The Project Gutenberg eBook of Les gens de théâtre

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Title: Les gens de théâtre

Author: Pierre Véron

Release date: December 18, 2020 [eBook #64067]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GENS DE THÉÂTRE ***

PIERRE VÉRON

LES GENS
DE
THÉATRE

PARIS
DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
Palais-Royal, 13 et 17, galerie d'Orléans

Tous droits réservés

1862

Paris. — Imp. VALLÉE et Ce, 15, rue Breda

PRÉFACE

Puisque c'est au théâtre que ce livre est consacré, j'aurais pu — pour mettre en repos ma conscience — me rappeler ce qui se passe au théâtre même.

Vous avez, comme moi, remarqué avec quel cœur on y rit de sa propre caricature.

Les transes de Sosie font pâmer de joie le peureux ; l'hypocrite se gausse à l'aise de Tartufe ; les infortunes de Sganarelle plongent dans des accès de délire tous les maris de sa famille.

Car l'homme est ainsi fait qu'il ne se reconnaît nulle part, — probablement parce qu'il ne se connaît jamais. Chacun de nous est le plus mauvais juge de la ressemblance de son portrait.

En partant de ce principe, je n'avais point à craindre que personne s'attribuât les ridicules et les travers dont ce volume essaye le croquis.

N'importe! On a tant médit du théâtre et de tout ce qui en approche, que nous ne voulons pas avoir l'air de faire chorus à ces banales et souvent injustes déclamations.

Le temps n'est plus — Dieu merci — où les comédiens se voyaient frappés d'une proscription brutale qui ne s'arrêtait même pas devant une tombe. Ces planches que l'intolérance feignait de prendre pour des tréteaux, trop de noms illustres les ont glorifiées pour que la confusion soit désormais possible.

Qui sait même si à l'exagération de la défaveur n'a pas succédé de nos jours l'exagération de l'engouement?

De là la nécessité de faire sentir de temps en temps les épines de ce monde dont on est toujours tenté de ne voir que les fleurs ; le besoin de prévenir les naïfs en inscrivant sur la porte : Ici il y a des piéges-à-brebis.

La flatterie et l'illusion sont les plus dangereuses conseillères ; mieux vaut le coup de griffe de la critique que le coup d'encensoir de la flagornerie. Le théâtre doit en savoir quelque chose, — lui qui passe son temps à châtier — en riant quand il le peut.

Usons donc de cette chère et bonne licence du rire qui épargne tant de larmes, à ce qu'assure Beaumarchais. Frondons les défauts et au besoin les vices.

En narguant l'exception, on démontre la règle — qui, pour les gens de théâtre, est honorabilité, labeur et courage.

LES
GENS DE THÉATRE

I
PARLEZ AU CONCIERGE

Ce jour-là…

Je regrette amèrement de ne pas commencer par la belle matinée de printemps dont le lecteur se montre toujours si friand ; mais, primo, comme la scène se passe à deux heures de l'après-midi ; secundo, comme il neige à flocons au dehors, un scrupule peut-être exagéré m'empêche de maintenir quand même l'heureuse formule.

Ce jour-là donc, — 12 février 18.., — vers deux heures de l'après-midi, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer, la loge des époux Balandreau, concierges assermentés du petit théâtre des Divertissements-Plastiques, présentait le coup d'œil le plus animé.

C'est qu'en ce moment avait lieu à l'étage supérieur, — le public n'entre pas ici, — la répétition générale d'un de ces chefs-d'œuvre que la noble élégance du langage contemporain appelle des pièces à femmes.

La pièce à femmes est un des signes du temps.

On a souvent parlé des petites causes produisant les grands effets ; ici il a fallu, au contraire, plusieurs grandes causes pour produire l'effet le plus mesquin. Il a fallu que l'amour, l'esprit et le goût collaborassent à leur mutuelle décadence, pour que la montagne en travail accouchât de cette ridicule souris.

Trois complices pour un avortement : les auteurs, le public, et le quartier Breda!

C'est trop — des trois.

Le quartier Breda aurait dû rester un quartier et ne pas devenir une ville ; le public aurait dû respecter l'art et les artistes, en se respectant lui-même ; quant aux auteurs…

Cela me rappelle certaine jaquette dont un de mes camarades de pension me raconta jadis l'histoire.

La jaquette avait été d'abord une magnifique houppelande, dans laquelle l'aïeul du narrateur se carrait aux jours de gala. Elle brillait alors de toute sa splendeur ; — solide, moelleuse, taillée en pleine étoffe et sans marchander.

L'aïeul mort, le grand-père hérita et se contenta de modifier légèrement la forme antique de la houppelande, qui se trouva un peu rapetissée.

Mais elle était si ample!

Du grand-père elle passa au père.

Celui-ci, — jugeant inutile de remplacer ce vêtement précieux et sans pareil, — se contenta, lui aussi, de le repriser d'un côté, de le rapiécer de l'autre, de le diminuer sur les bords ; — et ma foi, il faisait encore figure en cet accoutrement.

Malheureusement, — lorsque le père trépassa à son tour, — reprises et rapiéçages s'étaient multipliés à tel point qu'il devenait impossible d'en ajouter d'autres. Tout ce qu'un ouvrier put faire, ce fut de tailler par-ci, de rogner par-là, — tant et si bien, qu'il ne resta quasi plus d'étoffe.

L'antique et vaste houppelande avait fini en queue de jaquette, — de cette jaquette étriquée dans laquelle précisément grelottait mon pauvre camarade de pension, dont le dénûment excitait les sarcasmes des uns, la pitié des autres.

Cette histoire, c'est celle de l'esprit français au théâtre.

Molière fournit l'étoffe à mesure que veux-tu. Beaumarchais, les agréments à profusion ; — quelle belle houppelande toute neuve! Marivaux, Dancourt, Fabre, Picard et consorts la raccourcissent et la rétrécissent à leur taille ; leurs successeurs la traînent, la fripent, la tournent, la retournent, la dégradent, cherchent à la raccommoder. Enfin, le Vaudeville — un gamin dégénéré, un enfant terrible, — s'amuse à en découper de tout petits morceaux ; — jusqu'au jour où le dadais s'aperçoit qu'il n'a plus de quoi se vêtir.

Et voilà pourquoi la jaquette — trop courte — laisse voir les mollets de ces dames, par en bas, et leurs épaules, par en haut.

Le mollet et l'épaule représentent l'alpha et l'oméga de la pièce à femmes.

Avec ces deux lettres là, on se passe du reste de l'alphabet.

On remplace l'observation par l'exhibition, les tableaux de mœurs par les tableaux vivants, le fil de l'intrigue par le coton des couturières.

Les caractères, les mots, jusqu'au couplet — ce radeau de la Méduse, où l'esprit trouvait moyen de vivre pendant une douzaine de vers avec un seul trait final, — jusqu'au couplet, tout s'en va :

On chantait, ils en sont aises,
Ils font danser maintenant.

Ou si l'on chante, c'est pis encore!

Des beautés engagées en qualité de modèles ne peuvent être astreintes à la roulade. Les statues ne vocalisent pas, que diable!

Si donc les formes sont vraies, la direction n'a pas le droit de se plaindre que les voix soient fausses. Les assistants, — étant tout yeux, — n'ont pas le temps d'être tout oreilles.

Quel que soit, d'ailleurs, le prétexte sous lequel on amène le sexe sur la scène, pourvu qu'il y foisonne, tout le monde est content.

D'où il suit que — pour offrir une définition à ceux qui en éprouvent le besoin — la pièce à femmes est un ouvrage dans lequel les femmes tiennent lieu de pièce.

II
SUITE DU PRÉCÉDENT

Peut-être devrais-je, — avant de continuer, présenter à la compagnie mes très-humbles excuses pour la digression dans laquelle j'ai été entraîné dès les premiers pas.

Je préfère remplacer les excuses par un aveu.

Ce livre n'est point un roman ; c'est un voyage buissonnier à travers les us et coutumes dramatiques. Or, en fait de voyages, j'ai horreur des trajets directs. J'aime à m'arrêter quand il me plaît, à zigzaguer comme l'envie m'en prend ; il est par conséquent fort probable que je retomberai plus d'une fois dans le péché que je confesse au moment du départ.

Vous voilà prévenus, chers compagnons de route.

La ligne droite n'a que trop d'adorateurs à notre époque. Laissons un peu de place au caprice et ne faisons pas de la littérature une seule et même rue de Rivoli.

Sur ce, je reviens au théâtre des Divertissements-Plastiques, où l'on répétait une pièce à femmes, et à la loge des dignes époux Balandreau, concierges de l'établissement.

Cette loge, de quinze pieds carrés environ, mérite une description particulière.

Dans cet étroit espace se trouvaient représentés : la communauté conjugale, le chauvinisme, l'administration, le commerce et la cuisine.

La communauté conjugale par une commode à la forme antique, véritable memento d'acajou, qui devait rappeler aux hôtes de céans la date du par-devant monsieur le maire.

Le chauvinisme par un buste du petit caporal, soigneusement recouvert d'un globe protecteur.

L'administration par trois casiers où dormaient quelques paperasses et sur lesquels on lisait en gothique de hasard : M. le Directeur, M. le Régisseur, M. le Caissier.

Le commerce par une petite armoire qui laissait voir en s'entre-bâillant une rangée de bouteilles pleines ou entamées.

La cuisine, par un pot au feu, ronflant près de la fenêtre sur un fourneau économique.

J'allais oublier l'art, qui figurait dans ce capharnaüm sous la forme d'un cadre de bois peint, orné d'une photographie exhibant un ancien amoureux de la troupe en costume collant. Le jeune premier avait daigné, de sa propre main, ajouter au bas du portrait ces mots concis, mais flatteurs : Offert au père Balandreau.

Des chaises de paille, un fauteuil en velours d'Utrecht et un poêle de faïence blanche complétaient le décor. Quant aux personnages…

C'étaient d'abord les maîtres du logis. Isidore Balandreau, ex-enfant de troupe aux vélites de la garde, retraité sergent en 1832 : Euphémie Balandreau, son épouse légitime, ci-devant cantinière de l'armée française.

Isidore Balandreau avait fait de sa vie deux parts, l'une pour la gloire qui lui avait donné le jour, l'autre pour le théâtre qui abritait sa vieillesse. Il disait en parlant des victoires du premier Empire : « Nos batailles, nos lauriers, nos conquêtes. » Il disait à propos des représentations de la petite scène dont il relevait en qualité de fonctionnaire : « Nous donnons demain une première. Nous venons d'engager un comique sur lequel nous fondons de grandes espérances. Nous tenons un succès d'argent. » Il filait enfin avec le père noble de longs entretiens sur l'art militaire et avec le pompier de service d'interminables conversations sur l'art dramatique.

Euphémie Balandreau, elle, n'avait jamais connu qu'une passion : celle de l'argent. Aussi, dès le principe, sa nouvelle profession lui avait-elle semblé peu lucrative. Mais, la pièce à femmes aidant, l'ex-cantinière ne tarda pas à mettre à profit les souvenirs de son ancien métier. Le troupier fut seulement remplacé par le gandin.

Il était si dur, par les temps de frimas, d'attendre dans la rue les nymphes des Divertissements-Plastiques! Et la mère Balandreau avait si bon cœur!

Elle commença par permettre à un des sigisbées de stationner sur le seuil de sa loge. La semaine suivante, elle l'invita à s'approcher du poêle. Quinze jours après, elle l'autorisa à s'asseoir. Un peu plus tard, comme le pauvret s'ennuyait à périr, il arriva que, pour l'aider à tromper les rigueurs de l'attente, elle eut sous la main une bouteille de je ne sais quelle liqueur. Elle en offrit un verre, qui fut accepté — et payé.

A compter de ce moment, Euphémie Balandreau avait trouvé, — ni plus ni moins qu'Archimède. Elle avait inventé la cantine de l'amour, rien que cela.

A cette cantine venaient tous les poursuivants et tous les suivants de ces dames. Elles étaient quarante actrices dans la troupe ; multipliez, pour chacune, par… — au moins! et supputez les bénéfices de la concierge industrieuse.

Car, il y avait, dans le nombre de ses habitués, des fils de famille qui payaient comme à vingt ans, et des pères — de famille aussi, — qui payaient comme à soixante.

Sans compter les bénéfices de la petite poste galante et le chapitre des renseignements.

Non pas qu'on manquât de principes. Au contraire! Plus on en avait, plus il fallait d'écus en bataille pour en triompher ; — exemple :

— Madame, seriez-vous assez bonne pour remettre en secret cette lettre à…

— Je ne suis la commissionnaire de personne!

— Cette lettre à mademoiselle Virgi…

(Une pièce blanche se montrait alors à l'horizon.)

— Mademoiselle Virginie?… Elle m'a défendu de recevoir les déclarations. Son appartement est trop petit.

— Voyons, ma chère dame, je vous en prie…

(Une pièce jaune succédait.)

— C'est bien! on tâchera, on essayera… Et il vous faut une réponse, pas vrai?

— Vous devinez ma pensée.

— C'est là ce que je ne peux pas vous promettre ; vu que…

(La pièce jaune grossissait de volume.)

— Enfin, si vous y tenez tant, on fera l'impossible, quoi!

Autre exemple :

— Madame, auriez-vous l'extrême obligeance…

— Je suis pas obligeante, moi.

— Je désirerais savoir l'adresse de mademoiselle Chiffonnette?

— Y a des dictionnaires où qu'on trouve ces choses-là.

— Madame…

(Apparition des cent sous.)

— D'ailleurs, j'en suis pas bien sûre ; je crois qu'elle reste dans la rue… dans la rue de Clichy… Quant au numéro… je l'ai oublié… Ma foi, oui, je l'ai…

— Cherchez, je vous en conjure…

(Exhibition des dix francs.)

— Numéro vingt-deux! Comme ça me revient tout d'un coup… Une bonne petite fille au reste que Chiffonnette… quand on sait la prendre… Ah! si j'étais homme, c'est moi qui m'en ferais adorer.

— Vraiment? Par quel moyen?

— Monsieur, la vie privée de mes artisses ne m'appartient pas et ma discrétion…

(Entrée des vingt francs.)

— Tout ce que je peux vous dire, c'est que…

Et Euphémie Balandreau de débiter six pages de documents intimes.

Excellente créature au demeurant, et remplissant avec conscience les devoirs du ménage.

On aurait admiré ses qualités conjugales rien qu'à voir de quelle façon convaincue elle écumait son pot-au-feu au moment où vous avez eu le plaisir de faire sa connaissance.

Tout en écumant, elle s'adressait à un des cinq ou six gandins qui dégustaient autour du poêle un verre de curaçao :

— Sans vous commander, monsieur Alfred, passez-moi donc mon panier à braise qu'est sous la commode ; ce satané feu ne va pas.

— Comment!… Tu veux que monsieur avec ses gants frais… interrompit Balandreau.

— Laisse-nous donc tranquille, toi. Monsieur Alfred est un jeune homme complaisant qui ne me refusera pas ce petit service. Il sait bien que, quand je peux faire quelque chose pour lui être agréable… accentua-t-elle avec intention.

Le gandin, dont la jalousie avait sollicité mainte fois la surveillance d'Euphémie, s'empressa d'obtempérer à sa requête.

— Messieurs, dit un second gandin, un verre de madère au succès de la pièce nouvelle.

— Il paraît, fit Balandreau, que c'est crânement joli, et que ça s'enlèvera à la baïonnette. Le garçon d'accessoires m'a dit que c'était écrit!…

— Les jupes, ajouta judicieusement madame, auront encore un centimètre et demi de moins que dans la Revue.

Monsieur Alfred déguisa une grimace, et d'un ton mécontent :

— Il me semble que le directeur abuse un peu du décolleté…

— Et de quoi voulez-vous donc qu'il abuse, le pauvre cher homme? S'il s'en faisait faute, il trahirait la confiance du public qui encourage ses efforts intelligents.

— Il n'en est pas moins désagréable de voir la femme qu'on aime…

— Ne faudrait-il pas qu'elle se mette dans une boîte, votre Alice! S'il est permis de pousser la jalousie à ce point-là.

— Moi, pas du tout!…

— Laissez donc, vous seriez capable de la forcer à jouer dans un sac fermé du haut et du bas… Comme si les chasses trop gardées n'étaient pas celles où il y a le plus de braconniers.

Tous les confrères de M. Alfred éclatèrent de rire.

— Ça n'empêche pas qu'elle a, au troisième tableau, à ce que je me suis laissé conter, un costume de femme sauvage…

— Alice en femme sauvage! s'écria le gandin.

— Désole-toi donc, ajouta son voisin, elle a toujours les plus jolis rôles. Coralie s'en plaignait encore à moi ce matin.

— Coralie ne serait pas capable de remplir les rôles d'Alice. Elle ne chante pas.

— La belle affaire! Est-ce qu'elle a besoin de chanter? Pourquoi ne lui demandes-tu pas tout de suite d'avoir du talent?

— Dame!…

— Allons donc! mon cher, nous avons changé tout cela. La comédie est morte, vive le tableau vivant!

— Permettez, monsieur, grommela une matrone qui se tenait dans un coin sans souffler mot… Parlez pour ces dames, mais il y a des exceptions. Ma fille n'est pas un tableau vivant ; elle sort du Conservatoire…

Le gandin allait répondre, quand l'ex-cantinière, se jetant à la traverse :

— Mon Dieu, mame Ratois, vous voilà toujours avec votre fille…

— J'ai bien le droit de…

— Vous avez… rien du tout. Vous avez que vous ferez son malheur avec vos manies. Voyez plutôt dans tout le théâtre, il n'y a absolument qu'elle qui vienne ici accompagnée.

— Comme le conscrit sous l'œil de son supérieur, ricana Balandreau.

— Ma fille est sage, monsieur…

— Encore votre rengaîne… riposta avec animation Euphémie. Ma parole d'honneur, vous me faites de la peine. Vous ne vous apercevez donc pas que le temps des mères d'actrices est passé. En 1830, possible, mais au jour d'aujourd'hui, bernique! Il faut marcher avec son siècle…

— Emboîter le pas, je ne connais que ça, approuva Balandreau.

— A quoi que ça servait les mères d'actrices? A fournir des sujets de caricatures aux petits journaux, à user les derniers cabas qu'on ait fabriqués en France… une cinquième roue à un carrosse, quoi?

— Madame Balandreau! exclama la matrone indignée.

— Fâchez-vous, ne vous fâchez pas, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Demandez plutôt à ces messieurs, demandez à Balandreau lui-même, qu'est un homme d'âge. C'est-il vrai que ça nuit à la carrière des jeunes filles?

— Le fait est…

— T'as encore vu hier les deux brunes que leurs messieurs ont fait engager…

A la bonne heure! Ça trotte sans lisières, ça fait ses affaires soi-même et ça n'a pas besoin que maman fourre son nez dans ce qui ne la regarde pas.

Pour en conclure, bien franchement, vous avez tort et vous vous en mordrez les pouces, mais il sera trop tard. Ça vous apprendra à n'avoir pas su vous mettre à la retraite!

Les gandins riaient aux éclats. La clef grinça dans la serrure.

— Tenez, voilà probablement votre postérité qui vient vous chercher, pour que vous lui donniez la main jusqu'à la maison…

Tous les regards s'étaient tournés vers la porte, mais au lieu d'un profil féminin, ce fut un visage masculin qui apparut.

Quel visage!

Figurez-vous un malheureux dont les traits, peu séduisants de leur nature, étaient couperosés par le froid.

Sur le rouge vif des joues tranchait une barbe de couleur indécise, à laquelle s'étaient attachés des flocons de neige qui lui donnaient une apparence grotesque.

Un chapeau de forme surannée complétait par en haut cette tête, bornée en bas par une cravate de couleur passée.

A l'aspect de cette face qui s'avançait par la porte entr'ouverte, avec les effarements de la timidité, les rires avaient redoublé. L'inconnu parut plus décontenancé encore, et resta bouche béante, sans avoir la force de prononcer un mot.

— En voilà un, murmura Balandreau, dont le fourniment aurait un brin besoin d'être astiqué.

Puis tout haut :

— Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

L'inconnu, sentant tous les regards braqués sur lui, ne répondait pas.

— Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, nom d'un nom! répéta le concierge, en élevant le ton.

— C'est… je… Monsieur le directeur est-il visible?

— Ça dépend.

— Si… mes intentions… Je voulais lui présenter un ouvrage…

— Il n'y a personne, repartit brusquement Balandreau…

— Tout à l'heure pourtant…

— Quand on vous réitère qu'il n'y a personne… Avez-vous fini de venir dégeler dans ma loge?

En effet, la neige amassée par le bizarre visiteur dégouttait en eau dans les lares de l'ex-caporal.

— Ce n'est pas malheureux, reprit celui-ci, en suivant de l'œil l'étranger qui lâchait pied… Ils se figurent qu'un directeur a été mis au monde pour s'occuper des pièces qu'on lui apporte… Si on les écoutait tous…

— Pardon, mais… tremblota une voix.

C'était l'inconnu qui, après s'être dirigé vers la rue, était revenu sur ses pas.

— Pardon, mais j'avais oublié… Vous ne pourriez pas me dire ce qu'est devenue Eulalie?

Pour le coup c'en était trop. La singularité de cette question, l'air gauche avec lequel elle était formulée, soulevèrent une explosion générale de quolibets. Les gandins se tordaient et essayaient de se cotiser pour un bon mot, Balandreau sacrait, Euphémie glapissait :

— Eulalie perdue! Vingt francs de récompense.

— Il faut la faire afficher, cette pauvre biche.

— Mille tonnerres! allez au diable avec vos Eulalies…

— Vit-on jamais pareil benet?…

Le malheureux intrus promena un instant autour de lui des yeux ahuris, sur lesquels semblait flotter un voile de larmes, puis, sans oser proférer une parole de plus, s'enfuit précipitamment.

La mitraille de plaisanteries allait de nouveau faire explosion après son départ, lorsque soudain tous les assistants se levèrent avec précipitation. C'était la répétition qui venait de finir.

Ces messieurs étaient déjà auprès de ces dames. Seul Alfred-Othello n'avait pas trouvé Alice et redescendait en maugréant :

— Comment a-t-elle pu sortir sans que je la voie!… Elle savait cependant que je l'attendais… Me tromperait-elle?… Ma bonne madame Balandreau, je cours jusqu'au boulevard… Pendant ce temps-là veillez ici…

— N'ayez pas peur, répondit à mi-voix la portière, vous en aurez pour votre argent…

Puis apercevant la matrone qui sortait chastement, accompagnée de mademoiselle sa fille, elle ajouta en manière de conclusion :

— Qué malheur, qu'au temps où nous vivons, il y ait encore des parents assez égoïstes pour sacrifier ainsi leurs enfants!…

III
A QUOI TIENT UNE VOCATION

Tout lecteur est un peu Anglais sous ce rapport ; — il ne se lie volontiers qu'avec les personnages qui lui ont été présentés.

Courons donc après l'infortuné qui, à la suite de sa fausse entrée, complétée par une sortie non moins fausse, arpente piteusement la rue sur laquelle s'ouvre la porte familière des Divertissements-Plastiques.

— Athanase Briquet, cher lecteur…

— Athanase qui? Briquet quoi?

— J'allais vous l'apprendre.

Athanase Briquet, six mois avant la scène cruelle dont vous venez d'être témoin, était clerc unique chez le seul huissier de la petite ville de Gérizy. Il griffonnait du matin au soir, avec une ardeur consciencieuse, les splendeurs de la prose judiciaire sur le papier que le gouvernement prend sous sa protection moyennant une redevance de quelques centimes.

Le patron, reconnaissant de ses bons et loyaux services, lui avait, à trois reprises, accordé une gratification de cinq francs au bout du trimestre ; un jour même, en relisant une saisie grossoyée avec charme et calligraphiée majestueusement, il avait daigné assurer, entre deux prises, que son clerc était un garçon qui irait loin.

Aller loin, — pour l'huissier de la petite ville de Gérizy, — c'était prendre, vers quarante-cinq printemps, la succession de l'étude, et Athanase en avait accepté l'augure.

Était-ce donc un crétin? Pas du tout.

Et ici il y aurait presque lieu d'examiner à quoi tiennent les vocations humaines. Pour ma part, je suis convaincu que le génie est pour moitié au moins affaire de circonstance. L'occasion, qui fait le larron, fait aussi les grands hommes.

Chaque fois que je vois un garçon épicier peser mélancoliquement une livre de cassonade, je me dis que, transporté dans un milieu différent, il aurait peut-être rimé des odes à rendre jalouse l'ombre de M. de Pompignan.

Il y a, — par réciprocité, — tant de gens de lettres qui auraient constitué d'excellents garçons épiciers!

Athanase n'était donc pas né crétin, ce qui ne lui enlevait pas la faculté de le devenir. Il subissait simplement la volonté du hasard qui l'avait abandonné orphelin et sans fortune au coin de cette borne qu'on nomme une sous-préfecture de province. Il n'avait pas d'ambition, parce qu'il n'avait pas d'émulation. Il végétait, parce qu'il n'avait pas le moyen de vivre. Il restait dans son fromage, parce que ce fromage le nourrissait.

Il y serait probablement resté toujours, si, un matin… Ne perdez pas de vue ma théorie des vocations.

Ce matin-là, le patron l'avait envoyé porter un protêt chez la dugazon de la troupe dramatique de Gérizy. Les dugazons départementales ne sont point, hélas! ce qu'un vain peuple pense, et les protêts ne respectent rien, — pas même les héroïnes à quarante-deux francs par mois.

Athanase n'avait jamais mis le pied dans un théâtre, — sans cela le patron lui aurait-il prédit de hautes destinées? — Il professait pour l'actrice en général le culte idolâtre qu'inspire l'inconnu.

Aussi, quand il apprit qu'il allait se trouver en face d'une de ces créatures prestigieuses, le cœur lui battit un peu. Il lui battait beaucoup en montant l'escalier.

En le redescendant, il lui battait passionnément ; Athanase était amoureux fou de la dugazon.

Pour cela qu'avait-il fallu? Une boucle de cheveux noirs tombant sur un cou de galbe médiocre, un bras assez blanc, tiré nonchalamment hors du lit pour recevoir le papier timbré, un reste de rouge sur les joues, un coin de chemisette trahissant l'incognito d'une épaule…

Il avait fallu surtout la tardive candeur du néophyte de vingt-neuf ans.

Le soir, Athanase, en quittant l'étude à neuf heures, alla acheter une contremarque au théâtre de Gérizy. A minuit, il attendait sur la place la sortie de sa bien-aimée ; à deux heures du matin, il se promenait sous ses fenêtres encore éclairées ; à deux heures et demie, il crut voir se pencher pour souffler la bougie une ombre ornée de moustaches.

Les moustaches ressemblaient à celles du baryton qui jouait avec la dugazon.

— Je ne puis pourtant pas me faire cabotin, gémit-il dans un accès de dignité grotesque… Eh bien! pour me rapprocher d'elle, j'écrirai des pièces!

Vous n'avez pas perdu de vue ma théorie des vocations? Récapitulons :

Si une dugazon n'avait pas souscrit un billet ;

Si, après l'avoir souscrit, elle n'avait pas oublié de le payer ;

Si le protêt résultant de cet oubli n'avait pas été apporté quand la débitrice était encore au lit ;

Si le bras de ladite débitrice avait été moins blanc, ou sa chemisette plus hermétique ;

La France n'aurait pas compté un auteur dramatique de plus!

IV
PROSE ET POÉSIE

De la conclusion du chapitre précédent, il ne conviendrait pas d'induire que j'ai l'intention de ridiculiser la résolution du clerc incandescent.

Autrefois — au vieux temps de la routine — on ne s'improvisait pas écrivain d'une heure à l'autre, et le cri du téméraire amoureux eût semblé un peu bien outrecuidant.

Mais aujourd'hui!…

On cite nombre de personnes qui, pendant toute une période de leur existence, ont été dans le barreau, la médecine, la diplomatie, les vins, les cotonnades, la quincaillerie, les assurances, la bureaucratie, les hauts fourneaux, les suifs ou la pisciculture, et qui soudain, mécontents du produit de leurs industries respectives, s'écrient comme notre ami :

— Je ferai des pièces!

Ils ont supputé, en parlant ainsi, que les bénéfices de ce commerce peuvent être supérieurs, qu'en tout cas la mise de fonds n'est pas ruineuse. Une grammaire décente n'est même pas de rigueur!

Faire des pièces!… Mais c'est la position de tous ceux qui n'en ont pas et aussi de beaucoup de gens qui en ont une autre.

Dans les mansardes, dans les salons, dans les ministères, dans les comptoirs, chez les potentats, les bohêmes, les vicomtes, les négociants, les docteurs, partout on fait des pièces par vanité ou par intérêt.

Pourquoi Athanase n'en aurait-il pas fait par amour?

Je vous ai dit qu'il n'était point sot. Il avait beaucoup lu, il savait l'orthographe et la passion décuplait ses mérites.

C'était trois fois plus qu'il n'en fallait.

Malheureusement la poésie et la prose, — surtout la prose d'huissier — ont toujours plaidé en séparation pour incompatibilité d'humeur.

Le clerc émancipé commettait bévues sur bévues. Sa calligraphie périclitait : dans un inventaire important, il avait omis toute la section de la batterie de cuisine ; il désertait l'étude à la nuit et dormait parfois sur son pupitre pendant le jour ; enfin douze feuilles de papier-timbré avaient disparu sans qu'on en eût retrouvé trace ; — douze feuilles, ô forfait! — sur lesquelles il avait aligné des strophes à Eulalie, — c'était son nom à elle! — et un scénario.

Le patron dévorait sa colère ; mais l'orage s'amassait. Il ne devait pas tarder à éclater.

Athanase n'avait pas encore tiré de son amour un parti très-satisfaisant.

Son bilan se dressait ainsi :

Trente-sept francs de places de parterre.

Deux cent soixante-quinze heures de factions diurnes ou nocturnes.

Cinq rhumes.

Trois courbatures.

Un drame ébauché.

Une comédie incomplète.

Un vaudeville en projet.

J'oubliais une trentaine de chopes payées à divers au café du théâtre, dans l'espoir de se créer des intelligences dans la place.

Si peu exigeante que soit une passion, elle ne saurait accepter une telle situation comme la réalisation de ses rêves les plus chers. Le soupirant s'assombrissait chaque jour davantage, chaque jour par conséquent les omissions du clerc prenaient de plus formidables proportions.

Un vendredi, — date mémorable — il ne parut pas à l'étude. L'huissier se rendit en personne à son domicile et faillit avoir un coup de sang lorsqu'on lui annonça que son employé était sorti.

Le lendemain, Athanase arriva vers midi. Il était horriblement pâle.

— Je vous attendais, monsieur, fit l'huissier se méprenant sur les motifs de cette pâleur, et d'autant plus arrogant qu'il supposait son subordonné plus craintif.

— Ah! vous m'attendiez, répliqua le clerc d'un ton indifférent.

— Oui, monsieur. M'expliquerez-vous ce que signifie cette conduite?

— Quelle conduite?

— Tout Gérizy ne parle que de vos déportements!

Athanase ne daigna même pas répondre. Il paraissait absorbé dans ses pensées.

— Déportements! entendez-vous, dé… por… te… ments! Est-ce ainsi que vous vous débauchez! que vous désertez vos devoirs! que vous trahissez ma confiance! Car j'avais confiance en lui… Je rêvais pour lui un avenir dont il est indigne… ma charge et la main de ma fille peut-être!…

Athanase conservait son immobilité insouciante.

— On vous a vu, — j'en rougis pour mon étude, — on vous voit hanter les tabagies, vous galvauder au théâtre…

A ce mot, le clerc tressaillit.

— On m'a même assuré que vous étiez épris d'une drôlesse.

— Drôlesse! s'écria-t-il révolté.

— Vous vous permettez maintenant d'élever le ton chez moi… Monsieur Athanase Briquet, je vous chasse!…

— Vous n'aurez pas cette peine, fit froidement le jeune homme, car je vous apportais ma démission.

Cette réponse atterra l'huissier, qui comptait sur l'effet de sa menace pour amener le récalcitrant à résipiscence.

— Votre démission… reprit-il après un silence… votre… Mais que voulez-vous donc faire?… A quoi êtes-vous bon si ce n'est…

— Je pars pour Paris, où je vais présenter une comédie en trois actes.

C'était la chute du tonnerre pour l'homme de la basoche… Il fit un haut-le-corps en arrière, puis d'une voix étranglée :

— Le malheureux!… Il déshonorait ma maison à mon insu!

Sans ajouter un mot, il passa dans son cabinet où sa femme lui prodigua l'eau sucrée.

Pour Athanase — avec une fébrile impatience — il tira de son pupitre de douleur les manuscrits qu'il y avait laissés, et en fit un paquet qu'il enveloppa à la hâte, en murmurant :

— Le train part à deux heures… à onze, je serai à Paris. Elle y est engagée, m'a-t-on dit… J'ignore où ; mais n'importe! je la retrouverai!…

....... .......... ...

Une fois débarqué, il avait au hasard commencé sa tournée par le théâtre des Divertissements-Plastiques, et vous savez avec quel succès.

V
UN ARISTARQUE DE PROVINCE

Encore mal remis de sa première algarade — qui ne devait, hélas! pas être la dernière — le ci-devant clerc suivait le trottoir, la tête baissée et en proie à de mélancoliques méditations.

Ce début ne présageait rien de bon.

Et, faisant un involontaire retour en arrière, il revit passer devant ses yeux le patron sévère mais juste, l'étude enfumée mais paisible, le pupitre monotone mais stable.

— Peut-être aurais-je mieux fait de…

Il n'acheva pas cette pensée, et comme honteux de sa défaillance fugitive :

— Non! les obstacles ne serviront qu'à surexciter mon courage. Pour elle, je soulèverai le monde, j'aurai de l'énergie, de la persévérance, du talent même.

Eulalie! Eulalie!…

Au beau milieu de ses réflexions, il fut soudain rappelé à la vie réelle par une brusque secousse qui faillit rompre à son détriment les lois de l'équilibre. Il venait de donner de tout son corps dans un passant.

— Maladroit! s'écria celui-ci… Si vous regardiez devant vous au lieu de contempler le bout de vos bottes…

— Veuillez m'excuser, fit le songeur en levant le nez, je…

— Comment!… je ne me trompe pas, interrompit le passant. Monsieur Briquet!

— Monsieur Chamonin!

— Par quel hasard êtes-vous à Paris?

Athanase rougit sans répondre.

— C'était donc vrai, ce qu'on m'avait conté… Vous avez quitté l'étude?… On ne parle que de cela dans tout Gérizy. On ajoute même certains détails… Hein, mauvais sujet?

Athanase passa à la nuance cochenille.

— Vous vous taisez? qui ne dit mot consent. Voyez-vous cela, mon gaillard! Et qu'est-ce que vous en avez fait de notre dugazon? car tout s'explique maintenant. C'est vous qui l'avez enlevée!

Cette supposition, mise en regard de l'attitude de l'amoureux novice, formait bien le contraste le plus plaisant du monde et accrut tellement son embarras que, reculant les limites de la teinte écarlate, il balbutia :

— Je ne sais… Je vous jure que…

— Comment! ricana Chamonin en le poussant dans un café, de la dissimulation! Le nec plus ultrà du Don Juanisme!

— De grâce, ne me raillez pas!… Si vous saviez!…

Le si vous saviez était une transition de détresse qui signifiait : « Par pitié, écoutez-moi… » Athanase avait trouvé un confident, il s'enlaçait à cette consolation.

L'enlacement dura une heure, durant laquelle il révéla tout à son auditeur généreusement résigné :

— Ah çà, mon cher, vous êtes fou! exclama ce dernier en manière de point final.

— Pourquoi? demanda naïvement le clerc.

— Beau comme l'antique, ma parole d'honneur. Vous croyez à votre avenir dramatique et à l'amour des dugazons, vous!

— Je crois que je l'aime, pas autre chose. Avec ce seul mot, je me sens capable de tout.

— Mon pauvre ami!… C'est étonnant, chez l'huissier on perd ordinairement ses illusions de meilleure heure. Mais, trop tendre insensé, vous ignorez donc absolument la valeur de cette expression : Artiste de sous-préfecture!

Au masculin, c'est un budget de vingt à quarante sous par jour en moyenne, le dédain des dévots, pour qui un acteur ne sera un homme que dans cinq ou six révolutions ; les rebuffades du cafetier qui, — lorsque v'là les comédiens, — ne cache plus les couverts, mais ferme le livre de crédit ; enfin un mélange étrange et attristant de fatigues, d'oisiveté, de convoitise, de déclassement et de souffrance.

Au féminin, c'est la vie d'expédients, la toilette de hasard, l'amour de rencontre ; le fils de l'adjoint paye le loyer, un capitaine de la garnison la robe, un commis le dîner ; — ou vice versâ ; sans compter que les fils d'adjoint se marient, que les commis s'établissent, que les garnisons passent, et qu'alors il faut subir le contre-coup de ces changements. Trouvez donc dans ces chassés-croisés la place du sentiment.

— Mais il peut y en avoir d'honnêtes…

— Parbleu! puisque impossible n'est pas français! Et après?

— Après! après!

— La réalité en est-elle moins navrante? N'est-ce pas toujours la grimace sous le sourire forcé? l'oripeau sur le dénûment? Être obligé de s'acheter un pourpoint de velours quand on n'a pas de paletot ; ceindre le soir un diadème et repriser ses bas le matin… Du diable si l'idéal résiste à de telles épreuves.

Athanase, comme tous ceux qui sont possédés par une idée fixe, n'avait aucun souci des tirades qu'il écoutait sans les entendre. Une seule remarque le frappa.

— D'où vient, demanda-t-il, que vous soyez si bien renseigné sur un semblable sujet, vous, un principal de notaire?

Chamonin cligna de l'œil malicieusement :

— Nourri dans le sérail, j'en connais les détours.

Vous ignoriez donc ma qualité de correspondant du Phare dramatique, journal parisien voué aux intérêts du théâtre?… Garçon, le Phare dramatique

— Mais, alors, vous devez savoir ce qu'est devenue Eulalie.

— Je ne sais rien du tout, par la raison bien simple que je suis ici depuis trois heures seulement… Lisez-moi ça… là… Gérizy, 5 février

VI
CORRESPONDANCE DÉPARTEMENTALE

Athanase parcourait machinalement le journal que lui avait tendu Chamonin, sans découvrir l'article revendiqué par le correspondant satisfait.

En revanche, il avait déjà passé en revue une quantité innombrable de phrases qui semblaient faire partie d'un dictionnaire commun aux 86 départements.

C'étaient :

« M. A…, cet artiste consciencieux. »

« Mlle B…, notre charmante prima donna. »

« C…, ce comique au jeu si franc. »

« La ravissante Mme P…, que Paris nous envierait s'il la connaissait. »

« L'ensemble de l'exécution a été digne des premières scènes. »

« Notre habile directeur s'est surpassé lui-même. »

Etc., etc., etc., etc…

Ces litanies d'enthousiasme postal occupaient quatre grandes colonnes.

— C'est singulier, fit candidement notre ingénu, on dirait toujours le même article.

— Vous plaisantez?… Quand le Phare dramatique aura un correspondant capable de tourner un compte-rendu comme le mien… Cela vous a un cachet, une couleur… Eh bien, vous ne l'achevez donc pas?

Athanase venait, sans penser à mal, de poser le journal sur la table.

— C'est que, risqua-t-il, je ne l'ai pas trouvé…

— Je vous l'avais pourtant bien indiqué. Là, au bas de la seconde colonne de la troisième page… Gérizy, 5 février… Prêtez l'oreille, je vais vous le lire moi-même.

Et Chamonin commença le morceau suivant :

« Le Phare dramatique, dans sa haute sollicitude pour les intérêts de l'art et la décentralisation intellectuelle, a compris le premier toute l'importance des comptes-rendus que la province envoie à Paris ; aussi sommes-nous fier d'avoir été choisi pour correspondant par ce journal, digne de prendre pour devise le vers de Térence : Rien de ce qui est humain ne m'est étranger.

» Je suis en même temps heureux d'y représenter une des villes qui suppléent à la puissance numérique par le goût du beau et le culte des choses de l'esprit.

» Pour se convaincre de cette vérité flatteuse, il suffit de dresser le bilan sommaire de notre saison dramatique :

» Huit drames, deux opéras comiques, treize vaudevilles, en moins de trois mois et demi.

» Cela tient du prodige.

» L'enchanteur à qui nous devons toutes ces merveilles, c'est M. Pigeonnier, ce directeur infatigable, audacieux, persévérant, dont nous avons eu maintes fois occasion de mettre en relief les qualités hors ligne.

» Diriger ainsi, c'est créer.

» En une seule semaine, M. Pigeonnier vient encore de nous offrir coup sur coup Indiana et Charlemagne, un vaudeville éternellement jeune, et le Poignard sanglant, ce drame palpitant qui obtient au boulevard un succès si retentissant.

» N'est-ce pas le cas de s'écrier avec le poëte :

… Cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire!

» Il ne nous a pas été donné de voir à Paris le Poignard sanglant ; mais nous n'hésitons pas à affirmer que notre troupe intrépide ne craindrait pas la comparaison.

» Mme Gaspard, notre grand premier rôle, a épuisé toute la gamme des sentiments et fait vibrer toutes les cordes. Elle a passé en revue toutes les nuances de la palette la mieux assortie.

» Tour à tour émue, caressante, hautaine, révoltée, elle a tenu captif sous le charme l'auditoire haletant. La jeunesse si pleine de cœur de Gérizy a tenu à témoigner à cette grande artiste toute sa sympathie. On l'a attendue à la sortie, sur la place au Pain, et on lui a décerné là une véritable ovation.

» Ce sont de ces dates qui se gravent en caractères indélébiles dans la carrière d'une comédienne.

» A côté de Mme Gaspard, notre éminent Cramoizin a su se faire applaudir sans être écrasé par ce voisinage. C'est tout dire. Distinction, chaleur, énergie, M. Cramoizin réunit des qualités qui ne seraient déplacées nulle part.

» Mlle Balinet, notre piquante soubrette, dans un rôle épisodique, a montré, comme à son ordinaire, la grâce unie à la beauté.

» Courage, monsieur Panneron! Si je parlais la belle langue virgilienne, je vous crierais : Sic itur ad astra! Vous avez détaillé votre scène de folie avec une verve remarquable.

» N'oublions pas Mlle Gonesse, qui n'a qu'une tirade ; mais c'est le propre du talent de faire quelque chose avec rien. Vous entendrez, ou je me trompe fort, parler avant peu dans la capitale de cette intéressante artiste.

» Il serait injuste de ne pas constater que la mise en scène a contribué puissamment au succès. Un amateur, dont la modestie égale le mérite, M. Anatole Globert, avait, pour l'acte du Pont du Torrent, brossé avec une maestria surprenante un décor de clair de lune qui rappelait les pâles légendes de la verte Érin.

» Enfin les costumes avaient été remis à neuf pour cette solennité exceptionnelle.

» Que la province entière imite l'exemple si noblement donné par notre sous-préfecture et son directeur. M. Pigeonnier a senti que l'art avait les yeux sur lui, et il a été à la hauteur de cette mission.

» A tous les départements de nous suivre et de se rallier autour du drapeau que le Phare dramatique porte d'une main si ferme. Sursum corda!… »

Chamonin avait achevé.

— Eh! bien, qu'en dites-vous? questionna-t-il.

— Vous supposez que tous ces détails sur des notabilités de clocher doivent intéresser les abonnés?

— Les abonnés sont intéressés par leurs propres louanges, qui leur font digérer celles qu'on décerne à autrui. Vous ne connaissez pas le premier mot du mécanisme de ces affaires-là…

— J'avoue que jusqu'ici… Mais pourquoi n'avez-vous pas parlé d'Eulalie alors?

— Parce quelle ne jouait pas dans le drame… Savez-vous que vous devenez ridicule avec cette monomanie.

— Je l'aime, soupira Briquet…

— Décidément c'est une passion…

— Oh! oui!

— Malgré tous les raisonnements, vous êtes décidé à rester ici et à chercher les traces de la fugitive?

— Décidé.

— Mais elle n'a aucun talent.

— Monsieur Cha…

— Elle en est à la seconde jeunesse et à la troisième beauté.

— Monsieur Cha…

— Réserve faite du chapitre des aventures…

— Monsieur Chamonin… Je vous en supplie…

— Allons, du moment où c'est sans rémission, avant de repartir pour Gérizy, je veux au moins que notre rencontre vous soit de quelque utilité. Accompagnez-moi aux bureaux du Phare dramatique, je vous présenterai… Puisque vous vous lancez dans la mêlée dramatique, cette relation pourra vous être utile.

— Je vous remercie.

— Vous refusez? Par exemple!… Le Phare est une feuille ou très-utile ou très-dangereuse.

— Si mes pièces sont bonnes, on en dira naturellement du bien, et si elles sont mauvaises, on en dira du mal quand même.

Dans les deux cas…

— Saperlotte! vous êtes par trop… amoureux, vous! Est-ce que les choses se passent ainsi! On est l'ami ou l'ennemi du Phare et il vous traite en conséquence…

— Encore un coup je vous remercie, mais…

— Tant pis, vous auriez probablement eu des renseignements sur Mlle Eulalie…

— Je vous suis! s'écria Athanase.

VII
LE PHARE DRAMATIQUE

En l'an 18.., il y avait des bas-fonds dans le journalisme.

Le progrès depuis lors les a desséchés et purifiés, — nous aimons mieux le croire que d'y aller voir.

Nous pourrions d'ailleurs citer deux, trois et dix feuilles consacrées à la spécialité théâtrale, et toutes remplissant aujourd'hui avec une parfaite dignité leur tâche souvent difficile.

Mais en l'an 18.., il y avait les bas-fonds dans le journalisme.

Dans ces bas-fonds on se livrait à des pratiques commerciales sur le compte desquelles je m'étonne qu'un amateur curieux n'ait pas encore interrogé le code.

Car enfin…

Vous avez une poche ; dans cette poche flâne une bourse, — habitée.

Un individu s'approche ; il glisse adroitement la main et opère un virement de fonds non prévu par la finance.

Le tout — notez-le bien — sans avoir eu recours à la moindre violence, sans même que vous ayez rien senti.

Nonobstant, un sergent de ville survient, empoigne l'individu, le conduit au poste, et — il est condamné à un séjour plus ou moins prolongé dans certains édifices où l'État a la délicatesse de ne pas faire payer de loyer à ses locataires.

Bien, — très-bien.

Au lieu de cela, vous avez comme précédemment une poche et une bourse.

Un individu s'approche de même que devant : seulement l'individu vous met sous la gorge un morceau de papier imprimé et vous tient à peu près ce langage :

« Monsieur, madame ou mademoiselle,

» Vous êtes artiste ; la réputation est par conséquent le plus clair de votre patrimoine.

» Regardez ceci.

» Avec ce petit papier, je puis démontrer à tel nombre de gens que vous n'avez jamais eu, n'aurez jamais, ou n'avez plus aucun talent.

» En d'autres termes, je suis à même de vous égorgiller un brin.

» Vous plaîrait-il de dénouer les cordons de cette bourse cachotière, qui a l'air d'avoir des secrets pour moi?… »

Sur ce, vous payez, — et l'avare Mazas ne réclame pas sa proie!

Serait-ce que la violence constitue dans le second cas une circonstance atténuante?

Non! Décidément je ne me sens point assez fort légiste pour de pareilles casuistiques, et j'aurais sans scrupule logé gratuitement dans les édifices cités plus haut le directeur du Phare dramatique.

Un homme charmant, en vérité!

Il avait toujours des gants frais, des chemises fines, des bottes vernies et des chapeaux luisants.

Il avait même une particule — seul cadeau qui ne vînt pas d'autrui et qu'il se fût fait lui-même.

Quand Chamonin et son protégé se présentèrent dans son cabinet, il était occupé à parcourir, en compagnie d'un employé qui s'éclipsa aussitôt, une liste de noms, précédés ou suivis de signes divers.

Chamonin, qui n'y voyait pas plus loin que le bout de sa petite vanité provinciale et ignorait dans quel guêpier se fourvoyait sa littérature épistolaire, tendit la main à son directeur et lui présentant sa suite :

— Un de mes amis, mon cher maître. Monsieur Athanase Briquet, qui vient à Paris avec l'intention de travailler pour le théâtre… Permettez-moi de le recommander à votre bienveillance…

— Comment donc!… Les amis de nos amis… D'ailleurs, nous sommes toujours heureux de compter les auteurs nouveaux dans notre clientèle.

Le directeur avait souligné le dernier mot.

— Monsieur voudra bien, ajouta-t-il, nous laisser son adresse ; on lui enverra le journal et à son premier ouvrage, si, comme je n'en doute pas, il promet et il tient…

Ces deux verbes avaient encore été soulignés adroitement.

— Pardon, monsieur, dit Athanase, mais j'aurais un service plus immédiat à vous demander. Vous ne pourriez pas me donner des nouvelles de Mlle Eulalie?

Cette maudite question produisait toujours un effet fatal.

Le directeur du Phare fronça le sourcil et regarda Chamonin d'un air qui voulait dire :

— Quel idiot m'amenez-vous là?

Après quoi, tout haut :

— Mademoiselle Eulalie?… J'avoue ne pas connaître dans les célébrités parisiennes…

— Elle jouait les dugazons à Gérizy la semaine dernière, et l'on m'a assuré qu'elle avait un engagement ici.

— Mon cher monsieur, désolé ; mais — si complet que soit notre journal — nous ne tenons pas l'article Voyage des dugazons… Chamonin, j'aurais un mot à vous dire en particulier.

La formule ne prêtait guère à l'équivoque. Athanase se leva.

— Attendez-moi un instant dans le bureau, fit Chamonin.

L'ex-clerc attendait en effet depuis plusieurs instants, lorsqu'un bruit soudain vint frapper son oreille.

Du côté du cabinet directorial retentissaient des éclats de rire auxquels son nom se trouvait mêlé.

— J'ai été ridicule, pensa-t-il en promenant avec embarras les yeux autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait pas de témoins de sa déconvenue.

Le bureau était vide ; mais ses regards avaient rencontré un papier qu'en sortant le caissier avait laissé sur la table.

C'était la liste qu'avait remarquée Athanase au moment où il entrait dans le cabinet directorial. Elle commençait ainsi :


— MADAME L…, rue Sainte-Anne. — Abonnement simple ; trois mois. Entre parenthèses, une main, celle de monsieur le directeur, sans doute, avait ajouté : — Quelques phrases de compliment banal à l'occasion.

— MONSIEUR M…, ténor, rue des Martyrs. — N'a pas encore renouvelé. — Écrire au critique musical de lui consacrer une demi-colonne aigre-douce pour dimanche.

— MONSIEUR N…, rue Saint-Honoré. — Désabonné à dater du 15. — Attaques hebdomadaires.

— MADEMOISELLE V…, rue Mogador. — Abonnement de six mois. — Formules gracieuses sans exagération.

— MADEMOISELLE P…, rue Verte. — Double abonnement de deux ans, payé d'avance. — Grande artiste.Six articles de fond et une lithographie dans le courant du premier trimestre.

— MONSIEUR V…, baryton, arrivé cette semaine. — Se présenter à son hôtel pour savoir sur quel pied il compte…

Athanase n'en lut pas davantage, et gagnant la porte : Mieux vaut encore, pensa-t-il derechef, être ridicule que coquin!

VIII
L'HOMME A L'ABSINTHE

Il était plein de bons sentiments cet Athanase Briquet. — Pauvre garçon!

Je dis : pauvre garçon! parce qu'au dix-neuvième siècle les bons sentiments font rarement les bonnes affaires.

S'il existait un homme Montyon digne de tous les prix de vertus fondés ou à fonder, je ne donnerais pas douze cents francs par an de son avenir. Soyez confiant, on vous dupe ; dévoué, on vous exploite ; modeste, on vous passe sur le dos ; — et ainsi du reste de la litanie.

Encore sous le coup de sa juste mais candide indignation, le naïf avait regagné l'hôtel meublé où il était descendu et qu'il avait eu soin de choisir dans le quartier des théâtres, — à deux pas du boulevard du Temple.

La journée — au milieu de toutes ces diverses pérégrinations — s'était promptement écoulée. Il était huit heures quand il rentra dans sa chambre, décorée de l'ameublement classique : lit à rideaux de calicot, vieux secrétaire, guéridon à dessus de marbre et toilette-lavabo.

La cheminée était veuve de toute flamme, le carreau de tout tapis. On aurait dit une cellule de prison.

— Brrrou! grimaça-t-il, qu'il fait froid et triste ici!… A Gérizy du moins…

Il avait allumé une bougie.

— Voyons! voyons! secouons ces idées-là… Parbleu! j'y pense. Je n'ai pas dîné, ce doit être la cause de ma mélancolie. Si les grandes pensées viennent du cœur, les grandes tristesses viennent de l'estomac… Un mot à garder pour ma comédie future…

Il sonna le garçon, qui remonta bientôt avec un spécimen de bouilli, un débris de veau rôti, un semblant de légume et un détritus de salade ; — le dîner de la table d'hôte attachée à l'établissement.

— Non!… Décidément, je ne suis pas en train… Ce veau entame avec mon énergie une lutte que je ne me sens pas le courage de continuer… Je ne sais si je m'abuse, mais la viande que me donnait le patron à Gérizy me semblait moins récalcitrante.

Encore ces souvenirs!…

Le fait est que, pour ma première journée, je n'ai pas précisément obtenu un succès sans nuages.

La façon dont ce brutal portier entend l'hospitalité et celle dont cet étrange directeur de journal entend la délicatesse ne sont pas faites pour me causer des transports d'enthousiasme… Et n'avoir pas seulement pu retrouver ses traces! Où est-elle?

L'image d'Eulalie venait de traverser la cervelle d'Athanase, il n'en fallait pas davantage pour l'exalter.

— Lâche!… Parce que la route n'est pas semée de fleurs, je me découragerais… Comme si tout Paris devait deviner qu'un naturel de Gérizy est arrivé dans ses murs et venir lui offrir sur un plat d'argent les clefs de tous ses théâtres!…

Mais avec de la persévérance… J'ai deux mille cinq cents francs en portefeuille. Le fruit des économies que je faisais pour acheter l'étude du patron… C'est du pain pour deux ans… et en deux ans…

Il tira un de ses manuscrits de sa malle, mais la fatigue l'emporta. Sa tête retomba sur sa poitrine. Il dormait, il rêvait même.

Dans son rêve, il voyait les directeurs assiéger sa porte ; il les recevait du haut d'un trône, ayant à ses côtés Eulalie en costume de reine moyen âge. Des vivats ébranlaient les fenêtres. C'était la foule qui au dehors criait : Vive Athanase Briquet! Vive notre grand écrivain!…

A une heure du matin, il était encore endormi sur sa chaise. La bougie allait finir, mais son rêve continuait toujours, quand il fut réveillé en sursaut par le choc de sa porte ouverte avec fracas.

Un homme ivre entrait en trébuchant et en chantant à tue-tête un couplet de facture sur l'air de la Famille de l'Apothicaire :

Mon cher ami, vous n'avez rien!
C'est justement ma maladie…
Mon cher ami, vous…

Tiens!… quelqu'un chez moi… comme dans la Rue de la Lune!… Noble étranger, je suis votre serviteur.

Salut, habitant de mes lares…

L'ivrogne entamait l'air de la Colonne

— Pardon, monsieur, dit Athanase à demi réveillé, que demandez-vous?…

— Ce que je demande!… Elle est bonne, par exemple!… Ce que je demande… Mon lit donc!…

Mon lit! mon lit! mon pauvre lit!
Mon lit solitaire
De célibataire…

Il sera d'autant plus de circonstance que mes jambes…

Quand tout tourne, tourne, tourne…

L'ivrogne passait à l'air du Cabaret de Lustucru.

— Encore une fois, monsieur, je suis ici chez moi. Vous vous trompez.

— Ah! elle est bonne celle-là!… Comme dans Un Matelas pour deux… Je l'ai joué, moi, Un Matelas pour deux… Un crâne vaudeville encore et avec des couplets un peu chics…

Si vous vendez mon bonnet de coton,
Mon cher, moi je vendrai la mèche!

Le chanteur détonnait l'air de J'en guette un petit de mon âge.

— Monsieur, je vous en prie…

— C'est moi qui vous en prie… Je ne peux pas me coucher devant vous… Le respect des convenances… Tiens! poursuivit l'ivrogne en s'approchant de la table d'un pas mal affermi… vous faisiez une pièce en m'attendant. Il y aura un rôle pour moi, n'est-ce pas? Un rôle très-gai ; parce que moi la gaîté, c'était mon fort!…

— De grâce…

— Parole d'honneur, c'était mon fort, et le couplet aussi :

En vérité, je vous le dis…

— Monsieur, je vais être obligé d'appeler…

— Certainement que j'ai été rappelé et plus de dix fois, et plus de vingt aussi… Bravo!… tous! tous!…

— Cette chambre n'est point la vôtre ; recueillez vos souvenirs!

— Mes souvenirs!… Pourquoi prononcez-vous ce mot-là?… Je n'en veux pas de souvenirs, je n'en veux pas! s'écria l'ivrogne avec un accent strident… Les souvenirs, c'est elle!… Pour y échapper, le vin, les liqueurs, l'absinthe. L'absinthe surtout… Mais je n'aperçois pas sur la cheminée la bouteille que j'ai laissée à moitié ce matin… Est-ce que vraiment j'aurais erré!

— Sans nul doute… Vous êtes ici au numéro 11.

— Tiens!… Les jambes à mon oncle… Moi c'est le 9… Sans rancune, voisin. On peut se tromper quand il fait nuit… Surtout n'oubliez pas de me réserver un rôle dans votre machine parce que moi… la gaîté, il n'y aura jamais mon pareil… Vous permettez que j'allume mon rat à votre bougie… Jamais il n'y aura mon pareil!…

Sur quoi le nocturne visiteur regagna le corridor en attaquant l'air de Kalpigi.

Athanase l'entendit encore pendant quelque temps, puis les sons lui semblèrent plus confus. Son rêve recommença.

IX
LA PHILOSOPHIE DES AFFICHES

Le lendemain, la réalité avait reparu.

Athanase — à qui il venait de poindre une idée — était descendu dès le matin pour inspecter les affiches de théâtre. Il trouva celles de la veille — que le chiffonnier avait respectées d'aventure.

De la première à la dernière, il les parcourut toutes, cherchant de préférence les noms placés en vedette.

Car il croyait dans sa simplicité que la fonderie française ne devait point avoir de caractères assez gigantesques pour annoncer les débuts d'Eulalie à la capitale du monde civilisé.

Peine inutile! espérance déçue! Et pourtant, Dieu sait s'il en avait dénombré de ces noms en vedette!

Encore un des signes du temps.

La vedette est à l'affiche ce que le ruolz est au luxe contemporain. Autrefois on avait des artistes hors ligne et des couverts d'argent. Aujourd'hui l'on a de l'argenterie de cuivre qui met le clinquant à la portée de tout le monde et des artistes en maillechort qui remplacent l'inspiration par la réclame.

Faute de pouvoir grandir son talent, on grossit son nom, — c'est toujours cela.

Il est tellement ingénu ce bon public! Il se laisse si bien prendre à la routine du regard!

Si j'avais la baguette du Diable boiteux et que je soulevasse le crâne d'un bourgeois comme ce parent de Satan Ier soulevait le toit des maisons, vous seriez témoins d'un travail qui rappelle la célèbre cristallisation de Stendhal.

Assistez mentalement à la comédie.

L'affiche est là embusquée au coin du mur et guettant sa proie. — Le bourgeois passe, son épouse l'accompagne.

L'affiche et les yeux du bourgeois se rencontrent, — mais ne se saluent pas cette première fois. Ils ne se connaissent point encore.

Les yeux ont seulement remarqué des lettres énormes qui lui ont paru constituer un nom, — celui de Bartavelle, le grand premier rôle de mélodrame.

A la seconde rencontre, les yeux et l'affiche ont déjà lié un brin de connaissance. Bartavelle n'est plus un étranger pour le bourgeois.

A la troisième rencontre, les yeux honorent l'affiche d'un petit signe de familiarité.

— Ah! oui, fait le bourgeois, c'est ce mélodrame dont on s'occupe tant. Il paraît qu'il y a là un acteur… un nommé Bartavelle…

Le bourgeois n'achève pas, mais à la quatrième rencontre, il a adopté Bartavelle. Bartavelle est de ses amis, et si sa femme par hasard se permet de demander quel est ce nouvel acteur :

— Comment, madame, vous n'êtes pas plus au courant? Vous n'avez pas entendu parler de Bartavelle… Un comédien dont on lit le nom sur toutes les affiches en lettres hautes comme cela… C'est un garçon très-fort. Vous comprenez bien qu'on ne donne pas des lettres hautes comme cela au premier venu… Nous irons ce soir voir jouer Bartavelle…

C'est là précisément l'effet progressif sur lequel compte la vedette. Elle sait que la goutte d'eau creuse le rocher et que l'habitude entame les convictions les plus rebelles.

Aussi quelle ingéniosité à faire naître les prétextes à extra-typographiques!

Le grand premier rôle, après six mois d'absence, crée un rôle nouveau.

En avant les :

DÉBUTS
DE
M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle a un rhume de cerveau.

PAR INDISPOSITION
DE
M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle n'a plus de rhume de cerveau et reprend son rôle le lendemain :

RENTRÉE
DE
M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle doit aller à Bougival passer trois jours et recueillir l'héritage d'un grand oncle :

POUR LES DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
DE
M. BARTAVELLE

Et toujours Bartavelle! Si ce n'est lui, ce sont ses frères. Le système a fait école et les auteurs eux-mêmes sacrifient aux affiches grossissantes.

Comment voudriez-vous qu'on ne finît pas par connaître ceux qui assiégent en si belles capitales l'attention publique?

Mais avouez que voilà des célébrités qui doivent furieusement seconder le développement…

— De l'art dramatique?

— Non, de l'imprimerie.

X
LES AMOURS D'UN COMIQUE

Athanase, comme nous l'avons dit, n'avait rien trouvé.

Il était revenu tristement à l'hôtel, et regagnait sa chambre isolée. Le numéro neuf se tenait sur le seuil de sa porte, semblant guetter quelqu'un ou quelque chose.

En effet, lorsque l'ancien clerc fut tout près :

— Je vous attendais, monsieur, fit avec un salut celui dont l'intervention nocturne avait si étrangement abusé de l'imprévu.

— Monsieur…

— Veuillez, je vous en prie, entrer un instant chez moi.

— Mais…

— Vous me devez bien cette revanche, répliqua le voisin avec un sourire un peu forcé… Après la visite singulière que vous avez reçue cette nuit…

Athanase comprit qu'un refus semblerait un reproche. Il entra.

La chambre du numéro 9 ressemblait pour l'ameublement à la chambre du numéro 11. Elle ne s'en distinguait que par trois signes particuliers : un portrait surmonté d'une couronne jaunie ; une malle ouverte et remplie de costumes ; enfin, sur la cheminée, une bouteille vide, auprès d'un verre qui conservait encore un reste d'absinthe.

— Souffrez d'abord, reprit le maître du logis, que je vous présente, monsieur, mes sincères excuses…

— Par exemple…

— Je me suis rappelé aujourd'hui à mon réveil tous les détails de la scène déplorable dont je vous ai donné le spectacle.

— Une erreur toute naturelle, puisque nos deux portes se touchent et que la nuit empêchait d'y voir…

— Ce n'était pas la nuit, c'était l'ivresse qui obscurcissait ma vue et troublait ma pensée… Oh! je sais combien je suis coupable ; mais, peut-être à ma place, vous-même… Encore une fois, croyez, monsieur, que je regrette profondément tout ce qui s'est passé.

— Ces excuses, monsieur, étaient inutiles… Il peut arriver à tout le monde… une fois par hasard…

— Une fois par hasard!… oui, sans doute!… Malheureusement ce hasard-là se renouvelle chaque mois, chaque semaine, presque chaque jour!… Habitude maudite, mais invincible!… Poison fatal, mais précieux, puisqu'à défaut de la consolation il procure l'oubli!

La douleur sympathise avec la douleur. Comme Athanase était dans de sombres dispositions d'esprit, il écoutait cette sorte de confession avec un intérêt qui n'échappa point à son interlocuteur.

— A la façon dont vous me regardez, poursuivit celui-ci, je sens que je vous ai inspiré quelque compassion. Ne protestez pas contre ce mot. La compassion est tout ce que je mérite ; encore bien des gens me la refuseraient-ils!… Mais vous, vous êtes jeune ; avec la sagacité du cœur vous avez deviné que, sous cette honteuse passion de l'ivrognerie il en avait couvé une autre?… N'est-ce pas, que vous l'avez deviné?… Qui sait? Vous aimez peut-être vous-même… C'est de votre âge. Tant mieux, — pourvu que vous n'aimiez jamais une actrice!

Cette conclusion inattendue fit bondir l'amoureux novice.

— Non! non! répéta lentement le numéro 9, n'aimez jamais une actrice.

— Et… pourquoi?… hasarda Athanase d'une voix émue.

— Est-ce sérieusement que vous me le demandez? Oh! alors on voit bien que vous n'avez pas, comme moi, vécu vingt-cinq ans la vie théâtrale…

Aimer une actrice, c'est le supplice raffiné, la torture de tous les instants.

Fût-elle le modèle des vertus domestiques, eût-elle pour vous la tendresse la plus désintéressée, je vous crierais encore : Malheur! malheur à vous!… Malheur à vous, si elle échoue, car chacune des souffrances que lui causent les sifflets, vous les endurez mille fois.

Malheur à vous si elle triomphe ; car chacun des bravos qui la saluent est un rival qui vous vole votre bien.

Malheur à vous toujours ; car ce n'est point à vous, c'est au public que l'actrice appartient!

Son sourire vous fascine ; mais elle le prodigue plus charmant encore à des centaines d'indifférents qui, pour quelques sous, viennent la posséder du regard.

Ses blanches épaules vous enivrent ; mais elle, avec d'horribles coquetteries, se complaît à sentir la foule les caresser du désir.

Vous voudriez toutes ses minutes, mais la discipline vous la laisse à peine quelques heures, et les répétitions du plus piètre vaudeville font faire antichambre à votre amour.

Vous voudriez toutes ses pensées, mais le rondeau qu'elle doit chanter le soir ne souffre pas la concurrence. De peur d'oublier le trait final, elle ne se souvient plus de vous aimer.

Vous voudriez tous ses baisers ; mais le plus infime cabotin — si c'est dans son rôle — posera par ordre ses lèvres profanes sur ce cou que vous n'effleurez qu'en frémissant.

Vous voulez toute sa vie, mais la tentation est là sans cesse, épiant, rôdant, marchandant.

On résiste à un assaut, à dix, à vingt… Puis les diamants sont si étincelants, les chevaux du coupé si fringants, le contrat de rente si bien hypothéqué!

Devinez-vous maintenant ce que peut être l'existence de l'homme qui lutte contre ces influences multiples, jaloux du passé, avare du présent, incertain de l'avenir ; envié par tous, volé par tous, seul contre tous?

Devinez-vous les atroces cruautés de ce supplice que je ne souhaiterais pas à mon plus implacable ennemi?

Athanase paraissait réfléchir.

— Eh bien! ce supplice-là, continua le numéro 9, je l'ai enduré, moi, et je l'ai enduré avec des aggravations féroces.

Je ne sais plus quel écrivain en quête d'une phrase sonore a dit que faire rire les honnêtes gens est un métier malaisé.

Il aurait dû ajouter que c'est parfois un métier lugubre.

Vous m'avez entendu cette nuit hoqueter dans mon ivresse des lambeaux de couplets? Ce sont des épaves de mon ancienne profession de comique.

Car j'étais comique, moi!

On ne le croirait pas à voir ma figure ravagée par les soucis, mes yeux brûlés par les larmes?

J'étais comique!

Est-ce que j'avais le droit d'exister au sérieux? Le lendemain du jour où on enterrait ma mère, c'était la seconde représentation d'une drôlichonnerie en sept tableaux.

La direction s'était mise en frais ; on n'avait personne pour me remplacer ; il fallut bien débiter avec les grimaces ordinaires les soixante calembours par à peu près qui diamantaient mon rôle.

J'étais comique, — et j'ai voulu jouer dans la vie les amoureux! Cela méritait un châtiment, n'est-il pas vrai?

Le châtiment est venu.

Celle dont je m'étais follement épris faisait les ingénues dans la troupe.

Seize ans à peine, plus belle que les seize ans eux-mêmes… Et moi j'avais conçu pour elle une passion insensée.

Réellement j'étais comique!

Longtemps je me tus. Un soir au foyer… nous étions seuls tous deux, je saisis sa main.

Ce que je lui dis, je l'ignore ; je sais seulement que je parlai, que je pleurai, que je fus éloquent.

Mais elle, quand je m'arrêtai frémissant :

— Bravo!… bravo!… Sais-tu que tu es épatant? Tu la fais joliment bien celle-là!…

Elle est de toi?…

Dites donc, vous autres, ajouta-t-elle en s'adressant à nos camarades qui arrivaient, il en a une nouvelle, et une chic, allez!…

La blague à la déclaration… Ah! ah! ah!… Si vous aviez vu quelle figure!… Ah! ah! ah!…

Je t'en prie recommence-nous-la!… Ah! ah! ah!… Il faut te la faire mettre dans un rôle… Ah! ah! ah!…

J'étais resté anéanti.

Tous mes camarades se joignaient à elle pour me répéter :

— Fais-nous-la donc! Voyons, recommence-la!…

Tenez, quand je me rappelle cette scène… cette scène qui se renouvela dix fois ; — car je l'aimais trop pour me laisser décourager.

Dès que j'abordais ce sujet si poignant pour moi :

— Encore? s'écriait-elle en riant de confiance.

J'insistais. Elle riait plus fort.

— Superbe! ce geste-là!… Tu viens d'avoir une intonation splendide. Mais pourquoi ne te fais-tu pas fourrer cette charge-là dans une pièce?

Je me tordais de rage, elle se tordait de joie.

C'est juste, j'étais comique!

Si bien qu'à deux pas du suicide, je me suis arrêté — pour mieux souffrir.

J'ai bu et mon intelligence s'est affaiblie ; j'ai bu et l'on m'a remercié parce que je manquais la réplique en scène ; je bois et un de ces matins on m'enterrera. En apprenant ma mort, Paris y compris, l'ingénue que vous savez se dira :

— Il était crânement drôle tout de même!

Ce sera mon oraison funèbre.

J'étais comique!…

Athanase paraissait toujours plongé dans ses réflexions.

— Pardon, reprit le vieil acteur en reprenant un peu de calme, je vous attriste là de mes bavardages. C'est plus fort que moi, quand j'entame ce chapitre…

Eh bien! vous ne me répondez pas. Est-ce que par hasard j'aurais mis le doigt sur une plaie non cicatrisée? Est-ce que vous aussi vous aimeriez une actrice?

En ce cas-là, ce que j'ai dit est bien dit et je ne regrette plus rien, pas même d'être entré dans votre chambre en dehors de tous les règlements de la civilité…

Vous profiterez de mes conseils, hein, je vous en prie?

— D'où vient donc, dit Athanase répondant à la question par une autre, d'où vient donc qu'après avoir tant souffert par le théâtre, vous vous soyez logé dans ce quartier dont le théâtre est l'âme?

XI
LA NOSTALGIE DES PLANCHES

Le vieux comédien hocha la tête.

— Ceci est une autre affaire. Si vous y aviez passé!

— J'y passerai peut-être, murmura le débutant.

— Vous éprouverez alors un double sentiment qui se dément et se combat.

Après une déchéance comme la mienne, le théâtre ne devrait avoir pour moi que des souvenirs poignants ; — n'importe!

J'ai besoin d'être encore dans son atmosphère.

Dandin, jusque dans la folie, avait l'amour de la procédure et jugeait les larcins du chien qui avait croqué ses chapons, plutôt que de rester oisif au logis.

Arrachez le bureaucrate à ses habitudes tyranniques, enlevez-lui l'odeur fade des paperasses, la chaleur tiède du poêle de faïence, la feuille de présence et les casiers verts, il dépérira dans sa liberté nouvelle, cette liberté fût-elle dorée par le plus gros héritage.

J'ai lu quelque part l'histoire d'un épicier enrichi qui, dans son château princier, regrettait ses tonneaux de mélasse et ses ballots de café. En parcourant les allées de son parc anglais, il rêvait au cours des trois-six ; devant un beau coucher de soleil, il pensait aux quinquets de la rue des Lombards.

De sorte que, las de ses bonheurs opprimants, il secoua le joug de la richesse pour reprendre le collier volontaire de la denrée coloniale. Son salon servit de boutique. Le piano de sa fille devint un comptoir sur lequel il pesait pour ses voisins de campagne les provisions qu'il allait acheter en gros à Paris.

Ce monsieur avait la nostalgie de la cannelle ; moi, j'ai la nostalgie des planches.

Une nostalgie qui ne pardonne pas.

Quand je sors, mes pas se tournent involontairement vers le boulevard du Temple.

Quand je lis, les journaux de théâtre viennent d'eux-mêmes dans mes mains.

Quand je pense, mes préoccupations vont toutes de ce côté.

A chaque première représentation, je m'asseois au plus prochain café. J'écoute les rumeurs, je recueille les avis, et de ces bribes je me reconstruis la soirée entière, pièce, acteurs et public.

Les industriels qui grouillent autour des salles sont mes amis ; du marchand de programmes au vendeur de contre-marques, je les sens tous de ma famille.

Si je rencontre dans la rue une voiture de décors, il me passe un éblouissement.

L'heure à laquelle j'entrais d'ordinaire en scène ne sonne pas une seule fois sans que mon cœur se serre instinctivement.

Parfois je reste planté sur mes jambes devant la porte du théâtre où je jouai si longtemps.

Ces gens qui se pressent autour des bureaux, il me semble qu'ils viennent pour m'applaudir. Toutes les places se garnissent.

Le lustre projette ses miroitements sur la toilette des femmes ; l'orchestre donne le signal.

J'entre en scène.

Ma verve flambe, le rôle est enlevé. Les bravos succèdent aux bravos.

On me rappelle, et… je m'aperçois qu'il pleut à verse et que je me suis pendant cette extase laissé traverser jusqu'aux os.

Ce qui n'empêche pas que je recommence le lendemain.

— Et elle! n'est-elle pour rien dans vos souvenirs, demanda Athanase?

— Ils ne vivent que par elle.

— Vous l'aimez donc encore?

— Oui.

— Ah! vous voyez bien que vous aviez tort tout à l'heure de me dire de renoncer à mon amour…

Rien n'est logique comme la monomanie.

La conséquence tirée par Athanase laissa son antagoniste sans réplique. Le clerc profita de ce mouvement d'hésitation pour être pathétique.

— Et ta! ta! ta!… moi je veux bien, si ça vous amuse, termina le numéro 9 après plusieurs sorties oratoires du numéro 11… Seulement, rappelez-vous bien ce que je vous dis. Vous vous en mordrez les pouces… Maintenant, si vous tenez absolument à retrouver la piste de la donzelle, je vous conseille d'aller à l'Agence cosmopolite.

— Quelle rue?

— Voilà l'adresse. C'est une des maisons qui se chargent de procurer des engagements aux acteurs… Une façon de bureau de placement, quoi!… Ils sont au courant de toutes les mutations et vous êtes à peu près certain…

Mais si vous vouliez m'écouter, vous ne bougeriez plus et vous vous replaceriez tout tranquillement chez un huissier de Paris… parce que… quand on aime… Enfin, suffit!

L'ex-clerc était déjà parti.

Du premier étage, il entendit le vieux comédien entonner à pleins poumons l'air de la Robe et les Bottes.

— Encore l'absinthe, murmura-t-il hésitant ; car ce chant enroué arrivait à lui comme un avertissement…

La voix se tut. Athanase reprit sa course.

XII
L'AGENCE COSMOPOLITE

L'Agence cosmopolite était bien, en effet, un véritable bureau de placement. Trials, laruettes, barytons, pères nobles, ganaches, traîtres, rôles marqués, déjazets, soprani, soubrettes, mères, utilités, elle tenait tout ce qui concernait son état.

Elle expédiait sur commande jusqu'aux confins du monde, et avait envoyé des ténors à Tobolsk, des contralti à Nouka-Hiva.

Curieuse industrie, pour laquelle il faut un cycle de connaissances et d'aptitudes spéciales.

L'administrateur de l'Agence cosmopolite les réunissait toutes. Il avait le coup d'œil d'un général d'armée, la mémoire d'un savant, l'habileté d'un maquignon.

D'un regard il toisait un nouveau venu ; en trois minutes il avait mentalement classé les artistes dans une des catégories par lui imaginées, et vous aurait dit à un centième près ce que pouvait être son rendement annuel.

Il possédait sur le bout du doigt la carte théâtrale du monde entier ; sachant que telle ville est impitoyable pour le chant et pitoyable pour la comédie ; que telle autre a la passion du drame ; que telle localité du Nord ne pardonne pas les nez en trompette à ses actrices ; que telle autre ne tient qu'aux mollets de ses danseuses.

Sachant encore le budget de chaque troupe, — ensemble et détail ; le jour où expirait, à cinq cents lieues, l'engagement d'un sujet, et devançant l'échéance pour proposer son remplaçant.

Sachant…

Que ne savait-il pas?

Il avait surtout l'art infini du placeur.

Jamais commis de nouveautés ne déploya plus de ressources pour faire accepter du client ce que l'argot spécial intitule des rossignols.

Il vous prenait un artiste comme une pièce d'étoffe, le faisait miroiter aux yeux du chaland, le montrait sous son jour et dans son pli favorables. Un poëme de diplomatie!

Athanase, en arrivant, pénétra dans la première pièce ; c'était l'officine.

Sur les murailles, plusieurs listes placardées annonçaient les demandes du moment et indiquaient les tableaux de diverses troupes de province et de l'étranger.

— Monsieur désire?… interrogea un employé.

Athanase, que les épreuves précédentes avaient légèrement enhardi, répondit sans rougir autant :

— J'aurais un renseignement à demander à monsieur l'administrateur.

— Veuillez passer au salon.

Dans ce salon, attenant à l'officine, trois personnes attendaient déjà ; deux causaient ensemble, la troisième était seule.

— Pas de chance, disait le premier causeur.

— Bah! tu as été égayé?

— Figure-toi que voilà trois villes où je vais. Dans l'une, le directeur a trouvé que je criais trop haut ; dans l'autre, le public a trouvé que je chantais trop bas ; dans la troisième, sous prétexte que je ressemblais à un adjoint du maire qu'on déteste, on ne m'a pas laissé chanter du tout. Cris, banquettes cassées, sous jetés sur la scène… Oh! les débuts! les débuts!

— Cependant, mon cher, si tu étais spectateur payant dans ton trou de province, et qu'on t'infligeât de force des pannes.

— On voit bien que tu as eu de la chance dans tes derniers engagements.

— En effet ; mais là n'est pas la raison.

— Je t'attends au prochain attrapage.

— Et où vas-tu aller?

— A Liége, je crois.

— Jolie ville.

— Oui ; on dit surtout que le directeur est une espèce d'imbécile dont on fait ce qu'on veut…

L'administrateur de l'Agence cosmopolite venait d'ouvrir une porte latérale, et s'adressant à la troisième personne, qui prêtait avec une attention soutenue l'oreille à la conversation :

— Monsieur le directeur du théâtre de Liége, donnez-vous donc la peine d'entrer.

Le directeur obéit en lançant un coup d'œil qui démontrait suffisamment qu'il avait recueilli l'épithète de l'artiste.

— Bien! très-bien! fit celui-ci. Ces choses-là n'arrivent qu'à moi. Encore un engagement de passé au bleu. Ce n'est ma foi pas la peine que j'attende plus longtemps. Viens-tu?

Les deux causeurs sortirent de compagnie, laissant Athanase seul dans le salon.

Au bout d'une demi-heure, le directeur liégeois reparut enfin, accompagné par l'administrateur de l'Agence cosmopolite.

— Ainsi, disait l'administrateur, vous ne vous décidez pas pour mon baryton?

— Mon cher, que voulez-vous que je fasse d'un baryton qui louche?

— Vous vous figurez qu'il louche ; c'est une idée. Il a tout au plus un léger regard du côté droit… En ayant soin de chanter de profil…

— Son jeu est froid.

— Par exemple! Il a de la tenue.

— Il est trop petit.

— Peuh! Je vous conseille d'engager un géant. Les grands acteurs sont déplacés dans la plupart des rôles, ils encombrent la scène. D'ailleurs, vous ne réfléchissez pas aux conditions… c'est pour rien.

— A la vérité.

— Par le temps qui court, vous ne trouveriez pas…

— J'en conviens ; mais ce maudit œil.

— En chantant de profil, vous savez! et au moins trois cents francs d'économie par mois sur tous les autres barytons que je pourrais vous fournir.

— Sans doute… Seulement, cette diable de taille.

— Trois cents francs par mois, c'est une somme.

— Allons! puisque vous le voulez.

— Pas du tout. Notez bien que je ne vous contrains en rien. Celui-là ou un autre.

— J'en conviens.

— Si même vous croyez que j'aie quelque intérêt à vous parler ainsi, ne le prenez pas.

— Nullement.

— Mais, si! J'ai précisément, dans une autre ville, l'occasion de le placer.

— C'est signé, je l'engage.

— Comme il vous plaira. Quant à moi…

Le directeur de l'Agence cosmopolite venait de donner un petit spécimen de son savoir-faire. Après avoir reconduit le directeur jusqu'à la porte, il rentra en se frottant les mains, — avec la satisfaction bien légitime d'un homme qui vient de soulager son catalogue d'un baryton qui louche.

Il s'arrêta devant Athanase, et le passant en revue de la tête aux pieds :

— Vous jouez les grimes?…

— Non, monsieur.

— Tant pis. Vous avez tort ; c'est là votre vocation… Auriez-vous la faiblesse de vous destiner aux rôles tenus?

— Pas davantage.

— Vous sortez du Conservatoire?… Non… Des cafés-chantants, alors ; car je ne me rappelle pas encore vous avoir placé nulle part. Dans quel prix désirez-vous une position?

— Monsieur, le sujet qui m'amène n'est pas celui-là.

— Auriez-vous une direction? celle de la troupe ambulante de Pithiviers, peut-être?… Je sais qu'on devait la donner. Vous ferez bien de renouveler tout votre monde…

— Je n'ai pas l'honneur de…

— Ah!

— Je venais simplement vous demander un renseignement.

— Lequel?

— On m'a fait espérer que vous pourriez me procurer l'adresse d'une personne… à laquelle je m'intéresse et qui doit être engagée à Paris, Mlle Eulalie.

— Certainement… c'est notre maison qui a fait cette affaire… Mlle Eulalie joue le drame.

— Le drame?… Alors ce n'est pas la même. Celle-là tenait l'emploi de dugazon à Gérizy ; par conséquent…

— La belle raison. Comme si l'on ne changeait pas de genre à volonté aujourd'hui. Dans l'ancienne tradition, on avait la ridicule manie de s'immobiliser… Nous voyons journellement, à présent, une artiste commencer par la danse, continuer par le chant, poursuivre par la comédie et finir par le mélodrame.

— J'ignorais cette particularité.

— Mlle Eulalie joue, je vous le répète, le drame au Théâtre de la Croix-de-ma-mère. Elle demeure, 12, rue de la Tour-d'Auvergne.

— Combien je vous suis obligé, monsieur.

— De rien ; — mais je vous assure que vous avez tort de ne pas embrasser les grimes.

XIII
UNE ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE

Eulalie était élève du Conservatoire.

Née de parents fruitiers, mais honnêtes, elle avait passé les belles années de son enfance à écosser des pois, jusqu'au jour où, l'enfance étant devenue adolescence, un professeur de cet établissement, client de la boutique paternelle, fut frappé à la fois de ce qu'il eut l'indulgence d'appeler sa beauté et sa jolie voix.

Pour la beauté, un nez légèrement retroussé, — il les aimait comme ça, le digne homme! — et une paire d'yeux largement fendus avaient suffi à son enthousiasme.

Quant à la voix, après avoir entendu la petite fredonner sans fausse note un refrain de romance populaire, il avait déclaré sans hésiter qu'une grande artiste était née.

Que voulez-vous? c'était sa marotte à ce professeur! Il avait — comme beaucoup de ses collègues — la manie d'inventer des étoiles.

Dans les rues, dans les maisons, en voyage, partout où il entendait un son poussé par un gosier humain il prêtait l'oreille avec une scrupuleuse attention et au moins cinq fois sur dix assurait qu'il venait de découvrir un ténor superbe, une basse magnifique ou un soprano hors ligne.

Il avait ainsi embrigadé dans sa carrière plusieurs douzaines de génies musicaux arrachés à des professions que plus d'un devait regretter ensuite.

Eulalie se trouva du nombre des embrigadées.

Élève du Conservatoire! c'est un trophée pour une écosseuse de pois. Sans doute, en suivant les traces de sa famille, la fillette aurait pu gagner gros, épouser un brave et excellent garçon, vivre heureuse et avoir beaucoup d'enfants.

Mais élève du Conservatoire!

Il y avait de tout dans ce titre-là : de la gloire et de l'argent, des ovations et des équipages, des adorations et des meubles en bois de rose.

Et à ce propos, si j'étais sûr de ne pas être enfermé dans la maison du docteur Blanche pour prix de mes efforts désintéressés, je me permettrais d'adresser au Sénat une pétition ainsi conçue :

« Messieurs les Sénateurs,

» Il est de prudence élémentaire chez tous les peuples et dans toutes les conjonctures de prévenir par des précautions sagement combinées les catastrophes que peut prévoir l'intelligence humaine.

» Les chemins de fer ont appris, à nos dépens, la nécessité de signaux conservateurs ; la police maritime veille à l'entretien des phares ; l'édilité place devant les fondrières trop nombreuses de ses macadams des lanternes rouges qui crient casse-cou au passant ; enfin je doute qu'aucun ingénieur autorisât la construction d'un pont sans parapet.

» Ne serait-il pas à la fois juste et prévoyant de mettre un simple garde-fou et d'allumer un humble lampion sur les bords glissants de ce précipice qu'on nomme le Conservatoire?

» Les accidents s'y multiplient avec une continuité qui appelle d'urgence l'attention de l'autorité.

» En conséquence, Messieurs les Sénateurs, j'ai l'honneur de vous proposer une mesure qui remplirait à la fois et, je crois, avec utilité, le double emploi de garde-fou et de lampion.

» Elle consisterait à publier le martyrologe rétrospectif des infortunés de l'un et l'autre sexe qui, pour avoir glissé sur cette pente redoutable, ont vu leur existence compromise ou perdue par ce cruel événement.

» Pour cela il suffirait de dresser des listes comparatives du nombre des élèves admis, en faisant suivre le nom de chacun de renseignements succincts mais précis sur la carrière par lui parcourue au sortir dudit établissement.

» Les listes en question seraient ensuite tenues au courant chaque année et déposées dans un lieu public où quiconque aurait la tentation de suivre cette carrière pourrait auparavant venir les consulter et s'édifier lui-même.

» De cette façon, Messieurs les Sénateurs, vous auriez la satisfaction d'avoir fait servir par hasard la statistique à quelque chose, en arrachant à un péril imminent des citoyens et des citoyennes dont la reconnaissance bénirait plus tard votre bienveillante sollicitude, et l'autorité cesserait d'avoir à se reprocher des malheurs qu'il ne faudrait plus attribuer qu'à la témérité des victimes.

» Daignez, Messieurs les Sénateurs, agréer les civilités empressées de votre très-humble serviteur. »

Telle est la pétition pour laquelle j'ai maintes fois été tenté déjà de prendre la plume.

Mais la réforme est si rationnelle que décidément j'aurais trop de chances d'être dirigé sur la maison du docteur Blanche!

Tant pis pour les Eulalies de demain et des jours suivants!

La nôtre, après avoir partagé les illusions d'usage, devait partager les déceptions accoutumées.

On avait fait passer sa voix sous ce niveau banal et impitoyable qui supprime toutes les cimes ; on avait soumis son goût à cette orthopédie classique qui traite l'originalité comme une infirmité ; on lui avait enfin décerné quelques-uns de ces accessits de pacotille qui coûtent un ou deux pleurs à la sensibilité des parents sans jamais rien rapporter à l'avenir des enfants.

Puis — comme l'habitude de manger est une première nature — il avait fallu accepter, au lieu du Grand-Opéra rêvé, les épreuves du cabotinage de province.

La filière est la même pour tous les accessits, qu'ils soient décernés au nom du chant, du drame ou de la comédie.

O déchéance!

La voilà donc cette vie ambitionnée! S'étioler dans un petit coin, user sa mémoire à un travail forcé, arriver pédestrement dans un théâtre borgne, gravir un escalier boueux, entrer dans une loge aux murs suintants, se déshabiller et s'habiller en grelottant, entrer en scène en tremblant, jouer avec des mâchoires devant des Béotiens dont les sifflets humilient sans que leurs bravos réjouissent, regagner la loge humide, grelotter de nouveau pour dépouiller les oripeaux, redescendre l'escalier toujours boueux, traverser les rues désertes et rentrer au gîte seule ou dans quelle compagnie!…

La voilà donc cette vie ambitionnée.

Oh comme Eulalie aurait bien voulu n'avoir jamais été élève du Conservatoire!

XIV
INTÉRIEUR D'ACTRICE

La dugazon languissait ainsi à Gérizy, quand celui que la prose du Phare dramatique appelait notre éminent Cramoizin, obtint, — grâce à des protections, — un emploi de demi-comparse au Théâtre de la Croix-de-ma-mère.

Être éminent et avoir des protections pour en arriver à une position sociale qui vous permette de dire dans le cours d'une soirée trois phrases et demie dans le genre de :

« Madame la duchesse, votre fête est charmante. »

N'est-ce pas un des exemples les plus cruels des ironies de la phraséologie humaine?

Quoi qu'il en soit, au moment du départ, notre éminent Cramoizin s'était souvenu des préférences dont la dugazon passait pour l'avoir honoré jadis, et il lui avait prouvé sa reconnaissance en lui procurant pour la même scène un engagement mitoyen entre l'actrice et la figurante.

Mais, à Paris, n'y avait-il pas le chapitre des crédits extraordinaires?

Le Théâtre de la Croix-de-ma-mère, adoptant le système de la confusion des genres, si répandu aujourd'hui, variait le mélodrame par la féerie, et, dans la féerie, le maillot peut mener à tout.

Bref, Eulalie avait accepté avec empressement, et s'était installée rue de la Tour-d'Auvergne, comme l'avait dit l'administrateur de l'Agence cosmopolite.

Quelle installation!

C'est surtout dans la vie théâtrale que la roche Tarpéienne est près du Capitole.

A une extrémité, les splendeurs inouïes, les traitements insensés, les luxes arrogants ; à l'autre, les privations et les misères.

Eulalie en était à l'extrémité fâcheuse.

Une chambre précédée d'une pièce qui cumulait les fonctions de cuisine, d'antichambre et de cabinet de toilette.

Dans la chambre, qu'un marchand de meubles avait décorée, moyennant location, de ses produits de rebut, Eulalie achève d'onduler ses cheveux avec une pincette chauffée à la cheminée, tout en consommant un débris de charcuterie.

De temps en temps elle exécute une roulade pour s'assurer — c'est son expression — que la voix ne se rouille pas dans l'inaction, ou adresse la parole à une femme de ménage qui reprise le bas d'une robe de soie effrangée par un usage trop prolongé.

— Il n'est pas fameux, ce petit salé… Pour combien en avez-vous pris, madame Michel?

— Pour six sous.

— Les charcutiers de Paris sont joliment voleurs. A Gérizy, pour le même prix, j'en avais deux fois autant…

— Tout augmente, que c'est affreux.

— Je ne m'aperçois pas assez de cette augmentation-là dans nos appointements… Do, ré, si, sol!… Tâchez que ce soit une reprise perdue…

— Dame!… sauf votre respect, la robe est un peu mûre.

— Un peu, beaucoup ; mais il faut espérer que ce ne sera pas toujours comme ça… Tra, la, la, la, la, la… Si, sol, do, la, la, fa!…

— Je le crois ben… quand on a votre physique…

— Hier au soir, j'ai reçu une lettre…

— Voyez-vous ce que je vous disais… si j'avais des fonds, je les placerais les yeux fermés sur votre avenir…

— Cette bonne madame Michel.

— C'est que je m'y connais… Feu Michel, mon défunt, n'a pas été souffleur pour rien pendant dix-sept ans et neuf mois… Oui, madame, dix-sept ans et neuf mois passés dans la boîte de chêne… Ce n'est pas un jour ; sans compter que pendant ce laps, il n'a pas une seule fois voulu voir comment était faite la salle avec le public dedans.

Eulalie avait allumé une cigarette pour son dessert.

— C'est drôle, hein!… poursuivit madame Michel, de vivre si longtemps dans un théâtre et de ne jamais être en tête-à-tête qu'avec le bas des jambes des acteurs et des actrices… mais aussi il n'y avait pas son pareil pour souffler… Esclave de son devoir, quoi!… Il n'a pas fait manquer une réplique pendant tout son laps!… il n'avait même pas besoin de regarder les artistes! Il devinait qu'ils allaient être embarrassés, rien qu'à voir la manière dont ils trémoussaient des jambes… Un rude homme, sans flatterie… C'est pour vous dire que j'ai le droit d'avoir une opinion. Je parierais que cette lettre est au moins d'un grand seigneur…

— Oh! un grand seigneur… Vous exagérez, madame Michel…

— Toujours bien d'un négociant en gros.

— Plutôt.

— Ma foi, moi j'aimerais autant… Rien que dans la rue des Lombards il y a des fabricants de produits chimiques qui sont crânement dans leurs affaires, allez!… Et sa lettre est bien brûlante?…

— Madame Michel!

— Faites excuse, mademoiselle ; mais j'adore ça, moi, les amourettes ; ça me ragaillardit… Que feu Michel, mon défunt, qui savait mon faible, il a tout fait pour me faire entrer habilleuse à son théâtre…

— Il me demande la permission de se présenter chez moi…

— Comment donc!… Le produit chimique n'a jamais eu que de bons sentiments, j'en répondrais comme de moi, de ct' homme! Et quand est-ce qu'il viendra?

— Aujourd'hui…

— A la bonne heure! Ce n'est pas un perdeur de temps… Vous pouvez vous vanter d'avoir joliment fait de venir à Paris. Voilà votre affaire bâclée…

— Vous arrangez les choses à votre façon.

— C'est la bonne… Pourquoi bouder contre la chance?

— Rien ne vous prouve que ce monsieur…

— Est un homme sérieux. Quand je vous répète que j'ai des pressentiments qui ne me trompent jamais… Si vous tenez à en être plus sûre, je vas vous faire une réussite.

— Oh! oui! une réussite.

— Vous allez m'en dire des nouvelles… Je sais les cartes absolument comme si j'étais dedans…

Eulalie et Mme Michel étaient plongées dans leurs opérations cartomanciennes et celle-ci répétait en montrant le dix de trèfle et le roi de carreau :

— Toujours de l'argent et un homme d'âge… C'est comme si le notaire y avait passé.

A ce moment on sonna discrètement à la porte.

Les deux femmes bondirent.

— C'est lui! s'écria Eulalie.

— A quelle heure qu'il devait donc venir?

— A deux heures…

— Il les est… Hein! tout de même, comme ça fait passer le temps, ces scélérates de cartes…

— Madame Michel, ma robe, bien vite…

— J'ai encore un point à y faire.

— N'importe… Mettez donc du bois dans la cheminée… Ouvrez un peu la fenêtre pour enlever l'odeur de la cigarette… serrez le paquet de Maryland…

— Minute… Comme vous y allez! on ne peut pas se couper en quatre!

La sonnette retentit une seconde fois…

— Il va s'en aller, soupira Eulalie avec angoisse…

— Il n'y a pas de risque… Il doit nous entendre remuer à travers la porte… Et puis les amoureux, ça ne se décourage pas si facilement.

— Suis-je bien coiffée?

— A croquer.

— Allez ouvrir alors… Non!… l'assiette au petit salé qui est restée sur le milieu de la table.

— Parbleu! il doit bien se douter que vous mangez…

Pour la troisième fois, on agita la sonnette…

— Quand je vous disais qu'il ne perdrait pas courage si facilement… Surtout recevez-le avec dignité et rappelez-vous le roi de carreau… Vous m'en direz des nouvelles demain matin…

Mme Michel était enfin allée ouvrir.

Eulalie, dans une attitude digne et réservée faisait bouffer de son mieux sa robe de soie passée, et attendait, assise auprès du feu, le visiteur annoncé par des pronostics si dorés.

XV
PÉRIPÉTIE

Ce fut Athanase Briquet qui entra…

....... .......... ...
....... .......... ...
....... .......... ...
....... .......... ...

XVI
UNE PREMIÈRE ENTREVUE

La femme de ménage s'était discrètement retirée, après avoir ouvert la porte à l'étranger. Eulalie attendait pour tourner la tête que celui-ci prît la parole.

Athanase restait donc livré à son irrésolution et à sa timidité.

Il n'osait avancer, et s'était arrêté sur le seuil de la chambre, tortillant gauchement son chapeau entre ses doigts.

C'est qu'il avait depuis quinze jours ajourné sans cesse ce moment ardemment souhaité ; c'est qu'il avait fait vingt plans de campagne avant d'en adopter un ; c'est qu'il avait écrit trente lettres avant d'envoyer celle qui avait donné carrière aux suppositions que vous savez.

De son côté Athanase n'avait pas été sans se livrer, sur l'intérieur d'Eulalie, à des hypothèses que la réalité venait violemment démentir.

Pouvait-il se représenter le boudoir d'une actrice parisienne autrement que sous des couleurs empruntées à la palette des Mille et une Nuits?

Au lieu de cela, il retrouvait à Paris une simplicité très-proche parente des protêts de Gérizy, et sa surprise augmentait encore son embarras.

Ce qui prouve sa bonne foi ; — car un roué n'aurait pas manqué de puiser dans cette circonstance une subite hardiesse.

La situation cependant ne pouvait se prolonger et Eulalie, voyant que la montagne ne venait pas assez vite à elle, se décida à aller à la montagne.

N'était-elle pas un peu parente de Mahomet, — ne fût-ce que par son paradis?

Donc se retournant tout à coup :

— Veuillez, monsieur, prendre la peine…

Elle laissa la phrase en suspens à la vue d'Athanase.

Étriqué dans son habit vert bouteille, tremblant, changeant de couleur, il avait un air piteux qui répondait si peu aux promesses du roi de carreau accompagné de beaucoup de trèfle!

L'actrice d'ailleurs venait de reconnaître, — avec la mémoire de la bourse, — le clerc aux protêts provinciaux. Aussi, se méprenant complétement et songeant à certaine créance qu'elle avait laissée là-bas :

— Ah! c'est vous, jeune homme, fit-elle d'un petit ton dédaigneux. Il paraît que vous vous entendez à suivre les pistes…

— Mademoiselle, répondit Athanase se méprenant à son tour, si je me suis permis de vous attendre le soir à la sortie du théâtre…

— Vraiment! de mieux en mieux! Mais c'est de la haute police… Vous avez tort de ne pas vous présenter à la préfecture ; on utiliserait vos mérites.

— A la préfecture?… Je ne comprends pas…

— Cela m'étonne de votre part… Un si habile limier!… Croyez-moi, mon cher, vous gagneriez plus à ce métier-là que dans vos fonctions de saute-ruisseau chez votre loup-cervier de province…

L'épithète de saute-ruisseau était entrée comme une lame de poignard dans le cœur de l'amoureux.

— A propos, reprit la comédienne, que me veut-il, votre monsieur Loyal?…

Encore un morceau de sa façon… Donnez, l'ami… et dites-lui qu'une autre fois il ne prenne pas la peine de faire voyager à mon intention ses petits clercs… Ils n'auraient qu'à se perdre en route… Eh bien! ce protêt, cette saisie, ce n'importe quoi… Donnez!

— Mademoiselle, fit Athanase suffoquant… Mademoiselle…

— Ah! mais non! c'est déjà bien assez d'être forcée de lire votre prose, sans l'entendre par-dessus le marché… Donnez donc, monsieur le clerc.

— Je ne suis plus clerc! cria le malheureux.

— Pas possible!… Mais alors qu'êtes-vous donc?

— Je suis… Je suis… amoureux. Amoureux à en perdre la raison.

— Grand Dieu! riposta Eulalie en parodiant le ton tragique de cette déclaration… Serait-ce par hasard vous, Monsieur, qui…

Et en montrant la lettre elle toisait avec insolence Athanase qui fit de la tête un signe honteusement affirmatif.

— Vous! reprit l'actrice courroucée… Vous! Vous!…

Ces trois exclamations avaient parcouru une gamme descendante en passant de la colère à l'ironie, de l'ironie à la gaîté folle.

— Je ne savais pas… ah! ah! ah! ah!… que dans les études… ah! ah! ah! ah!… on apprît à libeller… ah! ah! ah!… ce genre d'actes… Soyez convaincu, monsieur, que je suis très-honorée… ah! ah! ah!… des hommages d'un personnage aussi important… d'un homme que sa fortune et son talent… Désolée, mais on m'attend au théâtre pour une répé… ah! ah! ah!… pour une répétition.

— Ordinairement vous n'y allez qu'à trois heures, balbutia Athanase.

— En vérité… monsieur est supérieurement renseigné… C'est juste. J'oubliais que monsieur a bien voulu me suivre… Afin de vous épargner aujourd'hui cette fatigue, permettez-moi de vous prier de passer devant!…

XVII
NUMÉRO NEUF ET NUMÉRO ONZE

— Triple sot! animal! butor!… soupirait le numéro 11 en arpentant sa chambre avec fureur… n'avoir pas trouvé un mot à répondre!… m'être laissé terrasser par ses railleries…

N'avait-elle pas le droit de me railler, quand stupide et hébété…

— Eh bien! eh bien!… qu'est-ce qu'il y a?

D'où vient ce tapage,
Ce tapage, ce tapage?…

C'était le numéro 9 qui entrait chez son voisin.

Le vieux comique avait déjà une légère pointe, comme l'attestait le fragment de couplet qui escortait son apparition.

— Bigre! nous avons l'air furieusement agité aujourd'hui! L'aurions-nous vue, par hasard?

— Oui, je l'ai vue.

— Il paraît que le colloque n'a pas été caressant…

Dans ce temps-là,
C'était déjà comm' ça!…

— Mon pauvre ami, je suis bien malheureux… J'ai été bête, j'ai été grotesque… J'entends encore ses rires…

— Ah! elle a ri… L'autre aussi elle riait… Vous savez, l'autre… ma Berthe!

Parbleu!… Est-ce qu'elles ne se ressemblent pas toutes?

— Elle a eu raison de rire, reprit Athanase avec animation. Elle a eu raison de me dire que je n'avais ni fortune, ni talent.

— Et moi, je vous répète qu'elles se ressemblent toutes… Comme chantait un couplet sur l'air Du serin qui te fait envie.

Des femmes s'lon moi la meilleure,
Ne vaut…

— Pas de talent!… pas de fortune!…

— Vous voyez bien que c'est une sans cœur comme ses pareilles et quand je vous conseillais de ne plus l'aimer…

Pauvre garçon… A votre place je n'irais pas par quatre chemins. L'absinthe, voyez-vous, il n'y a que cela pour l'oublier.

— Et moi, je préfère le travail pour la mériter.

— A votre aise… chacun son goût… si vous croyez que ça vous mènera loin, vos pièces… Au revoir, voisin…

Au revoir,
A ce soir,
Dans ma chambrette…

Et le numéro 9 regagna sa bouteille, tandis que le numéro 11 tirait ses manuscrits de son secrétaire.

XVIII
ÉCRITURES EN TOUS GENRES

Pendant un an, ce fut un labeur opiniâtre.

Il s'agissait de conquérir cette fortune et ce talent dont l'actrice avait si ironiquement déploré l'absence.

Athanase ne sortait que pour aller au théâtre où jouait Eulalie. Il avait, quand ses forces faiblissaient, besoin de la voir pour ranimer son énergie. Après quoi, il revenait de la représentation, plein d'une ardeur nouvelle.

Comment, en effet, aurait-il pu être distrait de son idée fixe?

Il ne connaissait personne à Paris, n'avait pour toute relation que ses rapports de voisinage avec le comique en retraite ; et celui-ci entremêlait ses conseils de trop de couplets pour que ses remontrances eussent le poids nécessaire.

Au bout de l'année, Athanase avait achevé un drame, revu et corrigé — Dieu sait combien de fois.

Le drame était naturellement destiné au Théâtre de la Croix-de-ma-mère, avec rôle pour Eulalie ; mais il fallait auparavant faire mettre au net le brouillon aux innombrables surcharges.

Athanase se rendit chez un copiste dont son voisin lui avait donné l'adresse.

Un des types les plus intéressants que celui du copiste dramatique.

Ces entreprises d'écritures sont de véritables administrations, qui enrégimentent les employés par dizaines.

Le chef de l'entreprise réalise d'ordinaire de très-beaux bénéfices ; les employés gagnent trois francs par jour.

Pauvres gens! Quelques-uns, avant de copier les pièces d'autrui, en ont fait peut-être ; à coup sûr, après en avoir copié, ils ne seront jamais tentés d'en faire!

Ils sont trop bien renseignés pour cela.

Mais ils gardent leurs renseignements pour eux.

Avec un peu d'exercice, ils se font à l'égard du manuscrit cette impassibilité que le médecin acquiert en face de la souffrance, le fossoyeur en face de la tombe!

Tous les esprits sont pour eux égaux devant le tant la ligne ; — et cette égalité a quelque chose de vraiment fatal.

Ils sont presque sinistres, ces indifférents de la ronde et de la bâtarde.

C'est un débutant, c'est un maniaque, c'est un auteur célèbre… n'importe!

Le copiste reçoit la commande avec le même coup d'œil.

Si, pourtant, il voulait ou osait parler!

Au débutant il dirait :

« Jeune homme, vous abordez une carrière où tout le monde se croit appelé, où tout le monde veut être élu.

» Vous arrivez avec votre cher manuscrit en poche. Vous ne l'avez point encore tiré, mais déjà je le devine. Il est en vers, peut-être, en cinq actes au moins.

» Hélas! j'en ai tant vu mourir de ces actes!

» Jeune homme, vous croyez avoir fait un chef-d'œuvre, c'est l'ordinaire ; vous avez hypothéqué sur chaque tirade une espérance ; vous avez même trouvé des amis qui vous ont confirmé dans ces croyances.

» Et quand même ils auraient dit vrai, les compères de l'amitié! quand même le chef-d'œuvre existerait!

» Je ne vous conseillerais pas moins de reprendre votre rouleau bien-aimé, et de tourner les talons.

» Ce seraient vingt-cinq francs d'économisés.

» Si je vous parle ainsi, c'est dans votre intérêt ; j'y perds une affaire, mais j'y sauve sans doute une existence.

» Adieu, jeune homme, sans rancune ; — et surtout, pas au revoir! »

Au maniaque, le copiste dirait encore :

« Bonjour, l'ami, je te connais.

» Les journaux gouailleurs s'arrachent les lambeaux de tes œuvres ; tu es le bouc émissaire de toutes les plaisanteries, le patito du grotesque.

» Et pourtant, tes cheveux grisonnent. Triste chose que de voir profaner la vieillesse.

» Et pourtant tu portes un nom honorable. Triste chose que de le voir livré en pâture aux quolibets.

» Va-t'en, je t'en prie, et change de marotte.

» Les folies furieuses inspirent une respectueuse terreur ; les folies inoffensives n'excitent que la moquerie. »

Il dirait enfin à l'auteur célèbre :

« Maître, je vous salue.

» Vous avez eu de beaux et retentissants succès depuis quelque temps, et vous êtes aussi grand que je suis humble.

» Votre grandeur cependant ne m'impose pas, et je copie votre prose du même train que je copierais un vaudeville des Funambules. Ne serait-ce pas un avertissement dont vous feriez bien de profiter? J'en ai tant transcrit d'auteurs à succès, qui, aujourd'hui…

» Maître, soyez modeste, car l'avenir n'est à personne ; redoublez d'efforts, car la vogue se lasse ; défiez-vous, car l'envie veille… »

Il dirait cela, le copiste, et bien d'autres choses aussi ; — mais son égoïsme trouve moins fatigant de ne rien dire du tout.

Copie ce que dois, advienne que pourra.

XIX
LE CARNET D'UN COPISTE

J'en sais pourtant un qui s'était départi de cette règle d'insouciance systématique ; c'était un naufragé du déclassement, dont la plume aurait mieux mérité que ce métier d'esclavage calligraphique.

Après sa mort, on trouva dans ses papiers un carnet sur lequel il avait coutume d'inscrire au jour le jour ses impressions.

C'était un recueil fantasque et sans suite, d'observations, de boutades, de pensées, de critiques.

Je puise au hasard quelques fragments dans l'original, qu'une suite de hasards amena dans mes mains :


« Janvier, 18…

» Ce matin, le patron m'a donné à copier un manuscrit signé d'un auteur connu et d'un aspirant dramaturge.

» J'ai compté les lignes.

» Il y en a trois de la main de l'auteur connu ; le reste est du petit…

» Bien entendu, l'auteur connu sera nommé le premier et touchera les trois quarts des droits.

» C'est peut-être parce que je n'ai jamais voulu être le petit que je dois aujourd'hui à mes piètres fonctions l'honneur de constater sur autrui cet écart de justice distributive. »


« Mars, 18…

» M. X… se présente à l'Académie.

» Ce serait sans doute le moment d'envoyer aux immortels la collection de fautes d'orthographe moulées d'après nature sur les autographes du candidat.

» Après cela, il pourrait y avoir de ces messieurs qui prendraient cet envoi pour une allusion personnelle ; — et pour ce qu'ils feront jamais au Dictionnaire!… »


« Octobre, 18…

» Voilà, — en seize ans d'exercice, — la première fois que je transcris une idée neuve.

» Dieu bénisse le garçon qui m'étrenne! »


« Décembre, 18…

» Il paraît que Dieu n'a pas voulu le bénir.

» Il est revenu à l'administration pour faire remanier sa pièce.

» On l'a reçue à condition qu'il retirerait l'idée en question. Au fait, on a raison. Ce serait un mauvais exemple à donner au public. »


« Mai 18…

» Parlez-moi des féeries. Il y a des blancs à chaque instant.

» Rien de plus commode pour le copiste ; — et pour le dialogue donc!

» L'esprit manque… »

(Ici le machiniste trouvera un truc.)

« La scène languit… »

(Tout à coup la table s'ouvre et se métamorphose en baignoire.)

« L'intrigue s'embrouille… »

(Pluie de feu, entrée des diablotins. Ballet.)

» Naturellement, ce genre de littérature est un des plus lucratifs. La table changée en baignoire rapportera plus à son écrivain que tout le répertoire de l'Odéon réuni. »


« Juin 18…

» Quelques chiffres.

» J'ai compté dans ma pratique :

» 63 fois l'histoire de l'enfant volé au prologue et retrouvé au dénoûment.

» 112 aveugles recouvrant la lumière.

» 126 muets recouvrant la parole.

» 6,980 adultères.

» 11 incestes.

» 14,365 duels.

» 13,925 quiproquos — pour vaudevilles.

» 17,631 filles séduites.

» 37,921 mariages.

» J'ai copié :

» La même scène dans 1,234 drames.

» Le même bon mot dans 2,433 comédies.

» Les mêmes types dans…

» Mon arithmétique ne va pas au delà.

» Et dire que le métier de copiste n'est pas plus honoré! »


« Novembre 18…

» On a inventé avant-hier une danse nouvelle.

» Trente-neuf vaudevillistes ont apporté hier à l'administration trente-neuf à-propos à copier.

» Ils ont tous recommandé le secret : le collègue A… à cause de son collègue B…, le collègue B… à cause de son collègue C…, le collègue C… à cause de son collègue D…, etc.

» Parbleu! »


« Juillet 18…

» Épidémie de reprises. »

» Ces rengaînes des vétérans feraient bien du tort au commerce, si les rengaînes des novices n'étaient là pour l'alimenter quand même. »


« Août 18…

» Ma vue baisse.

» Est-ce pour se mettre au diapason des œuvres que m'apportent les génies contemporains? »


« Septembre 18…

» Impossible de continuer le métier.

» Je ne peux plus lire les tirades philosophiques de M. P…

» Fini de rire… »

XX
ÉMOTIONS D'AUTEUR

Le copiste à qui Athanase confia son manuscrit ne tenait pas de carnet.

Il appartenait à la classe générique des impassibles.

Il prit le brouillon d'une main calme, le rendit d'une main paisible, et ne sembla percevoir une sensation particulière qu'en sentant le frôlement du louis qui lui fut octroyé.

Mais pour Athanase, c'était différent. Une foule d'émotions s'éveillaient en lui au contact du paquet que lui avait remis le calligraphe.

L'auteur naissait au monde dramatique.

Il lui tardait d'être au grand jour pour déplier le précieux rouleau, et quatre à quatre il descendit l'escalier.

Enfin!

Il avait rompu — pour aller plus vite — la ficelle qui retardait son bonheur.

C'était bien lui, son drame en cinq actes, se pavanant dans de somptueux caractères de parade.

Comme ces lettres arrondies avec art donnaient du relief au dialogue!

Comme les noms des interlocuteurs se détachaient avec majesté sur la blancheur des interlignes.

Ici, la scène de provocation.

Les répliques, courtes et hachées, semblaient se choquer comme un cliquetis d'épées.

Là, la scène attendrie avec sa période solennelle.

Deux pages et demie!…

Soixante-neuf pages dans tout le manuscrit… soixante-neuf pages écloses dans le cerveau d'Athanase! Soixante-neuf pages, fruit de ses veilles, pensée de sa pensée.

Lui, le clerc obscur, il avait inventé des personnages, une action ; il était créateur.

C'est alors que les souvenirs des cartons verts de l'étude lui auraient paru mesquins!

Et il relisait encore, tout en marchant, les principaux passages de son œuvre. Et il relevait par instants les yeux pour toiser les passants. Et il faisait sonner ses talons sur le trottoir.

Telle était la sincérité de son exaltation, que s'il avait à ce moment rencontré Eulalie, il aurait été capable de la regarder sans baisser les yeux!

Bientôt même, il ne suffit plus à soutenir le poids de sa propre ivresse, il sentit qu'il avait besoin d'un second pour l'aider à porter ce faix joyeux.

Il doubla le pas et arriva essoufflé, mais triomphant, chez son ami le numéro 9.

XXI
SI JEUNESSE…

— Très-bien, fit le vieux comédien après avoir entendu d'un bout à l'autre sans sourciller les cinq actes de son voisin. Il y a là-dedans de l'action, de l'invention… je dirais presque du talent, si vous n'étiez pas mon ami… Et après?

— Comment après?

— Certainement après? que comptez-vous faire de ça?

— Ça, s'écria Athanase choqué de l'irrévérence, ça!… Une pièce à laquelle j'ai consacré tant de veilles et dont vous avez bien voulu vous-même encourager les humbles mérites… Mais je compte la présenter aujourd'hui même au Théâtre de la Croix-de-ma-Mère.

— Son théâtre, c'est juste ; j'oubliais… Et vous avez des protections?

— Aucune ; à quoi bon? Tous les journaux que je lis depuis mon arrivée à Paris gémissent sur la décadence de l'art dramatique et la disette de bonnes pièces. Certes, je ne crois pas avoir fait un chef-d'œuvre ; mais à un ouvrage consciencieusement travaillé, on fera bien l'honneur d'un examen consciencieux.

— Oui… oui… soyez tranquille, le directeur ne se couchera pas ce soir avant d'avoir dévoré votre manuscrit d'un bout à l'autre!…

— Vous avez tort de me plaisanter.

— Et vous, vous avez tort d'être si plaisant. Désirez-vous savoir l'horoscope de votre pièce? Bon. Vous allez la porter au concierge de la Croix-de-ma-Mère.

— Non pas, protesta Athanase qui s'était soudain rappelé les détails de sa réception dans la loge des époux Balandreau…

— Alors vous remettrez votre drame au secrétariat avec une lettre à l'adresse du directeur. Vous attendrez un mois, deux, six… Impatienté, vous écrirez de nouveau, puis en échange de vos deux épîtres vous en recevrez une d'un des employés de l'administration où l'on vous annoncera que :

« Malgré les remarquables qualités de votre pièce, elle s'éloigne trop du genre adopté par le théâtre ; en conséquence de quoi on vous prie de venir débarrasser les cartons encombrés de ce colis importun. »

— Si pourtant mon œuvre a paru digne de…

— Digne de quoi?… Est-ce qu'une œuvre est digne de quelque chose quand elle est signée : Athanase Briquet? Vous ne vous doutez pas, enfant, de la ligue contre laquelle vous aurez à lutter, des ennemis qui combattront contre vous.

Au premier rang, les auteurs chevronnés, les millionnaires de la scène pour qui a été fait le dicton : L'eau va toujours à la rivière. Derrière eux les influences des commanditaires, du ministère, des journaux, des…

— Je connais la tirade, je l'ai lue dans une foule d'articles.

— Et c'est ainsi qu'elle vous a profité?

— Je ne me défie de rien tant que des vérités trop souvent proclamées. Les fabricants de satires sont d'éternels rabâcheurs.

— Ne faudrait-il pas qu'ils changeassent quand les travers humains ne changent pas?

— Les hommes ne sont pas si mauvais qu'on veut bien les faire.

— Vous y tenez… Comme il vous plaira et à votre santé, dit le vieux comédien en se versant un verre d'absinthe…

Bon voyage,
Monsieur Dumollet!…
....... .......... ...

Au bout de six mois d'attente, — jour pour jour — Athanase reçut — mot pour mot — la réponse que lui avait annoncée son ami.

XXII
AIRS VARIÉS POUR GROSSE CAISSE

Il fallait se rendre à l'évidence ; l'expérience avait eu raison, mais l'expérience était bonne fille et elle dit au pauvre désolé :

— Maintenant vous ne refuserez pas de me croire, j'imagine. Permettez-moi donc de mettre à votre disposition le peu de crédit que m'ont peut-être laissé d'anciennes amitiés. Je n'aurais point osé vous offrir tout d'abord ce semblant de protection… J'ai l'air d'un si étrange protecteur!

— Vous pourriez?…

— Je ne sais si je pourrai pouvoir, je pourrai toujours essayer. N'allez pas retirer votre manuscrit avant une seconde sommation. D'ici-là j'aurai fait agir mes meilleurs ressorts.

La seconde sommation arriva : mais elle prouvait que le bonhomme du numéro 9 n'était pas resté oisif.

Il y avait dans la rédaction un moelleux qui contrastait avec le ton officiellement poli de la première fois.

Athanase se crut vainqueur et se rendit au rendez-vous qui lui était donné avec un nouveau fonds d'illusions toutes fraîches.

Sur l'exhibition de la lettre qu'il avait reçue, on l'introduisit auprès d'un monsieur qui semblait plongé dans un travail des plus épineux.

Ce n'était pas le directeur, — comme le supposa d'abord le naïf Athanase — c'était le secrétaire du théâtre.

Quant au travail qui l'occupait…

Vous hantez les journaux, n'est-ce pas? — En ce cas, vous ne sauriez vous être soustrait aux impressions que fait nécessairement naître la lecture de ce qu'on nomme le bulletin théâtral.

Ce soir, au théâtre de… le drame sublime qui pendant cent représentations arrachera des larmes à tout Paris.

Ce soir, au théâtre de… la délicieuse comédie qui pendant cent soirées consécutives fera rire trois mille spectateurs.

Ce soir, pour la seconde fois, la pièce dont la première représentation prendra place dans les annales des succès contemporains.

La foule continue à se presser au théâtre de… pour applaudir le jeu inimitable de…

Les bureaux de location du théâtre *** sont littéralement pris d'assaut par le public…

D'où il est toujours résulté pour moi, — et pour vous sans doute, — un triple sujet d'admiration.

J'admire sincèrement le génie de MM. les auteurs contemporains dont les productions inspirent de pareils dithyrambes.

J'admire plus sincèrement la présence d'esprit du public qui, au milieu de tant de chefs-d'œuvre, ne semble nullement embarrassé du choix.

J'admire très-sincèrement la fécondité des écrivains dont la plume, véritable Protée du panégyrique, prend tour à tour toutes les formes pour exalter les cœurs dans l'intérêt de la recette.

Avoir pour thème unique ces mots : Louange forcée, approbation quand même, et trouver trois cent soixante-trois ou quatre fois l'an, des variations… variées sur cette même corde, — j'allais écrire ficelle, — arracher des accents toujours nouveaux à une aussi antique grosse caisse, c'est gigantesque. Car on cite des merveilles dans ce genre-là.

L'art dramatique fait concurrence aux marchands d'habits confectionnés et aux chapeaux à sept francs. (Halte-là! ne passez pas sans… etc.).

Et, qui pis est, le plus souvent on charge un homme d'esprit de cette abominable besogne!

Telle était précisément la fonction à laquelle vaquait le secrétaire du Théâtre de la Croix-de-ma-mère.

Il avait dans la matière une supériorité incontestée sur tous ses collègues. C'était lui qui, le premier, avait apporté dans la réclame l'élégie et le jeu de mots.

C'était de lui qu'on se rappelait des annonces mémorables telles que :

— De toutes les infirmités auxquelles est sujette la nature humaine, aucune n'inspire une pitié et une sympathie plus universelles que la cécité. Avec quel respect l'histoire parle des aveugles illustres! Avec quel élan la main du passant s'ouvre pour soulager la misère des aveugles mendiants!… L'Aveugle de Tobolsk, lui, fait à la fois ouvrir les mains et battre les cœurs, remplit en même temps le souvenir des spectateurs et la caisse de son heureux théâtre…

Le Duel, ce drame palpitant, a, chaque soir, pour témoins, treize cents personnes ; et ces témoins déclarent d'une voix unanime, en sortant, que l'honneur de l'art est satisfait!

On conçoit que la préoccupation soit permise à l'homme qui doit imaginer périodiquement toutes ces gentillesses, et on excusera M. le secrétaire de la façon légèrement indifférente dont il reçut Athanase.

Celui-ci avait, en arrivant, exhibé l'invitation à comparoir.

— Ah! parfaitement, monsieur ; parfaitement, je sais de quoi il s'agit. (En aparté.) Je ne comprends pas ce que j'ai aujourd'hui… Il m'est impossible de trouver une formule originale… Asseyez-vous, monsieur.

— Ne prenez pas garde.

— Nous disions donc… C'est cependant très-important. La pièce ne fait pas un centime. Il faut la relever à tout prix… Nous disions donc que j'ai lu, monsieur, votre ouvrage avec le plus grand soin.

— Je croyais que c'était le directeur.

— Parfaitement, parfaitement… M. le directeur a lu votre ouvrage avec le plus grand soin, sur la pressante recommandation dont il était accompagné… Sapristi! Je n'en sortirai pas… Vous permettez que j'expédie tout en causant une affaire pressée.

— Comment donc!

— Oui, monsieur le directeur, grâce à la recommandation dont… Une allusion à la chaleur est joliment usée. Le succès qui défie le thermomètre a trois chevrons au moins… Il l'a lue avec le plus grand soin…

— J'en suis infiniment reconnaissant…

— J'ai bien aussi le paragraphe commençant par un nombre de fantaisies et se terminant par : l'éloquence des chiffres est la meilleure… Il y a de très-jolies scènes dans votre Château des Cadavres.

— Pardon, monsieur, mais ma pièce s'intitule Le Remords.

— Vous êtes sûr?… Alors, je confondais… Parfaitement, parfaitement. A présent, je me rappelle. Le Château des Cadavres est d'un autre… Ce que je vous ai dit n'en est pas moins vrai… Le Remords a été lu avec des égards tout particu… Je tiens une idée : Qui donc avait prétendu que les jours se suivaient mais ne se ressemblaient pas? Au théâtre de… Non. C'est vulgaire, c'est poncif… Excusez-moi, monsieur, je continue à expédier. M. le directeur vous témoigne la satisfaction que lui ont causée plusieurs scènes.

— Je…

— Charmantes.

— Oh! monsieur.

— J'irai plus loin : remarquables… C'est effrayant comme je baisse, autrefois, j'aurais expédié ma douzaine de notes par jour…

Athanase palpitait d'espoir, et comme l'espoir est toujours impatient :

— En sorte, monsieur… aventura-t-il.

— Saperlotte! Cette fois, je la tenais, et vous m'avez fait perdre le fil. Enfin, n'importe. Il y a un malheur à votre drame, c'est qu'il manque de mouvement et de mise en scène.

— J'ai voulu épargner des frais.

— Épargner des frais à notre théâtre qui doit toute sa vogue à la pompe de ses décors!

— Je l'ignorais.

— Si vous aviez seulement un tableau où l'on pût intercaler un ballet.

— Au milieu de l'action?

— Parbleu!

— Mais le développement de la passion doit souffrir de cette halte.

— Pourvu que la recette n'en souffre pas… Nous avons monté l'an dernier un mélodrame des plus sombres où on dansait entre trois assassinats et deux suicides. Cela a fait un effet splendide.

— Alors, monsieur…

Le secrétaire ne répondit pas. Il poursuivait sa rebelle…

— Alors, monsieur… insista Athanase.

— Ça y est! exclama le rédacteur de réclames, saisissant la plume :

« Les beaux jours sont revenus avec le printemps. Mais le véritable printemps, le printemps éternel, le printemps qui réunit les fleurs et les fruits, c'est celui dont jouit le succès de la Trappe mystérieuse. Aujourd'hui, salle comble comme à l'ordinaire. »

Bravo! très-réussi! Cette comparaison du printemps a quelque chose d'empoignant… Jean! Jean!

— Alors, monsieur… réitéra Athanase en élevant le ton.

— Votre manuscrit… Je vais vous le faire rendre… Jean!… Une autre fois, sacrifiez au truc, c'est un conseil d'ami… Jean!… Désolé de vous quitter, mais on manquerait l'heure de tirage des journaux…

Et le secrétaire, — son idylle à la main, — s'élança à la recherche du garçon.

Quant à Athanase, comme il franchissait le seuil en tenant précieusement sa pièce sous son bras, il se croisa avec une robe de soie qui laissa tomber au passage ces mots dédaigneux :

— Encore vous, mon brave?… Est-ce pour amour ou pour saisie?

Athanase s'appuya à la muraille. Il avait reconnu la voix d'Eulalie.

XXIII
UN APOPHTHEGME

Quand, à son retour, le débutant dramatique eut achevé de raconter à son vieux voisin tous les épisodes de cette journée malheureuse :

— Que voulez-vous?… opina celui-ci en fredonnant un chœur de sortie ; je ne comprends pas qu'on aille demander le bonheur à la littérature, quand on a l'absinthe sous la main.

XXIV
LE DIRECTEUR COMMERÇANT

Malgré ce conseil, — dont la qualité n'est pas garantie, — Athanase n'en devait pas moins poursuivre son odyssée avec une opiniâtreté quasi-fatale.

Il était écrit que, les obstacles irritant sa résistance, il parcourrait le cycle entier des épreuves.

Le premier directeur qu'il vit, après M. le secrétaire du Théâtre de la Croix-de-ma-Mère, n'était ni gras ni maigre, ni petit ni grand, ni bon ni méchant, ni poli ni malhonnête, ni sot ni spirituel, ni jeune ni vieux.

C'était le type banal, le directeur commerçant.

— Monsieur, dit-il au débutant, j'ai pris connaissance de votre manuscrit, parce que c'était mon devoir ; je vous le rends, parce que c'est mon droit.

Chaque année, je lis comme cela au hasard quelques-uns des ouvrages qui sont déposés au théâtre.

D'avance, je suis bien certain de n'y rien trouver de bon ; quand, d'ailleurs, j'y trouverais quelque chose, cela ne modifierait nullement mon opinion et mes procédés.

Veuillez suivre mon raisonnement.

Un théâtre, n'est-il pas vrai, est une entreprise commerciale : je ne sors pas de là.

Vous, auteur, vous me demandez ma fourniture.

Avant d'examiner vos produits, j'examine votre marque de fabrique.

Le public préfère les chocolats A. et les champagnes B.

Sont-ce les meilleurs? Peu m'importe, si je suis épicier ou marchand de vins fins, et vainement viendrez-vous m'offrir des chocolats et des champagnes supérieurs dont la réputation ne sera point établie.

Au lieu de cela, je suis directeur de théâtre, ou, si vous l'aimez mieux, négociant en esprit.

Le public préfère l'esprit L. et l'esprit D. Pourquoi? Ce n'est point mon affaire.

Créez une vogue à votre marque de fabrique, et je serai votre très-humble entrepositaire et client.

— Ce qui revient à poser ce dilemme, répliqua judicieusement Athanase :

Il faut se faire jouer pour être connu, mais il faut être connu pour se faire jouer.

— J'ignore, monsieur, si cela s'appelle un dilemne ; moi, je nomme cela du commerce bien entendu et de la saine administration.

Voici le moment de la répétition. Mon intérêt et mon devoir m'y appellent de concert.

J'ai bien l'honneur de vous saluer.

XXV
LE DIRECTEUR SPÉCULATEUR

Le second directeur que vit Athanase était au premier ce que l'agiotage est au négoce. Froid, sec, réservé, il commença par le regarder avec des yeux perçants ; puis, satisfait sans doute de son examen :

— Monsieur, dit-il, c'est bien vous qui m'avez remis ce manuscrit?

— Moi-même, monsieur.

— Je l'ai parcouru ; il n'est pas sans valeur.

— Trop heureux qu'il ait pu…

— Il n'est pas sans valeur ; mais, avant d'aborder cette question secondaire, il m'importe de savoir si vous vous faites une idée bien juste de la situation d'un directeur.

— Par hypothèse.

— Les hypothèses ne suffisent pas.

Un directeur est un joueur qui a soixante-quinze chances contre lui et vingt-cinq pour lui.

Il engage ses capitaux, son honneur, son temps dans des opérations aléatoires où les pertes peuvent être énormes.

Il est naturel qu'en cas de réussite les gains soient considérables.

Chaque théâtre a, d'ailleurs, ses habitudes, et mes collègues agissent comme bon leur semble ; quant à moi, j'ai adopté un système dont je n'ai eu qu'à me féliciter jusqu'ici.

La stricte légalité protége… Vous m'écoutez bien, n'est-ce pas?

— Oui, monsieur.

— La stricte légalité protége les intérêts des pauvres, les intérêts des artistes, les intérêts des auteurs, les intérêts du public ; mais elle se soucie fort peu des intérêts du directeur.

N'était-il pas d'une équité scrupuleuse… Vous continuez à m'écouter?

— Oui, monsieur.

— D'une équité scrupuleuse, je le répète, de rétablir l'équilibre rompu au détriment du directeur?

J'ai, dans cette entreprise, eu le bonheur d'être secondé avec un loyal désintéressement par les auteurs représentés sur la scène dont j'ai le privilége.

De leur propre mouvement, bien entendu… de leur propre mouvement, vous saisissez?… appuya-t-il en plongeant son regard encore plus avant dans les yeux d'Athanase… ces messieurs, pour contribuer à la prospérité du théâtre qui nous fait tous vivre, ont consenti à m'apporter un concours matériel. La lettre tue, n'est-ce pas, monsieur, et l'esprit vivifie. Nous avons ainsi constitué une sorte d'association de l'intelligence et du capital… Je leur fais gagner de l'argent en les jouant, et ils m'en témoignent leur reconnaissance en… partageant… avec moi… les… droits… que… Mais, fit vivement le directeur spéculateur, en surprenant sur le visage d'Athanase une grimace significative, mais… ces détails vous importunent probablement, monsieur, et j'aurais dû me borner à vous rendre votre pièce sans vouloir vous initier à des affaires de famille qui n'ont aucun intérêt pour des étrangers.

Athanase ne répondit pas, afin de rester poli quand même.

XXVI
LE DIRECTEUR HOMME DU MONDE

Le troisième directeur que vit Athanase était un modèle d'urbanité.

Il le reçut avec mille formules obséquieuses et mille prévenances empressées.

— Enchanté, monsieur, d'avoir le plaisir de faire votre connaissance. J'avais déjà beaucoup entendu parler de votre remarquable talent…

Oh! mais beaucoup…

Votre qualité d'inconnu… ou du moins de nouveau-venu, reprit-il avec un sourire gracieux, était en outre une puissante recommandation à mes yeux. Je ne comprends le théâtre qu'avec de la jeunesse, de l'originalité, de la hardiesse ; je suis de mon siècle en un mot.

Malheureusement, j'ai un associé, un bailleur de fonds, comme on dit…

Entre nous, il n'entend absolument rien aux entreprises théâtrales. Il devrait se borner — comme le font d'ordinaire ses pareils — à papillonner dans les coulisses ; pas du tout!

C'est un excellent et charmant homme, mais il a le travers déplorable de vouloir contrôler tous mes actes.

Pour votre pièce par exemple.

Elle me plaît ; elle me plaît extrêmement. Non, sans flatterie, je l'aurais montée d'enthousiasme…

Patatra!

Aux premières scènes que je lui en ai racontées, mon associé a crié à l'impossibilité. Ce qui me semblait piquant lui a paru périlleux ; ce que je trouvais original, il l'a jugé déraisonnable.

Je vous assure que tout n'est pas rose dans ma situation, et que je regrette autant que vous d'être obligé de vous parler ainsi.

Plus que vous-même ; car, avec votre talent, vous ne serez point embarrassé de trouver ailleurs un placement avantageux, tandis que moi, je ne mettrai de longtemps la main sur une pièce aussi bien appropriée à mes goûts, à mes idées et — quoi qu'en dise mon cruel associé — aux besoins de mon théâtre.

Mais vous nous reviendrez, j'en veux la promesse formelle?

D'ici là je m'efforcerai de faire entendre raison à mon entêté de bailleur de fonds… De votre côté, vous adoucirez un peu vos témérités.

C'est convenu, n'est-ce pas, cher monsieur?… Je n'en suis pas moins charmé d'avoir fait votre connaissance.

Sans rancune surtout!… Si vous saviez toute la sympathie que m'inspirent les talents naissants…

Tout en parlant ainsi, le directeur homme du monde avait, à force de révérences, poussé son visiteur jusqu'à la porte.

Quand il eut entendu le pas de celui-ci s'éloigner, il remisa son sourire et se tournant vers le garçon de service :

— Si ce monsieur revient… je n'y suis pas!

XXVII
LE DIRECTEUR AUTEUR

Le quatrième directeur que vit Athanase avait été auteur dramatique.

On disait : avait été, parce que les règlements lui défendaient de l'être encore.

Mais en 18.., on n'avait pas pour les règlements le respect dont on les entoure aujourd'hui, ainsi que le prouve le langage que tint le directeur-auteur.

— Mon garçon, dit-il à Athanase, votre pièce n'est pas fameuse. Cela manque de charpente, cela vise au style… des niaiseries, en un mot.

Ce qui ne m'empêche pas de reconnaître en vous des aptitudes que je suis en mesure d'utiliser.

Livré à vous-même, vous n'arriverez à rien, — c'est clair comme le jour. Je veux vous tirer de ce mauvais pas.

Vous n'ignorez pas, mon garçon, que j'ai beaucoup écrit pour le théâtre, mais ce que vous ignorez probablement, c'est que j'écris encore. Charité bien ordonnée commence par soi-même…

Je ne peux pas avoir la cruauté de me refuser mes propres pièces, ce serait monstrueux de férocité.

Malheureusement, des esprits chagrins ont voulu découvrir dans ce genre de cumul un danger pour l'avenir de l'art, et vous voyez devant vous un père qui ne peut pas reconnaître ses enfants.

Ce n'est point une raison pour que je ne leur fasse pas un petit sort en laissant à un autre le plaisir de les baptiser.

Cet autre, si vous le voulez, ce sera vous, le poste étant vacant pour le moment.

J'ai en portefeuille au moins une vingtaine de scenarios ; sur mes indications et avec mon contrôle, vous les épousseterez, revernirez, rebadigeonnerez ; en échange de quoi je vous donnerai un traitement en rapport avec…

— En d'autres termes, je signerais ce que je n'aurais pas écrit?

— A peu près.

— Je serais par conséquent forcé d'endosser la responsabilité d'ouvrages que…

— Achevez…

— Dont…

— Ensuite?…

— Dont je pourrais ne pas approuver absolument la nature et la forme?

— A moins que je ne sollicite votre autorisation préalable.

— Jamais!

— Vous refusez trop vite, mon garçon. A votre place, j'aurais au moins eu la curiosité de demander le chiffre du traitement.

XXVIII
LE BROCANTEUR THÉATRAL.

La cinquième personne que vit Athanase n'était point un directeur.

Un matin, il avait trouvé chez le concierge de l'hôtel un billet ainsi conçu :

« Monsieur Launois prie M. Briquet de vouloir bien prendre la peine de passer chez lui pour affaire qui le concerne.

 »Rue des Moulins, de midi à deux heures. »

L'écriture était coulée dans ce moule uniforme qui trahit la main de l'expéditionnaire.

A l'heure dite, notre héros infortuné arrivait au rendez-vous, en se mettant l'esprit à la torture pour deviner quel pouvait être le motif de cette convocation imprévue.

Cinq minutes plus tard, il tirait le pied de biche qui ornait la sonnette du troisième étage.

Un pas traînant retentit à l'intérieur et un homme d'une cinquantaine d'années, couvert d'une robe de chambre de flanelle et coiffé d'une calotte de velours, vint lui ouvrir.

— Je vous remercie de votre exactitude, fit l'homme à la calotte après avoir introduit le visiteur dans sa chambre… C'est bien à monsieur Briquet?… Vous avez dû être surpris, monsieur, en recevant une lettre signée d'un nom qui vous était entièrement inconnu.

— En effet…

— Je ne veux pas prolonger plus longtemps votre surprise… Vous avez, il y a huit jours, déposé une pièce en trois actes au Théâtre des Fantaisies.

— D'où vient que vous connaissiez cette particularité?

— Je la connais. Cette pièce sera refusée.

— Qu'en savez-vous?

— Je le sais.

— Ah!…

— Présentée par vous, elle sera refusée.

— C'est possible! soupira Athanase avec une résignation douloureuse.

— C'est sûr, vous dis-je.

— Sûr, si vous le voulez ; mais je ne vois pas dans quel but, monsieur, vous m'avez dérangé, si c'était pour m'apprendre cette heureuse nouvelle.

— Je n'aurais eu garde de commettre une plaisanterie d'un goût suspect ; je crois au contraire que la suite de notre conversation vous sera agréable. Vous déplairait-il de me vendre les trois actes dont j'ai eu l'honneur de vous parler?

— Les trois actes dont le refus est certain?

— Précisément.

— Permettez-moi, sans examiner la moralité du marché, de trouver que vous avez une étrange manière de comprendre les affaires. Puisque mon vaudeville est si mauvais…

— Pardon ; je n'ai pas dit cela ; j'ai dit qu'il serait refusé ; ne confondons pas.

— Comme résultat, je ne vois pas la différence.

— Il est inutile que vous la voyiez. Je tiens trois cents francs à votre disposition, si vous êtes disposé à signer un petit contrat que j'ai préparé.

— Monsieur, je n'accepte de cadeau de personne.

— Un cadeau! le vilain mot! si vous n'en acceptez pas, moi, j'en fais encore moins, hé! hé!

— Je ne comprends pas.

— Il est inutile que vous compreniez. Est-ce entendu? Trois cents francs.

L'homme à la calotte se dirigea vers son secrétaire.

— Il m'est impossible, monsieur, de rien vous répondre. J'ai pour principe d'avoir conscience de toutes mes actions.

— Mon Dieu! mon Dieu! que vous êtes peu coulant. S'il fallait toutes ces cérémonies-là avec chacun! Est-ce que j'ai l'air d'un voleur? repartit le sieur Launois avec une audace d'interrogation qui pouvait paraître un peu risquée.

Eh bien, je ne ressemble pas davantage au Petit Manteau Bleu, et je ne consacre point mes écus à l'alimentation des auteurs incompris. Ce que je vous offre, c'est un donnant, donnant.

— Donnant quoi?

— Votre pièce, morbleu!

— Puisqu'elle ne vaut rien.

— Pour vous, non ; pour moi, c'est différent.

— Probablement j'ai tort, monsieur, mais je maintiens ma résolution première.

— Eh bien! sacrebleu, puisque vous tenez à ce qu'on vous mette les points sur les i, on les mettra.

Je suis en affaires avec le Théâtre des Fantaisies. Nous avons organisé une combinaison ad hoc.

Sans moi, on vous refusera ; avec moi, on vous jouera. Je vous achète votre pièce pour la revendre ; je vous la paye trois cents francs parce qu'elle m'en rapportera peut-être mille…

Est-ce clair?

Je vous laisse de plus la faculté de signer votre œuvre. Il me semble qu'on ne peut pas être plus arrangeant!

— Ce serait difficile ; acheter trois cents pour revendre mille.

— Mille! mille!… Plus ou moins ; j'ai avancé ce nombre-là au hasard.

— Vous avez probablement voulu dire deux mille?

— Non pas… non pas…

— Trois alors…

— A quoi bon épiloguer?… Quand une fois le marché sera conclu, le reste ne vous regarde plus.

N'oubliez pas surtout que je vous laisse signer. Je suis sans prétentions littéraires, moi.

— Oui?

— Ce n'est pas que je ne pusse tout comme un autre me parer… en y mettant le prix.

— Naturellement.

— N'est-ce pas? Vous savez cela aussi bien que moi. Il y a un tas d'écrivains sur le pavé, ils donneraient pour un morceau de pain les plus belles choses.

— Et moi, monsieur, je ne donne ni ne vends, fit Athanase en se levant soudain.

— Plaît-il!

— Ces trafics me paraissent honteux pour les deux parties.

— C'est ainsi?…

— Honteux pour l'art…

— Ouais…

— Je suis écœuré à la fin par tout ce que j'entends et tout ce que je vois depuis quelque temps. On ne jouera pas ma pièce? Une de plus ou de moins, on finit par s'y habituer, mais jamais je ne tiendrai boutique, et qui pis est boutique à faux poids.

— C'est bien, c'est bien… ricana le sieur Launois pendant qu'Athanase opérait une sortie majestueuse. Avec ces idées-là on verra ce que vous en gagnerez de trois cents francs.

XXIX
UN COMITÉ DE LECTURE

On dit que la foi soulève les montagnes.

Bien que cette assertion n'ait encore, — que je sache, — été contrôlée par aucun ingénieur, l'axiome est vrai dans une certaine mesure.

A force de persévérance, Athanase en était arrivé à se faire refuser partout. Vous riez? N'obtient pas qui veut un refus en règle.

Surtout au Théâtre des Traditions-Classiques!

Le Théâtre des Traditions-Classiques avait à cette époque, — espérons qu'il se sera modifié depuis, — une position privilégiée dont il usait de la plus singulière façon. Pour honorer les morts, il aurait volontiers fait mourir les vivants de faim. On citait tant et tant d'actes de rigueur commis par lui au nom du culte des souvenirs, qu'être repoussé par le comité de lecture attaché à l'établissement avait presque fini par devenir un titre pour un écrivain.

Car il y avait un comité de lecture au Théâtre des Traditions-Classiques, un comité de lecture composé des artistes de la maison.

Des esprits chagrins trouvaient même cette organisation défectueuse, et s'étaient permis d'en exprimer tout haut leur opinion.

Ils prétendaient que, sans nul doute, messieurs les comédiens de cette scène exceptionnelle étaient tous de fort galants hommes, doués d'un talent qui ne descendait jamais au-dessous de température moyenne, et pouvait s'élever, — une fois ou deux par siècle, — jusqu'aux 100 degrés du génie.

Mais, ajoutaient-ils, faire des gens de lettres les justiciables des acteurs, n'est-ce point intervertir l'ordre des gradations en même temps qu'exposer ceux-ci à des erreurs nécessaires?

Les comédiens ne peuvent, en effet, regarder la question que d'un seul côté. Le point de vue public et le point de vue style leur échappent ou ne leur sont qu'imparfaitement dévoilés.

D'ailleurs, ils sont toujours juges et parties, d'où il résulte que…

Mais j'aime mieux laisser là les dissertations des esprits chagrins. Comme toutes leurs semblables, elles pèsent cent kilos, et je n'ai pas besoin de vous attacher ce boulet au pied.

Vous conclurez vous-même ce que vous voudrez de la séance de lecture obtenue par Athanase.

Mon Dieu! oui, Athanase lisait au Théâtre des Traditions-Classiques, et c'est précisément là le rocher que sa foi avait soulevé, je ne sais comment.

Rocher de Sisyphe s'il en fut!

A trois heures précises, il arrivait avec sa comédie sous le bras. Ces messieurs n'étaient encore que peu nombreux.

La plupart avaient passé la cinquantaine. L'habitude du professorat leur avait donné une allure légèrement pédagogique qui se gourmait encore davantage quand ils allaient exercer leurs prérogatives de haute juridiction.

Deux ou trois membres du tribunal étaient bien chargés d'y représenter la demi-jeunesse ; mais, se sentant en minorité, ceux-là en général

Imitaient de Conrard le silence prudent.

Jugez combien cet accueil en froideur double devait être encourageant.

Athanase commença à lire.

L'aréopage dramatique avait pris place avec cette nonchalance qui trahit l'ennui et le dédain prémédités. — L'ennui! Ils en avaient tant vu! — Le dédain! Ce débutant devait en avoir vu si peu!

Celui-ci bâillait en regardant avec une attention soutenue une mouche qui tourbillonnait au plafond ; celui-là promenait, en pensant à ses petites affaires, sa main droite sur les doigts de sa main gauche, qu'il avait eue fort belle.

Un autre se récitait mentalement une scène de la pièce qu'il devait jouer le soir. Les deux ou trois plus jeunes plaignaient d'avance l'inexpérimenté qui venait se faire clore une porte au nez.

Ce n'était encore que de la neutralité ; mais à mesure qu'Athanase avançait, le tableau changea.

Le malheureux voyait rater successivement toutes ses amorces. Ses mots les plus choyés, ses situations les plus caressées défilaient entre deux haies de morne insensibilité. Lui qui avait espéré qu'on rirait! Comme si l'on riait encore après trente années de gaîté professionnelle!

Bientôt même l'hostilité devint apparente.

A la scène IV du second acte, un des comédiens s'aperçut que le principal rôle ne serait pas dans ses cordes, mais dans celles d'un de ses collègues. Rivalité : première boule noire.

A la scène II, de l'acte III, un autre remarqua une analogie avec certain passage d'une pièce à laquelle il mettait la dernière main. Concurrence : deuxième boule noire.

A la scène V, de l'acte IV, un troisième qui était légèrement sourd s'irrita de ne pas entendre Athanase, qui cependant lisait à pleine voix. Amour-propre froissé : troisième boule noire.

A la scène IX, un quatrième ressentit des tiraillements d'estomac et trouva que cet ouvrage importun retardait outre mesure l'heure de son dîner. Cri de la nature : quatrième boule noire.

A la scène XI, un cinquième qui sommeillait ayant été réveillé tout à coup par un passage pathétique en conçut un vif ressentiment. Sursaut : cinquième boule noire.

La lecture s'acheva dans ce milieu d'antipathies que le lecteur infortuné sentait croître à chaque phrase.

Puis, Athanase s'étant retiré dans une pièce voisine, l'aréopage entama la délibération.

Évidemment rivalité jalouse, concurrence menacée, surdité humiliée, appétit retardé, sommeil interrompu ne pouvaient s'avouer ouvertement.

Il fallait trouver des raisons telles quelles.

— Messieurs, commença le comédien-auteur, je ne crois pas avoir besoin de développer longuement les motifs de l'opposition que je fais à la réception de la pièce.

Elle ne contient en tout qu'une scène vraiment intéressante (la scène qui se retrouvait dans la propre pièce de l'orateur, parbleu!).

Encore aurait-elle demandé à être traitée avec un art infini. Je ne l'aurais conçue qu'amenée avec ménagement et filée avec habileté (sous-entendu : comme dans mon œuvre).

Au lieu de cela, ce garçon plein d'inexpérience a brutalisé la situation et violenté le mouvement. Nous faillirions à toutes nos traditions de convenances en recevant une pareille immoralité.

— Messieurs, répliqua le comédien aux jalousies personnelles, je ne suis pas précisément de l'avis que vous venez d'entendre.

Je suis même d'un avis diamétralement opposé.

Il me semble que l'on doit surtout reprocher à l'auteur une timidité excessive, je dirai plus, une réserve qui va jusqu'à la banalité.

Il avait à développer un beau rôle (celui qu'il convoitait) et il n'en a tiré qu'un parti déplorable. (Attrape, collègue!)

L'immoralité n'a rien à voir dans la question, mais au nom de l'art nous devons repousser un ouvrage sans portée.

— Permettez, fit à son tour le comédien sourd qui tenait à passer pour avoir entendu, je ne partage pas cette façon de penser.

Il y a une portée, mais une portée funeste ; une portée… je disais bien, une portée funeste.

— J'avoue, dit le comédien somnolent, que ce ne sont pas là les défauts qui m'ont frappé.

Je trouve surtout la pièce écourtée. (Le temps passe si vite quand on dort!)

— Écourtée! exclama le comédien aux tiraillements d'estomac, écourtée! vous nous la donnez belle.

Dites qu'à chaque scène il faudrait couper d'abominables longueurs. (Il songeait à son rôt trop cuit.) Écourtée!… quelle plaisanterie!

— Plaisanterie? je n'ai point envie de plaisanter, chacun son opinion. Je garde la mienne.

— Vous ne me l'imposerez pas sans doute?

— Croyez-moi, vous vous trompez tous les deux ; le vrai défaut est celui que je signale. Pas de portée.

— Ne soutenez donc pas un paradoxe aussi monstrueux.

— Et moi je prétends…

— J'affirme…

— Je répète…

— Encore une fois…

— Mon Dieu, messieurs, objecta avec la sagacité de l'appétit le comédien affamé, il est inutile de nous disputer. Nous différons quant aux détails, mais nous sommes d'accord sur un point : le refus de la pièce.

— Parbleu!

— Certainement!

— A coup sûr!

— Refusons d'abord, nous verrons à décider pourquoi un autre jour.

Cette motion pleine de sens rallia tous les dissidents. On vota : sept boules noires et deux rouges.

Les deux rouges signifiaient : « Veuillez nous épargner la peine de vous mettre dehors. » C'était la seule concession au progrès que les deux plus jeunes membres du tribunal eussent osé risquer pour ne pas trop se compromettre.

Athanase, quand il eut entendu ce verdict, demeura tout déconfit.

— Pourrais-je savoir?…

On lui fit comprendre que l'arrêt excluait tout commentaire, et il s'en alla déclarant aux échos :

1o Qu'il est absurde de faire condamner les pièces par ceux qui les doivent jouer ; car si le rôle déplaît à l'un ou plaît trop à son cher camarade, toute considération favorable est impitoyablement écartée ;

2o Que le créateur étant, dans la hiérarchie intellectuelle, supérieur au traducteur, il est ridicule de subordonner celui qui peut le plus à celui qui peut le moins ;

3o Qu'un homme étant sujet à des erreurs nombreuses, neuf hommes sont sujets à des erreurs neuf fois plus nombreuses ;

4o Qu'un ronflement parvenu à ses oreilles donnait la mesure du zèle apporté dans ces opérations de consciencieux examen ;

5o … ;

6o … ;

7o … ;

8o

Mais il convient de ne pas oublier qu'un condamné a vingt-quatre heures pour maudire ses juges.

XXX
LE SCENARIO VOYAGEUR

La misère apparaissait à l'horizon.

Les économies s'étaient englouties. Le crédit menaçait de s'épuiser.

Déjà la maîtresse de l'hôtel avait commencé à regarder son locataire d'un air sinistre, quand il accrochait sa clef au bureau, et les garçons devenaient insolents.

Ces symptômes auraient dessillé les yeux d'un moins aveugle, mais Athanase avait bien autre chose à faire ; Eulalie lui inspirait bien d'autres soucis.

En six mois, elle avait changé quatre fois de théâtre, et le fidèle satellite la suivait, entraîné dans le sillage de son étoile. Seulement, ne pouvant suffire au travail forcé que lui imposaient ces pérégrinations vagabondes, il avait résolu d'économiser les scénarios, et le même lui servait depuis six mois.

Cette pièce à tout faire avait été primitivement un drame.

Eulalie passa à un théâtre de comédie. Le drame se transforma en comédie. Il suffisait d'égayer çà et là et de modifier le dénoûment.

Eulalie passa à un théâtre de vaudeville. La comédie se métamorphosa en vaudeville. La tirade sur l'importance des beaux arts fut changée en couplet de facture.

Eulalie passa à un théâtre d'opérettes. Le vaudeville fut découpé pour la musique. Le couplet fut approprié à la poétique du lieu, et remplacé par un air qui commençait ainsi :

Les beaux arts sont le li… le li…
Sont le li… le li… le lien…, etc…

Si Eulalie eût émigré vers un théâtre de pantomime, la tirade serait devenue un ballet allégorique.

Mais, en dépit de ces travestissements, le sort ne se laissait point attendrir.

Si bien qu'un soir, comme Athanase rentrait chez lui, on lui refusa la clef de sa chambre, en ajoutant qu'on retiendrait ses malles jusqu'à entier payement de l'arriéré.

Et ses manuscrits étaient dans les malles!

XXXI
UN CAFÉ DE THÉATRE

La première pensée de l'exproprié fut pour son unique ami. Il connaissait les habitudes du vieux comédien et se dirigea tout ému vers un café où il savait que celui-ci passait d'ordinaire ses soirées.

Ce café — nécessairement — était annexé à un des petits théâtres parisiens, et Athanase en avait à diverses reprises étudié la bizarre physionomie.

La clientèle se divisait en deux parties bien distinctes, si distinctes que cette division se trouvait consacrée dans la dénomination même des consommations.

Il y avait la bière d'entr'acte et la bière d'habitués. La bière d'entr'acte était pour la population flottante, pour les spectateurs qui, entre deux pièces, venaient arroser leurs émotions. Ceux-là avalent comme des gens qui ont le goût blasé par la littérature du lieu, payent et se sauvent pour arriver avant que le rideau soit relevé.

Comme ils n'ont pas le temps de déguster, que d'ailleurs on est sûr que, contents ou non, ils ne reviendront pas le lendemain, on leur sert une composition qui fait honneur aux ressources chimiques des patrons.

La bière d'habitués en revanche était réservée pour le public de fondation. Singulier public!

C'était là qu'Athanase avait fait connaissance avec des types curieux, dont l'ancien comique lui avait donné l'explication en un moment de lucidité.

Il y avait vu le musicien de l'orchestre, un garçon qui a eu des prix de toutes sortes d'instruments et qui s'en vient échouer vers trente-cinq ans devant un pupitre crasseux. Là il reste assis pendant la durée de chaque représentation, attentif à la ritournelle, subissant de cinquante à cent fois de suite le même bon mot que saluent les mêmes trépignements de la claque, torturé dans son sens musical par les fausses notes de la troupe, martyrisé dans son amour-propre par le souvenir du passé, et demandant l'oubli de tant de mélancolies à la lecture d'un roman feuilleton ou à la caricature de son chef d'orchestre.

Il y avait rencontré le figurant aux trente ans de services, le figurant qui raconte ses succès avec une onction pénétrante, et vous dit en hochant la tête : « Non, monsieur, jamais on ne jouera les jambes de chameau comme moi… Mais j'étais jeune alors!… » Le figurant qui dans les pièces militaires se persuade qu'il est grand cordon de la Légion d'honneur, quoique le régisseur, sans respect pour ses insignes, salue fréquemment son arrivée d'un : « Toi, si tu viens encore gris pour ton entrée en maréchal de France, je te flanque 50 centimes d'amende! »

Il y avait entendu ce dialogue caractéristique au sujet d'un des habitués, le mari d'actrice :

— Qu'est-ce que ce monsieur?

— Sa femme est actrice.

— Il est bien laid.

— Sa femme est très-jolie.

— Il a l'air bien nul.

— Sa femme a du talent.

— Il ne fait donc rien?

— Sa femme travaille beaucoup.

— Que gagne-t-il?

— Sa femme a douze mille francs.

— Où demeure-t-il?

— Sa femme a déménagé pour se rapprocher du théâtre.

Il s'y était enfin reconnu dans le monsieur brûlant qui, en sortant du théâtre, demande une plume et de l'encre, et trace en hâte un billet qu'il envoie à une de ces dames par l'intermédiaire d'un commissionnaire à qui il a au préalable chuchoté le mot d'ordre érotique.

Des auteurs, des journalistes, des calicots venant après la clôture du magasin se frotter à ce contact artistique composaient le surplus du personnel au milieu duquel le vieux comédien se complaisait chaque soir à rajeunir ses souvenirs.

Il s'asseyait à six heures à une table, près du comptoir. A sept heures il avait fait trois cents de piquet et bu quatre absinthes. A huit heures, il demandait qu'on laissât le carafon à côté de lui. A neuf heures, il entamait les fins de couplets. A dix heures, un des habitués, qui traitaient ce vieillard-enfant avec une indulgente condescendance, était obligé de l'aider à traverser le boulevard de peur des voitures.

Malheureusement quand Athanase arriva — il était déjà neuf heures et demie.

XXXII
LE RAMASSEUR DE BOUTS DE NOUVELLES

L'ancien comique venait d'entrer dans la quatrième phase de son ivresse ordinaire. La tête appuyée sur le coude, il sommeillait à demi en mâchonnant une ronde connue.

A la même table que lui, plusieurs habitués, sans s'inquiéter de ses fredons, turlupinaient un petit monsieur qui ne savait trop s'il devait rire ou se fâcher.

Encore un original de la collection.

Le petit monsieur, employé dans une mairie, était en outre attaché à la rédaction d'un journal-programme en qualité de ramasseur de bouts de nouvelles.

Ses fonctions se bornaient à annoncer magistralement :

Demain, première représentation de…

Mlle R… est engagée à Belleville.

M. K… a lu aux acteurs hier.

On a collé du papier neuf dans les loges de tel théâtre.

Après quoi, il apposait fièrement sa signature, bornant là son ambition d'écrivain, et se proposant pour prix de ces exploits, de solliciter prochainement son admission dans le sein de la Société des Gens de lettres.

La profession n'était toutefois pas sans déboires. Comme on connaissait le faible du bambin, on l'exploitait et on avait fait de lui une cible à plaisanteries.

Les deux plus répandues consistaient : 1o à le complimenter sur son style ; 2o à lui révéler, sous le sceau du secret, des nouvelles apocryphes dont il s'empressait de décorer sa chronique (sic).

Conformément à la tradition, on l'avait ce soir-là attaqué sur les deux points à la fois.

— Dis donc, petit, ricanait un acteur ; j'ai lu ta machine de ce matin. C'était rudement bien écrit.

— Laissez-moi tranquille.

— Quand je te répète que c'était une perle. J'ai remarqué notamment un passage… Attends un peu.

— Ce n'est pas la peine de chercher.

— Comment! pas la peine! un bijou de ciselure… Ah! je me rappelle maintenant. Écoutez ça, messieurs :

« L'Opéra-Comique nous promet pour cet hiver trois actes de M. … le maître si éminemment national dont on déplorait le silence prolongé. »

Hein! comme c'est touché!

— Bravo! bravo! s'écria l'auditoire.

— N'est-ce pas que nos éloges n'avaient rien d'exagéré? Avez-vous remarqué le si éminemment national, c'est une vraie trouvaille!… Et le : dont on déplorait le silence prolongéDéplorait fait tableau, parole d'honneur.

— Si vous croyez ce que vous dites là spirituel, grommela le petit monsieur.

— Si je crois ta prose spirituelle… Mais l'Académie doit s'émouvoir, elle doit même être émue depuis longtemps, je ne te donne pas deux ans pour qu'elle s'honore par l'adjonction de notre chroniqueur le plus élégant.

— Et le mieux renseigné, ajouta un vaudevilliste… A propos, j'ai une fameuse nouvelle à t'apprendre.

— Oui, je les connais, vos nouvelles! Comme l'autre jour où vous m'avez attiré une affaire en me faisant annoncer la mort de Meyerbeer.

— Ce qui est passé est passé! On rit un jour, le lendemain on est sérieux…

— Merci…

— Ne te défends pas tant. Je la garde pour moi, ma nouvelle… Ou plutôt je la donnerai à un de mes amis qui travaille à l'Entr'acte.

— Si j'étais sûr que cette fois… reprit le petit monsieur alléché…

— Quand je te le promets… Du reste, tu ne l'auras pas maintenant.

— Je vous en prie.

— Tu m'en pries… Tu m'en pries… Au fait, en y réfléchissant, j'ai peur de me compromettre moi…

— Soyez aimable…

— Eh bien…

— Eh bien?

— Il paraît qu'un des rédacteurs de la Revue des Deux-Mondes vient d'être engagé à l'Opéra comme premier danseur.

Un éclat de rire universel et bruyant accueillit cette mystification.

Le vieux comique en fut presque réveillé.

— Qu'est-ce qui parle de nouvelles, gronda-t-il entre ses dents?… J'en ai une nouvelle, moi…

Plus bas, parlons plus bas
Qu'on ne m'entende pas!…

Veux-tu que je te la donne, conscrit, dit-il en s'adressant au petit monsieur.

— Tâchez de me flanquer la paix, répondit celui-ci exaspéré.

— Je tiens à t'en faire cadeau ; comme il n'y a encore que moi qui puisse la savoir…

Il est à moi, c'est mon secret…

— On ne vous demande rien…

— Raison de plus pour que j'offre ; tu peux annoncer dans ta feuille de chou, mon lapin…

— Feuille de chou!…

— Laisse le mot en place, il ne gagnerait pas à être dérangé. Tu peux annoncer dans ta feuille de chou que dans quinze jours il y aura au Théâtre des Fantaisies une représentation à mon bénéfice.

— Par exemple!

— De quoi, par exemple?…

— Ce serait du joli.

— Du joli, gamin. Monsieur ton père pourrait te dire si… si… si… dans mon temps…

Le buveur avait perdu le fil de sa pensée, les assistants haussèrent les épaules.

— Enfin, c'est comme ça, dans quinze jours… à mon bénéfice… à moi-même… Demande plutôt à mon ami, cria-t-il d'un air victorieux en montrant Athanase qui entrait.

XXXIII
COUP DE SOLEIL

— Il faut que je vous parle, murmura vivement Athanase en se penchant à l'oreille du vieux comique.

Celui-ci releva la tête d'un air hébété en grommelant le couplet de la Sentinelle.

— Il faut que je vous parle, répéta Athanase en insistant…

— Au sujet de mon bénéfice… n'est-ce pas?… mon bénéfice… tu sais bien… Tu me feras un rondeau sur l'air de M. Certain

Ta, ta, ta, ta, ta,
Ta, ta, ta, ta, ta, ta, ta, ta…

Quel succès, mes enfants!

— Le malheureux, encore l'absinthe!… Que vais-je devenir si je ne puis me faire comprendre… Mon ami… je vous en prie, venez avec moi…

— Je ne bouge pas… j'entre en scène à onze heures pour mon bénéfice… bouge pas…

Un homme, pour faire un tableau,
Avait…

— C'est une affaire importante, supplia l'ex-clerc désespéré.

— Je sais… convenu… Très-importante… Nous aurons une recette magnifique…

— Impossible…

Soudain une idée traversa le cerveau d'Athanase qui tout bas :

— Venez… j'ai quelque chose à vous dire de la part de Berthe.

— Berthe! fit le bon homme en se redressant de toute sa hauteur… Je vous suis!

La ruse avait réussi.

Il ne chancelait plus, et ce fut d'un pas ferme qu'il se dirigea vers la porte. Puis, aussitôt qu'il fut dehors :

— Eh bien!… qu'avez-vous appris? Vous avez retrouvé les traces de Berthe… Mais dépêchez-vous donc!

Athanase en quelques mots calma l'effervescence du vieillard, lui avoua les causes de cette innocente supercherie et lui exposa sa situation critique.

— On veut vous renvoyer!… s'écria le numéro 9 complétement dégrisé… Ah! mais non… C'est ce que nous verrons… Venez avec moi… je répondrai pour vous et tant qu'il y aura un morceau de pain… Ne vais-je pas d'abord avoir bientôt l'argent de mon bénéfice?…

— C'est donc vrai?

— Ça vous étonne, moi aussi ; mais il y a encore de bons camarades dans le monde, et ils m'ont ménagé cette surprise-là… Ils assurent que mon nom fera salle pleine… Moitié chacun, mon garçon.

On était à la porte de l'hôtel.

— Madame, dit l'ancien comique en s'avançant, je réponds désormais du loyer de M. Briquet.

— M. Briquet, voilà justement une lettre pour lui…

— Passez, et une autre fois avant de renvoyer les gens…

— Ciel! interrompit Athanase qui avait décacheté la missive… Tous les bonheurs nous viennent donc à la fois!

Le directeur des Divertissements-Plastiques lui écrivait pour lui annoncer la réception d'une pièce qu'il avait déposée au théâtre cinq ans auparavant. Celle-là même qu'il avait sous le bras à sa première entrevue avec le lecteur.

— Allons! exclama-t-il joyeux en serrant la main de son voisin… Voilà le soleil!

Malheureusement, les coups de soleil sur les nuages, ce sont, comme le dit la langue populaire, presque toujours des bains qui chauffent.

XXXIV
LES JOIES DE LA COLLABORATION

On lui avait imposé un collaborateur ; — naturellement!

La physiologie compte plusieurs classes de collaborateurs :

1o Le collaborateur qui arrange les pièces ;

2o Le collaborateur qui dérange les pièces ;

3o Le collaborateur qui ne touche pas aux pièces.

Il y a bien encore des subdivisions telles que : le collaborateur qui trouve le titre, le collaborateur qui fait les commissions, le collaborateur qui a, dans un café, surpris le secret du scenario, etc., etc. ; mais les trois premières classes que nous avons indiquées sont les plus générales.

Le collaborateur qui arrange les pièces est rare, celui qui les dérange est commun, celui qui n'y touche pas est très-commun.

Athanase était tombé sur un phénomène qui réunissait ces deux dernières qualités.

Déranger les pièces, sans y toucher, c'est une originalité. Ne la lui reprochons pas ; il n'en avait pas d'autre.

Arrivé à une notoriété quelconque, il jouissait des loisirs que lui procuraient les nouveaux. C'est ainsi au théâtre. Pendant une période de sa vie, on est inconnu et on a du talent pour arriver à se faire connaître ; pendant l'autre, on est connu et on n'a plus de talent pour arriver à se faire oublier.

Vous voyez la situation d'ici : c'est l'histoire du vieux sergent qui consomme à la cantine les économies du conscrit.

Encore chicane-t-il sur la qualité et le choix des consommations!

D'un regard le collaborateur avait toisé son homme :

— Très-bien. Laissez ça. J'arrangerai la machine… Seulement vous savez, je signe le premier ; je prends les quatre cinquièmes des recettes et les trois quarts des billets d'auteur.

— Ah!

— Pour peu que ça vous contrarie, ne vous gênez en rien. J'ai de la besogne par-dessus la tête… C'est accepté? Revenez dans quinze jours.

Athanase revint.

— Je n'ai pas eu une minute. Revenez dans six semaines.

Athanase revint encore.

— J'ai eu la grippe… Revenez dans deux mois.

Athanase revint toujours.

— Sapristi!… J'avais absolument oublié, mais je ne veux pas vous déranger.

(Après une trentaine de kilomètres infructueux, amère dérision!)

Attendez un peu. Nous allons parcourir la chose ensemble, et je vous marquerai rapidement… parce que dans ce moment-ci…

On lut le manuscrit.

— Peutt! voilà une sortie qui n'est guère motivée.

— Au contraire, j'ai pris soin d'expliquer dans la scène qui précède que la jeune fille est attendue.

— C'est égal, tâchez… si cela vous vient… Ici je fourrerais un bon couplet.

— Ah!

— Oui… mais un couplet spirituel… Tenez, quelque chose comme… Tra, la, la, la… Enfin vous comprenez… Trouvez un trait bien fin et vous verrez quel effet. C'est l'expérience qui nous donne ce coup d'œil-là, cela vous viendra plus tard.

— Mais quel trait?…

— Quel trait!… Je ne peux pas vous mâcher la besogne. Que diable, je vous ai fourni une indication assez claire… Rapportez-moi ça jeudi!

Athanase rapporta.

— A la bonne heure!… dit le collaborateur. N'est-ce pas que mon couplet fait joliment? Étudiez bien mes procédés ; avec de la pratique vous finirez par en savoir autant que moi… Le dénoûment est un peu vulgaire. Il vaudrait mieux… avant le mariage du jeune homme… vous saisissez… quelque chose de plus neuf… Vous chercherez cela, plus une douzaine de mots frappés, et je garantis le dernier acte. Voyez-vous, nous autres, c'est l'expérience qui nous sauve. Cela vous viendra.

A propos, vous vous occuperez des réclames, je n'ai pas le temps… Vous ferez aussi les répétitions, je suis tellement tenu… Quant à la vente du manuscrit, vous n'aurez qu'à passer chez le libraire…

Et dire qu'un homme d'un si précieux concours ne prenait que les quatre cinquièmes des bénéfices!

O exploitation, tu n'es qu'un nom!

XXXV
UN FOYER D'ARTISTES

Les répétitions étaient sur le point de commencer, et le directeur avait dit à Athanase :

— Maintenant que vous allez être des nôtres, monsieur, quand vous voudrez venir au foyer des artistes…

Quand vous voudrez!… mais tout de suite! mais toujours! car Eulalie, de chute en chute, de métamorphose en métamorphose, avait fini par échouer, elle aussi, sur la scène des Divertissements-Plastiques.

Quand vous voudrez!… Athanase n'en mangea pas de la journée, il lui semblait que le soir n'arriverait jamais.

Inutile de vous apprendre qu'il arriva nonobstant et avec lui le moment rêvé.

— On ne passe pas, glapit Euphrasie Balandreau, notre ancienne connaissance, en barrant l'escalier des artistes à l'intrus qui forçait si audacieusement la consigne.

— Comment, dit le père Balandreau, tu ne reconnais pas monsieur Briquet, qui travaille à cette heure pour notre théâtre… Bonsoir, monsieur Briquet…, vous voilà parti du pied gauche pour la gloire… et pour l'amour, car, si je ne m'abuse, vous montez au foilier de ces dames… La porte à gauche, vous traverserez les corridors, et à votre main droite…

Le foilier de ces dames — pour nous servir de la langue du père Balandreau — n'était peut-être pas le plus élégant de Paris, mais à coup sûr c'était un des plus pittoresques du boulevard.

Il n'avait rien des splendeurs du sérail de la danse à l'Opéra, rien non plus des austérités des scènes didactiques ; il ne ressemblait point à un bureau d'esprit comme le foyer de la Comédie Française — il aurait plutôt ressemblé à un bureau de placement, s'il n'eût ressemblé… à lui-même.

En traversant les coulisses Athanase — c'était un changement de décorations — faillit être écrasé par un arbre de carton qui se contenta de recouvrir d'une couche respectable de poussière ses vêtements si soigneusement brossés.

Puis vint le cortége des ahurissements habituels. Ces planches qu'il n'avait jamais foulées, et qu'il avait si longtemps convoitées, lui semblaient devoir cacher un sous-sol de miracles. Les machinistes, les garçons d'accessoires, les pompiers eux-mêmes prenaient à ses yeux des proportions surnaturelles.

Mais c'étaient surtout les actrices!

Il en avait aperçu plusieurs qui traversaient la scène, mollets au vent, jupes écourtées, paillettes dehors!

Deux de ces mollets, une de ces jupes, vingt de ces paillettes s'appelaient peut-être Eulalie! Eulalie auprès de laquelle…

Il franchit le seuil du foyer.

Une dizaine de nobles étrangers, gens du monde, des lettres ou de théâtre — étaient disséminés dans des îlots de gaze et de soie.

Les îlots représentaient la partie féminine. Ceux-ci parlaient bas à celles-là, celles-là levaient la jambe au nez de ceux-ci. On riait, on fredonnait, on courtisait.

— Mesdames et messieurs, balbutia le maladroit visiteur en s'inclinant…

Quand la timidité se complique de pauvreté, le jury n'admet jamais de circonstances atténuantes.

— Quel est cet héritier de la famille Calino? murmura un journaliste à une bergère pompadour.

— Je parie qu'il va nous jouer un morceau d'accordéon et faire la quête, répondit la bergère assez haut pour qu'Athanase l'entendît.

— Tais-toi donc, intervint un acteur qui attendait, en costume de Moulin-à-vent (oh! les revues!) l'instant d'entrer en scène… Tais-toi, c'est le petit auteur qu'on a collationné ce matin.

— Ça! grimaça la bergère.

— Il doit être rudement toc, son chef-d'œuvre, surenchérit une canotière.

— Tu vas voir, reprit l'acteur, une bonne scie… Pardon, monsieur, est-il vrai que M. de Lamartine soit de la pièce dont vous allez nous honorer?…

Athanase était abasourdi par ce mélange de costumes et d'habits de ville, par les indiscrétions du fard et de la poudre de riz dont il jaugeait l'épaisseur, par le bruit vague de l'orchestre s'entre-croisant avec le son lointain des bravos du public et le brouhaha des conversations engagées autour de lui.

La question acheva de le dérouter.

— Monsieur, répondit-il, je ne comprends pas…

— Demande-lui donc s'il y a mis un rôle d'huissier, souffla au Moulin-à-vent Eulalie qui venait de reconnaître son poursuivant.

Ce sarcasme arrêta brusquement l'élan d'Athanase, qui s'avançait vers elle.

— Un rôle de quoi?… Dis donc, mon amour, tu me le garderas, fit une petite Suissesse en tapant familièrement sur l'épaule de l'ex-clerc, stupéfait de ce tutoiement.

— Voilà encore Chiffonnette qui fait de l'œil aux auteurs, dit une marquise.

— Et puis après! si j'ai un caprice pour lui!

— Merci! Moi, je place mes caprices à la Caisse d'Épargne.

— Et tu y vas tous les dimanches? demanda un journaliste.

— Si je n'en avais que de comme toi, je n'irais en tout cas que pour retirer.

— On lève pour le second acte, fit la voix de trombone du régisseur!

— Je ne m'aperçois guère qu'on lève ici, reprit la marquise.

— Ni moi, acquiesça Eulalie.

— Tu sais, insista la petite Suissesse auprès d'Athanase, tu m'as promis un rôle… quelque chose de rup.

— Ah! mes enfants, s'écria un Cor de chasse (oh! les revues!) qui sortait de scène, en voilà une bonne!… Vous savez le tableau des Instruments de musique. La grande Virginie a raté sa réplique, à force de regarder un blond de l'avant-scène… Le public a crié : bis… Le blond s'est levé et a voulu attraper ceux qui chutaient, et puis…

Le bruit d'une altercation interrompit la fin de l'histoire.

— Je vous dis que vous aurez dix francs d'amende, tonnait le trombone du régisseur.

— Des bretelles!… Pour ce que l'administration me paye. Ne rien gagner et être obligée de verser une cinquantaine de francs à la caisse tous les mois… Il fera fortune ton directeur avec ses amendes.

— Prends garde.

— Et puis… Je m'en fiche pas mal, là!… Je donne ma démission…

— Le changement de tableau! — En place les Quatre nations! — annonça le régisseur.

— Viens-tu souper ce soir? demanda un monsieur à Chiffonnette?

— C'est tout ce que tu payes.

— Et mon amour donc!

— Toi qui es à la Bourse, tu devrais bien savoir qu'on n'a jamais coté cette valeur-là! A propos…

— Quoi?

— Tu te rappelles bien Léonie qui faisait le Jardin d'acclimatation dans la revue l'année dernière, elle a un huit-ressorts…

— Bah!

— Qu'elle conduit elle-même.

— Tradition de famille. Ça lui rappelle le siége de son père, fit le journaliste avec un attendrissement ironique.

— Toi, repartit Chiffonnette, si tu viens ici dépenser tes quatre sous d'esprit, tu n'auras plus de monnaie, et comme le public parisien commence à laisser protester ta signature…

— Bravo! Chiffonnette, cria le chœur féminin.

— Satanées braillardes, vous n'allez pas vous taire! exclama le régisseur. On va vous entendre de la salle.

— Est-il caressant cet être-là!… Ne te fâche pas, père Rabajoie…

— Fichez-moi la paix!…

— Mademoiselle, hasarda Athanase, qui pendant ces feux croisés, avait repris son cheminement vers Eulalie, dont il était enfin tout près…

— Ça n'empêche pas qu'elle a une rude chance, cette Léonie…

— Et qui est-ce qui lui a payé ça? demanda une de ces dames.

— Un Russe… On ne trouve de ces porte-monnaie-là qu'extra-muros.

— Sans compter qu'elle a joliment bien fait, dit Chiffonnette.

— Je crois bien, ajouta Eulalie… Les hommes sont des caissiers donnés par la nature.

— Mademoiselle…, réitéra Athanase.

— Ne faites pas attention, ce n'est pas pour vous que je dis cela, répondit l'actrice sans prendre seulement la peine de se tourner vers lui… Chiffonnette arrange-moi mon lacet de corset qui passe.

— Voilà!…

— Baisse-moi un peu ma dentelle.

Athanase épuisait toutes les émotions. Cette guimpe qu'on décolletait, ces épaules qui ondoyaient sous ses yeux, ce parfum vague et pénétrant, qui réunissait en un tutti voluptueux les senteurs isolées de mille cosmétiques ; tout cela lui rappelait l'entrevue de Gérizy… Et s'exaltant :

— Mademoiselle, je voudrais vous parler seul à seul. Il le faut. Il y a cinq ans que je souffre ; il y a cinq ans que…

— En scène, Eulalie!… Tu vas manquer ton entrée, sacrebleu! trombona l'organe du régisseur.

XXXVI
ESSAI DE STATISTIQUE

Ici un scrupule m'arrête. Vous permettez?

Si, de la scène précédente, quelque lecteur peu perspicace allait inférer que les actrices sont toutes, de nos jours, des Eulalies ou des Chiffonnettes?…

Oh! monsieur, monsieur! me prêter de pareilles intentions!

N'avez-vous point entendu parler du talent de Mlle Trois-Étoiles ou des mille livres de rente de Mlle Quatre-Étoiles? Toutes deux sont préservées de ces abaissements, l'une par la gloire, l'autre par la fortune.

Mais comme le talent et les écus sont clairsemés sur la surface du globe, il s'ensuit que si un amateur dressait une table de proportions, il trouverait, contre une Mlle Trois-Étoiles, un chiffre de plus de…

Diantre! je m'aperçois que ma parenthèse de statistique pourrait m'entraîner à des crimes de lèse-galanterie et que j'assombrirais la situation sous prétexte de l'éclaircir.

Un nouveau scrupule m'engage donc à reprendre mon récit.

Vous permettez toujours?…

XXXVII
LE CHEF DE CLAQUE

La vente de la peau de l'ours est un commerce auquel l'illusion se livrera éternellement, pour lequel même elle trouvera toujours des associés.

Athanase avait été assez cruellement éprouvé pour qu'il fût permis à la montre de ses espérances d'avancer un peu. On n'avait pas encore commencé les répétitions que déjà il rêvait de triomphes en Espagne, et comme naturellement il épanchait ses impressions dans le sein du vieux comédien, celui-ci crut lui donner une preuve non équivoque d'affection en lui amenant un matin un personnage qui se présenta sans autre forme de cérémonie :

— Bonjour, monsieur ; j'ai bien l'honneur… Nous allons donc avoir quelque chose de vous à notre théâtre?…

— Monsieur est… voulut intervenir le numéro 9.

— Entrepreneur de succès, fit le personnage avec une pointe d'orgueil, et, sans me vanter, je ne crains pas la concurrence… C'est moi qui ai inventé les dix nuances du rire, depuis le frémissement d'hilarité jusqu'à l'éclat prolongé… Vous pouvez compter sur mes hommes ; du moment que vous m'êtes recommandé par votre ami… Nous nous entendrons sur les endroits où vous voudrez que je parte… Si même vous tenez à un ou deux bis dans la soirée…

— Mon Dieu, monsieur…, murmura Athanase embarrassé.

— Soyez tranquille, on s'arrangera toujours pour la vente des billets. Ma réputation n'est plus à faire. Je suis un honnête père de famille, j'élève avec soin mes enfants et j'exerce mon industrie avec loyauté.

— Je vous suis infiniment obligé, monsieur, mais j'ai sur ce sujet des idées arrêtées. Je désire qu'à ma première il n'y ait pas de claque.

— Pas de claque!… s'écria le négociant en bravos, toisant l'auteur novice de l'air dont le directeur de Charenton doit regarder les pensionnaires qui lui arrivent… Pas de claque! Allons donc! ce n'est pas sérieux!

— Très-sérieux.

— Mais, objecta l'ancien comique…

— Laissez, laissez, reprit avec dédain l'entrepreneur de succès, monsieur apprendra à vivre à ses dépens.

Et, sans daigner saluer, il opéra une brusque retraite, après laquelle le numéro 9 prenant la parole :

— Vous êtes donc fou, mon cher?

— Moi?

— Oui, c'est convenu, c'est entendu. Vous aurez un succès immense ; la France entière ne s'occupera que de vous, et, la géographie démontrant qu'Eulalie fait partie de la France, la cruelle sera amenée à résipiscence. Mais avant d'escompter la réussite, vous feriez mieux, ce me semble, de la préparer.

— Qu'ai-je à préparer? répondit Athanase dans son invincible candeur. Tout dépendra du mérite de mon œuvre.

— Vous tenez à ce raisonnement-là : nonobstant, vous verrez si vous ne regrettez pas d'avoir repoussé les avances de la claque.

On voit que le numéro 9 était dans un jour de bon sens. Athanase n'en augura pas ainsi.

— La claque! répliqua-t-il offensé à demi. Il n'y aura jamais rien de commun entre cette abominable institution et moi.

— Abominable… abominable, le mot est aisé à lâcher, mais le justifier serait peut-être moins facile.

— Vous oseriez prendre la défense de cette cabale de l'approbation permanente, de cette ligue des mains publiques, de cette association des battoirs fusionnés, qui met le bravo sous la gorge du vrai spectateur?

— Mon cher ami, j'admets la cabale, j'admets les mains publiques, j'admets même que ces mains-là ne sont pas toujours propres ; mais elles n'en rendent pas moins d'incontestables services.

— Et à qui?

— A l'acteur, à l'auteur et au spectateur lui-même. Vous ne connaissez pas comme moi la pratique du métier, mon cher. Vous ne savez pas ce qu'il faut souvent dépenser d'efforts et de souffle dans telle tirade que le public écoute indifférent. Mais, quand le comédien arrive haletant au bout de son effet, le claqueur est là, providence des poumons épuisés. Il exécute un de ses savants roulements, et pendant ce grondement d'admiration, l'acteur ou l'actrice le bénit, moins par raison d'amour-propre que pour cause de respiration. D'ailleurs, au coursier de la plus pure race ne faut-il pas faire sentir l'éperon de temps en temps? Sans la claque, nous trotterions sous nous à la cinquième représentation d'une pièce. Sans la claque, auteur et spectateur se parleraient le plus souvent sans se comprendre.

Car enfin,

Les sots, depuis Adam, sont en majorité,

et si tout le monde est capable d'avoir plus d'esprit que Voltaire, tout le monde est aussi susceptible d'être plus bête que Jocrisse. Voyez plutôt le premier livre venu. Pourquoi ce passage a-t-il été souligné? Parce que l'écrivain se défiait de la pénétration de ses juges. Or, l'écrivain dramatique a besoin de souligner autant et plus que son collègue… La claque n'a pas été inventée pour autre chose, et les claqueurs, mon cher, sont des italiques vivantes.

— Mon bon ami, repartit Athanase, quand le numéro 9 eut achevé son plaidoyer, j'ai écouté vos raisons avec le désir de me laisser convaincre, et j'en ai au contraire été d'autant mieux raffermi dans mes conclusions primitives. Votre dialectique pèche par la base ; elle repose, en effet, tout entière sur la prétendue indifférence du public ; mais d'où vient, je vous prie, cette indifférence? Le public n'a-t-il pas été un roi fainéant, du jour où on lui a imposé ces étranges maires du palais? Rendez-lui la responsabilité, et vous lui rendrez du même coup la conscience. Donnez-lui charge d'esprits, et il se redressera pour supporter un tel fardeau. Peut-être n'aura-t-il pas toujours les complaisances respiratoires dont vous me parliez ; tant mieux, cela amènera la démonétisation de la tirade, cette fausse monnaie du pathétique. Pour le reste, je vous promets qu'il ne sera jamais nécessaire d'en appeler à Philippe éveillé ; car Philippe aura cessé de dormir, et il se passionnera, il s'enthousiasmera, il applaudira, il sifflera…

— Siffler! Vous voudriez…

— Et pourquoi non? C'est le revers qui complète la médaille, c'est la nuit qui fait apprécier l'éclat du jour ; les applaudissements n'ont de valeur qu'équilibrés par le droit au sifflet.

— Parlez pour vous, sapristi! Je ne tiens pas à ce que ce droit-là soit en vigueur le jour de ma représentation à bénéfice.

— Moi, pour ma part, je préfère la loyauté de l'attaque à l'hypocrisie de l'approbation.

— Et vous voulez arriver à quelque chose, malheureux!…

XXXVIII
CES MESSIEURS DU LUNDI

— Du moins, avait ajouté le vieux comédien, ne négligez pas les prévenances d'une adroite politesse envers la critique. Ayez soin de rendre visite aux principaux d'entre ces messieurs du Lundi.

Ces messieurs du Lundi, — ainsi que les appelait la terreur superstitieuse de l'ancien acteur, — étaient totalement ignorés d'Athanase. Clerc d'huissier, il avait trop peu de souci des choses théâtrales pour lire les feuilletons dramatiques ; devenu auteur, il avait eu trop peu de loisirs pour se livrer à cette occupation.

Désirant donc lier connaissance avec quelques-unes de ces notabilités avant de se présenter chez elles, il se rendit au prochain cabinet de lecture.

Le morceau de résistance de la semaine était un grand drame en sept actes, intitulé les Mystères de l'adultère. Brûlant de savoir comment on pratiquait la critique en France, et quelle opinion il devait se faire sur le grand drame en sept tableaux, Athanase courut au rez-de-chaussée du premier grand journal qui lui tomba sous la main, et y lut :

« Il pleuvait à verse au dehors ; nocte pluit totâ. Et quelle pluie! fine! intense! pénétrante! Penetravit ad ossa… Il fallut pourtant m'arracher au doux coin du feu…

Il n'est point de petit chez soi ;

à la chère intimité de la digestion ; un paradis! un songe d'Épicure! Epicuri de grege. Et pour surcroît j'avais la goutte, podagrâ laborans!

» La goutte, ce memento de la vieillesse!

Eheu! fugaces, Postume, Postume.
Labuntur anni

» La goutte! combien navrante est cette réalité! combien sinistre! combien impitoyable! Possidonius ne voulait pas avouer que ce fût un mal. Brave Possidonius! Moi non plus, je ne le voudrais pas, mais le moyen? Γνωθι σεαυτον! La goutte me la redisait, — et bien haut, — cette devise du temple de Delphes.

» Adieu, paniers, vendanges sont faites. Alea jacta est! Louis XVIII aussi l'avait la goutte, et un jour que le marquis de Bièvre cherchait à le distraire ; — comme si l'on pouvait distraire de la perte de la jeunesse!

Gioventù! primavera della vita!
Primavera! gioventù dell' anno!

» Jeunesse! printemps! Printemps! jeunesse!

Le duo enchanteur! La jeunesse qui marche sans regarder derrière. Go ahead! La jeunesse au tant doux rêver, comme ils disaient, les poëtes du seizième siècle. La jeunesse avec son trésor des vingt ans…

Donnez-moi vos vingt ans, si vous n'en faites rien.

» Ils ne veulent pas me les donner, les nouveaux venus, et ils en usent pour faire des drames.

» J'étais donc parti.

Je suivais tout pensif le chemin…

qu'avait pris le fiacre.

Sur les coussins moelleux d'un char numéroté…

» Quand Pascal inventa ce système de locomotion, il n'avait pas prévu les souffrances du critique goutteux et dérangé après son repas. Inter pocula.

» Le cocher, Dieu me pardonne, dormait sur son siége. Il barytonnait du ronflement, pour emprunter sa langue à l'admirable Rabelais. Et moi, je rêvais au fond de la voiture. Je voyais la longue suite d'années, grande ævi spatium, durant laquelle j'ai critiqué. Je revoyais les princes et les princesses de la rampe…

Même ils avaient encor leur éclat emprunté.

» Quel défilé! quels souvenirs! quel livre! Un livre plein! instructif! sonore! grandisona verba! L'histoire des plaisirs humains. Voilà donc tout ce que les hommes ont inventé pour se rendre heureux! ainsi que l'a dit Pascal que je citais tout à l'heure.

» Ce Pascal était bien un type étrange! Et versatile! et insaisissable! et complexe! Homo multiplex! πολυμαθικος! Aucun ne l'a, que je sache, encore sainement jugé. Quant à moi :

Non nostrum tantas componere lites.

» Mais si j'avais à émettre une opinion, je crois que ce philosophe, — φιλος et σοφια, ami de la sagesse, songez à l'étymologie — que ce philosophe fut…

....... .......... ...

Il y en avait huit colonnes de ce ton. Quant aux Mystères de l'adultère, il n'en était pas plus question que s'ils n'avaient jamais existé.

Athanase, ne se trouvant pas suffisamment renseigné, prit un second journal, et recommença à lire :

« La moitié de l'humanité pourrait tenir sous ce titre gigantesque des Mystères de l'adultère. C'est à la fois un des cercles de l'enfer du Dante, un des actes de la comédie de Balzac! C'est le fruit défendu devenu un verger immense et acclimaté sous toutes les latitudes. C'est la question infinie et éternelle.

» Toutes les passions s'y retrouvent, comme toutes les misères ; — car l'homme a toujours du vice sur la planche.

» Les types se suivent et ne se ressemblent pas ; celui-ci est le traître, celui-là le queue rouge. Barbe-Bleue à un bout, Sganarelle à l'autre.

» Placés en face de la femme adultère, Jésus pardonne, Othello tue, Molière meurt.

» N'est-ce point une étude digne du philosophe?

» Les yeux injectés de sang, le front empourpré de rage, la main crispée sur le poignard, à côté des yeux placidement fermés, du front qui se pare béatement de sa coiffure conjugale, de la main qui défait insoucieuse la rosette du matin que le soir a faite nœud coulant.

» L'un est le tigre du mariage, l'autre n'en sera jamais que le dix-cors.

» Ces mystères de l'adultère, ils ont été écrits au jour le jour par les penseurs, par les artistes, par les poëtes! C'est presque la main-courante de l'amour.

» La poésie antique nous montre la première…

....... .......... ...

La poésie antique, la Grèce, Rome, le moyen âge, la Renaissance, les temps modernes, se partageaient le reste du feuilleton-feu d'artifice.

Beaucoup de fusées, mais des baguettes ; quant à une appréciation sur le drame nouveau, point.

Athanase réitéra l'expérience sur une troisième feuille :

« La vraie critique, commençait celui-là, est celle qui se base sur le simple bon sens.

» Aussi tous nos efforts sont-ils tournés vers ce but unique. Hors le bon sens, il n'y a ni entrain ni gaieté.

» Pourquoi mon illustre ami *** se distingue-t-il entre tous par la finesse de son esprit? Parce qu'il a le bon sens spirituel. Tout doit se raisonner ici-bas.

» Dans un délicieux roman de mon cher ami ***, le lecteur éclate involontairement de rire à la page 102. Pourquoi éclate-t-il de rire? Parce que rien n'est plus raisonnablement bouffon que la réponse de la belle-mère à son futur gendre.

» Dans un drame excellent de mon admirable ami ***, l'auditoire sanglote au troisième acte. Pourquoi? Parce que la situation est raisonnablement émouvante.

» Développons toute notre pensée.

» Lorsque l'homme est tout à coup saisi par une impression violente, il commence par ressentir… »

Cette fois, Athanase tombait sur de la réclame mêlée de pédagogie ; il n'alla pas plus loin.

Cependant il tenait à avoir au moins un pauvre petit renseignement sur ces malheureux Mystères de l'adultère.

La feuille à laquelle il s'adressa en dernier ressort était un journal religieux, — c'était lui qui le disait, — où un monsieur émettait tous les quinze jours son opinion sur les pièces nouvelles, en déclarant préalablement qu'il aimerait mieux être paralysé de tous ses membres que d'aller voir représenter une demi-scène de ces œuvres diaboliques.

Ce père Loriquet de la critique, s'exprimait ce jour-là en ces termes :

« Le cœur me soulève de dégoût, chaque fois qu'il me faut prendre la plume pour remuer les fanges de la littérature moderne.

» N'est-ce pas toujours la glorification du péché, l'apothéose de la matière, du rut et du concubinage?

» Tous ces écrivassiers, tous ces possédés de l'esprit des ténèbres, tous ces ruffians de lettres, sont comme s'ils n'étaient point. Ce serait leur faire trop d'honneur que de descendre dans les grands-collecteurs du style contemporain.

» Pouah! Messieurs les bâtards de Voltaire! Rimez à la prostitution et à l'adultère! Il faut les pluies de feu pour purifier les Sodomes!… »

— Corbleu! pensa Athanase, en rejetant la feuille épileptique, voilà une étrange manière d'entendre la charité et la modération, et une manière non moins étrange d'entendre la critique. Si je veux savoir quels sont les Mystères de l'adultère, je vois que je ferai bien de prendre une place au bureau.

XXXIX
EN RÉPÉTITION

Oh! les primeurs de la vie!

Le premier cigare, le premier amour, le premier baiser! Tout cela ne vaut pas le premier billet de répétition.

C'est le but atteint, le Rubicon franchi.

Quand l'ex-clerc reçut ce carré de papier, il fut tenté de pousser l'exclamation triomphante de Victor Hugo :

L'avenir, l'avenir, l'avenir est à moi!

Par malheur, après cette exclamation, vient la terrible réponse :

Non l'avenir n'est à personne.

Cette réponse ne devait être que trop tôt traduite pour le débutant dans la vile prose de la vie pratique.

S'il y a loin en effet de la coupe aux lèvres, quel abîme ne sépare pas la représentation des répétitions!

On en était à la seizième, après une série de cahots et de catastrophes qui avaient rempli un espace de trois mois et demi.

Une première fois, on avait interrompu parce que le directeur avait fait un voyage ; une seconde parce qu'on montait une pièce de circonstance, une troisième… une quatrième… une cinquième…

Athanase n'en arrivait pas moins à cette seizième épreuve avec la foi robuste que nous lui connaissons. Après tant de vicissitudes, que pouvait-il survenir? Rien évidemment.

Hélas!… Après avoir attendu une grande heure le jeune premier qui était en retard, on entama l'acte…

— Nous disons donc, fit le directeur, que vous avez supprimé le monologue…

— Au contraire, je l'ai rétabli.

— Par exemple! Je vous ai recommandé hier…

— Pardon, c'est avant-hier que vous me l'avez fait supprimer, et hier que vous m'avez prié de le rétablir.

— Ah! je croyais le contraire.

— Il est propre, son monologue, grommela le jeune premier, mécontent de l'amende que son retard lui avait value.

— Ne te plains pas ; si tu avais mon rôle! répondit le père ganache. Une scène entière à écouter sans souffler mot. Monsieur le directeur…

— Qu'est-ce qu'il y a?

— Je vous jure que mon rôle n'est pas du tout dans mes moyens.

— Laissez-moi tranquille. A vous d'entrer.

— Permettez, insinua Athanase de son air le plus modeste, il me semble que la pose que vous prenez pendant le récit…

— La pose! je voudrais bien vous y voir. D'abord, je maintiens que ce n'est pas un rôle dans mes moyens…

— Cependant…

— Il n'y a pas de cependant, je n'en sortirai jamais.

— Voulez-vous répéter? intervint le directeur.

— J'y suis.

(La répétition poursuivit son cours.)

Tout à coup le directeur bondit :

— Mais je n'avais pas pris garde…

— A quoi? fit le pauvre auteur.

— Ce récit est beaucoup trop long.

— Il est impossible d'en rien retrancher.

— Impossible, allons donc! Les pièces gagnent toujours à être raccourcies.

— Comment! vous me couperiez mon principal effet?

— Qui ne sert à rien.

— C'est mutiler l'acte.

— Il ne s'en portera que mieux.

— Encore un coup, je… Je couperai, dit Athanase qui avait surpris un coup d'œil autocratique et menaçant.

— Quant à moi, je ne dirai jamais ce couplet-là, déclara une des actrices.

— Mais, mademoiselle…

— On m'a choisi exprès un air d'enterrement.

— Le mien, ajouta un autre, est sur un air trop rapide, je ne peux pas le prononcer.

— Une scène de plus à couper, prononça le directeur.

— Elle est indispensable à l'action ; d'ailleurs je la crois originale.

— C'est toujours ainsi : les auteurs, si on les laissait juges…

— Pourtant… Je couperai, acquiesça Athanase qui avait surpris encore le coup d'œil sans réplique.

— Nous en resterons là pour aujourd'hui, dit le directeur. D'ici à demain, faites les modifications…

— Monsieur, je vous en prie, retirez-moi le rôle, il n'est pas dans mes moyens.

— Monsieur, changez mon couplet.

— Monsieur, remaniez ma scène.

— Monsieur, ajoutez.

— Monsieur, retranchez.

— Monsieur… monsieur…

Athanase passa la nuit à opérer ces changements. Le lendemain, le directeur le prit à part.

— Mon cher, j'ai une idée.

— Laquelle?

— La pièce se passe de nos jours.

— Sans doute.

— Il faut la mettre sous Louis XV.

— Sous…

— C'est nécessaire pour les costumes.

— Et le ton du dialogue!

— La belle affaire, vous retoucherez tout ce qui choquerait.

Le surlendemain, quand Athanase se présenta — après une nouvelle nuit passée — avec sa révolution Louis XV, on lui apprit que la pièce était arrêtée net par la maladie d'Eulalie.

XL
LES DOCTEURS ÈS-PLANCHES

Eulalie malade, gravement peut-être! L'auteur à cette nouvelle avait disparu devant l'amoureux, et Athanase resta immobile, anéanti, éploré.

— Parbleu! dit en souriant le directeur, ne vous effrayez pas. Nous connaissons ces maladies-là ; quelque souper trop prolongé.

— Vous pensez qu'il n'y a rien de grave?

— Elles ont fondé une école, l'école des lâcheuses, et arrêtent régulièrement toutes les pièces dans lesquelles elles jouent ; mais Dieu merci, les médecins de théâtre n'ont pas été institués pour rien. Voici justement le nôtre avec qui nous allons nous transporter sur-le-champ au domicile de la prétendue malade.

Le médecin de théâtre descend en ligne directe du docteur Pangloss. Il est optimiste par profession.

Flottant entre le zist et le zest, amalgamant dans sa mise l'austérité classique avec quelques concessions à l'élégance, passant au cosmétique noir ses cheveux qui grisonnent ou couvrant par un toupet la place où ils ne peuvent plus grisonner, il est à cheval sur les deux frontières de l'art et de la science, reçoit l'Entr'acte et l'Union médicale, applique l'hygiène à la comédie et présente des rapports à l'Académie sur la ventilation des salles de spectacle, trouve moyen de concilier sa présence aux premières représentations avec les accouchements de sa clientèle en ville, sacrifie parfois à la galanterie en offrant à ces dames des pilules de sa composition, mais avant toute chose remplit ses devoirs en trouvant que tous les sujets de la troupe se portent au mieux sous la plus paternelle des administrations.

En arrivant chez Eulalie en compagnie du directeur et d'Athanase, le médecin de théâtre rencontra sur le palier un de ses confrères, qui sortait de l'appartement.

L'autre terme de la comparaison : le médecin d'actrices, le docteur Tant-pis, opposé par l'intérêt privé à l'optimisme officiel du docteur Tant-mieux.

Le médecin d'actrices est d'ordinaire plus jeune que le médecin de théâtre, l'élégance prédomine dans sa mise et le cheveu noir sur son sinciput ; il sacrifie exclusivement à la galanterie et accomplit ses fonctions en déclarant uniformément que la santé de ses clientes est dans le plus complet délabrement.

Il n'était donc point étonnant que ces deux messieurs eussent échangé un salut glacial : il était tout naturel qu'ils se regardassent comme deux athlètes prêts à livrer bataille.

Ils s'étaient approchés en même temps du lit d'Eulalie ; — car Eulalie avait eu la précaution de garder le lit.

Le docteur Tant-Pis prit le bras droit de l'actrice, le docteur Tant-Mieux son bras gauche.

— Le pouls est détestable, dit l'un.

— Pas la moindre fièvre, riposta l'autre.

— Veuillez, mademoiselle, tirer la langue. Saburrale au premier chef.

— Langue parfaite.

— La tête brûlante.

— Température normale.

— L'œil a un éclat maladif.

— Les traits sont frais et dispos.

— J'augure un commencement de congestion.

— Au plus une légère fatigue.

— Vous avez bien fait de rester au lit.

— L'air vous remettra complétement.

— Ne mangez pas.

— Un bon bifteck.

— Pardon, confrère…

— Confrère, il me semble…

— Je réponds…

— Je garantis…

Les deux champions s'étaient simultanément dirigés vers la table, et saisissant chacun une plume ils écrivirent :

« Je soussigné, docteur en médecine, certifie que Mlle Eulalie, artiste au Théâtre des Divertissements-Plastiques, m'a fait mander ce jourd'hui, et qu'après avoir consulté les prodrômes, symptômes et diagnostics, j'ai reconnu chez elle une méningite à sa période bénigne ; méningite qui pourrait prendre un dangereux développement, si la malade n'observait le repos le plus absolu.

» En conséquence de quoi je la déclare incapable de remplir son service avant une entière guérison.

TANT-PIS, (d. m. P.)

» Paris, le… »

« Je soussigné, docteur en médecine, certifie qu'appelé à la requête du directeur des Divertissements Plastiques auprès de Mlle Eulalie, artiste de ce théâtre, j'ai examiné attentivement l'état de ladite demoiselle, et reconnu que cet état n'offrait aucun caractère de maladie durable ou accidentelle.

» En foi de quoi, je déclare ladite demoiselle apte à reprendre immédiatement son service sans qu'il en puisse résulter le plus léger inconvénient.

TANT-MIEUX, (d. m. P.)

» Paris, le… »

— Voilà, mademoiselle, dit le docteur Tant-pis en tendant son certificat à sa cliente.

— Voici, dit le docteur Tant-mieux en présentant le sien au directeur.

Puis, les deux rivaux se retirèrent en échangeant un salut provocateur.

— Quant à moi, conclut le directeur après leur départ, je ne suis pas médecin, mais vous savez, Eulalie, si vous ne venez pas aujourd'hui répéter la pièce de M. Briquet, je résilie votre engagement.

— Mademoiselle, insinua Athanase d'un ton suppliant, soyez persuadée que… je serais désolé… Votre santé… J'aimerais mieux mille fois…

— Vous! vous êtes mon oiseau de mauvais augure, c'est votre ours mal léché qui est cause de tout ça. Aussi Dieu sait si je vous abomine!…

Décidément les déclarations d'Athanase n'avaient pas de succès.

XLI
AMIS ET CONFRÈRES

Et pourtant, si le malheureux n'avait pas encore les profits de sa réception dramatique, il en avait déjà les petites misères.

Il ne rencontrait plus une personne sans que celle-ci l'abordât par une de ces formules :

— Dites donc, mon cher monsieur Briquet, vous qui faites jouer des pièces, vous seriez bien aimable de m'envoyer une loge pour demain.

— Mon bon, maintenant que vous voilà lancé, vous ne me refuserez pas six places pour ce soir.

— Briquet, puisque le directeur fait ce que vous voulez, demandez donc pour moi une petite avant-scène. J'ai quelqu'un à conduire au théâtre. C'est convenu?

Les premières fois, l'amour-propre avait empêché le pauvre garçon de détromper les solliciteurs et de leur avouer qu'il n'aurait point osé tirer à vue sur son crédit un simple bon de parterre. Il avait donc payé les places de sa poche, — si peu garnie, hélas!

Mais le nombre des requêtes grossissait toujours.

A Paris, ils s'appellent légion, ces quémandeurs sans vergogne. D'excellentes gens qui proclament bien haut leur délicatesse, et qui, en effet, se feraient scrupule de laisser payer par un ami leur place d'impériale d'omnibus. Mais, quand l'ami a quelque accointance avec le théâtre, qu'au lieu de trois sols il s'agit d'un billet de cinq ou dix francs, toute gêne disparaît, et ils rançonnent impitoyablement.

Ils ne prient pas, ils décrètent ; ce n'est point un service qu'ils réclament, c'est une contribution qu'ils frappent.

Si vous n'acquittez pas dans les délais prescrits cette taxe forcée, ils déclarent votre amitié en faillite, et jamais vous ne pourrez vous réhabiliter.

Telle était la situation d'Athanase, qui avait déjà semé derrière lui plusieurs douzaines de ces ennemis-là.

Mais devant lui, il s'en dressait bien d'autres!

Au théâtre, le Donec eris felix doit être généralement pris à contre-sens.

Tant qu'Athanase avait été le poursuivant sans espoir de la fortune littéraire, tant qu'on n'avait vu dans ce modeste provincial qu'un clerc égaré, on avait épuisé pour lui toutes les ressources de la sympathie phraséologique :

— Ne vous découragez pas, mon cher ; vous avez du talent, vous arriverez.

— C'est vraiment un garçon charmant que ce Briquet. Il n'a pas de chance.

— Je suis convaincu qu'au fond il a quelque chose dans le ventre…

— Et si simple!…

— Si courageux!…

— Briquet, vous savez, si je puis jamais vous donner un coup d'épaule…

On était bien sûr alors que le coup d'épaule ne pourrait jamais enfoncer les portes si bien barricadées du théâtre.

Au lieu de cela, ces portes avaient l'air de s'entre-bâiller pour le travailleur opiniâtre ; on n'attendait même pas qu'elles fussent ouvertes :

— Voyez-vous cela!

— Quel intrigant!

— S'il est permis de recevoir un bonhomme pareil.

— Pas de talent pour deux liards.

— Sa simplicité n'est qu'une pose.

— Aussi j'espère un four… mais un four…

Un naturaliste m'a assuré qu'à l'approche du beau temps les grenouilles coassent.

XLII
LES CHEVALIERS DE LA RÉCLAME

Ces coassements n'étaient qu'un prélude.

Il existe de nos jours un usage qui ne dépose certes point en faveur de la modestie contemporaine.

Je veux parler du soin que longtemps à l'avance les auteurs prennent de faire savoir leur nom au public, qui ne se soucie généralement guère de la recherche de cette paternité.

Cette façon d'escompter le succès en en revendiquant préventivement le mérite enlève à la première représentation beaucoup de son attrait et à l'écrivain un peu de sa dignité ; mais Athanase, n'ayant pas les moyens de se poser en réformateur, avait suivi la tradition et cédé aux instances du ramasseur de bouts de nouvelles en quête d'un paragraphe pour son canard.

Aussitôt pris, aussitôt inséré.

Dès le soir même, ledit canard publiait :

« Le théâtre des Divertissements-Plastiques répète en ce moment une pièce en trois actes, premier ouvrage de M. Athanase Briquet, sur les débuts duquel on compte non sans raison. La pièce est intitulée : Les Contes de fée. »

Rien en apparence de plus inoffensif que cette annonce, mais Athanase avait compté sans les chevaliers de la réclame.

Les chevaliers de la réclame jouent, à la suite de la grande armée des lettres, le rôle que remplissent les maraudeurs à la suite des autres armées.

Ils vivent sur le commun.

Leur talent ne leur permettant d'apporter aucune mise de fonds, ils spéculent sur les fonds d'autrui. Ne pouvant entrer au restaurant, ils veulent du moins s'en approprier la fumée.

N'avoir aucune valeur, ne rien faire, et arriver à la notoriété quand même.

Voilà le problème.

Pour le résoudre, tous les moyens sont bons.

C'est le chevalier de la réclame qu'on retrouve à toutes les cérémonies littéraires, — mariages, baptêmes ou enterrements ; c'est lui qui s'y faufile dans les groupes de journalistes, espérant que l'un d'eux s'habituera à sa physionomie et finira par s'informer de son intitulé pour le consigner dans les feuilles.

C'est le chevalier de la réclame qui, tous les matins, lit attentivement la Gazette des Tribunaux, dans le but d'y découvrir une homonymie désirée, auquel cas il écrit le lendemain :

AU RÉDACTEUR

« Monsieur,

» Dans votre numéro du… courant, vous rendiez compte d'un procès où un sieur Pastoreau était condamné pour vol qualifié à quinze ans de prison.

» Je vous serais infiniment obligé de déclarer, par la voie de votre estimable feuille, qu'il n'y a rien de commun entre le prévenu et moi.

» PASTOREAU,
» homme de lettres. »

C'est encore lui qui expédie à l'Indépendance belge le poulet ci-dessous :

« Monsieur le rédacteur,

» Votre dernière chronique annonçait qu'un joueur du nom de Breteuil s'est tué d'un coup de pistolet en sortant du Casino de Hombourg.

» L'analogie de consonnance entre Breteuil et Verneuil étant de nature à plonger dans l'inquiétude ma famille et mes nombreux amis, je vous serais très-reconnaissant si vous vouliez bien me permettre d'user de votre précieuse publicité pour empêcher cette fâcheuse confusion.

» Je suis si peu mort que je prépare en ce moment un grand ouvrage pour une de nos premières scènes.

» Agréez…

» Verneuil,
» membre de l'institut Polydramatique. »

Bien entendu le grand ouvrage n'a jamais existé, mais le coup n'en porte pas moins. Après un certain nombre de mentions de ce genre, les lecteurs de journaux commencent à savoir qu'il existe un homme de lettres du nom de Pastoreau ou de Verneuil.

D'où le savent-ils? Ils seraient bien embarrassés de le dire.

Peu importe à Verneuil ou à Pastoreau ; le chevalier a pratiqué la réclame à la tire, c'est tout ce qu'il lui faut.

Athanase ignorait — comme bien d'autres choses — l'existence de cette catégorie de bipèdes. Aussi fut-il grandement étonné quand en cherchant, deux jours après, l'annonce de sa pièce, il lut dans le canard qui l'avait publiée cette insolente épître :

« Paris

» Monsieur le chroniqueur,

» Votre bulletin dramatique de mercredi, déclarait urbi et orbi que le théâtre des Divertissements-Plastiques répète une pièce d'un monsieur Athanase Briquet, pièce que ce monsieur a nommée les Contes de Fée.

Or, il y a trois ans, — TROIS ANS! — que j'ai le plan d'une féerie dont le titre est les Contes fantastiques. L'analogie est trop flagrante pour que j'aie besoin d'entrer dans d'autres détails, tendant à établir mon droit de priorité. Bien que mon ouvrage n'ait pas encore été écrit, je l'ai raconté dans plusieurs cafés et notamment à la Brasserie humanitaire devant mes amis, Thévenard, Champroux, Patonel, Duradeau, qui au besoin, attesteraient la réalité des faits.

» En vous priant et en vous requérant, s'il le faut, d'insérer dans votre, etc., etc.

» Dugoupin.
» Auteur dramatique. »

— Sapristi! se dit Athanase, voilà un auteur bien chatouilleux ; le titre n'est pas le même, il n'a pas écrit sa pièce, je ne l'ai jamais vu, et il voudrait…

L'ex-clerc prit une plume, et à son tour répondit très-poliment au journal qu'il ne connaissait ni M. Dugoupin ni ses œuvres, et que par conséquent il ne concevait rien à ses récriminations.

Puis il se crut délivré de cette ridicule affaire.

Mais le chevalier de la réclame Dugoupin aurait mérité d'être grand-officier de son ordre. On lui offrait un prétexte de polémique! Délices du paradis! Une occasion de s'imprimer avec récidive! Merci, Gutenberg! Merci, trop candide Athanase!

Le numéro suivant de la feuille qui servait de boîte aux lettres à la querelle contenait ces lignes énergiquement senties :

« Monsieur,

» La réponse du sieur Briquet (Athanase), fait, en usant d'un audacieux subterfuge, mieux éclater la mauvaise foi du plagiaire.

» En effet, — et je m'en félicite, — je n'ai jamais compté ce débutant (souligné) au nombre de mes relations, mais est-ce donc là ce que j'ai prétendu?

» J'ai affirmé qu'on m'avait dérobé mon idée, mon idée divulguée publiquement. Un tel procédé, appuyé d'une conduite aussi tortueuse, révoltera tous les amis de la propriété littéraire.

» A-t-on besoin de connaître celui qui vous soustrait votre mouchoir pour avoir le droit de crier : Au voleur?

» J'ai l'honneur, etc…

» Dugoupin.
» Auteur dramatique. »

Devant cette brutale insulte, Athanase resta d'abord stupéfait, l'indignation succéda bientôt.

De l'humeur la plus pacifique, il était doué du courage de l'honnêteté, le meilleur de tous.

Dédaignant donc de poursuivre une lutte de plume aussi rebutante, il envoya, séance tenante, deux témoins au Dugoupin.

Les témoins comptaient sur des excuses. Ils n'avaient pas songé qu'un duel est une des plus merveilleuses embuscades pour la réclame.

Son chevalier paya d'audace. Il tirait passablement, et d'ailleurs vingt lignes, — au prix où sont les annonces anglaises — valaient bien un coup d'épée sans doute.

D'autant plus que ce fut Athanase qui le reçut.

Un heure après le duel, il pleuvait dans tous les bureaux de rédaction de la presse parisienne une note amoureusement calligraphiée et portant :

— Aujourd'hui, à neuf heures du matin, une rencontre à l'épée a eu lieu dans les bois de Chaville, entre MM. Dugoupin, auteur dramatique, et Athanase Briquet, précédemment employé chez un huissier. Ce dernier a été blessé à l'épaule après un engagement des plus vifs.

» La cause du duel était une accusation de plagiat formulée et soutenue les armes à la main par M. Dugoupin, écrivain que le public sera bientôt à même d'applaudir. »

— Fameuse affaire! se murmura Dugoupin en vérifiant l'insertion de cette note dans un quinzième journal. Ça m'a fait imprimer trente-neuf fois mon nom!

Quant au directeur des Divertissements-Plastiques, il se dit après avoir lu le même morceau :

— Voyez-vous ce Briquet!… Avec son air sainte-n'y-touche, je l'avais toujours soupçonné de manquer de loyauté!

XLIII
REPRÉSENTATION A BÉNÉFICE

Pour la première fois depuis un mois que sa blessure l'avait forcé à garder le lit, Athanase se trouvait seul.

C'est que le numéro 9, son fidèle voisin, qui ne l'avait pas quitté un instant, avait bien été obligé de sortir pour cette soirée mémorable entre toutes, pour cette soirée à son bénéfice, pour cette soirée où il devait reparaître devant le public après dix ans d'interrègne.

Le blessé regardait la pendule avec angoisse, attendant impatiemment le retour de son vieil ami.

Elle avait coûté tant de peines et de démarches à l'ancien comique, cette représentation suprême! Il avait fallu frapper à tant de portes pour organiser un spectacle!

Les directeurs ne voulaient pas prêter leur salle et avaient besoin de leur personnel. Les acteurs avaient oublié ce camarade d'une autre génération et ne se souciaient pas de se déranger. Les auteurs ne s'empressaient guère d'abandonner leurs droits.

Personne ne voulait jouer en premier. Mlle X… refusait de chanter, si M. Y… exécutait avant elle un morceau de piano ; M. Z… avait averti, au dernier moment, qu'une indisposition l'empêchait de prêter le concours qu'il avait promis. Et ceci, et cela, et le reste!

Orchestre, décors, accessoires, artistes, rien ne manquerait-il in extremis? Le public répondrait-il à l'appel? Le bénéficiaire saurait-il encore affronter la rampe et soulever les bravos comme autrefois?

Cette dernière inquiétude serrait surtout le cœur du vieillard, qui était tout tremblant au départ.

Voilà pourquoi Athanase guettait le retour avec tant d'impatience.

Onze heures venaient de sonner. Un bruit confus de pas retentit dans l'escalier.

Onze heures! ce ne pouvait être déjà lui. Au surplus, le bruit des pas annonçait plusieurs personnes. On eût même dit que ces personnes étaient chargées d'un fardeau…

Athanase se dressa sur son séant, poussé par une appréhension instinctive dont il s'était à peine rendu compte, quand une voix du dehors l'interpellant :

— Est-ce ici que demeure un vieil acteur?…

— Entrez! entrez! cria Athanase…

Trois garçons soutenaient, portaient même l'ancien comique, qui semblait à moitié évanoui.

— Coquin! le gaillard est lourd!… dit un des garçons…

— Le pauvre bonhomme! fit un autre…

— On ne donne rien pour boire? ajouta le troisième.

— Prenez ce qu'il y a sur cette commode, répondit Athanase… Mais que lui est-il arrivé?…

— Une bien triste affaire, allez… un scandale!… Figurez-vous, monsieur…

— Taisez-vous! interrompit soudain la voix étranglée du comique. Je… je… veux lui raconter moi-même…

— A votre aise, dit le garçon en s'en allant avec ses collègues. C'est très-intéressant!…

— Mon ami… qu'avez-vous?… parlez, reprit Athanase, quand ils furent seuls, en tendant la main qu'il avait de libre à son compagnon dévoué…

— Ce que j'ai?…

Vous voulez savoir ce que j'ai?…
Le récit n'est pas long à faire…

J'ai… j'ai…

— Ivre! murmura Athanase…

— Moi ivre!… Par exemple… jamais… j'ai…

J'ai du bon tabac
Dans ma…

Non! J'ai que je suis un misérable!… un misérable! cria-t-il tout à coup, rappelé à la réalité par un éclair de raison et fondant en larmes… J'arrive au théâtre, les abords étaient déserts, ça m'avait déjà porté un coup… Je sentais que c'était fini… que ma réputation était morte… Je calculais qu'en déduisant les frais de la salle, des employés, des… enfin des…

— Remettez-vous… Rappelez-vous…

— Tu es mon ami, toi… Ce n'est pas toi qui m'aurais sifflé… Car on m'a sifflé… sanglotait le numéro 9.

— Sifflé!…

— J'entre en scène… Pour me remonter un peu, j'avais… j'avais bu… oh! rien que trois petits verres… On m'applaudit… la claque, sans doute ; mais n'importe, ce bruit-là me fait du bien… Je commence à jouer… On rit un peu… Je m'enhardis… Quand, arrivé à un couplet… Je me le rappelle à présent, c'est sur l'air du Charlatanisme

J'entends dire de tout côté
Que les maris sont trop crédules,
Pour moi, cette crédulité…

— Laissez le couplet et achevez… supplia Athanase…

— Je vous répète que je me le rappelle… l'air du Charlatanisme… je vais le chanter, c'est dans mon rôle…

J'entends dire de tout côté…
J'entends…

Encore la mémoire qui s'en va, comme en scène… car la mémoire s'était en allée… Impossible d'entamer le couplet… vous savez… sur l'air du Charlatanisme… On me siffle… Moi qui, mille fois!… je me trouble davantage… Pourtant la claque couvre les sifflets et je continue après avoir sauté le couplet… vous savez, sur l'air du Charlatanisme… mais pendant tout le reste de l'acte ce sont des rires, des quolibets… La toile tombe… Je cours à ma loge!… Éperdu de douleur, je reprends le carafon d'absinthe… et je bois… je bois…

— Malheureux!…

— Si bien que, quand on sonne au rideau… je veux bouger… je veux… Est-ce que je sais, moi?… C'est elle qui m'a porté malheur ; j'ai vu à l'avant-scène une femme qui lui ressemblait… et alors… je suis… je suis tombé!… On m'a… Je veux me tuer!… entends-tu?… je veux me tuer… Malheur à l'artiste qui vieillit!… Si j'en avais fini plus tôt, je n'aurais pas été ce soir… un objet de risée pour… A boire!… j'ai soif…

— De grâce…

— J'ai soif… soif…

Coule, coule, coule, bouteille
Vermeille…

Ah! mon Dieu!… mon Dieu!… Mais pourquoi me laisser souffrir! Je te dis que je veux me tuer…

— Vous êtes fou…

— Oui… me… me tuer sur l'air… du Char… la… ta…

Et le vieillard se laissa aller inanimé sur le lit de son ami.

XLIV
QUI VA A LA CHASSE

La volonté est le meilleur des remèdes.

Deux jours après la scène précédente, Athanase, faisant violence à un reste de faiblesse et avançant l'heure de sa convalescence, se présentait au théâtre des Divertissements-Plastiques.

— Ah! ah! c'est vous, monsieur Briquet, dit le père Balandreau en faisant le salut militaire. Il y a du neuf ici depuis qu'on ne vous a vu.

— Quoi donc?

— Dame! il paraît que votre pièce est mise en disponibilité pour retrait d'emploi.

— C'est impossible!

— Demandez plutôt à Phémie. Pas vrai que…

— Mais certainement, puisque tu y as dit… Laisse-moi donc tirer au clair mon cassis qui a tourné.

— Ma pièce retirée!…

Athanase n'en écouta pas davantage et tomba comme une bombe dans le cabinet du directeur.

— Est-ce vrai, monsieur, ce que je viens d'apprendre?

— Qu'avez-vous appris, mon cher monsieur?

— Que les répétitions…

— De votre machine sont interrompues. Rien de plus authentique.

— Et quelle en est la raison?

— Vous me le demandez, après l'accusation terrible sous laquelle vous êtes resté…

— Ignorez-vous donc, monsieur, que j'ai provoqué la personne qui m'avait insulté et qu'une blessure dont je souffre encore…

— La belle preuve. De ce que vous avez croisé le fer avec M. Dugoupin, un garçon d'avenir et d'honorabilité, s'ensuit-il que le plagiat dont il s'est plaint soit moins grave?

— Cette plainte est un mensonge aussi odieux que ridicule.

— Il vous plaît de le dire, mais vous concevez… il y a des convenances qu'on doit respecter… D'ailleurs je n'ai point envie de m'attirer un procès avec M. Dugoupin.

— Préférez-vous en avoir un avec moi?

— Avec vous? Allons donc!

— Votre décision est bien prise?

— Parfaitement.

— Soit! Nous plaiderons, monsieur.

— A votre aise, si vous avez envie de perdre.

— C'est ce que nous verrons! cria Athanase en opérant une sortie impétueusement résolue.

Mais cette résolution n'était qu'apparente, et il avait le cœur si gros que le père Balandreau en le voyant repasser ne put s'empêcher de marmotter :

— Ce pauvre M. Briquet, il n'a réellement pas amené un bon numéro à la conscription du hasard. Moi, il finit par m'intéresser.

— De quoi que je me mêle!… repartit la douce Euphémie. Vous feriez mieux de rincer les verres.

XLV
UN PROCÈS DE COULISSES

Les procès de coulisses constituent dans le monde judiciaire une classe à part.

Depuis surtout que le Palais est devenu matière à chroniques, comme tout et bien d'autres choses encore, les causes dans lesquelles le mot de théâtre est prononcé sont considérées comme des bonnes fortunes par certains avocats.

Quelques-uns en ont presque fait une spécialité.

Est-il une meilleure occasion de sacrifier aux Grâces? Comment mieux placer jamais le sourire sarcastique et l'allusion maligne? Les salons et les journaux, qui d'ordinaire n'accordent leur attention qu'aux gredins hors ligne, font une aimable exception pour les procès de coulisses, dont ils répètent durant toute une semaine une phrase ironique ou un trait spirituel.

Athanase allait donc se trouver placé entre deux feux et défrayer d'esprit un duo de défenseurs.

Qu'allait-il faire dans cette maudite galère?

Grâce au retentissement du duel annoncé à grand orchestre, la curiosité était piquée, et la salle de l'audience se remplit de bonne heure d'un public parmi lequel on comptait quelques dames.

Au premier coup d'œil, Athanase reconnut à gauche Dugoupin qui pérorait, et Eulalie qui chuchotait avec une autre actrice toute jeunette qu'elle avait l'air de piloter. — Déjà si bas!

Dugoupin venait jouir sans doute de son triomphe ; Eulalie venait probablement jouir de la défaite d'Athanase.

Cette double pensée le fit frissonner.

L'avocat de la partie adverse prenait la parole :

« Messieurs,

» La cause que nous venons soutenir devant vous ne mérite pas d'occuper au delà de quelques instants votre haute attention, et nous nous étonnons que notre antagoniste nous ait mis dans la pénible nécessité de réveiller des souvenirs qu'il aurait gagné à laisser sommeiller.

» Mais il est des gens qui cherchent à escroquer la renommée par tous les moyens. M. Briquet (Athanase) est de ce nombre.

» Il veut qu'on s'occupe de lui, n'importe à quel prix, — fût-ce au prix du sang!

» Non content d'avoir copié, — avec le sourire sarcastique annoncé : nous sommes poli — d'avoir copié l'œuvre d'un écrivain consciencieux et modeste, de M. Dugoupin, qui n'a mérité que des éloges en ces circonstances douloureuses, M. Briquet Athanase provoque celui qu'il a… nous continuons à dire : copié…

» Quel feu dans ce Briquet! (Hilarité dans l'auditoire ; l'avocat promène un regard satisfait autour de lui.) N'est-ce pas le cas de s'écrier :

Hérite-t-on, messieurs, des gens qu'on…

voudrait occire?

» Heureusement la Providence ne devait pas permettre cette indignité. Notre antagoniste a été blessé.

» Mais cette blessure, il l'exploite de nouveau dans sa passion du bruit! Les journaux ne sont remplis que du récit du tournoi Briquet! Monsieur Athanase veut poser pour le héros.

» Non! il ne posera pas ; car nous le démasquerons.

» Le directeur que je représente, avec la conscience d'un honnête homme, a voulu répudier publiquement toute solidarité avec les perfides manœuvres du plaignant.

» Il l'avait reçu avec bonne foi, il lui avait prodigué les encouragements — en Mécène intelligent qu'il est, il avait accueilli sa pièce, mais autant il avait été bienveillant au débutant autant il est impitoyable au plagiaire.

» Nous demandons qu'il plaise au tribunal de déclarer que nous ne devons pas représenter les Contes de Fée, qui sont des contes falsifiés.

» Le jugement de Dieu s'est déjà prononcé contre M. Briquet (Athanase) ; nous attendons le vôtre avec confiance! »

L'avocat d'Athanase se leva à son tour :

« Messieurs,

» La remarquable plaidoirie que vous venez d'entendre, plaidoirie à l'éclat de laquelle je suis heureux de rendre hommage, n'a qu'un défaut ; celui de ses qualités. De l'esprit, beaucoup d'esprit, trop d'esprit.

» La fantaisie est une excellente chose, mais pas trop n'en faut. La caricature a du bon, mais devant la majesté de la justice, le portrait seul doit être admis.

» Nous répudions de toutes nos forces le croquis ingénieux qu'on a tracé de notre client.

» Sans doute cela prêtait à des effets pittoresques, comiques et dramatiques ; par malheur, d'un mot je vais détruire ces inventions puériles.

» Regardez mon client, messieurs.

» Est-ce là le fourbe redoutable, le machinateur de ruses, le fier-à-bras qu'on vous a dépeint?

» Oh! ce visage suffirait à répondre! Vous y lisez une bonhomie poussée jusqu'à l'excès, une naïveté qui va jusqu'aux frontières du défaut voisin, une gaucherie somnolente qui atteste l'humeur la plus pacifique, et nous a valu un coup d'épée.

» Mais ce n'est pas tout ; nous avons ses œuvres pour attester hautement sa candeur. Je l'ai lue cette pièce qu'on refuse de jouer sous prétexte de plagiat.

» C'est là ce que nous aurions copié! Ah! quand on copie, on choisit mieux ses modèles! Notre pièce respire à chaque pas l'inexpérience, trahit la maladresse du novice dans toutes ses scènes. On y retrouve l'homme qui a tardivement embrassé la carrière dramatique pour laquelle il n'était peut-être pas né.

» Donc cette pièce est bien à nous. Vous auriez pu, vous auriez dû la refuser, c'est possible ; mais le droit est le droit ; vous l'avez reçue et répétée ; vous cherchez un futile prétexte pour écraser un homme dont vous savez que la candeur est sans défense.

» Vous avez compté sans la justice, qui doit son appui aux faibles!… »

— Mais c'est abominable! murmurait Athanase qui se rongeait les poings en voyant l'auditoire, et notamment Dugoupin et Eulalie, le toiser du haut en bas… L'un, jure que je suis un coquin ; l'autre, que je suis un idiot…

Le tribunal pencha pour l'idiot, en conséquence de quoi il ordonna que la pièce serait jouée dans un délai d'un mois, s'il n'y avait empêchement pour autres causes.

XLVI
CAVEAT CENSOR

Surtout, n'oubliez pas, cher lecteur, que la scène se passe dans les années 18.., 18.., 18.., 18.., 18…

Nous avons trop fermement foi dans le progrès pour ne pas être convaincu que sa bienfaisante influence a fait disparaître tous les abus qui pouvaient subsister alors, et que messieurs les membres de la censure dramatique ont été compris des premiers dans ce perfectionnement universel.

Mais alors comme alors.

En exécution du jugement du tribunal, le directeur des Délassements-Plastiques avait remonté la pièce d'Athanase, Dieu sait avec quel mauvais vouloir et quelles tribulations! Enfin il l'avait remontée.

Les affiches étaient prêtes. La première était fixée au lendemain, et, le jour même, on répétait devant monsieur l'examinateur.

Le premier acte passa sans encombre : à peine une vingtaine d'observations de détail.

Au début du second, une actrice chantait un rondeau sur les fées, qui se terminait ainsi :

Salut enfin à toi, fée immortelle,
O Liberté!…

— Vous dites?… fit monsieur l'examinateur interrompant.

L'actrice reprit :

Salut enfin à toi, fée immortelle,
O Liberté!…

— J'avais bien entendu ; nous supprimerons le rondeau.

— Cependant, monsieur, je ne vois rien de périlleux pour la morale ni pour l'ordre… Tous les poëtes ont célébré la liberté dans leurs ouvrages…

— On supprimera le rondeau, répondit monsieur l'examinateur en observant Athanase avec défiance.

Un peu plus loin, le marquis de Carabas faisait une réflexion sur l'étendue de ses domaines.

— A couper, décréta monsieur l'examinateur.

— Comment?…

— L'allusion est assez transparente. Double attaque contre la noblesse et la propriété.

— Je proteste que telle n'a pas été mon intention. Le marquis de Carabas est un type consacré.

— Le public ne s'y tromperait pas, lui.

— En vérité…

— Monsieur, permettez-moi de vous dire que vous discutez votre œuvre avec une opiniâtreté…

— Bien légitime. J'use de mon droit.

— Et moi du mien.

A la scène suivante, le père du Petit-Poucet, homme très-gêné dans ses affaires, amenait, après de fortes pertes à la Bourse, ses enfants dans la plaine Saint-Denis, pour les abandonner.

— C'est décidément un système, ricana monsieur l'examinateur. Après les insultes à la noblesse et à la propriété, les attaques à la famille.

— Quelles attaques, bon Dieu? exclama Athanase abasourdi.

— Il me semble que l'immoralité est assez flagrante. Au moment où la législation a supprimé les tours, quand l'infanticide exerce dans nos campagnes de si terribles ravages, montrer en spectacle l'abandon des enfants!

— Mais, monsieur, on donne Perrault en prix dans les colléges.

— Si, du temps de Perrault, la morale et la société ne savaient pas se protéger suffisamment, notre époque n'en est que plus rigoureusement astreinte à remplir son mandat civilisateur et purificateur. Nous réduirons la pièce à deux actes…

— Par exemple!

— A moins que le troisième…

Le troisième acte commençait par cette phrase :

« Le proverbe a raison, et j'ai bien fait d'avoir plusieurs cordes à mon arc. »

Monsieur l'examinateur bondit :

— Qu'entendez-vous par monarque, monsieur?

— Mais dame! j'entends mon arc, répondit Athanase bonnement.

— Savez-vous bien, monsieur, que vous outrepassez toutes les bornes de la licence?

— Moi?

— Que vous foulez aux pieds les convenances les plus sacrées?

— Je…

— Que ce jeu de mots est un attentat?…

— Quel jeu de mots?

— Oui, monsieur, un attentat!

— Sapristi! quel jeu de mots?

— Vous le savez mieux que moi…

— Ma parole d'honneur…

— Monsieur le directeur…

— Rien qu'une…

— Je ne vous parle plus, monsieur… Monsieur le directeur, j'ai le regret de vous annoncer que j'interdis la pièce.

Le directeur sourit dans sa barbe. Quant à Athanase :

— Ah! c'est ainsi! Ah! tout conspire contre moi! Ah! depuis des années je travaille sans résultat ; depuis des années j'endure rebuffades, insomnies, privations, fatigues ; je suis rebuté, bafoué, berné, volé, calomnié, blessé, chicané, pour arriver à être supprimé… Je m'indigne à la fin, je me soulève, je me révolte. La France n'est pas encore à ce point marâtre pour ses enfants ; il y a une presse à Paris… Demain vous aurez de mes nouvelles.

Une seule feuille avancée imprima la protestation d'Athanase ; mais cette publicité ne fut pas perdue. Vu la vivacité des termes, elle suffit pour lui valoir…

XLVII
PRODUIT NET

… Six mois de prison.

On fait des réflexions en six mois.

Le jour où le gardien daigna lui annoncer qu'il était libre, Athanase avait vieilli de dix ans.

A l'aventure, il se mit à marcher à travers les rues. Sans savoir où il allait, il allait toujours. Un long corridor noir s'offrit à ses regards, d'instinct il s'y engouffra, gravit un étage, frappa à une porte.

— Entrez, fit-on du dedans.

— Monsieur le directeur, vous devez me connaître. Je m'appelle Athanase Briquet, je sors de prison et je voudrais travailler pour votre scène.

— Ah! c'est vous, monsieur l'homme aux duels, aux procès, aux scandales, aux complots… Je vous dispense de vous représenter jamais chez moi, et j'ai assez bonne opinion de mes confrères pour penser qu'ils seront tous de mon avis.

Athanase redescendit et recommença à marcher.

Des panonceaux frappèrent ses yeux, il s'élança comme un automate.

Entrée de l'étude, tournez le bouton, s. v. p., disait une inscription.

Il tourna le bouton.

— Monsieur, je suis ancien clerc d'huissier et je voudrais reprendre ma première profession… Je m'appelle Athanase Briquet, de Gérizy.

— Athanase Briquet! le folliculaire dont les papiers publics ont parlé ; ce coureur de coulisses et d'aventures, ce révolutionnaire… Jamais le plafond de mon étude n'abritera un homme qui a des accointances avec les cabotins et conspire contre les institutions de son pays, et je me flatte, pour l'honneur du corps, que tous mes collègues partageront cette manière de voir.

Athanase Briquet avait repris sa course machinale. En traversant le boulevard, il fut éclaboussé par une voiture qui faillit l'écraser, pendant qu'une voix de femme criait :

— L'imbécile!

Athanase reconnut la voix et la femme, c'était Eulalie, toujours accompagnée de l'actrice jeunette. Il doubla le pas, heurtant les passants, éperdu, fatal, guidé par une suprême pensée vers son ancien hôtel.

— Que demandez-vous?… interrogea un garçon qui fumait sur le palier du rez-de-chaussée.

— Ma chambre.

— Il y a beau temps qu'elle est louée.

— Mes effets?

— Vendus.

— Mon ami?…

— Qui ça? le numéro 9? le pauvre bonhomme, il ne se grisera plus. Il y a eu hier une semaine qu'il est mort.

— Mort!

— Oui! ça n'a pas été long… J'étais à faire sa chambre. Il tenait un petit verre à la main, il a murmuré un nom de femme, voulu fredonner l'air de T'en souviens-tu, et puis bonsoir!…

— Le théâtre… l'étude… elle… lui… Tout à la fois, ô Gérizy! Gérizy! sanglota Athanase.

Et il se cramponna à la muraille!…

ÉPILOGUE

XLVIII
PARLEZ ENCORE AU CONCIERGE

Cinq années se sont écoulées. La loge du concierge des Divertissements-Plastiques a toujours quinze pieds carrés, un pot-au-feu ronfle toujours dans un des angles, seulement c'est un homme qui écume le pot-au-feu.

L'homme, c'est Athanase, que le père Balandreau, touché de ses malheurs, a pris en affection et pour qui, en se retirant après fortune faite, il a obtenu la survivance de sa place.

Un jouvenceau se présente, comme l'ex-clerc se présentait autrefois, et demande à parler au directeur.

— Il est sorti, fait à son tour Athanase.

— Mais!…

— Il est sorti, répète-t-il avec autorité.

Et plus bas avec compassion :

— Encore un malheureux qui, si j'osais lui raconter…

Puis, comme une ouvreuse a passé devant la loge tandis que le jouvenceau s'éloignait :

— Pauvre Eulalie!… soupire-t-il en mettant un oignon brûlé dans la marmite… Ici, du moins, je peux la voir tous les jours… Allons! décidément, j'aime mieux être à ma place qu'à celle de ce bon jeune homme!

FIN.

TABLE

  Pages.
Préface
I.
Parlez au concierge
II.
Suite du précédent
III.
A quoi tient une vocation
IV.
Prose et poésie
V.
Un Aristarque de province
VI.
Correspondance départementale
VII.
Le Phare dramatique
VIII.
L'homme à l'absinthe
IX.
La philosophie des affiches
X.
Les amours d'un comique
XI.
La nostalgie des planches
XII.
L'Agence cosmopolite
XIII.
Une élève du Conservatoire
XIV.
Intérieur d'actrice
XV.
Péripétie
XVI.
Une première entrevue
XVII.
Numéro 9 et numéro 11
XVIII.
Écritures en tous genres
XIX.
Le carnet d'un copiste
XX.
Émotions d'auteur
XXI.
Si jeunesse
XXII.
Airs variés pour grosse caisse
XXIII.
Un apophthegme
XXIV.
Le directeur commerçant
XXV.
Le directeur spéculateur
XXVI.
Le directeur homme du monde
XXVII.
Le directeur auteur
XXVIII.
Le brocanteur théâtral
XXIX.
Un comité de lecture
XXX.
Le scenario voyageur
XXXI.
Un café de théâtre
XXXII.
Le ramasseur de bouts de nouvelles
XXXIII.
Coup de soleil
XXXIV.
Les joies de la collaboration
XXXV.
Un foyer d'artistes
XXXVI.
Essai de statistique
XXXVII.
Le chef de claque
XXXVIII.
Ces messieurs du lundi
XXXIX.
En répétition
XL.
Les docteurs ès-planches
XLI.
Amis et confrères
XLII.
Les chevaliers de la réclame
XLIII.
Représentation à bénéfice
XLIV.
Qui va à la chasse
XLV.
Un procès de coulisses
XLVI.
Caveat censor
XLVII.
Produit net
XLVIII.
Épilogue — Parlez encore au concierge

FIN DE LA TABLE.

Paris. — Imprimerie Vallée et Ce, 15, rue Breda.