre leurs principes ou leurs instincts. Elle a vu que pour la plupart des hommes, cette morale si haute n’est même pas le préjugé du bien, qu’elle est faite, pour eux, de routine, d’effroi du scandale, d’hypocrisie surtout.
Vivre, c’est à chaque instant étouffer ou dissimuler sa nature ; c’est l’abstinence religieuse, c’est la correction, le « Kant » de province, c’est le mépris de tous pour l’intelligence qui s’affranchit.
Marguerite croit, à présent, que la vraie morale c’est la pleine expansion de la vie, et tout s’accorde en elle pour obéir à cette loi de nature, qui pousse les êtres d’élite vers la culture la plus intense de leur personnalité.
Telle sera désormais la règle de ses actions.
Arrivant en troisième année, les Sèvriennes apportent donc en elles des éléments nouveaux : ambition d’agir, curiosité morale, besoin impérieux d’appliquer directement aux faits leurs connaissances théoriques, et d’acquérir, par un effort de volonté, la marque d’un caractère personnel.
Parmi les cours, qui achèvent la transformation des Sèvriennes, le cours de droit, application pratique de la philosophie, est celui qui peut laisser sur leur caractère la plus forte empreinte.
Dans quel esprit ce cours est-il fait ?
Mme Jules Ferron, qui en est chargée, ne se préoccupe pas de l’érudition. Former des avocates ou des doctoresses, n’est point l’affaire de l’École. Mettre ses élèves en face des lois sociales, leur en expliquer la raison d’être, exiger d’elles une obéissance volontaire, mais réfléchie, voilà ce que doit être son cours.
En somme, dans cet enseignement du droit, tout se ramène à la culture absolue de l’esprit de justice.
Mme Jules Ferron veut que ces êtres libres, formés dans la solitude par une éducation virile, sachent respecter les lois, mais au besoin aient le courage de les transgresser, le jour où leur conscience ne sera plus d’accord avec les lois des hommes.
D’une grande droiture de caractère, d’une volonté inflexible, la directrice de Sèvres ne peut admettre que comme une déchéance morale la soumission aux préjugés sociaux, le respect aveugle du Code.
Elle le sait, elle l’enseigne, bien des articles, imbus de l’esprit draconien, sont en opposition formelle avec l’idée de justice qui tôt ou tard doit triompher.
Par là, mais par là seulement, Mme Jules Ferron adhère aux revendications féminines. Son cours, net, froid, est une discussion tenace des articles du Code.
La grandeur de cet enseignement, qui pourrait être si aride, c’est de réclamer sans cesse au nom de la raison, de la conscience morale, l’équité de la jurisprudence. Mais sachant le prix des mots, et combien une parole vague trahit la pensée, Mme Jules Ferron discute prudemment, avec calme, cherchant le terme propre, qu’elle trouve avec une lenteur voulue, suivant jusqu’au fond des âmes le travail que suggère sa pensée.
Ses mains feuillettent le propre code de Jules Ferron, vénérable exemplaire sorti des presses de Didot, au lendemain de la promulgation du code civil, livre qui prend, lorsque sa voix s’anime, le caractère sacré d’une Bible.
Elle examine, commente chaque article dans une causerie dialoguée, rappelant les entretiens philosophiques du mercredi. Elle reste, pour les Sèvriennes, un Socrate jusque dans la forme de son enseignement, qui s’illustre parfois, comme tout livre de sagesse, de quelques imageries : Jules Ferron m’a raconté ceci… ou bien, une personne vint lui confier…
Au cours des semaines précédentes, il fut question de la naissance.
Avec une largeur de vue surprenante, cette femme, si peu mère par la tendresse expansive, mit une réelle émotion à discuter l’inégalité civile que la loi établit entre les enfants légitimes et les enfants naturels, protestant contre ce mot, « naturels, » presque une tare, et réclamant dès 1880, l’égalité des droits entre les enfants, issus ou non, du mariage.
Jugeant toutes choses de très haut, Mme Jules Ferron ne craignait pas d’appeler l’attention des Sèvriennes sur les sujets les plus délicats, en les forçant à réfléchir sans pruderie, aux conséquences odieuses des préjugés que la loi sanctionne.
Ce fut une grande surprise aux premiers cours de droit, Mme Jules Ferron se révélait non plus comme un esprit abstrait, vivant dans une atmosphère d’indifférence, mais comme un être épris de justice, convaincue d’enseigner la vérité, quelque hardie qu’elle parût à ces jeunes filles.
L’étonnement se prolongea.
Quelques Sèvriennes se refusaient à l’examen des préjugés que tous nous suçons avec le lait de nos mères.
L’étude ouvre bien des cerveaux sans que la pensée s’élève. Scientifiques et Littéraires, beaucoup par égoïsme, renonçaient d’avance à lutter pour la justice.
Les meilleures s’ouvraient à un monde nouveau, ne craignant pas de suivre Mme Jules Ferron jusqu’où il lui plairait de les mener, s’armant pour la vie où demain elles entreraient seules.
Cependant quelques lèvres frémirent, stupeur ou révolte, d’entendre discuter le principe de l’autorité paternelle.
Si loin, si détachées même qu’elles fussent de leurs familles, par la lente désagrégation de l’école, aucune ne songeait à mettre en doute l’obéissance passive qu’exige l’affection ou les convenances.
Ce fut un choc.
Les regards se croisèrent, quelques fronts rougirent.
Mais aussi calme, aussi sereine dans sa conviction scrupuleuse, que s’il se fut agi d’expliquer une loi sur les murs mitoyens, Mme Jules Ferron, après un court historique, leur déclara que si elle approuvait la soumission des enfants à la sagesse, à l’expérience des parents, il y avait des cas, tel celui de l’article 151 du code civil (la loi exige le consentement des parents avant de procéder au mariage) qui demandait examen.
Dans un conflit de volontés, où la conscience est en jeu, elle n’hésite pas à affirmer que se soumettre passivement à l’autorité paternelle, c’est porter atteinte à la liberté, à la dignité inviolables de notre être moral.
En dépit des restrictions qui entourent ce principe d’affranchissement, c’est bel et bien justifier toute révolte généreuse et sincère.
Ce fut au nom même de cette dignité morale, dont elle se faisait un idéal si fier, que Mme Jules Ferron ne craignit pas de développer ses principes jusque dans leurs conséquences extrêmes, admettant le mariage contracté aux portes de l’Église, mariage de deux consciences, de deux volontés libres, dont le caractère est aussi sacré que s’il avait reçu la sanction des lois.
Après le cours, on batailla autour de cette affirmation, qui dans la bouche de Mme Jules Ferron prenait une valeur singulière.
Chacune de ses paroles est une semence qui tombe sur cette terre labourée ; quelques Sèvriennes timides en face de l’opinion publique, écrasent ce germe avec mépris ; Victoire, protestante, comme tout esprit qui vit par le libre examen, reçoit le germe qui ne fructifiera pas dans une terre trop sèche. Berthe songe à des choses qu’elle ne dit pas, se souvenant peut-être des tristesses de son enfance.
Seule, Marguerite, dans le sillon douloureux que l’épreuve a déjà tracé, voit la graine s’ouvrir, le germe grandir, promesse de l’épi bientôt mûr. Elle défend, près de ses compagnes, l’idée du mariage libre, le jugeant en lui-même, non par les faits, trouvant, dans l’affranchissement de deux êtres qui s’aiment, une beauté qui les sauvegarde, une preuve de courage, digne à ses yeux de tous les respects.
A l’heure où toute sa vie sera en jeu, avec une émotion profonde, Marguerite Triel se rappellera, qu’en obéissant à sa conscience, elle n’a pu démériter dans l’esprit de Mme Jules Ferron.
AU NOM DU DROIT
Lettre de Berthe Passy à son père.
Montmartre.
« Quelle gaffe ! mon pauvre Jules !
» Sur la question des bûches, on a failli tomber le gouvernement.
» Allons, bravo pour ces petites femmes qui réclament, avec tambours et trompettes, le droit de culbuter leurs marmites.
» Assurément c’est la faute au dépensier !
» Rogne-portion a eu le toupet de suspendre ce jourd’hui, 15 février, la distribution réglementaire des bûches, bûchettes et boquillons.
» Fallait souffler dans ses doigts et se claquer les joues devant l’âtre vide, depuis que les bûches demeurent récalcitrantes. Et là-haut, paraît-il, une hirondelle faisait le printemps.
» Par respect pour la loi, ainsi qu’on nous l’enseigne au cours, nous nous sommes révoltées.
» Maître Victoire Nollet, plaignante et défenderesse, vêtue de sa seule toge Sèvrienne, a rédigé, suivant les us et coutumes du palais, une requête de « commititur ».
» Plaise à Notre Dame (était-il dit) que ces bûches commitatoires soient au plus tôt réintégrées au domicile des plaignantes, à savoir, en chaque chambre d’élève. Oncques n’ayant vu l’usurpation de ce droit qui est de recevoir, bon an mal an, trois bûches par jour, jusques au temps de Pâques.
» En des termes émouvants, autant que le permet l’archaïsme des légistes, notre défenderesse flétrit le grenier de la maison, caisse d’épargne gonflée par un délit. Elle rappela notre misère, les jours où la bise souffle par les calorifères, signalant en haut lieu cette preuve manifeste d’un stoïcisme ignoré.
» … En foi de quoi, plaise à Notre Dame, qu’il soit fait droit aux revendications de l’École.
» Et ce sera justice.
» Quelle journée historique dans notre vie de nonnains ! Ce fut beau, vois-tu, beau comme un 4 août ! On se serrait les coudes, on s’acclamait, on s’embrassait.
» Je sentais que j’allais aimer tout le monde.
» Victoire, debout sur son pupitre, se crut sur le pavois ; devant elle j’exécutai une danse de caractère.
» La fête finit là.
» A dix heures, on ne riait plus.
» A midi, le gigot ne passa pas.
» A trois heures, on se regardait avec méfiance.
» A cinq heures, c’était la fuite en Égypte.
» A sept heures, nous étions chez Mme Jules Ferron !
» Par file à droite les Littéraires, par file à gauche les Scientifiques.
» Au milieu, notre mère, blême, effondrée dans le fauteuil, trop bas, de la direction.
» Pour qui connaît la tête des Sèvriennes, à vue d’œil l’opposition allait caner.
» Retiens bien ce discours :
» — Votre acte est inqualifiable !
» Depuis que je suis à la tête de cette maison, j’ai cru que le meilleur régime était celui de la confiance et de la liberté.
» (Amère.) Je vois, qu’avec vous, je me suis trompée !
» (L’œil noir.) Qui donc êtes-vous, pour parler de vos droits, les revendiquer si haut, vous qui ne savez même pas le premier de vos devoirs !
(Silence.)
» (Douce.) Me suis-je jamais refusée à entendre vos réclamations ?
(Silence.)
» Si j’avais à qualifier une démarche pareille, je dirais qu’elle me rappelle les revendications… d’une Louise Michel !
» (Violente.) Pourquoi jeter cette bombe, jusque dans mon cabinet ?
» (Presque droite.) Est-ce ma démission que vous voulez ?
» (Hautaine.) Dites-le !…
» Un sanglot coupa le discours. Des bras, des mains, des larmes suppliaient. C’était du dernier pathétique, mais l’excès de ces regrets, partis du flanc scientifique, calma l’émotion naissante du flanc littéraire.
» Ça ne traîna pas.
» Mirepied, la plus sanglotante se traîna vers la Veuve.
— »Je vous le jure, madame, nous ne sommes pour rien dans cette réclamation.
— »Oh ! oh ! crièrent les Littéraires.
» J’aurais cogné ces pleurnicheuses qui clamaient si honteusement pardon. Parle-moi de nous, mon vieux, Victoire fit trois pas et face à face avec notre mère :
— »Madame, je suis seule responsable, c’est moi qui ai écrit cette lettre.
— »Non pas, non pas, cria notre groupe et comme un seul homme nous marchâmes sur Mme Jules Ferron…
» On nous a rendu les honneurs de la guerre. Les bûches accourent dans les cheminées ; même en route elles ont fait des petits.
» Voilà notre première gaffe, car les femmes ont bonne mémoire, et ce ne sera pas une fameuse recommandation, à notre sortie, que ce coup d’état sur la question des bûches.
» Hourra, quand même, pour notre cours de droit.
» Et futte, futte, p’tit père, tu n’as qu’à bien te tenir, je suis ferrée sur le Code, et je sais qu’en fait d’autorité paternelle, on peut violer la loi. Mais de la loi, peu m’en chaut, je t’aime un peu, beaucoup, et pas respectueusement du tout.
» Ta Berthe. »
EN ATTENDANT M. LEGOUFF
Enfin il allait venir !
Un frémissement éparpilla dans la classe toute la « troisième année » qui s’était abattue autour d’une lettre, celle de leur vénéré maître.
Dans une heure il serait là, voulant s’entretenir avec les Sèvriennes, avant la séance de l’Académie française.
Tout de suite, ce fut dans la salle un joli manège d’oiseaux lissant leurs plumes, s’effilant le bec.
Adrienne bombe sa poitrine, Marguerite arrange ses cheveux blonds, Jeanne Viole cherche l’attitude ingénue d’un Grasset, tandis que Berthe, torchon en main, débarbouille les tableaux où s’étalent les fantaisies de la semaine. Le cacique laisse faire, plaquant, très grave, un nuage de poudre sur ses joues enflammées :
— Suis-je bien, mon chat ?
— En beauté, ma chère, répond Didi, qui s’installe près de son repoussoir.
Toutes de rire, et d’attendre frétillantes, gaies surtout, la venue de « l’Immortel ».
C’est une date, dans leur vie d’École, que ce jeudi, où M. Legouff, doyen de l’Académie, grand homme qui lança Sèvres, resserra par quelques paroles aimables, les liens qui l’attachent aux Littéraires de troisième année.
Qui assistera à sa conférence ?
« La Veuve » l’accompagnera-t-elle ?
Que non ! Les Sèvriennes savent bien la mésintelligence qui les sépare, Mme Jules Ferron ne se dérange jamais pour M. Legouff. Mais Mlle Ladièze et cette bonne Lonjarrey, on les attend.
Quand Mlle Ladièze, actrice honoraire, professeur de diction, entra, ce fut autour d’elle l’envol d’un essaim curieux, qui voulait savoir et ceci et cela.
La grosse demoiselle, essoufflée, d’un geste las, comme chez Molière, écarta ce harcèlement.
Mlle Ladièze est une amie de M. Legouff. C’est à lui qu’elle doit ce couronnement d’une carrière artistique restée virginale : l’entrée de Sèvres. Malgré ce haut patronage, elle est tenue en suspicion, et Mlle Lonjarrey, qui a de l’esprit, s’en va répétant :
Les Sèvriennes goûtent la bonhomie de Mlle Ladièze, dont le visage bouffi, couperosé, garde l’affreuse mâchure de l’onguent et du fard.
Qui retrouverait, dans cette ruine pontifiant à la chaire, la plus charmante créatrice des œuvres de Dumas fils, celle qui, en un temps, effaça les regrets que laissait Rose Chéri ?
Ce prestige est bien oublié, quatre lignes dans Vapereau, voilà tout ce qui reste du passé de l’actrice, de ce « chaste talent » qui s’est embourgeoisé jusqu’à vouloir enseigner, dans les Écoles, l’art de la diction.
A Sèvres, la partie est dangereuse pour elle, on ne respecte guère les procédés artificiels du Conservatoire. Déjà très instruites, et de goût délicat, les Littéraires ne transigent pas, elles font la moue quand Mlle Ladièze déclame l’Espoir en Dieu, ou les plaintes d’Andromaque, se rappelant les lectures naturelles, harmonieusement nuancées de d’Aveline, le verbe énergique de M. d’Artois.
Tout au plus, s’accorde-t-on à reconnaître Mlle Ladièze excellente dans La Fontaine et Molière, pas plus. On se répète ses axiomes préliminaires, que Berthe Passy illustre au tableau noir :
« Asseyez droit vos hypocondres !
« Faites oublier votre corps.
« La tête relevée, joignez modestement vos mains à la chute du ventre. »
Chaque matin, devant sa glace, Victoire Nollet se met en position ; elle est devenue la plus godiche des Sainte-Nitouche.
Adrienne Chantilly, vexée de n’être pas le type recommandé par Mlle Ladièze, voudrait émonder Victoire de ses bras superflus, et l’offrir comme le patron nouveau de la femme bien disante.
— Qu’on s’entende une bonne fois, sur cette question des rondes-bosses ; faut-il étaler ou proscrire son sexe ? dit-elle.
Mlle Lonjarrey s’étant oubliée, ce jour-là, dans les délices d’un flacon de rhum, les Sèvriennes purent causer à leur aise.
Elles surent tout de suite, que M. Legouff viendrait à deux heures, qu’il leur ferait une conférence sur Béranger, et que pour diminuer un peu sa tâche, elle, professeur de diction, lirait les stances sur Waterloo et les Souvenirs du peuple.
— Eh quoi, fit soudain l’excellente demoiselle dont les yeux tombèrent en arrêt sur le Heredia que feuilletait Marguerite, c’est à Sèvres que je trouve ce livre immonde. Oh ! mademoiselle, vous ne l’avez pas lu au moins ?
Toutes de protester.
— Mais si mademoiselle, c’est une de nos admirations : M. d’Aveline nous a lu « les yeux de Cléopâtre », nous avons lu le reste. Il y a un éclat, un modelé, une plastique dans ces sonnets, déclara Adrienne enthousiasmée.
— Oh ! oh ! oh ! mademoiselle, fit Mlle Ladièze en reprenant le jeu d’Arsinoé, je vous en supplie, n’avouez pas que vous lisez ce livre. Moi, à mon âge, et j’ai cinquante ans sonnés, je me refuse à voir plus loin que les premières pages. C’est de la littérature putride, cette lutte des Centaures ; un étalon en rut qui court sur sa cavale…
— C’est tout à fait ça, même qu’il y en a bien d’autres dans l’Aveugle de Chénier, n’est-ce pas Marguerite ?
— Mlle Passy, je n’ai jamais rien lu de pareil.
— Alors, mademoiselle, c’est que votre livre est expurgé, pas le nôtre.
— Enfin, mademoiselle, je ne veux pas me heurter à cette admiration… étrange, je réserve mon opinion.
— J’te crois, fit Berthe en pinçant le bras de Jeanne Viole, alanguie dans une pose artistique.
— Mlle Viole, si M. Legouff vous prie de lui lire une fable, qu’avez-vous préparé ?
— Les deux pigeons, mademoiselle.
— Vous auriez pu mieux choisir, répond sèchement le professeur, que l’air railleur de ses élèves agace un peu.
— Comment, vous n’aimez pas cette fable, mademoiselle, moi je lui trouve une grâce touchante ; elle a été écrite au milieu de nous ; si vous voyiez les pigeons de l’école, quand ils se retrouvent, posant sur le bord du toit leurs pattes purpurines, je suis sûre vous adoreriez l’élégie de La Fontaine.
— Peut-être, Mlle Triel, mais…
— Moi je suis de l’avis de Marguerite, interrompit Adrienne, cette fable a dans son allure languissante quelque chose du vol capricieux, lentement rythmé des colombes ; tenez, même la monotonie voulue des syllabes, pour l’oreille, a quelque chose de leur roucoulement langoureux.
— Votre remarque est peut-être juste, mais voyez-vous, mesdemoiselles, ce qui me gâte cette fable, c’est un vers gênant à dire.
— Et lequel ? demandèrent les grands yeux candides de Marguerite Triel.
— Oh ! vous le savez bien, vous n’êtes plus des petites filles. Non vraiment ?
Tenez, mademoiselle, quand Rachel, dans Adrienne Lecouvreur, disait cette fable, soulignant le dernier mot de la voix et de l’œil, toutes les honnêtes femmes se cachaient derrière leur éventail !
— Oh chic alors, le coup de la feuille de vigne !
Je n’avais pas compris ce vers, mais je comprends pourquoi, aux Français, les honnêtes femmes deviennent tout rouges quand Reichemberg dit :
Que de finesses nous échappent dans ces classiques !
Le rire de Berthe gagne toute la classe que ce cours imprévu émoustille.
— Je vous disais, mesdemoiselles, d’éviter cette fable qui nécessite des explications délicates : qu’est-ce que ces deux pigeons ? deux amants, deux frères, quelque chose d’équivoque peut-être… La Fontaine imitateur, vous le savez, de Plaute et de Térence (stupeur des Sèvriennes) a-t-il voulu rappeler certaines mœurs grecques… N’insistons pas !
Ah, voilà deux heures ; la voiture de M. Legouff n’est pas loin.
Comme Adrienne l’interrogeait sur les tragédiennes contemporaines, Mlle Ladièze, que l’Université n’a pas guérie du mal des cabotins, de s’écrier :
— L’art dramatique ! coulé par Sarah ! puisque, même aux Français, les tragédiennes vont chercher leurs cris jusque dans leurs tripes !
M. LEGOUFF A SÈVRES
L’entrée discrète de M. Legouff, coupa court au développement qui allait suivre. Mlle Ladièze, oubliant les rancunes du « chaste talent », s’avança vers le maître, tandis que les Sèvriennes, debout devant leurs tables, saluaient.
Gracieux, il répondit. Mainte lèvre se dérida, et d’une bouche à l’autre, comme au jeu d’une aiguille, un sourire passa, enfilant pour lui, les grains vermeils de ces bouches closes.
Depuis trois mois, les Sèvriennes attendaient impatiemment cette visite. Que leur dirait-il ? Quelles seraient ses favorites ? Aurait-il, pour elles, la bienveillance qui le fait adorer des anciennes ? Obtenir un éloge, quelle joie ! quel espoir pour l’avenir ! Il n’oubliait jamais, on le savait, une Sèvrienne qu’il avait remarquée. Sa haute situation, son crédit au Ministère, sa popularité en province, donnaient à l’appui de M. Legouff un prix inestimable.
Toutes, elles voulurent plaire, comprenant d’instinct, que ce qui le charmerait, ce n’était pas la science débordante des futures agrégées, mais le naturel, la grâce de petites filles, attentives à lui fournir un aimable succès de causeur et de lecteur.
La plus âgée, à ce moment-là, n’eut pas quinze ans.
— Bon-iou, bon-iou Mesmoyelles, en-yanté fai-e vot’connaissance.
D’un geste, M. Legouff les prie de s’asseoir, offre la droite à Mlle Ladièze qui rayonne, puis éparpille sur le tapis vert, les feuillets de sa conférence.
Comme il est vieux ! Il a bientôt nonante ans ! mais qui le croirait, à le voir si droit, si vif, si remuant. Il est debout, il est assis, il marche, il est partout ; sa parole est en mouvement, soutenue par de petits gestes, par un regard qui court éveiller tous les yeux.
Les os font un petit bruit sec, sous la peau parcheminée, et sur le visage, que les rides mordent et griffent, poussent quelques poils tardifs.
Si la vie n’entr’ouvrait ces lèvres fines, et sous la paupière pesante, ne faisait trembler l’œil, comme au bout d’un fil tremble une goutte d’eau, on croirait voir en lui un de ces Dieux rustiques, que les artisans de Pompéi taillaient au cœur d’un buis, pour les placer ensuite aux portes des jardins, confiant à la garde de leur sourire, la sagesse et le bonheur des champs.
D’un mot aimable, dit à chacune, M. Legouff a conquis ses nouvelles élèves. Déjà il les connaît, ces Messieurs lui ont parlé de cette « troisième année si brillante » ; il sait la vie laborieuse de Victoire ; la fraîcheur, la délicatesse d’esprit de Marguerite ; l’élégante érudition de Jeanne Viole ; la fougue de Berthe ; le charme d’Adrienne.
Leurs yeux dans les siens, les Sèvriennes rougissent de plaisir, conquises par cette courtoisie, qui leur témoigne qu’elles sont autre chose que des élèves : des femmes.
M. Legouff a défait le légendaire pardessus vert-bouteille, si bien cambré à la taille ; il pose son gibus aux larges ailes, y glisse gants et mouchoir, s’assied ; d’un geste coutumier, mordille son pouce, et sans préambule, se sentant très écouté, annonce le sujet de sa conférence : Béranger, poète lyrique et national.
Où sont-elles donc ?
Dans un salon d’antan, où des dames en papillotes, en robes à falbalas, chuchotent en regardant venir le chansonnier, qui puise à petits coups dans sa tabatière, et s’apprête à leur chanter le couplet de Lisette, ou la Sainte-Alliance des peuples !
La jolie, l’inoubliable chose, que d’entendre ce vieillard parler, avec une ferveur juvénile, du grand poète Béranger.
Un coup de baguette attife ce démodé ; ce n’est plus le Bonhomme, promenant sa robe de chambre sous l’Arbre de la Liberté, sorte de Chrysale moins bourru que l’autre, taquinant une muse à bavolet, d’humeur gaillarde et franche, tout aussi bien que Martine…
Mais un poète, un vrai et sincère poète, dont l’inspiration généreuse enthousiasme encore l’ami de ses vingt ans. Quel merci Béranger lui dira plus tard, à celui qui rendit, par sa seule émotion, une grâce passagère aux fantômes de ses chansons.
Tout de suite, le vénérable M. Legouff expose les trois points du plan qu’il va suivre.
— Oui, mesdemoiselles, Béranger, en dépit des conceptions modernes du lyrisme, telles que M. Brunetière les étudie à la Sorbonne, Béranger a le droit de figurer dans le grand mouvement poétique du XIXe siècle, car nulle âme n’a été plus patriotique, plus humaine, plus indépendante.
Attentives à ne perdre aucune syllabe, tombant de cette bouche, lente à articuler une pensée rapide, les Sèvriennes notent, in petto, la méthode favorite du maître, sachant qu’au premier jour, il leur demandera un plan sur le lyrisme d’Esther et d’Athalie, le parallèle entre Racine et Corneille, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle.
— Sous la Restauration, commence-t-il de sa voix chevrotante, avec ce regard tout particulier de l’homme qui a vu et se souvient ; l’amour de la patrie se produisit sous deux formes très différentes. Il était fait à la fois d’orgueil et de honte !… Il faut, voyez-vous, mesdemoiselles, avoir vécu dans ce temps-là, il faut avoir assisté à l’entrée des alliés à Paris, avoir vu leurs soldats se promener dans nos rues, pour se rendre compte de ce qu’éveillait en nos cœurs, le nom de Wa-ter-loo !
Or, ce sourd et sinistre grondement du canon de Waterloo, n’eut jamais un plus douloureux écho, que dans ces stances : Mlle Ladièze va nous les lire.
Mlle Ladièze se lève, s’affermit sur ses vastes hypocondres, efface, vainement, tout son corps, tandis que Victoire modestement exulte, ayant pris déjà l’attitude du port d’armes.
D’une voix sombre, martelée, avec des « hou-hou » lointains, l’œil fixe sous la paupière vague, la bouche douloureuse, Mlle Ladièze commença :
— Assez, assez, merci, mademoiselle, et M. Legouff admire à présent le génie épique et familier, qui inspira au poète son œuvre la plus personnelle, ces Souvenirs du peuple, où des paysans écoutent la vieille grand’mère.
C’est lui alors qui récite la chanson, lui donne un mouvement naïf, alerte, n’ayant même pas besoin d’imiter le tremblement de la vieille.
Un souffle passa, mouillant ces yeux qui fleurissaient sous le regard du lecteur, et certes plus d’une répéta dans la suite :
— D’autres poètes, dit-il, ont chanté le peuple, mais ils n’en étaient pas. Béranger en était. C’est du peuple qu’il sortait, il n’a jamais cessé d’être en relations intimes avec lui. Je l’ai vu, plus d’une fois, dans sa très modeste salle à manger, avec sa houppelande de petit bourgeois du Marais, à côté de son poêle de fonte, déjeunant en compagnie de quelques artisans en veste de travail, ou d’une ouvrière au bonnet rond.
Quelle vérité d’accent, quelle intensité d’expression, quand il parle des humbles. Je n’en veux pour preuve que Jacques !
Sur ces derniers mots, Mlle Ladièze fait sa rentrée, mais lui coupant le souffle, tout au plaisir d’émouvoir encore une fois ses élèves, M. Legouff fredonne presque, avec de petits hochements las, de petits gestes vieillots, la voix tremblotante :
C’est un prodige du lecteur, du « premier lecteur de France », car voici l’âme du poète qui passe faisant pleurer les enfants et le maître.
Durant toute l’heure, M. Legouff fit présent de ses souvenirs, détaillant pour les Sèvriennes, quelques-unes de ces pages historiques où son nom, dans le passé, frôle tant de noms illustres.
Et puis ce fut fini.
Déjà près de la porte, retrouvant un geste gracieux pour saluer ces jeunes filles, M. Legouff leur dit :
— A propos, faites-moi donc le plan d’une comparaison entre le XVIIe et le XVIIIe siècle.
Au-voi, au-voi, mes ché-es enfants.
Attendries, les Sèvriennes suivirent la silhouette falote, s’enfonçant dans l’ombre de la voiture. L’immense besoin de tendresse, que la vie de l’École refoule, s’attachait délicieusement à M. Legouff, et Berthe, se retournant vers Mlle Ladièze, fut l’écho de tous les cœurs.
— Je voudrais l’embrasser, mademoiselle, car IL sera notre père grand.
BILLETS DOUX
Adrienne Chantilly à M. Paul Réjardin, professeur de philosophie. Collège de France.
« Sèvres, 2 mars 189 .
» Monsieur,
» Le professeur de philosophie est-il vraiment le confesseur de ses élèves ?
» Serai-je écoutée, si j’ose m’ouvrir à vous ?
» Votre respectueuse élève,
» A. Chantilly. »
Paul Réjardin à Mlle Chantilly.
« Paris, 5 mars.
» Mais comment donc, Mademoiselle, je suis à vos ordres.
» Votre serviteur,
» Paul Réjardin. »
A. Chantilly à M. Paul Réjardin.
« Sèvres, 6 mars.
» O merci Monsieur !
» Ma confession sera brève. A la veille de quitter l’École, d’entrer dans la vie, je suis affreusement tourmentée. J’ai cru jusqu’ici, que nous portions en nous-mêmes, par le fait de notre nature, de notre tempérament intellectuel, la lumière qui éclaire la route.
» Vos paroles m’ont détrompée !
» Je rougis de mon ambition, de cette misérable vanité qui, devant moi, illuminait l’avenir.
» Oh ! que faire pour sortir de cet égarement, m’élever vers l’idéal que vous nous faites aimer ?
» Comprenez ma détresse ! Aidez-moi, vous qui fûtes cause des larmes que je verse.
» Votre élève respectueuse,
» A. Chantilly. »
M. P. Réjardin à Mlle Chantilly.
« Paris, 7 mars.
» Chère Mademoiselle,
» Votre cas est très intéressant. Comptez sur moi.
» Mais précisez, expliquez votre trouble.
» Respectueux hommages.
» P. Réjardin. »
A. Chantilly à M. P. Réjardin.
« Sèvres, 15 mars.
» J’hésite, Monsieur, à me raconter à vous. Quels mots sauraient vous dire le mal dont je souffre ? Quelque chose d’obscur frémit en moi. Je cherche dans saint Augustin, Thérèse, Tolstoï, l’épreuve réparatrice qui me rendra digne de l’estime que je souhaite.
» Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire, comme ma pensée, au cours, cherche à s’unir à la vôtre, la pénètre, la retient, l’incruste au plus profond de moi-même.
» Votre parole a créé une femme nouvelle.
» Veuillez agréer, de celle qui vous a choisi pour maître, l’assurance de sa vive et respectueuse affection.
» Adrienne. »
M. Réjardin à Mlle Chantilly.
« Paris, 18 mars.
» Vous me confondez, ma chère enfant.
» N’exagérez point ce retour à l’austérité des Augustin, et des Thérèse.
» Votre âme a une délicatesse d’ange ; mais à rôder aux abords des cloîtres, sa beauté se fanerait. Oubliez-vous donc que vous êtes une femme ! En vous faisant si belle, Dieu vous donna des ailes.
» Planez, planez, je veux guider ce vol charmant.
» Amitiés respectueuses.
» P. R. »
Adrienne à P. Réjardin.
« Sèvres, 22 mars.
» Vous êtes la Bonté, comme vous êtes la Force.
» Oh ! merci, d’être l’Initiateur que j’appelais. Dites, n’y a-t-il pas des moments où l’on se sent éternel ?
» Adrienne. »
P. Réjardin à Adrienne.
« Paris, 22 soir.
» M’auriez-vous donc deviné !
» Chère enfant, je suis à vous.
» Paul. »
P. Réjardin à Adrienne.
« Paris, 28 mars.
» Que me parlez-vous d’Orgueil, d’Égoïsme ; vous êtes trop prompte, chère amie, à vous dépouiller.
» Ce serait faire œuvre d’iconoclaste, que de dédaigner la forme splendide que Dieu vous a donnée.
» Venez donc me voir jeudi, après le cours, entre 5 et 6, nous causerons, et je pourrai mieux vous dire, qu’en ces lignes brèves, ce qu’il faut faire pour vivre harmonieusement.
» Je baise la main jolie de ma petite amie.
» Paul. »
Du même à la même.
« Paris, jeudi 30 mars.
» Vous n’êtes pas venue, méchante. J’avais tant à vous dire ; je vous cherchais à votre place, si chère déjà. Seriez-vous malade, ô pauvrette.
» Et quand maintenant ?
» Paul. »
Adrienne à P. Réjardin.
« Sèvres, 1er avril.
» Excusez-moi, Monsieur, je n’ai pu aller au cours, ni vous rejoindre ensuite. Une amie m’a enlevée en route, avec son frère normaliste de la rue d’Ulm. Nous avons été voir jouer « Ma Cousine ». Ne trouvez-vous pas que Réjane est bien « rosse » comme dit le frère de mon amie.
» Adrienne. »
Du même à la même.
« Paris, 2 avril.
» Chère grande enfant,
» Votre âme a trop de candeur, trop de flamme, pour se plaire à la rosserie des théâtres de boulevard.
» Que diable alliez-vous faire chez Réjane avec ce jeune cuistre ?
» Venez dimanche, je vous attendrai au parc Monceau.
» Amitiés.
» P. R. »
Adrienne à M. Paul Réjardin.
« Sèvres, 6 avril.
» Maître, maître, quelle journée adorable. Comment vous dire tout ce que votre parole bouleverse en moi. Où suis-je ? Qui êtes-vous donc pour me charmer ainsi ?
» Je buvais vos paroles. Un monde s’est ouvert à moi, celui de la Charité, de l’Amour immense, éternel, mystique.
» Oui, notre âme doit vivre par l’Amour.
» Oui, tout notre être doit venir boire à la source divine.
» Des ailes, les voilà ! j’échappe à ma prison.
» Quel rêve sublime, ô mon poète, que ton immensité.
» Maître je suis votre servante…
Comme Adrienne achevait ces lignes, dont la signification réelle, laissait à sa bouche un retroussis railleur, la cloche sonna le cours.
— Allons bon, il faut descendre, justement le pathos coulait à flots.
Oh là, là, le pauvre homme qui s’imagine que les voiles de sainte Thérèse vont nous emmener à Cythère !
Non pas, non pas. Dimanche on vous pose l’ultimatum, Monsieur, et nous verrons bien si ce bras illustre est le bras qui s’offrira au mien pour quitter cette École de misère.
Tout à l’espoir d’un triomphe prochain, la belle Adrienne glissa la lettre inachevée dans un tiroir, à côté des lettres de Paul Réjardin, et des brouillons de chaque lettre précédente.
Angèle Bléraud, souffrante, n’assista pas au cours ce jour-là.
Une heure après, cette bonne Lonjarrey, tout émue, portait à la direction l’épître inachevée. Dans le cabinet de Mme Jules Ferron, où elle fut mandée, Adrienne Chantilly, par contenance, s’évanouit.
M. Paul Réjardin se récusa, furieux d’avoir été berné par cette gamine, en quête du chemin de Damas.
Quelques jours après, la belle Chantilly, pour raison de santé, quittait l’École avec un congé illimité.
Lettre de Berthe Passy à Mlle Isabelle Marlotte, professeur au lycée de jeunes filles, Tourcoing.
« Sèvres, avril 189 .
» Dieu soit loué, l’Ancienne ! Sèvres avant de mourir, aura connu les beaux jours de Saint-Cyr. Racine est dans nos murs, Maintenon sous notre toit.
» Je t’arrête : il ne s’agit point de cavalcade, mais d’une représentation digne des mémoires de Caylus, puisque dimanche, sur les huit heures de relevée, nous eûmes petit gala.
» C’est le Saint-Cyr pénitent, qui revécut dans le huis clos d’une représentation extraordinaire, et la Jeanne d’Arc de Jérôme Pâtre. Rien n’y manqua, pas même « ces belles larmes » que le poète versa.
» Ah ! le plaisant homme que Jérôme, il mène en grande chevauchée la bonne Lorraine, des tréteaux du Châtelet au tapis bleu de l’École, de l’huis des séminaires aux estrades des lycées. C’est une croisade pour délivrer Jeanne d’Arc, prisonnière de l’Oubli.
» Un paladin ! quoi.
» A la longue, Jeanne d’Arc nous reviendra ; qu’importe, Sainte ou Mascotte, pourvu qu’elle soulève la Patrie au vol de son étendard. C’est le rêve de Jérôme, c’est le rêve qui fit battre, dimanche, le cœur de toute l’École.
» Ne compte pas sur moi pour un laïus de circonstance, Jérôme t’enverra sa pièce ; il t’aimait bien. Tu verras que son drame suit de très près l’histoire, le roman en est écarté ; cette trilogie : « Vocation, Glorification, Passion » de Jeanne d’Arc, me semble la division naturelle d’un drame historique, dont le lignage est plutôt du côté de Shakespeare que du côté de Corneille.
» Ma mère l’Oie raconterait cette vie de la Pucelle, qu’on en pleurerait, juge un peu quand Jeanne d’Arc, elle-même, se raconte avec une naïveté, une franchise, une ignorance de l’être sublime qu’a été cette paysanne.
» Jérôme a bien fait d’adorer dévotement, sans hasarder son œuvre sous une parure inutile.
» Pourquoi la pièce écrite en prose, n’a-t-elle pas réussi ; pourquoi la critique, au lieu d’admirer la grande actrice qu’est Segond-Weber, n’a-t-elle retenu de son verbe que les tirades patriotico-révolutionnaires, un peu prématurées. Ce fut une bamboula frénétique des vieux héliastes du théâtre.
» Enfin le four, le four noir, Jérôme l’a connu.
» Il en tomba malade ; songe que Jeanne d’Arc est la passion d’une vie déjà longue.
» Les noirs cheveux blanchissaient, sa barbe fourchue se « hirsutait », et sa verve : essoufflée, ma pauvre ! sa petite langue pointillante, sautillante, immobile maintenant ; oh ! le temps du « rossignou » était passé.
» Paix, paix, ma chère, nous ne le laissâmes point en c’t’état-là, après maints colloques, où chacune offrit ce qu’elle avait… trouvé, on décida de jouer Jeanne d’Arc à l’École, sans décors, sans costumes, sans autre spectateur que Jérôme.
» On lui donnerait la joie de voir sa pièce toute nue, et de n’entendre d’autre musique que des mélodies de Haydn et de Beethoven.
» Ainsi fut fait. En grand mystère, on prépara cette galante sérénade : personne n’en souffla mot. Vois-tu le cheveu de d’Aveline frémir, jaloux de la noire chevelure, et M. Lepeintre nous crier : « Ohé ! Jeanne d’Arc, elle est surfaite » !
» Quelle inoubliable soirée, ma vieille. J’ai beau me trémousser dans l’École, avec des airs hurluberlus, c’est pas pour rien que je suis de Paris, j’aime le panache ! J’ai joué mon rôle comme un petit soldat.
» N’était pas bien long, ni bien difficile, puisque j’étais La Hire. En moult occasions je devais répondre : Jarnidieu !
» Mais tu n’y entends rien, si tu ne sais pas, avec quelle âme, on peut pousser ces Jarnidieu.
» Et ma prière à « sire Dieu » ; parole, La Hire m’eût accolée comme un frère.
» On se disputait les rôles ; on les tira au sort, mais le choix voulut que Marguerite Triel fut Jeanne d’Arc ; n’en a-t-elle pas la plastique, la belle tête d’illuminée ?
» Elle a été admirable, émue quand il le fallait, douce, tragique, navrée, toujours simple et sincère, plus qu’une actrice ne saurait d’être. L’âme de Jeanne d’Arc vivait en elle. Si tu l’avais vue à genoux, écoutant les « voix », les cherchant de ses grands yeux fascinés. Ce n’était plus la Marguerite que tu as connue, mais un être qui resplendissait d’une joie surnaturelle.
» Je voyais les lèvres de Jérôme trembler ; il se pencha vers Mme Jules Ferron, à quatre pas de La Hire, et lui dit :
» Jamais ma pièce ne m’a causé une émotion pareille… la voilà enfin la Jeanne d’Arc rêvée !
» Et j’ai vu, oui, j’ai vu notre bon maître qui pleurait.
» Un triomphe, un triomphe délirant ! Jérôme ne savait comment nous dire merci ; parions que d’un seul geste il eût voulu nous englober sur son cœur. Enfin il est content.
» Mais nous n’en avons pas fini avec les honneurs rendus à Jeanne d’Arc, puisque Jérôme s’est fait le « barnum » de la Grande française.
» Il l’a conduite, tout dernièrement, jusqu’à la barrière du faubourg Saint-Germain.
» Une duchesse, oui, ma chère, et de Pomone encore, fit demander à Jérôme Pâtre trois conférences sur Jeanne d’Arc. Nous fûmes de la troisième ; je pense que le public aristo faisait défaut, à moins que la bonne dame fût exempte de préjugés.
» Cette duchesse, lady en Écosse, prêtresse officiante d’une théosophie occulte, habitacle successif de Marie Stuart et de Jeanne d’Arc, est une extraordinaire douairière qui habite Holy-Rood… avenue Loban.
» On nous reçut, non dans l’Oratoire, où ont lieu les entretiens magiques, mais dans le Hall ; un hall épatant, ma vieille ; rien ne peut te donner une idée de ce décor. Vraiment pour une femme seule, la dame de céans a trop d’âmes et trop de pommes.
» Elle porte en écusson cinq pommes, et ces cinq pommes on les retrouve sur la marqueterie du parquet, dans les ferronneries des portes, sur les boiseries, les vitraux, les tentures, où elles montent jusqu’aux caissons de la voûte, épanouies en cinq allégories : Ève, Pâris, le jardin des Hespérides, le vieillard d’Orient et peut-être bien, je n’affirme pas, Babet au pays de Corneville.
» Il m’a paru même, que la duchesse de Pomone, sous sa robe d’orfroi, portait ses armes parlantes de façon assassine.
» Hélas, pendant deux heures on nous y fit croquer le marmot !…
» Pardonne ma pauvre vieille, si au lieu de te parler cours, École, philosophie, je te conte nos divertissements imprévus.
» J’ai voulu t’envoyer, de Sèvres, un de ces rayons blancs, comme il en passe parfois sur notre ciel gris. Te rappelles-tu ces clartés qui filaient sur l’École, les soirs où, de ta fenêtre, nous regardions Paris. Nous n’étions pas de la fête mais cette lumière, qui ployait jusqu’à nous les branches de son éventail, était encore une joie.
» Souris un moment, ma pauvre vieille, va, je devine tes tristesses, qui demain seront les nôtres. Tu n’oses pas nous écrire que tu souffres, tu n’es pas de celles qui se plaignent, pauvre cœur discret. Notre École, c’est ton paradis perdu. Je savais que te parler de nous, c’était alléger la contrainte du présent.
» Ma bonne humeur est un de ces feux du soir, je veux que tu en aies ta part, vieille et loyale amie, c’est la seule richesse que je puisse partager.
» Écris-nous plus souvent ; dis-nous tes peines, tu parles trop des autres pour ne rien nous cacher de toi-même.
» Crois-moi toujours, le plus sûr, le plus dévoué de tes camarades de route. Pourquoi ta directrice veut-elle t’embéguiner ? ça me paraît aussi cocasse que de voir « Marianne » porter un goupillon.
» Faut-il en parler au bonsoir ? Je suis assez bien en cour… chut, on me tutoie. Use vite de mon crédit « souvent femme varie ».
» Aussi avec ceux que j’aime, mordious je veux être garçon.
» Fidèle.
» Berthe Passy. »
P.-S. — Le mariage de Renée Diolat est fixé au 15 mai ; elle lâche l’alma mater. M. Marnille veut avoir une femme, et non ce trois quarts d’épouse qu’est le professeur marié. Brave homme va, ce que c’est que d’avoir la tête pleine de beaux contes ! en épousant notre Renée, il écrit le plus joli de tous, et rien ne sera inventé.
LUI
Pour la première fois, Marguerite Triel venait à l’atelier d’Henri Dolfière.
Après ce silence impitoyable, il l’appelait enfin :
« Je vous en prie, Marguerite, venez la voir avant qu’on ne l’emmène de l’atelier. J’ai fini.
» Je sors d’un rêve écrasant. Depuis ce jour affreux, j’ai vécu seul ici, m’enfermant avec son ombre, m’acharnant à retrouver son sourire dans le marbre. J’ai voulu qu’il restât au moins une image de cette aurore qu’a été notre amour. La tombe de Charlotte est faite de mon sang et de mes larmes. Ah ! que ne suis-je celui qui insuffle sa vie au fantôme de pierre ; j’adorerais à genoux l’être qui ne s’évanouirait plus.
» Je suis malheureux, Marguerite, venez je vous en supplie.
» Henri. »
Elle partit angoissée d’un malaise indéfinissable, comme si la joie de retrouver l’ami perdu était au-dessus de ses forces.
On était à la mi-avril. Cette journée de dimanche s’annonçait mal, avec ses coups de vent, ses giboulées aigres, la mauvaise humeur des rues et des passants.
A peine dehors, Marguerite souhaita d’échapper à cette mystérieuse hostilité des choses. Elle rentra, prête à rejeter d’un mot l’appel qui réveillait sa douleur.
Une force irrésistible la poussa loin de l’École. Dans la pluie elle marcha vite et vite, maudissant la boue qui retardait ses pas. Son âme dévorait l’espace.
Par une disposition étrange de son esprit les moindres incidents de cette journée décisive se fixèrent dans sa mémoire, avec une netteté photographique. Superstitieuse, elle appréhendait tout. Cherchant un symbole, un présage qui la rassurât.
Elle ne vit autour d’elle que des larmes.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
Dimanche 12 avril.
Rouvre-toi cher journal : je n’ai pas fini de souffrir.
Quel spectacle terrifiant j’ai eu sous les yeux depuis Sèvres jusqu’aux Moulineaux. La crue de la Seine est énorme, par endroits, le fleuve touche le talus du chemin de fer.
Du côté de Paris, l’eau est visqueuse comme une chair pourrie ; du côté de Sèvres, profond miroir d’étain ou de plomb, elle étincelle.
Aucun sillage ne la meurtrit, aucune hélice n’ose déchirer ce corps fluide, où s’étouffent les clameurs ; mais que de souffrances crispent ces flots, qui si doucement coulaient.
La Seine fonce devant elle, dévore les prés, goulûment, comme un fauve exaspéré par un trop long jeûne, sans autre bruit, que celui d’une langue monstrueuse qui laperait la terre.
Les îles s’enfoncent, les pontons ballottent, les épaves se heurtent aux barrages des arbres, noyés pacifiques, dont l’eau arrache les branches, tue les bourgeons frémissants.
Sur le ciel infiniment gris, les corbeaux tourbillonnent, tourbillonnent, traçant sur les nuages, gonflés comme des tombes fraîches, le signe noir d’une croix funèbre. C’est une tristesse de mort, qui endeuille jusqu’aux maisons.
Quel jour pour le revoir !
Sur le viaduc d’Auteuil, j’ai croisé des gens qui passaient très vite, l’air effrayé d’entendre sourdre à leurs pieds une vie formidable qui les menace. Soudain, derrière eux, le soleil se lève, flamboie sur l’eau ténébreuse qu’il pénètre, qu’il fouille. Mais la nymphe d’hier, effrayante Isis, reste inviolable dans son suaire mouvant. La colonne de feu s’abat, brusquement engloutie par l’ombre du fleuve.
J’ai fui cette vision de malheur.
Pourquoi la mélancolie, ou la souffrance des choses, semble-t-elle nous avertir que la douleur approche ?
J’ai marché longtemps à la dérive, désâmée.
Me voici rue Raynouard, à l’atelier d’Henri. Un mur tout branchu, dans une rue de maisons mortes ; une porte vermoulue, qu’une vieille clanchette de fer ouvre et ferme, retombant avec le bruit si triste qu’ont les choses fêlées.
C’est là.
Mon cœur m’étouffe ; je n’oserai pas entrer. Charlotte, Charlotte, elle est près de moi.
Une cour ; l’herbe s’écrase sous des blocs de marbre, sous des statues de saints, des clochetons ; tout est austère comme en un chantier d’église.
Henri !
Voilà mes mains dans les siennes, comme il est changé ! ses yeux ont un éclat qui me trouble, sa main me brûle !
Pauvre Henri ! Qu’attend-il de moi ?
Je ne sais plus où je suis, cette route funèbre, ce cloître, lui si pâle qu’il semble avoir donné son sang goutte à goutte.
Tout mon être défaille.
Je vais donc la revoir, l’approcher encore. Les mots s’étranglent dans ma gorge, je répète ce nom, le sien, qui tant de fois, depuis un an, s’est uni à celui de Charlotte.
Henri m’a fait entrer dans une grande salle nue, crépie à la chaux. Le jour tombe très blanc, éclairant quelques statues emmaillotées de linges. Le sceau, l’ébauchoir, traînent près d’une motte de glaise ; quelques chaises, une table ; au milieu de dessins la dernière photographie de Charlotte, toute fleurie de violettes.
Quel refuge pour vivre avec une morte ! Comme il a dû l’aimer.
Mes yeux cherchent ; en tremblant, avec une voix que je ne me connaissais pas :
— Où est-elle ?
Un voile tombe.
La voilà.
A quel instant de ma vie pourrais-je oublier cette apparition ? comme c’est bien, ma pauvre Charlotte, l’amie charmante de Sévigné, la sœur qu’elle reste pour moi.
L’amour l’a ressuscitée plus belle, son âme rayonne sur sa bouche, elle est vivante dans sa chair de marbre. Qu’il est profond ce cri de l’amant, qui cherche là une femme, et n’étreint qu’une statue.
Et ce n’est qu’une image, fixée au cœur d’un miroir blanc, qui reçoit les baisers, mais ne les rend jamais.
Longtemps, longtemps, nous avons pleuré ensemble, n’osant élever la voix, pour ne pas effaroucher l’être invisible qui joignait nos cœurs.
C’est un pur symbole qu’Henri a trouvé pour la tombe de Charlotte : un bas-relief assez élevé, rappelant par sa forme et sa décoration les bas-reliefs Louis XVI.
Sur un petit mur, dont le dessin rappelle le vieux mur de Sèvres, avec ses pampres sauvages, sa toison de clématites fleuries, s’adosse un banc rustique. Charlotte est assise. De longs vêtements souples laissent apparaître la ligne virginale. Son image se détache à peine sur le mur ; par un modelé très doux, qui donne au marbre cette lumière colorée, cette transparence, caractéristique des œuvres de Rodin, tout ce corps charmant semble repris par la matière, qui laissa son œuvre inachevée.
Elle lisait là, comme aux jours familiers. Soudain, une tempête passa, jetant à ses pieds, dans un tourbillon de feuilles et de fleurs, une colombe morte, qui de son aile, couvre encore le nid qu’elle avait préparé.
Charlotte regarde avec effroi le vol des colombes effarouchées, tandis que sa main, abandonnant le livre, d’un geste implore les oiseaux d’amour.
Dans l’encadrement de ce bas-relief, parmi les guirlandes, Henri a écrit ces mots qui disent toute la vie de Charlotte :
Une lumière vaporeuse caresse cette tombe, rayonne sur ce visage de jeune fille, qui s’anime et se fond avec une grâce divine.
Elle me plaît cette image de l’évanouissement d’un être, déjà repris — fleur, arbre, ou plante — par la matière. Si les morts ont des yeux, Charlotte aurait souffert d’emblèmes effrayants, qui couvrent nos cimetières chrétiens ; le symbole païen rappelle mieux, à ceux qui l’aimèrent, la poésie de sa beauté.
Mes larmes silencieuses ont dit à Henri l’œuvre admirable qu’il vient de faire pour Charlotte.
Tout bas, loin d’elle, l’ami m’a raconté sa vie depuis un an ; l’horreur des premiers mois, où il songea à se tuer. L’apaisement, la résignation lâche au destin dès qu’il s’était remis au travail. Alors le désir fougueux de faire pour elle une œuvre virile, de demander à cet amour brisé, l’inspiration qui crée des choses éternelles… puis ses doutes revenus, le suicide lent de son corps dans cet atelier, où il avait vécu en communion surnaturelle, épuisante, avec l’être invisible que son amour recréait.
« — Maintenant l’illusion est finie ; on va l’emmener là-bas ; elle ne m’appartient plus. J’ai déchiré mon cœur pour y trouver cette statue. Elle partie, c’est le dernier arrachement…
» Vous m’avez aidé, Marguerite, à monter mon premier calvaire : aujourd’hui, c’est encore votre main amie que j’appelle, ne m’abandonnez pas. »
L’abandonner, grand Dieu, n’est-il pas tout pour moi !
De quelle voix il s’est plaint, chaque parole se gravait douloureusement en moi. Pourquoi ne m’a-t-il pas appelée plus tôt, moi qui ne pensais qu’à lui, moi qui lui aurais parlé d’elle, essayant de lui rendre courage, de le consoler d’un espoir. Sa vie est longue encore, n’y a-t-il plus de place pour la joie ; ne peut-il plus aimer ?
Qui a aimé comme lui, doit aimer encore ; il faut pour lui-même, pour le grand avenir qui l’attend, le détourner du passé.
N’est-ce pas mon devoir, moi l’amie qu’il appelle enfin, de le rattacher à la vie ; de lui montrer le but glorieux qu’il doit atteindre. Ne puis-je donc pas l’aider, de toutes mes forces, à devenir un homme, lui que je retrouve faible comme un enfant ?
Oh ! si, je le veux ; je veux qu’il soit très grand, et qu’il doive à l’amie, ce qu’il demandait à la fiancée.
Nous ne disions plus rien, souffrant l’un et l’autre au réveil des souvenirs qui nous ont meurtris. J’avais gardé sa main dans la mienne, je la serrais, pour l’assurer que s’il le voulait, je resterais toujours son amie à lui, comme j’avais été l’amie de Charlotte.
La nuit est venue, effaçant autour de nous ces apparences d’êtres. J’étais engourdie, sans force pour me lever et lui dire adieu ; j’aurais voulu rester là près de lui, toujours. Dans cette obscurité, plus rien n’existait du passé, qu’une immense tristesse qui liait mon âme à la sienne.
Sa tête est tombée sur mon épaule, ses larmes ont mouillé ma poitrine. Il n’a rien dit, mais tout mon être a tressailli à l’appel de cette détresse.
Doucement, d’instinct, mes lèvres sont descendues, fermant ses yeux clairs, éloignant d’un baiser, l’image qui torture mon pauvre ami.
Je suis partie à la nuit close, la petite porte vermoulue s’est refermée sur moi, avec le bruit si triste qu’ont les choses fêlées.
Est-ce sur ma vie ancienne que cette porte se ferme ?
Je suis revenue à l’École fiévreuse, inquiète.
Ce baiser, ce premier baiser que je donne, est-ce un baiser de sœur ?
Est-ce la pitié qui me pousse vers lui ?
Est-ce encore de l’amitié ?
Alors, pourquoi ce trouble près de lui, cette langueur subite, quand j’ai senti ses larmes me brûler délicieusement.
Pourquoi, au seul souvenir d’Henri, tout mon être défaille-t-il ?
Regarde en toi même, Marguerite, tu es seul juge de dire qui l’emportera dans ta vie, du tumulte des eaux, de l’étendue morne, de l’étoile merveilleuse qui brille sur son toit.
COURS DE LITTÉRATURE
PASCAL
D’Aveline continua :
« Il lui reste aux lèvres le goût de la mort. Depuis sa conversion, elle habite en lui. Pascal est un mourant qui cherche Dieu, avec l’épouvante de sa justice. Il a choisi la route du martyr, mais il tâtonne, écrase en gémissant les joies qui se lèvent à ses pieds. Sa chair s’épuise, il la flagelle. Son sang coule, il pleure le sang de Jésus. Il tombe, mais se relève pour courir vers l’Aube éternelle.
» Et dans cette nuit, où son âme agonise, humble, il murmure à Dieu des mots ineffables. Comme son génie se revanche, dans ces prières sublimes que nous lirons tout à l’heure.
» Cherchez quel philosophe, quel poète, quel moraliste, a connu le désespoir de Pascal en face de la mort ?
» La sérénité des anciens peut-elle apaiser son effroi ? est-ce l’indolent scepticisme de Montaigne qui donne la résignation ? A ses yeux, les tendresses d’ici-bas, sont bien vaines pour affermir l’espoir d’un rendez-vous céleste.
» Chrétien, le mystère de l’au delà l’écrase. Éternité des joies, éternité des peines, voilà notre sort, Dieu le tient suspendu.
» Êtes-vous fous de ne pas trembler, de vous laisser piper à ces apparences de vie, vous, Épicuriens, de rire au plaisir, vous, Stoïques, de croire à votre vertu orgueilleuse. Dieu vous damne, vous, qui n’ouvrez pas à son appel le tabernacle mutilé de vos âmes.
» Seigneur, que vous faut-il donc ?
» Que ta vie soit l’holocauste volontaire, le don expiatoire qui rachète tes péchés, et tire de la misère présente la grandeur de mon pardon !
» O hommes ! hâtez-vous, hâtez-vous, la mort est là qui rôde ! Suivez sa lumière, car vous vivez dans les ténèbres ; vous serez perdus pour l’Éternité, si vous n’entendez la parole de Dieu… »
La voix se fait lointaine, s’assourdit, puis éclate en tempête, secoue rudement les endormies. Ce n’est plus d’Aveline qui parle, c’est Pascal qui menace, cingle, sous le fouet divin, ces âmes esclaves, toutes chaudes encore de la tiédeur du nid.
Recueillies, frissonnantes, les Sèvriennes écoutent d’Aveline. Elles ne songent plus à prendre des notes, l’angoisse de Pascal les déchire ; c’est la plainte de l’âme en peine qui passe sur elles toutes.
Ce cours de littérature, un des derniers avant les examens d’agrégation, est le commentaire du chapitre IX des Pensées de Pascal.
Brusquement, d’Aveline a fermé le livre. Empoigné par la tristesse de ces pages, il se lève, quitte la chaire, et tout en marchant devant les tables d’élèves, improvise cette méditation.
Une grande mélancolie tombe sur les Sèvriennes qui se penchent, n’osant avouer leurs larmes, s’isolant, presque farouches, dans cette solitude qu’ouvre la pensée de la mort.
Malgré l’éclat du jour, les rumeurs de la rue, la classe s’est assombrie, et la voix de d’Aveline les trouble, comme le chant grave et triste du violoncelle. Il dit, ce chant, la tristesse de l’abandon, la pitié infinie, pour ces créatures impuissantes que le Seigneur mène où il veut, qu’il réprouve à son gré. Il dit la folie de nos rêves, de nos amours, de nos actions. Il gémit de ne pouvoir imiter les anges, de croupir dans ce cloaque d’erreur.
La voix semble pleurer, menacer, gémir, avant de s’éteindre en un murmure très doux, qui jette, sur ces âmes enfiévrées, une apaisante caresse.
D’Aveline s’arrête. Toute la classe vibre. Il se penche sur elle, avec le plaisir d’un dilettante, suit la route mystérieuse, la route saignante qu’ont suivie ses pensées.
Le cours de littérature, en troisième année, a pris un caractère nouveau. D’Aveline n’est plus le professeur qui, d’un doigt capricieux, feuillette l’esprit des Sèvriennes, pour y jeter ici, un ornement, et là, une retouche. Sa leçon perd son allure pittoresque, amusante. Il ne s’agit plus d’étudier l’éloquence ou la logique ; mais de former l’âme de ces jeunes filles, en abordant le côté réel, « vécu » des œuvres classiques.
Non que d’Aveline veuille imposer un culte unique, et comme Jérôme Pâtre, enrôler les Sèvriennes sous la doctrine de Kant. Lui les conduit à travers la vie, tantôt sous la garde d’un sceptique tel Montaigne, d’un passionné tel Pascal, d’un imaginatif tel Rousseau.
Elles sont libres de choisir.
Ce qu’il veut, en étudiant avec ses élèves, les hommes qui s’imposent à notre respect par l’intelligence, c’est exciter, chez ces jeunes filles, le sens de la poésie, l’enthousiasme réfléchi.
Par là, il veut corriger, en les faisant entrer au cœur même de la vie, la vision du monde héroïque et romanesque, qu’imaginent les solitaires de vingt ans.
Ce cours sur Pascal, commencé depuis trois leçons, les ramène impérieusement à l’examen de conscience.
Après avoir aimé la mort, au temps des aspirations vagues, vers la quinzième année, elles s’en détournent avec effroi. Pourtant, elles le savent, cette pensée constante de la mort, et de l’au delà, est la seule qui nous donne la notion positive de ce que nous sommes dans la vie universelle.
— Est-ce que, de l’idée du néant ou de l’immortalité, ne dépend pas notre règle de vie ?
Une barre creuse le front obstiné de Victoire Nollet. La mort, pour elle qui a vu mourir sa sœur, est une nécessité qu’il faut subir, mais à qui l’on ne doit rien soumettre.
Quoi, tout son travail pour agrandir son être serait nul aux yeux de Dieu ! Sans la grâce elle ne peut être sauvée, et la grâce n’est qu’un caprice de l’Omnipotence !
C’est impossible, à chacun selon ses œuvres. Pascal est un mauvais maître qui vous désarme devant l’action.
Victoire relève la tête, et regarde bien en face d’Aveline, qui épie sur ces figures sincères l’émoi de sa lecture. Dans les yeux qui le fixent, il n’y a qu’énergie, mépris de la mort.
Près d’elle, Jeanne Viole est secouée d’un grand frisson, frisson de l’oiseau exilé du ciel.
— « Ah ! ce Pascal, il vous prend, vous emporte, vous jette meurtrie à la porte d’un cloître ; cette vie ne vaut pas d’être vécue ; j’entends sonner un glas céleste, c’est la cloche des moniales, c’est l’Orante qui m’appelle vers l’époux mystique… »
Ses yeux chavirent, ses joues pâlissent comme une hostie dans l’ombre, laissant croire à d’Aveline, que sa parole fait naître l’extase.
— « Cabotine », murmure Berthe, en s’amusant à crayonner, au dos de son Pascal, l’extase de Jeanne Viole, « décidément elle pince toutes les cordes ».
« Elle ne respecte rien. C’est pourtant terrible ce rappel de la mort. Ce diable d’homme m’a mis le cœur à l’envers. Ai-je jamais pensé que je pouvais mourir et m’en aller où ? Retrouver qui ?
» Il y a quelque chose de plus affreux que cette angoisse brutale, c’est le silence de ceux qui sont partis on ne sait où… »
Berthe n’a pas peur de la mort, elle est trop insouciante elle-même, mais elle tremble à la pensée que « son vieux » doit partir le premier, et que sans doute ils ne se retrouveront jamais.
Un sursaut chasse cet effroi de leur affection brisée, une immense tendresse lui réchauffe le cœur. Oh comme elle va l’aimer, le câliner, lui faire une vieillesse heureuse à son pauvre Jules ; qu’au moins, il ait son Paradis sur terre, ne l’a-t-il pas durement gagné. La vie n’a pas été tendre pour les Passy ; qu’il doive à sa petiote la douceur des derniers jours ; la mort qui le prendra lui semblera moins cruelle, si le père s’en va un sourire sur les lèvres.
La figure cachée dans ses mains, Marguerite pleure.
Trop de souvenirs cruels l’accablent, elle n’a pu retenir ce flot de larmes qu’appelle la voix de d’Aveline. Elle les connaît pourtant, ces pages terribles, que seuls peuvent aimer ceux qu’on ne console pas.
Ces mots vulgaires, ces images brutales, la saisissent d’effroi, comme si, devant elle, on fouillait la terre, pour lui montrer l’œuvre ténébreuse de la mort.
Tout ce que son imagination voile s’étale là, comme une pourriture qui lui fait horreur. Elle a peur, son être éclatant de vie regimbe, et ramène sur soi la pitié qui s’en va, vers les restes innommables de ce qui fut l’adorable Charlotte.
La mort fera son œuvre, sur elle aussi, tout ce qui fait sa beauté, ses yeux, ses cheveux, sa chair blanche, où courent comme des sources de petites veines bleues, son parfum, son corps qu’elle aime, la mort demain en fera, pour les autres, un objet de dégoût.
Elle se sent lâche devant cet anéantissement ; l’incertitude de l’au delà, la rejette éperdument vers toutes les forces de la vie : seule certitude que nous ayons.
Est-ce pour nous préparer à mourir, en vivant dans la pénitence, que Dieu nous a créés ? Faut-il faire de sa vie un désert ? renoncer au bonheur, à la joie d’unir son être à un être adoré, donner à Dieu seul son cœur, sa chair, son rêve de Vierge ?
Non, non, tout son être se révolte devant une pareille malédiction.
La pensée de la mort, de la ténébreuse destruction des êtres, exalte follement son désir de vivre, de posséder la vie, l’amour, la volupté, tous ces biens que Pascal condamne.
Aimer, aimer, voilà le souverain bien, Dieu n’a jamais voulu écraser ses créatures sous la malédiction d’une vie solitaire.
« Je t’aime, je t’aime » chuchote son cœur, « je t’aime, je t’aime » répètent ses lèvres brûlantes, et ce mot maintenant signifie tout, c’est la loi qu’il faut accomplir, pour que la vie soit éternelle.
Lumière, joie, caresses, voilà ce que sa jeunesse répond aux cris de Pascal. C’en est fait de la torture qui l’épuise, elle a vu clair. Henri, elle aime Henri ; c’est lui qui la prendra, c’est lui qui sera la chair de sa chair. Elle sent battre son cœur dans le sien, et son sang brûle de ne pas couler encore avec le sang du bien-aimé…
Marguerite ne sait plus où elle est ; la voix de d’Aveline est un bourdonnement, une plainte vague qui passe sur elle.
Que peuvent les lamentations de Pascal sur ce cœur ivre d’amour ?
De la terre morte de cette classe, montent des parfums ardents, c’est l’odeur violente du Paradou. Demain, avec Berthe, elle retournera lire l’abbé Mouret, sous l’ombre fraîche des arbres. C’est là, que ces pages flamboyantes de soleil, où tout se pâme et râle d’une immense volupté, éveillèrent en elle le frisson du désir. Quelle ivresse lui vient de ce livre, complice du rêve éperdu qui, la nuit, la soulève et lui ouvre les bras vers celui qu’elle appelle…
Derrière ses mains jointes, Marguerite boit ses larmes, dérobant à d’Aveline, à celles qui l’écoutent, son émoi.
Quelque chose d’inconnu, de farouche et de mystique, plus fort que sa pudeur, la pousse impérieusement vers l’ami malheureux. Elle tremble à la pensée que peut-être il ne l’aime pas, qu’il ne veut pas qu’un autre amour le console. Pourtant, à travers ses yeux clos, elle le voit à ses genoux, parlant, suppliant, et déjà tout son être défaille du désir de ces lèvres qui cherchent les siennes.
D’Aveline a rouvert son Pascal, et lu, avec un frémissement, le mystère de Jésus, ineffable cantique de l’amour mystique. « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. »
Les Sèvriennes, recueillies, écoutent le dialogue divin, que répète pour elles, la voix grave du violoncelle. Respectueux du silence, des larmes muettes de Marguerite, d’Aveline s’approche d’elle, fait sa voix plus caressante encore, pour dire l’admirable poème de Sagesse :
Vers lui se lèvent alors deux yeux illuminés, non plus les yeux de madone, si langoureux et si frais, qu’à les voir se poser sur lui, d’Aveline les avait aimés, mais deux grands yeux consumés implorant de l’Amour cette réponse de Dieu :
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
20 mai 189 .
Je saurai me taire, et vivre passionnément de mon secret, comme j’ai vécu de ma douleur.
Je l’aime, je l’aime follement.
Je le dis à mes livres, à mes fleurs, à mon lit.
Je l’aime !
L’École est radieuse, ma chambre embaume l’amour.
Lui seul ne saura pas que je l’aime, je ne veux pas que ces lieux, si tristes pour lui, soient les témoins de sa joie.
Avant de quitter Sèvres, là-bas, chez lui, je retournerai le voir : il tremblera que ce soit l’adieu ; alors un mot, un tout petit mot, un geste seulement, et il saura que je l’adore, la tristesse s’effacera de ses yeux, il n’y aura plus que du bonheur, plus que de l’amour…
Mais si je me trompais ? S’il ne m’aimait point ! Non, non c’est impossible, ses yeux le trahissent, hier encore au Louvre, comme il me regardait ! Il ne sait pas qu’il m’aime, c’est moi qui le lui apprendrai, il ne sait pas que l’amour entre nous, a grandi de toutes les larmes solitaires que nous avons versées !
Ce n’est point trahir Charlotte qu’aimer Henri. La mort délie tous les liens ; elle restera l’amie, que nous pleurerons ensemble, elle qui fut l’instrument de la Destinée.
Elle avait l’âme trop haute, pour souhaiter qu’Henri fût malheureux ; peut-elle m’en vouloir, de guérir la blessure qu’elle a faite ?
Longuement j’ai prié et pleuré sur sa tombe.
Je suis rentrée à l’École l’âme allégée ; Charlotte a entendu ma prière.
1er juin.
Partir, avec quel déchirement j’écris ce mot ; qu’est-ce qui m’attend, au seuil de cette École.
Comme elle passe, passe maintenant, la lente caravane des jours. Les premiers furent mélancoliques, qu’ils sont loin déjà ; puis l’aube s’est levée, j’ai vu les cavaliers rapides, les manteaux blancs, les harnais d’or, et flotter sur la croupe des chevaux, ces robes d’azur, ces robes couleur de rose, couleur de pourpre, dépouilles galantes d’oasis traversées. Jours inoubliables, où mes lèvres ignorantes s’offraient au baiser.
Après eux, d’un galop foudroyant, dont l’écho brise encore mon oreille, le cavalier noir est accouru. Il s’est penché près de moi et l’a prise.
A l’horizon les autres ont disparu, lui seul est debout : un jour de mort est un jour éternel.
La troupe morne a passé, mes yeux ne voyaient que le cavalier noir.
Voici les derniers jours : anxieuse, je les regarde venir ; où est-il le jour lumineux, le jour divin, qui me donnera au bien-aimé ?
4 juin.
Pauvre maison, quels regrets tu me laisses ! J’ai été si souvent joyeuse, si souvent taciturne, quand de cette fenêtre, je regardais vivre les êtres mystérieux, que sont les arbres, les fleurs.
J’ai aimé la grâce des jeunes branches ployant et se redressant, comme de beaux corps, dans l’air agité. J’ai vu la lune trembler sur le jet d’eau, et le bassin se velouter d’ombre, sous le pied léger, tournoyant, de cette ballerine fantastique, qui déchire le tulle de sa robe pailletée au premier souffle du vent.
Tous ces frissons d’une vie obscure ont passé en moi, comme si j’étais enracinée à la terre de mon École.
Adieu, retraite charmante, où j’ai vécu tant de rêves ; maison laborieuse, où j’ai appris la toute-puissance du Destin, maison des pleurs, qui ne doit pas être la maison d’amour.
L’École m’a faite femme ; mon cœur est plein d’affectueuse reconnaissance, pour les Maîtres qui m’ont aidée à vivre libre, fière sous la seule loi de ma conscience.
Mais que serai-je demain, moi qui ne puis rien contre mon cœur ?
15 juin.
Est-ce curieux, mes compagnes parlent de leur vie de professeur, des élèves, des cours. Moi, je ne me vois pas dans une chaire.
Un inexplicable malaise me serre le cœur chaque fois qu’on parle d’avenir.
Et le mien peut être si beau !
LE SUICIDE D’ISABELLE MARLOTTE
Baudelaire.
Isabelle à ses amies de l’École de Sèvres.
« Tourcoing, 16 juin 189 .
» Eh bien non, je ne suis pas heureuse !
» Tant que je l’ai pu, mes grandes, je vous ai caché le crève-cœur de ma vie nouvelle. J’ai cru à un mal passager, celui des habitudes trop lentes. J’ai cru au spleen que me cause ce ciel gris. J’ai tant besoin de soleil, et là-haut, pas un coin bleu n’étoile cette lourde armure de l’infini.
» Je suis accablée de tristesse dans cette ville enfumée. Les rues n’ont pas un rayon, tout est menace, jusqu’à ces cheminées d’usines qui dressent, sur les toits, une herse colossale. Tout vous crie : halte-là !
» Il n’y a que le vent qui passe, un vent de plaine qui se lamente et pleure ; un vent de nostalgie, qui maintenant gronde en moi.
» Quels nocturnes on entend ici !
» Vous rappelez-vous le frisson que nous donnait cette ballade de Lénore ! La nuit, quand j’écoute le galop du vent, il me semble qu’une vie mystérieuse, pareille à celle des légendes, force ma porte, et m’ordonne de partir.
» Vous me croyez malade ?
» Non.
» Je suis lasse, lasse de vivre. L’ennui m’a mordue au flanc, et je vous écris, mes chéries, comme une pauvre bête blessée qui tourne vers vous l’adieu de son dernier regard.
» Je n’en peux plus. Il a suffi d’un an d’épreuve, pour arriver à cet écrasement de tout mon être. Ne croyez pas que cette plainte, qui monte vers vous, soit celle d’un cœur blessé, ou d’une vanité froissée !
» J’étais de celles qui, dans la vie, renoncent à tout. Mon rêve chaque jour s’est fait plus petit, il ne couvait que des joies discrètes, il a suffi d’une main méchante pour tout effacer.
» De cette vie silencieuse, qu’est la vie du professeur femme, je n’aurai connu que l’amertume d’être seule.
» C’est là ce qui me tue.
» Être seule ! il n’y a rien de plus cruel au monde. C’est avec des mots comme celui-là que la douleur s’enracine.
» Depuis ma sortie de l’École, qui s’est inquiété de moi ? qui a voulu savoir si j’étais heureuse ? qui m’a tendu la main ?
» Alors que j’avais besoin de conseils, d’encouragements, ah de reproches aussi, personne n’a su me dire : « Mon enfant, faites cela. »
» On croit, parce que nous sommes savantes, que nous n’avons pas de cœur ! on ne se doute donc pas que nous souffrons plus que les autres, parce que nous pensons trop, et que ce serait de la joie encore, que de sentir monter vers soi l’appel des misérables.
» Cet isolement, d’autres le supportent, moi je n’ai plus la force de l’accepter. C’est l’abandon qui cause ma terreur.
» Les plus anciennes de mes collègues ne souffrent pas ; au sortir de l’École, elles étaient femmes faites, non des enfants, comme nous. Elles ont peuplé leur solitude de petites choses égoïstes ; elles se sont rouillées. D’autres plus vibrantes ont été malheureuses, elles ne disent pas ce qui les console. Les unes sont mariées, ou vivent dans leur famille, les heureuses ! jamais elles ne connaîtront la fièvre qui dévore les autres, celles qui s’enferment dans « leur garni », mangeant ou ne mangeant pas, dormant, ou remuant dans un besoin effréné d’agitation et de bruit, sans autre ressource que de se parler tout haut, pour se donner l’illusion que quelqu’un est là, qui les écoute… et qui a pitié d’elles !
» Au Lycée, nous sommes étrangères les unes aux autres. On se salue, on ne se recherche pas.
» Renée avait raison de nous avertir de la froideur ou de l’hostilité qui vous accueillent. Notre solidarité n’est qu’apparente ; le rideau tombé, le lâchage commence.
» Le Lycée, mais c’est une abstraction !
» L’École avait une âme. Quelque chose d’indénouable nous attache à Sèvres. Vous le verrez, son regret vous suit. Et pourtant, c’est Elle, c’est sa vie trop ardente, c’est l’habitude qu’elle nous donne trop tôt de généraliser, d’appliquer, au fourmillement qui nous engloutit, la logique d’un système idéal, qui nous rendent si malheureuses. Mais je l’aime encore plus d’être si belle et si dangereuse.
» Quand je parle de mon École, tout en moi se réveille : j’entends la pluie dolente du jet d’eau, je revois les vitres si vieillottes qu’irisent les reflets du soleil mourant ; j’entends, au bord de ma fenêtre, chanter le rossignol, puis c’est la cloche matinale, et d’Aveline qui nous lance son « Bonjour, mesdemoiselles ».
» Toutes ces choses perdues me font pleurer.
» Que je vous aime, mes grandes, de m’être restées fidèles. Vos lettres m’apportaient le caquetage rieur de notre cage lointaine. Mes lettres ont voulu prendre le ton des vôtres, elles m’ont trahie ; je croyais les poudrer d’or, elles s’enroulaient dans ces flocons de tristesse qui palpitent autour de moi.
» Je vous ai parlé de ma vocation, de mon ardeur, de mon plaisir même.
» Je vous ai menti.
» La vocation, je ne l’ai pas, mais elle serait venue, si on m’eut laissé faire. Tout de suite, j’ai compris que mon enseignement ne vaudrait rien, si je ne m’ouvrais d’abord le cœur de mes élèves.
» Je suis allée à elles ; j’ai voulu être leur petite mère, celle qui achève l’œuvre de l’autre, et j’ai donné ma pensée, mon travail, comme j’eusse donné mon sang.
» On a pris ombrage du succès de ma méthode. L’élan affectueux qui jetait, dans mes bras, ces enfants, rompait les traditions glaciales du Lycée. On me fit dire que cela déplaisait. Les petites s’obstinèrent. Je devins suspecte. On soupçonna dans ma conduite le calcul d’une ambitieuse (la fille du préfet ne jurait que par moi). J’aurais dû me méfier et me garer à temps. Je n’ai su. Du coup on m’a cassé les reins.
» Pour la directrice du Lycée, je suis l’ennemie n’ayant pas la même confession : elle est Janséniste, violemment autoritaire, tranchant sur tous d’une vertu orgueilleuse. Règle, devoir, principes, pour tout cela elle est inflexible, le reste lui importe peu.
» Elle veut effacer du fronton du Lycée cette injure : École de libres-penseuses, et faire de sa maison une rénovation des petites écoles de Port-Royal. Il ne lui manque que le talent, la grâce, l’amour de la mère Angélique.
» Son austérité morale est le gage de son entente avec la municipalité cléricale de Tourcoing. La Directrice, avec un zèle hypocrite, embauche élèves, professeurs dans toutes les Confréries chrétiennes, et porte la bannière aux jours de procession.
» Le Gouvernement ?
» Le Gouvernement approuve : le Lycée à présent n’a plus besoin de subvention.
» J’ai repoussé l’embauchage, je n’ai fait aucune concession à la manie tyrannique du maître ; je me suis refusée à confesser mes élèves, pour les trahir ensuite.
» On veut qu’à mon cours, je confonde l’enseignement philosophique et l’enseignement religieux. Je m’y refuse avec une intransigeance qui m’a perdue. J’ai osé expliquer la sagesse de Renan, et m’aider des livres d’Anatole France.
» Le jour où j’ai osé cela, j’ai senti que je jouais mon avenir ; je ne pouvais reculer, ma directrice ayant écouté à la porte une partie de mon cours.
» Le soir même, un rapport était adressé au recteur. La directrice se faisait l’écho insultant des bruits qui circulent sur mes opinions morales. Je devenais une émancipatrice dangereuse, une révoltée, une nihiliste ! Je compromettais le Lycée de Tourcoing !
» Je reçus un blâme officiel.
» Je n’ai pu tolérer ce blâme que je ne mérite pas. J’ai relevé les accusations dont on m’accable, c’était mon droit. Je suis allée trop loin.
» J’éprouvais une joie sauvage à défigurer cette belle âme, c’étaient des mots corrosifs, du vitriol qui lui brûlaient la face.
» Elle m’a laissé parler. J’étais perdue.
» Je suis sous le coup d’une révocation. L’administration, qui, dans ces sortes de choses, a le rôle des muets du sérail, m’étranglera sans rien dire.
» Mon avenir est brisé, personne ne me défendra. M. Legouff est trop vieux, Mme Jules Ferron trop loin, du reste elle n’intervient jamais.
» Qui croira que je n’ai pas failli, et que ma révocation n’est pas justice ?
» Une démarche au ministère, un marché, me sauverait… non, non pas ça, pas cette souillure. J’aime mieux une fin plus fière.
» Il m’est impossible de transiger avec ma conscience. Mes idées à moi, c’est encore ma conscience. Je ne pourrais vivre ailleurs, s’il fallait recommencer ce dur apprentissage de la lâcheté humaine.
» Si prévenue que j’aie été, je n’ai pas su juger les gens et la vie.
» Là-bas, nous voyons tout à travers un ciel trop pur ; c’est notre tour d’ivoire, elle est si haute qu’on ne peut y sentir l’odeur de pourriture humaine qui m’empoisonne.
» On part la joie dans le cœur ; aux premiers pas, on butte. J’aime mieux m’en aller ; j’entrerai sans tache dans le néant. Si quelque part un Dieu juste m’appelle, il pourra m’absoudre d’avoir mis, à plus haut prix que ma vie, le respect de moi-même.
» Adieu, mes douces chéries, vous êtes toute mon affection. Je redoute pour vous ces épreuves qui m’ont vaincue. Fuyez la solitude ; aimez, soyez aimées : vous serez fortes. Puissiez-vous ne jamais connaître cette tâche poignante qui a été la mienne : borner sa vie à gagner son pain quotidien.
» Adieu, mes dernières larmes sont pour vous. Je vous aimais.
» Votre Isabelle. »
FAIT DIVERS DE LA « GAZETTE DE TOURCOING »
18 juin 189 .
Notre lycée de jeunes filles vient d’être cruellement éprouvé. Un des plus sympathiques professeurs, Mlle I. M…, en manipulant des produits photographiques, par une imprudence inexplicable, s’est empoisonnée avec du cyanure de potassium.
Malgré les soins dévoués de l’admirable femme qui dirige cette maison d’éducation, cette malheureuse jeune fille n’a pu être sauvée.
Mlle I. M… avait vingt-trois ans.
Nous prions Mme la directrice du Lycée de jeunes filles d’agréer, dans cette douloureuse épreuve, nos respectueuses condoléances.
La Rédaction.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
20 juin 189 .
Quelle pitié de voir mourir, en pleine jeunesse, notre douce Isabelle. Est-ce donc impossible de lutter contre l’injustice, de conquérir le bonheur. Faut-il, que parmi nous, les plus pures expient les crimes des autres !
Quelle blessure cruelle, cette mort rouvre en moi ; Charlotte, Isabelle, toutes les deux frappées, quel est le malheur qui m’attend ?
Mon Dieu, mon Dieu, gardez-moi mon Henri.
Pourquoi ce suprême souvenir d’Isabelle, l’envoi de cette poupée que d’Aveline autrefois nous avait donnée ; on riait en la baptisant : Isabelle, en ce temps-là, était follement joyeuse. Elle voulut emporter à Tourcoing ce « fétiche ! »
Je veux laisser la poupée dans son petit cercueil, le malheur doit être avec elle.
1er juillet.
Oublierai-je jamais comme M. Legouff m’a reçue à Seine-Plage aujourd’hui ; comme il a été paternellement bon. Il m’a rassurée sur mon examen, m’annonçant un beau succès, me promettant dans la suite de s’occuper de moi.
En partant, comme je le remerciais très émue de tant de bienveillance :
« Chère fille, veillez sur vous. Cœur tendre, imagination triste. Peut-être connaîtrez-vous de cruelles blessures. Soyez forte, espérez, c’est moi qui vous le dis, vous épouserez celui que vous aurez choisi. »
Puisse-t-il dire vrai.
Qu’un jour vienne, où celui qui m’a prise corps et âme, oublie la tristesse du passé ; que le don de moi-même, le console de ce qu’il souffre.
Qu’il soit heureux.
Oh ! comme je l’aime !
4 juillet.
Nous avons passé ensemble l’après-midi dans les bois. Il m’attendait à la Lanterne de Saint-Cloud. Nous avons été droit devant nous, sans but, presque silencieux : j’évite de lui parler de l’École, de mon départ si proche ; j’aime mieux qu’il me raconte ses projets. Sans cesse, je le ramène à l’idée qu’il doit créer quelque chose de très grand.
Il dit que l’artiste, sans l’amour, est impuissant.
Ah ! si c’était vrai, ah ! si je pouvais lui rendre le désir, le rêve, la force, tout ce qui s’en va de lui, chaque jour un peu plus !
Nous nous sommes assis au pied d’un arbre, en plein bois. Nous étions seuls, pas un bruit, pas un souffle, le voile des feuilles nous enveloppait.
Il était allongé sur les mousses, semblant chercher quelque insecte qui fuyait ; je le regardais. Soudain ses yeux se sont relevés, fixant les miens, les buvant, buvant éperdument tout mon être…
J’ai cru que j’allais mourir, brusquement il s’est relevé, s’est enfui ; quand il est revenu près de moi, sa figure était baignée de larmes.
Qu’a-t-il ? pourquoi cette lutte, pourquoi ses lèvres se ferment-elles, quand la délivrance est si proche. Que me cache-t-il ?
Hâtez les jours, mon Dieu, je ne peux plus vivre ainsi.
5 juillet.
J’ai les nerfs tendus à se rompre, je deviendrais hargneuse. Jeanne Viole tournaille autour de moi, comme une mouche noire. Berthe vit dans le parc, à califourchon sur un arbre. Victoire m’horripile avec ses séances d’agrégation, qu’elle multiplie dans tous les coins.
Que m’importe leurs soucis, que m’importe l’agrégation, un autre mal me ronge.
Et puis, en ce moment, c’est fini de la camaraderie, l’égoïsme s’étale et triomphe. L’examen est le Dieu Moloch de tous les bons sentiments.
6 juillet.
Jeanne Viole l’autre jour, en allant à Seine-Plage, m’a laissé entendre que la directrice de Tourcoing, qui avait en haute estime, son intelligence et son caractère, lui avait promis de la demander au ministère, quel que soit son rang d’agrégation, avec certitude de lui laisser sa place de directrice dans un temps assez proche !
Ah ! on va loin, sous le manteau de Tartuffe !
LES SÈVRIENNES CHEZ M. LEGOUFF
— Eh bien, allons-nous-en causer dans mon petit bois, fit M. Legouff en se levant de table.
Les Sèvriennes radieuses suivirent leur vieux maître, qui ce dimanche-là, avait invité Victoire Nollet et Berthe Passy, au déjeuner de famille.
C’est une coutume chère à M. Legouff, de réunir quelques élèves, autour d’une tasse de thé, pendant l’hiver, et de recevoir, à sa maison de campagne, les Sèvriennes qui lui agréent.
L’autre dimanche, Marguerite Triel et Jeanne Viole, sont venues ; c’est aujourd’hui le tour de Berthe et de Victoire.
Sans doute, les invitations se borneront-là ; l’examen est si proche.
Les oubliées en ont le cœur gros.
A Sèvres, on s’est pris tout de suite à aimer M. Legouff, pour la bonhomie de ses entretiens, son abord facile, pour cette mémoire du cœur si surprenante chez un vieillard.
Avant de partir, chacune voudrait lui dire, oh sans phrases, ces mots qui remercient, ces mots de souvenir et de gratitude, ancre jetée d’une main sûre, dans les parages qu’on ne reverra plus.
De leurs fenêtres, les Sèvriennes guettent le retour de leurs compagnes ; quelles reliques vont-elles rapporter ? fleurs, livres, ou portrait ? Auront-elles vu, à la table de famille, le petit-fils musicien, prix de Rome, ma chère, ou bien le peintre qui expose au salon, peut-être aussi l’auteur de l’inoubliable Champignol malgré lui ?
Décidément ce soir-là, on est un personnage !
C’est la maison paternelle, que cette maison des champs, où les petits-fils et les arrière petits-fils vivent autour de l’aïeul ; comme dans une chesnaie vigoureuse, les jeunes plants nouent leurs racines, aux racines du vieux chêne.
C’est la maison dont :
Où, le dernier petit, mal campé sur ses trois ans, gazouille à en perdre la tête, frisant de ses menottes l’herbe haute comme ses doigts.
Au seuil d’un petit bois, se dresse la maison blanche, sous le treillis des glycines et des roses. Les volets clos laissent au logis, la fraîcheur des gazons mouillés, l’odeur sereine des arbres, le parfum des larges clématites, qui étoilent l’arche des portes.
Le vent en passant, jette une fuselée d’eau sur les marches branlantes, un tantinet verdies, car la maison est vieille.
Elle est plus vieille encore que M. Legouff, et comme lui fidèle au temps passé. Elle n’a pas de style, et ne rappelle en rien ces logis qu’on aimait au XVIIIe siècle, tout de rocailles, de trumeaux : une bâtisse lourde, trouée de fenêtres inégales, aux vitres décolorées. Des meubles de la belle époque de M. Guizot, acajou et reps, guéridons trapus ; Estelle et Némorin sous le globe des pendules ; lits étroits dans les alcôves ; portraits graves de messieurs « à toupets » cravatés de blanc ; de vieilles dames à « repentirs » s’étudiant à pincer la dentelle d’un mouchoir…
M. Legouff a pris son panama, Berthe et Victoire leurs ombrelles ; ils sont partis vers le petit bois.
Les arbres ne sont pas hauts, mais les ramilles touffues plafonnent des allées charmantes ; dans les recoins, au dessus des tables, les charmilles bouffent en jupe légère.
Les feuilles, encore fraîches, ont une transparence d’émeraudes filtrant le soleil ; à peine alourdie par l’été, la vie bourdonne, butine, vole, murmure, exhale son odeur : l’âme des choses erre souriante à travers la verdure.
— « Et je plante encore, à mon âge… » dit M. Legouff en désignant de son parasol une pépinière d’arbrisseaux. « Chaque fois qu’il nous naît un enfant, je plante un arbre ; voyez comme mon Jacques pousse, celui-ci, c’est Antoinette, cet autre, mon petit Jean. »
Les Sèvriennes marchent et s’arrêtent avec lui, surprises de sa vigueur, il est presque jeune dans ce costume de coutil blanc.
Leurs yeux s’attachent à tout ; elles savent l’histoire de la maison, les événements heureux dont elle fut témoin, l’union des enfants, les coups de chance qui aplanirent la longue route de M. Legouff.
— Vous ne vous êtes jamais demandé, mesdemoiselles, comment moi, qui suis plutôt un homme de théâtre qu’un pédagogue, j’ai pu devenir votre directeur ? Eh bien voilà : on fonde Sèvres. — Qui mettre à la tête ? — Ministre, Directeur, très embarrassés ! — on vient me trouver. — Accepteriez-vous ? — Moi ! diriger des jeunes filles et des savantes encore ? — Nous ne demandons pas de titres universitaires, mais vous avez écrit : l’Histoire morale des femmes, l’Art de la lecture,… vous avez, cher maître, le doigté, l’expérience… — Non, non, cela m’effraie.
Et quelques jours après, le ministre m’écrit :
« Vous pouvez leur faire du bien, vous seul le pouvez. »
— Alors je suis votre homme, ai-je répondu.
Le lendemain j’étais Directeur de Sèvres.
Sa main se tend d’un geste charmant vers les deux jeunes filles, qui s’inclinent et le remercient.
— Votre nom, monsieur, dit Victoire, a été pour l’École une sauvegarde. Il a rassuré ceux mêmes qui s’inquiétaient de voir Mme Jules Ferron à notre tête.
On s’est dit, qu’avec M. Legouff, nous ne pouvions apprendre que de belles et utiles choses.
— Vous dites vrai, mon enfant, quantité de mes amis s’effrayaient de cette création. Il est encore bien tôt pour juger des résultats. Nous avons été avec prudence, plus va, plus je voudrais restreindre l’ampleur encyclopédique de vos programmes. C’est une belle cause que celle de l’émancipation des femmes, mais que de dangers, que d’erreurs possibles ; rien ne brûle un cerveau comme des études hâtives.
— Vous pouvez être rassuré sur ce point, monsieur, fit Berthe, la discipline de l’École a dompté les esprits qui tout d’abord regimbaient.
Elle poussa un soupir…
— N’aimeriez-vous pas l’École mon enfant ?
— Oh si je l’aime ! j’y suis heureuse, tranquille. J’y ai bien pleuré quelquefois, M. d’Aveline a la main rude ! Maintenant j’y suis faite ; je m’en irai avec chagrin et si tourmentée !
— Allons, qu’est-ce qui vous tourmente, grande fille, est-ce l’agrégation ?
— Non, monsieur, je sais bien que je ne serai pas reçue à l’agrégation, c’est mon avenir de professeur qui me tracasse.
Suis-je prête ?
Ces titres de licenciées, d’agrégées, dont nous sommes si fières, ne sont pas une garantie de notre talent.
Apprendre et enseigner sont deux ; si je n’ai pas peur d’exposer devant le jury, le système de Pythagore, je suis terrifiée, en songeant qu’il me faudra expliquer, à des marmousets, les règles élémentaires de la Grammaire.
M. Legouff a écouté, un peu surpris, cet aveu de Berthe ; puis se reprenant à marcher, il tapote la main qu’il vient de prendre :
— N’ayez pas peur, mon enfant, la difficulté n’est pas aussi grande que vous vous l’imaginez. Faites toujours de votre mieux, le succès viendra par surcroît. On s’habitue à tout, et vous enseignerez la règle de « même » et de « gens », comme vous dissertez sur Pythagore.
Tenez, je suis bien sûr, à la mine de votre compagne, que Mlle Nollet ignore vos scrupules. C’est une nature combative la sienne, virile, j’ajouterais presque. Avec sa petite robe noire, et son chapeau comme ça, elle me fait penser à quelque calviniste de Genève, pour qui, tout livre accepté devient une Bible.
— C’est vrai, monsieur, il me tarde d’être affranchie de la tutelle de l’École, de chercher, d’appliquer, une méthode qui soit la mienne. J’ai hâte de posséder l’esprit de mes élèves, de leur enseigner la bonne parole.
J’ai longuement réfléchi, depuis que je suis à Sèvres.
— Et ? interrogea M. Legouff.
— Je crois que je suis prête. Aussi, j’entends diriger ma classe, sans l’ingérence de personne ; je suis avide de responsabilité ; toutes mes forces, je les dépenserai librement, certaine d’ouvrir l’intelligence de mes élèves, par l’effort que je leur imposerai.
M. Legouff s’arrêta près d’une source endormie et les invita à s’asseoir : il avait ouvert son parasol blanc, et sa figure ossifiée, s’anima pour répondre à Victoire Nollet, très rouge.
— Voyez-vous cette petite personne décidée ! saura-t-elle régenter ces élèves !
Vos idées sont-elles aussi tranchantes en matière d’éducation ? Voyons votre idéal.
Posément, accentuant de la main, en un geste rude, Victoire expose ses idées, leur donnant de la voix l’apparence d’axiomes indiscutables.
— Mon idéal, monsieur, le voici :
Tout dans notre enseignement des jeunes filles doit se ramener à la culture de la Raison : raison pratique, raison pure, tout est là.
Il est dangereux de cultiver l’imagination, la sensibilité. Cette culture se fera d’instinct, à son heure. J’estime, que quelques promenades dans les champs, quelques contemplations du ciel étoilé, en apprennent plus qu’un tableau de Raphaël, ou des vers de Lamartine. Cultiver les beaux-arts, c’est ouvrir la porte aux rêvasseries, et perdre son temps.
Ce que je veux ? Fortifier l’intelligence par les études abstraites, ou comparées ; fournir l’occasion de discuter, de juger, de vouloir surtout.
En somme, je ramène l’instruction de nos lycées à la formation du caractère. Mes élèves seront des femmes de tête, passionnées, mais aussi maîtresses d’elles-mêmes, capables d’élan réfléchi, de sacrifice héroïque ; Portias ou Cornélies de l’homme moderne.
Rousseau et George Sand, ont détraqué notre génération, après la génération de nos mères ; nous devons être les chirurgiens de ces âmes. Pour moi, je considère comme un devoir de faire table rase du passé, pour implanter, vigoureusement, le culte absolu de la force morale.
— Mon Dieu, monsieur, vous devez sourire de nos prétentions à trancher des questions si graves, vous qui êtes notre Maître, vous qui apportez tant de restrictions dans votre jugement.
Permettez-moi de protester tout de suite ; Victoire affirme des théories, qu’à Sèvres nous ne partageons guère.
Vous Victoire, vous êtes une stoïcienne convaincue, vous tueriez le corps pour sauver l’âme. J’avoue que l’austérité de vos principes, appliquée à l’éducation des jeunes filles, me paraît désastreuse.
J’ai pu le voir à l’École, et déjà au lycée Fénelon, une instruction trop développée, va souvent à l’encontre du développement du caractère. Des jeunes filles, très raisonnables, aussi longtemps qu’elles ont été soumises aux principes de la famille, ont brusquement cessé de l’être, le jour où l’étude les a prises.
Oui, l’étude a été pour elles une volupté dangereuse, énervante, qui les a affaiblies, corrompues même ! Elles ont vécu dans leurs livres, d’une vie artificielle, s’éloignant chaque jour de la réalité. Elles ont fait, sur elles-mêmes, de l’analyse psychologique ! elles ont voulu expérimenter la science qu’on leur dévoilait. L’esprit d’examen en a fait des raffinées, des curieuses, peut-être des coupables.
Et répondant au geste de Victoire :
— Cette question de philosophie qui est la dominante de votre enseignement, me paraît à moi la cause de tout le mal. Comment voulez-vous que des fillettes de quinze ans, même guidées par votre sagesse, se reconnaissent au milieu de tous les systèmes qu’on leur expose !
Vous en ferez des sceptiques, des raisonneuses, des égoïstes. En gagnerez-vous beaucoup à votre système, qui étouffe la joie, et vous le savez bien, Victoire… la charité.
« Souffre et abstiens-toi. »
Faites donc accepter cette morale à de jeunes êtres avides de vivre !
— Je l’avoue, monsieur, je suis inquiète de cet enseignement que nous allons répandre : le sens moral est en jeu, sommes-nous assez sûres de nous, pour rétablir l’équilibre du dedans.
N’avons-nous pas justement à Sèvres le type de cette génération montante, que nos anciennes ont formée. Voyez ce groupe si curieux de Juliette, d’Hélène et de Marianne. L’une s’est emballée sur la question sociale, et toute sa philosophie aboutit aux utopies d’un monde nouveau, créé après l’anarchie. Que seront ses élèves à celle-là ?
L’autre, est une hégelienne qui méprise la vie, habite la lune, je suppose. Qu’enseignera-t-elle sur la pratique de la vie, elle qui nie les faits.
Et la troisième, épousant les idées de tout le monde, allant dans la vie comme un bâton flottant !
Enseignera-t-elle le secret de vouloir !
Les avez-vous observées de plus près, alors vous avez vu que leur « armature » n’est pas autre chose que l’orgueil… ne trouvez-vous pas Victoire, que les gens de bon sens peuvent regretter la lande de nos grand’mères. Parfois il y volait des papillons, tandis que nos épis, souvent ne sont que des épis creux.
— Mais c’est un vrai débat, s’exclama M. Legouff en se levant ; vos maîtres, mesdemoiselles, n’ont pas perdu leur temps.
Tempérons ! Tempérons ! vous mettez les choses au pis, écoutez-moi, je suis sûr de vous rallier à mon opinion.
D’abord vos élèves ne fructifieront pas, en bien et en mal, comme vous le préjugez : elles seront récalcitrantes, parce que médiocres. Les semailles ont beau être riches, la terre peut ne rien valoir ; contentez-vous, si le blé n’est pas dru, d’y voir pousser quelques bluets.
Mesurez, observez, tentez différentes cultures. Ne brisez pas vos élèves sous une volonté de fer, Mlle Nollet. Ne craignez pas, Mlle Passy, de les exalter par des idées hautes.
Le bonheur de ces enfants est entre vos mains, mesdemoiselles, plus que leur bonheur, l’avenir de notre race, car les fils sont l’œuvre de chair et d’âme de leurs mères.
Oui, je le reconnais, l’École vous tient éloignées du monde réel, mais elle est le « sanatorium » où toutes, vous vous refaites moralement des muscles et du sang. Vous emportez de Sèvres une magnifique culture intellectuelle, votre tempérament saura en faire usage.
Vos directrices vous aideront à ne point dépenser, inutilement, les trésors que vous leur apportez.
— Nos directrices ! ah ! monsieur, fit Victoire toute droite, il est bien difficile de compter sur elles, ou elles vous accablent de conseils et vous noient, ou elles vous les refusent et condamnent.
Ce serait curieux d’énumérer les types de nos directrices actuelles ; à peine y en a-t-il deux ou trois qui soient dignes, comme Mme Jules Ferron, d’être à la tête d’un lycée de jeunes filles.
— Oui, le type le plus redoutable, c’est la directrice juge et gendarme, qui vous garrotte à tous les moments du service, et hors du service. Avec elle, nous autres, ses égales, fait Berthe indignée, nous serons ravalées à ce rôle de Vingtras, laquais de l’administration !
Et puis, on en meurt de cette tyrannie. Je pense que d’avoir assassiné Isabelle Marlotte, la directrice de Tourcoing doit avoir d’édifiants colloques avec sa conscience.
— Que dites-vous là, mon enfant ?
Berthe se tut, hésitant à révéler l’infamie d’une ancienne ; puis, très bas, avec des larmes dans la voix :
— Isabelle Marlotte s’est suicidée. Sa directrice n’ayant pu l’endoctriner, l’a menacée d’une révocation. Isabelle qui n’était ni romanesque, ni déséquilibrée, mais une âme fière, incapable de lutter contre la méchanceté, a préféré mourir plutôt que de perdre, par une disgrâce, l’estime publique.
— Oh ! l’affreuse chose, que ne m’a-t-elle écrit, j’aurais pu…
— Elle a mieux aimé se taire.
— Oui, c’est vraiment très beau ce sacrifice du « moi » au culte intransigeant d’une idée, fit Victoire Nollet, que l’émotion même de M. Legouff ne touchait pas.
— Quelle chose irréparable ! Et sa directrice ?…
— Elle aura de l’avancement.
Un long silence tomba ; puis Berthe, voulant effacer l’impression trop triste de ce souvenir, dit en s’adressant à M. Legouff :
— Je crois que d’autres meurent lentement du mal d’abandon. Si Renée Violat n’avait épousé M. Marnille, l’ennui de vivre l’aurait prise à son tour. La force de résistance s’use dans cette longue inertie de province ; elle est générale cette tristesse inguérissable des femmes professeurs.
Avec un demi sourire, elle murmura intérieurement :
— D’où leur vient cette tristesse, le savez-vous ?
— Elle vient, je crois, monsieur, de l’isolement du cœur. Quelques-unes, comme Victoire, se consolent avec elles-mêmes, mais les autres ? Celles qui ne trouvent ni amitié ni protection dans la ville où le hasard les envoie, d’où un caprice les rappelle ?
Je ne sais pas, si nos anciennes vous écrivent les épreuves qu’elles traversent, ce qu’elles nous racontent, à nous, est peu rassurant : quand leur vie n’est pas un épisode héroï-comique, c’est une souffrance de tous les jours, qui leur vient de l’opinion publique.
On ne se commet pas avec nous ; on ne nous reçoit pas. A notre façon, nous sommes les chemineaux de l’Université. On nous surveille, on nous critique, on met en garde contre nous la sympathie et la confiance, sous prétexte que nous sommes à la dévotion d’un parti !
Enfin, on exige de nous une prudence, une conduite avertie, que n’ont pas toujours des femmes de quarante ans, et nous n’en avons pas vingt-cinq !
Ah ! la pitié, la solidarité, dans notre milieu ! des mots, des mots tout cela. On en fait des manuels, ça se vend…
— Taisez-vous, petite fougueuse, dit M. Legouff qui n’a pas entendu ces dernières paroles, taisez-vous, l’amertume n’est pas de votre âge. Allons, reprenez-moi votre belle vaillance. Tout s’arrangera, le temps est un grand maître.
Moi, qui ai pris racine à l’ombre de ces arbres, je vais vous dire ce qu’ils vous recommandent.
Acceptez l’épreuve avec courage ; allez où l’on vous enverra, la loi des milieux est une loi bienfaisante. Elle tempère et unifie ; peu à peu, vous vous habituerez à cette vie, vous mettrez votre énergie à remplir votre mission.
Haut les cœurs, mes enfants !
Vous êtes de ces métaux précieux qui servent à la frappe de nos belles monnaies : purs, ils gardent mal l’empreinte et se déforment sous les doigts. Alliés à un métal ductile, l’empreinte est éternelle. Voilà l’alliage que fera la vie : dans ce creuset, vous apportez l’or fin ; elle ajoute le bronze !
Soyez gaies, un sourire de femme arrête la fortune ; voyez Mlle Diolat, elle est heureuse ; d’autres m’ont écrit : « Je vous envoie le meilleur de moi-même, le sourire de mon petit enfant. » Voilà des joies promises !
Allez mes enfants, souvenez-vous qu’on peut compter sur moi.
— Oh merci, monsieur, nous emportons là notre viatique !
Et Victoire radieuse serra la main que monsieur Legouff lui tendait.
Berthe, songeuse, embrassa d’un dernier coup d’œil la maison, les enfants qui se roulaient sur l’herbe, le vieux maître, qui ressemble, là plus encore, à ces Dieux rustiques protecteurs de la sagesse et de la paix des champs, puis se baissant vers l’allée, Berthe y choisit, pour le garder, un petit caillou blanc.
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
16 juillet.
Demain commence le concours de licence et d’agrégation. J’y vais indifférente, résignée à un échec possible.
Il me serait doux cependant de réussir, pour l’École d’abord, et parce qu’il serait fier de me voir agrégée.
Il est temps d’en finir, je me traîne depuis huit jours : je n’ai de goût à rien, je ne puis fixer ma pensée, elle s’éparpille, elle s’évapore.
J’ai ouvert le Léopardi que j’ai lu, et relu tant de fois, quand mon journal restait clos, pendant cette retraite intérieure qui a suivi la mort de Charlotte.
Que de tristesses se réveillent, entre ces lignes écrites, lues dans les larmes.
Étendue sur ma natte, je rêve à des choses mal définies ; c’est un brouillard, un brouillard étouffant, je me réveille, je ne sais plus ce qui m’a fait pleurer.
Je crois que je pleure sur moi-même.
20 juillet.
Ouf ! l’examen est fini.
Je ne suis pas mécontente de moi ; j’ai aimé ce sujet entre autres : « Ah ! qu’il est difficile d’être content de quelqu’un. »
31 juillet.
Je passe presque toutes mes heures de sorties avec mon ami ; nous allons dans les bois, ou bien il m’emmène voir les Musées qu’il fréquente.
Quel repos pour l’esprit, que ces promenades dans le royaume de la beauté, avec lui pour guide.
Il s’emballe sur une ligne, une couleur, une expression ; à grands traits, avec des gestes qui semblent modeler la vie, il me fait comprendre et admirer l’art de Vinci, de Rembrandt, de Velasquez.
Longuement au Louvre, nous avons regardé les Carpeaux : la ronde furieuse des Bacchantes m’a paru un morceau prodigieux dans la sculpture moderne, si près de la nature et de la vérité.
Cette admiration, qu’il sait me faire partager, nous rapproche encore ; voilà maintenant nos esprits qui se saisissent, il y a longtemps que son cœur est maître du mien.
— Au revoir, m’a-t-il dit hier, vous emportez ma joie, quand vous reverrai-je ?
Demain peut-être, je lui dirai adieu !
1er août 189 .
Joie, joie, je suis admissible et c’est lui, lui Henri, qui me le télégraphie de la Sorbonne.
Oh ! il m’aime, comment douter maintenant !
Ses lèvres, ses yeux, je les retrouve partout, et je brûle et j’ai froid ; toute ma jeunesse crie vers lui.
Rien que des images voluptueuses autour de moi ! Dans le ciel, des nuages comme des bras inassouvis étreignent la nue ; la grande fleur mystique du jet d’eau s’enroule en flocons neigeux ; des ailes battent frémissantes, des oiseaux s’aiment dans ce nid ! L’odeur des lys et des roses me suffoque. Une sève ardente me consume, et je me désespère, la nuit, de ne point délier ces lèvres que j’adore.
2 août.
L’amour me torture. L’image de Berthe ! quel souvenir ! je suis le Faucon qui là-haut tournoie au-dessus de sa proie. M’abattre, me gorger de baisers !
Est-ce bien moi, moi, qui vient d’écrire ces pages ?
Plus rien n’existe que lui, tout le reste est loin. L’amour est mon destin.
10 août.
Mes épreuves orales sont terminées ; le résultat sera connu le 14. Demain, j’irai lui dire adieu.
J’ai conscience d’avoir vécu cette huitaine d’examen comme une somnambule ; je ne sais plus ce que j’ai dit, ce que j’ai fait ; un autre être a parlé pour moi. Moi, j’étais près de lui. J’aimerais mieux mourir, aujourd’hui même, que de vivre sans lui.
DERNIERS FEUILLETS DU JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
11 août, 6 heures soir.
Mon Dieu, mon Dieu, qu’ai-je donc fait pour me punir ainsi.
Tout est fini, nous ne nous reverrons plus. Il m’aime, il m’aime, il me l’a dit. Cet amour est impossible, je ne peux pas être sa femme.
Ma tête se brise. Je deviens folle.
Mais où suis-je ? la nuit m’a chassée de là-bas, je ne sais par où je suis revenue à l’École, est-ce là ma chambre ? pauvre cahier, qui as bu déjà tant de larmes secrètes, je n’ai pas fini de pleurer.
Quel coup de couteau ! il m’aime, c’était le bonheur, et c’est la mort…
Il m’attendait à son atelier, très pâle ; l’atelier vide, à la place où Elle était une ébauche ; plus de fleurs, plus rien, que des essais partout, abandonnés.
Sans me tendre la main, il m’a montré le marbre qu’il achevait : une main énorme soulevant une motte de terre, où deux êtres accomplissent l’œuvre d’amour.
— Ce sont les Éphémères dans la main du Tout-Puissant. Voyez, rien d’autre n’existe pour eux. Sur le bloc de glaise, où leurs corps s’enfoncent, ils obéissent à l’impérieuse loi, ils s’aiment. Leur œuvre finie, ils pourront mourir.
— Que c’est beau, Henri.
— Emportez-le, Marguerite, c’est pour vous que je l’ai fait. Vous rappelez-vous cette promenade à Saint-Cloud… autrefois ?
Je vous revois, emprisonnant dans votre main, l’essaim des éphémères qui voltigeait sur une feuille. Vous disiez : « Ne sommes-nous pas des éphémères, ceux-ci du moins sont plus sages que nous. »
— C’est vrai, et vous m’avez répondu, Henri : « notre destinée est la même, beaucoup s’égarent, mais ceux qui sont mûrs pour l’amour, ne lui échapperont pas ».
— Marguerite, c’est votre destinée, suivez-la ; j’ai voulu que l’adieu de votre ami fût pour vous, le rappel d’une espérance, aimez, soyez heureuse… Il n’acheva pas, ses yeux, qui me suppliaient, se fermèrent, il tomba en sanglotant.
— Henri ! Henri, qu’avez-vous ?
Je vous aime, vous ne savez donc pas que je vous aime ?
Près de lui, à genoux, je me suis serrée, déliant ses bras, cherchant son visage, buvant ces pauvres larmes que je ne comprenais pas.
Il m’a prise tout contre lui, oh ! son cœur entrait dans ma poitrine, tout son être mordait le mien.
Ses lèvres cherchèrent un instant les miennes, et sa voix, une voix rauque, blessée. — Je t’adore, tu es ma bien-aimée, tu es celle que je veux ! Marguerite, j’ai faim de ton cœur, de ta chair… Mais va-t’en, va-t’en donc, tu ne vois pas que je blasphème : elle ne veut pas qu’une autre soit ma femme.
D’un bond, je lui échappe ; qui, Elle, Charlotte a fait ça !
Cruelle, tu as brisé sa vie, tu défends à une autre de prendre ta place, et tu ne lui défends pas d’aimer. Mais non, c’est impossible.
Je sais maintenant, il a juré le soir, avant son agonie.
Son serment le tiendra-t-il.
Hélas !
C’est effrayant qu’on ne puisse pas mourir du coup.
Aurai-je la force de ne pas maudire celle que j’ai tant aimée…
14 août, 6 heures soir.
Ici s’arrête le livre de ma vie de jeune fille.
Acculée à une résolution suprême, je regarde bien en face mon destin.
Je vais faire acte de femme, fièrement, bravement.
Nul ici ne peut prévoir ce que je ferai demain et c’est pourtant la parole de mes maîtres qui m’affranchit.
Je vais vivre désormais, hors de la vie commune ; mais la tête haute, consciente de l’œuvre féconde que sera l’œuvre d’amour, je pars, ayant au cœur une gratitude infinie pour cette École, dont la main libératrice rouvre la porte au Bonheur.
LES ADIEUX DES SÈVRIENNES
Une nuit bleuâtre, enveloppante, nuit de caresses et de langueur, tombe sur le parc de l’École. C’est l’heure des adieux. Une dernière fois les Sèvriennes se promènent dans les allées familières, attendant le résultat des examens de licence et d’agrégation.
Mlle Vormèse se recueille, elle suit avec angoisse le mouvement de ces ombres qui attendent, mornes, fiévreuses ou sereines, le premier coup du destin.
La lune, nonchalamment, s’endort sur les feuillages, et de là haut, jette sur les vitres, qui miroitent, une nébuleuse clarté.
Depuis un moment, Marguerite et Berthe sont là, assises sur les marches branlantes du pavillon Lulli ; elles écoutent le silence, leurs mains jointes par moment se serrent ; un regard, un baiser disent l’adieu.
L’horloge sonne la dernière demi-heure, Marguerite avec effort se lève, et dit à Berthe :
— Je n’aime pas ce qui finit, mon cœur est lourd ce soir : encore quelques moments à vivre ici, et toute notre vie d’école sera dans le passé.
Ces choses qui nous entourent, dis, les reconnais-tu ? comme l’adieu les change : voilà les cendres de ce que nous avons aimé !
Écoute, des voix nouvelles pleurent dans le jet d’eau. Te souviens-tu des premiers soirs, où de nos fenêtres nous l’écoutions ? Il montait vers les étoiles !… ce soir, comme un oiseau blessé, il retombe sur son nid ; (elle ajouta avec un sourire…) c’est l’agonie d’un beau cygne.
Berthe regarde, regarde toutes ces choses qui demain seront mortes pour nous. Je voudrais emporter en moi l’odeur de la maison, ce bruissement, ces clartés.
— Mais nous reviendrons à Sèvres, Marguerite, tu retrouveras les visages anciens, ta chambre, ton banc sous les feuilles. Tu laisses le logis plein de roses, encore qu’elles soient fanées, tu aimeras les respirer un jour.
— Non, il ne faut pas revenir ; demain la porte de ce logis sera close, j’en veux perdre la clef.
— Moi pas, je t’avoue ma vieille, que de bon cœur je reverrai d’Aveline et le savant Criquet. Ont-ils été assez gentils ! Jérôme Pâtre tremblait en nous disant adieu : « Mesdemoiselles, je garde de vous toutes un cher et doux souvenir ; je vous souhaite d’être heureuses comme femmes et comme professeurs. » Et son œil mouillé, et sa petite langue qui frétillait. Tu n’as pas vu ça toi !
Du reste, je ne sais où tu as la tête ; d’Aveline voulait te dire adieu… à toi ; quand il nous a parlé de nos petits bonshommes, de nos petites bonnes femmes, et de l’espérance, et de la joie, il a bien vu que tu allais pleurer.
Hou la vilaine qui a raté le baise-main ; lui n’était pas content !
C’est drôle qu’on s’attache même à ceux dont on se moque le plus ! ça me fait de la peine, de ne plus revoir le museau de Mlle Lonjarrey, la barbe de Rogne-portion, la casquette du pipelet et les tisanes poivrées de l’infirmière, (avec son bon rire de gavroche, Berthe ajoute) : par la Bouche et par l’Esprit, je reste prisonnière de l’École.
— Et ton cœur ?
— Oh ! pour ce qui est de mon cœur, c’est une autre affaire : le coup de ciseaux du bonsoir a coupé net ce fil d’Ariane que nos anciennes vont dévidant, jusqu’au bout de la France.
— Quel adieu glacial !
— On n’en fait plus, des directrices comme Mme Jules Ferron ; c’est entendu, elle a une âme sublime, elle aura son buste dans la galerie stoïcienne, on dira ses vertus… mais, ça je le jure, pas une larme vraie ne coulera pour elle.
— Pourtant, elle est l’icone de nos anciennes ; elles ont dû écrire ces paroles inoubliables d’hier soir : « Vous êtes des êtres libres. Ici vous avez appris à ne compter que sur vous-mêmes. Aimez à vivre seules, le souverain bien est dans la possession de soi-même. Étouffez vos désirs, vos passions ! Ne vous attachez pas aux vanités, rappelez-vous le conseil du sage qui se détourne des liens d’affection, sans regret, comme le voyageur regarde, sans émoi, les cailloux de la plage. Faites votre devoir. »
— Oui c’est beau comme un livre, une âme comme celle-là, une âme morte, soupira Marguerite, que cet adieu avait froissée au plus profond de sa peine.
— Tu dis vrai, un livre, mais un livre incomplet, car son œuvre d’éducation a été dangereuse pour quelques-unes : vois Isabelle, résignée, s’abstenant héroïquement de vivre ; sa mort, c’est le stoïcisme de La mort du loup ; crois-tu que le culte de l’énergie prépare, dans Victoire Nollet, un être bien humain ?
— La volonté est un outil parfois criminel ; et je ne crois rien de plus faux que d’estimer une âme, selon qu’elle se redresse, ou qu’elle s’abandonne. Quelle prise Mme Jules Ferron aura-t-elle eue sur nous ?
— Aucune.
— Si ; on n’oublie pas que sa pensée domine et dirige l’École. Ici, ou là-bas, le tourment sera le même : mériter toujours cette estime hautaine, rester digne des principes que sa vie nous force à respecter.
Même affranchie, être encore son élève !
— Bernique, ma vieille, j’en ai soupé moi des « baisers philosophiques », je suis tout à la joie de vivre enfin avec mon pauvre vieux, dans un coin, où il vous plaira, m’sieu le ministre, pourvu qu’il puisse planter sa toquée de persil, sa touffe d’œillets, fleurir son jardinet comme il fleurit sa mansarde. Nous emmenons le minet, et la grosse Rosalie. Ah ! Margot, ce qu’on va être heureux de pouvoir gâter son vieux Jules…
Un pas rapide sonne sur la terre sèche. Les deux Sèvriennes se taisent, laissant passer Victoire Nollet, qui gesticule comme une folle.
— Pauvre fille, voilà le quart d’heure de Rabelais ; regarde-la se démener ; crois-tu qu’elle songe à sa mère, comme tu penses à ton père, ma Berthe ?
Elle sera première agrégée, nul n’en doute, elle aura Paris. M. Rabier a été épaté de son épreuve de philosophie : Droits de l’homme, droits de la femme.
En parlant, elle avait presque la laideur de Mirabeau.
— Tant mieux pour elle, tant mieux pour l’École ; sa vertu me défrise, et je trouve un comble de l’entendre dire partout : « Je rougirais de n’être que seconde à l’agrégation. »
Oh là là ! qu’on me laisse ramasser en miettes de quoi faire la dernière agrégée, et je dirai à mes juges : « Grand merci, messieurs, des 500 francs que vous m’octroyez ; c’est pour le vieux père Passy, qui aura sa goutte de marc tous les matins. »
— Dans un quart d’heure nous saurons qui sera reçue ; est-ce qu’Hortense Mignon arrivera à la licence ?
— Non, mais Ugène la consolera !
— Ugène ! tu ne sais donc pas ? mais tout est rompu depuis qu’Hortense a perdu sa dot !
— Boudious, quelle canaille ! pauvre Hortense, la voilà bien plantée aujourd’hui, plus d’écus et pas d’Ugène !
— Jeanne Viole aura un bon rang à l’agrégation.
— Euh ! euh ! elle a fait une de ces gaffes, l’autre jour en parlant de l’Alsace-Lorraine, comme d’une terre allemande. Je m’apprête à danser une bamboula en son honneur.
— Que t’a-t-elle fait Berthe, pour être impitoyable le dernier jour de notre vie commune ?
— A moi rien, mais elle préparait une petite infamie, dont tu aurais été victime, sans le hasard qui m’a permis de prendre Angèle Bléraud par la peau du cou, de la mettre à la porte de ta chambre, qu’elle cambriolait pour le compte de Jeanne Viole.
Il s’agissait de dénicher ton journal, et de le faire parvenir à temps à Mme Jules Ferron ; tu le vois, c’était renouveler l’affaire des billets doux, on essayait de se débarrasser de toi, comme on l’a fait d’Adrienne Chantilly.
Je l’ai menacée, si elle touchait à toi, d’aller moi-même dire à Mme Jules Ferron ce qu’elle fait, depuis trois ans, avec Jeanne Viole, et de les faire rayer toutes deux de notre association de Sèvres.
— Oh laisse-la, Berthe, je lui pardonne, il faut avoir pitié, même d’une Angèle Bléraud ; ne faisons souffrir personne, nous n’en avons pas le droit.
Un flot de Sèvriennes monte à l’assaut du parc ; les Scientifiques se préoccupent de l’état du ciel, l’observatoire annonce pour ce soir le rarissime passage de Vénus derrière la lune ; les Littéraires s’informent des postes disponibles, des directrices aimables et franches, de l’accueil des citadins.
Hélène, Juliette, Marianne montent à leur tour, et jettent déjà leurs projets de retour par-dessus les vacances.
— Notre promotion sera la plus chic de l’École.
— Qu’on réforme de suite l’esprit de la maison ; nous voilà les maîtres, à bas la tradition.
— Surtout imposons notre idée philosophique.
Elles passent, et la vanité de leurs propos s’éteint dans la nuit. L’ombre se fait plus noire, des voix montent qui entourent le jet d’eau.
— Jolie femme, oui, Marguerite Triel, mais trop de hanches !
— Les hommes ne s’en plaindront pas ! lance une voix gouailleuse derrière le pavillon Lulli.
Une cloche sonne, les Sèvriennes s’en vont dans l’allée du parc où Mlle Vormèse les attend. On ne voit aucune figure, les corps se noient dans l’ombre, quelque chose d’immatériel plane, âme de l’École, faite de toutes ces âmes de vierges.
— Êtes-vous là, mes enfants, toutes ?
J’ai voulu vous faire mes adieux dans ce parc où tant de fois nous avons causé.
Vous partez demain ! que Dieu vous protège, qu’il laisse, au fond de vous-mêmes, quelques-unes des paroles que je viens vous dire.
La vie s’ouvre lumineuse devant vous ! de jeunes âmes vous attendent, vous allez leur porter la bonne parole.
C’est une tâche magnifique que la vôtre, une tâche de sacrifice, mais de joie aussi.
Vous allez créer d’autres femmes en leur apprenant à vivre. Votre responsabilité est énorme. Que rien ne vous coûte pour inspirer, à celles qui vont se confier à vous, l’amour de la vie, c’est-à-dire, l’amour du bien.
Encouragez tous les efforts, soutenez leurs espérances, respectez leurs droits.
Rappelez-vous, mes enfants, que tout éducateur ressemble au prêtre qui se donne à Dieu : vous, vous vous donnez à la jeunesse !
Aimez-la, protégez-la, si vos efforts sont méconnus, pardonnez-lui.
J’ai confiance en vous, mais vous êtes inégalement préparées. Votre bon maître, M. Legouff, a coutume de comparer nos Sèvriennes à ces métaux précieux que l’alliage rend éternels, et l’alliage, dit-il, c’est la vie qui le fera.
Eh bien, je suis un peu « l’écouteur d’or, » celui qui interroge le son du métal, et devine aux tintements la paille qui brisera la médaille.
Depuis trois ans, j’écoute vos âmes : je suis sûre de quelques-unes, je crains pour les autres. Déjà, la souffrance a creusé son nid parmi vous. Mes enfants, ne désespérez jamais de l’avenir : les heures de joie viendront, si vous placez votre bonheur au-dessus de vous-mêmes, si vous faites, que toujours vos actions soient les servantes dociles de votre conscience…
Elle s’arrêta un instant, et plus bas, la voix pleine de larmes :
Si vous souffrez trop, la destinée est dure parfois, souvenez-vous de votre École. On vous aime ici. Mes bras vous seront toujours ouverts dans la maison du réconfort.
Venez que je vous embrasse.
Ce fut délicieux, des larmes vraies coulèrent ; l’âme de l’École avait enfin communié avec l’âme du maître.
Un nouveau coup de cloche, comme un glas, avertit les Sèvriennes de l’arrivée de Mlle Lonjarrey, venant annoncer les résultats.
Au milieu du tumulte, des cris déchirants, des sanglots, monte une voix calme :
— Allons mes p’tits.
Résultats de la Licence :
1re. Hélène Dinan !
Cris de Juliette Faucon.
— Quelle injustice ! vocifère Marianne Bruille.
Les 2e et 3e ne sont pas de l’École.
4e. Marianne Bruille, etc.
Juliette s’évanouit, elle n’est pas reçue ! adieu philosophie éthérée, voilà bien le fait réel, positif celui-là.
Agrégation.
1re. Marguerite Triel !
— Moi ! s’exclame Marguerite qui embrasse éperdument Berthe, ravie de ce triomphe.
2e. Victoire Nollet.
— Compliments, chère, fait Jeanne Viole, grinçant des dents.
— Ça n’en vaut pas la peine ! répond Victoire qui étouffe ses sanglots.
3e. Adrienne Chantilly, en congé.
C’est tout pour cette fois, mesdemoiselles…
Mlle Lonjarrey s’éloigne, Mlle Vormèse console les malchanceuses, et sur le parc, un instant bouleversé, la nuit se remet à tisser l’éternelle toile d’oubli…
— Eh bien, chérie, quel poste demanderas-tu ?
— Aucun, Berthe, ce soir même je démissionne !
— Tu brises ta carrière ; c’est donc pour ne point le quitter ; oh comme tu l’aimes !
— Je l’adore, tout mon être lui appartient, je ne peux pas partir, où il ira j’irai, ce qu’il voudra je le ferai ; je ne sais plus qu’une chose : maintenant, que j’ai payé à l’École ma dette de succès, l’aimer lui, lui rendre la force de vivre et d’être un grand artiste.
— Alors tu l’épouses ?
— Non, je ne puis l’épouser devant les hommes. Charlotte a exigé de lui un serment. Je l’épouserai en mon âme et conscience, devant Dieu seul.
Si Charlotte, continua Marguerite, très grave, n’avait pas été mon amie, j’aurais supplié Henri de ne pas croire son honneur engagé. Ce serment-là est de ceux qu’on délie, car les morts ne peuvent exiger de nous l’engagement d’une vie, qui ne leur appartient plus.
Henri a l’âme trop haute pour violer un serment. C’est à moi quand même, de lui donner le bonheur.
Voilà trois jours que je vis dans le désespoir. Il m’aime ! il m’aime, comprends-tu, dis, Berthe, et je ne ferais rien pour lui ! Oh ce serait misérable.
J’ai souhaité la mort, c’est la pensée de la mort qui me rejette à la vie, qui va me donner la force de m’affranchir !
Si tu savais avec quelle ivresse je pars, je vais à lui, enfin voilà le bonheur.
— Chérie, ma chérie, que vas-tu faire, tu ne calcules point.
— L’aimerais-je donc si je calculais !
Enlacées, elles reviennent toutes deux vers l’école endormie ; le jet d’eau s’est tu.
Le ciel peu étoilé, discrètement écarte de la lune les témoins de ce baiser que Vénus, en passant, donne à Diane endormie.
Seuls, les regards humains contemplent ce baiser d’astres.
— Vois là-haut ce mince croissant de lune. Vénus glisse, elle s’approche, la voilà suspendue comme une larme, une larme d’amour.
Te souviens-tu quand Salammbô vient au camp et que Matho, éperdu, la supplie de lui donner les petites cornes de gazelle qui supportaient ses colliers ?
C’est une larme de Matho, larme de désir, qui roule encore dans l’Infini.
Je cherchais mon étoile : la voici. Adieu, ma Berthe, je vais suivre le chemin d’amour que Vénus me trace dans le ciel.
LE DON
Lettre de Marguerite Triel à Henri Dolfière.
« Sèvres, 14 août 189 , 10 heures soir.
» Dans quelques heures, j’aurai quitté l’École. Je suis libre, Henri, je suis reçue et je démissionne. Je veux que mon travail reste libre, afin de disposer de ma vie selon mon cœur.
» Je vous aime, Henri. Je vous aime depuis longtemps ; depuis toujours, je crois. Ce sont vos larmes, un soir, qui m’ont donnée à vous. J’attendais, j’implorais votre aveu. Rien ne me faisait pressentir que ce jour si éperdument désiré, serait pour nous encore un jour de douleur.
» J’ai fui vos bras. J’ai cru devenir folle. Vous m’aimez ! Le souvenir de vos paroles me brûle et m’écrase. J’ai maudit la vie. J’ai voulu vous arracher de moi, vous haïr. Je vous adore.
» Cette révolte est passée.
» A quoi bon vous torturer de mes prières, laisser en vous peut-être, si vous m’exauciez, un regret qui serait un blasphème.
» Nous sommes deux malheureux ; pourtant notre destin ne dépend plus que de nous-mêmes.
» Mieux vaut mourir tout de suite, que de vivre sans amour.
» Mon bien-aimé, je n’aimerai que toi, j’ai besoin du nid, des ailes protectrices et caressantes, tout mon être va vers le tien. Tu es en moi, je suis en toi, je ne veux que toi. Comme je voudrais te dire là tout près, ma bouche sur tes lèvres, mon amour pour toi.
» C’est très grand, va. Je t’aime avec tout ce qu’il y a de meilleur, de généreux en moi !
» Je veux, mon bien-aimé, que tu sois heureux, que tu me doives l’oubli de ta peine ; qu’en moi, tu puises la force sacrée qui aidera ton génie. J’ai foi en ton avenir, je le vois si glorieux.
» Je ne serai point ta femme devant les hommes ; je ne prendrai pas à ton foyer la place vide. Je veux être ta femme devant Dieu, devant ta conscience ; je serai à tes côtés, la compagne effacée, mais loyale et fidèle, de toute ton existence.
» Je suis fière de ton amour, il m’aidera à oublier ce que je t’abandonne ; s’il faut souffrir, le bonheur d’être à toi m’en donne le courage.
» Je n’ai plus ni mon père, ni ma mère. Dès demain je puis vivre et travailler avec toi.
» Henri, Henri, de toute mon âme, je me donne à toi. Viens, viens, nous serons les Éphémères que bénit le Tout-Puissant, car ton œuvre restera le magnifique et pur symbole de notre baiser.
» Viens, je t’attends.
» Tienne, par tout le désir de mon cœur et de ma chair.
» Marguerite. »
FIN DES SÈVRIENNES
PREMIÈRE PARTIE | |
Pages. | |
Chapitre Ier. — La cour de la vieille Sorbonne | |
Chapitre II. — A Sèvres, le jour du résultat | |
Chapitre III. — Le journal de Marguerite Triel | |
Chapitre IV. — Paquet de lettres | |
Chapitre V. — Le journal de Marguerite Triel (suite) | |
Chapitre VI. — Un cours de géographie | |
Chapitre VII. — Journal de Marguerite | |
Chapitre VIII. — Le bonsoir | |
Chapitre IX. — Soirée philosophique | |
Chapitre X. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XI. — L’âme de l’École | |
Chapitre XII. — Le journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XIII. — Autour d’une tasse de café | |
Chapitre XIV. — La fête de l’École | |
Chapitre XV. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XVI. — Ces Messieurs | |
Chapitre XVII. — Journal de Marguerite | |
Chapitre XVIII. — Berthe Passy à son père, M. Jules Passy, poète, à Barbizon | |
Chapitre XIX. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XX. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XXI. — Rapport de Mlle Lonjarrey, surveillante à l’École de Sèvres, à Mme Jules Ferron | |
DEUXIÈME PARTIE | |
Chapitre Ier. — Le retour des Sèvriennes | |
Chapitre II. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre III. — Lettre de Berthe Passy à M. Jules Passy, son père, homme de lettres, aux Batignolles | |
Chapitre IV. — Le journal de Marguerite Triel | |
Chapitre V. — Professeur-femme | |
Chapitre VI. — Meeting | |
Chapitre VII. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre VIII. — Réponse de Berthe Passy à Mlle Renée Diolat, professeur agrégée au lycée de Mamers | |
Chapitre IX. — Journal de Marguerite | |
Chapitre X. — La mort de Charlotte | |
Chapitre XI. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XII. — Suite du journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XIII. — Le Congrès féministe | |
Chapitre XIV. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XV. — Licence et agrégation | |
Chapitre XVI. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XVII. — Fenêtre ouverte sur la vie | |
Chapitre XVIII. — Au nom du droit | |
Chapitre XIX. — En attendant M. Legouff | |
Chapitre XX. — M. Legouff à Sèvres | |
Chapitre XXI. — Billets doux | |
Chapitre XXII. — Lettre de Berthe Passy à Mlle Isabelle Marlotte, professeur au lycée de jeunes filles, Tourcoing | |
Chapitre XXIII. — Lui | |
Chapitre XXIV. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XXV. — Cours de littérature | |
Chapitre XXVI. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XXVII. — Le suicide d’Isabelle Marlotte | |
Chapitre XXVIII. — Fait divers de la « Gazette de Tourcoing » | |
Chapitre XXIX. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XXX. — Les Sèvriennes chez M. Legouff | |
Chapitre XXXI. — Journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XXXII. — Derniers feuillets du journal de Marguerite Triel | |
Chapitre XXXIII. — Les adieux des Sèvriennes | |
Chapitre XXXIV. — Le don |
SAINT-DENIS. — IMPRIMERIE H. BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.