The Project Gutenberg eBook of La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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Title: La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

Author: Louis-Frédéric Rouquette

Release date: March 1, 2021 [eBook #64663]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BÊTE ERRANTE: ROMAN VÉCU DU GRAND NORD CANADIEN ***

Louis-Frédéric Rouquette

La
Bête Errante

Roman vécu
du Grand Nord Canadien

PARIS
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, rue Antoine-Chantin, 9

DU MÊME AUTEUR

CHEZ FERENCZI :

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
20 exemplaires sur papier pur fil
des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse de 1 à 29

Copyright by J. FERENCZI et FILS 1923.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation, réservés pour tous pays.

A tous les Errants,
A tous les Chercheurs d'impossible,
j'offre ces pages
vécues sous le Cercle Polaire.

L.-F. R.

La Bête Errante

CHAPITRE PREMIER

UN BUVEUR DE LAIT CHEZ LES BUVEURS DE WHISKY

Dawson, au confluent du Yukon et de la Klondyke, à l'extrémité nord du Dominion Canadien. L'hiver qui, pour huit mois, étreint la ville, semble vouloir écraser les maisons. La rafale balaye Front-Street, faisant tourbillonner les flocons et détachant des paquets de neige aux cornes des toits et aux croix de Saint-André où s'accrochent les fils du télégraphe.

Le trait qui indique la rue s'efface et les trottoirs de bois surélevés sont nivelés.

A deux cents mètres, trois carrés lumineux se découpent nettement sur le sol : l'Exchange, le Monte-Carlo, le Green Tree, les bars où s'assemblent les joyeux garçons.

A l'Exchange, l'accordéon gémit et le pas des danseurs martèle le plancher ; au Monte-Carlo, un phonographe criard tourne un fox-trot ; le Green Tree est morne.

L'homme qui chemine bute au rebord du trottoir, perd l'équilibre ; les bras en avant rencontrent la porte qui cède ; il va s'étaler, de tout son long, au milieu de la salle. Des cris partent de tous côtés.

— Pour un soleil, c'est un soleil!

By Jove! la belle entrée!

— La rampe, mon garçon!

Mais, avec l'homme, la bourrasque est venue. Une buée monte. Les voix redoublent.

— La porte, bon sang, la porte!

— On n'a pas idée, sacré ivrogne de malheur!

Une dancing-girl, croisant son châle sur sa poitrine, a repoussé le battant. L'homme se relève, confus ; d'un geste machinal, il époussète son vêtement, où la glace s'accroche en stalactites, puis il rajuste son bonnet dont les oreillettes pendent, remonte les courroies de ses mocassins, ramasse son sac de toile qui a roulé tout près du poêle et, sans mot dire, il s'accoude au comptoir.

Il n'a pas eu un mot d'excuses. Les Yukoners grognent, tandis que les dés reprennent leurs courses et que les cartons frappent le bois des tables.

— Pour le moins, il aurait pu demander le pardon, mâche Joe Fight, en agitant le cornet de cuir où s'entrechoquent les cubes d'ivoire.

Il annonce :

— Six et trois. A vous, maître.

— Tous les as… Vous avez ma foi raison, Joe.

Une fille, qui surveille le jeu, conseille :

— Laissez donc, un chechaquo encore.

— Raison de plus pour lui apprendre à vivre.

— Tous les six, reprend son partenaire. Vous avez perdu, Joe.

Fight pèse quatre onces d'or que le gagnant enferme dans une pochette faite d'une vessie de porc.

Pat Paterson, le gérant du bar, une splendide brute congestionnée, comme cela se doit lorsqu'on est à la tête d'un saloon comme le Green Tree, s'approche du client avec un mouvement de tête interrogateur.

L'homme, toujours accoudé sur le bois du comptoir, lève les yeux ; ses lèvres bougent imperceptiblement.

— Quoi? grogne Pat, qui n'a pas entendu.

Calme, la voix reprend :

— Un verre de lait.

Pat se fourre le pouce dans l'oreille, qu'il a ratatinée et poilue, et répète, ne pouvant croire à cette énormité :

— De quoi?

— Du lait.

— Du…

Le garçon, l'air timide, insiste :

— Du lait, l, a, i, t. Vous ne comprenez pas, sir?

Habitué à toutes les extravagances, maître Pat se baisse, prend une boîte de lait condensé ; d'un coup de pointe, il fait sauter le couvercle et verse le liquide épais et jaunâtre dans une tasse, puis il l'ébouillante avec de l'eau.

L'air goguenard, il délaie le lait avec une cuillère de fer, qu'il affecte de tenir entre le pouce et l'index, le petit doigt restant dressé, puis, lorsqu'il estime que tout est à point, il pousse le breuvage devant l'homme, en lui demandant d'un air tout à fait innocent :

— Vous faut-il aussi un biberon, monsieur?

Le nouveau venu ne pipe pas ; seules ses épaules se lèvent d'un mouvement brusque qui fait ruisseler à terre les morceaux de glace qui pleurent aux poils de son col de castor.

Les joueurs ont entendu. Les dés s'arrêtent, les cartes restent en suspens.

Au Yukon, on n'aime pas les lâches.

Joe repousse son escabeau et dit :

— J'vais lui donner une leçon.

Il s'avance avec le balancement spécial des cockneys de Londres ; il remonte ses grègues, puis, les paumes ouvertes, un sourire méprisant au coin de la bouche, il s'approche.

Sans mot dire, d'un seul trait, il avale le bol de lait, puis, les joues gonflées, il souffle le liquide au pied de l'inconnu.

Celui-ci ne sourcille pas ; il n'a rien vu, il ne veut rien voir, il appelle simplement :

Waiter!

Narquois, Pat s'empresse, frottant le bois d'un linge humide.

Sir?

— Du lait, s'il vous plaît.

Impassible, Pat prépare une nouvelle bolée qu'il replace devant l'homme.

Tous les joueurs, pressentant un drame, s'empressent. Un cercle étroit se rapproche, les femmes montent sur les escabeaux ou sur les tables.

Joe ricane et avance la main.

Mais les doigts n'ont pas touché le bol qu'il reçoit un terrible crochet du gauche à la mâchoire ; le coup l'envoie rouler aux pieds des spectateurs qui reculent d'instinct.

— Un beau coup.

— Mazette, quelle poigne!

— Bien asséné.

Deux camps se forment.

— Parbleu, il l'a pris en traître.

— Joe ne s'attendait pas…

Joe s'y attendait si peu qu'il se relève, furieux, et fait un geste vers sa ceinture, mais la main n'a pas le temps de saisir la crosse du pistolet. L'inconnu est sur lui, le browning au poing. Il ordonne, les dents serrées, mais toujours avec une extrême douceur :

Hands up! Haut les mains.

Subjugué, l'autre obéit ; alors le chechaquo cueille l'arme et la jette sur le comptoir. Il rengaine la sienne dans son fourreau de cuir.

— Homme contre homme?… Soit.

Et il tombe en garde.

Joe, le fier à bras, Joe, le grand tombeur, voit son autorité en jeu ; il assure ses jambes tandis que, d'un revers de main, il essuie le sang qui coule de sa bouche.

Son adversaire est un gringalet qui a l'air d'un rien du tout, d'un enfant presque, avec ses grands yeux large ouverts. Il ôte posément sa veste, relève les manches de sa chemise sur des bras qui apparaissent nerveux, et, lentement, mathématiquement, avec ordre et précision, comme sur le ring, il se met en garde et attend.

Fight attaque. Alors l'autre change de conduite. Il saute à droite, il s'esquive à gauche, va, court, revient, si bien que Joe place ses poings dans le vide et que l'homme lui fait encaisser des coups durs. Un dernier, bien placé au cœur, envoie Joe s'affaler sur la banquette qui entoure la salle. Les Yukoners trépignent.

— C'est franc jeu.

— C'est du beau travail.

Mais un mot domine, qui doit survivre à l'incident :

Hurricane! What a Hurricane![1]

[1] Prononcez : Heur-ri-kène.

L'ouragan! Quel ouragan!

Le mot reste, il est repris en chœur :

Hurricane! Hurricane! Hurrah for Hurricane!

Hurricane sourit doucement, écarte du geste la foule qui l'entoure et, rabattant les manches de sa chemise, il appelle Pat Paterson qui s'approche, obséquieux.

— Du lait pour moi.

Well, sir.

Hurricane ajoute, désignant du menton Joe, auprès duquel on s'empresse :

— Un scotch whisky pour lui.

CHAPITRE II

COMMENT HURRICANE EUT UN CHIEN

Tuhayaâ… Eho, eho!

La poste arrive, dans la clameur des mineurs assemblés, les claquements du fouet et l'aboiement des chiens.

Après un virage savant, le mail stage s'arrête devant le saloon de Cariboo-Kid.

Gregory Land, le maître-postier, rejette les couvertures de laine et saute sur la terre gelée, cependant que les chiens, haletants encore, tirent la langue et font cliqueter leurs harnais.

Une bête, qui courait libre sur le flanc de ses compagnons, s'arrête brusquement, les pattes arc-boutées, puis, par jeu, creuse la neige qu'elle lance à la figure des chercheurs d'or.

— La paix, Hurricane, commande Gregory.

Le chien stoppe, tourne à demi la tête du côté de son maître, puis, se glissant derrière lui, va mordiller les pattes du wheeler (chien de queue).

Celui-ci, fou, tire sur les harnais en hurlant ; pris de peur, les chiens partent comme une flèche.

Gregory Land a, par bonheur, le temps de sauter sur le taku et de saisir les rênes pour maîtriser son équipe.

Hurricane joue à se rouler dans la neige.


Lettres et paquets distribués, les mineurs favorisés se retirent avec, sur le visage, un masque d'homme heureux. Le dos appuyé au mât de sapin au haut duquel flotte le pavillon de Sa Majesté britannique, Hurricane, l'homme, regarde Hurricane, le chien.

Le chercheur d'or a, au fond des yeux, ce regret que laisse la joie des autres. L'ennui griffe la face volontaire, la moue dessine un bicorne à ses lèvres.

Gregory Land, habitué à la terre polaire, comprend ce qui bouleverse cette âme.

Avec une tendresse bourrue, il s'informe :

— Eh bien, camarade, on est venu prendre sa chance?

— Comme vous voyez.

— Nouveau?

— Depuis six mois. Deux mois de Dawson, deux mois de piste, deux mois de camp.

— La terre paye-t-elle ici?

Hurricane lève les épaules, ce qui signifie que cela n'a aucune importance ; il répond malgré lui à haute voix :

— Vivre ici ou ailleurs.

Et, changeant le cours de la conversation, il s'informe :

— Le trail?

— Le trail? Idéal, mon garçon. Depuis la Stewart la piste est un ruban. Aussi j'ai gratté deux jours sur mon itinéraire.

Et, levant les bras au ciel, il s'exclame, radieux :

— Deux jours qui ne doivent rien au Gouvernement! Par Dieu, j'en veux faire bon usage.

— Le bar?

— Non, le lit… J'ai calculé, garçon, que le Gouvernement, que Dieu garde! me doit sept ans de sommeil. Deux jours, c'est toujours ça de pris, n'est-ce pas?

Tout en parlant, Gregory visite les pattes de ses chiens.

— Rien de cassé, ça va. Allez, mes fistons…

— Un coup de main?

— Ça n'est pas de refus.

Le postier siffle, les chiens donnent un effort et le traîneau glisse.

Hurricane, le chien, s'est juché sur le siège arrière et ses yeux à moitié clos laissent apercevoir une pointe lumineuse où il y a autant de roublardise que de malice.

… Les chiens dételés étirent leurs membres, d'autres se couchent, quelques-uns attendent patiemment, assis sur leur train, les oreilles droites, le museau levé.

Hurricane va de l'un à l'autre. L'air de ne pas trop se rendre compte de ce qu'il fait, il bouscule l'un, marche sur le corps de l'autre, donne un coup d'épaule sournois à celui-ci, roule celui-là…

L'un d'eux, moins commode, se redresse, hargneux, les crocs dehors ; immédiatement, Hurricane fait volte-face, l'œil rouge, la gueule droite.

— La paix, vous autres, ordonne Gregory.

Le chien attaqué obéit. Hurricane prend un air bon enfant et vient solliciter une tape amicale.

— Une belle bête que vous avez là.

— Un joli chameau, réplique le postier. Oui, un joli chameau de chien.

— Un huskie?

Yes, un huskie par son père, Tempest, un fameux chien, mon leader… Sa mère? Une louve de la Tanana.

Pendant qu'ils parlent, le chien s'avance prudemment vers son adversaire qui le regarde venir du coin de l'œil, les oreilles rabattues, les jarrets prêts à se détendre.

— Ici, Hurricane!

— Vous dites?

— Hurricane.

— Ça c'est drôle.

Et l'homme rit franchement.

— Pourquoi?

— Hurricane, c'est moi.

— Vous?

— Comme je vous le dis.

— C'est vous, Hurricane, l'homme du Green Tree?

— Moi.

Old chap, enchanté de vous connaître. Vous avez sérieusement étrillé cette vieille mule de Joe… Enchanté, cher garçon, enchanté.

Et le postier secoue le bras d'Hurricane qui rit.

Hurricane-chien, voyant l'hilarité des hommes, se met à rire aussi en aboyant à petits coups, les yeux plissés, la gueule de travers.

… Le soir, tout en faisant dégeler les haricots et fondre le lard au bout d'une fourchette, Hurricane demande.

— Pourquoi ne l'attelez-vous pas?

— Qui?

— Hurricane.

— Hurricane! Un ouragan pareil!

Gregory lève le bras qui tient la fourchette et le lard pleure une larme qui tombe dans le feu en grésillant.

— Voilà vingt ans que je conduis des chiens sur les pistes de ce sacré pays. Je connais mes bêtes, hein! Comme Hurricane, jamais vu, non jamais!

— Voulez-vous me le vendre?

Du coup, le postier lâche le lard et la fourchette. Il est debout, indigné.

— Vendre un chien, moi, moi! (Et il se frappe à grands coups la poitrine.) Tenez, si vous n'étiez pas un chechaquo, un nouveau débarqué, je vous aurais fait tâter de ces deux poings.

« Est-ce que j'ai l'allure d'un marchand de chiens, moi! Il faut que la solitude vous ait rongé la boule ou que vous ne connaissiez pas Gregory Land. Sans cela… Mes chiens, c'est moi! Est-ce que je suis à vendre, moi? Auriez-vous trouvé le filon des filons pour me payer?

« J'ai tort de me mettre en colère, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir. »

Et le postier se rassied. Après un moment, il repart :

— Mes chiens, garçon, c'est ma vie… c'est ma joie… j'ai franchi avec eux soixante fois la Passe, je me suis promené avec eux du delta du Yukon aux bouches du Mackenzie, je me suis égaré sur le trail durant des semaines, j'en ai vu mourir de froid et de faim sans rien pouvoir pour eux. J'ai donné à Ruff, qui agonisait, ma dernière poignée de fèves. Avec eux, j'ai parcouru le Grand Nord, la terre du grand silence blanc, depuis Winnipeg jusqu'à Point Barrow.

« J'ai bu avec eux les eaux du lac Doré, dans le Saskatchewan, et sauté les rapides de la Takhena un jour de débâcle.

« Au lac de la Hache, j'en ai perdu deux et j'ai pleuré ; sur le lac du Grand Ours, j'ai attrapé les fièvres et c'est Tempest qui a pris la direction de ma vie ; il a remonté la rivière des Peaux-de-Lièvres et ne s'est arrêté que devant Good Hope, où les gens de la police montée nous ont recueillis.

« A trois milles du Lac Noir, dans le pays des Chippewayans, un Indien est venu m'attaquer. Polly, une bête du Labrador, lui a coupé la gorge d'un seul coup. »

Et Gregory Land fait sauter les haricots et le lard, coupé en morceaux, dans la poêle, en disant :

— Vendre un chien, moi! Vous êtes fou, mon camarade.

Il ouvre son couteau, pique un lardon, puis, entre deux bouchées, il ajoute :

— Maintenant, vous savez, si la bête vous plaît… Après tout, moi, ça m'est égal… je vous la donne.

CHAPITRE III

HURRICANE ET HURRICANE FONT CONNAISSANCE

Hurricane-l'homme rafistole un harnais. L'aiguille a de la peine à traverser le cuir. De temps en temps, Hurricane-chien, qui se grille les pattes devant le feu, se dresse et vient se rendre compte de l'étrange besogne que fait son nouveau maître.

— C'est pour vous, ça, vieux frère. Vous allez être beau comme les chiens de riches que des intendants promènent dans le Golden Gate Park, à Frisco. Un chien de financier, ma parole! Attendez, j'accroche ce grelot.

Le grelot tinte. Hurricane-chien vient le flairer. Cela ne lui dit pas grand'chose, ce machin qui fait du bruit, ces lanières qui s'entrecroisent, cette boucle… Non, décidément cela ne vaut pas la peine de s'être dérangé. Reprenons notre place au coin du feu.

Et le chien tourne le dos à son maître ; bientôt il allonge son museau dans ses pattes et grogne, heureux.

Hélas! Il n'est pas de bonheur parfait sur cette terre.

Hurricane, ayant donné le dernier point, s'accroupit, flatte de la main la bête et essaye de lui passer le bizarre accoutrement.

Hurricane-chien, pris en traître, fait un saut de côté ; l'homme n'a pas eu le temps de boucler la boucle. Avec rage, il secoue le harnais ; le grelot tinte, tinte, ce qui rend le chien fou.

Avec ses pattes, il essaye d'ôter cet objet qui le gêne. Voyons, c'est un jeu, enlevez-moi cela…

Mais l'homme ne veut rien savoir, il s'approche, saisit la courroie, la passe sous le ventre et veut accrocher l'agrafe…

Furieux, Hurricane-chien se débat et, d'un seul coup, happe la main qui le tenait.

Hurricane jure :

— Damné chien!…

Et, de sa main valide, il le saisit par la peau du cou et le jette dans la cour.

Le chien, courageux, fait tête, il s'apprête à bondir.

Alors Hurricane prend son fouet et, au moment où la bête s'élance il la cingle.

La rage, plus que la douleur, endiable le chien qui, les yeux injectés de sang, la bouche baveuse, s'avance en grondant. Un nouveau coup l'arrête, puis un autre, et un autre encore.

Hurricane tape, tape, tape. Le chien s'affale, une larme hésite au coin de son œil.

Alors l'homme s'approche. Hurricane-chien essaye de lever la tête, un grognement roule qui fait onduler la peau de son ventre, mais la vue du terrible instrument lui rend le sentiment de sa faiblesse.

Le Maître en profite pour serrer la boucle. Hurricane-chien est debout, étonné ; ses quatre pattes tremblent, les poils autour de son cou se hérissent, sa queue traîne et le grelot tintille doucement.

Lui qui rêvait devant le feu! Ça n'est pas possible! Que lui est-il donc arrivé? C'est fou! Il va se réveiller devant les flammes qui valsent… C'est bon le feu après qu'on a couru librement dans la neige.

Bon sang! ça le gêne cette affaire qu'on lui a fourré et, de sa patte, il se gratte, il se gratte furieusement et le grelot tinte, tinte, pour lui rappeler son asservissement.

Alors, philosophe, il s'assied, doutant définitivement des bonnes choses de la terre.

Hurricane en profite pour le saisir.

D'instinct, la lèvre se retrousse et découvre les crocs. A quoi bon? L'autre est le plus fort.

Il en profite lâchement pour assujettir aux harnais une double poche de toile : dans ces poches, l'homme fourre des boîtes, des outils.

Ah! c'est ainsi, nous allons voir! L'homme a le dos tourné. Hurricane-chien se roule à terre, envoyant promener les conserves, les limes, les marteaux.

Posément, Hurricane-l'homme revient, le fouet en main et la danse commence…

Une danse? Ah! messeigneurs, quelle tournée! Hurricane-chien vivrait-il seize ans qu'il s'en souviendrait.

Mais tout a une fin, même les pires choses.

La distribution terminée, l'homme a replacé les objets dans les sacs, puis il est parti sans retourner la tête.

Soudain, il siffle. Le chien dresse les oreilles. Alors, tristement, à petits pas, le museau touchant le sol, Hurricane-chien suit les pas d'Hurricane-l'homme.

CHAPITRE IV

LES JOYEUX GARÇONS

— Vous redescendez sur Dawson, Master Gregory?

— Sur Dawson? Non, camarade, je pique droit au Nord, je vais dans l'Alaska yankee, du côté d'Eagle-City. Je descendrai le Yukon jusqu'à la Tanana River. Si le cœur vous en dit?

— Je veux bien, sir, j'en ai assez de picorer la terre comme une poule. Jim Parry m'offre cinq cents dollars de ma concession.

— Cinq cents dollars, c'est une affaire, surtout qu'il ne doit pas y avoir lourd à gratter sur votre claim.

— Peuh! deux dollars de « paie » coûtent un dollar.

— Vendez, garçon, vendez, et si ça vous chante, demain, à six heures, mon sleigh sera devant la porte.

All right!

Sur ce, Gregory Land s'enveloppe dans une couverture indienne et s'endort devant le feu.

Hurricane met ses raquettes, sort, relève son col de woolverine et s'en va retrouver Jim Parry aux Merry Boys, le saloon de Cariboo Kid.

Un violon minable grince un one-step. Jim danse avec une girl.

Hello, boy!

Hello.

Jim s'arrête, la danseuse passe aux bras d'un autre cavalier.

— Comment êtes-vous?

— Confortable.

Les deux mineurs, les coudes sur la table, discutent. Dix minutes après Hurricane a vendu sa concession de Cariboo Kid à Jim Parry moyennant cinq cents dollars. La chose est enregistrée devant le commissaire du Gouvernement et les droits versés.

Hurricane serre la poudre d'or, montant du prix d'achat, dans sa ceinture de cuir.

La musique s'arrête, les danseurs s'égaillent et s'accoudent au comptoir. La girl qui dansait avec Jim s'approche.

L'affaire est bonne. Hurricane offre à boire.

Sans façon, la jeune fille s'assied sur la table, rejetant en arrière le châle qui l'enveloppe.

La lumière éclaire en plein sa face rieuse que le charbonnage des yeux et le trait saignant des lèvres n'arrivent pas à enlaidir.

Elle glisse une paille à cocktail dans le cou d'Hurricane qui, chatouillé, fait le geste de chasser un insecte.

— Ça n'est pas souvent que l'on vous voit ici.

C'est Jim qui parle après avoir, d'un trait, vidé son verre de whisky.

— Vous n'aimez pas danser?

Hurricane ne répond pas, la girl insiste :

Le jeune homme fait une moue.

— Je crois bien qu'autrefois, oui, j'ai dansé.

Curieuse, la fille demande :

— Où ça?

— Là-bas, quelque part, dans le Sud. J'ai dansé, j'ai joué, j'ai bu… mais cela ne m'intéresse plus.

Et Hurricane se tait. Dans ses yeux passent des visions lointaines.

Jim Parry tape sa pipe sur le bois de la table et dit :

— Flossie, vous importunez ce garçon…

— Ça n'est pas un garçon, Jim, c'est une fille.

Et son rire éclate, sonore, qui découvre une double rangée de dents petites et nettes.

A ce moment, Frank Lippmann, un mineur bavarois, s'approche, la face goguenarde, la pipe au bec, hirsute, sale, magnifique.

Il va droit à Flossie, lui lance, en manière de politesse, une bouffée de tabac à la figure :

— Foulez-vous tanser avec moi?

La fumée fait tousser la fille.

Cela amuse fortement la brute qui pousse des hoch! hoch! frénétiques.

Hurricane intervient :

— La paix, je vous prie.

Cela a été dit sur un tel ton que Frank Lippmann bat en retraite prudemment :

— C'est pon, c'est pon… on fous la laisse fotre boule…

Il va au poêle, dont il ouvre le foyer ; avec un papier il rallume sa pipe.

La flamme amuse un instant l'ivrogne ; une idée stupide traverse son esprit.

Il revient vers le groupe et, profitant de l'inattention de Jim et d'Hurricane, il met le feu aux franges du fichu. En dix secondes, Flossie est environnée de flammes.

Jim se précipite, mais Hurricane l'a devancé. Il arrache le vêtement. D'un bond il est dehors. Le châle, qui achève de brûler, met sur la neige une tache rouge.

Hurricane a repoussé la porte. Il est debout, les mains au dos. Son regard cherche et se pose sur Lippmann qui, trouvant son action très drôle, s'étrangle à force de rire.

Hurricane marche vers lui et, avant que l'autre soit revenu de sa stupéfaction, il le saisit au collet, le ploie aux pieds de Flossie et ordonne :

— Demande pardon.

A moitié étranglé, la brute marmotte :

— Bardon… bar… don…

C'est tellement comique que tous les mineurs et Hurricane lui-même éclatent de rire. L'autre, stupide, ne comprenant pas plus cette hilarité que cette colère, reste accroupi, effaré, bégayant encore :

— Bardon… bar… don…

Alors Hurricane passe derrière lui et lui envoie un fantastique coup de pied au bas des reins.

L'homme s'aplatit. Hurricane le reprend au collet, le traîne sur le plancher, ouvre la porte et, d'une bourrade, le lance dans la neige où il s'affale avec un grognement de porc.

Johan C. Clear, qui préside aux destinées des Merry Boys, ordonne à la musique d'attaquer le plus endiablé des fox-trots.

L'effet est immédiat ; les couples se reforment.

Seule, Flossie est restée auprès d'Hurricane.

Elle lui prend la main simplement :

— Merci.

Elle garde la main du garçon dans la sienne, et c'est la sienne qui tremble un peu lorsqu'elle lui demande :

— Vous ne voudriez pas danser avec moi?

Hurricane regarde ces yeux levés vers lui. C'est drôle, tout à l'heure, il aurait juré qu'ils étaient noirs ; maintenant ils lui apparaissent verts avec des taches brunes et lumineuses.

Il y a, au fond de ce regard, une secrète admiration et quelque chose qui implore. Alors le jeune garçon n'a pas la force de dire « Non ».

Sans un mot, il passe son bras autour de la taille de sa cavalière et l'emporte dans un tourbillon.

Après il l'invite. Cela se doit, n'est-ce pas? Mais c'est elle qui fait tous les frais de la conversation. Hurricane ne répond que par monosyllabes, tout juste ce qu'il faut pour être correct.

Maintenant Flossie se lamente. Un si beau châle, le seul qu'elle possédait. Le « store » de Cariboo-Kid en a bien un autre, mais il est trop beau pour elle et trop cher…

Alors Hurricane détache sa ceinture de cuir et vide la poudre d'or qu'il a reçue de Jim Parry ; il fait deux tas égaux, en remet un dans son gousset et pousse l'autre devant la girl :

— Pour vous, Flossie, en souvenir de notre danse.

La fille hésite, elle n'ose accepter.

— Mais si, mais si, insiste Hurricane, pour vous, mon amie, pour vous…

L'or fait une tache rousse sur la table, une tache que les yeux de la fille fixent… Elle reste long temps ainsi, hypnotisée. Que se passe-t-il dans la cage étroite de ce cerveau de femme? Quelles pensées s'y agitent? Quelles résolutions y naissent et meurent?

Flossie poussa un soupir et, d'un geste, elle rafle l'or.

Hurricane s'est levé.

— Vous partez?

— Oui.

— On vous verra… je vous verrai demain?

Hurricane fait un geste de la main.

— Demain? Demain, je pars avec Gregory Land et le mail-stage.

— Pour longtemps?

— Pour toujours!

Flossie, droite, appuyée à la table, fait :

— Ah!

Puis, chassant une idée importune, elle passe sa main sur son front et pirouette sur son talon. Un rire aigu monte, monte, monte, qui se casse net…

Elle est devant la table où des mineurs jouent au pharo. Un verre de whisky s'offre à sa portée, elle l'avale d'un trait.

Son rire reprend. Jim Parry passe, elle l'agrippe et l'emporte dans une danse…

Hurricane est sorti sans un regard.

CHAPITRE V

BACK HOME IN TENNESSEE

Les chiens courent — six milles à l'heure — sur le trail, qui met une tache grise dans la blancheur immense du paysage : des sapins rabougris, stylisés, les branches roides pleurent des flocons ; quelques bouquets de trembles, des saules.

Gregory Land est assis dans le traîneau, disparaissant sous sa couverture indienne ; seule sa tête sort, hilare :

Il chante :

I'm coming. I'm coming.
For my head is bending low ;
I hear their gentle voices calling
« Old Black Joe ».

Hurricane est à la barre, courant derrière le traîneau, attentif à redresser la ligne ou à retenir l'effort du team qui donne une vive allure.

Las de chanter, Gregory siffle son air. Le sifflet excite les bêtes qui tirent sur leurs harnais de toute la force de leurs muscles ; les ongles durs griffent la terre gelée ; quelquefois une bête patine, tombe sur les genoux, un coup de rein la relève.

Les chiens sont attelés à la manière indienne ; le team a la forme d'un éventail qui se replie aux virages. Le leader seul est devant, le museau ras du sol, cherchant sa route.

Une chape grise écrase la terre ; le soleil s'est montré juste trente minutes pour rappeler qu'il existait, une boule safran, sans un rayon ; puis le crépuscule est tombé.

Les arbres ont l'air de fantômes qui regardent impassibles la vaine agitation de ces êtres qui vivent : sept bêtes, deux hommes, perdus sous le cercle polaire.

Puis l'aspect change ; des monts escarpés accompagnent la piste.

Hell's mount, annonce Gregory qui, aussitôt, commence une nouvelle chanson :

Back Home in Tennessee…

Mais il s'interrompt au premier vers. D'un geste brusque, il rejette sa couverture et, en pleine vitesse, il saute en jurant :

— Sacrés mille diables, attention, garçon! Vous ne voyez donc pas? La piste est coupée.

Tandis qu'il parle, il saisit un côté du traîneau et, d'un effort fantastique, il le fait virer ; les chiens, d'instinct, ont senti le danger ; ils freinent ; l'avant du traîneau heurte deux bêtes qui hurlent.

Hurricane est cramponné à la barre.

Hommes et bêtes s'arrêtent à six pieds de l'abîme.

Ils ont quitté la bonne route et suivi un faux trail.

Pourquoi cette mauvaise piste? Pour qui?

— Les cochons! les cochons! grommelle Gregory… tout en visitant les pattes de ses chiens.

— Ici, Boby! La paix, Chappy… Boby, mon fils, les morceaux sont bons, n'est-ce pas?

Ses doigts tâtent les muscles de la bête qui, reconnaissante, lui donne des coups de langue.

Le postier se relève, jette un coup d'œil à l'abîme, fait jouer ses poumons, respire fortement et dit :

— Nous l'avons échappé belle, savez-vous, garçon?

Hurricane, nouveau venu sur les Terres du Nord, ne conçoit pas le péril auquel il vient d'échapper.

Gregory, à quatre pattes, flaire comme un animal ; il prend des poignées de neige qu'il pulvérise dans ses doigts. Il fait claquer sa langue :

— Le coup n'était pas monté pour nous… Attendez, camarade.

Et, avant qu'Hurricane ait eu le temps d'intervenir, il saute dans la cassure et bondit de rochers en rochers, s'agrippant aux troncs de sapins, s'aidant aux branches, glissant, se relevant, roulant.

Hurricane, penché sur l'abîme, le voit tout à coup disparaître.

Sans un cri, sans une hésitation, après avoir dénoué ses raquettes, il s'élance à son tour sur les traces du postier.

La descente est pénible. Les mains en sang, le visage griffé, les genoux à nu, il arrive enfin au fond du gouffre.

C'est un couloir entre le granit à pic des hautes murailles. A gauche et à droite un passage étranglé, où, à la belle saison, doivent s'engouffrer les eaux.

Gregory Land est accroupi dans la neige. Au bruit, il se retourne.

— Ah! vous voilà… c'est du beau travail.

— Qu'est-ce qui est du beau travail?

Gregory se recule et Hurricane aperçoit, parmi les débris d'un traîneau, le corps d'un homme, gelé à bloc…

Le postier essaye de le soulever, mais en vain. Il se penche à nouveau. Du pouce, il enlève la glace du côté gauche de la figure, parmi les poils de la barbe… Derrière l'oreille, le pouce disparaît :

— Parbleu! je m'en doutais!

Et s'adressant à son compagnon :

— Voyez, il a été « tiré » par derrière… un fameux coup… Pauvre bougre!

Hurricane alors comprend : « l'accident » a été préparé. Une peur rétrospective secoue sa carcasse qui tremble, ses maxillaires se crispent, les veines de ses tempes saillent.

Gregory continue son examen avec le sérieux d'un shérif et la gravité d'un médecin-légiste. La ceinture de l'homme est vide, sauf une montre d'acier chromé que la rouille mord déjà.

Le postier gratte le cuir ; son ongle ramène quelques parcelles de « paie ».

Et l'apprenti mineur se met brusquement à haïr cet or, cet or qui fait se ployer les hommes, l'échine courbée, pour l'arracher à la terre, qui demande jusqu'à l'exaspération la volonté de l'âme matant la chair souffrante ; cet or, qu'est-ce après tout? Moins que rien, un trait jaune qui coiffe l'ongle. Mais n'est-ce pas, si minuscule soit-il, l'orbe montant de quelque astre inconnu. Le vers du poète chante en sa mémoire :

Le désir monte en moi comme un mauvais soleil.

Oui, mauvais soleil, mauvais désir, qui font se ruer les foules et placent l'homme guettant l'homme en embuscade.

Gregory poursuit sa fouille. Il a trouvé sous le gilet un portefeuille ; il l'éventre d'un coup de couteau… Des feuillets tombent avec une photographie… Les feuillets? L'un d'eux dit la joie prochaine du retour après les rudes heures. La maison attend. Elle est là, la maison ; parmi les arbres du jardin, au milieu duquel se trouve une jeune femme au front grave avec, à la main, un gros garçon joufflu aux grands yeux étonnés. Au fond, les yeux rieurs sous des lunettes, une bonne vieille qui tient une gazette sur ses genoux.

« Back home in Tennessee » chantiez-vous, Gregory Land, tout à l'heure… En voilà un qui ne retournera pas au foyer, dont il ne goûtera plus jamais les joies. Les Christmas passeront et la femme inquiète, frissonnant au moindre bruit, espérera vainement contre toute espérance.

C'était pour donner plus de bonheur à ce foyer qu'il était parti plein d'audace. La vision de ce toit, de ces arbres, de ces êtres follement aimés, lui soutenait le cœur contre toute défaillance aux soirs mornes où l'âme est peureuse sous le grand souffle des vents qui descendent du pôle.

Il avait peiné, il avait souffert, pour que vous ayez du mieux-être et il revenait, comptant les étapes, un refrain aux lèvres : « Back home in Tennessee… »

… Et la chanson poursuit :

The roses round the door
Make me love mother more ;
I'll see my sweetheart Flo.
And friends I used to know.
Why, they'll be right there to meet me,
Just imagine how they'll greet me,
When I get back, when I get back to
My home in Tennessee…

La vieille mère, la femme, les amis : la douce vision se dresse debout à l'horizon, sur le trail qui s'étire parmi les abois des chiens.

Plus vite, mes chiens, plus vite, les roses sont autour de la porte. On a paré la maison pour moi, ma mère, ma sweetheart Flo. Quelle belle surprise : « Hello! c'est moi… Back home in Tennessee… »

Homme et bêtes sont joyeux. Un claquement sec, un saut prodigieux dans le vide… Par un trou de huit millimètres l'espoir a fui à jamais.

L'homme est mort en plein rêve.

A-t-il seulement vu venir la mort?


Gregory Land fourre le portefeuille dans sa poitrine. Il secoue la tête en répétant :

— Pauvre bougre!

C'est là son oraison funèbre.


Avec le postier, Hurricane transporte l'homme sur un petit plateau qui domine le lit du torrent ; puis ils recouvrent le corps avec de la neige qu'ils arrosent au fur et à mesure. La neige gèle instantanément, elle est plus dure qu'un roc. Gregory a fait une croix avec deux branches de sapins.

Lorsque le printemps réveillera la nature, que les eaux tumultueuses passeront, peut-être chanteront-elles à une âme errante, pleurant sa peine :

Back home in Tennessee…

CHAPITRE VI

LE CRI DE LA BÊTE…

Sous le cercle polaire la vie a des exigences plus grandes que sous les ciels civilisés.

Question de latitude, de nerfs aussi. Et puis la besogne coutumière vous happe et ne vous lâche pas. Il y a la neige, qui tombe inlassablement ; il y a la tempête qui hurle au fond des gorges de basalte ou qui balaye la plaine comme une maîtresse impérieuse chasse devant elle des troupeaux d'esclaves ; il y a les mille choses dont la plus minime est la pointe dentelée d'un rouage essentiel à la bonne marche de toute la machine, les chiens qui ont faim, la bête humaine qui a froid, la pâtée à préparer, l'igloo à construire si l'on veut dormir cette nuit sous un toit, toit de glace, mais sécurité et réconfort quand même.

Qu'est-on sur la plaine qui se déroule à l'infini, immense comme une peine? Moins que rien, des hommes! Des hommes qui ont à se défendre contre tout et contre tous. L'autre, là-bas, est mort de n'avoir pas pris garde.


Gregory Land, ayant planté une croix de sapin sur le tertre glacé, estime avoir fait son devoir, tout son devoir.

— En route, garçon, et ouvrons l'œil.

— Vous croyez?

— Je ne crois rien et je crois tout.

A mi-voix, comme s'il mâchait sa chique, il marmonne :

— Ici, je crains moins la nature que les hommes.

Les chiens ont profité de notre absence pour piquer un sérieux roupillon.

Seuls, Tempest et Hurricane ne dorment que d'un œil, une oreille rabattue, l'autre levée à demi. Sitôt qu'ils entendent un pas, ils se dressent et, par un aboi, avertissent leurs compagnons qui s'éveillent et paresseusement étirent leurs membres.

Wait a little, boys, just a minute, dit le postier à ses chiens.

Pour son copain, il ajoute :

— Un coup de main, old chap.

Et les deux hommes saisissent bout à bout les troncs de sapins qui coupent la fausse piste, les font rouler dans l'abîme où ils tombent avec un bruit sourd ; puis, à la pelle, ils comblent la tranchée et nivellent le sol.

Ensuite, Hurricane conduit à la main l'attelage, cependant que, derrière, Gregory Land, marchant à reculons, efface avec ses raquettes la mauvaise piste.

A un demi-mille, le trail de la poste se reconnaît. Il déroule une bande gris sombre dans le gris perlé du crépuscule qui vient.


Au soir, le mail stage atteint, après une rude étape où chiens et hommes n'ont pas épargné leur peine, une vieille cahute, construite et abandonnée par ceux qui, aux temps héroïques de 1865, avaient formé le projet de réunir l'Amérique et l'Asie par un fil télégraphique aérien.

Logement de pionniers? Station du télégraphe? Qu'avez-vous été dans l'idée de ceux qui vous édifièrent de leurs mains?

Qu'importe! Elle nous donne abri, comme elle a recueilli mille et mille autres garçons, trappeurs ou mineurs, coureurs de pistes qui, au soir, furent heureux de la trouver debout.

Chacun ayant conscience de la valeur, plus morale encore que pratique, de la hutte, s'est fait un devoir de l'étayer. Son toit en peau de cariboo est toujours remplacé au premier signe de lassitude, si bien qu'elle a toujours un air accueillant qui semble dire : « Entrez donc, reposez-vous ; pour une nuit, vous serez en sécurité ».

Elle domine, sur la hauteur, à un mille du fleuve, le paysage. Proche, on aperçoit, entre ses deux rives de sapins mornes, le Yukon qui, à ce coude, a plus de seize cents mètres de largeur.

A feu doux, Gregory fait fondre les quartiers de phoque qui serviront de pâtée aux bêtes. Hurricane ouvre avec précaution une boîte de conserves.

Le postier a repris son humeur joyeuse, il se remet à siffloter.

By Jove! c'est encore à sa chanson de Tennessee qu'il en a, si bien qu'Hurricane, agacé, lui dit :

— Vous êtes donc de Nashville, pas possible, ou de Chattanooga?

— Moi? non, répond le postier laconique.

— Ma parole, je croyais que vous étiez des Highlands ou de Cumberland, à moins que ce ne soit des Alleghanys? De la plaine ou des monts, mais du Tennessee, sure.

Gregory remue la pâtée avec une cuillère en bois. Il ajoute à la bouillie du son et de l'huile de poisson.

L'odeur nauséabonde a l'air agréable au nez du maître de poste, dont les narines s'écartent, flattées. Eclairé par en dessous, le masque est comique ; on dirait d'une face d'Indien sculptée à grands coups par plans primitifs.

Hurricane essaye de déchiffrer les hiéroglyphes du visage, lorsque Gregory répond :

— Ne cherchez pas. Je suis de Frisco…

Hurricane sursaute :

— De Frisco, comme moi.

— Dame! vous ne croyez pas avoir pris un monopole, ricane Gregory.

Mais le pli qui lui tire la bouche se détend, l'amertume disparaît et l'homme reprend, comme s'il parlait à soi-même, ou s'il se souvenait tout haut.

— Vrai, de Frisco, pas celui de nos jours avec ses théâtres, ses palaces, ses avenues, ses cars et son port grouillant de marins. Non, le San-Francisco du rush, de la folle ruée.

« Mon père Mac F. Land avait été pris par la faim de l'or, comme tant d'autres!

« C'est dur, ici, chechaquo, c'est terrible, à la vérité, mais les autres, là-bas, les premiers, ceux qui allaient, parqués dans la cale des steamers, de New-York à Chagres. Là, la fièvre jaune guérissait de la fièvre de l'or, quatre vingt pour cent de déchet, rran! Les rescapés frétaient des voiliers — et vogue la galère! jusqu'au Golden Gate. Bah! pour peu que l'on fût courageux, qu'on eût la chance, on prospérait. Le père, en bon Ecossais, trouvait que Dieu avait mis la terre trop bas : au lieu de gratter le sol, il s'établit marchand. On avait besoin de tout, alors. Le sucre valait cinq dollars, le café dix, un œuf se payait couramment entre deux et trois dollars, pour un dollar vous aviez un oignon… Si vous vouliez vous offrir un boy, c'était deux cents dollars le mois. Il n'y avait que le champagne et le whisky qui fussent relativement à la portée de toutes les bourses.

« Les shérifs? Pas plus que sur ma main. On réglait tout au pistolet ou à la carabine, selon les goûts.

« C'était le temps des chemises rouges, des bottes de cuir fauve et des culottes de velours.

« En 1856, près de six cents vaisseaux franchirent la Baie, apportant des foules qui, aussitôt débarquées, se ruaient à l'assaut.

« Il fallait que tout cela boive, mange, dorme, s'habille…

« Le père fit fortune, s'établit confortablement, prit femme et… me voilà… »

Sur ce qu'il a fait dans sa jeunesse, Gregory Land est muet. Il pense, comme Kipling, que « cela est une autre histoire ». Pour l'instant, avec le sérieux d'un clergyman, il prépare la pâtée de ses chiens et, ce faisant, c'est lui qui se pourlèche les babines.


Les chiens, ayant mangé, font leur trou dans la neige, se lovent et s'endorment.

Hurricane coupe un morceau de lard sur un biscuit de maïs et, tout en mangeant, il dit, poursuivant la conversation interrompue :

— Moi aussi je suis de la Baie, j'ai étudié à Berkeley.

Gregory Land se dresse si vivement que Hurricane se demande s'il n'est pas devenu complètement fou.

— A Ber-ke-ley, à Ber-ke-ley, répète-t-il, scandant le mot.

— Bien oui…

— Ah! old fellow, que ne le disiez-vous!

Et Gregory Land agrippe dans ses grands bras Hurricane. Les premières effusions passées, le postier se rassied, puis, tranquillement, il annonce :

— A Berkeley! Moi aussi, j'ai été à Berkeley!

C'est au tour d'Hurricane de redresser d'une tape Gregory et de lui donner l'accolade. La jeunesse se lève à l'appel du souvenir. Gregory est transfiguré, une flamme éclaire ses yeux.

— Vous rappelez-vous le vieux chalet de bois noir?

— Si je me souviens, old chap, du Faculty Club!… Les guirlandes de lierres.

— Les géraniums grimpants…

— Et le théâtre grec au pied de la colline…

— Dites donc, de votre temps, on ne servait pas le whisky dans des tea-pots?

— Fichtre non! On avait soif après les matches de base-ball.

— Ah! les matches!

— Moi, j'étais yell master.

— Vous étiez le maître des cris! répète avec une admiration naïve Hurricane.

— Comme je vous le dis.

Et c'est l'évocation soudaine des jeux où les jeunes hommes, splendides bêtes de combat, se battent pour l'honneur de l'université. La foule se presse pour soutenir les couleurs du camp, il faut que les garçons soient à la hauteur de leur tâche et le maître des cris, que l'on appelle encore « cheer leader », excite ses troupes à la victoire. Allons, garçons, un coup de collier, ceux de Stanford reculent, prenez garde ici, modérez-vous, donnez toute votre âme.

Le mégaphone d'une main, l'oriflamme de l'Université de l'autre, le maître des cris veille à tout ; il trépigne, il danse, il crie, il beugle, il exulte et, derrière lui, les étudiants, massés comme le chœur antique, reprennent le cri, le fameux cri qui est le signe du ralliement. C'est le « Montjoie! Saint-Denis! » des troupes royales françaises, le « Dieu le veult! » des Croisés, le « Io Pean! » des Hellènes, c'est le cri animateur des foules qui combattent.

— Vous souvenez-vous du cri?

Un mot tombe des lèvres dédaigneuses du postier :

— Enfant!

Et, debout, les mains en porte-voix, dans la pénombre du foyer qui meurt, dans le grand silence blanc de la nuit polaire, le cri de Berkeley fuse :

Oski — Wow — Wow
Wiskee — We — We
Oleo — Mucky — ei
Oleo — Berkeley — ei
Cali — forn — ia — Wow.

Sitôt achevé, le postier reprend et recommence, Hurricane fait écho.

C'est le cri de la jeunesse victorieuse.

Elles sont loin les mauvaises pensées, chassées à tout jamais les bêtes malfaisantes de la nuit! Dors ton sommeil, toi, là-bas. Que la neige te soit légère ; tu es un vaincu ; paix à ta dépouille.

Ici nous sommes les vainqueurs. Comme autrefois, dans les joutes universitaires, ceux de Stanford clament :

Rah! Rah! Rah!
Rah! Rah! Rah!
Rah! Rah! Rah!
Rah! Rah!
Stanford.

Mais une clameur furieuse répond, qui domine :

Oski — Wow — Wow
Wiskee — We — We
Oleo — Mucky — ei
Oleo — Berkeley — ei
Cali — forn — ia — Wow.

Et les chiens, étonnés par ces cris frénétiques, sont sortis de leurs trous de neige ; ils ont écouté, ils ont entendu… pour eux, c'est le cri de la bête triomphante. Il y a eu cette nuit bataille et les hommes sont revenus vainqueurs. Les chiens sont dans le camp des hommes. Alors les chiens hurlent avec eux.

CHAPITRE VII

LA DERNIÈRE CHANCE

Last Chance, un camp de mineurs entre l'Alaska canadien et l'Alaska yankee.

Last Chance, étape nécessaire — moitié moitié — sur le trail qui, de Forty Miles, traverse la frontière vers Eagle.

Quel est le garçon que le destin a conduit jusqu'ici pour tenter sa dernière chance?

Etait-il à bout de volonté ou simplement beau joueur? Son pic a sonné sur le roc et les flancs de Ogilvie-Range ont donné de l'or à sa peine.

A Last Chance « la terre paie », aussi le saloon de James W. Blackfoot est-il des mieux achalandés.

Il a triple rangée de bouteilles derrière le comptoir d'acajou — un comptoir que James W. Blackfoot a fait venir à grands frais de Vancouver — un luxe quoi! Le Maître de l'alcool a des prévenances pour sa clientèle qu'il mène rudement, ainsi qu'il convient au tenancier d'un bar qui a établi ses affaires passé le 63e degré de latitude nord.

S'il vend cher son whisky? Cela va de soi. Ne faut-il pas payer le piano mécanique qui, durant des heures, moud des airs échevelés ou sentimentaux. Les fox-trots pour plaire aux Anglo-saxons, « Santa Lucia » ou « Connais-tu le pays » pour les Latins.

James W. Blackfoot avance aux joueurs malheureux un peu d'or pour acquitter leurs dettes, moyennant quelques dollars d'intérêt, c'est évident. Rien pour rien et les bonnes affaires sont nos affaires!

Ce soir, les deux salles du saloon sont en fête : Andrew Fallingtown a ramené d'un coup de pioche une pépite qui, mise sur la balance, a marqué une livre anglaise.

Last Chance! Cela s'arrose. On boit aux frais d'Andrew Fallingtown.

Un ivrogne, ce fellow, mais un si bon type. Sa dernière chance n'est jamais la dernière ; s'il joue, il gagne ; s'il achète un claim qui ne rend pas, huit jours après il lave pour 150 dollars d'or. Et quelle imagination aussi! Il est au Klondyke depuis les temps héroïques, il a participé à tous les beaux coups. Il était là lors de la Bonanza, il a ramassé un million de dollars de paye.

S'il les a gardés? A d'autres! L'or qu'on trouve glisse entre les doigts comme l'eau des sluice-boxes!

C'est lui qui envoya les garçons travaillant pour son compte à seize dollars par jour, rafler tout l'extra-dry des saloons de Dawson ; les compagnons ayant mené à bien cette mission de confiance, Andrew Fallingtown prit un bain de Champagne.

Après quoi, les messagers furent autorisés à boire le liquide. Ce dont ils ne se privèrent pas, à ce que l'on dit, car on garde encore en Alaska le souvenir de cette mémorable soulographie.

Le million de dollars fondit comme neige au soleil. Andrew Fallingtown remonta vers le Nord. Pour l'heure, il fête sa « dernière chance ».

Le piano mécanique n'arrête pas. Les dancing-girls n'arrivent pas à contenter la clientèle. Un dollar le tour de valse — pour le compte de James W. Blackfoot évidemment ; aussi des mineurs dévoués, un mouchoir noué au bras, font l'office de cavalières.

Dans l'autre salle, ceux que la danse n'intéresse pas tiennent un jeu d'enfer ; le pharo a quelques adeptes, mais le poker mène le branle. Il y a des « pots » de cinq mille dollars. Chaque bout de carton porte un chiffre qui n'est pas inférieur à 100 et la signature du joueur. La partie finie, on échange les cartons contre de la poudre d'or ou des dollars papiers.

Les deux pieds sur la table, la tête auréolée de fumée, la pipe aux dents, Gregory Land savoure l'heure qui s'offre, avec béatitude.

Hurricane s'absorbe dans la lecture d'un journal vieux de deux mois.

Tous deux sont plus isolés dans cette pièce tumultueuse que s'ils étaient seuls dans la plaine ou les bois.

Soudain Gregory descend une jambe, puis une autre jambe ; il se relève ensuite d'un coup de rein et, les yeux fixes, la face tendue, il se perd dans l'examen d'un objet qui attire à tel point son attention qu'il paraît hypnotisé.

Deux minutes passent. Le postier enlève sa pipe et l'éteint avec son pouce.

L'affaire paraît d'importance. Les sourcils se rapprochent, deux plis parallèles barrent le front. Diable! cela ne va pas. C'est aussi l'avis de Gregory qui jure entre les dents.

Il se lève et, profitant de l'absence de James W. Blackfoot qui est allé mettre à la raison deux mauvais drôles qui se cognaient dans la salle de jeu, il se glisse derrière le comptoir et examine, parmi les raquettes accrochées, une raquette où un nom est gravé au couteau.

James W. Blackfoot revient et aperçoit le postier qui tranquillement quitte la place. Le tenancier devient écarlate, son cou se congestionne. Les veines saillent comme des cordes. Le bull va foncer.

Mais Gregory Land n'est pas un apprenti qu'on tance, ni un ancien à qui l'on impose sa volonté. Gregory Land est connu de tous, aimé de tous. Il n'a pas un ennemi sur tout le territoire du Yukon, qu'il soit yankee ou canadien.

Gregory est l'homme qui porte les nouvelles et soutient l'espérance. Qui mieux est, c'est un camarade au bras et à la bourse duquel on ne fait jamais appel en vain.

James W. Blackfoot s'adoucit, il offre :

— Un whisky?

— Whisky et gin, half and half.

L'hôte se sert une rasade. Les deux hommes portent leur verre à hauteur de l'œil, puis d'un trait le vident.

Le postier reste accoudé au comptoir.

— C'est à vous, ça?

Du menton, il désigne les raquettes alignées. D'un ton indifférent, le patron répond :

— Des gages.

J. W. Blackfoot prête à la petite semaine, cela se sait ; aussi accompagne-t-il sa réponse d'un rire qui secoue ses épaules.

Gregory, par politesse, rit de son rire rouillé, puis, après avoir donné une tape amicale à l'homme, revient à sa place à petits pas.

Une fois assis, il sort de sa poche le porte-feuille du pauvre bougre qui a fini sa chance dans les ravins de Hell's Mount.

Il examine quelques papiers, puis un tic tire sa bouche.

— Hello, garçon!

Hurricane, absorbé par la lecture, ne répond pas.

— Hello!

Hurricane lève la tête, son regard rencontre les yeux gris d'acier du postier dont les lèvres remuent à peine lorsqu'il prononce :

— Faites semblant de lire votre journal et pour Dieu ne perdez pas une de mes paroles.

Il lui parle bas, vite, très vite ; pas un pli de sa face ne bouge, sa résolution est arrêtée, il a tout son sang-froid.

Il termine :

— Vous avez bien compris, alors attention, de l'œil, hein! garçon!

Hurricane se lève. Gregory le rappelle.

— Vous savez qu'on peut y laisser sa peau?

Hurricane lève les épaules. Cette question! parbleu, il le sait, mais est-ce que cela a de l'importance?

Alors Gregory, une main sur l'épaule du jeune homme, le fixe droit dans les yeux et lui dit simplement :

— Vous êtes un cher individu.

CHAPITRE VIII

LES RAQUETTES DU MORT

Hurricane est allé se placer contre la porte. Nul ne peut entrer ou sortir. Il a les deux mains au dos, les paumes appuyées aux battants.

Gregory lui lance un regard :

Ready?

Yes.

— Alors, allons-y.

Gregory sait donner un ordre. D'une voix tonnante, il lance un tel cri que les danseurs s'arrêtent net de tourner ; les joueurs, la carte en main, hésitent à l'abattre.

Boys… lance Gregory.

— Quoi, qu'est-ce que c'est?

— Un ivrogne.

— Enlevez-le.

— Qu'on le couche.

— La paix.

— Au diable!

Les interpellations se croisent.

— Mais non, c'est Gregory Land.

— Le postier?

— Lui-même.

— Diable, alors c'est sérieux.

— Chut!

— Taisez-vous.

— Vos figures, vous autres, on ne s'entend pas.

Boys, boys, clame le maître de poste qui, pour donner plus de portée à sa voix, est monté sur une table.

Le silence se fait.

— Vous êtes tous là? Dans la salle, là-bas, personne? Dick, mon vieux frère, arrêtez le piano mécanique.

Tous entourent le postier.

— Merci, garçon. Voulez-vous fermer la porte? Bien. Restez là, Dick, Jim et vous. Patrick, mettez-vous auprès de Dick, Boby, old chap, vous suffirez à la fenêtre. Vous y êtes tous? Alors écoutez-moi.

Par groupe, les mineurs font cercle ; les danseuses ont jeté un châle sur leurs épaules, elles enlacent leurs cavaliers. Tous les cous sont tendus vers l'homme.

Et l'homme parle.

— Excusez-moi, je vous ai dérangés dans votre plaisir, si, excusez-moi. Maintenant, qui est-ce qui a quitté le camp depuis huit jours?

— Depuis huit jours?

— Pour sûr, il est fou!

— C'est pour cela qu'il nous appelle…

Un rire passe qui se propage de rang en rang.

— Taisez-vous, ordonne le postier.

A sa façon énergique, on voit qu'il n'y a pas de quoi rigoler.

— Je répète : qui a quitté le camp depuis huit jours?

James W. Blackfoot se gratte le crâne de l'index, comme s'il réfléchissait.

— Voyons… il y a… Cumberland qui est parti pour Eagle.

— Où est-il Cumberland?

— A Eagle, probablement.

— Bon… après?

— Il y a… Ralph C. Ward et Grégoire La Tulette qui sont allés prospecter sur le versant nord-est des Ogilvies.

— Vous dites Ralph C. Ward et Grégoire La Tulette?

— Oui. C'est tout.

— C'est tout? Bon. Un instant, garçons. Qui peut me donner des nouvelles de Ned F. Glewood?

Paisible, James W. Blackfoot répond :

— Glewood? Il est loin, s'il court toujours, voilà six jours qu'il nous a quittés.

— Fortune faite, interrompit un mineur.

On rit.

Quand le rire décroît, Gregory annonce :

— Ned F. Glewood ne court plus, il dort dans les ravins de Hell's Mount, avec une balle dans le crâne.

— Hein?… Quoi?… Qu'est-ce qu'il dit?… Glewood qui est parti plein de vie? Allons donc, il est mort?… C'est fou… Un accident?… Mais vous n'entendez donc pas, on vous dit qu'il a une balle dans la tête.

— Assez, ordonne Gregory.

Tous se taisent, calmant leur émotion.

— L'assassin est ici, assure le postier. Et le doigt tendu, il ajoute :

— Voici les raquettes du mort. Regardez, on peut voir sur la face externe, gravé au couteau, le nom en capitales : NED F. GLEWOOD.

Tous veulent voir.

— Arrière, ordonne James W. Blackfoot. Personne derrière mon comptoir. Arrière et haut les mains.

Le bull tient un browning à chaque poing.

Le postier, goguenard, intervient :

— Vous êtes susceptible, ami Blackfoot. Gardez votre sang-froid. Nul ne songe à vous. On n'en veut pas à votre caisse.

Grognant, le tenancier abaisse les armes.

— Je n'ai pas quitté mon comptoir, n'est-ce pas, vous autres?

Les affirmations pleuvent.

— Qui est-ce qui vous dit le contraire? fait Gregory.

— Montrez les raquettes…

Bon gré, mal gré, le patron du bar est obligé de décrocher les raquettes que la foule s'empresse d'examiner.

Une voix glisse à l'oreille du postier :

— Pipo Malatesta est parti relever la piste d'un cariboo. Il est resté deux jours absent. Il est rentré avant-hier, harassé, il a dormi vingt heures.

Alors Gregory Land réclame :

— Qui est Pipo Malatesta?

Pour toute réponse, un jeune garçon, un revolver au poing, s'élance en hurlant :

— Place, place vous autres.

Sans plus attendre, il tire au jugé dans le tas. Deux cris, deux hommes tombent.

— La porte, prévient Gregory. Attention!

Pipo se retourne et tire, Gregory se baisse, la balle est perdue dans la cloison de planches.

Soudain, la nuit se fait ; quelqu'un a coupé le courant. Dans la salle, c'est un tumulte indescriptible : on crie, on se piétine, on se bat. Le claquement sec des balles fouette l'air. La voix aiguë des femmes se mêle aux râles des mourants.

L'organe de Gregory domine :

— Restez à vos postes, garçons!

Au comptoir, lutte ardente. Bouteilles et verres dégringolent et se brisent.

Et la lumière reparaît, en même temps qu'on entend Gregory Land :

— Je suis véritablement fâché de vous avoir ainsi accommodé. Yes, I'm very sorry.

Ce discours s'adresse à James W. Blackfoot qui a le crâne proprement ouvert. A ses côtés, épars, les débris d'une bouteille.

Placide, le maître postier poursuit :

— Aussi pourquoi diable avez-vous éteint? Craigniez-vous à ce point la lumière? Very, very sorry.

Deux hommes gisent inanimés, autour desquels on s'empresse, tandis que les froussards sortent péniblement de dessous les banquettes où ils se sont réfugiés.

Malgré la situation, il y a des rires et des quolibets.

Trois femmes sont blessées, dont une gravement ; pliée en deux, les mains au ventre, elle gémit doucement, doucement.

Bobby à sa fenêtre, Dick, Jim et Patrick n'ont pas bougé d'un pouce.

Dans un coin, Hurricane tient en respect Malatesta qui, mains en l'air, genoux fléchis, attend. A ses pieds, un revolver veuf de toutes ses balles.

— Très bien, cher garçon, amenez-le, fait Gregory.

Hurricane, placidement, passe le browning à sa ceinture, sa main s'abat sur l'épaule de l'homme qu'il traîne au milieu du bar.

— Quels sont les trois plus anciens ici? réclame le postier.

Trois mineurs sortent du rang. Un tribunal s'improvise.

— La présidence? Non merci. Je suis témoin tout simplement, dit le Maître de Poste.

Le procès est rondement mené. Au demeurant l'accusé avoue. C'est un Italien, beau comme une fille. Dix-huit ans, vingt peut-être, il a des cheveux noirs en boucles ; c'est un nouveau qui n'a pas perdu son temps dans les creeks ; habile au jeu et à gratter la guitare, il ne quittait pas le saloon.

— Un chechaquo comme toi ne sait pas couper une piste, intervient rudement Gregory.

Pipo Malatesta rigole ; d'un mouvement de tête, il désigne le comptoir.

— L'autre, là.

Et Pipo mange le morceau. Il dit tout. Le coup monté par J.-W. Blackfoot, les préparatifs, le trail coupé, l'attente dans la neige, le saut du traîneau, la mort du mineur, le vol, le retour, les dollars partagés. Blackfoot a la plus grosse part. Voilà.

La foule a des colères subites. L'indignation éclate comme une tempête.

Sans Gregory Land, on achèverait sur place James W. Blackfoot. Il se penche sur l'homme, examine la blessure, fait une moue et déclare :

— Tête de cochon est dure, il en reviendra.

On lave la plaie au whisky. Bobby regrette :

— Si ce n'est pas malheureux, gâcher de si bonne chose!

CHAPITRE IX

VIE POUR VIE

La justice populaire, sur les territoires du Grand Nord, ne s'embarrasse pas de formalités. Elle est expéditive et brutale.

Certes, il y a bien quelque part, là-bas, dans une ville, les gens de la police montée ; mais à quoi bon obliger ces garçons à parcourir des milles et des milles pour venir prendre au collet un drôle et le déférer six mois après aux juges réguliers!

Le crime est avéré. Les preuves accablantes. Il y a eu mort. Vie pour vie. James W. Blackfoot et Pipo Malatesta, reconnus coupables d'avoir assassiné le mineur Ned F. Glewood, seront pendus. Ainsi en ont décidé les trois anciens.

Le jugement est applicable sur l'heure. Il est accueilli avec joie. La foule aime les décisions rapides ; elle ne raisonne pas et comme, dans l'âme des hommes, veillent toujours des instincts primitifs, les aides ne manquent pas pour exécuter la sentence.

Une large poutre traverse le saloon. Voilà qui fera l'affaire. Deux garçons grimpent à califourchon ; ils assurent des cordes, cependant que Dick et Bobby s'occupent à faire reprendre ses esprits à J.-W. Blackfoot.

Celui-ci revient enfin à lui. Son regard hébété se pose sur l'un et sur l'autre. Soudain, il aperçoit la corde qui bouge. Il comprend et, d'un geste instinctif, il porte les mains à son cou. Un cri rauque sort de sa gorge. Il essaye de se soulever.

Des poignes vigoureuses le maintiennent.

— La paix, toi, hein!

— On ne va pas…

— Non, on va se gêner.

Sachant qu'il n'a pas à attendre de pitié de ses juges, il ne s'attarde pas en jérémiades, mais un tremblement convulsif l'agite. Ses prunelles roulent dans l'orbite, ses lèvres s'agitent dans le vide, ses mains s'ouvrent et se referment.

Pipo Malatesta le regarde avec une moue de dédain. Lui n'a pas fait un pas, il attend son destin avec une bravoure tranquille, qui fait l'admiration de tous.

Un pas grand'chose, soit, mais un caractère. Un beau joueur. Il a perdu, il paie, c'est dans la règle.

Quant à l'autre, qui tremble pour sa carcasse, une fameuse brute, qui ne sait même pas mourir comme elle a vécu.

Pas un quolibet, pas une injure ne l'accable. Les boys ont le respect du condamné, mais leur pensée va vers l'homme jeune que la lutte à dépoitraillé, dont les poumons jouent à l'aise dans la poitrine. Une belle bête pleine de vie. Quel dommage!

Mais la justice est la justice. L'autre, là-bas, dans les ravins de Hell's Mount attend, de même les garçons qui sont couchés sur la dalle, les yeux grands ouverts et qui, eux aussi, étaient de solides gaillards.

Et la femme dont le râle monte, continu, elle dansait, elle riait, elle chantait, voilà trois quarts d'heure… quelques moments encore et la vie s'arrêtera. Personne ne songe du reste à philosopher.

Les cordes tombent avec un bruit sec.

— Vous êtes parés, garçons? demande le président.

— Nous y sommes.

— Allez-y.

— Une minute… une minute…

C'est James W. Blackfoot qui supplie. Ah! non, il ne va pas pleurnicher, celui-là? Enlevez-le! On le traîne, des mains se hâtent autour de son col ; l'homme rue, se débat, on lui ligote les jambes. Un cri de bête traquée… Oh! hisse… Il y a quelques secousses brèves. On attache la corde à un crochet au mur.

A l'autre.

Pipo achève de fumer une cigarette.

— Un instant.

Il tire coup sur coup trois bouffées, garde un instant la fumée, puis la rejette par le nez et la bouche. De l'index, il secoue la cendre. Son geste est naturel, sans affectation, sans forfanterie. Une âme romaine est dans ce corps. Les compagnons admirent tant de placide courage. Une dernière bouffée. La fumée fait une volute bleuâtre qui s'enroule autour de l'ampoule électrique. Libre, il se dirige seul vers la potence improvisée. On le cravate. Mais, avant que la main du président s'abatte, il réclame :

— Garçons, il ne me déplairait pas de mourir en musique. Un petit air, voulez-vous?

Dix boys se précipitent et, pour honorer celui qui va mourir, ils lui choisissent un air de son pays.

Le piano mécanique attaque :

Sul mare luccica
L'astro d'argento,
Placida è l'onda,
Prospero è il vento ;
Venite all'agile
Barchetta mia.
Santa Lucia,
Santa Lucia…

Le refrain n'est pas terminé que Pipo Malatesta est roide.

Le corps de James W. Blackfoot a des soubresauts. La foule reste stupide devant l'acte accompli. Voilà, c'est fait. Ils ont payé. Que faire? Chacun rentre chez soi et l'on emmène la jeune femme qui gémit toujours.

Arrivé à la porte, Hurricane a une défaillance, il s'appuie sur Gregory Land qui grogne :

— Que diable! Tenez-vous. Vous n'êtes pas une femmelette.

Hurricane répond :

— Je ne suis pas une femmelette, mais je crois que j'ai l'épaule cassée.

Hein? Quoi? blessé? Et il ne le disait pas? Quel drôle de type tout de même.

Et, le prenant à bras-le-corps, le postier emporte son ami comme une mère son enfant.

Là-bas, dans la grande salle, le piano mécanique tourne son refrain sentimental qui enfin s'achève. Les ondes musicales vibrent longtemps dans le silence de la nuit — et la mort rôde autour des deux corps que le vent balance doucement.

CHAPITRE X

« AU REVOIR, GARÇON! »

— Mais votre voyage à Eagle?

— Qui demande votre âge?

— Vous assuriez que vous aviez quelqu'un à rencontrer.

— La belle affaire! J'allais voir un sacré cher individu que j'aime, c'est entendu. Je l'aime, c'est sûr, mais il attendra. Croyez-vous que je sois un type à laisser les copains dans la peine?

« Je sais, vous allez me jurer que vous n'êtes pas dans la peine. Par Dieu! on connaît votre orgueil! Mais je suis né avant vous, n'est-ce pas? et pour l'orgueil, j'en ai deux onces de plus que vous. Tous les mêmes, ces apprentis! Ça veut apprendre aux poules comment on fait les œufs! Misère! »

Et Gregory Land crache dans le foyer, puis il se baisse, prend une braise qu'il fait sauter dans sa paume et la place ensuite sur le fourneau de sa pipe.

Depuis trois semaines la discussion dure entre Hurricane et lui, Hurricane déclarant qu'il peut se passer de ses services, Gregory s'obstinant à les offrir.

Celui-ci s'est installé au chevet de son camarade et le soigne comme une dame de la Croix-Rouge — une dame de la Croix-Rouge qui jurerait chaque trois mots et qui aurait des manières un peu vives, cela s'entend.

Un Indien Cree, que Gregory surnomme Billikins — à cause peut-être de son impassibilité — est son coadjuteur. Mais le coadjuteur vaut mieux que l'évêque, heureusement!

Billikins est la patience attentive. Il a des doigts légers comme ceux d'une femme. De plus, il sait certains secrets qu'il tient de sa tribu, secrets guérisseurs de blessures.

La fièvre tombée. Hurricane, le bras en écharpe, se promène dans la cabane.

Hurricane-chien est gravement assis sur son derrière. Une oreille debout, l'autre couchée, il a sa gueule de travers qui semble rigoler.

Véritablement, la dispute des hommes l'amuse.

Hurricane répète :

— Mais votre voyage à Eagle?

Le postier bondit.

— Allez-vous me fiche la paix, hein? Si je vous gêne, on le dit, je boucle et je m'en vais. Dio! Madonna! Devil! Demonio! Caraco! Tous pareils. Quand ils ont besoin de vous, ils geignent : « mon petit Gregory par-ci, mon bon copain par-là! » Je t'en f… moi, des petits et des bons! Puis ffutt… ils vous flanquent à la porte comme un propre à rien. Eh bien! moi! je ne m'en irai pas. Je suis bien ici, j'y reste.

Pour prouver sa prise de possession, il s'installe et allonge ses jambes, si bien qu'il envoie promener la poêle à frire et le maïs dans le feu.

Hurricane-chien trouve cela de plus en plus drôle. Ses yeux pétillent et il tire la langue qu'il laisse pendre comme une loque.

Billikins, accroupi, l'esprit ailleurs, semble un dieu inconnu planant au-dessus des contingences humaines.

....... .......... ...

Un matin, Hurricane s'éveille ; les chiens, dans la cour, mènent un concert auquel se mêle la voix de Gregory.

— Ici, Tempest! Ici, Floch! Sacrés mauvais garçons!

Et la lanière de cariboo se déroule et claque, non pour battre les bêtes, mais pour les rassembler.

Sur le seuil, les mains aux poches, Hurricane regarde.

Le postier se retourne.

— Ah! vous voilà, vous. Eh bien! soyez heureux, je m'en vais… Vous n'avez plus besoin de moi, je suppose, vous pouvez tenir le biberon à deux mains, baby. Alors au revoir, garçon, bonne chance ; moi, je reprends ma route. Ça gèle dur? Le trail sera meilleur. Le froid n'a pas de prise sur ma carcasse. Elle en a vu d'autres, la pauvre vieille, allez!

« Enfin, vous voilà sur vos pattes, c'est l'essentiel. Sur vos pattes, c'est une façon de parler. Je ne dis pas que vous pourriez, ce soir, vous mesurer avec Bobby-le-Rouge, mais votre épaule est solide, rien de brisé, les tissus se referont tout seuls. Le reste viendra. Le reste, j'entends la boxe, le tonnerre du diable, quoi!… Je bafouille… cela n'a pas d'importance.

« Soixante jours pour la descente, huit jours de repos, soixante étapes pour la remontée, cher garçon, je vous apporterai des nouvelles de votre belle dans neuf semaines, à moins que mes chiens et moi ne laissions nos os au fond de quelque passe. »

Et le postier parle, parle avec la volubilité d'un homme que la solitude attend. De plus, il ne veut point montrer à son copain son regret de devoir le quitter.

Gregory Land, rude Yukoner, a une âme sentimentale qu'il cache sous des manières bourrues. Il est aimable à la façon des ours. Sa main s'abat sur l'épaule de son ami. Hurricane retient un cri.

— La belle brute que je fais, grogne le postier.

Pour prouver son courage, l'autre mate sa douleur, tend la main encore invalide à son ami et celui-ci, sans y prendre garde, la secoue avec énergie, tandis qu'il répète :

— La belle brute que je fais!

Si bien que la grimace d'Hurricane se change en sourire et que le postier s'aperçoit enfin de sa maladresse… Il rogne ferme et s'en prend à ses chiens qu'il abreuve d'injures, et Dieu sait si le répertoire de Gregory est varié.

— Vous me croyez donc impotent? fait Hurricane. Mon bras est solide, ma main souple, mes doigts agiles, je puis même écrire…

Gregory hausse les épaules.

— La preuve? tenez.

Hurricane tend une lettre au postier, tout en lui chuchotant à l'oreille :

— Je vous la recommande, old chap.

Gregory regarde son ami. Il a surpris une pointe d'émotion dans la voix ; les doigts tremblent légèrement qui tiennent la fragile enveloppe… Ses yeux fixent les prunelles du garçon qui ne cillent pas.

Le visage du postier s'éclaire. Il y a de la loyauté dans ce regard. Il est heureux évidemment et dit pour lui-même :

— Je ne m'étais pas trompé.

Il ouvre sa veste de cuir, prend la lettre et la dépose soigneusement dans son portefeuille en disant :

— Je la mettrai moi-même à Dawson. Soyez sans inquiétude.

— Merci.

Les cœurs des hommes du Grand Nord n'ont pas besoin de longues formules pour se connaître. Un mot suffit qui cimente deux amitiés contre lesquelles toutes les forces de l'hypocrisie humaine ne prévaudront jamais…

— Allons, garçons, debout.

Traînant ses mocassins dont les lanières pendent, Billikins traverse la cour, ouvre la porte. Le traîneau décrit une courbe. Gregory Land excite ses bêtes d'un claquement de langue… et saute sur la taku.

Comme le team va franchir le seuil, Gregory se retourne :

— A propos, cher garçon, j'oubliais… Vous savez, la concession de cette sacrée canaille de Pipo Malatesta, eh bien! elle est à vous. Vous trouverez les papiers en règle sur votre table… Good luck, fellow.

Avant qu'Hurricane soit revenu de sa stupeur, le traîneau a franchi la porte.

L'homme se précipite. Voyons… c'est fou… il a mal compris… Attendez, que diable! Mais pas un son ne sort de sa gorge que l'émotion contracte.

Là-bas, les chiens tirent, le traîneau glisse et Gregory Land chante à tue-tête…

La voix diminue, diminue… Homme, chiens, traîneau font un trait noir sur la neige bleuie.

CHAPITRE XI

LA COLLINE DU LOUP

La concession de Pipo Malatesta s'étend à un demi-mille du Yukon, sur la Wolfhill.

Le prédécesseur de l'Italien avait ouvert une tranchée à flanc de colline, puis, las ou fantasque, avait abandonné l'ouverture béante. Les occupations de Pipo Malatesta étaient autrement importantes, aussi il avait laissé les choses en l'état.

Après le départ de Gregory Land, Hurricane avait passé deux jours à examiner sa propriété, cherchant à surprendre le secret de la terre.

Ici poussaient, plantés de guingois, quelques sapins. Là, la roche primordiale crevait l'enveloppe de glace, une roche rebelle au pic.

A l'abri des vents d'ouest, la pente descendait doucement, couverte de lichens et de mousses ; là-bas s'amorçait la lisière de la forêt septentrionale, où toutes les bêtes s'étaient réfugiées loin de l'atteinte des hommes.

Debout, au sommet de Wolfhill, Hurricane regarde. A ses pieds, s'étendent les creeks du campement où tous essayent leur « dernière chance ».

Chacun travaille selon sa force et ses moyens.

Les sifflets de l'American Gold Co déchirent la brune et se répercutent, très loin, vers la tache sombre des bois ; les moteurs ronronnent ; il y a des claquements secs de courroies et, dans le fond de la vallée, c'est l'immense bourdonnement des concasseurs, le bruit sourd et régulier des pilons broyant le minerai à raison de 5 tonnes par jour et de 92 chutes par minute.

La terre payante est amenée au moulin par des wagonnets aériens qui glissent avec un crissement ; une grue d'un geste monotone promène son antenne qui se découpe noire sous le ciel gris ; elle happe un wagonnet, joue avec, puis, cela ne l'intéressant plus, elle ouvre sa mâchoire.

Le minerai roule avec fracas. Alors elle ramène le wagon et s'amuse avec un autre.

Il y a aussi le tapement des marteaux des thawing machines enfonçant des pipettes dans la glace et le giclement de la vapeur dans les pipettes.

Les mineurs moins fortunés se contentent d'arracher le minerai aux « hill sides » et à le mettre en tas, les dumps, qui attendent les beaux jours de mai à septembre pour être lavés.

Hurricane voit le rude labeur des hommes. Tous les placer claims sont en activité. On dirait un paysage lunaire ou le cratère d'un volcan assagi ; excavations, éboulements, bourrelets de roches, dumps, se succèdent, attestant que l'homme n'entend pas laisser « une place où la main ne passe et repasse ».

Le résultat vaut-il l'effort? Mille kilos de minerai arrachés, bloc à bloc, donneront peut-être 10 ou 20 grammes d'or. All right! la terre paie. Et puis on court sa chance, n'est-ce pas? Et pourquoi ne pas espérer la belle carte?

Presque tous connaissent le musée d'échantillons californiens, à San Francisco, où l'on peut voir la reproduction d'une pépite de 42 kilos. Fameux coup de pioche, mes garçons!

Sans se bercer d'une folle chimère, il est raisonnable d'escompter la trouvaille de mille à cinq mille dollars : cela vaut encore la peine de se baisser.

Des graviers amoncelés, quelques rocs arrachés, une gueule s'ouvrant au flanc de la colline, un wagonnet renversé, quelques piquets marquant les limites, telle est la concession dont Hurricane possède les titres en poche.

Tous les creeks sont parallèles dans la direction de droite à gauche, mais, au sommet de chaque colline, ils s'arrêtent brusquement, comme si la veine nourricière était brusquement tarie.

Donc, le premier pionnier avait raison lorsqu'il plantait son pic au cœur de la colline. Hurricane œuvrera là, demain.

Décision prise, il l'expose à Billikins qui, moyennant un salaire raisonnable, a consenti à lui servir de second.

Billikins écoute. Sa face brique creusée de sillons obliques et ornée d'un tatouage savant, ne bouge pas. Seules les prunelles brunes sont mobiles. Une courte flamme les anime, puis il éteint son regard sous la broussaille de ses sourcils.

Lorsque Hurricane a fini de parler, l'Indien Cree étend la main et montre l'espace libre.

Il parle un anglais rauque, les paroles roulent dans sa gorge comme des cailloux dans un torrent :

— Ici, avant que les hommes blancs soient venus, paissaient les troupeaux de mooses. J'en ai dénombré moi-même plusieurs centaines qui, après avoir brouté l'herbe courte, descendaient à la belle saison, s'abreuver dans le fleuve.

« Ici, à l'époque où l'homme parlait comme le chien, se sont rencontrés le grand loup et le grand moose ; c'est le grand moose qui, de son sabot, a fracassé la mâchoire du loup. Depuis, les mooses vivent en paix sur leur terrain de chasse.

« Puis, ceux de ton pays sont arrivés et les mooses sont partis dans la forêt où, à chaque saison, recommence la bataille du moose et du loup.

« Mais les gens de mon clan, qui descendent du loup, pour perpétuer le combat primitif venaient autrefois, quand le soleil reste longtemps là-haut, manger et dormir ici en l'honneur de l'ancêtre.

« Et le Soleil qui nous aime — il est le père du Saumon et le grand-père de Tounya qui vit dans le ciel et dans l'eau — le Soleil jouait avec nous, puis, à l'heure où le grand loup est mort, tandis que nous nous lamentions, ainsi que le veut la coutume, avec des cris, le Soleil se cachait et son dernier rayon s'enfonçait dans la terre. Ici, ici, ici. »

Et l'Indien frappe trois fois du pied le sol inviolé.

Puis il ajoute :

— C'est là que vous devez chercher la pierre jaune comme le soleil.

Hurricane dit simplement :

— Demain vous porterez les outils au bas de la colline. Nous déblayerons l'ancienne entrée et nous attaquerons la roche de droite à gauche, comme les autres là-bas.

Billikins reprend sa gravité première, mais il pense en vérité que les hommes pâles sont pareils aux petits enfants.

CHAPITRE XII

LA TERRE QUI PAYE

Au matin, la bataille commence de l'homme et du mont.

Il va vers la montagne comme vers un ennemi, avec la volonté de vaincre.

Farouche, il force l'entrée, fait s'ébouler les pierres chancelantes, puis, l'ouverture agrandie, il entre résolument au cœur de la place conquise.

Alors il attaque la roche métamorphique, les gneiss verdâtres et les schistes argileux. Le pic sonne sur le roc, l'œil attentif guette la moindre lueur s'allumant dans la pénombre.

— Billikins, la lampe.

L'Indien accourt. L'homme promène la lumière sur les roches griffées.

Si, là, cela brille, il prend des graviers qu'il écrase du pouce. Les mille facettes du mica apparaissent, trompeuses. Il les rejette, reprend son pic et poursuit le grand œuvre.

Billikins sort le minerai qu'il entasse — le minerai qui s'obstine à garder son secret magnifique.

Enfin, coupant la roche, Hurricane aperçoit un filon de quartz grisâtre. Il abat un morceau qu'il broie au marteau et la matière livre son âme ; dans les grains pulvérisés, il y a des parcelles lumineuses, de l'or, en vérité, de l'or.

Pour plus de sûreté, il met pêle-mêle tous les débris dans la pan, puis, ayant versé un tiers d'eau, il donne à la pan un mouvement giratoire de droite à gauche ; peu à peu la rotation s'accentue, l'eau rejetée emporte les sables et les graviers restent dans le fond ; il remet de l'eau encore, plusieurs fois jusqu'à ce qu'il ne reste plus dans la pan que les parties trop lourdes.

Alors les doigts écartent les cailloux et mille petits points apparaissent.

L'or est là, présent, répondant à sa peine.

La terre paye. Il reçoit son salaire, il l'a dans sa main et, avec un rire un peu forcé, il regarde sa paume dans laquelle la poussière d'or miroite.

Il tremble.

Billikins, sans façon, prend une pincée de pay-dirt, l'éprouve du pouce, fait une moue et laisse tomber :

Gold dust!

Billikins, père rabat-joie, vous n'y entendez rien. Ces petites parcelles plates, de la grosseur d'une tête d'épingle, vous les voyez avec vos yeux de philosophe désabusé, mais le garçon qui est là en est à son premier coup de pioche. C'est la première fois que l'or brûle ses doigts. Il ne sait pas ce chechaquo! Têtes d'épingles, allons donc! Pépites grosses comme des amandes. Que dis-je, des amandes? des noix. Des noix? des œufs, oui, c'est la couvée fabuleuse qui éclot.

Essayez donc de lui démontrer l'inanité de ses pensées ou de ramener à sa juste proportion sa découverte, vous serez bien reçu.

Les prunelles d'Hurricane s'hypnotisent sur le jaune métal. Rien au monde ne lui ferait croire qu'il n'est pas le possesseur de la plus belle mine qui fût jamais découverte sur le territoire du Yukon. Gold dust, eh bien, après!… Once + once = dollars.

Hurricane met dans une pochette sa trouvaille ; trois fois il renouvelle l'expérience, broie le minerai, le pulvérise et le lave ; trois fois au fond de la pan, les joyaux sortent de leur gangue de quartz. Beau début. Belle journée. Le garçon rit, chante, danse.

— Hello, Monsieur Bill, qu'en dites-vous?

Billy n'en dit rien du tout, mais il pense que là-haut, sur l'autre versant de la colline où pâturaient les élans, se cache la véritable fortune.

La fatigue du jour, le froid noir qui pique les poumons, le ciel lourd, le chaos des terres arctiques, Hurricane ne voit rien, ne sent rien ; il marche, léger, la tête haute, ayant l'orgueil de sa force et de sa condition, fier comme s'il portait les plus saintes reliques.

Arrivé dans sa hutte, il ressort sa paye et l'examine à la lueur du foyer. Il prend à témoin Hurricane-chien de la joie présente. Hurricane-chien daigne se lever ; il vient flairer ce que tient si précieusement son maître. Son mufle renifle deux fois. Cela n'est pas bon à manger. Hurricane-chien tourne le dos à la fortune et revient s'accroupir, museau et pattes devant le feu.

Billikins estime que son maître exagère. Dans sa cervelle de Cree, il n'arrive point à comprendre pourquoi les hommes blancs se donnent tant de peine pour gagner cette chose qui brille.

Est-elle donc si utile à la vie? Ne peut-on s'en passer? Lui, son père, ses frères, tous les siens ont souvent trouvé cette chose, surtout dans les cours d'eau, là-bas, du côté de Fairbanks ou de la Tanana, mais le plus misérable des Crees n'en avait pas voulu.

De belles armes de chasse, oui ; des chiens courageux, oui ; des peaux de bêtes, oui ; mais ça? Quelle folie! Et, pour ne pas être complice de cet acte déraisonnable, Billikins passe sa jaquette de fourrure à double queue, s'enroule dans sa couverture, met ses gants de woolverine, qu'il porte attachés par une lanière, puis il se coiffe du plus hilarant chapeau melon qui soit sous le cercle polaire et sort, laissant l'homme blanc à ses contemplations, pour aller retrouver ses frères qui fêtent par des danses et un excellent dîner l'anniversaire de la mort d'un enfant.

CHAPITRE XIII

LE MAITRE ET LE SERVITEUR

Le filon de quartz s'amincit, il a tendance à descendre vers la terre, signe qu'il s'appauvrit.

Les essais, du reste, sont moins heureux. Quelques facettes d'or luisent encore dans la pan, mais le métal est moins riche.

Hurricane a donné son effort. Il est à bout de courage. Des fatigues le prennent sans raison. Alors il s'assied sur les dumps, prend sa tête dans ses mains et s'absorbe dans une inactive contemplation.

La solitude ronge le cœur des jeunes hommes. Il a, certes, la compagnie des autres garçons, mais il se sent isolé parmi eux, n'ayant, par goût, aucune tendance pour le jeu ou pour l'ivrognerie.

Et la-bête-qui-trotte-dans-la-cervelle-de-ceux-qui-vivent-seuls commence une ronde inlassable.

Crac, crac, crac, crac, c'est moi qui prends possession de ta pensée. Désormais, je vivrai avec toi comme un hôte que rien ne peut chasser.

Tu ris, tu as une chanson aux lèvres, tu es heureux? Crac, crac, crac, crac, me voici, détends tes lèvres, arrête ta chanson, je suis le malheur et je suis l'ombre. Des êtres te sont chers, allons donc! Il y a beau temps qu'eux t'ont oublié.

Tu trimes? La belle plaisanterie. Echine-toi, si telle est ta fantaisie, poor boy, la ville, là-bas, à des milliers de milles, ne s'importune pas de ta vaillance.

L'or y coule plus qu'ici, et personne, un dollar entre les doigts, ne songe un instant à la destinée de ceux qui peinent un rude labeur pour créer cet or, faiseur de gloire, dispensateur de joies qui se monnayent.

Crac, crac, crac, je gratte, gratte, gratte, je tourne en rond dans la cage étroite de ton cerveau. Qu'elles fuient à jamais les idées, oiselles blanches! Moi je suis noir, tout noir ; esprit des ténèbres, je tisse une toile sombre où se prend toute pensée.

Tu veux endormir ta douleur? Ah! non, pas ça… je promène mes antennes sur tes rêves et les cauchemars se lèvent à mon appel, crac, crac, crac

Gregory Land devrait être là. En effet, voilà déjà dix semaines qu'il a quitté Last Chance. Il devrait être de retour? C'est mon avis, mais il ne viendra pas. Il ne viendra plus. Non, il n'est pas resté à Dawson, il a quitté la ville, il est Dieu sait où? Au diable, peut-être.

Voyons, raisonne, garçon, c'est un habile coureur de piste, il connaît toutes les passes ; s'il n'est pas arrivé, c'est qu'il n'arrivera jamais.

Il portait des lettres?

Ah! c'est ça qui t'intéresse, les lettres? La belle affaire, des nouvelles du monde civilisé. D'abord, puisque tu y tiens tant à ce monde, pourquoi l'as-tu quitté? Que viens-tu faire ici?

Fou, qui te fies à la vertu d'une femme.

La vois-tu, cette femme? Elle est jeune, elle est belle. Une poupée? Justement, mais une poupée n'a que du son pour cervelle.

C'est pour elle que tu es ici? Je le disais bien, tu es un insensé. Tu l'aimais? Alors pourquoi l'as-tu abandonnée? Quelle imprudence, vivre loin de la femme qu'on aime!

Les poupées sont faites pour être cajolées, elles tendent leurs bras pour qu'on les dorlote. Si on les délaisse, d'autres enfants passeront qui feront joujou avec.

Crac, crac, crac, je suis toujours là, tu sais, je ne m'en vais pas. Je me repais du meilleur de toi-même. Pourquoi passes-tu la main sur ton front? Tu crois que tu vas me chasser comme une bête importune? Ce n'est pas dehors que je suis, mais dedans.

Il faudrait cogner ton front sur le granit, ta tête s'ouvrirait comme un fruit mûr, et je serai le dernier à quitter ta demeure. Ma demeure. Il vaut mieux, laisse ton front en paix, tes mains sont inutiles. Pourquoi compriment-elles ton cœur?

« Mon corps a mal à sa belle âme », peste! Cher garçon, tu es orgueilleux. Si belle que cela, ton âme? Allons, montre-la, mets-la à nu. Etale tes qualités, fais la parade. J'écoute. Monte sur un tréteau. Comment? tu croyais que c'était un piédestal? Un tréteau, je te dis, quelques planches assemblées hâtivement. Si tu danses, il s'écroule. Ça ne fait rien, montre, montre, quand même, la marionnette de la vie.

Tu dis : « Je suis jeune, je suis la force, je suis la toute-puissance, je suis le Maître. »

Le Maître? Ah! non, je t'arrête, tu es mon serviteur.

Tu es le lion, je suis le moucheron. Rugis, écarte tes griffes, découvre tes crocs, hérisse ta crinière. Je te pique l'œil, tu pleures ; le naseau, tu grimaces. Vois comme tu es peu de chose.

Tu n'es qu'un homme, c'est-à-dire une bête qui souffre non seulement dans sa chair, mais dans son intelligence.

L'instinct? Tu n'en as pas. Dirige-toi seul dans la forêt, cherche au ciel les étoiles, interroge les bizarres inventions de ton esprit ; la piste n'est plus indiquée, trouve-la sans le secours de tes chiens.

Si Gregory Land est perdu, s'il s'est écarté de sa route, alors les lettres auront disparu avec lui?

Parbleu! c'est l'évidence même. Parmi ces lettres, il y avait une lettre que tu attendais? Je le sais aussi. Regarde ton égoïsme. Il y a des centaines de missives, elles t'importent peu, tu ne songes qu'à celle qui porte ton nom.

Voyons, voyons, ne t'attendris pas sur l'écriture, les majuscules endiablées. Un peu folle, Doll, tu sais…

Malgré le long séjour dans le sac de cuir, tu prétends reconnaître son parfum. Mes compliments. Ton odorat est subtil. Tu baises les feuillets, les mots te grisent. Poète, va! Gargarise-toi de mensonges, viande creuse de l'esprit.

Ne te fâche pas! Mais oui, elle ment parce qu'elle est une femme.

Tu as une poupée « pas comme les autres ». Tant mieux. Sur quel rayon l'as-tu choisie en magasin? Sur quel modèle est-elle créée? Elle dit : « M'amour! chéri! » C'est une fort belle personne. Mais si, fort belle, tu n'en doutes pas, j'espère. Tu hésites? Allons, sors-la, pour la vingtième fois, de ta poche. Entre les feuillets du calepin, la voici. Elle a les cheveux flous malgré le ruban, ses yeux sont rieurs, sa bouche est un écrin de chair. Elle a des fossettes moqueuses, un nez spirituel.

Tourne la page. Elle est là encore, la taille souple sous le sweater ; un bonnet de laine cache sa chevelure toujours rebelle, des frisons passent aux tempes. Ses frêles poignets tiennent la crosse. La ligne est heureuse. Tiens, tiens, qui est-ce ce beau garçon? Son partenaire? Son cousin? Tu crois ça, toi. Son cousin! Laisse-moi rire.

Passe, vite. La voici, rieuse sur le sable de Long Beach ; là, elle est à cheval sous les sequoias millénaires de Santa Barbara. C'est elle encore, fermière pour rire, appuyée contre la barrière de bois ; une graminée à la bouche, elle flatte le mufle blanc de la vache. Tableau champêtre. Dommage qu'il soit « déjà vu ».

Tourne, ami. Un groupe? Où est-elle? Ah! si, la voilà. Tiens, elle s'appuie sur l'épaule de ce garçon que tu t'obstines à appeler son cousin. Tu n'avais jamais remarqué? Mais oui, regarde. C'est le même, le golfer de tout à l'heure.

Ne déchire pas : à quoi bon? une image! Reviens à la première, détaille-la, recommençons : les cheveux flous, les yeux rieurs… tu n'avais pas aperçu cette griffe sous les yeux et ce pli volontaire des deux côtés de la joue. Tu n'avais donc rien vu? Il y a quelque chose de cruel dans ce visage. Ne cache pas avec ton pouce l'inscription, car il y a quelque chose d'écrit, n'est-ce pas? Je ne suis pas indiscret, garde « ta chère petite chose ».

Le doute est en toi, le doute est frère du cafard. Et le cafard, c'est moi, c'est moi, c'est moi, la bête qui ronge, la bête qui tue. Je suis dans ton cerveau comme un ver dans un fruit. Je mangerai le fruit. Il tombera à terre avec un bruit mou.

Mais avant, la folie, qui guette, viendra… Tu casseras ta poupée, tu crèveras ses yeux, tu briseras ses dents, tu disloqueras ses membres. Il ne restera rien que des chiffons épars avec un peu de son. Et tu seras seul, tout seul, comme aujourd'hui. Tout seul, comprends-tu?… Tout seul, sans amour, sans ami.

Alors, moi, je te prendrai.

CHAPITRE XIV

L'HOMME QUI GUETTE

— Hello, Billikins.

L'Indien s'avance, la démarche chancelante, les paupières lourdes. Le camp a retenti toute la nuit des lamentations de la cérémonie funèbre. Selon la coutume, les parents de l'enfant mort ont dressé un mât en haut duquel étaient accrochés des présents. Mais les présents aujourd'hui ne sont plus des flèches, des harpons, des couteaux, des dépouilles de bêtes : le monde nouveau est représenté par le whisky civilisateur.

Et dame, le whisky, pour des cervelles indiennes!…

Il y a eu des jeunes hommes qui se sont rossés, des chiens battus : les cris se sont mêlés aux prières.

Dans un an, on récitera de nouveau la formule pour ceux qui, cette nuit, étant ivres, ont été surpris par le froid.

Billikins a pris sa part, une part copieuse, mais il sait qu'il ne faut pas tomber en chemin si l'on veut se réveiller au matin.

Il a rallié la hutte d'Hurricane et il s'est affalé dans un coin où il s'est endormi, mêlant ses ronflements aux ronflements du poêle.

— Hello, Billikins!

L'Indien se dresse ; machinalement, il fourre le poing dans son couvre-chef auquel il essaye de faire reprendre sa forme primitive. Il se coiffe ; le melon cabossé laisse passer des mèches plates, lamentables. Hurricane rit.

La langue pâteuse, les lèvres bougeuses, Billikins cherche une phrase, un mot qui ne vient pas. Alors, voyant son compagnon rire, il rit aussi d'un rire qui déchausse ses gencives et montre ses dents en créneaux.

Hello, boy.

Péniblement, il articule :

Hel-lo…

— Sacré froid, hein? Avez-vous vu?

Non, il n'a pas vu. Comment voulez-vous qu'il voit, il était à trois pieds du foyer.

— Le thermomètre est descendu de 18 degrés.

Billikins émet un sifflement admiratif qu'Hurricane prend pour un doute.

— Vous croyez que je plaisante? Tenez, 49 sous zéro. C'est quelque chose.

Billikins s'en fiche littéralement. Il a la bouche malade, l'estomac pas d'aplomb, il y a du bois dans la hutte, on n'aura pas à sortir pour bourrer le poêle… Alors l'Indien se drape, très digne, dans sa couverture et s'accroupit près du poêle, les mains nouées aux tibias.

Hurricane le redresse d'un coup de pied au derrière.

Quoi, qu'est-ce que c'est? Hurricane devient fou. Mais non, le garçon a tout son sérieux.

— Debout, fiston, allons, debout, on part.

Hein? On part! Où ça? La bête folle l'a mordu. N'a-t-il pas dit qu'il y avait 49 sous zéro? Il ne veut pas travailler, je suppose. La terre est trop dure, le pic se briserait comme verre.

Hurricane répond à sa pensée :

— On ne va pas sur le claim. On part. Attelez les chiens.

Et, d'une bourrade, il pousse devant lui l'Indien abasourdi.

L'air ranime Billikins. Il ouvre deux ou trois fois la bouche comme un poisson jeté sur l'herbe ; il a un frisson qui secoue sa carcasse, puis, avec le fatalisme de sa race, il se reprend immédiatement.

Les chiens jappent, voyant les hommes. Ils sautent, bondissent, se roulent sur le sol ; les abois fusent, l'aboi rauque des bâtards, l'aboi clair des huskies. Hurricane-chien gratte de ses pattes les genoux de son maître.

— La paix, oui, on part.

Les hommes tiennent les harnais dans les mains. Les bêtes comprennent. On va quitter le camp, courir sur le trail. La belle aubaine! Et chacun, avec le sens de la hiérarchie qui est propre aux chiens d'Alaska, vient se mettre à la place qui lui est assignée, tendant le dos au harnais qui est sien.

Essayez donc par hasard de mettre le harnais de Chappy à Hurricane, vous entendrez cette musique, et quelle raclée, bon sang!

Are you ready?

Yes.

Good, Ehooô, boys…

— Mais?

— Quoi?

— Les provisions?

— Cela n'a aucune importance. Du thé pour nous, du poisson pour les bêtes.

Si cela suffit à l'homme blanc, cela doit satisfaire l'orgueil cree, et le sifflet de l'Indien coupe l'atmosphère limpide et donne de l'ardeur aux chiens.

Les deux hommes courent derrière le traîneau. C'est Billikins qui tient la barre.

— Coupez à droite. Prenez le fleuve, la piste est bonne.

— La descente?

— Non, la remontée.

Le froid est intense. Des milliers d'aiguilles s'enfoncent sous la peau. Les hommes ont relevé le capuchon de leur parka, mais, par instant, sans arrêter leur course, ils se frottent violemment les joues pour éviter la gelée. Sous leurs moufles, les doigts sont gourds, les articulations craquent.

Sur la rive du fleuve, arbres et rochers portent des traces de gélivure, les écorces ont éclaté, les pierres se sont fendues.

Savez-vous ce que c'est que d'avoir froid dans les poumons? Avoir froid en soi, dans soi ; avoir, sous la peau tannée, sous la peau entraînée, une carcasse qui tremble, le sang qui s'arrête, le cœur qu'une invisible main poigne ; la bête qui vit dans le poignet et dans les tempes respire imperceptiblement, prête à mourir.

Et cependant l'on va, parce que la machine humaine est quelque chose d'admirablement construit ; on va, cependant que le vertige fait des ronds dans la mémoire, que la piste est une courbe, l'horizon une circonférence dont l'équipage est le centre.

Sept chiens? Mais non, ils sont quatorze, vingt, cinquante! Les sapins défilent comme, dans un théâtre pauvre, de pauvres figurants. Ce sont toujours les mêmes qui passent. Ils sont la foule, du moins on en a l'illusion.

Le Yukon, muré sous quatre pieds de glace, n'a plus douze cents mètres : il se divise en plusieurs branches ; les deux bras écartés on toucherait les rives.

Les chiens vont. Le traîneau glisse, les patins taillent la route glacée et crissent. Un sifflement rauque sort de la poitrine de Billikins : c'est l'Indien qui respire.

Les maxillaires sont à ce point contractés que la lame d'un couteau ne passerait pas entre les dents.

Et l'on va parce qu'on a la volonté d'aller.

Halte! A coups de hache, Billikins coupe les quartiers de phoques que les bêtes croquent avec un bruit de noix qu'on brise. Le thé ronronne dans la bouilloire. Le bois humide produit une fumée âcre qui fait tousser l'Indien. Debout sur une hauteur qui domine le Yukon, Hurricane interroge le trail qui se déroule à perte de vue.

Le paysage est figé dans sa splendeur polaire. Rien ne bouge à l'horizon. L'homme s'obstine à guetter l'improbable venue jusqu'à l'heure où le crépuscule descend et, avec lui, tout de suite, une morne nuit sans étoile.

CHAPITRE XV

UN VOL OBLIQUE DANS LE CIEL

— On part, master?

— Oui.

Chaque matin, c'est la demande de Billikins, la réponse d'Hurricane. On va, on court, on s'arrête, on scrute l'horizon et, dans la nuit, on revient pour repartir à l'aube. Les chiens sont éreintés. Hâve, Billikins ne se soutient qu'à force d'orgueil. Hurricane est en splendide forme. Les muscles durs, la volonté maîtresse de ses nerfs, il est beau comme un héros antique.

Le thermomètre est descendu jusqu'à 50. Le mercure a gelé dans le tube de verre. Les deux hommes ont parcouru le trail pour l'inutile voyage. Onze fois, les chiens attelés, les hommes sont partis. Hommes et bêtes sont revenus harassés onze fois.

— On part, master?

Et, sans attendre la réponse, Billikins s'apprête à sortir.

— Non, reste.

Surpris, l'Indien se retourna à demi.

— On ne…

Hurricane secoue la tête.

— Bon…

Et, sans plus rien dire, Billy s'installe sur un escabeau, retire ses mocassins et se grille les pieds avec béatitude.

Face à lui, bras croisés, jambes étendues, Hurricane fume la pipe, qu'il tient placée de guingois entre les dents. Il se rôtit les pattes : une heure, deux heures, trois heures. Surtout si l'on pense qu'en ce moment même on pourrait piétiner dans la neige, cela donne des pensées égoïstes, oui, mais, à la longue, c'est fastidieux.

Bill essaye d'amorcer une conversation.

— Les chiens…

Hurricane mâche son tuyau. Un grognement sort, quelque chose comme : « Je m'en f… »

Les chiens ne l'intéressent pas. Silence. Habituellement, l'homme blanc est sensible aux histoires des indigènes.

— Mon père, qui accompagnait Labarge en 1867…

— M'en f…

Billikins est froissé dans son amour filial. Mais il est tenace et ne se tient pas pour battu.

— Un jour, les Indiens de la Tanana, qu'on appelle Gens de la Butte, remontèrent le Yukon jusqu'à Pelly River. Là, ils trouvèrent les Indiens Birch, de la tribu du Bouleau, avec lesquels ils firent alliance pour combattre la tribu du Rat, installée de l'autre côté du fleuve, sur la Porcupine…

Tiens, tiens, Hurricane ne s'en f… plus. Billy tend l'oreille. Hélas! le cher garçon dort ; un filet de fumée part, qui va s'amincissant, du fourneau de sa pipe.

Vexé, Billikins se lève. Il chausse ses mocassins, dont il dédaigne de nouer les lacets et, derrière la vitre, il se fige dans la contemplation du thermomètre.

Du 11 au 23 avril, on a couru le trail par une température abominable ; aujourd'hui, 24, le thermomètre est remonté de plusieurs échelons. 16°, c'est exquis… Et l'on reste à la maison. Vraiment, de quoi est faite la cervelle des hommes blancs.

Et Billy s'amuse à regarder les garçons qui passent.

Tiens, Mac Waddington a mis un col de castor à sa veste de peau. William N. Flattery a des bottes neuves. Espérance Picard, le Canadien de la paroisse de Québec, a ses raquettes sous son bras.

Mais la seule rue du camp est peu réjouissante. Il n'y a plus aucune animation, et Billikins, délaissant la terre, laisse errer sa pensée vers le ciel.

Le ciel, moins lourd de neige, est d'un gris perlé. Des nuages y poursuivent une route incertaine. C'est très amusant, les nuages. On y retrouve toutes les figures sculptées sur les totems : le hibou, l'ours, le glouton, le renard, l'élan, le phoque, le morse, le loup et le corbeau. Des figures humaines aussi… Un rire silencieux plisse les yeux de Billy qui reconnaît certains de sa tribu.

Soudain, il cligne les paupières… Non, il ne rêve pas : là-bas, montant de l'horizon, ça n'est pas un nuage, il en est sûr… Ce sont des oies, les oies qui viennent du Sud, les oies annonciatrices de la saison nouvelle. La terre va quitter sa robe glacée, des torrents tumultueux vont courir, le fleuve va bouillonner… Les herbes, les fleurs, le printemps!

Il répète machinalement :

— Les oies! les oies!

— Que dites-vous?

Hurricane ne dormait donc pas aussi profondément qu'on le croyait.

— Bien oui, les oies.

Repoussant son escabeau qui tombe les quatre pieds en l'air, d'un bond, Hurricane est à la porte qu'il ouvre.

Le vol passe, oblique, sur leurs têtes.

La joie d'Hurricane se donne libre cours. Il tient aux épaules Billikins qu'il secoue.

— Oui, mon vieux, des oies! Le Yukon va rompre sa barrière de glace ; avant huit jours la débâcle sera complète et, sur les eaux libres, les bateaux descendront — le steamer à palettes, les bateaux plats, les canots indigènes… C'est bien le diable si Gregory Land n'est pas parmi les premiers arrivants.

La joie rassemble les garçons au saloon de la Branche de Saule, et l'on boit à la mort de la mauvaise saison. Finie la longue nuit arctique, disparu le labeur incertain… On boit à la fortune qui va enfin faire connaître ses favoris ; l'eau coulera dans les sluice-boxes, l'on va voir la couleur de la paye! En attendant, on voit celle de l'alcool. Le rêve est tenace au cœur des jeunes hommes. Et, dans l'ivresse qui monte, des projets naissent dont le destin crèvera la bulle d'illusion.

Qu'importe! si à l'heure présente on jouit du bonheur qui s'offre.

Le whisky échauffe les cervelles et le jeu émousse les âmes.

Leur vie n'est-elle pas un jeu de tous les instants? On la joue contre la bonne ou la mauvaise fortune, à la mine, sur le trail, contre le climat, contre les bêtes, contre les hommes.

L'action est tout. Sur les champs d'Alaska, de Dyea à Point Barrow, des bouches du Yukon au delta du Mackenzie, rien ne souffre la médiocrité. Il n'y a pas de place pour le « juste milieu ». Des extrêmes, oui, mais pas de compromis. Toute la force ou toute la faiblesse. La sélection s'opère d'elle-même. Non la force brutale, mais l'âme la mieux trempée. Les nations dites civilisées meurent ou mourront de la bonne petite vie sans à-coup, elles passeront de l'immobilité à la mort sans transition et sans y prendre garde.

Les peuples heureux ont des histoires qui sont l'Histoire tout court.

Exaltation du courage. Les vertus civiques valent mieux que les vertus guerrières. Mourir pour une belle cause est juste, mais mourir sans savoir pourquoi ou pour qui est impie.

Le destin est dans le cornet de cuir où se choquent les dés, c'est lui qui tient « la main ».

Le vaincu n'est pas celui qui perd, mais celui qui passe ; celui-ci s'élimine de lui-même. C'est le suicidé. Le perdant a vibré une minute, une heure, une vie. Il a vécu.

« I take a chance », c'est la phrase qui est sur toutes les lèvres, et la plupart ne sont pas là pour l'appétit de l'or, mais pour les émotions du jeu.

Des creeks délaissés monte l'espoir des récoltes prochaines ; les lourds pilons du moulin qui broie l'or scandent la promesse des richesses futures.

Dehors, le paysage glacé s'immobilise, mais on sait que demain viendra. Alors, dans le saloon, les garçons ont le cœur en fête, les enjeux sont criés, les chansons mêlent leurs refrains, l'accordéon gémit à contre-temps de la guitare, cependant que le phonographe tourne des choses nasillardes qui font s'esclaffer les chercheurs d'or.

Il y a des bruits de verres, des trépignements de danses, des cris d'ivrognes, des offres de paris.

Whisky and gin, half and half.

— James, vous serez « ma dame » pour le prochain fox-trot.

— Je parie vingt dollars que la débâcle se fera le 25.

— Tenu.

— Cinquante dollars qu'elle commencera au matin.

All right. Je suis votre homme.

Et, soudain, les deux battants de la porte s'ouvrent sous une poussée, une trombe s'engouffre avec des clameurs, des abois, des claquements de fouet. C'est Gregory Land et son mail stage qui se paient une « entrée » fantaisiste dans le bar de la Branche de Saule.

CHAPITRE XVI

LE PORTEUR D'ESPÉRANCE

Waiter, un double martini pour moi ; du poisson, de la viande, du son, du maïs ou des tiges de bottes, n'importe quoi pour mes chiens.

Il ne faudrait pas connaître le maître de poste pour croire un traître mot de ce qu'il dit, non pour la commande du double martini, qui est ferme, mais en ce qui concerne ses bêtes.

Il va, il vient de la cuisine au comptoir et, tout en parlant, il éventre à la pointe du couteau des boîtes de corned beef ; on lui apporte de la farine de maïs, il fait une mixture qu'il pétrit de ses mains.

— Ils ne l'ont pas volé, sure. Quarante-cinq milles depuis ce matin, et les derniers cinq, ah! mes anciens! j'ai cru qu'on n'arriverait jamais. Nous sommes les derniers à avoir pris le trail du Yukon. Ça craque partout. Avant deux jours, le fleuve aura crevé sa ceinture de glace. Depuis Cariboo Kid, les moustiques nous font une sacrée musique, pas vrai, chère chose?

Et Gregory tapote l'encolure de son leader, Tempest, qui lui donne de biais des coups de tête approbateurs.

— Un coup de main, garçons, voulez-vous? pour dételer ces individus du diable. La paix, vous autres, hein! C'est pour vous, soyez sages.

Les chiens, débarrassés des harnais, s'ébrouent. Ils secouent leurs poils qui se hérissent ; ils étirent leurs pattes et jappent autour du maître.

Et Gregory, portant la pâtée dans une cuvette d'émail, sort, suivi de son team.

Deux minutes après il est de retour.

— Les chiens d'abord, hein! c'est justice. Puis moi, si vous le permettez.

Et, d'un trait, il vide le double martini. Il y a de beaux buveurs, certes, à Last Chance, mais le coup de gosier du postier est célèbre. Personne ne se risquerait à lutter avec Gregory, pas même Douglas Bighorn qui, cependant, avale dix pichets de stout dans le même temps que l'arbitre frappe dix fois dans ses mains.

Le postier, satisfait, respire fortement, se plante sur ses jambes, remonte d'un geste sa culotte dont il reboucle la ceinture, et dit :

— Maintenant, à vous, garçons!

Du couteau, il coupe le nœud plombé qui étrangle le sac postal et, sur la table, il vide le courrier.

Les mineurs sont rangés autour de lui comme des gosses attentifs à la volonté du maître.

Les pauvres chères écritures sont là, pêle-mêle, avec les paquets ronds ou carrés, courts ou trapus, qui tous portent des timbres oblitérés par toutes les postes du monde.

Et la voix rude commence l'appel.

Les mains tremblent un peu en recevant la lettre. Aussitôt l'heureux garçon se retire à l'écart et, d'un pouce inhabile, ouvre l'enveloppe. Nouvelles du pays que l'on a quitté, du père, de la mère, qui attendent là-bas celui que, dans l'intimité, on appelle « le cerveau brûlé » ou « le fou », mais pour qui, au fond, s'attendrit la sollicitude familiale. Sait-on au juste où cela se trouve Last Chance? Quelque part à l'extrémité de la terre, à un endroit où, sur la carte, il y a beaucoup, beaucoup de blanc, parce qu'on ne sait pas. Un trait bleu, une ligne brisée, c'est un fleuve qui partage la feuille ; en courbe des majuscules inscrivent « ALASKA » ; par-ci, par-là un point minuscule : un fort, si la carte est ancienne, une ville, si elle a été éditée après le rush. Mais le camp, les placers? Où est-ce? On ne sait pas. Cependant, ce que nul n'ignore, c'est le climat meurtrier, le blizzard, les huit mois de neige, le labeur, ce labeur fantastique qui étonne l'imagination de ceux qui sont restés.

Comment ce garçon qui, ici, ne faisait pas grand chose?… « La charrue, la houe, la pioche, toutes les machines à gratter la glèbe, c'est bon pour les mercenaires! » Reculant l'horizon que ferme le clocher, lui rêvait d'un autre avenir : la Ville, la route tentatrice, le port, l'Océan, les terres mystérieuses.

Son appétit est grand, ses muscles solides. Adieu les vieux, au revoir, clocher, good bye, les copains.

Mais le pays est resté cher au cœur de l'exilé et c'est en tremblant qu'à des milliers de milles il reçoit les quatre feuillets de papier qui prouvent que, là-bas, à l'autre bout de la machine ronde, des êtres pensent à lui.

A l'appel d'un nom, parfois, un remplaçant se présente.

— Hardish? Il est resté chez lui. Donnez. Merci.

— Colville? Il piège des renards bleus. Il rentre dans dix jours. Donnez. Merci.

— Banks? Il n'a plus besoin de rien. Oui, un quartier de roche qui lui a cassé les reins, voici six semaines.

Et Gregory, de sa grosse écriture, écrit au verso : « Retour à l'envoyeur, parti sans laisser d'adresse. »

Pourquoi tuer les pauvres vieux, là-bas, avec la mort du garçon? Pas la peine. Il faut leur laisser l'espérance qui aide à vivre les derniers beaux jours de la vie. « Parti sans laisser d'adresse. » On sait le gars aventureux, il est allé plus loin, pardienne! il reviendra ; un matin, le facteur frappera de sa canne au volet, apportant des nouvelles…

— William King?

— Hello!

Un chechaquo se précipite, renversant deux escabeaux. On rit. Il happe la lettre des deux mains et, sous la lumière, il lit et, cependant qu'il lit, un sourire se dessine aux pointes de ses lèvres ; ce sourire peu à peu s'élargit, découvre les gencives ; c'est un rire silencieux qui monte jusqu'au regard qui pétille. Les plaisanteries partent sur la sweetheart. Elle attend. Elle envoie sa dernière photo. « Faites voir, garçon. Beau brin de fille! La chance sur vous! »

— Thomson, Periquo, Harley, Walsh, Laramie… Laramie.

— Voilà! voilà! grasseye un Canadien d'une voix lente.

Il prend la lettre, la regarde, la palpe, la tourne, la retourne et la fourre dans sa poche sans l'ouvrir. Puis il sort. Laramie a la joie solitaire.

— Comment, c'est tout? Vraiment? Vous n'avez rien oublié? Retournez le sac, peut-être…

Un dernier espoir se raccroche à ce « peut-être ». Hurricane a pâli. Sa voix hésite :

— Vous êtes sûr? Gregory.

— Sûr. Voyez vous-même.

Hurricane garde, stupide, le sac dégonflé dans ses mains, mais les poings se crispent sur la rude toile. Un tressaillement secoue le garçon d'un grand frisson glacé, une eau trouble ses yeux, ses paupières se ferment, ses cils tremblent doucement.

Les lèvres closes se contractent, puis se tirent. Des griffes brident les tempes, des rides creusent le front, des barres obliques coupent les joues, un masque est plaqué sur ce visage, comme une cire molle sur une face douloureuse.

Cela dure huit secondes, dix peut-être.

Les yeux s'éveillent, les lèvres se détendent, les mains s'ouvrent, le sac tombe. Hurricane le repousse du pied et, s'adressant à Gregory :

— Dites donc, old chap, que diriez-vous d'un second double martini cocktail?

CHAPITRE XVII

BÊTE, ES-TU LA?

Et l'homme parle.

Il dit son effort et sa peine, sa foi dans la vie créatrice, son enthousiasme de néophyte, sa jeunesse s'offrant à toute illusion, sa faim de bonheur, sa volonté de vaincre.

Avec, à la base, un sentiment animateur : l'amour, maître absolu des âmes. Et sur son âme à lui l'emprise est complète.

La confession est chuchotée. C'est un murmure qui trouble à peine la pénombre qu'anime la tache claire du foyer. Il parle et sa voix s'accompagne du glougloutement de l'eau qui bouillonne et du sifflement rythmique du chien qui dort le museau dans ses pattes.

Il parle et, par instants, Gregory Land hoche la tête ; il écoute, la pipe aux dents, la main tenant le fourneau de la pipe. Les pieds sur la table, il a l'air d'un pantin cassé en deux.

Hurricane laisse couler les mots, comme coule le sang d'une blessure. Le cœur saigne sa plainte et pleure doucement, doucement. Il se souvient tout haut.

— Je ne rappelle pas ne pas l'avoir connue. Ensemble nous avons joué dans les allées de Golden Gate Park. Grandis, nous avons chevauché, botte à botte, sur toutes les routes de la Baie, de San Mateo à Santa Clara, d'Alameda à San José, de Berkeley à Conwall. Nous avons couru des collines à la plaine, emplissant nos yeux de la vision des eaux et des monts. Du haut du Tamalpaïs habillé de verdure, nous avons eu la sensation exacte du bonheur qui passait. La Ville s'étalait, blanche et rose, en apparence impassible, mais en réalité grouillante de vie. Les bricks, venus des terres lointaines, entraient dans la rade, toutes voiles dehors, les flammes vibraient à la pointe des mâts sous le souffle du Pacifique. Ils portaient dans leurs flancs le mystère des îles : Tahiti, Honolulu, Philippines, Fiji, Jap, Marshall, Paumotus.

« La Ville était la reine incontestée accueillant les hommages des rudes conquérants, successeurs des ancêtres à la peau cuivrée qui campaient sur son emplacement, dans la clairière des forêts de séquoias déjà plusieurs fois millénaires.

« Et nous étions tous deux, l'un contre l'autre, émus de ce spectacle qui s'offrait. Oui, le bonheur était là. Nous en avions la sensation si précise, si nette, que nos mains se sont unies et nos lèvres se sont jointes.

« L'amour? Il est venu sans qu'on y prenne garde. Pourquoi?… Je ne sais pas, probablement parce que c'était notre heure et qu'il était nature que cela fût ainsi.

« Nos cœurs ignorés vivaient l'un près de l'autre : ils ne s'étaient jamais quittés et ne se connaissaient pas. Ce fut une révélation, un éblouissement pareil à celui qui nous prend lorsque nous passons sans transition des ténèbres au plein soleil. Nous avions des taches blondes devant les yeux, c'est pourquoi nous n'apercevions pas la vie. Et la vie s'est imposée à nous. »

Gregory change ses jambes de place, tire sa pipe et crache, puis il émet :

— On ne fait jamais sa vie, on la subit.

Hurricane reste un moment immobile, courbé, la tête basse, suivant une pensée fugitive.

Puis il poursuit sa confession.

— Dolly est une chère chose que peut émouvoir, par surprise, la grandeur d'un paysage ou d'une belle pensée, mais c'est une fille de l'Est qui se reprend vite pour donner la plus large part aux réalités quotidiennes.

« Enfant, dans une fête, elle déchira ses cartons, la roue du hasard n'ayant pas fait sortir son numéro. Elle voulait gagner présentement. Elle est restée ainsi. Pour elle, il faut réussir et réussir vite, non dans un temps indéterminé, mais sur l'heure. C'est pourquoi… »

Et Gregory l'interrompt :

— C'est pourquoi, cher garçon, vous êtes ici à faire le joli cœur, sous ce climat idéal dont le destin nous favorise, au lieu d'être tranquillement à faire un sale business dans une usine de la côte, où l'on s'occupe de mettre du bœuf ou du saumon dans des boîtes de fer blanc.

« J'ai connu, voilà trois hivers, un fellow, tout pareil à vous, un certain Jack Nichols, qu'un vieux copain, Freddy[2], appelait la « machine à fabriquer les dollars ». Et le moteur allait, allait, allait ; la roche était abattue, broyée, lavée, la terre payait… Et la chère douce aimée pour qui la machine œuvrait, trouvant qu'elle ne payait pas assez vite partit un matin vers d'autres amours. Regardez votre miroir, ami, vous verrez Jack Nichols, comme la boîte à poudre de votre poupée reflètera la frimousse de Mistress Nichols. Du reste, sur un rayon, toutes les poupées sont semblables! Les unes sont brunes, les autres blondes… mais une poupée… c'est toujours une poupée. »

[2] Voir : Le Grand Silence Blanc.

Et, pour marquer son mépris, le maître de poste recrache, puis il sort un feuillet pour rouler une cigarette et s'aperçoit que sa blague est molle.

— Votre mixture, garçon, vous permettez? Merci. Dieu vous le rende! Croyez-moi, la plus belle, la mieux attifée de vos dolls ne vaut pas une pipette de tabac. Je sais, les discours ne font rien à l'affaire. Vous pourrez en écouter ainsi jusqu'à ce que l'Alaska soit devenue Californie sans y changer une ligne.

« On a une bête qui trotte dans la cervelle, mais on ne fait rien pour l'en chasser, on s'accommode d'elle. On vit avec elle, on l'entretient, on l'engraisse et, de temps en temps, de peur qu'elle ne soit partie, on lui demande : « Bête, es-tu là? »

« Mais oui, elle est là. Et vous demandiez : « Gregory, que diriez-vous d'un double martini? » Tout l'alcool que vous boirez ne noiera pas la bête. La drôlesse sait nager. C'est vous qui vous abîmerez le tempérament. Puis, ce n'est pas tout de boire, il faut pouvoir se griser pour avoir le sommeil de la brute et assoupir la bête. Vous? Misère de misère! au deuxième verre, vous avez le cœur soulevé, mal aux cheveux et mal au ventre. « Je suis malade, Gregory, emmenez-moi. » Malade! oui, là et là. »

Et le postier pose son index sur le front et sur le cœur d'Hurricane.

— Donc, moral, pas physique. Avec de la volonté cela se mate, cela se guérit.

— On dit ça?

— On le prouve, apprenti. Non, voyez-vous, ce chechaquo qui se croit le nombril du monde parce que sa belle ne lui a pas écrit de jolis mensonges sur du papier qui fleure bon! L'amour! C'est à lui ; son amour, c'est tout l'amour. Rien n'existe. Il a mal? Bien, très bien, il faut que le soleil s'arrête, que la terre ne tourne plus et qu'on s'apitoie à son chevet. « Voyons, chéri, où as-tu du bobo? » Les amoureux veulent toujours avoir un monopole, bonheur ou souffrance.

« Souffrir! Non, mais, sans plaisanterie, vous croyez donc qu'il n'y a que vous? »

Et Gregory ramène son escabeau devant Hurricane et, les yeux dans les yeux, il lui demande :

— Vous avez vingt ans, cher garçon, et quelques semaines d'Alaska. Attendez. Attendez et vous m'en direz des nouvelles. Vous avez eu le cafard, hein, old chap? Si, si, tous nous l'avons plus ou moins…

« Laissez le temps agir, attendez les regrets, les désirs, l'ensemble des choses qui forment ce tout : la vie! Et un soir, quand vous aurez mon âge, vous pourrez comparer. La nuit, la nuit polaire, froide et bleue, le grand silence blanc qui pèse plus lourdement que le linceul de neige… Etre seul, tout seul, sans espoir, sans ami…

« Les flammes du foyer dansent, les unes courtes et rouges, les autres hautes et blanches ; elles grandissent, montent encore, s'abaissent, s'abaissent, tournoient, diminuent, remontent et bientôt elles prennent une forme vivante. Et l'on se meurtrit le cœur avec des souvenirs.

« On a frappé! La porte s'ouvre d'elle-même, ne vous dérangez pas, ce sont les amours mortes qui, les ailes frippées, entrent dans la ronde du feu. Elles sont toutes là, les pauvres chères choses, tendant leurs menottes bleuies.

« Vous avez froid? Entrez, chauffez-vous. Etes-vous bien? Parlez, dites ce qui vous passe par l'esprit, mais ne restez pas silencieuses. Je vous interroge, répondez-moi! Où sont les élans fous de notre bel été?

« Il y en a qui ont des formes imprécises : ce sont les amourettes, petits désirs d'un après-midi triomphant, que l'aube fit s'évanouir.

« Mais toi, je te reconnais, tu es la bonne vieille qui a vécu ma vie, des mois et des mois ; ton âme était mon âme, ma joie ta joie, ton espoir mon espoir. Tu vois, je t'ai reconnue tout de suite. Sais-tu? Tu n'es pas changée… Tu es venue avec les autres? C'est drôle, ça!… Tu as apporté tout ce qui fut à nous! Quelle idée! Tu disparais. Es-tu fâchée?

« La ronde tourne éperdument. »

Et le postier fixant les flammes, se pétrissant les mains, laisse crever le flot de sa rancœur.

— Ne plus aimer, ne plus croire, ne plus souffrir… rêver sa vie, ne plus se cogner le cœur aux rudesses humaines. Aimer tout pour n'aimer rien. Etre las de porter sa peine, mais se redresser, bomber le torse, crâner pour la galerie, et passer, sifflotant, les mains aux poches, les pieds légers, pour que nul ne lise en nos yeux que l'on porte en soi l'ennui magnifique de vivre. »

CHAPITRE XVIII

L'EVEIL DES CHOSES

Au matin, le camp est réveillé par un craquement formidable. C'est le Yukon qui se libère de la prise des glaces.

Sous la poussée invisible des eaux, les blocs cèdent, se heurtent, se chevauchent, se brisent avec fracas.

C'est une ruée d'animaux affolés qui cherchent le salut dans une fuite éperdue.

Bientôt le fleuve est libre et le courant passe avec une vitesse de quinze milles à l'heure ; des rocs, des arbres sont emportés, des hommes aussi qui se sont laissés surprendre.

En quelques heures, l'étiage du fleuve s'élève de seize pieds.

La terre végétale est arrachée. La glace est jaunâtre, l'eau bourbeuse que tachent de clair, par moment, des blocs d'une transparence cristalline. Ceux-ci ont des formes imprévues : les uns sont troués comme une roche spongieuse, d'autres sont des miroirs polis, d'autres dressent des clochetons d'une architecture minutieuse, fouillée comme une pierre gothique. Lorsque les uns et les autres s'entrechoquent, ils se brisent avec un bruit de verre que l'écho répercute, loin, là-bas, par delà les rochers de granit et de schistes.

Seuls les bords conservent une frange de glace dentelée. Les eaux du fleuve courent sur plus de trois mille kilomètres, comme des bêtes heureuses de pouvoir s'ébrouer.

Et les hommes, la joie aux yeux et dans le cœur, contemplent, de la rive, ce spectacle libérateur.

Certes la navigation est encore impossible ; dans huit jours encore elle sera dangereuse ; les arbres flottés, les blocs tourbillonnants interdiront tout passage, puis il faudra lutter contre le courant, éviter les coudes brusques et, de la gaffe, écarter les obstacles surgissant de l'abîme.

Mais qu'importent les périls. Les hommes entendent déjà la voix des mariniers qui, sur les barques de bouleaux, apportent avec eux la vie.

Pour la descente du fleuve, on a préparé les approvisionnements sur les quais de Dawson. Les caisses forment des tours carrées, les sacs s'empilent, thé, café, farine, maïs, légumes, lait condensé : la pâture pour huit mois de vingt mille garçons!

Et les yeux que la neige brûlait s'étonnent maintenant du soleil qui s'attarde.

La double fièvre du travail et du plaisir courbe tous les hommes.

Après huit mois de neige, la terre, la bonne terre a reparu avec des parures nouvelles, mais sous les fleurs aux corolles soyeuses, si l'on grattait le sol, on trouverait, à moins d'un mètre, le noyau de glace.

Elle est là qui guette, sournoise, le moment du retour. Aussi les boys se hâtent de travailler et de jouir.

Tous les creeks sont en effervescence ; les machines tournent à plein rendement et les mains fiévreuses lavent, lavent, lavent de l'or.

Et l'or durement gagné se dépense follement pour un désir à satisfaire, colifichet ou coup de dés.

Le chagrin d'Hurricane est emporté comme les glaces du Yukon.

Dans ce corps jeune d'Anglo-Saxon, la douleur a moins de prise que chez un Latin. Qui dit vieille civilisation dit raffinement. Si l'on goûte mieux, on sent aussi davantage un bruit, une vibration, une odeur, le dessin d'un paysage, une forme imprécise. Et les motifs de joie ou de souffrance se lèvent à l'appel des souvenirs.

Chez un peuple neuf comme le peuple yankee, où se sont fondues et rajeunies cent races diverses, les sensations sont moins vives. Un Français vit de sa douleur, un Américain la mate, ne sachant pas l'extérioriser.

Du reste, la sainte épreuve du travail est une consolation où s'enlisent les pensées moroses.

Le premier dépit passé, avec cette robuste espérance qui est ancrée au fond de tout cœur amoureux, Hurricane s'est mis à l'ouvrage. Sa philosophie est simple. Elle n'a pas écrit, eh bien! elle écrira. C'est pour elle qu'il est ici, pour elle qu'il a souffert des journées angoissantes ; maintenant voici le temps où la moisson est proche. Hardi! un coup de collier.

Le printemps qui pare la terre est en lui ; il le porte sans le savoir comme un dieu invisible et présent. Il ne soupçonne pas sa richesse, mais il prend sa part de bonheur sans la connaître. Il ne sait pas qu'il est poète, mais le soleil qui flambe lui fait chaud dans le cœur ; le soleil qui a chassé les brumes a dépouillé son crâne des mauvaises idées. Le ciel bas? La symphonie blanche et grise? Rien de tout cela. Un ciel lavé où, dans l'azur, courent des nuages ; des peupliers qui se penchent, des bouleaux argentés, des eaux tumultueuses, et l'or, l'or, qui apparaît, grain à grain, sur le fond sombre de la pan, ça, c'est une réalité.

La terre paye. Quoi? Son endurance, sa volonté, son courage? Est-ce qu'il pense à ces choses? Allons donc, la terre paye le sourire de Doll, la poupée blonde.

Et tandis que, d'un mouvement giratoire, il lave son minerai, dans l'eau qui tourne il aperçoit une frimousse rieuse, des yeux aigus qui le regardent ; il s'arrête et, dans l'eau immobile, il voit se préciser l'image.

Oui, c'est elle, la chère chose aimée : elle est là, vivante, les cheveux fous, la bouche gourmande, mais la fixité du regard l'attire et l'étonne à tel point qu'il ne saurait dire si cette fascination provient de l'or du minerai ou de l'or des prunelles.

CHAPITRE XIX

LA CHANSON DE L'OR

— Une sacrée chance, hein?

— A la vérité.

— Combien faisiez-vous à la pan?

— Hum, deux mille à deux mille cinq…

— Dollars?

— Naturellement!

— C'est une affaire.

Sure…

— Et vous valez?

L'autre répond tranquillement :

— Un millions de dollars. Du moins, je pense ainsi.

Un sifflement admiratif passe entre les dents de l'interlocuteur, qui prend son copain aux épaules et le secoue, en reconnaissant loyalement :

— Vous êtes un heureux garçon et je vous félicite.

L'autre rit et dit :

— Je suis.

Le filon de Bighorn est l'aventure de ce printemps. Bighorn, un joyeux colosse, à qui la fortune doit bien cette revanche. N'était-il pas parmi les pionniers, ceux qui, à pied, bagage au dos, ont franchi la redoutable passe et qui, les premiers, tracèrent une piste sur la neige inviolée?

Il avait dix-huit ans alors. Aujourd'hui quarante. Depuis vingt-deux ans il essayait sa chance. Il l'a maintenant, totale. Et l'on se réjouit.

La roue tourne, le chiffre est sorti, c'est le gros lot! Tant mieux. Hurrah! pour Bighorn.

Il n'y a pas de place pour la jalousie dans le cœur rude des Yukoners.

Bighorn est le roi de Last Chance, un roi débonnaire qui est resté l'ami de ses sujets. D'autant qu'une royauté, cela se fête.

On a bu pendant trois jours à la Branche de Saule, à ses frais, c'est évident. Et quand je dis trois jours, j'entends trois fois vingt-quatre heures, car il n'y a plus de nuit sur le Yukon. La lumière a pris possession des terres polaires et sa maîtrise est absolue. On travaille, on mange, on boit (on boit surtout), on se couche, on dort, on se réveille avec le jour…

Et toute cette clarté persistante jointe à l'effort donné énerve les corps, et l'atmosphère du saloon s'en ressent.

Il y a foule dans les deux salles. Les parties de poker s'animent, accompagnées par l'inévitable piano mécanique qui moud, inlassable, des airs pour les acharnés danseurs.

Avec les steamers à palettes sont descendues les dancing-girls et une nuée de garçons qui attendaient le printemps pour tenter la fortune.

Les cris fusent, mêlés aux rires aigus des femmes ; le mot « dollar » domine.

— Mille dollars.

— Un « pot » de quinze cents dollars.

— … quelques dollars.

— Un beau business… cent dollars. C'est donné.

— Cinq dollars, please, pour m'acheter un ruban.

Et la voix du tenancier s'enroue :

Get a partner, one dollar, one dollar!

Il trépigne à son comptoir, il frappe dans ses mains, s'arrête pour servir, puis recommence à hurler :

Get a partner, one dollar, one dollar.

Car cela coûte un dollar pour fox-trotter avec « une demoiselle d'opéra ».

Elles sont venues de partout, de Dawson, de Skagway, de Juneau, de toute la côte et même de Californie.

Elles dansent en mâchant de la gomme et les garçons piétinent gauchement le parquet avec leurs lourdes bottes.

Ils tournent, l'air béat, heureux de vivre, sans voir qu'une main experte explore leur gousset.

Hurricane est parmi les plus enragés. Il a payé vingt dollars pour la nuit. One-step, valse, polka, fox-trot, tout lui est bon pourvu que la danse l'entraîne. Il se grise de mouvement et de bruit jusqu'à ce que son cerveau soit pareil à une boîte vide.

Billikins erre, mélancolique, au milieu des danseurs ; son chapeau melon, enfoncé jusqu'aux oreilles, laisse passer des mèches grises ; il traîne ses mocassins dont les lanières pendent comme de coutume.

De-ci, de-là, il attrape un whisky, un gin, un cocktail, un cognac, Billikins, éclectique, accepte et absorbe tout ; une ivresse pesante l'envahit, mais plus il est ivre, plus son visage est assombri ; les rides tirent la face lugubre.

Entre deux quadrilles on boit.

— Vous voudriez?

La fille demande :

— Je voudrais un cocktail aux œufs.

All right, c'est une chose possible.

On apporte les deux verres avec la cerise traditionnelle et le non moins traditionnel chalumeau. La dancing-girl, la bouche en cœur, tette la paille avec une mine de chatte gourmande. Après plusieurs goulées, elle s'arrête, passe sa langue sur ses lèvres.

— Quel est votre nom?

— Moi, on m'appelle Hurricane. Et vous?

— Moi, je suis Doll.

Hurricane pousse un cri. D'un coup de poing, il repousse la table, qui chavire, entraînant les verres qui se brisent. Il y a une clameur dans la salle.

— Quoi?

— Qu'est-ce qu'il y a?

— C'est un fou.

Fou! Le garçon donne cette impression à tous. Il sort, bousculant les couples, heurtant les tables, suivi par les jurons des joueurs.

La fille effarée a croisé sur sa poitrine son fichu de soie et, stupide sur son banc, les yeux ronds, les mâchoires ruminantes, elle mâche sa gomme.

Mais l'incident est si peu grave qu'il est vite oublié.

— Il y a cent dollars…

— Avec cinquante de plus.

La voix glapit :

Get a partner, one dollar, one dollar.

Et, pour accompagner son invitation, le barman agite une sonnette d'un geste frénétique.

— Dollars… dollars… dollars…

Le mot part de tous les coins de la salle ; c'est le maître qui asservit tout à son caprice, âmes et corps. Pour lui on peine, pour lui on danse, pour lui on joue, pour lui on meurt.

Le métal est sorti vierge de la terre glacée, mais, dès qu'il a vu la lumière du jour, il a courbé les hommes. Veau d'or? Non pas : petite chose qui brille et qui brûle les doigts.

La chanson de l'or emplit les deux salles du saloon de la Branche de Saule ; mais les cloisons de planches sont trop rapprochées ; elle sort et court sur les rapides pour apporter son espérance et son désespoir à tous ceux qui, sur le territoire du Yukon, sont devenus ses serviteurs passionnés.


Hurricane cache sa détresse dans sa hutte faite de rondins assemblés. Il ferme les yeux, crispe ses poings sur ses oreilles. En vain : les yeux clos, il voit une image persistante. Les oreilles bouchées, il entend une voix qui scande la syllabe adorée : « Doll… Doll… Doll ».

La brise printanière lui apporte, avec des musiques endiablées, les clameurs des joyeux garçons qui, eux, ne demandent à la vie que des choses immédiates.

— Mille dollars.

— Avec cinq cents.

One dollar… one dollar…

Le refrain est martelé par un bruit métallique, comme si une main immense agitait un sac où les pièces d'or tinteraient.


C'est ce jour-là qu'on a trouvé Bighorn mort, dans sa chambre, Bighorn qui avait trimé vingt-deux ans sur tous les placers d'Alaska et qui mourut de congestion, à l'heure même où il valait un million de dollars.

CHAPITRE XX

UNE NOUVELLE ÉTOILE

Passé le 65° de latitude nord, quel peut être l'état d'âme d'un garçon que hante le souci d'une toute petite chose qui est à des milliers de kilomètres dans le Sud, vers la côte californienne? Les images se succèdent comme le déroulement d'un film cinématographique où la raison ne tient aucune place. Les mauvais soucis enténèbrent l'esprit et la jalousie se dresse, comme un sphinx, au sommet du crâne qu'elle enveloppe de ses ailes sombres.

Sous le vernis de la civilisation, la jalousie est, au cœur des hommes, la remontée de l'instinct primitif.

Education, bienséance, science des attitudes, hypocrisie du geste, lois de sauvegarde et de répression, trame compliquée des textes pour la défense de la société, enchevêtrement des paragraphes, Tables des hommes dressées en face des Tables de Dieu.

Le Code et la Bible, interprétation des volontés premières, souci de ce qui est bien, châtiment de ce qui est mal. C'est pourquoi à l'origine des civilisations on trouve la balance. Balance où Osiris pèse les âmes des Bons et des Méchants. Oui, mais il y a le glaive de la loi qui sophistiquera la sentence. Le glaive est d'airain comme celui de Brennus et l'on pèse à faux poids sur tous les degrés du Temple.

La société enveloppe l'homme dans un réseau inextricable. C'est une toile d'araignée. Un la tend, un autre s'y prend. Usages et coutumes. Amour et amour-propre. Dol et vol. Violence aussi. Pour un même fait, décision contraire. Erreur ici, vérité là.

Aujourd'hui arrêté, jugé, condamné, exécuté « au nom de la Loi » ; demain, exalté — mais non ressuscité — au nom d'une loi identique.

Les hommes, parce qu'ils sont des hommes, ont voulu œuvrer à leur image. Ils ont créé « à la manière de… » Gouverner, abêtir, pressurer, châtier, punir des foules, oui ; des sentiments, non.

Chaque fois que l'homme s'est trouvé devant une force de la nature, il est redevenu lui-même, c'est-à-dire la bête ancestrale qui combattait pour vivre et se perpétuer.

Depuis le premier chevreuil abattu, il y a eu le droit et la force.

— Je l'ai tué, il est à moi.

— C'est bon, défends ta proie. Tu as tes poings. J'ai mon bâton.

— Je discute.

— Moi j'assomme.

La possession amène la jalousie et, depuis le commencement des siècles, la bataille dure, les armes ont changé — pas toujours — et les combattants se dressent les uns contre les autres, la face dure, les yeux meurtriers, la Bête des bois frémissante réapparaît. Il n'y a plus de convention qui tienne, d'éducation ou d'instruction qui joue, il n'y a qu'une force aveugle qui se manifeste avec des moyens primitifs.

Hurricane-chien pousse un gémissement, puis son regard mouillé se pose sur son maître.

— Eh bien! tu n'y penses plus, voyons, voilà des heures que tu as la tête en tes mains, ça n'a pas de raison. Le temps passe, ne reste pas ainsi, et encore si toi seul étais en cause, l'importance serait moindre. Et nous? Tu n'as pas l'air de te douter que mes compagnons et moi crions famine. Un quart de poisson chacun depuis ce matin, c'est peu pour des huskies et des siwashs. On ne travaille pas, c'est vrai, mais on a un estomac tout de même. Dis donc, vieux, si tu laissais là tes lamentations?

Et Hurricane-chien donne des coups de crâne aux genoux de son maître qui, de la main, flatte la bête qui grogne.

— Oui, c'est bon d'être gratté, surtout derrière les oreilles, mais, pour l'instant, écoute le charivari des copains. Ils en font, hein! une sacrée musique. Je te dis : un quart de saumon depuis ce matin. Il est loin, je t'assure. Allons, viens.

Et Hurricane-chien va de la porte à son maître. Il revient, il repart, s'assied sur son arrière-train, regarde.

Enfin, il a été compris. L'homme se dresse. C'est un succès qu'on souligne par deux abois très clairs, auxquels répondent les longs hurlements de la meute.

Le travail est l'âme de la solitude. La pâtée faite et distribuée, il faut songer aux mille besognes quotidiennes qui, en Alaska, prennent une place importante.

Ici, il faut compter sur soi. Si l'on veut se coucher, sur le trail, il faut se construire un abri. Si l'on veut manger, on a sa carabine et la sûreté du coup d'œil. Au camp, les ressources sont meilleures, mais encore ne faut-il rien exagérer. On a le confortable qu'on se donne.

Le store vend des conserves, de la farine, du maïs, du café, du thé, que sais-je? Aux Indiens, on peut acheter du poisson. Mais la machine à fabriquer le thé, à cuire le maïs, n'a pas été inventée et le poisson ne frira pas tout seul dans la poêle.

Secoue-toi, Hurricane, mon garçon. De plus, le printemps n'est pas éternel et les dumps attendent pour qu'on lave la paie.

A Frisco, possible qu'on ait le temps de faire le joli cœur et l'amoureux transi. Ici, pas!

Que dis-tu de ce saumon? Fameux, je m'en doutais. Et cette galette de maïs? Une riche idée de Gregory Land, n'est-ce pas? Est-elle craquante sous la dent, et dorée! Une vraie galette de Christmas. Sans part du pauvre, on mange tout. Et l'arome de ce café, exquis, ma parole, exquis : on en a les narines chatouillées. On ne boit pas le pareil même chez Old poodle dog, le restaurant français de Bush street, à Frisco.

Ce scotch whisky suffirait à te réconcilier avec la vie!

Allons, je t'aime mieux ainsi, camarade. En route.

Et Hurricane, sifflotant, lance d'un geste régulier son minerai dans la sluice-box où l'eau court silencieuse.

Elle emporte le gravier et la terre et, comme l'or est dix-huit fois plus lourd que l'eau, ce soir, avec des lames de caoutchouc, il recueillera aux arêtes de bois la paie, prix de son labeur.

Et sa joie est plus grande d'avoir par la fatigue endormi sa pensée que de sentir, dans son sac de peau, sa fortune augmentée de quelques cent dollars.

Il revient le cœur plus libre et, sur le chemin qui mène à sa maison de bois, il chante, cependant qu'Hurricane-chien gambade autour de lui et participe à la joie de son maître en jappant.

La chanson finie, le garçon parle à l'animal :

— Saute, Hurricane, la vie est belle. Je parle de la vie des chiens, car nous autres… mais cela ne te regarde point. Ce sont choses humaines et nous, les êtres dits supérieurs, nous devons cacher nos sentiments. Toi, tu es heureux, alors tu aboies, tu te roules sur le dos en agitant les pattes. Ah! vieux frère, je t'envie.

« Non, ne crois pas cela. Je ne vais pas recommencer. Je n'ai pas le talent de jouer les Jérémie. Houp là! Saute, plus haut, vas-y. Une course tous deux? Je veux bien. Un, deux, trois, en avant. »

Hurricane et son chien dévalent la pente raide et s'arrêtent ensemble au bas de la colline. Au carrefour, le trail se partage : à gauche Last-Chance, à droite le chemin qui conduit à la frontière yankee.

— Paix, Hurricane, soyons sérieux. Que penserait-on de nous si On nous voyait. Tu vois, j'ai gardé, malgré moi, le respect de la considération! Monsieur « Qu'en dira-t-on? » m'a rendu visite. Mais je te jure, tiens, je te jure du fond du cœur que je m'en f… On est ici chez nous. Les autres, pffutt, comme ce caillou, tu vois.

Et, du pied, il chasse la pierre qui roule et qu'Hurricane-chien attrape et apporte.

— Tu es un bon chien. Je t'aime, toi ; l'autre, tu sais bien, l'autre, eh bien! cela m'est complètement égal.

« Pourquoi tournes-tu ta gueule de travers et clignes-tu un œil? Tu ne me crois pas. Je suis sûr que tu ne me crois pas. Je te répète que je m'en f…

« Allons, viens. Tiens, cette brute de Billikins est rentrée. Parie qu'il est ivre, notre ami!

« Parie pas, tu perdrais! »

Hurricane pousse la porte. Billikins est affalé sur une caisse. Il ne bouge pas.

— Parbleu! il roupille, je te le disais bien. Ivre, ivre-mort! Eh là…

Billikins, au bruit, tourne la tête. Il ne dormait donc pas. Alors, il n'est pas… Mais si, oh! mais si il l'est, à tel point que Billikins s'absorbe dans la contemplation d'un magazine qu'il ne peut comprendre puisqu'il n'a jamais su lire.

Mais il faut croire que la chose l'intéresse, car, gravement, il tourne les pages une à une, après avoir mouillé son pouce ainsi que ferait un enfant.

Il y a des scènes qui le captivent, d'autres sont négligeables. Oh! oh! celle-ci est terrifiante. Un chasseur qui lutte avec un bison : ces hommes blancs sont quelquefois courageux comme des Crees.

Et ces femmes, dommage qu'elles soient si laides. Leurs yeux sont trop grands, leurs lèvres trop soulignées, et leurs cheveux, quelle drôle d'idée de les faire se hérisser comme cela! Il n'y a donc pas de l'huile de phoque pour les graisser, dans ce pays-là?

Hello, fellow!

Hurricane se penche et arrache le magazine des mains de l'Indien effaré. Une figure s'étale provocante au milieu de la page, avec pour titre : « A new star », et pour légende : « Miss Dolly Moore, la créatrice d'une Vie d'artiste, le film qui vient d'obtenir un éclatant succès. »

CHAPITRE XXI

LA RIVIÈRE EMBALLÉE

Billikins, avec la gravité qu'il apporte à ses moindres gestes, plonge dans l'eau du fleuve les peaux de phoque afin de leur redonner de la souplesse. Puis, comme l'hiver a fait craquer maints endroits, avec le sérieux d'une Jenny il coud, rajuste, coupe, rogne ; son aiguille est un os de morse plus effilé qu'une aiguille d'acier. Ensuite l'Indien graisse avec soin les coutures. Sa besogne achevée, il tend les peaux sur la carcasse du canot.

Il en a gardé deux plus petites qu'il gonfle d'air et accroche de chaque côté du kayak pour le maintenir en équilibre.

Billy a l'orgueil de son embarcation. N'est-elle pas la seule qui arbore une véritable voile, cadeau d'un baleinier.

Pour utiliser sa voile, il a planté un mât. Mât et voile ajoutent à l'instabilité de l'esquif, mais cela cause une telle joie au Cree qu'il serait barbare de le désabuser.

Avec méthode, l'Indien embarque des provisions, des ustensiles de ménage, des couvertures, une winchester, de la farine de maïs. Lui-même ficelle, cloue, attache avec une lente minutie qui désespère Hurricane, lequel voudrait être déjà parti.

On confie les chiens à Ralph Monroe. Hurricane-huskie est seul de la partie. Il va de l'Indien à son maître, le museau levé, la queue bougeuse. D'un bond il est à bord.

— Etes-vous prêt, enfin?

— Vous pouvez.

Et le mineur impatient saute dans le kayak.

Il y a des rames, des gaffes, une pagaie.

Billikins, à l'arrière, gouverne. L'embarcation suit un moment le courant, puis doucement, doucement, elle vire et commence à remonter le fleuve, cependant que les camarades poussent des « Hurrah! » sur la rive.

Peu après avoir quitté Last-Chance, la navigation devient délicate ; le courant est dur ; de plus il emporte des bois flottés qu'il lance à une vitesse folle, comme des béliers.

Hurricane, debout, la gaffe au poing, les évite de la façon qu'un picador évite le taureau. Chaque fois la secousse est forte ; le kayak, grâce à ses flotteurs, ne chavire pas.

Sur les conseils de Billikins, on navigue près du bord, où l'eau est plus sage ; mais la dérive entraîne toujours le canot ; il faut sans cesse le ramener en ligne. Malgré tous les efforts, il est parfois happé par le courant qui l'emporte plusieurs centaines de yards en arrière.

Hurricane et Billy s'obstinent.

Hurricane-chien, apeuré, s'est accroupi dans le fond de l'embarcation, la tête dans ses pattes ; l'oreille seule est mobile, inquiète.

De chaque côté du fleuve il y a une chaussée de basalte, puis des falaises de granit où s'accrochent des lichens et des saxifrages. Plus haut, des blocs de glace défilent, escadre blanche que le soleil fait miroiter. On les écarte avec peine.

Un canot de chêne ou de cèdre aurait été disjoint et englouti depuis longtemps. Les peaux du kayak peuvent recevoir des chocs, à la condition toutefois d'éviter les déchirures, et souvent on effleure des roches tapies sous les eaux. Il faut quitter la pagaie pour l'aiguille et réparer le mal. Graisse et résine ne sont pas épargnées.

Dans une crique formée par un coude du fleuve, on s'arrête. Billikins tire le canot pendant qu'Hurricane prépare le thé et que le chien manifeste sa joie d'être en sûreté par des cabrioles sur l'herbe.

L'étape est courte. En avant! Guigne : la pluie. Une pluie torrentielle. Les bords sont marécageux et le kayak s'embourbe. Billikins, à regret, replie sa voile qui tombe comme une aile cassée. On rame sur place sans avancer. Enfin on réussit à gagner le milieu du fleuve. Le courant est brisé par des îles et des roches à fleur d'eau ; c'est un fouillis d'herbes, de bois flottés, d'icebergs en miniature. La barque tourne sur elle-même, puis elle est relancée en avant, le fleuve l'entraîne. A force de ramer, on reprend l'avantage. Les îles passées, il est prudent de reprendre la côte, mais là, un couloir de roches schisteuses se présente, où les eaux mugissent. Billy et Hurricane sautent sur les rochers. Avec peine ils se maintiennent ; les pieds glissent, la main n'a pas de point d'appui sur la surface lisse ; péniblement, mètre par mètre, les deux hommes halent le canot jusqu'à la sortie du mauvais passage. Alors, harassés, exténués, meurtris, ils ancrent l'embarcation et, sans manger, ils s'abritent au creux d'une falaise noire ; enroulés dans leur couverture, ils dorment d'un sommeil de plomb, sans s'importuner de l'averse oblique qui tombe, inlassable.

Et le lendemain, à l'aube, on recommence. Trois jours la pluie fait rage, trois jours les compagnons tenaces vont. Au midi du quatrième, un vent favorable s'élève. Billy redresse sa voile et le canot file, léger comme un martin-pêcheur.

Le soir du seizième jour, tandis que le soleil tache de pourpre Moose-hide, les voyageurs voient enfin surgir la ville.

C'est d'abord Klondyke-city, puis West-Dawson, enfin la ligne des docks, les quais où sont amarrés huit ou dix steamers, des chalands, des embarcations de toutes formes, depuis le kayak de peau des Crees, jusqu'aux canots en écorce de bouleau des Thlinkits, en passant par les très modernes canots automobiles.

Faisant contraste avec le grand silence blanc, la Ville vit d'une vie ardente ; il monte d'elle des clameurs et des cris, des chansons auxquelles se mêle la fiévreuse activité des scieries.

Ici aussi on profite de la belle saison, on travaille, on s'amuse. Les trottoirs de bois de Front-Street sont martelés par les rudes bottes des garçons qui vont aux mines ou en viennent.

Il y a foule dans les saloons qui disparaissent sous les trophées de drapeaux américains et anglais. Le violon pleure, l'accordéon gémit, le banjo s'énerve, et tous ces bruits se fondent dans un bourdonnement immense qui se perd dans le ciel que les fumées des usines salissent.

Et le fleuve traverse la ville, venant du fond des passes mystérieuses où ses eaux noires s'engouffrent en grondant pour s'en aller là-bas, à des milliers de milles, bondissant, joyeux d'être libre, après huit mois de réclusion, apportant sa vie aux quelques centaines de fourmis obstinées qui grattent la terre pour lui arracher un peu d'or.

Le Yukon passe devant la ville comme un dément furieux, méritant bien l'orgueil des Indiens, ses premiers maîtres, qui disaient fièrement aux pionniers : « Nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes des Indiens du Yukon. »

Et comme ils connaissent bien leur fleuve, ils l'appellent « la rivière emballée ».

Devant Dawson, c'est une bête qui fuit, sournoise, câline, trompeuse… comme une bête.

CHAPITRE XXII

LES REGRETS DE GREGORY LAND

Devant l'église Sainte-Marie, Hurricane, tête baissée, se heurte à un grand diable d'individu qui, sans aucune aménité, l'interpelle :

— Vous ne pourriez pas faire attention, sacré, sacré… ah! par exemple, sacré cher garçon! comment êtes-vous?

Et Gregory Land tend sa paume large ouverte à Hurricane.

— Ah! je suis content de vous voir, ça fait du bien de voir une figure de chrétien dans cette satanée ville…

Et la colère du postier gronde :

— Ça, une ville du Grand Nord? Ah! parlons-en. New-York, Philadelphie, Baltimore, un de leurs bazars de l'Est, oui, tout ce que vous voudrez, mais le vieux Dawson, non, non et non.

« Les entrepreneurs de civilisation ont perdu la cité. Quel honneur, hein, des rues tirées au cordeau, des avenues numérotées de 1 à 5, coupées à angle par 12 rues! Et leurs hôtels pour dames neurasthéniques, c'est une affaire! Poor old Dawson! Pauvre vieille et chère Front-Street qui suffisait à notre négoce! »

A grandes enjambées, tout en vitupérant, le postier va. Soudain, il s'arrête, le doigt menaçant :

— Et ce monstre-là ne vous dit rien?

Il montre la masse carrée du Post-Office qui barre la Troisième Avenue. Ce ne sont pas les sentiments artistiques du postier qui donnent libre cours à leur indignation, mais, sincèrement, il regrette l'époque où, sous une hutte de sapins, on rassemblait les sacs de dépêches qui avaient mis plusieurs semaines pour remonter de Skagway par la passe et White Horse.

— J'en arrive, oui, j'en arrive, cher, à envier le temps où Soapy Smith et ses highwaymen tenaient le pays sous leur coupe. On se défendait homme contre homme, coup pour coup, vie contre vie.

« A la bonne heure! Pauvre cher Soapy, on l'a tiré comme un lapin. Ma foi, je le regrette lorsque je vois…

« Non, regardez-moi ces gueules : bonnets d'astrakan, pardessus fourrés, leggins de parade, raffut… »

Gregory crache aux pieds d'un gentleman qui passe.

— Ça ne proteste même pas! J'aurais pu tout aussi bien lui cracher sur la figure, il aurait encore dit : « Thanks, sir ».

Evidemment le postier est dans un de ses mauvais jours. Il serre les poings, ses paupières se plissent et ne laissent voir qu'un point aigu.

Il cherche une méchante querelle.

L'offre d'un cocktail au Monte-Carlo ne le tente même pas.

— Les saloons d'à présent? Les mêmes noms oui : l'Exchange, le Monte-Carlo, le Green Tree, le Bank… Mais l'atmosphère, les clients!

« Leurs cocktails? De l'alcool de sciure de bois qui râpe la gorge. Non merci. Savez-vous, garçon, que le waiter, au Green Tree, a un appareil pour fabriquer les cocktails? Un appareil! Misère!… Pourquoi pas aussi un habit à la française et des gants blancs!

« Savez-vous qu'au Savoy, il y a, à l'entrée du dancing, un policeman, oui, mon cher, un policeman au Savoy! Alors quoi? on ne peut plus se cogner quand ça vous plaît, comme il vous plaît! Ça, une existence? Je prends un billet ce soir pour la côte, aller simple, plein tarif et, Dieu me damne! si je remets jamais la semelle de mes souliers sur une piste d'Alaska! Sacré Gouvernement de malheur! »

Hum! Gregory jure le Gouvernement et n'enlève plus sa toque en signe de respect! Décidément, les coutumes s'en vont. Hurricane le lui fait remarquer.

— Que j'ôte mon chapeau à un Gouvernement de canailles, plus souvent. Le Gouvernement en personne serait là — yes, sir, le gouverneur représentant Sa Majesté Britannique, eh! bien, je lui dirais… je lui dirais…

— Vous lui diriez?

— Vous n'êtes qu'une mazette.

Grand Dieu! qu'a-t-on pu faire à Gregory pour le mettre dans un état pareil? Il est d'une rare violence, parle haut, gesticule, heurte de l'épaule les garçons qui ne lui cèdent pas le pas sur le trottoir surélevé, crache avec ostentation lorsque passe un « touriste » ou une dame dont l'air ne lui revient pas.

Les fils du télégraphe et du téléphone se croisent sur les poteaux en croix de Saint-André.

Le postier les admet.

— Ça, oui, c'est utile. Mais ça?

Un palace étale sa splendeur de mauvais goût.

— Un portier habillé en général russe, et des grooms et des caissiers, des tas de petites clefs pendues… et un registre pour écrire son nom, le vrai… Si c'est permis!

« C'est pour ça que les garçons sont morts par centaines, qu'ils ont crevé de froid, qu'ils ont crevé de faim, perdus dans la plaine immense, qu'ils ont souffert du blizzard et des woolies. Ils ont tracé la route et les mercantis les ont suivis à la piste comme des bêtes de proie.

« Dawson a été créé par nous et pour nous, pour nos besoins et nos désirs. Elle a brûlé, on l'a reconstruite, mais si on l'a ressuscitée de ses cendres, ce n'était pas pour en faire une ville pour voyageurs des agences « New-York-City Dawson, aller et retour ». Pourquoi pas un jazz-band de nègres, un subway et des toboggans. Ça serait very exciting! »

Gregory, accablé, conclut :

— Ils y viendront.

Ils, ce sont les ennemis fantômes que Gregory insulte ; ce n'est personne et c'est tout le monde.

Gregory, véritablement persécuté, énumère ses griefs contre la Ville ; il lui en veut de n'être pas restée elle-même ; soudain sa rancune éclate, formidable, dépassant toute imagination et livrant le secret du postier :

— Et savez-vous, cher, ce qu'Ils ont trouvé? Je vous le donne en mille. Ne cherchez pas, vous ne pouvez rien penser de pareil. C'est énorme! Ils veulent faire la poste avec des chevaux. Avec des chevaux… Vous pourrez les voir demain, ils sont six, caparaçonnés de laine.

Le meneur de chiens ricane :

— Je les attends à la première gelée. Des chevaux!… Non, des chevaux!…

Et le postier constate d'un air lugubre :

— C'est à crever de rire!

CHAPITRE XXIII

L'IMAGE DU PASSÉ

Il y a une heure que Gregory Land donne libre cours à ses rancœurs, lorsqu'il a soudain cette phrase inattendue :

— Mais vous me faites bavarder, et vous ne me dites pas pourquoi vous êtes ici.

Et simplement Hurricane ouvre son cœur. Le cafard est trop bougeur. Il n'a pu tenir le coup. Il est parti. L'histoire est simple, mais, sous les mots, le postier devine le désarroi de cette âme. Sa tendresse bougonne apparaît ; il oublie les chevaux, les hôtels, les touristes. Les serments qu'il faisait? Dissipés, envolés, disparus. A-t-il seulement juré? Et les saloons et leur clientèle et l'alcool? Plus rien ne subsiste et, d'une poigne rude, il pousse Hurricane dans la salle de l'Exchange.

Là, silencieux, ils boivent sec.

Puis c'est au Monte-Carlo, puis au Green Tree. Enfin ils échouent au Savoy, les yeux troublés, les jambes raides. Très crânes, très droits, très saouls, ils défilent devant le fameux policeman montant la garde.

Gregory lui jette un mauvais regard, mais passe bouche close.

Whisky, gin, cognac, toute la gamme des cocktails que le diable inventa pour les palais désabusés!

L'ivresse morne, celle qui assomme parce qu'elle est muette. Le cerveau perçoit des sensations par ondes successives. Sensations auditives et visuelles. Le bruit : les verres heurtés, les dés sourds dans le cornet de cuir, sonores sur le bois des tables ; la musique qui gémit, cris des joueurs et cris des filles, appels des waiters, voix réelles qui chuchotent. Vision : taches claires et taches sombres, ombres et lumières, nébuleuses des globes électriques, éclat des bouteilles et des nickels, couleur des multiples alcools, images mouvantes de couples qui passent et que ne fixe pas la rétine. Tout est fondu dans un deuxième plan, l'ivresse tisse des brumes et fait virer les êtres et les choses, tue la mémoire peu à peu, goutte à goutte ; ne plus penser, ne plus souffrir… l'oubli, l'oubli total!

Devant Hurricane, une tête blonde danse par moment, de plus en plus lointaine et imprécise : les yeux sont morts, les lèvres ne sont plus dessinées, les cheveux sont flous, la ressemblance s'atténue et s'estompe, brouillée, ombre parmi les ombres.

Pour Gregory Land, c'est un équipage de chevaux monstres qui se rapetissent au fur et à mesure qu'ils courent sur le trail : ils sont maintenant des poneys. Des poneys? Non, des ânes. Des ânes? Non, des chèvres. Des chèvres? Allons donc, vous voyez bien que ce sont des chiens, des huskies et des labradors…

Un sourire éclaire la face de l'homme, tandis que le verre tombe sur le comptoir.

Au bruit, Hurricane lève les yeux et son regard est accroché par une annonce. Il fait un effort prodigieux, il épelle comme un écolier, lettre à lettre, syllabe par syllabe. Les mots formés, il les répète sans les comprendre. Les majuscules valsent. Ses lèvres poursuivent lentement :

MOOVING PICTURES

Mooving pictures? Qu'est cela? Comme c'est drôle, hein! Gregory, vous qui dénonciez les crimes de la ville nouvelle, vous n'aviez pas prévu cela. Le cinéma au confluent du Yukon et de la Klondyke River.

Comment? Il a parlé tout haut, ou bien Gregory Land est-il dans sa pensée?

Mais les yeux voient et les lèvres murmurent. Hurricane lit :

LA VIE D'UNE ARTISTE
Interprétée par Dolly Moore.

D'un geste, l'homme a balayé le comptoir, verres et bouteilles choient et se brisent ; le corps en avant, les paupières larges ouvertes, il s'hypnotise sur le nom :

Dolly Moore.

« Dolly Moore », répète la bouche d'un mouvement réflexe.

Hurricane a un ricanement. Pardieu! il verra cela. Holà, Gregory, old chap, entrons au « moovy ». Et le postier, docile, définitivement accablé par la fatalité, suit son camarade en secouant la tête et murmurant :

— Un cinématographe! quelle pitié, seigneur, quelle pitié!

L'ombre les happe. Ils hésitent. Les cils battent, rapides. Le film déroule ses péripéties, les images courent dans une vision fantasmagorique, pareille à celle qu'ils percevaient dans le saloon. La foule s'apitoie aux malheurs de la pauvre fille roulant des cafés chantants aux tréteaux d'opéra. La vedette est là, minable sous ses haillons. Qui la reconnaîtrait? Enfin un viveur la cueille ; la voici attifée ; elle chante, on applaudit ; le rideau baissé se relève, le jeune homme l'emmène en cabinet particulier. Table dressée, cristaux, fleurs, champagne ; la femme est de dos ; elle se penche vers son ami et lui offre ses lèvres ; elle a tourné la tête.

Une voix clame :

— Dolly! Dolly!

La foule rit d'un gros rire qui secoue la salle.

Sur l'écran, la scène continue ; l'homme tient la poupée dans ses bras.

Un cri rauque. Un claquement sec. C'est Hurricane qui a tiré. Il a dû tuer la femme, il l'a tuée certainement, puisqu'elle s'est effondrée.

C'est un tumulte indescriptible. Enfin on donne la lumière. Des faces dures entourent Hurricane qui, stupide, tient son browning au poing.

Le danger dégrise Gregory.

Deux hommes s'élancent, mais trouvent devant eux le postier. Les deux garçons sont à terre, une meute se précipite. Hurricane voit son ami en péril. Il secoue son ivresse et fonce. La bataille est épique, on se bat à coups de pieds, à coups d'escabeaux.

Et la voix de Gregory domine :

— Vous n'êtes que des apprentis bien dignes de voir des pantins sur une toile. Moi, je suis un ancêtre, je suis Gregory Land. Il y a bien ici quelques garçons qui me connaissent et qui ne laisseront pas assassiner leur vieux copain, un contre cent.

A son appel, deux camps se forment.

— Gregory!

— Mais oui, le postier.

— Attendez, cher garçon, on arrive.

— Pour sûr, on vous donne un coup de main.

— On est des placers, nous autres, pas de la ville.

— Enlevez ceux de la ville.

— Gregory for ever.

Et le revolver entre dans la danse.

Des garçons tombent que l'on piétine, les blessés gémissent, les femmes crient.

Hurricane est touché, il s'affaisse, les bras du postier le reçoivent.

Quelques hardis compagnons couvrent leur retraite. La porte est là. Sauvés. Hélas! l'entrée est barrée par le shérif et les policemen. Grégory recule. La vue du policier a refait l'unanimité dans la salle. La foule se précipite, submerge les agents et passe dans une ruée.

Une dancing-girl glisse à l'oreille du postier :

— Portez-le chez moi, c'est ici, à deux pas. Venez.

Tandis que Gregory dépose son camarade sur un fauteuil-lit, la fille s'empresse. Elle apporte une cuvette, des linges, du coton. Le postier déshabille Hurricane. Sur la chemise, une tache de sang à droite ; une autre tache plus bas ; à la cuisse une autre.

Le postier tâte du doigt chaque blessure. Le blessé a une plainte. Land énumère :

— Sous la clavicule, une, on l'aura ; entre la troisième et la quatrième côte, deux, blessure en séton… ne compte pas. L'artère fémorale n'est pas intéressée, et de trois. Ça va, ça va, ça va bien. C'est-à-dire que ça aurait pu aller plus mal.

La danseuse panse Hurricane avec dextérité. Les hémorragies s'arrêtent, les plaies sont bandées, on couche le malade.

— Mettez-le sur mon lit.

— Et vous?

— Vous occupez pas.

La fraîcheur des draps ranime le jeune homme qui reprend conscience peu à peu.

Son regard s'éveille. Il reconnaît Gregory à qui il sourit, puis il sourit à la femme, un souffle passe sur ses lèvres.

— C'est vous, Flossie, merci.

— Si vous vous connaissez, tout est pour le mieux, déclare le postier.

Et, repris par le démon du bavardage, il discute les coups :

— Hein, vieux, c'est ça qui vous ranime et donne du courage. J'ai médit de la ville, j'ai retrouvé mon Dawson d'autrefois. Quelle mêlée, tudieu!

Alors seulement, il éprouve le besoin de rassurer son ami.

— Vous savez, vous êtes un peu « écumoire », mais rien d'important. Avant huit jours, vous serez tout à fait confortable.

« Une riche idée vous avez eue de tirer sur leur marionnette. C'est un beau coup, digne des temps héroïques. Ça leur apprendra à venir ici avec leur cinématographe. Belle leçon, belles raclées! »

Le postier en est encore frémissant. Il est en loques, la tignasse ébouriffée, l'oreille fendue, l'œil poché. Qu'importe, il est fier comme un conquistador!

Il a repris du poil de la bête. A cette heure, il pardonne même au Gouvernement l'usage des chevaux pour la poste. Il ne parle plus de prendre un billet pour la côte. Il est ravi et il exulte. La blessure de son camarade, peuh! On s'est bien battu…

Tout à coup, il a son rire rouillé, il se casse en deux comme un polichinelle et, se penchant sur Hurricane, il lui dit, à mi-voix, confidentiellement :

— Vous savez, dear, le grand escogriffe de policeman qui montait la garde devant la porte?

— …

— Eh bien! je crois que je lui ai mis un solide crochet à la mâchoire.

CHAPITRE XXIV

AU CHEVET DE LA SOUFFRANCE HUMAINE

Gregory entre. Il ferme avec précaution la porte derrière lui et s'avance, gauchement, sur la pointe des pieds. Le parquet craque. Il s'arrête, hésitant, n'osant plus bouger, puis, dans un souffle il demande à Flossie :

— Eh bien?

La girl a une moue.

— Ça ne va pas?

— Non, ça ne va pas.

— La nuit?

— Mauvaise.

Le postier ôte à demi son chapeau et, de l'index, il gratte son crâne. Entre les dents, il jure :

Devil!

En vérité, son optimisme philosophique ne résiste pas à la brutalité des faits.

La fièvre est survenue, faisant du corps une loque, tandis que l'âme s'affole, bête apeurée.

Avec gravité, le postier questionne :

— Du délire?

— Il n'a pas arrêté de parler.

Sans trop savoir ce qu'il répond, Gregory fait :

— Bien, bien.

— Comment bien?

— Non, rien, laissez, Flossie, laissez.

Et le maître de poste s'approche de son camarade. Hurricane est étendu, les paupières tirées comme des rideaux trop tendus, les joues hâves, le front luisant ; la lèvre inférieure tremble.

— Où est Billikins?

— Ici, master Gregory.

Et Billy sort de l'ombre. Sans un mot, du doigt, le postier montre Hurricane. L'Indien secoue la tête avec une grimace de pitié.

— Mauvais?

Mauvais! Billikins ne sait pas, ses ancêtres n'ont jamais su guérir les coups de feu. Une bataille, hache ou couteau, oui! Browning, carabine, armes du diable! Mais, pour lui, Billy pense que les blessures ne sont rien ou peu de chose. C'est dans la tête. Il a dû dormir la bouche ouverte et l'esprit des ténèbres est entré, furtif. C'est lui qui cause ces ravages dont les mots disent les effets. Et le superstitieux Indien sort le bâton d'ivoire qui écarte les maléfices du Malin.

Il officie et, véritablement, si la minute n'était grave, ce serait un fou-rire de voir le Cree, à face tatouée, prononcer des incantations. Il est debout, enveloppé d'un plaid écossais dont les franges balayent le sol malgré la ceinture en peau de moose ; son chapeau melon le coiffe jusqu'aux oreilles dont les cartilages sont rabattus.

Il se promène devant le lit, traînant ses mocassins dont les lanières pendent ; il prend à témoin Klouch, le grand maître des Sommets, celui qui domine les hommes et les choses ; il lui fait des serments :

— Je t'apporterai des plumes d'aigle, du saumon, un renard, de l'huile — non de phoque, mais de baleine.

Mais invoquer Klouch n'est peut-être pas suffisant : on pourrait faire appel à Kioly, l'esprit de l'aurore boréale. C'est un dieu esquimau, qu'importe, il peut avoir des pouvoirs magiques. Et puis il y a la face-pâle clouée sur un double bâton, celle dont parle l'homme qui vend des prières ; il n'est pas inutile de l'implorer.

Et Billikins, Indien Cree, se courbe gravement et se frappe la poitrine avec le poing, cependant que ses lèvres laissent passer des mots incompréhensibles.

Ayant accompli son devoir, Billy est rendu à l'ombre.

— Si on le transportait à l'hôpital Sainte-Marie? suggère Flossie.

Gregory fait un saut comme si son talon touchait un reptile.

— Hein?

— Bien, oui, l'hôpital…

— Ça, c'est une riche idée. L'hôpital, pour que la police montée et tout leur sacré bazar fourre le nez dans nos affaires.

Elle n'y tient pas, la fille qui a toujours vécu libre, à cet hôpital qui, pour elle, représente l'autorité, la chose rébarbative comme une caserne et compliquée comme l'administration, où l'on abdique sa volonté. Non, mais on ne peut pas le laisser ainsi, ce copain. Evidemment, c'est aussi l'avis du postier. A force de gratter son crâne, une idée a surgi.

— Attendez, je reviens.

Et le brave garçon se dirige droit vers le saloon, témoin de la bagarre. Les garçons, selon la coutume, jouent, dansent, boivent et fument.

Sur le seuil, dès la porte close, le postier lance un frénétique : Hello!

Hello, boys! Un instant, please, c'est moi, oui, Gregory. Juste une minute, je vous demande, une simple question.

Les hommes forment un arc de cercle.

— Y a-t-il parmi vous un médecin? Si oui, qu'il vienne.

Ces hommes aux faces rudes, sont venus des quatre coins de l'univers. Ils sont issus de toutes les classes de la société. Leur passé est une lourde énigme, jalousement gardée. Il n'y a pas une seconde d'hésitation. Trois garçons sortent du rang et trois voix se sont offertes.

— Voilà.

— Qui es-tu, toi?

— John K. Silver, Anglais.

— Et toi?

— Sullivan Saskatown.

— Irlandais?

— Irlandais canadien.

— Et toi?

— Marcel Benoit.

— Français?

— Oui.

Du geste, Gregory congédie Silver et Saskatown.

— Merci, garçons. Voulez-vous venir avec moi, vous?

— Je vous suis.

Le postier, prêt à sortir, répète, mais s'adressant à tous cette fois :

— Merci, garçons.

… Le mineur aux mains calleuses se penche vers la souffrance. Tailladées, crevassées, laides, on dirait deux grosses bêtes rouges qui s'avancent pour happer une proie. Mais, peu à peu, les gestes, autrefois appris, reparaissent ; elles sont douces et furtives, caresseuses, féminines, elles s'ouvrent comme des palmes.

Quel destin les a meurtries? Le quartz les a griffées, le froid les a bleuies, l'outil les a déformées. Pourquoi?

Pour quel chagrin ou quelle faute ont-elles perdu leurs qualités professionnelles?

Elles n'hésitent pas : elles sont brutales pour être apaisantes.

Hurricane n'a pas eu un cri.

Maintenant, le malade dort, blessures pansées, et Marcel Benoit, médecin français et mineur du Yukon, n'est pas éloigné de croire que Billikins n'avait pas tout à fait tort lorsqu'il incriminait la bête qui tourne autour des cervelles.

— C'est surtout ça qu'il faut soigner. Ne le laissez pas seul avec lui-même.

Gregory dit :

— Il y a Billikins.

Mais Flossie proteste :

— Je suis là, moi.

— Mais…

Flossie comprend l'hésitation du postier.

— Le business, c'est là votre mais, n'est-ce pas boy? Eh bien! si vous le permettez, demain il fera jour. En attendant je reste. Au revoir, que la nuit vous apporte de beaux rêves.

Les yeux de Gregory se posent tour à tour sur l'homme et sur la femme.

L'homme est là, à l'aspect rude ; la fille est une « demoiselle d'opéra » ; ils sont venus de pôles différents pour se retrouver au chevet de la souffrance humaine.

L'un n'a pas craint de déchirer un passé peut-être redoutable, l'autre abandonne sa vie de tous les jours. Quels instincts les poussent? Quels fils mystérieux les animent? D'où viennent-ils? Où vont-ils? Qu'importe!

Du reste, le postier est trop ému pour répondre.

Ce n'est que dehors qu'il constate :

— Au diable, si je connais jamais le cœur des hommes.

Il fait trois pas et ajoute :

— Et le cœur des femmes avec.

CHAPITRE XXV

OMBRE ET LUMIÈRE

Hurricane ouvre lentement les yeux, son regard se pose sur tous ces objets qui ne lui sont pas familiers.

Où est-il?

Des souvenirs se juxtaposent. Les rideaux blancs lui rappellent des choses très anciennes, souvenirs d'une enfance isolée. Le père « fait des dollars » que la mère dépense. Le père est à ses affaires, la mère à son club, le gosse à sa nurse. La nursery est son domaine, le fauteuil d'osier dresse ses quatre pieds en l'air, parmi le massacre des animaux de peluche et des poupées en chiffons.

Parfois la maman entre, en coup de vent, harnachée, chapeautée, gantée, bottée, elle serre son bambin à l'étouffer, lui barbouille le museau de poudre et le laisse debout, effaré, cependant qu'elle sort dans un froufrou de jupes, en disant :

— Soyez bien sage. Veillez sur lui, maid.

Le père est là-bas, au fond de la pièce sombre, parmi les hauts casiers et les meubles lourds. L'enfant entre timidement, sa bonne le pousse :

— Allez donc, master.

C'est qu'il est effrayant, Monsieur papa. Il fait la grosse voix au téléphone.

Il a fini. Quel malheur, il a pris un journal financier!

Allons, allons, du courage.

— Bon…jour… pa…pa…

Le père pivote sur son fauteuil à bascule, tourne la tête. Il fume un terrible cigare qui fait tousser.

— Ah! c'est vous?

Il frotte son menton qui pique contre la joue rose.

Papa disparaît à nouveau derrière ses feuillets. Le gosse se sauve à toutes jambes.

De sa chambre, on voit la cime d'un arbre, quelquefois un écureuil s'y réfugie. Mais voilà, il ne vient pas tous les jours, l'écureuil.

Les yeux qui s'ouvrent ne voient que des taches — ombres et lumières. Lumière d'abord, la blancheur des rideaux.

Maintenant, Hurricane distingue, surgissant des ténèbres, des objets bizarres, des lanternes en accordéon, des pavillons multicolores avec des noms écrits en lettres noires.

C'est donc sa chambre d'étudiant. Le parapluie chinois, c'est cela. Les flammes qui sont un ralliement : Berkeley, ou le rappel d'une excursion : Yellowstone.

Des photos dans la rainure de la glace, des camarades, parbleu! Sur la table, il y a des bouquins d'études, les géométries, les traités de chimie, et aussi des poètes, Longfellow, R. Frost, Carl Sandburg.

Des éventails. Il croyait bien avoir des éventails, un ou deux, mais pas autant. Et quels éventails! L'un d'eux est fascinant, il est fait de plumes de paon avec des bonshommes incrustés de nacre ; c'est un travail chinois, minutieux et soigné, mais les yeux des plumes sont hallucinants, on dirait des regards fantastiques.

Celui-là, il est sûr de ne l'avoir jamais vu : un copain qui aura voulu lui faire une blague!

Il y a bien une odeur de tabac qui flotte, mais très atténuée par des parfums…

Ils sont là. Voilà les flacons ventrus, étirés, ronds, hexagones : c'est un bataillon en ligne.

Une houppe traîne sur le napperon brodé.

Une lueur traverse sa pensée.

L'évocation s'offre à lui, brutale.

Le boudoir de Dolly!

Hurricane vit, puisqu'il recommence à souffrir. Dolly! Mais pourquoi Dolly est-elle là? Elle est à la croisée, sa main soulève la mousseline d'un rideau.

Il veut tendre les bras. Une douleur l'assaille. Pourquoi? Et la souffrance le ramène à la réalité. Les scènes mouvantes se succèdent sur l'écran, précises, et la jolie poupée aux gestes câlins est cassée net par son geste violent.

Le cinéma, le coup de feu, la ruée, la bataille, la nuit…

Et maintenant il est ici, abandonné de tous ; la femme, là-bas, indifférente, une infirmière sans aucun doute. Et la main valide pend, désolée.

Non, une sensation douce et chaude monte en lui. Quelqu'un est là, dans l'ombre, qui le protège, un ami attentif et patient.

Hurricane-chien lèche les doigts de son maître à petits coups de langue.

Alors, doucement, le malade palpe le museau, tapote les bajoues ; la main remonte, remonte et s'arrête sur le crâne ; les doigts grattent, grattent, et la bête gémit.

A ce gémissement, la femme se retourne.

— Ah! vous revoilà, cher. Vous nous avez fait grand'peur, savez-vous?

— Flossie!

Il y a un tel étonnement dans les yeux d'Hurricane que la jeune fille rit.

— Bien, oui, Flossie! Cela vous surprend. Allons, ne tourmentez pas votre pauvre tête, elle a subi un rude assaut. On vous expliquera plus tard, si vous voulez. Pour l'instant, il faut être sage. Vous avez une belle chance. Tenez, le soleil lui-même vient vous dire bonjour.

Flo écarte un rideau, une nappe lumineuse baigne la chambre.

Un sourire se forme aux lèvres du garçon.

Des chansons montent de la rue, des bottes martèlent le trottoir de bois, il y a des appels et des rires.

La vie est là, présente. C'est bon, la vie!

Et la poitrine du jeune homme se gonfle d'espoir. Les drogues, les fioles, l'odeur de la fièvre, la maladie, pouah! Un rayon de soleil chasse ces miasmes. Il revient de loin, il en a la sensation nette. C'est pourquoi il respire à grands coups. Ça le mord encore au côté, à l'épaule, à la cuisse, mais il faudra bien que la bête dénoue son étreinte. Il est sain, il est vaillant, il est solide. Il est surtout vivant.

Il regarde, face à face, les souvenirs porteurs de méchantes pensées. Dolly, poupée blonde, dressez-vous! Vous ne pouvez tenir debout, votre corps est cassé en deux comme celui de Polichinelle. Emportez la marionnette! Ses yeux ne peuvent plus rien, un voile de mort abaisse les paupières sur le regard.

Véritablement, son cœur est libre, son cerveau lucide.

Une idée l'assombrit.

— Gregory?

Flossie le rassure.

— Rien, pas ça, pas une égratignure.

Désormais, sa joie est complète, une bouffée de sang monte à son visage. C'est la vie qui s'impose et revient. Il voudrait pouvoir dire qu'il est heureux, absolument heureux, mais les mots ne se forment pas dans sa gorge.

Il sourit, il sourit à la rue qui lui apporte la rumeur de sa foule, au soleil qui fait danser des millions d'atomes dans un rayon attardé, à Flossie qui, debout, l'observe de ses yeux que l'insomnie a cerclés de bistre.

Comme tout à l'heure il a caressé le chien, une main passe sur son front et s'attarde dans ses cheveux.

Il gémirait presque, comme Hurricane.

L'autre main a pris la sienne. Il la serre imperceptiblement. Du reste, il ne sait plus, il ne sait pas enregistrer toutes les sensations qui affluent à son cœur.

Tout se mêle et tout sombre dans un crépuscule où se fondent les ombres de sa raison.

CHAPITRE XXVI

LA DESCENTE DU FLEUVE

Le steamboat Oregon, de la British Yukon Co, quitte les quais de Dawson. C'est le dernier voyage de ravitaillement avant les grands froids.

Le fleuve bouillonne, rapide et noir.

Sur le wharf, des copains dont la main se dresse en signe d'adieu, des farewell et des good luck frénétiques.

Un sifflet. Les palettes battent l'eau, la machine halète. Sur le premier deck (le steamboat a deux étages), les passagers peu nombreux répondent aux vivats.

Quatre Yukoners attardés à Dawson et qui remontent, poches vides, vers les camps. Deux chechaquos aux yeux naïfs, Gregory Land, Hurricane. Une seule femme, Flossie, et les vingt-cinq chiens du mail stage, plus le huskie Hurricane.

— Je parie cent dollars contre une chique que nous n'arriverons pas à Forty Miles!

— Et pourquoi, sir?

C'est le captain, le brûle-gueule de travers, qui parle.

Goguenard, le postier réplique :

— Pourquoi? Parce que nous serons gelés avant. Nous, c'est-à-dire le fleuve, et votre Oregon sera pris comme un fromage.

D'un mouvement de lèvres, le captain passe sa pipe du coin gauche au coin droit, tire une bouffée et crache.

— Vous croyez ça, vous?

Sure.

— Parie que non.

— Parie que si.

— Cent dollars?

— Tenu.

Roulant des épaules, le captain disparaît dans l'entrepont.

— Voilà un pari que vous pourriez perdre, ami.

— Combien de fois avez-vous descendu le fleuve?

— Mais c'est la première fois que…

— Eh bien, vous donnerez votre opinion quand vous aurez seize ans de piste.

Et Gregory, bourru, tourne le dos à l'apprenti.

Il s'appuie au bastingage et regarde défiler les hautes murailles ocres qui dominent la berge et sur lesquelles les commerçants de Dawson ont fait peinturlurer des réclames tapageuses.

Hurricane s'accoude près de lui :

— Nous sommes au deuxième mois de l'été.

— Nous n'en aurons pas davantage, garçon. Si les camarades n'ont pas mis les pelletées doubles, ils n'auront pas lavé beaucoup de paye, cette année.

— Le thermomètre marque quatorze au-dessus, le soleil…

— Regardez-le bien, ce soleil, vous serez bientôt huit mois sans le voir.

— Vous croyez?

Pour toute réponse, Gregory Land appelle :

— Billikins.

L'Indien Cree enveloppé dans son plaid à carreaux, coiffé de son inévitable chapeau melon, arrive, traînant les mocassins dont les lacets pendent.

De l'index, le postier lui montre l'astre qui descend.

Le Cree secoue la tête :

— Pas bon, pas bon, la nuit va manger le jour.

Et Billy s'accroupit, les rotules à hauteur du menton, le dos accoté à deux barils, et il mâche consciencieusement de la gomme, ce qui — avec son chapeau — est le signe de la plus raffinée civilisation.

Le postier met sa main sur l'épaule d'Hurricane. Celui-ci fait un mouvement.

— Excusez, j'oublie toujours votre satanée blessure.

Le garçon esquisse un sourire.

— C'est du passé, cette chose. N'en parlons plus.

— Je voulais dire simplement : regardez, ne voyez-vous rien?

Hurricane essaye de fixer le soleil, une buée obscurcit ses yeux. Il cligne vivement les paupières.

— Impossible.

— Mais si, à gauche, il y a des taches vertes. Si nous étions en mer, je dirais : « Rentrez les voiles ». Ici, tempête, non, mais vent, oui, les woolies qui descendent des montagnes, précurseurs des blizzards, la belle valse du baromètre, vous verrez, fiston, vous verrez. Cent dollars, ça se gagne sans trop de peine. Une cigarette, please. Merci, garçon. Cent dollars, j'achèterai un chien. Chappy se fait vieille, poor thing. Au revoir, garçon, je vais voir mes bêtes.

Et Gregory se dirige vers l'avant, où les chiens sont groupés dans des cages grillées ; les pauvres bêtes sont tristes. Seuls, Tempest et Hurricane protestent. Ils savent l'aboiement inutile. Alors, sournoisement, de leurs pattes, ils griffent le grillage, ou, de l'épaule, ils pèsent de tout leur poids pour le faire céder.

— La paix, vous autres, hein!

A la voix du maître, ils se couchent, oreilles rabattues, mais, sitôt le postier passé, ils se remettent à l'œuvre.

Pour quelques cents, Gregory s'offre toute la paille qu'il peut trouver et des chiffons et des vieilles toiles. Une couverture traîne qu'il s'approprie aussi.

Il remonte et se met à calfeutrer les niches de ses chiens.

— Vous êtes fou, old chap.

— Ah! c'est vous, captain. Le pari tient toujours?

— Capon qui s'en dédie.

— Eh bien. Je n'ai pas envie de trouver au petit jour mes chiens gelés à bloc.

— A votre aise, garçon, à votre aise.

— Ainsi je fais.

Le soleil s'engloutit tout d'un coup sans laisser de trace. Aussitôt c'est la nuit.

Les rives escarpées s'estompent, les arêtes s'émoussent, seule la traînée noire du fleuve poursuit sa route vers un mystérieux destin.

Ou dirait que les eaux comprennent que bientôt un monstre les enchaînera. Elles veulent fuir, affolées, elles glougloutent et bouillonnent, cependant que les palettes du steamboat battent rythmiquement comme pour dire :

« Hâtez-vous, hâtez-vous, demain il sera trop tard, demain vous ne refléterez plus les nuages qui courent, les étoiles qui se mirent, les saules qui se penchent, le soleil qui réchauffe ; demain, vous gèlerez avec les vases gluantes au fond des trous, vous vous arrêterez, flots mobiles, dans le froid de la mort. »

Flouck, flouck, flouck, avertissent les palettes.

Râa, aha, aha, râle la machine.

Le gros œil rouge de l'arrière est le regard d'un démon narquois. Les falots se balancent à chaque roulis, étoiles incertaines.

Les chechaquos sont descendus et les Yukoners aussi. Billikins dort enroulé dans son plaid.

Gregory Land a disparu. Seuls, Hurricane et Flossie sont debout sur le pont, ombres parmi les ombres de la nuit.

CHAPITRE XXVII

LE VAISSEAU FANTÔME

Au petit matin, une secousse brève, un giclement de vapeur, le battement désespéré des palettes.

— Eh bien, captain, croyez-vous que nous arriverons à Forty-Miles?

Le capitaine jette un regard de côté et, sans répondre, ordonne :

— Machine arrière.

La manœuvre s'opère avec précision. Le steamboat prend du champ et fonce.

Un craquement, l'éperon du bateau brise une légère croûte de glace qui se fendille avant d'éclater.

Les bords du fleuve sont gelés et pourraient déjà supporter le poids d'un homme.

La marche est pénible, mais on avance. Deux milles sont ainsi franchis. Puis le fleuve, grossi par l'apport des torrents, reprend sa course impétueuse.

Des icebergs minuscules processionnent autour de l'Oregon ; le courant les fait tourbillonner, quelques-uns basculent, d'autres heurtent la coque du vaisseau.

Un soleil laiteux monte dans un ciel gris et bas.

La journée coule sans incidents notables.

Les passagers restent dans l'entrepont, autour du poêle que les chechaquos bourrent de branches de sapins.

Seul, sur le pont, Gregory Land se promène à grandes enjambées, une pointe de malice à l'œil.

La descente continue, rapide, sans obstacle.

On n'a pas revu le capitaine.

Le thermomètre marque deux sous zéro. Vers minuit, il saute de vingt-sept degrés, au-dessous naturellement.

Le Yukon court en plaine. Les bords, à nouveau, sont pris. La croûte se reforme que brise péniblement l'étrave.

Et le brouillard monte du fleuve, descend du ciel, à droite, à gauche, devant, derrière, partout, partout. Une chose molle qui étreint.

La navigation devient périlleuse. Les ordres du capitaine partent, mêlés aux jurons des matelots qui courent sur le pont, balançant des falots. La voix de l'homme de sonde jette un chiffre. La sirène hurle sans écho.

Sur la carte, des rochers sont signalés.

— Attention, prenez garde, un demi-degré à droite, bon. Un degré à gauche, bien.

Le Yukon se divise en trois branches à peu près égales.

— Prenez le chenal du milieu.

Entre les récifs, la résistance est plus grande, la gelée a tendu ses réseaux de roc en roc, profitant des bois flottés qui coupent le courant, et le froid, tombe, tombe.

Le steamboat se défend de toute sa puissance, les soutiers jettent des rondins de sapin dans la chaudière, la flamme les éclaire par en dessous. De leurs mains gantées, ils essuient leur front qui ruisselle.

Une fumée épaisse panache la cheminée trapue, le bois de la coque craque, les palettes battent, affolées.

Soudain, un claquement sec : une palette éclate, puis une autre, une autre encore. La roue fait un tiers de tour et s'arrête. La machine souffle, donnant tout son effort ; un demi-tour encore, puis la roue s'immobilise.

Le capitaine jure. Le mécanicien remonte. Il n'y a plus rien à tenter.

Dans le silence de la nuit polaire, le sourd travail des glaces continue, resserrant peu à peu l'étreinte autour du steamboat qui bientôt est pris comme dans un étau.

Ouaté de brumes, l'Oregon se dresse, pareil au navire fantôme du capitaine hollandais.

Pendant huit mois, il montera la garde au milieu du fleuve, attestant l'inanité de l'entêtement des hommes lorsque la nature manifeste sa volonté.

Tous les bruits se sont tus. Un paraphe de fumée s'attarde autour de la cheminée de tôle. Les cris, les appels, les jurons, l'excitation des mariniers sont tombés, rien n'existe devant la force aveugle qui dit : « Je ne veux pas, vous n'irez pas plus loin. »

Les fanaux de position piquent faiblement le brouillard de leurs yeux inutiles.

Le capitaine, ayant accompli son devoir, descend avec ses hommes.

Comme il pose le pied sur la première marche, il entend un grincement de poulie rouillée.

C'est Gregory Land qui rigole.

CHAPITRE XXVIII

GREGORY ACHÈTE UN CHIEN
HURRICANE UN TRAINEAU

Gregory Land ne décolère pas.

Il en veut au forgeron, au Gouvernement, à Dieu, aux hommes qu'il accuse en bloc de s'être ligués contre lui.

Au forgeron qui, depuis huit jours, s'emploie à redresser un des patins de cuivre du traîneau et fait perdre un temps précieux au maître de poste.

Au Gouvernement, qui résume pour Gregory tout ce qui est règle ou obligation.

A Dieu, qui permet de telles choses : un hiver précoce, un forgeron ivrogne et joueur, un Gouvernement qui, avec l'éloignement, prend des proportions de tourmenteur fantastique.

Aux hommes, qui sont égoïstes et s'obstinent à ne vouloir vendre des chiens que contre plusieurs poignées de dollars.

— Cent piastres, ce chien! Vous voulez rire, camarade, une bête qui a les côtes en accordéon, un œil qui louche et plus de dents. C'est une bonne plaisanterie. Quarante-cinq, pas une de plus.

L'autre s'indigne :

— Un siwash dog esquimau qui porte le tiers de son poids! Une bête de trois ans, toute en muscles…

Au saloon, le marchandage continue, cependant que les cocktails à deux dollars pièce se succèdent.

Le chien, objet du débat, est assis sur son arrière-train, indifférent et philosophe.

Au dixième Manhattan, Gregory offre 75 piastres. Tope là. C'est chose entendue. Le postier noue son mouchoir au collier de la bête qui suit, tête basse, son nouveau maître, tandis que l'ancien jette les 75 dollars sur une table de jeu.

En marchant, Gregory soliloque :

— Oui, mon vieux, c'est une riche affaire. Et vingt-cinq dollars de boni. C'est toujours bon à prendre. Ce rusher n'était qu'un apprenti. Il est vrai que les cocktails entrent pour une part dans sa décision. Cent piastres, vous les valiez… Au fait, comment vous nommait-on? Qu'importe! En souvenir du steamboat et de son captain, vous serez Oregon. Pas de protestation? Entendu, vieille chose. Donc, je disais, Oregon, mon ami, que nous allions avoir de l'ouvrage, mais ça n'est pas pour effrayer un siwash dog esquimau.

« Il va falloir rattraper le temps perdu. Sacré forgeron de tous les diables, huit jours pour un patin!

« Et ce pistolet de capitaine qui s'imaginait descendre le Yukon avec une température pareille! Jusqu'au delta peut-être? Gâche-métier!

« C'est ici que les chevaux du Gouvernement feraient leurs affaires. Vous les voyez, old friend, sur le trail, avec leur robe de laine et leurs pompons? Riche idée de bureaucrate. Ils ont de drôles de cervelles les gens d'Ottawa. Des chevaux pour tenir la piste! Pourquoi pas des Rolls Royce?

« Oregon, il ne faut pas médire du Gouvernement, que Dieu garde! Mais, entre nous, ce sont de satanées mazettes, les bonshommes de Sa Majesté britannique.

« Ils imaginent l'Alaska comme Toronto ou Winnipeg, avec des avenues, des arbres, des lampes à arc et des policemen. A propos de policeman, je voudrais bien avoir des nouvelles de celui qui était de garde l'autre mois au Savoy. Le beau crochet du gauche! »

Et Gregory esquisse le geste dans le vide. Le chien peureux se vautre dans la neige. Le postier le relève d'un coup de botte.

— Je vous avertis, Oregon, mon copain, que je n'aime pas ceux qui se mettent à plat ventre, qu'ils soient hommes ou chiens. Ceci dit, pressons le pas. Hurricane doit être en train de collectionner les bêtises. Les six chiens qu'il vient d'acheter ne valent pas une patte de Tempest. Tempest, notre leader, un fameux chien celui-là, et auquel je vous conseille d'obéir, sans quoi je plains vos jarrets.

« Six chiens du Labrador aux mâchoires allongées, il me tarde de les voir avec leur bissac en grosse toile. Peuh! des bêtes pour faire des manières dans Stanley Park, à Vancouver, des chiens de femmes!

« Son huskie Hurricane est un loustic. Il les dressera, mais je n'aime pas les dressages sur la route, on y lasse sa patience, on y laisse sa peau. Mais Billikins est là… et ce sacré bout de bonne femme, cette Flossie qui vaut bien deux hommes.

« Mettez-vous cela dans le crâne. Oregon, mon frère, lorsqu'une femme se mêle d'avoir pour deux cents de volonté, elle en a pour six cents de plus qu'un homme.

« Tenez, la voilà. Oui, devant cette hutte, avec son chandail de laine coq de roche. Elle a l'air d'attendre son partenaire pour une partie de luge sur le Tacoma et non pas d'une girl qui va franchir le 65° de latitude Nord. Dites donc aux demoiselles qui font la fine bouche à New York City de venir par ici, avec leurs souliers pointus et leurs cris de perruches : « exciting ».

« Sûr qu'elles s'assiéraient au premier tournant pour attendre le « bus ».

« Hello, Flossie! »

Flossie agite la main au-dessus de sa tête et répète :

Hello!

— Devinez combien j'ai payé celui-ci?

Flossie se penche, tâte les muscles de la bête, lui ouvre les mâchoires :

— 150 dollars!

— Juste la moitié, explique le postier, glorieux.

Mais il n'a pas le triomphe modeste.

— Où est votre cher garçon?

— Il fourbit le sleigh qu'il vient d'acheter.

Hurricane, dans la cour, est tout à sa besogne.

C'est un sleigh d'Indien kooyutt à corde de boyau, solide et souple, tenant bien la piste.

Vraiment, il n'y a rien à redire, mais cela ne fait pas l'affaire de Gregory qui bougonne :

— Oui, oui, oui.

Il cherche quelque chose à répondre et, quand Hurricane lui déclare qu'il a payé le traîneau soixante dollars, lui qui a copieusement grisé le mineur pour avoir le chien au rabais, il lève les bras et atteste le ciel qu'Hurricane a profité de l'innocence de ce malheureux kooyutt, lequel ne devait rien y connaître, puis il ajoute, voulant avoir le dernier mot :

— Après tout, il l'avait peut-être volé… Dans ce cas, c'est vous qui êtes encore roulé.

CHAPITRE XXIX

AU DELA DES FORCES HUMAINES

Forty Miles est au confluent de la Forty Miles River et du Yukon. L'affluent vient de l'Alaska yankee sur la gauche ; à droite et au nord de la ville, le fleuve décrit une courbe brusque.

La sagesse serait de suivre son lit dans tous ses méandres, mais Gregory Land est pressé.

— On va couper droit devant nous, demain on reprendra la route. Les Ogilvie, ça me connaît. J'ai fait vingt fois le passage.

Et, sans attendre l'avis de ses compagnons, Gregory lance son team à l'aventure.

L'équipage d'Hurricane suit.

Le premier mille va ; un trail s'accuse, assez pratique, piste de chasseurs ; mais, après, la difficulté commence, le trail tourne à l'est et la direction est au nord.

Flossie prend la barre du petit traîneau, Billikins celle du bob-sleigh. Hurricane et Gregory, avec leurs raquettes, tracent une piste. La tâche est rude, la neige est durcie et le terrain s'élève sensiblement. Montée pénible. Les chiens peinent, il faut maintenir les chargements.

La colonne s'engage dans un couloir formé de hautes murailles noires — une tranchée de basalte. Cette passe étranglée, ce sont les eaux qui l'ont frayée au cours des siècles.

Mais aujourd'hui tout est glacé. Le pied butte contre des cailloux enchâssés dans le sol.

Les parois verticales sont tellement rapprochées que, par endroit, le bob-sleigh a de la peine à trouver un passage.

Soudain le couloir s'évase en cuvette. De tous côtés se dressent, lisses, les roches éruptives.

Il n'est pas possible que le torrent meure dans ce bassin. Au printemps, les flots bondissants doivent avoir une issue.

Les hommes cherchent, frappent le roc du pic.

Tempest, déharnaché, tourne en rond et flaire, museau bas. Il fait plusieurs fois le tour du cirque, puis il s'arrête et, de ses pattes, gratte furieusement.

Les hommes cassent la neige et creusent. Un boyau étroit s'offre que Gregory explore.

La passe n'est pas fameuse, mais on n'a pas le choix.

Les bêtes, peureuses, s'engagent dans l'inconnu, suivant le maître. La lampe électrique du postier projette une lueur oblique ; par endroits, le roc est si affaissé que les hommes doivent courber l'échine.

Brusquement, le sol manque. Chiens, conducteurs et traîneaux font un saut dans le vide et tombent dans une poche d'eau heureusement peu profonde.

Les bêtes affolées aboient, les hommes jurent. La rive est en pente douce, la remontée est relativement aisée.

Enfin, une tache laiteuse qui va s'agrandissant : le jour, la vie!

Il y a exactement trois heures que l'équipe est entrée sous le mont.

Le soleil paraît une heure à peine. Il est monté, il chancelle, il disparaît. Avec le crépuscule, le brouillard.

Maintenant, les pas s'enfoncent et il faut éviter les obstacles, les pierres levées, les trous ouverts.

Hommes et chiens vont, sachant que le salut est au bout de l'étape. On dirait des fantômes errants, gris dans l'ombre grise, ils vont, silencieux et obstinés, seul le halètement des chiens rythme la marche.


Le fleuve que l'on devait rencontrer le lendemain, n'est pas encore en vue au matin du huitième jour.

Cependant la route est meilleure. Protégé par les monts, le printemps s'est attardé, mais il a été surpris par le froid.

Aux pins se mêlent les pousses roussâtres des saules. Parfois, dans le creux d'un rocher, on trouve, gelées, les dents de lion et la bardane, des églantiers aussi, des groseilliers et les grappes innombrables d'airelles.

Toute une flore qui étonne sous cette latitude.

Gregory Land ne pipe plus mot. Depuis une semaine, il a eu le temps d'épuiser ses jurements en toutes langues. Il marche, la face en avant, les maxillaires contractés comme un dogue qui suit une trace.

Hurricane est insouciant et gai. Flossie ne voit que par les yeux d'Hurricane.

Billikins, lui, n'a pas de pensées, ou, du moins, s'il en a, il ne les laisse point paraître.

Le thermomètre marque cinq au-dessous. Mais le vieux Yukoner qu'est Gregory se méfie de cette remontée, mauvaise messagère.

C'est pourquoi il hâte la course des chiens, course assez facile en somme ; mais les paysages se succèdent sans apporter d'imprévu. Une boule safran roule dans le ciel morne ; elle s'attarde un peu plus longtemps aujourd'hui.

Gregory en profite pour grimper à la pointe d'un roc. A perte de vue, c'est une symphonie blanche et grise que tache d'ocre par endroits le flanc des collines.

L'horizon est barré par la ligne sinueuse des Ogilvie. Les terrains ondulent en vagues successives, qui viennent mourir aux pieds granitiques des monts.

Il faut monter pour descendre encore. Indubitablement, le fleuve est là.

Allons, allons, encore un effort, le but est proche.

Tempest jette un aboiement. Les chiens tirent, les hommes courent derrière eux.


La tempête prévue éclate. C'est un ouragan de vent et de neige, le terrible vent d'est qui souffle du pôle et fait tourbillonner les flocons par paquets.

Et cependant il faut passer. Si l'on reste sur place, on risque d'être enseveli vivants.

Mieux vaut tenter la chance. Les chiens aveuglés luttent ; jusqu'au soir, les bêtes harassées vont.

Il n'y a rien sur la plaine immense que le tournoiement de la neige au milieu duquel passe le minuscule convoi humain.

Profitant d'un repli de terrain, Gregory et Billikins arrangent une barrabora, gîte à demi-souterrain, à la manière des Esquimaux Innuits.

Hommes et chiens s'y engouffrent, heureux d'être à l'abri et d'avoir chaud. Après un repas hâtif, tout le monde se couche et s'endort, bercé par la hurlée de la tempête.

Mais, au milieu de la nuit, une voix crie :

— Debout!

Quoi! l'étape est déjà finie?

— Debout, debout…

Les hommes s'éveillent, les chiens se dressent, étirant leurs membres. C'est Gregory qui parle.

— Vite, vite, dehors.

— Mais…

— La neige!

En effet, la neige, peu à peu, mure l'entrée. Tous se précipitent. On bouscule les chiens, on hisse les traîneaux, et, dans la nuit, somnolente, ivre de froid et de fatigue, la caravane se remet en marche vers son destin.

C'est bientôt l'aube du dixième jour.


La tempête a duré cinquante heures.

Pendant cinquante heures, les hommes se sont arrêtés trois fois. Trois fois, ils ont dû repartir avant la fin de l'étape, fuyant la tourmente.

La boussole de Gregory Land est folle. Les nuits n'ont pas d'étoiles. Désormais, loin de toutes pistes connues, les êtres sont à la merci des choses selon la volonté de Dieu.


Gregory, le front bas, marche à côté de ses bêtes. Ses yeux rencontrent les yeux de sa chienne Chappy, de bons yeux mouillés de larmes qui implorent. Les pattes vont par réflexe, mais sans ardeur ; par moment, on sent qu'elles n'ont plus de force ; elles ploient, comme cassées.

Land arrête le team et dételle la bête, puis on reprend la piste ; mais Chappy, têtue, ne veut pas être libre, elle court au flanc de ses camarades, à sa place, près du compagnon avec lequel elle a toujours vécu.

Elle va ainsi tout un jour. Le lendemain, elle tend l'échine aux harnais, suppliant l'homme de ne pas lui donner l'humiliation de courir seule pendant que ses frères sont à la peine.

Le postier boucle la courroie de cuir. Chappy remercie par un aboiement. Elle va, la vaillante bête, donnant toute la force qu'elle peut, mais, au bout d'une demi-heure, sa volonté est châtrée, les jarrets fléchissent et, dans la course, les chiens emportent une loque molle qui traîne sur la neige.

La prunelle bleue est mi-close, la gueule ouverte laisse passer, entre les crocs, un bout de langue qui pend. Peu à peu, les pattes se tendent et se raidissent, le museau se plisse. La bête est morte à son travail.


Vers le milieu du douzième jour, le soleil n'a pas daigné paraître. Dans l'ombre crépusculaire, la meute et les hommes s'engagent sur un côté du mont, à mi-hauteur entre le sommet et la plaine. Mais la plaine est là-bas, dans le mystérieux brouillard. A pic, le ravin!

La voie est périlleuse, il faut donner toute son attention. Les chiens n'avancent qu'après avoir flairé le sol et tâté la neige de leurs pattes. Une sorte de piste est indiquée. Piste suivie par les ours montagnards, les robustes grizzlis des Rocky-Mountains. L'odeur du fauve excite les bêtes dont les yeux s'allument et les flancs battent.

Ce sont les derniers contreforts de l'arête osseuse qui, descendant du cercle polaire, traverse de part en part le continent américain et se termine par la haute falaise noire contre laquelle se brisent les forces unies des deux océans.

Billikins, avec la démarche balancée que donnent les raquettes, précède le team. Tous les muscles de sa face se tendent comme pour prévenir un danger.

Cette prescience d'une chose inconnue, invisible et cependant présente, est dans le cœur des hommes.

Flossie, enveloppée dans plusieurs couvertures, est couchée au fond du traîneau. Malgré son endurance, la malheureuse est éreintée.

Hurricane l'appelle :

— Flo!

La girl soulève sa tête lasse.

— Il serait prudent de vous lever.

— Je suis si fatiguée.

— N'importe! Dans cette passe, tout est à craindre. Six cents pieds, c'est une fameuse chute.

Flossie saute, rajuste la veste de peau qu'elle porte sur son chandail, assure son polo dans lequel elle enferme ses oreilles et, les mains aux poches, le dos rond, elle prend le pas de ses compagnons.

Tous trois cheminent, silencieux, suivant leur propre pensée. Pensée faite de l'unique souci du moment. Seuls les héros de roman ou d'opéra éprouvent le besoin de philosopher et de broder sur des thèmes variés le motif de leur peine.

Ils sont quatre : un primitif, trois civilisés. Ils sentent peser sur leur âme la lourde angoisse de la nuit polaire ; la fatigue donne le vertige à leur cerveau ; le froid mord leur chair. Tous sentiments s'effritent pour ne laisser surgir que l'instinct ancestral.

Ils le portaient au fond d'eux-mêmes sans le savoir, cet instinct qui, pendant des milliers d'années, avait guidé la race. Sous les civilisations superposées, on avait étouffé sa voix et voici que, soudain, il reparaît pour guider la bête humaine comme aux grands jours des randonnées d'autrefois.

Beauté sauvage du paysage, épouvante montée de l'abîme qu'on tente d'apaiser avec une oraison chrétienne!

Demain?

Rien ne compte. Tout disparaît devant la minute présente.

Ce n'est pas demain qu'il faut vivre, c'est maintenant, à l'instant précis où le pied se pose sur la piste incertaine.

Le traîneau glisse sans bruit, sans bruit passent les errants. Ce sont des ombres qui se meuvent. Rien ne trouble la sereine immobilité de la nature, si ce n'est la respiration des bêtes et des hommes, qui fait une buée qui crépite dans l'atmosphère.


Les teams sont attelés à l'anglaise, les chiens accouplés deux à deux. Chappy morte est remplacée par Oregon. La meute du postier est au complet : vingt-cinq. Vingt-quatre au traîneau. Tempest, le leader, libre, en éclaireur, sur les talons de Billikins. Six labradors traînent le traîneau d'Hurricane.

Et l'inévitable se manifeste.

Du haut du mont, une avalanche se déclenche qui, en dix secondes, roule de rocher en rocher, rasant les sapins, emportant tout sur son passage. Elle arrive, elle vient, elle est là, elle passe, elle est passée. Dans l'abîme, son grondement se perd qui se répercute longtemps. La vitesse, la force ont été telles que douze chiens de la première équipe ont été écrasés, enlevés, sans avoir fait dévier d'un pouce l'attelage. La coupure est nette, comme au couteau.

Des cris? Des exclamations? Des jurons? Des mots de colère?

Non. Rien.

Les hommes rajustent la chaîne dont il manque quelques chaînons, les mains se crispent un peu sur les guides, les animaux tremblent sur leurs pattes par secousses brèves… c'est tout.

La voix un peu sourde de Gregory lance :

Mush, mush on, boys!

Et l'étape continue.


On campe. Billikins taille un épieu pour maintenir le chargement. Flossie entretient le feu et surveille le déjeuner, des haricots et des fèves qu'on a dû dégeler.

Gregory et Hurricane parlent. C'est-à-dire : le postier parle et Hurricane écoute.

— Garçon, nous sommes sur une fichue route, mais j'ai confiance. On s'en tirera. Le plus mauvais est fait. Maintenant plus de montagnes, plus de ravins, quelques mamelons, des jeux d'enfants! Et puis la plaine. C'est le diable si nous ne rencontrons pas une des dizaines de petites rivières qui descendent au Yukon. La première que l'on rencontre, on la suit jusqu'au confluent… Et voilà!

Et voilà. C'est tout simple. La rivière est gelée, piste excellente ; quelques cent milles et l'on rencontre le trail sauveur. Cela doit paraître raisonnable à Hurricane puisqu'il ne dit mot.

— A mon avis, poursuit le postier, nous avons franchi de l'ouest à l'est les Ogilvie. Nous sommes les premiers à qui pareille chose arrive. Depuis l'époque où le mammouth se baladait ici, bien peu de bougres, debout sur deux pattes, ont dû se promener par là.

Ce crochet sur les terres inexplorées n'est pas pour déplaire à l'âme aventureuse du garçon qui, depuis des années, suit les pistes tracées par les autres. Mais il a le souci du devoir. Il est fonctionnaire du Gouvernement de Sa Majesté britannique. On lui a confié le soin d'apporter de la joie à ceux qui peinent à l'autre bout du monde sous un climat meurtrier.

Les sacs gonflés de nouvelles attendent, rangés dans le bob sleigh, et les garçons attendent eux aussi, là-bas.

— C'est fini de s'amuser. L'école buissonnière cesse, on reprend les affaires. En avant!

— Comment, on s'en va? On ne reste pas jusqu'au lendemain? Les chiens sont las, les hommes goûtent un repos mérité.

— Oui, mais on part dans une heure.

— Après avoir mangé?

Sure, explique Gregory.

Et, pendant le repas, la verve du postier ranime tous les courages.

Il dit son espoir et, pour lui faire confiance, un soleil safrané roule dans un ciel laiteux et maladif comme une opale.


A quatre heures de l'après-midi, Gregory Land qui précède le team pousse un cri de joie et s'élance en avant à toute vitesse.

Ses raquettes effleurent à peine la neige ; son instinct de coureur des bois vient de lui dire qu'au loin, encore invisible pour les autres, se dessine un trait blanc : la rivière tant désirée.

Il est là-bas comme un point noir à l'horizon. Mais il ne s'attarde pas, il revient, agitant les bras et criant.

Une émotion étreint le cœur des hommes et les bêtes elles-mêmes devinent qu'il y a des indices favorables. Elles redoublent d'ardeur et c'est en courant que la petite troupe arrive sur la rive glacée.

Allons, le team s'est bien conduit. Tout le monde a droit au repos. Mais personne n'en veut. La piste est là qui s'offre, tentatrice, la piste qui conduit vers les régions hospitalières, vers les camps, vers la vie.

— En avant, en avant.

Mush, mush on, boys.

Et les hommes repartent derrière les chiens qui aboient.


Hommes et chiens sont engagés sur une piste où l'espoir double leur volonté.

Et pourtant une déviation de cent mètres, sur la gauche, les aurait amenés à la Rivière Noire qui, gelée à bloc, les eût conduits en deux jours à Star, au nord-est d'Eagle, dans l'Alaska yankee.

Le salut était à quelques centaines de pas…

Mais le destin dirige les hommes et le destin de ceux-ci était de prendre à droite l'Ogilvie River qui va rejoindre la Peel, laquelle, à six cents milles de là, se mêle, à la tête de son delta, au fleuve Mackenzie.


Le postier court allègrement derrière son équipe qu'il excite de la voix et du geste.

— Evooha… oho… eyahaa… Allez, mes garçons, vous serez payés de votre peine. Evooho, oho… eyahaa…

Le fouet en lanière de cariboo décrit une courbe et claque. La vibration coupe l'air avec un bruit de toile qu'on déchire.

Et, dans leur joie, les hommes ne voient pas la désolation qui les entoure.

La Peel River mérite le nom que les Canadiens français lui ont donné en leur langage pittoresque : « la rivière plumée ».

En effet, elle se glisse et se déroule entre deux rives calcaires, au travers d'une vallée lugubre et nue où rien ne pousse. Pas un arbre, pas un arbuste. Elle est sèche, calleuse, déboisée, « plumée » réellement.

« Barren grounds », ce sont les terres désolées qui couvrent la région boréale de la baie de Mackenzie à la baie d'Hudson.

C'est vers ces régions que l'inconscience des hommes dirigeait la vitesse des chiens.


Depuis quatre jours, le team descendait la Peel et Gregory s'étonnait de ne point rencontrer de paysages connus.

Aux collines calcaires une longue plaine aride a succédé. La végétation est nulle, sauf les ronces, les lichens, les mousses, les herbes rases.

L'allure des chiens s'est modérée. Ils vont toujours, mais sans enthousiasme, comme s'ils comprenaient l'inutilité de leur course. La lassitude est contagieuse ; les « tire au flanc » arc-boutent leurs pattes et se laissent traîner sans que les plus vaillants songent à les rappeler au devoir par un coup de dent ou une poussée de l'épaule.

Gregory, qui les connaît et qui les aime, encourage les uns, tance les autres, mais la correction est vaine. De plus, à l'étape, Tempest est nerveux ; il ne quitte pas son maître du regard, fixant vers lui ses prunelles intelligentes. Mais l'homme, qui n'est qu'un homme, persiste dans son entêtement et s'obstine à ne pas voir toutes les inquiétudes de la bête.

Au matin, les chiens rechignent. Ils ne tendent plus le dos au harnais, la plupart paressent et s'attardent.

Le leader implore le maître.

— Comment encore? On ne va donc pas s'arrêter? C'est fou, voyons, un peu de raison!… Non, vous ne voulez pas? Bien. Alors, selon votre plaisir.

Et le team se remet en marche! Mais au troisième mille, Ruf et Polo, deux labradors, se couchent. Gregory, furieux, lève le bras, mais le bras retombe sans frapper. Il se penche avec sollicitude. D'un geste bref, il coupe les courroies. Les chiens, affalés, n'ont pas la force de soulever la tête, leurs flancs soufflent, oppressés.

Hurricane s'approche, étonné.

— Qu'y a-t-il?

Le postier secoue la tête tristement et dit :

— Fichus!

— Ça n'est pas possible?

— Cela est.

En effet, les paupières se voilent, la langue pend, le flanc bat encore par secousses brèves, puis s'immobilise.

Ruf et Polo sont unis dans la mort.

Dans un trou de neige ils sont ensevelis.

On rajuste les traits, Gregory donne le signal et le cortège reprend sa route, cependant que les bêtes tournent la tête de côté pour voir, là-bas, ce que sont devenus leurs camarades.


Le mal mystérieux poursuit sa lugubre besogne. Hier, trois chiens d'Hurricane ont été frappés. Un huskie du postier agonise. On abrège sa souffrance.

Aujourd'hui, deux labradors, un siwash, un bâtard payent la rançon de la mort.

Et la question se pose, cruelle, du transport.

Le bob sleigh de Gregory est lourdement chargé, effets d'équipement, matériaux, outils destinés aux camarades des placers plus les sacs postaux.

Sur le sleigh d'Hurricane, des équipements aussi et les vivres.

L'effectif, au départ de Forty Miles, était, pour Gregory, d'un team complet (25, plus Oregon). Chappy est morte, six ont été engloutis par l'avalanche. Ruf, Polo, Black, Cornflake, Pink, Windy, en tout treize bêtes en moins.

Chez Hurricane, trois disparus. Restent Hurricane-chien et ses trois compagnons.

Sans un mot, Gregory se met en devoir de jeter bas les tentes, les bottes, les pics, les pelles.

On transporte les vivres sur le grand traîneau, auquel on attelle tous les chiens. Le petit sleigh suit, en remorque.

Ainsi on va jusqu'à l'étape. Mais, au départ, on s'aperçoit que la charge est pesante. Gregory hésite un instant, un combat se livre en lui. D'un côté son devoir, de l'autre son salut et celui de ses camarades.

Doit-il sacrifier les sacs porteurs de nouvelles ou les caisses de vivres?

Assis au bord du fleuve, la tête dans ses mains, le postier interroge sa conscience.

Ces hommes, cette femme se sont confiés à lui, il doit les guider jusqu'au bout.

D'autre part, là-bas, des centaines d'autres hommes attendent des paroles d'espoir.

Oui, mais s'ils meurent tous, sur la piste gelée, si leurs corps tombent brisés par la fatigue ou la faim? Les autres n'auront rien, le sacrifice aura été inutile.

Une voix monte : « Si tu reviens les mains vides, que diras-tu? Tu diras : j'ai préféré manger et marcher sans souffrance que de vous apporter la joie. »

Une autre voix répond : « Si tu jettes les sacs, tu vivras. Tu pourras, des jours et des jours encore, aller à la recherche de la bonne piste. Les vivres, c'est la sécurité. Les sacs, si tu meurs, qui les distribuera? Perdus pour perdus, autant les laisser tout de suite. »

« Oui, mais si tu meurs, on retrouvera, avec les sacs, ton corps, les sacs qui attesteront que tu as fait ton devoir jusqu'au bout. A mourir, eh bien! meurs avec élégance. »

L'hésitation est brève. Gregory se dresse pour expliquer sa décision à Hurricane, mais il s'arrête stupéfait. Celui-ci, profitant de la méditation du postier et comprenant le combat qui se livrait en son âme, a déjà pris parti. Il a déchargé le bob sleigh qu'on abandonnera, et transporté, avec Flossie, les sacs sur le traîneau léger qu'il a débarrassé des caisses les plus encombrantes, biscuits et corned-beef.

Gregory le regarde avec des yeux effarés. Il a une crispation du visage, puis, sans un mot, il donne l'accolade à ce garçon qui, simplement, et alors que rien ne le commandait, a fait une action aussi grande.

Seul, Billikins, dans son âme barbare, ne peut arriver à comprendre pourquoi les hommes blancs, égarés sous le cercle boréal, gardent précieusement des objets inutiles et laissent, en pâture aux grands loups de la plaine les choses si bonnes à manger.

Le mercure a gelé dans le tube de verre, le froid dépasse cinquante sous zéro. Le blizzard rend périlleuse l'avance des hommes. La morne désolation polaire continue.

La dernière nuit a tué deux chiens. Les autres vont tristement, au pas, traînant avec peine leur fardeau.

Au froid, à la fatigue, la faim s'ajoute, la faim qui griffe l'estomac et qui mord les entrailles, la faim qui fait des ronds dans le cerveau, la faim qui creuse, la faim qui tue.

Le premier qui donne un signe de lassitude est Billikins. Mais son orgueil d'Indien ne plie pas. Il marche entre Gregory et Hurricane, cassé, tenant son ventre de ses mains, mais quand un des hommes le regarde, il se redresse droit comme un i et court à la tête du team pour se rendre compte d'un attelage.

Cette vaillance est inutile. Bientôt, il traîne le pied, ploie l'échine et laisse les autres prendre une légère avance, les autres qui ne valent pas mieux que lui, mais qui mettent, eux aussi, leur point d'honneur à ne pas défaillir.

Flossie est d'une endurance anormale, son visage est couleur de cire, où seuls vivent des yeux agrandis par la fièvre. Un halo bistre les entoure.

Hurricane va d'une allure somnambulique ; la morsure du froid aux poumons lui fait oublier la morsure de la faim au creux de l'estomac.

Gregory, seul, est en apparence insensible à tous les maux déchaînés.

Le froid, la faim, la fatigue, trinité farouche, gardienne des terres vierges, semble impuissante devant lui.

Il n'accepte pas son destin ; sa face se crispe dans un entêtement volontaire. C'est un lutteur qu'il faut abattre d'un seul coup, sinon il ruse, il feint, il se dérobe, il s'échappe.

Le froid! Il en a vu bien d'autres, en 1909, du 23 novembre au 30 avril : le thermomètre, trouvant le chiffre agréable, est resté sous 53°.

La faim? Il s'est écarté neuf semaines entre la Lewis et la Klondyke et, pendant sept semaines, il a vécu avec trois livres de maïs et du thé.

La fatigue? Depuis seize ans qu'il court les pistes, ça le connaît. N'était-il pas parmi les premiers pionniers qui, bagages sur le dos, franchirent à pied la redoutable White Pass?

Hurricane parle :

— Flo, montez dans le traîneau.

— Non, merci.

— Vous marchez depuis cinq heures.

— Qu'importe? Les bêtes sont lasses. Moi, pas. Je puis aller encore.

— Voulez-vous que je dise à Gregory de s'arrêter?

Elle secoue la tête.

— Non, non, non, c'est trop dur après pour se remettre en route. La machine est en mouvement, allons le plus possible, le plus longtemps.

— Prenez mon bras.

Elle proteste :

— Ah! non, par exemple, la fatigue est sur vous comme sur moi.

Et, pour prouver son courage, elle se hâte. Hurricane la rejoint en deux enjambées, se penche vers elle, passe son bras sous sa taille et l'on assiste à ce spectacle imprévu : deux êtres enlacés, qui vont, à l'ombre crépusculaire du pôle, comme deux amants dans une allée à l'ombre accueillante des grands arbres de la forêt californienne.


Un rocher énorme se dresse comme l'archange fatidique, montant la garde aux portes de l'Enfer.

Derrière le rocher, la plaine. Sur la plaine, un point, là-bas, qui bouge.

Une ourse.

La bête balance sa tête d'un mouvement inquiet, la tache noire du museau se plisse ; les yeux ardents s'éteignent sous les paupières clignées.

Les ongles durs griffent la glace. L'ourse se dandine sur une patte, puis sur l'autre. Contre chacun de ses flancs, un ourson.

Les oreilles droites, elle écoute. Elle renifle trois fois. Le vent lui a rabattu l'odeur des hommes. Elle hésite, puis se tourne et bat en retraite précipitamment.

Les oursons trottent sur son sillage. Elle décrit un arc de cercle pour chercher son salut.

Soudain, elle s'arrête, écoute et renifle encore. Les hommes sont sur sa trace. Elle comprend alors qu'il faut combattre. Elle s'immobilise, les petits se couchent sous elle.

Elle tend son long cou. Puis, résolue, prend l'offensive d'un mouvement si brusque que les oursons roulent sur la glace.

Elle marche droit aux chasseurs. Ses enfants, la voyant si paisible, folâtrent et jouent comme de jeunes chats.

La bête lève, très haut, son mufle, puis le ramène vers le sol qu'elle souffle bruyamment.

De nouveau, elle prend le galop, suivie par ses petiots que cette manœuvre étonne. Ils grognent, doucement effrayés par la rapidité de la course.

La mère fuit vite, vite… mais, voyant ses fils à la traîne, elle revient vers eux, les encourage et repart.

Mais l'odeur des hommes persiste.

Le fauve s'arrête encore, cherchant où est le danger. Soudain, elle l'aperçoit vivant, devant elle.

Gregory Land a surgi. La bête se dresse, la patte haute, les griffes en éventail.

Le coup part.

L'ourse s'effondre.

Les petits n'ont pas songé à s'échapper. Doucement, tout doucement, ils lèchent le museau de leur mère où perlent des gouttelettes de sang.

Un nœud coulant : on les étrangle.

Sur la neige, il y a le pas des hommes victorieux qu'efface le triple sillon laissé par les victimes.


Et Billikins, Indien Cree, chante les fastes de sa tribu.

Il dit les combats soutenus contre le grand ours polaire plein de ruse et de violence, contre le bœuf musqué qui charge les hommes avec la force aveugle d'une avalanche.

Il dit aussi les batailles où le grand-père de son grand-père a vaincu, à l'époque où tous les guerriers Crees étaient libres sur une terre libre.

C'est sur un ton de mélopée triste et lente qu'il commence, mais, peu à peu, sa voix s'anime pour célébrer ceux qui sont mort les armes à la main.

C'est un cri rauque comme un glapissement puis le ton descend et l'hymne continue d'une gravité de plain-chant.

Le Cree aime la Terre de tout son instinct de nomade, la Terre qui appartient aux hommes-au-teint-cuivré de l'Est à l'Ouest, des plaines glacées du septentrion au sud, là-bas, vers la Grande-Rivière-qui-ne-gèle-jamais.

La Grande-Rivière-qui-ne-gèle-jamais a vu le plus bel exploit de sa race. Sur les canots de bouleaux, les guerriers étaient partis. Ils arrivèrent à l'endroit où les eaux bouillonnent et tombent en grondant.

Le chef avait donné l'ordre du retour lorsqu'il aperçut sur la rive du fleuve des guerriers de la tribu des Hotinnonchiendis, les « faiseurs de huttes », que les hommes blancs appellent Iroquois…

Les Hotinnonchiendis qui se croient des « hommes supérieurs à tous les autres hommes » et qui avaient leur terrain de chasse sur les lacs et sur la Grande Rivière.

Les Hotinnonchiendis redoutables non par leur vaillance, mais par leur astuce.

Donc, les guerriers « faiseurs de huttes » étaient sur la rive et se moquaient des Crees qui tournaient le dos aux rapides.

Alors le chef invoqua l'Esprit du Corbeau, père de la race, puis il donna l'ordre à ses hommes de virer de bord.

Le courant prit les frêles embarcations. Les eaux fuyaient vite, vite, vite, une buée immense s'élevait de l'abîme.

La mort est là qui guette et qui attend. Mais mourir n'est rien pour ceux qui ont au cœur la vaillance du loup, l'audace du loup, la volonté du loup.

Et les jeunes hommes entonnent leur chant de guerre et, pressant eux-mêmes leur destin, ils pagaient pour hâter leur désir du sacrifice.

Le gouffre est là. Un rire énorme et méprisant monte qui va fouetter l'âme peureuse de leurs ennemis médusés.

Le monstre baille. Les canots et les hommes sont engloutis dans un grondement de tonnerre.

Jamais nul ne les a revus.

Mais, les soirs d'hiver, quand le cariboo brame dans la forêt, on entend, sous les hautes futaies, résonner le chant de victoire de ceux qui sont morts volontairement pour affirmer leur courage.

Depuis, personne n'a refusé au peuple Cree sa place, la première.

Ni ceux de la rivière Française, ni ceux du lac Simcoe, ni les Amikoués, ni les Outaouais, et les Abnakis, le peuple de l'aurore, ont composé un chant d'allégresse où les petits enfants apprennent, avec la haine de l'ennemi, le mépris de la mort.

Et Billikins appose gravement sa main sur son front, puis sur son cœur, pour affirmer qu'il a conservé la mémoire, comme l'ont gardée tous ceux qui vivent sur le haut Athabasca et sur les bords de la rivière de la Paix, dans les pays d'Omineca et de Cassiar, et les Crees de Saskatchewan, de la rivière Rouge et du Winnipeg.

Crees de la prairie, Crees de la forêt, Crees des marais, Crees des Rocheuses, Pieds Noirs ou Têtes Plates, chasseurs d'élan, de bison, de grizzly ; ou pêcheurs de saumon, Gens de Large ou Gens du Sang rendent hommage au Soleil, père de toute chose, et lui, Billikins, porte la foi dans ses yeux.

De son index maigre, il désigne un point dans l'espace affirmant que le Père est présent malgré la brume tissée autour de ses rayons et que, demain, il viendra indiquer la route des hommes.

Et Gregory Land, maître de poste et coureur des bois, et Hurricane chercheur du « fabuleux métal » écoutent l'âme indienne qui s'exalte et qui croit. La vaillance du peuple Cree est entrée dans leur chair qui, bien nourrie, a repris confiance.

Flossie s'est endormie. Un rêve bienheureux doit étoiler sa nuit, car elle « rit aux anges », pure comme un petit enfant.


Repus, les hommes ont dormi comme des brutes.


Puis la misère est revenue.


Le traîneau gagne, mètre par mètre, sous la poussée molle des chiens. Gregory vient ensuite, les yeux interrogeant la piste qui s'amincit à l'horizon. Ensuite le couple ; puis, trébuchant, titubant, Billikins.

Son pied heurte une racine. Il vacille, hésite et s'abat, la face contre le sol. Il se relève sur les genoux, d'un effort il se redresse. Il fait trois pas et retombe ; un long moment il reste immobile ; avec peine, il est debout ; soixante pas, dix chutes.

Maintenant il va, les bras étendus comme pour écarter un obstacle ou un fantôme invisible, la mort, peut-être, qui rôde et qui cherche une proie.

D'obscures pensées naissent dans son cerveau ; c'est une hallucination où se déroulent des scènes d'autrefois, du temps où le peuple Cree était libre, où l'on mourait en combattant l'homme ou le fauve ; le Grand Esprit nous accueillait alors. Que doit-il faire de ceux qui tombent sur la piste glacée?

Rien, sans doute. Il ne doit pas même les voir ; la neige les recouvre et les yeux du Grand Esprit ne voient pas sous la neige.

Une flamme se dresse, haute, immense : c'est le foyer, la vie du camp, les tentes en peau de bison, les hommes ont revêtu leurs habits de fête, ils ont enduit leur chevelure avec de l'argile rouge et planté dedans des plumes d'aigles ; les verroteries, pendues au long manteau en cuir de moose, s'entre-choquent et tintent dans les tourbillons de la danse ; les enfants, emmaillotés dans leurs boîtes d'écorce, de leurs yeux clairs sourient à la flamme, cependant que les femmes tressent leur double natte.

Mais ce feu est en lui, il mord sa chair… Il va crier sous la douleur. Non, les hommes blancs sont là, ils ne verront pas sa souffrance. Ses jarrets fléchissent, il s'écroule comme une chose molle, son visage creuse la neige.

L'instinct de la conservation le ranime. Il soulève son buste et voit, là-bas, le traîneau et les hommes qui font une tache sombre dans la sombre nuit qui descend.


Chaque bête qui meurt augmente la détresse et diminue la chance du salut.

Au matin, lorsque Gregory siffle, à son appel les chiens surgissent de leur trou de neige. Il compte avec angoisse chaque bête qui sort, hirsute, mal sur pattes, oreilles collées à la nuque, œil vitreux.

On les attelle sans précipitation et l'on part pour une nouvelle journée qui, hélas! sera pareille à celle d'hier. Même monotonie du paysage et de souffrance.

— On ira tant que les chiens iront, après…

Et le postier laisse sa phrase en suspend et la termine par un geste terriblement éloquent.

Après… c'est le sort de Billikins — Billikins qui a disparu et qui est resté quelque part sur la piste.

Hier, après l'étape, Gregory, malgré le froid, la faim et la fatigue, est reparti, suivant le trail tracé par le traîneau. Il a remonté le cours de la Peel River pendant dix milles. Il n'a rien vu. La neige tombe et nivelle le sol.

Il est rentré harassé, a dormi trois heures, accroupi près de la cendre chaude du foyer. Au matin, c'est lui qui réveille ses compagnons.

Tous les chiens répondent. Et l'interminable calvaire reprend, sans apporter une joie, sans offrir une consolation.

La neige tourbillonne en flocons serrés, agaçant les huskies qui plissent le museau et clignent les paupières.


Le lendemain, lorsque les hommes sortent de l'abri, les membres raides, les prunelles rougies, las avant d'avoir commencé le labeur quotidien, les chiens s'ébattent sur la piste. Ils ont l'œil vif, le poil luisant, ils se mordillent les pattes par jeu et aboient.

Gregory les siffle. Ils arrivent alertes, la queue frétillante, les oreilles mobiles.

— Un, deux, trois, ici Roscoe, quatre, cinq, Brown six, Dark sept, Devil huit. Hurricane neuf.

Gregory grogne :

— Qui manque?

— Je ne vois pas Oregon.

— La paix, Tempest! Hurricane, tenez ces deux-là.

Le maître de poste cherche et découvre contre la rive, à moitié rongé, un collier de cuir. C'est tout ce qui reste d'Oregon.

Le postier s'obstine et finit par trouver des taches suspectes et des touffes de poils.

Huskies et labradors ont dévoré le siwash esquimau.

Les rosser? A quoi bon! Du moins, eux, ont mangé, et l'on arrive à jalouser la meute.

La neige a cessé. Le froid pique. Vers midi, les jambes de Flossie fléchissent, cassées. La jeune fille s'affaisse. Hurricane la reçoit dans ses bras.

On s'arrête. On fait du thé. Le breuvage bouillant ranime Flo, puis on repart.

La détestable « tripe de roche » est la nourriture des deux hommes. Elle alourdit l'estomac, mais calme les crampes. La farine de maïs qui reste est réservée aux chiens et à Flossie, mais aujourd'hui l'équipe se moque du maïs, ce qui permet de doubler la ration de la girl qui, vaillante, règle son pas sur le pas d'Hurricane.

Le postier, pour tromper sa fringale, mâche une racine. Il marche à longues enjambées avec des mouvements d'automate.

Hurricane se penche sur Flossie. Il rencontre deux prunelles ardentes dont la flamme monte vers lui avec un hommage muet. Un sentiment étrange s'éveille dans le cœur du garçon. Il oublie le mal qui le tenaille, et ses lèvres, que le froid crispe, se détendent en un sourire pitoyable.

Une joie paraît sur le visage féminin, un flot de sang farde les joues, avive la bouche qui ébauche aussi un sourire, mais c'est dans les yeux que passe l'expression la plus forte. Ils s'éclairent d'une lueur si grande qu'on dirait que toute la vie est condensée dans un regard.

— N'avez-vous pas regret d'être venue?

La voix répond avec ferveur :

— Oh! non!

— Vous souffrez?

— Toutes les douleurs sont oubliées pour ce moment que le destin me donne. C'est la bête qui souffre. Voyez, la nuit enveloppe la terre, mais une clarté persiste. Mon cœur rayonne. Et si maintenant il fallait mourir, je mourrais heureuse et porterais à Dieu une âme de lumière.

— Pourquoi ces pensées, girly?

— Je ne sais pas. La douleur affine nos désirs pour nous rendre meilleurs. Je me sens moins lourde, toute cette blancheur a lavé mes souillures, et si, ce soir, j'allais frapper à la porte du Seigneur, je crois véritablement, que je serais pareille, moi la fille du péché, à mes sœurs immatérielles admises à chanter ses louanges. Et comme c'est à vous que je dois cette chose, je vous dis : qu'importe l'heure qui viendra, puisque j'ai vécu la minute présente.

Cette exaltation qui monte contraste avec cette faiblesse. On dirait que cette flamme s'agrandit pour éclairer plus loin, plus haut, avant que de diminuer et de s'éteindre.

Elle crispe sa main au bras de son ami. Elle marche sans savoir et sans voir.

Ses lèvres remuent comme pour une oraison dite à voix haute, mais elle ne se rend pas compte qu'aucun son n'est émis.

Elles bougent ainsi quelques instants, puis le mouvement s'arrête. Alors elle penche sa tête comme un passereau. La main dénoue son étreinte, Flossie glisse doucement et tombe.


Gregory marche furieusement à côté de ses bêtes qui, bien nourries, vont avec vigueur.

La nuit est venue, mais il faut profiter de cette belle ardeur pour doubler si possible l'étape.

Alors Hurricane relève le corps de son amie et, le tenant dans ses bras tendus, comme un prêtre porte le livre saint, il marche.

Il marche, il marche…

Le team file devant lui. C'est le but à atteindre, mais, au fur et à mesure qu'il avance, le mirage fuit toujours plus loin. Aura-t-il la force d'aller jusqu'au bout? Il raidit ses muscles, il tend sa volonté vers ce désir : rester debout! Il sent obscurément que, s'il faiblit, il tombera avec son fardeau et que, s'il tombe, tous les deux seront perdus.

Les chiens de Gregory mettent de la vie dans la mort du paysage. C'est vers cette vie qu'il va avec entêtement.

La nuit l'environne, les bêtes puantes le guettent… Non, c'est la théorie des blonds archanges dont a parlé Flossie et, pour lui donner raison, le ciel se déchire. Des rubans blanchâtres se dénouent un à un qui, formant des faisceaux et des gerbes, s'allument de mille paillettes.

Au ras de l'horizon se déroule une banderole de lumière atténuée ; un immense anneau se forme dans lequel s'inscrit une croix, puis la croix s'efface, un serpent se love ; souple, fuyant, il passe au travers des cercles bleus et roses.

La terre est comme baignée de lune. Chaque chose se détache avec une netteté singulière.

Les chiens sont arrêtés, museaux levés. On les croirait découpés au ciseau, de même Gregory, de même les rochers.

Derrière les scintillations qui s'élèvent, de bas en haut on aperçoit le clignotement des étoiles, des étoiles disparues depuis plusieurs semaines et qui disent clairement : « Votre destin vous mène au Nord et c'est à l'Ouest que vous alliez! »

L'erreur est humaine, la nature seule poursuit le cycle de son immuable révolution prévue dans les siècles des siècles.

Que pèse le vouloir des hommes?

Mais la nature leur permet l'illusion de la volonté pour les aider à vivre… et à mourir.

Et, à ceux qui vont mourir, elle dévoile sa beauté. Un halo monte dans la transparence céleste ; ses hachures dorées descendent comme une pluie de feu, d'un feu très doux, très pâle, dont les flammes s'intensifient peu à peu et qui, rouges à la base, jaunes au milieu, sont vertes au sommet et, à nouveau, dans une circonférence parfaite, une croix apparaît.

La croix de mort ou la croix d'espérance? Faut-il renoncer? Faut-il croire? C'est vers ce signe fatidique qu'Hurricane avance, portant à ce dieu inconnu une offrande fleurie, la foi d'une double jeunesse.


Ployés sous une volonté dominante, les jarrets cassés, les reins brisés, les hommes s'affalent sur la neige.

Immobiles, calmes, résignés, ils attendent l'accomplissement de leur destin.


Avec des gestes d'automate, Gregory élève un igloo. Il y pousse ses compagnons. Une paix relative vient et, dans cette paix, la mémoire d'Hurricane s'éveille.

C'est le mystère des terres boréales qui l'attire.

Espaces vierges dont le mirage a pris l'héroïsme des hommes qui ont tout quitté pour arracher au Sphynge son secret.

Des noms viennent en son esprit qui évoquent l'effort prodigieux.

Sir John Franklin et ses hardis compagnons, Fitzjames, commandant l'Erèbe, et Crozies, commandant la Terror, qui, après trois hivers polaires, souffrant de la faim, rongés par le scorbut, tombèrent un à un, jusqu'au dernier.

De Long, l'Américain d'origine française, dont l'odyssée est une des plus effroyables pages de la conquête du pôle.

Ils étaient trente-deux, le 8 juillet 1879, lorsqu'ils partirent de San-Francisco, suivis des acclamations de la foule et salués par les vingt et un coups de canon tirés de Fort-Point.

Deux seulement devaient revoir leur pays : Nindemann et Noros.

Nindemann et Noros qui, sur l'ordre du capitaine De Long, partirent afin d'aller chercher du secours, sans vivres, armés d'une seule carabine et munis de quarante cartouches…

Leur épopée se déroule devant les yeux hallucinés d'Hurricane, dont les lèvres récitent à mi-voix avec la ferveur d'une prière :

« Ils auraient dû mourir, ils ne moururent point. »

Ils marchèrent au milieu des tempêtes dans le tourbillon des neiges, vent debout, s'enfonçant dans le fleuve quand la glace craquait, rampant sur les berges, dormant des nuits affreuses en des tanières qu'ils creusaient de leurs mains… Ils allaient.

Ils buvaient du « thé » fait de feuilles de saule ; ils mangeaient des semelles de bottes bouillies d'abord, grillées ensuite, des os de cariboos qu'ils faisaient charbonner sur la braise, du poisson pourri qui s'émiettait sous les doigts et, lanière par lanière, un grand morceau de pantalon en peau de phoque.

Noros cracha le sang deux fois ; tous deux eurent la dysenterie ; enfin, au bout d'une dizaine de jours, ils atteignirent une hutte où des Esquimaux campaient.

Hélas! nul ne les comprit. Ils ne purent rien pour le capitaine.

Le capitaine était mort.

Et Hurricane se représentait l'agonie des hommes si pareille à leur propre agonie.

Jour pour jour, heure par heure, De Long tient le journal de l'expédition. Il y note, avec une effroyable simplicité les souffrances de ses camarades. Il est muet sur les siennes. Tous attendent des nouvelles et les nouvelles ne viennent pas. C'est la mort qui se présente et frappe. Un à un les matelots tombent. De Long écrit :

« 17 octobre : Alexey rend le dernier soupir, mort de faim.

« 21 octobre : Vers minuit trouvé Krack mort, entre le docteur et moi. Lee mort à midi. »

Puis, le journal est réduit à une date, un fait :

« 23 octobre : plus de chaussures.

« Lundi 24 octobre, 134e jour : nuit très dure. »

Après, c'est la seule notation du quantième :

« Mardi 25 octobre : 135e jour. »

Et l'énumération se poursuit, fatale :

« Vendredi : Serven a passé. »

« Samedi : Bressler est mort. »

« Dimanche : Boyd et Gortz morts dans la nuit. Collins mourant. »

Ces litanies funèbres secouent d'un frisson le corps d'Hurricane, qui semble s'éveiller d'un cauchemar. Il frotte avec ses poings ses paupières, il se lève, étire ses membres. Les murs de glace l'oppressent, il veut s'évader, il sort en rampant de l'igloo.

Le paysage est immuable, d'une harmonie grave que rien ne trouble.

L'âme d'Hurricane perçoit soudain la plainte désolée des âmes errantes de tous ceux qui sont tombés sur la route du Pôle.

Une angoisse l'étreint et c'est l'éternel balbutiement des hommes qui, ayant perdu toute espérance, se souviennent de leur aurore. Un mot monte à ses lèvres et ses lèvres répètent sans fin cet appel pitoyable : « Maman, maman, maman… »


Le désespoir courbe les hommes. C'est fini. Il n'y a plus qu'à mourir.

Mourir? Non, vivre, vivre encore, marcher, marcher toujours.

On équipe le traîneau pour partir.

Partir? où?

On ne peut le savoir, la bourrasque a balayé les pistes.

Et le calvaire se poursuit.


Le jour est si faible que les corps n'ont plus d'ombre.


Quelle route suivre? Celles des compagnons fugitifs de Greeby, de De Long, de Franklin, de tous les autres héros anonymes dont la tombe a marqué les étapes polaires.

Les corps épuisés se sont abattus. La neige a nivelé les corps, mais les âmes sereines sont montées vers le ciel plein d'étoiles cherchant un éternel refuge à la droite de Dieu!


Et le vent s'est levé.

Les tourbillons de neige murent les hommes dans l'igloo édifié à la hâte.

La violence de la tempête est telle qu'il est impossible de sortir.

Le mal du pays tenaille les cœurs plus que le froid, plus que la faim.

Le souvenir passe par-dessus des centaines de milles sur la neige et sur les prairies pour s'en aller, là-bas, retrouver ceux qu'on aime.

Gregory voit tourbillonner les hautes flammes du foyer ; les vitres des saloons étincellent où le givre compose des fleurs merveilleuses.

Il entend le choc des verres sur la table de chêne, une volaille tourne devant l'âtre…

Flossie rêve d'un clair soleil sur le ranch, grouillant de vie ; les chevaux s'ébrouent, les garçons ont un large rire.

Seul Hurricane ne songe plus à rien.


Le lendemain voit la grande pitié des hommes.

La rafale passée, un soleil anémique reste suspendu à l'horizon, mais si bas qu'il est impossible d'établir la latitude.

Le tabac manque. Pour ne pas rester seuls, ils partent fuyant droit devant eux. On dirait une horde de loups.

Mais la piste fuit avec eux, grise sur la neige blanche. Rien n'apparaît qui justifie une espérance.


Et puis, c'est la nuit…

L'ombre envahit peu à peu le cerveau qui ne perçoit plus les choses. Le corps est mort déjà. La flamme de la pensée est une lueur imperceptible qui vacille au souffle de la douleur.

Hurricane se sent immatériel, son esprit flotte, léger, libéré déjà de toutes les malédictions de la terre.

Le froid n'a plus de prise sur sa chair endolorie. La faim non plus.

Le monde n'existe plus pour lui, la neige est effacée. Le corps, son corps a disparu, avec toutes ses souffrances, avec toutes ses misères.

Un homme était là.

Qui le saura?

Personne.

C'est une petite chose sans importance qui revient au grand tout. Le rideau de ses paupières tombe sur sa vie.

Quelqu'un a soufflé sa pensée.


Le thermomètre est remonté à dix sous zéro. Il fait presque doux. Gregory dort, la bouche ouverte, les mains sous la nuque, les jambes écartées.

Hurricane dort, tenant dans ses doigts les doigts enlacés de Flossie.

Flossie dort d'un sommeil sans rêve.

Et, comme l'aurore boréale s'estompe, deux bêtes sortent de leur trou. Elles viennent renifler devant le campement des hommes, puis font trois pas comme pour s'en aller. Elles s'arrêtent, écoutent, l'oreille oblique, la tête de côté : rien ne trouble la paix nocturne.

Hurricane-chien regarde Tempest comme pour l'interroger. Ce dernier a un clignement de paupière malin ; il soulève deux fois son museau, gratte le sol de ses pattes ; il émet un petit grognement auquel répond un autre grognement.

Les bêtes parlent et se comprennent. Celles-ci ont arrêté leur décision.

— Es-tu prêt? semble dire Tempest.

— Je le suis, paraît répliquer Hurricane-chien.

Alors, sans précipitation, d'une course moyenne, mais souple et durable, les deux chiens prennent la piste qu'ils suivent pendant un mille environ, puis, brusquement, ayant flairé le vent, ils coupent à travers la plaine, faisant fuir devant eux plusieurs couples de renards argentés.

CHAPITRE XXX

SUR LA PISTE DES HOMMES

Bientôt des collines barrent la route.

Par des sentiers impossibles, Tempest et Hurricane vont.

Ils s'engagent sur une arête peu sûre qui finit presque à pic ; sans hésiter, les deux bêtes se laissent glisser sur leur train de derrière, mais leur poids les emporte et elles roulent dans la neige qui, dans le bas-fond, atteint plus de trois mètres. Par sauts, elles échappent au danger et leurs griffes trouvent la terre gelée : d'un coup de rein elles s'enlèvent. Elles déboulent à nouveau dans la plaine où leur trot régulier s'allonge.

Elles coupent bientôt le cours de la rivière du Vent, traversent le lac du Couteau Jaune et franchissent la ligne imaginaire qui sépare le territoire du Yukon du territoire du Mackenzie, à la hauteur de la Rivière de la Bonne Espérance.

Là, Tempest s'arrête. Tête levée, ses yeux aperçoivent à l'horizon les cimes redoutables des Macmillan. Sa dernière aventure lui suffit, il fronce la peau de son museau, il préfère évidemment la plaine.

La route qu'il suit est à peu près celle du 65e degré. Le terrain présente peu d'aspérités, quelques ondulations sans importance.

Soudain Hurricane, peureux, s'arc-boute sur ses pattes ; les poils de son cou se hérissent, ses oreilles se collent au crâne, sa queue traîne. Dans la nuit, s'allument de courtes flammes qui vont par deux. La bête gémit doucement.

Tempest retourne sur ses pas et le mord au jarret. Le chien pleure plus fort, mais ne bouge pas. Alors, Tempest s'avance, vers les clartés redoutables, dont il a deviné la raison. Il fait vingt pas et s'arrête ; sa queue frétille, ses oreilles remuent, puis il fait des sauts sur place en ayant soin de tomber toujours la face en avant pour se garer en cas d'attaque. Une ombre se détache de la nuit. Le grand loup polaire, chef du clan, s'approche.

Les deux bêtes s'observent, se guettent. Le loup sournois tourne. Tempest, prudent, décrit un demi-cercle, puis, pour montrer ses bonnes intentions, il gratte le sol de sa patte droite et lance derrière lui la neige à la volée.

Le loup griffe aussi la terre, mais par à-coup, avec des mouvements nerveux.

Tempest fait un bond de côté ; l'autre surpris saute en arrière ; il tombe les quatre pattes écartées ; la gueule ouverte découvre la gencive, des crocs luisent.

Mais Tempest ne veut pas attaquer. L'âme primitive est en lui. S'il obéit à l'appel des hommes, il a gardé l'instinct des grands espaces libres ; il aboie, mais Gregory ne reconnaîtrait plus son aboiement : il est rauque, comme venu du fond des entrailles.

Le loup, surpris, penche la tête et répond ; un dialogue s'engage ; on s'explique, on se reconnaît, on est de la même lignée l'un et l'autre, on est des amis ; alors, doucement, mufle à mufle, les deux bêtes se donnent un baiser de paix.

Hurricane-chien, pas très rassuré encore, mais plus vaillant, s'avance. Le grand loup frotte son flanc contre son flanc ; pour un peu ils joueraient tous trois à se rouler sur la neige.

Mais Tempest est un civilisé qui a le souci du devoir. A petits coups de museau, il dit adieu à son frère et les deux chiens passent au petit trot devant le bataillon des loups dont les yeux animent la nuit.


Les étoiles s'éteignent une à une.

A l'aube, Tempest relève une piste humaine : il la suit. Ce sont, dans un igloo, deux chasseurs, des Esquimaux Tinneh, deux pauvres « peaux pointues » montés des rives du Grand lac des Esclaves à la recherche d'un ours polaire improbable.

Tempest secoue ses oreilles et poursuit son chemin. Hurricane-chien commence à se demander si l'on ira ainsi longtemps. Mais l'autre ne veut rien entendre, et cependant il y a dix raisons de s'arrêter : cette hermine criarde vaudrait bien un coup de dent, ce vison aussi.

Hurricane passe sa langue sur ses babines, puis, toujours courant, il rattrape Tempest qui, lui, ne veut rien voir.

Cloq, cloq… cloq… cloq…, ce bruit spécial, Hurricane le reconnaît : c'est un cariboo. La belle bataille, si Tempest le permettait. A deux on prendrait la bête de flanc… Hurricane-chien sait qu'il faut se garer des sabots… Hélas! Tempest refuse…

Les cloq, cloq… cloq… cloq… s'espacent.

Une ligne sombre ferme l'horizon. C'est vers elle que les chiens vont.

Après les terres désolées, ce trait est le signe de vie. C'est l'orée de la forêt prochaine, forêt aux arbres rabougris, bouleaux, aunes et saules, épinettes blanches qui, après trois cents ans d'existence, ont un tronc de 20 centimètres.

Cloq, cloq… cloq… cloq… un nouveau cariboo coupe la piste, aperçoit les chiens qu'il prend pour des loups et, peureux, détale, les quatre sabots sous le ventre, les bois dressés ; il brame et son cri solitaire se perd dans l'aube qui vient.

Tempest, la gueule de travers, a l'air de se payer la tête de son camarade. Celui-ci, furieux, part comme une flèche et bientôt disparaît. L'autre attend, tranquillement assis sur son derrière. Hurricane-chien revient triomphant, tenant entre ses mâchoires le corps sanglant d'un lièvre blanc.


Fraternels, ils partagent la proie et repartent.

Le soleil s'attarde plus d'une heure. Ils vont.

Le crépuscule, couleur de cendre, tombe. Ils vont.

La nuit vient, froide et bleue. Ils vont.

Mais, comme il y a près de vingt heures qu'ils courent, indifférents au spectacle d'une aurore boréale qui image la page du ciel, ils creusent un trou dans la neige, se couchent en rond et s'endorment.


Brusquement, sans raison apparente, Tempest remonte au Nord, suivant une double ligne de collines parallèles au cours du Mackenzie encore invisible. Si le vent soufflait Nord, Nord-Est, il apporterait aux bêtes l'odeur des hommes qui occupent le poste de Good-Hope ; mais la bonne Espérance est décevante, c'est de l'Est qu'arrive le vent, le vent qui passe sur l'immense forêt canadienne comme pour apporter un peu de joie à la détresse des terres battues par la tempête.


Vers le milieu du troisième jour, du haut d'une éminence, Tempest et Hurricane voient le Mackenzie, comme un trait blanc ourlant l'horizon.

Le Mackenzie, l'Athabasca des Indiens, la rivière de la Biche des Français qui, après un cours de plus de quatre milles, se jette dans l'Océan glacial par cent branches diverses formant un delta de 142 kilomètres.

Les chiens évitent le dangereux rapide de Sans-Saut, tournent au Sud et descendent le fleuve que de hauts plateaux accompagnent et, lorsque le fleuve redevient accessible, ils franchissent posément les huit kilomètres qui séparent les deux rives.


Deux fois, les chiens rencontrent des hommes, mais Tempest n'a pas jugé utile de s'arrêter.

Ils évitent les ruses d'un groupe d'Esquimaux Tchiglit, tonsurés comme des Dominicains, et qui émettent la prétention de les capturer. C'est un jeu pour Tempest et Hurricane de les dépister. Tempest, peu charitable, s'amuse même à les mystifier. Il revient sur ses pas et, comme les hommes, tout à l'ardeur de la chasse, ont laissé le camp libre, il leur dérobe un quartier de cariboo dont Hurricane a sa part.

Ils ne s'attardent pas au festin. Ils reprennent leur course errante et Tempest, relevant la trace d'un carcajou, manifeste sa joie par un aboi sonore.

La vaillante bête sait que s'il y a des carcajous, il doit y avoir des hommes, les premiers suivant les seconds pour rafler le gibier pris au piège.

Alors sans hésiter, Tempest et Hurricane prennent le lit gelé de la rivière des Peaux de Lièvres qu'ils remontent jusqu'à sa source, là-bas, très loin, du côté du grand lac de l'Ours.

CHAPITRE XXXI

OU L'AUTEUR INTERVIENT ET RETROUVE UN AMI

— Freddy, mon ami, vous avez le diable dans la peau. Vous ne voulez rien entendre, c'est bon, mais si vous aviez pour deux onces de bon sens, vous laisseriez là vos raquettes et votre winchester et vous resteriez tranquillement au coin du feu.

« Le blizzard souffle depuis une couple d'heures et je plains ceux qui sont obligés de tenir la piste. »

Comme pour confirmer les propos que me tient Sulpice La Berge, la rafale passe en sifflant dans la pinède. Le bois cassé craque et tombe.

Le vent lutte avec les arbres. Il prend son élan dans la plaine qu'il fustige à coup de lanières et, tourbillonnant et hurlant, il s'engouffre dans le bois. Il saisit les baumiers, les liards, les épinettes à pleins troncs, les secoue pour les enlever. Le vent ne souffre pas d'obstacles, il veut être libre de folâtrer ou de courir. La forêt l'humilie ; depuis des siècles il se bat avec elle. Sous les hautes futaies, voûtées en cathédrales, la bise venue du Nord s'engouffre avec un bruit d'orgue.

Et la cabane, au cœur de la forêt, écoute le vent qui rage, qui pleure, qui gémit. Il rampe, il se fait humble, il implore, mais, comme on ne l'écoute pas, il se soulève et, dans une spirale, il tord un sapin de trois ans qu'il ploie et arrache.

Sulpice La Berge est couché. Il relève ses couvertures jusqu'au menton, étire ses jambes et déclare :

— Je ne mettrai pas le nez dehors de la journée, j'en jure…

— N'en jurez rien du tout, vous pourriez faire un faux serment.

— Freddy, aussi vrai que vous êtes un copain de France, je vous assure que je ne bougerai pas d'ici.

— Mais nos pièges?

— Avec un temps pareil, loups, renards ou mouffettes sont dans leur tanière, faites comme eux ; si vous étiez raisonnable, vous jetteriez une brassée de bois dans le feu et vous vous recoucheriez… C'est la sagesse… En attendant, passez-moi ma blague et ma pipe. Merci.

J'hésite, une raquette à la main. Il a peut-être raison, mais peut-être aussi la forêt agrandit le bruit de la tempête!

J'ouvre la porte, mon corps reçoit un paquet de neige.

Sulpice La Berge gueule :

— La porte, bon sang, la porte! Après tout, allez au diable, si tel est votre plaisir, mais ne me faites pas geler.

Et le trappeur disparaît sous ses couvertures. Il boude. Si je reste, il ne m'adressera pas la parole de la matinée. Je le connais mon La Berge depuis trois mois que nous vivons ensemble sous le même toit, à cent milles de la première habitation humaine et à trois cent trente-trois milles de la plus proche paroisse.

Rester là à regarder tourner la flamme et à se meurtrir le cœur de souvenirs, non, merci. L'ouvrage est à jour.

Toutes les peaux sont préparées ; elles pendent au plafond par grappes et par espèces, les lynx mouchetés et les chats tigrés, les loups aux pelages souples, les renards rouges, fauves, gris, bleus ou rosés, les mouffettes feutrées, les civettes à lyre blanche et les gloutons au cuir dur, les martres bleuâtres et les hermines couleur d'ivoire, les pékans, les visons et le raton laveur qu'en France on baptise marmotte.

Toute la gamme des castors allant de la feuille morte au marron sombre, puis l'armée des rats : les rats musqués qui se construisent des maisons de roseaux, les… au diable! Sulpice La Berge et ses idées de l'autre monde. A-t-on jamais vu un animal pareil? J'ai besoin d'air libre et d'espace. Je veux sortir… je cherche une raison, un prétexte sérieux… Je sortirai, pardienne! parce que… Hé! parce que j'en ai envie… Voilà tout. J'assujettis mes raquettes, remonte la courroie de ma carabine. En route!

Tout de suite, la tempête m'assaille. Elle tourne autour de moi comme une bête.

Je te brave, blizzard! Je te connais depuis longtemps ; ma toque de loutre a des oreillons, mon col de cuir doublé de castor est boutonné, mes moufles montent jusqu'à mes coudes, mes mocassins sont en peau d'élan fourrée de woolverine.

Une piste s'offre, je la prends. Mes raquettes, bien assurées, font merveille. Ah! c'est bon d'aller ainsi, je me grise d'air, de liberté et de vitesse.

Je me retourne après un demi-mille.

Derrière une ondulation la cabane disparaît : seule la fumée qui se tord indique la présence des hommes ; mais peu à peu elle s'estompe.

Maintenant la forêt s'éclaircit pour s'arrêter bientôt à la Smith Bay, sur la rive gauche du Grand Lac de l'Ours.

Des pensées? Non, de la poussière de pensée plutôt. Un paysage, la forme d'une branche, cette tonalité vert sombre. Tiens, un érable… le symbole de la fidélité canadienne, la feuille qui porte en exergue la devise de Québec : « Je me souviens ». Québec, le Saint-Laurent, les îles, les rapides, Cartier, Champlain, Frontenac… tous ceux qui sont venus de France… des noms chantent en ma mémoire…

Philosopher? Pas le temps, pas envie! C'est bon d'aller ainsi, les poumons jouent sainement. Paris, quelle drôle d'idée! Paris! la civilisation…

Je ris tout haut, j'ai dit ce mot sans y prendre garde.

Ici, c'est la nature primitive, les Esquimaux qui tapent sur une peau de phoque et qui dansent en remuant les épaules… là-bas, joie raffinée, la grosse caisse, le jazz band, le shimmy…

Je m'interpelle :

— Dis donc, vieux, les bons confrères qui écrivent les romans d'aventures en se grillant les pattes devant la salamandre!

Le vent siffle, sa plainte aiguë se prolonge… C'est la voix des pauvres bougres qui claquent du bec dans la Ville Lumière parce que les doux apôtres sont « confortables », d'une digestion lente mais sûre.

Hou! Hou!… hououhou… ouou… mugit le vent.

Le vent? Allons donc! La meute qui conspue et qui, ne pouvant donner du croc, bave…

Chaque matin, la horde se lève, le ventre sonne creux, c'est la chasse… Le chasseur chassé… chasseurs, sachez chasser… Ma langue fourche ; pour éloigner la formule importune, je bourdonne lèvres closes un air de cor : ton, ton, et tontaine…

C'est une obsession, la chanson se déroule vers par vers… Je m'en débarrasse en riant et, glissant sur la piste glacée, la carabine barrant le dos, je lève les bras comme un primitif qui a pris une proie.

Un renard effaré détale à dix mètres devant moi. Voici le premier piège. Attention. Rien. Il est enseveli sous la neige. Sulpice La Berge n'avait pas tort.

L'animal! Il est au chaud dans ses couvertures, il doit bien rigoler… Et si je rentre bredouille?

L'amour-propre me pique… De l'œil, Freddy, mon garçon… tontaine, tontaine et tonton… ah! zut et zut! Holà, un loup… deux loups… Je vois double, pas possible, les loups ne vont pas ainsi à la découverte! Par tous les diables, je n'ai pas la berlue!

J'enlève mes moufles qui restent suspendues à la lanière de cuir qui entoure mon cou, je passe mes gants de peau… j'épaule… je tire…

Un aboi lamentable déchire l'air. Cependant que la bête tombe, l'autre alors se précipite, furieuse, la gueule ouverte, les crocs menaçants et, avant que j'aie tiré une deuxième fois, elle est sur moi d'un bond et me renverse… Ma winchester vole à six pas, je n'ai pas de couteau.

Je sens un souffle chaud sur mon visage. Le chien me donne une caresse. Je m'assieds… Non mais je deviens fou… c'est toi, c'est toi, mon vieux…

Et Tempest, joyeux, me bourre de coups de tête.

Je crois bien que j'ai pleuré en l'embrassant.

CHAPITRE XXXII

SUR LA RIVIÈRE DES PEAUX DE LIÈVRES

— Qu'est-ce que tu fais là? Et ton copain? Oui, allons voir… pourvu que je ne l'aie pas tué.

Une patte folle, clopin-clopant, Hurricane-chien s'approche en gémissant. Il y a une traînée de sang sur la neige.

Tempest l'aborde et renifle la plaie. L'animal se couche sur le flanc. Il me regarde de ses bons yeux pitoyables.

— Fais voir, mon pauvre vieux. Allons, je suis heureusement un maladroit. Rien de cassé… viens ici.

Avec mon mouchoir, je bande la blessure, puis je lui gratte le crâne doucement. Il est sensible à la caresse. Tempest est fou de joie ; il court en rond après sa queue, s'arrête, repart, s'arrête encore. Il fait des sauts, finalement il frotte sa tête contre ma cuisse.

— C'est ton frère, Tempest? Ton fiston, peut-être… Il te ressemble, tu sais. Cela te fait plaisir? Cela fait toujours plaisir aux parents lorsqu'on leur dit ces choses.

« Mais pour quelle raison te balades-tu sur le territoire du Mackenzie, alors que tu devrais être sur les trails du Yukon avec Gregory? »

A ce nom, Tempest tourne la tête vers l'Ouest et pousse un hurlement.

Oh! oh! je connais trop mon chien pour ne pas comprendre. Il est arrivé malheur à mon ami.

— C'est Gregory, n'est-ce pas, qui t'envoie?

— Oua, oua, oua.

La bête aboie trois fois.

Taciturne, mille idées affluent à mon cerveau, je reprends le chemin du retour. Tempest suit à ma droite, Hurricane, claudiquant, est sur mes talons.

En route, je rumine :

— Je suis sûr qu'il est arrivé malheur à Gregory.

Cette pensée vrille mon crâne et je répète pour la dixième fois :

— J'en suis certain. J'en suis certain.

Mais où est-il? Que fait-il? Pourquoi n'a-t-il pas mis un billet au collier de la bête?

— Tempest, ici.

Le chien s'arrête. Je tâte les poils. J'examine le collier. Non, rien. C'est à devenir fou. Voyons, pas d'emballement. Tempest est venu chercher assistance.

Moi?

Non, puisque Gregory ignore ma présence et me croit à quatre milles lieues d'ici. C'est du secours qu'il demande, à moi ou à un autre. Eh bien! si Tempest est venu, il saura repartir… Je connais trop mon vieux loup… Ma décision est arrêtée et c'est presque joyeux que j'arrive à la cabane.

Fidèle à son serment, Sulpice La Berge ronfle. Le bruit que je fais en entrant le réveille. Il grogne.

— C'est encore vous.

Tempest secoue ses poils et se gratte. Hurricane gémit.

Pour le coup, Sulpice se dresse, les yeux ronds.

— Vous avez… vous avez chassé le chien?

Mon visage est grave. La Berge comprend que je n'ai pas l'humeur à plaisanter.

Simplement, je lui dis :

— Celui-ci, c'est Tempest.

Au cours des longues veilles, j'ai eu le temps de lui raconter maintes fois mes aventures sur le Yukon et je lui ai parlé — avec quel amour! avec quel regret! — de Tempest, chien d'Alaska « qui, à force de tendresse attentive, m'a fait oublier les misères humaines ».

Mais le garçon ne comprend plus… Tempest, voyons… l'Alaska…

— Mais… mais que vient-il donc faire ici?

Je réponds posément :

— Me chercher…

Et j'explique les probabilités sur lesquelles j'appuie mon raisonnement.

Tout en parlant, j'empile des boîtes de conserves : du saumon, du pemmican, des fruits de Californie, puis une provision de maïs et de légumes secs. Voyons ma réserve de balles? Ah! sur l'étagère. Le thé? Où mettez-vous le thé, La Berge? Sur la cheminée! Bien, merci…

La Berge est assis sur le lit, les bras noués aux tibias, il me regarde agir éberlué.

— Je vous confie celui-ci ; il est blessé, oui, c'est moi qui ait fait ce beau coup.

— Vous me…

Sans attendre sa réponse, je sors dans la cour, je tire le traîneau léger, siffle les chiens, les attelle. J'empile paquets et couvertures, je sangle le tout avec des courroies de cuir. Voyons, je n'oublie rien? Du whisky, j'en ai une bouteille… Ah! ma trousse et ma boîte à pansements!…

Tout est prêt. Alors en route. Tempest, mon vieux copain, tu vas marcher en tête, c'est toi qui nous conduis.

La bête, heureuse d'avoir été comprise, manifeste sa joie par des sauts, puis, résolument se met en flèche.

Et ce sacré Sulpice que j'oubliais! Je rentre et le trouve toujours assis, mais, de l'index il gratte son crâne, signe d'une évidente préoccupation.

— La Berge, je m'en vais.

Pas de réponse.

— La Berge, je vous dis que je pars.

Rien.

— La Berge, je serai absent un jour, deux jours, longtemps peut-être.

Pas un mot.

Alors, furieux, je lui souffle sous le nez :

— Au revoir.

Comme j'arrive à la porte, la réplique arrive, très française, un seul mot en deux syllabes auquel il ajoute :

— Allez en enfer, si vous voulez…

Je hausse les épaules. La porte bat.

— Cherche Tempest… cherche, cherche…

La bête, le museau sur la piste, part — et la meute suit.

Vers le soir, comme je campe sur les bords de la rivière des Peaux de Lièvres, j'entends soudain un bruit qui m'est familier : les sluip, sluip, sluip que font les raquettes en glissant.

Je lève la tête et j'aperçois, venant à moi, Sulpice La Berge, suivi à cinquante mètres par Hurricane-chien…

Le trappeur s'assied. Il se déchausse, envoie au loin ses raquettes en jurant, puis, tendant ses mains à la flamme du foyer, il bougonne :

— Il était dit que vous me feriez lever aujourd'hui… vous êtes satisfait, hein?

Un sourire.

— Oui, vous pouvez vous payer ma trompette tant que vous voudrez. Vous aviez cru que j'étais un mufle, avouez que vous l'avez cru… Un mufle! un mufle! moi, moi, moi… Tenez, la main sur le cœur, vous êtes une sacrée tête de cochon si vous avez pensé cela.

Je lui bourre les côtes du poing gauche, cependant que ma main droite lui claque l'épaule.

Sulpice La Berge sait que je suis content. Il cligne son œil pétillant et grogne des mots sans suite.

Tempest a donné sa place devant le feu à Hurricane. Ils grognent aussi doucement.

Les deux bêtes, le trappeur sont heureux. Pourquoi ne le serais-je pas?

CHAPITRE XXXIII

L'INSTINCT ET L'INTELLIGENCE

Nous courons la piste, Sulpice La Berge et moi, excitant les chiens du fouet et de la voix.

Tempest, libre, est en tête, le cou ployé, le museau ras du sol. Il cherche la bonne route, mais les vents « chinouques », venus de l'ouest, ont tout bouleversé.

Sulpice La Berge est obligé de tracer une voie avec ses raquettes, tandis que je gouverne le traîneau.

Assis à l'arrière, ne souffrant pas trop, heureux de son sort, Hurricane-chien prend une pose hiératique.

Le paysage ne m'intéresse guère : épinettes blanches, baumiers et bouleaux blancs alternent avec les pins et les sapins. Ma pensée est ailleurs.

— Arriverons-nous à temps?

L'interrogation vrille mon crâne qu'une migraine casque lourdement.

Depuis combien de jours le chien a-t-il quitté les hommes?

Qui prédominera, l'instinct ou l'intelligence?

Faut-il suivre la bête errante ou la diriger?

Devons-nous descendre l'Athabasca jusqu'à son embouchure?

Que diable Gregory Land serait-il venu chercher là?

Le plus simple est de croire à une erreur. Le postier s'est « écarté ». L'effroyable mot franco-canadien et l'effroyable chose!

On part à travers la forêt, heureux de vivre, la joie au cœur, les poumons sains, les muscles durs, la winchester sur l'épaule… On va piéger le renard ou le loup, le vison ou la martre.

Des camarades ont laissé des traces de leur passage ; l'écorce de ce liard est entaillée, un cairn de cailloux plats termine ce monticule, on a cassé la branche de ce sapin, elle pend comme une chose inerte ; demain, dans deux jours, dans huit jours, on retrouvera sa route, grâce à cela.

Oui, mais la plaine est monotone, la forêt a des futaies jumelles. La croix gravée sur l'écorce des arbres s'est effacée, la neige et l'ouragan ont nivelé la piste. Par centaines, les branches de sapins sont courbées vers le sol.

Et l'homme tourne en rond au cœur de la forêt. Il cherche posément, patiemment, puis l'heure tombe après d'autres heures ; alors il s'affole, il crie, il appelle, il supplie, l'écho lui ramène sa voix. Personne ne l'entend. Personne ne répond.

Alors cet homme que rien n'a pu abattre, est comme un tout petit enfant. Il gémit et il pleure et des prières oubliées remontent à ses lèvres qui tremblent.

La faim et le froid le tenaillent, tuant sa volonté de vivre.

Un soir, la fatigue le fauche. Il tombe. Il ne se relèvera pas.

Un frisson court dans ma chair.

D'un geste instinctif, je remonte mon col de castor. Non cela n'est pas. Gregory est un vieux coureur de piste. Le maître de poste ne s'est pas « écarté ».

Bien.

Pourquoi le chien est-il parti?

Fugue de bête poussée par l'instinct primitif?

Non, non.

Tempest cherche la bonne route. Il s'arrête, gratte le sol, renifle et repart.

Son maître est en péril.

Je le sens.

Il le sait.

Et le traîneau file à toute vitesse sur une piste de trappeur, l'équipe donne toute sa force, Tempest tout son instinct.

Seule, notre intelligence se tait. Elle ne peut rien en l'occurrence.


Mais l'affreuse pensée veille dans mon cerveau. J'ai la certitude que nous n'arriverons pas ou que nous arriverons trop tard.

Le traîneau du postier gît au fond d'une sombre passe. La glace pourrie a cédé, l'homme et les bêtes ont été engloutis. Seul, le leader est sauf, il erre, il cherche, il vient à nous.

Non. Son maître mort, Tempest ne l'eût pas abandonné!

Alors quoi?

Un bloc qui se détache soudain d'une muraille de basalte et qui écrase les chiens, meurtrit l'homme.

Oui, plutôt. Gregory est vivant, mais il est blessé.

Je vois mon vieux camarade le front ouvert, les jambes écrasées. Il agonise sur la terre gelée. Il meurt lentement loin de tout secours, avec au fond de ses yeux une infinie détresse.

Cette pensée m'obsède… Mon cœur est pris dans un étau et des larmes perlent aux franges de mes cils et glissent sur mes joues. C'est une brûlure douloureuse. Du revers de mon gant, j'essuie mon visage…

— Vous gelez, mon garçon.

C'est Sulpice La Berge qui intervient.

Il me gifle à plusieurs reprises violemment, puis frotte avec énergie mes pommettes et mon nez.

Je sens le picotement de mille aiguilles. C'est la circulation qui revient.

— Abandonnez-moi le « menoire », allez devant.

J'obéis.

La piste est douce, les raquettes glissent. Tempest heureux de m'avoir près de lui, jappe sans cesser cependant de chercher la trace.


Après un espoir insensé, l'abattement revient.

Est-ce la fatigue ou le désespoir qui rend mes jambes molles?

Je ne sais… Elles vont obéissant à des réflexes sans que ma pensée les dirige.

Une certitude s'impose : Gregory est mourant… Gregory est mort.

Après des milles parcourus, je vais trouver, bossuant la neige, des piquets, des cordes, des outils, une bouilloire à thé et, plus loin, une main crispée cherchant à retenir la vie.

Ces quelques épaves attesteront la misère de l'homme que la nature a pris pour le pétrir à nouveau du limon de la terre.


S'il ne reste qu'une chance, je veux la tenter.

Une minute peut être fatale.

Comme s'il comprenait ma pensée, Tempest redouble ses efforts, et les chiens, là-bas, flancs haletants, langue pendante, tirent sur les harnais tendus, cependant que Sulpice La Berge jure comme un démon.

Mais si Gregory est mort?

S'il est mort, je veux le retrouver quand même. J'envelopperai son corps libéré de toute souffrance dans une toile et je l'ensevelirai… et sur son tertre, je planterai une croix dont l'ombre s'agrandira sur la terre blanche du pôle.


— Vous allez comme un fou, cher garçon, ou comme un apprenti, c'est du pareil au même. On aurait bien besoin de faire votre inducation. Vrai, vous n'êtes pas berlandeux. Oui, je sais, copain, mais y a des imites à tout.

« Repos. Fixe. Un coup de fort. Tenez, vous allez vous délécher les babines. »

Et Sulpice La Berge me tend sa gourde après avoir bu lui-même à la régalade une bonne ration d'eau de vie.

Je bois. La réaction produite par l'alcool est rude, j'en reste tout étourdi.

— Quand vous aurez fini de vous dodiner sur une patte, puis sur l'autre patte, tel un héron… Faut dételer d'icite, sans quoi nous aurons du tinton.

Et Sulpice La Berge fait claquer son fouet. L'équipage repart.

Mais nous allons maintenant vent debout, un vent qui tourbillonne et nous lance au visage des paquets de poudrin.

Les chiens aveugles grognent. Sulpice ne décolère pas et jure « le diable et ses morts ».

J'essaye de faire tête, mais il n'est pas possible d'aller plus loin.

Tempest lui-même s'arrête et me regarde, les paupières clignées.


Des Indiens Peau-de-Lièvre, courtois et policés, nous accueillent.

Leur hutte de sapin, après l'épreuve que nous venons de subir, est le Paradis pour nous.

Ils sont doux et timides, parlent peu, mais, lorsqu'ils parlent, ils s'expriment en langage choisi, dans une sorte de sabir où le français a une large part.

Sulpice La Berge fume le tabac du chef sans vergogne ; il profite de son passage pour acheter au plus bas cours un lot de pelleteries, castors, lièvres polaires et renards argentés, qu'on devra de plus lui livrer avant la treizième partie de l'année.

Comme je m'étonne, Sulpice m'explique que les Indiens Peau-de-Lièvre divisent l'année en seize mois, tous placés sous une dénomination naturelle : la neige, la glace, la gelée, le crépuscule, les ténèbres de l'hiver, la lumière de l'été.

Seul, le Soleil n'est pas nommé. Il ne faut pas offenser le Dieu secourable et, pour parler de lui, on emploie des périphrases élogieuses.


Le chef m'a dit :

— La tempête sera courte, le brouillard est tendu sur nos têtes, mais, par-dessus le brouillard, il y a la pureté du ciel. Demain tu pourras partir. Ta route est à l'ouest. Au nord, il n'y a pas d'hommes blancs.

Comment sait-il? Pourquoi à l'ouest?

L'Indien poursuit :

— Des jeunes hommes, qui ont forcé un cariboo, sont arrivés hier par les trois pistes qui mènent au Nord. Ils n'ont rien vu, de même ceux qui sont allés traquer le lynx au sud du lac Colville.

— Ce gas-là est épatrouillant, fait Sulpice La Berge, qui se gave à présent de raisin d'ours aux baies de corail.


Mais, sous la hutte tiède, mon sommeil est troublé par la vision d'un homme qui se débat sous l'emprise d'une étreinte glacée!…

CHAPITRE XXXIV

L'APPEL DE LA TERRE

— Oui, cher, c'est mon bon, c'est mon brave Tempest qui a fait cette chose.

« Sans lui, je crois que vous seriez tous les trois dans le domaine des ombres.

« Nous sommes venus à temps? C'est probable, c'est même sûr. C'est pourquoi nous avons franchi quatre cents milles en trois jours. J'ai claqué deux chiens, mais je ne les regrette pas.

« Avouez que vous ne m'attendiez pas.

« Mais, que veniez-vous fiche par ici? Sa Majesté Britannique vous a-t-elle chargé du service postal polaire? Une mission pour Parry peut-être? A moins que vous ayez pris sur vous d'aller sur les brisées de ce gentleman? »

Une voix m'interrompt :

— Ne vous moquez pas, master Freddy, nous avons payé cher notre erreur.

— Miss Flossie, vous êtes indulgente en mettant au pluriel. « Notre » se traduit par « son ».

— En arrivant, je vous donne mon billet que j'adresse ma démission au Post-Master.

— Hé là! Hé là! vous savez bien que vous l'avez dans la peau, votre Grand Nord! Vous m'avez là-dessus fait de magnifiques phrases certains soirs, vous en souvient-il?…

Entêté, Gregory réplique :

— Ah ça, quand vous aurez fini de m'asticoter? Et vous? Je vous l'avais bien dit que vous y reviendriez, puisque vous y voici.

— Et c'est heureux, ajoute Hurricane.

Sulpice La Berge a tué un cariboo qui fait les frais du festin de ce jour. Et, tout en mangeant, nous évoquons des souvenirs, les coups durs d'autrefois, les belles randonnées aussi.

Celle-ci a bien failli être la dernière pour le postier. Lorsque nous sommes arrivés, Flossie, lui et son ami ne valaient pas grand'chose ; des trente-deux bêtes qu'ils avaient au départ il en restait trois, non compris Tempest et Hurricane. Les trois survivants, pendant la nuit, avaient volé la provision de maïs et dévoré les fèves. Et les humains subsistaient depuis deux jours avec un peu de thé.

— Vous vous êtes écartés combien de jours?

C'est Sulpice La Berge qui parle. Gregory réfléchit un instant, compte mentalement et répond :

— A peu près cinq semaines.

— Vous avez suivi?…

— Une rivière qui devait, selon moi, nous conduire en peu de temps à Star.

— Star, au nord d'Eagle?

— Exactement, Freddy.

Puis, malicieux, il ajoute :

— Vous avez toujours été calé en géographie.

— Eh bien, vous avez descendu la Rivière Plumée, simplement.

Ce « simplement » est magnifique.

Ils ont tourné à droite au lieu de tourner à gauche « simplement ». Ils ont souffert le froid, la fatigue, la faim, ils ont vu la mort en face « simplement », avec cet héroïsme que demande tous les jours la vie polaire. Héroïsme sans beauté, sans grandeur, sans idéal, mais héroïsme tout de même qui en vaut bien un autre, qui vaut mieux peut-être qu'un autre, puisqu'il est fait d'abnégation et d'obscurité.

— Que vont-ils faire là-bas? diront les esprits forts, bien calés dans leur fauteuil.

A ceux-là je répondrai avec le mot de Laforgue :

« La vie est terriblement quotidienne. » Dans les villes, elle broie tous les enthousiasmes, trouble la pureté des âmes, l'eau se souille… tandis que là-bas, l'eau reste claire. Ils sont par centaines au sommet des monts tronqués, dans le creux des cratères morts, les lacs si limpides, si beaux que le voyageur surpris les appelle « lacs-miroirs ».

Sur ces miroirs, nous nous sommes penchés et nous avons regardé ce qu'il y avait devant nous, songeant à ce que nous avions laissé derrière.

Derrière, c'était les appétits, les lâchetés, les compromissions sans courage.

Devant, c'est la rude bataille, la franchise, la liberté qui finit où commence la liberté du voisin.

Ce n'est pas notre visage que l'eau du lac a reflété, c'est l'image de l'être primitif qui n'était pas encore faussée par les conventions humaines.

— A quoi songez-vous, Freddy, mon garçon?

— A des choses pas belles.

— Toujours le même, ricane Gregory. Flossie, je vous présente Monsieur Jamais-content-de-son-sort, Monsieur Je-cherche-la-petite-bête-pour-me-faire-souffrir. Je le connais, le méchant bougre, j'ai vécu des mois avec lui. Il est têtu comme une vieille mule et je suis sûr que, ce soir, il se demande s'il ne va pas trouver un prétexte à mauvaise humeur.

La jeune fille plante dans mes yeux son regard clair, mais je ne sais si je me trompe ou si Gregory a raison, il me semble que, dans la pureté de ses yeux, il y a une infinie tristesse.

Mais la question s'agite du départ. Comment allons-nous faire?

C'est La Berge et Gregory qui discutent. Ils sont la compétence, sachons nous taire et écouter.

— Donc, dit Sulpice, vous avez mis cinq semaines.

— Oui, cinq.

— Mais vous étiez égarés, donc en mauvaise condition. De plus, vous avez perdu la presque totalité de vos bêtes ; donc retard, donc temps supplémentaire. Vous avez franchi les Ogilvie ranges?

Yes, sir.

— Bon.

— Comment bon?

— Je veux dire : mauvais. On évitera les Ogilvie au retour. C'est à Star que vous alliez?

— Oui… c'est-à-dire non, je devais aller jusqu'à Last-Chance.

Sulpice se tait un instant, il gratte son crâne de la pointe de son index, puis :

— Le plus simple est de retourner à Dawson.

— A Dawson?

Gregory sursaute.

— Oui, je dis bien à Dawson. En dix ou douze jours je vous y mène moi!

— Vous?

— Moi!

— Je voudrais bien voir ça.

— Vous le verrez. Vous avez laissé à votre droite, il y a un ou deux jours, un affluent de la Rivière Plumée.

Le postier fait un geste vague.

— Moi, je sais, c'est la rivière de l'Ours. Nous la remonterons, la piste doit être bonne avec cette gelée, et nous prendrons, à sa source, la Klondyke.

— La…

— Oui, la Klondyke river, à moins que vous n'ayez pas votre saoul de vous promener dans les solitudes, auquel cas nous pourrions remonter au nord jusqu'à la Porcupine, la descendre à petites journées et, arrivés au Yukon, aller tout bêtement à Star, à Forty Miles, ou au tonnerre du diable!

Et Sulpice La Berge, Canadien français, heureux de clouer un serviteur de Sa Majesté Georges V, ajoute froidement, mais avec une pointe de malice dans les yeux :

— Alors! il vous faudra six mois.

J'objecte doucement :

— Et nous?

— Et vous, ami, il n'est pas dans vos intentions, je crois, de retourner chez vous à pied, non? C'est heureux. Avec vous il faut s'attendre à toutes les folies. Eh bien! nous irons avec ces messieurs.

« Vous n'avez pas laissé « une demoiselle », je suppose, au grand lac de l'Ours. Non? Vous êtes sûr? Alors, je vote pour Dawson, d'autant que je grille de revoir cette sacrée ville. »

C'est ainsi que nous sommes partis, Gregory Land, Hurricane, Sulpice La Berge, cette Flossie aux yeux étranges et moi, pour le pays où la terre appelle et attire les hommes et les paye avec de l'amour… ou de la mort.

CHAPITRE XXXV

L'AME D'UNE BÊTE

Nous sortons de Dawson par l'Ogilvie bridge et nous délaissons l'Old Ridge Road pour prendre la route que le Gouvernement a taillée au flanc du mont et qui longe le Hunker.

L'interminable Old Ridge Road par où les pionniers sont passés!

Elle paraissait douce à leur espoir, cette montée sans fin, parce qu'elle aboutissait au mirage des mines. De là partaient les pistes qui menaient au Dominion, au Cariboo et, plus loin, aux riches gisements de la Bonanza, de l'Eldorado, de French Hill.

Old Ridge Road! souvenirs d'hier déjà lointains.

Au flanc du mont ouvert saigne une terre rouge, rouge comme le sang des premiers conquérants.


Gregory ne s'est pas attardé à la ville. Il s'est présenté au Post Office où il a reçu des félicitations « pour avoir ramené les sacs de correspondance en péril » (style officiel), mais cela lui importe peu. Il a dit au post-master : « Je vous remercie. » Puis il est parti acheter une nouvelle équipe de chiens.

On lui a offert un remplaçant. Tudieu! la belle colère qui flamba. Ah! il fallait voir le postier! Un remplaçant! On le prenait pour quoi, alors? Fini, claqué, au rebut? Il allait leur montrer qu'il n'était pas une poule mouillée.

En quarante-huit heures, tout était réglé. Les chiens vérifiés, les chargements assurés, les provisions renouvelées… et le signal du départ donné.

En avant.

Hurricane et Flossie sont du voyage. Sulpice La Berge et moi ne pouvons songer à les accompagner. Nos bêtes sont fourbues, elles ont besoin de deux bonnes semaines de repos, avant de reprendre la piste.

A la pensée qu'il va falloir se quitter, au tournant de la route, le cœur se serre. Je tiens pourtant à escorter Gregory jusqu'au bout de la côte à l'endroit où le trail s'enfonce dans la masse chaotique des monts qui, dans une chevauchée fantastique, ferme, tout là-bas, l'horizon.

J'essaye de plaisanter.

— Je vous conseille, Gregory, de prendre, après Forty Miles, une certaine piste qui coupe le Yukon, vous économiserez au moins cinq ou six milles. C'est appréciable.

Flossie sourit, Land fait la grimace.

— Si toutefois vous avez envie de refaire un tour du côté de « chez nous »…

Mais je n'ai pas « la manière », la raillerie tourne court.

On marche en silence, les bêtes vont au pas guidées par Tempest, chien de flèche.

L'instant est pénible, il vaut mieux ne pas se perdre en de vaines formules. Les mots sont incapables de rendre les émotions ressenties.

Le postier est de cet avis.

Eho! Eha!

Le team s'arrête.

Gregory pose sa main sur mon épaule, sa voix tremble un peu. Il dit simplement :

— Alors, au revoir, cher garçon.

— Oui, c'est cela, au revoir, Gregory.

Un shake hand à Flossie, un autre à Hurricane. Un sourire forcé. Un silence.

Good luck!

Les trois répondent :

— La même chose pour vous.

Le postier ordonne rudement :

Go, boys, go.

Les chiens tirent, les guides se tendent, le traîneau file et je reste seul, debout, au milieu du trail. Je les regarde s'éloigner, puis, brusquement, je repars vers la ville. Arrivé à l'endroit où la piste fait un coude, je me retourne une dernière fois. Qu'est-ce que c'est? Un trait mal attaché, probable. Mais non, le postier court. Flossie se penche. Hurricane gesticule.

Je vais reprendre mon chemin.

Soudain un cri s'élève qui me cloue sur place.

— Hello!

Je prends le pas de course.

— Qu'avez-vous? Qu'y a-t-il?

Sans me répondre, Gregory me montre du doigt Tempest qui gît sur le flanc.

— Mon Dieu! il est blessé?

— Rassurez-vous, old chap, il n'est pas blessé…

— Alors, je ne comprends pas…

— C'est facile. Il ne veut pas marcher, voilà tout.

La bête m'aperçoit et se dresse sur ses pattes arrière, son aboi monte clair. Il gratte ma poitrine avec ses pattes de devant.

— Oui, mon vieux, allons, c'est bon, assez, je ne t'avais rien dit. Oui, oui, tu es une brave bête, au revoir, mon vieux. Allons, sois sage.

Le chien, calmé, est immobile ; seule sa queue balaye le sol. Je lui caresse un instant le mufle.

— Bonne chance pour toi aussi.

Je fais trois pas. D'un bond, Tempest me rejoint ; le mouvement a été si brusque que les six premiers chiens ont été renversés ; le leader se démène, furieux ; ses yeux étincellent, sa bouche bave ; il aboie comme un enfant pleure, avec frénésie.

Gregory, pour mettre fin à cette scène, lève le fouet, mais son bras retombe sans avoir châtié. C'est un désordre indescriptible, tous les chiens hurlent. Hurricane veut apaiser Tempest, mais Tempest lui déchire la main.

Alors le postier, de sa gaine de cuir, sort son couteau ; la bête est à nouveau couchée ; l'homme se penche et, d'un coup sec, tranche le cuir.

Etonné, l'animal reste sur place, puis, comme mû par un ressort, il est debout, regarde Gregory, fait quelques pas en rampant. Soudain, il se détend et file éperdument.

Il n'a pas mis vingt secondes pour me rejoindre.

Quelle folie! Il me saute au visage, lèche mes mains, se couche à mes pieds, se relève pour rebondir.

Ma main joue avec une de ses oreilles. Sagement, il goûte la caresse. J'en profite pour le gronder doucement.

— Vous n'êtes pas raisonnable, Tempest… C'est lui votre maître, et non moi… Je vous ai donné à lui, ce que vous faites n'est pas bien. Que va-t-il penser de moi?

De grosses larmes roulent dans les prunelles de la bête, qui accompagne mes paroles d'un gémissement qui va crescendo et se termine par un cri déchirant.

Alors, je me penche et je lui dis :

— Il vous aimait aussi…

Tempest arrête son hurlement et repart vers le groupe des hommes. Il va droit à Gregory qui attelle en flèche Hurricane-chien ; il attire l'attention du postier d'un coup de patte et, lorsque le coureur des bois se retourne, il le regarde fixement dans les yeux, puis, assis sur son derrière, museau levé, il fait trois fois :

— Oua, oua, oua…

Gregory Land connaît l'âme des bêtes. Celle-ci se donne à lui avec reconnaissance. Dans ses bras, il soulève Tempest et le garde un instant sur sa poitrine, puis il lui tapote le crâne et lui dit à mi-voix :

— Allons, va, maintenant.

Le chien revient, sans se hâter, posément ; à mi-chemin, il se retourne ; le postier fait un signe de la main.

— Oua, oua, oua, répond la bête.

Puis, ayant accompli sa mission, au petit trot elle s'amène.

Tous deux nous regardons partir l'équipe qui, derrière un rocher, disparaît bientôt.

Nous restons seuls, Tempest et moi. Enfin, nous regagnons la ville. L'exubérance de Tempest est tombée… On n'entend plus le grelot des bêtes, le silence a repris la terre. Le chien me suit, la tête basse. Dans son âme obscure, monte un regret ou un remords.

CHAPITRE XXXVI

DES GRELOTS DANS LA NUIT

Le décor d'un saloon, dans un camp de mineurs, paraît à première vue monotone. C'est l'épreuve classique, tirée à des centaines d'exemplaires, d'une salle, avec, comme toile de fond, un comptoir et des bouteilles alignées. Des tables avec, autour, des gens qui boivent et qui jouent et qui, lorsqu'ils ne jouent ni ne boivent, dansent.

Trois grelots de folie attachés à la marotte des hommes : l'alcool, le jeu, la danse.

Le garçon qui évolue dans ce milieu est, lui aussi, pareil aux autres : la même allure, la même impression de force, la même marque de volonté.

Et, cependant, si on les examine de près, combien celui-ci est différent de celui-là. C'est une troupe uniforme, mais où chacun garde sa personnalité. Ils n'ont de commun que le soin qu'ils apportent à cacher certain coin de leur existence. S'ils n'aiment pas à bavarder, ils s'abstiennent aussi de connaître. Celui qui arrive est accepté et personne ne songe à lui demander d'où il vient, où il va.

La formule « chacun pour soi » est de mise sur ce sol où l'on essaye sa chance.

C'est l'instinct barbare du terrain de chasse qui domine encore les peuplades primitives et qui est resté si vivace chez les Indiens du Canada.

Mais tous ces errants, venus du diable, sont éminemment des êtres sociables. L'égoïsme ne les anime pas. Ils sont susceptibles de beaux élans de générosité et de solidarité.

C'est au bar qu'il sont eux-mêmes. La malhonnêteté est l'exception ; démasquée, elle est chèrement payée.

L'ivrogne solitaire n'existe pas. L'alcool est à tous. Celui qui a paye pour celui qui n'a pas, et si des signes significatifs apparaissent, on ne rencontre jamais de ces déchets humains aux mains tremblantes, à l'haleine puante, à la face ravagée où se lit clairement la démence et la mort.

Etre égoïste, ce n'est pas seulement vivre pour soi, c'est limiter sa volonté d'aimer.

Le coureur des bois, le chercheur de piste, qui est venu sous le cercle polaire, reste humain au sens propre du mot. Il est rattaché au monde civilisé par des liens qui lui sont chers.

Il faut avoir vu l'attente du courrier et la distribution des lettres pour s'en rendre compte.

Par hasard, lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes, ils parlent avec amour de la mère, du père, de la fiancée ; ils ont toujours une figure de femme, photo jaunie aux traits effacés, dans leur portefeuille.

Ils affectent une âme internationale, mais, au fond, ils ont tous l'amour de la petite patrie, du clocher ou du ranch qui les a vus naître.

Ils ont le sentiment de l'honneur, un honneur parfois particulier, mais qui a des règles farouches que nul ne peut enfreindre ni oublier. La vie d'un homme est peu de chose et cependant, pour sauver un camarade sous un éboulement, j'ai vu dix garçons risquer la mort.

Ils ont des flammes d'enthousiasme et des crises de cafard. Un mot les lance sur une piste téméraire ; ils abandonnent des rendements certains pour des filons problématiques et c'est par rafale que soufflent sur les camps des coups de folie qui jettent les hommes dans une sombre détresse.

Gregory Land, écarté de sa route, c'est tout un camp privé de nouvelles, séparé du reste du monde. On a vu la famine s'abattre sur une région de l'univers. Le manque de force morale est pire.

C'est pourquoi, ce soir, le saloon de Last Chance est misérable. Cependant, au cours de la belle saison, on a lavé pour plusieurs millions de dollars. L'hiver venu, la bataille recommence, dure, violente, impitoyable. Quelques garçons sont rentrés au pays ; d'autres, plus nombreux sont venus, ayant la faim de l'or.

Malgré les ceintures pleines de « paye », les dés roulent mollement, les parties de poker n'ont point d'âme. Le piano mécanique est muet, les girls fument, inoccupées.

— Croyez-vous qu'il faille perdre tout espoir?

C'est Billy-le-Rouge qui interroge son partenaire, un vieux Yukoner rompu aux malchances de la piste.

— Sait-on jamais avec ce démon?

Le démon, dans l'esprit de l'homme, c'est le fleuve, sournois et traître.

— Gregory n'est pas un apprenti.

L'autre interrompt :

— C'est un garçon fait comme un autre. Que voulez-vous qu'il fasse? Si la toundra l'a pris ou si la glace a crevé sous lui!

La partie continue, silencieuse. Ils sont soixante dans le bar qui jouent et boivent sans autre bruit que le son mat des dés qui heurtent le bois ou le claquement d'une carte.

Soudain, une fille se dresse, tend l'oreille, jette sa cigarette et ouvre la porte. Elle écoute. Dans la nuit monte une rumeur lointaine.

— La porte! clame un garçon.

— Ta figure, toi… Ecoutez, il y a des grelots sur le trail.

Les hommes se précipitent, les faces se tendent en avant… La rumeur est moins confuse, elle grandit, elle approche, elle est là… Les grelots tintent… Jamais clochettes saintes n'ont courbé ainsi les hommes.

La chose n'est plus niable. Quelqu'un tient la piste, et c'est la ruée au dehors. En dix secondes, le saloon est vide ; sur la table, les dés et les cornets gisent mêlés aux mises d'argent, des cartes jonchent le plancher. Le barman lui-même a suivi.

Le bruit se perçoit nettement. Les phrases fusent :

— C'est le mail-stage!

— Je le reconnais!

— C'est Gregory.

— Chut! taisez-vous, écoutez…

Et, dans la nuit bleue, une voix connue s'élève :

Go ahead, boys, go.

C'est lui, c'est Gregory, c'est le postier.

Chacun se précipite et c'est une véritable acclamation qui accueille le maître de postes lorsqu'il paraît.

Dans les cris, on entend :

— Oui, c'est moi, laissez-moi, que diable! Vous m'étouffez, vous écrasez les chiens… si vous ne vous écartez pas, j'attends demain pour vous donner vos lettres.

Parole magique. L'espace est libre, les chiens tournent et le traîneau se range devant la porte du saloon.

Hurricane et Flossie entrent, suivis de la foule, cependant que Land décharge, aidé par deux copains, les sacs contenant les trésors de la poste, les sacs qui ont erré des milles et des milles, les sacs auxquels Gregory et ses compagnons ont sacrifié les provisions, alors indispensables!…

Bah! les pires souvenirs sont effacés par la joie qui exulte et qui, du cœur, illumine la face des hommes.

Sous la rude enveloppe du sac, tandis que Hurricane désespérait, il y avait une toute petite chose bleue qui lui était destinée et près de laquelle il a dormi, il a souffert des jours et des semaines.

— Tenez, fait simplement Gregory, une lettre pour vous, Hurricane.

CHAPITRE XXXVII

CORONADO-ISLAND

— Il vous plaît à vous, ce garçon?

— Je l'avoue.

— Une brute qui vient d'on ne sait où.

— Un « vaquero ».

— « Vaquero » est joli.

— Il en a les épaules et les mains.

— C'est vrai. Avez-vous vu ses mains?

— Moi, je l'aime tel qu'il est.

— Oh! vous…

— Qu'est-ce à dire? fait l'admiratrice d'un ton sec.

L'autre n'insiste pas.

— Croyez-vous à ces histoires d'Alaska dont les journaux nous ont rebattu les oreilles?

— Un filon bien pauvre, si filon il y a.

— Pensez-vous que s'il n'était pas riche, Dolly…

— Ah! Dolly!…

Un geste suspend la phrase que les écouteurs complètent à leur gré. Un silence, puis quelqu'un reprend :

— Son règne sera court.

— Qui sait? Notre « star » a l'âme tendre.

— Cœur de Dolly, cœur de Carmen.

— Précisément, et vous savez, « les amours de Carmen ne durent pas six mois ».

L'homme a chantonné en français. La femme interroge :

— Vous dites?

— Chère, ce serait trop long à vous expliquer.

Le papotage continue. Insensibles à la beauté du paysage, incapables de concevoir l'heure qui passe, trois gentlemen, une femme ont une proie. Les dents mordillent, les cigares sont exquis, les rocking-chairs confortables, la camarade joue de l'éventail, son sourire est un engagement ; elle défend l'homme, abandonne l'amie.

De la vérandah arrivent des accords, violons et violoncelles, valse viennoise, exécutants en smoking de couleur.


Et Hurricane songe, assoupi, à des choses confuses. Il ne se rend pas très bien compte de ce qu'il est venu faire là. Le balancement endort son esprit qui saisit par instants un motif musical, une nuance, un parfum.

Son âme est étonnée de vivre sous ce ciel lumineux, après l'angoissante nuit polaire.

Au fait, oui, pourquoi? Pourquoi est-il là?

Un hôtel bien connu, dont l'aile gauche est pareille à un manège de chevaux de bois surmonté d'un pigeonnier ; l'aile droite porte, sur sa façade, un étrange motif qui, partant du troisième étage, grimpe par-dessus le toit ; un toit rabattu en trois morceaux comme une coiffe de paysanne. Le centre est germano-hollandais, flanqué d'une tourelle trouée de seize fenêtres.

De chaque côté, des vérandahs en rotonde et des terrasses avec une balustrade de bois. C'est, selon les « guides », le plus bel hôtel in the world.

Bah! il n'y a qu'à tourner le dos à l'œuvre des hommes, la nature s'offre, généreuse.

En face de San-Diego, entre le Pacifique et la Baie, l'île de Coronado est une tache verte entre le bleu du ciel et le bleu de la mer.

Les magnolias, les palmiers, les bananiers, les camphriers se mêlent aux orangers, les champs d'œillets alternent avec les champs d'héliotropes.

Le long des murs s'accrochent les bougainvilleas pourpres, les roses en grappes ou les géraniums couleur de chair.

C'est doux, c'est bon ; les parfums montent, subtils et rares ; les vagues se déroulent mollement, presque sans bruit ; un pinson trille sur un poivrier sauvage.

Le trail, la mine, le froid, l'éternel crépuscule, tout est brouillé dans son souvenir, tout s'estompe et s'efface devant la splendeur du soleil qui englobe dans une même caresse la terre et l'océan.

Le cœur d'Hurricane s'engourdit. Mais sa pensée veille.

L'orchestre attaque une czarda. Le rythme violent crispe les nerfs. Des enfants criards se poursuivent, des gens, qui ont trop bien déjeuné, passent. Ce sont les heureux de ce monde, c'est pour eux que, là-haut, des hommes peinent. La chair oublie vite, il suffit d'un peu de soleil, mais du profond de l'âme s'élève le souvenir des jours qu'on a vécus, ce qui ne meurt jamais en nous.

Ses lèvres font un mouvement involontaire comme si elles avaient goûté quelque chose d'amer.

Cette barque qui fuit, penchée par la brise, presque couchée sur les flots, elle est blanche comme la neige polaire… Non, ça n'est pas vrai, le soleil ne luit pas pour tout le monde. La machine ronde ne reçoit pas tous les rayons : ici ils criblent l'eau ; là-bas, c'est une boule qui roule jaune, maladive et sans gloire.

L'iode de la mer avive ses poumons. Là-bas le froid les mordait, rien ne troublait le grand silence blanc. Ici le feuillage frissonne de la chanson des oiseaux, chaque branche cache un nid.

Il a la joie des yeux. A-t-il la joie du cœur?

Une phrase revient : « Partez, mon cher petit, il faut toujours suivre son cœur. »

C'est Flossie qui parlait ainsi, amie fidèle.

Et, lâchement, il a repris la piste. Dawson l'a revu ; il a franchi la passe… Skagway, le steamer, Juneau, Vancouver, San-Francisco…

Los Angeles! « Nuestra Señora, Reina de Los Angeles! » Et, depuis cinq semaines, il a suivi le destin de Dolly, fille fantasque et « star » de cinéma.

Les journaux ont publié ses exploits ; il a été la grande vedette pendant quarante-huit heures ; puis, un boxeur anglais ayant fait une performance remarquable, l'actualité l'a abandonné. Après les gazettes, les salons se sont disputé sa présence. Dolly l'a traîné partout comme une bête, bête un peu sauvage, mais, de ce fait même, combien plus intéressante.

C'est elle qui l'a découvert, elle se doit à sa renommée. Cette horrible histoire de la piste perdue, mon Dieu, comme c'est excitant! Alors, vrai, ce Gregory a préféré garder les sacs de la poste que la nourriture?

— Encore un peu de thé, chère amie?

— C'est un homme épouvantable.

— Moi, je ne l'aurais pas laissé faire.

— Un sucre?… deux?…

— Dolly, il est très gentil, votre flirt?

— Un peu ours cependant. Oui, c'est cela, ours. Cela ne vous fâche pas, divine?

Et Dolly rit de toutes ses petites dents aiguës qui croquent si gentiment les galettes.

Ces lambeaux de phrases reviennent, sans effacer pourtant la voix qui disait :

« Partez, partez, mon cher petit, il faut toujours suivre son cœur. »

C'est pourtant une fille hors la loi du monde qui a dit cela. Il y avait une eau trouble dans ses yeux, ses cils battaient. Ses lèvres frémissaient un peu, mais la main loyale ne tremblait pas.


— Vous n'avez pas vu mon grizzly?

C'est Dolly qui s'informe, et les bons camarades l'accueillent avec des propos joyeux.

— Non, ma foi, on ne l'a pas vu.

— Dolly, ma chérie, moi, je le trouve très bien ce garçon.

— Il n'a pas l'habitude, vous savez…

— Moi, si j'étais vous, j'aurais peur.

— Peur de lui, mon Dieu, comme c'est drôle…

Le rire de Dolly est un grelot qui tinte. Soudain, il s'arrête net.

— Mais il est là, voyez, tout contre les palmiers.

Effarés, les causeurs se regardent. Comment il était là, il aura, certes, entendu… Mais non, il dormait.

L'ours se chauffait au soleil.

— Hello! Hello! Hello!

Cet appel éveille d'autres souvenirs. Hurricane se dresse comme pour y répondre. Il a une telle mine effarée que tous éclatent de rire. Ce rire déconcerte l'homme qui descend des hauteurs polaires pour se retrouver dans un hôtel à la mode parmi des viveurs et des grincements de violons.

— Pourquoi riez-vous?

La voix est dure.

Le grelot tinte, tinte…

— Non, vraiment, il est impayable, l'avez-vous entendu?… Un ours, je vous dis, un ours… Voilà, nous retournons à Diego, puis Ramon nous conduira en auto à Point Loma, où il y a des couchers de soleil remarquables.

— Je suis au regret, Dolly, mais vous irez sans moi.

D'un geste rude, il écarte la jeune fille, un instant déconcertée. Mais bientôt elle se reprend, le grelot de son rire tinte clair, un peu moins clair pourtant, cependant qu'Hurricane descend à larges enjambées vers la mer océane.

CHAPITRE XXXVIII

UN SCÉNARIO BIEN RÉGLÉ

Entre Powell et California streets, au sommet de Nob Hill, un immense cube blanc domine San Francisco : c'est le Fairmont Hotel. La lourde masse semble vouloir écraser la ville qui étale à ses pieds ses rues géométriques.

Proche, la China Town fait courir des rampes électriques aux cornes de ses toits ; plus bas, vers Montgomery, le Latin Quarter, ses cafés-chantants, ses bouges, ses tavernes et, par delà Telegraph Hill, le long de la Belt Line le port avance dans la Baie ses quarante jetées où viennent se ranger toutes les marines du monde, les steamers de haut bord qui, franchissant la Golden Gate, vont vers l'Amérique du Sud ou l'Europe, les vapeurs qui viennent de Chine ou du Japon, les goélettes aux fines voilures qui font le trafic des îles, les caboteurs qui remontent les côtes et les barques à pêcher le saumon.

Fanaux des paquebots, rochers vigies, étoiles incertaines mêlent leurs feux aux mille lueurs des villes de la Baie : Richemond, Berkeley, Oakland, Alameda en face ; Sausalito à gauche ; à droite, San Bruno.

C'est une magie de lumière qui, dans la pureté sereine de la nuit, s'élève de la terre vers le firmament où tremblent des yeux d'or.

La Baie, sur plus de 600 kilomètres carrés, étend ses eaux calmes que la brise ride doucement ; là-bas, tout au bout de la cité, derrière les Twin Peaks et Golden Gate Park, la grande houle du Pacifique commence.

Hurricane contemple cette féérie, sa window relevée ; accoudé, il laisse errer sa pensée sur la Ville qui résuma un jour toute espérance.

« The days of 49 ». Le garçon croit entendre Gregory Land décrire la fameuse ruée, l'époque où toutes les terres civilisées envoyaient des chercheurs de fortune, l'île aux Chèvres où les voiliers jetaient l'ancre, les wharfs en bois, les rues boueuses de la ville naissante que l'on pavait avec des sacs pleins de farine et… des fourneaux.

La vie groupée autour de la Plaza Mayor, le théâtre Jenny Lind qui s'enorgueillissait d'une façade en pierres, le théâtre Adelphia où paradaient des histrions français, Klarney, Pacific, Dupont, Montgomery, Commercial streets avec leurs saloons réputés, les Arcades, Belle-Union, Eldorado, Polka, Diana, où l'on jouait un jeu d'enfer et où l'on s'égorgeait plaisamment tous les soirs.

San Francisco qui brûle trois fois et qui trois fois renaît de ses cendres, San Francisco qui garde à l'extrême-pointe du Far West américain la coquetterie d'une fille d'Espagne qui sent le bouge et l'œillet poivré.

L'œil d'Hurricane s'amuse à suivre les gros yeux rouges du ferry-boat, qui laisse sur les flots sombres une traînée pourpre. Flamme des incendies! Sang des conquistadors!

La fièvre bat les tempes de l'homme et courbe son front. Un sang trop riche afflue à son cœur, une angoisse l'étreint. Toute la violence de sa jeunesse monte impétueuse ; la ville s'offre à lui comme une courtisane, un bourdonnement emplit la nuit, c'est le plaisir qui se donne, la joie de vivre et de vivre vite. L'or gagné sur un coup de dé! De combien d'infortunes cette fortune est-elle faite? Sous tous les pavés, sur les eaux mêmes il y a des traces de sang!

Maudit soit le coup de pioche du bûcheron James W. Marshall qui mit à la lumière du jour la première pépite dans la propriété de l'aventurier badois Johan A. Sutter!

Sutter qui mourut pauvre!

Marshall qui mourut fou!

Un double combat se livre dans l'esprit d'Hurricane, les principes du Bien et les forces du Mal s'empoignent et son âme est sur une claie.

Du quartier chinois montent des musiques barbares ; dans Commercial street chaque porte s'ouvre sur des joies illicites ; en bas, dans la grande salle du Fairmont, où le luxe le plus inouï a prodigué les colonnes de marbre, l'or des chapiteaux, le cristal des lustres, des gens festoient et dansent au son d'un orchestre choisi.

L'homme ne sait plus, accablé. Sa tête est vide, il reste longtemps ainsi. Soudain, une sensation de fraîcheur passe sur sa nuque :

— Eh bien! cher, venez-vous?

Et Dolly promène sa main fragile sur le cou robuste du garçon. Les doigts s'attardent, non pour une caresse, mais comme pour puiser l'ardeur de cette force.

— On est si bien ici, regrette Hurricane.

Il attire la jeune femme, passe son bras sous sa taille.

— Voyez comme c'est beau.

Mais Dolly fait une moue désolée :

— Nos invités nous réclament, il faut aller vers eux. Allons, je veux, venez…

Et la petite main donne une pression plus forte. Hurricane se dresse.

— Allez devant, je vous suis.

Dolly, à la porte, se retourne. Elle n'est pas tout à fait certaine de sa puissance. L'ours ne va-t-il pas sortir ses griffes? Elle le menace du doigt :

— Vous serez sage?

L'air est mutin, Hurricane promet.

— C'est juré?

— C'est juré.

— Vous êtes un amour. Dépêchez-vous.

— Je viens.

Devant la glace, Hurricane essaye d'enclore son cou dans un faux-col dur. Cette étreinte à laquelle il n'est plus habitué, le gêne horriblement. Et le smoking?

Il fait jouer ses bras, ses gestes lui paraissent gauches et courts… Enfin, il a promis… Un dernier regard : le miroir lui renvoie l'image d'un grand diable navré. Mais un sourire reparaît : une idée qui lui vient, tout à coup, et qui lui redonne sa gaîté.

— Si Gregory me voyait, il en ferait une tête!

Et il descend.


Un groupe environne Dolly, maîtresse adulée, Dolly rieuse, très femme, très blonde, reine pour une nuit.

Elle caquette parmi les hommes :

— Et votre ours?

— Enchaîné.

— Bourru toujours?

— Maté.

La jeune femme a prononcé le mot avec un mouvement qui lui a tiré les lèvres. On sent une volonté qui s'essaye, une faiblesse qui ruse avant de triompher.

— Bravo, Dolly.

— Dolly dompteuse.

— Le joli film!

— N'est-ce pas? J'y ai déjà songé.

C'est un mensonge, mais il prend corps aussitôt avec cette sagacité et cette promptitude si féminines.

Elle explique même le scénario, elle invente au fur et à mesure qu'elle parle, mais, peu à peu, son rêve se concrétise, elle voit ce qu'elle dit, c'est une réalité.

— Oui, une brute farouche ayant toujours vécu dans un milieu barbare.

— Un aventurier.

— Si vous voulez, un aventurier, un outlaw traqué par la justice, qui fait fortune au pays de l'or et qui revient riche, fabuleusement. La richesse efface les tares. Il revient, mais il faut le dégrossir…

— En somme, c'est un ours mal léché.

Le rire de Dolly s'égrène.

— … qu'il s'agit d'apprivoiser.

— Ces deux petites mains s'en chargent.

— Ne trouvez-vous pas la brute… exagérée?

— Non, non, il faut cela pour donner plus de contraste…

— Mais si la brute se défend?

— Ça ne sera que plus pittoresque, il y aura bataille… cela fera très bien.

— Croyez-vous?

— J'en suis sûre.

Une voix terriblement tranquille interroge :

— Vous en êtes si sûre que cela?

Dolly se retourne tout d'une pièce et aperçoit, debout sur les marches de l'escalier, Hurricane immobile, correct, glacé. Un rictus tord sa bouche qui tremble par secousses brèves ; les lèvres s'écartent et demandent :

— Et si la « brute » ne veut pas?

Le plus simple pour Dolly serait d'avouer la plaisanterie, le jeu sans importance, mais elle croirait s'humilier devant ses camarades. Elle se dresse, agressive, jouant sa plus belle carte sur un coup, quitte ou double. Dans ses yeux passe sa séduction — toute sa force — mais l'emprise ne se fait pas. Le regard d'Hurricane est mort.

Pour le coup, c'est une offense mortelle. Sa dignité, sa réputation sont en jeu. Elle dit, impertinente :

— Cher, il faudrait changer vos manières, nous ne sommes pas ici en Alaska…

— Et s'il ne me plaît pas, à moi? reprend la même voix placide.

Ce calme bouleverse la jeune femme. Un éclat la justifierait aux yeux de tous.

L'homme poursuit :

— En Alaska? Oui, j'y suis allé, pour vous. Pour vous j'ai souffert mille peines, j'ai connu les désespoirs qui déchirent l'âme, les maux qui déchirent la chair, vous êtes bien venue à me reprocher la vie que vous m'avez faite. L'or je ne l'ai pas désiré pour moi, mais pour vous.

La voix s'est échauffée, les mots âpres fouettent Dolly qui perd toute retenue ; les gros mots arrivent, irréparables.

Hurricane a pâli, le sang a quitté son visage ; il chancelle ; personne n'a vu la crispation de ses mains. Un jeune fat intervient :

— Laissez, chère amie, ne vous commettez pas…

Ah! l'heureuse diversion!

La phrase reste inachevée, la main d'Hurricane s'est ouverte et s'est abattue sur la joue du garçon qui roule à trois pas.

Le coup a détendu les nerfs d'Hurricane qui a repris possession de ses moyens. A la bonne heure, celui-là est arrivé à temps. Quelques hommes l'entourent, menaçants.

— Comment, la leçon ne suffit pas? Vous voulez votre tour? Bien. A votre service.

D'un coup de pouce, il fait sauter le faux-col qui l'étrangle. Enfin, il respire librement. Une meute s'accroche à lui ; les poings en avant, il fonce, il cogne, il rue, puis il se secoue pareil au sanglier qu'une grappe de chiens tenaille. Ses terribles moulinets ont fait le vide.

Ils sont dix qui reviennent en ligne. Il en saisit deux au collet, les heurte l'un contre l'autre. Il ouvre les mains, deux loques s'effondrent.

Un mot jaillit pareil à celui d'autrefois dans le saloon de Dawson :

Hurricane! What a hurricane!

— Oui, Hurricane, c'est moi, l'ouragan qui balaye votre inutilité, l'ouragan qui chasse votre couardise et votre hypocrisie. Ah! pour Dieu! on ne respirait plus ici. Heureux que je sois là ; hein!

Chaque mot est scandé d'un coup, d'un coup qui porte.

Dans la salle c'est une folie.

Les femmes poussent des cris ; Dolly a pris la sage résolution de s'évanouir. Deux vieilles biques s'empressent auprès d'elle ; des garçons parlent d'aller chercher les policemen ; dans l'autre salle, les musiciens, qui n'ont rien vu, raclent leur violons impitoyables.

Le cercle s'est élargi dont Hurricane est le centre. Le garçon est un peu égratigné, c'est tout. D'un mouvement d'épaule, il remonte son smoking, puis résolument il s'avance. Le cercle s'agrandit encore. Ses yeux cherchent un adversaire, mais nul n'ose l'affronter. Alors, lentement, il passe au milieu de la foule qui s'écarte silencieuse et presque admirative.

Dolly revient à elle. Elle se dresse à demi, cependant qu'Hurricane s'en va. Sur le seuil, il se tourne et l'aperçoit ; il ricane :

— Hello, star! comme scénario, est-ce assez réussi?

« La brute a-t-elle proprement rossé les messieurs bien élevés?

« Dites-moi, suis-je dans le « champ de l'appareil »? Vous comprenez, je tiens à soigner ma sortie! »

CHAPITRE XXXIX

LA FORTUNE QUI VIENT

Des étoiles s'attardent dans le ciel. Hurricane, à cheval, traverse l'unique rue d'Alleghany. A droite et à gauche, les maisons de bois sont closes, les hauts sapins veillent sur la pente du mont.

Tout de suite, c'est la piste qui descend en lacets vers Nevada-City, à travers la Sierra.

La Sierra redoutable en hiver et pleine de mystères dans cette nuit d'été!

Les bêtes de l'ombre regagnent leur tanière. Proche, un coyote aboie ; les arbres mettent une tache sombre dans l'ombre qui bleuit.

Broutant, des lapins, par centaines. Le cheval hésite avant de poser son sabot. Parfois il glisse, les jarrets arrière repliés, les pattes de devant raides.

Hurricane le remet en ligne, mais l'animal inquiet a l'oreille bougeuse.

Le sentier tourne et remonte, dominant le ravin dont les parois verticales s'enfoncent à six cents pieds.

Un rocher, sous lequel une source jaillit. La terre crache l'eau qui décrit une courbe et, par dessus cavalier et monture, se jette dans le gouffre en grondant.

De guingois, un poteau avec une planche clouée. Sur la planche, l'homme pourrait lire : « Ici, Williams C. Work, n'ayant pas pris garde, est tombé avec son attelage de bœufs. »

Mais Hurricane passe, insoucieux. Une vallée s'offre, c'est vers elle qu'il va dans une chevauchée véritablement fantastique. Le spectacle est hallucinant. De tous côtés se dressent des mâts porteurs de moignons informes : c'est la forêt dépouillée par la mort, où le vent lui-même arrête sa course.

Les vieux solitaires sont encore debout, l'écorce mangée, le tronc crevé ; par plaques des lambeaux pendent comme des croûtes soulevées ; des branches se tordent comme si elles avaient conservé la forme de la flamme.

Le feu a passé là, le feu qui, durant des semaines, a couvé, jetant au ciel une fumée âcre et basse, puis les flammes ont jailli et la torche gigantesque a brûlé, très haut, très droite, implacable et dévorante.

Des fougères naissantes essayent de reconstituer la vie.

Hurricane presse les flancs de sa monture dont la robe se plisse et frémit. Enfin, ils s'évadent de cet enfer, c'est une remontée vers l'espérance.

Soudain, du haut du col, par-dessus les cimes de la Sierra, Hurricane voit le soleil se lever.

A gauche, on aperçoit, très nette, la ligne de la montagne à deux milles là-bas, mais la vallée est pleine d'une brume violette, qui devient mauve tendre et puis lilas.

L'astre rayonne, chassant devant lui les dernières ombres de la nuit et, pour saluer sa gloire, un oiseau, comme suspendu à un fil invisible plane et pépie. Pour le remercier, un rayon joue sur son plumage bleu.

Hurricane, joyeux, pousse un cri. Le cheval hennit. L'homme pousse de l'éperon la bête qui part dans un galop plein de lumière.

Au troisième col, le plus élevé, ils s'arrêtent. Le cheval secoue sa crinière, ses jarrets tremblent de la course fournie. Le cavalier se dresse sur ses étriers, un air vif fouette son visage. Les monts, fouillés par la folie des hommes, montrent de larges plaies blanches par où l'or a saigné.

Le lac Weber étale ses eaux vertes dans un cratère mort.

Derrière la ligne d'horizon court le South Pacific Railroad, où la vie accroche ses villes : Cisco, Emigrant Cap, Blue Canon, Towle, Gold Run, Colfax… C'est à Colfax qu'une voie remonte vers le nord par Grass Valley jusqu'à Nevada-City. Puis la Sierra lui barre la route. La civilisation aboutit à ce cul-de-sac. C'est un petit train campagnard, à la machine vieillotte et vite essoufflée…

C'est par là qu'il est venu, lui, Hurricane, et il pense que c'est par là qu'elle viendra.

Mais de Nevada-City, la route est longue. N'est-ce pas pour la diminuer de moitié qu'il est parti chevauchant?

Et ses yeux, habitués aux pistes, aperçoivent très loin un nuage qui monte. Sans doute aucun, c'est le courrier qui vient. Il dévale à la vitesse de ses huit mustangs. Hurricane pique des deux et court à sa rencontre.

Avec un bruit de ferraille, la voiture arrive jaune et bleue. A chaque cahot on croirait qu'elle va se disloquer et voler en éclat, mais elle tient bon. Les essieux crient, les grelots s'agitent, le fouet claque.

Comme un fou, Hurricane va au-devant des chevaux. Ceux-ci lui passeraient bien sur le ventre si sa bête ne faisait un écart.

Une voix a crié quelque chose… Il y a des jurons, un crissement de frein, les mustangs maintenus s'arrêtent. Une porte s'ouvre et… Gregory Land saute sur la route, en disant :

— Comment êtes-vous, cher garçon?

Et comme Hurricane reste stupéfait, il ajoute :

— Moi, je suis très confortable, je vous remercie…

Une bête bondit aux naseaux du cheval qui se cabre. Un aboi monte : c'est Hurricane-chien qui fait son entrée.

— Mais… finit par articuler le garçon.

— Mais quoi, reprend le postier goguenard. Vous ne m'attendiez pas? Vous n'êtes pas aimable, savez-vous? C'est bien cela, dérangez-vous pour les amis, faites des milliers de milles sur la piste, et jusque dans cette sacrée guimbarde de malheur, au risque de vous rompre les os, voilà l'accueil!

Jusqu'alors le postier n'avait pas quitté la portière. Il s'efface soudain en déclarant :

— Peut-être serez-vous mieux accueillie, miss Flossie…

Dans un rire, la jeune fille met pied à terre et s'élance les deux mains tendues vers son ami.

— Ça sera long ; je vous engage à partir devant avec les bagages ; nous autres nous rallierons toujours…

C'est Gregory qui conseille le conducteur. Celui-ci enveloppe d'un coup de fouet ses chevaux qui prennent le galop. Le bruit de ferraille décroît et meurt. Gregory frotte ses paumes d'un geste énergique :

— Et voilà!

Il est satisfait de son petit effet.

Hurricane vient à lui.

— Comme je suis heureux de vous revoir!

— Il est temps de vous en rendre compte, c'est ce qui s'appelle un sentiment subit.

— Ne le taquinez pas, Gregory, insiste Flossie.

— C'est bon, c'est bon, grogne le maître de poste. Vous voilà dans le camp ennemi, ingrate.

Mais Flo est toute à Hurricane.

— Par où nous sommes venus? Le plus direct, pardienne, de Skagway à Seattle par la British Columbia Coast Service, puis le train de Seattle à Portland, puis de Portland à Roseville à travers les Shastas.

— C'est un record, ajoute Gregory.

— N'en croyez rien, ami.

— Ah! c'est ainsi! Eh bien, Hurricane, cher garçon, je vais vous dire la vérité, moi!

— Gregory, supplie la girl.

— Pas de Gregory. Miss Flossie a battu tous les records de vitesse, parce qu'elle n'a pas attendu votre courrier pour se préparer au départ…

— Quand je vous ai écrit…

Flo baisse la tête comme une enfant prise en faute :

— Je venais déjà vers vous…

— Chère chose…

— Hé là, hé là, fait Gregory.

Hurricane sourit.

D'un air dégagé, le postier lui demande :

— Est-il bon votre cheval?

— Très.

— Je crois que je ne saurais plus me tenir sur ces sacrés animaux. Vous permettez?

Et, sans attendre la réponse, le postier saute en selle.

— Je pense que vous avez des choses à vous dire. Je vous gênerais, n'est-ce pas? Et puis… et puis cela m'horripilerait de rentrer à pied. Au revoir.

Et le postier, joyeux du bon tour, talonne la bête qui file.


Le soir les retrouve autour de la table dans le ranch d'Hurricane. Le postier fume sa pipe en clignotant les paupières. Il profite du silence pour émettre :

— Vrai, vous n'êtes pas curieux, old chap!

— Pourquoi?

— Il me semble que j'aurais déjà demandé à Flossie la raison pour laquelle elle quittait Last Chance… Vous croyez peut-être que c'est pour vos beaux yeux, fat que vous êtes…

Hurricane prend dans ses deux mains la main de la jeune fille et, doucement, il interroge :

— Oui, pourquoi avez-vous fait cela?

Très simplement, elle lui répond :

— Parce que j'ai vendu la mine.

— Vous avez vendu?…

— Oui.

— La mine?

— Oui…

— Dame! vous lui avez laissé tous les pouvoirs, cette enfant ne pouvait s'éterniser dans ce pays du diable.

— Vous avez sûrement bien fait. Je vous approuve.

Un nouveau silence survient que trouble bientôt le postier :

— Quand je vous dis que vous n'êtes pas curieux, non, vrai, vous n'êtes pas curieux.

— Mais?

— Vous ne serez jamais un businessman. Je l'ai toujours déclaré du reste, vous n'y entendez rien. Devinez…

Il tapote sa pipe contre le bois de la table.

— Devinez combien Miss Flossie a vendu votre concession?

— Je ne sais, moi, mille dollars, peut-être… deux…

— Dites donc, Flo, confiez-lui un business.

Le postier jubile, ses paupières se plissent, sa bouche se tord et, quand Hurricane lance : « Cinq mille dollars, hein? » alors il éclate, sa joie est immense. Il se claque la cuisse, cogne la table de coups formidables. Soudain, il s'arrête net, son visage reprend un air glacial, il bourre sa pipe, enfonce le tabac avec son pouce, va au foyer, prend un tison, allume, tire deux ou trois bouffées et laisse tomber froidement :

— Votre mine, on l'a vendue un million de dollars. Flossie, montrez-lui donc le chèque. Vous ne voyez donc pas, il n'a pas encore compris!

Un coup sur la nuque n'eût pas assommé davantage Hurricane.

Un million de dollars. La chose est évidente. La somme est écrite en toutes lettres. Non, il est devenu fou. Tout gire autour de lui, Flossie, la table, Gregory, le chien, le plancher. Une voix répète le chiffre à son oreille : un million de dollars.

Dans un bourdonnement, il entend Flossie qui explique :

— La galerie ne rendait plus, j'ai donné l'ordre de creuser au sommet de la colline… et la paye est venue… un filon merveilleux… Wolf hill.

Hurricane alors se souvient : la prédiction de Billikins, la lutte des loups et des mooses… et le soleil qui s'arrêtait et s'enfonçait dans la terre…

Il tourne machinalement le papier entre ses doigts. Cela vaut un million de dollars! Pas possible! Un million de dollars, de quoi retourner à la Ville, faire mourir de rage les envieux, de dépit la poupée blonde…

A quoi bon? Non, non, cette fortune vient trop tard. Le bonheur n'est pas là.

Un sourire amer coupe ses lèvres.

— Ça vous fait rire, cher garçon…

— Moi? Oui.

Et deux larmes, qu'il ne songe pas à arrêter coulent sur son visage ravagé.

CHAPITRE XL

LA VIE QUOTIDIENNE

Les pieds dans les sabots, les manches du corsage relevées, portant deux seaux de bois où le lait mousse, Flossie traverse la cour du ranch.

Hurricane vient, jappant, se fourrer dans ses jambes :

— La paix, hein! vous…

La voix est rude.

La bête s'en va, tête basse. Elle fait trois pas, s'arrête, regarde de côté. Non, on ne la rappelle pas. Alors, tristement, elle se couche en rond sur la paille.

La mère Oie et ses filles passent, le cou droit, la croupe traînante.

Sa joie est de se jeter au travers du troupeau et d'aboyer… il les laisse aller, paisibles.

Le vent rabat l'odeur de la montagne, les thyms et les serpolets où sont les lapins par centaines.

Les premiers jours, il aimait franchir d'un bond la haie et le torrent… Il courait sous la futaie, libéré de toute servitude, lâchant la bride aux instincts primitifs. Quelles ruées et quels carnages!

Il rentrait, le soir, la panse pleine, les babines saignantes.

Oui, mais deux fois douze mois sont passés. L'accoutumance est venue, les plaisirs faciles ne sont plus des plaisirs.

Autrefois, c'était le travail, la fatigue, la peine, la pâtée hâtive, le refuge incertain, le froid qui brûle les pattes, la neige qui aveugle les yeux, les harnais qui font une marque à la peau.

Aujourd'hui amène les paresses d'hier, la litière chaude de l'étable, la paille fraîche de la cour.

Avant, le maître sortait à cheval. On pouvait alors courir pendant des lieues. Mais le cheval reste à l'écurie et lui tourne, oisif, entre les barrières du ranch.

Les poules ne l'intéressent plus, ni les canards qu'il trouve stupides. Il ne mord plus les jambes des porcs.

Il a des puces, les moustiques l'embêtent ; ma parole! il engraisse.

Hurricane-chien s'ennuie à crever.


Flossie dépose les seaux, rabat ses manches, laisse à la porte ses sabots à pointes recourbées et pénètre dans la grande salle où la cheminée de pierre occupe tout le fond. L'eau glougloute dans un chaudron de cuivre noirci par les flammes.

Près du foyer, les jambes étendues, Hurricane. Il tient à la main une revue qu'il ne lit pas. Un bourrelet rose vif suit le col de sa chemise, les joues sont pleines, les paupières lourdes.

Visiblement il engraisse aussi. Hurricane-l'homme s'ennuie la même chose qu'Hurricane-chien.

Flossie va, vient, sans un mot. Par moment, elle regarde son compagnon, lève les épaules et passe.

Le garçon ne bouge pas d'un pouce. Cette impassibilité irrite la jeune femme.

— Il y a un round up tantôt, vous devriez y aller. Roscoe Bread, qui s'y rendait, m'a dit ce matin que Chas Pete Barnum en serait…

Il ne paraît même pas avoir entendu. Alors Flo sort, claquant la porte avec humeur.

Un round up, les cowboys assemblés, les chevaux qui n'ont jamais connu ni le mors ni la selle, l'arène blonde que la chemise des « mustangers » tache de pourpre, la lutte dangereuse, la bataille, les bêtes qui se dressent verticales, ou qui ruent, et l'homme triomphant sous les bravos de vingt mille personnes! Son goût du risque l'a jeté dans l'aventure, il a imposé sa volonté après une galopade diabolique à l'animal maté ; ceux de l'Oregon, du Texas, du Wyoming ont applaudi à sa victoire.

Oui, mais il y a loin du ranch à la Ville. La chevauchée sous le soleil! Il cherche mille excuses, mais, au fond, il pense que ses muscles sont moins souples : un dégoût monte en lui de son inaction.

Son ranch est connu dans la contrée par ses typiques Shorthorn, aux cornes courtes, ses Shropshires aux mufles noirs et surtout ses Shire Mares aux reins larges et aux pattes poilues.

Mais il est un ranchman pareil aux autres ranchmen, avec cette différence que les autres ont élevé peu à peu une fortune et que lui, à coup de dollars, a fait surgir du sol des installations modernes.

Faire naître une œuvre intéresse. Voir chaque jour, heure par heure, se réaliser ce que l'esprit a conçu est une satisfaction.

Orgueil de parcourir à cheval pendant plusieurs milles une terre qui est à soi, voir pointer les épis de la moisson future… Mais le rêve concrétisé reste le souci de la vie quotidienne.

Besogne simple qui convient aux simples. Le cerveau d'Hurricane est trop riche, il pense en citadin et non en paysan et, de plus, maintenant que l'effort principal est donné, il s'enlise et s'encrasse, inutile.

La paix est faite dans son cœur. Flossie est une compagne fidèle à qui la vie rustique doit suffire : du moins il pense ainsi dans son égoïsme d'homme.

Le calme d'aujourd'hui éteint les aventures. Flossie est une heureuse fille, son chiffre est sorti à la loterie du hasard. Il y a, sans qu'il le veuille, beaucoup de protection dans son affectueuse amitié. De l'amour? Pas même ; une communion d'intérêts, de la reconnaissance mutuelle ; elle ne s'est pas élevée jusqu'à lui, il s'est abaissé vers elle. Au fond il trouve que l'ancienne dancing-girl de Dawson a eu une rude chance de le rencontrer.

On est ingrat lorsqu'on est heureux, injuste aussi.

Tant qu'il a fallu faire face aux difficultés premières, la collaboration marchait ; mais, après le départ de Gregory Land repris par la nostalgie du Grand Nord, ils se sont trouvés face à face, chacun ayant l'autre pour horizon.

Ils vivent l'un à côté de l'autre depuis des mois et ils ne se connaissent pas.

Leurs deux lâchetés ne font pas un courage. Leurs amours réunies ne font pas un amour. Ils s'aiment par à-coup, à contre-temps. Quand l'un désire un peu, l'autre veut davantage. Caprice du destin aux caprices du jour. Leur âme est mobile comme une flamme. Ils ne croient pas en eux, ils cherchent à se créer une religion, une foi.

C'est une impossible victoire qu'ils poursuivent ; ils préfèrent aux réalités présentes les mirages d'un passé que l'éloignement pare de mille grâces.

Des faits qui, autrefois, étaient sans importance, prennent sous la déformation du souvenir des proportions fantastiques. Une seule chose les unit : la hantise du trail.

Lorsque l'un des deux évoque la vie périlleuse, c'est comme une libération : ils s'évadent, leur imagination bat la campagne. Le rapprochement se fait, intime.

Aux veillées d'hiver, un hiver dont ils se rient, ils font surgir de l'ombre les spectres favoris, ou, s'ils restent silencieux, chacun en s'observant sait que l'autre songe à la terre qui paye.

Finies les randonnées. Ils vieilliront désormais côte à côte, médiocres. Ils perdent lentement leurs facultés. Déjà les muscles ne répondent plus à l'effort. Les souvenirs eux-mêmes s'émousseront et, dans leur crâne atrophié, il y aura une matière grise pareille à la matière grise des centaines et des centaines d'individus qui, sur la machine ronde, vivent en grattant le sol, élevant des canards, des chevaux ou des vaches.

« La douce petite existence » sans heurt, sans violence, les prend sûrement, chaque jour un lien les entoure. Bientôt ils ne pourront plus se débattre. Ils sont destinés à faire figure de chenets au coin du feu, avec l'unique souci de savoir si le temps sera propice aux semailles ou favorable à la moisson.

Une nuit, dans le silence de la montagne, est monté l'appel du loup. L'homme s'est levé d'un bond, le cœur en fête, comme pour la rencontre d'un ami… Il est resté jusqu'à l'aube, debout, le front collé à la vitre, écoutant la voix du vieux solitaire qui vit libre dans la forêt.


Hurricane-chien entre, traînant les pattes. Il va s'asseoir devant son maître, puis longuement il bâille.

— Crois-tu que ça va durer cette vie?

Le chien secoue les oreilles.

— Aujourd'hui pareil à hier, demain pareil à aujourd'hui.

— Haou, pleure la bête.

— Si nous restons, c'est fichu, ma vieille, nous n'aurons jamais plus le courage de nous en aller…

Partir? Le chien comprend cela, son aboi est joyeux. Mais oui, c'est entendu, j'ai saisi ta pensée. Allons, viens, qu'est-ce que tu fais là? Tu hésites maintenant? Ne sois pas lâche. Oui, la pâtée assurée, la paille chaude, je sais, je sais, mais courir frémissant vers la belle aventure, c'est ça qui est merveilleux.

Et Hurricane-chien tire avec ses crocs le veston d'Hurricane-l'homme.

Celui-ci se dresse machinalement. Il étire ses bras, Dieu! que ses nerfs sont mous! Il prend sa toque de castor.

Vrai, on va sortir? Quelle aubaine! La bête vire et saute! Le fusil aussi? Mais alors la joie est complète… Oui, mais on reviendra ce soir… et demain viendra…

C'est aussi la pensée d'Hurricane. Une envie irrésistible de partir le possède, mais il a peur.

Mille choses le tiennent ici, des habitudes qu'il a prises et dont chacune semble indispensable désormais à sa vie.

Oui, mais l'incertain, le soleil qui se lève, ici, derrière la montagne, montera demain au ras de l'horizon.

Tu voudrais partir, toi, je le sens, je le sais, mais toi, qu'abandonnes-tu?

Tandis que moi…

Il s'apitoie, se trouve le plus infortuné des hommes, il n'a pas le courage de dire : je veux partir parce que j'en ai assez, parce que la bête errante qui est en moi ne peut vivre à l'attache.

Une révolte l'anime soudain. Quoi, son âme est à ce point abâtardie? Il n'oserait pas? On verra bien.

— Viens, mon vieux.

Hurricane-chien observe son maître. La décision est-elle définitive? Probablement, puisqu'il ouvre la porte. Non, puisqu'il la referme.

Il ne peut s'en aller ainsi, sans un mot, sans un adieu.

Trois lignes au crayon : « Flo, mon amour, je ne sais pas, je ne sais plus, j'étouffe ici, j'étais heureux et pourtant je m'en vais… »

Et le voilà dehors, son chien sur les talons. En haut de la côte, il se retourne, son ranch est là, une fumée coiffe sa cheminée, dans son pré ses animaux, ses bœufs dont il était si fier et ses moutons aux mufles noirs, et ses chevaux aux larges paturons… Et Flossie? n'est-ce pas elle qui jette son grain à la volaille? Sa Flossie aussi, Flossie, bonne fille, Flossie…

Il va s'attendrir.

Hurricane-chien, qui marche devant, s'est arrêté. Va-t-il redescendre?

— Oua, oua…

— Oui, je viens.

Du pouce, Hurricane remonte la bretelle de sa carabine et se remet en marche.

Sa silhouette disparaît derrière la haute ligne des sapins ; elle reparaît au fond de la vallée ; passé le pont de bois qui franchit le torrent, elle s'efface à tout jamais.


Et Flossie, ayant donné son grain aux poules, remonte dans sa chambre. Les mêmes pensées qui hantent Hurricane l'agitent. Il lui semble qu'un voile est tendu devant ses yeux — un rideau qui tombe sitôt la pièce finie.

Par la fenêtre, elle regarde le paysage trop connu, les immuables montagnes qui barrent sa vie. Tiens, sur le sentier, Hurricane! Il est donc sorti, il a sa Winchester et son chien! Allons, tant mieux, cela vaut mieux ainsi. Lorsqu'il rentrera, l'irréparable sera accompli. Elle est femme, donc elle a plus de peine. Un sanglot fait onduler sa gorge, mais elle tend sa volonté, toute sa volonté pour ne pas pleurer.

Son bagage est léger. Sur le seuil, elle a un regard pour toutes ces choses qui, pendant deux ans, ont constitué son bonheur, ces riens auxquels on s'attache, menus présents, futilités où nous voulons voir des gages de tendresse.

Non, elle ne peut le quitter ainsi, cela ne serait pas bien. Vite, deux mots : « Ami, n'ayez pas de chagrin, oubliez-moi. Votre : Flossie. »

Une épingle. Là, sur l'oreiller. Ce soir, il trouvera… Pauvre, pauvre cher garçon.

Et Flossie descend. Sur l'appui d'une fenêtre, le chat sommeille. Du doigt elle lui gratte le crâne ; la bête ronronne sans ouvrir les yeux. La mère Oie et ses filles traversent la cour. Sur les perchoirs il y a des brochettes de poules. Dans l'écurie un cheval piaffe, dans l'étable une vache beugle.

Doucement Flossie pousse la barrière.

EPILOGUE

LA BÊTE ERRANTE

Mush, mush on, boys.

La neige qui tourbillonne aveugle les chiens. Dans les racines gelées, les bêtes se prennent les pattes ; la toundra est dure à franchir, mais bientôt l'équipe sera au bout de sa peine, un mille ou deux et le trail reprendra.

En attendant, il faut veiller au grain, éviter les blocs de glaces, les trous sournois ; il faut constamment redresser le traîneau et le remettre en ligne ; soudain les patins de cuivre mordent le sol durci. C'est le trail.

Mush, mush on, boys.

L'aboi du leader répond à l'invite de l'homme ; les bêtes redoublent d'ardeur, le sleigh file bon train malgré les tourbillons et les rafales.

A l'abri, près d'un boqueteau de sapins, la halte.

L'homme fait du feu, le café chante, les chiens, qui ont mangé leur pâtée, font un cercle, les narines dilatées par l'odeur du lard qui rissole dans la poêle.

— Dites donc, tas de vous…

Un geste. Les bêtes s'écartent, mais, peu à peu, le cercle se resserre.

Le garçon agacé jette, après l'avoir vidée, la boîte des haricots.

Les chiens courent et se disputent. L'homme mange hâtivement.

— Allons, nous n'avons pas le temps de paresser. Ici, garçons.

Le team attelé, en route!

Le ciel est d'un gris sombre, la neige ne tombe plus, mais un brouillard s'élève.

— Voilà bien ma veine, grogne le yukoner. Pressez-vous, boys, pressez-vous.

Il fait claquer le fouet, les griffes des huskies rayent la terre. Et le traîneau glisse à pleine vitesse d'autant que la piste dévale.

Ils vont un train d'enfer. Le conducteur, à la barre, essaye de freiner. Impossible, ils sont emportés par la déclivité, ils vont, ils vont comme des fous.

La piste s'étrangle dans une passe. A droite, la muraille de basalte, à gauche, à pic, le ravin…

Homme et chiens filent…

Soudain, un choc, des hurlements, un double juron.

Il y a eu collision : un team qui montait péniblement la côte a été télescopé par le team descendant.

— Vous ne pouviez pas faire attention, imbécile.

— Imbécile vous-même, j'aurais voulu vous y voir…

Dans l'ombre, des ombres se meuvent. Les chiens blessés gémissent. Chaque équipe a plusieurs éclopés. Les conducteurs sont allés d'instinct vers leurs bêtes, puis, furieux, ils se dressent l'un vers l'autre, menaçants.

— Brute.

L'autre répond :

— La même chose pour vous.

Mais ces voix irritées se reconnaissent…

Deux cris jaillissent :

— Hurricane!

— Flossie!

Ils sont face à face, gênés, interdits, maladroits.

— C'est vous?

— Dame!

— Qu'est-ce que vous faites ici?

— Et vous?

La réponse est embarrassante. Pour éviter de la faire, ils tombent dans les bras l'un de l'autre.

Hurricane-chien, la gueule de travers, a son air de se fiche du monde.

La première effusion passée, on revient aux bêtes. L'accident est plus grave qu'on ne le pensait. Flossie a trois tués, un blessé ; Hurricane, deux blessés, dont un qu'il faut abattre : il a un tendon coupé.

— Je n'ai plus qu'un labrador, fait la girl, désolée.

— Il remplacera le mien, réplique Hurricane.

— Vous arrangez vite les choses, et moi?

— Vous, vous… vous ne croyez peut-être pas que je vais vous laisser sur la piste. Montez dans le traîneau.

— Mais le mien?

— Le vôtre! Il ne vaut pas grand'chose. Il est sérieusement embouti. Prenez ce qui vous est utile. Ça y est? Maintenant, je vous prie, un coup de main.

D'un même effort, Hurricane et Flossie poussent le sleigh au bord du ravin ; il tombe avec un grondement que l'écho répercute.

Flossie disparaît sous les couvertures et les peaux de renard. Seule sa tête est visible… Hurricane borde la jeune fille.

— Vous êtes confortable?

— Très.

— Alors en route.

Il va lancer ses chiens, mais il hésite :

— A propos, vous ne m'avez pas dit où vous alliez?

— Moi? répond tranquillement Flossie, je ne sais pas.

La réponse vient immédiate :

— C'est précisément où je vais!

FIN

TABLE DES MATIÈRES

  PAGES
CHAPITRE I
Un Buveur de lait chez les Buveurs de whisky
CHAPITRE II
Comment Hurricane eut un chien
CHAPITRE III
Hurricane et Hurricane font connaissance
CHAPITRE IV
Les joyeux garçons
CHAPITRE V
Back home in Tennessee
CHAPITRE VI
Le cri de la bête
CHAPITRE VII
La dernière chance
CHAPITRE VIII
Les raquettes du mort
CHAPITRE IX
Vie pour vie
CHAPITRE X
« Au revoir, garçon! »
CHAPITRE XI
La colline du Loup
CHAPITRE XII
La terre qui paye
CHAPITRE XIII
Le maître et le serviteur
CHAPITRE XIV
L'homme qui guette
CHAPITRE XV
Un vol oblique dans le ciel
CHAPITRE XVI
Le porteur d'Espérance
CHAPITRE XVII
Bête, es-tu là?
CHAPITRE XVIII
L'éveil des choses
CHAPITRE XIX
La chanson de l'Or
CHAPITRE XX
Une nouvelle étoile
CHAPITRE XXI
La rivière emballée
CHAPITRE XXII
Les regrets de Gregory Land
CHAPITRE XXIII
L'image du passé
CHAPITRE XXIV
Au chevet de la souffrance humaine
CHAPITRE XXV
Ombre et lumière
CHAPITRE XXVI
La descente du fleuve
CHAPITRE XXVII
Le vaisseau fantôme
CHAPITRE XXIIII
Gregory achète un chien, Hurricane un traîneau
CHAPITRE XXIX
Au delà des forces humaines
CHAPITRE XXX
Sur la piste des hommes
CHAPITRE XXXI
Où l'auteur intervient et retrouve un ami
CHAPITRE XXXII
Sur la rivière des Peaux-de-Lièvres
CHAPITRE XXXIII
L'instinct et l'intelligence
CHAPITRE XXXIV
L'appel de la terre
CHAPITRE XXXV
L'âme d'une bête
CHAPITRE XXXVI
Des grelots dans la nuit
CHAPITRE XXXVII
Coronado-Island
CHAPITRE XXXVIII
Un scénario bien réglé
CHAPITRE XXXIX
La fortune qui vient
CHAPITRE XL
La vie quotidienne
ÉPILOGUE
La bête errante

ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE
L'IMPRIMERIE MODERNE
177, ROUTE DE CHATILLON, A MONTROUGE
LE CINQ AOUT
MIL NEUF CENT VINGT NEUF