The Project Gutenberg eBook of Les naufragés This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Les naufragés Author: Edmond Haraucourt Release date: February 23, 2020 [eBook #61489] Language: French Credits: Produced by Clarity, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NAUFRAGÉS *** Produced by Clarity, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) EDMOND HARAUCOURT LES NAUFRAGÉS PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1902 Tous droits réservés. EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE, PARIS DU MÊME AUTEUR Dans la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 fr. 50 le volume. L'Ame nue, poésies 1 vol. Amis, roman 1 vol. Seul, poésies 1 vol. Le XIXe Siècle, prix de poésie de l'Académie française, en 1901 1 fr. » THÉATRE Shylock, pièce en 5 actes, en vers 2 fr. 50 La Passion, mystère en 2 chants et 6 parties, en vers 2 fr. 50 Héro et Léandre, poème dramatique en 3 actes 1 fr. 50 Don Juan de Manara, drame en 5 actes, en vers 2 fr. 50 _Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires numérotés sur papier de Hollande._ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège. Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--2155. ENVOI Épaves que le flot emporte, il est des vies Que le flot de la vie emporte on ne sait où Et qui voguent à la dérive, d'un air fou, Loin des hâvres connus et des routes suivies. Loques d'espoirs, lambeaux d'âmes inassouvies, Vieilles planches portant la blessure d'un clou, Elles s'en vont couler à pic dans quelque trou Avec tout ce qui fut leurs voeux ou leurs envies. On les voit s'agiter au creux des tourbillons, Puis, douloureusement grotesques, ces haillons S'enfoncent, et plus rien ne reste à la surface. Courages morts, projets défunts, rêves déçus, Tout disparaît: le flot qui passe les efface, Et le grand flot des jours repasse par-dessus... LES NAUFRAGÉS MADAME HÉLÈNE Madame Bonnavent, née de Romell de Candeleus, méprisait son mari. * * * Elle atteignait vingt ans lorsqu'on lui donna cet époux. Orpheline et fille unique, n'ayant connu ni père ni mère, elle sortait alors du couvent, où son enfance et sa jeunesse avaient grandi dans une longue piété. Elle ne savait rien du monde, mais elle possédait sur les choses des idées catégoriques, qui étaient droites, plates et solides comme des murs. Avec son teint mat et ses yeux noirs, sa chevelure opaque et sa taille élancée, elle pouvait paraître jolie, mais sans charme. Elle s'inclinait toute, par l'habitude de la prière et de l'humilité, tenait le dos courbé, le cou tendu, ne regardait que le sol, jamais rien autour d'elle, glissait à petits pas, et semblait toujours s'éloigner dans l'ombre d'un couloir; parfois, elle risquait vers les gens un coup d'oeil rapide et en-dessous, aussitôt rabaissé vers la terre; elle parlait peu, souriait court, et s'habillait de noir. Qu'elle fût née pour devenir la compagne d'Eugène Bonnavent, cela n'était guère probable. Avant leurs fiançailles, elle n'eût pas daigné le saluer dans la rue; l'aristocratique demoiselle, héritière des preux, se fût tenue pour offensée par un simple regard de ce plébéien, et jamais le millionnaire sans-culotte, fils d'un industriel et petit-neveu d'un conventionnel, n'eût été accueilli dans sa maison, s'il n'y fût entré comme époux. Mais Monseigneur l'Évêque et le Chanoine de Saint-Gérôme avaient combiné ce mariage, fort convenable à tous points de vue, puisqu'il allait réunir, sous la tutelle de l'Église, deux familles notables du département, et, du même coup, englober dans la Société Bien-Pensante, la grosse fortune industrielle des Bonnavent. D'ailleurs, un projet de Monseigneur et de M. le Chanoine ne pouvait être que de haute sagesse, et indiscutable; une jeune fille, à peine sortie du couvent, n'avait qu'à entendre, sans le discuter, l'avis de ces graves personnages, alors qu'ils voulaient bien s'occuper d'elle. C'est pourquoi, en apprenant la décision de l'évêché, Hélène de Romell n'éprouva qu'un étonnement respectueux. Elle ne protesta pas d'un seul mot: ses principes, joints à son excellente éducation, ne l'eussent pas permis. On daigna lui exposer les raisons d'ordre supérieur qui rendaient souhaitable cette union: elle s'honora doublement d'une confidence épiscopale qui la flattait, et d'un mariage qui prenait à ses yeux l'importance des nécessités politiques; par-delà son bon plaisir, elle entrevit l'intérêt de la Foi: c'était plus qu'il n'en fallait pour la convaincre. Elle avoua, en souriant, que le prétendu, personnellement, lui agréait peu, et que jamais elle n'eût songé à lui; mais elle s'empressa d'ajouter que ce détail était de minime importance. Elle ne pensa point qu'on la sacrifiait, mais elle se plut à croire qu'elle se sacrifiait un peu, en faisant abstraction de ses goûts, pour le bien de la religion et de la société. Elle avait appris de longue date l'horreur qu'il convient de professer pour les tentations de Satan, surtout pour la plus honteuse et la plus avilissante, ce péché qu'on n'ose même pas nommer dans les saints lieux, et que les libertins du monde ont appelé l'_Amour_. Heureusement pour elle, et par faveur spéciale, elle allait se mettre à l'abri de tout danger, en épousant un homme antipathique à sa nature, dont la détournaient tous les instincts de son coeur et de son esprit. Auprès d'un être si inférieur à elle, par la naissance, par l'âme, par l'éducation, fils de roturiers enrichis, la noble et sainte fille n'aurait pas à craindre les surprises de l'amour terrestre, et jamais son intimité avec un homme tel ne la mettrait en péril de déchoir. Leur union resterait catholique, austère, sans souillure; dans cette existence côte à côte, la femme demeurerait libre, indemne de toute contagion basse, et sa supériorité même, grâce à Dieu, lui assurerait une domination sans conteste, qui serait utile à tous. Pour les cas difficiles, Monseigneur et le Chanoine ne lui refuseraient pas leurs lumières: elle en demanda l'assurance, elle en obtint la promesse: dès lors, sûre et tranquille, elle considéra que tout s'organisait au mieux. Elle s'enquit de savoir s'il ne serait pas inconvenant de rencontrer son prétendu dans quelque réunion familiale, avant le mariage, et de causer avec lui. Tout le monde approuva ce désir, et la tante de Conflans organisa une soirée intime où l'on chanterait peut-être une romance. Hélène y parut sans contrainte ni malaise: sa parfaite innocence en matière conjugale ne lui suggérait aucun souci qui pût alarmer la pudeur d'une novice, et la vierge se présenta sans rougir ni baisser les yeux. Elle ne voyait, dans le futur époux, qu'un parent futur, une sorte de cousin ajouté sur le tard aux membres de la famille, un associé, son collaborateur dans une affaire grave; ils auraient ensemble des devoirs à remplir, des décisions à prendre, des intérêts à gérer, toutes choses sévères. La blanche Hélène, en regardant le lustre, songeait aux jours passés, à l'heureuse insouciance du couvent, aux bonnes soeurs qui parlent bas et sourient, rondes et glabres sous leurs coiffes, et qu'il fallait quitter maintenant, pour vivre parmi les êtres sans idéal qui dansent, boivent, rient, remuent, et ne vont à la messe qu'une fois par semaine. D'ailleurs, mademoiselle de Romell constata sans déplaisir que son fiancé, bien qu'indigne et méprisable, n'était pas repoussant. L'arrière-neveu d'un Régicide pouvait être une brute abreuvée de sang: Hélène s'étonna de le trouver simplement lourd et commun. C'était un solide garçon masqué de barbe jusque sous les cils, casqué de cheveux jusque vers les sourcils; ses yeux, au fond de cette broussaille, étaient bleus, doux et timides; on n'y lisait qu'une santé heureuse, la sérénité canine: tout de suite, et surtout pour un regard de femme, l'ensemble de cet homme dégageait l'impression d'une faiblesse morale enfermée dans une force physique, et tout de suite Hélène sentit qu'elle régnerait. De cela, d'ailleurs, elle avait la volonté ferme: non pas qu'elle fût despotique par nature; mais sa conviction de posséder la vérité lui créait un devoir d'inculquer cette vérité tout entière dans les créatures que Dieu confierait à son gouvernement. L'époux, premier disciple, lui parut malléable à souhait: elle comprit la profonde sagesse qui avait inspiré les combinaisons de Monseigneur et de M. le Chanoine; elle les admira d'avoir inventé une union si bien assortie, et le rapide examen du jeune homme la confirma dans sa résolution d'obéir aux sacrés conseils. Elle voulut donner aussitôt une marque publique de son consentement, et, pour bien prouver que d'ores et déjà elle classait M. Bonnavent dans une catégorie particulière, elle ne lui adressa aucune parole. Lorsque, par deux fois, le malheureux garçon essaya d'entamer avec elle une conversation banale, elle ne lui répondit que par une silencieuse inclinaison de tête, et se détourna de lui. --Allons, disait la tante, ça va bien... Et la famille entière se réjouissait et louangeait le tact d'une jeune fille bien élevée, qui se fait comprendre en évitant de se commettre. --On a beau dire: une bonne éducation, cela se reconnaît toujours. Lors de la deuxième rencontre, mademoiselle de Romell de Candeleus se maintint dans cette significative réserve. Mais la troisième fois, sans transition, elle parla catégoriquement à son fiancé, et, comme une matrone, elle formula ses dogmes, posa ses conditions, organisa l'avenir. On eût dit qu'elle énumérait les articles d'un pacte appris par coeur, et certainement sa monastique cervelle n'avait pas, à elle seule et sans aide, analysé ainsi les prévisions de l'existence ou l'installation d'un foyer: la prudence du clergé se manifestait dans ses propos, relatifs à la belle ordonnance d'une famille; le futur écoutait, abasourdi, ravi, balbutiait des assentiments, acquiesçait aux projets. Quand cette virginale créature lui déclara qu'elle entendait se réserver l'éducation des filles et des fils, une subite lueur gaie crépita dans les yeux du mâle. Mais Hélène, en son ignorance des choses, ne vit dans cet éclair qu'un frémissement d'enthousiasme, et fut toute fière d'avoir éclairé un esprit sur les beautés de la saine éducation. La petite flamme qui aurait dû l'inquiéter ne lui donna que la certitude de ses prochains triomphes. Mademoiselle de Romell de Candeleus tendit la main à M. Bonnavent, et neuf jours après les bans se publièrent. La noce fut somptueuse. Monseigneur officia lui-même. Toute la ville était sur pied, et l'on vint des trois arrondissements. Pour la première fois, on vit le préfet entrer à la cathédrale, où sa dame, d'ordinaire, allait seule. La fille du général fut au nombre des quêteuses, et les robes de soie verte, puce, bleue, violette, resplendissaient sur le parvis. Après le lunch, la mariée exigea que M. Bonnavent vînt avec elle saluer la Supérieure du couvent. --Ma première visite doit être pour celle que j'ai toujours appelée: «Ma mère...» La sainte femme reçut ces enfants avec bonté. Elle embrassa Hélène qui l'embrassa, et toutes deux pleuraient; le mari, correct et debout, souriait niaisement, portant le poids de son corps sur une jambe et sur l'autre, alternativement; la bonne religieuse fit à sa chère Fille des recommandations vagues sur les devoirs multiples, et se retira pour prier Dieu de bénir cette union. Nulle autre voix n'instruisit la brune orpheline, car personne ne se souciait de scandaliser l'innocence, et c'est pourquoi, le lendemain, dès la pointe du jour, l'épousée, rasant les murs et cachée sous un voile épais, revenait sonner au couvent. --Ma mère ayez pitié de moi! J'ai épousé un fou! Je ne peux pas vous dire la preuve, mais il est fou, ma mère! Il va falloir qu'on l'enferme, et c'est affreux, si vous saviez! Sans savoir, la bonne Soeur soupçonnait un peu la vérité; par crainte d'en apprendre trop, elle conseilla à la douloureuse enfant de se rendre au tribunal de la pénitence, et le Chanoine entendit la confession d'une nuit de noces. Hélène s'en revint honteuse et désolée, ne comprenant plus rien au monde. Le digne Chanoine lui avait enseigné que l'Église ne réprouve point l'oeuvre de chair, entre les époux bénis par Elle; mais cette assurance déconcertante, qui bouleversait toutes les notions de la pieuse fille, arrivait trop tard. L'atroce attentat de la nuit, outrageant ses pudeurs, révoltant sa conscience, l'avait emplie d'horreur et d'épouvante: elle avait cru se débattre sous les attaques d'une bête sauvage, et les angoisses de ce cauchemar avaient été si vives, qu'un frisson de froid la glaçait toute, à la seule pensée qu'il faudrait les subir encore. Ah! non, certes, elle n'aurait pas accepté le mariage, si elle avait soupçonné à quelles profanations il condamne une femme! Surtout, elle n'aurait pas accepté ce mariage-ci, et du moins elle aurait choisi un homme de son monde, car l'insulte n'eût alors offensé qu'elle seule, sans déshonorer toute une race! Et très naïvement, la noble fille souffrait pour ses aïeux presque autant que pour sa pudeur. Une chose évidente, c'est qu'on avait abusé de son ignorance: Monseigneur, en cela, n'avait pas bien agi. Il aurait dû comprendre, et l'avertir! Dans son indignation, elle osait juger un prélat, et même elle se demanda si les évêques de la République n'étaient pas, peu ou prou, entachés d'hérésie: ce qui expliquerait tout, même les trahisons. Cette pensée lui fit du bien; non parce qu'elle s'y complut, mais au contraire parce qu'elle la réprouva bientôt, comme une irrévérence dont elle se sentit coupable: la notion de sa faute l'amena promptement à conclure qu'il y avait péril à penser toute seule, et elle résolut de s'en référer toute aux conseils de son directeur. Elle s'en retournait vers lui, presque chaque matin; le révérend, alors, travaillait de son mieux à calmer les scrupules de sa pénitente, lui assurait que le Seigneur nous conduit dans ses voies par des épreuves auxquelles nous devons nous soumettre, et lui recommandait la patience, la douceur, l'aménité, l'obéissance: ce mot révoltait la fierté d'Hélène; le Chanoine en proposa un autre, et désormais il ne conseilla plus que la résignation. Quant à l'époux, bien sain, quelque peu sot, content de tout, même de lui, invitant des amis et saluant les dames, allant de son automobile au Cercle et du Cercle au lit conjugal, il savourait le présent et attendait l'avenir. * * * Vainement, sur ses premières cartes de visite, elle avait joint, au nom roturier des Bonnavent, l'illustre nom de ses propres ancêtres: le pauvre garçon n'y avait rien gagné, et rustre il demeurait, malgré son million et son air jovial. Tel du moins il apparaissait à son aristocratique épouse: l'héritière des preux ne voyait en lui qu'un homme de la race destinée à produire les fermiers ou les fournisseurs; on eût dit qu'elle le tolérait dans sa maison, à la manière d'un parent pauvre recueilli par condescendance, d'un majordome inamovible, chef des domestiques, intermédiaire entre la dame et les serviteurs. Elle ne parvenait pas à s'accoutumer aux familiarités de cet intrus, et ses manques de tact, son oubli des convenances, des distances, la torturaient sans cesse. Non seulement elle ne le tutoya jamais et l'idée ne lui en serait pas venue, mais elle souffrait comme d'un affront, chaque fois qu'il la tutoyait, en public ou en tête-à-tête. Pour un peu, elle eût souhaité qu'il lui parlât à la troisième personne, et quand le solide gaillard s'approchait de cette épouse pour lui témoigner sa tendresse, quand elle sentait venir vers sa poitrine presque nue une main de serf enrichi, elle souffrait pour ses aïeux presque autant que pour sa pudeur. Mais elle se répétait alors les exhortations du Chanoine, et, soumise au devoir, elle fermait les yeux, avec une répugnance visible, acceptait son martyre comme une pénitence, et disait sa prière en attendant la fin. --Elle se formera! Les femmes, c'est comme le vin: ça ne se fait qu'avec le temps. Hélène ne se faisait pas. Sèche, froide, elle gardait la rancoeur de la première nuit; même ce fut en elle une recrudescence d'horreur, quand un soir elle crut, pendant sa prière d'absence, percevoir au fond de son être le trouble stupéfiant d'un plaisir qui naissait. Elle s'indigna contre elle-même, et pleura de honte. --Suis-je donc tombée si bas, Seigneur, par ma promiscuité avec l'ordure, et suis-je donc coupable pour avoir obéi, puisque vous me châtiez, Seigneur, par cette humiliation nouvelle? Hélène se confessa, dès le matin venu, et sans doute Dieu lui pardonna son péché, car aussitôt elle reçut avis d'une maternité prochaine. Le soir, elle en informa gravement son époux, qui fut d'abord très satisfait, mais qui le fut moins quand Mademoiselle de Romell lui déclara que, les fins du Créateur se trouvant désormais atteintes, M. Bonnavent ne l'approcherait plus. Le gros garçon, hilare, protesta, et sa femme lui sut mauvais gré de plaisanter en de telles circonstances, sur de telles matières: cette suprême indécence d'ailleurs, ne l'étonna nullement de la part d'un rustre et d'un impie; dans la querelle qui suivit, elle rappela fort à propos le forfait du grand oncle qui avait voté la mort de Louis XVI; enfin, elle congédia son mari avec hauteur, ajoutant que toute tentative analogue, renouvelée quand Dieu venait de bénir leur union, serait considérée par elle comme une offense envers le Ciel, offense doublée d'ingratitude. Eugène Bonnavent se résigna sous la boutade, pendant une semaine entière; au bout de huit jours, il tenta de renouveler l'offense; mais son audace n'eut d'autre résultat que d'installer, au coeur de la pieuse dame, une aversion définitive. Donc, quatre mois après son mariage, Eugène Bonnavent prit une maîtresse, et les trois arrondissements furent d'accord pour s'apitoyer sur l'épouse trompée. La pitié publique alla même jusqu'à souffrir que Madame Bonnavent ignorât ses malheurs, pendant toute la durée de sa grossesse. Mais après les relevailles, on lui laissa connaître la vérité entière. Hélène en fut plus émue qu'elle n'aurait pensé devoir l'être, et son déplaisir ne manqua pas de lui occasionner une surprise: quel que fût son mécontentement, elle n'imagina point de l'attribuer à la jalousie, car elle ignorait l'existence de ce sentiment, et même la signification de ce vocable. Elle pensa seulement qu'on lui infligeait une avanie de plus, avanie publique, et elle offrit sa peine au Seigneur, en expiation de ses fautes. Pour le surplus, elle se réjouit d'avoir dorénavant un prétexte qui l'autorisait à refuser son corps aux devoirs d'incongruité. Comme il sied à une nature droite et sans complaisance, qui aime les situations nettes et qui prétend faire porter à chacun la responsabilité de ses fautes, elle provoqua une explication entre elle et son mari. Très froidement, elle lui déclara qu'elle connaissait sa conduite, et ne daigna point la lui reprocher; mais elle l'informa que dorénavant il n'était plus qu'un étranger, et qu'elle se considérait comme veuve. Le mari, honteux, essaya, par son humilité, d'atténuer les choses, mais il parlait à une statue. Pendant qu'il s'excusait, la statue se retira avec dignité. Le gros garçon resta en plan, sur ses phrases inachevées. Il fit une moue, hocha la tête, mit les mains dans ses poches; mais comme, au fond, tout cela lui importait peu, il en prit son parti, et vogue la galère! --Chacun de son côté! C'est peut-être le mieux. M. Bonnavent vécut au dehors, et Mademoiselle de Romell de Candeleus, son épouse, purifiée du mariage passé par la maternité présente, rentra, comme après un voyage au loin, dans le recueillement heureux de sa jeunesse. Des attaches mondaines, elle ne connaissait plus que son rôle de mère; encore devait-elle s'efforcer pour donner des marques de tendresse à cet enfant du réprouvé qui ressemblait trop à son père, et qui, vivant souvenir du cauchemar, portait au front la tache originelle: il ne fallut rien moins que le baptême pour que sa mère l'agréât, à l'exemple du Rédempteur, et l'enfant de sa chair n'eut grâce devant elle que comme un chrétien dont le Ciel lui commettait la garde. L'enfant mourut bientôt. La mère ressentit un chagrin noble et sans violence. --Dieu l'avait donné, Dieu l'a repris. Bonnavent pleurait. Il montra le désespoir aigu et déplacé d'un matérialiste qui ne sait pas d'où nous viennent les coups, et qui entre en rébellion contre le Ciel. Hélène ne lui sut aucun gré de sa douleur, et ce deuil ne les rapprocha point. Au contraire, elle perçut là un décret de la Providence qui avait voulu, en brisant ce frêle lien, ratifier la séparation de deux êtres mal assortis. Elle fut définitivement la veuve autant que l'orpheline; seule désormais sur la terre, elle fit de l'église sa véritable maison, et le confessionnal fut l'unique endroit où l'on parle. * * * Des années passèrent ainsi. Repliée sur elle-même et concentrant son âme, Madame Hélène, vêtue de noir, devenait maigre avec des yeux ardents, et sa religion s'exaltait jusqu'au mysticisme. Ses nerfs, tendus dans la solitude, se crispaient, amenant les nuits d'insomnie, et des visions la hantèrent. Trop pieuse pour concevoir et surtout pour admettre que l'âme est susceptible de se médicamenter par l'hygiène, elle garda pour la confession le secret de ses troubles, de ses rêves et de ses extases. Cependant, le vieux Chanoine était mort. Un prêtre béarnais, violent, âpre, d'éloquence chaude et rude, l'avait remplacé, et sa parole terrorisait les coeurs dévots. Son arrivée dans le pays ayant coïncidé avec l'ouverture du Carême, ses premiers sermons avaient émerveillé la ville, et les sceptiques eux-mêmes voulurent l'entendre: les membres de la magistrature et du barreau furent unanimes à reconnaître son talent, et ceux qui pensaient bien lui donnèrent du génie. --Il ira loin, celui-là! Cet homme de trente-cinq ans était large d'épaules, haut de taille; il avait le teint brun, le front blanc, le nez droit, les yeux profonds, la bouche hautaine; il marchait avec majesté; on le sentait dédaigneux, sûr de lui, et né pour le commandement. Hélène lui présenta sa conscience. Elle avait peur de lui, quand elle s'agenouilla pour la première fois au confessionnal, près de cette grille derrière laquelle frémissait, au fond des ténèbres, une âme trop puissante pour compatir aux misères des femmes. Mais sa surprise n'en fut que plus rassurante, lorsqu'elle entendit la grande voix du prédicateur se faire douce et fraternelle: il lui sembla que le noble esprit se baissait vers elle pour la comprendre, et la pauvre femme écoutait les mots d'apaisement qui tombaient en murmure, dans l'ombre, du haut de la bouche inspirée. Une suave quiétude pénétra tout son être; elle sortit du confessionnal avec une sensation pareille à celle qu'on éprouve au retour de la Sainte-Table: elle marchait, allégée, toute neuve, le coeur épanoui; une lumière paisible baignait ses pensées, et le monde lui parut meilleur. On eût dit que la nature elle-même s'éclairait de cette fête intérieure. C'était un matin de printemps, un jeudi. Hélène se promena dans son jardin, ce qu'elle faisait rarement, et cueillit des fleurs, ce qu'elle ne faisait jamais. Plusieurs fois, elle s'arrêta pour respirer largement, avec la joie inconnue jusqu'alors de sentir qu'elle respirait. Elle regarda le ciel, où passaient de fins nuages blancs, et elle les vit. Il lui parut que des choses s'éveillaient autour d'elle, changeant de formes ou de couleurs. Elle calcula qu'elle aurait trente ans bientôt, et, sans savoir de quoi elle se trouvait heureuse, elle remercia Dieu de l'avoir mise en ce bas monde. On put, à partir de ce jour, constater que Madame Bonnavent devenait une autre femme. On la vit moins sévère, plus affable, presque gaie. La ville fut unanime à reconnaître qu'elle gagnait beaucoup, au moral, au physique. Depuis qu'un prêtre jeune dirigeait sa conscience, elle rajeunissait. Son âme catholique, faite à la fois pour l'obéissance et l'exaltation, était comme un miroir où les images se grossissent: aussi longtemps qu'un vieux chanoine y avait reflété sa quiétude sénile, elle était restée morne, terne, et plus impassible encore que le vieillard; mais en s'approchant d'une flamme, elle frémit toute, et s'illumina. L'abbé Gilbert, du premier coup d'oeil, avait aperçu les ressources profondes de cette nature, encore ignorée d'elle-même, et qui n'avait vécu ni pour elle, ni pour autrui; il s'était pris de pitié pour une existence stérile, que la religion congelait, et son esprit dominateur n'hésitait point à réprouver la froide influence des nonnes et du chanoine, qui s'étaient succédé pour réduire à l'inertie l'âme ardente et riche d'une femme. La tâche d'éteindre une créature lui apparaissait comme un crime sacerdotal et comme une offense envers Dieu. Il pensait: «Le prêtre ne doit point étouffer l'oeuvre du Créateur; toutes les forces sont bonnes pourvu qu'on les dirige, mais elles deviennent un péril quand on les comprime au lieu de les conduire, car on a rompu l'équilibre de la nature, et l'équilibre rompu expose à tous les dangers.» Dans cette certitude, il résolut de réparer lentement l'homicide de ses devanciers, de ranimer l'âme engourdie qu'il venait de découvrir, de l'appeler à la vie, à la lumière, à la chaleur, de la régénérer, de la recréer, de la remettre au monde et telle que Dieu l'avait faite. Il crut que la tâche serait délicate et ardue, à cause du bouleversement qu'il allait apporter dans les idées de sa pénitente. Mais il eut la surprise d'être compris dès qu'il parlait. A vrai dire, il avait espéré beaucoup du crédit que la parole d'un prêtre trouve au fond des âmes chrétiennes, toujours prêtes à résonner comme un écho. Mais l'influence dépassa tout espoir. Sa pensée entrait dans cet esprit comme si rien n'y eût été mis autrefois; il s'y avançait en tâtonnant et ne rencontrait que le vide; ainsi que la clarté du soleil dans une maison close et qu'on ouvre, il pénétrait partout, et ne réveillait que de l'ombre. Cette orpheline qui, du berceau au couvent, du couvent au mariage, avait vécu trente ans de solitude sans rien apprendre de la famille, ni de l'amitié, ni de l'amour, était neuve à tous les émois intérieurs. Le prêtre constata bientôt que de Dieu même la pauvre dévote n'avait point connaissance, sinon par des formules de catéchisme, et qu'elle n'en avait point l'amour, mais seulement le culte superstitieux. Il éclaira les mots, il vivifia les sentences. Après les textes, il fut le Verbe: les phrases apprises sortaient des limbes, au son de sa voix, pour devenir des idées qui vibraient, et les choses mortes s'animèrent; les préceptes que maintes fois la pieuse femme avait répétés dans ses prières tout à coup chantaient en elle avec un sens révélateur, par cela seul qu'il les proférait. Le Seigneur, dont elle avait adoré les statues, apparut dans son humanité divine, et elle l'entendit, et elle le vit, et elle pleura d'angoisse sur ses douleurs voulues, balbutiant des mots qui consolent, tendant les mains pour aider, marchant là, près de la Vierge et de la Madeleine, mêlée aux saintes Femmes, et Femme pour la première fois! Le vicaire suivait avec complaisance les progrès de son oeuvre, et il en était heureux sans vanité: qui ne se passionnerait pour les destinées qu'il transforme? Une tendresse d'auteur l'attachait à sa créature, et, bien que la pénitente fût tout juste de cinq ans moins âgée que le prêtre, il aimait en elle l'enfant de son esprit. Hélène, avec avidité, s'assimilait la pensée du maître: cette esseulée, qui, pour la première fois, venait de communier avec une âme vivante, se livrait toute, dans la joie de s'ouvrir et de recevoir. Elle aspirait, elle buvait, elle absorbait. Par un instinct de femme, enfin satisfait, elle tendait son âme à la fécondation, comme d'autres tendent leurs corps... Au sortir du confessionnal, elle rentrait chez elle avec lenteur, craignant les secousses de son pas, évitant les gestes, fuyant les rencontres, appréhendant tout ce qui pouvait exposer le trésor qu'elle emportait en elle: et le verbe, en frémissant, s'irradiait au fond de son cerveau et de ses nerfs. La voix de l'apôtre était devenue sa vie, le fleuve de vie qui réchauffait le sang de ses veines, courait en elle et l'inondait de son flot. L'abbé Gilbert, à ses yeux, était plus qu'un homme, et déjà aussi plus qu'un prêtre: émanation directe du Sauveur, l'envoyé spécial, un don du ciel, le pourvoyeur de grâce entre la Providence et la Pécheresse, et, par mission d'en haut, celui qui sait, celui qui peut, celui qui daigne, un rédempteur! Malgré ce caractère hiératique, elle ne l'adorait pas; elle ne se permettait même pas de l'aimer: dire qu'elle le vénérait, ce serait trop peu dire puisqu'une chaleur d'enthousiasme se mêlait à sa déférence; et ce serait trop dire aussi, puisqu'elle le sentait, en dépit de sa propre indignité, tout proche d'elle et presque à elle... N'était-elle pas devenue, pour lui, un peu, et peu à peu, l'âme qu'on distingue entre toutes, la disciple choisie? Elle se flattait de devenir plus tard une amie, une confidente, un peu la soeur cadette, rien qu'un peu... Un grand orgueil, à cette pensée, lui gonflait le coeur. Il lui parlait, en effet, comme à nulle autre! Il avait pour elle des regards affectueux qui réconfortent les timides, et, sous la tiédeur de cette sympathie tutélaire, elle se sentait plus sûre, heureuse, meilleure, délivrée! De quel danger la sauvait-il donc? A quelle détresse l'avait-il arrachée? Elle ne savait pas, mais elle avait la sensation d'être sauvée, et sa confiance l'épanouissait. * * * Enfin, un jour, l'abbé Gilbert lui fit honneur d'une visite. Alors, sa maison même se fit autre, plus belle, plus intime, et le seuil en fut purifié. Le petit salon, où elle l'avait reçu, désormais fut un sanctuaire, et le fauteuil dans lequel il s'était assis devint une relique. Le siège vide ne changea plus de place. Elle s'installait en face, avec son ouvrage sur les genoux, et, pendant des heures, elle travaillait en sa compagnie, levant parfois les yeux vers le visage absent, et souriant à une présence qu'elle revoyait. Parfois, aussi, quand elle redressait la tête, ses lèvres remuaient imperceptiblement: dans ces minutes-là, elle posait des questions, demandait des avis, et pour attendre la réponse, son aiguille restait en l'air. Lorsque l'absent avait parlé et qu'elle avait compris, elle rabaissait le front vers la tapisserie, et l'aiguille à nouveau se piquait dans le canevas. Car elle répondait pour lui: elle s'était si bien assimilé son âme qu'elle pouvait trouver d'elle-même les répliques qu'il eût faites, et donner à sa place les conseils qu'elle souhaitait. Il était proprement une conscience qu'elle avait substituée à la sienne. Elle l'interrogeait comme une voix intérieure, qui ne se trompe pas et ne trompe jamais. Quand un doute la prenait sur quelque devoir à remplir, elle ne se demandait point: «Ceci est-il bien? Cela est-il mal?» Mais: «Que penserait-il de ceci? Que dirait-il de cela?» De la sorte, elle répondait sans hésitation ni incertitude; car elle concevait ce qu'il eût pensé plus aisément qu'elle ne lisait en sa propre pensée. Cette substitution avait un charme exquis, mystérieux, et candidement Hélène connut l'ivresse d'être possédée. L'abbé revint la voir. Ils se connurent mieux. Aux sermons du vicaire, qui faisaient accourir tout le pays, elle écoutait, perdue dans la foule. Elle reconnaissait les idées, les accents, pour les avoir entendus déjà ou devinés, elle les prévoyait et les saluait. Au milieu d'un peuple attentif à la belle éloquence du prédicateur, elle croyait encore être seule avec lui, dans l'intimité du confessionnal ou du petit salon, et c'est elle qu'il enseignait. Des phrases de lui avaient pour elle un sens qui échappait à tous... Un jour, bien évidemment, il lui parla du haut de la chaire: il paraphrasait une conversation antérieure, et quand il proféra: «Mais, direz-vous...» elle eut l'émotion d'entendre gronder, sous les voûtes de la cathédrale, les paroles qu'elle avait dites; elle rougit jusqu'aux oreilles, baissa la tête, et crut que la ville entière avait les yeux fixés sur elle. Mais personne ne la regardait. Alors un grand trouble lui vint, à la pensée délicieuse qu'il y avait entre elle et lui un secret ignoré du monde, un invisible lien qu'ils cachaient tous les deux, une entente inavouée, presque un mensonge, et sûrement du mystère. Les mots de soeur et de frère hantaient son imagination. Elle s'en faisait une gloire, à cause du génie reconnu de ce noble orateur; elle s'en faisait une délectation, à cause du désir déjà naissant d'être utile à son tour, si peu que ce fût. --Que lui manque-t-il? De quoi aurait-il besoin? L'instinct du dévouement maternel, imprescriptible au coeur des femmes, s'éveillait dans le clair-obscur d'une affection qui s'humanisait de plus en plus, et déjà la femme s'évertuait inconsciemment à trouver dans l'homme fort une faiblesse qu'elle pût secourir. Hélène s'abandonnait sans crainte à un sentiment si pur: la charité chrétienne est un commandement de Dieu! C'est si bon de servir son prochain, et la gratitude envers ceux qui nous ont fait du bien, c'est un devoir! Pendant toute une année, elle chercha le moyen d'être utile: enfin, elle le découvrit. Dans un de ces jours veules qui affadissent les âmes les mieux trempées, l'abbé Gilbert avait parlé de lui, et raconté la solitude de son enfance, celle de sa maturité, les mesquines envies qu'il rencontrait dans le clergé, les petitesses, les rancunes, les entraves... Hélène écoutait, avec une stupeur désolée. Pour la première fois, devant elle, quelqu'un proférait sur les gens d'Église des propos irrévérencieux. Les assertions de l'abbé Gilbert, dans toute autre bouche, l'eussent indignée, mais elle les accueillait de lui comme une vérité sans conteste. Jamais encore elle n'avait imaginé qu'il y eût, dans les saints prêtres, des hommes, et elle hocha la tête tristement. L'abbé Gilbert, à ses yeux, ne participait pas encore de cette humanité. Cependant, Hélène eut pitié de lui: d'un geste machinal, elle posa, sur la main de l'abbé, le bout de ses doigts. --Ne vous désolez pas, soyez digne de vous... Elle retira presque aussitôt ses doigts minces et blancs. Le grand homme parla encore, plus véhément et plus navré. De nouveau, Hélène étendit le bras, et posa sa main de nouveau, mais elle ne la retira plus. --Voyons, mon ami... Elle avait dit cela, dans un élan de son coeur apitoyé, et sans le vouloir, car elle n'aurait pas osé un tel propos, pour peu qu'elle y eût réfléchi tout d'abord. Mais il y avait dans sa voix tant de tendresse et de chagrin que le vicaire s'arrêta, ému, et tous les deux se regardèrent en silence. Puis, d'une voix ferme, il dit: --Merci! Il serra loyalement cette main amie, et reprit en souriant: --Vous voyez, chacun a ses misères. Ensuite, il se tut, parla de choses indifférentes, et sortit peu d'instants après. Quand elle fut seule, Hélène, debout dans le salon, regarda longuement sa main. Et cette nuit-là, elle ne put dormir. * * * L'abbé Gilbert faisait à madame Bonnavent de Romell de fréquentes visites. La profonde piété d'Hélène, aussi bien que l'austérité du vicaire, les mettaient tous deux à l'abri des médisances provinciales, et la raillerie eût été mal venue. On trouvait naturel que cette demi-nonne, épouse délaissée, et mère dont l'enfant était mort au berceau, eût inspiré au jeune prêtre une commisération spéciale; on approuvait chez lui cette condescendance pour une femme si digne d'intérêt, et, dans le monde bien pensant, le salon de madame Hélène gagnait une considération nouvelle, depuis qu'on y rencontrait l'orateur catholique. Cette maison était la sienne; il y trônait, dans le prestige de sa gloire naissante et du haut avenir qu'on annonçait pour lui. Les hommes véritablement supérieurs restent simples sans qu'il leur en coûte, car la simplicité est pour eux un repos; mais le public s'étonne volontiers de les voir naturels et semblables à tous; c'est pourquoi le monde savait gré à l'abbé Gilbert de se montrer si différent de ce qu'il apparaissait dans l'église; même, on savait gré à madame Bonnavent d'avoir procuré à tout un cénacle l'occasion d'approcher le grand homme, et les dames le fêtaient à l'envi. Hélène, fière de le voir adulé, jouissait plus que lui de la respectueuse déférence dont l'aristocratie entourait ce beau front. Elle triomphait en lui; il était son unique orgueil. Lorsqu'il parlait, attentive aux moindres mots, elle les enregistrait pieusement en elle. Pour qu'on ne jasât point de son admiration et que son culte demeurât ignoré, elle feignait alors de s'occuper de quelque menu soin, et tendait l'oreille, concentrant son attention dans l'effort de ne laisser perdre aucune des phrases précieuses; puis, dès qu'elle était seule, elle descendait dans son trésor et reprenait l'une après l'autre les perles recueillies, ainsi qu'un joaillier qui se cache au fond d'une cave. Au reste, comme un peu d'égoïsme toujours s'insinue dans les plus pures abnégations, elle s'exaltait de joie à la pensée d'occuper, elle, si humble et si indigne, une place, sa petite place, parmi les grandes idées qui peuplaient ce cerveau puissant. M. Bonnavent n'aimait point l'abbé Gilbert, et se donnait le tort d'être injuste, tout seul. Les sots se plaisent à mépriser le génie; ils n'en ont le droit que lorsqu'ils sont en nombre. M. Bonnavent commettait la faute d'être seul quand il affectait l'indépendance d'un homme «qu'on n'épate pas pour si peu». Tous ceux qui s'inclinaient le blâmèrent de se refuser à ce qu'ils faisaient eux-mêmes. Comme il traitait d'égal à égal avec le vicaire, lui tapait familièrement l'épaule, lui jetait des objections lourdes, et, pour l'embarrasser, tirait au comique et même au graveleux, on tomba d'accord sur le manque de tact de M. Bonnavent; en constatant l'infériorité de cet homme, chacun put aisément devenir supérieur, et n'y manqua pas. On convint que le gros Eugène ne se rendait pas compte de la distinction qu'une célébrité future apportait à sa maison, et, dès lors, l'abbé Gilbert put y pénétrer à toute heure, aussi souvent qu'il lui convenait, sans que personne y trouvât rien à reprendre: au contraire. On disait de M. Bonnavent: «C'est un parvenu!» Il disait de l'abbé: «C'est un poseur.» Quand Hélène entendit ce mot, elle en reçut un choc, comme si on l'eût frappée; sous l'insulte, elle sursauta et pâlit. Mais, à la réflexion, ce mépris formulé par un lourdaud qu'elle méprisait lui parut un nouvel honneur, comme la couronne d'épines au front du Christ; finalement, l'injure lui plut, parce qu'elle augmentait la distance entre ces deux hommes, et parce qu'une offense infligée chez elle à son grand ami lui créait le devoir d'en réparer l'ignominie, et de la compenser par plus de dévouement. Elle ne songeait pas à se défier d'elle-même. Bien que l'abbé occupât sa pensée constante, et bien que le nom de Gilbert, prononcé devant elle, lui donnât une palpitation suave, elle était loin d'imaginer que cette obsession pût être ou devenir coupable; on l'eût indignée en lui révélant que cette hantise était de l'amour, l'immonde amour. La prude femme éprouvait pour le péché la plus haineuse répugnance: comment eût-elle pu assimiler, sous un nom commun, le sentiment qui l'élevait et le vice qui avilit les humains? Dans cette sécurité, elle vivait joyeuse: l'influence du prêtre, pensait-elle, l'avait ennoblie et grandie; grâce à lui, elle allait vers la sainteté, par un chemin de lumière, et dans sa gratitude pour l'homme, elle remerciait Dieu d'avoir mis sur sa route un élu qui la conduisait. Aussi fut-elle grandement étonnée, le jour où l'abbé déclara qu'il lui serait désormais impossible de l'entendre au tribunal de la confession. --Pourquoi? --Nos rapports ne sont plus d'un pasteur et de son ouaille, mais de deux amis, je dirais volontiers: d'un frère et d'une soeur. Le mot passa en elle avec un frisson doux. L'abbé continua: --Nous avons perdu, l'un vis-à-vis de l'autre, le caractère impersonnel du prêtre et de la pénitente; par la confidence de mes soucis et de mes petitesses, je suis descendu du sacerdoce; je ne m'en plains pas, car cette amitié m'est douce, mais je ne confesserai plus celle à qui je me confesse. Elle essaya de protester. --N'insistez pas, dit-il, je connais mon devoir. Il nous est loisible d'opter: je cesserai ou bien de vous recevoir en confession, ou bien d'entrer ici en ami trop intime. Réfléchissez, et choisissez vous-même. Il s'abstint de toute visite, pendant quinze jours entiers. Un matin, il rencontra Hélène sous le porche de l'église. Elle baissa les yeux, rougit, et, confuse, elle murmura: --Je sors de confesse... Ce fut pour tous les deux une émotion poignante: elle tremblait au fond d'elle, comme une coupable; et il reçut, au fond de lui, la furtive secousse d'une colère. Il lui sembla qu'on l'avait volé ou trahi. Et, pourtant, d'autre part, dans cet acte qui les éloignait, ils aperçurent ensemble la disparition d'un obstacle ou d'une distance, et l'amertume de cette séparation voulue avait le charme vague d'un aveu qui les rapprochait. Il demanda: --Confessée... près de M. le curé? --De M. le second vicaire. Il le détesta aussitôt. * * * Désormais, il revint plus librement chez madame Hélène. Mais il s'y montrait différent de lui-même, plus réservé, plus froid, et comme soucieux. La curiosité publique en fut bientôt avertie, et les dames, en visite, supputaient les causes de ce changement. On pensa que le jeune prédicateur commençait à trouver le temps long, et que sans doute, ambitieux comme le sont tous les gens de mérite, il rêvait à son talent un théâtre plus vaste, et s'impatientait de l'attendre. Cette hypothèse s'accrédita bien davantage, lorsqu'on eut connaissance d'une démarche que l'abbé avait faite auprès de l'archevêque; et l'on en douta moins encore, car, à dater de ce temps, on ne le vit plus que sombre et d'humeur acariâtre. Il avait des gestes brusques, des mots qui mordent. Son beau sermon sur les âmes qui se partagent entre Dieu et le monde fut d'une éloquence féroce et terrifia les dévotes: on n'y retrouva plus rien de cette indulgence qui lui gagnait les coeurs. --Vous souffrez? demanda Hélène. --Souffrir? Pourquoi? --Je le sens. Je vous sens. --J'ignore. --Vous pouvez dire, maintenant que vous ne me confessez plus... Vous pouvez dire... à votre soeur... Il lui prit la main, et la serra fort, sans répondre. Alors commença une ère nouvelle. La voix qui réconforte, ce fut celle d'Hélène; la parole qui apaise, c'est elle qui la disait; le fort devint le faible, et la femme conduisit. Un jour, elle vit deux larmes dans les yeux de l'abbé Gilbert. --Que vous a-t-on fait encore? --Rien. Je ne sais pas. Je suis mal à l'aise, toujours. --Vous couvez quelque maladie? --Je le crois. --Mon Dieu! Elle le choya davantage; elle fut la mère; parce qu'il avait besoin de secours, elle osa l'aimer plus tendrement; parce qu'il ne la dirigeait plus, elle osa le soutenir; son grand homme lui parut tout petit, et ce fut en elle une joie savoureuse. Elle se permit, une fois, de lui poser la main sur le front. Ils s'accoutumaient à ces attitudes nouvelles. Hélène se crut une Soeur des Pauvres, en examinant le mal de son ami, en cherchant des remèdes, en proposant des soins. --Il vous faudrait du repos... Vous ferez telle chose, ce soir, en vous couchant... Pourquoi ne viendriez-vous pas chez nous, à la campagne, cet été? Cela vous ferait du bien... L'idée leur parut attrayante. Déjà Hélène se faisait fête de l'avoir auprès d'elle, et de veiller sur lui. Mais un jour, il arriva, plus sombre, et, lentement, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme, il proféra: --Je ne viendrai plus vous voir. Je vous vois trop souvent. Elle se récria. Elle dut s'asseoir. Il poursuivit: --Écoutez bien, ma soeur. Par votre supériorité morale vous m'avez intéressé à vous; par les misères de votre existence, vous m'avez inspiré la compassion qui veut guérir, et par mes propres misères, j'ai connu votre bonté. Mais le Démon est fin: il se sert de Dieu contre Dieu, et notre route est semée de ses embûches. --Que dites-vous là? --Je dis que nul n'est infaillible, et que je ne vous verrai plus. Faiblement, elle murmura le nom de Gilbert, et les muscles de ses bras bougeaient pour les tendre vers lui. Mais elle avait parlé si bas qu'il n'entendit point son nom, et Hélène ne tendit point les bras. Elle restait atterrée sur son siège. Longtemps il se tint debout devant elle. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Enfin elle éclata en sanglots. Il dit: --Vous voyez bien... Pendant qu'elle pleurait, il lui prit les mains et les serra dans les siennes. Puis il s'en alla. C'est seulement lorsqu'il fut dehors qu'elle osa lui tendre les bras. Durant trois mois, l'abbé Gilbert demeura invisible, sinon dans l'église, aux offices. On disait: «Il écrit un livre.» On disait encore: «L'abbé Gilbert travaille trop; il se fatigue, il change.» Et, plus tard, on disait: «Avez-vous vu l'abbé Gilbert? Il n'est pas reconnaissable.» Hélène guettait les propos. Maintenant, lorsqu'on prononçait le nom du vicaire, elle éprouvait une angoisse, comme si quelque désastre eût menacé son ami. Elle souffrait sans cesse. Elle appréhendait la saison des vacances, qui davantage les éloignerait l'un de l'autre. Bien qu'elle ne le vît plus, elle respirait du moins l'air de la même ville. L'été, cependant, était venu: Hélène retardait son départ, de jour en jour. Les riches désertaient la ville, intolérable de chaleur. Bonnavent était parti depuis une semaine. Hélène inventait des prétextes. Enfin, elle se décida, et fixa son départ au lendemain. Elle se demanda si elle n'écrirait pas à Gilbert un petit mot d'adieu, un simple mot, trois lignes. N'était-ce pas bien de le faire? N'était-ce pas mieux de s'abstenir? Serait-il content ou la blâmerait-il? Elle y réfléchissait sans raisonner, au hasard, implorant une réponse plus qu'elle ne cherchait un devoir. Puis, brusquement, elle se résolut, écrivit. Sa lettre, à force de discrétion et de crainte, était sèche; Hélène la déchira, en fit une autre, ne l'envoya pas, et les incertitudes recommencèrent. Vingt fois, dans le jour, elle revint vers cette enveloppe, qu'elle tournait et retournait entre ses doigts. La porte du petit salon s'ouvrit, et le vicaire entra. Dieu! qu'il avait changé! Hélène sursauta, droite. Elle tremblait de tout son corps; elle ne dit pas un mot, elle n'eut pas un cri. C'était vers le soir; une clarté indécise, entrant par l'unique fenêtre, se tamisait dans les rideaux verts. Hélène regardait Gilbert, maigre, blême, les yeux brûlés au fond de leurs orbites. Elle joignit les mains, et ses doigts croisés se crispaient de douleur. Il fit trois pas vers elle, et s'arrêta. Ses paroles furent celles-ci: --Avant votre départ, j'ai voulu vous dire adieu. J'ai cru que nous le pouvions. Elle balbutia: --Oui. Il ajouta: --Nous ne nous verrons plus, ma soeur... --Nous ne... --Quand vous reviendrez dans la ville, je l'aurai quittée. --Vous l'... --J'ai demandé mon déplacement. Il le faut ainsi. --Vous... --Je pars et je vous dis adieu, chère soeur, jusqu'en l'autre monde. Cette fois, elle poussa un cri, et chancela. Il dut la soutenir. Haletante, avec un bras pendant, elle s'appuyait de l'autre sur l'épaule de l'ami, et les paroles sortaient d'elle avec les sanglots, inachevées, sans suite: --M'abandonner... Toute seule... Moi qui croyais... n'être plus toute seule... sur la terre... Mourir comme un pauvre, toute seule... Sans toi... Charité, pitié!... Je ne pourrai pas... Reste!... Insensiblement son bras gauche avait accroché le cou de Gilbert, et se cramponnait au jeune homme, pour l'empêcher de partir. Il dit avec douceur: «Adieu, n'est-ce pas, pour toujours?» Elle se serra plus près. Il reprit, désolément: «Tu vois bien...» Elle n'entendait plus. Sa tête glissa sur le côté, et ce ne fut plus des mots qui bruissaient entre ses lèvres, mais un zézaiement de syllabes, un sifflement doux et faible, et le prêtre en sentait la tiédeur au-dessous de son oreille. Les cheveux noirs d'Hélène lui effleuraient la joue. Un peu, il tourna la tête vers elle, et vit sa face douloureuse, toute baignée de larmes. Sentant qu'il la regardait, elle entr'ouvrit les paupières: ses yeux renversés ressemblaient à ceux des Madeleines en prière. Il murmura: --Ma sainte! Elle le serra plus fort, se souleva vers lui et leurs lèvres se touchèrent. Ils voulurent fuir, tous les deux, et déjà ils s'étreignaient. Le crépuscule, dans la chambre, s'était fait pâle et recueillant. C'est ainsi qu'ils faillirent. * * * Stupéfaits tous les deux du gouffre où ils étaient tombés, ravis d'extase et d'épouvante, ils s'étaient relevés en pleurant, dans la double révélation du bonheur et du crime: ç'avait été en eux une minute d'ivresse terrifiée, le vertige d'une horreur suave, un monde qui venait de s'ouvrir au bord du paradis perdu! Dans cette folie de gratitude et d'angoisse, ils se cachaient la face, et chacun d'eux bénissait l'autre en le plaignant, comme son bienfaiteur et sa victime. --Par ma faute, disait-il. --Par ma faute, disait-elle. Dans l'ombre, ils se tenaient les mains et n'osaient pas se regarder. Gilbert partit comme un voleur. Hélène resta seule. --Orgueil, criait le prêtre, orgueil! Voilà où tu nous mènes. J'ai voulu faire mieux qu'autrui, et je croyais en moi. Fou, qui te confiais en ta force, voilà ton oeuvre! Tu as damné deux âmes! L'abbé Gilbert et madame Hélène ne se revirent plus. L'été fut lourd et long. Le 18 août, jour de sainte Hélène, le vicaire célébra un office des morts. Le 15, pour l'Assomption, il était monté en chaire. On estima généralement que le grand orateur commençait à faiblir, et que son génie s'épuisait. Erreur: il s'affinait, au contraire, et dans l'humiliation il venait de grandir en se faisant plus humain; une tendresse émue tremblait dans sa parole; il ne prêchait que les pardons, et sa voix n'osait plus tonner dans l'église. Mais comme il faisait moins de bruit, on crut qu'il avait moins de mérite. Hélène avait résisté à l'envie de l'entendre; elle pria chez elle, quand elle sut qu'il devait parler. Sa campagne, pourtant, n'était pas loin de la ville, mais aucune raison ne l'aurait décidée à sortir de sa retraite pour se rapprocher de lui. Elle attendait, dans son obéissance aveugle, un ordre. Puisqu'il ne se montrait plus, c'est qu'il voulait ne plus la voir: elle acceptait la décision du maître, sans la discuter ni se plaindre. Elle ne plaignait que lui. --Il doit souffrir tant! Cette pensée était son unique remords. Quant au repentir de la faute elle-même, elle ne l'éprouvait nullement, et ne songeait même pas à s'étonner du calme que le péché avait mis dans sa conscience. Elle était calme, en effet, et plus qu'auparavant. Le souci d'avoir trompé la foi conjugale ne l'effleura pas une fois: son mari n'avait rien à voir en ce drame; le mariage depuis trop d'années, n'était plus entre eux qu'une association d'intérêts où les âmes n'avaient nulle part, et jamais l'époux ni l'épouse n'avaient éprouvé l'un pour l'autre qu'une antipathie réciproque: Hélène en arrivait donc tout naturellement au sophisme de croire que son mari, n'ayant rien possédé, n'était dépossédé de rien. Un reproche de lui n'eût constitué qu'une injure de plus, et une sottise grossière ajoutée à tant d'autres. Libre, elle avait usé de sa liberté; sans appui et seule au monde, elle s'était unie, de par son droit: leur acte appartenait à eux seuls, et relevait de Dieu seul! Certes, la faute était atroce d'avoir égaré un serviteur du Christ, et de s'être fait dans l'Église l'instrument du Démon! Elle se frappait la poitrine, désespérée d'avoir acheté son bonheur par la damnation d'autrui: et qui, celui-là? Un saint! Le bien-aimé! --Mon Dieu! suis-je donc, ô mon Dieu! d'une immonde égoïsme, pour me sentir heureuse après un tel forfait? Car au fond de son coeur, malgré elle, malgré son remords, elle adorait l'instant éphémère qui rayonnait sur sa vie, et malgré elle, malgré son remords, elle retournait sans cesse au souvenir qui la remplissait de délices. S'il fût venu lui dire: «Partons ensemble», elle serait partie, avec sérénité, sans honte, et sans regarder en arrière. Elle y songeait parfois, et presque le souhaitait. --Peut-être décidera-t-il cela? Peut-être jugera-t-il qu'il ne lui convient plus de rester dans les ordres? Il est le maître: il sait. Elle attendait, prête à tout. Mais les semaines passèrent, et firent un mois, deux mois. Hélène attendait toujours, soumise et sans impatience. Chaque soir, au crépuscule, elle se rappelait l'instant: elle n'aspirait pas à le revivre, ne sachant pas que cet émoi profond de toute la chair éveillée pût se renouveler une seconde fois au cours des existences: elle imaginait, dans sa candeur, qu'il était la minute unique, l'hyménée, l'accord de deux âmes, la secousse intime, irrévocable, que les êtres éprouvent, le jour où ils s'attachent l'un à l'autre pour la vie. Donc, elle était à lui; elle n'avait jamais été qu'à lui. Donc, elle attendait: peut-être ne se rejoindraient-ils qu'en l'autre monde? Sans doute, il déciderait ainsi. Elle commençait à le croire, devant son absence obstinée. Elle se résignait: c'était bien. L'automne arriva. Hélène revint en ville. Elle apprit que l'abbé Gilbert était parti depuis trois jours. --En voyage? --Non: parti. --Tout à fait? --Oui. Une marée de tristesse lui noya le coeur, malgré sa résignation. Elle voulut savoir. Elle vit Monseigneur, et l'évêque se récria: --Comment? Il ne vous a point avisés, vous, ses meilleurs amis? Il devient bizarre, vraiment. Il a sollicité de moi sa nomination à une cure de village, et j'ai tenté de faire valoir auprès de lui les intérêts de la religion, à qui ses talents sont utiles dans une grande cité plus que dans un petit bourg. Il a répondu: «J'ai péché par orgueil et j'en dois faire pénitence.» J'ai résisté autant que j'ai pu, mais monseigneur l'Archevêque, après avoir reçu la confession de l'abbé, approuvait son voeu, et je me suis incliné. Hélène, semblablement, s'inclina devant les décisions de son maître, et elle le bénit dans son coeur. Elle dit: --Ce sera donc pour l'autre monde... --Quoi? demanda l'évêque. Hélène le regarda sans répondre, étonnée d'avoir parlé tout haut. * * * L'abbé Gilbert était dans un village perdu de la montagne: toutes les photographies qu'elle put trouver de ce pays, Hélène les acheta et en décora le petit salon, pour voir sans cesse les sites qu'il voyait. L'hiver s'écoula, et le Carême vint. Hélène, afin de ne dire à personne le secret de sa vie, ne se confessa pas. Pour la première fois, à Pâques, elle ne s'approcha point de la Sainte-Table. Ce fut, dans son âme, une profonde misère, et dans la ville un scandale. Dès lors, on ne la rencontra plus nulle part. Elle fermait sa porte. Le dimanche de Quasimodo, on ne la vit pas à la messe, et les dimanches qui suivirent, on ne la vit pas davantage. --Que se passe-t-il? L'évêque la visita, et seul, il fut reçu. --Elle n'est pas bien. Un matin, le bruit courut que madame Bonnavent était sortie de chez elle, allant vers la cathédrale... C'était l'anniversaire de l'hyménée: elle le passa tout entier dans l'église, en prières, et ne rentra que pour l'heure du crépuscule: alors, elle s'enferma dans le petit salon, et agenouillée près du divan, elle pria longuement. Le lendemain, elle dut garder la chambre; elle voulut se lever et n'en eut pas la force. Le médecin diagnostiqua une grave neurasthénie, avec une anémie profonde. On apprit, des servantes, que madame jeûnait depuis des mois et portait un cilice. Elle languit pendant un semestre. Le docteur exprima de sérieuses inquiétudes. La malade ne s'épouvantait nullement: elle témoigna d'une admirable sérénité. --Docteur, dites-moi, je vais mourir, n'est-ce pas? --Non, madame, non certes!... Il eut le sourire professionnel de la confiance, mais elle insista. --Pour raisons importantes, docteur, il faut absolument que je sache si je suis condamnée, et pour quelle époque, à peu près. --Mon Dieu, madame... --Me reste-t-il trois semaines, quinze jours, un mois? --Peut-être... Mais, rassurez-vous, j'ai de l'espoir. Elle sourit à son tour, et répondit: «Moi aussi, j'ai l'espoir.» Elle fit un testament charitable. Puis, elle eut apparemment des accès de délire, car on l'entendit maintes fois qui marmonnait: --Dans l'autre monde... Elle avait cependant conservé toute sa raison. Elle le prouva en exprimant le souhait que l'abbé Gilbert reçût sa confession suprême. Elle pensait: --Viendra-t-il? Toutes les deux heures, elle demandait: --A-t-on prévenu l'abbé Gilbert? Est-ce bien sûr? Elle ajoutait: --Il faut se dépêcher. Ou encore: --J'irai bientôt dans l'autre monde. Le deuxième jour, elle eut une fièvre violente, dans l'angoisse de mourir sans confession. On lui proposa d'appeler le second vicaire, mais cette idée l'effraya tellement que le docteur dut intercéder et prescrire le repos. --Je vivrai bien jusqu'à demain, docteur? Je vous en supplie, jusqu'à demain... Le troisième jour enfin, la servante entra et dit: --Voici l'abbé Gilbert. Il parut dans le cadre de la porte. Elle poussa un petit cri d'enfant, et voulut tendre ses bras, qui étaient si maigres, mais elle n'en eut pas la force. Elle le contemplait avidement: il lui parut grandi. L'abbé attendait que la servante et la garde se fussent retirées. Seule alors, en présence de l'aimé, Hélène lui sourit, et de nouveau elle essaya de tendre ses pauvres mains. Mais il dit, grave et de loin: --Ma soeur, récitez votre _Confiteor_. Aussitôt, elle répondit: --_In nomine patris et filii_... Elle vit, du coin de l'oeil, qu'il s'était émacié, et ses prunelles, au fond de l'orbite, étaient plus noires. Elle continua: --_Confiteor Deo omnipotenti_... Il fixait quelque chose, droit devant lui, sans la voir. --_Mariæ Virgini_... Elle aurait pourtant bien voulu rencontrer son regard, une fois, avant de mourir... Malgré cela, lorsqu'elle eut fini la prière et qu'il fallut dire sa faute, elle ferma les yeux de honte. Puis, faiblement, elle confessa son amour pour un homme qui n'était pas libre, et elle n'osait dire qu'il fût prêtre. Le confesseur, immobile et les yeux clos, attendait. Enfin, elle avoua cette chose... Elle tremblait. Elle dit la surprise d'une minute, la faiblesse imprévue... --Lui, l'avez-vous revu? --Jamais, mon père... --Vous êtes tous deux de grands coupables, et lui, plus que vous. --Non, mon père, c'est moi! --Inclinez-vous, sans discuter! C'est le péché d'orgueil qui vous a perdus tous les deux. Humiliez votre orgueil et ne discutez pas! Inclinez-vous dans la pénitence. Dieu vous juge. Puisse-t-il pardonner, au moins à vous, qui comparaissez devant lui. Elle dit: «_Amen_.» Il reprit: «Mais vous n'avez pas offensé que le Seigneur. Un homme a pâti par ce crime, et c'est l'époux qui se reposait en votre foi reçue au pied des autels. Vous ne devez vous présenter au Tribunal de Dieu qu'avec le pardon de celui-là! --Mon... --Humiliez-vous, pécheresse d'orgueil, par l'aveu de la faute à celui que la faute offensait! C'est la pénitence que je vous impose. Je ne vous donnerai l'absolution qu'à ce prix. --Mon père... j'avouerai. --Achevez le _Confiteor_. --Mon père... devrai-je dire... aussi, le nom... de Lui? --Vous direz le nom du coupable. Achevez le _Confiteor_. --_Ideo precor_... Il l'entendait à peine; elle termina la prière, et se tut. Il lui donna l'absolution. Ensuite, s'étant levé, il ouvrit la porte et appela une servante. --Priez M. Bonnavent de venir. Pendant qu'ils attendaient, ils ne bougèrent ni l'un ni l'autre. Hélène haletait. Elle entrouvrait et refermait ses lèvres sèches. Elle passait ses doigts sur son front. Le mari entra, silencieux, gêné. --Monsieur, dit le prêtre, votre épouse souhaite, avant la mort, de vous faire un aveu et d'obtenir votre pardon. Hélène rassembla toutes ses forces pour se soulever sur les coussins. Le prêtre s'agenouilla au pied du lit, et, les mains jointes sur la poitrine, il baissa la tête, dans l'attitude de l'amende honorable. Bonnavent les examinait, mal à l'aise et tâchant de comprendre. Hélène murmura: --Monsieur... j'ai failli... Pardonnez-moi... s'il vous plaît... Elle se tut: elle ne trouvait pas les mots pour dire le reste. Le prêtre attendit; puis, comme elle ne parlait plus, il releva un peu le visage, et ordonna: --Continuez. Hélène, obéissante, reprit, avec effort: --Monsieur... j'ai failli... avec... l'abbé Gilbert. Elle retomba sur son lit, épuisée. --Je sais, dit Bonnavent. Hélène poussa un sanglot faible, et se cacha la face dans les mains, prise de honte à l'idée que, de tout temps, un regard profane avait violé son auguste secret. Le mari ajouta: «Calmez-vous... Je savais, depuis des années.» Hélène cria: «Non!» et l'abbé se redressa, sous l'injure du soupçon qui les avait calomniés longtemps avant la faute. Mais il rabattit son orgueil, se frappa la poitrine, et dit: --_Meâ culpa!_ La moribonde frissonna toute et voulut se lever encore; elle put crier, comme une protestation: --_Meâ culpa!_ Puis, de nouveau, elle tomba. Bonnavent se rapprocha du lit. --Pauvre femme! dit-il. --Monsieur, demanda l'abbé, pardonnez-vous à votre épouse? Bonnavent répondit: --Je lui pardonne. Il se pencha au chevet, et répéta: --Je vous pardonne, Hélène, vraiment. Elle fit signe, des paupières, qu'elle entendait. On annonça le vicaire, avec les Saintes Huiles... M. Bonnavent sortit de la chambre, parce qu'il pleurait. Madame Hélène se tourna lentement vers l'abbé Gilbert. Elle balbutia: --Dans l'autre monde... Puis, elle mourut en souriant, et l'abbé lui ferma les yeux. LA MARATRE «Ma chère amie, je t'écris parce que je suis trop malheureuse, parce que je deviens folle. Il faut que je me confie et que tu m'aides. J'ai honte de moi, j'ai peur de moi. Je ne suis pourtant pas méchante, n'est-ce pas et tu le sais bien? Je dois remonter loin, pour que tu me comprennes. Tu n'as jamais connu les circonstances qui, l'automne dernier, amenèrent mon mariage, si imprévu, si brusquement décidé. Tu m'accusais alors,--oh! gentiment, et je ne te reproche rien,--d'être une amie peu confiante, dissimulée; tu te trompais, car j'étais simplement une femme heureuse, et d'un bonheur inespéré, que je n'osais pas dire, osant à peine y croire. On s'est rencontré, on s'est aimé, alors que ni lui ni moi n'attendions plus rien de la vie. Moi, tu le sais, pauvre, ayant vécu tristement ma jeunesse, dans le travail, la solitude, sans amour, j'avais déjà vingt-sept ans, et trop de raison pour espérer quoi que ce fût de l'avenir. Lui, au contraire, avait eu l'espérance, et dix ans de félicité, mais la mort tragique de sa femme avait tout brisé en lui, autour de lui, et, par un chemin de fleurs il était arrivé à la même détresse morale où dix années de souffrance m'avaient si lentement conduite... Alors, nous nous sommes rencontrés sur le bord de la mer, dans le cadre odieux d'une villégiature bourgeoise, où le médecin m'envoyait pour rétablir mes forces, où le médecin l'envoyait pour soigner son enfant. Il se promenait tout seul, tenant son petit par la main, comme une maman; et moi aussi, je vivais à l'écart, n'ayant aucun goût pour les ragots de la plage et les niaises médisances de ces gens qui trouvent moyen de se jalouser, quand ils méritent si peu de faire envie. Tous les jours, plusieurs fois par jour, je le voyais passer, regardant devant lui, loin, dans le vague; lui seul m'intéressait en ce pays, mais nous ne nous parlions pas, et même il ne m'avait point remarquée: je ne songeais nullement à m'en offusquer, car je ne suis guère coquette, et ce couple d'un père et d'un enfant m'inspirait tout juste la commisération que l'on a pour un malheur rencontré dans la rue. Le petit être surtout me faisait peine à voir. Il était si joli, si beau, avec ses cheveux bouclés et ses yeux où le rire ne durait qu'un instant; il avait des gravités subites, le pauvre baby, comme s'il eût compris son malheur de n'avoir pas de mère: et j'aurais voulu l'embrasser. J'ai toujours adoré les enfants, et peut-être ma grande tristesse de vieille fille venait moins d'une jeunesse sans amour que d'une maturité sans berceau. Tu te rappelles comme on riait de mes poupées, à la pension? J'étais le modèle des mères. Hélas! je donnais, par avance, à des chérubins de carton, la tendresse qui, plus tard, allait m'être interdite, les caresses que ne devait jamais recevoir un enfant sorti de ma chair. Peut-être est-ce par une revanche de cette passion déçue, et pour vivre auprès des enfants, que j'ai choisi, à l'heure de gagner mon pain, le dur métier d'institutrice? Mais, je divague, et je ne te raconte pas. Voici. Je me dépêche. Un matin, le mignon petit, en trottant sur la plage, tomba devant moi et je courus le relever. Son père accourait aussi. L'enfant pleura très fort et le père en avait les larmes aux yeux. Est-ce que tu peux voir pleurer un homme, toi? Je fus toute bouleversée, et quand nos regards se croisèrent, j'en eus au coeur une secousse. Je dis: «Oh! monsieur, rassurez-vous: ce n'est rien; il n'a pas de mal.» M. Lanjorais me remercia beaucoup, et s'éloigna. Depuis lors, il me saluait poliment, et l'enfant venait m'embrasser. Un jour, on se rencontra dans le bois. J'étais assise et je lisais, quand ils survinrent. Le petit Albert ne voulut pas me quitter. Le père s'excusa d'abord; puis, on parla du pays et des paysages, qui nous plaisaient par leur tristesse grave, et tout de suite on comprit que l'on se ressemblait un peu. Pourtant, la conversation n'avait duré guère, car M. Lanjorais ne voulut pas prolonger l'entrevue dans ce lieu écarté, et je lui sus gré de sa discrétion. Tout de même, pour la première fois de ma vie, je m'étais trouvée seule au fond d'un bois, en présence d'un homme, et j'en avais ressenti une bizarre impression, faite d'un peu de malaise avec un peu de charme... Tu devines que désormais on se parla fréquemment, sur la plage. Nous y trouvions tous les deux un plaisir discret, qui nous reposait des banalités ou des sottises proférées autour de nous, et de notre ennui. L'enfant m'adorait. Sitôt qu'il m'avait aperçue, son petit air rêveur se changeait en gaieté; il ne riait qu'avec moi. Cela nous rapprocha beaucoup. Au bord de la mer, l'intimité se fait vite. Notre sympathie devint bientôt une confiance. L'un après l'autre, j'avais raconté tous mes pauvres secrets, et ma solitude, ma résignation; je me montrais sans arrière pensée, comme à toi, et tu seras peut-être jalouse si je t'avoue que je trouvais à ces confidences, un soulagement qu'elles ne m'ont jamais procuré à ce point, quand je les faisais à ton amitié de femme. Cela encore me soulageait, lorsqu'il parlait à son tour: c'était comme d'entendre ma peine formulée par une autre voix, et je me reconnaissais en lui. Il ne parlait point de sa femme, mais seulement de sa détresse. Je m'abandonnais sans contrainte au charme de cette amitié, et je n'y soupçonnais aucun péril, n'ayant jamais pensé qu'un homme veuf fût un homme libre. J'imaginais naïvement que nous avions agrémenté, l'un par l'autre, nos vacances, et quand arriva le jour de mon départ, je fus toute surprise du vide nouveau que j'entrevoyais dans l'avenir, et qui m'épouvantait déjà. Le petit Albert pleura, cria: «Je ne veux pas que tu t'en ailles! Je veux que tu restes!» Il eut presque une crise de nerfs, et nous restions là, devant lui, son père et moi, gênés, regardant l'enfant, regardant en nous, n'osant nous regarder l'un l'autre. Ce soir-là, il m'a dit: «Je vous aime.» J'ai failli m'évanouir, en entendant ces trois mots, dits pour moi, dits à moi, et que je croyais ne devoir jamais entendre que dans les vers des poètes, ou sur la scène des théâtres. Alors, comme par enchantement, je me suis aperçue que je l'aimais. Ce fut une grande joie douce, une espèce d'ivresse sereine, et je n'avais rien éprouvé de tel, depuis le jour de ma première communion. Je me suis jetée sur l'enfant, que j'ai pris dans mes bras, et je cachais dans ses boucles mon visage et mes larmes. J'ai bien tendrement, et même un peu follement, baisé son mince cou blanc et ses joues roses, brunies de hâle marin. Je n'étais plus une exilée, dans le monde. J'étais une autre femme, presque une mère. La vie s'ouvrait, délicieuse, et je venais de naître. Comme c'est bon, d'avoir gardé toute la pureté de son coeur, de sa pensée, et de sentir qu'on est la vierge d'un unique amour! Il m'a semblé qu'alors seulement je comprenais le pourquoi de ma vie passée, et le but de la route solitaire que j'avais désespérément suivie, sans savoir où j'allais. Voilà comment nous nous sommes mariés. J'étais pauvre, et mon fiancé, sans être riche, possédait le nécessaire: mais nous n'avons, ni l'un ni l'autre, pensé à ces choses. Il a changé d'appartement, car tous deux, et sans en rien dire, nous le souhaitions également, lui pour ne pas m'introduire dans le logis de la morte, et moi pour ne point me heurter aux perpétuels souvenirs de celle qui m'avait précédée. Je n'étais pas jalouse, pourtant, et je me livrais toute à mon bonheur. Car mon bonheur, tout d'abord, me parut sans tache. Notre vie était délicieuse. J'aimais infiniment notre petit Albert, et presque avec reconnaissance, car ma félicité me semblait être un peu son oeuvre. Puis, tout a changé. Brusquement? Petit à petit? Je ne sais pas, je ne peux pas te dire. Il y a des choses qui s'arrangent au fond de nous, lentement: on ne s'aperçoit de rien, et le travail se continue; un beau jour il est fini. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je reprends cette lettre interrompue. Que te disais-je? Je me souviens: j'allais parler du petit Albert. Comment ai-je pu en venir à détester ce pauvre enfant? Écoute! Je t'en prie, avant de me condamner, écoute-moi! Il faut que tu saches une chose: ce petit ressemblait à sa mère, crois-moi, beaucoup trop. D'ailleurs il y a ceci que tu ne dois pas oublier: j'aimais d'amour, moi, avec toute la passion contenue de toute ma jeunesse; j'adorais mon mari, il était mon culte, mon obsession, te l'avouerai-je? mon désir! Il était tout! Or voilà que, peu à peu, je sentais une dissonance entre nous, et une gêne que je ne m'expliquais pas. Je me rappelle des minutes où j'avais honte d'aimer: oui, honte, devant lui, à cause de lui! Une pudeur me prenait tout à coup, et j'aurais voulu me cacher de son regard. Je sais pourquoi maintenant, et je vais te le dire. Nos coeurs ne battaient pas ensemble! A l'enthousiasme de mon premier amour, il répondait par une affectueuse camaraderie. Nous étions deux créatures qui ne parlent pas la même langue. C'est tout. Et c'est atroce. Oh, bien sûr, je n'en ai pas souffert, au commencement... Comment veux-tu qu'une pauvre vierge, toute neuve, devine rien à ces choses? On va de toute son âme, et le bonheur semble si bon, quand on s'est cru condamnée pour la vie à n'en jamais connaître aucun! C'est toi, d'ailleurs, qui m'as aidée à comprendre. Te rappelles-tu cette parole sinistre, que tu m'as dite un jour, et qui me révoltait si fort? Tu prétendais que les hommes ne savent pas vivre dans la chasteté, qu'ils sont capables de se donner sans amour, et que la continence les amène à se croire épris d'une femme, alors que simplement ils ont le désir de la femme. Et tu ajoutais, avec ce joli cynisme que tu affectes pour m'étonner: «Vois-tu, ma chère, on est sûre d'être désirée, la veille; mais on n'est sûre d'être aimée que le lendemain.» Cette phrase-là m'est revenue à la mémoire, un jour; et, depuis lors, elle m'a hantée. Elle expliquait tout! Est-ce que M. Lanjorais, après un an de veuvage, halluciné par la solitude physique, ne s'est pas leurré sur lui-même et la nature des sentiments qu'il éprouvait pour moi? Peut-être a-t-il pris pour un amour ce qui n'était qu'un besoin, et son erreur a fait notre mariage. Maintenant, dans l'existence commune, la vérité nous apparaît... A tous deux, elle apparaît, mais trop tard, et nous en souffrons, nous allons en souffrir! De plus en plus, nous en souffrirons: lui par ma présence qui le fatigue, par mon amour qui l'obsède, et moi par sa froideur, par son visible effort d'être aimable, poli! Poli! Comprends-tu ce mot-là! La politesse d'amour! Oh, l'exécrable idée! Elle est entrée en moi, cette idée-là, comme un poison, et je la chassais, sans pouvoir m'en défaire. Je me défendais contre moi-même, et je me disais: «Il est froid, voilà tout; sa nature est ainsi faite.» Mais j'ai appris, un jour, que sa nature était tout au contraire, et qu'il pouvait connaître, comme moi, et qu'il avait connu, avant moi, l'exaltation, l'ardente folie, le double élan de l'âme et de la chair, l'amour total, l'amour complet, l'amour semblable au mien! Près d'une autre, hélas! Je te jure que je n'ai rien cherché, et que le hasard seul m'a fait trouver des lettres adressées par lui à sa première femme. Je ne voulais pas les lire, d'abord, et j'ai résisté pendant trois jours. J'ai passé des heures devant le tiroir que j'ouvrais et que je refermais, sans pouvoir m'en aller de là. Sur la première enveloppe, je voyais mon propre nom, écrit par la main de Charles: «Madame Lanjorais...» Je palpais le lien de soie, l'épaisseur du paquet de lettres, et je me sauvais en tremblant. A la fin, n'est-ce pas, j'ai lu... Oh! ces lettres! Elles me brûlaient les doigts et les yeux! Il les avait écrites au cours d'un voyage, et ces pages quotidiennes, reprises dix fois chaque jour, étaient datées d'heure en heure, pour marquer mieux la perpétuelle obsession. En lisant, j'entendais sa voix; il ne parlait pas, il murmurait: «Tu es ma vie, je t'aime plus que je ne m'aime, et plus que tu ne m'aimes...--Quand on me force à t'oublier un instant, je ne vis plus; dès qu'on me laisse libre, je ressuscite: la vision de toi donne la vie...--Avant d'entrer dans ce lit d'hôtel, je ferme les yeux, et je te rêve couchée là, endormie; puis, je m'approche doucement, et je me penche vers toi, pour baiser ton front calme, tes yeux clos, tes lèvres entr'ouvertes; infiniment, je les baise: réveille-toi, ma mie, et vois que je suis là! Tu sens le thé, ma fleur de thé!...--Je me suis assis sur le bord du fossé, et j'ai cueilli des fraises sauvages; je les ai pressées, les fraises roses, bien fort entre mes lèvres, mais elles n'ont pas dit: Encore!...--Demain! demain! Il n'y a plus de mots pour crier ma joie, quand je pense à ce retour; il faudrait pleurer...» Je les ai tant lues ces phrases, que je les sais par coeur. L'autre aussi les avait bien lues, car les feuilles sont toutes froissées: elles ont gardé les plis du corsage où cette femme les cachait, sur son coeur, et, si elles ont pu se refroidir avec le temps, c'est parce que la femme est morte! Eh bien, non! Elle vit! Elle vit, te dis-je! Elle est présente malgré la tombe, comme elle l'était malgré l'absence! --Il l'aime encore! J'en ai eu la preuve, et j'ai vu. Ce que j'ai vu? Il l'a embrassée devant moi! Oui, il l'a baisée sur les paupières, devant moi! C'était un soir. Le petit allait se coucher. Mon mari, assis devant la cheminée, regardait les tisons; il se souvenait, sans doute, il pensait à elle... Tiré de sa rêverie par l'enfant qui l'appelait, il releva la tête avec cette stupeur des gens endormis qu'on réveille; il contempla son fils, et tout à coup il se mit à le serrer dans ses bras, comme s'il le retrouvait: il le serra si fort que l'enfant eut un cri. Il lui baisa les yeux, entends-tu, les deux yeux, longuement, et lorsque l'héritier de la morte, enfin, eut dégagé sa tête et qu'il tourna vers moi ses prunelles étonnées, il avait un regard de femme: les yeux de sa mère, ressuscités, et je sentis que leur étonnement venait de me voir là! * * * * * Maintenant, je le déteste, leur petit! Mon Dieu! N'était-ce pas assez des tortures que la jalousie me fait souffrir, sans y ajouter encore les aigreurs de la haine et le remords d'exécrer une créature innocente? Car c'est épouvantable! Ma haine, que j'essayais d'abord de refréner et d'étouffer, est devenue plus forte que ma raison, et je ne sais plus ni la cacher, ni la contraindre! Ce baby que j'aimais tant, que je soignais, que j'endormais, dont je me croyais la vraie mère, et qui m'adorait, lui aussi, je ne peux plus le voir, depuis qu'il incarne la morte. Son aspect seul et son regard me bouleversent, me crispent. Il n'est point jusqu'à sa voix qui ne m'affole, car j'en suis venue à imaginer qu'il a la voix de sa mère, comme il en a les yeux, et dès qu'il parle, c'est elle que j'entends! Quand il rit, c'est pour me narguer! Quand il pleure, ses cris m'entrent dans la chair, dans tout le corps, comme des aiguilles, et croirais-tu pourtant que, malgré cette douleur physique, j'éprouve une volupté maladive à l'entendre crier ou pleurer, parce que c'est elle qui pleure, qui souffre: et je me venge! Est-ce que tu me reconnais? Est-ce que je me ressemble encore? Comment peut-on changer ainsi? L'enfant a bien senti que je changeais, et, lui non plus ne me reconnaissait pas. Il m'a d'abord recherchée un peu moins. Ensuite, il a pris peur de moi, vaguement, et bientôt, il m'évitait. Ces ruptures-là vont très vite, avec les enfants et les bêtes. Il s'est mis à me craindre tout à fait: maintenant, il me fuit. Son éloignement m'a rendue plus nerveuse encore: et voilà qu'un jour je l'ai battu! Son père était là. Il a vu. Il n'a rien dit, mais il est devenu très pâle. Il a pris son enfant, il l'a embrassé et l'a emmené. Il l'a couché lui-même, et je n'osais bouger. J'avais peur de me retrouver en présence de mon mari. J'ai pleuré beaucoup. Quand M. Lanjorais rentra dans le salon, il me trouva dans les larmes. J'ai demandé pardon, bien sincèrement. Il a été très bon et m'a calmée avec des paroles indulgentes. Moi-même, j'ai confessé toutes mes peines, leurs causes, ma misère. Ce fut alors entre nos âmes une espèce de rapprochement glacial, une de ces rencontres trop brusques à la suite desquelles on est plus loin l'un de l'autre, plus loin qu'auparavant. Quelque chose venait de se rompre: l'illusion, le charme? Il voyait clair en moi comme j'avais vu en lui, et nous comprenions nettement que nos deux esprits ne communiaient plus. A cause de ce petit! Ce n'est pas sa faute, mais comment veux-tu que je ne lui garde pas rancune? Est-ce que je suis maîtresse d'aimer, de ne pas aimer? On sent, on a du mal, on crie. Quelque chose, en moi, crie contre cet enfant qui est le spectre d'une femme, et j'ai beau me raisonner, me désoler, il a pris de jour en jour une importance plus terrible et presque fantastique: il n'est plus maintenant, à mes yeux, une simple évocation de sa mère, il est devenu elle; elle-même, entends-tu? l'Autre, celle à cause de qui on ne m'aime pas, celle qui m'empêche d'être aimée, qui m'en empêchera toujours, la morte qui me fait veuve! Je suis folle, peut-être? Soit! Mais qu'importe, si je ne puis plus ne pas l'être? Je sens qu'il ne reste nul espoir, que tout est brisé, et voilà ce qui me révolte! Est-ce que je n'avais pas mon droit à du bonheur, comme une autre? Je ne l'ai pas cherché: on est venu me l'offrir, et l'on m'a dit: «Voilà ta part!» Alors, j'ai cru, et je me suis donnée toute, et maintenant, mon Dieu, je me trouve seule, plus seule qu'auparavant, puisque je l'ai touchée et que j'ai cru l'étreindre, la félicité qui m'échappe! Plains-moi! Je t'embrasse. LOUISE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Chère amie, j'ai bien tardé à te répondre. Tu me demandes comment je vais? Mal: la douleur m'a rendue impressionnable à tout, et nerveuse. Ajoute à cela que j'ai maintenant l'appréhension d'une grossesse qui commence. Je ne suis pas encore bien certaine du fait, et déjà pourtant cette idée me trouble et me tracasse. D'ailleurs, c'est une chose réglée: tout est pour moi un sujet d'inquiétude, et je redoute tout ce que je prévois. Je ne pense aux choses que pour les voir en mal. Je ne dors plus: je rêve et je me réveille en sursaut. Pendant la nuit, des idées tournent dans ma tête, vite, vite; elles passent, elles changent, elles m'enfièvrent; je cherche des remèdes à mon mal, des arrangements à notre vie, des hypothèses qui ramèneraient le calme dans mon esprit, des drames où mon dévouement serait beau et me ferait aimer de celui qui dort à mon côté. J'imagine des folies, des romans, le feu, un naufrage, et je sauverais le petit, et je dirais, en le rapportant à son père: «Tu me le dois un peu, aime-moi donc aussi.» Mais toutes ces belles choses de la nuit n'arrivent jamais en plein jour, et, lorsque je rentre au matin, dans l'existence banale, j'y arrive avec des nerfs crispés, un cerveau las qui tournoie encore: la fatigue des nuits me fait des journées dolentes, et personne ne vient à moi. On a raison, car je suis irritable; mais, à force d'être exilée, je deviens plus acariâtre encore. Je m'en rends compte: on n'est pas bien, près de moi; je communique mon mal, et c'est tout juste qu'on me fuie; je voudrais redevenir bonne et douce: je ne peux pas! Je souffre trop, et ma tête s'en va. J'ai des colères subites qui me laissent dans le crâne une grande souffrance. Et puis, il y a maintenant une idée qui me harcèle et qui me revient dès que je l'ai chassée. Je me dis: «Si l'enfant n'était plus là!» Alors, j'imagine une maison calme, une existence à deux, et l'amour reconquis, et la paix dans mon coeur... --Si l'enfant n'était plus là!... Et je voudrais qu'il disparût, ce vivant portrait de la morte! Je le voudrais tant, je le veux tant que... C'est horrible! J'ai peur de moi, et de cette idée fixe. Au revoir. Écris-moi un peu. Ton amie, LOUISE. * * * * * «J'ai reçu tes lettres, ma chère amie. Merci, pour tes bonnes paroles, pour la bonne amitié. Je te sais gré de la peine que tu as prise de me donner des conseils: mais ils étaient inutiles, vois-tu, et bien dangereux aussi. Imagine un peu les malheurs nouveaux que tu pouvais amener dans mon ménage, si mon mari avait lu des phrases dans lesquelles tu plaides pour l'enfant de sa première femme: on dirait que tu me dissuades de le tuer, ce chérubin! Mon Dieu, quelle horreur! Se peut-il que mes pauvres lettres t'aient donné de moi une semblable idée? Brûle-les vite, alors, et qu'il n'en reste rien! N'est-ce pas, tu vas les brûler? Jette encore celle-ci au feu, et ne parlons plus de mes misères, puisque je les explique si mal... Je t'embrasse. LOUISE. _P.-S._--J'en ai maintenant la certitude: je suis enceinte. L. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Ma chère, ma chère, je t'avais menti, je mentais honteusement, lorsque, il y a six mois, je protestais contre un soupçon trop juste, contre des conseils trop sages. Si je t'ai demandé de brûler mes lettres, c'était déjà pour détruire des preuves, et je me reprochais d'avoir écrit, parce que je commençais à entrer dans le crime. Je t'épouvante? Ah! quand tu sauras tout! J'ai appelé la mort, lâchement, sournoisement, une mort traîtresse qui venait en cachette, et que j'appelais sans risques. Tu ne peux pas supposer à quel point je fus infâme dans la persévérance, et je veux le dire à présent, et je veux que tu le saches, pour me châtier devant quelqu'un, et ne plus être seule à porter le poids d'un secret qui me pèse trop. Dis-moi vite que je peux me confesser à toi! J'en ai besoin. Après la hantise du meurtre, c'est maintenant celle du remords! Ah! je suis une malheureuse femme! Maudis-moi, mais plains-moi! LOUISE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C'est bien. Je vais raconter tout, si je peux. Des semaines, j'ai lutté. Je ne pensais, je ne pouvais penser à aucune autre chose. C'était une obsession de toutes les minutes. Je marchais comme dans un rêve, et tout le monde constatait mon air égaré. Nul ne songeait à attribuer mes bizarreries à un commencement de grossesse, car on ignorait mon état. Cependant, un jour, mon mari en eut l'idée, et il m'interrogea. Mais je niai, et même avec énergie, presque avec colère. --Vous êtes étonnants, vous autres hommes, ma parole! Est-ce que nous n'avons pas une âme, des sentiments, aussi bien que vous? On dirait, à vous entendre, que toutes nos pensées dépendent de notre santé, et quand nous sommes tristes, ou quand nous voyons clair, vous nous croyez malades! Il n'insista point, et fit de son mieux pour m'apaiser. Mais aujourd'hui, lorsque je regarde en arrière, il me semble qu'en ce temps-là je n'ai pas vécu moi-même, et qu'une autre créature s'agitait à ma place, qu'une autre âme habitait mon cerveau, et commandait mes gestes. Ce temps-là, c'est une espèce de trou noir, dans ma vie: j'y vois mal, et je m'en souviens tout juste comme d'un cauchemar. Je ne sais plus qu'une chose: j'avais _besoin_ que l'enfant mourût! Alors je me suis mise à le tuer. Comment? Il me fallait une arme qui n'éveillât point de soupçon. Un simple mouchoir m'a suffi, avec son poison lent, un mouchoir de tuberculeux... J'ai caché cette chose dans le lit de l'enfant, entre la paillasse et le matelas, sous la tête; et puis, j'ai attendu. J'ai attendu des mois. Le poison, sous la chaleur de son petit corps, fermentait. Il a fermenté pendant des mois, et je regardais, en attendant. J'attendais sans impatience, et j'étais tranquille, comme on devient quand on est sûr. A vrai dire, mes mains avaient tremblé, et mon coeur avait failli, au moment du coup, tandis que je cachais le poison. Je m'étais retournée brusquement. --On me voit! Le portrait de la mère, accroché au mur, me surveillait, d'un regard froid. Je m'étais sauvée dans ma chambre. J'avais lavé mes mains et mes bras jusqu'au coude, dans une eau sublimée, et cet émoi passé, j'étais redevenue tout à fait calme. Depuis lors, je n'éprouvais plus qu'un grand soulagement, une sorte de bien-être, la sensation d'une délivrance. Je n'avais plus rien à faire. La nature se chargeait de la besogne. Comprends-tu? Dans mon aberration, je me disais: «Tout cela ne me regarde plus; la maladie tombe où elle veut; on est atteint, on meurt, on en réchappe. Qu'y peut-on?» J'arrivais ainsi à me persuader que je n'étais pas coupable! Me persuader? Non. Pas même! Je me disais cela, tranquillement. Je ne me réfugiais pas derrière un sophisme, pour me rassurer, pour m'absoudre. Je me sentais innocente! Et j'attendais. Se peut-il donc que le crime apaise et rassérène? Il est un fait constant, certain, c'est que, à dater du mouchoir, je cessai de souffrir. Mes nerfs reposés ne me faisaient plus ces horribles nuits de fièvre; ma jalousie avait disparu comme par enchantement; l'existence me paraissait meilleure, possible, arrangée; je me montrais beaucoup plus douce; même, l'enfant, peu à peu, me redevenait sympathique, et tout au moins ne m'inspirait plus de rancune; mon mari, de me voir en meilleur état, se réjouissait et se rapprochait; j'annonçai ma grossesse: ce fut une joie! Nous eûmes ensemble, à nous trois, des soirs d'intimité et de gaieté, comme aux premiers temps de mon mariage. Et j'attendais... Dans cette sérénité monstrueuse, je me suis dit un jour: «Voilà. Si le petit en réchappe, c'est qu'il ne doit pas mourir, et que notre existence doit continuer telle qu'elle est: nous continuerons. Si au contraire il est pris par le mal, tant pis. Voilà.» Par cette manière de raisonnement, je me dégageais encore mieux de toute responsabilité, et je la rejetais sur la nature, sur Dieu, leur offrant de choisir, les laissant maîtres de me donner tort ou raison, d'approuver ma conduite ou de la blâmer, et, s'ils me donnaient tort, de tuer le mal, au lieu de tuer l'enfant! J'ai attendu, je te dis, pendant des mois. Je demandais: «Comment vas-tu, mon petit, ce matin?» Il allait bien. Le soir, je le bordais, et j'arrangeais ses cheveux bouclés autour de son visage, pour qu'il ne fût point chatouillé par les petites mèches, et qu'il fût joli en dormant; il me souriait du fond de ce trou blanc, avec les yeux de sa mère. Alors, je lui disais: «Dors bien, mon petit.» Puis, je tirais sur lui les rideaux de la couchette, afin de l'enfermer avec la mort, et pour que rien ne fût perdu. Le lendemain, au réveil, je demandais encore: --Comment vas-tu, mon petit, ce matin? Un jour il a toussé, en s'éveillant. Cela m'a fait quelque chose. Je suis devenue très pâle, et une sueur m'a mouillé les tempes. Je me suis en allée. Je me suis cachée dans ma chambre. J'avais froid. Mon coeur battait fort, puis s'arrêtait. J'ai eu des frissons, un vertige. Je me suis jetée sur mon lit défait, et j'avais peur de la lumière. Ah! ne crois pas, ma pauvre amie, que c'était le réveil de la conscience! Un simple effroi devant la mort apparue, et voilà tout. Quand cet instant-là fut passé, je suis retombée dans mon impassibilité de bête repue, et je concluais: «Dieu a opté pour la mort.» Cependant, j'eus besoin ce matin-là d'aller à l'église et de prier. Mais j'achevais chaque prière en répétant: «La volonté de Dieu soit faite!» Ensuite, je rentrai dans mon calme, et, de nouveau, j'attendis pour voir si véritablement le petit avait le germe du mal. Le père, d'abord, n'appréhendait rien, qu'un rhume. Moi, je guettais. Bientôt, nous vîmes l'enfant dépérir. Il se fanait, comme une fleur dans un vase. Sa peau devint terne. Il eut un air grave et vieillot. En vieillissant ainsi, il ressemblait davantage à sa mère: ce fut tout à fait, sur l'oreiller, le visage d'une femme, avec des boucles blondes et des yeux qui brillaient trop. Mais cette ressemblance ne me torturait plus comme autrefois. J'attendais. Le père voulut consulter un médecin, et je l'approuvai. Je l'approuvai sincèrement. Je n'aurais pas moi-même proposé l'examen médical, parce que cette initiative, venant de moi, comportait une répugnante hypocrisie. Mais j'acceptais très volontiers. N'est-ce point bizarre, ces contradictions-là? Je tue, avec la plus lâche fourberie, et dans l'impunité. Mais jouer la comédie de réclamer un docteur, fi donc! Cela serait déshonorant. Que le médecin vienne, s'il veut, et qu'il guérisse le malade, s'il peut. C'est leur affaire. Qu'on se débrouille! Et j'attendais. Le médecin diagnostiqua la tuberculose, prescrivit la suralimentation, le repos, le grand air. Alors, je devins une garde-malade indifférente, correcte, qui remplissait toutes les fonctions de son rôle. Je faisais le nécessaire, tout le nécessaire: entre la mort et la vie, je ne voulais pas prendre parti. J'avais retiré le mouchoir, devenu inutile, et maintenant, pour rien au monde je n'eusse consenti à aider le mal: j'aurais considéré tout mauvais soin comme une action coupable, et la seule. Je faisais mon devoir d'épouse; je soignais l'enfant de mon mari, avec loyauté, sans dévouement. On m'admirait pourtant, et l'on disait autour de moi: «Une mère ne ferait pas davantage.» Ces éloges me laissaient froide, ne me causant ni joie d'avoir trompé les gens, ni honte de mon cynisme, ni remords de mon crime. En vérité, ma folie était, je crois, de ne plus rien sentir; j'avais perdu ma conscience. Nous avions retiré les rideaux du lit, et l'enfant dormait avec la fenêtre entr'ouverte. Un soir, debout près de sa couchette, je le regardais dormir: sa respiration pénible soulevait le bord de sa couverture, entre-bâillait ses lèvres, et ses pommettes étaient roses. Je l'examinais, tranquillement, et, je te dis, j'étais debout; puis je me penchai pour mieux voir. Alors, dans ce mouvement, je sentis, au fond de mes entrailles, un choc brusque, comme d'un coup de pied, qu'on m'aurait donné au dedans de moi. Je me relevai, pour appuyer ma main sur mon ventre douloureux, et je compris... Mon enfant avait remué! J'allais être mère! Moi, mère d'un tout petit, plus frêle encore, et frère de celui-ci qui sommeillait, tout doux et tout mourant, dans sa couchette. Alors, je vis clair, je vis tout! Stupéfaite de ce que j'avais pu vouloir et accomplir, folle,--oui, folle de ne plus l'être,--je tombai à genoux, dans ma douleur, et je tendis les mains vers l'autre mère, en murmurant: «Pardon...» Crois-tu qu'elle pardonnera? Et toi, me permets-tu encore de signer Ton amie, LOUISE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Tu ne m'as pas répondu. Je te fais horreur? Ne t'en défends pas, car je te comprends. Excuse-moi si j'ai troublé ton repos avec le récit de mes crimes. J'avais tant besoin, ma pauvre amie, d'entendre un cri d'horreur qui ne fût pas celui de ma conscience! J'ai attendu ta réponse: elle n'est pas venue. Alors, je me suis sentie trop seule. J'avais peur de me jeter aux pieds de mon mari, d'avouer tout. Je suis allée à confesse, et, dans l'ombre, j'ai dit au prêtre les choses qui sont. Il m'a dit: --Dieu vous éclaire enfin. Il m'a prescrit, pour toute pénitence, de vouer mes jours et mes nuits à sauver ma victime. Certes, je n'avais pas besoin d'un tel ordre! J'exècre mon aberration ancienne, et j'ai beau me dire que je n'étais pas moi, que j'ai traversé une crise de folie, que les commencements de ma grossesse, peut-être, ont déséquilibré mon cerveau, que je n'ai rien de commun avec la misérable à laquelle il fut possible de concevoir et d'exécuter ce que j'ai fait... Des mots! C'est des mots, tout cela! Un crime a été, il est, et je l'ai conçu avec mon esprit, je l'ai exécuté avec mes mains! Oh! tuer un petit, dans sa couchette, quand il dort! Une femme a pu cela, et je suis cette femme! Il me semble que j'ai souillé la terre, et, quand je rencontre mon visage dans un miroir, j'éprouve une horreur qui est presque de l'épouvante! Mon mari, maintenant, trouve que je me fatigue trop, et que mon dévouement passe la mesure. Le docteur n'a-t-il pas eu la maladresse de déclarer que j'avais besoin de grands ménagements, que j'étais faible, et que mon système nerveux, surmené, exigeait le repos? S'il savait, cet homme! Mais il ne peut pas savoir que la fatigue, et même la mort, me seraient douces comme une expiation, et que je me plais à voir ma santé dépérir, tandis que celle du pauvre petit s'améliore à mesure. Car il va mieux, vois-tu, beaucoup mieux; et parfois, je me demande si, par un miracle, ma vie ne sort pas de moi pour entrer en lui, et pour reconstituer la sienne. Cette pensée me fait du bien, comme un pardon qui descendrait de Dieu. Je t'embrasse... LOUISE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Un bien douloureux événement, depuis ma dernière lettre! J'ai mis au monde un enfant mort. Toi qui sais, ne la vois-tu pas, la main de Dieu? Le médecin, pauvre savant, s'imagine et affirme que l'excès des fatigues m'avait mis hors d'état de supporter les labeurs d'une grossesse. Ah! que la science des hommes est courte! Ne me plains pas trop. J'ai mérité le malheur qui m'arrive. Je bénis la bonté qui me frappe. Dieu est juste. C'est justice que j'expie. J'ai voulu la mort d'un enfant; la mort est venue à mon appel: c'est mon enfant qu'elle a pris. La volonté de Dieu soit faite! LOUISE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «J'ai bien souffert, ma bonne amie. Je me disais: «Tu n'as pas le droit de te plaindre!» J'ai pleuré pendant des nuits, la face sur l'oreiller. Le jour, devant les autres, je restais calme, parce que j'ai trop de honte quand on me plaint, quand on me console, quand on m'admire. Car il y a des gens pour m'admirer et pour croire que des soins incessants et des nuits d'insomnie furent la cause de mon mal! Il y en a, et mon mari est de ceux-là! Quand ils parlent ainsi devant moi, j'ai envie de leur crier la vérité, et j'étouffe! On a fini par comprendre que de tels propos me sont pénibles, et on me dispense de les entendre. Maintenant, je vais mieux. J'ose presque espérer. D'ailleurs, tu ne sais pas tout. Il s'est fait peut-être un miracle, dans notre maison, mais personne ne s'en doute, excepté moi. Le jour même où mourut mon enfant, on vit une grande amélioration dans la santé de l'autre. Ne dis pas que c'est une coïncidence. Laisse-moi croire que je paie ma dette à l'autre mère. Moi, dont le rêve était de bercer une petite créature qui fût mienne, je me suis, par un crime, interdit cette joie. Je ne veux plus, entends-tu bien, je ne veux plus avoir d'enfant. Je n'en aurai pas. Je n'y ai plus droit. Je n'en aurai pas d'autre que celui de la morte, et, désormais, je sens qu'il est à nous deux, à elle, à moi, et presque autant à moi, puisque sa vie nouvelle, par la grâce de Dieu, est un peu faite avec la vie sacrifiée du mien. J'ai demandé qu'on accrochât dans ma chambre le portrait de la morte que j'avais tant haïe. La peinture est en face de mon lit, en pleine lumière, et je la vois. Je lui parle. Sans doute tu vas penser que je suis restée un peu folle, après cette crise. Peut-être. Mais cette folie, si c'en est une, est consolante, et j'y tiens. Maintenant, j'aime l'autre mère plus que je ne l'ai détestée. A force de lui parler, je l'ai rendue vivante. A force de lui parler avec mes yeux, les siens ont fini par me répondre. Le croirais-tu? Elle, qui sait tout, ne me déteste pas! Ah! les morts valent mieux que nous. Ils se ressentent d'avoir vu Dieu! On dirait qu'elle me pardonne. Est-il possible, pourtant, qu'une mère pardonne le meurtre de son petit? Elle n'en parle jamais. Quand j'y pense en la regardant, elle répond: --C'est un rêve, il n'y faut pas croire, je n'y crois pas; et la preuve, c'est que je te confie mon enfant: je te le lègue, il est à nous, partageons-le, et remplace-moi près de lui, ma soeur! Elle est trop bonne, la morte, n'est-ce pas? Elle est si bonne! Je l'aime bien. Tu ne seras pas jalouse: je l'aime de tout mon coeur, à cause de sa bonté, et dans mon coeur elle passe même avant toi. Plus que toi, elle est devenue ma soeur, à cause de notre enfant commun, qui fait d'elle et de moi deux êtres en un seul. Lorsque le petit vient m'embrasser, elle sourit. Elle est heureuse. Elle n'est pas jalouse. Le soir, il dit sa prière entre nous deux, à genoux au pied de mon lit, avec ses petites mains jointes. Et voilà que, l'autre jour, il a demandé à Dieu le bonheur pour ses deux mamans. Il a trouvé cela tout seul, le chérubin! Quand je l'ai entendu, une grande émotion m'a parcourue tout entière, une émotion si tiède, si longue, que j'en restais alanguie et stupéfaite: c'était comme un sang nouveau qui venait de couler au fond de moi, de la tête aux pieds, et, du même coup, j'étais une autre femme, pardonnée, lavée par le mot d'un enfant! Mon mari était là, debout, dans la chambre. Malgré sa présence, je n'ai pu me contenir. Je me suis tournée vers le mur, parce que j'éclatais en sanglots. M. Lanjorais s'est approché de moi, et il me parlait doucement, avec des mots qui ne signifient rien, mais qui calment. J'ai senti qu'il posait la main sur ma tête. Enfin, je me suis retournée, et j'ai vu le petit, qui me contemplait avec étonnement. Je lui ai tendu les bras. Il est venu en courant, et j'ai pleuré dans ses cheveux. Je l'embrassais de toutes mes forces, et je disais: --Merci! Il ne comprenait pas, et son père ne comprenait qu'à demi, bien qu'il eût entendu le dernier mot de la prière. Sans doute, il attribuait mon émoi à l'impressionnabilité d'une malade. J'ai cru, encore une fois, que j'allais avouer tout, dans un élan de mon coeur, et déjà j'ouvrais la bouche pour parler. Mais, alors, j'ai vu la mère qui du haut de son cadre, regardait son enfant serré sur ma poitrine; et son regard disait: --Tais-toi, ne trouble plus la vie. J'ai fermé les yeux, et ce fut le premier instant de bonheur pur que ta pauvre amie ait jamais connu en ce monde. Oh! maintenant, vois-tu, c'est fini! Nous sommes heureux, tous les quatre, et nous resterons heureux! LOUISE. LA BEAUTÉ Jamais un visiteur n'avait pénétré dans la maison ni dans le parc, depuis dix ans que cette villa était construite. On racontait qu'un jour des architectes et des artistes étaient venus de Londres, avec des plans et de l'or, et qu'ils avaient bâti, sur le bord du lac, ce merveilleux palais, dans un lieu de beauté, choisi par un acheteur inconnu. Le cirque des Alpes, alentour, s'étageait depuis les eaux du lac jusqu'aux nuages du ciel, pour faire à la demeure un gigantesque rempart contre le monde. Le palais, tournant le dos à la ville, ne lui présentait qu'un vaste mur sans fenêtres, un mur de forteresse qui ne voulait rien voir de la vie extérieure et qui lui défendait d'entrer. La vue ne s'ouvrait que vers le lac: quatre terrasses de marbre blanc regardaient un paysage de sublime recueillement, où l'on ne percevait que des montagnes et du ciel, et puis encore, répétés dans le miroir des eaux plates, du ciel et des montagnes. Personne ne connaissait les deux habitants du château. Ils étaient arrivés dans une voiture close, et n'étaient plus sortis. Les serviteurs, nombreux et tous venus de l'étranger, parlaient peu aux gens du pays. La porte ne s'entre-bâillait que pour un vieux prêtre qui, chaque dimanche, venait dire la messe dans une étroite chapelle construite au fond du parc, et cette chapelle était édifiée sur un caveau, dont la dalle portait deux noms: Ellen, Ary. Agenouillés sur la pierre de leur propre tombeau, les deux hôtes de la villa écoutaient l'office, et communiaient deux fois l'an. Par le vieux prêtre, on savait donc qu'ils étaient pieux, riches, jeunes, mais on ne savait rien de plus, et dix ans de curiosité n'avaient rien appris davantage. Le nom même de ces mystérieux châtelains était ignoré; personne ne leur écrivait, ni d'Angleterre ni d'aucun point du monde, et les affaires de toute nature se réglaient par l'entremise d'un majordome silencieux, qu'on appelait M. Piète. Quand les autorités, sous prétexte de bonne police, voulurent essayer quelque indiscrétion officielle, M. Piète leur demanda le délai d'une semaine pour se procurer les pièces qui leur donneraient pleine satisfaction. Toute la ville espéra qu'elle allait savoir. Mais, avant le terme fixé, les autorités reçurent un ordre supérieur et formel d'avoir à s'abstenir désormais de toute enquête intempestive. Alors, aux épithètes acquises, faute de mieux on ajouta une épithète nouvelle: on déclara que ces deux êtres étaient puissants, étaient des princes, et la considération s'augmenta de quelque déférente inquiétude. On n'osa plus inspecter que de loin. Les barques en promenade sur le lac ne manquaient jamais d'observer les fenêtres et les terrasses du château. Souvent on aperçut les deux silhouettes rêveuses accoudées aux balustrades blanches, ou bien assises sur les gazons, ou cheminant dans les allées, et toujours finissant par se perdre dans le refuge des arbres. Les lorgnettes braquées avaient pu, à la longue, discerner les visages: on savait enfin que la dame était belle et que l'homme était beau: même, on les disait tous deux d'une admirable beauté, si parfaite et si pure que les mots ne l'exprimaient pas et qu'elle ressemblait à du rêve plutôt qu'à une réalité... Chaque soir, à l'heure où le soleil se couche, les deux hôtes apparaissaient, debout sur une terrasse, contemplant la lumière et s'abreuvant de splendeur: quiconque les avait vus ainsi, dans le majestueux décor de leurs montagnes, ayant au-dessus d'eux le coucher du soleil, et devant eux le plat miroir du lac, illuminé de nuages, avait cru voir, entre deux ciels, un couple de divinités amantes. Parfois, sous les étoiles, la femme chantait au bord du lac, et sa voix emplissait toute la nuit; les notes de son chant couraient en rebondissant sur l'eau, pareilles à un vol de sylphides qui se pourchassent en dansant; ceux qui avaient entendu cette voix en demeuraient hantés, comme d'avoir surpris le mystère d'une religion défendue, et violé le secret d'un dieu. A force d'ignorer et d'admirer, l'esprit public en était venu à cette sorte de vénération craintive, où le respect se mélange d'effroi, et, lorsqu'on devisait du couple, on n'en parlait plus qu'à voix basse. On en menaçait les petits enfants pour les rendre sages; mais tant de passion aussi se dégageait de ce mystère que, malgré la piété des deux amants, on évitait d'y faire allusion en présence des jeunes filles. Car une légende s'était formée, peu à peu. Cette légende racontait que deux êtres très beaux, très riches, puissants dans leur pays, deux êtres d'élection, et peut-être royaux, avaient l'un pour l'autre un amour infini, et leur univers se limitait à eux-mêmes. Ils avaient donc résolu de se retrancher des villes et de réfugier leur bonheur dans un cloître d'amour. Ils avaient choisi, pour la beauté de leur corps, de leurs âmes et de leur tendresse, le plus beau paysage. Ensemble, ils avaient dit adieu à toutes les choses, à tous les hommes, à toutes les vanités, et seuls dans leur cadre beau, ils vivaient de leur beauté. Amants, époux? Peu importait, car, à vrai dire, ils étaient plus que mariés, et n'étaient qu'une seule vie en deux corps. Une effrénée passion les jetait sans cesse aux bras l'un de l'autre, une passion inlassable et mythologique, et dans leur chambre conjugale, et sous les dômes de verdure, et sur les lits de mousse, leur perpétuel amour exhalait des murmures extasiés. Les bourgeois de la ville prétendaient même, à voix plus basse, que, pendant une chaude nuit d'août, un poète curieux avait réussi à débarquer sous les saules du parc, et qu'il avait vu, de tout près, des choses, et entendu. Les deux amants, dans une anse retirée, au clair de lune, se baignaient, nus. Blancs et lisses, ils ressemblaient à deux statues de marbre qui, tout à coup, se meuvent dans la nuit. Leur nudité était si merveilleusement pure que le poète avait pu contempler la femme sans que sa propre chair osât se troubler un instant. Devant la majesté surhumaine du couple, il avait cru assister par miracle à l'animation d'un poème vivant. Et le poème avait parlé. Ary disait: --Viens dans le clair de lune, Ellen, pour que j'adore mieux la divinité de ton corps. Je te sais toute, et cependant il me semble que je t'apprends toujours, car ton geste est éternellement nouveau. J'ai recueilli dans ma pensée tous les aspects de toi, dans toutes les poses de ta vie. Ils sont là, sous mon front, et cent mille statues peuplent ce musée de mon esprit. Si bien je t'ai conquise en moi, ô ma beauté, que nous pouvons mourir! Car, si nos corps n'existaient plus, mon âme immortelle perpétuerait par le souvenir les cent mille images de ta chair, que je porte et garde pour l'éternité tout entière! Ellen répondait: --Mourir est peu de chose, puisque la mort ne nous séparerait pas. Nos âmes s'en iront ensemble dans les jardins de Dieu, plus beaux encore que les nôtres, et sous les arbres du Paradis nous revivrons par la mémoire la religion de nos baisers. Et l'amant répétait: --Mourir n'est rien. Elle alors s'était écriée: --Mais vieillir est la déchéance, et je ne veux pas, Ary, je ne veux pas être laide devant tes yeux! Je ne veux pas qu'aux chères visions de notre amour se substitue une image honteuse de la décrépitude... --Tais-toi! Ne dis jamais de ces paroles qui profanent! Ellen, il est des mots interdits à toute phrase où se trouve le nom d'Ellen! --Ami, si l'un de nous mourait, je le sens bien, l'autre mourrait aussi, et la tombe, à cause de cela, n'est pas à craindre. Mais qu'arriverait-il, si, longtemps, trop longtemps, nous restions sur la terre, côte à côte, tous les deux, et si la mort nous oubliait? Dieu défend qu'on se tue: comment donc ferons-nous pour ne jamais vieillir, et ne jamais nous voir vieillir? Pour empêcher le temps de nous déparer jour par jour, et de nous cacher nos précieux souvenirs en leur superposant de séniles laideurs, ami, comment ferons-nous? Le jeune homme, penché vers l'oreille de la jeune femme, murmura une réponse qui devait être consolante et douce, car l'amante sourit. --Oui, dit-elle, ainsi nous ferons au premier cheveu blanc qui vienne à l'un de nous! Ainsi nous ferons, et ma jeunesse restera intacte en ton âme, et nos mémoires éternelles n'emporteront que des souvenirs de beauté. Ils parlaient de la sorte, nus et blancs, au clair de lune: des perles d'eau glissaient, comme des larmes de tendresse, sur leurs corps magnifiques. * * * * * Puis, un jour, la ville apprit que les jeunes amants s'étaient crevé les yeux. LE COEUR Clara Clarck eut un immense chagrin quand elle perdit son enfant. L'illustre tragédienne adorait ce petit être: elle avait concentré sur lui toutes les ardeurs de sa nature excessive et tenu son rôle de mère comme elle les tenait tous, passionnément. Par respect pour cette créature issue d'elle, la comédienne avait réformé sa vie, et la présence d'un berceau avait donné à toute sa maison un caractère auguste; l'amante folle avait prétendu devenir une mère sainte, et le baptême du petit avait été, pour elle, un sacre. On ne la voyait plus, dans New-York, que vêtue d'étoffes sévères, marchant avec gravité, et répondant aux saluts par un sourire plein de réserve. Toutes les capitales de l'Amérique connurent et louèrent cette conversion; l'Europe, plus sceptique, railla un peu; les poètes des deux mondes écrivirent des vers sur l'enfant faiseur de miracles, et le premier-né de Clara, dans tous les journaux de la terre, reçut un plus important accueil que s'il eût été le fils unique d'un empereur, héritier présomptif de quelque grand royaume. Aussi la nouvelle de cette mort, si promptement survenue, si brusque et si terrible, acquit, dans la presse du monde entier, l'importance d'un événement international. Plusieurs rois et des reines adressèrent à l'actrice des télégrammes de condoléances qu'elle lut à travers ses larmes, et qu'elle jeta ostensiblement sur des meubles. --Campbell, n'est-ce pas, vous répondrez à Sa Majesté? Je n'en ai pas la force... Elle fit embaumer le corps de son petit ange d'après les procédés égyptiens, car elle ne voulait point que la pourriture osât attenter à cette chair créée de sa chair; sans grande peine, elle obtint l'autorisation de conserver par devers elle le coeur de son enfant, pour lequel un célèbre joaillier cisela une double cassette de verre et d'or. Elle décidait toutes ces choses d'une voix nette et sacerdotale, la seule qui fût convenable entre deux crises de douleur. Mais lorsque le petit mort apparut, couché dans son cercueil de bois précieux, avec sa mignonne tête qui émergeait des dentelles, l'actrice fut admirable de désespoir. Agenouillée devant la bière, elle trouva des attitudes et des mimiques géniales, qu'elle n'avait pas besoin de chercher, et qui lui venaient en trouvailles spontanées, tant la situation l'inspirait. Quand on enleva le cercueil, Clara Clarck se dressa, pâle, et parut grandie; elle leva les deux bras, d'un geste symétrique, et ses doigts raides étaient écartés en étoile; elle s'évanouit, et tomba, d'une ligne, comme un mât de vaisseau qui se rompt. Ce fut angoissant et sublime. Les privilégiés qui eurent la bonne fortune d'assister à cette scène gardèrent le souvenir d'un inoubliable spectacle. Jamais l'art, aidé de la nature, n'avait encore donné une plus complète formule de la perfection dans l'anéantissement. Le sculpteur Smithson y trouva le sujet de son _Andromède_, qui devait être la gloire de sa vie. Quant au poète Hardywill, il admirait, ému, ayant choisi dans un coin de la chambre une place commode d'où il pût aisément tout voir, et se recueillir sans être dérangé par les poignées de main ou les paroles d'un importun; il méditait, enregistrait, immobile dans la pénombre: les choses vues, les choses entendues se déposaient en lui, dans les profondeurs fécondes de son âme, et déjà ce drame vécu se transposait en matière d'art; car, devant cette bière enfantine, il venait de concevoir la pensée première de sa _Clytemnestre à Aulis_, oeuvre qui allait faire de lui le Prince des Tragiques américains, et lui valoir l'honneur d'être comparé à Shakespeare. Après les funérailles, tout le monde se mit à l'oeuvre, et les fruits que devait porter la mort de cet enfant commencèrent à germer: Smithson modelait, Hardywill écrivait. Seule, Clara Clarck ne fit rien; on ferma le théâtre où elle jouait, et le public, privé cependant d'un plaisir, se résigna sans protester; même, il se réjouit d'une privation qui permettait à tous de prendre part au deuil de leur comédienne favorite. Après une semaine, le théâtre rouvrit, et Clara Clarck ne parut point; on salua son absence par une manifestation aussi discrète que la pouvait faire, en telle occurrence, l'amitié de tout un peuple. Puis, les événements reprirent leur cours; et cependant le bruit se répandait que Clara Clarck avait pour toujours renoncé au théâtre. Hardywill, néanmoins, travaillait à sa tragédie, destinant à la mère douloureuse le rôle maternel de Clytemnestre, et, dans de fréquentes causeries, l'auteur s'ingéniait à exciter l'attention de la tragédienne pour la pièce et pour le rôle. Il disait: --C'est votre chagrin qui m'inspire, amie, et c'est mon affection qui travaille pour vous; je dresse le monument du cher petit être, afin que la postérité se souvienne de votre désolation, qui fut si grande et si belle. --Merci, cher, de tout mon coeur, merci! Mais, voyez-vous, je ne veux plus, je ne peux plus, je ne dois plus reparaître sur la scène. Je prétends désormais ne plus vivre qu'une douleur, la mienne! Je me consacre à mon souvenir, et je le cultiverai dans la solitude. Sans doute, elle était sincère, mais le psychologue savait que les sincérités se succèdent dans l'âme, et qu'elles peuvent être contradictoires sans être incompatibles, pourvu qu'on laisse au temps le loisir et le soin de remplacer l'une par l'autre. Il se permettait donc de répondre: --Au monument que mon art veut élever à l'angoisse maternelle, la mère refuserait la collaboration de son art? Ce n'est pas possible! Non, mon amie, vous ne récuserez pas le devoir que vous font ensemble votre amour de mère et votre génie d'artiste! Vous devez à votre enfant ce sacrifice momentané de vos goûts égoïstes pour la réclusion, et c'est un sacrifice à faire sur sa tombe, hommage de l'art à la maternité! Vous jouerez comme on prie, car le talent est un sacerdoce et l'oeuvre d'art une prière. Vous serez la prêtresse qui officie sur une mémoire, et votre rôle, fiez-vous à moi, sera le chant funèbre d'un souvenir qui devient culte. Il citait des vers, admirables d'ailleurs, et l'actrice frémissante l'écoutait, marquant par des sanglots la fin des tirades lyriques; les beautés la secouaient malgré elle, et, languissamment assise en son fauteuil, elle sentait courir sur sa peau les frissons crispant du Verbe; les courants de l'art, par le circuit de ses nerfs, montaient vers son cerveau, et des lampes s'allumaient au fond de ses yeux, sous le voile des pleurs. --Ah! s'écria-t-elle, Clytemnestre avait la vengeance! Mais moi, dont personne n'a tué l'enfant, de qui me vengerai-je? --De Dieu! Cette exclamation, qui n'avait point de sens, leur fournit pourtant l'idée d'une scène qui devait être la plus belle du drame, celle où Clytemnestre menace tout l'Olympe de sa colère maternelle. Dès lors, Clara Clarck s'intéressa davantage au poème, qui devenait un peu son oeuvre. L'auteur sentait cause gagnée. --Ne sera-ce pas un bel effort de mère que d'associer le monde entier aux funérailles d'un enfant? De toute l'Amérique et d'Europe, on viendra vous voir. On saura, sur la terre, que Clara Clarck joue cette pièce faite pour elle, commandée par elle, écrite avec ses mots, sténographiée par le témoin de sa souffrance. On saura qu'après cette pièce Clara Clarck n'en jouera plus d'autre, et que doivent accourir tous ceux qui veulent l'entendre une dernière fois. Le succès sera prodigieux, et vous vous retirerez du théâtre en laissant sous le ciel une grande légende: celle de la mère qui convia les peuples à célébrer son enfant, et disparut ensuite! La tragédienne souriait. Enfin, elle répondit: --Je jouerai. Aussitôt la nouvelle, électriquement, courut de capitale en capitale; l'émoi fut énorme. De tous les points du globe, les télégrammes retinrent des loges pour la première. La concurrence fit monter à des prix fabuleux les plus misérables places de la salle; la location atteignit le chiffre fabuleux de trente-sept mille dollars, pour la représentation d'ouverture; dès que la date fut arrêtée, les bureaux transatlantiques se virent assaillis par les locataires de cabines, et les couchettes de troisième classe, bientôt, firent prime. Les hôtels de New-York regorgeaient de monde: le duc de Candor loua, pour cent dollars par jour, la chambre d'un cocher. Personne ne devait regretter son argent ni ses peines. Le rideau se leva devant un cénacle d'univers. Clara Clarck fut de tout point sublime. Dès le premier acte, la scène où Clytemnestre amuse Iphigénie et met une robe neuve à la poupée d'argile, qu'elle berce ensuite dans ses bras, sortit avec une émotion si touchante et si vraie que la salle entière fut tordue d'un spasme, au moment où la mère disait: «Dodo, petite poupée!...» On vit que l'actrice pleurait, et, dans l'angoisse profonde de la foule, un hoquet de sanglot fit sursauter le silence; le seul applaudissement fut des coeurs qui battaient. Au Deux, elle apparut magnifique d'épouvante et d'incompréhension, quand le devin Calchas lui annonça que sa fille était condamnée. Les supplications du Trois, lorsqu'elle se traîne aux pieds d'Agamemnon, exprimèrent une telle folie d'anxiété que les médecins présents craignirent pour sa raison, et, dans l'entracte, on redouta que la représentation ne pût aller plus avant. Mais la beauté pure et complète, la restitution de la vie par le génie, la création vraiment divine fut au Quatrième acte, dans les deux scènes déchirantes de l'adieu avant la mort et du désespoir maternel sur le cadavre de l'enfant: Clara Clarck retrouva toute la terrible majesté des minutes vécues, et, les ressuscitant par l'évocation, les souffrit à nouveau devant la terre assemblée. Une formidable épouvante pesait sur les crânes et courbait les nuques; les mains de la foule tremblaient; la peur de la mort serrait les gorges. L'angoisse n'eût pas été pire si le théâtre avait pris feu. On emporta des femmes évanouies. Après une telle magie, on se demanda ce que pourrait être le Cinq: l'émotion humaine, portée au comble, ne pouvait rien donner au delà, vraiment! Déjà les critiques, qui, seuls, avaient gardé possession d'eux-mêmes, affirmaient que la pièce, mal construite, devait être arrêtée ici, et qu'après ce triomphe, il fallait baisser le rideau. L'auteur, plus inquiet que tous, mordillait sa moustache, et, pâle, songeait, comme un homme perdu, à l'énorme réserve de chaleur et de forces qui serait nécessaire pour mettre en valeur la violence des imprécations finales. Clara Clarck, elle-même, s'était méfiée de ses propres forces et n'avait pas examiné sans appréhension le danger de cette scène, où elle maudit et menace les dieux. Mais toutes les craintes se dissipèrent, et l'angoisse reprit les spectateurs quand la tragédienne apparut, blême, épuisée par les actes précédents, soutenue par ses femmes, et portant, un peu loin de son corps, au bout de ses deux bras tremblants, l'urne qui contenait les cendres de son Iphigénie. Elle se traîna vers l'autel, et sa colère aux dieux, que l'auteur et la foule s'attendaient à voir sortir dans la véhémence, s'exhala en plainte sourde d'une créature sans force: menace d'autant plus lugubre que notre humanité la sentait impuissante. Un seul cri, mais il fut horrible! Clytemnestre, à la fin de ses imprécations, se redressait, folle, pour jeter l'urne cinéraire contre la statue de Diane, et la mère vengeresse s'exclamait dans le dernier vers du poème: «Que retombent sur ta face, ô déesse cruelle, les cendres de mon enfant!» Clara Clarck brandissait l'urne au sommet de ses bras: mais les forces lui faillirent alors, et le hasard fit cette chose effrayante que l'urne, faiblement lancée, alla tomber sur le sol, au pied de la statue, et fut brisée, tandis que la mère s'évanouissait véritablement. Alors on vit que la tragédienne, pour s'inspirer d'une douleur plus authentique, avait, dans l'urne du théâtre, caché son coffret de verre et d'or,--le coeur de son enfant, qui roula sur la scène. LE TÉMOIN --Un lâche, dites-vous? Je suis un lâche? Non, monsieur, je ne suis pas un lâche! J'aime ma tranquillité, voilà tout, et j'en ai bien le droit. J'ai assez vécu pour apprendre que la meilleure façon de vivre en paix est de passer inaperçu: quand on ne s'occupe pas des gens, les gens ne s'occupent pas de vous. A se mêler de leurs affaires on ne gagne que des coups, et je n'ai pas envie de recevoir des coups, moi! Je suis un bon père de famille, qui tient honnêtement son commerce, et je peux dire que je n'ai jamais fait tort à personne, d'un sou, non, monsieur, pas même d'un sou. J'élève mes enfants et je les ai nourris, ainsi que leur mère, sans qu'on puisse dire ça sur mon compte! Et j'irais, à mon âge, me fourrer dans une affaire louche, une affaire de cour d'assises, oui, monsieur, de cour d'assises, au risque de voir mon nom sur les journaux? Qu'est-ce qu'on dirait de moi dans le quartier, si j'étais appelé en justice? Monsieur, quand on est dans le commerce, il ne faut pas se faire appeler en justice, même comme témoin. C'est mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, et on y laisse toujours quelque chose. Or, moi, je veux léguer à mes enfants un nom honorable, qu'on n'a jamais imprimé dans les journaux ni appelé en cour d'assises! Et puis, est-ce que je les connaissais, ces messieurs-là? Est-ce que je savais, moi, lequel des deux avait tort ou raison? Et vous ne le savez pas mieux que moi. Mais vous voulez que j'aille prendre parti pour l'un contre l'autre, dans les difficultés qu'ils ont ensemble. Jamais, monsieur! Je ne suis pas un chien, pour m'introduire à l'aveuglée, dans un jeu de quilles, et je le dis comme je le pense... Un lâche? Mais vous en auriez fait autant que moi, et pas davantage, ou du moins je l'espère pour vous. Comment! Je monte en wagon. Bien: j'ai payé ma place, et qu'est-ce que je demande? A être porté là où je vais. Le reste ne me regarde pas. A l'autre bout du compartiment, un monsieur est assis, c'est son droit. Il va où il veut, il est ce qu'il peut, ça ne me regarde pas, et pourvu qu'il ne se mette pas à fumer, je n'ai rien à dire. Car je ne déteste pas une bonne pipe, mais je ne peux pas souffrir la fumée des autres. D'ailleurs, il ne s'agit pas de ça. Ce monsieur a un air très convenable, et je ne m'occupe pas de lui. Au moment où le train va se mettre en marche, un autre voyageur ouvre la portière, entre, et s'assied: tout cela très vite. Il est pressé, il a failli manquer son train ou du moins on peut le supposer: cela arrive à tout le monde, je veux dire à tous ceux qui ne prennent pas leurs dispositions, et qui s'en vont en étourneaux. Mais est-ce que cela me regarde, si un compagnon de voyage, que je n'ai jamais vu, que je ne reverrai jamais, calcule mal son temps et dispose mal l'emploi de sa journée, au risque d'arriver en retard? Simplement, je me dis en regardant sa moustache grise et ses cheveux gris: «Voilà un individu auquel l'expérience de la vie n'a pas suffisamment appris que toute chose a son heure.» Il porte un lorgnon de verre bleu, c'est son droit. La petite lumière tremblante du wagon, avec sa fixité, m'est tout à fait désagréable, et je ne peux pas trouver mal que les autres s'en garantissent en portant des lunettes bleues. Je ne suis pas chargé de surveiller les habitudes du monde. Donc, c'est fini, je ne m'occupe plus de rien, je pense à mes affaires, et que chacun se débrouille. Nous voilà partis, mes deux voisins s'endorment, et, ma foi, peu à peu, j'en fais autant. Quand je dis que je m'endors, j'exagère un tantinet, car je suis ainsi, moi: je ne peux pas dormir en chemin de fer. Sommeiller, oui, je sommeille: j'entends tout, et pas un seul nom ne m'échappe, lorsque le conducteur appelle les stations. Je ne suis pas de ces idiots qui laissent passer leur gare et se réveillent dans un pays où ils n'ont rien à faire que d'attendre en grelottant un autre train qui les ramène au point où ils auraient dû descendre. Mais quoi? C'est une qualité que j'ai là, une qualité commode, utile, pratique, et vous n'allez pas prétendre que j'use de mes avantages naturels pour m'attirer des ennuis!... Donc, j'entends tout, et nous étions partis depuis une heure, quand le monsieur à moustache grise fit un léger mouvement que j'entendis d'abord, et que je vis aussitôt. Car je vois tout: il ne se passe guère dix minutes, que je n'entr'ouvre les paupières, pour me rendre compte de ce qui se passe autour de moi. Oh! nullement par curiosité, je vous prie de le croire, car ça ne me regarde pas, ce que font les autres: tout de même, quand on voyage avec des gens qu'on ne connaît pas, il n'est pas mauvais de se tenir sur ses gardes. Mais, encore une fois, je ne veux pas que cette prudence m'occasionne des désagréments ou des dangers, puisqu'au contraire je n'ai cette prudence que pour les éviter. Est-ce logique, cela? Vous sentez bien que vous n'avez rien à répondre... Le monsieur à moustache grise se déplaçait tout doucement de côté. A la fin, il se leva, et tira le store sur la lampe. Qu'auriez-vous fait à ma place? Engager une discussion? «--Je veux de la lumière, monsieur!--Monsieur, la lumière me gêne!--Et moi, monsieur, elle me manque!» Je n'aime pas les querelles. Je ne me dispute jamais avec personne, et moins encore avec les gens que je ne connais pas: on risque de se prendre à de mauvais coucheurs, qui mettent tout de suite les choses au pire, en se fâchant tout rouge, et qui vous font des menaces. Cela ne me convient pas, et, du reste, je ne voyais aucun inconvénient à tirer le store sur la lampe, puisque, je vous l'ai dit, la lumière m'incommode et me tire l'oeil. D'ailleurs, le monsieur à moustache grise revint s'asseoir, très discrètement, d'autant plus discrètement qu'il s'éloignait de moi pour se rapprocher de l'autre voyageur, et j'aimais autant cela. Il ne me plaît guère, en wagon, de sentir trop près de moi les individus suspects. Celui-là, en effet, commençait à me paraître suspect. Je ne sommeillais plus du tout, et je le surveillais, en ayant soin de ne lever les paupières qu'imperceptiblement, et sans bouger, pour qu'il ne se doutât de rien. Il ne bougeait pas non plus, ou si peu... Il faisait semblant d'être immobile, mais, en réalité, ses mains seules bougeaient, et toutes les deux, dans une poche de son manteau, ce qui lui donnait une posture tout à fait incommode: mais, sans doute, il avait ses raisons pour en agir ainsi, et cela ne me concernait en aucune façon. Je n'étais pas bien sûr, pourtant, que cela ne me concernât point, car le voyageur, tout en travaillant dans sa poche, glissait de temps en temps vers moi un coup d'oeil oblique, mais rapide, qui se croisait avec le mien, et j'éprouvais une sorte de secousse électrique lorsque nos deux regards s'accrochaient l'un à l'autre, à mi-chemin. Je ne me suis jamais battu en duel, et, pour cause, mais j'imagine que les combattants doivent ressentir une impression analogue quand les deux épées se touchent pour la première fois. Je pensai que l'inconnu pourrait bien sentir aussi le contact de mon regard comme je sentais le sien, et je ne me souciais nullement qu'il me demandât compte d'une surveillance à laquelle je n'avais aucun droit, aucun titre. Je ne suis pas de la police, moi, et la Compagnie ne me paie pas pour épier les voyageurs! Je refermai l'oeil, et ne le rouvris qu'au bout d'un instant, pour m'assurer que je ne courais aucun danger. Le mouvement des deux mains dans la poche devenait plus fiévreux, et j'aurais bien voulu savoir ce qui allait sortir de cette poche. Car on a beau se désintéresser des affaires d'autrui, on peut bien, n'est-ce pas? s'inquiéter du manège bizarre d'un compagnon de route qui travaille dans l'ombre à préparer un mauvais coup. J'aurais été une bête, en effet, si je n'avais pas compris qu'il s'agissait d'un mauvais coup... Brusquement, les deux mains sortirent de la poche, tenant un linge blanc, un mouchoir plié, ou autre chose, cela ne me regarde pas. Il y avait aussi un flacon, que je vis briller. L'étranger, en même temps, fut debout, et, déjà, il se penchait vers l'autre voyageur, lui appliquant le linge sur la bouche. J'éprouvai une réelle satisfaction, alors, celle de constater que je n'étais pas en cause, bien que l'inconnu, à chaque seconde, tournât les yeux de mon côté, partageant son attention entre moi et celui que je pourrais appeler sa victime. Je sentais une assez forte odeur pharmaceutique, et je crois bien que c'était l'odeur de l'éther, mais je n'en suis pas sûr, et je n'avais rien à y voir. Au surplus, j'avais refermé l'oeil, et, pour mieux témoigner de ma complète indifférence, j'aurais ronflé, si je n'avais eu peur d'attirer l'attention. Cependant, je pris encore sur moi de relever une paupière, à peine, pour surveiller les distances, et m'assurer que je ne courais toujours aucun risque personnel. A ce moment, le voyageur avait pris le portefeuille de l'autre voyageur, et en retirait une pièce qu'il paraissait connaître, puisqu'il l'examina rapidement; il remit le portefeuille, reboutonna l'habit, et, en même temps, je refermai l'oeil. Je ne me souciais pas qu'un homme, qui ne semblait guère scrupuleux, me soupçonnât de l'avoir vu arranger ses petites affaires. Mettez-vous à ma place! Aussi, je ne me risquai pas de longtemps à rouvrir l'oeil. Dire que le coeur ne me battait pas un peu, ça, c'est autre chose; car, en somme, on n'assiste pas sans sourciller à un assassinat; l'individu, par prudence, peut vous régler votre compte, au moindre geste qu'on fait, s'il se méfie de vous. Et le gaillard se méfiait. Il ne me quittait pas des yeux! Je sentais son regard sur moi, oui, monsieur, je le sentais! Mais je fus héroïque et je n'ai pas bronché. Car j'ai du caractère, voyez-vous, de la force, et quand il s'agit de faire face aux événements, je ne perds pas mon assiette. Tout de même, le temps me semblait long, et je ne savais plus guère où j'en étais de ma route. Il se passa peut-être dix minutes, peut-être un quart d'heure. J'entendais l'homme bouger, mais loin de moi, toujours à sa place. Ce fut un grand soulagement, quand la locomotive siffla, et quand je compris qu'on allait s'arrêter. Je coulai un regard sous ma paupière: le monsieur à moustache grise avait les cheveux noirs, la figure imberbe, trente ans à peine: grand bien lui fasse! Il ne portait plus de lorgnon, et, dès qu'on s'arrêta, il descendit du train. J'en fus bien aise: je ne risquais plus rien. Je me mis sur mon séant et je regardai l'autre homme qui n'avait pas bougé d'une ligne. Cela n'allait pas être drôle de voyager avec un défunt! Car je ne savais pas, moi, si cet individu était mort ou vif, et il était permis de supposer n'importe quoi, même la mort, surtout la mort: aussi, tout d'un coup, je me décidai à descendre, pour changer de wagon. Alors seulement, monsieur, et quand je fus debout sur le quai avec ma valise à la main, je m'aperçus que j'étais arrivé moi-même! J'avais failli passer la station où je me rendais, et c'est bien l'unique fois de ma vie! Il faut croire que toute cette affaire m'avait un peu tourné la tête. Devant la gare, je retrouvai le monsieur au flacon, installé dans l'omnibus de l'hôtel. J'en fus quitte pour prendre un autre véhicule, afin de ne pas gêner ce garçon, mais surtout par prudence, et je ne l'ai jamais revu. J'ai su, le lendemain, qu'un voyageur avait été trouvé mort, à ce qu'on disait, de congestion. Je me suis bien gardé, comme vous pensez, de corriger cette erreur. Je ne me reconnais pas le droit de donner des leçons, à qui que ce soit, et si je vous raconte cela aujourd'hui, c'est que l'affaire est classée depuis dix ans. Car, entre nous soit dit, il ne faut jamais se mêler de la Justice; je paie l'impôt, pour que l'on paie des magistrats, et ils font leur métier, mais je n'ai pas à le faire pour eux. Mêlez-vous-en! Si l'accusé est condamné, cela vous fait une belle jambe, et, s'il est acquitté, il sait bien vous retrouver un jour! Et puis, le public, qu'est-ce qu'il dit? Il dit: «Un tel... Ah! oui... Celui qui a été mêlé à une affaire d'assassinat!» Personne ne sait plus si vous étiez complice ou témoin, et, dans notre partie, monsieur, il faut un nom sans tache, si on ne veut pas détourner la clientèle... Chacun chez soi! Voilà ma règle, monsieur. Pratiquez-la comme moi, et vous vous en trouverez bien, comme moi. TOUTE L'OEUVRE Personne ne contestait, au richissime Goldenstock, son goût éclairé pour les Arts: on ne lui reconnaissait pas seulement, comme à tant d'autres, la passion d'un collectionneur ou les notions d'un amateur. Il avait, en outre, cette espèce de science innée, divinatoire, supérieure à toutes les connaissances acquises, et qui est l'instinctive compréhension du beau. Il flairait les chefs-d'oeuvre, ainsi qu'un chien de chasse flaire le gibier, et faisait lever les talents inconnus. On entrait dans sa galerie avant d'entrer dans la gloire: il acquérait ainsi, à peu de frais, les oeuvres les plus remarquables des jeunes. Mais nul ne songeait à se plaindre de lui avoir, pour peu d'argent, cédé sa meilleure toile: car c'était plus qu'une bonne fortune, que de vendre à Goldenstock, et c'était déjà la fortune; l'accueil de cet homme qui n'agréait que l'Admirable, et qui ne s'était jamais trompé, valait mieux sur la place que toutes les médailles, et cotait un artiste, comme une valeur en Bourse: son choix était un critérium d'infaillible avenir, et les marchands de Londres, de Berlin, de New-York, de Chicago, de Paris et de Vienne surveillaient les élus de Goldenstock pour les adopter à leur tour. Il était d'ailleurs généreux, au besoin, et, lorsqu'il désirait s'approprier une oeuvre, il savait la payer cher, et très cher, s'il fallait: il payait même sans tristesse. Au surplus, il ne trafiquait point, n'achetant jamais pour revendre, mais pour garder: ce qui entrait dans sa galerie n'en sortait plus. Il mettait son orgueil à organiser chez lui le Musée du XXe siècle, à y concentrer toute la gloire d'une époque, et à laisser derrière lui ce monument de son éclectisme et de sa richesse. En parlant des oeuvres rassemblées par lui, il disait: «Mon oeuvre», et l'on ne sut jamais si ce mot était, dans sa bouche, un trait de modestie ou de vanité. L'édification de son immense fortune semblait le flatter moins, mais on peut croire que cette attitude n'était nullement sincère, et que s'il affectionnait l'art, comme un luxe, il ne vénérait que l'or, comme une force. Il avait gagné des millions dans le commerce des conserves, et sa marque était la plus réputée du monde: du Sahara aux deux pôles, on lisait son nom sur le fer-blanc de ses boîtes, et, par ce temps d'explorations enragées, de caravanes, de missions et de colonies, il pouvait se vanter de nourrir l'univers. Il s'en vantait, avec un gros rire sonore, qui lui donnait un air de bonhomie, bien qu'il ne fût bonhomme en aucune façon. On le disait sournois, et il mettait toute son étude à paraître, au contraire, d'une brutale franchise. Dur, net, sec en affaires, impitoyable, il traitait, signait, touchait, soldait et, hormis la peinture, n'aimait rien ni personne. A cause de ses conserves et de son musée, on l'avait surnommé le Conservateur. Il avait, en apparence, du moins, l'inamovible sérénité de l'emploi. Il n'admettait sur terre que trois existences: son intérêt, sa galerie, et la loi, c'est-à-dire son droit. On ne savait pas que jamais aucune émotion l'eût secoué, ni de pitié, ni de douleur, ni même de joie. Il encaissait les deuils ou les bonheurs, sans sourciller, et les portait en compte-courant. De même, il se montrait sans compassion pour les misères d'autrui, sans indulgence pour les faiblesses. Son fils unique mourait? --Que voulez-vous? C'est la nature. Un de ses plus dévoués agents, aide et compagnon de ses débuts, un ami, osait, dans une heure d'égarement et de besoin, prendre à la caisse une somme qu'il pensait restituer en fin de mois? Goldenstock le faisait arrêter, condamner, et ruinait cette famille. --Que voulez-vous? C'est la loi! Sa femme le trompa et s'enfuit avec un peintre déjà illustre. --Que voulez-vous? C'est la femme! En cette circonstance pourtant, on admira la conduite du Conservateur, et on se demanda avec étonnement s'il ne conviendrait pas de lui reconnaître une grande âme. Il fit montre, en effet, d'un stoïcisme peu commun, et marqua bien qu'il mettait l'Art au-dessus de tout, même de ses rancunes. Les gens de Bourse furent les plus surpris de son indulgence, car ils le connaissaient pour tenace dans ses haines, et plus d'une fois il en avait donné la preuve; on savait que Goldenstock parvient toujours à se venger du tort qu'on a pu lui faire ou lui vouloir, et que même, afin de décourager les agresseurs, il se venge avec ostentation, terriblement. --Que voulez-vous? C'est la lutte! Mais, de la séduction de sa femme, il ne se vengea point. Peut-être y était-il indifférent? On le supposa, ou tout au moins on crut que Goldenstock voulait paraître tel. Au lieu de décrier le peintre qui le ridiculisait, il affecta de lui conserver son admiration tout entière; la vilaine trahison n'empêchait pas l'immense talent: --Que voulez-vous? c'est l'homme! Goldenstock continua donc à rechercher les oeuvres du jeune maître, malgré le surcroît de dépense que lui coûtait la nécessité de les acquérir de seconde main. Puis, le temps passa, qui fait tout oublier. Leur femme mourut, et l'homme d'affaires profita de la circonstance pour se rapprocher de l'artiste: excellente combinaison qui, du même coup, lui donnait un rôle noble, et supprimait, entre le producteur et l'acheteur, l'intermédiaire des marchands! Goldenstock y gagnait deux fois. Ce fut un pardon solennel, donné loyalement dans une poignée de main, devant témoins. La scène ne manquait de grandeur ni de simplicité; le coupable en fut ému... Il avait sincèrement aimé madame Goldenstock, et la main du mari lui fut bonne à presser, comme un vivant souvenir de l'absente: il trouva dans l'amitié du veuf une consolation à son propre veuvage, et sa tendresse déserte se réfugia près de lui. Dans les premiers temps, il aima Goldenstock par amour pour sa femme, puis ensuite par gratitude, plus tard enfin, par habitude. Rien pourtant, si ce n'est la mémoire de la morte, ne semblait devoir rapprocher ces deux hommes. Clément Gonthaud était un noble caractère, nature d'enthousiasme et d'idéal, incapable d'un calcul ou d'une arrière-pensée, silencieux, et probablement timide. Poète autant que peintre, il joignait à la maîtrise de son pinceau, à la subtilité de son oeil, une âme. Elle transparaissait dans ses toiles, et les illuminait; plus encore que le dessin savant et la palette précieuse, une indéfinissable émotion faisait la beauté de ses oeuvres; par delà ce qu'on voit, il y avait en elles quelque chose qu'on ne voyait pas, et qu'on sentait, comme si le peintre eût mêlé, dans sa pâte, de l'amour et de la tristesse. Cette poésie se fit plus intense, dans les tableaux qu'il composa après la perte de son amie, et toutes les rivalités jalouses s'inclinèrent devant lui. Gonthaud était vraiment le Maître incontesté: dans l'ouvrage de son deuil, il avait synthétisé l'âme anxieuse de l'époque, toute la morbidesse du XXe siècle, et ses panégyristes pouvaient dire à bon droit «qu'un si pur monument de beauté tiendrait sa place dans l'histoire de l'Art». Goldenstock avait accaparé ce génie. A part une seule oeuvre, vendue en Amérique pendant leur brouille, et un tableau médiocre acquis autrefois par l'État, le banquier possédait tout: il avait, dans sa galerie, consacré à Gonthaud un salon spécial, connu dans les deux mondes sous le nom de «Salle Gonthaud». Il disait au peintre: --Je veux tout, mon ami, toute votre oeuvre! Je crois vous avoir suffisamment témoigné combien j'admire votre génie, n'est-ce pas? Vous m'en récompenserez, j'espère, en ne donnant vos productions qu'à moi. Nous ne discuterons jamais, et le prix qu'il vous plaira de fixer, mon ami, vous l'aurez, pourvu que vous me donniez tout. Goldenstock savait bien qu'il se risquait peu à parler de la sorte, et que Gonthaud n'était pas homme à le faire «chanter». Néanmoins, par prudence, il ajoutait: «N'est-ce pas aussi un bonheur, pour le grand artiste, que de voir son oeuvre rassemblée, de façon à constituer un tout, qui affirme la personnalité complète? Vous appartenez au pays, à qui je veux léguer ce trésor, quand je mourrai.» Cependant il restait, dans la salle Gonthaud, en pleine évidence, au dessus de la grande cheminée du XVIe, une place vide. Après l'enlèvement de madame Goldenstock, le peintre avait vendu en Amérique le seul tableau qu'il eût fait pendant ces mois heureux: la _Transfiguration_, plus qu'un portrait, était un chant d'amour; Buller-Smith, le Roi-du-Fer, de Chicago, avait, pour six ou huit mille dollars, acheté ce chef-d'oeuvre: sans nul doute, il refuserait invariablement de le céder; mais Goldenstock ne désespérait pas. Il proposa vingt mille, trente mille dollars, sans succès. Gonthaud, pour combler la place vide, voulut offrir à son ami une toile importante qu'il venait d'achever, mais le commerçant refusa ce cadeau. --Non, non, cher ami! La place est vide par votre faute, excusez-moi de vous le dire; il faut qu'elle reste telle. Nous appellerons ce vide-là, s'il vous plaît, le reproche. Gonthaud baissa la tête; le richard lui posa la main sur l'épaule, et reprit: --Vous comprenez bien, n'est-ce pas, que je vous remercie de votre pensée, mais que je ne puis accepter ce présent? Vous auriez l'air de me payer, entendez-vous, de me payer, moi, et nous serions quittes, n'est-ce pas? Non, non! Si cher que vaillent vos oeuvres, ce ne serait pas assez payer, mon ami! Il mit tant d'amertume dans l'intonation de ces paroles blessantes, que Gonthaud, offensé, releva la tête et regarda en face l'homme qui lui parlait: Goldenstock avait les yeux troubles et les lèvres pincées. Mais aussitôt il redevint calme, et, avec son large rire confiant, il ajouta: --Ne nous désolons pas, cher ami, et patience! Nous le ferons revenir d'Amérique, ce chef-d'oeuvre! Il reviendra, et je le veux! Je peux ce que je veux. Puisqu'il a passé l'eau, il la repassera. On y mettra le prix, que diable! Il ne mentait pas. Deux ans après, la place vide était comblée: le Roi-du-Fer avait cédé aux offres du Roi-des-Conserves. --Voilà. Vous me coûtez un million, mon ami. Vos amours se paient cher, n'est-ce pas? Mais, n'importe; c'est moi qui paie et j'en ai le moyen... Là, là... Ne froncez pas ces augustes sourcils. Ce que je disais là n'était point pour vous chagriner. Mettons que j'ai manqué de délicatesse et de générosité, pour une fois. Chacun son tour. Que voulez-vous? C'est le sang! J'ai parlé dans un moment d'humeur; on ne m'y reprendra plus, et je vous garantis qu'à l'avenir vous n'entendrez de moi qu'une seule allusion, une seule, la dernière... Ne m'interrogez pas; j'ai mon petit secret; je le garde... Je le garde. Puis, pour effacer l'impression de cette phrase énigmatique, il continua, doucereux: --Vous n'imaginez pas combien j'éprouve de plaisir à posséder enfin le tableau de Buller-Smith! Toute l'oeuvre! J'ai toute l'oeuvre de Gonthaud, maintenant, toute l'oeuvre! Il se frottait les mains et sa face rougissait. --C'est une chose unique dans l'humanité, que j'ai faite là! Ah! si Rubens, Rembrandt et Velasquez avaient eu le bonheur de rencontrer un Goldenstock! Au fond, je suis très fier de mon ouvrage, vous savez, mon ami! J'accroche ma gloire à la tienne, homme illustre! Vous emmènerez mon nom avec le vôtre dans l'immortalité, et des poètes raconteront le roman d'un grand peintre et d'un riche marchand. Gonthaud, pendant trois années encore, donna toutes ses toiles à Goldenstock, qui payait largement. Mais l'artiste, bientôt, ne travailla plus guère: la force, à la fin, lui manquait. Son âme avait brûlé son corps, et la vie qu'il avait mise dans ses oeuvres, peu à peu, s'était retirée de lui. Il languit deux autres années, sans rien faire, et triste, dans les villes d'eaux, sur les montagnes, en Égypte, en Provence, il allait dans les pays, maigre, le dos rond, la nuque mince, serré dans un châle, et, de ses yeux caves, il contemplait longuement la beauté du monde. Goldenstock lui avait princièrement envoyé un carnet de chèques, afin qu'il ne manquât de rien. Mais Clément Gonthaud voulut, avant de mourir, revoir son oeuvre. Le marchand l'attendait à la gare, et l'emmena chez lui, pour qu'il fût mieux soigné, qu'il pût mourir au milieu de ses toiles, au milieu de lui-même. Il poussa l'ingénieuse bonté jusqu'à faire dresser le lit du moribond dans la salle Gonthaud, juste en face de la _Transfiguration_ qu'on décrocha pour allumer du feu dans la haute cheminée Renaissance: on dressa le chef-d'oeuvre sur un chevalet, et le peintre attendit la mort. Au bout d'une semaine, le médecin déclara que son malade avait encore une journée à vivre, au plus. Goldenstock congédia tout le monde. De ses mains, il aida Gonthaud à se lever. Ils firent ensemble le tour du grand salon: Gonthaud s'appuyait au bras du bienfaiteur. Longtemps ils s'arrêtèrent devant la _Transfiguration_: la face idéalisée de Mme Goldenstock souriait à son peintre, du fond de l'autre monde, et l'appelait. Le millionnaire hochait la tête. Le mourant regagna son lit. --Je vois, disait-il... C'est bien... Quand on est à moitié dans la tombe, on juge de loin, sans vanité ni parti pris. Je suis sûr maintenant que c'est bien. Je laisse quelque chose. Je peux mourir. De sa main desséchée, il serra le poignet de Goldenstock, et murmura: --Merci! Mais l'autre se récria: --Ne me remerciez pas, que diable! Je ne veux pas qu'on me remercie! Vous n'avez pas à me remercier! Ce que fait Goldenstock, il le fait pour lui-même. Que voulez-vous? C'est ma joie. Du centre de la salle, il regarda les murs. --Toute l'oeuvre de Clément Gonthaud! Il riait. Il aida le peintre à se remettre au lit, et, de sa rude poigne, il jeta dans l'âtre une bûche de chêne. --Vous voyez, je vous soigne, mon brave! L'artiste, déjà haletant, répondit: «Vous êtes bon...» Le Roi-des-Conserves éclata de rire. Alors, le pauvre grand homme, tout du long étendu, s'étira faiblement; sur l'oreiller, son masque, émergeant des draps blêmes, était jaune, et de ses deux mains remontées aux épaules, il serrait le linge; on ne voyait que les bouts de ses doigts repliés. Il dit: «Je ne me relèverai plus.» Goldenstock s'assit près du chevet. --Non, grand homme, vous ne vous relèverez plus! Vous ne ferez plus de chefs-d'oeuvre, et vous n'enlèverez plus la femme d'autrui, et plus jamais vous ne vous offrirez ce luxe d'humilier ceux qui sont plus forts que vous! Non, grand homme!... Ne répondez pas; vous vous fatigueriez... De nouveau, il éclata de rire, violemment, et plein la chambre vide. Puis il se leva. Gonthaud essayait de comprendre, troublé. On vit ses pieds qui remuaient au fond du lit. Goldenstock s'en fut vers la cheminée, et s'accroupit pour attiser le feu. --J'avais promis de ne plus vous parler qu'une seule fois de cette malheureuse petite affaire: je crois qu'il est temps, n'est-ce pas? Gonthaud ne bougea point. Goldenstock revint près de lui. --Vous vous rappelez, mon ami, que j'ai à vous dire un secret. Je l'ai promis, et je tiens mes promesses... Vous semblez bien ému et vous respirez avec peine? Remettez-vous. J'attendrai un instant: vous avez bien encore une heure à vivre, que diable!... Il examinait le moribond. Après un silence, il reprit: --Là... Cela va mieux?... Vous fûtes un homme de génie, mais un homme de rêve, voyez-vous, et vous ne vous rendiez pas bien compte de la puissance de l'or. Vous allez comprendre, mais un peu tard... Je possède, n'est-ce pas, toute l'oeuvre, l'oeuvre immortelle de Clément Gonthaud? Oui, je sais, il me manque un tableau sans valeur, une banalité acquise par l'État, et l'avenir vous ferait tort s'il vous jugeait d'après cela. Oui vraiment, mon pauvre ami, s'il ne vous restait que cela, vous feriez une piètre figure devant la postérité!... Goldenstock rit plus largement que jamais, fit une pause, respira, et dit: --Eh bien, voilà: je vais brûler le reste, mon ami. Le mourant, immobile, hagard, déjà rigide, regardait droit devant lui. La bûche de chêne, dans la cheminée Renaissance, flambait à hautes flammes. Goldenstock tira, de son gousset, un canif à manche d'or. --Vous m'avez pris ma femme: c'était votre plaisir. Je prends votre oeuvre: c'est mon plaisir. Hein, mon gaillard? Toute votre oeuvre! Pft! Une flamme, une fumée, une mauvaise odeur, et voilà ce qu'il reste de vous: les valets ouvriront les fenêtres pour établir un courant d'air, et vous disparaîtrez du monde, dans le courant d'air! Clément Gonthaud ne bougeait pas. Craignant qu'il ne fût mort et qu'il n'entendît plus, Goldenstock se rapprocha. L'agonisant respirait encore. Goldenstock s'inclina pour lui parler sur la face. --Ne croyez pas que je me vante. Je n'ai qu'une parole, on le sait sur la place. Je ferai comme je t'ai dit, et dès ce soir, mon garçon. J'ai payé! Mes bibelots sont à moi. J'en use comme il me plaît. J'ai payé!... Ce qu'en dira le monde? Il dira que Goldenstock se venge, et la leçon servira: je ne perdrai pas tout. Et quelle réclame, mon cher! Il s'éloigna du lit, et se dirigea vers le chevalet. --Que voulez-vous? C'est mon droit! La tête de Gonthaud se tourna, très lentement, et elle vit l'homme debout près du chef-d'oeuvre, agitant le canif dont la fine lame luisait clair; elle vit l'acier qui entrait dans l'angle de la toile, et qui filait le long du cadre, avec un bruit. --Regarde! Le richard secoua devant lui cette chose molle et plate qui claquait comme un tablier mouillé. --Un million, ça! cria-t-il, une flambée d'un million! Mais quelle réclame! Il jeta la chose dans le feu. Le masque du peintre, sous sa blancheur de statue, était pétrifié, avec des yeux troubles. Goldenstock se rapprocha du lit, et se pencha un peu, pour écouter: il lui parut qu'une imperceptible haleine râlait encore sur les lèvres du grand artiste. Peut-être les prunelles n'avaient pas cessé de voir? Bien vite il découpa une autre toile, toutes les toiles, et les jeta au feu. Le travail dura longtemps. Mais, avant la fin, Clément Gonthaud était mort. SUPRÊME IDYLLE L'été finissait ce soir-là: c'était le printemps de l'automne. Quelques feuilles, déjà, se détachaient des branches, et, balancées un instant dans l'air rose, tombaient sur les sentiers glissants; cependant, de jeunes pousses crevaient encore les bourgeons, et les grives, leurrées par ce renouveau d'un jour, croyaient que la saison des nids allait recommencer dans la saison des vignes. Les ceps chargés de grappes et les pommiers alourdis enluminaient de pourpre les collines qui dévalent largement vers le fleuve: d'en haut, on voyait, dans le bas-fond, l'eau plate et lumineuse s'étaler par endroits, pour se perdre tout à coup dans le fouillis des arbres roux et des îlots, et réapparaître ailleurs, et se perdre à nouveau, faisant, sous le ciel sans nuages, une suite de lacs endormis dans la vesprée, sous le resplendissement de leurs immobiles reflets. Aucun souffle de vent: une tiédeur pénétrante enveloppait les choses et les caressait avec langueur; le ciel, timide et doux, avait la transparence d'une aurore en avril; plus grave, pourtant, il s'éployait sur les paysages recueillis, et versait de la piété, car le printemps est un reposoir, tandis que l'automne est un temple; et si, dans les mois de fleurs, de germes et de chansons, nos sens ont palpité avec la vie universelle, c'est avec notre âme que communie l'âme du monde automnal. Dans l'agonie des champs et des cieux, l'homme mûr reconnaît son image: il les aime d'être semblables à lui, comme il a aimé tous les dieux qui se sont faits hommes, parce qu'en les aimant ainsi, c'est encore lui qu'il révère et qu'il aime... A cette heure nostalgique, un passant longeait le coteau, dans le sentier qui serpente parmi les herbes drues. Ses cheveux grisonnaient à ses tempes, et des rides prématurées traversaient son front; ses yeux, dans l'ombre de l'orbite, pensaient. C'était un homme des villes, jeune encore, mais chargé d'une vie nombreuse, et d'émotions passées. Il marchait tête nue, baissant et relevant le front, regardant tour à tour la terre humide et l'ample horizon; peut-être, ne savait-il pas lui-même si plus il jouissait ou souffrait de sa solitude: car il l'avait voulue, et pourtant elle écrasait son coeur. Dans une clairière, il s'arrêta. L'espace, alentour, était rose. L'homme se sentait regardé par la compassion du soir; toute son âme se tendait pour embrasser la nature fraternelle qui se faisait si tendre dans l'adieu; devant cette mort sereine du jour et de l'été, ses lèvres remuaient comme pour des paroles qui doivent n'être plus prononcées... Et voilà que devant lui, droite entre les arbres, profilant sa silhouette déjà brune sur une dentelle de feuilles, il vit une Femme. Il s'approcha. La femme, sans prendre garde à lui, demeurait immobile. Elle était belle et triste, et ressemblait au soir. Vêtue de couleurs mourantes, elle incarnait cette heure, et sa riche maturité, dans ce monde peuplé d'adieux, solennellement, apparaissait comme un symbole. Il vint plus près de l'inconnue, qui ne se détourna point. Enfin, elle le regarda. Parce qu'il pensait les mêmes choses, elle n'eut pas honte d'être surprise dans sa pensée intime, et la pudeur de son âme ne fut pas épouvantée. Il salua. Elle répondit à peine. Mais, dans leurs yeux qui se rencontraient pour la première fois, ils se reconnurent sans s'être jamais vus: c'est pourquoi il resta debout à côté d'elle, ayant senti qu'elle permettait sa présence. Même, chacun d'eux avait peur que l'autre s'éloignât, parce que, sans le savoir, ils s'étaient espérés l'un l'autre, et, dans leurs yeux timides, ils avaient lu, tout d'abord, leur crainte mutuelle d'être trop tôt abandonnés. Cependant, comme ils sentaient ensemble, ils se turent, pour garder la grandeur de leur recueillement, et déjà le ciel, la terre, le couple, tout n'avait plus qu'une seule âme. Longtemps, ils demeurèrent ainsi, fixes et côte à côte, dans leur muette adoration; par instants, ils échangeaient un sourire presque chagrin et presque ami, puis, se tournaient vers le soleil. L'astre descendait plus vite; une vapeur se balançait au-dessus de l'eau, sous les branches des premiers saules, et le soleil descendait encore... Tous deux le contemplaient avec une commune angoisse. Lorsque le bord du disque se déchira sur la colline, brusquement, un même sanglot leur échappa. Ils se rapprochèrent, dans la peur d'être seuls, et leurs mains se prirent. Le soleil diminuait: leurs doigts se crispèrent. Il se tourna vers elle, et, posant sa main droite sur l'épaule de l'Amie, il l'attira avec lenteur, et avança la tête; le visage de la femme arrivait au-dessous du sien; dans ces prunelles qu'il appelait à lui, il plongea son regard: et tous les deux pleuraient en silence, quand l'homme prit la femme dans ses bras, sans dire un mot. Alors, tandis qu'elle inclinait le front, il posa, tout près des cheveux, ses lèvres qui ne s'ouvrirent pas dans le baiser. En même temps, ils avaient fermé les yeux. Enfin, elle releva la tête, un peu, et la renversa en arrière, comme pour le regarder à travers ses paupières toujours closes; il se pencha sur elle et leurs bouches s'unirent. Le soleil était à demi consumé; des brumes violettes se traînaient avec tristesse sur les herbes grasses, qui étaient maintenant d'un vert épais et sombre. Sous la profondeur des arbres, silencieusement, le couple s'étreignait. L'homme perçut contre son coeur les battements plus forts d'un coeur qui s'élançait, et le poids du buste, sur son bras, devint plus lourd, comme si les jambes eussent défailli. Il vit trembler les cils, frémir les tempes. Il salua dans son âme la dernière bien-aimée, et, la posant sur le tapis des mousses, il sentit le collier des bras qui s'arrondissait vers sa nuque, et qui se refermait. Le bleu de l'Est envahissait le ciel. Dans la piété du crépuscule, des sanglots montèrent comme un encens, et Vénus alluma son étoile qui tremblait au-dessus des coteaux... Quand leurs lèvres se désunirent, tous deux, sans prononcer une parole, se tournèrent ensemble vers le couchant. Mais le soleil avait disparu. Graves, leurs yeux se cherchèrent. Près des amants, un arbre se dressait, contre lequel ils s'appuyèrent; chacun reconnaissait si bien l'âme de l'autre, que leurs deux gratitudes se souriaient avec mélancolie. Sachant qu'il ne fallait rien dire, et que leur double vie s'était achevée dans ce dernier soir, ils méditaient ensemble sur la navrante douceur de s'être donné là, natures épuisées et vieilles avant l'heure, le baiser du suprême amour. Elle posa sa tête sur le bras qui tenait son épaule. Devant eux, sous les fins brouillards de l'Ouest, le ciel était rose encore; mais à leur côté le fleuve reflétait, entre les sureaux et les saules, des pans de lumière azurée, glaciale. Lorsqu'il la crut assoupie, il se détacha d'elle avec des soins très lents; ensuite, il ramena le manteau qu'elle avait laissé, tout à l'heure, glisser à ses pieds, et l'étendit sur les genoux de l'inconnue. Alors en souvenir pour elle, il voulut cueillir, dans la tombée de la nuit, les suprêmes fleurs de septembre. Il cueillit les blanches aquilées et les rapontics roses; les calaminthes mettaient des taches de carmin dans l'or mourant des tanaisies, des trèfles et des caille-lait; comme des étoiles mauves sous un nuage, les chicorées et les asters d'automne s'éteignaient parmi le blond duvet des clématites viornes, et par-dessus, dans un effort de joie, les potentilles secouaient leurs grêles clochettes. Puis, il descendit vers le fleuve, il cueillit encore le daucus, et la grappe noire des hyèbles; il rencontra une touffe d'agonisantes anémones, qu'un vent de hasard avait semées là, et reconnut son bonheur d'un instant dans ces fleurs qui naissent lorsque tombent les fruits... Il remonta la berge, et s'en revint vers Elle. Mais lorsqu'il fut au pied de l'arbre qui tantôt les avait abrités, il ne la vit plus. Il ne vit, au pied de l'arbre, que l'herbe foulée, et c'était triste... C'était comme le péristyle d'une maison mortuaire, lorsque le cercueil est parti; des voiles d'ombre en deuil pendaient entre les troncs d'arbres, et des niches pleines de nuit s'approfondissaient sous les branches. Il appuya sa main sur leur couche récente, pour en retrouver la tiédeur; mais l'herbe était déjà froide de rosée. Il voulut appeler: il n'osa point, à cause du silence. Au pied de l'arbre, comme sur une tombe, il déposa son bouquet d'automne. En se redressant, il regarda au loin: il vit les collines bleues et frileuses, au bord desquelles le couchant exhalait son dernier râle de lumière. L'HÉROINE Le poète Pierre Dufaure résolut d'écrire un roman. L'époque semblait propice à cette tentative: il n'avait point de maîtresse et son cerveau était libre. Ses premiers vers avaient reçu bon accueil dans le monde des lettres et dans la presse; sa jeune gloire s'annonçait; son esprit délicat, fin, subtil et souple, paraissait devoir s'adapter à des genres divers; son imagination vive et nette évoquait des visions précises, et son oeil, qui savait découvrir le rapport des effets et des causes, lisait clair dans l'âme des hommes. Bien qu'il s'enthousiasmât volontiers, on le trompait malaisément. Il était mondain et regardait la vie: il prenait plaisir à la comprendre, et surveillait les manèges de l'amour ou de l'ambition avec un plaisir d'entomologiste qui attrape des notes au vol, et les pique. Néanmoins, il restait, par-dessus tout et malgré lui, poète: à cause de cela sans doute, il désira prouver qu'il était autre chose, pour affirmer l'empire de son esprit sur son instinct; et cette visée, un peu inconséquente au fond, ne laissait point cependant d'être noble, puisqu'elle tendait à la glorification de la volonté, fruit de l'effort, plus honorable dans l'homme que le génie lui-même, fruit de nature. Pendant l'automne où, précisément, Pierre Dufaure se livrait à ces remarques, il fut témoin d'un drame intime qui se déroulait près de lui; il assista aux sournoises menées d'une séduction, vit la femme se complaire d'abord, et s'inquiéter ensuite, hésiter, reculer, s'affoler et tomber dans les griffes d'un noceur qui ne l'aimait pas. Il connaissait cette femme et cet homme assez pour estimer l'une autant qu'il méprisait l'autre. Alors, il imagina l'avenir de ce couple: il entrevit la désillusion progressive de la créature trop confiante qui s'était livrée à un pleutre; par la pensée, il conduisit la malheureuse jusqu'à la compréhension parfaite de son erreur, et la fit trembler dans les angoisses d'une révélation tardive. Déjà il perdait de vue la jeune femme dont l'aventure avait inspiré sa verve, et déjà il lui substituait une créature grandie, poétisée, digne du plus bel amour. Il eut froid au coeur, rien qu'à concevoir le frisson glacial dont la pauvre femme allait être prise, lorsqu'il lui serait impossible de douter davantage: il la vit prisonnière dans l'ombre d'une cave, comme un damné du Dante, et blême au fond des ténèbres, avec des yeux rougis, grelottante et palpant des doigts les murs gluants de son cachot, folle de terreur, avec les cheveux épars, et toujours cherchant une issue: mais il n'y avait point d'issue, car elle aimait! Telle qu'il la conçut, elle aimait avec du mépris, du dégoût, des révoltes, et--pourquoi pas?--de la haine! Elle aimait en esclave, elle aimait en brute, prise par la chair, essayant de fuir et revenant toujours, baisant l'ordure qui l'avait conquise, et son âme douloureuse planait au-dessus de ces hontes. L'âme pure contemplait l'avilissement inéluctable, et se désolait dans l'impuissance. Belle étude à faire, que celle de l'être double, qui voudrait et qui ne veut pas, qui aspire vers l'idéal et s'enlève plus haut pour replonger plus avant dans la boue, ange aux ailes engluées de vice! Alors, il inventa que le ruffian, despotique et sentant sa force, pourrait trouver un infini de voluptés perverses à démontrer la veulerie de toute rébellion, et l'omnipotence de sa maîtrise. Afin de prouver qu'on ne se débarrasse pas de lui, plus fort que la vertu, plus fort que la pudeur, plus fort que le rêve, il s'amuserait de traîner sa victime jusqu'à la promiscuité des bouges: il lui imposerait, l'une après l'autre et peu à peu, graduant les doses du poison, toutes les orgies et tous les stupres; puis, sadique, il dirait, avec un rire cassant: --Qu'en pensez-vous, ma chère? Tout cela finirait, comment? Par le suicide de la jeune femme? Moyen banal et de piètre élégance! Le suicide a beaucoup servi, et n'est plus guère autorisé qu'à la rubrique des faits divers. La mort de l'héroïne apparaissait pourtant comme l'unique solution possible, dans un désespoir exaspéré jusqu'à ce point de lyrisme infernal. Il faudrait chercher. Qui sait, d'ailleurs, si le développement de cette maladie psychologique n'amènerait pas de lui-même, et par la liaison des idées, un dénouement mathématique, inévitable, mais encore invisible dans les brumes du scénario? De plus en plus, le drame envahissait l'esprit du poète et se précisait: par mille petites fibres attachantes, pareilles aux racines d'un lierre, l'Idée s'insinuait dans les replis du cerveau, accrochait ses ramilles parasites et pompait de la vie. Pierre Dufaure était possédé. Cette emprise s'opéra dans la nuit, au retour d'un bal où le psychologue avait rencontré ses modèles, surveillé leurs gestes, examiné leurs consciences. Mais d'un revers de main, il chassa leur souvenir, et résolut de ne plus voir ces gens, afin de ne pas gêner en lui le libre développement de l'Idée. Il marchait à grands pas sonores, et la solitude bleue des boulevards retentissait des coups que ses deux talons et sa canne frappaient sur le trottoir. Machinalement, il suivait la route connue, regagnant sa demeure, hagard, avec la gorge sèche, les lèvres tremblantes et crispées de mots, les yeux fixés droit devant lui et pleins de visions. Le plan se dressait: de grandes lignes, comme des avenues qui traversent une ville, se traçaient d'elles-mêmes, et les états d'âme s'y logeaient par familles... Il vit l'oeuvre achevée. Trois parties! Primo, la rencontre et la séduction, toute cette lutte d'une Tantale qui n'a jamais aimé, et qu'on sollicite d'amour; puis, en fin de bataille, la chute. Secundo, l'épanouissement d'un être, la chair extasiée, l'âme ravie, la révélation de l'ivresse, la double gratitude du corps et de l'esprit! Mais, par degrés, l'étonnement se glissait dans ce coeur de femme, à cause des paroles vilaines qu'elle avait à entendre et des sentiments troubles qui la froissaient d'abord et bientôt l'inquiétaient; alors pour elle commencerait une marche effrayée dans les arcanes du maître qu'elle avait pris; et c'était, enfin, la découverte, à tâtons, d'un égout. «Je me suis trompée!» Mais le cri venait trop tard. Il fermait la seconde partie. Tertio, le gouffre, l'impossibilité de fuir! Ici, le génie du poète allait se donner carrière. Le roman tournait à l'épopée, descendait l'échelle des aberrations auxquelles peut atteindre la fureur des luxures, et dans l'inassouvissable besoin de toujours aller au delà, du lupanar à la messe noire, le couple infernal dégringolait fantastiquement à travers les étapes de l'horreur. Mais l'âme de la victime, emportée dans ce tourbillon, restait pure par ses remords et dans les voluptés se faisait douloureuse! L'esprit du poète s'enfiévrait de ce concept. Il ne se coucha point. Sur des feuilles, des feuilles, jusqu'au matin, il jeta des notes, nota des cris, vécut son drame, entendant de toutes parts des paroles proférées autour de lui par les enfants de sa pensée, qui allaient et venaient, trépidants autour de sa table, l'interpellaient, touchaient son épaule, trempaient sa plume.--«Et puis ceci! N'oublie pas cela! Tel jour, il fit telle chose! Ah! et ce mot encore!...» Pressé, harcelé, ne sachant auquel entendre, il renonçait à rien placer en ordre, occupé seulement de saisir au vol les richesses qui passaient, de n'en pas laisser perdre, de rattraper celles qui fuyaient, et courant après elles, se retournant pour en recevoir d'autres, il enregistrait tout, voyait tout à la fois, tour à tour, brouillait au hasard la chronologie de son drame, se ruait d'une époque à l'autre, entremêlait les angoisses de la troisième partie et les candeurs de la première, les suaves tendresses et la fumée des bouges, écrivait, écrivait, ahuri de visions, et fou lui-même comme ses fous! Au jour, il tomba de lassitude, dans un sommeil cauchemardé. Puis le calme revint sous ce front solide, et lentement, sûrement, avec ses bases fortes, l'oeuvre s'échafauda dans l'harmonie de l'art. Alors seulement Pierre Dufaure osa se mettre en besogne. Devant la première page blanche, il demeura sans rien pouvoir écrire, effrayé du labeur auquel il s'attelait: à cette tâche, il allait donner sa vie, sa force, sa jeunesse, tout le meilleur de lui; il abdiquait son moi, pour revêtir deux âmes étrangères; il renonçait à son calme heureux pour y substituer un enfer. Et cela durerait des mois! Puis, en fin de compte peut-être, la chose ne vaudrait rien que les honneurs d'une flambée dans l'âtre. Il eut peur. Une imperceptible sueur mouilla son visage devenu pâle. Haletant, épuisé, il reposa la plume, et sortit dans la rue. Mais, au grand air, l'obsession le suivit, et, sur le dos d'une lettre, il écrivit des lignes: sans qu'il y prît garde, l'oeuvre était commencée. Il esquissa d'abord le portrait de Renée. L'héroïne, veuve, tendre, déçue, avait tous les espoirs, tous les charmes. Il la peignit telle qu'il rêvait de la rencontrer pour lui-même, douée des vertus qui lui plaisaient, et que jamais encore il n'avait trouvées en aucune maîtresse. Car ses maîtresses, vraiment, jusqu'à ce jour, on peut l'avouer, s'étaient montrées d'une platitude irréprochable! Parmi la niaise multiplicité des amours faciles, il avait promené son dilettantisme ennuyé, et certes il en était las. Dans la dame de son premier roman, il mit tous les besoins de son coeur: elle fut l'introuvable. Il la racontait avec tendresse; il la sortait de lui, toute vivante, tiède d'avoir germé dans la chaleur d'un rêve. Plus d'une fois, les larmes lui vinrent aux yeux, en expliquant comme elle était. Il se complut à dire le précédent mariage, et la jeune fille aussi, et même l'enfant qu'elle avait été autrefois. A mesure qu'il la présentait, il la reconnaissait: elle était lui, la fleur de lui! Il eut pour elle les soigneuses attentions d'un père jaloux, qui serait en même temps une mère passionnée. Ému des paroles naïves qu'elle disait en lui, et qu'il transcrivait, il crut de ne pas l'inventer, mais la voir et l'entendre. Bientôt, elle vécut d'une vie propre, qu'elle ne lui devait pas. Il revenait au travail comme on court au rendez-vous d'amour, afin d'être près d'elle. Nulle compagnie ne lui fut aimable en comparaison de ce papier où l'exquise créature se manifestait en souriant. Au moment de s'asseoir devant la feuille blanche, il murmurait: «Bonjour, Renée.» Il la sentait auprès de lui. On échangeait des phrases, pour soi, en dehors de l'oeuvre. Dans les repos, il narrait des anecdotes survenues en sa propre existence; elle fut promptement initiée à tous les secrets de son poète. Ils devinrent amis, et dans les occurrences du drame, il lui donnait des conseils contre le danger de sa chute prochaine. Dès lors, il prit plaisir à manger seul. Mais il n'était pas seul: invisible en face de lui, la petite amie était une compagne, et on riait. Les camarades du poète, surpris de ses désertions fréquentes, pensèrent qu'il avait gagné des goûts de luxe et de confort égoïste, car on le voyait s'attabler solitairement dans les cabarets à la mode. Ils se trompaient: Pierre Dufaure était en partie fine avec Renée, et la fêtait. Cependant, et malgré l'entassement des feuilles, le drame ne parvenait point à se corser, et l'oeuvre restait aux préambules. Chaque fois que le poète essayait d'introduire en scène le second de ses personnages, un dégoût le prenait devant cette figure sinistre et détestée par avance. Il renvoyait ce drôle comme un importun, et, délivré de lui, s'attardait à nouveau parmi les grâces de Renée. Un jour, pourtant, de brusque rage, il empoigna cet homme, et, le tirant au jour, le montra, dépouillé du mensonge mondain et des oripeaux élégants, tout nu. Avec haine, il écrivit cette page comme on se venge, et le sang du bélître giclait sous les verges de son juge. Il en fut soulagé, comme d'avoir fait tout à la fois un acte de justice, de probité, et une heureuse affaire. Il revint à Renée. --Tu as entendu? Je l'ai traité de belle façon, comme il le mérite! Il sentit à son cou les bras de Renée qui le remerciait, sauvée: la femme avait compris le péril, et, devant le tentateur démasqué, se reculait avec dégoût. Elle ne pouvait plus faillir. Quand l'auteur voulut continuer d'écrire, il se prit la tête dans les mains, et chercha. Où donc aller? Toutes les routes était fermées! N'était-ce pas une honte, d'ailleurs, et presque un crime, de vouer une si noble créature à des tourments qu'il pouvait empêcher, et de se faire, en somme, le complice d'un bandit? Plus encore: le complice de son rival! Car il l'aimait, son héroïne, la trop vivante Renée, et ne pouvait plus tolérer qu'un profane y touchât. C'est dit! Il la garderait! Et tant pis pour le roman! On n'a pas tant de joies en ce monde, qu'il faille bénévolement sacrifier un bonheur qui passe, tout fleuri de rêves... Le poète rangea ses papiers dans un carton où Renée demeura veuve, dans sa pureté, et le chef-d'oeuvre de Pierre Dufaure ne fut jamais écrit. LE FIANCÉ Mon avis? La matière est bien scabreuse, et nous sommes tenus, nous autres médecins, à plus de prudence que vous, dramaturges et romanciers! Assurément, la législation actuelle doit être et sera modifiée: l'intérêt général qui, dans les sociétés futures, prévaudra de plus en plus sur les intérêts particuliers, l'exige. Dans quelles mesures nous sera-t-il permis alors de dénoncer l'état de nos clients, lorsqu'ils sont un danger public? Je l'ignore. J'attends, et vous n'étiez pas né que j'attendais déjà. Alors, j'avais votre âge, et je jugeais de tout passionnément, avec cette intransigeante probité qui incite la jeunesse aux plus nobles actions et aux pires sottises. Je venais de terminer mon internat, et bravement je m'étais installé en plein Paris, n'ayant, pour noyau de ma clientèle future, que des espoirs et du courage. Je soignais les pauvres, car ceux-là ne nous demandent pas d'être célèbres tout d'abord. Le hasard, cependant, m'introduisit dans une maison riche; ma réussite date de ce jour, et vous imaginez avec quelle ardeur je me dévouais à délivrer ces capitalistes de leurs moindres malaises. C'étaient de braves gens, simples et bons, voire même compatissants, malgré leur immense fortune: car les richards, vous le savez, donnent cinq louis de leur bourse plus volontiers que cinq minutes de leur temps, et se croient charitables quand ils sont magnifiques. Ceux-ci étaient modestes, presque honteux de leur richesse, et respectaient tous les mérites sans savoir qu'ils possédaient les deux plus grands: la santé et la bonté. Ils m'accueillaient avec confiance, et je professais pour eux le culte qu'on doit aux fétiches, de la reconnaissance et même de la tendresse. La mère seule était de constitution délicate; la fille, le père, auraient découragé toute une Académie de Médecine, par l'insolence de leur superbe santé. Ah! la belle créature, que cette fille, le splendide chef-d'oeuvre! La nature et la société se mettent rarement d'accord pour doter un être complet, et les faveurs de l'une ne ratifient pas souvent les bienfaits concédés par l'autre. Ma petite cliente avait tout, le charme et la beauté, un organisme admirable dans une enveloppe exquise, un cerveau sûr et calme sous des torrents de cheveux, un estomac d'autruche derrière une poitrine de déesse, des dents de loup, blanches, et la joie de vivre, la bonne humeur imperturbable, la droiture de l'esprit, la franchise du coeur, un million de dot, et dix-huit ans! Ne croyez pas que j'en fusse amoureux: je l'admirais scientifiquement, comme un beau produit de la nature; elle m'inspirait cette sorte de vénération que méritent les forces, et que le paganisme grec accordait à ses demi-dieux. D'ailleurs, je ne la voyais que pour l'exercice de ma profession, ayant eu la prudence et le bon goût de me tenir, avec cette famille, sur une extrême réserve, et de ne point abuser du gracieux accueil qu'on me faisait dans la maison. Or, un jour, je reçus trois lignes du célèbre professeur R..., dont j'avais été l'interne pendant une année, à Lourcine: il m'invitait à lui rendre une prompte visite. J'accourus. --Mon cher enfant, me dit-il, les débuts d'un jeune médecin sont une affaire délicate. Je vous avise, et ne vous donne point de conseil. Répondez-moi franchement: n'avez-vous pas, dans votre clientèle, une jeune fille riche et qui va se marier? --Il est vrai, mon cher maître, que je donne mes soins dans une famille fort cossue, et qui possède, en outre, une fille d'âge nubile. --On ne vous a parlé d'aucun projet matrimonial? --D'aucun. --Faites qu'on vous en parle et tâchez qu'on ajourne. Le fiancé est mon client: c'est tout dire, et vous devinez son mal. Le jeune homme est dans un épouvantable état. Il m'a demandé s'il pouvait se marier, et je lui ai répondu qu'il ferait plus honnêtement d'assassiner quelqu'un sur la grand'route. Mais le gaillard ne m'a pas l'air bien convaincu; la dot le tente: il a dit: «J'attendrai.» Il n'attendra pas, je le sens. Il a, pour commettre le crime, une excuse d'un million. Je l'ai fait causer du mieux que j'ai pu, et il en a trop dit. Je n'ai pas cherché à connaître le nom de sa future, mais il a prononcé le vôtre. Je vous avertis. --Vous m'effrayez, mon cher maître. La jeune fille à laquelle je pense est un prodige de santé... --Sauvez-la donc. --Que puis-je faire? --Ce que vous pouvez? Rien. Ce que vous devez? Tout. Je mets une vie entre vos mains, plusieurs vies, car, s'il naît des enfants, pauvres petits, je les plains! --Je vais... --Prenez garde aux imprudences! Si la loi morale, en de tels cas, nous oblige à parler, la loi sociale nous interdit de le faire. Soyez habile: obtenez des renseignements qui ne soient pas des confidences; le jeune homme ne vous a pas livré le secret de sa maladie, et vous êtes libre devant lui. Allez. Bonne chance. Au revoir. Je revins à pied, pour réfléchir mieux: la marche aide la pensée. J'allais d'abord très lentement, et cela vous indique que je ne savais à quoi me résoudre; au bout d'une heure, je marchais délibérément, et cela prouve que j'avais enfin une idée nette, un but certain. Quand vous voulez savoir si une action vous plaît sans réserve, observez vos pas: ils vous renseigneront. Observez surtout si vous tournez les obstacles par dextre ou par senestre: lorsque vous évitez les passants en appuyant sur votre gauche, l'action est veule, l'âme indécise; mais quand vous poussez à droite, tout va bien, et vous êtes fort. J'arrivai chez le père: je n'eus pas grand mal à obtenir l'aveu du mariage projeté, car le brave homme en était tout heureux. Je me permis cependant quelques discrètes objections, relatives à l'âge de la fiancée, aux périls d'une maternité hâtive. --Plaisantez-vous? Ma fille est un colosse. Je me rabattis sur un autre thème: je parlai du jeune homme, du célibat, de la vie moderne, des restaurants de nuit, des accidents possibles, de la circonspection qui s'impose au père de famille... --Écoutez, docteur: je ne partage pas vos craintes, mais je vous en sais gré, comme d'un témoignage de sympathie. Je vous enverrai mon gendre, et je ne doute pas qu'il consente à vous rendre visite: confessez-le. Deux jours après, je vis entrer dans mon cabinet un beau gars, brun, solide, élégant d'allure, clinquant de breloques, mais de regard louche, de parole hésitante, et qui ne me plut guère. Il m'apprit, avec un sourire fat, qu'il allait prochainement épouser ma jeune cliente et qu'il s'en louait fort. Je lui demandai froidement ce qu'il désirait de moi; il répondit, net et vite, comme on récite une leçon: --Mon Dieu, rien, docteur, rien, pour moi! Mon beau-père a paru souhaiter cette démarche de ma part, et les scrupules d'une famille, en pareil cas, sont trop légitimes pour qu'un galant homme se refuse à l'ennui de subir un dernier examen: j'en ai déjà passé plusieurs, car le siècle est aux examens, et je ne m'attendais point à celui-ci. Néanmoins, disposez de moi. Je le retins une heure. Il se prêta aux plus minutieuses enquêtes. Son état sanitaire me parut être irréprochable. Cependant, je ne pouvais concevoir que la vieille et sûre expérience de mon maître se fût trompée dans son diagnostic. Force me fut donc de conclure que je m'étais alarmé à tort, et que le malade du professeur R... n'avait rien de commun avec le fiancé de ma belle cliente. --Allons, me dis-je, le coureur de dot fut plus avisé que nous ne pensions: il nous a prudemment lancés sur une fausse piste, et n'a donné mon nom que pour mieux cacher tous les autres. C'est un misérable, mais c'est un malin. Je communiquai au père le résultat de ma consultation: il fut charmé. Le mariage se fit. Je n'y assistai point. Si les médecins se rendaient aux mariages et aux baptêmes, ils s'obligeraient du même coup à fréquenter les enterrements, où leur présence est mal venue. Les nouveaux époux partirent en voyage, et huit mois se passèrent. J'oubliais cette histoire. Brusquement, on m'appela auprès de la jeune femme, que je trouvai chez son père. Je la vis, méconnaissable. Elle était enceinte: maigre, avec un teint de cire, des orbites caves, un oeil vitreux, la lèvre rongée. L'effondrement de cette beauté m'atterra. Quant à la nature du mal, dispensez-moi de vous la dire: elle ne permettait aucun doute. Une angoisse me prit, avec la notion de ma responsabilité. Eh quoi? J'avais donc mal examiné l'assassin dénoncé par mon professeur, et je n'avais rien vu? On m'avait averti et je n'avais rien su voir! Mon aveuglement, ma présomption, ma sottise m'avaient fait complice du crime! Ah! je vous prie de croire que j'ai passé là le plus cruel instant de ma carrière médicale! J'aurais tué le mari, pour me venger de moi! Par bonheur, le bandit ne se montra point. J'examinai la malheureuse: son enfant était mort. Il fallait, en toute hâte, procéder à la délivrance. Je demandai le secours d'un professionnel. Bien m'en prit: la pauvre femme mourut trois jours après l'opération. Je reçus son dernier soupir. Le père et la mère sanglotaient, aux deux extrémités de la chambre, sur des fauteuils, espérant encore, quand leur fille était déjà morte. Au bord du lit, un petit homme terreux et blond, à genoux, pleurait. Quant au mari, il persistait sagement à demeurer invisible. J'hésitais à porter aux parents la désespérante nouvelle. --Monsieur, dis-je au père, je désirerais parler à votre gendre. --Est-ce que... elle est... elle est... perdue? --Votre gendre, monsieur, s'il vous plaît? Le père étendit la main dans la direction du petit homme agenouillé près du lit, et je ne comprenais pas. Tout à coup, j'eus peur de comprendre. Je fis trois pas vers l'homme blond et lui touchai l'épaule: il se redressa. --Vous êtes, monsieur, l'époux de... Il se leva, faisant de la tête un signe affirmatif, et je le vis en face. --Ce n'est pourtant pas vous, monsieur, que j'ai reçu dans mon cabinet. Il remua la tête, de droite à gauche, pour dire: «Non». --Alors, monsieur, vous m'avez envoyé quelqu'un à votre place? Il remua la tête, de haut en bas, pour dire: «Oui». LE BALLON Il y a quarante années de cela, mais je m'en souviens mieux que d'hier. J'avais neuf ans. Je n'ai jamais connu ma mère, ou du moins il ne m'en reste aucune mémoire. Quant à mon père, il était assurément très bon, très tendre, et je l'adorais, mais je n'osais ni le lui dire, ni le lui montrer: entre lui et moi, même lorsqu'il m'embrassait, toujours j'avais la sensation d'une distance inexplicable, mais que je m'explique à présent: cette distance, c'était sa pensée. Mon père, constamment, pensait; il vivait au fond de lui-même, avec son idée, et toutes les choses du monde passaient autour de lui, sans pouvoir pénétrer en lui. On raconte que, au décès de ma mère, on l'avait laissé seul près du cercueil, avant la levée du corps: lorsqu'on vint les séparer, on trouva, sur le drap mortuaire, des papiers épars et couverts de chiffres, avec mon père qui travaillait. Pourtant, il nous chérissait. Mais quand l'Idée s'installait en lui, elle supprimait tout: il vous regardait sans vous voir, il vous écoutait sans vous entendre. Je souffrais beaucoup de cette solitude: j'en souffrais à la manière des enfants, qui éprouvent les douleurs sans les analyser, et qui, jugeant les choses du monde sans même savoir qu'ils les ont vues, ressentent toute entière la tristesse de les comprendre. Lorsque, le soir, mon père venait border mon lit et me baisait au front, j'apercevais ses yeux fixés sur la muraille, et les fleurs peintes du papier semblaient l'occuper plus que moi: j'en avais le coeur gros, et je pleurais dans l'ombre, après son départ. Alors, étant seul, j'osais lui parler et me plaindre; je me confessais à lui, je lui jetais au cou mes deux petits bras maigres, je le suppliais de me border moins bien et de me voir un peu plus. Je me promettais de tout dire le lendemain; et, le lendemain, je n'avais pas plus de courage que la veille. Un jour cependant, mon secret éclata, avec mes sanglots, tout d'un coup: c'était pendant le déjeuner. Mon père, me voyant pleurer fort, m'examina avec étonnement. --Qu'est-ce que tu as, mon petit? Tu as mal? --Non, père... --Mais si, tu as mal, puisque tu pleures... --J'ai de la peine... Alors, les mains sur les yeux, je parlai, je parlai, avalant mes larmes, vidant mon coeur, et je parlais comme quand j'étais seul, le soir, dans l'ombre, car, à l'abri de mes mains, je me trouvais dans le noir, et je ne voyais pas mon père, qui ne répondait rien et me laissait parler. A la fin, je relevai la tête en tendant vers lui mes mains trempées de pleurs; alors je vis qu'il crayonnait sur la nappe des figures géométriques. Je me tus instantanément. Le chagrin de n'être pas compris est très profond chez les enfants. Le mien fut tel que je cessai de pleurer en même temps que de parler. Mon père n'avait rien entendu. Tout était à refaire, à redire, et je sentis nettement que désormais je ne pourrais plus renouveler la tentative. Ne croyez pas que j'en gardais de la rancune: le travail de mon père m'inspirait une vénération religieuse. Je retins mon souffle, pour contempler les raies de crayon sur la nappe, et la main savante qui les traçait, et le front incliné du chercheur. Je vois encore ce front blanc, avec un reflet de lumière au sommet; je le verrai toujours. Je venais d'apprendre, par divination, que le siège de la pensée est là, et c'était là-dedans que je voulais entrer, là-dedans que je n'entrerais jamais. Le reflet blanc, sur ce front, me semblait sortir de lui au lieu de s'y poser, et je le regardais briller, comme un rayonnement de la pensée intérieure. Je me disais: --Jamais je n'entrerai là; je n'en suis pas digne; quand mon père mourra comme ma mère, il partira sans savoir combien je l'ai aimé. Mon père avait, paraît-il, une maladie de coeur qui pouvait l'emporter brusquement: j'y pensai alors, en contemplant la petite lumière sur le crâne, et je songeais, avec angoisse qu'elle s'éteindrait un jour. Enfin, elle se déplaça: mon père avait redressé son visage et me souriait. Il découvrait ma présence. Puis il se souvint. --Ça va mieux, mon petit? Je répondis bravement: --Oui, père. --Eh bien! jeudi, tu viendras avec moi. --Dans le ballon? --Oui, mon petit. Il se leva, et jamais je n'ai vu sur sa face une telle expression de bonheur. --Écoute, dit-il. Il dressa la pointe de son index. Soudainement, je devins très heureux moi-même et très fier: une confidence de mon père allait descendre jusqu'à moi. Il dit: --Aujourd'hui est un grand jour: j'ai trouvé! Jeudi sera un plus grand jour: j'essaierai! --Avec moi? --Oui, mon petit, avec toi. Cette fois-là, je me jetai à son cou et je m'y accrochai; mon père aussi me serrait fort. Il m'étreignait sur sa poitrine, non pas comme un fils, mais comme une victoire, comme le triomphe de sa vie et le total de son effort, puisqu'il venait de verser en moi le secret de sa réussite. Non, ce n'était pas son enfant qu'il embrassait si bien, mais qu'importe? J'étais le premier près de lui: il m'associait à son front! Ah! le souvenir de cette minute-là m'exalte encore de joie et d'orgueil! De pareils instants effacent tous les chagrins passés. Naturellement, mon père ne me donna aucun détail sur sa récente invention. Il avait trouvé: cet avis suffisait à ma curiosité; il m'emmenait; cette promesse suffisait à mon orgueil, à ma gratitude, et j'en délirais. Songez donc! Accompagner, dans le premier ballon dirigeable, l'inventeur! A neuf ans, collaborer à la réalisation d'un rêve humain! Doter le monde d'une victoire sur les éléments! Je concevais déjà la portée de cette chose avec une précision que mon père lui-même ne soupçonnait pas. Les grandes personnes ne se souviennent jamais du travail qui se fit autrefois dans leur petit cerveau; elles ne daignent pas se rappeler que certains enfants pensent aussi bien que des hommes, et sentent mieux. Mon père tint sa promesse. Le jeudi, nous partîmes. Il m'avait fait monter d'abord dans la nacelle. Il souriait. Il ne parlait pas. Il aménageait des choses, vérifiait des outils, des ressorts, des soupapes, tirait sur des cordages; il se baissait, il se relevait. Je voyais autour de nous la foule silencieuse, du respect, de la crainte. On devisait à voix basse. On me montrait. J'étais fier. Mon père cria: --Lâchez tout! Je me sentis lancé en l'air, comme par une fronde, et la respiration me manqua: j'avais fermé les yeux, cramponné mes deux mains au rebord du panier, fléchi sur les genoux pour me cacher. A vrai dire, j'avais peur. Je voulus murmurer: --Père... Le mot ne fut qu'un souffle entre mes lèvres. Après un instant, j'osai respirer; ensuite, j'osai entr'ouvrir les paupières, timidement: entre les brins d'osier, j'aperçus des toits qui fuyaient; je refermai les yeux. J'entendais, derrière moi, les pas de mon père, qui allait d'un objet à l'autre, et travaillait; j'eus honte de ma lâcheté: j'ouvris les yeux, tout grands, et je me dressai de toute ma taille, pour voir. Le sommet de ma tête dépassait à peine la rampe. Je me haussai sur la pointe des pieds... Là-bas, à gauche, des toits bleus avec des reflets ressemblaient aux vagues d'un petit lac, et les rues étaient minces, entre les maisons écrasées. Un beau fleuve s'en allait très loin, avec des courbes. Plusieurs bois faisaient des taches bleues. Un bruit imperceptible nous parvenait encore de la ville. C'était si beau, si grand, ce spectacle, que l'admiration dispersa ma peur, comme le vent balayait les brumes. Je voyais les brumes ramper, au-dessous de nous, comme des bêtes, et ces reptiles blancs me semblaient être les seuls habitants de la terre azurée. Nous entrions dans le ciel. Je regardai mon père: il me parut un dieu. Il avait les sourcils froncés, les narines dilatées; il travaillait, sans me voir, sans rien voir. Nous montions. Nous courions, portés par le vent. Les heures passaient, et les pays. --Père... --Quoi? --Je voudrais faire pipi. --Fais. J'eus envie de rire, et je ris, en imaginant que les hommes, sur la terre, diraient: --Il pleut. Le soir, nous vîmes la mer: le soleil s'y couchait. --Oh! père, que c'est beau! Il ne m'entendait pas. Cependant je respirais avec difficulté. Je ne savais pas que l'air se raréfie dans les hauteurs. Je me crus malade, et aussitôt je regrettai d'avoir encombré mon père de ma présence. Je n'osais l'occuper de moi, l'appeler à mon aide. Je le vis debout, arrêté, la main gauche à plat sur sa poitrine. --Père! Tu as mal? --Oui, c'est le coeur. Moi aussi, je commençais à souffrir. Mes tempes battaient. Le dos me faisait mal. Ayant passé la main sur ma bouche, je constatai avec épouvante qu'elle était pleine de sang. --Père! Il ne répondit pas. Affairé, il appuyait sur des manivelles, et ses gestes étaient hâtifs, fiévreux. Il se leva pour saisir un filin: au dernier rayon du soleil, je vis son front très pâle, et deux taches de sang sur le coin de sa bouche. --Père! Il ne répondit pas. Il tirait sur la corde, de toutes ses forces, et respirait bruyamment. Je tendis les bras vers lui, et je voulus me rapprocher de lui. Était-ce pour l'aider ou pour implorer son secours? Je ne sais pas. Je ne me souviens plus de rien: une torpeur m'avait pris. Je crois que je tombai en avant. Un bambin de neuf ans n'a pas la résistance d'un homme. Sans doute, je suis resté longtemps évanoui... Quand je revins à moi, il faisait nuit. Un balancement doux me berçait dans l'obscurité. J'eus d'abord quelque peine à comprendre où je me trouvais. Dans les ténèbres bleues, l'enveloppe de notre ballon, illuminée d'un côté, dessinait, au-dessus de ma tête, un énorme croissant de lune, horizontalement couché. Peu à peu, je me rappelais: l'invention de mon père, notre départ au matin, la journée dans l'espace. Je crus avoir dormi, et que mon père dormait encore. Mais, tout à coup, je me souvins de sa silhouette dressée dans le soir, des gestes violents que ses bras avaient faits pour tirer une corde, et de son masque angoissé. J'appelai: «Père!» Accroupi en face de moi, dans l'ombre, il ne bougeait point. Sa tête penchait sur son épaule. Je me traînai vers lui. Je le touchai. Dès que je l'eus seulement effleuré, il tomba sur le côté. Son front, en heurtant le plancher, sonna. J'avançai le bras pour lever sa tête, et je commençais à le glisser sous la nuque; mais, au premier contact, je retirai ma main avec horreur. La peau était glacée. Tout de suite, j'eus la sensation que mon père était mort. Je poussai un grand cri, et je me soulevai pour fuir; l'effroi me donnait des forces, je me hissai jusqu'au bordage. La mer, en bas, très loin, comme un grand cirque, était toute ronde au-dessous de nous, toute noire avec des reflets de lune, et des nuages blancs qui rampaient sur elle. Ai-je pensé quelque chose? Je ne crois pas. Le vent nous emportait avec les nuages. Il fit tourner le ballon, et la lumière livide de la lune vint tomber sur le front de mon père. Ses yeux, restés dans l'ombre, étaient creux, mais ouverts, et me regardaient fixement. Sous le froncement des sourcils, ils avaient l'air de me menacer. Deux filets de sang, aux deux coins de la bouche, étaient durcis et violets. Je me reculai au bord opposé de la nacelle, pour être loin, pour ne pas voir: mais chaque fois que j'essayais de détourner mon regard, les prunelles fixes du mort, avec leur reflet de lune, me rappelaient impérieusement. Bien des fois, afin de les fuir, j'ai renversé la tête, et j'attachais mon attention à suivre, derrière le globe du ballon, la disparition des étoiles qu'il cachait en passant. Mais la course des étoiles me donnait le vertige, avec une peur enfantine de m'accrocher à ces clous, d'y déchirer notre enveloppe et de tomber du haut du ciel. Toujours l'oeil me rappelait. Je n'en voyais plus qu'un, maintenant. Le corps de mon père s'était insensiblement déplacé; la moitié de sa face se perdait dans l'ombre; mais l'oeil gauche, resté en lumière, paraissait briller davantage: il avait, à lui seul, l'éclat des deux ensemble. Il était plus terrifiant encore, et depuis que l'autre s'était éteint dans les ténèbres, j'imaginais que mon père venait de mourir un peu plus. Des heures s'écoulèrent, sans doute. Je grelottais de froid et d'épouvante. L'enveloppe du ballon, depuis que nous avions tourné, ne dessinait plus dans le ciel cet immense croissant lunaire qui m'était apparu au réveil; mais, à force de la contempler, je trouvais à cette masse oscillante un air de tournoyer sur sa pointe, comme pour me vriller au parquet; son poids cauchemardant m'écrasait la poitrine. Je ne constatais plus que cette menace, lourde, sur moi, et la prunelle de mon père, fixe, devant moi. Mon regard allait de l'une à l'autre, mais ma pensée engourdie n'accompagnait pas mon regard. A la longue, cependant, il se fit, entre ces deux visions, une espèce d'alliance qui les rapprochait jusqu'à les unir, à les confondre, et l'une devenait l'âme de l'autre. Comment dirai-je? L'une exprimait l'autre. On s'hallucine ainsi. Bientôt il me fut impossible de séparer ces deux objets de ma terreur. Est-ce que mon petit cerveau s'emplissait de folie, ou bien devenais-je, au contraire, d'une lucidité plus grande? L'oeil du mort, à force de fixité, semblait vouloir donner un ordre... Alors, je me soulevai sur les genoux. Positivement, je crois que mon père m'hypnotisait, et que j'ai obéi à sa volonté, plus qu'à la mienne. Car je me mis, sans l'avoir décidé, à refaire le dernier geste qu'il avait fait, ou du moins le dernier que j'avais pu voir au moment de m'évanouir... Je pris la corde, que je tirai à moi. Aussitôt, je perçus une descente brusque; mais en même temps un bruit lugubre, pareil à un râle, souffla sur ma tête, et je sentis dans mes cheveux l'haleine tiède de quelqu'un qui serait survenu au milieu des étoiles. Vous devinez bien que le gaz du ballon s'était échappé par la soupape; mais je n'en savais rien, et, dans l'atroce épouvante que m'avaient causée ce gémissement funèbre et cette haleine fade, je m'étais enfui vers un coin, derrière les caisses: je m'accroupis, et le temps passa. L'oeil me regardait toujours. Longtemps après, le ciel pâlit. Le froid se fit plus intense. Puis, le soleil surgit. Comme c'est bon, la lumière! Elle délivre. Je me crus sauvé. Les premiers rayons me réchauffaient déjà. La mer, au-dessous des nuages, restait sombre encore. L'enveloppe de soie prit des teintes de feu et le ballon monta comme une boule d'or qui renvoyait de la lumière. Mais j'étouffais davantage. Nous montions vite, je crois. L'oeil, éclairé, devint furieux. Pour ne pas l'irriter plus, je me levai, et, comme j'avais fait déjà, timidement, pour obéir, je pesai sur la corde: nous descendîmes. Cette fois, le bruit ne m'effraya plus, car j'en voyais la cause, et trois fois je recommençai. Je respirais plus à l'aise. Je compris que cette corde, tirée en bas, faisait descendre le ballon, et je m'étonnais de pouvoir, avec ma petite force, attirer cette grande chose. Je comprenais aussi qu'on respire mieux quand on descend, et je me rendais compte de la volonté que mon père avait eue de me sauver en me donnant son ordre. Notre chute traversa les nuages. La mer, fouettée par le vent, s'éveillait avec colère. --Si je descends encore, je me noierai... Mais l'oeil ordonnait sans réplique. --Mon père le veut! J'obéis autant qu'il ordonna. Pour le coup, j'avais trop descendu. La nacelle rasait les flots. Quand nous rencontrions la crête d'une lame, l'eau se précipitait en bouillonnant dans la cage d'osier, et son poids nous tirait en bas. Puis, au creux d'une autre vague, le panier se vidait en torrent, et, d'un saut brusque, nous remontions, pour être raccrochés bientôt. A chaque heurt, la nacelle virait, bondissait: mes mains déchirées s'agrippaient au bordage, aux cordages; je pendais comme un chiffon mouillé. Dans les minutes de répit, je me laissais crouler sur le plancher, résigné à mourir. Mais dès qu'une autre lame me submergeait, ma pauvre petite vie se révoltait encore, et de nouveau je me redressais, tendant la tête et les bras hors de l'eau. A peine délivré, je reperdais courage et je souhaitais la mort. Je fis néanmoins ce qu'il fallait pour vivre. La mer s'enrageait de plus en plus sous le vent qui soufflait avec une violence croissante. Un coup de houle ayant emporté deux de nos caisses, le ballon s'enleva sensiblement, et cet heureux accident me donna l'idée de jeter à l'eau quelques objets pesants. Mais je ne pouvais les porter. J'étais épuisé de fatigue. Je ne lançais par dessus bord que des choses légères. Pourtant, à force de patience, j'allégeai la charge du ballon. Les lames ne nous atteignaient plus. Je me couchai pour attendre la mort, et je me croyais tranquille, quand l'orage éclata dans toute sa fureur. Entre la mer folle qui grondait et les nues basses qui tonnaient, mon frêle esquif d'osier fuyait obliquement. Il ne me restait plus la force de rien craindre. A peine, je constatais les choses. A peine je m'en souviens. Ce que je me rappelle le mieux, c'est la brûlure des éclairs, dont la lueur m'entrait dans les prunelles et me zigzaguait sous le crâne. Je me cachai les yeux aux replis de mes bras; instantanément je m'endormis dans la tempête. J'ai dormi pendant des heures, réveillé mille fois par les ballottements et les chocs, et me rendormant aussitôt: des rêves affreux harcelaient mon sommeil. J'ai rêvé que mon père ressuscitait pour me réveiller, et me grondait de son regard mort; il me secouait les épaules, me poussait de son poing, de son pied, et me battait pour la première fois... A la fin, je me réveillai sous les coups, et je vis le pauvre cadavre qui se sauvait après m'avoir frappé, et qui roulait sur le plancher, dans la tempête finissante, allant d'un bord à l'autre, heurtant les caisses, s'enlaçant aux filins, se ruant sur moi de nouveau et s'en retournant encore, démenant en l'air ses bras raides, ruisselant d'eau, et la face tout écorchée. --Père, je t'en prie! Ne me touche pas! Ne me touche plus! Il revenait et me battait. Puis il se tassa dans un coin, la tête prise entre deux caisses, et il ne bougea plus. L'orage s'apaisait. La nacelle chavira moins. Je voulus en profiter pour fuir et sauter à la mer. Mais j'en étais trop loin, et je n'osai pas. Déjà la chaleur de midi, sous les nuages dispersés, avait regonflé le ballon, et l'emportait. L'idée de remonter là haut, avec le cadavre méchant, m'affolait d'épouvante; le bleu du ciel vide, comme un précipice à l'envers, me donnait le vertige. Je criais: «Non! Non! Plus!» Je pense que ce fut alors ma plus grosse terreur: jusque-là, je n'avais craint que de mourir, mais devant ce gouffre céleste qui s'ouvrait sur ma tête et qui nous aspirait, je crus, oui, tout d'un coup je crus que nous y remontions pour l'éternité, et que durant tous les siècles des siècles j'allais vivre avec ce cadavre. Frénétiquement, je me jetai sur la corde. Nous descendîmes, et pour aller mourir ailleurs, loin du spectre, j'escaladai le bord de la nacelle... Alors, j'entendis des clameurs. Un navire était là, tout proche, et le ballon courait dessus. On me cria: «A l'eau! Saute!». Je me jetai dans la mer. On me recueillit. Le ballon, délesté de mon poids, s'était enlevé, m'a-t-on dit, comme une flamme immense: car le soleil, dardant ses rayons sur lui, avait allumé de reflets l'enveloppe luisante et plissée. Pour moi, je n'ai rien vu. On m'étendit, à demi mort, sur le pont du navire, et couché sur le dos, j'aperçus mon père qui s'enfonçait dans les derniers nuages. LA VISION Parbleu, je le sais bien, que je suis un imaginatif! Je ne l'ignore pas, que mes nerfs et mon cerveau sont impressionnables à l'excès! Mais, quand vous m'aurez traité d'halluciné, de visionnaire, m'empêcherez-vous de souffrir? Croyez-vous donc que je ne me la crie pas, que je ne me la hurle pas, jour et nuit, cette vérité: «Tu es fou, inepte et fou, imbécile et fou!» Mais je souffre quand même, et les jours vont leur train. Pauvre Marguerite! Douce et chère victime! Je l'aimais trop! De toute mon âme, et de toute ma chair, surtout! Il me semblait qu'elle fût, non seulement le premier amour de ma vie, mais le seul. J'avais aimé, avant elle, bien des femmes, mais aucune autre ne m'avait si profondément possédé, envahi, et je sentais que toutes les fibres de moi, toutes les particules de mon être, les plus obscures, les plus intimes, mes muscles, mes nerfs et mes os, et tous les globules de mon sang, individuellement, étaient pleins d'elle, vivaient par elle, et n'aspiraient qu'à elle. Je sentais aussi que la même passion la tenait tout entière, comme moi, et même quand nous étions loin, nos deux corps, en dépit de la distance, ne faisaient qu'un seul corps; elle était pour ainsi dire la partie femelle de moi, et l'idée qu'elle pût appartenir à un autre homme ne venait pas à mon esprit, puisque son infidélité m'eût en quelque sorte livré moi-même et j'aurais tout su dans l'instant. Me tromper? Je savais bien qu'elle n'eût éprouvé, entre les bras d'un autre, que la honte et la douleur d'une profanation! A me trahir, ne se fût-elle point trahie en même temps, puisque nous ne faisions qu'un? Les lèvres d'un passant sur sa chair ne l'auraient-elles pas désolée aussi bien que les baisers d'une étrangère sur son amant, puisque nous n'étions qu'un seul être? Je n'avais donc aucune jalousie, aucune défiance, et je me livrais sans réserve, comme elle se livrait. J'étais le premier qu'elle aimât: non seulement aucune caresse ne l'avait effleurée, mais aucun désir, aucune pensée d'amour ni de coquetterie. Jusqu'au jour de notre rencontre, elle avait, dans une retraite quasiment claustrale, vécu sans connaître ni soupçonner la vie: son âme était toute neuve et sa chair ignorante; naïvement, son amour l'avait donnée à moi, avec toute la candeur et la simplicité des êtres trop purs pour imaginer la pudeur, et trop aimants pour concevoir la méfiance. Dans un grand abandon de nature et de tendresse, elle s'était livrée, sans croire que ce fût mal ou qu'il pût en être autrement: et tout de suite elle s'était épanouie d'extase, si bien qu'elle pensait avoir reçu plus qu'elle ne donnait, et qu'au sortir de nos étreintes, elle offrait de la gratitude, au lieu d'en réclamer. Ah! l'amour d'une vierge est une chose délicieuse et terrible, car la femme qui n'appartint jamais qu'à un seul homme reste pour lui perpétuellement vierge, et chaque fois elle semble se donner pour la première fois: sans doute, par une vaniteuse illusion de notre égoïsme, il nous plaît de croire que cette chasteté survit à nos caresses, et qu'elle ne pourrait être souillée que par les approches d'un autre. Quant à moi, j'éprouvais cette illusion avec une intensité toute particulière; puisque Marguerite et moi ne formions qu'un seul être, sa pureté ne pouvait pas plus être entachée par notre enlacement que par aucune autre fonction de son organisme, et notre amour, étant le principe même de la vie, ne souillait pas en faisant vivre. Subtilités, dites-vous? Rien n'est subtil dans l'âme humaine: les uns éprouvent des sentiments qui restent ignorés des autres, et toutes les émotions, toutes les croyances, tous les appétits qui se manifestent en nous ne sont jamais qu'une résultante logique et spontanée de nos forces individuelles. Avec cette foi dans l'amour de Marguerite, comment donc ai-je pu en venir où je suis? Moi qui n'aurais pas su l'insulter d'un soupçon, d'une crainte, et qui n'appréhendais pas même les lassitudes de l'avenir, moi qui aurais pu entendre impunément toutes les dénonciations et recevoir toutes les preuves, sans obtenir de moi autre chose qu'un sourire de certitude heureuse, comment ai-je pu inventer cet enfer qui nous brûle à présent et qui dévore toutes nos joies? La vierge n'est plus vierge, et nous sommes deux auprès d'elle! Marguerite n'est plus à moi seul, l'innocente n'est plus impeccable: la fidélité est morte, et la sainteté polluée! Par moi, entendez-vous? Par moi seul! Car c'est moi qui fis ce désastre! Nous avions passé, Marguerite et moi, un trimestre d'exquise intimité, dans un bois, au fond des Vosges, loin du monde, que nous effacions et qui nous oubliait. Par malheur, les vacances tiraient à leur fin: l'époque approchait de quitter notre bonne retraite pour rentrer à Paris où l'existence nous prendrait la moitié de nos heures. Nous en éprouvions tous deux une grande tristesse: mais celle de Marguerite, toute de douceur, s'humiliait dans la résignation, tandis que la mienne, nerveuse et maladive peut-être, s'irritait. Un soir,--c'était le 12 septembre, je m'en souviens,--l'orage qui pesait sur les arbres, sans pouvoir éclater, me tourmentait comme eux, et le malaise physique se joignait à mon déplaisir. Je m'endormis péniblement, la peau fiévreuse et les nerfs agités. Je fis un rêve épouvantable. Je sais maintenant que c'était un rêve, je l'ai même su pendant que je rêvais, mais la vision des choses me fut, dans le moment, si nette et précise, que je ne parvenais pas à me convaincre de leur irréalité. En ce rêve, je voyais, j'ai vu Marguerite, toute seule, dans une rue, longeant les murs et se retournant parfois pour regarder si personne ne la suivait: d'ordinaire, sa démarche est droite, franche, et son regard vise au loin, toujours en avant; mais cette fois, dans son allure et dans ses yeux, elle témoignait d'une incertitude presque semblable à de la fausseté. Cet aspect si nouveau me stupéfia, puis me troubla; et je fus d'abord inquiet pour elle, avec elle, comme si quelque péril l'eût menacée; et voilà que, tout d'un coup, sans transition, je me demandai pourquoi le mensonge n'habiterait pas derrière ce front blanc, aussi bien que derrière les autres. Je reçus, de cette pensée brusque, un choc si violent qu'il me réveilla. Je contemplai la douce enfant qui dormait, très calme, à mon côté, et je souris de mon effroi. Je me penchai pour mettre sur le front calomnié un baiser repentant comme une excuse, et je me rendormis bientôt. La vision revint. Cette fois, Marguerite s'en allait, les paupières baissées, sans doute afin de cacher la perfidie de son regard. J'avais beau l'appeler pour qu'elle levât les yeux sur moi: elle ne répondait point, et je compris que, par une de ces magies coutumières au rêve, j'étais invisible à côté d'elle. Je la suivis donc, sans aucune prudence, et je passais à travers les obstacles, ayant la légèreté d'un corps fluidique. Tout à coup, elle tourna sur sa gauche, avec la précision des gens qui font leur route habituelle, et entra dans une maison dont le long corridor était obscur et gras. Elle monta des étages. J'avais beau crier: «Où vas-tu?» Elle continuait l'ascension. Je m'entremêlais à sa marche, dans l'étroit escalier; elle ne me sentait pas, et je criais plus fort: «Où vas-tu?» Mais ce cri d'angoisse, que je voulais si violent, s'exhalait de moi comme un souffle d'enfant oppressé. Enfin, elle s'arrêta sur un palier: toute inquiétude avait disparu de son visage, et je revoyais dans ses yeux à demi-clos, sur ses lèvres entr'ouvertes, ce sourire d'expansion qui l'embellissait tant à l'approche de nos ivresses. Elle sonna; le bruit strident me réveilla pour la seconde fois. Marguerite dormait toujours à mon côté; ses lèvres entr'ouvertes avaient le même sourire, et je ne baisai pas son front. Penché sur elle, je la regardais respirer; son souffle, en me caressant le visage, chantait, perceptible à peine, haletant un peu, et dans cette musique tiède, je me rendormis encore. Du fond de mon sommeil, j'entendais toujours le câlin murmure de son haleine, qui devint pareil à un roucoulement de tourterelle. Je la connaissais bien, cette mélodie de volupté! Moi seul savais la faire naître dans la gorge palpitante de la bien-aimée, et la faire onduler sur ses dents lumineuses, et la faire monter dans l'alcôve, dont elle emplissait l'atmosphère! C'était notre bain d'amour, cette musique: je m'étais baigné dans ses ondes et je les avais bues de tous mes pores. Il me suffisait de l'entendre pour voir: et je vis! Le corps blanc, la douce poitrine, les bras affolés, les petits doigts qui se crispent en cherchant le ciel, la gratitude du sourire et l'abandon infini, je les ai vus! A qui donc s'abandonnait-elle ainsi? Je ne connaissais ni la chambre ni la couche. Et cet homme? --Rouvre tes yeux qui se révulsent! Je suis là! Je te vois! Tu ne sens donc pas que je suis près de vous? Certes, il la possédait, comme moi, et elle se donnait toute, comme à moi, avec les mêmes râles, les mêmes gestes, la même extase! Elle le pouvait donc, ce crime, et sa chair consentait, et son âme voulait! Ce n'était donc pas vrai, que nous fussions un seul être, et cette foi de ne pas ressembler aux autres couples, cette foi dont nous avions vécu tous deux, c'était donc un mensonge? --Lève-toi! Je te vois! Mes cris ne la troublaient pas plus que si des murs épais eussent été entre nous. --Marguerite! Quand même des millions de lieues nous eussent séparés, elle aurait dû m'entendre, elle aurait dû sentir que je criais! Pour que ma douleur n'arrivât point à elle, il fallait donc que plus rien ne subsistât, rien de commun entre nos âmes, et qu'il fût mort, qu'il fût oublié, l'être unique et double que nous étions, que nous avions été? C'était bien elle, pourtant! Mais il me sembla qu'elle avait vieilli un peu, de quelques années à peine, comme si cette chose se passait dans l'avenir... Est-ce que je voyais, ou bien je prévoyais? --Entends-moi! Sauve-toi! Tu ne m'entends donc pas? La belle fille nue tourna lentement la tête dans la direction de mes cris; entre ses cils qui tremblaient, son regard éteint coula vers moi, et se reposa sur mes yeux, avec tranquillité: elle me vit à son tour, et me sourit, comme à un souvenir... Puis elle détourna son visage, et furieusement lança ses bras au cou de son nouvel amant. Je faisais d'immenses efforts pour m'arracher de ma place, courir vers le lit: mais j'étais une statue de plomb, pour assister à leurs infatigables baisers, qui recommençaient toujours. Je me disais: «Je dors, je rêve». Je tendais toute ma volonté, je crispais tous mes muscles, pour sortir du cauchemar, m'éveiller, me délivrer. Mais tout aussitôt, le spectacle d'amour me reprenait, par l'intensité de sa vie et l'atroce précision des gestes, qui m'imposaient de croire à leur réalité. * * * * * Comprenez-vous? J'ai trop bien vu: je ne peux plus ne pas voir. Je vois sans cesse. Surtout quand elle s'abandonne, quand son haleine roucoule entre ses dents lumineuses, quand ses petits doigts se crispent pour s'agripper au ciel, quand son regard éteint coule entre les cils qui tremblent, je me rappelle! Elle m'a trompé! Devant moi, malgré mes supplications, sans pitié pour ma torture, elle m'a trompé, et certes elle ne peut pas dire que je n'existais plus, puisqu'elle a souri vers mon souvenir, et qu'elle s'est souvenue pour mieux embrasser l'autre. Alors, quoi? Rien ne dure? L'impossible est possible, et la foi, c'est un leurre? La foi, c'est un mensonge? Le rêve seul, direz-vous, a menti? J'ai rêvé; rien de plus, et je tiens pour réalités les mirages d'une imagination qui délirait... Oui, j'ai rêvé, et le rêve n'est qu'une idée. Mais la confiance n'est qu'une idée aussi, une simple conception du cerveau, née de moi tout comme mes songes, semblable à eux et n'ayant pas plus qu'eux une réalité tangible. C'est simple: une idée a tué l'autre. La foi est morte. L'illusion de jadis, qui peut-être était mensongère, n'existe plus; elle est remplacée par une illusion nouvelle, qui peut-être est trompeuse. L'ancienne valait mieux, mais je n'ai plus le choix. Je n'ai jamais eu le choix: ceci s'est substitué à cela, sans mon consentement. Nous ne reviendrons pas en arrière. J'en souffre beaucoup. Marguerite souffre autant que moi, et même davantage: je lui ai tout avoué, après m'en être longtemps défendu. Elle pleure, ce qui la vieillit imperceptiblement et la fait ressembler plus encore à la femme dont les yeux mi-clos se sont souvenus de moi, au moment... C'est bien triste de songer qu'elle me trompera! Cependant, chaque mois je souffre un peu moins, tandis qu'elle souffre un peu plus. Je sais bien que je suis injuste, et je lutte. A force de lutter sans résultat, je m'énerve dans l'impuissance, et j'en garde contre la pauvre fille une espèce de rancune obscure. Je crois que je l'aime moins. Elle le sent. Notre bonheur est cassé. Un de ces jours, évidemment, on se quittera. CURIEUSE Voilà ce qui vous trompe! J'ai été amoureux: non pas à chaque printemps, comme vous, qui comptez par vos passions les années de votre jeunesse et qui changez d'amours autant de fois que les jardins changent de fleurs. J'ai aimé une femme, une seule, mais avec autant d'extase que vous avez pu en dépenser pour toutes les vôtres ensemble. Je l'ai chérie tendrement et désirée ardemment, mais ne l'ai jamais possédée, et l'histoire fut assez tragique pour me dégoûter de renouveler cette épreuve. Comment cela me vint-il? Au bal. Nous sommes, nous autres marins, des espèces de moines qui vivent dans le rêve, et notre vaisseau, exilé pendant des mois sur le désert des océans, ressemble à un cloître plus qu'à une caserne: on y peut méditer dans le recueillement, et vous croirez sans peine que cette solitude en face de l'infini exalte chez nous toutes les forces latentes et les exaspère dans l'inaction. Car l'espace, tour à tour, nous invite par sa magnificence et nous repousse par son immensité; dès qu'il nous a grandis, il nous rapetisse jusqu'au néant, il nous appelle hors de nous pour aussitôt nous refouler en nous, et notre misérable essor ne s'élance vers lui que pour se replier humblement. Avec la constante notion de n'être qu'un atome, comment entretenir, devant la mer, devant le ciel, les mesquines préoccupations du monde? Elles n'osent remonter à fleur d'âme, et elles meurent de honte, dans leur nuit... Alors, avec nos aspirations sans but et nos appétits sans pâture, nous nous ramassons au fond de nos consciences, en sorte que vraiment nous sommes des concentrations d'humanité et les thésauriseurs de nous. C'est ainsi que la mer et le ciel font de nous autres les amoureux par excellence, très riches et très naïfs, et si j'étais femme un peu idéaliste, je souhaiterais l'amour d'un marin... Tout cela me fut dit excellemment par mademoiselle Lucie R..., entre deux valses, au bal de l'Amirauté. Cette étonnante jeune fille me charma par la finesse de son esprit: elle avait, en toutes matières, des compréhensions rapides, subtiles, et une pénétration psychologique bien rare pour son sexe et son âge; ce qu'elle ne savait pas, elle le devinait au moment de l'entendre, et lorsqu'elle avait demandé les raisons d'une chose, il suffisait d'en commencer l'exposition pour qu'elle achevât le travail, si bien que sa prompte intelligence terminait vos phrases lorsque vous les cherchiez encore. Cela n'offusquait point, tant cette jolie personne y mettait de gentillesse et de gaieté; on ne percevait en elle aucune prétention, aucune vanité, mais un besoin de se dépenser, d'aller vite, d'en finir, et cette hâte avait le charme d'une confidence: auprès d'elle, on pensait à deux, on était deux, on était ensemble et amis. Je suis pourtant timide, surtout avec les femmes. Mais elle avait je ne sais quoi d'engageant, qui rassurait, et je me mis à lui répondre ce qu'on ne répond qu'à soi-même. Sans me souvenir que j'avais devant moi une femme, presque une enfant, je racontais ce qu'il lui plut d'apprendre sur le monde ou sur moi, et je me confessais sans m'en apercevoir. Elle était curieuse de la vie, des émotions inconnues d'elle et des pays lointains, de tout ce qu'elle ignorait et de tout ce qu'elle n'avait pas. Ses yeux interrogateurs disaient l'exubérance de la sève emmagasinée dans ce petit être en attente de la vie. Ah, cette enfant eût fait un beau marin! On la sentait décidée, héroïque, capable de tous les courages, prête à tous les assauts, avide d'agir, et impatiente! Coquette? Nullement. Très vivante, et c'est tout: peut-être un peu trop vivante pour une fille. Huit jours, sans relâche, je pensai à elle; et, quand je la revis, je lui dis: --Je vous aime. Elle eut un instant d'émoi, et fronça un peu les sourcils, à peine, comme on fait en recevant un choc léger, mais imprévu. Puis elle se moqua de moi, gentiment, battit de l'éventail son genou, les plis de sa robe, et bientôt parla d'autre chose. Deux semaines plus tard, elle me demanda en souriant: --Et ce grand amour? Je répondis: --Je vous aime. J'étais grave, et elle ne sourit pas davantage. A mon tour, je parlai d'autre chose. Mademoiselle R., m'avait présenté à ses parents, braves gens éblouis d'elle, qui lui obéissaient avec reconnaissance, et qui, ne croyant qu'au bien, laissaient à leur fille une liberté trop grande. L'enfant gâtée allait et venait à son gré, sans contrôle, et ces trois êtres s'aimaient bien. Une complaisance perpétuelle réglait tous leurs rapports et chacun n'avait souci que des autres: l'intimité de ce foyer était reposante et douce; je me plaisais à y revenir. De leur côté, le père et la mère m'accueillaient avec bienveillance, et des liens d'amitié s'établirent bientôt entre eux et moi. Me considéraient-ils comme un gendre possible? Je crois que tout calcul était absent de leur esprit et que d'ailleurs ils appréhendaient le mariage de leur enfant bien plus qu'ils ne le désiraient. Leur sympathie était sans arrière-pensée. Ils me témoignaient de la plus entière confiance: on nous laissait seuls, parfois, pendant des heures, à la maison ou dans la campagne: je n'aurais eu garde d'en abuser, et ma réserve se faisait d'autant plus rigoureuse qu'on nous donnait une liberté plus grande. Cependant, le charme m'avait pris chaque jour davantage; je ne cherchais plus à résister au sentiment qui me portait vers la jeune fille. Ce que j'avais pu voir et juger des siens achevait ma décision, et je ne souhaitais rien tant que d'être agréé comme un fils dans une famille si tendrement unie et de simplicité si probe. Tout à coup, mademoiselle Lucie devint triste. Oui, tout à coup. Du jour au lendemain, ce fut une autre femme. Elle ne riait plus, n'interrogeait plus; elle pensait en dedans, et m'évitait. Elle évitait sa mère. Elle qui, d'habitude, se précipitait vers tout, soudainement semblait se détourner de tout. On la crut malade: elle en avait l'apparence. On voulut appeler un médecin, mais elle protesta violemment, avec une terreur qui nous étonnait. Sa mère me dit: --Je l'ai entendue pleurer, cette nuit. J'essayai de questionner la jeune fille, qui m'avait questionné tant; mais son regard fuyait devant le mien. --Mademoiselle Lucie, écoutez. Vous désolez vos amis. De quoi souffrez-vous? Parlez! N'avez-vous point confiance en moi? Je vous aime, Lucie... Des larmes me montaient aux yeux; elle les vit et se retint de pleurer. Elle posa sa main sur la mienne, puis, avec effort, elle murmura: --Ne m'aimez pas... Ce fut une parole à peine distincte, et je repris: --Voulez-vous être ma femme, Lucie? Ses épaules eurent un frémissement, et son front devint douloureux. Elle me regarda en face, et dit: «Merci». Ensuite, elle baissa les yeux et ajouta: --Non. --Pourquoi? Elle s'éloigna sans répondre. A quelques jours de là, je lui dis encore: --Pauvre Lucie, je vous aime. Soyez ma femme. Elle répondit: --Non. Je ne suis pas un fat, et pourtant son refus me semblait chargé de regrets. J'essayai, pendant plusieurs semaines, d'accepter mon échec et de me résigner. Je n'y parvenais pas. Je résolus de me déclarer à la mère, qui fut toute surprise et joyeuse. Elle me promit de parler à sa fille. Le lendemain, on nous laissa ensemble, comme il arrivait souvent. J'étais plus ému qu'à l'ordinaire, car je sentais qu'un événement grave allait se produire, et que les paroles dites cette fois seraient irrévocables. Après un long silence, je hasardai timidement une phrase: --Votre mère vous a dit?... Elle tremblait. Elle répondit: --Vous le voulez donc? --Je vous aime. Je tremblais comme elle. Lucie se jeta dans mes bras, et vivement, dans un élan de son coeur, elle dit tout bas à mon oreille: --Ne pleure pas! Je t'aime! Elle ajouta encore: --Je ne voulais pas, cependant. --Pourquoi, Lucie? --Je ne voulais pas, mais je vous aime. Dès lors, tout changea. Ce fut, en la jeune fille, une joie de décision prise, et quelque chose comme la fin d'une lutte pénible. Une ombre, parfois, revenait encore sur ce petit front adoré, mais Lucie reprenait ses couleurs, et le goût de vivre, à nouveau, crépitait dans ses yeux. Cette renaissance nous comblait tous de joie: je devins un dieu pour l'excellente mère et pour le brave homme de père. Le temps de nos fiançailles fut une époque délicieuse, si douce que je n'arrive à me la rappeler qu'avec épouvante. Je suis bien sûr que Lucie m'aimait: de cela, je ne peux pas douter, je n'en ai pas le droit. Elle m'aimait de tout son coeur jeune, avec tendresse, avec emportement, avec reconnaissance, et même avec respect; que dis-je? même aussi avec de la crainte. Ma fiancée avait des alternances de joie et de tristesse, et sa joie était du bonheur, mais sa tristesse parfois ressemblait à de l'angoisse. Elle me dit, un jour: --Vous auriez bien de la peine, si je mourais? Souvent, elle me baisait les mains; elle répétait souvent: «Pauvre ami...» Mais ensuite, elle riait, toujours un peu fébrile, et, comme aux premiers jours, m'interrogeait sur mille choses, avec une hâte nerveuse de connaître et de posséder. C'est ainsi qu'elle exigea d'être conduite chez un de mes amis, médecin-major qui s'occupait de radiographie: elle voulait voir sa «tête de mort», et battait des mains à cette idée. --Vous regarderez bien, pauvre aimé, et quand je serai dans la terre, vous pourrez mieux imaginer votre Lucie sous son nouvel aspect. --Il pourrait même, dit le major, avoir sur son coeur la photographie de votre gracieux squelette. Elle s'écria: --Oui, oui! Je le veux! Il fallut se résigner à ce caprice, et nous fîmes le cliché macabre. --Mademoiselle, dit le major, je le développerai ce soir et vous aurez demain votre terrible image. Elle se récria: «Non! Pas vous! Lui, seulement... Nous deux, seulement, nous le verrons.» Très grave, elle ajouta: «Demain.» Puis, en riant: «Ne faites-vous donc pas aux femmes l'honneur d'être tant soit peu jaloux, vous qui livrez à vos amis les mystères d'une fiancée?» On enferma soigneusement le cliché dans une boîte que je pris. Lucie était contente, au retour, et, avec sa jolie voix de fauvette, elle conta l'escapade à sa mère; mais la bonne dame désapprouva l'expérience, tout doucement, et je pensais comme elle. Lucie cajolait: --Ne gronde pas, maman! C'est si amusant de savoir! --Ah! curieuse, dis-je, la curiosité vous jouera quelque méchant tour. Nous remarquâmes alors que Lucie était blême: je n'imaginai pas une minute qu'un propos si banal pût avoir le moindre rapport avec ce malaise subit; il dura peu, d'ailleurs. Ma fiancée reprit son entrain naturel, et jamais elle ne s'était montrée pour moi plus affectueuse ni meilleure. Elle me prit dans un coin et me parla à voix basse: --Je vous dirai quelque chose, demain. Il faut que je vous dise quelque chose... Vous ne serez pas trop méchant? Je répondis: --Je vous aime, Lucie. Elle dit: --Je t'aime et n'ai jamais aimé que toi. Ce fut un soir heureux. Ce fut le plus parfait et le dernier soir du bonheur. A peine avais-je quitté la maison de ma fiancée que, dans la rue même, j'appris une terrible nouvelle qui, en d'autres temps, ne m'eût causé que de la joie, et qui sonna dans mon coeur comme une annonce de mort: l'escadre, commandée en hâte, partait pour l'Afrique australe, le lendemain! Pour combien de temps? Des mois, et c'était la guerre imminente. Comment, à Lucie encore souffrante, porter cette nouvelle? Immédiatement et en secret, j'avisai la mère, qui fut épouvantée. A la pointe du jour, quand je dormais encore, ma porte, dont la clef restait toujours à la serrure, s'ouvrit, et Lucie apparut: --Vous, ici! Elle se jeta dans mes bras en pleurant. --Je t'aime! Je t'aime! Ne pars pas! Elle était folle; elle m'étreignait, sur mon lit. --Je t'aime! Tu ne me retrouveras plus, si tu pars! Défends-moi! Sauve-moi! J'avais pris sa pauvre tête dans mes mains, et je baisais ses yeux en larmes, son front malade, en essayant de trouver et de dire ces vagues paroles qui veulent consoler. Mais elle: --C'est des mots! C'est des mots! Je suis perdue! --Douce chérie, je reviendrai... --Mais je n'y serai plus, moi! Tu ne me trouveras plus! --Pourquoi dire cela? --Pour t'apprendre la vérité! --Calmez-vous, Lucie. --Il ne veut pas entendre! Je te dis que je la porte là, ma mort, là! Tiens, là, ma mort, là! Elle frappait son flanc de sa main gauche. --Et je te dis encore que tu peux me guérir, toi, et que tu le pourrais, si tu voulais, et que sans toi, je vais mourir! --Lucie, tu m'épouvantes... --Alors, reste! --Je dois partir. Elle se roulait sur mon lit, et, toute tremblante, elle balbutia: --Avant la mort, je t'en supplie, prends-moi toute, avant que je meure! Mon Dieu! Comme cette prière était chaste, et douloureuse, et navrante! Je pleurais, moi aussi, de l'entendre s'offrir, dans l'affolement de son angoisse. --Pour que je puisse te dire le secret de mon coeur, le secret qui m'emporte, prends-moi, et je te le dirai, si bas, si près... Vous pensez bien que je n'eus pas la lâcheté de trahir cette détresse, en abusant d'une vierge. Elle proférait des paroles dénuées de sens: --Je mourrai plus contente si tu connais ma peine et si tu m'as dit de mourir... L'ordre de toi, et je mourrai heureuse! Ses petits poings battaient le lit, battaient son front. --Pitié! Prends-moi! Je mourrai contente si je meurs de t'appartenir. Je parvins à la transporter sur un fauteuil, où elle demeura, les bras pendants, la tête renversée, les yeux clos, la bouche entr'ouverte, et toute la face baignée de pleurs. A travers des sanglots, elle râlait: «Morte... je suis morte... je l'aimais pourtant bien... Je ne le verrai plus...» Je la ramenai chez elle. La scène des adieux fut terrible. Lucie s'accrochait à mon vêtement. Elle criait: «Retiens-le, maman, si tu veux que je vive!» Je partis. J'appris sa mort, par le premier courrier qui nous vint de France. Je ne me marierai jamais. Durant des mois, j'ai promené ma désolation sur les mers. Le monde était vide. L'horizon nu me navrait, à force de ressembler à ma vie. A quoi bon changer de place et filer devant soi, puisque la compagne promise n'était plus au bout du chemin? Je ne concevais sans elle aucune existence possible. J'ai souhaité la mort. La mort ne vient jamais à ceux qui la demandent. Nous rentrâmes en France. J'allai voir les parents de Lucie, qui m'embrassèrent en pleurant. A certains propos de la mère désolée, je crus comprendre que Lucie, elle-même, avait voulu disparaître... S'était-elle donc tuée? Je crus le comprendre, à certains propos de la mère. La pauvre femme avait compté sur moi pour l'éclairer; elle se torturait l'esprit à chercher une raison plausible du drame, à découvrir la cause. Un jour, parce que la petite âme en avait exprimé le voeu, je résolus de développer le cliché radiographique. N'avait-elle pas dit: «Ainsi, vous me verrez telle que dans la tombe...» Lentement, sur la plaque, apparut l'image du petit squelette, et je songeais: «Telle, en effet, tu gis maintenant sous la terre, pauvre chérie, sans avoir vu ta sinistre image que tu voulais connaître, ô curieuse qui voulus tout connaître, même la mort.» Mais, tandis que j'examinais le cliché et que, de plus en plus nettement, la silhouette lugubre se dessinait dans les brumes, une horreur me serra la gorge, et je me penchai pour mieux voir... Je doutai d'abord, et bientôt je ne pus douter plus longtemps. La vérité surgissait, précise, et je compris pourquoi Lucie s'était tuée avant mon retour. Car, entre les deux os iliaques, tout menu et replié sur lui-même, un squelette d'enfant dormait dans le ventre de sa mère. STÉRILITÉ Que ma femme m'ait trompé, je ne le nie point; mais que je lui en veuille ou que je l'en blâme, c'est faux. Je n'en ai pas le droit. J'ai mérité ce qui nous arrive: elle en est victime plus que moi, et je serais une brute si je me permettais de me plaindre avant de la plaindre. Depuis sa faute, elle n'est pas heureuse, elle ne l'est plus, elle ne le sera jamais, et c'est ma faute! J'ai gâté, par ma sottise, la vie de cette chère et délicieuse enfant dont j'avais la garde et le soin; cette pauvre petite âme, si pure, si honnête, si naïvement sincère, je l'ai dépravée sans le vouloir, je l'ai conduite à sa misère. Ah! je suis un bien grand coupable! Mon Dieu! j'ai mon excuse, aussi. J'ignorais trop les femmes, et je n'ai pas compris la mienne. Est-ce bizarre, qu'on puisse être à la fois et capable et stupide? On m'accorde, dans le monde, le renom d'un esprit éclairé, sagace, pénétrant: on a bien tort, et si l'importance de mon oeuvre scientifique m'a rendu célèbre, si elle profite au monde entier, si les qualités de mon intelligence ont servi à tous, elles ont du moins desservi un homme sur la terre, et c'est moi. La logique m'a perdu: il ne faut pas trop de logique avec les femmes! Mais comment pouvais-je deviner? J'ai toujours vécu dans l'étude et dans l'abstraction. Niaisement, j'ai considéré la sensibilité féminine comme une formule avec des chiffres, que l'on peut traiter par l'algèbre; mais j'oubliais une _donnée_, et le savant travaillait en écolier. Dire, pourtant, que j'ai cru remplir un devoir! Je fus criminellement loyal. Jugez-en. * * * Madeleine était beaucoup plus jeune que moi; je l'avais connue toute petite. Son père était mon compatriote et mon aîné de dix ans: il installait sa vie quand la mienne commença. L'existence parisienne, après nous avoir rapprochés tout d'abord, bientôt nous éloigna, et quand, par hasard, nous nous retrouvâmes, sa fille était grande et belle. Entre temps, mes travaux avaient obtenu le succès que vous savez, et, dans la famille de mon ancien ami, on suivait, avec une sympathie réelle, la réussite de mes efforts. Que de malheurs on eût évités, si cette sympathie avait pu être moins vive et moins sincère! La jeune fille, habituée à n'entendre prononcer mon nom qu'avec un enthousiasme joyeux, en arrivait à me considérer comme un phénix, et sa complaisante imagination me parait de toutes les vertus: j'étais le plus noble caractère, l'esprit le plus droit, l'âme la plus franche qu'on pût rencontrer par le monde, un type de beauté morale! Mais de toutes les vertus que l'on me prêtait devant elle, nulle ne la touchait plus que mon indulgence aux faiblesses humaines, et cette pitié que m'inspire la souffrance des êtres, toujours victimes, jamais coupables: sa bonté naturelle s'enchantait de mes théories philosophiques; elle voyait en moi une sorte de prêtre ou d'apôtre, prêchant par la science un dogme de charité, et pour elle je revêtais le prestige que la religion ne manque jamais d'exercer sur les jeunes esprits. Ces imaginations n'allaient pas sans me décerner, du même coup, un physique idoine à mon rôle de prophète, et la fillette de quinze ans me croyait chauve, caduc, barbu de blanc, courbé sur un bâton et déjà vers la terre. Aussi fut-elle stupéfaite de voir un homme dans la force de sa trente-cinquième année; je ne bénéficiai que trop de ce contraste: presque je parus jeune et beau. Après une rencontre fortuite, les relations anciennes avaient repris entre le père de Madeleine et moi: nous étions l'un et l'autre charmés de nous revoir; je fréquentais la maison. Comment vous dirai-je ceci? La malheureuse jeune fille, peu à peu, s'éprit du philosophe. Je ne songeais nullement à elle. Son âge et sa grande fortune n'en faisaient point une fiancée pour moi, qui suis pauvre et de goûts modestes. D'ailleurs, l'idée du mariage ne m'occupait en aucune façon, et, pour que je devinsse un époux, il fallut bien qu'on y pensât à ma place. Jusqu'à dix-neuf ans, Madeleine refusa tous les partis. On s'étonnait. Sa mère, enfin, devina son secret et obtint des aveux; le père me raconta ce roman enfantin, que je pris d'abord en riant. La jeune fille en fut blessée. Comme je ne me souciais point de troubler la tranquillité de cette charmante famille, je fis mes visites plus rares, et finalement je les supprimai tout à fait. Mais j'avais choisi, paraît-il, le meilleur moyen d'être désiré davantage. La petite demoiselle devint triste et tomba malade. Bref, on nous maria. J'avais trente-huit ans quand ma femme atteignait sa vingtième année. Nous fûmes bien heureux. Madeleine était douce, tendre, dévouée, point jalouse de mes travaux, plus ardente que moi-même à les voir réussir. Elle m'aimait perpétuellement et si bien que j'en avais presque honte. Elle épiait mes goûts, m'entourait de soins, attentive à ne rien laisser paraître de son dévouement; toutes les préoccupations de son esprit se concentraient sur moi, et rien ne la rendait plus heureuse que de me savoir content... Oui, j'avais un peu honte d'être aimé de la sorte; j'avais honte de ne répondre qu'imparfaitement à une tendresse si jeune et si complète; je me sentais indigne d'un amour que ma nature froide était incapable de rendre. N'est-ce pas un peu du vol, que d'accepter ce qu'on ne rendra pas? Oh! je l'aimais bien, Madeleine, et je n'ai jamais aimé d'autre femme, et je l'aimais de tout mon coeur! Mais, un vieux coeur de jeune savant, sec et logique, qu'est-ce donc auprès de cette exquise floraison que l'on appelle un coeur de vierge, le premier amour d'une enfant, l'unique amour d'une âme neuve? Madeleine s'indignait, quand je lui parlais de la sorte; un jour, où je lui demandais pardon, elle pleura, et je dus encore lui demander pardon de l'avoir fait pleurer. --Est-ce que je me plains, dit-elle? Ne suis-je pas heureuse, et ne m'aimes-tu pas? Je te défends de me plaindre! * * * Une chose pourtant manquait à notre intimité, et voilà que peu à peu un vide se précisait autour de nous: nous n'avions pas d'enfant. Depuis quatre années, Madeleine espérait sans cesse, et je commençais à désespérer. Admirablement femme, elle était, avant tout, une mère, et même avec moi, plus âgé qu'elle de dix-huit ans. Le seul examen de son physique la démontrait vouée aux tâches maternelles. Elle avait les flancs larges et les seins magnifiques de la fécondité. Cependant, elle s'accusait, pauvre petite: «C'est ma faute! Mais, Jacques, pourquoi ne puis-je pas avoir d'enfant, pourquoi?» Pendant cinq ans nous attendîmes. --Si on savait que, bien sûr, cela ne doit pas, ne peut pas arriver, on n'y penserait plus, n'est-ce pas, Jacques? Elle y pensait à tout propos. Je me demandais, de mon côté, si la cause n'était point en moi: fréquemment, les cérébraux meurent sans postérité, comme si la nature se reposait d'une fécondité intellectuelle par une stérilité physique. Cette idée me devint une hantise, et j'aurais donné toute mon oeuvre, pour le vagissement d'un berceau. Car Madeleine me désolait: la chère enfant, obsédée par les voeux secrets de tout son être, tombait en mélancolie, et rien qu'à l'écouter se taire, il me montait des remords dans la gorge. Le bonheur qu'elle m'avait apporté, avec le don de sa jeunesse, me semblait égoïste, criminel: la tristesse de sa vie payait le charme de la mienne, et cette douce créature allait être, jusqu'à la mort, une rançon de mon bien-être! A force de supposer que la stérilité de notre union pût venir de mon fait, j'arrivais à n'en plus douter, et la misère de Madeleine m'apparaissait comme mon oeuvre: je m'en voulais de vivre, et j'aurais voulu être mort, pour qu'elle recommençât la vie! Oui, vraiment, être mort! J'ai eu ma part de joie, et maintenant ma joie encombre; elle est nuisible: qu'elle cesse! Parfois, je songeais que d'autres femmes, moins pures, moins nobles, ont des amants, ont des enfants... Mon respect pour le caractère de Madeleine ne permettait pas un rapprochement entre elle et les créatures de mensonge qui basent leur vie sur une trahison. Mais, la déchéance et la vilenie, c'est la duplicité de l'âme, plus que le fait brutal: une femme violée par un bandit est-elle une femme coupable, une épouse infidèle? J'imaginais des romans de Calabre, où les brigands arrêtent les diligences, et je me demandais: «Madeleine serait-elle diminuée à mes yeux par l'outrage d'une brute?» Non, certes, et je la plaindrais, sans la respecter moins, sans moins l'aimer! Donc, on peut séparer le fait de la cause, engendrer sans avoir failli? Je rêvais d'immaculées conceptions... Nous avons peut-être, nous autres savants, une morale à nous, et l'habitude de rechercher les origines premières de tout effet, probablement, nous porte à envisager les droits et les devoirs humains d'une façon qui n'est pas la vôtre. Nous éprouvons, en matière de responsabilité morale, des indulgences qui sont peut-être la vérité de l'avenir, et peut-être ne sont que des erreurs professionnelles. Méprisez-moi si bon vous semble! J'avoue, en toute humilité, que la vie de Madeleine, et sa joie, eussent été plus précieuses pour moi que les conventions de l'honneur; sans rougir, je vous confesse qu'un enfant de Madeleine eût été cher à mon coeur, comme une portion d'elle, et que je l'eusse aimé, cet enfant issu de sa chair, ce petit être bienfaisant qui l'eût délivrée de la solitude, et de l'attente, et de l'angoisse, aimé comme un sauveur! Madeleine dépérissait. Elle s'anémiait de plus en plus: sa vie parut en danger. Cette situation durait trop. Je résolus de savoir. Je consultai un ami, médecin physiologiste, qui voulut bien promettre de me renseigner nettement sur mon cas. Sa réponse fut navrante: je devais renoncer à tout espoir d'être père. Je m'attendais à cette révélation, et je l'appréhendais; mais quand elle se présenta sous la forme d'une certitude scientifique, elle me parut toute neuve, imprévue, et si lourde de conséquences que j'en demeurais écrasé. L'annonce de ma fin prochaine m'eût terrifié moins, et ce fut là, bien sûr, le plus grand chagrin de ma vie. Dès ma rentrée à la maison, et malgré l'effort que je faisais pour dissimuler ma tristesse, Madeleine s'en aperçut. --Qu'est-ce que tu as? Qu'est-il arrivé? --Rien, mon enfant. --Oh! si, je le vois bien! Il est arrivé quelque chose! Tu me caches quelque chose! --Je t'assure... J'avais envie de pleurer. Je fis effort, à table, pour manger, et sourire, et paraître indifférent, tranquille. Madeleine m'examinait à la dérobée avec des yeux ronds et fixes, pleins d'inquiétude. Comprenant que je ne voulais rien dire, elle ne me tourmenta d'aucune question nouvelle. Mais lorsque mous fûmes au lit et que la lampe fut éteinte, après le bonsoir, après un long silence de nous deux, elle parla tout doucement dans la nuit. D'une voix comme un souffle, elle demanda: --Tu dors? Je répondis, très bas: --Non, Madeleine. Pourquoi parlions-nous si bas? Nous étions seuls, et n'avions à craindre de réveiller personne, sinon le secret de nos âmes. Évidemment, nous avions peur tous deux, sans peut-être savoir de quoi. Nous sentions, dans les ténèbres, une heure terrible et sacrée; elle nous oppressait, et, de nouveau, on se tut. Puis, à voix basse toujours, Madeleine dit encore: --Parle-moi. --Oui, Madeleine... --Dis-moi... --Quoi, Madeleine? --Ton chagrin, Jacques. --Je n'ai pas de chagrin, Madeleine. Et, dès que j'eus prononcé ces mots, je me mis à pleurer. Sans rien dire, elle m'entoura le cou de ses deux bras, et me berça la tête sur son épaule, dans ses cheveux, comme elle eût fait d'un petit enfant. Peu à peu, elle se mit à articuler une syllabe monotone, et ce n'était d'abord qu'un murmure indistinct; mais, peu à peu, j'entendis qu'elle disait en berçant ma tête: --Là, là... Là, là... Dodo... Toujours mère, la pauvre mignonne chantonnait ces mots avec la voix d'une mère, et, de l'entendre ainsi, c'était pour moi comme un rappel de toute sa vie brisée par moi, un reproche inconscient et résigné. --Dodo, dodo... Je ne pus résister davantage: mes sanglots éclatèrent, et mes larmes coulaient si fort que ses cheveux et son épaule en étaient tout mouillés. Épouvantée, elle cria: --Jacques! Quoi? Dis vite quoi! Je ne répondais pas. --Jacques! Il faut que tu dises!... --Madeleine, Madeleine... --Quoi? --Pauvre petite Madeleine!... --Quoi? --Je t'aime bien, Madeleine, je t'aime de tout mon coeur. --Pourquoi pleures-tu? --Pour toi. --Je t'ai fait de la peine? --Oh! non, chérie, mais j'ai de la peine pour toi. --Je ne comprends pas! --Écoute... Tout bas, je dirai, Madeleine... Je pris sa chère tête entre mes deux mains, et je sentais, sous l'enveloppe des cheveux, la rondeur tiède de son crâne. Une tête de femme, quand on la tient, ne ressemble pas à celle qu'on a vue; sa petitesse surprenante laisse, au creux des mains, une impression de fragilité qui inquiète: oh! cette boule si menue, sous les cheveux! Son âme était là-dedans, avec toutes les idées, tous les rêves, tous les espoirs, son âme prise dans la cavité de mes paumes! Et j'allais verser là de l'épouvante et du tourment, de la désolation pour une vie entière! Je n'eus plus le courage de parler. Madeleine dit: --Eh bien? --Je... --Tu me fais mourir de peur! Achève! --Je... n'ose plus... Je ne peux pas. --C'est donc si grave? Mais, parle! Parle! --J'ai vu... --Quoi? Qui? --Un médecin. --Mon Dieu! Tu es malade? --Non. Je l'ai consulté... pour savoir si... Il m'a dit que jamais... Il m'a dit... de ne pas espérer que... --Je t'en supplie!... Dis vite! --Madeleine, je ne te donnerai pas d'enfants. Elle ne répondit rien: pas un mot, pas un cri. Mais sa tête, entre mes mains, brusquement, avait tressailli comme un oiseau blessé. Puis elle ne bougea plus, et il semblait que Madeleine cessât de respirer. Pendant quelques secondes on resta sans parler, et ce fut long, long, ce silence qui dura des secondes! Maintenant, la douleur habitait cette pauvre tête, toujours tiède et toujours pareille dans le creux de mes paumes... Madeleine, pourtant, fut la première à reprendre sa force. --Mon aimé, dit-elle, n'est-ce donc que cela? Ne pleure plus. Nous n'aurons pas d'enfants? Mais je t'ai, n'est-ce pas, et tu m'as! Je suis ton enfant, moi, n'est-ce pas, chéri? Tu me dorlotes, tu me gâtes... Est-ce que je ne te suffis pas? Déjà ce coeur exquis essayait de consoler le mien, et, pour y mieux réussir, s'efforçait de déplacer les peines, en discutant mes regrets, afin qu'on oubliât de constater les siens. --Tu es bonne, Madeleine. Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, Madeleine. Ce n'est pas pour moi, le chagrin, c'est pour toi, qui voudrais tant avoir un tout petit à bercer dans tes bras! Pour toi, dont je fais l'âme désolée, pour toi dont la vie est déserte, et je le sais bien, et je le sais trop... Elle voulut répondre, mais elle ne trouva rien à dire, et je repris: --Ne me démens pas! N'essaie pas de me démentir, même par charité, car je ne pourrais pas te croire! Penses-tu donc que je ne le connais pas, ton rêve, dont j'ai fait un désespoir? Il te ronge et tu dépéris. Je ne veux pas que ma petite Madeleine tombe malade, plus malade! C'est assez, c'est déjà trop! Tu permettras bien qu'on te sauve la vie! Il faut qu'on te sauve! Eh bien, nous le savons, que le remède, le seul remède capable de guérir Madeleine, nous le savons tous deux, c'est la maternité. --Mais... --Ne parle pas, je t'en supplie! Laisse-moi dire. C'est si difficile à dire! Madeleine, voilà des mois que je sais la vérité, en ce qui te concerne, et que j'y réfléchis, et que je discute avec moi-même, sans oser te parler. Il faut pourtant, Madeleine, que tu saches. J'ai tout examiné. J'ai bien pesé, vois-tu, les droits que tu m'as donnés sur ta vie, et qui me font un devoir de te protéger contre tous, même contre moi, même contre toi. Tu comprends bien, Madeleine? Que je doive te sauver, c'est facile à comprendre. Mais alors, aujourd'hui, on me déclare que jamais je ne te sauverai, moi, et qu'il m'est défendu de l'espérer, quant à moi... Alors, Madeleine, il faut que... --Que? --Que j'y renonce, à cet espoir! Je t'aime bien, petite Madeleine, je t'aime assez pour renoncer à mon bonheur, car c'est un bonheur égoïste. --Tais-toi! --Assez pour te rendre libre comme tu l'étais, et m'éloigner, s'il le faut... --Jacques! --Et tu pourrais recommencer ta vie... --Méchant! Ne parle plus! --J'arriverai à me consoler, peut-être, en te voyant heureuse. --Pitié! Tais-toi! --Heureuse, même par un autre... --Tu me fais mal! Tais-toi! --Il faut pourtant bien que je dise, Madeleine... --Non! Tu es méchant! Tu ne m'aimes pas! --Je ne t'aime pas! Je la serrai si fort, dans un tel élan de mon coeur, et ses deux bras me rendirent si tendrement l'étreinte, que nous sentîmes ensemble la puissance infrangible du lien qui nous attachait l'un à l'autre, pour toujours. Le même mot nous monta aux lèvres, en même temps: «Je t'aime!» Et nous pleurâmes ensemble, délicieusement. --Jamais nous ne nous quitterons! --Non, jamais! Dans les baisers, et chacun à son tour, on murmurait: --Merci! --Aimons-nous! Tout est bien! Je suis heureuse! --Je t'aime! --Je t'aime! Adorable instant, qui suffirait à payer toute une existence de misères et de regrets! Pendant toute la semaine qui suivit, il sembla que nous étions plus près encore l'un de l'autre. Madeleine riait, mangeait, vivait: on put la croire en voie de guérison. --Pauvre aimé, disait-elle, ne te chagrine pas. Nous irons à la campagne, cet été, nous deux, tout seuls, et nous marcherons dans les bois, comme des fiancés: les fiancés n'ont pas d'enfants, et ils sont heureux tout de même... S'efforçait-elle de rire, pour me consoler? Je le pense. Au bout de trois mois, toute sa gaieté tombait. La campagne n'y fit rien. Madeleine devint nerveuse, impressionnable. Alors, une nuit, je parlai. J'avais pris sa tête sur mon épaule, et je disais: --Nous nous aimons si bien, nos coeurs sont si bien l'un à l'autre, Madeleine, que rien ne peut nous séparer, nous éloigner, nous troubler. Rien ne peut faire que je doute de toi, et je ne douterais pas de ton amour, et je ne t'en voudrais pas, Madeleine, si l'enfant qu'il te faut, tu l'avais, Madeleine... Je l'entendis haleter. Elle murmurait: «Que dis-tu?» --Mon dieu, tu comprends bien... Je dis qu'un enfant, de toi, ce serait encore toi, rien que toi, et je l'aimerais, Madeleine, bien sûr... Songe donc! Un enfant qui t'aurait sauvée, et qui serait l'enfant de Madeleine! Elle fit un cri, faible; puis sa tête sur mon épaule devint lourde et ne bougea plus. Je continuais, expliquant que la trahison et le mensonge, seuls, font la faute, et que d'être victime on n'est pas responsable; que devant une nécessité de sa maladie, mon égoïsme devait se taire; qu'un besoin de la nature ne saurait entacher l'amour ni souiller la vertu; qu'un savant ne peut pas être jaloux d'un remède, etc... Je parlais, et, sur mon épaule, la tête, immobile et lourde, paraissait écouter avec attention. Je n'entendais même plus la respiration de Madeleine, et, lorsque après avoir parlé longtemps, je sollicitai enfin une réponse, un mot, je m'aperçus que la malheureuse était évanouie. Mes soins la ranimèrent enfin. En me voyant penché vers elle, ma femme eut un visage d'épouvante et d'horreur; elle me repoussa de toute sa force, et s'écria: --Laissez-moi! Elle regardait loin devant elle, fixe et dure. --Madeleine, c'est moi... Tu ne me reconnais donc plus?... Je voulus la prendre dans mes bras, mais elle se dégagea encore. --Vous m'avez offensée gravement. Laissez-moi. Sortez. --Tu ne m'as pas bien compris, Madeleine, si tu te fâches... --Sortez. Si mal que je connaisse les femmes, je sais qu'il vaut mieux ne pas les contrarier, et je me retirai dans une chambre voisine. J'étais triste, mais pas un instant, l'idée ne me vint que j'avais pu gâter notre vie toute entière, en une seule minute. Je me disais: «Elle a mal interprété ma pensée; un bon sommeil la calmera.» Mais le lendemain, ma femme m'évitait: j'essayai de lui parler, le plus doucement du monde: --Madeleine... Elle se détourna sans répondre, et s'enferma dans son boudoir. A travers la porte, je dis: --Au revoir, Madeleine. Il faut que je sorte. Tu ne veux pas me dire au revoir, mon petit? J'écoutais, avec le coeur battant. Pas un mot. Je repris: --Tu me fais du chagrin. Au revoir, Madeleine. Je partis, et, au retour, je trouvai, sur ma table, une lettre. A la vue de cette enveloppe et de la chère écriture, j'eus peur. Quand les femmes écrivent ce qu'elles ont à dire, il faut trembler. Je ne le savais pas, mais je le sentis, rien qu'à décacheter l'enveloppe. Et je lus: «Jacques, vous m'avez fait l'injure la plus grave que vous pouviez trouver, et plus de mal que vous ne pouvez savoir. Le mal, je vous le pardonne à cause de votre inconscience; mais je n'oublierai jamais. Je ne le pourrais pas, même si je le voulais. Je ne soupçonnais point qu'il y eût sur la terre un homme capable de proposer à sa femme la honte et l'abjection. Vous me l'avez appris. Comment ai-je pu jusqu'ici me faire illusion sur vous? Je rougis de vous avoir approché. Le souvenir de notre intimité me fait horreur comme une souillure. Ne croyez pas que je parle dans la colère. Vous avez brisé quelque chose en moi, et ce n'est pas seulement l'amour que je portais à mon mari, c'est encore ma jeunesse et ma vie, toutes les fiertés de mon âme que j'avais confiée à votre garde, et que vous avez salie à tout jamais, par la révélation du vice. Oh! je sais bien ce que vous répondez! Vous ne comprenez même pas votre crime. Vous aviez le désir de préserver ma santé contre je ne sais quelle maladie, n'est-ce pas? Et, parce que vos médecins ont déclaré qu'une maternité serait nécessaire à ma guérison, parce que leur prétendue science (qui me répugne, entendez-vous, monsieur?) vous refuse l'espoir d'être père vous-même, vous avez eu cette ingénieuse idée, bien logique, vraiment, de souhaiter que le premier passant venu... Je n'ose même pas écrire ce que vous avez pu me proposer! Mon Dieu, qu'ai-je donc fait de mal pour subir une telle honte! Oui, je la méprise et je la déteste, la science qui s'arroge le droit d'examiner les plus chastes secrets, et qui ose formuler des remèdes infâmes pour les mystères de l'intimité et de l'amour! De l'amour? Puis-je donc proférer ce mot-là, en parlant de vous? Oui, je l'exècre, la science, qui a dépravé votre sens moral, jusqu'à ce point! Elle a tué en vous toute délicatesse et tout honneur, car je ne veux pas croire qu'un homme, créé par Dieu, vienne au monde avec des sentiments pareils! Je vous fais la grâce de penser qu'on vous a perverti, et que l'habitude de tout regarder à travers le matérialisme de vos théories a pu seule vous conduire à cette dépravation. Vous voyez que je connais vos excuses, et que vous pouvez vous abstenir de les développer vous-même. Elles ne feront pas, d'ailleurs, que le crime ne soit accompli, et, bien loin d'atténuer mon dégoût, elles l'augmentent. Vous n'avez pas compris que j'aimerais mieux mourir cent fois, plutôt que de me prêter à vos combinaisons cyniques. Vous n'avez rien compris de moi, pas même ma tendresse, et j'ai vécu quatre années près de vous, sans que la curiosité vous vînt de savoir qui je suis. Vous avez dit que vous m'aimiez, et vous ne me connaissez même pas! Quand j'y songe, une sueur de honte me monte au front. Pendant quatre ans, alors que je me croyais aimée, j'ai été votre chose et votre jouet! Et cela doit vous sembler tout simple de consentir à ce que n'importe quel autre vous remplace dans un acte qui fut banal pour vous et qui n'avait, à vos yeux de savant, que l'importance d'une fonction naturelle! Où suis-je tombée? Maintenant je le sais: tandis que vous m'entraîniez dans votre ordure, je pensais m'enlever au ciel, et ma stupide naïveté s'extasiait dans le sacrifice de mon corps et de mon âme! Je me croyais au paradis, et j'étais dans la fange! Quel réveil! Non, vous ne m'avez jamais aimée, et vous ignorez ce que c'est que l'amour! Vous m'avez trompée et jouée pendant quatre ans! C'est fini. Je vois clair en vous comme dans mon passé, et je voudrais être morte sans l'avoir vécu. Ne suis-je pas morte, d'ailleurs? Je sens que vous m'avez tuée. Cela doit vous importer peu. Il convient cependant que vous le sachiez, afin de m'épargner toute tentative d'explication ou de plaidoirie. Je ne vous connais plus. Je ne vous déteste même pas. Et je ne vous dis même pas adieu, car vous n'existez déjà plus. Je vous dis seulement ma décision...» Ici, la lettre s'arrêtait; puis, d'une autre plume, elle reprenait, plus calme, et l'on voyait que la malheureuse enfant, alors qu'elle annonçait sa décision, ne la connaissait pas elle-même, et qu'elle avait dû s'interrompre pour réfléchir. Et moi, arrivé à ce point de ma lecture, je la voyais, pensive et douloureuse, cherchant dans sa pauvre tête malade; et je voyais son visage pâle et défait, ses yeux plus bleus qu'à l'ordinaire, dans leurs orbites bistrées par la fatigue; et je voyais ses cheveux dénoués, coulant sur son peignoir, à flots; et ils coulaient comme des larmes. Alors, moi aussi, bien que ne croyant pas en Dieu, je murmurais: «Mon Dieu!» Atterré, je songeais, sans pouvoir penser, et j'étais plein d'épouvante, plein de remords aussi, car, bien évidemment, j'avais fait du mal, et je m'en apercevais trop tard. Comme Madeleine s'arrêtant d'écrire, j'avais arrêté ma lecture: les lignes noires se brouillaient sous mon regard, et je demeurai longtemps dans une sorte d'hébétude. Puis, machinalement, je poursuivis. Dans la seconde partie de sa lettre, ma femme déclarait ne point vouloir demander le divorce, contraire à ses principes. Elle se retirerait dans sa famille et ne me verrait plus... Elle avait signé la lettre de son nom ancien, le nom de son père, et du prénom adoré, elle n'avait mis que l'initiale... C'est bizarre: la sincérité dégage, sans nul doute, une électricité psychique, car je n'eus pas, un seul instant, l'espoir de me disculper et de reconquérir Madeleine. Une sensation d'irrévocable m'avait pris et me possédait tout entier. Je contemplais la lettre comme un gouffre sans fond, et j'avais le vertige, et je me sentais tomber, tomber, avec Madeleine, et pourtant séparé d'elle, au fond de ce gouffre: et nous étions morts tous les deux. Ah! ma vie, jusqu'alors, avait été trop belle, trop bonne! Faut-il qu'avec un mot on puisse ruiner tant de choses et tuer deux êtres à la fois? Quand un peu de force me revint, je me levai, allant vers la chambre de Madeleine. Je vous ai dit que je n'espérais pas la fléchir mais j'allais tout de même. Sans doute, l'instinct de la conservation me poussait comme une bête. D'ailleurs qu'aurais-je pu dire pour ma défense, puisqu'on se comprenait si mal? La chambre de Madeleine était vide. La servante me dit: --Madame est sortie. --Quand rentrera-t-elle? --Madame n'a rien dit. Je courus chez mon beau-père. --Je ne sais pas ce que vous avez pu lui dire, mais vous avez eu tort, mon ami. La pauvre enfant est toute bouleversée. Vous n'allez pas vous affoler aussi! Eh quoi? Mon grand savant est-il donc si mal en équilibre? Cette sagesse, qu'en fait-on? Voilà que vous vous énervez comme ma fillette! Ayez un peu de patience et de calme. Tout s'arrangera. Je connais les femmes. Hélas! il ne les connaissait pas plus que moi! Puis, est-ce que cela existe, les femmes? Est-ce qu'on peut établir, dans la classification des êtres, une catégorie qui s'appelle: les femmes? Chacune est femme pour son compte, et ne ressemble pas aux autres. Bien plus, je crois que chacune est, à elle seule, plusieurs femmes tour à tour, et que des âmes nouvelles se succèdent en chacune. La mienne en a donné la preuve. Brusquement, elle est devenue autre; une seconde âme s'est installée en elle. La pauvre petite l'avait dit: Madeleine était morte! Une secousse trop violente avait renversé son esprit, qui se rénova. Quand la crise de douleur fut passée, elle ne parut garder aucun regret, aucun souvenir. On m'a rapporté qu'elle se montrait calme, et même gaie, plus gaie qu'auparavant. Ses parents pensèrent, d'abord, qu'elle jouait une comédie de sérénité. Mais ils se trompaient: cette tranquillité était sincère, et bientôt on le reconnut. --Je n'y comprends rien, disait son père. Et moi, j'entendais tout cela sans plus essayer de comprendre. J'attendais un changement nouveau, car l'espoir ne meurt jamais. Mon beau-père essaya de nous rapprocher, mais vainement. --Ce sera pour plus tard, dit-il. --Oui, répondis-je, plus tard... J'y croyais un peu, pas beaucoup: sait-on ce qu'on croit et ce qu'on ne croit pas? J'appris avec bonheur que la santé de Madeleine s'améliorait de jour en jour. L'hiver suivant, ma femme reparut dans le monde, et cela me surprit un peu: je l'avais connue casanière, et jalouse de recueillement. --C'est étonnant comme elle change, disait son père. Elle dînait en ville, suivait les spectacles, assistait aux soirées dansantes, et dansait... Puisqu'elle semblait jouir de l'existence adoptée par elle, n'était-ce pas au mieux? Je me disais: «Elle n'est point heureuse, mais, du moins, elle s'amuse, elle se distrait. Je suis seul à souffrir, et c'est une consolation.» Elle avait interdit de prononcer mon nom; elle ne parlait plus de moi et même paraissait ne plus penser à moi. J'attendais toujours, et je travaillais pour penser moins. Au bout d'un an, je sus que la pauvre chérie devenait de plus en plus mondaine, joyeuse de tout, accueillante à tous les plaisirs; d'elle, on citait des mots alertes, et souvent même un peu légers. Les gens concluaient: «Elle a beaucoup d'esprit.» Son père avouait: «Elle rit sans cesse.» Cependant, elle se fâcha une fois, quand il lui demanda: «Eh bien, Madeleine, n'est-ce pas assez, maintenant? Jacques n'est-il pas en pénitence depuis assez longtemps?» Son visage, paraît-il, devint dur, et, d'une voix sèche, ma femme répliqua: «Vous m'aviez laissé espérer que jamais le nom de cet homme ne serait prononcé devant moi. Si je pensais que le fait dût se produire à nouveau, je préférerais me retirer.» J'avais peine à croire que Madeleine eût ainsi parlé à son père. --Si, me dit-il, elle l'a fait. --Je ne la reconnais plus dans ces mots-là. --Ni moi. J'ai une autre fille. --Peut-être je n'ai plus de femme... --Vraiment, mon ami, je commence à le craindre. Nous parlions ainsi, à mi-voix, comme dans une chambre mortuaire. Le père de Madeleine était aussi triste que moi. --Je ne peux rien, dit-il, je ne pourrai rien; je le sens: il y a quelque chose de cassé. Je répondis: --C'est bien vrai, qu'elle est morte... Il hochait la tête. Nous nous tûmes alors, tous les deux; le silence était pénible; à la fin, mon beau-père reprit: --Voyez-vous, cher ami, je crois comprendre. Ce sexe-là n'est pas fait comme le nôtre. Il a des métamorphoses profondes: vous avez connu la jeune fille, et, maintenant, la femme est sortie de la chrysalide. Assis face à face, nous étions gênés l'un et l'autre. Il partit enfin, et resta six mois sans reparaître. Un jour, il arriva chez moi. --Je dois venir, mon cher ami, si pénible que ce soit, vous apprendre... --Quoi?... Il m'apprit que Madeleine était enceinte. UNE CRÉATURE BIZARRE La villa de ses parents était proche de la nôtre. Elle, mon frère Octave et moi, avons fait ensemble bien des tas de sable sur la plage, quand nous étions petits. Chaque été, aux vacances, on revoyait Olga. Je ne l'ai jamais aimée, à vrai dire. Même, elle me déplaisait fort, et nous nous querellions avec plaisir. Je la connais bien. Je la connais trop. A dix ans, Olga s'aperçut qu'elle avait de grands yeux verts et des cheveux très blonds. Dans la rue, on se retournait pour la regarder, et les gens disaient: «Oh! la jolie fillette!» Invariablement, quelqu'un répondait: «Elle est bizarre.» Olga entendait tout, et pensait: «Je suis bizarre.» Si elle apercevait son visage dans une glace, elle concluait: «Il est bien vrai que j'ai une tête bizarre.» En effet, l'extrême blancheur de son teint, la rare pâleur de ses cheveux, l'étonnante limpidité de ses yeux glauques constituaient un ensemble d'étrangeté précieuse, inquiétante. Ses yeux clairs étaient impressionnables à tous les reflets, comme des miroirs, et changeaient de couleur, selon qu'on était dans un bois ou sur le bord de la mer: quand Olga s'habillait de noir, ils étaient verts; une robe bleue les rendait bleus, et le soir, aux lumières, ils devenaient jaunes, en or liquide. A douze ans, la petite fille, instruite par les propos entendus, avait déjà dans son tiroir tout un jeu multicolore de rubans et changeait de parure pour diversifier ses yeux. Tout d'abord, elle alternait les tons, au hasard; mais bientôt elle s'étudia à les choisir pour donner à ses regards une couleur en harmonie avec les sentiments qu'elle prévoyait pour la journée. Au moment de sa première communion, elle ne porta que du bleu, pour mettre dans ses prunelles une pureté céleste: elle fut la plus angélique des communiantes, et le succès qu'elle obtint en revenant de la Sainte-Table influa sur toute sa vie, car elle résolut alors de cultiver avec grand soin le mensonge des apparences: et, ce matin-là, le cabotinage, pour toujours, s'installa dans son âme. Elle résolut d'être bizarre, comme son aspect, et changeante, comme ses yeux. Puisqu'elle ne ressemblait pas à tout le monde, rien ne lui parut plus désirable que de ne ressembler à personne. A quinze ans, elle décréta l'horreur de la banalité, en conçut la haine, et délibéra de ne rien admettre en elle de ce qu'on admet à l'ordinaire. Elle s'y appliqua avec soin. A vrai dire, elle était douée. Tout cela n'eût été que des mots si la nature ne l'avait, par avance, organisée merveilleusement pour la perversité. Son grand-père maternel était mort en odeur d'alcoolisme, et sa mère, à qui l'on reprochait quelques amants, n'avait jamais su leur demeurer fidèle. L'éducation d'Olga avait été fort négligée; elle se développa elle-même, c'est-à-dire selon ses instincts; elle y ajouta quelques lectures, plutôt scabreuses, et certes, elle savait à quoi s'en tenir sur toutes matières. Comparant alors la réserve du monde et sa bonne tenue aux renseignements plus sincères qu'elle avait recueillis dans les feuilletons et les manuels de médecine, elle conclut que la vie possède deux faces: celle qu'on cache et celle qu'on montre. L'hypocrisie sociale lui fut ainsi révélée, et, comme elle avait décidé de ne point ressembler aux autres, elle détesta l'hypocrisie. Désormais, elle afficha en lettres capitales, sur les murs de son jeune cerveau, le mépris des autres, de tous et de tout. Elle s'attacha particulièrement à constater la polygamie réelle de nos moeurs sous notre apparente monogamie: elle y réussit maintes fois. Elle étudia les auteurs qui ont méprisé l'homme: elle se détourna des romans, parce que tout le monde lit des romans, et se livra aux moralistes amers, aux poètes gastralgiques; les philosophes eux-mêmes complétèrent son initiation. Mais cette pâture âpre était trop violente pour elle: elle perdit peu à peu tout ce que ses lectures corrodaient l'une après l'autre, et ne mit rien en place, que des formules. Essentiellement femme, elle s'assimilait les phrases avec une facilité qui la grisait: ce fut une ivresse, une orgie, et ce petit crâne tournoya d'orgueil, au son des paroles qui circulaient en lui. Elle les avait si bien retenues et faites siennes, qu'elle ne se souvenait plus de les avoir apprises, et qu'elle pouvait, en les relisant chez l'auteur, éprouver la jouissance d'une rencontre intellectuelle avec les plus vastes esprits. --Je suis bizarre! Pourtant la malheureuse, qui se prétendait nourrie de grandes idées, n'en était que vêtue: elle ne les portait point en elle, mais sur elle, comme une tunique qui la faisait magnifique; et, dans le fond de son être, il n'y avait plus que le vide. Sur cette solide base de néant, elle dressa l'échafaudage de son existence. Prenant le contre-pied de tout, elle considérait une chose acceptée par le monde comme une erreur à réprouver, une hypocrisie à fuir. Tout est mal ici-bas! Donc, pour atteindre au bien, il suffit de savoir ce que prescrit la société humaine, et d'agir à l'inverse; toutes les prohibitions nous indiquent infailliblement nos devoirs et nos droits, et ce que le monde défend, on peut être assuré que la raison le souhaite. Elle argumentait ainsi, d'une voix charmante, et s'amusant très fort de scandaliser la famille et la bourgeoisie. --Je suis une révoltée! Au début, elle n'avait formulé ses théories que pour le plaisir d'étonner, mais à force de les entendre répéter par sa douce voix, elle finissait par les vénérer: car la jeunesse, en dépit de tout, a besoin d'une sincérité quelconque. Olga devint grande fille et s'admira de plus en plus. Le soir, avant de se coucher et quand elle était nue, (puisque les jeunes filles ne se mettent point nues), elle contemplait dans sa psyché cette créature bizarre, spéciale, unique, ce monstre délicieux et déconcertant qu'elle allait être dans la vie: elle s'encourageait d'un sourire, se récompensait d'un baiser que, du bout des doigts, elle envoyait à son image, et s'aimait. Il fut alors bien convenu qu'elle se moquerait de tout, du scandale, du monde, de la loi, et qu'elle vivrait enfin, qu'elle vivrait intensément! Faute d'écrire, elle aussi, des oeuvres subversives, elle en mettrait toute l'âme dans ses actes, et cela vaudrait mieux encore! --On s'ennuie tant et l'existence est si banale! Elle s'efforçait donc de compliquer la vie, d'y introduire des coups de théâtre, supérieurement littéraires, et elle poussait au drame les moindres aventures, afin de se récréer en des émotions insolites, violentes, s'il était possible. En rêve, elle combinait pour son avenir des chances anormales et s'arrangeait une destinée illustre: son passage étrange sur la terre devait marquer dans la mémoire des siècles! Pourquoi non? Elle en méritait l'honneur, elle qui différait de la foule à la manière des grands hommes! Elle décida d'être héroïne, sans néanmoins savoir de quel drame ou de quel roman, ni même si elle aurait le rôle sympathique. Elle se distinguerait par ses amours dévergondées, ou par sa froide austérité: peu importait pourvu qu'elle se distinguât. L'existence de Béatrix est aussi peu banale que celle de madame Lafarge, et la belle Olga ne considérait point comme inadmissible l'hypothèse d'aller jusqu'au crime ou jusqu'au martyre. Comment je sais tout cela? Elle me l'a dit. Il lui plaisait de se confesser, et de me raconter ses idées ou ses rêves; non pas qu'elle eût besoin d'épanchement: elle révélait ses pensées intimes, parce que d'ordinaire on les cache. J'étais d'ailleurs devenu, sur le tard, son confident, son ami, son frère d'élection: elle m'accorda ce titre, un soir, tout à coup, près d'une fenêtre ouverte, et nous eûmes, dès lors, des rendez-vous fréquents: on se retrouvait dans le bois, puisque c'est illicite, et l'on y devisait de questions transcendantes, puisque d'autres couples eussent différemment profité de la solitude. Dès le premier jour, j'avais cru devoir, par politesse, tenter quelques approches; mais Olga m'avait repoussé: «Fi! disait-elle, que c'est banal!» On rencontra un ruisseau, et Olga, hautement retroussée, se baigna devant moi, jusqu'aux genoux. --Que penseraient les imbéciles, dit-elle, s'ils nous voyaient? Alors je m'enflammai tout de bon, et la coquette fit de son mieux pour me troubler davantage. Mais, dès le premier geste, elle m'accabla de dédains: --Oh! cher, vous m'attristez! Moi qui vous espérais différent des autres! Le souvenir de ce que j'avais entrevu m'obséda durant quatre nuits, et, la saison aidant, je devins amoureux. Quand elle le sut, elle éclata de rire: --Est-il possible? Je ne suis pas une de ces femmes que l'on aime! --Vous? --Je suis de celles que l'on adore. Je faisais fausse route et je le compris. J'affectai désormais l'indifférence. Au bout d'une semaine, elle s'impatienta. --Eh bien, cher? Comment se porte votre amour? --Il diminue, il s'en va. Je suis un sage. --Tu mens! Car je rends fou. Ce jour-là, elle se baigna toute nue, et m'ordonna de l'essuyer, au sortir de l'eau. Elle reçut mes soins avec autant de calme que si j'eusse été une vieille nourrice. J'épongeais sur son corps lumineux les brillantes gouttelettes, et quand mes lèvres venaient au secours de mes mains, elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir. Je dis: «Nous sommes, auprès du ruisseau, Daphnis et Chloé. --Non, dit-elle: Paul et Virginie, qui furent chastes.» Avec le plus grand sérieux, elle me pria de me retirer à l'écart, pour qu'elle pût se vêtir décemment. Sa froideur me parut blessante pour l'honneur de mon sexe, et je résolus d'y répondre avec dignité: je pris la mine d'un homme qui ne regrette rien, et je m'éloignai en allumant une cigarette. Après quelques minutes, elle me rejoignit, et proféra sentencieusement: --Tu me plais. J'y réfléchirai. Mais elle commençait à me déplaire, et je revins à Paris. De tout l'automne, de tout l'hiver, je n'entendis parler d'Olga, et je l'oubliais, lorsque, au printemps, elle m'écrivit. Elle désirait me voir, me parler d'une affaire grave, et m'annonçait sa visite, pour mardi, trois heures. Très exacte, et même avec deux minutes d'avance (puisque les femmes arrivent en retard), je la vis qui descendait de voiture: elle était enveloppée d'une longue pelisse rose, comme au sortir d'un bal. Elle entra, s'assit, ôta son chapeau. --Je viens, ami, t'annoncer une grande nouvelle: je me marie. --Ah? --Point de compliments: j'épouse un sot. Il est riche et m'adore. Pour éprouver la puissance de ma domination, je lui ai déclaré qu'il ne serait pas mon premier amant. Il a pleuré, se résigne et persiste. Donc, il m'aime comme j'entends être aimée: c'est bien, et je l'épouse. Mais je ne veux pas avoir menti, et je ne veux pas non plus qu'un sot ait ma virginité. Je te l'apporte. Tranquillement, elle dénoua son manteau rose et l'ouvrit tout grand: elle était, en dessous, complètement nue. Son visage et ses yeux restaient graves, sans émotion. Elle me regardait la regarder, et savourait mon étonnement. Puis, elle dit avec simplicité: --N'est-ce pas que je suis une créature bizarre? * * * Olga s'était donnée à moi, vierge, et c'était là, certes, un superbe présent; mais elle me le reprit aussitôt. Au moment du départ je demandai, comme on fait d'ordinaire: --Quand te reverrai-je? Elle répliqua: --Jamais. --Quoi? Jamais plus! --Jamais plus, dans le sens biblique... Mais en soirées ou à dîner, chez moi. --Tu veux?... --Je ne veux rien, au contraire, et vous montrerez du tact en ne me tutoyant pas, mon ami. Vous savez que les lois du monde m'offusquent et me révoltent; je proteste contre elles. Il m'a plu de n'offrir mon baiser virginal qu'à un homme de mon choix, et digne d'une telle offrande: mon fiancé ne la méritait point, et je suis bien tranquille, car il ne l'aura pas. Qu'en pensez-vous? J'imaginais l'avoir éblouie d'extase, et légèrement vexé, je répondis: --J'ai fait de mon mieux pour vous servir. --Et je vous remercie. Mais que nous recommencions ce jeu, et que vous deveniez mon amant, cela serait, avouez-le, d'une banalité navrante. Je n'y consentirai pas. Elle me tendit la main, comme un galant homme après le duel, et ajouta: --Nous redevenons amis, n'est-ce pas, et tout est effacé? Je vous estime: j'aurai sans doute besoin de vos conseils, et vous ne me les refuserez pas; mon futur mari est un sot, je vous l'ai dit, et je prévois certaines questions délicates à résoudre. Au revoir. Je m'approchai d'elle pour un dernier baiser, mais, en devinant mon geste, elle recula d'un pas. --Non, fit-elle. Puis, elle sourit avec indulgence. --Je vous pardonne, homme que vous êtes, d'oublier déjà nos conventions. Ne recommencez plus, je vous en prie, car vous me peineriez. De nouveau, elle me tendit la main, mais en femme, cette fois, et je posai mes lèvres sur le bout de ses doigts. --Ceci est mieux. Je vois avec plaisir que vous me comprenez. --Vous êtes une créature bizarre. --Oh! oui! Elle se tint promesse, et, quand je la revis, elle m'accueillit avec le calme et la politesse d'une indifférente. --Olga, Olga, je n'en parle pas, mais j'en rêve! --Il est permis de rêver. --Je vous en supplie, revenez... --Où donc, mon ami? --Dans la petite chambre, Olga... --Depuis quand propose-t-on des rendez-vous aux jeunes filles? Vous vous méprenez, mon cher, et si vous tenez tant soit peu à ma sympathie, vous éviterez de m'offenser davantage par des invitations blessantes. --Blessantes, Olga? Elles ne le seraient plus... Olga daigna sourire, et baissa les yeux. --Avez-vous donc gardé, mon amie, un mauvais souvenir de l'heure?... Elle m'interrompit: --J'ai fait un rêve, de mon côté; et, puisque votre vanité s'y intéresse, je veux bien avouer que ce rêve fut agréable et charmant, que je le renouvellerais sans douleur. --Alors?... --Vous savez bien que j'ai horreur de la banalité. Parlons d'autre chose. --Soit, mademoiselle. --Vous êtes un ami déplorable. Vous ne me demandez même pas des nouvelles de mon mariage! --Comment se porte votre mariage, mademoiselle? --Bien; on publie les bans dans huit jours. --J'ignore quel est l'heureux mortel... --Ceci est un secret. --Même vis-à-vis de moi? --Pourquoi non? Je dirais volontiers: vis-à-vis de vous bien plus que nul autre. Elle baissa les yeux pour la seconde fois, et sourit. Puis, toujours souriante, elle me regarda en face: --Mes parents et mon fiancé sont, avec moi, les seuls à connaître le projet arrêté, car mon fiancé n'a ni père, ni mère, ni autres ascendants. --Comme moi. Serait-ce moi? --Je vous refuserais, mon cher, car nous ferions ensemble le plus sinistre ménage. D'ailleurs, je vous ai dit que j'épousais un sot. Je saluai: --Vous êtes trop bonne. Elle fit une révérence: --Je suis juste. --Donc, l'élu de ce petit coeur... --De cette petite main, c'est assez. --L'élu vous obéit?... --Aveuglément comme il me plaît être obéie, et militairement, car il est soldat. --Je n'imagine guère, pour une Olga, l'existence des garnisons et des garnis. --Mon futur démissionne, pour m'obéir. --Compliments!... Et ce fils de Mars garde en face de tous le secret de son bonheur prochain? --De tous, comme j'ai prescrit. La publicité qu'on a coutume de donner aux noces est une chose révoltante, et qui froisse la pudeur. Il faut réagir contre les moeurs barbares du temps passé; il appartient aux gens tels que nous de proposer le bon exemple à leurs contemporains, qui l'imiteront tôt ou tard. C'est pourquoi nous serons assistés de nos quatre témoins, qui suffisent. --Je n'aurai donc pas cette joie de vous contempler à l'autel, dans votre robe blanche? --Qui sait? --Songeriez-vous à m'offrir l'honneur d'être votre témoin? --Qui sait? --A moins que vous me destiniez le rôle d'assister votre époux? --Peut-être. --Merci bien! Je connais votre amour du bizarre, mais, quant à ces fonctions-là, ne comptez pas sur moi. Je refuserais. --Qui sait? Elle souriait. Mais il y eut alors un silence de gêne, et, pour y mettre fin, je cherchai quelque chose à dire. --Vos parents, ma chère Olga, se prêtent à cette fantaisie d'un mariage en catimini? --Ils se prêtent à tout ce que je désire, mon cher, et je m'étonne, quand vous les connaissez depuis quinze ans, que vous posiez une question si banale. --Le prétendu, sans doute, est riche? --L'épouserais-je s'il était pauvre? --Vingt-mille, trente mille francs de rente? --Quinze. --Comme moi! Décidément, il me ressemble beaucoup, ce fiancé. --Pourvu qu'il ne soit pas vous, que vous importe s'il vous ressemble un peu? --Vrai? Il me ressemble? --J'ai dit: «Un peu.» --La taille? --Sensiblement la même. --C'est un bel homme. Les yeux? --Bruns, comme les vôtres: plus de douceur et moins de finesse. --La barbe et les cheveux? --Sont pareils, mais la coupe en diffère. Nous ne portons que les moustaches. Une idée brusque me traversa l'esprit; je la repoussai bien vite, comme ridicule et folle. Mais l'angoisse avait été forte, et je croyais l'avoir chassée, que déjà elle revenait. Aussi, presque malgré moi, je posai une question dernière: --Et la voix, Olga? --Oh! la voix, toute pareille! Je m'étais levé, anxieux. --Olga! --Qu'y a-t-il, cher ami? --Olga, vous vous amusez de moi, n'est-ce pas? --Beaucoup. --Olga, vous voulez rire? --Oui. --Et ce fiancé mystérieux, dont vous cachez le nom, n'est pas, j'espère... Elle reprit avec hauteur: --Quand je cache ce nom, chercherez-vous à le connaître? Un peu vivement peut-être, je la saisis par le coude. --Dites-moi! Mais d'une secousse violente, elle m'échappa. --Monsieur!... De quel droit, je vous prie, osez-vous porter la main sur ma personne?... Elle ajouta, froide, ironique et sèche: --Je vous demande pardon, monsieur, d'avoir à vous fausser compagnie; je suis attendue chez ma couturière, et vous imaginerez bien qu'une femme ne consente pas volontiers à manquer de tels rendez-vous. Elle m'honora d'une rapide inclinaison de tête, et sortit, me laissant là, seul. Je revins chez moi, fort inquiet d'une hypothèse. --Cette fille est capable de tout! Dans l'antichambre, mon domestique m'accueillit par une phrase qui me fit peur: --Le capitaine attend monsieur. Mon frère était là, en effet, et tout de suite il me dit: --Je viens t'annoncer deux grandes nouvelles: je démissionne et je me marie! --Tu épouses...? --Ne me demande pas son nom; j'ai promis le secret. Rassure-toi: elle est d'excellente famille, et tu la connais. Mais, par une pudeur que j'approuve, elle ne veut personne à sa noce. Nous nous marions dans un mois; je l'aime à la folie, et tu es mon premier témoin.» L'habitude du commandement porte les militaires à s'exprimer en des formules décisives qui souvent font passer un petit frisson dans le dos. Jamais, d'ailleurs, mon frère n'avait parlé si net. --Dis-moi, Octave, n'est-ce point... Olga... que tu épouses? --Qui te l'a dit? --Un soupçon... --Eh bien, oui! J'épouse Olga. Son verbe âpre et ferme indiquait une de ces résolutions martiales contre lesquelles on ne lutte point. Il disait: «J'épouse Olga», comme il eût dit: «Je prends le bastion!» Et cela signifiait: «J'y laisserai ma peau, s'il est besoin, mais la chose sera!» Le pire, c'est que mon frère, nature passionnée, mais timide avec les femmes, n'avait dans son passé que des aventures faciles, sourires de garnison, à tant par heure, et que la belle Olga s'imposait en lui avec toute la puissance du premier amour complet: exquisement femme, elle le tenait par l'admiration autant que par le désir. --Il est décidé depuis longtemps, ce mariage? --Quinze jours ce soir. J'étais l'amant d'Olga depuis quatorze jours. Elle m'avait donc choisi le lendemain de ses fiançailles, et uniquement parce qu'elle épousait mon frère; elle n'avait caché ce projet de mariage que pour nous placer tous les trois en présence d'un fait accompli. Maintenant, elle regardait: nous allions, Octave et moi, lui donner une comédie des Atrides, nous entre-dévorer pour elle. --Toi, tu es mon amant; toi, tu es mon fiancé. Débrouillez-vous. Les personnages étant posés, elle attendait le dénouement. Mais que dire, moi? Avouer tout, et trahir le secret d'une femme? Parbleu! je l'aurais osé sans scrupule, car Olga ne méritait guère les ménagements d'un honnête homme. Mais mon frère était capable, en rentrant chez lui, de se faire sauter la tête, et c'était assurément là une des solutions prévues par l'héroïne: «Un amant s'est tué pour moi!» D'angoisse, de rage concentrée, d'impuissance, je tremblais devant Octave, et je lui dis, à la fin: --Écoute, réfléchis bien; j'ai peur pour toi. Olga ne me semble pas être la compagne qu'il te faut... --Je l'aime. --L'existence de province, la vie de garnison, pour elle, seront pénibles... --Je démissionne. --Tu brises ton avenir... --Je l'installe. --Après ta démission, que feras-tu? --Un heureux. --Voyons, permets-moi de te dire... Olga, es-tu bien sûr?... --De quoi? --De son passé. Il devint sombre, et s'efforça de sourire en répondant: --J'en suis trop sûr. Alors, comme je me détournais de lui, il se rapprocha, et, d'une voix sifflante, il me demanda: --Pourquoi poses-tu cette question? Tu sais quelque chose? On sait quelque chose? --Mon Dieu... Non... C'est-à-dire... --Parle! --Eh bien! je ne crois pas... à franchement parler... que... Je crois... --Tu ne sais rien! Tu supposes! --Oui, voilà le mot: je suppose! --Je ne tolère pas qu'on suppose! --Si pourtant Olga... --Je t'autorise à dire: Mademoiselle Olga! --Eh! Demoiselle! qui sait? Il me saisit le poignet gauche, qu'il serra de toute sa force, et, les sourcils froncés, menaçant, il dit, à voix plus basse encore: --Oui, demoiselle, entends-tu? Parce que je le veux! Et, si le terme n'est pas juste, c'est affaire entre elle et moi, entends-tu? Une affaire qui ne regarde personne, pas même toi, entends-tu? --Mais, Octave, tes propos même... On penserait que, toi, tu sais quelque chose? --Tu as voulu me le faire dire, et tu finasses! Je ne suis pas de taille à lutter avec vos roueries, je m'en flatte! Oui! je sais! Et je sais parce qu'Olga, plus honnête que vous tous, m'a dit la vérité! --Elle t'aurait avoué?... --Tout! --Quand cela? --Loyalement, le jour de nos fiançailles! Donc, Olga ne m'avait pas menti: elle avait confessé la faute, quand la faute n'était pas encore commise, mais seulement résolue dans son esprit! --Et tu acceptes? --Je pardonne. --Du moins, elle ne t'a pas cité le nom? --Je refuse de le connaître! Je tuerais cet homme-là. Il se fit un silence qui dura des minutes et qui me parut durer une heure entière. Octave allait par la chambre, prenait sur les meubles des bibelots qu'il regardait d'un air féroce, et qu'il rejetait avec colère. Tout à coup, il me cria: --Comment sais-tu? D'où sais-tu? A part l'homme, personne ne sait. Elle me l'a dit. Il faut donc que l'homme ait parlé. S'il a parlé, je le tue! Qui t'a parlé? --Je ne sais rien que d'Olga elle-même... --Ah! tu es son confident? son confesseur? Je m'en doutais, mais je ne me doutais pas que tu gardes si mal les confidences d'une femme! --Je... --Assez! Tu joues là un vilain rôle, je t'en avertis, et, à ta place, je me tiendrais pour un pleutre! Exaspéré, j'allais tout dire; mais il me coupa la parole: --Oui, un pleutre! Il sortit et claqua la porte. Dans les cas difficiles, la plupart des hommes, sous prétexte de réfléchir, se tiennent immobiles et ne pensent à rien. Je demeurai une heure dans mon fauteuil et je conclus finalement qu'une seule chance me restait d'empêcher ce désastre: il fallait supplier Olga, lui montrer son crime, la fléchir, obtenir d'elle une rupture. J'espérais peu, mais je courus vers la jeune fille. Elle me fit attendre un long quart d'heure, cérémonieusement, avant de me recevoir, et, dès les premières phrases, elle m'interrompit: --Je crains de vous comprendre, dit-elle. N'insinuez-vous pas que j'aie eu un amant? --Certes! --Vous vous trompez, mon ami. --Quoi! Vous m'osez soutenir en face? --Ce que soutiendrait comme moi celui que vous soupçonnez, mon cher, pour peu qu'il fût galant homme. Elle se campa avec dignité, les doigts sur le bord d'une table, et ajouta: --Un galant homme oublie, surtout s'il en a fait serment. --Les serments qu'on fait à une créature telle que vous... --Votre insolence se double de lâcheté, monsieur, parce que vous croyez parler à une femme sans défense. Mais vous vous trompez encore. Théâtralement, elle souleva une portière, et, se tournant vers la pièce voisine, elle proféra: --Venez. Mon frère entra. --Octave, lui dit-elle, ceci n'est point combiné, puisque je ne vous attendais ni l'un ni l'autre: mais ce hasard me plaît, car j'aime les situations nettes. Elle prit un temps, et fit deux pas, comme au théâtre. --Octave, reprit-elle, je vous aime, pour votre droit et simple caractère. Je vous ai confessé ma faute et vous l'avez noblement pardonnée. Un homme indigne de moi a pu m'abuser un jour, et vous jugerez s'il est également indigne de votre colère, lorsque vous saurez qu'à présent il m'ose menacer de vous révéler mon secret. Je demeurai immobile, ahuri par tant de cynisme. Mon frère, immobile aussi, regardait sans parler, peut-être sans comprendre. Elle nous examina tour à tour, satisfaite, mais grave, puis elle reprit: --Octave, je vous rends votre parole: vous êtes libre de vous retirer, pour ne plus jamais me revoir. Si, par ma franchise, je perds votre amour et brise notre bonheur, je garderai au moins la consolation d'avoir fait mon devoir tout entier. J'achève donc de le remplir. Elle fit encore deux pas. --Connaissant ma faute, vous aviez le droit de me demander un nom. Vous n'avez pas voulu: on me force à vous le révéler. Vous savez maintenant ce nom. Elle étendit un bras vers moi, et baissa la tête avec une humilité de Madeleine repentante. Mon frère cria: --Toi! C'est toi! Je ne répondis point. Olga releva la tête, puis, lentement, respectueusement, elle l'inclina de nouveau vers son fiancé, et dit: --Octave, jugez entre nous, et choisissez. Mon frère me hurla: --Va-t'en! Du seuil, je les vis, lui, debout et le bras tendu, elle, toujours inclinée dans l'attitude du respect. Je ne les ai jamais revus. Ils sont mariés, heureux peut-être. Olga est si bizarre qu'elle a pu concevoir ce plan, tout aussi bizarre qu'un autre, de devenir une épouse modèle; et ceci l'amuserait sans doute, elle qui veut ne ressembler à personne, de ne même plus ressembler à Olga. L'APPARITION Oui, j'ai habité Munich: mais je n'en connais rien, et je serais incapable de vous en parler pendant la valeur de trois lignes. J'avais passé mon baccalauréat à la session du printemps. Aussitôt mon père m'expédia dans cette ville de Bavière pour y apprendre l'allemand, et je devais rester là quelques mois, pensionnaire d'une famille grave, dans une maison dont les murs, tout d'abord, m'écrasèrent d'ennui. --Oh, oh! ce ne sera pas drôle, et un trimestre, c'est bien long! Le jeune homme de France n'est pas fort curieux des peuples et des moeurs: c'est chez nous un vice originel que de traverser les pays sans les voir ni les comprendre, et nous y regardons la silhouette des femmes beaucoup plus que le génie des nations. Je descendis du train, et toutes mes belles imaginations s'écroulèrent d'un coup; en wagon, j'avais rêvé de quelque sentimentale Gretchen échappée des légendes, fille de Goethe ou de mon hôte, et qui me poétiserait les heures du séjour. Car j'avais déjà l'habitude de devenir, à chaque printemps, amoureux, très vite, très fort, et pour la vie. Mais mon hôte n'avait procréé qu'un fils, grand dadais stupide, qui me déplut tout de suite: je me sentis voué à l'irrémédiable solitude. Ma chambre était confortable et de mauvais goût; sa fenêtre donnait sur deux jardins contigus, le nôtre et celui d'une maison voisine dont j'apercevais les fenêtres juste en face de moi. Cette vue me rendit quelque espoir: sans doute, à l'une des croisées, je découvrirais l'âme-soeur... L'âme-soeur apparut sans tarder. Je n'avais pas encore déplié mon bagage et rangé mes bibelots, quand tout à coup, en relevant la tête, je vis à trente mètres, dans le cadre de sa fenêtre ouverte, une femme qui me regardait. Pour la contempler de plus près, je pris ma lorgnette, et, m'étant dissimulé du mieux que je pouvais, j'examinai cette figure: dans l'instant, l'univers changea autour de moi. Vous n'avez jamais vu de plus belle créature: une riche jeunesse épanouissait son corsage et son teint. Comme la Marguerite de Faust, elle portait une longue natte de cheveux blonds qui pendait sur son épaule. Ses grands yeux, d'un bleu pâle, avaient une expression de douceur, presque de tristesse, et, tout de suite, j'eus l'idée d'une peine à consoler, d'un chagrin dont j'étais curieux. La brusque sympathie des jeunes coeurs qui se devinent me pénétra dès cette minute, et déjà une pitié murmurait au fond de moi: «Pauvre amie, qu'avez-vous? Dites-le, ne craignez rien de moi...» La jeune fille, du reste, ne semblait nullement effarouchée. Surprise beaucoup plus qu'offensée, elle regardait droit devant elle, sans crainte et franchement: parce qu'elle avait aperçu un visage nouveau, elle s'étonnait, et ne le voyant plus, elle attendait pour voir encore; cette simplicité d'âme me parut charmante et me plut comme un indice de loyauté: une Parisienne se fût cachée, comme je faisais moi-même, pour se renseigner sans se compromettre. J'avais pris le rôle de la femme, moi, homme, et la femme m'en faisait honte. Je me sentis rougir, et je quittai ma cachette. Je vins à la fenêtre, où je m'accoudai, avec l'air innocent de celui qui examine un paysage. La jeune fille ne s'éloigna pas. Elle me dévisageait tranquillement et je ne tardai guère à en être gêné. Ma fière assurance tomba devant la sienne: la netteté de son regard intimidait le mien. Il demandait: --Qui êtes-vous? Que venez-vous faire ici? --Je viens vous aimer! J'aurais voulu crier ma réponse, mais décidément, la jolie Bavaroise, avec sa franchise trop candide, désorientait ma fausse vaillance, et je n'osais plus qu'à la dérobée risquer un rapide coup d'oeil. Mon malaise devint tel, sous cette surveillance fixe, que je quittai mon poste, et, pour me donner contenance, je me remis à déballer mon bagage. Cela du moins signifiait: --Constatez que je m'installe; je reste auprès de vous. Comprit-elle? Je n'en pouvais douter, et même je conclus qu'elle s'en réjouissait, car son visage avait, à la fin, perdu toute expression de tristesse. Mais l'heure du déjeuner arriva, et mes hôtes m'attendaient en bas. Je dus quitter ma chambre, et je n'en sortis qu'à regret, avec la hâte d'y revenir, pressentant déjà que j'allais passer entre ses quatre murs la meilleure partie de mon séjour au pays d'Outre-Rhin, et restreindre à cette blonde figure mon étude du monde germanique. Je revins, en effet, dès que le repas fut terminé, et, sous prétexte de lettres à écrire, je m'enfermai chez moi. Ma voisine se promenait dans le jardin, en compagnie d'une dame âgée, qui la suivait pas à pas. Elle était plus grande que je n'avais pensé; elle marchait avec une dignité de reine, et très lente. Elle fit un bouquet: avant de cueillir une fleur, elle l'examinait minutieusement, et réfléchissait; je notai que parfois, au moment de briser la tige, elle relevait la tête, comme pour écouter un avis ou pour faire un calcul mental, et souvent elle s'éloignait sans avoir pris la fleur. Abrité derrière mon rideau, j'observais ce manège, qui dura longtemps. Enfin, la jeune fille remit le bouquet à sa mère, et, s'approchant d'une petite fontaine qui s'élevait au milieu du jardin, elle retroussa ses manches flottantes jusqu'au-dessus du coude; je pus admirer ses bras, ronds et blancs, qui brillaient sous le glacis de l'eau, comme des miroirs. La mère dit: --Assez, Roeschen, assez! --Il fait si chaud, maman! Sa voix aux notes graves était mélodieuse, avec la même tristesse que j'avais lue sur son visage; elle ne ressemblait pas à la voix des autres jeunes filles, et je fus ému de l'entendre. La mère, avec une condescendance exagérée répondit: --Oui, ma fille, il fait chaud, rentrons. En effet, cette journée de mai se faisait orageuse et lourde; elle pesait sur les nerfs, et l'on entendait, au lointain, des grondements sourds. Les deux dames rentrèrent dans la maison, puis reparurent dans la chambre. La mère embrassa la fille et s'en alla. Je rouvris ma fenêtre. Ma voisine alors était assise près de sa table. Au bruit que je fis, elle dressa la tête, m'aperçut, se leva et vint tout droit, comme pour me rejoindre. Enhardi, je saluai et je souris. Mais elle resta immobile, et je pus croire qu'elle ne m'avait pas vu ou qu'elle me supprimait. Mon sourire, figé sur mes lèvres, devint stupide: à nouveau une gêne me prit, et toute mon audace, encore une fois, s'en alla; je ne savais quelle contenance tenir, et je m'interrogeais, quand la belle Allemande retourna vers la table, prit son bouquet et revint. Avec un grand soin, elle choisit un iris, et le contempla longtemps: puis elle le lança dans ma direction, et la fleur fit une courbe violette. Instinctivement, j'avais tendu les mains. --Roeschen! Sans le vouloir, j'avais crié son nom. Elle parut surprise de l'entendre, et m'inspecta avec plus d'attention. Mes bras étaient toujours tendus vers la fleur et vers elle. Sans doute, je dus lui paraître grotesque, car elle éclata de rire, fit une révérence, et ferma sa fenêtre. Un peu vexé, je résolus de sortir avec affectation et de ne plus me montrer ce jour-là. J'étais d'ailleurs fort intrigué, et je m'expliquais mal les attitudes de la belle Allemande. Je me disais: --Les filles, en ce pays, ont des manières étranges. Au dîner, je réussis à apprendre de mes hôtes que la maison voisine était habitée par d'honnêtes et riches bourgeois, qui avaient une fille; très réservés, ils n'en dirent pas davantage, et je compris que ma curiosité éveillerait des soupçons sans me valoir aucun renseignement. Le soir fut plus orageux encore que le jour. Dans un tilleul, entre les deux maisons, un rossignol chantait éperdument. Seul, dans ma chambre et sans lumière, je guettai: une faible lueur jaunissait les rideaux d'en face; et tout à coup, la croisée s'ouvrit: un éblouissement me passa dans les yeux, et mon coeur battit jusque sous ma gorge. La jeune fille, complètement nue, était debout. La lueur d'une veilleuse l'éclairait à peine. Mon émotion fut telle que je crus m'évanouir; mes jambes ne me supportaient plus; je tombai sur une chaise. Jamais encore je n'avais vu d'autre nudité que cette des statues. Celle-ci ne leur ressemblait pas: elle avait des seins plus amples, des hanches plus larges, elle était rose, tiède. De ses deux mains, la jeune fille prit ses cheveux défaits, puis elle éleva les bras vers le plafond, en sorte que ses cheveux, tamisant la lumière, se déployaient derrière ses épaules comme deux ailes d'or. Je demeurais en extase, retenant mon haleine. J'étais engourdi de stupeur. Mes lèvres remuaient en baisers. Toute mon âme se concentrait dans mes prunelles; mais, à force de regarder trop intensément, je finissais par ne plus voir. Des cercles de lumière, violette, orange, verte, passaient devant mes yeux. Je tremblais, et une grande douleur me serrait le crâne. La belle créature tendait toujours ses deux mains vers l'espace, et les remuait, comme pour appeler les étoiles. Il y avait, dans son attitude, quelque chose de hiératique et de pieux qui imposait le respect, presque l'épouvante. A cause de cela, sans doute, il advint que je glissai sur les genoux, et que je demeurai dans cette posture de prière, les mains jointes, pour adorer les gestes chastes et magnifiques. Je n'eus pas l'idée de prendre ma lorgnette. La pensée ne m'en vint que quand la fenêtre fut close. Longtemps encore je demeurai sur les genoux, sans force pour me lever; j'avais les nerfs brisés, les épaules rouées, et lorsque je voulus enfin me mettre debout, mes jarrets pliaient sous moi. Je traversai ma chambre avec une lassitude que je n'avais jamais connue, et j'étais triste infiniment... Pourquoi donc? A peine dans mon lit, j'éclatai en sanglots; je pleurais dans mon oreiller, en le couvrant de baisers qui buvaient mes propres larmes. Je sais maintenant pourquoi j'étais si triste. J'aimais. La révélation de la femme, brusquement, m'avait fait homme. J'aimais pour la première fois. C'en était fini désormais des amourettes de collégien en vacances et des flirts qui s'amusent d'un baiser furtif, se contentent d'un billet donné, d'un serrement de mains, ou d'une fleur offerte. Un être nouveau venait de se manifester en moi; je ne me reconnaissais plus; mes pensées avaient changé d'objet, et mon âme, en une minute, avait mûri. Cette curiosité vague, cette joyeuse attente de l'adolescent qui rêve de tendresses et de caresses, instantanément s'étaient muées en un sentiment grave, profond et torturant: le désir. Oh! la première femme nue que nous entrevoyons de nos yeux vierges! Elle ne soupçonne pas la mystérieuse puissance de son apparition, le trouble sacré qu'elle infuse, l'angoisse qu'elle répand dans notre adoration, ni comment son image se grave au fond de nous pour n'être jamais oubliée! Elle ressuscite dans l'éphèbe le premier émoi du Paradis terrestre, et chacun de nous, une fois dans sa jeunesse, connaît la stupeur éblouie d'Adam à son réveil, quand la nudité de la femme se révéla dans le jardin béni, resplendissante de toutes les joies et de toutes les douleurs qu'elle apportait au monde! La beauté de cette vierge apparue dans la nuit au bord de sa fenêtre, de cette grande vierge nue qui levait ses bras vers le ciel, depuis lors, emplissait ma pensée: je ne voyais qu'elle, je ne songeais qu'à elle. Toute autre notion avait disparu; sa vision se dressait en moi, ainsi qu'une statue dans son temple, idéalement blanche, et le reste du monde, à l'entour, était noir. Mes lèvres ne savaient plus articuler qu'un mot, son nom, et sans cesse j'en marmonnais les syllabes, comme un agonisant en prière: --Roeschen... Roeschen... Roeschen... Lorsque, le lendemain, je la revis, vêtue de clair, à la même fenêtre, mes mains se joignirent malgré moi. Peut-être je lui demandais pardon d'avoir surpris à son insu le secret de sa beauté sainte. Peut-être... Je ne sais pas. Je sais seulement que mes mains étaient jointes, mes yeux noyés de larmes, et que rien d'impudique ne souillait mon amour. En la regardant de loin, j'aurais voulu l'étreindre sur mon coeur, et pleurer dans ses cheveux blonds; mais il me semblait que mon étreinte fût restée chaste malgré tout, tant mon désir était pénétré de respect. Bien sûr, nos sentiments traversent l'espace, mieux que ne feraient les paroles! Bien sûr, d'invisibles fils conduisent d'une âme à l'autre les vibrations émanées de nous, et les coeurs entendent les mots qui jaillissent des coeurs sans que la voix les profère! Nous étions là, elle dans sa chambre, moi dans la mienne, séparés par les deux jardins, et nous ne nous connaissions pas. Mais nous nous sommes reconnus, et nous avons causé ensemble, intimement, longuement, et nous nous sommes compris, nous qui ne parlions pas la même langue, et tout de suite nous nous sommes aimés! Elle ni moi, ni l'un ni l'autre, ne songions aux obstacles, à la folie d'un rêve impossible. Étranger en Allemagne, je traversais cette ville, où je n'allais rester que peu de mois; jeune et sans gagne-pain, je ne pouvais prétendre à choisir une femme, et mes seize ans ne s'appareillaient guère aux dix-neuf qu'elle portait. Est-ce qu'on pense à ces misères-là? Je l'aimais, je l'adorais, je lui vouais ma vie, offrant ensemble tous les espoirs de mon coeur réalisés par elle, tous les efforts de l'avenir réalisables pour elle! Je la voulais, je la prenais, je l'avais prise comme elle m'avait pris, et rien ne nous séparerait plus, sinon la mort, préférable au départ! J'ai passé là, devant elle, d'admirables heures bénies! Bien tranquille en ma chambre close, caché à tous les yeux et visible pour elle seule, je m'abîmais dans la contemplation d'Elle. Deux fois chaque jour, à des heures fixes, elle se promenait dans le jardin, invariablement accompagnée de sa mère. Celle-ci lui rendait, dans sa chambre, de fréquentes visites, dont j'étais averti par l'attitude de Roeschen qui longtemps d'avance écoutait à la porte; je me dissimulais alors: jamais on ne nous surprit. Dès que la vieille dame était partie, ma voisine reprenait son poste, près de la table, un peu à l'écart, sans doute pour n'être vue que de moi. Elle travaillait à de menus ouvrages et levait la tête à chaque instant. Elle me regardait sans contrainte. Parfois, elle me souriait, tantôt avec mélancolie, tantôt avec ironie: et chaque fois son sourire, en pénétrant en moi, me parcourait d'un grand frisson. Moins hardi depuis que j'aimais, j'avais pourtant osé porter mes deux mains à mes lèvres, et j'avais, en tremblant, attendu sa réponse. Roeschen m'avait renvoyé mon baiser, et, tout bas, j'avais crié: --Je vous aime! Si bas que j'eusse parlé, puisque ma propre oreille n'avait pas entendu les mots, la jeune fille m'avait compris, car aussitôt, du même mouvement de ses lèvres muettes, elle m'avait dit: --Je vous aime... Alors, le monde me devint magnifique, et la vie délicieuse, et l'avenir superbe! Je ne tenais plus au sol; mon corps allégé s'enlevait de terre. J'aimais! J'étais aimé! Par Elle, la déesse du temple, la rose des nuits, la beauté nue, l'unique femme! Désormais, j'avais droit à l'étreindre, ce corps de vierge déjà possédé par mes yeux! Ce que j'avais volé, elle me le donnait! Ma gratitude criait: «Merci!» Et dès lors, entre nous, l'intimité se fit plus grande et très rapide. Sur des feuilles de papier, j'écrivais en grosses lettres des phrases allemandes, et je la tutoyais. Roeschen me répondait par de semblables pancartes, et quelquefois me tutoyait aussi: mais, la plupart du temps, elle ne s'exprimait que par des symboles ou des aphorismes, évitant les formules précises, les phrases personnelles. J'attribuais cette réserve à la crainte d'une surprise, puisque sa mère, à tout moment, pénétrait dans la chambre. Néanmoins, ses réponses étaient parfois si compliquées que j'avais peine à en pénétrer le sens. Si j'avais dit: --Chante, pour que j'entende ta voix. Elle répliquait: --L'oiseau chantera. Mais elle ne chantait pas. Si j'avais dit: --Je veux te serrer sur mon coeur. Elle répliquait: --Le coeur bat. --Montre-moi ton bras nu. --Les bras embrassent. Toujours ainsi. Jamais elle n'accorda ce que je demandais, quoi que ce fût: on eût dit qu'elle feignait de ne pas m'entendre. Peut-être m'accusait-elle aussi de la même incompréhension, car souvent elle m'interpella par une phrase ou par un signe auxquels je ne savais quoi répondre. Jouait-elle à me proposer des énigmes? Il lui arriva maintes fois de me présenter un objet quelconque, en m'interrogeant du geste; elle me montra ainsi un portrait, son mouchoir, une carafe, mille choses: devant mon indécision hébétée, elle riait, tournait sur ses talons et ne s'occupait plus de moi. Un jour, pourtant, elle manifesta un dépit très vif et se mit à froisser, jeter, briser tout ce qui lui tombait sous la main. J'étais profondément désolé de la voir irritée de la sorte, et je m'efforçais de comprendre son idée, la cause de son courroux; mais je n'y réussissais pas, et je m'en affectais comme d'un malentendu dont j'étais, moi seul, responsable. Nier qu'elle fût un peu étrange, je ne le pouvais, et cependant je n'étais pas intrigué par ces bizarreries. Je les attribuais à notre situation fausse, à l'impossibilité d'un rapprochement que nous désirions tous les deux, à ce besoin d'un bonheur plus complet, dont le manque, peu à peu, commençait à me tracasser moi-même. Loin de mal juger son caractère, je me disais simplement: --Pauvre chérie! Comme elle doit être malheureuse, pour s'exaspérer ainsi! En fait, je devenais très malheureux aussi, et impatient comme elle. La grande joie de se dire qu'on est deux sur la terre, au bout d'une semaine, ne me suffisait plus. Roeschen était à moi, si bien, si peu! Je m'irritais de ne la voir jamais qu'au loin, et de la sentir mienne sans l'embrasser jamais, de compter les jours qui passent et de piétiner dans l'attente de rien, de voir approcher l'atroce date du départ, et de n'avoir rien fait pour assurer notre bonheur! Ce souci m'angoissait au point que j'eus peur de tomber malade. La nuit, pendant des heures, je surveillais, sur son rideau, la lueur dorée d'une veilleuse... --Elle dort là! J'évoquais son beau corps et ses seins blancs entre ses bras tendus. --Tes lèvres! Donne-moi tes lèvres! J'envoyais des baisers dans les ténèbres, vers le mur épais. Chaque nuit, le même rossignol chantait entre nous deux, dans le même tilleul, comme au soir de l'apparition; et chaque nuit, dans la même musique, pendant des heures, je guettais. Mais l'idole ne se montra plus, et de nuit en nuit davantage je m'enfiévrais d'impatience. C'est ainsi que l'idée me vint d'aller à elle; la tentation, d'abord, me parut folle, offensante pour la jeune fille, périlleuse pour moi, et je la repoussai; mais bientôt je ne vis plus que le bienfait de cette combinaison, les félicités qu'elle promettait; peu après, elle me parut nécessaire, indispensable; finalement, je n'examinai plus que les moyens pratiques de réussir. La tâche ne semblait pas matériellement très difficile: descendre au jardin, cela m'était aisé, et quant au mur mitoyen, fait de moellons irréguliers, je l'escaladerais en un instant; le plus pénible serait d'atteindre, au premier étage, la fenêtre de Roeschen. J'examinai soigneusement, à la lorgnette, la disposition des lieux, et j'étudiai la muraille, pierre par pierre. Le coeur me battait si fort que la jumelle tremblait devant mes yeux. Un volet du rez-de-chaussée et une gouttière avec ses crochets de fer devaient faciliter mon escalade. Vingt fois je la refis en pensée: ici, mon pied gauche, là, ma main droite; rétablissement, la main gauche ici, droite, gauche, et j'atteignais au bord de la croisée; rétablissement: «Je t'aime!» Et des baisers! J'écrivis: «J'irai te voir, veux-tu?» Elle me jeta une fleur. «Cette nuit, veux-tu?» Elle sauta, joyeuse, et battit des mains. «Tu laisseras la fenêtre entr'ouverte, veux-tu?» Elle ouvrit sa fenêtre toute grande. Oh! l'extase du premier rendez-vous, par une nuit d'été, et quand on a seize ans! Il me semblait que l'univers entier n'existât que pour attendre l'heure. Est-ce que la raison, est-ce que les périls peuvent quelque chose contre l'appel d'amour et l'enivrant espoir de l'étreinte promise? Le jour me parut long; le crépuscule tardait tant à venir! Je guettais au ciel la première teinte rose du couchant, et, quand elle apparut enfin, c'est l'aube de ma vie que je saluai dans le soir. Je t'aime! Je vais te voir! Te voir de près! Et mes lèvres écraseront les tiennes! Et mes bras serreront ton souple torse! Et tes coudes si blancs, que j'ai vus de loin, je les sentirai sur mon épaule! A cet effleurement rêvé, ma peau frissonnait toute, et c'était comme un bain où j'entrais des pieds à la tête. Je t'aime! Je ne concevais pas qu'il y eût rien de mal dans ce que j'allais faire. Abusais-je d'une jeune fille? Non, certes! Elle a près de vingt ans, elle m'aime, elle m'attend, je l'adore, j'ai voué ma vie à la servir, et rien ne nous séparera jamais, lorsque nous nous serons rejoints. Je vais loyalement à elle. Ni les obstacles du monde, ni les difficultés de l'existence, ni l'argent, ni les conventions, ni même la volonté de nos parents, rien ne pourra rien, puisque nous voulons! S'il faut, pour nous unir, attendre que je sois majeur, on attendra, car notre amour est assez fort, et, d'ici là, je deviendrai riche, pour jeter sous tes pieds, ô ma belle fiancée, le tapis somptueux de la vie. Je t'aime! Enfin, la nuit arriva. La ville s'endormait de bonne heure. L'une après l'autre, je vis les fenêtres s'éteindre. Les jardins bleus se remplirent de calme. Le rossignol chanta longtemps et se tut, comme le reste. Le parfum des fleurs vivait, seul, dans la nuit, et les heures tombaient d'un clocher. J'attendais. Tout à coup, la fenêtre de Roeschen s'entr'ouvrit. Nous n'étions convenus d'aucun signal, mais je pris cet acte pour un ordre, et je partis. L'entreprise n'eut, au début, rien d'agréable. Plus que de plaisir, le coeur me battait d'anxiété et presque d'épouvante. Avec les précautions d'un voleur, je devais me faufiler dans l'ombre, ouvrir des portes; il me fallut un bon quart d'heure pour atteindre le jardin de notre maison. Dehors, je repris haleine. Je ne redoutais plus guère de réveiller mes hôtes, et le plus difficile me paraissait accompli. En effet, je me hissai sans peine sur le mur mitoyen, qui n'avait pas trois mètres de hauteur, et, quand je retombai dans le jardin de la bien-aimée, sur la terre qui lui appartenait, chez elle, je crus atteindre au paradis: le contact du sol m'électrisa de joie. Je ne craignais plus, je ne pensais plus. Je me ruai vers la maison. J'avais si bien calculé par avance les détails de mon escalade que tout s'effectua sans encombre, au commencement du moins: par le volet du rez-de-chaussée, les crochets de la gouttière et le linteau, j'atteignais déjà la pierre d'appui; mais je la trouvai ronde et sans prise; mes mains glissaient sur elle; accroché au mur, repoussé par lui, je perdais l'équilibre, et le poids de mon corps m'emportait en arrière... Là, j'ai connu le petit frisson de la mort; j'ai murmuré: «Roeschen...» Elle ne vint pas. «Pourquoi ne viens-tu pas?» Sa main seulement, un pan d'étoffe que j'aurais pu saisir, et je reprenais équilibre, j'étais sauvé! «Adieu, Roeschen!» Ce drame d'agonie n'avait pas duré dix secondes. Je me souviens que j'avais fermé les yeux pour mourir; mais je les rouvris, et, d'un élan désespéré, prenant appui sur mon propre poids, je sautai en avant. Mes doigts purent s'agripper aux ferrures du balcon. J'y déchirai ma peau. Ah! la bonne douleur, qui me rendait la vie! Mes bras m'enlevèrent; d'un coup de reins, je fus au bord de la fenêtre, et, lentement, je poussai la croisée, et, lentement, ma tête pénétra dans la chambre. La bien-aimée me regardait, tranquille, assise au bord de son lit. --Roeschen! Elle ne bougea pas en me voyant entrer. Elle n'éprouva aucune gêne, et, pourtant, elle était à demi nue, recouverte seulement d'une ample chemise qui dégageait son cou et modelait les rondeurs de son corps. J'étais assurément le plus ému des deux; n'osant avancer, je répétai: --Roeschen... Elle se leva et se mit à rire. Elle me parut très grande. Ses beaux seins gonflaient sa chemise, qui, depuis leurs pointes, pendait toute droite. Ses pieds étaient nus. Je m'élançai vers elle et je la pris dans mes bras. Pour la première fois de ma vie, une poitrine de femme fut contre ma poitrine, et je la sentais s'écraser sur mon coeur. La grosse natte de cheveux blonds se trouva juste sous mon baiser, et j'y mordis à pleines dents. La bien-aimée, entre mes bras, ne bougeait point. Je pensai qu'elle s'abandonnait; mais elle posa tranquillement ses deux mains sur mes deux épaules et se mit à me repousser avec une force lente, irrésistible, qui m'étonna de la part d'une femme. Alors, dégagée, elle me demanda: --Avez-vous accroché la barque? Je crus avoir mal compris et que mes connaissances de la langue allemande allaient être insuffisantes pour le dialogue. D'ailleurs, sans attendre ma réponse, Roeschen se dirigea vers la fenêtre, qu'elle ferma, et dit: --Le cadenas. Le loquet de la croisée était en effet muni d'un fort cadenas à lettres mobiles, qu'elle fit jouer, et je vis ses petits doigts qui nous emprisonnaient. --Ne ferme pas! Si l'on venait... Elle répondit: --On m'enferme; mais je connais le mot; on ne sait pas que je connais le mot. Puis, elle se mit à rire; mais soudain, avisant mes mains ensanglantées, elle me les montra avec terreur et recula vers le fond de la chambre, en criant: --Tu as tué l'oiseau! Pourquoi avoir tué l'oiseau? --Plus bas, je t'en conjure! Elle se jeta à genoux, et son visage exprimait une épouvante atroce; elle tendait ses mains vers moi et râlait: --Ne me tuez pas!... Grâce!... Ne me tuez pas!... --Roeschen, on va venir si tu cries! N'aie pas peur, Roeschen, je t'aime, je t'aime! Elle se leva, subitement calme, et dit: --Si tu m'aimes, il ne fallait pas tuer l'oiseau. --Roeschen, je me suis blessé en montant... --Il ne fallait pas tuer l'oiseau. Elle hochait la tête, en un reproche muet, comme font les mères pour gronder leur enfant, et, tout à coup, une sueur me glaça le front, en même temps qu'une idée s'installait sous mon crâne: «Elle est folle!» Me voyant interdit, elle ajouta: --Oui, tu es méchant. Je ne t'aime plus. Nous ne nous marierons jamais. Boudeuse, elle s'assit en me tournant le dos à demi. Je regardais sa nuque penchée; les frisons de sa tempe et le duvet de sa joue, traversés par la lumière oblique de la veilleuse, faisaient un nimbe d'or autour de sa tête si belle, si jeune, pleine de mort! Je n'osais plus articuler un mot: la pitié, l'angoisse, le désespoir me rendaient stupide et sans pensée; machinalement mon regard allait de la bien-aimée au verrou de la fenêtre, et devant mon rêve brisé, devant mon bonheur anéanti, plus seul que jamais à l'instant d'être deux, trop désolé pour réfléchir à rien, je ne songeais pas encore au péril de cette chambre sans issue. Mais j'y songeai soudain en revoyant le verrou. --Roeschen... --Méchant, ne me parlez pas! Elle se tourna tout à fait. Et je demeurais debout, à quatre pas d'elle. Nous restâmes ainsi pendant plusieurs minutes, en silence. J'inspectais la chambre coquette et fraîche, qui, maintenant, m'épouvantait comme une tombe, et le lit virginal, la fiancée qui n'en était plus une, toujours aimée, et perdue à jamais. L'émotion était trop forte pour mon âge, et je me mis à trembler comme un enfant. Je dus m'appuyer contre un meuble. Que faire? Et ce verrou! Mon père m'avait dit: «Tu seras raisonnable.» Des souvenirs me venaient à l'esprit, de très loin, vieux souvenirs qui remontaient de toute mon enfance, et qui me harcelaient, disparates, touffus, sans cause. Pourquoi pensais-je à tant de minutes oubliées? Je crus respirer de la folie, et, par crainte du poison qui me gagnait le cerveau, je fermai la bouche avec effort. La jeune fille bougea la première: on eût dit qu'elle se réveillait. Son torse, avec une imperceptible lenteur, se redressait, et son visage se tournait vers la fenêtre; sa main gauche, en même temps, montait vers son oreille, et, de l'index courbe, elle faisait le signe qui ordonne d'écouter. Puis, d'une voix à peine intelligible, elle murmura: --Il chante... Elle se leva d'un saut, et, joyeuse, cria: --Il chante! Alors seulement j'entendis le rossignol du jardin. --Tu ne l'as donc pas tué? Ce n'est donc pas vrai, que tu l'as tué? Elle se jeta sur ma poitrine en sanglotant. Ah! si la veille on m'avait dit que je la tiendrais, frémissante et nue, sans avoir d'autre émoi qu'un infini chagrin! Elle se crispait et se collait; du col jusqu'aux genoux, elle adhérait à moi; le halètement de ses sanglots appuyait sa chair à la mienne, et la tiédeur de son ventre me pénétrait au fond de l'âme... Horrible et délicieux instant, où, malgré moi, mon désir virginal pantelait vers cette beauté vierge, tandis que ma pitié pleurait sur l'innocente, et sur moi-même aussi! Abuser d'elle, oh! je ne l'aurais pas fait, et je n'y pensais même pas, et la seule pensée, ignominieuse, m'eût révolté d'indignation! Pourtant, je restais là, prisonnier de ses bras, et quand elle me serrait fort, une volupté tellement suave m'envahissait et me grisait, que je la serrais à mon tour, sans le vouloir; même je baisais ses rondes épaules, et je m'en blâmais, et je recommençais, sans force pour fuir, dépensant toute ma vertu à ne pas me jeter sur ses lèvres dont l'haleine chatouillait mon cou, appelait ma bouche, et c'est moi qui balbutiais: «Non... non... pitié...» Et le lit était là, tout près! Non, certes, je n'aurais pas abusé d'elle! Cependant, peut-être, je l'aurais fait, mon Dieu! La preuve, c'est que je disais: «Non... non...» Pour résister et protester, j'y pensais donc et j'en avais donc envie, malgré tout, et le supplice durait trop! --Écoute! dit-elle... Ses bras se détendirent. Elle ajouta: --L'oiseau ne chante plus. Le rossignol, en effet, s'était tu. --Il est allé dormir. Il faut dormir. C'est l'heure. Elle me quitta vivement, s'assit au bord du lit ouvert, enleva ses jambes, preste, et disparut sous les draps. --Bonsoir. Elle se tourna vers le mur. Alors, un peu de calme se fit dans mes nerfs troublés, et bientôt la pitié demeura seule. Mais la pitié dura peu: par un retour d'égoïsme, une autre anxiété me prit: comment sortir de cette chambre verrouillée à secret? La folle consentirait-elle à décadenasser la fenêtre? Je me rapprochai du lit: contre le mur, une masse informe de bête blottie gonflait les draps, et les cheveux épars sur l'oreiller décelaient seuls une présence humaine. Je n'osais parler, craignant les mots qui risquaient d'être mal venus... --Roeschen... --Je dors. --Roeschen, il me faut aller dormir aussi. --Allez, dit-elle, et refermez la porte. Sans plus insister, j'examinai le cadenas, espérant qu'elle ne l'avait pas exactement fermé. Il était fixe sur ses pitons solides. La malheureuse pouvait seule me délivrer. Mais comment la persuader de venir à mon aide? --Roeschen... --Allez dormir. Par quel subterfuge obtenir son consentement? Je cherchais... J'ai trouvé! --Roeschen!... La barque est là. --Quelle barque? --Celle que j'ai laissée tantôt sous la fenêtre... Celle qui m'a apporté, vous savez bien, Roeschen? Silence. --Il faut que je redescende dans la barque. --Oui, dit-elle. --Alors, il faut ouvrir la fenêtre... N'est-ce pas, vous allez ouvrir la fenêtre? --Oui, dit-elle. Elle se leva, traversa la chambre, fit jouer le cadenas, ouvrit la croisée; je me précipitai, enjambant l'appui, et, comme je me retournais vers elle, pour un suprême adieu, la fenêtre se referma sur moi: Roeschen avait disparu, sans même s'inquiéter de savoir comment je descendais. En quelques minutes, je fus dans ma chambre. Le lendemain, je quittai Munich et la Bavière, sans les connaître. Je n'y retournerai jamais plus. TABLE DES MATIÈRES Pages. _Envoi_ 1 Madame Hélène 3 La marâtre 64 La beauté 102 Le coeur 111 Le témoin 123 Toute l'oeuvre 135 Suprême idylle 153 L'héroïne 162 Le fiancé 175 Le ballon 186 La vision 206 Curieuse 219 Stérilité 236 Une créature bizarre 269 L'apparition 298 Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--2155. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NAUFRAGÉS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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