The Project Gutenberg eBook of Le diable peint par lui-même

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le diable peint par lui-même

Compiler: J.-A.-S. Collin de Plancy

Release date: February 3, 2020 [eBook #61311]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE PEINT PAR LUI-MÊME ***

LE DIABLE
PEINT
PAR LUI-MÊME.

OUVRAGES NOUVEAUX
Qui se trouvent chez le même libraire:

Dictionnaire infernal ou Recherches et anecdotes sur les démons, les fantômes, les spectres, les possédés, etc., etc.; 2 vol. in-8o, fig. Prix, 12 fr. et 15 fr.

Réalité de la magie et des apparitions ou Contre-poison du Dictionnaire infernal; 1 vol. in-8o, 3 fr. et 3 fr. 50 c.

Histoire des fantômes et des démons qui se sont montrés parmi les hommes ou Choix d'anecdotes et de contes, par madame Gabrielle de P***; 1 vol. in-12, fig.; 2 fr. 50 c. et 3 fr.

Voyage à Tripoli ou Relation d'un séjour de dix années en Afrique, etc. 2 vol. in-8o avec gravures et cartes. Prix, 15 fr. et 17 fr. 50 c. franc de port.

Voyage en Chine, ou Journal de la dernière ambassade anglaise à la Cour de Pékin, 2 vol. in-8o, gravures et cartes. Prix, 15 fr. et 17 fr. 50 c.

Histoire de Rasselas, prince d'Abyssinie, suivie de Dinarbas, 3 vol in-12. Paris, 1819, 6 fr. et 7 fr. 50 c.

Dictionnaire critique et raisonné des Étiquettes de la cour de France, des usages du monde, des amusemens, des modes françaises, etc., etc., par mad. de Genlis. 2 vol. in-8o. Prix, 12 fr. et 15 fr.

Esquisse de la Révolution de l'Amérique espagnole, ou Récit de l'origine, des progrès et de l'état actuel de la guerre, entre l'Espagne et l'Amérique espagnole, trad. de l'anglais. Paris, 1818; 1 vol. in-8o. Prix, 5 fr. et 6 fr.

Petite Médecine domestique, ou Moyens simples et faciles de secourir les malades, les blessés, les asphyxiés, les empoisonnés, les femmes enceintes, etc., etc., par M. Bésuchet, médecin, 1 vol. in-12. Prix 3 fr. et 3 fr. 50 c.

Les trois Animaux philosophes, ou les Voyages de l'ours de Saint-Corbinian, suivis des aventures du chat de Gabrielle, etc.; 1 fort vol. in-12, fig. Prix, 3 fr. 75 c. et 4 fr. 40 c.

La prise de Constantinople, roman historique: par l'auteur du Dictionnaire infernal; 2 vol. in-12. Paris, 1819. 5 fr. et 6 fr.

Nouveau Cours de langue anglaise, avec deux traductions, dont l'une interlinéaire, et l'autre suivant le génie de la langue française: composé d'après les principes de MM. de Port-Royal, Dumarsais, et des meilleurs maîtres. Deux forts vol. in-12. Prix, 7 fr. 50 c. et 9 fr.

Méditations d'un solitaire inconnu; publiés par M. de Sénancour. 1 vol. in-8o, 6 fr. et 7 fr. 50 c.

La Chronique des champs de bataille ou la Bravoure française en action; 1 vol. in-12, 3 fr, et 3 fr. 50 c.

IMPRIMERIE DE FAIN, PLACE DE L'ODÉON.

Entretien de l'Auteur avec le Diable

LE DIABLE
PEINT PAR LUI-MÊME,

OU
GALERIE
DE PETITS ROMANS, DE CONTES BIZARRES, D'ANECDOTES PRODIGIEUSES,

Sur les aventures des démons, les traits qui les caractérisent, leurs bonnes qualités et leurs infortunes; les bons mots et les réponses singulières qu'on leur attribue; leurs amours, et les services qu'ils ont pu rendre aux mortels, etc., etc., etc.

EXTRAIT ET TRADUIT
DES DÉMONOMANES, DES THÉOLOGIENS, DES LÉGENDES, ET DES DIVERSES CHRONIQUES DU SOMBRE EMPIRE.

Par J.-A.-S. COLLIN DE PLANCY,
AUTEUR DU DICTIONNAIRE INFERNAL, etc., etc.

Conservez à chacun son propre caractère.

Boileau, Art poétique.

Les démons peuvent faire le bien, tout ainsi que les anges peuvent faire le mal.

Bodin, Démonomanie, liv. 1er, chap. 1er.

PARIS,
P. MONGIE AINÉ, LIBRAIRE,
BOULEVART POISSONNIÈRE, No 18.

1819.

A MA FEMME.

Vous trouverez souvent votre portrait dans le héros dont j'écris les aventures. Ce compliment sans doute vous aurait fait jeter les hauts cris, si l'ouvrage que je vous offre n'avait été entrepris et terminé sous vos yeux. On s'est fait du Diable une idée si fausse, qu'on croit montrer bien du discernement en le comparant à tout ce qui est mal dans le monde. Vous verrez ici qu'il en est autrement, et qu'on peut sans rougir se vanter de ressembler au Diable, en certaines choses; la bonté touchante, la simplicité antique, les manières naïves, les vertus quelquefois stoïques, le penchant à obliger, le désintéressement, la vivacité d'esprit, l'originalité d'imagination, la malice sans méchanceté: il y a dans le Diable mille qualités heureuses, que vous auriez le bon esprit d'envier, si vous ne les possédiez pas dans un degré éminent.

C'est sur ces bonnes qualités, qui vous sont communes, que j'ai cru voir, entre vous et le Diable, une ressemblance morale. Il serait plus difficile de faire le même rapprochement pour le physique: vous avez vingt-quatre ans, le Diable a plus de quatre-vingts siècles; et ses traits sont loin des vôtres. Ses oreilles en forme de champignons, ses ailes de chauve-souris, son nez long de neuf pouces, sa peau assez semblable à un cuir bouilli, et généralement toutes ses difformités, font un contraste assez frappant avec vos perfections. Je ne vois pas non plus que nous ayons ses cornes. Quant aux griffes et à la queue, n'en parlons pas: on sait que les dames en ont peur, et n'en portent point.

Enfin, j'étais près de vous quand cet ouvrage fut conçu: pour cela encore, il est juste que je vous le dédie. Agréez donc cette petite galanterie d'un époux, qui vous sera fidèle jusqu'à la fin.

AVERTISSEMENT.

«Vous vous occupez d'un travail inutile; la cause de la superstition est perdue; on ne croit plus aux revenans; le Diable est en plein discrédit; et, grâces aux lumières du siècle, la philosophie l'emporte enfin sur les préjugés populaires.» Voilà les objections qu'on me faisait lorsque j'ai entrepris l'ouvrage que je présente au public; et, comme quelques personnes pourraient me les faire encore, j'y répondrai d'avance en peu de mots.

La crainte du Diable et les superstitions ne sont point éteintes. Celui qui voudra montrer de la bonne foi reconnaîtra bientôt que la moitié des personnes qu'il fréquente redoutent, pendant la nuit, les apparitions de fantômes et de spectres, et conséquemment les démons. On remarquera aussi que la plupart des gens dont l'éducation a été négligée ou stérile, consultent tous les jours les cartes et les devineresses, pour en apprendre les choses futures. Or, les sciences divinatoires, si elles pouvaient exister, ne viendraient point de Dieu; et les divinations, aussi-bien que la foi aux visions et aux songes, sont des aveux tacites de l'influence surnaturelle qu'on attribue aux démons.

Assurément, ce grand nombre d'esprits faibles, qui hasardent le fruit de leurs sueurs dans les roues de la loterie, et sur la foi d'un songe insignifiant, ne pensent pas que Dieu s'amuse à leur donner l'idée de prendre tel numéro, qui doit les enrichir, et qui ne sortira pas.

Allez dans les campagnes, vous y verrez peu de morts rester en paix dans leur tombe. Toutes les semaines, dans chaque village, vous apprendrez l'histoire d'un nouveau revenant, qui demande des prières, qui frappe les murs à coups de poing, et qui tire les rideaux, sans se montrer; heureux encore si vous n'êtes pas témoin de quelque scène de possession, ou si quelque magicien ne s'occupe pas de vous ensorceler, ou de vous nouer l'aiguillette!

Toutes ces choses sont bien plus rares que dans le bon temps passé; mais elles existent encore; et c'est aujourd'hui, plus que jamais, le moment d'élever la voix contre la superstition, pour achever de l'étouffer.

Cette entreprise n'est pas aussi aisée qu'on le pense; car, tandis que les amis de l'humanité s'efforcent de lui rendre la paix de l'âme et de détruire les terreurs superstitieuses, il y a des hommes qui semblent avoir pris à tâche de ramener les vieilles erreurs, qui veulent de nouveau replonger les peuples dans la barbarie, et dominer par la crainte. Je ne parlerai point des missionnaires, qui portent le fanatisme dans les provinces, qui troublent les esprits par la peur d'un enfer effroyable, qui présentent de toutes parts le démon déchaîné contre la France, et qui achèveraient la ruine de la religion, si ses bases n'étaient trop solides pour se renverser jamais entièrement[1]. Mais je m'arrêterai un instant sur quelques écrivains, dont la plume avilie n'a su défendre que le mensonge et la fraude.

[1] On sait aussi que plusieurs prêtres refusent la sépulture aux morts, et envoient en enfer ceux qui partent de ce monde sans confession. De pareils abus sont bien les suites du fanatisme et de la superstition la plus brutale.

A leur tête est l'abbé Fiard, ex-jésuite, dont les écrits, imprimés à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci[2], établissent cette maxime, que le Diable en personne a fait la révolution, qu'il est l'agent surnaturel de tout le mal qui se commet en France, qu'il fut le maître en impiété de Voltaire, de Diderot, etc.

[2] Lettres philosophiques sur la magie;—la France trompée par les démonolâtres du 18e siècle, etc.

Fort heureusement, l'abbé Fiard et ses pâles disciples sont de faibles ennemis pour les vrais philosophes; et, si les fatras de ces fauteurs de la superstition sont admirés des bigots, ils n'obtiennent que la risée des gens d'esprit, qu'ils endormiraient si on avait le courage de les lire sérieusement.

Mais les ouvrages superstitieux se multiplient tellement, qu'on peut redouter leurs funestes effets sur les esprits faibles. On ne parlera que de quelques-uns; on nommera d'abord les Révélations de sœur Nativité, que le lecteur ne connaît sûrement pas, qui vivent néanmoins depuis deux ans, et qui expliquent en trois volumes (édition compacte) comment sœur Nativité a vu positivement l'enfer et le purgatoire; comment elle a prédit et révélé, il y a vingt-huit ans, les crimes de la révolution et tout ce qui s'en est suivi; comment il faut rétablir les dîmes et autres bonnes choses du temps d'autrefois; et comment on n'a publié ces susdites révélations et prophéties qu'après qu'elles ont été justifiées par l'événement, pour ne pas donner à mordre aux incrédules…

L'ouvrage, que M. le comte de Sallmart-Montfort a fait paraître à petit bruit, il y a trois ans[3], est encore un livre de prédictions. Mais, au moins, l'auteur a-t-il eu la bonne foi de le publier avant l'événement. Il est vrai que, comme il annonce la fin du monde et la venue de l'antéchrist, il n'y avait pas de temps à perdre[4].

[3] De la Divinité, de l'homme, des différentes religions, idées sur la fin prochaine et générale du monde.

[4] Suivant les calculs de monsieur le comte, le monde finira en 1836.

Un autre écrivain a donné, l'année dernière, une Explication de l'Apocalypse, qui entre un peu dans le système de M. le comte de Sallmart-Montfort, et qui prouve victorieusement que l'antéchrist est en chemin, que le monde va finir, parce que tous les fléaux avant-coureurs, prédits dans l'Apocalypse, sont déjà tombés sur la France, et que les démons y font sous main leur commerce. D'autres théologiens de la même force rapportent déjà des miracles modernes, et des aventures de possédées, qui font frémir.

M. le comte de Fortia-Piles s'est mis aussi dans la ligue des suppôts de l'erreur; et, après avoir bien regretté les temps féodaux, il gémit de voir le Diable un peu oublié, attendu que la peur de cet être indéfinissable avait plus d'effet sur LE PEUPLE que toutes les peines[5]… «Je ne vois pas, ajoute-t-il avec douleur, qu'on prenne beaucoup de moyens pour rétablir cette crainte salutaire, dans une classe qui, depuis trente ans, a offert plus de crimes que les deux siècles précédens[6]…»

[5] Nouveau dictionnaire français… publié en 1818 et 1819, en 12 cahiers in-8.

[6] Cette dernière calomnie est si absurde, qu'elle ne mérite pas de réponse: qu'on lise seulement, dans Gilbert, la peinture qu'il a faite du dix-huitième siècle, on y verra des mœurs bien plus affreuses que les nôtres.

Il y a des imposteurs, qui paraissent au moins partager les superstitions et les erreurs qu'ils prêchent aux autres hommes, et qui affichent en eux la crainte du Diable, lorsqu'ils le présentent comme un épouvantail. M. de Fortia-Piles ne croit pas au Diable, ne le craint point; il laisse voir son opinion là-dessus; et il a le cœur assez franc pour proposer au peuple la peur du Diable comme un moyen de vertu!… C'est comme s'il disait: «Je suis un homme d'esprit et un honnête homme; je n'ai pas besoin de frayeurs pour me bien conduire. Mais vous, qui êtes des brutes, je vais vous épouvanter. Alors vous vous laisserez mener où l'on voudra, et vous serez de bonnes gens, bien estimables[7]…»

[7] On n'ose pas s'arrêter plus long-temps sur les ouvrages de superstition et de fanatisme qui paraissent maintenant. La nomenclature en serait trop longue, puisque les romans même sont souvent aujourd'hui des livres de controverse. Ceux qui ont lu les Parvenus de madame de Genlis savent qu'elle prône les extases, les visions, les prophéties, les pèlerinages, etc.

Mais la plus forte preuve de l'opposition que les dévots entretiennent contre les lumières, c'est une nouvelle brochure, qui paraît depuis peu de jours, sous le titre de Contre-poison du Dictionnaire infernal, ou Réalité de la Magie et des Apparitions… Je suis fâché que le pieux auteur de ce pamphlet burlesque le publie un an après le Dictionnaire infernal. En s'annonçant plus tôt, il aurait pu se flatter d'en empêcher le succès; et alors il eût été de mon devoir de défendre mon ouvrage. Aujourd'hui que le Dictionnaire infernal est presque totalement épuisé, j'attendrai que le public ait porté son jugement sur les cent dix ou douze prodiges, anciens et modernes, que M. Simonnet raconte avec tant d'énergie dans sa brochure. Si on s'en occupe, je pourrai répondre plus longuement, et faire voir, en quelques pages, les absurdités qu'il a recueillies si lentement et avec tant de soin.

Jusque-là, je dirai seulement que j'ai lu le pamphlet en question, et que j'y ai reconnu quelques traits qu'on verra aussi dans le Diable peint par lui-même. Mais l'auteur du Contre-Poison du Dictionnaire infernal a traduit avec mauvaise foi, et il a souvent tronqué ses miracles pour en ôter le ridicule; je prierai donc le lecteur de comparer mes traductions aux originaux; ce qui sera d'autant plus facile, que j'ai cité très-exactement. On verra par là que je ne cherche qu'à répandre sincèrement la vérité.

Après avoir passé un an sur le Dictionnaire infernal, si M. Simonnet veut exercer pareillement sa critique sur le Diable peint par lui-même, je lui souhaite bon courage. Mais comme j'ai recueilli des traits qui présentent les démons sous un aspect un peu moins noir que le Contre-Poison, et que M. Simonnet voudra sans doute encore les rembrunir, je lui rappellerai ces deux vers de l'Art poétique (chant troisième):

Souvent, sans y penser, un écrivain qui s'aime
Forme tous ses héros semblables à soi-même.

INTRODUCTION,
OU
ENTREVUE DE L'AUTEUR AVEC LE DIABLE.

Diligitur nemo, nisi cui fortuna secunda est;
Quæ simul intonuit, proxima quæque fugat.

Ovide.

Le malheur avilit; un revers déshonore:
Quand Satan était ange, il avait des amis;
En exil, c'est le Diable; il est noir, on l'abhorre;
Il rencontre partout des milliers d'ennemis.

Le Diable se présenta un jour à saint Antoine dans son désert. Il avait la figure triste et allongée. L'homme de Dieu lui demanda où il portait ses chagrins?—«Je n'en sais vraiment rien, répondit le Diable. Je deviens de jour en jour si malheureux, j'ai tant à me plaindre des hommes, que je crains bien d'en perdre la tête. Vos solitaires m'accusent de toutes les fautes qu'ils peuvent commettre. On ne se querelle jamais, on ne fait pas le moindre tort au prochain, on n'a pas la plus petite pensée charnelle, sans que j'en sois l'auteur. Et tous les chrétiens sont taillés sur le même modèle. Lorsqu'on prononce mon nom, c'est avec des malédictions effroyables. Enfin, je n'ose plus me montrer nulle part; et pourtant je ne fais de mal à personne; car vous savez que, quand j'aurais l'humeur aussi portée à nuire qu'on le dit, j'ai maintenant perdu toutes mes forces. Que vos solitaires veillent donc sur eux, s'ils n'ont pas envie de pécher; qu'on me laisse le peu de réputation qui me reste; et que je puisse en paix tisonner mon feu, ou visiter mes amis…»

Saint Antoine répondit au Diable:—«Quoiqu'on t'ait souvent accusé d'être un grand menteur, tu viens cependant de dire la vérité. Tu es ruiné de fond en comble; et le plus petit d'entre nous se moque de toi et des tiens…» (Saint Athanase, vie de saint Antoine, ch. 13.)[8]

[8] La légende Dorée, qui rapporte aussi ce trait, dit que, cette fois-là, le Diable était d'une taille tout-à-fait extraordinaire, puisque ses pieds touchaient à la terre, et sa tête au ciel. Malgré cela, il eut la modestie de dire à saint Antoine qu'il était réduit à rien, AD NIHILUM SUM REDACTUS. (Legenda 21 de S. Antonio.) Quel Diable était-ce donc autrefois?…

Je venais de lire cette singulière histoire; et je réfléchissais profondément sur la discordance des théologiens et des saints pères. Tantôt le Diable est, avec eux, un ennemi encore terrible et toujours agissant; tantôt ce n'est plus qu'un malheureux, sans force et sans pouvoir. Saint Athanase et quelques autres flambeaux de l'église le représentent humble, soumis, et hors d'état d'intriguer désormais parmi les hommes[9]. Les théologiens modernes lui conservent sa vigueur, ses ressources; et l'abbé Fiard[10] prouve victorieusement (comme il le dit), que le Diable n'a rien perdu de ses anciens priviléges; que la France est peuplée de ses adorateurs; qu'il est en plein commerce avec nous, etc… Cependant Jésus-Christ est venu; les oracles ont cessé; les faux dieux n'ont plus de culte; les esprits de ténèbres ont dû rentrer dans l'abîme… Ou saint Athanase n'est pas orthodoxe, et dans ce cas c'était à l'église à le condamner; ou l'abbé Fiard est un grand visionnaire, et alors c'est au bon sens à en faire justice…; mais l'église a mis saint Athanase au nombre des saints; et le bon sens place l'abbé Fiard au rang des fous…

[9] Saint Augustin dit aussi quelque part que le Diable est un gros chien à l'attache. Il peut aboyer, mais il ne mord pas.

[10] Lettres philosophiques sur la Magie, par l'abbé Fiard; avec cette ligne de Nicole, pour épigraphe: Dieu et le Diable; c'est là toute la religion!

Sur ces pensées rassurantes, je m'endormis paisiblement. Bientôt je crus sentir une main un peu froide se promener légèrement sur ma figure. Il me sembla que je m'éveillais, et que ma chambre était éclairée d'une lumière douce. Je jetai les yeux autour de moi, et je vis à ma droite un grand vieillard du plus bizarre aspect. Sa tête touchait presque au plafond de ma chambre, qui n'a à la vérité que huit pieds de hauteur. Mais il était un peu voûté, et s'appuyait sur un gros bâton, surmonté d'une espèce de croissant. Au reste, sa grosseur était bien proportionnée à sa taille. Il avait le regard triste, la figure mitigée, le nez extrêmement long, les oreilles grosses, les joues et le front sillonnés de rides profondes, le teint pâle, et les cheveux d'un beau noir d'ébène.

Comme la vue de ce personnage me causait une surprise, qui approchait de la frayeur, je voulus éveiller ma femme, pour n'avoir pas peur tout seul. L'inconnu m'en empêcha, et me prenant la main:—Arrête, me dit-il, d'une voix un peu cassée, je ne veux me laisser voir que de toi; et j'ai bien des choses à te dire… Écoute-moi sans crainte; je ne suis pas venu ici avec des intentions hostiles, et tu ne seras pas fâché de me connaître.

Le mouvement qu'il fit, en m'arrêtant la main, me laissa entrevoir sur ses épaules deux grandes ailes rognées… Cette nouvelle particularité redoubla mon embarras: Serait-ce un génie, me disais-je? et les contes de la cabale et de la féerie auraient-ils quelque fondement?… Je levai les yeux sur la face du géant: son front était chargé de trois petites cornes, que je n'avais pas vues d'abord… Plus de doute, c'est un démon; et les histoires d'apparitions sont véritables!… Mais l'effroi n'était plus de saison. Le taciturne inconnu, qui me visitait, paraissait doux et maniable; et il attendait, en silence, que je daignasse lui adresser une parole…

Je m'efforçai d'apaiser les battemens de mon cœur; et je retrouvai enfin la voix, pour prier l'esprit de s'asseoir et de me dire qui il était. Il se plaça comme il put sur un petit tabouret; et la forme abaissée de son siége, diminuant la hauteur de sa taille, nous nous trouvâmes à peu près face à face. Une longue queue, qui frétillait au derrière de l'inconnu, frappa ma vue aussitôt qu'il fut assis, et acheva de fixer mes idées.

—Tu ne devines pas qui je suis, me demanda-t-il en même-temps?

—Peut-être ai-je deviné de travers, lui répondis-je; mais je pense que vous pourriez bien être le Diable?

—Ou celui que vous appelez de ce nom, répliqua-t-il; je suis le souverain de ces anges, que l'orgueil et une folle présomption ont fait exiler du ciel.

—Je vous croyais bien autrement bâti…

—Ma figure te surprend?… On m'a fait si laid et si noir, que je conçois ton étonnement. Autrefois j'avais quelque beauté; je l'ai perdue; mais je ne suis pas encore si monstrueux… Autrefois je gouvernais un beau pays dans le ciel; j'ai voulu, comme bien d'autres, commander en maître, où je devais obéir; et comme bien d'autres, je suis tombé…

—Cependant vous êtes toujours roi?…

—Oui, mais roi d'une triste contrée, entouré de tristes sujets, réduit à passer de tristes jours… Avant le Messie, je me mêlais de temps en temps parmi les hommes. Depuis qu'il est venu, je ne puis venir sur la terre qu'une fois par an; et mes sujets n'en ont jamais approché.

—Ce que vous dites là ne s'accorde ni avec la théologie, ni avec les démonomanes. On raconte de vous de vilaines choses.

—On ment. Depuis plus de dix-huit cents ans, je n'ai fait aucun tort aux hommes; et quand j'en aurais le vouloir, je n'en aurais plus le pouvoir. D'ailleurs, saint Bernard a dit que je n'en avais pas même la volonté[11].

[11] On trouve véritablement cette phrase: Quand le Diable aurait la puissance de nous faire du mal, dit saint Bernard, IL N'EN A PAS LA VOLONTÉ; dans le tombeau des hérétiques de Georges l'apôtre; 3e partie.

—Vous les avez donc eus ces moyens de nuire?

—Oui, mais très-étroits; et je peux dire hardiment que j'en ai toujours usé avec un but honnête.

—Alors, pourquoi vous a-t-on interdit l'approche de notre terre?

—Parce que les chrétiens avaient peur de moi; et que leur dieu qui les aime ne voulait pas les laisser vivre dans une frayeur continuelle. Mais sa bonté pour eux n'a pas été bien sentie; on n'a pas compris les paraboles de l'Évangile; on a mal interprété les sentences du messie; et les théologiens ont toujours fait de moi un épouvantail. Les méchans y ont trouvé leur compte: tout fiers du peu de biens qu'ils font par hasard, ils mettent sur mon dos les crimes, les fautes, les misères qui entourent ce globe. Il y a long-temps que je m'en plains; mais les hommes sont si endurcis que je ne puis obtenir justice. Il n'y a pas de livre un peu dévot, un peu théologique, où je ne sois défiguré à ne me plus reconnaître. On me donne toutes les formes, tous les noms…

—Et quelle est votre forme naturelle?

—Depuis ma chute, c'est la forme où tu me vois. J'en ai quelquefois pris d'autres pour passer le temps; mais jamais horribles, et toujours bizarres.

—Et votre nom?

—Mon vrai nom, depuis que j'ai quitté le ciel, est Satan, qui signifie le Rebelle. Les Juifs m'ont appelé Béelzebuth[12]; les Grecs, Pluton[13]; quelques Orientaux, Arimane[14]; les Gaulois Teutatès[15]; les Théologiens du douzième siècle, Lucifer[16]; les Sorciers, Léonard; etc. D'autres peuples m'ont donné d'autres noms, avec tant de variété qu'on en pourrait faire un volume.

[12] Béelzebuth signifie au positif roi des mouches; et par extension, souverain de l'air et des esprits ailés.

[13] Pluton vient du Grec Plutos qui signifie la richesse. On donnait ce nom au prince de l'enfer, parce qu'on plaçait son royaume au centre de la terre, et qu'on le regardait comme le maître des trésors et des mines qui y sont enfouies. Les antiquaires disent que Pluton fut un roi d'Épire ou d'Espagne, qui fit exploiter plusieurs mines.

[14] Arimane, le génie ou le principe du mal, suivant Zoroastre.

[15] Teutatès, le Pluton des Gaulois. Ce nom signifiait, en Celtique, et signifie encore, en Bas-Breton, père du peuple. Les Gaulois se disaient descendans de Teutatès, et le traitaient assez respectueusement, pour qu'il n'ait pas à se plaindre d'eux.

[16] Lucifer, lumineux, qui porte la lumière. C'est l'étoile du matin, ou la planète de Vénus, lorsqu'elle paraît avant l'aube du jour. Lucifer, selon les païens, était fils de Jupiter et d'Aurore. Chez eux, cette divinité devait naissance au sabéisme, ou culte des astres. Chez les chrétiens, c'est une suite du paganisme; et on ne conçoit pas pourquoi ils ont appelé le Diable Lucifer.

—Les sorciers, qui vous nomment Léonard, vous nomment aussi le grand Nègre; et disent que vous vous montrez au sabbat, sous la figure d'un bouc hideux?…

—Hélas! je ne suis pas si noir qu'on veut bien le dire, et je n'ai jamais paru au sabbat. Quant à la peau de bouc, je ne l'ai point encore revêtue. Dieu permettrait-il que des créatures immortelles prissent des formes d'animaux?…

—Cependant, vous savez les histoires des loups-garoux?

—Il n'y en a jamais eu, mon enfant.

—Et les magiciens qui se transformaient en monstres inconnus?…

—Il n'y a pas plus de magiciens que de lycanthropes, ou d'hommes-loups.

—Ces choses-là sont singulières dans votre bouche. Vous vous êtes montré sûrement, sous des formes animales?…

—Sous des formes bizarres, je te l'ai dit. Quand on a cru voir en moi une bête parfaite, on s'est trompé. Un abbé ignorant disait à un malade qu'il venait de voir le Diable.—Quelle figure avait-il?—La figure d'un âne.—Il y a toute apparence, répondit le malade, que vous avez eu peur de votre ombre… On en pourrait dire autant à mille autres, qui m'ont rencontré en cheval, en mulet, en oison, etc.

—Mais vous avez tant de difformité!… Vos cornes sentent un peu le bouc?…

—Mes cornes! je ne les ai pas toujours portées. Les femmes et les nourrices me les ont plantées là, pour effrayer les marmots; et par un ordre du souverain maître, je suis obligé de recevoir tout ce qu'on me donne, jusqu'à ce qu'on veuille bien me l'ôter. Aussi je dois me résoudre à porter les cornes, car on ne cesse de m'en coiffer.

—Et vos oreilles, pourquoi sont-elles si enflées?

—Je dois cela aux exorcistes. Tous les soufflets que ces messieurs déchargent sur les joues des possédées rejaillissent sur les miennes. Il n'y a pas plus d'un siècle que j'avais les oreilles plus grosses que les fesses. Mais depuis qu'on n'exorcise plus, elles désenflent de jour en jour; et j'ai bon espoir de les revoir bientôt dans leur forme naturelle, qui est celle d'un champignon.

—Quant à la queue qui vous pend au derrière, vous l'avez sans doute depuis le commencement du monde?

—Non pas, s'il vous plaît. Les théologiens se sont avisés de me la mettre, il y a douze ou quinze cents ans; ils m'ont en même-temps rogné les ailes.

—Et votre nez? qui l'a si fort allongé?

—S. Dunstan, archevêque de Cantorbéri, dans le dixième siècle. Tu peux lire, dans le huitième chapitre de sa vie, et dans la quatrième des Pieuses Gaietés du révérend père Angelin de Gaza, que S. Dunstan était forgeron, aussi-bien qu'évêque; que j'allais le voir, sans mauvaises intentions; qu'il me prit le nez avec ses tenailles, et qu'il ne lâcha prise qu'après l'avoir allongé d'un bon pied.

—Et quoi! les hommes qui vous disent si puissant, ont donc quelque pouvoir sur vous?

—Assurément, et beaucoup plus que je n'en ai sur eux. Je pourrais te le prouver par une foule de petites anecdotes comme celles-ci. Vois mes doigts qui sont tous brûlés. Ce mauvais service m'a été rendu par saint Dominique, comme tu peux le voir au chapitre 7 du livre II de sa vie. Je fus obligé, une certaine nuit, de lui tenir la chandelle, pendant qu'il écrivait; et les extrémités de mes doigts, mal guéris de leurs brûlures, témoignent assez que je l'ai tenue jusqu'au bout.

—On dit encore que vous aimez à singer Dieu[17], que vous faites des prodiges?…

[17] Le très-spirituel Henri Boguet, donne ce talent au Diable, dans son Discours des exécrables sorciers.

—Moi faire des prodiges, et chercher à imiter l'Éternel!… C'est comme si tu disais que l'âne veut singer le rossignol!… Mais le temps s'avance; si ta curiosité est satisfaite, si tu as de moi meilleure opinion que le commun des hommes, je vais t'exposer en deux mots le sujet qui m'amène.

—Dites, dites; c'est ce qu'il me presse le plus de savoir.

—Eh bien! écoute-moi. Chacun a son grain d'amour-propre; et je n'en suis pas plus dépourvu qu'un autre. Quoique la terre où vivent les hommes soit bien éloignée de la mienne, je suis las de m'y voir maltraité. Je viens donc te prier de me prêter ta plume, et de défendre ma cause… Elle te paraît mauvaise… Mais fais bien attention que toutes les charges qui pèsent sur moi sont le plus souvent appuyées sur des contes, et qu'il te sera aisé de les réfuter… Parle donc hardiment. Considère-moi sous mon véritable point de vue, et me dépeins tel que que je suis.

—Fort bien. Je recueillerai des traits de tout genre. Je rapprocherai ceux qui vous font honneur, je tairai les peccadilles…

—Non pas. Rapporte tout ce qui te tombera dans les mains, et prouve que les méchancetés qu'on me suppose sont apocryphes. Quant aux faits et gestes qui m'honorent, les hommes en ont si peu conservé, que tu auras bien de la peine à en trouver vingt ou trente. Mais fais pour le mieux.

—Et quel libraire voudra se charger d'un pareil livre?

—Le premier libraire qui ne sera pas un sot.

—Le public le lira-t-il?

—Les gens d'esprit, oui sûrement.

—Mais il y a si peu de gens d'esprit, que ce n'est pas là m'assurer un succès; et c'est un succès que je demande.

—Ah! je ne puis rien te dire là-dessus.

—Comment! ne savez-vous pas l'avenir?

—Pas le moins du monde.

—Et qui a dicté les oracles, s'il vous plaît?

—La crédulité humaine.

—Qui a fait parler les sibylles?

—L'imagination.

—Qui inspire les devins?

—L'intérêt.

—Mais toutes les prophéties qu'on vous attribue?

—Je m'en lave les mains. Je ne connais pas plus l'avenir que les hommes ne connaissent le passé. Pour celui-là, je puis me vanter d'en avoir quelque teinture; et c'est ma longue expérience qui prête une certaine sagesse à quelques-uns de mes conseils. En vertu de cette expérience, je puis te prédire que si tu fais le livre que je te demande, il en arrivera des choses remarquables; et que si tu viens jamais dans mon royaume, tu y recevras des égards.

—Grand merci; mais à propos où est logé votre royaume? car enfin les uns disent que vous régnez au centre de la terre; les autres, dans le vague des airs; ceux-ci, dans le soleil; ceux-là dans la lune…

—Mon royaume, personne ne l'a vu. Contente-toi de savoir qu'il est situé sur un grand globe, loin du soleil et de ce qui l'environne.

—Ainsi Orphée, Pythagore, S. Patrice, Charles-le-Chauve, Vétin, et mille autres nous en ont conté, en nous disant qu'ils avaient fait le voyage aux enfers?

—Certainement. Nul être mortel ne peut y mettre le pied.

—J'entends par là que vous êtes immortel?

—Je le pense; quoique Ménasseh-ben-Israël nous ait condamnés à mourir à la fin des siècles. Mais c'en est assez, continua-t-il en se levant, il est heure de me retirer. Travaille; tu auras probablement quelques lecteurs…

—Et si vous pouviez me dicter un peu?

—Cela m'est défendu.

—Quoi! vous n'avez pas dicté des livres de magie?

—Non sûrement.

—Et l'ouvrage qu'on attribue à Cham, fils de Noé?… Et ceux de Zoroastre?… Et celui de Médée?…

—On n'écrivait pas, quand ces gens-là ont vécu.

—Mais les livres magiques de Démocrite, d'Orphée, de Numa, d'Albert-le-Grand, de Saint-Cyprien?

—Ces fatras sont supposés. D'ailleurs les platitudes qu'ils renferment devraient te dire assez qu'un esprit n'y a pas eu la moindre part.

—Eh bien! fascinez un peu les sens des lecteurs; l'abbé Fiard dit, par parenthèse, que vous êtes grand physicien[18]?

[18] Tertullien dit pareillement que le Diable est d'une adresse merveilleuse en physique, et qu'on l'a vu porter de l'eau dans un crible, sans en perdre une seule goutte. (Apologet. cap. 22.) Nous n'avons plus le bonheur de voir d'aussi belles choses!

—L'abbé Fiard, en disant cela, a prouvé qu'il ne l'était pas.

—Au moins, donnez-moi quelque argent qui me nourrisse pendant mon travail.

—Je n'ai jamais eu le sou, parce qu'il n'y en a point dans mes terres; et que je n'en ai pas besoin.

—Et tous les gens que vous avez enrichis?

—La niaiserie que tu dis là (sauf le respect que je te dois), ne fait pas honneur à ton bon sens. Tous les visionnaires qui se sont dits magiciens étaient plus gueux que Job dans sa misère.

—Jésus! vous savez la Bible!…

—Je sais bien autre chose; la plupart des grands hommes, tant anciens que modernes, sont venus faire un petit tour dans mon royaume, en sortant de ce monde; et ils m'ont fait l'amitié de me réciter leurs ouvrages, de me raconter leur histoire…

—Eh bien! faisons pacte ensemble; si vous ne pouvez pas m'enrichir, vous m'instruirez au moins par de bonnes leçons.

—Tu demandes toujours la chose impossible. Je ne puis pas faire alliance avec des êtres d'une nature autre que la mienne, avec un homme que je ne suis pas sûr de revoir…

—Quoi donc! n'en avez-vous pas contracté autrefois avec des milliers de mortels?…

—Jamais; autrefois on était plus sot qu'à présent, et les âmes simples du temps passé croyaient tout ce que le premier fripon leur donnait à croire. Enfin, je te l'ai déjà dit, je ne viens qu'une fois par an sur la terre, et je n'ai pas le droit de me montrer deux années de suite dans le même pays. Je ne te reverrai que dans quarante ans, si tu n'es pas mort; à moins que tu ne viennes me chercher dans le pays des Talapoins, où j'irai l'année prochaine.

—En ce cas, donnez-moi donc des livres, nombreux et bien choisis. Je me contenterai de ce petit miracle, si vous voulez bien le faire en ma faveur.

—Je n'ai pas de livres, et je ne sais pas faire de miracles.

—Mais les hommes en font bien!

—Dis plutôt qu'ils se vantent d'en faire; et rappelle-toi cette phrase d'un philosophe qui, pour avoir déraisonné quelquefois en parlant de Dieu et de l'âme, n'en a pas moins dit bien souvent de grandes et belles choses:—Je ne crois pas aux témoins oculaires, quand ils prétendent avoir vu des choses absurdes. C'est de pareils sentimens qu'il faut te pénétrer, pour défendre ma cause.

—Ah! vous citez Voltaire… Cet homme-là vous aurait-il perverti?… Moi, je vous répondrai, avec l'abbé Fiard, que si l'on prenait cet apophthegme de Voltaire pour règle de sa conduite, il mènerait directement à nier toute espèce de prodige…

—C'est aussi ce que fait le sage, et ce que ne faisait pas ton abbé Fiard. Le créateur de tous les mondes a donné à la nature un cours constant et invariable. Tout ce que tu vois sur la terre est un miracle continuel; et il n'en faut point d'autres. Dieu ne met point sa puissance infinie aux ordres d'un insensé; et la sagesse éternelle ne se plie point aux bizarres et vains caprices d'un charlatan ou d'un fou… Mais voici bientôt l'aurore. Hâte-toi de me dire si je puis compter sur tes bons offices…

—La tâche est difficile…

—Elle est neuve…

—Je le sais… et le public aura peut-être quelque indulgence…

—Assurément. En ce cas, je compte sur toi.

—Pas encore. Si je vais en Espagne, l'inquisition me brûlera?

—Eh bien! tu n'iras pas en Espagne.

—Si je tombe entre les mains des dévots?…

—Après? tu n'es plus sous ces règnes où des moines conduisaient l'état. Le fanatisme a les ongles bien rognés; et un gouvernement sage ne peut se fâcher, quand on a la vérité dans la bouche, quand on détruit les calomnies…

—Tout cela est fort bien; mais puisqu'il faut trancher le mot, les hommes se vendent aujourd'hui; je suis las de vivre pauvre, et je voudrais savoir ce que me rapportera mon travail… Si vous n'avez pas le sou…

—Ah! tu as aussi l'âme vénale!… Je t'avoue que je ne le pensais pas… Voilà ce qui m'a fait rejetter de tous les écrivains dont j'ai déjà réclamé la plume: je n'ai point d'argent…

Cette grande tristesse, que cause subitement une espérance perdue, se peignit alors sur la face du Diable. Il se leva pour sortir. Ses longs malheurs attendrirent mon âme. Je le rappelai:—Ne me croyez point vil, lui dis-je; mais il faut de grands frais de livres, pour l'ouvrage que vous me demandez; et je suis loin d'être riche. Cependant je vais l'entreprendre; et je vous promets d'y employer tous mes soins.

—A la bonne heure, répondit le Diable; tu ranimes mon cœur abattu; compte sur une reconnaissance sans bornes, si tu laves ma réputation, et…

En ce moment, on entendit le chant d'un coq du voisinage; le Diable s'évanouit, avec la rapidité de l'éclair. Il me restait encore bien des choses à lui demander. Comme je ne voulais pas l'aller attendre chez les Talapoins, je me vis forcé de m'en rapporter aux livres, qui traitent des faits et gestes des démons. Je mis le lendemain la main à l'œuvre, et j'offre aux méditations du lecteur le fruit de mes recherches. Il les jugera suivant son goût. J'observerai seulement que je ne lui ai pas fait l'injure de réfuter des traits qui se réfutent d'eux-mêmes, et de faire des réflexions, lorsqu'elles naissent tout naturellement du sujet.

LE DIABLE
PEINT
PAR LUI-MÊME.

CHAPITRE PREMIER.
HISTOIRE DES DÉMONS.

Inquinat egregios adjuncta superbia mores.

Claudien.

L'orgueil trouble souvent la raison la plus saine:
Demandez à Satan dans quels maux il entraîne.

L'existence des démons n'est constatée que dans les livres de théologie. Chez les anciens, on parlait des pygmées, des sphinx, du phénix, etc., et personne ne les avait vus. Parmi nous, on entend sans cesse raconter les faits et gestes du Diable, décrire ses formes variées, vanter son adresse; cependant on ne doit toutes ses aventures qu'aux rêves si souvent insipides de quelques imaginations égarées. Nos connaissances sont trop bornées pour conclure de là qu'il n'existe point de démons. Mais, puis qu'il n'a été donné à aucun œil humain de les voir, tout ce qui va suivre doit être considéré comme une série de paradoxes, de suppositions et de contes.

Les anciens admettaient trois sortes de démons, les bons, les mauvais et les neutres[19]; les premiers chrétiens n'en reconnaissaient que deux classes, les bons et les mauvais. Les démonomanes ont tout confondu, et devant eux tout démon est un esprit malin. Les théologiens de l'antiquité jugeaient différemment: les dieux et Jupiter même sont appelés Démons dans Homère.

[19] Eudæmon, Dæmon, Cacodæmon.

L'origine des démons est des plus anciennes, puisque tous les peuples la font remonter plus loin que le monde. Aben-Esra prétend qu'on la doit fixer au second jour de la création. Menassé-ben-Israël, qui a suivi la même opinion, ajoute qu'après avoir créé l'enfer et les démons, Dieu les plaça dans les nuages, et leur donna le soin de tourmenter les méchans[20]. Cependant l'homme n'était pas créé le second jour; il n'y avait point de méchans à punir; et les démons ne sont pas sortis tout noirs de la main du créateur, puisqu'ils ne sont que des anges de lumière, devenus anges de ténèbres par leur chute.

[20] De resurrectione mortuorum. Lib. III, cap. 6.

Origène et quelques philosophes soutiennent que les bons et les mauvais esprits sont plus vieux que notre monde, parce qu'il n'est pas probable que Dieu se soit avisé tout d'un coup, il y a seulement sept ou huit mille ans[21], de tout créer pour la première fois. La Bible ne parle point de la création des anges et des démons, parce, dit Origène, qu'ils étaient restés immortels après la ruine des mondes qui ont précédé le nôtre. Apulée pense que les démons sont éternels comme les dieux[22]. Manès, ceux qu'il a copiés, et ceux qui ont adopté son système, font aussi le diable éternel, et le regardent comme le principe du mal, ainsi que Dieu est le principe du bien. Saint Jean dit que le Diable est menteur, aussi-bien que son père[23]. Il n'y a que deux moyens d'être père, ajoutait Manès, la voie de la génération, et la voie de la création. Si Dieu est le père du Diable par la voie de la génération, le Diable sera consubstantiel à Dieu; cette conséquence est impie. Si Dieu est le père du Diable par la voie de la création, Dieu est un menteur; ce qui est un autre blasphème. Ainsi le diable n'est point l'ouvrage de Dieu; et, dans ce cas-là, personne ne l'a fait: il est éternel, etc. Les découvertes des autres théologiens et des plus habiles philosophes sont aussi peu satisfaisantes. C'est pourquoi il faut s'en tenir là-dessus au sentiment le plus général.

[21] La version des Septante donne au monde quinze ou dix-huit cents ans de plus que nous. Les Grecs modernes ont suivi ce calcul; et le P. Pezron l'a un peu réveillé parmi nous, dans l'Antiquité rétablie.

[22] Lib. de Deo Socratis.

[23] Evang. sec. Joann. Cap. VIII, vers. 44.

Dieu avait créé neuf chœurs d'anges: les séraphins, les chérubins, les trônes, les dominations, les principautés, les vertus des cieux, les puissances, les archanges, et les anges proprement dits. Du moins c'est ainsi que l'ont décidé les saints pères, il y a bien douze cents ans.

Toute cette milice céleste était pure, et non portée au mal. Cependant quelques-uns se laissèrent tenter par l'esprit d'orgueil[24]; ils osèrent se croire aussi grands que leur créateur, et entraînèrent dans leur crime les deux tiers de l'armée des anges[25]. Satan, le premier des séraphins, et le plus grand de tous les êtres créés[26], s'était mis à la tête des rebelles. Depuis long-temps[27] il jouissait dans le ciel d'une gloire inaltérable, et ne reconnaissait d'autre maître que l'Éternel. Une folle ambition causa sa perte: il voulut régner sur la moitié du ciel, et siéger sur un trône aussi élevé que celui du créateur. Dieu envoya contre lui l'archange Michel, avec les anges restés dans le devoir. Alors il se donna une grande bataille dans le ciel. Satan fut vaincu et précipité dans l'abîme, avec tous ceux de son parti[28].

[24] Voilà ce qui embarrassait encore les manichéens, et ce qui arrête les chrétiens de bonne foi; Quel était cet esprit d'orgueil? et qui l'avait créé?… On doit croire que Dieu donna à toutes les créatures, douées d'une âme raisonnable, la liberté de bien ou mal faire. Autrement la vertu serait sans mérite. Mais puisque Dieu est juste, et que le libre arbitre existe, on doit rejeter le dogme des tentations.

[25] Cæsarius d'Heisterbach dit qu'il n'y eut de rebelles, parmi les anges, que dans la proportion d'un sur dix; et que leur nombre était néanmoins si grand, qu'ils remplirent dans leur chute tout le vide de l'air. (De Dæmonibus, cap. 1.) On a suivi le calcul de Milton et des démonomanes, qui doivent s'y connaître.

[26] Quique creaturæ præfulsit in ordine primus…

Alc. Aviti, poem. lib. II.

[27] Angelus hic dudùm fuerat… Idem.

[28] Apocalypse. Chap. V, vers. 7 et 9. Il est bon de remarquer que l'Écriture ne fait point connaître la faute des démons, et que les casuistes ont eu l'adresse de la deviner.

De ce moment, la beauté des séditieux s'évanouit; leurs traits s'obscurcirent et se ridèrent; leurs fronts se chargèrent de cornes; une queue sortit de leur croupe; leurs doigts s'armèrent de griffes[29]. La difformité et la tristesse remplacèrent sur leurs visages les grâces et l'empreinte du bonheur. Enfin, comme disent les théologiens de bon sens, leurs ailes d'azur devinrent des ailes de chauve-souris. Car tout esprit, bon ou mauvais, est nécessairement ailé[30].

[29] Le Diable en parle un peu différemment, ainsi qu'on l'a vu dans l'Introduction.

[30] Omnis spiritus ales est. Tertull. Apologet., cap. 22.

Dieu exila les anges déchus loin du ciel, dans un monde que nous ne connaissons point, et que nous nommons l'enfer, ou l'abîme, ou le sombre royaume. L'opinion commune place ce pays au centre de notre petit globe. Saint Athanase dit, avec plusieurs autres pères, et avec les plus fameux rabbins, que les démons habitent l'air qu'ils remplissent. Saint Prosper les place dans les brouillards de la mer. Swinden a voulu démontrer qu'ils logeaient dans le soleil. D'autres les ont séquestrés dans la lune. Saint Patrice les a vus dans une caverne d'Irlande. Jérémie Drexelius conserve l'enfer souterrain, et prétend que c'est un grand trou, large de deux bonnes lieues. Bartholomé Tortoletti dit qu'il y a, vers le milieu du globe terrestre, un antre profond, horrible, où le soleil ne pénètre jamais, et que c'est la bouche de l'abîme infernal[31]. Milton, à qui il faudrait peut-être s'en rapporter, met les enfers bien loin du soleil et de nous.

[31] Quest' è la bocca de l'infernal' arca.

Giuditta vittoriosa. Canto III.

Quoi qu'il en soit, pour consoler les anges fidèles, et repeupler les cieux, selon l'expression de saint Bonaventure, Dieu fit l'homme, créature moins parfaite, mais qui pouvait aussi faire le bien, et connaître son créateur. Il suivrait de là que nous devons au Diable le plaisir de naître; ce qui nous obligerait à un petit grain de reconnaissance, si la conduite postérieure des démons ne nous forçait à les haïr. Satan et les siens, ennemis désormais de Dieu et de ses œuvres, résolurent de perdre l'homme, si rien ne s'y opposait. Adam et Ève, nos premiers parens commençaient à jouir de la vie, dans un jardin de délices, où tout leur était permis, hors le plaisir de toucher au fruit défendu. Les saintes écritures disent que ce fruit poussait sur un arbre. Plusieurs savans, et après eux l'abbé de Villars, soutiennent que le fruit défendu était la jouissance des plaisirs charnels; que l'homme ne devait point voir sa femme, ni la femme son mari, etc.[32] Quoi qu'il en soit, Satan, muni du pouvoir de tenter l'homme, se détacha du séjour où il était exilé: d'où l'on a souvent conclu que le châtiment des anges superbes n'était pas effroyable, comme le disent des théologiens exagérés, et que Satan n'était pas continuellement sur le gril. Il prit la figure du serpent, celui de tous les animaux qui avait le plus de finesse[33]. Déguisé de la sorte, l'ange, maintenant démon, se présenta devant la femme, et l'engagea à désobéir à Dieu. Ève fut séduite en un instant; elle succomba, et fit succomber son mari.

[32] Le comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes. IVe Entretien.

[33] Cunctis animantibus altior astu. Alc. Aviti, poem. lib. II.

Après cela, l'esprit malin s'en retourna triomphant; nos premiers pères, coupables, furent chassés du jardin, abandonnés aux souffrances et condamnés à la mort. Il suit de là que nous devons au Diable et à son humeur envieuse le déplaisir de mourir; ce qui nous permet à son égard une petite dose de reproches. De plus, le Diable eut le pouvoir de venir tenter le premier homme et la première femme, eux et leurs descendans à perpétuité, quand bon lui semblerait; il peut même, en cas de besoin, détacher à la piste des humains autant de démons qu'il le juge convenable; et l'homme devient la proie de l'enfer, toutes les fois qu'il cède aux suggestions de l'ennemi: on sait d'ailleurs que l'enfer, en quelque lieu qu'il soit, est un pays enflammé. Telles furent, selon les casuistes, les conséquences de la faute que commirent nos premiers parens, faute qui rejaillit sur nous tous, et qui se nomme le péché originel.

Depuis cette mémorable époque, les démons arrivèrent de toutes parts sur notre pauvre terre. Wérius, qui les a comptés, dit qu'ils se divisent en six mille six cent soixante-six légions, composées chacune de six mille six cent soixante-six anges ténébreux; il en élève ainsi le nombre à quarante-cinq millions, ou à peu près; et leur donne soixante-douze princes, ducs ou marquis. Georges Bloock a prouvé la fausseté de ce calcul, en démontrant que, sans compter les démons qui n'ont point d'emploi particulier, tels que ceux de l'air, et les gardiens permanens du sombre empire, chaque mortel a le sien ici bas. Si les hommes seuls ont ce privilége, il y a sur la terre plus de quatre cents millions de faces humaines… et le nombre des démons est effroyable.

C'est pourquoi nous ne devons plus nous étonner de voir les fourberies, les guerres, le désordre, les abominations répandus sous les pas des mortels. Tout le mal qui se fait ici bas nous est inspiré par les démons; et leur histoire s'est tellement liée à l'histoire de tous les peuples, qu'il serait impossible de l'écrire ici toute entière. Ils ont inspiré le meurtre d'Abel; ils ont soufflé tous les forfaits qui causèrent le déluge; ils perdirent Sodome et Gomorrhe; ils se firent élever des autels chez toutes les nations, à l'exception du petit peuple juif; et quelquefois même ils escamotèrent l'encens d'Israël. Ils trompèrent les hommes par les oracles, et par mille prestiges imposteurs, jusqu'à l'avénement du Messie. Alors leur puissance devait s'anéantir tout-à-fait; et cependant on les retrouve depuis, plus puissans que jamais; on voit des choses auparavant inouïes. Les légions infernales se montrent à de pieux anachorètes; les tentations deviennent épouvantables; les supercheries du Diable sont multipliées; il excite les tempêtes; il tord le cou aux impies; il couche avec les femmes; il prédit l'avenir, par la bouche des sorcières et des devineresses; il triomphe au milieu des bûchers… et dans ces siècles de lumière, il envoie Mesmer, Cagliostro, plusieurs charlatans, une foule d'escamoteurs, pour nous séduire encore par les charmes de l'enfer… C'est du moins ce que dit l'abbé Fiard; c'est ce que prétendent avec lui dix mille graves théologiens: que penser de tout cela?…

Malheureusement pour leurs systèmes, les démonomanes se contredisent à chaque pas. Tertullien dit, dans un endroit, que les démons ont conservé toute leur puissance; qu'ils peuvent être partout en un instant, parce qu'ils volent d'un bout de l'univers à l'autre, aussi vite que nous faisons un pas[34]; qu'ils connaissent l'avenir; enfin qu'ils prédisent la pluie et le beau temps, parce qu'ils vivent en l'air, et qu'ils peuvent examiner les nuages. La sainte inquisition n'a donc pas tort de condamner les faiseurs d'almanachs, comme gens en plein commerce avec le Diable… Mais ailleurs le même Tertullien décide que le Diable a perdu tous ses moyens, et qu'il serait ridicule de le craindre, etc.

[34] Totus orbis illis locus unus est. Apologet. cap. 22.

En rapportant les innombrables contradictions des autres théologiens, on ne ferait que répéter les mêmes dogmes; et ce serait fatiguer inutilement le lecteur. Bodin, que l'on connaît assez pour le triste ouvrage qu'il a fait contre les sorciers et contre le Diable, le même Bodin, qui, dans sa Démonomanie, dépeint Satan et ses anges sous les couleurs les plus noires, dit aussi, dans cette même Démonomanie, liv. 1er, ch. 1er: «Que les démons peuvent faire le bien, tout ainsi que les anges peuvent faillir; que le démon de Socrate le détournait toujours de mal faire et le tirait de danger; que les malins esprits servent à la gloire du Tout-Puissant, comme exécuteurs de sa haute-justice;… et qu'ils ne font rien qu'avec la permission de Dieu…»

Enfin, il faut remarquer encore que, selon Michel Psellus, les démons, bons ou mauvais, se divisent en six grandes sections. Les premiers sont les démons du feu qui en habitent les régions éloignées; les seconds sont les démons de l'air, qui volent autour de nous, et ont le pouvoir d'exciter les orages; les troisièmes sont les démons de la terre, qui se mêlent avec les hommes, et s'occupent de les tenter[35]; les quatrièmes sont les démons des eaux, qui habitent la mer et les rivières, pour y élever des tempêtes et causer des naufrages; les cinquièmes sont les démons souterrains, qui préparent les tremblemens de terre, soufflent les volcans, font écrouler les puits et tourmentent les mineurs; les sixièmes sont les démons ténébreux, ainsi nommés, parce qu'ils vivent loin du soleil, et ne se montrent pas sur la terre. Saint Augustin comprenait toute la masse des démons dans cette dernière catégorie.

[35] Albert-le-Grand, que les partisans de la superstition prennent quelquefois pour leur appui, dit formellement: Tous ces contes de démons qui remplissent les airs, qui rôdent autour des hommes, et qui dévoilent les choses futures, sont des absurdités que la saine raison n'admettra jamais. De somn. et vig. lib. 3, tract. 1, cap. 8.

On ne sait pas précisément où Michel Psellus a trouvé tant de belles choses. Mais c'est peut-être dans ce système, que les cabalistes ont imaginé les salamandres, qu'ils placent dans les régions du feu, les sylphes qui remplissent l'air, les ondins ou nymphes qui vivent dans l'eau, et les gnomes, qui sont logés dans l'intérieur de la terre.

CHAPITRE II.
FORMES ET MÉTAMORPHOSES.

Et mutat faciem, varios sumitque colores.

Alciat.

Comme les courtisans, et suivant les humeurs,
Le Diable sait changer de forme et de couleurs.

L'Écriture a conservé aux démons le nom d'anges; seulement elle les appelle anges de ténèbres. On en peut conclure que, malgré les cornes, la queue et les griffes que nous leur avons données, les démons conservent encore, un peu altérée sans doute, la forme angélique. Quant à Satan, leur chef, saint Jean l'appelle le grand dragon, et le représente sous la figure d'un serpent ailé[36]. On l'appelle aussi l'ancien serpent, à cause de sa première métamorphose[37]. Milton donne aux démons une beauté sévère et majestueuse, quoique flétrie depuis leur chute. Il y joint une taille si imposante, que Satan a bien quarante mille pieds de haut, à sa mesure.

[36] Apocalypse, chap. 12 et 20.

[37] Genèse, chap. 3.

Selon le poëte Palingène, les démons sont noirs, depuis la pointe des ailes jusqu'à la plante des pieds. Ils ont les dents blanches, et deux défenses de sanglier leur sortent de la bouche. Leur figure est passablement laide; leurs ailes ressemblent à celles des chauves-souris, leurs pieds à ceux des canards. Ils ont une queue de lion, et sont couverts de poils d'ours. Le grand roi des démons est assis sur un trône superbe. Il a sept crêtes et sept cornes sur la tête; les sept cornes portent chacune une tour. Le feu lui sort par le nez, les oreilles, les yeux et la bouche; et sa garde est innombrable[38].

[38] Palingenii Zodiacus vitæ, lib. IX. sagittarius.

Le Diable, qui préside au sabbat, et qui se nomme ordinairement Léonard, s'y présente sous la figure d'un bouc, pâle, triste et noir, avec deux visages, l'un sur les épaules, l'autre sous la queue, comme on le sait de bonne part. Quelquefois il ressemble à un lévrier, ou à un bœuf, ou à un grand oiseau noir, ou à un tronc d'arbre, surmonté d'un visage ténébreux. Ses pieds, quand il en porte au sabbat, sont toujours des pates d'oie[39]. Dans ces rassemblemens de sorciers et de démons, qu'il ne nous est plus donné de voir, les diables subalternes se déguisent en crapauds ou en chats noirs, pour danser le branle avec les sorcières[40]. Au reste, les théologiens permettent aux démons de prendre toutes sortes de formes.

[39] Les experts, qui ont vu le Diable au sabbat, observent qu'il n'a pas de pieds, quand il prend la forme d'un tronc d'arbre, et dans d'autres circonstances extraordinaires.

[40] Leloyer, Delancre, Bodin, Boguet, etc.

—Un choriste de Cîteaux (le frère Herman, d'heureuse mémoire), s'étant légèrement endormi, en chantant les matines, s'éveilla en sursaut, et aperçut deux fesses d'ours qui sortaient du chœur. Cette vision commençait à l'effrayer, quand il vit l'ours tout entier reparaître, et considérer attentivement tous les novices, comme un officier de police qui fait sa ronde… Enfin l'ours sortit de nouveau, en disant:—Ils sont bien éveillés; je reviendrai tout à l'heure voir s'ils dorment… C'était le Diable, qu'on avait envoyé pour contenir les frères dans leur devoir[41].

[41] Cæsarii Heisterbach. Miracul. illustrium. lib. V. cap. 49.

—Un autre moine de Cîteaux dormait aussi de temps en temps, au lieu de psalmodier. Plusieurs démons venaient alors autour de lui, sous des figures de pourceaux, et les frères les entendaient grogner, pendant que le moine ronflait[42].—Un frère convers du même couvent avait pareillement la mauvaise habitude de dormir au chœur. Un jour donc, pendant les matines, ses voisins virent le Diable assis sur sa tête, sous la forme d'un chat noir… Ayant appris cette terrible circonstance, le dormeur se posta désormais sur un tabouret qui n'avait qu'un pied; de manière que, quand le Diable cherchait à l'endormir, il tombait assez lourdement pour se réveiller[43].

[42] Idem. Lib. 4, cap. 35.

[43] Cæsarii ejusdem. lib. IV, cap. 33.

—Une sainte fille du douzième siècle se fit recluse à Aix-la-Chapelle, pour avoir vu une troupe de Diables assis sur les épaules d'une troupe de moines, avec des visages de singes et des figures de chats; et, ce qui est encore plus horrible, elle remarqua que cette procession était précédée d'une bande de démons, déguisés en dogues hideux, qui conduisaient les moines comme des aveugles, ayant, moines et dogues, des colliers de fer et des chaînes au cou[44].

[44] Cæsarii suprà citati, miracul. lib. V, cap. 50.

—Quand les jésuites portèrent la foi dans l'Asie, un pauvre homme de l'île d'Ormus (à l'entrée du golfe Persique), s'étant décidé à embrasser le christianisme, vit une troupe de démons, sous des figures de chats et de rats en colère. C'était la nuit; il pensa qu'on venait peut-être lui tordre le cou. Il appela du secours à grands cris, en faisant le signe de la croix, et tous ces démons s'évanouirent[45].

[45] Epistolæ indicæ; epist. Gaspari Belgæ ad fratres Ormutii 1549.

—Un jurisconsulte, dont on n'a conservé ni le nom ni le pays, ayant envie de voir le Diable, se fit conduire par un magicien dans un carrefour peu fréquenté, où les démons avaient coutume de se réunir. Il aperçut bientôt un grand nègre assis sur un trône élevé, entouré de plusieurs soldats noirs armés de lances et de bâtons. Le grand nègre, qui était le Diable, demanda au magicien qui il lui amenait?—Seigneur, répondit le magicien, c'est un serviteur fidèle.—Si tu veux sincèrement me servir et m'adorer, dit le Diable au jurisconsulte, je te ferai asseoir à ma droite… Mais le prosélyte, trouvant la cour infernale plus triste qu'il ne l'avait espéré, fit un grand signe de croix; et les démons s'évanouirent[46].

[46] Legenda aurea. Jac. de Voragine. Leg. 64.

—Olibrius, gouverneur d'Antioche, fit mettre sainte Marguerite en prison, parce qu'elle était chrétienne. Marguerite, s'y trouvant seule, pria le ciel de lui faire voir le Diable. Tout à coup parut devant elle un énorme dragon, qui ouvrit la gueule pour la dévorer. Cette gueule était si grande, que la jeune fille ne sut d'abord à qui recourir; de façon que le dragon, allongeant sa mâchoire supérieure sur la tête de Marguerite, et sa langue sous ses pieds, l'avala d'un seul trait, et probablement debout. Mais, avant qu'il eût pu la digérer, Marguerite fit le signe de la croix; aussitôt le dragon se creva par le milieu du ventre, la laissa bien portante dans sa prison, et disparut on ne sait comment[47]. Mais bientôt il se remontra sous la figure d'un homme; Marguerite le reconnut, le saisit au collet, le jeta à terre, lui mit le pied sur le front, et ne le lâcha qu'après lui avoir rendu malices pour malices[48].

[47] Os super caput ejus ponens, et linguam subter calcaneum porrigens, eam protinùs deglutivit. Sed dùm eam absorbere vellet, signo crucis se munivit, et ideò draco, virtute crucis, crepuit; et virgo illæsa exivit. Après cela, l'auteur de la légende fait cette réflexion, extrêmement rare dans son livre, que ce passage peut bien être un conte frivole: Illud autem quod dicitur de draconis devoratione apocriphum et frivolum reputatur. (Legenda opus aureum, etc. Jac. de Voragine, auctum à Claudio à Rotâ. Leg. 88.)

[48] Ce dernier trait prouve assez qu'on se trompe historiquement, quand on représente Ste Marguerite montée sur un dragon.

—Du temps de Philippe-le-Bel, un frère convers, s'étant mis en campagne de grand matin, aperçut le Diable qui venait à lui en courant, sous la figure d'un arbre couvert de gelée. Il fit le signe de la croix, et le Diable disparut, non sans laisser après lui une odeur de soufre et de fumée puante. Le frère continua sa route; mais il était dit qu'il ne la ferait pas sans peine; car, pendant tout son voyage, qui dura une journée, le diable se remontra à lui sous la figure d'un cheval échappé; puis sous les traits d'un soldat maigre et noir; ensuite sous la forme d'un petit moine tout rond; un peu après sous celle d'un pourceau; puis sous celle d'un âne; et, après avoir causé plusieurs frayeurs à son homme, l'esprit malin se changea en tonneau, passa sur le ventre du frère, s'enfuit en riant aux éclats[49], et ne reparut plus[50].

[49] Un tonneau qui rit aux éclats doit être une chose bien étonnante!

[50] Gaguin, règne de Philippe-le-Bel. M. Garinet, Histoire de la magie en France. Monstrelet, Shellen, etc.

—Un autre frère convers, dans le douzième siècle, vit le Diable sous les traits d'un cochon; et, un instant après, il l'aperçut encore sous la figure du prieur de son couvent[51].

[51] Cæsarii miracul. lib. V, cap. 48.

—Une jeune femme de la ville de Laon vit le diable sous la forme de son grand-père, puis sous celles d'une bête velue, d'un chat, d'un escarbot, d'une guêpe et d'une jeune fille[52].

[52] Cornelii gemmæ, cosmocriticæ, lib. II, cap. 2.

—Saint Benoît vit le Diable sous la figure d'un merle noir, qui s'envola au signe de la croix[53]. Le démon qui accompagnait Agrippa, se montrait sous l'apparence d'un chien noir[54]. Le pape Sylvestre II et l'enchanteur Faustus avaient pareillement des barbets, qui n'étaient que des démons[55]. Le Diable qui gardait la porte de Simon le magicien, ressemblait à un dogue danois[56].

[53] Legenda aurea. Jac. de Voragine. Leg. 48.

[54] Voyez les niaiseries que débite là-dessus Paul Jove. Wierius, qui fut disciple d'Agrippa, dit que ce grand homme avait beaucoup d'affections pour les chiens; qu'on en voyait toujours deux dans son étude, dont l'un se nommait monsieur, et l'autre mademoiselle, etc.; et l'on a prétendu que ces deux chiens étaient deux diables déguisés. Si Crébillon eût vécu dans le quinzième siècle, on en eût dit autant de ses chiens. S. Roch est bienheureux d'être dans la légende, car le sien serait aussi un démon.

[55] Platine, et l'histoire du docteur Faustus.

[56] Cedrenus et St. Clément d'Alexandrie.

—Dans un monastère de l'ordre de Cîteaux, le Diable apparut un jour à un novice, sous la figure d'une queue de veau, qui semblait marcher comme une couleuvre. Cette queue, après avoir tiraillé le novice par son scapulaire, sans trop l'effrayer, lui sauta au nez, et s'évanouit brusquement… Un autre jour, le même moine vit un autre diable sous la figure d'un œil, gros comme le poing[57].

[57] Miracul. Cæsarii Heisterb. lib. VI.

—Saint Grégoire-le-Grand rapporte que le Diable se transforma un jour en laitue, et qu'une jeune religieuse le mangea en salade; ce qui eut de graves suites. La religieuse n'avait pas dit son benedicite: elle se trouva possédée du démon. Le saint homme Equitius la délivra. La légende dorée observe que, dans les exorcismes, on demanda au Diable pourquoi il était entré dans le corps de la jeune vierge, et que le Diable répondit:—Je n'y suis point entré; j'étais assis sur une laitue; elle m'a mordu et avalé[58]. Cette circonstance dément un peu saint Grégoire.

[58] Legenda, opus aureum Jac. de Voragine, auct. à Claud. à Rotâ. Leg. 130.

—Un capucin entra dans un cabaret sans la permission du prieur, et se mit à boire sans avoir fait préalablement le signe de la croix. Le Diable, qui le guettait, se jeta dans son corps, sous la forme d'un demi-setier de vin, et rendit le capucin si pesant, qu'il fallut dix hommes pour l'emporter[59]. Il fut délivré par saint Dominique.

[59] Qui vix à fratribus decem fuit deportatus. (Legenda aurea, 108, de sancto Dominico.)

—Le commentateur de Thomas Valsingham rapporte que le Diable sortit du corps d'un diacre schismatique, sous la figure d'un âne; et qu'un ivrogne du comté de Warwick fut long-temps poursuivi par un esprit malin, déguisé en grenouille. Leloyer cite quelque part un démon qui se montra, à Laon, sous la figure d'une mouche ordinaire.

—De tous les diables qui tentèrent saint Antoine, les plus apparens s'approchaient de lui, avec toutes les grâces des plus belles femmes, ou sous les formes les plus riches et les plus séduisantes. Il en vit un se transformer plusieurs fois en lingot[60].

[60] St. Athanase, vie de St. Antoine, et les dialogues de St. Grégoire-le-Grand.

—Un démon se présenta un jour devant saint François, sous la figure d'une bourse pleine, laquelle bourse se métamorphosa en couleuvre, quand on voulut la ramasser[61].

[61] Legenda aurea, 144.

—Un religieux assez simple, étant à l'article de la mort, ne cessait de regarder le ciel de son lit. On lui demanda ce qui l'occupait? Il répondit qu'il voyait au-dessus de sa tête le Saint-Esprit sous la forme d'un pigeon blanc, et le Diable sous l'habit d'un chat noir, qui guettait la sainte colombe. Heureusement le pigeon blanc s'alla poser sur un crucifix, et mit le chat noir en défaut[62].

[62] Cæsarii Heisterbach. miracul., lib. VI.

—Pierre le Vénérable raconte que le Diable entra un jour dans un monastère de l'ordre de Cluni, sous la forme d'un vautour. Un moine, qui dormait pour digérer son dîner, frappa les yeux du démon. Il s'en approcha doucement, saisit une grande hache qui se trouvait là, et se disposa à couper le pied droit du religieux, qui dépassait le bois de son lit. Le moine eut le bonheur de s'éveiller sur l'entrefaite, et vit en l'air, au-dessus de son pied, un vautour armé d'une hache… Quoiqu'un pareil phénomène soit assez curieux, le dormeur éveillé n'y trouva rien de plaisant, et se hâta de faire le signe de la croix. Là-dessus le vautour mit bas les armes, et s'en alla comme il était venu[63].

[63] Petri Venerab. de miraculis, lib. I. cap. 14. Histoire de la magie en France.

—Une dame mondaine, et qui prenait plus de soin de parer son corps que d'orner son âme, fut vue par un saint prêtre, escortée de démons déguisés en blaireaux et en marmottes, lesquels démons étaient en outre montés par d'autres esprits malins transformés en singes qui riaient de la bouche[64].

[64] Pia hilaria Angelini Gazæi, in supplem. post Cæsarium lib. V. cap. 7.

—Saint Dominique, voulant convertir des dames hérétiques, leur fit voir le Diable, pour les détourner du service d'un si vilain maître. C'était dans une église; aussitôt qu'il eut commandé à l'ange apostat de paraître, on vit tomber de la voûte un horrible chat noir, qui ressemblait à un chien. Il avait de grands yeux enflammés, une langue longue, large, rouge et pendante, un postérieur extrêmement laid, qu'il montrait continuellement, en faisant ses cabrioles. Après avoir sauté quelque temps devant les dames, il saisit la corde de la cloche, et remonta dans le grenier de l'église avec la légèreté d'un singe. Comme il laissait après lui une mauvaise odeur de grillade, les dames se convertirent, en se serrant le nez[65].

[65] Legenda aurea, 108; de S. Dominico.

—Quand le Diable se montre aux Indiens, il le fait toujours avec quelque noblesse; et il est facile de le voir, pour tous les gens du pays. Il ne faut pour cela que l'en prier pendant deux ou trois jours, et lui faire un petit sacrifice. Alors il paraît, sous la figure qu'on l'invite de prendre, resplendissant d'or et de pierres précieuses, accompagné d'une belle cour, entouré d'un grand nombre de jeunes filles séduisantes, escorté de plusieurs régimens de cavalerie, et d'une troupe innombrable d'éléphans richement ornés. Il offre aux malheureux tout ce qu'ils désirent, recommande l'aumône, et ordonne aux Indiens opulens de donner des festins aux misérables[66].

[66] Epistolæ indicæ Francisci Xavier, Ignatii à Loyola et aliorum de societate Jesu. P. Ém. Teiscera ad fratres. Goæ 1560.

—Ces figures diverses, que prennent les démons pour se faire voir aux hommes, sont multipliées à l'infini, comme on le verra dans la suite. En attendant, on remarquera que, quand ils apparaissent avec un corps d'homme, ce qui est assez ordinaire, on les reconnaît aisément à leurs pieds de bouc ou de canard, à leurs griffes et à leurs cornes, qu'ils peuvent bien cacher en partie, mais qu'ils ne déposent jamais entièrement. Cæsarius d'Heisterbach ajoute à ce signalement, qu'en prenant la forme humaine, le Diable n'a ni dos, ni derrière, ni fesses: de sorte qu'il se garde bien de montrer ses talons. (Miracul. lib. III.)

CHAPITRE III.
LE BON DIABLE.—PETIT ROMAN[67].

Conscia mens recti famæ mendacia ridet.

Ovide.

Le vulgaire insensé te prête sa malice:
Fais le bien, en dépit de l'humaine injustice.

[67] Ex Cæsarii Heisterb. miracul. illustr., lib. V, cap. 36; et Shellen, de mirandis à Diabolo.

Charles de Luzzen, jeune militaire allemand, d'une famille riche et noble, cherchait un domestique, sans en pouvoir trouver à son gré, lorsqu'un démon se présenta devant lui, sous la figure d'un jeune homme extrêmement bien fait, et lui offrit ses services. Il avait les traits si gracieux et la voix si douce, que Charles le retint de suite; et ce démon commença à servir son nouveau maître avec tant de soin, tant de complaisance, tant de fidélité et tant d'enjouement, qu'on en était tout étonné. Jamais Charles ne montait à cheval, ou ne mettait pied à terre, sans trouver son serviteur à son poste, ayant un genou en terre, et lui tenant l'étrier. En général, l'aimable démon montrait toujours une grande gaieté, beaucoup de discrétion, et une prévoyance plus qu'humaine.

Un jour que le jeune guerrier et son valet, ou plutôt son ami, voyageaient ensemble à cheval, comme ils côtoyaient les rives d'un grand fleuve, Charles tournant la tête aperçut plusieurs de ses ennemis mortels, qui venaient à lui.—Nous sommes perdus, dit-il au démon; voici mes ennemis qui me poursuivent, et le fleuve m'empêche de les éviter. Ou je périrai sous leurs coups, ou je serai leur prisonnier.

—Ne craignez rien, répondit le fidèle serviteur, je connais les gués de ce fleuve; suivez-moi seulement, nous le traverserons sans danger.—Personne n'a osé jamais se hasarder dans ce torrent, répliquait Charles… Mais déjà le démon y pousse son cheval et le passe heureusement. Le maître suit l'exemple de son valet, et tous deux parviennent sans mésaventure à l'autre bord.

Les ennemis qui étaient à leur poursuite arrivèrent alors sur la rive du fleuve: Il n'y a que le Diable qui puisse traverser une onde si rapide, s'écrièrent-ils, en voyant ce qui venait de se passer; et ils se retirèrent sans imiter l'imprudence de Pharaon.

Quelque temps après, la femme de Charles fut attaquée d'une maladie mortelle. Les médecins l'abandonnèrent, en disant, avec la plus rare bonne foi, que les ressources de l'art ne pouvaient la sauver. Le démon entendant ces paroles, et remarquant qu'elles affligeaient sincèrement le jeune époux, lui dit:—Si ma maîtresse buvait du lait de lionne, elle serait bientôt guérie.—Hélas! répondit Charles, où pourrions-nous avoir de ce lait?—Laissez-moi faire, répondit le bon serviteur, je vous en apporterai…

Il sortit en même temps, et rentra au bout d'une heure avec un grand vase plein de lait de lionne. On en lava le corps de la malade, on lui en fit boire: ce qui la ranima si parfaitement, qu'au bout de quelques jours elle fut en état de quitter le lit.

Le jeune militaire, enflammé de la plus vive reconnaissance, ne cessait de remercier son précieux valet, que pour lui demander où il avait pu trouver si vite un lait si rare?—Dans les montagnes de l'Arabie, répondit-il.—Mais nous en sommes éloignés de plusieurs mois de chemin?—N'importe, en vous quittant, j'ai volé en Arabie, j'ai pénétré dans l'antre d'une lionne, j'ai éloigné ses petits, j'ai tiré le lait de ses mamelles, et je suis revenu à la hâte.

—Qui es-tu donc, s'écria Charles stupéfait?—Ne vous embarrassez point de cela; je suis votre serviteur.—Tu me deviens de jour en jour si cher, que je veux te connaître!—Eh bien! je suis un de ces anges qui sont tombés du ciel…—Un démon!… Mais, si cela est vrai, pourquoi sers-tu si fidèlement un mortel?—Je me suis trouvé autrefois parmi les anges rebelles, sans prévoir les conséquences de ma faute; j'ai péché par inexpérience: c'est pourquoi il m'est permis de venir quelquefois chez les enfans des hommes; et le plaisir de leur être utile me console un peu de ma disgrâce…

—Cependant, répliqua Charles, je n'ose plus profiter de tes services…—N'ayez point de vaines frayeurs; et comptez que, si vous me laissez près de vous, il ne vous arrivera jamais le moindre mal, ni de ma part, ni de la part de mes compagnons d'exil.—Je ne puis m'y résoudre; mais exige ce que tu voudras pour ta récompense, fût-ce la moitié de mes biens: je la donnerai de bon cœur à celui qui m'a sauvé de la mort, et qui m'a rendu ma femme.

—Puisque je ne peux plus être avec vous, répondit tristement le démon…, je ne demande pour mes faibles services… que cinq sous…; et il eut à peine reçu cette modique somme, qu'il la rendit à son maître.—Reprenez-les, lui dit-il, achetez-en une petite cloche; j'en fais présent à l'église de ce pauvre village: le dimanche, au moins, elle avertira les fidèles de l'heure des saints offices… Adieu!…

En achevant ce mot il disparut.—Qui pourrait citer un pareil trait en l'honneur des hommes?… Ce n'est pourtant pas la millième des bonnes actions du Diable.

CHAPITRE IV.
SERVICES RENDUS PAR LES DÉMONS.

At tandem melior surgit mortalibus ævi.

Billius.

On en a dit du mal; mais, au siècle où nous sommes,
Convenons que le Diable est meilleur que les hommes.

Les bons offices que le peuple infernal rend tous les jours aux habitans de ce globe, sont peut-être plus nombreux que les torts dont nous les accusons. Mais les théologiens ont eu soin de taire les actions estimables des démons, pour ne rapporter que des crimes et des noirceurs. Il y a cependant certains traits que leur authenticité généralement reconnue a conservés jusqu'aujourd'hui. Nous rapporterons les plus saillans, et le lecteur jugera.

—En l'année 1221, vers le temps des vendanges, le cuisinier d'un monastère de Cîteaux chargea deux domestiques de garder les vignes pendant la nuit. Un soir, l'un de ces deux valets, ayant grande envie de dormir, appela le diable à haute voix, et promit de le bien payer, s'il voulait garder la vigne à sa place. Il achevait à peine ces mots, que le diable parut.—Me voici prêt, dit-il à celui qui l'avait demandé; que me donneras-tu, si je remplis bien ta charge?—Je te donnerai un bon panier de raisin, répondit le valet; mais à condition que tu veilleras soigneusement aux vignes jusqu'au matin, et que tu tordras le cou à tous ceux qui viendraient y marauder.

Le diable accepta l'offre, et le domestique rentra à la maison pour s'y reposer. Le cuisinier, qui était encore debout, lui demanda pourquoi il avait quitté la vigne?—Mon compagnon la garde, répondit-il, et il la gardera bien.—Va, va, reprit le cuisinier qui n'en savait pas davantage, ton compagnon peut avoir besoin de toi.—Le valet n'osa répliquer, et sortit; mais il se garda bien de reparaître dans la vigne. Il appela l'autre valet, lui conta le procédé dont il s'était avisé; et tous deux, se reposant sur la bonne garde du diable, ils entrèrent dans une petite grotte qui était auprès de la vigne, et s'y endormirent.

Les choses se passèrent aussi-bien qu'on pouvait l'espérer; le diable fut fidèle à son poste, jusqu'au matin. Alors on lui donna le panier de raisins qu'on lui avait promis; il le prit avec délicatesse, et l'emporta avec reconnaissance. La chronique ne dit pas qu'il ait tordu le cou à personne[68].

[68] Cæsarius Heisterbachcensis, ill. mirac. lib. V.

—L'empereur Trajan se trouvait à Antioche lors de ce terrible tremblement de terre qui renversa presque toute la ville, et fit périr tant de gens. Il fut sauvé par un démon qui se présenta subitement devant lui, le prit entre ses bras, sortit avec lui par une fenêtre, et l'emporta hors de la ville[69].

[69] Dion Cassius. lib. 68.

—La jeune Agnès du mont Politien, revenant à la maison de son père, fut obligée un certain jour de passer devant une grande maison mal renommée (c'était alors un habitacle de filles de joie[70]; depuis, ce lieu changea de destination, et devint un monastère de vierges). Le diable, dans un moment de pudicité, prit l'alarme pour l'innocence d'Agnès; c'est pourquoi il rassembla bien vite une troupe de démons, les déguisa en corbeaux, et, travesti lui-même de la sorte, il alla se poster avec sa compagnie sur le toit du futur couvent.

[70] Lupanar… ubi tunc publicæ meritrices sui sceleris habitaculum possidebant; nunc autem monasterium virginum… On a aujourd'hui tant d'impiété et de malice, qu'on ferait bien des épigrammes, si l'on voyait une maison de prostitution publique changée en couvent de filles.

Lorsque Agnès passa près du guichet de la maison impudique, une bande de corbeaux fondit sur elle en croassant, et l'obligea à coups d'ongles et de bec à passer sans regarder derrière elle. Les filles de joie et leurs honnêtes amis furent tout stupéfaits de voir des corbeaux poursuivre une jeune innocente. Mais Agnès comprit merveilleusement que ces oiseaux endiablés lui défendaient par là les plaisirs de la chair. C'est pourquoi elle prit l'habit religieux, opéra la conversion de toutes les filles publiques, qui ne s'étaient pas encore endurcies de cœur dans la maison infâme; et, ayant fait l'acquisition de cette maison même, elle la fit purifier, et y fonda un monastère, comme on l'avait prévu[71]. Qu'on dise après cela que le diable est constamment impudique, et qu'il ne cherche qu'à faire choir l'innocence!

[71] Bollandi Acta Sanctorum, 20 aprilis. Raymundi de Capuâ, ejusdem monast. confess. Agnes de monte Politiano. cap. I.

—En l'année 1130, un démon vint passer quelques mois dans la ville d'Hildesheim, en Basse-Saxe. L'évêque d'Hildesheim en était aussi le souverain: en raison de ces deux titres, le démon crut devoir s'attacher à lui de préférence. Il se posta donc dans le palais épiscopal, et s'y fit bientôt connaître avantageusement, soit en se montrant avec la plus grande complaisance à ceux qui avaient besoin de lui, soit en disparaissant avec prudence lorsqu'il devenait importun, soit en faisant, sans se montrer, des choses importantes et difficiles.

Outre qu'on l'estimait généralement pour sa conduite sage, humble et régulière, il donnait de bons conseils aux puissances, portait de l'eau à la cuisine, et servait admirablement bien les cuisiniers de l'évêque.

On trouvera peut-être singulier que le conseiller d'un prince soit aussi son marmiton, et qu'il aille tourner la broche, après avoir dit son avis sur les grands intérêts de l'état. Mais la chose s'est passée dans le douzième siècle, et les mœurs étaient alors plus simples qu'aujourd'hui; et puis, les démons n'ont point de préjugés; et celui-là aimait peut-être les contrastes. Quoi qu'il en soit, il fréquentait plus la cuisine que la salle; et les marmitons, le voyant de jour en jour plus familier, se divertissaient grandement en sa compagnie. Mais, un soir, un garçon de cuisine s'émancipa de la trop grande bonté du démon, et se porta contre lui aux plus graves injures; quelques-uns disent même aux voies de fait. L'histoire ne donne point d'excuse à cette mauvaise conduite du garçon de cuisine; ce qui porte à croire qu'il n'y en avait point à donner. Le démon, quoique fort en colère, sut pourtant se contenir, sachant qu'en bonne police nul ne doit se faire justice soi-même, surtout quand l'offensé est le plus fort; c'est pourquoi il s'alla plaindre au maître d'hôtel; mais il n'en reçut aucune satisfaction. Alors il crut pouvoir se venger, puisqu'on était injuste à son égard. Il étouffa le marmiton coupable, en assomma quelques autres, rossa vigoureusement le maître d'hôtel, et sortit de la maison pour n'y plus reparaître[72].

[72] Trithème: Chronique d'Hirsauge.

C'est ainsi que l'impudence d'un marmiton, et l'injustice d'un officier de bouche ôtèrent à l'évêque d'Hildesheim un bon conseiller, et un serviteur infatigable, autant qu'habile et propre à toutes choses!…

—Antoine venait de perdre la bataille d'Actium: Cassius de Parme qui avait suivi son parti se retira dans Athènes. Là, au milieu de la nuit, tandis que son esprit s'abandonnait aux inquiétudes, il vit paraître devant lui un grand homme noir, qui lui parla avec beaucoup d'agitation. Cassius lui demanda qui il était?—Je suis ton démon[73], répondit le fantôme… A cette parole, le timide Cassius s'effraya, et appela ses esclaves. Mais le démon disparut sans se laisser voir à d'autres yeux. Cassius, persuadé qu'il rêvait, se recoucha, et chercha à se r'endormir. Aussitôt qu'il fut seul, le démon reparut avec les mêmes circonstances que la première fois. Le faible Romain n'eut pas plus de force que d'abord; il se fit apporter des lumières, passa le reste de la nuit au milieu de ses esclaves, et n'osa plus rester seul. Cependant il fut tué peu de jours après, par l'ordre du vainqueur d'Actium[74].

[73] L'original porte Cacodaimon; mais chez les Grecs Daimon simplement signifiait un bon génie, un esprit bienfaisant, une bonne intelligence, comme le démon de Socrate, et quelques autres; de sorte qu'ils étaient obligés d'allonger le mot, en parlant d'un démon infernal. Pour nous, qui donnons le nom d'anges aux intelligences célestes, nous devons traduire Cacodaimon comme on l'a fait ici, puisque Démon, chez nous, signifie mauvais ange. Au reste, si l'on s'obstine à traduire Cacodaimon, mauvais démon, on nous appuie dans la très-juste idée qu'il y en a de bons; et on nous prouve encore, par l'histoire de Cassius, que les mauvais démons ne font pas grand mal aux hommes.

[74] Georges Bloock, après Valère Maxime et d'autres anciens.

Un homme plus clairvoyant eût bien vite pris la fuite, comme le conseillait ou semblait au moins le conseiller ce démon; et, en fuyant devant la mort, on eût pu, sans se compromettre, remercier l'esprit d'avoir bien voulu se mettre deux fois en campagne pour une bonne œuvre.

—Deux seigneurs lombards, nommés Aldon et Granson, ayant déplu à Cunibert, roi de Lombardie, ce prince résolut de les faire mourir. Il s'entretenait de ce projet magnanime avec son favori, lorsqu'une grosse mouche vint se planter sur le front royal, et le piqua vivement. Cunibert chassa l'insecte, qui n'en revint pas moins à la charge, et importuna le monarque, jusqu'à le mettre dans une grande colère. Le favori, voyant son maître irrité, ferma la fenêtre pour empêcher l'ennemi de sortir, et se mit à poursuivre la mouche, pendant que le roi tirait son poignard pour la tuer. Après avoir sué bien long-temps, Cunibert joignit l'insecte fugitif, le frappa…, mais il ne lui coupa qu'une jambe; et la mouche disparut…

Au même instant, Aldon et Granson, qui se trouvaient ensemble, virent paraître devant eux une espèce d'homme, qui paraissait épuisé de fatigue, et qui avait une jambe de bois. Cet homme les avertit du projet que le roi Cunibert formait contre eux, leur conseilla de fuir, et s'évanouit. Aldon et Granson, plus sensés que Cassius de Parme, rendirent grâces à l'esprit de ce qu'il faisait pour eux; après quoi ils s'éloignèrent, comme l'exigeaient les circonstances[75].

[75] Shellen, de mirand. à Diab. post. Paul. diac. hist. longob.

—Un jeune Espagnol, qui fut depuis médecin de l'empereur Charles-Quint, ayant fini ses études à la Guadaloupé, s'en retournait à pied chez ses parens qui demeuraient dans la ville de Grenade. Il en était encore éloigné de plusieurs journées, lorsqu'il rencontra sur son chemin un démon en habit de moine, monté sur un cheval maigre, et qui paraissait extrêmement harassé. Le hasard voulut que ce jeune écolier rendit au cavalier inconnu un petit service qu'on ne désigne pas; et le démon reconnaissant l'invita de monter en croupe sur son cheval. Celui-ci s'en excusa d'abord sur le mauvais état de la monture; mais, le cavalier insistant, il ne se fit pas presser davantage. «Ne vous endormez point, lui dit l'inconnu, quand il se fut placé sur la croupe; nous devons marcher toute la nuit; et vous serez content de la diligence de mon cheval.»

Ils marchèrent en effet avec une grande vitesse, sans que le jeune homme s'en aperçût, sans qu'il se fatiguât le moins du monde; et le lendemain, au point du jour, ils se trouvèrent sous les murs de Grenade. Comme le démon ne voulut point s'y arrêter, le jeune homme le quitta en le remerciant, et entra dans la ville, aussi content que surpris de s'y trouver si heureusement et sitôt[76].

[76] Torquemada; Hexameron: 3e journée.

On dira peut-être que ce démon savait ce qu'il faisait, en obligeant un médecin futur. Mais il faudrait pour cela supposer que le diable connaisse l'avenir. Et puis, le service n'en fut pas moins rendu.

—Un prêtre du diocèse de Cologne avait fait vœu d'aller en pèlerinage, à un certain lieu que l'histoire ne dit pas. Une dame de sa paroisse, ayant fait par hasard le même vœu, alla trouver le prêtre; et ils convinrent de faire le voyage ensemble. La veille du départ, le prêtre promit à sa compagne de se lever de bonne heure, de dire les matines à la hâte, et de partir de grand matin, pour éviter la chaleur du soleil.

Vers le milieu de la nuit, le diable se montra aux pieds du lit du bon curé, et lui cria: Lève-toi; dis tes matines; et hâte-toi de partir… Le prêtre se leva aussitôt; et, remarquant que l'église était éclairée de plusieurs lumières, il crut que c'était l'ouvrage de la dame qui devait l'accompagner. Il pensait aussi que cette dame était venue l'éveiller, et il était loin de se douter que le diable fût de la partie. C'est pourquoi, comme le coq n'avait pas encore fait entendre ses premiers chants, il chercha sa compagne, pour lui dire de retourner au lit, parce qu'il était trop matin.

Tandis qu'il la cherchait inutilement, il vit venir à lui un grand taureau noir. Ce taureau saisit le prêtre avec sa langue, le plaça sur son dos, prit son vol en plein air, et déposa le pauvre homme sur une tour du château d'Isembourg.—As-tu peur, dit le bœuf?—Non, répondit le curé, je suis sous la garde de Dieu; et il ne peut m'arriver aucun mal.—Rends-moi quelque hommage, reprit le bœuf, je te reconduirai dans ton presbytère, et je te donnerai de grands biens… Le prêtre rejeta cette proposition.—Eh bien! repartit le bœuf, je te laisse sur cette tour; tu y mourras de faim; ou, si tu aimes mieux te désespérer, tu te casseras le cou.—Arrête, s'écria le curé, je t'adjure, au nom de Jésus-Christ, de me reporter sans péril en pleine campagne… Le bœuf n'osa rien répliquer; il prit son homme comme la première fois, le déposa dans un champ, et le laissa seul.

Comme ce pauvre prêtre avait tremblé passablement, des paysans qui allaient à matines le trouvèrent évanoui sur leur chemin. On le ranima comme on put; il raconta alors son aventure, que chacun écouta en frissonnant, et que personne ne put révoquer en doute, à cause du ton de vérité qui caractérise cette admirable histoire[77].

[77] Cæsarii Heisterbach., lib. V, cap. postrem.

Il n'est pas besoin de dire que ce bœuf était le diable. On observera seulement qu'il fit là une honnête action, en empêchant le pèlerinage nocturne de la dame et du curé, dont la vertu aurait pu faillir, comme cela arrive aux plus chastes, l'occasion faisant maintes fois le larron.

CHAPITRE V.
ESPIÈGLERIES DE QUELQUES DÉMONS.

Nihil est,
Quin malè narrando possit depravarier.

Térence.

Une bouche infidèle, en racontant un fait,
Dans un tour de malice imagine un forfait.

—Un soldat, nommé Cadulus, avait habitude de faire dévotement ses oraisons dans l'église de son village. Un jour qu'il priait attentivement, le diable, qui se trouvait en belle humeur, voulut se donner le plaisir de le distraire, s'il était possible. Il se déguisa donc en valet; et, courant à la porte de l'église, il se mit à crier: Cadulus, les voleurs sont chez vous; ils emmènent votre cheval et pillent votre maison; accourez vite, si vous voulez sauver quelque chose… Cadulus ne se remua pas pour cela, pensant, en bon chrétien, qu'il valait mieux achever son oraison, que sauver sa fortune[78].

[78] Majus videlicet damnum deputans orationi cedere, quam sua perdere

Le diable, étonné d'un pareil flegme, prit la forme d'un ours, grimpa sur le toit de l'église, fit un trou à la couverture, et se laissa tomber devant le nez de Cadulus, pour le troubler au moins par une bonne peur. Mais Cadulus resta immobile, et se moqua du diable à sa barbe. Puis, pour lui jouer à son tour une malice, il s'alla cloîtrer dans un bon monastère. Le diable s'efforça alors de le détourner de sa résolution, en lui criant aux oreilles: Cadulus, où vas-tu? que fais-tu, Cadulus? Le supérieur que tu choisis est un hypocrite; tu attends plus de beurre que de pain, tu auras plus de pain que de beurre; tu t'abuses d'une sotte espérance; tu fais là une niaiserie, Cadulus, etc. Mais, peine perdue, le pieux soldat se fit moine, et mourut dans le capuchon[79].

[79] Bollandi Acta Sanctorum, 21 aprilis. Eadmeri sanctus Anselmus.

—Le bienheureux Pierre le prêcheur, ayant rassemblé le peuple de Florence sur une place publique, se disposait à faire un long sermon touchant les mystères que la foi nous propose. Le diable, témoin invisible de ces saints préparatifs, eut la fantaisie de jouer un tour au saint homme. Il prit donc la forme d'un cheval échappé, et se mit à courir au grand galop vers la place que la foule remplissait, dans l'espoir de disperser les auditeurs, et de déranger, par un effroi subit, la mémoire du frère prêcheur. Mais Pierre ne se troubla point; et, voyant que la foule prenait la fuite, il s'écria: Ne craignez rien, mes frères, je prends sur moi le danger… En même temps il éleva sa main, et fit signe au cheval qu'il l'avait reconnu, et qu'il lui défendait de nuire à personne.

Le diable eut un pied de nez de se sentir découvert; cependant il avait pris un élan trop rapide pour pouvoir reculer. Il traversa donc la place, en passant sur la tête des hommes, sur le sein des femmes, en foulant aux pieds les épaules, les reins et le reste, mais avec une légèreté si miraculeuse, que personne n'en sentit rien. Après cela il disparut. Le peuple s'écria que Pierre avait donné à ce cheval la légèreté d'un coussin, qu'il avait changé ses fers en plumes de duvet; et le bienheureux frère, content d'avoir déjoué la malice du diable, reprit le fil de son sermon[80].

[80] Bollandi Acta Sanctorum, 29 aprilis. Ambr. Tægii B. Petrus mart. ord. prædic. cap. 3.

—Il y avait, dans une église de Bonn, un prêtre remarquable par sa chasteté, sa dévotion et sa bonhomie. Le diable se plaisait à lui jouer des tours de laquais; tellement que, lorsqu'il lisait son bréviaire, cet esprit malin s'approchait aujourd'hui sans se laisser voir, mettait sa griffe sur la leçon du bon curé, et l'empêchait de finir; un autre jour, il fermait le livre, ou tournait le feuillet à contre-temps. Si c'était la nuit, il soufflait la chandelle. Le diable espérait se donner le plaisir d'impatienter son homme; mais le bon prêtre recevait tout cela comme des tribulations, et gardait si bien son flegme, que l'importun esprit fut obligé de chercher une autre dupe[81].

[81] Cæsarii Heisterbach. illustr. miracul. lib. V, cap. 53.

Cassien parle de plusieurs esprits ou démons de la même trempe, qui se plaisaient à tromper les passans, à les détourner de leur chemin, et à leur indiquer de fausses routes, plutôt pour s'en divertir, que pour leur faire aucun mal[82].

[82] Cassiani Collat. VII, cap. 32.

—Un baladin avait un démon familier, qui jouait avec lui, et se plaisait à lui faire des espiègleries. Le matin il le réveillait en tirant les couvertures, quelque froid qu'il fît; et, quand le baladin dormait trop profondément, son démon l'emportait hors du lit, et le déposait bien doucement au milieu de la chambre[83].

[83] Guillelmi parisiensis. Partis 2. Princip., cap. 8.

—Pline parle de quelques jeunes gens qui furent tondus par le Diable. Pendant que ces jeunes gens dormaient, des esprits familiers, vêtus de blanc, entraient dans leurs chambres, se posaient sur leur lit, leur coupaient les cheveux bien proprement, et s'en allaient, après les avoir répandus sur le plancher[84]. Ce trait ne paraît d'abord qu'une malice; peut-être est-il moral. Pour peu que l'on connaisse les mœurs dépravées de ces fameux Romains, on se souviendra que chez eux, certains Adonis attachaient beaucoup de prix à leur chevelure, comme les Thaïs[85], les Ninons, les Duthé en attachent à leur teint.

[84] Pline, lib. 16, epit. 27.

[85] On sait que Thaïs fut une prostituée égyptienne, célèbre par ses talens dans le libertinage, et par une beauté extraordinaire. Elle fut convertie par saint Paphnuce. (les Bollandistes.)

—Le vieux monsieur Santois avait un lutin, ou, si l'on veut, un démon familier qui lui jouait de temps en temps des tours assez singuliers. Un jour qu'il voulait prier Dieu dans ses heures, son démon s'approcha avec adresse, et déchira trois fois le feuillet sous la main du bonhomme, mais si proprement, qu'on ne l'eût pas mieux coupé avec des ciseaux. M. Santois étonné, mit ses lunettes, pour examiner la chose plus attentivement; et à la vue de toute la famille, les lunettes sortirent du nez du vieillard, firent, en voltigeant le tour de la chambre, et s'allèrent arrêter dans le jardin, où on les retrouva avec les trois feuillets déchirés[86].

[86] Ce trait est plus longuement rapporté dans le Dictionnaire infernal: Prodiges.

Un autre jour, M. Santois mettait pour la première fois un habit neuf de taffetas plein. L'esprit le lui moucheta à vue d'œil, mieux qu'un brocheur n'aurait pu faire. Que répondre à tout cela?… que l'esprit était en humeur de jouer quand M. Santois voulut lire ses heures, et qu'il aimait mieux les habits mouchetés que les pourpoints unis[87].

[87] La fausse Clélie, tome 2, livre 2.

—Un jésuite, dans la description des mœurs japonaises, dit que, dans ce pays, les pèlerins portent à leur cou de petites planches, sur lesquelles leur nom est écrit, afin qu'ils puissent se reconnaître. Or, voici le motif de cette précaution. Quand les Japonais entreprennent un pèlerinage, ils le font toujours en très-grand nombre, parce qu'aussitôt qu'ils arrivent dans quelque désert, ils rencontrent une troupe de démons, de lemures, de spectres, etc. Cette bande monstrueuse est égale en nombre à la caravane des pèlerins; et chaque pèlerin peut y reconnaître son démon particulier, s'il l'a déjà vu.

Après que ces fantômes ont fait quelque pas avec les pieux Japonais, et qu'ils les ont bien examinés, ils changent tout à coup de forme, et prennent la figure humaine; mais tellement conformée, que chaque diable ressemble trait pour trait au pèlerin qu'il veut accompagner, et que chaque pèlerin voit son image bien exacte dans son diable. Cette métamorphose subite produit d'abord tant de confusion, que l'homme ne pourrait plus se reconnaître, ni se distinguer de son démon, s'il n'avait son nom au cou. On souffre pendant une heure l'espièglerie des diables; mais bientôt, comme les méprises occasionnent des disputes, et comme on n'aime pas long-temps à se voir double, les pèlerins se mettent à genoux, prient le chef des démons de rappeler ses gens: toutes les doublures s'évanouissent aussitôt, et la caravane continue paisiblement sa route[88].

[88] Pauli Sanfidii descriptio rituum et morum quæ in insulâ ad septentrionalem plagam japan servantur, etc. On donne cette extravagance pour ce qu'elle vaut. Paul Sansfoi la raconte très-sérieusement. Le lecteur en fera le cas qu'il jugera à propos.

—On a donné au Diable le nom d'esprit malin; s'il était vraiment méchant, il en porterait l'épithète.

CHAPITRE VI.
L'HEUREUX VALET.—CONTE NOIR[89].

Quæ mihi præstiteris memini, semperque tenebo.

Martial.

Ne soyons point ingrats: fût-il sans bienveillance,
Le bienfait a ses droits sur la reconnaissance.

[89] Ex legendâ aureâ Jacobi de Voragine, auctâ à Claudio à Rotâ. Leg. 26. et ex Mathæi Tympii triumpho virtutum christian.

Un vénérable vieillard, nommé Éradius, de la ville de Césarée, en Cappadoce, avait une fille unique qu'il voulait faire religieuse; mais les choses tournèrent autrement, comme on le verra. Un jeune serviteur d'Éradius devint éperdument amoureux de la fille de son maître. Comme elle était belle, riche, noble, et qu'il n'était pas probable qu'on voulût la lui donner pour épouse, à lui qui n'était qu'un valet, il alla trouver un magicien, et lui promit une belle récompense, s'il pouvait l'aider dans son amour. Le magicien lui répondit: Je ne suis pas assez puissant pour faire ce que vous me demandez; mais je puis vous envoyer à mon maître, qui est le Diable. Si vous voulez vous en rapporter à lui, vous êtes sûr de réussir… Pharès (c'est le nom du jeune valet), ayant répondu qu'il était prêt à tout, le magicien écrivit cette lettre au Diable:

«Monseigneur,

»Vous m'avez chargé de vous débaucher autant de chrétiens que j'en trouverais de tièdes, et de les soumettre à votre obéissance, afin d'augmenter de jour en jour votre empire. C'est pourquoi je vous envoie le jeune homme, porteur de la présente. Il vous dira, sans doute, qu'il brûle d'un amour violent pour la fille d'Éradius. Je vous prie de vous intéresser à sa passion, et de songer que par là vous travaillerez à notre gloire commune, en agrandissant la bonne réputation de vos serviteurs.

»Signé, etc.[90]»

[90] La signature n'est point rapportée dans le livre de Jacques de Voragine, parce que le signataire est damné, selon toutes les apparences. Cependant on voit, dans le procès de Denyse de Lacaille, les signatures et griffes des cinq démons Lissi, Belzébuth, Satan, Motelu et Briffaut. (Voyez l'histoire de la Magie en France de M. Garinet. 9e pièce justificative.)

Le magicien, ayant apposé son cachet sur cette épître, la donna au valet d'Éradius, et lui dit d'aller, au milieu de la nuit, sur le tombeau de quelque payen, d'invoquer les démons, de tenir sa lettre à la main, et d'élever le bras au-dessus de sa tête. Pharès exécuta ponctuellement toutes ces choses. Aussitôt le roi de l'enfer parut, entouré d'une multitude de démons. Il prit la lettre, la lut avec attention, et dit au jeune homme:—Il faut que tu croies en moi, pour que je te rende le service que tu me demandes.—J'y crois, seigneur, répondit le valet.—C'est fort bien, reprit le diable; mais on ne peut pas se fier à vous autres chrétiens: quand vous avez besoin de moi, vous venez me trouver; et dès que vos désirs sont satisfaits, vous retournez à votre Christ. Si tu veux que je serve ton amour, signe-moi ce pacte, par lequel tu renonces à la religion chrétienne, et tu te fais mon serviteur.

Pharès signa tout ce qu'on voulut; et aussitôt le Diable appela les démons qui président à la fornication. Il leur ordonna d'aller trouver la fille d'Éradius, et d'enflammer son cœur d'un amour violent pour le jeune valet. Ces démons remplirent habilement leur mission. La jeune fille, devenue amoureuse, autant qu'on pouvait le souhaiter, s'alla jeter aux genoux de son père, et d'une voix mouillée de larmes, entrecoupée de sanglots, elle lui avoua qu'elle mourait d'amour pour Pharès.

—Ayez pitié de votre fille, lui dit-elle, consultez votre cœur, et montrez-moi que vous êtes mon père, en me donnant pour époux ce jeune homme qui m'est si cher, et qui me cause de si cruels tourmens. Si vous êtes insensible à mes prières, vous allez me voir expirer; et Dieu vous demandera compte de ma mort!…

—Malheureux que je suis! s'écria le père; ma fille est ensorcelée! qui a pu m'enlever mon trésor? qui a éteint la douce lumière de mes yeux? qui a étouffé toutes mes espérances?… Ma fille, je voulais que tu fusses religieuse; je comptais que, par ta pénitence, tu gagnerais le ciel pour toi et pour moi… et tu te livres à un amour charnel… Laisse-toi guider par ton père; abjure une démence pernicieuse; ne conduis pas mes cheveux blancs dans les enfers, où je n'entrerais qu'avec douleur… Mais la jeune fille ne répondait que ces mots:—Je vous en conjure, mon père, hâtez-vous de satisfaire mes désirs, si vous voulez que je vive!…

Comme elle ne cessait de pleurer, en grande amertume de cœur, le vénérable Éradius se laissa attendrir. Il accorda à sa fille l'époux qu'elle idolâtrait, et lui donna en dot la plus grande partie de ses biens. Ainsi l'heureux valet d'Éradius devint son gendre, contre toute espérance humaine.

Les deux jeunes époux, au comble de leurs vœux, ne songèrent d'abord qu'à leur bonheur mutuel, et ne cherchèrent qu'à se donner des preuves d'un amour inaltérable. Mais bientôt on remarqua que Pharès n'entrait plus à l'église, et ne faisait plus le signe de la croix. On le rapporta à sa femme, en lui disant qu'elle avait un mari qui n'était pas chrétien. La jeune dame, épouvantée, demanda à son époux si le rapport qu'on lui avait fait était véritable? Comme il cherchait à éluder la question, elle lui dit qu'en ce cas il fallait qu'il vînt le lendemain à la messe avec elle, pour fermer la bouche à la médisance. Pharès, voyant qu'il ne pouvait pas cacher plus long-temps sa position, ouvrit son cœur à sa femme, lui conta tout ce qui avait précédé leur mariage, et lui avoua, en gémissant, qu'il s'était donné au Diable.

L'épouse de Pharès, consternée, court sur-le-champ trouver l'évêque Basile, qui gouvernait avec gloire l'église de Césarée, et lui expose son cruel embarras. Basile ne s'amusa point à redoubler des frayeurs déjà trop grandes; il fit venir Pharès, et dès qu'il eut appris son histoire, il lui demanda s'il voulait retourner au Seigneur?—Hélas! oui, répondit Pharès; mais ce retour n'est plus en mon pouvoir, puisque je me suis formellement donné au Diable.—Ne vous en inquiétez point, reprit Basile, nous vous tirerons de ses griffes; et le Seigneur, qui est miséricordieux, vous pardonnera votre imprudence, si vous la déplorez sincèrement.

Il fit alors le signe de la croix sur Pharès, et l'enferma pendant trois jours dans une petite chambre. Après cela, il lui demanda comment il se trouvait?—Je suis extrêmement faible, répondit le jeune homme. Pendant les trois jours que vous m'avez laissé seul, j'ai été accablé des clameurs et des reproches des démons. Ils m'ont continuellement entouré, tenant dans leurs mains le pacte que j'ai donné à leur prince, et me disant: Regarde, parjure, cet écrit que tu as signé de ton nom… Nous ne sommes point allés te chercher, c'est toi qui es venu nous trouver dans ta détresse[91]. Basile lui recommanda de ne rien craindre, lui donna un peu de nourriture, fit le signe de la croix sur lui, le renferma dans la petite chambre, et se mit en prières pour sa délivrance.

[91] Tu venisti ad nos, et non nos ad te, etc. (Legenda aurea).

Au bout de quelques jours, il le visita de nouveau, et lui demanda pareillement comment il se trouvait?—Je n'ai plus vu les démons, répondit Pharès; mais j'ai entendu leurs cris et leurs menaces dans l'éloignement.—Voilà qui va bien, répliqua Basile; encore un peu de patience… En même temps, il lui donna à manger, le signa, l'enferma pour la troisième fois, et fit pour lui de nouvelles prières.

A la troisième visite, Pharès déclara que ses veilles avaient été paisibles; et que, pendant son sommeil, il avait vu l'évêque Basile combattant et terrassant le Diable. Basile satisfait rassembla le clergé, les moines et le peuple; on fit des prières publiques pour le jeune époux, et on le conduisit à l'église.

Le roi de l'enfer y arriva presque aussitôt, avec plusieurs troupes de démons; et le Diable s'écria:—Vous me faites une injustice, Basile, cet homme est mon serviteur. Je ne l'ai point séduit; il est venu me trouver, et voilà le pacte qu'il a signé de sa main… Les fidèles chantèrent alors le Kyrie Eleyson; et Basile dit au Diable qu'il fallait rendre le pacte. En même temps, il priait, et tendait la main pour recevoir le papier en question. Le Diable, forcé de céder, s'envola en gémissant, et lâcha le pacte, qui tomba dans la main de Basile. Le saint évêque le déchira aussitôt, et rendit à la fille d'Éradius son époux bien-aimé, maintenant libre de la puissance du Diable, et bon chrétien… Cependant il dut conserver quelque reconnaissance à celui qui avait fait son bonheur.

CHAPITRE VII.
HONNÊTES ACTIONS DU DIABLE.

Inimici famam, non ità ut nata est, ferunt.

Plaute.

Soyez bon, juste, franc, à vos devoirs soumis:
Vous n'êtes qu'un vaurien, selon vos ennemis.

—Un riche Allemand donnait un festin à une troupe de mendians, dans le dessein de remplir les devoirs de la charité chrétienne. Parmi les convives, qui mangeaient de bon appétit, se trouvait un pauvre manant, qui était, comme on dit, possédé du Diable. Il découpait ses morceaux, aussi bien que ses confrères, et les portait jusqu'à sa bouche; mais ils s'évanouissaient, dès qu'ils touchaient à ses dents, ce qui allongeait de minute en minute la figure de ce pauvre homme.

Un de ses compagnons, s'apitoyant sur sa détresse, s'avisa d'apostropher le Diable, et de lui demander pourquoi il empêchait son homme de manger.—Je ne l'en empêcherais pas, répondit le Diable, s'il pouvait le faire sans péché. Mais ce repas qu'on lui donne, comme une aumône, est le fruit de la rapine.—Tu mens, s'écrièrent à la fois tous les convives; celui qui nous donne à dîner est un honnête homme!—Je ne mens point, répliqua le Diable; ce veau que vous mangez est le cinquième petit-fils d'une vache qui a été volée…

Les dîneurs furent si surpris d'entendre le Diable reprocher le vol d'une vache, jusqu'à la cinquième génération, qu'ils n'osèrent plus rien ajouter[92].—Mais voici l'histoire de cette vache: elle vivait au commencement du douzième siècle, dans le village de Hurst, en Allemagne. Il est probable qu'elle fut grand'mère, au cinquième degré, du veau susdit. Pareillement, celui qui vola ladite vache était sans doute le père ou l'aïeul du riche Allemand qui donne ici le festin.

[92] Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. 38.

Or, cette vache appartenait à une bonne veuve, qui se nourrissait de son lait. Elle eut le malheur de plaire à un vieux soldat allemand qui, sans se laisser toucher par les larmes de la veuve, enleva la vache, et l'emmena chez lui. Peu de temps après, la mort vint à son tour prendre le ravisseur; il expira dans l'impénitence, et alla tout droit en enfer. La bête qu'il avait volée le suivit dans l'autre monde. Là, ce soldat allemand (qui se nommait Hélie) fut condamné, pour son supplice, à présenter éternellement le dos à la vache; et la vache reçut ordre de lui enfoncer éternellement l'échine à coups de cornes[93].

[93] Cæsarii ejusdem, ibid. lib. II, cap. 7.

—Une fille de Nivelle, en Brabant, quitta la maison de son père, et abandonna ses parens, pour aller vivre avec quelques saintes femmes, dans le jeûne, la prière et la continence. Comme le travail de leurs mains suffisait à peine pour les nourrir, bien qu'elles vécussent pauvrement, le Diable, prenant pitié du sort de la fille de Nivelle, alla chercher une oie bien grasse, dans la basse-cour de son père, et l'apportant dans la chambre des recluses, il leur dit:—Pourquoi faites-vous si maigre chère, et vous laissez-vous mourir de faim, tandis que d'autres vivent dans l'abondance? Prenez cet oison et mangez.—Nous ne le pouvons pas, répondit la fille de Nivelle, parce que c'est une oie volée.—Comment! s'écria le Diable, je ne suis point un voleur. J'ai pris ce gibier dans la basse-cour de votre père.—N'importe, ajouta la pieuse fille, il ne nous appartient pas; reporte-le où tu l'as pris… Le Diable obéit en silence,… et les parens, à qui appartenait l'oison, affirmèrent qu'on l'avait remis fidèlement à sa place[94].

[94] Ejusdem Cæsarii, lib. IV, miracul. de tentat. cap. 84.

—Un enfant qui avait soif demandait à boire, sans que personne lui en donnât. Le Diable en eut pitié; il prit une forme humaine, pour ne pas effrayer le petit bonhomme, et lui apporta un verre d'eau. Comme l'enfant était pressé, il but ce qu'on lui présentait, sans songer à faire le signe de la croix, et sans dire son benedicite. Le Diable, stupéfait de cette négligence, se rapetissa aussitôt et entra dans le corps du marmot, pour lui apprendre à être plus circonspect à l'avenir, et à ne pas négliger ses dévotions. Les parens, voyant leur fils possédé, l'interrogèrent, et connurent bientôt la cause de son accident. Ils le conduisirent donc à saint Euchaire, qui se hâta de bénir un second verre d'eau, et le fit boire au petit démoniaque. Incontinent le Diable se retira[95].

[95] Surius, historiæ invent. S. Celsi, cap. II, tom. VII.

—Ce trait est assez connu: Un moine, qu'une trop longue abstinence impatientait, s'avisa un jour, dans sa cellule, de faire cuire un œuf, à la lumière de sa lampe. L'abbé, qui faisait sa ronde, ayant vu, par le trou de la serrure, le moine occupé de sa petite cuisine, entra brusquement, et l'en reprit avec aigreur; de quoi le bon religieux s'excusant, dit que c'était le Diable qui l'avait tenté, et lui avait inspiré cette ruse. Tout aussitôt parut le Diable lui-même, qui était caché sous la table, et qui s'écria, en s'adressant au moine:—Tu en as menti, par ta barbe; ce tour n'est pas de mon invention; et c'est toi qui viens de me l'apprendre.

—Le moine Herman s'ennuyait de la rigoureuse abstinence de son ordre, et s'affligeait intérieurement de ne plus manger ni chair ni poisson. Un jour qu'il pensait aux bons ragoûts que l'on mange dans le monde, et qu'il aurait donné tout ce qu'il possédait pour un petit repas composé d'autres mets que les navets et les épinards à l'huile, il vit entrer dans sa cellule un inconnu de bonne mine, qui lui offrit un plat de beau poisson. Le moine reçut ce présent avec reconnaissance; mais, lorsqu'il voulut accommoder son poisson et le faire cuire, il ne trouva plus sous sa main qu'un plat de fiente de cheval… Il comprit qu'il venait de recevoir une petite leçon du Diable; et il fut plus sobre à l'avenir[96].

[96] Cæsarii Heisterbach. de tentat., lib. IV; miracul., cap. 87.

—Si quelquefois les démons mettent des obstacles aux désirs illicites des saints religieux, et leur donnent des corrections peut-être un peu sévères, quelquefois aussi, ils s'intéressent aux vrais besoins des bons moines. Le cardinal Jacques de Vitry raconte qu'un chartreux, mourant de faim dans sa cellule, vit entrer une belle femme qui lui fricassa un petit plat de pois, et se retira, après les avoir mis dans l'écuelle. Avant de tâter à la cuisine du Diable, le chartreux alla consulter son supérieur, qui lui permit de manger ses pois; et il avoua qu'il n'avait jamais rien mangé de mieux accommodé[97].

[97] Ce trait est aussi dans le Dictionnaire infernal.

—Puisque les plus pieux personnages sont exposés à mille tentations dans l'enceinte du cloître, que n'avons-nous pas à craindre, nous autres faibles chrétiens, au milieu des séductions et des vanités du monde!… Un novice de Clairvaux, nommé Bernard, tourmenté par l'aiguillon de la chair, et ne pouvant se décider à prononcer des vœux qu'il n'aurait pas la force de tenir, alla trouver le prieur du couvent, et le supplia de lui rendre ses habits séculiers, parce qu'il ne pouvait se passer de femmes, et qu'il voulait rentrer dans le monde. Le prieur eut beau sermonner son novice, il ne put changer sa résolution. Seulement, le Jeune Bernard consentit à différer son départ jusqu'au lendemain.

Mais, au milieu de la nuit, le novice, commençant à s'endormir, aperçut tout à coup, auprès de son lit, un géant horrible, qui tenait à la main un grand couteau, et qui avait tout l'air d'un boucher. Il était suivi d'un dogue noir. Ce spectacle épouvanta Bernard. Mais il n'était qu'au commencement de ses peines. Le boucher leva la couverture, mit la main sur les génitoires[98] du jeune novice, les coupa avec son grand couteau, les jeta à son chien qui les avala, et disparut.

[98] Arreptis ejus genitalibus abscidit, canique projecit, quæ mox ille devoravit…

Bernard s'éveilla aussitôt, dans une agitation difficile à peindre, et plein de la désolante idée qu'il était devenu eunuque; heureusement il n'en était rien. Il se trouva seulement délivré de ses tentations, et il resta dans le couvent, où il vécut dans la piété la plus austère, jusqu'à la fin de sa vie. On dit même qu'il mourut vierge[99]. Quoi qu'il en soit, cette histoire était célèbre à Clairvaux; et comme les anges n'ont pas accoutumé de s'accoutrer en bouchers, ni de s'abaisser à des fonctions indécentes, les casuistes ont toujours laissé au Diable la gloire de ce songe, qui conserva un bon frère aux moines de Clairvaux.

[99] Cæsarii Heisteibach. miracul. lib. IV, cap. 97.

—On a dit souvent que le Diable n'agissait que pour ses intérêts particuliers. Voici, entre mille autres, une anecdote qui peut prouver le contraire. Elle se trouve dans l'histoire du jeune Vitus, martyr du troisième siècle, que nous allons rapporter toute entière, pour la parfaite intelligence des choses.

Valérien, gouverneur de la Sicile, pour l'empereur Dioclétien, apprit que le jeune Vitus ne voulait point sacrifier aux idoles. Il le fit venir, et ordonna qu'on lui administrât la bastonnade. Mais dès les premiers coups, les bras des bourreaux et la main du gouverneur se desséchèrent.—Malheureux que je suis! s'écria Valérien; voilà ma main perdue.—Eh bien! va-t'en trouver tes dieux, répliqua Vitus, tu verras s'ils ont le talent de te guérir.—Le pourrais-tu, toi qui parles, dit le gouverneur?—Certainement, répondit Vitus. En même temps il demanda au ciel la grâce d'être guéri de ses coups de bâton, et il fut guéri à l'heure même.

Le gouverneur étonné dit au père de Vitus: emmenez votre fils, et châtiez-le comme vous l'entendrez; pour moi je ne comprends rien à tout ceci. Le père reconduisit son fils à sa maison, et tâcha de le séduire par toutes sortes de plaisirs mondains. Or, un jour qu'il l'avait laissé au lit, et qu'il venait de l'enfermer avec plusieurs belles filles, il sortit tout à coup, de la chambre de Vitus, une odeur si délicieuse, qu'elle embauma toute la maison et tous les gens qui s'y trouvaient. Le père stupéfait regarda par le trou de la serrure, et vit sept anges autour de son fils.—Voilà qui va bien, s'écria-t-il; les dieux sont entrés dans ma maison… mais sa joie ne fut pas de longue durée, car à peine eut-il achevé sa phrase qu'il devint aveugle. Tous ses amis et le gouverneur de la ville accoururent à cette nouvelle, et lui demandèrent ce qu'il avait:—Voilà qui va mal, répondit-il; j'ai vu des dieux enflammés, et l'éclat de leur figure m'a brûlé les yeux.

On le conduisit alors au temple de Jupiter, où il fit vœu d'immoler un bœuf couronné de lauriers, s'il recouvrait la vue. Jupiter se montra sourd; il s'adressa donc à Vitus son fils, qui le guérit de la cécité physique, sans lui ouvrir les yeux de la foi. Ce père ingrat songeait même à tuer sa progéniture, si l'on en croit la légende, lorsqu'un ange du seigneur apparut à Modestus, pédagogue de Vitus, et lui conseilla de s'embarquer avec son élève. Ils partirent donc pour l'Italie; et un aigle leur apporta des vivres, pendant tout le voyage.

Tandis qu'ils annonçaient partout leur présence par une foule de prodiges qui décelaient de saints personnages, le fils de l'empereur Dioclétien eut le malheur de tomber au pouvoir du Diable, qui prit possession de sa personne. Dioclétien mit tout en usage pour délivrer son fils; mais le démon, bien et dûment exorcisé par les magiciens de la cour, répondit qu'il ne pouvait être chassé que par le jeune Vitus. On ne conçoit pas trop pourquoi le Diable, qui nous est peint sous les traits d'un vieux routier, pétri de ruses et de finesses, eut la bonhomie de faire cette réponse. Quoi qu'il en soit, on chercha Vitus: on le trouva; il parut devant l'empereur, étendit les mains sur le jeune prince, et chassa le démon sans difficulté.

Il paraît que décidément ce malheureux Vitus ne devait obliger que des ingrats, puisqu'après le miracle qu'il venait d'opérer, l'empereur Dioclétien, endurci comme tous les autres, lui dit poliment:—Jeune homme, si tu tiens à la vie, tu vas maintenant sacrifier à mes dieux… Vitus répondit qu'il n'en ferait rien; et on le mit en prison avec Modestus son pédagogue. Tout à coup les chaînes qui les attachaient se brisèrent; et la prison s'éclaira d'une lumière éblouissante. On rapporta ce nouveau prodige à Dioclétien, qui l'apprit comme un homme accoutumé aux miracles, et qui ordonna de jeter Vitus dans un four bien chauffé. Mais aussitôt que le jeune homme y entra, le four devint frais comme s'il n'eût jamais vu le feu; et Vitus en sortit bien portant.

Alors on lâcha un lion terrible, affamé, qui vint en rugissant sur le jeune Vitus, pour le dévorer; Vitus caressa le lion, et le lion lécha la main qu'il avait ordre d'avaler. Dioclétien, ennuyé de tant de lenteurs, fit pendre Vitus, avec Modestus son pédagogue, et Crescentia sa nourrice (car elle se trouvait avec lui, quoique la légende n'en ait rien dit d'abord). Aussitôt que ces trois personnes furent pendues, il se fit un grand vent; la terre trembla; on entendit les éclats du tonnerre; les temples des idoles s'écroulèrent avec fracas, et plusieurs y périrent. L'empereur épouvanté se poignait la figure, désolé de trouver un jeune homme plus fort que lui. Cependant un ange dépendit les corps, et les porta sur le bord d'un fleuve, où ils furent gardés par des aigles, jusqu'à ce qu'une pieuse dame, les ayant trouvés, leur fit rendre les honneurs de la sépulture[100].

[100] Legenda aurea, Jacobi de Voragine, aucta à Claudio à Rotâ. Leg. 77.

Quoique les trois quarts de cette longue histoire soient étrangers au sujet de cet ouvrage, on s'est cru obligé de la donner toute entière, attendu qu'il est impossible d'en rien détacher.

—Cette autre anecdote peut faire suite à l'histoire du démon, chassé par saint Vitus. Arthémia, fille de l'empereur Dioclétien, fut à son tour possédée d'un Diable, qui, oubliant comme son devancier ses petits intérêts, répondit aux exorcistes païens:—Votre puissance est nulle contre moi; je n'obéirai qu'à Cyriaque, diacre de l'église romaine. (C'était un jeune homme, qu'une sainteté prématurée et quelques miracles avaient déjà rendu célèbre parmi les chrétiens.)

Dioclétien le fit venir; et aussitôt que Cyriaque fut en présence du démon, il lui ordonna de se retirer.—Si vous voulez que je sorte, répondit le démon, donnez-moi un pot dans lequel je puisse entrer.—Viens dans mon corps, reprit Cyriaque, je t'en octroie la permission.—Je ne puis entrer dans ce pot-là, dit le démon, parce que toutes les issues en sont closes et bien gardées. Mais si vous ne pouvez pas faire autrement, envoyez-moi à Babylone, je trouverai là où me placer; et de plus, pour peu que vous souhaitiez d'en faire le voyage, je vous en procurerai l'agrément.

Cyriaque consentit à ce que proposait le Diable; et aussitôt la princesse Arthémia fut délivrée. L'empereur Dioclétien qui avait fait pendre le jeune Vitus, se montra plus doux envers Cyriaque; il lui permit de baptiser sa fille, lui donna une belle maison, et lui fit un sort avantageux: trois circonstances bien étonnantes dans un persécuteur de l'église.

Quelque temps après, Dioclétien reçut un ambassadeur de la cour de Perse, qui priait l'empereur romain d'envoyer Cyriaque à Babylone, pour délivrer la princesse royale, qui se trouvait possédée du Diable; Dioclétien alla donc prier Cyriaque[101] de faire le voyage, et le jeune diacre partit pour Babylone, sur un vaisseau magnifique, chargé de tout ce qui pouvait adoucir les ennuis de la route. Lorsqu'il fut présenté à la fille du roi de Perse, le démon demanda à Cyriaque s'il était fatigué?…—Il ne s'agit pas de cela, répondit Cyriaque; sors d'ici, je te le commande, et rentre avec tes pareils… Le démon sortit… Le roi, la reine, la princesse de Perse se firent baptiser. Leur exemple eut un bon nombre d'imitateurs; et Cyriaque retourna à Rome, après avoir passé quarante-cinq jours à Babylone, dans le jeûne, au pain et à l'eau[102].

[101] Ad preces igitur Diocletiani…

[102] Bollandus, et le R. P. Ribadeneira, legenda aurea, Jac. de Voragine. Leg. 3.

CHAPITRE VIII.
MALICES DE QUELQUES DÉMONS.

Unum hoc ex ingenio malo malum inveniunt suo.

Plaute.

Ces crimes de Satan, ces méchancetés noires,
L'envie en inventa les terribles histoires.

—En l'année 434, un démon tant soit peu malicieux joua un vilain tour aux Juifs de l'île de Crète. Ce démon prit la figure de Moïse, et se présenta aux enfans d'Abraham, en leur disant qu'il était leur ancien libérateur, ressuscité pour les conduire une seconde fois à la terre promise. Les bons Israélites, ne trouvant rien dans ce prodige qui surpassât leurs anciens miracles, donnèrent tête baissée dans le piége que leur tendait le Diable. Ils se rassemblèrent donc de toutes parts, autour de leur libérateur.

Quand tout fut prêt pour le départ de l'île, l'armée du peuple saint se rendit au bord de la mer, dans la ferme persuasion qu'on allait la passer à pied sec. Le Diable, riant sous cape, conduisit les cohortes juives jusqu'au rivage, sans chercher à les détromper. La foi de ces bonnes gens était si grande, qu'ils n'attendirent pas que leur conducteur eût fait signe à la mer de se fendre. Ils se jetèrent en masse au milieu des flots, bien certains que la mer se retirerait sous leurs pas; malheureusement la verge de Moïse n'était pas là; plus de vingt mille Juifs se noyèrent en plein jour; et le faux Moïse ne se trouva plus[103]… Il fallait qu'il fît ce jour-là un brouillard bien épais, ou que tous ces Juifs eussent les yeux bien clos, pour se jeter tout un peuple à la mer…, à moins qu'ils n'aient fait le saut tous à la fois.

[103] Cornelii gemmæ, cosmocriticæ, lib. I, cap. 8.

—En vertu du pouvoir qu'il a d'exciter les orages, le Diable fait tonner de temps en temps, et n'y va pas de main morte.

L'an 1565, le vingt-quatrième jour de juillet, la ville de Louvain fut épouvantée par un orage si horrible, que le plus brave n'aurait pas la force d'en soutenir le tableau sans se pâmer. La tempête commença au coucher du soleil, et alla son train jusqu'au milieu de la nuit. D'abord il s'éleva du sud-est une nuée affreuse, bigarrée de plusieurs couleurs, sur un fond noir, et précédée d'un vent violent. L'éclair sillonna le terrible nuage. On eût dit qu'il y avait à l'horison une fournaise ardente, qui lançait des flammes dans l'espace. Quand la nuée fut au-dessus de la ville, grand Dieu! quelles frayeurs!… et quels bruits!… Le tonnerre roulait sans relâche, avec un fracas toujours croissant; le ciel était tout en feu; la terre paraissait embrasée. Alors il tomba une grêle violente, dont les grains étaient aussi gros que des œufs de canne.

Toutes ces horreurs n'étaient qu'un avant-propos. On entendit bientôt dans les airs de longs hurlemens, d'une espèce inconnue. Tous les auditeurs frissonnèrent et sentirent leurs cheveux se hérisser. Les hurlemens redoublèrent, entremêlés de cris prolongés, semblables aux cris des chats et des chattes lorsqu'ils sont en chaleur. On distinguait aussi un son musical qui venait d'en haut, et qui imitait le bruit que l'on fait en frappant sur un chaudron, ou plutôt le son des cloches que les bonnes gens mettent en branle pour conjurer le tonnerre. Quand le calme revint, on raisonna sur ces prodiges; et les experts découvrirent qu'un pareil orage était l'ouvrage des démons; et que les suppôts de Belzébuth l'avaient excité, en manière de feu d'artifice, pour couronner une fête, ou une noce, ou quelque bacchanale que nous ne connaissons pas, et qu'ils célébraient en famille[104].

[104] Cornelii gemmæ, de naturæ divinis characterismis., lib. II, cap. 2, pag. 25.

Il y eut, en 1546, un orage aussi effroyable dans la ville de Malines; et, ce qu'il y a de pis dans celui-ci, c'est que le Diable y tua environ cinq cents hommes, sans compter les animaux qu'il étouffa, les bâtimens qu'il renversa, les arbres qu'il arracha, les plantes qu'il déracina, etc.[105] Le Diable fit encore plus méchamment en 1619; car il lança le tonnerre sur la cathédrale de Quimper-Corentin, et brûla le clocher pendant qu'on sonnait les cloches…[106]

[105] Ejusdem, ibid., pag. 102.

[106] Voyez la Relation qui charge Satan de cet incendie. M. Garinet raconte, dans son histoire de la Magie en France, que l'évêque arrêta le feu, en brûlant des Agnus Dei, un pain de seigle de quatre sous, et une hostie consacrée, le tout trempé d'eau bénite et de lait de femme de bonne vie.

—Les choses n'ont pas toujours été comme aujourd'hui; et nos ancêtres avaient des visions que nous n'avons plus. On rencontrait autrefois, dans les mines et dans les cavernes un peu obscures, certaines espèces de démons vêtus comme les mineurs, et dont on raconte beaucoup de malices. On les voyait courir çà et là, chercher les métaux, piocher la terre, remuer les grues, et se donner bien du mouvement pour animer les ouvriers; car ils ne faisaient pas grand'chose, tout en paraissant âpres à la besogne. Ces démons, que quelques écrivains appellent montagnards, n'étaient point malfaisans, et entendaient la plaisanterie. Mais une insulte leur était sensible, et ils la souffraient rarement sans se venger. Un mineur eut l'extravagante audace de dire plusieurs injures à un de ces démons, et parmi ces injures, il l'appela plusieurs fois gibier de potence. Le démon indigné sauta sur le mineur, et lui tordit le cou. Cependant, comme il n'avait pas intention de le tuer, ni de lui causer de grandes douleurs, il s'y prit si adroitement, que le mineur ne mourut ni ne souffrit point; mais il eut le cou renversé, et le visage tourné vers les fesses pendant le reste de sa vie. Il y a eu des gens qui l'ont vu en cet état tout-à-fait remarquable[107].

[107] Taillepied, apparit. des esprits, page 136.

—On dit que le Diable apparaissait fréquemment à saint Hyppolite, sous la figure d'une femme nue; que cette femme infernale se jetait sur lui corps à corps; et que plus il la repoussait, plus elle le pressait impudemment sur son sein. Hyppolite, las d'une longue résistance contre l'esprit impur, lui passa son étole au cou et l'étrangla. Le Diable s'évanouit aussitôt; et Hyppolite ne trouva dans ses bras qu'un cadavre bien puant. On crut reconnaître le corps d'une femme morte, dont le Diable avait pris la forme pour séduire Hyppolite[108]. Malheureusement tout ce conte n'est qu'un on dit, renouvelé plusieurs fois pour décrier le Diable[109]. Nous n'ajouterons que deux mots pour prouver combien ces sortes d'anecdotes sont fausses: il n'y a de corruptible que ce qui a des parties séparées l'une de l'autre; ce qui est spirituel est indivisible; il est donc incorruptible: or les esprits sont spirituels; et les démons ne peuvent ni puer ni se pourir[110].

[108] Legenda aurea, Jac. de Voragine. Leg. 113.

[109] Guillaume de Paris raconte qu'un soldat, croyant embrasser une belle fille, se trouva couché avec une puante carcasse; ce qui était visiblement un trait du diable, si l'on en croit le judicieux Théologien.—En 1613, un gentilhomme parisien trouva sous sa porte une belle demoiselle, qui cherchait un abri contre la pluie. Il la fit entrer dans son appartement, et coucha avec elle. Le lendemain, il trouva dans le lit le corps d'une pendue, depuis long-temps défunte. On reconnut que c'était un diable, qui s'était revêtu de ce corps, pour décevoir ce pauvre gentilhomme, etc. (Rapporté par Madame Gabrielle de P***, histoire des fantômes et des démons, etc.)

[110] Ce petit trait de logique est tiré du catéchisme de Montpellier, tome Ier, avec cette différence qu'on applique ici au démon ce que le théologien applique à l'âme. Mais l'âme et le démon sont deux essences spirituelles. Il y a même eu des savans qui les ont confondues, dans ce système que les bons démons étaient les âmes des braves gens défunts, et les mauvais démons les âmes des méchans trépassés, etc.

—La jeune Ida de Louvain, s'étant décidée à mener une vie religieuse, fut extrêmement tourmentée par un démon un peu plus que malin. On ne conçoit vraiment pas sa conduite peu délicate envers une jeune fille innocente et belle. Tantôt il troublait son sommeil par des bruits confus et incompréhensibles; tantôt il l'effrayait, pendant ses prières, en offrant à ses yeux des spectres, des fantômes et toutes sortes de figures hideuses. Un autre jour, il frappait invisiblement sur les parois de la chambre où couchait Ida, avec tant de force, que toute la maison en était ébranlée.

Mais le trait qu'on va lire est le tour le plus pendable qu'il se soit avisé de lui jouer. Un soir, que la jeune Ida faisait ses oraisons dans le recueillement et le silence, le Diable entra par la fenêtre, portant sur ses épaules un cercueil d'une longueur démesurée. Il posa la bière au milieu de la chambre, l'ouvrit sans mot dire. Ida y aperçut un grand corps mort. Pendant qu'elle le considérait avec frayeur, le Diable prit le mort entre ses bras, le dressa sur ses pieds, l'anima, en se fourrant dans le corps avec son adresse ordinaire; et le mort se mit à marcher vers la jeune fille… Il lui prit les mains, les serra dans un morne silence… Ida, au comble de l'effroi, implora le secours du ciel, et prononça une prière qui fit évanouir le Diable. Elle en fut quitte pour la peur, et pour sa discipline que le Diable avait emportée. On pense bien qu'elle passa le reste de la nuit à prier. Le lendemain, elle acheta une autre poignée de verges, communia, et fut moins tourmentée[111].

[111] Bollandi acta sanctorum. 13 aprilis. Ida Lovanensis, ex Mss. Hugonis confess.

—Le bienheureux Gilles, de l'ordre des frères prêcheurs, s'étant éveillé au milieu de la nuit, sortit de sa cellule et entra dans une église pour y faire ses oraisons. Pendant qu'il était en prières, le Diable, ayant pris une voix de femme, appela Gilles avec tendresse. Le frère éprouva aussitôt une tentation si violente, qu'il n'en avait jamais connue de pareille. Mais il revint bientôt à lui-même, se fouetta durement pour réprimer les aiguillons de la chair, et reprit un sang plus calme. Un instant après, le Diable s'approcha du frère, et lui grimpa sur le dos. Comme il ne pouvait le secouer à terre, attendu qu'il s'était bien cramponné à son cou, Gilles se traîna comme il put au bénitier, aspergea le Diable par-dessus l'épaule et le fit fuir. Mais le démon eut l'opiniâtreté de revenir encore, sous une forme horrible, épouvanter le frère prêcheur. Gilles prononça ces paroles: Pater noster; le Diable s'évanouit; et saint François observa à Gilles que ces deux seules paroles chassaient le démon[112].

[112] Bollandi acta sanct. 23 aprilis.

—Alexandre ab Alexandro, qui vivait dans le quinzième siècle, fit un jour la partie d'aller coucher avec quelques amis dans une maison de Rome, que des spectres et des démons hantaient depuis long-temps. Au milieu de la nuit, comme ils étaient rassemblés dans la même chambre, avec plusieurs lumières, ils virent paraître un grand spectre, qui les épouvanta par sa voix terrible et par le bruit qu'il faisait en sautant sur les meubles, et en cassant les vases de nuit. Un des plus intrépides de la compagnie s'avança plusieurs fois, avec de la lumière, au-devant du fantôme; mais à mesure qu'il s'en approchait, le spectre s'éloignait; et il disparut entièrement, après avoir tout dérangé dans la maison.

Quelque temps après, le même spectre rentra par les fentes de la porte. Ceux qui le virent se mirent à crier de toutes leurs forces. Alexandre, qui venait de se jetter sur un lit, ne le vit point d'abord, parce que le fantôme s'était glissé sous la couchette; mais bientôt il aperçut un grand bras noir qui s'allongea sur la table, éteignit les lumières, renversa tout ce qui s'y trouvait, ouvrit la porte, et s'enfuit sans avoir fait le moindre mal à personne[113].

[113] Alexandri etc., lib. V, cap. 23. Tiraqueau, le commentateur d'Alexandre ab Alex., traite cette aventure de conte à dormir debout.

—Un jour que l'évêque Donat célébrait la messe, le diacre laissa tomber le calice qui se brisa. Donat rassembla les fragmens; puis, ayant fait sa prière, il eut la satisfaction de les voir se réunir miraculeusement, et le calice reprendre sa première forme. Mais le Diable, que le hasard avait amené là tout exprès, s'était jeté malicieusement entre le diacre et l'évêque, et il avait emporté un petit morceau du vase brisé, de façon que, malgré le miracle, le calice resta percé et imparfait[114].

[114] Legenda aurea Jac. de Voragine, leg. 110.

—Saint Louis, qui aimait les moines, fit venir six chartreux à Gentilly, et leur donna une belle maison pour y fonder un couvent. Ces bons religieux apercevaient de leurs fenêtres le château de Vauvert, que le roi Robert avait fait bâtir, et que ses successeurs avaient abandonné. On pouvait en faire un monastère commode, et d'autant plus agréable, qu'il était tout près de Paris.

Sur ces entrefaites, des revenans et des diables s'emparèrent du vieux palais et y firent leur sabbat. On y entendait tous les soirs une musique enragée et des hurlemens affreux. On y voyait des spectres chargés de chaînes, des diables de toutes les couleurs, et principalement un grand dragon vert, qui s'élançait toutes les nuits, armé d'une grosse massue, pour assommer les passans. Que faire désormais d'un pareil château, comme dit Saint-Foix? Les chartreux le demandèrent; saint Louis le leur donna avec toutes ses dépendances. Ils s'y logèrent, en chassèrent les diables; et le nom d'Enfer resta à la rue, en mémoire de tout le vacarme qui s'y était fait.

Cette aventure, qui est rapportée comme un conte de bonnes femmes, dans toutes les histoires (excepté les archives des chartreux), a été consignée par quelques dévots théologiens dans la longue nomenclature des méchancetés du Diable. On n'opposera à ce sentiment que deux petites observations: 1o les bons moines, qui eurent la puissance de chasser les diables du palais de Vauvert, pouvaient bien avoir eu l'adresse de les y faire venir; 2o en admettant que Satan s'y soit campé de son chef, il n'a fait tort à personne, n'a donné que des peurs, et a su gagner aux chartreux une belle maison. De sorte que, dans tous les cas, on doit mettre cette anecdote au nombre des services rendus par le Diable.

—Le Diable s'avisa un jour de posséder une vache, et de la faire courir dans la campagne, pour s'amuser de la frayeur des paysans. Saint Martin, revenant de Trèves, rencontra la vache endiablée, qui accourait à lui en le regardant de travers. Le vacher, qui poursuivait sa bête, cria à Martin de prendre garde à lui. Mais le saint évêque éleva la main; et, à son commandement, la vache se tint immobile. Le Diable était à califourchon sur la bête, invisible aux yeux profanes, mais non à ceux de Martin. Il gourmanda sèchement l'esprit malin, lui ordonna de laisser la vache en paix, et lui défendit de tourmenter davantage un animal innocent. Il n'est besoin que d'avoir un peu de sainteté pour maîtriser les démons; le Diable, soumis à Martin, se retira sans mot dire, et ne revint plus parmi les bêtes. La vache, reconnaissante de se voir délivrée, se mit à genoux devant son libérateur pour le remercier humblement. Martin lui permit de retourner auprès de ses sœurs; ce qu'elle fit, avec la douceur d'un mouton[115].

[115] Sulpicii Severi, dialog. II.

CHAPITRE IX.
LE DIABLE ET SAINT DOMINIQUE.
CONTE BLEU[116].

Tantæ ne animis cælestibus iræ?

Virgile.

Pourquoi ce long tourment? qu'a fait ce pauvre diable?…
Un saint homme a-t-il donc le cœur inexorable?…

[116] Ex vitâ S. Dominici, lib. II, cap. 7; et IV, inter R. P. angelini Gazæi pia hilaria.

Un soir que saint Dominique préparait dans le recueillement un de ces sermons qui ont produit de si heureux effets[117], il entendit tout à coup un léger bruit, et vit tomber de sa cheminée, dans sa chambre, un petit démon noir comme un ramoneur[118]. Mais il ne le vit point dans sa forme naturelle; car l'esprit infernal n'eut pas plutôt aperçu Dominique, qu'il prit la figure d'un singe. Or, il y avait dans la conformation de ce singe une laideur si bizarre, que saint Dominique n'eût pu s'empêcher d'en rire, s'il se fût donné la peine de l'examiner. Il avait les yeux petits, jaunes, louches, enfoncés; et cherchait la Picardie en Champagne, comme dit le proverbe français. Son nez était retroussé jusqu'au front; ses lèvres ressemblaient à des croûtes de pâté; tout son corps était couvert de poils, à l'exception des fesses; et il puait le bouc à une demi-lieue.

[117] Rem suo bonam Gregi! St. Dominique prêcha la Croisade contre les Albigeois, et institua la sainte inquisition.

[118] Un docteur, du dernier siècle, a cherché long-temps pourquoi les démons descendent par la cheminée? Cette savante question est résolue dans le révérend père Angelin de Gaza, qui dit pertinemment que les démons prennent un chemin ténébreux parce qu'ils sont noirs. (Nigros nigra decent ostia.)

Il entra dans la cellule du saint, comme un bouffon de comédie entre en scène, c'est-à-dire, en faisant mille gambades, et en tournant sans raison, tantôt à droite, tantôt à gauche. Puis, il se mit à marcher comme les quadrupèdes, à jouer de la pate comme les jeunes chats, à frapper de la tête contre les murailles, comme font les beliers, à s'asseoir par terre comme les enfans, à s'agenouiller comme les moines, etc. Tous ces tours étaient entremêlés de grands sauts, et variés à l'infini.

Comme saint Dominique écrivait toujours, sans s'occuper de ce qui se passait dans sa chambre, le petit démon s'en approcha par derrière pour lui jouer quelque malice. On pouvait tirer le saint homme par sa robe, le troubler dans son travail, déranger son fauteuil, éteindre sa chandelle, jeter ses livres au feu et ses papiers au vent; c'est bien ce que cherchait le démon: c'est aussi ce qu'il n'osait exécuter. Le saint était saint; et ces gens-là ne sont pas toujours faciles. Deux fois le malin singe avança la pate pour secouer la robe de Dominique: deux fois la pate craintive refusa le service. Trois fois il voulut tirer le fauteuil et mettre le saint à terre: trois fois la peur le fit reculer.

Cependant Dominique voyait tout, et ne disait mot. Le démon, croyant qu'il l'épiait, se retira au fond de la cellule, en lui lâchant les plus admirables grimaces[119]. Au bout d'un instant, il fait de son ventre un tambour, de son nez un hautbois, et danse en trépignant avec son ombre. Ensuite, remarquant que le saint était immobile, et qu'il pouvait bien avoir peur aussi, le petit démon prit plus de hardiesse, et sauta sur la table où Dominique écrivait.

[119] Mirus morio figmenta mira factitat miris modis.

Alors enfin le saint prêcheur ouvrit la bouche: «Reste là sans bouger, dit-il au singe infernal, et tiens-moi la chandelle; je te l'ordonne…»

Le pauvre Diable est forcé d'obéir. D'une main il ôte humblement son bonnet; de l'autre il prend la chandelle dans le chandelier, et ne remue pas plus qu'un terme, depuis la plante des pieds jusqu'aux épaules. Mais sa tête ne demeurait pas dans l'inaction. Comme elle était encore libre, le petit démon faisait craquer ses dents, imitait avec ses lèvres le son du cornet à bouquin, tendait au saint une langue d'un pied et demi, ouvrait une bouche effroyable, et cherchait en même temps à se débarrasser de la chandelle; mais ses efforts étaient vains; elle semblait désormais inséparable de sa main.

Néanmoins Dominique ne cessait d'écrire en silence; le démon faisait ses grimaces, et la chandelle se consumait. Bientôt elle approche de sa fin; elle touche déjà les doigts qui la tiennent; brûle, pauvre démon, brûle; c'est ta destinée!… Mais la farce devient tragique[120]; le singe déguisé cherche à reprendre sa forme naturelle, et n'y peut réussir; il veut jeter bien loin de lui la mèche enflammée, et s'agite inutilement; il invoque les démons à son aide: ses cris se perdent, et personne ne vient. Son désespoir redouble en voyant le saint rire sous cape[121] de sa souffrance et de ses larmes.

[120] Comœdus esse desinit; tragædus est Dæmon.

[121] Sub cucullo ridere.

Enfin Dominique s'attendrit; et, déchargeant un coup de bâton sur les fesses du singe, il lui permet de partir. Le démon pousse un dernier cri, et disparaît plus vite que l'éclair[122].

[122] Comme la peinture sacrée s'emparait autrefois de tous ces sujets édifians, on voyait au grand cloître des Jacobins, à Paris, St. Dominique, qui, pour punir le Diable d'avoir voulu l'empêcher d'étudier, ainsi qu'on vient de lire, le forçait à tenir un petit bout de chandelle, qui lui brûlait les doigts, sans qu'il osât l'éteindre; de quoi ce pauvre Diable faisait cent grimaces, comme dit Sauval. (Cahier des amours, page 37.)

Le révérend père Angelin de Gaza ajoute, qu'en rentrant aux enfers, après sa mésaventure, le petit démon fut condamné à boire mille pleins verres de soufre bouillant, et à recevoir cent coups de gaule sur le dos. Mais, sauf le respect que nous lui devons, le révérend père Angelin de Gaza a pris cela sous son bonnet, n'ayant pas encore fait le voyage d'un pays, dont il défigure les coutumes. D'ailleurs on sait, par l'avant-propos de cet ouvrage, que le Diable aux doigts brûlés était Satan en personne; et qu'un monarque de sa trempe ne se laisse pas volontiers fustiger dans son royaume.

La légende dorée ajoute encore à ces beaux traits, qu'avant de renvoyer le Diable, saint Dominique lui demanda comment il s'y prenait pour tenter les moines?—«Voici la chose en deux mots, répondit le démon; ils vont tard aux offices, et en sortent de bonne heure; ils dorment la grasse matinée, et ils s'occupent la nuit de pensées charnelles; ils mangent plus qu'ils ne doivent, quand ils sont au réfectoire; ils se disputent dès qu'ils peuvent parler, et jasent comme des pies dans les momens de silence. A des gens moins fins que vous, on dirait que tous ces défauts sont de l'essence de l'homme; mais vous autres théologiens, vous savez que c'est le Diable qui fait tout cela, et qu'il tente partout, hormis la chapelle et le confessionnal[123]

[123] Legenda aurea Jacobi de Voragine, leg. 108.

CHAPITRE X.
MÉSAVENTURES ET FAIBLESSE DES DÉMONS.

Miserere inopum sociorum…

Juvénal.

Vous tous que le trépas réunit aux démons,
Pécheurs, plaignez un peu vos pauvres compagnons.

—Sœur Élizabeth, du monastère d'Hoven, vit un jour le diable dans son dortoir. Comme elle le reconnut à ses cornes, elle s'approcha de lui, et le renvoya avec un soufflet.—Pourquoi me frappes-tu si durement, dit le Diable, en tâtant sa joue?—Parce que tu m'ennuies, répondit la sœur.—Si ceux que vous ennuyez vous souffletaient, repliqua le Diable, vous n'auriez pas les joues si grasses… Après avoir laché ce mot, il disparut, et bien lui prit, car la sœur n'était pas endurante.

Un autre jour, de très-grand matin, sœur Élizabeth, s'étant levée pour sonner les matines, entra dans l'oratoire commun, avec une lumière. Là elle aperçut le Diable sous la figure d'un jeune cavalier bien vêtu. Elle crut d'abord qu'un homme était entré dans le couvent, et sortant bien vite de l'oratoire, elle glissa sur un escalier. Ce ne fut qu'assez tard qu'elle s'avisa d'appeler à son secours; et elle fut quelque temps malade, tant du trouble qu'elle avait éprouvé que de la chute qu'elle avait faite. L'abbesse elle-même prit tant de part à cet événement, qu'elle en fit une petite maladie. Mais quand on eut fait comprendre à sœur Élizabeth, qu'elle avait eu à faire au Diable:—Ah! si je l'avais su, s'écria-t-elle, quel soufflet je lui aurais donné!… Il paraîtrait par là, que la bonne sœur prenait cœur au jeu, se fiant sur la patience du Diable, et sur la vigueur de son poignet[124].

[124] Cæsarii Heisterbach. Miracul., lib. V, cap. 45.

—Saint Grégoire le Thaumaturge, ou le faiseur de miracles, se rendant en sa ville épiscopale de Néocésarée, fut surpris par la nuit, et par une pluie violente qui l'obligea d'entrer dans un temple d'idoles, fameux dans le pays, à cause des oracles qui s'y rendaient. Il invoqua d'abord le nom de Jésus-Christ, fit plusieurs signes de croix pour purifier le temple, et passa la nuit à chanter les louanges de Dieu, suivant son habitude.

Après que Grégoire fut parti, le prêtre des idoles vint au temple, et se disposa à faire les cérémonies de son culte. Les démons lui apparurent aussitôt, et lui dirent qu'ils ne pouvaient plus habiter le temple depuis qu'un saint évêque y avait couché. Il prodigua les encensemens, et promit bien des sacrifices pour les engager à tenir ferme sur leurs autels; mais c'était peine perdue: la puissance de Satan s'éclipsait devant celle de Grégoire. Le prêtre, furieux de voir son métier gâté, poursuivit l'évêque de Néocésarée, et le menaça de le faire punir juridiquement, s'il ne réparait le mal qu'il venait de causer. Grégoire, qui l'écoutait sans s'émouvoir, lui répondit avec le plus grand sang-froid:—Avec l'aide de Dieu, je chasse les démons d'où il me plaît, et je les fais entrer où je veux.—Permets-leur donc de rentrer dans leur temple, dit le sacrificateur. Le saint évêque prit alors un papier, et il écrivit cette petite lettre:

Grégoire à Satan:

RENTRE.

Le sacrificateur porta ce billet dans son temple, le mit sur l'autel, fit ses sacrifices, et eut la satisfaction de revoir les démons y revenir. Mais, réfléchissant ensuite à la puissance de Grégoire, il retourna vers lui, et se fit instruire dans la religion chrétienne. Une seule chose le choquait, c'était le mystère de l'incarnation du Verbe. Grégoire lui dit que cette vérité ne se prouvait point par des raisons humaines, mais par les merveilles de la puissance divine.—Eh bien! dit le sacrificateur, commandez à ce rocher qu'il change de place, et qu'il saute de l'autre côté de la grande route. Grégoire parla à la pierre, qui obéit comme si elle eût été animée. Le sacrificateur, sans délibérer davantage, abandonna sa maison, son bien, sa place, sa femme, ses enfans, pour suivre le saint évêque et devenir son disciple[125].

[125] Gregorii Nisseni, vita Gregorii Thaumath. operum, tom. I, pag. 980.

—Une jeune vierge, nommée Lydvina, après avoir passé quelques années dans les plus saintes pratiques de la vie religieuse, tomba dangereusement malade. Comme elle vivait solitaire, elle eût probablement succombé à l'ennui et à la douleur; mais elle fut visitée par son ange gardien, dont la beauté et la douce conversation lui firent peu à peu oublier ses souffrances. L'ange la prenait tous les jours par la main, la conduisait à une chapelle de la sainte Vierge, où elle faisait sa prière, et la transportait ensuite dans une campagne charmante, embaumée par les fleurs les plus rares, placée sous le plus heureux climat. Cette petite promenade rétablissait visiblement la santé de Lydvina.

Vers le même temps, une femme d'une nature un peu fragile eut le malheur de commettre un gros péché, et le bonheur de s'en repentir presque aussitôt. C'est pourquoi elle s'en confessa, mais sans doute imparfaitement, puisque le diable en prit note. Il vint donc fièrement trouver la femme pécheresse, et, lui montrant un grand papier: «Vois ce que tu as fait, lui dit-il, ta chute est écrite ici; la loi de Dieu te condamne à venir bientôt avec moi.» Cette pauvre femme, désolée d'être perdue, car elle se croyait damnée, et ne voulant pas aller dans un pays qu'on lui disait si sombre, se rendit à la maison de Lydvina, et lui demanda ses conseils. «Le démon vous trompe, dit la jeune vierge, asseyez-vous, je vais m'occuper de votre affaire. En même temps elle se mit en prière; l'ange gardien parut, et emporta Lydvina dans le ciel; elle y vit la sainte Vierge entourée d'un chœur de vierges, et placée à la droite de Dieu. Satan fut cité devant le tribunal suprême; il présenta sa note, et réclama ses droits. Mais, à la prière de Lydvina, la sainte Vierge déchira le papier du démon, et en remit les morceaux à la protectrice de la femme pécheresse; alors le Diable fut baffoué et forcé de sortir les mains vides[126]. Lydvina revint dans sa chambre, donna à la pauvre femme les débris du billet du Diable, et la renvoya, en lui conseillant de mieux faire à l'avenir[127].

[126] Deriso, explosoque Dæmone… Moqué et mis hors de cour.

[127] Joan. Brugmanni Fransciscani, vita Lydwinæ Virg. et Matthæi Tympii, præmia virtutum, pag. 290.

—Une nuit que saint Loup était en prières, il éprouva subitement une soif non accoutumée. C'était probablement dans un temps de jeûne, puisqu'il reconnut que cette soif était une tentation du Diable, et qu'il prit la secrète résolution d'attraper le tentateur. Il se fit apporter un plein vase d'eau froide; le Diable s'y jeta aussitôt, pour entrer dans le corps du saint; mais Loup, saisissant son oreiller, en couvrit le vase, et y tint le Diable enfermé jusqu'au matin, sans se laisser attendrir par ses cris plaintifs. Le jour venu, il le lâcha; et le Diable, pour se consoler de sa triste aventure, alla semer la discorde et l'impudicité dans le cœur de quelques jeunes clercs. Loup parut au milieu d'eux, au moment où ils se querellaient de bonne sorte, tout en se disposant à pécher avec des femmes de mauvaise vie[128]. Il les tira du précipice, et obligea le démon à retourner directement avec ses pareils[129].

[128] Audit clericos suos rixantes, eo quod cum mulieribus fornicari vellent

[129] Legenda aurea Jacobi de Voragine, leg. 123.

—Un habile exorciste avait enfermé plusieurs démons dans un pot à beurre. Après sa mort, comme les démons faisaient du bruit dans leur pot, les héritiers le cassèrent, persuadés qu'ils allaient y prendre quelque trésor. Mais ils n'y trouvèrent que le Diable assez mal logé; il s'envola avec ses compagnons, et laissa le pot vide[130].

[130] Legenda aurea, Jac. de Voragine, leg. 88.

—Le saint homme Caradoc s'étant retiré dans une petite île du nord, pour y mener la vie solitaire, le Diable vint lui offrir ses services sous une forme humaine.—Que me demandes-tu, dit Caradoc? tu n'as rien à faire ici.—Je ne viens point avec des vues intéressées, répondit le Diable; vous êtes seul, vous n'avez point de serviteur, et je m'offre pour vous servir, si vous le voulez bien. Observez que je le fais gratuitement et pour le seul plaisir de vous voir, de profiter en votre sainte compagnie…—Va-t'en, répartit Caradoc, je n'ai besoin ni de toi, ni des tiens… Après cela, Caradoc se mit au travail.

Comme il s'échauffait considérablement, il ôta sa ceinture. Le Diable, qui s'était caché dans un coin, la prit bien vite, et s'amusa à l'essayer. Quand Caradoc eut achevé sa besogne, il chercha sa ceinture; elle ne se trouva point: mais, en vertu de la sainte perspicacité de ses yeux, il aperçut le Diable qui riait aux éclats de se voir ceint de la courroie de Caradoc, et qui s'occupait continuellement à l'ôter, à la remettre, à singer les faiseurs de tours de passe-passe, et à sauter par-dessus le vénérable ceinturon, comme les enfans sautent après une corde. Caradoc réclama vigoureusement son cuir; mais il pouvait le demander sans insulte: le Diable n'avait pas envie de le garder. Il le rendit au saint homme, et se retira, fâché de ne trouver parmi les mortels que des injures pour des offres de services, et des esprits trop mal faits pour entendre la plaisanterie[131].

[131] Bollandi acta sanctorum, 13 aprilis; legendæ Joannis Capgravii, Caradocus.

—On lit, dans une vieille légende, que saint Dorothée ayant soif, commanda à Palade son disciple d'aller puiser de l'eau. Le Diable, qui l'entendit, eut la malice de jeter un aspic dans le puits de saint Dorothée. Palade, l'ayant vu, en fut tout effrayé, et courut dire à son maître: Nous ne pouvons plus boire, mon père, j'ai vu un aspic au fond du puits.—Si le démon jetait des serpens venimeux dans toutes les fontaines, répondit le saint, vous ne boiriez donc jamais?… Il sortit en même temps de sa cellule, tira lui-même de l'eau, et en but, après s'être signé.—Faites comme moi, ajouta-t-il: le Diable est sans force devant un signe de croix. L'histoire ajoute qu'il avait raison.

—Un religieux vint un jour frapper rudement à la porte de Luther, en demandant à lui parler. On lui ouvre; il regarde un moment le réformateur, et lui dit: J'ai découvert quelques erreurs papistiques sur lesquelles je voudrais conférer avec vous.—Parlez, répond Luther… L'inconnu propose d'abord quelques discussions assez simples que Luther résout aisément; mais chaque question nouvelle était plus difficile que la précédente, et le moine exposa bientôt des syllogismes très-embarrassans. Luther offensé lui dit brusquement:—Vos questions sont trop embrouillées; j'ai pour le moment autre chose à faire que de vous répondre… Cependant il se levait pour argumenter encore, lorsqu'il remarqua que le prétendu religieux avait le pied fendu et les mains armées de griffes.—N'es-tu pas, lui dit-il, celui dont la naissance du Christ a dû briser la tête? Ton règne passe, ta puissance est maintenant peu dangereuse; tu peux retourner en enfer… Le Diable, qui s'attendait à un combat d'esprit, et non à un assaut d'injures, se retira tout confus, en gémissant sur l'injustice des hommes à son égard[132].

[132] Melanchthon. de examin. theolog. operum, tom. I.

—Un grand diable vint un jour offrir ses services à saint Antoine. Pour toute réponse, Antoine le regarda de travers, et lui cracha au visage. Le démon en eut le cœur si gros, qu'il s'évanouit sans mot dire, et n'osa de long-temps reparaître sur la terre[133].

[133] Legenda aurea Jacobi de Voragine, legenda 21. On aurait peine à concevoir que St. Antoine ait traité le Diable si rudement, si l'on ne savait combien il en avait souffert de tentations; et l'on admettra difficilement que St. Antoine ait tant reçu d'attaques de la part du Diable, quand on se rappellera qu'il disait:—Je ne crains pas plus le démon qu'une mouche, et avec un signe de croix je suis sûr de le mettre en fuite… Saint Athanase, qui a écrit la vie de St. Antoine, entremêle les aventures de son héros avec le Diable, de quelques traits qui forment un contraste bien singulier.—Des philosophes, étonnés de la grande sagesse d'Antoine, lui demandèrent dans quel livre il avait puisé une si belle doctrine. Le saint leur montra d'une main le ciel, et de l'autre la terre:—Voilà mes livres, leur dit-il, je n'en ai point d'autres; si les hommes daignaient étudier comme moi les merveilles de la création, que de traits de sagesse ils y trouveraient! ils en seraient frappés, et leur esprit s'élèverait bientôt de la création au créateur… Assurément c'est bien là le langage d'un sage.

—Une jeune chrétienne (Julienne était son nom) venait d'être mariée au préfet de Nicomédie. Mais elle ne voulait point s'en laisser approcher qu'il n'eût embrassé le christianisme. On employa vainement prières et menaces; rien ne put changer ses résolutions. Son père irrité l'abandonna à son mari, pour qu'il la réduisît, s'il le pouvait, à son devoir d'épouse.—Aimable Julienne, lui dit le gouverneur, pourquoi vous montrez-vous si cruelle, et comment ai-je mérité que vous me repoussiez de la sorte?—Faites-vous chrétien, répondit Julienne; autrement, je ne reconnaîtrai jamais vos droits.—Ma chère maîtresse, reprit le gouverneur, vous exigez de moi une chose impossible, puisque, si je vous obéissais, l'empereur me ferait trancher la tête.—Vous redoutez un empereur mortel, répliqua Julienne: ne vous étonnez donc point que je craigne l'éternel… Au reste, faites-moi tout le mal que vous voudrez; mais soyez sûr que je ne vous céderai point…

Le gouverneur, désespérant de soumettre Julienne par des manières douces, recourut de suite à la violence. Il déshabilla sa chère maîtresse, la fit fouetter de verges, et, après l'avoir long-temps tourmentée, il la chargea de chaînes et l'envoya en prison. Ce fut dans ce triste gîte qu'un ange déchu vint la visiter.—Hélas! lui dit-il, pourquoi souffrez-vous tant de tourmens; faites ce qu'on exige de vous, et ne vous laissez point mourir avant d'avoir connu la vie… Comme ce démon avait l'apparence d'un ange, sans en tenir le langage, Julienne étonnée pria le ciel de lui révéler à qui elle avait à faire. Aussitôt une voix se fit entendre, qui lui dit:—Celui qui te vient voir est en ta puissance; force-le à te dire qui il est… Julienne prit donc les mains du démon, et lui demanda qui il était?—Je suis un démon, répondit-il; et mon père m'envoie près de vous…—Quel est ton père, reprit Julienne?—C'est Belzébuth, répliqua le démon. Le pauvre diable nous conduit maintenant assez mal; car, toutes les fois qu'il nous fait aller au-devant des chrétiens, nous sommes étrillés si nous sommes découverts. Cela nous arrive assez souvent; et je vois bien que j'ai mal fait de venir ici.

Julienne, ayant entendu ces mots, retint fortement le démon, lui lia les mains derrière le dos, le coucha par terre, et le frappa de toutes ses forces avec sa chaîne, quoiqu'il lui criât sans cesse:—Julienne, ma bonne dame, ayez pitié de moi!… Elle ne cessa de le battre que quand on la vint tirer de prison pour la conduire au gouverneur. Mais, en sortant, elle mit sa chaîne au cou du démon, et l'entraîna derrière elle, à écorche-cul. Le démon, désespéré, lui demandait grâce, en criant tristement:—Julienne, ma bonne dame, après m'avoir tant fait souffrir, ne m'exposez pas plus long-temps à la dérision de la multitude!… Je n'oserai plus me montrer nulle part… On dit que les chrétiens sont compatissans; et vous n'avez aucune pitié de moi!… Mais il eut beau gémir et pleurer, Julienne le traîna derrière elle, jusqu'à la place publique; alors elle le jeta dans une fosse de latrines[134]… Qu'avait-il fait cependant pour mériter un traitement si cruel?…

[134] Les bons auteurs ne rapportent point tous ces contes, qui se trouvent, avec bien d'autres, dans le R. P. Ribadeneira, in Flore sanctorum, et dans la Légende dorée. Cette Julienne, que l'église a mise au rang des martyres, fut une autre Clotilde, que l'on maria à un païen. Mais comme elle ne voulut point lui accorder les faveurs conjugales, s'il n'abjurait le culte des faux dieux, son époux lui fit trancher la tête, après avoir tenté les autres moyens de la séduire. La Légende dorée ajoute que, dùm ad decollandum duceretur Juliana, Dæmon, quem verberaverat, in specie juvenis apparuit; cumque Juliana paululùm oculos avertisset in eum, Dæmon aufugiens exclamavit:—Heu! heu! me miserum! adhuc puto quod me velit capere et ligare. Legenda 43.

—On peut encore citer cette anecdote, comme une preuve de la faiblesse du Diable, lorsqu'il a en tête quelque personnage d'importance. Un jour qu'il voulait attirer le saint diacre Wulfran à son service, il alla le trouver, et lui dit:—Fais-toi mon serviteur, je te récompenserai bien.—Que me donneras-tu, demanda Wulfran?—Je te mettrai dans un beau paradis, tout brillant d'or, de pierres précieuses, de cristaux et de diamans.—Fais-le-moi voir, répliqua le diacre… Alors le Diable fit un signe, et aussitôt on vit l'entrée d'un paradis merveilleux, au milieu duquel brillait un palais si éblouissant, que l'œil pouvait à peine en soutenir l'éclat.—Voilà qui est fort bien, répliqua Wulfran; si ce palais que tu me montres est l'ouvrage de Dieu, je veux qu'il reste sur pied, et je consens à le voir de plus près; mais si c'est ton ouvrage, et que tu sois un démon, comme je le soupçonne, je te commande, au nom de Jésus-Christ, de le mettre en ruines… A peine le Diable eut-il entendu ces mots, qu'il baissa la tête avec douleur. Mais il fallait obéir: il leva donc la griffe, donna le signal de la destruction; et, en un clin d'œil, le paradis, le palais, les bijoux, les pierreries s'évanouirent, comme nos décorations de théâtre, qu'un coup de sifflet fait disparaître[135].

[135] Voyez les diverses légendes, Bollandus, le R. P. Ribadeneira, in Flore sanctorum, et l'Éloge de l'enfer, première partie, art. V.

—Un jour que saint François était en oraison, le Diable vint le trouver et le tourmenta de tentations charnelles. François, reconnaissant l'ennemi, se déshabilla bien vite et se fouetta durement[136]. Après cela, il fit sept petites figures de neige, et, les prenant dans ses bras, il dit à haute voix:—La plus grande de ces figures est ma femme; les deux suivantes sont mes fils; la quatrième et la cinquième sont mes filles; la sixième est mon domestique, et la septième, ma servante. Hâtons-nous de les réchauffer, de peur que le froid ne les tue… En même temps il se roulait dans la neige… On ne tient guère contre de pareils traits; le Diable se retira tout confus, et François rentra dans sa cellule[137].

[136] Cordulâ durissimâ.

[137] Illicò Diabolus confusus recessit; et vir Dei, Deum glorificans, in cellam rediit. (Legenda aurea Jac. de Voragine. Leg. 144.)

CHAPITRE XI.
PETITES LEÇONS ET CHATIMENS DIVERS INFLIGÉS PAR LE DIABLE.

Deteriores nos omnes fimus licentiâ.

Térence.

Nous devenons, dit-on, pires dans la licence.
Le Diable arrive alors; et, la fourche à la main,
Il frappe l'impudique, arrête l'assassin,
Extermine l'impie, et nous rend l'innocence[138].

[138] Il est vrai qu'il n'y avait ni orgueil, ni luxure, ni assassinats, ni impiété, ni vices aucuns, dans le temps qu'on avait peur du Diable! Les dévots sont bien fâchés de ne pouvoir pas effacer des chroniques de la superstition le massacre de la Saint-Barthélemy, l'assassinat de Henri IV, les guerres exécrables qui se sont faites sous le voile de la religion, etc. etc. parce qu'alors il serait prouvé que les siècles, où l'on brûlait les sorciers et les hérétiques, valaient bien mieux que le nôtre; attendu que le fanatisme et les terreurs infernales sont tout à fait propres à produire une génération d'honnêtes gens.

—Un certain jour d'été, les convers d'une maison de Cîteaux, dormant en plein midi dans leur dortoir, le Diable y parut sous la figure d'une jeune religieuse vêtue de noir. Cette nonne visita tous les frères, s'arrêtant devant quelques-uns, et passant rapidement devant quelques autres sans les éveiller. En arrivant au lit d'un certain convers, remarquable par son peu de chasteté, elle se pencha sur lui, l'embrassa tendrement, lui fit des caresses, des attouchemens impudiques, et lui donna plusieurs baisers sur la bouche.

Un religieux, apparemment éveillé par le bruit des baisers que se donnaient le frère et la nonne, courut au lit du convers, tout stupéfait de ce qui se passait dans la cellule. Mais aussitôt que le religieux entra, la nonne disparut, et il ne trouva dans le lit que le convers, seul, découvert, et dans une posture impudique… Sur ces entrefaites, tout le monde se leva pour aller réciter les vêpres; mais le convers fatigué se sentit malade, et fut obligé de rester au lit… Ce qu'il y a de plus terrible, c'est qu'il mourut trois jours après avoir reçu les caresses de la nonne, qui n'était, comme on l'a dit, qu'un démon déguisé[139].

[139] Cæsarii Heisterbach. Miracul., lib. V, cap. 33.

—Deux dames, revenant je ne sais d'où, passaient de nuit dans un certain village des environs de Cologne. Elles rencontrèrent un jeune laquais, d'une mine fort agréable, qui prit par la main la plus lubrique de ces dames, et la serra bien amoureusement.—Laissez-moi, dit la dame, en retirant sa main, je suis pressée… L'aimable laquais s'éloigna docilement. Mais la dame commença à se trouver mal.—C'est singulier, dit-elle à son amie; ce jeune homme m'a serré la main, et j'ai senti tout à coup une faiblesse de cœur inconcevable. Il me regardait si amoureusement; il avait les yeux si effrontés… Je n'y conçois rien… Ce qu'il y a de plus épouvantable, c'est que cette dame rentra chez elle, et mourut quelque temps après. Le docte et judicieux Cæsarius conclut sagement de là, que le laquais égrillard ne pouvait être que le Diable, qui tua cette femme en lui serrant la main[140].

[140] Miraculorum illustr., lib. V, cap. 31.

—Il y a des joueurs qui se ruinent, se désespèrent, et disparaissent un beau jour sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus. Il y en a d'autres à qui le Diable veut bien épargner ces dernières peines. Un militaire allemand avait une si grande passion pour le jeu de dés, qu'il n'en reposait ni le jour ni la nuit. Il ne sortait jamais qu'avec ses dés et sa bourse, et proposait une partie de jeu à tous ceux qu'il rencontrait. Au reste, son bonheur égalait son adresse, et il était difficile de ne pas perdre avec lui. Un joueur inconnu entra un jour dans sa maison, portant sous son bras un sac plein d'or, et lui offrit de jouer quelques parties.

La table fut bientôt dressée, l'argent en jeu, et les dés en mouvement. L'inconnu gagna tous les hasards. Le militaire, n'ayant plus rien à perdre, s'écria avec colère:—Est-ce que tu serais le Diable?…—C'est assez cela, répondit l'étranger, en changeant de forme; mais il est bientôt jour; il faut partir… En même temps, le Diable prit le soldat allemand, et l'emporta par la cheminée. Personne ne fut témoin de toutes ces choses; mais on les devina facilement, puisqu'on ne revit plus l'intrépide joueur, et qu'on ne sut jamais où il avait passé[141].

[141] Cæsarius idem. Miracul., lib. V, cap. 34. Une grande partie de ce chapitre pourrait convenir au chapitre de ceux qui ont eu le cou tordu par le Diable, etc.; mais la kirielle en serait alors trop longue.

—Il y a encore de ces fautes conjugales, que le Diable est spécialement chargé de punir. Une jeune dame, nouvellement mariée, fut invitée d'assister à la dédicace de l'église de saint Sébastien, dans une ville d'Italie que la légende ne nomme pas. Elle promit de s'y rendre, et de se préparer, par des mortifications, à bien célébrer ce grand jour. Mais la veille de la fête, elle fut tellement tourmentée par les aiguillons de la chair, qu'elle ne put se passer des caresses de son mari, avec qui elle couchait depuis peu de temps; et, le matin, elle sortit de sa maison pour se rendre à l'oratoire, où étaient déposées les reliques de saint Sébastien.

Aussitôt qu'elle y entra, le Diable s'empara d'elle et se mit à la tourmenter devant tout le peuple. Un bon prêtre, dans l'intention de prévenir le scandale, saisit à la hâte le drap qui couvrait l'autel, et voulut en envelopper cette pauvre dame; mais le Diable, qui ne devait point être gêné dans ses fonctions, entra aussi dans le corps du prêtre; et voilà un second possédé!

Les parens de la jeune dame la conduisirent alors à d'habiles enchanteurs, pour la faire exorciser. Malheureusement ces enchanteurs n'étaient que des magiciens maudits. Ils n'eurent pas plutôt commencé leurs exorcismes, qu'une légion de six mille six cent soixante-six démons entra en masse dans le corps de la dame[142]… Elle était dans une situation véritablement déplorable, quand un pieux personnage, nommé Fortunatus, la délivra par ses prières. Cette leçon dut lui apprendre que l'incontinence n'est pas toujours sans quelque petit péril[143].

[142] Legio dæmonum sex mille sexingenti sexaginta sex… il fallait que ces six mille six cent soixante-six démons fussent bien petits…

[143] Legenda aurea Jacobi de Voragine, leg. 23, post Gregorii dialog., lib. I.

—Un usurier venait de mourir sans confession. Le Diable s'approcha aussitôt du défunt, pour s'emparer d'une proie qui lui appartenait de bon droit; et, afin de pouvoir emporter le corps plus aisément, il s'y posta tout de son long, parce qu'il n'était point enseveli. Or le défunt n'avait fait toute sa vie que remuer la main et le pouce sur des écus; dès qu'il se sentit ranimé, il reprit son mouvement favori; et les assistans furent tout étonnés de voir son bras et sa main s'agiter, comme s'il eût encore compté de l'argent. On envoya chercher un prêtre pour exorciser le diable qu'on accusait judicieusement de ce prodige. Le prêtre accourut et jeta l'eau bénite à grand flots sur le corps. Mais, comme il avait toujours pris tout ce qu'il avait trouvé à prendre, le défunt ouvrit avidement la bouche et avala toute l'eau bénite qu'on lui lança par le visage. Quoi qu'il soit de foi dans le rituel que l'eau bénite brûle les diables et les fait fuir, celui qui s'était campé dans le ventre de l'usurier ne bougea nullement, et il fallut étrangler le mort avec une étole pour forcer le Diable à déloger. On doit présumer qu'il ne sortit point par la bouche[144].

[144] Cæsarii Heisterbach. illustr. miracul., lib. XI, cap. 40.

—Un avocat, qui ne se piquait pas d'être incorruptible, vint à mourir. Le Diable le visita dans ses derniers momens, et lui ôta la langue qu'il emporta. Les parens du mort, voyant qu'il avait la bouche vide, crûrent qu'il avait avalé sa langue; mais de plus habiles gens devinèrent bien vite la vérité du fait; et certainement, dit Cæsarius, cet avocat méritait de perdre la langue, puisqu'il l'avait vendue[145].

[145] Et meritò linguam perdidit moriens, qui illam sæpè vendiderat vivens. Ejusdem. lib., cap. 46.

—On sait que, dans les campagnes, les propriétés sont ordinairement séparées par des bornes de pierre. Un paysan, qui avait reculé les limites de son champ dans le bien de son voisin, vit en mourant le Diable au-dessus de sa tête, tenant une grande pierre dont il menaçait de l'écraser… Il reconnut dans cette pierre la borne qu'il avait eu la friponnerie de déranger; cette idée lui donna quelque repentir; et il eut l'avantage de mourir dans la pénitence[146].

[146] Josephi Arridii de morte, lib. II, cap. 7. Post Cæsarium supra citatum, lib. XI. de morientibus, cap. 47 et 48.

—Lorsqu'on prêcha la première croisade, dans le diocèse de Maëstricht, une bulle du pape permettant aux vieillards, aux pauvres gens et aux infirmes de s'exempter du voyage en Terre Sainte, moyennant une certaine somme d'argent, tous les chrétiens un peu tièdes aimèrent mieux planter leurs choux dans le sol natal, que d'aller porter leurs os dans un pays de Turcs et de Maures. Un meunier, nommé Godeslas, qui était en même temps riche, vieux et usurier, s'arrangea de manière, qu'il ne donna que cinq marcs d'argent pour avoir la liberté de rester avec ses ânes, et de soigner son moulin. Ses voisins rapportèrent à celui qui levait l'impôt, que le meunier Godeslas pouvait donner quarante marcs, sans se gêner, et sans diminuer l'héritage de ses enfans; mais il soutint le contraire, et persuada si bien le dispensateur qu'on le laissa tranquille. Son imposture fut bientôt sévèrement punie.

Un jour qu'il était au cabaret, et que, raillant les pèlerins qui faisaient le saint voyage, il leur disait:—Il faut convenir que vous êtes de grands sots ou de grands fous d'aller traverser les mers, manger votre bien, exposer votre vie, sans savoir pourquoi; tandis que, pour cinq marcs d'argent, je reste dans ma maison, avec mes enfans et ma femme, et que j'aurai autant de mérite que vous… Le ciel qui est juste voulut montrer combien les peines et les dépenses des croisés lui étaient agréables, et livra ce misérable meunier à Satan, pour lui apprendre à ne pas blasphémer d'avantage[147].

[147] Sed justus dominus, ut palàm ostenderet quantùm placerent labor et expensæ peregrinantium, hominem miserrimum tradidit Satanæ, ut disceret non blasphemare. Dans plusieurs autres endroits de cette histoire, il y a un ridicule qui serait révoltant dans notre siècle, si l'on en donnait une traduction littérale. J'ai évité, autant que je l'ai pu, les expressions saintes que Cæsarius a trop souvent employées mal à propos.

La nuit suivante, étant couché auprès de sa femme, il entendit tourner la meule de son moulin, et toute la machine se mettre en mouvement d'elle-même avec le bruit accoutumé. Il appela le garçon qui conduisait ses ânes, et lui dit d'aller voir qui faisait tourner le moulin. Ce garçon y alla aussitôt; mais il fut si effrayé, en approchant de la porte, qu'il rentra sans savoir ce qu'il avait vu.—Ce qui se passe dans votre moulin m'a tellement épouvanté, répondit-il, que, quand on m'assommerait, je n'y retournerais point.—Fût-ce le Diable en personne, s'écria le meunier, j'irai et je le verrai.

Au même instant, il saute à bas du lit; il met ses chausses, ses braguettes et sa souquenille; il sort de sa chambre; il ouvre la porte de son moulin; il entre… Quel est son effroi à la vue de deux grands chevaux noirs, et d'un monstre à face humaine, de couleur de nègre, qui lui dit:—Monte ce cheval, il est préparé pour toi… Le meunier, tremblant de tout son corps, cherchait à gagner la porte, quand le Diable lui cria une seconde fois, et d'une voix terrible:—Plus de retard! ôte ta robe, et suis-moi… Or, Godeslas portait une petite croix attachée à sa souquenille. Il ne réfléchit point que ce signe le garantissait de la griffe du Diable; il fit ce qu'on lui commandait, ôta sa robe et grimpa sur le cheval noir, ou plutôt sur le démon qu'on lui disait de monter. Le monstre à face humaine se jeta sur l'autre cheval; et ces quatre personnages arrivèrent aux enfers après une course de quelques minutes.

Entre plusieurs patiens, Godeslas reconnut son père, sa mère et ses autres parens, pour qui il avait négligé de faire dire des prières. Après cela, on lui fit voir une chaise enflammée, où l'on ne pouvait attendre ni tranquillité ni repos, et on lui dit:—Tu vas retourner dans ta maison; tu mourras dans trois jours, et tu reviendras ici pour y passer l'éternité toute entière sur cette chaise brûlante.

A ces paroles, le Diable reconduisit Godeslas à son moulin. Sa femme, qui trouvait son absence un peu longue, se leva enfin, et fut tout étonnée de voir son mari étendu sur le carreau, mourant de peur. Comme il parlait de l'enfer, du Diable, de la mort, d'une chaise ardente, on pensa qu'il battait la campagne, et on envoya chercher un prêtre pour le rassurer.—Je n'ai pas besoin de me confesser, dit-il au prêtre; mon sort est fixé. Ma chaise est prête, ma mort arrive dans trois jours; ma peine est inévitable… Ainsi ce malheureux mourut sans contrition, sans confession, sans viatique; et il descendit tout droit aux enfers…[148].

[148] Cæsarii Heisterbach, de contritione, lib. II, miraculorum, cap. 7.

—Dans un certain temps et dans une certaine église, certains clercs[149], chantant les psaumes à gorge déployée, un homme pieux, qui se contentait de psalmodier, aperçut, dans un coin de l'église, un démon qui tenait un grand sac à la main gauche, et qui, étendant la main droite, empoignait au passage les voix des chanteurs et les fourrait dans son sac. Quand l'office fut achevé, celui qui avait vu tout le manége de l'esprit malin dit aux clercs qui se glorifiaient de leur voix:—Vous avez fort bien chanté, car vous avez rempli le sac du Diable… Là-dessus, il leur raconta sa vision, et ajouta qu'il valait mieux psalmodier dévotement, que de chercher à déployer une belle voix[150].

[149] Tempore quodam, clericis quibusdam, in ecclesiâ quâdam…

[150] Cæsarii Heisterbach. lib. IV, cap. 9.

—Un prêtre du douzième siècle, qui se piquait d'éloquence, et qui se nommait Sugerus, avait l'habitude de faire en chaire le bel esprit et le beau parleur. Attendu qu'il mettait plus de vanité que d'onction dans ses prônes, le Diable eut ordre de le posséder. Dès lors l'habile Sugerus fit et dit des choses si hérétiques et si horribles, qu'on fut obligé de le lier avec une courroie[151]

[151] Ejusdem, cap., 10. ibid.

—Un moine paresseux avait toutes les peines du monde à sortir du lit, quand la cloche du couvent sonnait le lever. Souvent il dormait la grasse matinée, en disant qu'il était malade et d'une bien faible santé. Un matin que la cloche l'invitait à se lever, et la paresse à dormir, il entendit sous son lit une voix inconnue, qui lui disait:—Garde-toi bien de sortir du lit, à présent que tu as chaud; tu attraperais une sueur froide… Le moine, tout honteux d'être raillé par le Diable, se leva bravement, et forma la résolution de renoncer à la paresse. On ne dit pas s'il la tint[152].

[152] Cæsarii Heisterbach. miracul., lib. IV, cap. 28.

—Un autre moine, nommé Guillaume, de l'ordre de Cîteaux, s'était endormi dans le chœur, au lieu de psalmodier. Comme c'était en plein jour, ses confrères virent le Diable se promener autour du corps de l'endormi, sous la figure d'un grand serpent; du moins ils le lui dirent, et il promit de se corriger[153].

[153] Ejusdem, cap. 32, ibid.

—C'est une chose bien honteuse pour des chrétiens, comme dit le révérend père Angelin de Gaza, que d'entendre si souvent répéter le nom du Diable sans nécessité. Un père en colère dit à ses enfans: Venez ici, mauvais Diables. Un grand papa dit à son petit-fils, s'il est un peu égrillard: Ah! te voilà, bon Diable! Un homme qui veut se lever, retourne ses matelats et crie: Où Diable sont mes culottes? Celui-ci, qui a froid, vous l'apprend en disant: Diable! le temps est rude; je suis gelé. Celui-là, qui soupire après la table, dit qu'il a une faim de Diable. Un autre, qui s'impatiente, souhaite que le Diable l'emporte! Un savant de société, quand il a proposé une énigme, s'écrie bravement: Je me donne au Diable, si vous devinez cela. Une chose paraît-elle embrouillée, quelqu'un vous avertit que le Diable s'en mêle. Une bagatelle est-elle perdue, on dit qu'elle est à tous les Diables. Un homme laborieux prend-il quelque sommeil, un plaisant vient vous dire que le Diable le berce.

Ce qu'il y a de pis, c'est que des gens mal constitués emploient le nom du Diable en bonne part. Ainsi, on vous dira d'une chose médiocre: Ce n'est pas le Diable! Un homme fait-il plus qu'on ne demande, on dit qu'il travaille comme le valet du Diable! Que l'on voie passer un grenadier de cinq pieds dix pouces, on s'écriera: Quel grand Diable! Quelqu'un vous étonne par son esprit, par son adresse, ou par ses talens divers, vous dites aussitôt: Quel Diable d'homme! Dans une joie subite, une tête irréfléchie lâche un ah! Diable! qui sonne mal à de saines oreilles. On dit encore une force de Diable, un esprit de Diable, un courage de Diable. Un homme franc, ouvert, est un bon Diable! Un homme qu'on plaint, un pauvre Diable! Un homme divertissant, a de l'esprit en Diable! etc. Et une foule de mots semblables, dont les conséquences sont parfois infiniment graves, pour ceux qui craignent les gens du sombre empire.

De grands malheurs sont advenus aux imprudens qui se sont avisés d'invoquer le Diable de cette sorte:

Un bon homme qui s'appelait, dit-on, Étienne, avait la mauvaise habitude de parler à ses gens comme s'il eût parlé au Diable; ce qui était malséant, selon la remarque du docte et sapient Massé, dans son traité des apparitions. Un jour qu'il revenait d'un long voyage, il appela son valet en ces termes:—Viens çà, bon Diable, tire-moi mes chausses. A peine eut-il prononcé ces paroles, qu'une griffe invisible délia ses caleçons, fit tomber les jarretières, et tira les chausses jusqu'aux talons. Le bon homme Étienne effrayé reconnut là-dedans un tour du Diable, qui ne se fait pas prier long-temps pour accourir; c'est pourquoi, tremblant pour lui et pour ses chausses, il s'écria: Retire-toi, gibier de potence, ce n'est pas toi, mais bien mon domestique que j'appelle. Les injures étaient inutiles; car l'esprit, qui voulait seulement donner une petite leçon au bon homme, était assez benin pour s'en aller au commandement; si bien donc qu'il se retira sans se montrer, et le bon homme Étienne n'invoqua plus le Diable[154].

[154] Gregorii magni Dialog., lib. III, cap. 20.

Si tous ceux qui ont continuellement ce nom à la bouche sentaient tomber leurs braguettes, ou tirer leurs chausses, toutes les fois qu'ils le prononcent, on n'entendrait plus tant d'irrévérences[155].

[155] Angelini Gazæi pia hilaria, pag. 74.

—Un père en colère dit à son fils:—Va-t'en au Diable! Le fils, étant sorti peu après, rencontra le Diable qui l'emmena; et on ne le revit plus[156]. Un autre homme, irrité contre sa fille, qui mangeait trop avidement une écuelle de lait, et qui était excusable puisqu'elle n'avait que dix à douze ans, eut l'imprudence de lui dire:—Puisses-tu avaler le Diable dans ton ventre! La jeune fille sentit aussitôt la présence du démon; et elle en fut possédée jusqu'à son mariage[157]. Un mari de mauvaise humeur donna sa femme au Diable. Au même instant, comme s'il fût sorti de la bouche de l'époux, le démon entra par l'oreille dans le corps de cette pauvre dame, et s'y campa solidement. On dit même qu'il fut malaisé de l'en faire déguerpir[158].

[156] Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. 12.

[157] Ejusdem, cap. 26, ibid.

[158] Ejusdem, cap. 11, ibid.

CHAPITRE XII.
LA MORT DE RODRIGUE.—HISTOIRE TRAGIQUE.

Adsit
Regula, peccatis quæ pœnas irroget æquas.

Horace.

Jamais aux châtimens le coupable n'échappe:
Faible, la loi l'atteint; roi, le Diable le frappe.

L'usurpateur Rodrigue, dernier roi des Goths en Espagne, se rendit fameux par ses crimes et ses débauches, au commencement du huitième siècle. Mais il y eut une fin. Il était devenu amoureux de la fille du comte Julien, l'un des plus grands seigneurs de l'Espagne; il la séduisit, la déshonora, et la renvoya de la cour.

Le comte Julien, qui était alors en ambassade chez les Maures d'Afrique, n'eut pas plutôt appris sa honte, et le malheur de sa fille, qu'il forma la résolution de s'en venger, d'une manière terrible. Il fit venir sa famille en Afrique, demanda aux Maures leur appui, et promit de leur livrer toute l'Espagne. Cette proposition fut avidement reçue du roi des Maures, qui fit bientôt partir une armée, sous la conduite du prince Mousa et du comte Julien lui-même. Ils débarquèrent en Espagne, et s'emparèrent de quelques villes, avant que Rodrigue fût instruit de leur approche.

Il y avait auprès de Tolède une vieille tour déserte, que l'on appelait la Tour enchantée. Personne n'avait osé y pénétrer, parce qu'elle était fermée de plusieurs portes de fer. Mais on disait qu'elle renfermait d'immenses trésors. Rodrigue, ayant besoin d'argent pour lever une armée contre les Maures, se décida à visiter cette tour, malgré les avis de tous ses sujets.

Après en avoir parcouru plusieurs pièces, il fit enfoncer une porte de fer battu, que mille verroux fermaient intérieurement. Il entra dans une grande cave, où il ne trouva qu'un étendard de plusieurs couleurs, sur lequel on lisait ces mots: Lorsqu'on ouvrira cette tour, les barbares s'empareront de l'Espagne…

Aboulkacim-Tarista-ben-Tarik, historien arabe, ajoute que, malgré son effroi, Rodrigue entra encore dans une belle salle, au milieu de laquelle il vit une statue de bronze, qui frappait la terre d'une massue, avec un bruit épouvantable. Auprès de cette statue, on lisait ces paroles, écrites sur la muraille: Malheureux prince, tu seras détrôné par des nations étrangères. Rodrigue épouvanté sortit de la tour et en fit refermer toutes les portes.

Mais les barbares s'avançaient à grand pas; il marcha à leur rencontre, avec une armée assez faible et peu nombreuse. La bataille se livra un dimanche, au pied de la Siéra-Moréna[159]; l'armée espagnole fut taillée en pièces, et Rodrigue disparut du milieu des siens, sans qu'on sût ce qu'il était devenu… On pensa qu'il avait été emporté par le Diable, puisqu'il fut impossible de découvrir son corps après le combat; et qu'on ne trouva que son cheval, ses vêtemens et sa couronne, au bord d'une petite rivière…

[159] On voyait encore, il n'y a pas deux siècles, plusieurs milliers de croix plantées en terre, à l'endroit où s'est livrée cette fameuse bataille, sur laquelle au reste on ne sait rien de bien certain. Lambertinus, ubi infrà.

Ce qui confirme encore cette opinion, dans l'esprit du peuple espagnol, c'est que, le lendemain de la bataille, trois saints anachorètes, qui vivaient dans la pénitence à quelques lieues de Tolède, eurent ensemble la vision suivante:

Une heure avant le retour de l'aurore, ils aperçurent devant eux une grande lumière, et plusieurs démons noirs et cornus, qui emmenaient Rodrigue, en le traînant par les pieds. Malgré l'altération de sa figure, il leur fut aisé de le reconnaître à ses cris et aux reproches que lui faisaient les démons. Les trois ermites gardèrent le silence de l'effroi à ce spectacle; et tout à coup, il virent descendre du ciel la mère de Rodrigue, accompagnée d'un vénérable vieillard, qui cria aux démons de s'arrêter.

—Que demandez-vous, répondit le plus grand Diable de la troupe?—Nous demandons grâce pour ce malheureux, répliqua sa mère.—Il a commis trop de crimes, pour qu'on l'ôte de nos mains, s'écrièrent les démons. Les saints seraient honteux de l'avoir en leur compagnie. Nous allons le mettre avec ses pareils… La mère de Rodrigue, et le vieillard qui l'accompagnait reprenaient la parole, quand la fille du comte Julien parut, et dit d'une voix haute:—Il ne mérite point de pitié; il m'a ravi l'honneur; il a porté le désespoir dans ma famille, et la désolation dans le royaume. Je viens de mourir, précipitée du haut d'une tour; et ma mère expire, écrasée sous un monceau de pierres. Que ce monstre soit jetté dans l'abîme, et qu'il se souvienne des maux qu'il a faits.—Qu'on le laisse vivre quelque temps encore, reprit la mère de Rodrigue; il fera pénitence… Alors on entendit dans le ciel une voix éclatante, qui prononça ces paroles: Les jours de Rodrigue sont à leur terme; la mesure est comblée: que la justice éternelle s'accomplisse! Et aussitôt ceux qui étaient descendus d'en-haut y remontèrent; la terre s'entrouvrit; les démons s'engloutirent avec Rodrigue, au milieu d'une épaisse fumée; et les trois pieux anachorètes ne trouvèrent plus, dans l'endroit où tout cela venait de se passer, qu'un sol aride et une végétation éteinte.

Toute cette vision n'est rapportée que par un seul historien, aujourd'hui peu connu[160]; et bien des gens ne la regarderont que comme une vision. Pour ceux qui en feront un miracle, tout en déplorant le triste ministère du Diable, qui fait souvent l'office de bourreau, ils seront au moins forcés de convenir qu'il n'a rien fait là de son chef; et que même en tuant Rodrigue de sa pleine autorité, il soulageait la terre d'un fardeau monstrueux. L'histoire ne parle de lui qu'avec indignation; sa mémoire, entourée de forfaits et d'opprobre, est à jamais en horreur; son nom est plus qu'avili pour la postérité[161].

[160] Sanctii à Cordubâ historiarum Hispaniæ antiquarum, lib. III, sect. 12.

[161] Nomen ejus in æternum putrescet… (Lambertinus de Cruz-Houen, Theatrum regium Hispaniæ ab anno 711, ad annum 717.)

CHAPITRE XIII.
DE CEUX QUI ONT EU LE COU TORDU PAR LE DIABLE; ET DE CEUX QUE LES DÉMONS ONT EMPORTÉS, ETC.

Felix criminibus nullus erit diù.

Ausone.

Fièvres, malheurs, conseils ne touchent point un fou;
Et le Diable à la fin vient lui tordre le cou.

Nous pourrions faire là-dessus un volume. Nous ne rapporterons que les traits les plus saillans.

—Il n'est pas besoin de dire ce qu'était Cham, troisième fils de Noé. Tout le monde sait qu'il inventa la magie et les divinations, ou plutôt, qu'il les perfectionna; car ces sciences infernales existaient avant le déluge, selon Alcimus-Avitus, saint Prosper, saint Augustin, et plusieurs autres pères de l'église[162]. On sait encore que Noé s'étant enivré, Cham le vit étendu dans une posture indécente, et alla faire là-dessus de mauvaises plaisanteries auprès de ses frères. Ceux-ci prirent la chose plus gravement, et couvrirent avec respect la nudité paternelle. Aussi furent-ils bénis de Noé quand il se réveilla. Les écrivains, qui parlent de cette aventure, disent que le patriarche donna sa malédiction à Cham pour son irrévérence. S'ils avaient consulté la Bible, ils auraient vu que Noé maudit seulement Chanaan, fils de Cham, suivant les admirables coutumes de nos anciens, qui punissaient les enfans des crimes de leur père[163].

[162] Alcimus-Avitus, qui a fait apparemment plus de recherches que les autres théologiens, place l'origine de la magie à la suite du péché originel, dans son poëme de Originali peccato; il range ensuite la magie parmi les plus gros péchés qui ont fait noyer le monde: poëme de Diluvio mundi, poematum, lib. 2 et 4.

[163] Maledixit ejus puero Chanaan, etc., Genes., cap. 9.

Mais tous les historiens ne racontent pas cette belle histoire de la même façon. Le prêtre Bérose dit que Cham était habile dans la magie et les enchantemens; qu'il n'aimait pas son père Noé, parce qu'il s'en voyait moins aimé que ses autres frères; et qu'un jour, ayant trouvé le vieux patriarche plein de vin, il s'en approcha doucement, toucha du doigt ses parties sexuelles, et les fit tomber par une force magique. Noé s'aperçut à son réveil qu'il était eunuque, et qu'il ne pouvait plus voir de femmes[164]… Le même antiquaire ajoute que Cham enseignait aux hommes cette doctrine abominable, qu'on pouvait se joindre charnellement avec sa mère, sa sœur, sa fille; qu'on ne devait pas même s'embarrasser de la différence des sexes; et que les animaux pouvaient servir en cas de besoin[165]… Ces monstruosités que Cham mettait en pratique, lui attirèrent enfin un châtiment terrible. Il fut emporté par le Diable, à la vue de ses disciples[166].

[164] Cum Noa pater madidus jaceret, illius virilia comprehendens, tacitèque submurmurans, carmine magico patri illusit, simul et illum sterilem perindè atque castratum effecit; neque deinceps Noa fæmellam aliquam fæcundare potuit.

[165] Berosi sacerdoti chaldaïci Antiquitatum, lib. III.

[166] Suidas, Lexicon, tom. Ier, édition de Kuster.

Il avait composé cent mille vers sur la magie, selon Suidas, et trois cent mille, selon le commissaire de la Marre[167]… Bérose prétend que Cham est le même que Zoroastre; et le moine Annius de Viterbe pense que cet impudique jeune homme pourrait bien être le Pan des anciens[168].

[167] Traité de la police, titre VII, chap. Ier.

[168] Comment. ad Berosi, lib. 3.—Wierius, de præstigiis, dit que Pan est le prince des démons incubes.

—En 1599, mourut Gabrielle d'Estrées, qui cherchait à épouser Henri IV. Elle était enceinte de son quatrième enfant, et se trouvait logée dans la maison de Zamet, fameux financier de ce temps, dont les richesses égalaient celles des plus grands seigneurs. Comme elle se promenait dans les jardins, elle fut frappée d'une apoplexie foudroyante. Le premier accès passé, on la porta chez madame de Sourdis sa tante. Elle eut une mauvaise nuit; et le lendemain elle éprouva d'affreuses convulsions qui la firent devenir toute noire; sa bouche se tourna jusque sur le derrière du cou; elle expira dans de grands tourmens et horriblement défigurée. On parla diversement de sa mort; quelques-uns l'attribuèrent à Dieu, qui n'avait point permis qu'une maîtresse fût élevée à la dignité d'épouse. Plusieurs chargèrent le Diable de cette œuvre charitable; on publia qu'il l'avait étranglée, pour prévenir le scandale et de grands troubles[169].

[169] M. Garinet, Histoire de la magie en France; branche des Bourbons.

—Un chanoine revenait, un peu avant l'aurore, d'un village où il avait commis le péché de fornication avec la femme d'un jeune paysan. Il lui fallait traverser un fleuve pour rentrer chez lui; il entra donc seul dans une barque de pêcheurs; et tout en ramant, il se mit à réciter les matines de la Vierge. Lorsqu'il fut au milieu du fleuve, comme il en était à ces mots de son office: Ave Maria, gratiâ plenâ, Dominus tecum, une grande troupe de démons fondit sur la barque et la renversa. Le chanoine coula à fond; et les démons, ouvrant la terre, emportèrent l'âme du fornicateur dans l'abîme.

Trois jours après, la sainte Vierge descendit, escortée par les anges, dans cette partie de l'enfer où le chanoine expiait ses crimes.—Pourquoi tourmentez-vous si injustement l'âme de mon serviteur, dit-elle aux démons?—Elle est à nous, répondirent-ils, puisque nous l'avons prise, tandis qu'elle était dans le péché.—Si l'on doit juger cet homme, selon ce qu'il faisait quand vous l'avez noyé, reprit Marie, il est à moi, puisqu'il chantait mes matines… En disant ces mots, elle dispersa les démons, fit rentrer l'âme du chanoine dans son corps; et, le prenant par la main, elle le tira du fleuve, et lui recommanda de vivre plus chastement[170].

[170] Claudii à Rotâ, in supplem. ad Legendam auream Jacobi de Voragine. Leg. 185. On trouvera, dans le chapitre de ceux qui nous ont rapporté des nouvelles de l'autre monde, quelques traits qui se rapprochent de celui-là. On en a déjà cité plusieurs de ce genre, dans le Dictionnaire infernal.

—Voici ce qui arriva, en l'année 1553, à Willissaw, petite ville du canton de Lucerne. Un joueur de profession, nommé Ulrich Schroter, se voyant malheureux au jeu, proférait des blasphèmes qui ne rendaient pas ses parties meilleures. Les assistans lui firent de vaines représentations; il jura que, s'il ne gagnait pas, dans la chance qui allait tourner, il jetterait sa dague contre un crucifix qui était sur la cheminée. Les menaces d'Ulrich n'épouvantèrent point celui dont il outrageait l'image; Ulrich perdit encore. Furieux, il se lève; il lance sa dague, qui s'évanouit; et aussitôt une troupe de diables tombe sur lui et l'enlève, avec un bruit si épouvantable, que toute la ville en fut ébranlée. Les judicieux historiens qui rapportent ce miracle, ajoutent qu'on ne le vit plus, et qu'il est avec les diables. Pour celui-là, il faut convenir qu'il le méritait bien[171].

[171] Bodin, Démonomanie, liv. 3, chap. 1er, après Job-Fincel et André-Muscule.

—Pierre-le-Vénérable raconte cette épouvantable histoire, dans son recueil de miracles: Un jour que le comte de Mâcon était dans son palais, entouré de sa noblesse et de ses gardes, un cavalier inconnu entra tout à coup; et, sans descendre de cheval, il ordonna au comte de le suivre, parce qu'il avait à lui parler. Le comte, entraîné par une puissance surnaturelle, se lève machinalement et suit l'étranger. Il trouve dans la cour un cheval préparé pour lui; il le monte; aussitôt les deux chevaux, le cavalier inconnu et le comte s'enlèvent dans les airs. Le comte s'aperçoit alors de son malheur; il pousse des cris déchirans; il implore de vains secours. Bientôt on le perd de vue; et toute la ville, qui venait de le voir enlever par le Diable, ne douta pas un instant qu'il ne se fût attiré cette fin terrible par ses excès et ses violences. C'était un homme qui opprimait les ecclésiastiques, qui pillait les provisions des couvens, qui chassait les chanoines de leurs églises, et jetait les moines à la porte des monastères[172].

[172] Petri venerabilis de miracul., lib. II, cap. 1. M. Garinet, histoire de la magie en France. Madame Gabrielle de P***, Histoire des fantômes et des Démons qui se sont montrés parmi les hommes.

—Une allemande avait contracté la gracieuse habitude de jurer et de dire des mots de corps-de-garde. Elle eut bientôt des imitatrices dans le pays, et il fallut un exemple pour arrêter le désordre. Un jour donc qu'elle prononçait vigoureusement ces paroles qui font frémir:—que le Diable m'emporte!… le Diable arriva aussitôt et l'emporta[173].

[173] Wierius, de prestigiis, lib. 2. Bodin, Démonomanie, lib. 3, chap. 1er.

—Le Diable, déguisé en avocat, plaidait une cause en Allemagne. Dans le cours des débats, la partie adverse, qu'on poursuivait pour avoir volé son hôte, jura qu'elle se donnait au Diable, si elle avait pris un sou. Le Diable, se voyant tout porté, quitte aussitôt le barreau, et emporte le menteur, qui se donnait à lui de si bonne grâce[174].

[174] Wierius, de prestigiis, lib. 2; ce trait est déjà rapporté dans le Dictionnaire infernal.

—Après avoir traîné ses fourberies et son charlatanisme dans l'Italie, la Grèce, l'Égypte, l'Angleterre, la France, etc., Cagliostro fut arrêté à Rome, et condamné, par la sainte inquisition, comme chef de franc-maçonnerie, et coupable de projets incendiaires contre l'état et la religion. La peine de mort, d'abord prononcée contre lui, fut commuée en une prison perpétuelle, par égard pour sa femme qui, lasse des friponneries et des bassesses de ce malheureux, avait eu elle-même la bassesse de le dénoncer.

C'était là que le Diable attendait Cagliostro. On le trouva un matin mort sur son lit; et les chercheurs de vérités miraculeuses, qui abondent encore dans notre Europe, découvrirent que Cagliostro avait eu le cou tordu par le Diable. (L'abbé Fiard n'a pas encore osé admettre cette supposition dans ses dogmes, parce qu'il place Cagliostro au nombre des plus fameux suppôts du Diable, et que l'enfer soutient ses amis…) On sait d'ailleurs que le Diable n'est pas maître de ses actions; qu'il ne fait qu'obéir quand il tue, et que Cagliostro était le plus abject des hommes, et le dernier des escrocs, si l'on en croit l'auteur italien qui a écrit sa vie.

—L'empereur Valens, gagné par les caresses de sa femme, qui était arienne, et séduit par l'évêque de Constantinople, fit une guerre ouverte aux catholiques, en faveur de la doctrine d'Arius. Il exila S. Athanase, S. Mélèce et plusieurs autres saints qui tenaient à l'église de Rome; il ordonna l'expulsion de tous les prêtres qui oseraient blâmer publiquement les opinions de l'empereur.

Le ciel fit plusieurs miracles pour réduire cet esprit indocile; Valens demeura dans l'endurcissement, ainsi qu'on va le voir. S. Basile ne pouvait se taire sur l'hérésie arienne, et il annonçait la vérité à qui voulait l'entendre. Valens le ménagea long-temps, par égard pour son âge et pour son grand mérite. Cependant, comme Basile s'obstinait à crier contre l'empereur, celui-ci se décida à signer l'exil du saint; et les trois plumes qu'il essaya se brisèrent entre ses doigts… Valens, saisi d'étonnement, déchira la pancarte, et laissa en repos le saint évêque. Mais ses yeux ne se désillèrent point… Il fit baptiser son fils par des prêtres ariens: le jeune prince mourut incontinent[175]; et son père ne se convertit pas encore…

[175] Les historiens ecclésiastiques rapportent cela comme un prodige. Si c'en est un, à quoi se fier maintenant? Le premier fils de Clovis mourut aussitôt après son baptême, et il était baptisé par des prêtres catholiques…

Valens croyait à la magie: il fit mourir tous les grands de l'empire, dont le nom commençait par Theod, à cause qu'un sorcier du temps lui avait prédit que le nom de son successeur commencerait par ces lettres[176]. Tant d'impiétés eurent un terme. Valens fut vaincu par les Goths, à qui il n'avait fait que du bien. Une main invisible le blessa sur le champ de bataille; et on le porta dans la cabane d'un paysan, où il eut le désagrément d'être brûlé dans sa cinquantième année.

[176] Il n'en eut pas moins Théodose pour successeur, celui-ci trouvant un chemin facile au trône, à la faveur de la prophétie.

Les nombreux ennemis de l'ange déchu lui attribuent encore ce trait; et de graves légendaires affirment que le Diable mit le feu à la cabane de sa propre griffe. Mais Lambertinus, et quelques autres historiens justifient le Diable de cette calomnie, puisqu'ils assurent que Valens fut brûlé vif, par ordre de Dieu, qui voulait faire un exemple du protecteur des ariens[177].

[177] Lambertini de Cruz-Houen, Theat. Hispaniæ, pag. 20.

—La très-mémorable histoire qui va suivre, nous apprend qu'il est bon d'avoir des amis partout. Elle prouvera encore que le Diable est sans force devant les gens de bien. Le roi Dagobert mourut à trente-six ans, consumé de débauches. Ce prince n'avait su vivre que dans les plus grands désordres; mais il avait bâti des églises, et enrichi les monastères. Aussitôt qu'il fut mort, un saint ermite, nommé Jean, qui s'était retiré dans une petite île, voisine des côtes de la Sicile, fut averti en songe de prier Dieu pour l'âme de Dagobert. S'étant donc mis en oraison, il vit sur la mer l'âme du roi de France enchaînée dans une barque, et des diables qui la rouaient de coups, en la conduisant vers la Sicile, où ils devaient la précipiter dans les gouffres de l'Etna. On ne sait pas si l'âme est, comme le corps, sensible au bâton et aux coups de poing; quoi qu'il en soit, le saint ermite Jean s'apitoya, parce que l'âme du roi Dagobert poussait des cris lamentables, appelant à son secours saint Denis, saint Maurice et saint Martin. Tout à coup le ciel tonna; les trois saints descendirent, revêtus d'habits lumineux, assis sur un nuage brillant, précédés des éclairs et de la foudre. Ils se jetèrent sur les malins esprits, leur enlevèrent cette pauvre âme, et, l'ayant placée sur un drap triangulaire qu'ils tenaient par les coins, ils l'emportèrent au ciel, en chantant des psaumes[178].

[178] Gesta Dagoberti regis, et M. Garinet: Histoire de la Magie en France, première race.—On trouve, dans ce dernier ouvrage, après la mort de Dagobert, la description de son mausolée, qui fut sculpté sous St. Louis. Voici les choses qui méritent le plus d'être remarquées: Parmi les quatre diables qui emmènent l'âme de Dagobert dans la barque, deux ont des oreilles d'ânes, décoration que le sculpteur aurait pu garder pour lui. Dans la bande du milieu, les deux anges qui accompagnent St. Denis, St. Maurice et St. Martin, apportent un bénitier et un goupillon pour exorciser les diables, comme s'il y avait de l'eau bénite dans le ciel, et comme si trois saints et deux anges ne pouvaient pas chasser quatre démons. On voit sur la troisième bande, le drap où voyage l'âme de Dagobert; la main du Père Éternel est étendue pour la saisir, pendant qu'un ange lui donne des coups d'encensoir… (Pages 27, 28 et 29.) Ce monument vient d'être reporté à St. Denis. Un architecte, qui se nomme, je crois, M. Debray, l'a fait scier en deux, pour donner aux amateurs le plaisir de voir à la fois le devant et le derrière.

—Un soldat, nommé Étienne, était affligé d'une maladie qui lui courbait tout le corps, et lui mettait pour ainsi dire la tête entre les jambes. Il faisait cependant son service, au grand divertissement de ses chefs, à qui il présentait les armes avec une grâce toute particulière. On lui conseilla d'aller prier devant l'image de la sainte Vierge, en le flattant d'une guérison certaine. Il y fut, et revint au camp droit comme un jonc.

Ce miracle eut lieu dans la Thrace. Les compagnons d'Étienne en furent si surpris, qu'ils en parlèrent bien vite à leur capitaine. Celui-ci en donna nouvelle au gouverneur, lequel fit conduire Étienne à Constantin-Copronyme, alors empereur d'Orient. Le monarque, peu touché du prodige, demanda au soldat s'il adorait les images; et celui-ci, tremblant de déplaire à son souverain, fut assez ingrat pour oublier le bienfait qu'il venait de recevoir. Il répondit qu'il était chrétien pur et non idolâtre.—En ce cas, ajouta l'empereur, je te fais centurion… Mais Étienne ne jouit pas long-temps du prix de son apostasie; il remontait à cheval pour retourner à son poste, quand le Diable parut, lui tordit le cou, et le rendit plus courbé, plus tortu, plus difforme qu'auparavant. On dit même qu'il l'étrangla[179].

[179] Niceph. Rerum Roman., lib. 22.—Damasc. orat. de imagin.—Mathæi Tympii præmia virtut. christian. imagin. colent. 13.

Celui-là aussi méritait bien sa peine; cependant Mathieu Tympius purge le Diable de cette mort, en disant que c'était une vengeance divine[180].

[180] Ultio divina, et ultrix Dei justitia, pag. 222.

—Carlostad, archidiacre de Wurtemberg, porta l'impiété jusqu'à nier la présence réelle de Jésus-Christ dans l'eucharistie, après avoir gagé avec Luther, le verre à la main, qu'il soutiendrait cette erreur. Il abolit la confession auriculaire, le précepte du jeûne, et l'abstinence des viandes. Il fut le premier prêtre qui se maria publiquement. Il permit aux moines de sortir de leurs monastères et de renoncer à leurs vœux[181], etc. Tant de désordres publics devaient subir une punition éclatante. C'est pourquoi le Diable reçut ordre d'exterminer Carlostad. On doit présumer qu'il obéit avec peine, puisque l'archidiacre de Wurtemberg était hérétique, et que tout hérétique est fils et camarade du Diable, comme dit George l'apôtre[182].

[181] Pluquet, Dictionnaire des Hérésies, tome Ier.

[182] Le tombeau des hérétiques, 3e partie.—Un peu plus loin, le même George l'apôtre, de très-spirituelle et charitable mémoire, dit que l'hérétique est pire que le Diable, comme il y a des fils qui valent moins que leur père. «Le Diable, ajoute-t-il, craint la sainte hostie, et l'hérétique s'en moque. Il craint le signe de la croix; l'hérétique ne s'en soucie, et est plus assuré que tous les diables. Le Diable cite la sainte Écriture sans la corrompre; l'hérétique la corrompt en la citant. Le Diable a cru la transsubstantiation, baillant des pierres à faire du pain à Jésus-Christ, et eux la nient, etc. Aussi tous les hérétiques seront damnés, aussi-bien que les Juifs, Turcs et Païens.» (Ce livre a été imprimé en 1597.)

Quoi qu'il en soit, voici ce que Mostrovius raconte: Le jour que Carlostad prononça son dernier sermon, un grand homme noir, à la figure triste et décomposée, entra dans le temple et vint s'asseoir en face du prédicateur. Carlostad l'aperçut et se troubla. Il dépêcha son sermon; et, au sortir de la chaire, il demanda si l'on connaissait l'homme noir qui venait d'entrer dans le temple. Mais cet homme avait déjà disparu, et personne ne l'avait vu que le prédicateur. Pendant que ceci se passait, le même fantôme noir était allé à la maison de Carlostad, et avait dit au plus jeune de ses fils:—Souviens-toi d'avertir ton père que je reviendrai dans trois jours, et qu'il se tienne prêt… Quand l'archidiacre rentra chez lui, son fils lui raconta l'apparition, et lui rapporta les paroles du spectre. Carlostad épouvanté se mit au lit; et, trois jours après, le Diable lui tordit le cou[183]. Cet événement eut lieu en l'année 1541, dans la ville de Bâle.

[183] Cette anecdote se trouve encore dans les écrits de Luther, et dans un livre assez plat, intitulé, la Babylone démasquée, ou Entretiens de deux dames hollandaises, sur la religion catholique-romaine, etc., page 226; édition de Pépie, rue St.-Jacques, à Paris, 1727.

—Amalaric, roi d'Espagne, étant tombé dans l'arianisme, se conduisit indignement envers les chrétiens fidèles. Il avait épousé la princesse Clotilde, sœur de Childebert roi de France. Cette pieuse reine n'approuvait point les hérésies de son mari: le barbare lui fit crever les yeux… Clotilde envoya à son frère un mouchoir teint de son sang; et Childebert furieux marcha aussitôt avec une armée contre Amalaric.

Mais la justice des hommes fut prévenue par la justice éternelle. Tandis qu'il s'avançait au-devant de Childebert, Amalaric fut percé d'un trait lancé par une main invisible. Quelques historiens regardent cette mort comme un ouvrage du Diable. En admettant cette supposition, on n'aurait pas le plus petit reproche à faire à l'ange déchu qui n'agissait là, ni sans motifs graves, ni sans ordres supérieurs. Mais les bons écrivains disent très-bien que le trait fut lancé d'en-haut, et de la main des vengeances divines; stupendum sanè divinæ vindictæ argumentum[184].

[184] Lambertini de Cruz-Houen, Theatrum regium Hispaniæ, ad annum 510.

—Une petite troupe de pieux cénobites regagnait de nuit le monastère. Ils arrivèrent au bord d'un grand fleuve, et s'arrêtèrent sur le gason pour se reposer un instant. Pendant qu'ils tuaient le temps et l'ennui, en contant des historiettes, ils entendirent plusieurs rameurs qui descendaient le fleuve avec une grande impétuosité. L'un des moines leur demanda qui ils étaient?—Nous sommes des démons, répondirent les rameurs; et nous emportons aux enfers l'âme d'Ébroïn, maire du palais, qui tyrannisa la France, et qui abandonna le monastère de Saint-Gal pour rentrer dans le monde… Les moines épouvantés s'écrièrent: Sancta Maria, ora pro nobis.—Vous faites bien d'invoquer sainte Marie, répliquèrent les démons; car nous allions vous noyer, pour vos débauches et votre babil. Les cénobites, sans entrer dans de plus longs colloques avec des gens qui rendaient si bien la justice, reprirent le chemin du couvent, et les Diables celui de l'enfer[185].

[185] Legenda aurea, Jac. de Voragine. Leg. 114.

CHAPITRE XIV.
LA MORT DE JULIEN L'APOSTAT.—HISTOIRE TRAGIQUE.

Tu id quod boni est excerpis, dicis quod malis est.

Térence.

Oublions ses vertus et cherchons ses forfaits.
Il était juste, grand, généreux, sage…, mais
Hérétique, apostat, d'une conduite impure…
Il fut tué par Satan, ou bien par saint Mercure.

Ce serait abuser de la complaisance du lecteur, que de lui rapporter ici l'histoire de Julien l'apostat. On se permettra seulement de comparer en peu de mots les sentimens de ceux qui ont écrit sur son compte.

Selon des gens exagérés, Julien fut grand dans tout ce qu'il fit. Selon les sages historiens, il fut un peu variable dans sa philosophie, inconstant dans ses manières de penser et d'agir; au reste, grand capitaine, bon prince, extrêmement instruit et très-avide de sciences. On remarque, en lisant ses ouvrages, qu'il n'ignorait rien de ce qu'il fallait savoir alors, pour être un savant universel. Mardonius, son gouverneur, avait pris soin de former son cœur à la vertu et à la sagesse; et, en cultivant l'esprit de son élève, il s'était appliqué surtout à lui inspirer de la modestie, du mépris pour les plaisirs des sens, de l'aversion pour les spectacles qui déshonoraient les Romains, de l'estime pour une vie sérieuse, et du goût pour la lecture. Aussi, dès son enfance, Julien déploya beaucoup de goût pour les sciences, et montra de bonne heure un génie vif, ardent, insatiable. Dans ses expéditions militaires, il fit preuve d'une valeur qui allait jusqu'à la témérité. Il se conduisit en bon général, dès sa première campagne, quoiqu'il fût sans expérience; mais il avait son génie et l'étude. En 355, il fut nommé César et préfet général des Gaules. Il chassa les barbares qui ravageaient ce pays, et vainquit sept rois allemands auprès de Strasbourg. Il corrigea aussi les abus qui s'étaient introduits dans le gouvernement des Gaulois, réprima l'avarice des gens en place et se fit aimer généralement des soldats et du peuple.

Constance, à qui les succès de Julien donnaient de l'ombrage, voulut lui retirer une partie de ses troupes; mais le général était aimé: les troupes se mutinèrent et proclamèrent Julien empereur, malgré sa résistance.

Constance, indigné de ce qui se passait, songeait à en tirer vengeance, lorsque la mort vint lui en ôter les moyens. Julien se rendit aussitôt en Orient, où il fut reconnu empereur, comme il venait de l'être en Occident. Il permit le libre exercice de tous les cultes, et ne persécuta guère que les séditieux. Il est vrai qu'il se fit païen, après avoir été chrétien hérétique; mais on lui doit un peu de ménagement pour sa clémence. Par exemple, un jour qu'il consultait Apollon, près de la fontaine de Castalie, au faubourg de Daphné, à Antioche, comme les prêtres ne pouvaient répondre à ses demandes, le démon qui se trouvait dans la statue d'Apollon, s'écria qu'il ne pouvait plus parler, à cause des reliques du saint martyr Babylas qui étaient auprès du temple. Julien fut assez sot, pour ne pas voir là de l'impuissance dans ses dieux, et assez bon pour respecter les reliques. Il fit venir les chrétiens et leur ordonna d'emporter le corps de Babylas dans un autre quartier. Ceux-ci enlevèrent le cercueil du saint martyr, en chantant pendant plus d'une heure, aux oreilles même de Julien, ce septième verset du psaume 96, qu'ils répétaient en manière de refrain: Que tous ceux-là soient confondus, qui adorent des ouvrages de sculpture, et qui se glorifient dans leurs idoles! Julien regarda ces chrétiens comme des fous qu'il fallait plaindre, et eut la patience d'attendre la fin de leurs cérémonies, pour reprendre les siennes.

Ce qu'il y a de plus étonnant dans cette histoire, c'est la clémence de l'empereur apostat, l'effronterie séditieuse des chrétiens, et l'impudence de Sozomène, qui rapporte leur conduite comme un modèle de fermeté admirable[186]. On pourrait citer une foule de traits semblables. Mais ce n'est point ici le lieu. Terminons, en rappelant au lecteur que Julien, faisant la guerre aux Perses, fut conduit dans une embuscade, par un de ses généraux qui le trahissait, et que la mort de l'empereur ôta la victoire aux Romains.

[186] Histoire ecclésiastique de Sozomène, liv. V, chap. 19.

Voici maintenant ce que racontent les légendaires: Julien fut un scélérat. Jacques de Voragine dit qu'il a été moine, et que, quoique chrétien, il vola à une vieille femme trois pots de terre pleins de pièces d'or… Dès qu'il se vit riche[187], il apostasia… Saint-Grégoire, qui le connut à vingt-quatre ans, avait prévu (comme il le dit dans ses œuvres) qu'il deviendrait un homme dangereux… Pendant qu'il était préfet des Gaules, Julien pilla les vases sacrés dans les églises, et prit le plus grand qui se trouva, pour lui servir de pot de chambre[188]

[187] Notez qu'il était prince, et neveu du grand Constantin.

[188] Et super ea mingens ait: Ecce in quibus vasis Mariæ filio ministratur… (Leg. aurea.)

Mais on se forme en grandissant. Lorsqu'il fut empereur, il pilla les églises d'Antioche, et, faisant mettre les vases sacrés entre ses jambes, super ea sedit, et ignominiam addidit. Au même instant le ciel indigné livra Julien aux vers, qui se mirent à ronger le corps impérial, et dont il ne fut délivré qu'à la mort[189]… De plus, et toujours en haine des chrétiens (ou plutôt parce qu'il protégeait toutes les religions), Julien voulut rebâtir le temple des Juifs; mais il n'en put venir à bout, vu qu'un feu miraculeux brûla les ouvriers qui y travaillèrent. Enfin, lorsqu'il faisait la guerre aux Perses, il fut tué par une main invisible. Calixte, Pierre Wialbrugt et Jacques de Voragine disent que ce coup fut porté par le Diable, et que Julien périt de la griffe même de celui qu'il avait adoré[190]… Mais cette accusation, odieusement intentée contre le Diable, tombe d'elle-même, parce qu'elle est dénuée de preuves. Et Jacques de Voragine, qui l'admet ici, la rejette ailleurs, par cet esprit de contradiction si ordinaire dans les théologiens.

[189] Jacobus de Voragine, ibidem. Leg. 120.

[190] Calixtus, in historiâ tripartitâ. Petrus Wialbrugt, de morte apostatarum, cap. 19. Jacobus de Voragine, eadem, leg. 120. La citation de Pierre Wialbrugt n'est point garantie; elle a été donnée à l'auteur par un ex-R. P. jésuite.

Voici enfin la véritable et miraculeuse mort de Julien l'apostat. Saint Basile, étant allé de nuit visiter le tombeau de saint Mercure, n'y trouva plus les armes de ce vaillant martyr de Jésus-Christ (car ce Mercure-là avait été soldat). Basile, pensant qu'on les avait volées, se disposait à sortir, lorsqu'il eut une extase, où il vit sainte Marie entourée d'anges et de vierges. Elle était assise sur un trône, et disait:—Appelez-moi sur-le-champ Mercure, et dites-lui qu'il aille tuer l'empereur Julien, pour les blasphèmes qu'il ne cesse de proférer contre moi et contre mon fils[191]. Saint Mercure parut aussitôt, revêtu de ses armes, et prêt à remplir sa commission[192]

[191] Vocate mihi citò Mercurium, qui Julianum apostatam occidat, qui me et filium meum superbè blasphemat. Leg. 30. Jacobi de Voragine.

[192] Amphiloque et la chronique d'Alexandrie disent encore que saint Mercure, étant parti bien vite, revint au bout d'un peu de temps, et s'écria: «Julien est percé à mort comme vous me l'avez commandé.»

Saint Basile, sortant alors de son extase, alla de nouveau visiter le tombeau de saint Mercure, et l'ouvrit: le corps avait aussi disparu. Le gardien de l'église l'assura que personne n'y était entré, et que les choses étaient encore à leur place au commencement de la nuit… Et ce qui prouve, plus que tout le reste, la vérité de ce miracle, c'est que le lendemain on retrouva les armes où elles avaient habitude d'être, le corps dans le cercueil, et la lance du saint tout ensanglantée. Alors saint Basile publia la mort du tyran… En effet, peu de jours après, un messager arriva, qui apprit la défaite de l'armée et la fin malheureuse de l'empereur, tué par un soldat inconnu[193]

[193] Amphiloch. in vitâ S. Basilii. Chronic. Alex. Sozomen. Hist. ecclesiast., lib. VI, cap. 2. Fulbertus, in sermone de Deiparâ. Cæsarius Heisterb., lib. VIII, cap. 52. Jacobi de Voragine, auctâ à Claudio à Rotâ. Leg. 30. Mathæi Tympii præmia virtut. christian., etc. On n'a pris que la crème de tous ces bons et braves historiens, si tant est qu'ils aient jamais rien écrit d'historique.

Ne se pourrait-il pas que le général qui trahissait Julien, ou quelques amis de ceux qui désiraient la mort de ce tyran, eussent rempli ici le rôle du diable, ou plutôt de saint Mercure?…

CHAPITRE XV.
LE DÉMON BIENFAISANT.—PETIT ROMAN[194].

Tu benè si quid facias, non meminisse fas est.

Ausone.

De ce brave démon respectons la mémoire,
Puisqu'il a fait le bien, sans y chercher de gloire.

[194] Ex Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, de Dæm., cap. 37.

Un honnête soldat, nommé Évrard[195], étant tombé dangereusement malade, on fut obligé de lui ouvrir le crâne, parce qu'on plaçait dans le cerveau la cause de sa maladie. Mais les chirurgiens opérèrent si mal, que le soldat ne guérit point, et que des accès de démence vinrent encore se joindre aux souffrances qu'il endurait. Il avait une jeune épouse, qu'il chérissait tendrement, avant la malheureuse opération; depuis qu'il était devenu fou, ses sentimens d'amour avaient fait place à une haine si prononcée, qu'il ne pouvait plus ni la voir ni l'entendre.

[195] Miles quidam honestus, Everhardus nomine… La chose se passe dans le onzième siècle; le soldat est Lombard, comme on le verra plus loin.

Pendant que la jeune femme se désolait, le Diable se présenta, sous une forme humaine, au pied du lit où gisait le malade.—Évrard, lui dit-il, veux-tu te séparer de ton épouse?—Rien ne me ferait plus de plaisir, répondit le soldat.—Eh bien! ajouta le Diable, lève-toi; je te vais conduire à Rome; nous parlerons au pape, et tu pourras divorcer en bonnes formes.

Là-dessus, le Diable conduisit Évrard à Rome, le présenta au pape, qui se trouvait alors au milieu de ses cardinaux, et parla si éloquemment pour son protégé, qu'il obtint une bulle pontificale, par laquelle le soldat avait plein pouvoir de divorcer avec sa femme, quand bon lui semblerait. Évrard s'abandonna à des transports de joie, en recevant la pancarte, qu'il regardait comme l'instrument de sa liberté et de son bonheur.

—A présent que tes désirs sont satisfaits, lui dit le Diable, veux-tu que je te transporte à Jérusalem où ton sauveur a été crucifié? Je te ferai voir son sépulcre, et tous les saints lieux que les chrétiens souhaitent si ardemment de visiter… Le soldat, que les grandes complaisances de son protecteur jetaient dans l'embarras, reconnut alors qu'il avait affaire avec le Diable. Il ne s'en effraya pourtant point, et accepta cette proposition.

Le Diable enleva donc son compagnon, franchit les airs d'un vol rapide; et, après avoir traversé la mer en peu d'instans, il le déposa dans la basilique du saint sépulcre, le conduisit à tous les saints lieux, où il fit ses oraisons, et lui demanda ensuite s'il voulait voir le sultan Saladin. Évrard répondit que cela lui ferait plaisir; et, aussitôt son conducteur le porta au milieu du camp des Sarrazins. Là, il vit à son aise, et sans être vu, le sultan, les princes de sa famille, ses généraux et ses armées.

—Veux-tu maintenant retourner dans ton pays, lui dit le Diable?—Volontiers, répondit Évrard, je ne dois pas vous empêcher de vaquer plus long-temps à vos affaires… Au même instant, les deux voyageurs se trouvèrent en Lombardie.

Ils s'étaient arrêtés au coin d'un bois.—Lève les yeux, dit le Diable à son compagnon; tu aperçois, à deux cents pas de nous, un bon homme monté sur un âne, qui entre déjà dans la forêt. C'est un paysan de ton village; il vient de recevoir quelque argent, qu'il croit porter dans sa famille. Mais des voleurs l'attendent dans l'épaisseur du taillis, et vont l'assassiner… Veux-tu que je coure à son aide?—Ah! je vous en supplie, s'écria Évrard, et… Le Diable était déjà dans la forêt, tordant le cou aux brigands, et mettant le bon homme dans un chemin plus sûr…

Après cette généreuse expédition, le soldat fut reporté chez lui, jouissant dès lors d'une parfaite santé, tant dans le corps que dans l'esprit. Le paysan, qui s'était vu si miraculeusement tiré des griffes des voleurs, arriva aussi sur l'entrefaite. Le Diable leur fit ses adieux, et s'arracha à leur reconnaissance, ne demandant pour prix de ses services, que d'occuper quelquefois leurs bons souvenirs.

Il n'est pas besoin de dire que le soldat Évrard reprit, avec son bon sens, toute la tendresse qu'il avait pour sa femme, avant sa folie, et qu'il ne songea pas à profiter de la bulle, qui lui permettait le divorce.

Avec un lecteur judicieux, de pareils traits n'ont pas besoin de commentaire.

CHAPITRE XVI.
LE CONSEIL INFERNAL—CONTE NOIR[196].

Ultima cælestum terras Astræa reliquit.

Ovide.

La justice a quitté les mortels trop pervers.
Hélas! à notre honte, on la trouve aux enfers.

[196] Ex Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. 4.

Il y avait, auprès de Tolède, dans une caverne profonde, une école de nécromancie, qui fut fermée sous le règne de Ferdinand V. Dans le douzième siècle, cette école était fréquentée par des jeunes gens de tous les pays. Quelques Normands, ayant entendu raconter à leur maître des choses prodigieuses sur les apparitions, le prièrent de leur faire voir quelques scènes infernales. Le professeur de nécromancie fit tous ses efforts, pour éteindre dans ses élèves un désir trop dangereux; mais, comme ils persistaient dans leur demande, il les conduisit un jour dans un champ écarté. Là, il traça un grand cercle sur la terre, fit entrer ses écoliers dans cette enceinte protectrice, et leur recommanda d'y rester immobiles, s'ils ne voulaient pas être emportés par le Diable. Il les avertit encore de ne rien prendre des démons, et de ne leur rien donner. Après cela il se retira à l'écart et fit les évocations.

Bientôt, une troupe de diables paraît autour du cercle. Ils étaient vêtus d'un costume militaire, et portaient des armes bien travaillées. Ils firent d'abord plusieurs exercices devant les jeunes Normands; ensuite ils coururent sur eux, la lance en arrêt et l'épée au poing, pour les épouvanter et les faire sortir du cercle. Les apprentis-nécromanciens s'effrayèrent d'abord; mais leur esprit se rassura, quand ils s'aperçurent que la pointe des armes ennemies ne dépassait pas la ligne tracée par leur maître, et qu'ils étaient en sûreté dans le rond magique.

Les démons s'éloignèrent alors; et ils reparurent au bout d'un instant, sous des figures de jeunes filles extrêmement belles. Ils firent dans ce déguisement une espèce d'entrée de ballet; ils formèrent des danses gracieuses, et cherchèrent à attirer les jeunes gens, par des postures séduisantes et lascives.

Une de ces jeunes filles, la plus belle de toutes, remarqua parmi les écoliers le plus aimable, et s'avança vers lui, en dansant avec une légèreté merveilleuse. Quand elle fut auprès du cercle, elle lui présenta un anneau de grand prix, et l'engagea, par toutes les séductions imaginables, à prendre de l'amour pour elle. Le jeune homme séduit avança la main hors du cercle, pour prendre l'anneau qu'on lui offrait. La belle fille l'attire aussitôt à elle, lui jette les bras au cou et l'emporte par les airs. Toute la troupe déguisée s'envole en même temps.

Les disciples du nécromancien poussent alors de grands cris. Leur maître arrive. On lui conte ce qui vient de se passer.—Je n'en suis point la cause, dit-il; vous avez voulu voir les démons; je vous avais prévenu du péril… Votre camarade ne sortira pas de leurs mains.

Il est probable que la vue du Diable, et la connaissance qu'ils venaient d'avoir de son pouvoir immense, ne rendirent pas ces jeunes gens meilleurs chrétiens; car ils répondirent à leur maître:—Arrangez-vous comme vous voudrez; mais si vous ne nous rendez pas notre camarade, nous allons vous tuer…

Le nécromancien aurait pu faire étrangler par le Diable ces élèves impudens, qui osaient le menacer de la mort; mais une peur trop subite dérange souvent les idées. Il trembla donc pour sa vie, et considérant que les Normands sont gens de mauvaise tête, il répliqua:—Attendez au moins quelques instans; je vais travailler à ranimer le défunt.

Aussitôt donc, il évoqua le prince des démons, lui représenta qu'il l'avait toujours bien servi, et le pria de rendre aux écoliers irrités le camarade dont ils voulaient venger la perte. Le chef des diables, touché de compassion, répondit:—Demain, j'assemblerai pour cela un concile[197] où tu assisteras, et je tâcherai de te satisfaire.

[197] Le latin porte concilium

Le lendemain, le chef des démons réunit les plus habiles gens de ses états, et demanda pourquoi on avait enlevé l'écolier que réclamait le professeur de nécromancie? Un démon répliqua:—Seigneur, en emportant ce jeune homme, je n'ai fait ni injustice, ni violence. Il a désobéi à son maître, en dépassant le cercle où il était en sûreté…

Après qu'on eut disputé quelque temps sur cette question, le prince de l'enfer dit à un autre démon, qui siégeait près de lui:—Olivier, vous êtes plus versé que nous dans la jurisprudence; et vous rendez la justice, sans avoir égard aux personnes; prononcez donc sur cette cause importante[198].

[198] Olivere, semper curialis fuisti; contrà justitiam personam non accipis; solve quæstionem hujus litis, etc.

Le démon Olivier répondit:—Je pense qu'il faut rendre ce jeune homme à son maître; car la situation de ce vieillard est vraiment pénible… Le croira-t-on parmi les mortels? cet avis plein de modération emporta tous les suffrages; on permit à l'écolier de retourner sur la terre; on apaisa le courroux des autres élèves; on sauva de leur fureur le maître de nécromancie; et tout cela fut l'ouvrage d'un conseil de démons. Mais le jeune Normand venait de voir l'enfer, et il n'avait pas envie d'y revenir. C'est pourquoi il entra dans un monastère de Cîteaux.

CHAPITRE XVII.
DE CEUX QUI NOUS ONT RAPPORTÉ DES NOUVELLES DE L'ENFER.

Fabula nullius veneris, sine pondere et arte
Validiùs oblectat populum…

Horace.

Un conte absurde, informe, hasardé par des sots,
Est toujours sûr de plaire, et trouve ses dévots.

—Quoiqu'on lise dans la Bible que nul mortel n'est revenu des enfers[199], nous apprenons cependant, par le témoignage des pieux théologiens, que plusieurs personnes dignes de foi ont fait ce voyage en chair et en os, pour nous en rapporter des nouvelles. De ce nombre est un bon religieux anglais, dont l'histoire a été écrite par un moine dévotieux, par Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluni, et par Denys le chartreux[200].

[199] Sapientiæ, cap. 2.

[200] Petri venerabilis, de miracul.; et Dyonisii carthusiani, de quatuor novissimis, art. 47.

Ce voyageur privilégié parle, comme dans les romans, à la première personne. «J'avais saint Nicolas pour conducteur, dit-il; il me fit parcourir un chemin plat, jusqu'à un espace immense, horrible, peuplé de défunts qu'on tourmentait de mille manières affreuses. On me dit que ces gens-là n'étaient pas damnés, que leur supplice finirait avec le temps, et que je voyais le purgatoire. Je ne m'attendais pas à le trouver si rude; tous ces malheureux pleuraient à chaudes larmes, et poussaient de grands gémissemens. Les uns brûlaient dans un feu violent; les autres se baignaient dans des chaudières de soufre, de poix, de plomb et d'autres métaux, qui bouillonnaient vigoureusement et ne puaient pas moins. Les démons faisaient frire ceux-ci dans une poêle, et des serpens venimeux mordaient ceux-là avec de longues dents. Depuis que j'ai vu toutes ces choses, je sais bien que si j'avais quelque parent dans le purgatoire, je vendrais ma chemise, et je souffrirais mille morts pour l'en tirer.

»Un peu plus loin, j'aperçus une grande vallée où coulait un épouvantable fleuve de feu, qui s'élevait en tourbillons à une hauteur énorme. Au bord de ce fleuve il faisait un froid si glacial, qu'il est impossible de s'en faire une idée. Saint-Nicolas m'y conduisit, et me fit remarquer les patiens qui s'y trouvaient, en me disant que c'était encore le purgatoire.

»En pénétrant plus avant, nous arrivâmes en enfer. C'était un champ aride couvert d'épaisses ténèbres, coupé de ruisseaux de soufre bouillant, comme on le présume bien. On ne pouvait y faire un pas sans marcher sur des insectes hideux, difformes, extrêmement gros, et jetant du feu par les narines. Ils étaient là pour le supplice des pécheurs, qu'ils tourmentaient de concert avec les démons. Ceux-ci, avec des crochets de fer ardent, happaient les âmes pénitentes et les jetaient dans des chaudières, où ces pauvres âmes se fondaient avec les matières liquides. Après cela on leur rendait leur forme pour de nouvelles tortures.

»Ces tortures se faisaient en bon ordre, avec une variété infinie et une vitesse surprenante. Il est vrai que chacun était tourmenté selon ses crimes; les sodomites, par exemple, étaient obligés de se joindre charnellement, et d'une manière conforme à leurs anciens goûts, avec de grands monstres brûlans, à la mine épouvantable.

»Plus loin je remarquai, dans des bains chauds et dans des fournaises ardentes, les prieurs de moines qui expiaient leur intolérance, leur hypocrisie, et le peu de soin qu'ils avaient pris de leur troupeau. J'aperçus des religieux à qui les démons faisaient avaler des charbons, parce qu'ils avaient mangé des pommes et des prunes avec un sentiment de volupté damnable[201].

[201] On sait qu'un dévot doit tout manger en rechignant et trouver mauvaises les meilleures choses du monde. Quant aux religieux en question, on pourrait dire la niaiserie si connue qu'ils étaient en enfer pour des prunes.

»Je vis aussi des évêques cruellement punis, pour avoir mal gouverné leurs ouailles et abandonné leur diocèse à des vicaires. Je remarquai plusieurs prêtres impudiques; il y en avait peu dans le purgatoire, mais beaucoup en enfer. Je n'en fus point surpris, vu le grand nombre de fornications qu'ils commettent[202]. J'y vis encore des religieux. Les uns expiaient de grands crimes; les autres souffraient des tourmens, temporels à la vérité, en punition de ce qu'ils avaient été trop soigneux de la propreté de leurs mains, et qu'ils avaient perdu un temps précieux à rogner leurs ongles. Les abbés et les abbesses, qui avaient eu des amours sensuelles, n'étaient pas non plus épargnés. Je remarquai même, dans ces lieux de souffrance, un roi puissant, alors bien rapetissé; et à ma grande surprise, je reconnus, entre les griffes des Diables, un saint évêque dont les reliques faisaient des miracles…[203]. Après plusieurs spectacles aussi terribles je revins dans ma cellule, et je rentrai dans mon lit.»

[202] Pauci sacerdotes in purgatorii pænis, respectu eorum qui ubique terrarum Castimoniam polluant… Sed penè omnes æternaliter damnantur. (Dyonisii carth.) Le clergé était alors bien plus corrompu qu'aujourd'hui.

[203] Episcopum quemdam, qui fuerat religiosus et devotus… per quem etiam Dominus post mortem ipsius fecit quædam miracula; et tamen in pœnis adhuc fuit, etc. (Dyonisii carthus., art. 47, de purgat. et inferno).

—Un certain Bertholde, étant allé aux enfers, y trouva quarante et un évêques, qu'on faisait geler et bouillir tour à tour. Les plus tourmentés appelèrent Bertholde:—Recommandez à nos amis, lui dirent-ils, d'offrir pour nous le saint sacrifice… Bertholde le promit; et vit un peu plus loin l'âme du roi Charles-le-Chauve, qui était rongée par les vers.—Priez l'archevêque Hincmar de me soulager dans mes maux, dit Charles à Bertholde.—Volontiers, répondit celui-ci. Un peu plus loin, il vit l'évêque Jessé, que quatre Diables plongeaient alternativement dans un pot de poix bouillante et dans un puits d'eau glacée.—Ami, priez le clergé de s'intéresser à moi, dit-il à Bertholde.—Le bon homme s'en chargea; et, après avoir vu divers autres pécheurs qui se recommandèrent pareillement aux prières des fidèles, il revint sur la terre. Il s'acquitta de toutes ses petites commissions; on pria pour les patiens, et les patiens, dit-on, furent soulagés[204].

[204] Hincmari archiep. Epist., tom. II, pag. 806.

—Saint Patrice, primat d'Irlande, avait à faire à de si mauvais sujets, que les prodiges, les miracles réitérés, les menaces de l'enfer, les promesses d'un paradis plein de délices ne pouvaient les convertir à la foi. Pour toutes raisons, quand saint Patrice se mettait à les prêcher, les Irlandais avaient l'impiété de répondre:—Nous ne vous croirons, que si vous nous faites voir les joies du paradis et les tourmens de l'enfer.

Saint Patrice pria, et le seigneur lui fit voir un trou par lequel on entrait en purgatoire. Quelques-uns furent assez hardis pour y pénétrer, particulièrement un soldat, nommé Agneïus ou Egneïus. A peine y eut-il mis le pied, que les démons voulurent le jeter au feu, selon qu'ils en usent ordinairement envers les nouveaux venus. Il se tira de ce danger par un signe de croix. Alors les démons le conduisirent dans un grand champ, qu'un docteur extatique appelle la vallée de Misère. Cette vallée était pavée d'hommes et de femmes nues, fichées ventre à terre sur le sol, avec de grands clous au derrière. Des bandes de Diables couraient sur le dos de ces pauvres gens, et leur donnaient de temps en temps la discipline.

Après cela, Egneïus ou Agneïus entra dans une autre vallée, plus misérable encore, où se trouvaient des pécheurs, que d'énormes dragons dévoraient continuellement, sans les rendre plus maigres, comme faisait autrefois le vautour de Prométhée. D'autres avaient des serpens autour du corps, et ces serpens cherchaient à leur déchirer le cœur. Plusieurs étaient couchés sur le dos, portant chacun sur leur poitrine un grand crapaud qui ouvrait la gueule pour les avaler. Un crapaud qui avale un homme est quelque chose de bien monstrueux; aussi ceux-là, qu'un crapaud se disposait à avaler, poussaient-ils de grands cris d'effroi, en même temps qu'ils sanglotaient de douleur, en recevant le fouet de la main du Diable. Il paraît qu'on fustige aux enfers comme dans les couvens, car ce supplice est souvent rapporté dans les relations infernales des bons moines.

Au partir de là, on conduisit Agneïus ou Egneïus dans un troisième département. Là il vit une multitude de personnes de tout âge et de tout sexe que l'on fouettait encore, et qui souffraient à la fois les rigueurs de la gelée et les horreurs du feu. Ceux-là étaient si bien garnis de clous enfoncés dans leur chair, qu'on eût difficilement trouvé à placer une tête d'épingle sur tout leur corps.

Agneïus ou Egneïus entra ensuite dans la quatrième vallée, qui était celle des pendus. Les uns l'étaient par les pieds, les autres par les mains, ceux-ci par les cheveux, ceux-là par les oreilles, d'autres par le nez, quelques femmes par les mamelles, quelques hommes par les parties que la pudeur empêche de nommer; et tous avec des chaînes de fer, au milieu des tourbillons enflammés.

On en voyait aussi quelques-uns qui étaient au croc, au-dessus d'un bon brasier bien ardent. D'autres rôtissaient sur le gril; d'autres dans la poêle à frire; d'autres à la broche; d'autres enfin buvaient continuellement du plomb et des métaux fondus. Tous ces malheureux poussaient des cris effroyables. Après avoir vu encore d'autres horreurs, le soldat Egneïus ou Agneïus se trouva sur les bords d'un fleuve enflammé. On ne pouvait le traverser que sur un pont glissant comme du cristal, et pas plus large que le tranchant d'un rasoir. Agneïus ou Egneïus s'y hasarda en faisant le signe de la croix, et à mesure qu'il avança, il trouva le pont plus large. En arrivant à l'autre bord du fleuve, il fut tout surpris de se voir dans le séjour des élus.

La relation, si abondante sur ce qui se passe en enfer, ne dit rien de ce qu'il vit dans le ciel. Ce qui prouve bien que les auteurs de tous ces exécrables contes, ne voulaient fonder que sur la terreur le culte du Dieu de clémence. Il n'est pas besoin de dire qu'Agneïus ou Egneïus se purgea, dans le purgatoire, de ses habitudes vicieuses[205], qu'il revint sur la terre, et qu'il s'y comporta saintement[206].

[205] Rendez à César ce qui appartient à César. Ce misérable jeu de mots est la propriété de Denis le chartreux.

[206] Dyonisii carthusiani, de quatuor novissimis, art. 48.

—Un moine du neuvième siècle, nommé Vétin ou Guétin, fut conduit par un ange dans les enfers. Il y remarqua divers supplices tout-à-fait admirables. Il vit, à sa grande surprise, des prélats et des prêtres fornicateurs, attachés à de grandes potences et brûlés à petit feu, avec les femmes qui avaient été leurs complices dans le péché. Il reconnut, dans des boîtes de plomb, des moines qui avaient été assez impies pour s'approprier l'argent de leur communauté. Il aperçut en purgatoire le grand empereur Charlemagne. Après avoir tout bien examiné, il demanda à l'ange quel était le plus grand crime aux yeux de Dieu. L'ange lui répondit, en le reconduisant dans sa cellule, que c'était la sodomie. Vétin le répéta à ses confrères les moines, quand il les revit, et mourut en racontant les aventures de son voyage[207].

[207] Sæcul. IV. Benedict. part. I. Visio Vetini seu Guetini. Voyez le Dictionnaire infernal aux mots Enfer, Miracles, Visions, etc.

—Le landgrave de Thuringe venait de mourir. Il laissait après lui deux fils à peu près du même âge, Louis et Herman. Louis, qui était l'aîné et le plus religieux (puisqu'il mourut dans la première croisade), publia cet édit, après les funérailles de son père:—Si quelqu'un peut m'apporter des nouvelles certaines sur l'état où se trouve maintenant l'âme de mon père, je lui donnerai une bonne ferme…

Un pauvre soldat, ayant entendu parler de cette promesse, alla trouver son frère qui passait pour un clerc distingué, et qui avait exercé pendant quelque temps la nécromancie. Il chercha à le séduire par l'espoir de la ferme qu'ils partageraient amicalement.—J'ai quelquefois évoqué le Diable, répondit le clerc, et j'en ai tiré ce que j'ai voulu; mais le métier de nécromancien devient trop dangereux, et il y a long-temps que j'y ai renoncé.

Cependant l'idée de devenir riche surmonta les scrupules du clerc; il appela le Diable, qui parut aussitôt et qui demanda ce qu'on lui voulait.—Je suis tout honteux de t'avoir abandonné depuis tant de temps, répondit le nécromancien; mais il vaut mieux tard que jamais, je reviens à toi. Indique-moi, je te prie, où est l'âme du landgrave mon ancien maître?—Si tu veux venir avec moi, dit le Diable, je te la montrerai.—J'irais bien, répondit le clerc, mais je crains trop de n'en pas revenir.—Je te jure par le Très-Haut, et par ses décrets formidables, dit le démon, que, si tu te fies à moi, je te conduirai sans méchef auprès du landgrave, et que je te ramènerai ici sans égratignure[208]

[208] Juro tibi per altissimum, et per tremendum ejus judicium, quià si fidei meæ te commiseris, etc.

Le nécromancien, rassuré par un serment aussi solennel, monta sur les épaules du démon, qui prit aussitôt son vol, et le conduisit à l'entrée de l'enfer. Le clerc eut le courage de considérer à la porte ce qui s'y passait, mais il n'eut pas la force d'y entrer. Il n'aperçut qu'un pays horrible, et des damnés tourmentés de mille manières. Il remarqua surtout un grand diable, d'un aspect effroyable, assis sur l'ouverture d'un puits, qui était fermé d'un large couvercle; et ce spectacle le fit trembler. Cependant le grand Diable cria au démon qui portait le clerc:—Que portes-tu là sur tes épaules; viens ici que je te décharge!—Non, répondit le démon; celui que je porte est un de nos amis; je lui ai juré par votre vertu, que je ne lui causerais aucun mal; et je lui ai promis que vous auriez la bonté de lui faire voir l'âme du landgrave son ancien maître, afin qu'à son retour dans le monde, il publie partout votre grande puissance.

Le grand Diable, plein de respect pour les sermens, ouvrit alors son puits, et sonna du cornet à bouquin[209], avec tant de vigueur et de force, que la foudre et les tremblemens de terre ne seraient qu'une musique fort douce en comparaison. En même temps, le puits vomit des torrens de soufre enflammé, et au bout d'une longue heure l'âme du landgrave, qui remontait du gouffre au milieu des tourbillons étincelans, montra sa tête au-dessus du trou, et dit au clerc:—Tu vois devant toi ce malheureux prince, qui fut autrefois ton maître, et qui voudrait maintenant n'être jamais né…

[209] Buccinavit tam validè…

Le clerc répondit:—Votre fils est curieux de savoir ce que vous faites ici, et s'il peut vous aider en quelque chose?—Tu sais où j'en suis, reprit l'âme du landgrave, je n'ai plus guère d'espérance; cependant, si mes fils veulent rendre aux églises certaines possessions que je te vais nommer, et qui m'appartenaient injustement, ils me soulageront bien. Le clerc répondit:—Seigneur, vos fils ne me croiront pas.—Je vais te dire un secret, répliqua le landgrave, qui n'est connu que de moi et de mes fils.

En même temps, il nomma les possessions qu'il fallait rendre, les églises à qui il fallait les restituer, et il donna le secret qui devait prouver la véracité du clerc.

Après cela, l'âme du landgrave rentra dans le gouffre, le puits se referma, et le nécromancien revint dans la Thuringe, monté sur son démon. Mais, à son retour de l'enfer, il était si défait et si pâle, qu'on avait peine à le reconnaître. Il raconta aux princes de Thuringe ce qu'il avait vu et entendu; et cependant il ne voulurent point consentir à restituer les possessions que leur père les priait de rendre aux églises. Seulement le landgrave Louis dit au clerc:—Je reconnais que tu as vu mon père et que tu ne me trompes point, aussi te vais-je donner la récompense que j'ai promise.—Gardez votre ferme pour vous, répondit le clerc; moi je vais songer à mon salut. En effet, il se fit moine de Cîteaux[210].

[210] Césarius, moine d'Heisterbach, de l'ordre de Cîteaux. Miracles illustres, liv. 1er, chap. 34.

—Voici encore une histoire bien véritable, dit le P. Angelin de Gaza; elle est rapportée par le savant Maillard. Un saint homme, étant allé aux enfers, en visita l'infirmerie. Entre autres malades, il remarqua un prince infernal des mieux encornés[211]. Il était couché sur un matelas d'airain chauffé par le feu; son oreiller, qui était de fer rouge, se trouvait rempli de charbons enflammés en guise de plumes; sa couverture était un tissu de soufre bouillant. Il était entouré de démons à longues queues, qui lui apportaient des bouillons de poix fondue et bien chaude, et des clystères de même liqueur. On lui donnait aussi des fricassées de hiboux et de crapauds, dont il ne voulait point; et les médecins disaient que la maladie serait longue, quand on chassa le saint homme de l'infirmerie[212]

[211] Deque cornutissimis…

[212] Angelini Gazæi pia hilaria, post conciones quadr. Maillardi.

—Un soldat, nommé Tondal, fut conduit par un ange dans les enfers. Il vit et sentit les tourmens qu'on y éprouve; et son récit est d'autant plus digne de foi, qu'il parle d'après sa propre expérience: experto crede Roberto.

L'ange le conduisit dans un grand pays ténébreux, couvert de charbons ardens. Le ciel de ce pays était une immense plaque de fer brûlant, qui avait neuf pieds d'épaisseur. Il vit d'abord le supplice de plusieurs âmes, qu'on mettait dans des pots bien fermés, et qu'on faisait fondre comme du beurre.

Après cela, il arriva au pied d'une haute montagne, chargée de neige et de glaçons sur le flanc droit, couverte de flammes et de soufre bouillant sur le flanc gauche. Les âmes qui s'y trouvaient passaient alternativement des bains chauds aux bains glacés, et sortaient de la neige pour entrer dans la chaudière enflammée. Les démons de cette montagne avaient des fourches de fer et des tridens rougis au feu, avec lesquels ils emportaient les âmes d'un lieu à l'autre.

Tondal vit ensuite une grande multitude de pécheurs et de pécheresses, plongés jusqu'au cou dans un lac de poix et de soufre fondus. Un peu plus loin, il se trouva devant une bête terrible, d'une grandeur extraordinaire. Cette bête se nommait l'Acheron[213]. Elle vomissait des flammes et puait considérablement. On entendait dans son ventre des cris et des hurlemens d'hommes et de femmes. L'ange, qui avait sans doute ordre de donner à Tondal une petite leçon, se retira à l'écart, sans que ce soldat s'en aperçût, et le laissa seul devant la bête. Aussitôt une meute de démons se précipita avidement sur Tondal, le saisit, et le jeta dans la gueule de la grosse bête, qui l'avala comme une lentille.

[213] Quæ Achæron appellabatur…

Il est impossible d'exprimer tout ce qu'il souffrit dans le ventre de ce monstre. Il s'y trouva dans une compagnie extrêmement triste, composée d'hommes, de femmes, de chiens, d'ours, de lions, de serpens, et d'une foule d'autres animaux inconnus, qui mordaient cruellement les âmes, et n'épargnèrent point le malheureux voyageur. Il y reçut encore le fouet, de la main des démons. Il y éprouva assez long-temps les horreurs d'un grand froid, la puanteur du soufre brûlé, ainsi que d'autres désagrémens, dont le détail serait trop long.

L'ange vint enfin le tirer de là, et lui dit:—Tu viens d'expier tes petites fautes d'habitude. Mais tu as autrefois volé une vache à un bon paysan, ton compère: la voilà cette vache. Tu vas la conduire de l'autre côté du lac qui est devant nous… Tondal vit en même-temps une vache indomptée à quelque pas de lui, et il se trouva sur le bord d'un étang bourbeux, qui agitait ses flots avec fracas. On ne pouvait le traverser que sur un pont si étroit, qu'un homme en occupait toute la largeur avec ses deux pieds.

—Hélas! dit en pleurant le pauvre soldat, comment pourrai-je traverser, avec une vache, ce pont où je n'oserais me hasarder seul?—Il le faut, répliqua l'ange… Alors Tondal, après bien des peines, saisit la vache par les cornes, et s'efforça de la conduire au pont. Mais il fut obligé de la traîner; car lorsque la vache était debout, en disposition de faire un pas, le soldat tombait de sa hauteur; et quand le soldat se relevait, la vache s'abattait pareillement. Ce ne fut donc qu'en tombant et se relevant tour à tour, en se traînant l'un l'autre, en suant à grosses gouttes, et en divertissant les démons, que l'homme et la vache arrivèrent au milieu du pont.

Alors Tondal se trouva nez à nez avec un autre homme qui passait le pont comme lui. Il était chargé de gerbes, qu'il avait eu la mauvaise foi de ne pas payer à son curé, et qu'il était condamné de porter à l'autre bord du lac. Il pria le soldat de lui livrer passage; et Tondal le conjura de ne pas l'empêcher de finir une pénitence qui lui avait déjà tant donné de peines. Mais personne ne voulut reculer; et après qu'ils se furent disputés assez long-temps, ils s'aperçurent tous deux, à leur grande surprise, qu'ils avaient traversé le pont tout entier, sans faire un pas… L'ange conduisit alors Tondal dans d'autres lieux plus intéressans, mais non moins horribles, et le ramena ensuite dans son lit. Il se leva, et se conduisit depuis en bon et benoît chrétien[214].

[214] Dyonisii carthusiani, art. 49.—Hæc prolixiùs describuntur in libello qui visio Tondali nuncupatur.

—Ce chapitre serait immense, si l'on avait analysé ici tous les voyages aux enfers que les dévots admettent comme authentiques. Mais on y trouve partout de si horribles détails, que l'on craint déjà d'en avoir fatigué le lecteur. Celui qui a les nerfs à toute épreuve, et qui désire connaître des choses mille fois plus affreuses que les supplices de l'inquisition, peut chercher des sentimens d'horreur dans le quatrième livre des révélations de sainte Brigitte, pourvu qu'il lise le latin.

Quelques personnes se félicitent sans doute de vivre dans un siècle où l'on ne donne plus pour la vérité des monstruosités comme celles qu'on vient de voir, (quoique bien adoucies dans la traduction); que ces personnes lisent, si elles en ont le courage, les révélations de sœur Nativité, qui viennent de paraître, avec le plus grand succès, chez les dévots, en trois forts volumes. On y trouvera des absurdités dignes du treizième siècle, et des impudences incompréhensibles dans le nôtre.

CHAPITRE XVIII.
AVENTURES D'UN ÉCOLIER.—CONTE NOIR.

Omnes una manet nox
Et calcanda semel via lethi…

Horace.

Oui, les lois de la mort sont de terribles lois!
Nous devons tous mourir,… et mourir une fois…
Morimond, plus heureux, et si digne d'envie,
Naquit, vécut, mourut, et revint à la vie.

A la fin du douzième siècle, un certain abbé Morimond fit parler de lui, en quelque sorte, parce que, comme Lazare, il eut l'avantage de mourir deux fois. Voici son histoire. Il faisait ses études à Paris; un esprit obtus, une mémoire à peu près nulle, la niaiserie et l'incapacité la plus complète le rendaient le jouet de ses camarades, qui ne l'appelaient pas autrement que l'idiot.

Comme on n'aime pas à passer pour une bête, quand on apprend à faire de l'esprit, Morimond se désolait, non de sa niaiserie, mais du surnom qu'elle lui attirait.

Un jour qu'il était malade de chagrin, Satan se présenta devant lui, et lui dit:—Si tu veux me rendre hommage, et t'agenouiller devant ma face, je te donnerai plus de science à toi seul, que n'en possèdent tes camarades et tes maîtres tous ensemble… Morimond fut étonné d'une proposition aussi merveilleuse; et sachant, malgré son peu d'esprit, que le Diable seul pouvait lui offrir toutes les sciences sans étude, il répondit:—Tu n'as rien à faire ici, Satan, car je ne serai jamais ton homme; et je ne veux point de toi pour maître; ainsi, va-t'en.

Le Diable, qui sans doute avait pris ce pauvre jeune homme en amitié, ne se retira point d'abord; mais, sans plus mettre de conditions à son bienfait, il ouvrit la main de l'écolier, et lui donna une petite pierre, en lui disant:—Tant que tu tiendras cette pierre dans ta main, tu sauras tout ce qu'un homme peut savoir. Après cela, il disparut.

Morimond serra la pierre entre ses doigts, et tout surpris de se sentir un autre homme, il entra dans la classe, soutint des discussions importantes sur divers sujets, et terrassa tous ses compagnons. Pendant plusieurs semaines, il déploya, de la même manière, une éloquence, un jugement, une finesse d'esprit qui jetèrent tous les auditeurs dans l'admiration. Morimond n'avait confié à personne le secret de la merveilleuse pierre; et nul ne pouvait concevoir par quel miracle il était devenu le plus savant de l'école, après en avoir été le plus idiot.

Mais son trop grand esprit lui donna bientôt une grave maladie, que les médecins jugèrent mortelle. L'approche du jugement suprême fit trembler Morimond. Il appela un confesseur, à qui il avoua comment il avait reçu du Diable une pierre scientifique.—Ah! malheureux, s'écria le prêtre, si vous ne renoncez à la connaissance du Diable, vous n'aurez jamais la connaissance de Dieu… Morimond effrayé jeta aussitôt la pierre, qu'il tenait constamment dans sa main; et en se séparant du talisman infernal, il redevint aussi idiot que jamais; ce qui ne l'empêcha pas de mourir.

Son corps fut mis dans un cercueil, et le cercueil placé au milieu de l'église, où tous les écoliers vinrent chanter des psaumes. Il est hors de doute que le défunt n'avait pas reçu l'absolution; car, pendant qu'on psalmodiait, les démons enlevèrent son âme, et l'emportèrent dans une vallée profonde, noire, épouvantable, remplie de soufre, de fumée et de flammes.

Là, ils se divisèrent en deux bandes, et se mirent à jouer à la balle avec cette pauvre âme, la faisant voler à plusieurs pieds de terre, et la recevant dans leurs griffes, dont les ongles étaient incomparablement plus pointus que des aiguilles. Morimond assura depuis qu'il ne connaissait aucun tourment égal aux douleurs qu'il souffrit, quand les Diables le jetaient en l'air, à perte de vue, et le recevaient sur la pointe de leurs griffes.

Mais enfin le Seigneur eut pitié de lui, et envoya je ne sais trop quelle personne du ciel (c'était cependant quelqu'un de considérable), qui dit aux démons:—Écoutez ce que vous ordonne le Très-Haut: laissez aller cette âme, qui n'est en vos mains que parce que vous l'avez trompée[215]

[215] Miserius illius Dominus misit nescio quam celestem personam, virum magnæ reverentiæ, qui dæmonibus tale nuncium deferebat, etc.

A ces mots, les Diables, inclinant la tête, laissèrent partir l'âme de Morimond, qui rentra dans son corps. Le défunt s'agita aussitôt et sortit du cercueil. Les assistans épouvantés prirent la fuite; mais quand ils entendirent le récit de tout ce qui venait de se passer, ils rendirent grâces à Dieu. L'écolier idiot, sachant ce que c'est que l'enfer[216], se fit moine de Cîteaux, et devint abbé de Morimond.

[216] Césarius pense que les tourmens qu'il éprouva étaient bien les tourmens de l'enfer; parce qu'il n'y a point de démons, mais bien des anges dans le purgatoire. On a vu cependant que Denis le chartreux, St. Patrice, etc., mettent le Diable en purgatoire comme en enfer.

Ce qu'il y a de plus admirable dans tout ceci, c'est que, pendant qu'on le jouait à la balle, Morimond vit la figure de son âme, qui ressemblait, dit-il, à un globe de verre poli, luisant et tout couvert d'yeux. C'est sans doute cette forme qui donna aux démons l'idée d'en faire un ballon. Mais voici une autre merveille: en même temps qu'il était aux enfers, et qu'il voyait son âme, Morimond examinait ce qui se passait autour de son cercueil.—Vous, dit-il à quelques écoliers de ses compagnons, vous avez joué aux dés autour de mon corps mort; vous autres, vous vous êtes pris aux cheveux; et vous, vous avez psalmodié comme il fallait… Au reste, on ne dit pas si l'abbé de Morimond fut plus spirituel après qu'avant sa mort[217].

[217] Cæsarii Heisterbach. de conversione, cap. 32, lib. I. miraculorum.

CHAPITRE XIX.
DE L'ESTIME QU'ON A EUE POUR LES DÉMONS; DES HOMMES QUI LEUR ONT DU LEUR MÉRITE, etc.

Facta ducis vivent, operosaque gloria rerum,
Hæc manet, hæc avidos effugit una rogos.

Ovide.

La gloire qui s'attache à des faits honorables,
Un éloge, appuyé de titres véritables,
Vivra, malgré l'envie et la flamme et le temps;
Car les faits bien prouvés sont des vrais monumens.

—Dans le douzième siècle, on portait en France des vêtemens assez bizarres, mais qui prouvaient, en quelque sorte, un esprit plus riant, une haine moins brutale contre les démons, que dans les siècles précédens et postérieurs. On se plaisait à se vêtir d'étoffes plissées, sur lesquelles on voyait des figures grotesques et de petits Diables de toutes formes, de toutes couleurs, avec des visages enjoués. Les femmes avaient des robes fort longues, qui se terminaient en queue de serpent. Le concile qui se tint à Montpellier, en 1195, trouvant que ces modes insolentes tournaient en ridicule des objets redoutables, défendit sévèrement ces sortes de parures… On pensera sans doute que ces défenses étaient maladroites, puisque la légèreté française suffisait pour changer la mode, et que le décret du concile ne fit qu'en prolonger la durée.

—On a vu peu de vrais grands hommes regarder le Diable comme un sot. L'immortel Érasme fit connaissance avec Thomas Morus d'une façon assez singulière, et qui prouve le bon esprit du chancelier anglais. Morus rencontra un homme qui parlait agréablement, et qui raisonnait très-bien. Après l'avoir entendu quelque temps, il le considéra avec attention, et s'écria:—Ou vous êtes le Diable, ou vous êtes Érasme?… Il se trouva effectivement que c'était Érasme, dont la réputation commençait à s'étendre dans l'Europe.

—Jacques Goyon de Matignon, qui servit Henri III et Henri IV avec tant de fidélité, était un homme du plus rare mérite. Ses envieux, apparemment pour le décrier, disaient que l'esprit, l'habileté, la prudence, le courage n'étaient point naturellement en lui, mais qu'ils lui venaient d'un pacte qu'il avait fait avec le Diable. Il fallait que ce Diable fût une bonne créature, dit Saint-Foix, puisque Matignon donna, dans toutes les occasions, des marques d'un caractère plein de douceur et d'humanité[218].

[218] Histoire de l'ordre du Saint-Esprit. Promotion de 1579, pag. 190.

—On a beaucoup vanté la belle morale de Socrate, la sagesse de sa conduite, l'expérience qu'il avait des choses, cette philosophie qui épura son âme de toutes les passions honteuses, son penchant à la vertu, et cette prudence qui lui faisait prévoir le résultat nécessaire des événemens incertains, qui guidait son choix dans les occasions douteuses, et lui montrait de loin tous les périls. Les anciens, qui trouvaient tant de grandes qualités surhumaines, ne les croyaient pas étrangères à l'essence des démons. Aussi disaient-ils que Socrate avait un démon familier, et Proclus soutient qu'il lui dut toute sa sagesse[219]. Peut-être les hommes trouvaient-ils leur compte à cet arrangement. Ils se consolaient d'être moins vertueux que Socrate, en songeant qu'ils n'avaient pas un appui comme le sien.

[219] Proclus, de animâ et dæmone.

—L'ingénieux Apulée fut accusé de magie, parce que, pauvre et dénué de tout, il épousa une femme extrêmement riche; et qu'on attribuait cette bonne fortune à des charmes surnaturels. Le vrai de la chose, c'est qu'Apulée était jeune et bien fait, et la femme qu'il épousa vieille et laide. Quelques démonomanes regardèrent aussi les métamorphoses de l'âne d'or comme un ouvrage inspiré par le Diable. On alla même jusqu'à dire que, lorsqu'il travaillait, Apulée obligeait sa femme, ou son démon, à lui tenir la chandelle. Quoi qu'il en soit, il y avait de la complaisance dans cette femme, ou dans ce démon.

—L'immortel Agrippa (Henri-Corneille), que ses plus grands ennemis ont regardé comme un prodige[220], et qui fut appelé avec raison le Trismegiste de son temps, ne pouvait passer pour un homme ordinaire dans le quinzième siècle. Aussi on débita qu'il devait tout son génie à un démon familier, qui l'accompagnait sous la figure d'un chien noir. Bénédiction! comme disait Philippe d'Alcrippe, quel digne et bon Diable, ou quel digne et bon chien!

[220] Portentosum ingenium, Paul Jove, dans ses Éloges. Inter clarissima sui sæculi lumina, Jacques Gohory, question 16. Venerandum Dominum Agrippam, litterarum litteratorumque omnium miraculum, et amorem bonorum, Ludwigius, Démonomagie, page 209; cités par G. Naudé, Apologie, chap. 15.

—Le fameux Cardan, à qui l'on accorde une vaste érudition, un esprit subtil, et même du génie, avait un démon familier; et il avoue lui-même, dans ses ouvrages[221], qu'il devait tous ses talens et ses plus heureuses idées à son démon. Or, si Cardan était quelquefois plus simple qu'un enfant, comme dit l'historien De Thou, souvent aussi il paraissait au-dessus de l'homme[222]. Tous nos anciens ne l'ont jugé qu'avec une admiration semblable; et, en faisant l'éloge de Cardan, ils ont fait la part de son démon familier.

[221] Dans le dialogue intitulé Tétim, et dans le traité de Libris propriis, Cardan confesse que son démon familier tient de la nature de Vénus, de celle de Saturne et de celle de Mercure, astrologiquement parlant.

[222] Thuani histor., lib. II.

—Jules César Scaliger, si célèbre par l'immense étendue de sa science, par l'originalité de son génie, par sa supériorité au-dessus des hommes de son siècle, avait également un démon familier, à qui il devait ses plus belles inspirations. Il lui rend lui-même cette justice, dans son Art poétique, livre III, chapitre 26.

—L'abbé Fiard, qui se déchaîne si vertement contre le Diable, lui fait bien souvent plus d'honneur qu'il ne pense. Ce Mesmer, qui opéra, dans le dernier siècle, tant de guérisons surprenantes par le magnétisme, ou plutôt par l'empire qu'il sut prendre sur les imaginations, ce Mesmer qui ne fit que du bien, est mis, par l'abbé Fiard et par quelques autres théologiens de la même force, au nombre des suppôts de Satan. Quel que soit ce Diable, à qui Mesmer dut le bonheur d'être utile à l'humanité, nous ne lui devons que de la reconnaissance.

—Cagliostro est rangé pareillement dans le nombre des favoris de l'enfer, non pour ses fourberies et ses intrigues, mais pour les cures miraculeuses qu'il opéra à Strasbourg, et pour le peu de bienfaits qu'il eut l'adresse de répandre dans ses voyages; bienfaits et miracles, qui ne pouvaient être que l'ouvrage du Diable, comme le prouve judicieusement l'abbé Fiard[223].

[223] Voyez la France trompée par les magiciens et démonolâtres du 18e siècle.

—Quelques démonomanes ont voulu mettre aussi le philosophe Averroès au nombre des magiciens, et lui donner un démon familier. La complaisance de ces messieurs fait honneur au Diable[224]. Mais malheureusement pour le respect que nous devons à leur autorité, Averroès était un épicurien, qui, quoique mahométan pour la forme, ne tenait dans le cœur à aucune religion révélée, et ne croyait pas à l'existence des démons[225].

[224] Averroès, médecin arabe, et le plus grand philosophe de sa nation, naquit à Cordoue, dans le douzième siècle. Il s'acquit une si grande réputation de justice, de vertu et de sagesse, que le roi de Maroc le fit juge de toute la Mauritanie. Il traduisit Aristote en arabe, et composa plusieurs ouvrages sur la philosophie et sur la médecine.

[225] Magiam dæmoniacam pleno ore negarunt Averroes et alii epicurei, qui, una cum saducæis, dæmones esse negarunt. Torreblanca, Délits magiques, liv. II, chap. 5.

—Chicus Œsculanus, qui avança cette hérésie, que la lune est un globe habitable comme le nôtre, avait un démon familier, nommé Floron, de l'ordre des chérubins damnés, qui lui souffla la susdite hérésie et l'aida dans ses travaux.

—Le système de Copernic, que tous les peuples instruits ont adopté, fut condamné, quand il parut, par l'inquisition de Rome, comme une impiété et comme une œuvre du Diable.

—Jean Faust, l'un des inventeurs de l'imprimerie, fut aussi regardé comme hérétique et magicien, en plein commerce avec les démons. On fit des livres sur les merveilles qu'il opéra par ses prestiges, et quelques bons esprits de son siècle l'accusèrent d'avoir fait écrire par le Diable les premières Bibles qu'il imprima. Nos ancêtres faisaient bien peu d'honneur à l'esprit humain, puisqu'ils le croyaient incapable de rien inventer, sans le secours du Diable. Si quelqu'un s'amusait à en faire la recherche, il trouverait probablement toutes les anciennes découvertes qui ont pu causer quelque surprise, attribuées aux habitans de l'empire infernal[226].

[226] Il y a, par exemple, certaines inventions, dont nous ne pouvons nous attribuer l'honneur. Telles sont les poêles à frire, les broches à embrocher, les grils, les marmites, les chaudières, les fourches, les ponts, les disciplines, et autres objets de même acabit, qui sont en usage dans les enfers, depuis que les enfers sont sur pied.

—Roger Bacon parut dans le treizième siècle. C'était un cordelier anglais. Il fut mis en prison comme magicien damnable, parce qu'il étudiait les mathématiques et les autres sciences naturelles. La beauté de son esprit le fit surnommer le docteur admirable. On dit qu'il inventa la poudre. Il était versé dans les beaux-arts, et surpassait tous les moines ses confrères, par l'étendue de ses connaissances et par la subtilité de son esprit. C'est pourquoi on publia qu'il devait sa supériorité aux démons, avec qui il commerçait nuit et jour.

—Pierre d'Apone, l'un des plus célèbres médecins du treizième siècle, se faisait servir par les Diables. Il acquit la connaissance des sept arts libéraux, en quelques leçons que lui donnèrent sept démons familiers. Malheureusement encore pour cette belle histoire, Pierre d'Apone ne croyait pas aux démons.

—Dans des circonstances désespérées, une jeune fille, l'immortelle Jeanne d'Arc, ranima le courage des guerriers français, releva notre gloire ternie, nous sauva de l'esclavage… Elle avait fait des prodiges: on l'accusa d'être sorcière, de commercer avec les démons; et ce fut sous ce prétexte ridicule que la Pucelle fut indignement brûlée, à la honte de Charles VII et des Anglais[227].

[227] Voyez l'Histoire de Jeanne-d'Arc, par M. Lebrun de Charmettes; et l'Histoire de la Magie en France, par M. Jules Garinet.

—Les Templiers furent exterminés comme adorateurs du Diable, avec qui ils commerçaient secrètement, parce que, dans les deux cents ans que leur ordre exista, ils s'étaient couverts de lauriers, et surtout parce qu'ils avaient amassé de grandes richesses. Aussi eut-on bien soin de confisquer leurs biens… Combien d'autres furent traités comme les Templiers et la Pucelle d'Orléans!…

—Le Diable n'est point, aux yeux des bons montagnards de la Suisse, un ennemi malfaisant, ingénieux pour le mal, comme nous le représentent certains hommes éclairés de l'Europe. Il est même assez bonne personne; et on lui fait honneur de plusieurs chefs-d'œuvre qui étonnent l'esprit humain.

Après que l'on a suivi pendant quelque temps la route suspendue qui parcourt la vallée de Schellenen, on arrive à cette œuvre de Satan, que l'on appelle le Pont-du-Diable. Cette construction surprenante est moins merveilleuse encore que le site où elle est placée. Le pont est jeté entre deux montagnes élevées, au-dessus d'un torrent furieux, dont les eaux tombent par cascades sur des rocs brisés, et remplissent l'air de leur fracas et de leur écume[228].—On ne doit pourtant pas s'étonner excessivement de la hardiesse de cet édifice: Denis le chartreux dit que le Diable est grand architecte; Milton ajoute qu'il excelle à bâtir les ponts[229]; et l'abbé Fiard dit qu'il est habile, plein de force et de génie, et grand physicien[230].

[228] Nouveau voyage en Suisse, d'Hélène Maria Williams, tome 1er, chap. 2.

[229] On sait que Satan a bâti un pont, par lequel on communique de l'enfer à la terre. (Paradis perdu.)

[230] La France trompée par les magiciens et démonolâtres du 18e siècle.

—L'Angleterre et l'Écosse étaient autrefois séparées par une grande et fameuse muraille, dont quelques débris ont été jusqu'à ce jour respectés par le temps. Le ciment en est si fort, et les pierres si bien jointes, que les habitans laissent au Diable l'honneur de cette construction; et on ne l'appelle pas autrement que la muraille du Diable.

—Nous ne ferons point ici l'ennuyeuse nomenclature des ouvrages des démons. Il nous suffit de prouver qu'on leur a attribué de grandes choses et accordé de grands talens. Quant aux hommes qui ont dû leur mérite au Diable, le nombre en est immense; et on n'a cité que quelques-uns des plus connus. Qu'on lise un très-succulent et très-docte ouvrage de notre temps: les Précurseurs de l'antéchrist; qu'on s'endorme encore avec les Superstitions et Démonolâtrie des philosophes, etc., imprimés chez Rusand, à Lyon; on apprendra que tous les grands hommes du dernier siècle, tels que Voltaire, Diderot, Holbach, et autres impies, n'étaient purement et simplement que des démons, envoyés par l'enfer pour préparer la venue de l'antéchrist, dont l'heure est proche. Ceux qui ont hanté Voltaire ne se doutaient peut-être pas qu'ils commerçaient avec le Diable. Mais c'est comme cela; et maintenant encore, il y a en France bon nombre de démons, qui y font des choses que la décence et la morale empêchent de nommer.

CHAPITRE XX.
DES AMOURS DES DÉMONS AVEC LES MORTELS.

Quem non mille feræ, quem non Stheneleius hostis
Non potuit Juno vincere vincit amor.

Ovide.

Un monstre, que l'amour soumet à son empire,
Sent amollir son cœur et fait tout pour séduire.
Ne nous dites donc pas qu'un démon l'autre jour,
Étrangla son amante, en lui faisant sa cour.

Dans la mythologie ancienne, les dieux fréquentaient amoureusement les mortelles; et quelques héros furent admis à la couche des déesses. La mythologie moderne, qui considère l'amour, et souvent même les plaisirs conjugaux, comme des péchés damnables, a laissé aux démons les séductions amoureuses et les aventures galantes des anciens dieux.

Wierius et les autres démonomanes, qui voient dans Jupiter, dans Vulcain, dans Mercure, dans Apollon, et dans les autres divinités du paganisme, autant de compagnons de Satan, disent fort sérieusement que Pan est et a toujours été le prince des démons incubes, ou qui couchent avec les femmes; Lilith, le prince ou la princesse des démons succubes, ou qui couchent avec les hommes, etc., etc. Un homme de bon sens admettra, avec une pieuse soumission, que les démons se sont bien sûrement montrés parmi les hommes. Mais il se figurera difficilement l'accouplement d'un esprit avec un être corporel; car on sait que, quand le Diable prend un corps, ce corps est toujours composé d'air et de fumée, qui s'évanouit ordinairement au premier signe de croix. Nous ne rapporterons point les dégoûtantes idées des démonomanes à ce sujet; nous ne dirons point que le Diable prend d'abord le sexe féminin, pour surprendre dans un homme ce qui peut féconder une femme; et qu'il s'en sert ensuite, pour parvenir à ses fins avec les dames, etc. Nous observerons seulement qu'on ne donne aucun sexe aux démons, et qu'ils peuvent, selon l'occasion, prendre celui qui leur plaît, quoique les sujets de Pan se présentent plus souvent aux femmes, et que les démons soumis à Lilith séduisent plus particulièrement les hommes. Voici donc quelques contes sur les aventures amoureuses des démons, avant d'en venir aux histoires très-véridiques et très-merveilleuses.

—Dans un certain monastère de filles, on remarquait une jeune religieuse, aussi distinguée par la sainteté de sa vie, que par le soin qu'elle prenait de sa virginité. Comme elle était belle, un démon en devint amoureux. Il se travestit donc en jeune homme, pénétra tous les soirs dans la chambre de l'aimable vierge, et lui conta fleurette en galant qui sait son métier. Il lui donna de grands éloges, sur la pieuse constance qu'elle avait eue de rester vierge jusqu'alors, sur la sainteté angélique de sa vie, sur ses vertus, et sur sa beauté plus qu'humaine. La jeune religieuse reçut avec un secret plaisir tous ces complimens; elle s'habitua à voir l'amoureux sans en rien dire à ses sœurs; si bien qu'à la fin les actions succédèrent aux paroles: elle céda aux propositions de son amant infernal, et succomba avec lui.

Quelque temps après l'amoureux, ayant obtenu tout ce qu'il désirait, se retira, comme ils font tous, et ne parut plus. La jeune religieuse, percée d'un trait cruel, ne sentit d'abord que la perte de ses plaisirs; bientôt elle réfléchit sur son crime, et se mit à pleurer sa virginité perdue… Cependant elle sentait encore fréquemment de violentes tentations charnelles, qui lui ôtaient le repos. C'est pourquoi elle eut recours à la prière, et se décida à la pénitence la plus sévère.

Malheureusement elle était devenue grosse. Sa taille commença à s'arrondir: elle sentit qu'elle portait dans son sein un témoin innocent de son crime. Elle fit alors des prières si ferventes, elle se frappa la poitrine avec tant de repentir, que le ciel eut pitié de sa douleur: le fruit qu'elle portait dans son sein s'évanouit; son ventre diminua peu à peu; et elle n'eut pas la douleur de perdre sa réputation, et de porter jusqu'au bout un fruit criminel. Elle avait fait vœu de mener une vie austère, si elle obtenait cette faveur du ciel: elle se mit à jeûner au pain et à l'eau. Elle récita dès lors, trois fois par jour, les cent cinquante psaumes de David, la première fois ventre à terre, la seconde fois à genoux, la troisième debout sur ses pieds. Enfin elle devint une autre Madeleine[231].

[231] Mathæi Tympii præmia virtut. christian. pænitentiæ, 28. post. Hist. S. Annon. a Reginhardo. Sigeburgensi.

—On a déjà vu qu'une jeune religieuse fut possédée du Diable, pour avoir mangé une laitue sans dire son benedicite. Il est probable que ce mot est terrible aux démons.

Une nonne était si véhémentement tracassée par le Diable, qu'elle excitait la pitié de toutes les sœurs. Ce n'était point de ces espiégleries qui ne font qu'exercer la foi et la patience, c'étaient des tourmens insupportables: l'esprit immonde se jetait impudemment sur le lit de la pauvre nonne, la serrait dans ses bras, et lui faisait toutes sortes de violences. On avait inutilement consulté les experts; tous les remèdes spirituels étaient sans effet; et les prières, les confessions, les signes de croix ne dérangeaient pas le moins du monde le démon obstiné. La religieuse s'adressa enfin à un pieux personnage, qui lui donna ce conseil:—Quand le Diable voudra s'approcher de vous, dites le benedicite, vous serez débarrassée, à coup sûr. La sœur suivit cette ordonnance; et véritablement le Diable fut obligé de reculer. On dit même qu'il n'osa plus y revenir[232].

[232] Cæsarii Heisterbach. miracul., liv. V. chap. 46.

—Un prêtre de Bonn, nommé Arnold, qui vivait au douzième siècle, avait une fille extrêmement belle. Il veillait sur elle avec le plus grand soin, à cause des chanoines de Bonn qui en étaient amoureux; et toutes les fois qu'il sortait, il l'enfermait seule dans une petite chambre. Un jour qu'elle était enfermée de la sorte, le Diable l'alla trouver sous la figure d'un beau jeune homme, et se mit à lui faire l'amour. La jeune fille, qui était dans l'âge où le cœur parle avec force, se laissa bientôt séduire, et accorda à l'amoureux démon tout ce qu'il désirait. Il fut constant, contre l'ordinaire, et ne manqua pas désormais de venir passer toutes les nuits avec sa belle amie. Enfin elle devint grosse, et d'une manière si visible, que force lui fut de l'avouer à son père; ce qu'elle fit en pleurant à chaudes larmes. Le prêtre, attendri et affligé, n'eut pas de peine à découvrir que sa fille avait été trompée par un démon incube. C'est pourquoi il l'envoya bien vite de l'autre côté du Rhin, pour cacher sa honte, et la soustraire aux recherches de l'amant infernal. Le lendemain du départ de la jeune fille, le démon arriva à la maison du prêtre; et, quoiqu'un Diable doive tout savoir et se trouver partout en un instant, il fut bien surpris de ne plus revoir sa belle.—Mauvais prêtre, dit-il au père, pourquoi m'as-tu enlevé ma femme?… En disant cela, il donna au prêtre un bon coup de poing dans l'estomac, duquel coup de poing le prêtre mourut au bout de trois jours. On ne sait pas ce que devint le reste de cette histoire édifiante[233].

[233] Cæsarii Heisterb. Miracul., lib. III, cap. 8.

—Un pieux personnage, nommé Victorin, qui devint par la suite évêque de Pettaw, dans le duché de Stirie[234], s'étant retiré dans le désert, y fut visité par une belle dame. Malheureusement cette dame était d'une grande lubricité. Elle s'insinua avec tant d'adresse dans le cœur de Victorin, qu'elle s'en fit aimer, et que le solitaire succomba à la tentation. Après que la faute fut commise, Victorin fit un retour sur lui-même, et accabla sa complice des plus amers reproches. Celle-ci se retira dès lors, et alla chercher ailleurs des amans d'une conscience moins timorée.

[234] C'est du moins ce que dit S. Jérôme; Mathieu Tympius prétend qu'il fut évêque d'Amiterne, près d'Aquila.

En réfléchissant aux séductions qui avaient précédé sa chute, Victorin reconnut bien vite qu'il n'avait pas eu affaire avec une femme, et qu'il venait de pécher avec le Diable… C'est pourquoi, désespéré d'avoir commis le péché de fornication avec un démon déguisé, il lia fortement ses deux mains ensemble, se décida à brouter l'herbe, et à ne boire que de l'eau de fontaine. Il vécut pendant trois ans dans ces austérités; après quoi, il fut élevé à l'épiscopat, et souffrit le martyre sous Nerva le persécuteur[235].

[235] Mathæi Tympii præmia virtut. Christian. pænitentiæ, 27 post Eusebii, lib. III, cap. 22.

—Nicolas Remi raconte l'histoire d'un paysan qui caressa une diablesse, laquelle diablesse tua le fils de son amant. Hector de Boëce fait l'histoire d'une jeune Écossaise, qui accoucha d'un monstre épouvantable, grosse qu'elle était du fait du Diable. Delancre parle de plusieurs démons, qui furent assez impolis pour tuer leurs bien-aimées, en leur contant des fleurettes à coups de poing. Cæsarius d'Heisterbach dit aussi la même chose dans plusieurs endroits, et il assure dans son IIIe livre des Miracles illustres, qu'une jeune fille, engrossée par le Diable, enfanta bon nombre de petits vers, non par la voie naturelle, mais par la bouche, et par la partie destinée aux déjections excrémentales.

On sent bien que tous ces contes ne méritent pas la moindre confiance. Les démons, quoique déchus, sont toujours des anges, qui n'ont point assez de bassesse pour faire de vilaines choses. On doit donc rejeter comme apocryphes toutes ces fables de monstres, dont on attribue à Satan la honteuse paternité. On doit refuser de croire aussi à ces chroniques qui nous disent que le Diable étrangle les femmes dont il abuse, et qu'il les caresse quelquefois sous des figures de chat, de bouc, d'ours, d'âne, d'oie, de chien, de serpent, de lévrier, etc. Quant aux histoires suivantes, c'est autre chose; et on peut les croire, pour peu qu'on ait de foi à occuper.

—Le fameux Zoroastre, prince et législateur des Bactriens, et fondateur d'une des plus anciennes religions, était fils du Diable et de la femme de Noé. Suidas prétend qu'il fut tué par la foudre; et ceux qui le confondent avec Cham, disent qu'il fut emporté par son père, après avoir vécu douze cents ans en grande réputation de sagesse. Il est vrai qu'il avait eu le temps de l'acquérir pendant une si longue vie.

—Celui qui éleva la ville de Rome, le fameux Romulus, était enfant du Diable, selon la plupart des démonomanes. Après qu'il eut bien établi son empire, un jour qu'il faisait la revue de son armée, il fut enlevé dans un tourbillon, à la vue de la multitude[236]; et Bodin observe que le Diable, à qui il devait le jour, l'emportait dans un autre royaume[237].

[236] Denys d'Halicarnasse, Tite-Live, Plutarque, in Romulo, etc.

[237] Bodin, Démonomanie, liv. III, chap. 1er, et dans la préface.

—Numa Pompilius, successeur de Romulus, fut également enfant du Diable, selon quelques-uns, et grand magicien selon tous les démonomanes. Comme il est naturel à chacun d'aimer les gens de son pays, Numa entretint toute sa vie un commerce amoureux avec un démon femelle, que les anciens nomment Égérie. Denys d'Halicarnasse, qui s'entendait assez bien à recueillir les découvertes des bonnes femmes, dit que Numa évoquait habilement les Diables. Ce qui est probable, vu qu'il était de la famille.

—Tanaquil, femme de Tarquin-l'Ancien, avait une belle esclave, qui se nommait Ocrisia. Vulcain en devint amoureux, selon les anciens, et l'engrossa. Elle accoucha d'un fils, qui se nomma Servius Tullius, et qui fut roi des Romains. Le Loyer, et d'autres écrivains aussi judicieux, prétendent théologiquement que l'amant d'Ocrisia venait de l'enfer, et que Servius était fils du Diable. Les cabalistes soutiennent, de leur côté, que ce prince fut fils d'un salamandre; et les incrédules de notre malheureux siècle diront sans doute qu'il était fils d'un homme. Quant à moi, je penche pour le Diable, par égard pour la vertu d'Ocrisia.

—L'empereur Auguste était aussi enfant du Diable. Delancre assure même, en homme qui aurait vu la chose, ou qui la tient de bonne part, que le démon, avec qui la mère d'Auguste fabriqua un grand homme, imprima de sa griffe un petit serpent sur le ventre de cette dame, pour sceller son œuvre, et empêcher tout autre d'y mettre la main, avant la naissance de l'enfant.

—On dit encore que Simon-le-Magicien, le premier des hérétiques, et le plus habile homme à voler sans ailes en plein air, était enfant du Diable. Comme il n'y a là-dessus aucune autorité admissible, nous n'en dirons rien.

—Luther était fils de Satan par la génération, comme dit Georges l'apôtre, et tous ses sectateurs sont enfans du Diable par adoption; ce qu'il faut bien distinguer. En attendant que les réformés veuillent accepter ce père adoptif, à la mort de Luther une troupe de démons en deuil vint chercher le fils du roi de l'enfer, habillés en corbeaux et en oiseaux noirs. Ils assistèrent invisiblement aux funérailles, et Thyræus ajoute qu'ils emportèrent ensuite le défunt loin de ce monde, où il ne devait que passer.

—Le grand prophète Merlin, qui prédit avec tant de sagacité, comme on l'a su depuis, les orageuses destinées de l'Angleterre, et qui eut l'avantage de prophétiser le lendemain de sa naissance, était fils d'une religieuse et d'un démon incube. Merlin fit danser des montagnes, servit les amours d'Uterpen Dragon, et opéra une foule de merveilles. Galfridus et quelques autres disent qu'il fut emporté par le Diable, quand il n'eut plus que faire ici-bas.

—Apollonius de Thyane, qui ressuscitait les morts et qui comprenait le chant des oiseaux, était pareillement fils du Diable. Il délivrait les possédés, d'autant plus facilement qu'il était parent des possesseurs, et qu'il n'avait qu'à parler. Il fut enlevé par son père, quand il eut fait son temps en ce monde.

—Les comtes de Clèves descendaient du Diable, en ligne directe, du côté paternel. La maison de Lusignan descend aussi de la fameuse Mélusine[238], que les théologiens reconnaissent pour un démon femelle.—On voit, par cette nomenclature, que les œuvres amoureuses du Diable ne sont pas si mauvaises.

[238] Voyez son histoire dans le Dictionnaire infernal. M. St-Albin a rapporté, dans ses Contes noirs, les Croyances des bonnes femmes du Poitou sur cette fée, ou Nymphe, ou Démon femelle, ou Sylphide, etc.

Boguet et d'autres démonomanes, grandement sensés, disent encore que les enfans du Diable sont difficiles à nourrir, et ne vivent que sept ans. Les exemples que nous venons de rapporter démentent assez cette ridicule opinion, pour qu'il ne soit pas besoin de la combattre.

CHAPITRE XXI.
LE DIABLE PRIS PAR LE NEZ.—CONTE BLEU.

Leniter ex merito quidquid patiare ferendum est.
Quæ venit indignè pœna dolenda venit.

Ovide.

La peine doit toujours se mesurer au crime:
La mort de l'assassin doit venger sa victime;
Punissez justement; mais trompez le trompeur,
Et qu'un tour de laquais vous donne moins d'aigreur.

Saint Dunstan, las de la cour, et dégoûté du métier de courtisan, se fit moine. Il s'enferma dans une petite cellule, pour mortifier son corps par la pénitence, et se décida à passer le reste de ses jours dans la prière, les austérités et les larmes. La sainteté de sa vie attira vers lui plusieurs personnes disposées à se convertir; il leur donna de bons conseils, et les mit dans la voie du salut, en les enfermant dans des monastères, où l'on apprenait à mépriser le monde, avec toutes ses pompes et toutes ses vanités.

Dunstan coulait une vie assez douce dans sa retraite, partageant son temps entre l'oraison et le travail des mains. Ses occupations favorites étaient la peinture, la sculpture et l'orfévrerie. Tantôt il représentait sur la toile les traits angéliques des vierges saintes[239]; tantôt il façonnait en plâtre des figures de fantaisie. Il s'était fait aussi des soufflets, un fourneau; et il s'amusait à forger de petites statues en or ou en argent, qu'il achevait ensuite avec le burin. Tous ces petits travaux tuaient le temps, et empêchaient le saint homme de s'ennuyer.

[239] Inconcubarum signa bella divarum.

Le Diable, instruit de ces choses, eut envie de jouer un tour à Dunstan. C'est pourquoi, tout en se curant les dents et en rognant ses ongles, il avisa aux moyens qu'il devait mettre en usage pour duper le saint orfévre. Son esprit lui fournit bientôt ce qu'il cherchait.—Bon homme, s'écria-t-il en riant, je te prépare de la besogne et du fil à retordre.

En achevant ces mots, le Diable prit une figure humaine, se présenta à la lucarne de la cellule où travaillait Dunstan, et le pria de lui faire quelque ouvrage de forge, que l'histoire ne désigne pas. Dunstan alluma aussitôt ses fourneaux, et mit ses tenailles au feu.

Pendant qu'il soufflait son charbon, le Diable prit diverses autres formes, et vint lui demander une multitude de choses, qui s'embrouillèrent tellement dans la mémoire du saint, qu'il ne savait plus par où commencer. Cependant tous ces ouvrages qu'on venait de lui commander pressaient extraordinairement; il les fallait dans la journée, et il était impossible de les faire en un mois.

Le Diable, en s'adressant tant de fois à la lucarne de Dunstan, en lui commandant tant de choses, en l'interrompant si souvent, n'avait que le désir de le mettre un peu en colère; après quoi, il se serait retiré content; mais il n'eut pas cette satisfaction, car on dit que Dunstan conserva toujours le plus grand flegme.

Après plusieurs autres métamorphoses, le Diable parut à la lucarne sous les traits d'un vieillard édenté, ridé, encapuchonné, avec de petits yeux rouges, une grande bouche, et une langue infatigable. La couleur de son nez était celle d'une écrevisse qui a passé par le feu. Sa barbe était blanche comme la laine. Il s'appuyait sur un bâton, et portait une bosse sur le dos. Il importuna long-temps le saint, en toussant à ses oreilles, et en lui contant des gaudrioles et de vieilles niaiseries. Enfin, il se retira en lui donnant de l'ouvrage.

Un instant après, nouveau déguisement: le Diable revient sous la forme d'un beau jeune homme; il disait des douceurs, avait une jolie bouche, mais un peu lascive, des yeux brillans, mais un peu fripons, les cheveux bien frisés, les oreilles parées de bijoux; en un mot, c'était un second Pâris. Il apportait encore de la besogne; mais, voyant que Dunstan le regardait de travers[240], qu'il tirait vigoureusement ses soufflets, et qu'il chauffait toujours ses tenailles sans rien répondre, le jeune homme s'éloigna.

[240] Dunstanus oculo contuetur obliquo.

Dunstan commençait à soupçonner quelque supercherie, et à croire que la même tête pouvait bien s'être coiffée de tous les bonnets qu'il venait de voir. Or, le Diable est seul capable d'opérer toutes ces métamorphoses… Le saint orfévre s'aperçut donc qu'il avait affaire avec le Diable, et se promit bien d'attraper l'ours sous la peau de contrebande qu'il avait prise.

En ce moment il vit entrer dans sa cellule une jeune fille extrêmement belle. Sa démarche était dégagée. Elle montrait à découvert une gorge blanche comme la neige, dont l'éclat était encore relevé par deux boutons de rose. Un peigne de grand prix retenait ses cheveux galamment disposés. Le Diable avait pris cette belle figure, ces lèvres fraîches, ces yeux séducteurs, pour éveiller au moins dans le cœur de Dunstan une flamme amoureuse.

Mais Dunstan était préparé à bien soutenir l'attaque. Ses tenailles étaient brûlantes et rouges comme le feu; il les saisit d'un tour de main, s'élance sur l'ennemi; et, malgré toute sa beauté, il prend impitoyablement la jeune fille par le nez…

Le Diable, se sentant brûlé et serré d'un poignet vigoureux, pousse un grand cri, cherche à battre en retraite, mais en vain: aucune force humaine ou diabolique ne peut le tirer des tenailles de Dunstan. Il reprend sa figure infernale, appelle tous les Diables à son secours, agite ses cornes, frappe l'air de sa queue, de ses poings, de ses cris, et se met sur les dents, sans avoir rien fait qui vaille. Cependant Dunstan, qui le tient sous sa main, le fustige impitoyablement, en poussant de pieux éclats de rire[241]… Enfin le malheureux capitule. On lui permet de regagner ses pénates… Il fuit couvert de honte, avec la désolante idée qu'il va se voir en butte aux brocards des autres démons[242].

[241] Pio risu vinctum flagellans.

[242] Angelini Gazæi pia hilaria, ex vitâ Sti. Dunstani, cap. 8.

Le père Angelin de Gaza termine ce conte, par cette apostrophe:

Triomphez, brave Dunstan!
Vous avez pris le nez du Diable:
Triomphez, brave Dunstan!
Honneur durable
A votre talent!…

CHAPITRE XXII.
DES DÉMONS QUI ONT CITÉ L'ÉCRITURE SAINTE, ETC.

Virtutem doctrina paret, natura ne donet.

Ovide.

La sagesse adoucit un naturel brutal:
Celui qui sait le bien ne fait pas toujours mal.

Plusieurs démons ont cité les saintes écritures, et quelques-uns ont récité les prières de l'église. Nous rapporterons peu de ces histoires, pour ne pas tomber dans des détails qui paraîtraient impies aux dévots. On verra du moins que le Diable connaît les bonnes choses, contre l'avis des théologiens, qui l'accusent de ne savoir que le mal…

—Lorsque saint Bernard prêchait la croisade dans le Brabant, une jeune fille de Nivelle fit vœu de virginité, et se rendit aussi remarquable par sa vertu, qu'elle l'était par la beauté de sa figure. Le Diable, la trouvant à son gré, en devint amoureux. Il se présenta devant elle, sous les traits d'un jeune homme bien fait et galamment vêtu; il lui fit avec esprit une déclaration d'amour, lui donna des bijoux précieux, et loua adroitement les plaisirs de la fécondité, en ravalant la triste inutilité des vierges. C'étaient ses expressions.

La jeune fille reçut les présens, écouta les discours, et répondit que, malgré tout, elle ne voulait pas se marier, parce qu'elle préférait un amour divin à un amour charnel[243]

[243] Christi amori nuptias carnales postpono et contemno.

Le Diable ne se rebuta point, et mit tout en œuvre pour séduire la jeune fille. Celle-ci, pressée de se rendre, voulut avant tout connaître le bel amoureux, et lui dit:—Mon bon seigneur, dites-moi d'abord qui vous êtes, d'où vous venez, et pourquoi vous avez un si grand désir de copuler avec moi[244]? Le démon, forcé de répondre, fut assez franc pour ne pas dissimuler son nom; et, quoiqu'il dût après cela s'attendre à un mauvais accueil, il confessa ingénument qu'il était le Diable…

[244] Bone Domine, quis vel undè estis, quòd tanto mihi desiderio copulari affectatis?

La jeune vierge, plus surprise qu'effrayée, répliqua aussitôt:—Mais, si tu es un esprit, pourquoi recherches-tu des plaisirs charnels, que les esprits ne peuvent goûter?—Ne t'occupe point de ces subtilités, reprit le démon; consens seulement à ce que je te demande?—Non pas, répondit la jeune fille de Nivelle, en se ravisant… Et au même instant, elle mit le démon en fuite par un signe de croix; puis elle s'en alla à confesse…

Le démon ne l'abandonna pas pour cela. Il la suivit comme auparavant, mais à une distance plus respectueuse; il ne lui parla plus que de loin; et, voyant enfin qu'elle ne voulait pas l'aimer, il lui fit quelques tours d'espiègle, pour s'en amuser au moins de quelque manière. Par exemple, il mit souvent des choses indécentes dans son assiette; il répandait des vases de nuit et des pots pleins d'immondices sur les personnes qui venaient la voir; il révélait les péchés les plus cachés des assistans; et tout cela, sans être vu que de son amante, dont il ne cherchait plus à gagner le cœur; de façon qu'il passa bientôt pour un démon redoutable.

Un jour qu'il était avec sa maîtresse dans une certaine maison, quelqu'un lui demanda s'il savait l'Oraison dominicale. Il répondit qu'oui. On le pria de la réciter. Il le fit de cette sorte:—«Notre père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit glorifié, que votre volonté soit faite sur la terre; donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour, et délivrez-nous du mal[245]

[245] Pater noster, qui es in cœlis, nomen tuum… fiat voluntas tua in terrâ, panem nostrum quotidianum da nobis hodiè, sed libera nos à malo…

On le pria ensuite de réciter la Salutation angélique; il répondit qu'il la savait, aussi-bien que le Pater, mais qu'il ne pouvait la dire. On lui demanda alors pourquoi il était enroué? Il répliqua que le feu qui le brûlait intérieurement en était la cause.

La jeune fille de Nivelle remarqua encore que, toutes les fois qu'il lui apparaissait, son démon ne se montrait que par-devant. Elle voulut savoir pourquoi il se tenait toujours dans les coins, pourquoi il ne sortait qu'à reculons, et pourquoi il semblait si fort redouter de laisser voir son derrière.—Parce que je n'ai point de postérieur, répondit-il, et que tous ceux de mon espèce, lorsqu'ils prennent la forme d'un homme, sont obligés de se contenter d'un corps parfait par-devant, mais sans dos, ni fesses, ni épaules.

Tout cela était surprenant; mais ses révélations n'étaient pas moins singulières. Un homme du voisinage, qui avait commis de grands péchés, et qui n'osait aller voir ce démon, de peur qu'il ne découvrît ses turpitudes, se confessa à un prêtre, dans l'espoir d'imposer silence au Diable par la confession; mais il s'approcha du tribunal de la pénitence, sans avoir renoncé dans son cœur à ses habitudes vicieuses; aussi, dès qu'il parut devant le démon:—Ah! c'est toi, notre ami, lui cria l'esprit malin, viens çà… Tu t'es si bien confessé, que je vais répéter tout ce que tu as dit… Il le fit, comme il le promettait, à la grande confusion de ce pauvre homme, qui fit un vrai retour sur lui-même, se confessa d'un cœur contrit, et revint immédiatement trouver le Diable, pour en obtenir sa justification.—Voici votre ami qui revient, dit quelqu'un à l'esprit.—Où est-il, demanda le démon?—C'est cet homme, à qui vous venez de reprocher des choses si honteuses.—Cet homme? Je ne l'ai jamais connu, et je n'ai point de reproches à lui faire… Ainsi on crut que le démon avait menti d'abord; et la confession sincère de cet homme lui attira une belle réparation d'honneur.

Dans la maison où ceci se passa, il y avait une dame qui, comme on dit, tenait sa fille sous ses ailes, veillant à la garde de sa virginité, et la réservant à un époux déjà choisi.—Ne te donne pas tant de peine à veiller sur ta fille, lui dit le Diable, car elle n'est plus vierge. Demande-le à Pétronille. (Cette Pétronille était une vieille duègne, qui avait favorisé certaines amours secrètes de la jeune fille.) La mère indignée repoussa sa fille, qui eut le bon esprit d'aller de suite à confesse, et de revenir aussitôt obliger le démon à se rétracter. Effectivement, l'esprit malin, la voyant purifiée, n'osa plus en dire de mal; et, comme on lui rappelait la faute dont il l'avait accusée précédemment, il répondit:—Je n'ai rien à reprocher à cette jeune fille; elle est pudique et chaste, et je n'en puis dire que du bien… C'est ainsi qu'elle dut à la confession l'avantage de ne point passer pour fornicatrice, et de rentrer dans les bonnes grâces de sa mère. C'est aussi tout ce qu'on sait du démon qui fréquenta la jeune vierge de Nivelle[246].

[246] Cæsarii Heisterbach, lib. III. Miracul. de confess. cap. 6.

—Un pauvre homme parut devant le tribunal de Dieu, chargé d'un grand nombre de péchés qu'il n'avait pas dits à confesse. Satan arriva bientôt et dit:—J'ai des droits sur cet homme; qu'on se hâte de me l'adjuger.—Quels sont ces droits, demanda-t-on?—Il y a trente ans qu'il s'est donné à moi, répondit le Diable; et depuis ce temps il m'a toujours servi avec constance… Dieu permit alors au pécheur d'exposer ses moyens de défense; mais le pécheur n'eut rien à répliquer.

Le Diable dit alors:—Si cet homme a fait quelque bonne œuvre, il en a tant fait de mauvaises, qu'il est impossible de contester un instant sur mes réclamations… Et le pécheur garda encore le silence. Mais le Seigneur, considérant son trouble, et ne voulant pas le condamner si vite, lui accorda un délai de huit jours pour préparer sa défense, et comparaître alors en jugement définitif[247].

[247] Dominus, nolens contrà eum citò proferre sententiam, eidem terminum concessit octo dierum, ut octavâ, coram se compareret, et de his omnibus rationem redderet…

Le pauvre homme se retira tout triste. Il rencontra dans son chemin une dame, qui lui dit:—Rassure-toi, je me charge de plaider vertement ta cause à la prochaine séance.—Qui êtes-vous, demanda-t-il?—Je suis la Vérité… Un peu plus loin, il rencontra une autre dame, qui lui promit de seconder la première, et de le bien défendre contre Satan. Cette dame lui apprit qu'elle était la Justice.

Le pécheur, qui s'attendait à être condamné par la Vérité et la Justice, reprit quelque espérance, quand il se vit sûr de leur protection; et il attendit le huitième jour. Alors il comparut de nouveau devant son juge, et le démon fit l'exposé de ses droits. La Vérité prouva, dans son discours, que la mort du Sauveur avait brisé le pouvoir du Diable, et qu'une âme chrétienne devait entrer au ciel. La Justice ajouta:—Si l'accusé a servi le Diable pendant trente ans, on doit l'excuser sur ce qu'il le faisait malgré lui. L'esprit malin s'était emparé de son corps, et nous savons qu'il n'obéissait qu'en murmurant à ce mauvais maître… C'est donc Satan qui est coupable de s'être posté dans le corps d'un chrétien, et d'en avoir fait son esclave! On n'est responsable que de ce qu'on fait librement.

Le Diable s'écria:—Il avait son ange gardien, qui lui conseillait de bien faire. C'était à lui de suivre les bons conseils, s'il avait de bonnes intentions. Vous savez qu'il est écrit: Chacun sera jugé selon ses œuvres[248]; et, je le répète, cet homme a fait tant de mal, qu'on ne se rappelle pas quel bien il a pu faire… Personne ne se présenta pour réfuter cette objection du Diable. Alors le Seigneur dit:—Qu'on apporte une balance, et qu'on pèse les bonnes et les mauvaises actions de cet homme. L'ordre du souverain juge s'exécuta à l'instant. La Vérité et la Justice dirent au pécheur:—Vous n'avez plus d'espoir que dans la mère de miséricorde, qui est assise auprès de Dieu. Invoquez-la de tout votre cœur; elle viendra à votre secours. Le pauvre homme fit sincèrement ce qu'on lui conseillait; et la sainte Vierge mit sa main sur le bassin de la balance, où étaient en petit nombre les bonnes actions. Le Diable, voyant qu'on le trompait, se cramponna au bassin des péchés, et chercha à l'entraîner par tout le poids de son corps. Mais la main de Marie fut plus forte que toute la personne du Diable. Elle sauva ce pauvre pécheur, et Satan fut obligé de se retirer les mains vides[249].

[248] St. Paul, épit. II, aux Corinth., chap. 5. Apocalypse, chap. 22.

[249] Legenda, opus aureum, Jac. de Voragine, auctum à Claud. à Rotâ. Leg. 114.

—Le Diable rencontra un jour saint Bernard. Comme ils se connaissaient passablement, ils lièrent conversation et firent un bout de chemin ensemble. Après avoir jasé sur divers sujets, le Diable se vanta de savoir sept versets des psaumes, qui avaient une vertu si salutaire, qu'en les récitant tous les jours, on était sûr d'aller en paradis, sans se mettre en peine de le mériter autrement.

Saint Bernard, séduit par les heureux effets que promettait cette recette, fut curieux de connaître les sept versets sanctifians. Le Diable, qu'on accuse de chercher sans relâche à damner les hommes, voulait pourtant bien sauver saint Bernard; mais il exigeait un petit salaire; et, comme l'homme de Dieu prétendait ne rien donner, le Diable s'obstinait à garder sa recette. Malheureusement Bernard en savait plus long que lui.—Je t'attraperai bien, lui dit-il; car je réciterai tous les jours le psautier, et par conséquent tes sept versets… Le Diable, admirant la finesse de saint Bernard, lui révéla alors son secret, pour lui éviter l'ennui de réciter les cent cinquante psaumes tous les jours de sa vie[250].—

[250] Érasme, Éloge de la folie (après quelques légendes apocryphes; comme elles le sont toutes). Folies des dévots.—Dans une édition hollandaise de la folie d'Érasme, on admire une caricature d'Holben, sur cette entrevue de S. Bernard avec le Diable. Le saint est vêtu en moine; son air est assuré; il tient le livre des psaumes. Le Diable a de longues cornes torses, des yeux ronds, un bec d'aigle, un corps composé de plusieurs parties incohérentes, moitié oiseau, moitié animal, une queue retroussée, des jambes d'autruche, avec le pied fourchu; ses bras sont grêles et armés de longues griffes; il indique avec ses ergots les endroits du psautier, qui mènent en paradis; en général, il a la mine importante d'un maître d'école, et tout l'air d'un bon homme.

On rapportera ces versets, pour ceux qui seraient curieux d'en profiter. Ils sont ici au nombre de huit, parce que saint Bernard a voulu ajouter le sien à ceux du Diable; mais, en ces sortes de choses, un petit supplément ne gâte rien.

Octo Versus Sancti Bernardi[251].

[251] Dicti aliquoties, sed ignarè, versus sancti Bernardini.

Illumina oculos meos, ne unquam obdormiam in morte; ne quandò dicat inimicus meus: prævalui adversùs eum. (Psalm. 12).

In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum: redemisti me, Domine Deus veritatis. (Psalm. 50).

Locutus sum in linguâ meâ: notum fac mihi, Domine, finem meum. (Psalm. 38).

Et numerum dierum meorum quis est? Ut sciam quid desit mihi. (Psalm. 38).

Fac mecum signum in bonum, ut videant qui oderunt me et confundantur; quoniam tu, Domine, adjuvisti me, et consolatus es me. (Psalm. 85).

Diripisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. (Psalm. 115).

Periit fuga à me; et non est qui requirat animam meam. (Psalm. 141).

Clamavi ad te, Domine; dixi: Tu es spes mea, portio mea in terra viventium. (Psalm. 141).

Comme on ne veut point élever ici de cas de conscience, et que bien certainement plusieurs personnes seront tentées de gagner le ciel par la recette du Diable, on ajoutera que, malgré l'autorité des légendaires, ces sortes de prières ont été condamnées, et ceux qui en font usage excommuniés par plusieurs conciles[252]

[252] Les personnes qui liront cet ouvrage le mettront peut-être dans le nombre des compilations, dont on accable maintenant le public; et bien des gens penseront que, pour faire ce livre, il n'a fallu que chercher, traduire et rassembler un certain nombre d'anecdotes choisies. Outre que les contes, recueillis dans ce volume, sont disséminés rarement dans les auteurs ecclésiastiques, parce que les théologiens ont mis un soin extrême à toujours mal parler du Diable, outre qu'on a été forcé de lire une multitude de livres insipides; plusieurs anecdotes, comme celle qu'on vient de voir, ont coûté plus de peine à l'auteur que la composition de cent pages imaginées. Il a fallu pour celle-ci consulter Érasme, et plusieurs légendes, afin d'avoir le trait entier. Après cela, on a été obligé de chercher ailleurs les versets du Diable, qui sont la partie piquante de l'anecdote, et que les légendaires, ni leurs copistes ne rapportent point. On a trouvé ces huit versets, dans un recueil d'oraisons latines, imprimé par Plantin. Mais les versets étaient enchaînés l'un à l'autre, sans indication. Il a donc fallu encore parcourir le psautier d'un bout à l'autre, pour pouvoir indiquer le psaume de chaque verset, et s'assurer qu'on ne trompait point la confiance du lecteur. L'auteur n'a point fait cette note pour donner du prix à son ouvrage, mais pour se consoler un peu d'un travail extrêmement pénible.

CHAPITRE XXIII.
LE MAGICIEN AMOUREUX.—CONTE NOIR.

Nihil istac opus est arte ad hanc rem…
Fide et taciturnitate…

Térence.

Ne cherchez dans ceci ni sens, ni concordance,
Lecteur, admirez tout, et croyez en silence.

Il y avait à Antioche, dans le troisième siècle, une jeune vierge, nommée Justine, qui était fille d'un prêtre des faux dieux. Dans la maison voisine demeurait un diacre de l'église, qui forma le pieux dessein de convertir Justine. Tous les soirs donc le diacre et la jeune fille se mettaient à leur fenêtre; et là, à force d'entendre la lecture du saint Évangile, Justine se décida à embrasser le christianisme.

Sa mère, l'ayant appris, courut au lit de son époux, lui annonça le changement qui s'opérait dans leur fille, et se coucha avec lui pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire. Pendant que le prêtre des idoles dormait paisiblement avec sa femme, un crucifix leur apparut, environné de plusieurs anges, et leur dit:—Venez à moi, je vous donnerai le royaume des cieux… Les époux, s'éveillant alors, reçurent le baptême aussi-bien que leur fille.

Cependant Justine était molestée depuis quelque temps par un certain Cyprien, magicien insigne, qu'il est important de faire connaître. Ce jeune homme avait été consacré au Diable, dans sa septième année, par ses parens qui étaient idolâtres; il avait été élevé dans la connaissance intime des secrets de la magie, et il opérait une foule de prodiges par les forces toutes-puissantes de cet art infernal. On l'avait vu plusieurs fois changer les dames en jumens, et faire une foule de miracles pareils, par ses charmes et ses prestiges.

La beauté de Justine l'enflamma, comme bien d'autres, du plus ardent amour. Il eut recours à la magie, qui lui promettait une jouissance sûre et prompte. Un démon fut évoqué.—Que me veux-tu, dit l'habitant du sombre royaume, en paraissant aussitôt? Me voici prêt à te servir.—J'aime une jeune vierge d'Antioche, répondit Cyprien; ne peux-tu pas me l'amener, et faire en sorte qu'elle s'abandonne à mon amour?

—On prétend que j'ai perdu les hommes, répliqua le démon, et que rien ne m'est impossible quand il s'agit de nuire: néanmoins je n'ai pas assez de pouvoir, pour obliger une jeune fille à te donner des marques d'amour, si tu n'en es pas aimé[253]. Prends toutefois cette liqueur, répands-la autour de la maison de Justine; j'y pénétrerai pendant la nuit, et je ferai tous mes efforts pour la rendre amoureuse.

[253] Ces propres paroles du Diable démentent un peu ce qu'on dit de certains philtres, qui font aimer à l'extravagance un objet naturellement haï.

La nuit suivante, le démon entra dans la chambre de Justine, et s'efforça d'allumer dans son cœur l'amour libidineux. La jeune fille, sentant dans son intérieur des mouvemens impurs, soupçonna la présence de l'ennemi, et signa tout son corps du signe de la croix. Le démon terrassé prit la fuite; et Cyprien lui dit:—Pourquoi reviens-tu sans la jeune fille que je veux posséder?—Elle a fait un signe, répondit le démon; et ce signe redoutable m'a ôté toutes mes forces.—Va-t'en, répliqua le magicien, et envoie-moi un démon plus puissant que toi.

Le second démon parut aussitôt, et dit:—Je sais ce que tu demandes; c'est presque une chose impossible. J'essaierai cependant de te satisfaire. Je cours trouver Justine, et la remplir de désirs impurs… Le démon entra en même temps auprès du lit de Justine, et employa toute son adresse pour corrompre son cœur. Mais elle fit bien vite le signe de la croix, et souffla sur le démon, qui s'enfuit tout honteux.

—Eh bien! lui dit l'amoureux Cyprien, qu'as-tu fait de Justine?—Je suis vaincu, répondit le démon. Un signe terrible, que je crains de nommer, ma forcé à battre en retraite.—Va-t'en donc aussi, dit Cyprien; tu n'es qu'un bélitre… En achevant ces mots, il évoqua le prince des démons lui-même.—Que me veux-tu, dit-il en paraissant? Me voici prêt à t'obéir.—Il faut convenir que votre pouvoir est bien mince, répliqua Cyprien, puisqu'une jeune fille peut vous vaincre si facilement!…—Attends quelques instans, interrompit le roi de l'enfer; je vais moi-même attaquer celle que tu veux séduire. Je troublerai ses esprits par la fièvre et par toutes les ardeurs d'un amour frénétique; je la séduirai par des illusions et des songes; j'allumerai dans tous ses sens une flamme impudique, et je te l'amènerai au milieu de la nuit.

Le Diable prit alors la figure et le corps d'une jeune fille. Il alla trouver Justine, et lui dit:—Je viens à vous, ma sœur, attirée par votre bonne réputation; je veux, pendant quelques jours, profiter de vos saints avis, et garder comme vous ma virginité… Cependant (ajouta un instant après la fausse vierge), dites-moi, je vous prie, ma sœur, quelle sera notre récompense, pour avoir constamment résisté aux tentations de la chair?—Je ne puis pas vous le dire précisément, répondit Justine; tout ce que je sais, c'est que la récompense sera bien au-dessus des peines que nous aurons.—Mais, reprit le Diable, que pensez-vous de ce commandement de Dieu: Croissez et multipliez, afin de peupler la terre[254]?… Je crains bien, ma bonne amie, qu'en gardant notre virginité, nous ne devenions rebelles au commandement de Dieu, et qu'il ne nous punisse un jour de notre désobéissance, au lieu de nous récompenser d'une conduite qu'il n'a point approuvée…

[254] Crescite et multiplicamini, et replete terram. Genes., chap. 1.

Tout en parlant de la sorte, le Diable agissait invisiblement. Justine réfléchissait, et sentait naître dans son âme les plus violentes ardeurs de la concupiscence; elle en était si fort tourmentée, qu'elle se leva pour sortir. Mais, revenant bientôt en elle-même, elle pensa qu'elle pouvait bien être encore en face du Diable. Elle s'arma en conséquence du signe de la croix, et souffla sur l'ange de ténèbres, qu'elle avait pris d'abord pour une jeune fille. La fausse vierge s'évanouit à l'instant, et la tentation se dissipa.

Mais le prince des démons ne se tint pas pour vaincu. Tandis que Justine était couchée sur son lit, il rentra sous la figure d'un beau jeune homme, se jeta effrontément sur le lit de la courageuse vierge, et s'efforça de l'embrasser. Un nouveau signe de croix le força à disparaître. Il ne se retira pourtant pas encore; et, avec la permission de Dieu, il accabla Justine de maladies, et répandit la mortalité dans toute la ville d'Antioche. Il fit prédire en même temps, par les possédés, que cette mortalité ne cesserait que quand Justine consentirait au mariage. C'est pourquoi on voyait tous les jours une multitude de malades expirans se traîner à la porte de Justine, en la suppliant de prendre un époux et de sauver le peuple d'Antioche. Mais Justine ne voulut jamais y consentir, et la mortalité continua ses ravages pendant sept ans. Alors, comme la ville était sur le point d'être entièrement dépeuplée, et que le reste des habitans d'Antioche menaçait de tuer la vierge opiniâtre, Justine pria pour le peuple (à la fin de la septième année) et la peste cessa[255].

[255] Sed cùm Justina nullatenùs consentiret; et ex hoc mortem eidem omnes minarentur, septimo anno mortalitatis, ipsa pro eis oravit, et omnem pestilentiam propulsavit, etc.

Le Diable, voyant qu'il ne gagnait rien, et qu'il ne pouvait séduire Justine, résolut de ternir au moins sa réputation. Il prit donc la figure de cette fille, et se présenta à Cyprien, avec des regards amoureux. Le magicien, persuadé qu'il voyait celle qu'il aimait, s'écria:—Soyez la bien venue, charmante Justine… Mais à ce nom, le Diable, comme s'il eût été frappé de la foudre, s'évanouit en fumée.

Cyprien stupéfait ne perdit pas pour cela son amour. Il se déguisa tantôt en jeune fille, tantôt en petit oiseau, et alla faire sa cour lui-même pendant plusieurs jours; mais il ne fut pas plus heureux que le Diable. Cette faiblesse de la puissance infernale contre les chrétiens l'étonna; il renonça à la magie et au commerce de l'enfer. Il embrassa le christianisme, et mena une conduite si exemplaire, qu'il devint par la suite évêque d'Antioche. L'amour qu'il avait eu pour Justine se changea en estime et en amitié pures. Il établit un couvent de filles, dont Justine fut abbesse; et il put dès lors la voir sans crime[256].

[256] Legenda, opus aureum, Jacobi de Voragine, editio Claudii à Rotâ. Rothomagi, 1544, legenda 137.

CHAPITRE XXIV.
CONTRE CEUX QUI NE VEULENT PAS CROIRE AUX DIABLES.—HISTOIRE ÉDIFIANTE[257].

Non laudandus est qui plus credit…
Qui audiunt, audita dicunt…

Plaute.

Le Diable existe.—Soit.—Il a daigné paraître.
—Qui l'a pu voir?—Un moine, une vieille, un bon prêtre,
Un vieux gars, un pécheur, dont j'ai perdu le nom.
—A ces autorités faut-il nous rendre?… Non.

[257] Ex Cæsarii Heisterb. de Dæmonib., cap. 2.

Un soldat allemand, nommé Henri, ne voulait pas croire qu'il y eût des démons, et traitait de contes frivoles toutes les aventures infernales qu'on lui donnait pour de véritables histoires. Mais on le prêcha tant là-dessus, qu'il s'éleva des doutes dans son esprit; il alla trouver un grand clerc, nommé Philippe, qui passait pour un habile nécromancien, et le pria de lui faire voir le Diable.

Philippe lui répondit que les démons étaient horribles à voir, qu'on ne les approchait pas sans danger, et qu'il était rare et difficile de se tirer d'avec eux les bragues nettes. Le soldat ne se rebuta point, et fit de nouvelles instances; c'est pourquoi le nécromancien prit jour avec lui, pour obliger le Diable à paraître.

Un jour donc, vers l'heure de midi, Philippe conduisit le soldat à un carrefour éloigné. Là, il traça un cercle sur la terre, y fit entrer son homme, et lui dit:—Si vous mettez le pied hors de ce cercle, avant mon retour, vous mourrez, parce que le Diable aura le droit de vous emporter. Ayez soin aussi de ne lui rien donner de ce qu'il vous demandera, de ne lui rien promettre, et de ne prendre aucun engagement. Au reste, ne vous effrayez point de tout ce que vous allez voir; car le Diable n'a aucun pouvoir sur vous, si vous suivez mes ordonnances.

En disant ces mots, le nécromancien Philippe s'éloigna; et le soldat Henri resta dans le cercle, seul, et assis par terre, pour ne pas tomber, quand la frayeur viendrait. Un moment après, il se vit entouré de torrens et de fleuves débordés, qui inondèrent la campagne, mais qui s'arrêtèrent au bord du cercle magique, et se retirèrent immédiatement. Ensuite, Henri entendit les grognemens d'une multitude de pourceaux, les sifflemens de tous les vents déchaînés, les éclats de la foudre, et plusieurs autres bruits prodigieux, entremêlés d'apparitions de fantômes et de spectres, que l'enfer envoyait au soldat curieux pour l'épouvanter. Mais un bon averti en vaut deux; Henri ne s'effraya point, et considéra avidement tout ce qui se passait sous ses yeux.

A la suite des phénomènes préliminaires, il aperçut, dans un bois voisin, un horrible fantôme, beaucoup plus haut que les plus grands arbres, qui venait au carrefour à pas de géant. Comme il était nègre, et vêtu d'un habit noir, le soldat reconnut aisément le Diable en personne, et se prépara à soutenir son aspect. Dès qu'il fut devant le cercle, le Diable demanda à Henri ce qu'il voulait.

HENRI.

Je souhaitais de te voir, et tu fais bien de te montrer.

LE DIABLE.

Eh! pourquoi voulais-tu me voir?

HENRI.

Parce que j'ai souvent entendu parler de toi.

LE DIABLE.

Que t'en a-t-on dit?

HENRI.

Un peu de bien et beaucoup de mal.

LE DIABLE.

Les hommes me jugent et me condamnent sans me connaître; je n'ai jamais fait le moindre tort; et même je me suis rarement vengé du mal que me font la plupart des hommes. Philippe, qui t'a amené ici, me connaît assez bien; demande-lui s'il a à se plaindre de moi; je fais tout ce qui peut lui plaire: il est vrai qu'il n'en est point ingrat; mais enfin, c'est encore à sa prière que je suis venu ici.

HENRI.

Où étais-tu quand il t'a appelé?

LE DIABLE.

J'étais à quelques journées d'ici; et je me suis hâté de faire la course, dans l'espoir d'une petite récompense; car toute peine mérite salaire.

HENRI.

Que veux-tu que je te donne?

LE DIABLE.

Donne-moi ton manteau, et je serai content.

HENRI.

Mon manteau? j'en ai besoin.

LE DIABLE.

Alors, donne-moi ta ceinture?

HENRI.

Je suis trop habitué à la porter, pour m'en dessaisir.

LE DIABLE.

Eh bien! donne-moi une brebis?

HENRI.

Le troupeau est complet: je ne veux pas y faire un vide.

LE DIABLE.

Enfin, tu ne me refuseras pas le coq de ton poulailler?

HENRI.

Eh! que feras-tu de mon coq?

LE DIABLE.

Je m'amuserai à entendre ses chants.

HENRI.

Mais, si je te le donnais, comment saurais-tu le prendre?

LE DIABLE.

Sois tranquille, donne-le-moi seulement.

—Je ne te donnerai rien, répondit Henri; et après cette incivile réponse, il eut l'impudence de faire au Diable de nouvelles questions, auxquelles celui-ci eut l'inconcevable bonté de répondre, avec sa douceur ordinaire.—Dis-moi, lui demanda le soldat, d'où te vient la science universelle que tu possèdes?

LE DIABLE.

Je n'ai point la science universelle; je sais un peu le passé, et particulièrement le mal qui s'est fait dans le monde. Pour t'en convaincre, je te vais dire la ville, l'année et le jour où tu as perdu ta virginité; je te rappellerai pareillement toutes les fautes que tu as commises.

Le Diable tint si bien parole, que Henri en fut tout honteux. Mais ensuite, voulant encore demander sa récompense, le fantôme étendit une grande main noire. Henri s'imagina qu'il allait avoir le cou tordu, tomba de peur à la renverse, et appela Philippe à son secours. Le nécromancien accourut, et pria le Diable de se retirer. Le soldat rentra donc chez lui sans mésaventure; mais, depuis ce qu'il avait vu, il vécut saintement dans un monastère, et n'osa plus dire qu'il n'y a point de démons.

CHAPITRE XXV.
CONTRE CEUX QUI VOIENT LE DIABLE PARTOUT.
PIEUSE FACÉTIE[258].

Sed malus interpres rerum, metus…

Claudien.

D'un démon qui nous hait les contes effrayans
Troublent bien des cerveaux, parmi les bonnes gens:
Un buisson, dans la nuit, est un spectre effroyable;
Un homme est un fantôme; une femme est un Diable…

[258] Ex R. P. Angelino Gazæo, inter pia hilaria; et Petri Rausani hist., lib. III.

Un prédicateur, faisant en chaire l'éloge de sainte Marguerite, racontait aux assistans comment le Diable prit un jour la figure épouvantable d'un horrible dragon, comment il se présenta sous ce déguisement hideux à sainte Marguerite, comment il ouvrit une gueule énorme pour l'avaler, comment la sainte brava la colère de la bête tortue, comment elle lui sauta sur le ventre, et comment elle vainquit Satan, avec le signe de la croix[259].

[259] Ope sacro-sanctæ Tesseræ et fidei manu. En lisant d'abord ope Tesseræ, je pensais que la sainte avait gagné le Diable, en jouant aux dés ou aux dominos. Mais le reste de la phrase me l'a fait mieux comprendre, et je l'ai traduite comme j'ai pu. Le texte que je rapporte suppléera à mon inexactitude.

Un Lombard écoutait avidement cette partie du sermon, la bouche et les oreilles toutes grandes ouvertes. C'était un jeune homme plein de piété pour les petites choses, et grand amateur de miracles. Malheureusement, avec d'aussi bonnes dispositions, il n'avait pas le plus petit grain d'esprit, pas la plus petite miette de bon sens[260].

[260] Salis una mica deerat ac prudentiæ.

Si pourtant (disait-il en lui-même), si ce gibier de potence[261], qui est le chef aux enfers, se montrait là, devant moi, comme il s'est fait voir, il y a long-temps, à sainte Marguerite!… comme je l'étrillerais de bon cœur!… comme j'aurais du plaisir à l'éreinter…, à lui rogner la queue!… comme je lui frotterais les oreilles!…

[261] Furcifer; les dictionnaires traduisent pendard, vaurien, gibier de potence. L'auteur a peut-être voulu dire celui qui porte la fourche.

En causant de la sorte à part lui, et en dressant son plan d'attaque à tout besoin, il s'achemina vers un grand pré, où il se mit à genoux derrière une haie, et fit une ardente prière à Dieu, aux anges et à tous les saints du paradis, les conjurant de lui octroyer la satisfaction de se battre un peu avec le Diable, et de prouver, à bons coups de poing, qu'il ne le craignait pas.

Il y avait plus d'une heure qu'il était en oraison, lorsqu'une vieille femme arriva à l'autre bout du pré, tenant d'une main une faucille, de l'autre un lien de paille, et venant scier une botte de foin pour ses vaches. Elle était extrêmement décrépite, et branlait la tête sans relâche. La couleur de son visage tenait le milieu entre l'olivâtre et le jaune. Ses yeux étaient éraillés. Ses joues ressemblaient à des mosaïques, tant elles étaient ridées. Il ne lui restait plus qu'une dent, mais longue d'un bon pouce, et sortant du milieu de sa bouche, comme une défense de sanglier[262]. Elle était sourde de naissance, et de plus, muette comme une carpe, ce qui est encore plus triste; de façon qu'elle ne pouvait se faire entendre que par des gestes et des grimaces.

[262] Ici, la métaphore du texte est un peu trop hardie: ceu probosis, comme une trompe d'éléphant…!

Elle avait encore l'habitude de ne se point peigner et de laisser flotter ses crins au vent. Enfin, la dureté de sa peau ne pouvant s'amollir que sous des griffes, elle laissait croître ses ongles à volonté, pour pouvoir se gratter en temps et lieu, comme font les docteurs chinois.

Cette espèce de monstre femelle avançait, à pas irréguliers, vers le jeune homme en prières, ne s'annonçant que par une vieille toux bien enracinée (car elle avait toujours dans le corps bonne provision de catarrhes, et toussait d'autant mieux qu'elle ne s'entendait pas).

L'entendre, la considérer, se lever brusquement, croire qu'il est exaucé, qu'on lui envoie le Diable pour le combattre, tous ces sentimens se confondirent dans la tête du Lombard. Il s'avança intrépidement contre la vieille.—Approche, lui cria-t-il, je t'attends de pied ferme… Ange renégat, tes finesses sont cousues de fil blanc… Va…, malgré ta vieille peau, je te reconnais sous le masque; et je vois bien à tes griffes que tu es le lion d'enfer, quoique tu n'aies qu'une queue de paille et une faucille en place de fourche.

En disant ces mots, il crache dans la main qui lui démange, ferme les poings, agite les bras, abaisse son bonnet sur ses yeux, pour se donner un air plus brave, et marche tête baissée contre la vieille qu'il prend pour le Diable. La pauvre muette recule en poussant des sons inarticulés… Mais effrayée de la mine guerrière du champion, elle glapit[263] bientôt de toutes ses forces, et agite sa faucille pour lui faire peur à son tour… L'intrépide jouvenceau désarme l'ennemi qu'il vient de se fabriquer, le saisit par les crins, l'abat sur le sol, et pousse des clameurs de triomphe.

[263] Gannire, more vulpium…

Il n'en assomme pas moins la vieille de coups qu'elle reçoit en hurlant, et l'accable d'injures qu'heureusement elle n'entend point.—Vieux coquin, lui dit-il, fourbe qui nous damnes quand nous n'y songeons pas, fripon ténébreux, nous nous connaissons à présent, et tu te souviendras de moi…

La vieille cependant se défend avec ses ongles, et donne au Lombard de vigoureux coups de dent, tout en criant pour appeler du secours. Enfin, des paysans surviennent; ils arrachent la pauvre femme, à demi-morte, au jouvenceau toujours frappant, le garrottent de liens solides, et le conduisent au juge du lieu. Il allait se voir condamné à mourir, quand un faiseur de miracles parut. Il prit pitié de l'imbécile Lombard, et obtint sa grâce en guérissant la vieille. On se contenta donc de renvoyer le coupable après une bonne correction; et on l'engagea à y regarder à deux fois, quand désormais il se croirait en face du Diable.

CHAPITRE XXVI.
LA FAUSSE PRINCESSE.—MÉLODRAME A METTRE EN SCÈNE[264].

[264] C'est le Diable qui joue le rôle du traître. La scène se passe dans la maison de l'évêque, où le Diable s'introduit.

ACTE PREMIER.

Un pieux évêque avait une grande dévotion au bienheureux saint André, et menait une vie exemplaire dans son diocèse. Le Diable eut envie de l'éprouver, et il le fit assez adroitement.

Il prit la figure d'une femme extrêmement belle, se rendit au palais de l'évêque, et demanda à lui faire la confession de ses fautes. Le prélat fit répondre à la dame qu'elle pouvait s'adresser à son vicaire, entre les mains de qui il avait remis toute sa puissance de lier et de délier les péchés. Mais la dame replique qu'elle ne veut absolument révéler les secrets de sa conscience qu'à l'évêque en personne, et qu'elle a ses raisons pour cela.

Le prélat fut obligé de se rendre, et la belle dame fut introduite dans l'oratoire épiscopal.—«Seigneur, dit-elle, en s'avançant avec une modestie séduisante, daignez me recevoir en commisération. Je suis fille d'un roi; et, malgré la délicatesse de mon tempérament, je suis venue à pied jusqu'ici, sous un habit de pélerine. Mon père est un souverain puissant qui m'a promise en mariage à un grand prince. Mais, comme je ne puis plus consentir à des unions charnelles[265] depuis que j'ai consacré ma virginité à Jésus-Christ, j'ai répondu à mon père que le lit conjugal ne m'inspirait que de l'horreur. On ne fit point attention à mes refus; il fallait bientôt me rendre à la cruelle volonté de mon père, et prendre un époux, ou me préparer à subir divers supplices inouïs. C'est pourquoi je pris secrètement la fuite, aimant mieux plaire à Jésus-Christ que de m'engager sous le joug du mariage. J'entendis bientôt parler de votre sainteté, et je me réfugie sous votre protection, dans l'espoir d'y trouver le repos, d'y vivre dans la dévotion, et d'attendre en paix les douceurs du ciel, loin des orages de ce monde.»

[265] Nunquàm possem in carnalem copulam consentire.

Le prélat, ravi de trouver, dans la dame inconnue, tant de noblesse et de beauté, avec une piété si fervente et une éloquence si persuasive, lui répondit d'une voix bénigne:—Vivez ici, ma fille, dans la sécurité et l'espérance. Celui pour l'amour de qui vous avez méprisé si courageusement votre famille, vos biens et les vanités mondaines, vous donnera ses grâces en ce monde et vous fera partager sa gloire dans l'autre. Pour moi, qui ne suis que son serviteur, je vous offre tout ce que je puis, et tout ce que je possède. Choisissez ici le logement qui vous plaira, et venez dîner avec moi.

La dame répliqua:—Seigneur, si l'on sait cet arrangement, on pourra en médire; et je ne voudrais point gâter votre sainte réputation.—Nous ne serons point seuls à table, répondit l'évêque, car j'ai aujourd'hui plusieurs convives; et je ne pense pas que nous ayons à craindre les soupçons.

ACTE SECOND.

En disant ces mots, l'évêque conduisit sa protégée dans la salle du festin, et il la plaça en face de lui. Pendant tout le repas, il ne cessa d'attacher ses regards sur elle, et de contempler sa beauté ravissante, de façon que les yeux charmés n'eurent pas de peine à séduire le cœur. Le démon déguisé s'en aperçut; il lança, avec une feinte modestie, des œillades perfides; il employa intérieurement tout son art à relever encore les charmes de la figure qu'il avait prise; et il enflamma son hôte d'un amour si violent, que le prélat ne souhaitait plus qu'une occasion favorable pour s'abandonner à ses désirs impurs et illicites.

ACTE TROISIÈME.

Peu de temps après, au moment où la vertu chancelante de l'évêque était sur le bord du précipice, un étranger vint frapper à sa porte, en demandant à grands cris qu'on lui ouvrît. On ne lui répondit point d'abord; mais comme il continuait de frapper, en faisant tant de bruit que l'on ne pouvait plus s'entendre, l'évêque demanda à la dame qui était enfermée avec lui, s'il fallait recevoir cet étranger?—Proposons-lui une énigme, répondit la fausse princesse; s'il la devine, nous le laisserons entrer; si elle l'embarrasse, vous le chasserez comme un ignorant qui n'est pas digne de paraître en votre présence.

L'avis fut trouvé sage; et on demanda à l'étranger quel était le plus admirable de tous les ouvrages de Dieu, en fait de petites choses? L'étranger répondit que c'était la diversité et la beauté des figures humaines; puisque, de tant d'hommes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront sur la terre, il est impossible d'en trouver deux dont les visages soient parfaitement les mêmes en tout point; et que, dans un si petit espace que la figure humaine, on trouve plus de merveilles que l'on n'en peut compter.

La réponse était juste, et fut admirée. Mais avant d'ouvrir, on proposa une seconde question plus difficile:—Quel est le lieu où la terre est plus haute que le ciel?—C'est, répondit l'étranger, le ciel empyrée, où réside le corps de Jésus-Christ. Car ce corps divin est composé de chair et de sang comme le nôtre; et pour peu qu'on ait lu l'histoire de la création du monde, on sait que toute notre substance n'est qu'un peu de terre détrempée.

Cette seconde réponse fut trouvée bonne, comme la première. Néanmoins, on voulut encore proposer une troisième énigme, et on demanda, toujours par le conseil de la belle dame, quelle distance il y a entre la terre et le ciel?—L'évêque que je venais voir le sait mieux que moi, répliqua l'étranger; il a pu mesurer cet espace, puisqu'il vient de tomber du ciel dans l'abîme. Qu'il sache donc que ce n'est ni une femme, ni une princesse, qu'il a reçue dans son palais, mais un démon déguisé.

L'évêque épouvanté jeta les yeux sur sa pénitente, qui disparut à l'instant; il reconnut avec horreur la faute qu'il avait commise, et voulut voir l'étranger qui avait frappé si long-temps à sa porte; mais on ne le trouva plus. Alors il fit jeûner son peuple, et ordonna des prières publiques[266], dans l'espoir que le ciel daignerait lui faire connaître l'inconnu qui l'avait sauvé du précipice. En effet, il apprit la nuit suivante, par une révélation d'en-haut, que l'étranger mystérieux était saint André, en qui il avait tant de dévotion[267]. On pense bien qu'il ne fut point ingrat, et qu'il brûla bien des cierges en l'honneur de son protecteur.

[266] Populum convocavit… præcepit que ut omnes jejuniis et orationibus insisterent, etc.

[267] Légende Dorée de Jacobus de Voragine. Vie de S. André, Lég. 2.

C'est ainsi que la vertu triompha encore des vains efforts du vice, et que le démon n'eut qu'un pied de nez pour ses belles dépenses d'esprit et de finesse.

CHAPITRE XXVII.
QUATRE HISTOIRES ÉDIFIANTES.

Io LES PRESTIGES.

Un hérétique allemand, voulant attirer dans son parti un bon frère prêcheur, lui promit de le mener au ciel quand il en aurait la fantaisie, et de lui faire voir la sainte Vierge et les saints autour de Jésus-Christ. Cette proposition était trop séduisante pour que le frère prêcheur eût seulement la pensée de la refuser: les deux compagnons prennent jour, et se préparent au voyage. Mais comme le frère prêcheur savait qu'il avait à faire à un hérétique, et qu'on pouvait le tromper par quelques prestiges, il eut soin de porter sur lui une hostie dans une petite boîte.

Le jour désigné étant venu, le frère alla trouver son conducteur, qui le fit grimper au sommet d'une montagne très-élevée, et l'introduisit dans un palais éblouissant, lumineux, magnifique et tout couvert de pierreries. Les deux compagnons entrèrent dans une grande salle, et y trouvèrent, assis sur un trône, un prince tout radieux, couronné d'étoiles et beau comme le jour. Il y avait, à côté de lui, une belle princesse, et autour du trône un foule d'officiers majestueux et pleins de grâces.

L'hérétique s'inclina profondément, se mit à genoux et adora. Mais le frère commença par bien examiner les visages qui étaient devant lui, car il se piquait de connaître les gens à la physionomie. Son conducteur, impatienté de le voir si long-temps debout, se retourna vers lui:—Mettez-vous donc à genoux, lui dit-il à demi-voix, et adorez comme il faut Jésus-Christ, sa mère, et tous ces saints-là, qui sont nos supérieurs.—Un instant, répondit le frère… Alors il fouilla dans sa poche, tira sa boîte, prit son hostie, et dit à la belle princesse, qui était auprès du beau prince:—Si vous êtes la mère de Dieu, voici votre fils que je tiens dans mes doigts; adorez-le, et puis je vous adorerai?…

A peine eut-il prononcé ces paroles, que le palais, la salle, le trône, le roi, la princesse, les officiers, tout disparut, et les deux compagnons se trouvèrent perdus dans une caverne obscure… Ils en sortirent après bien des peines, et l'hérétique rentra dans le sein de l'église orthodoxe[268].

[268] Libri apum, annus 1231.—Mathæi Tympii premia virtut., pag. 123.—Pic de la Mirandole raconte une histoire à peu près semblable à celle-là; mais au lieu d'être un moine, son héros est un prêtre séculier.

Il faut convenir que les Diables avaient mis une grande adresse dans cette représentation (car on sent que cette mascarade était leur ouvrage), et que de bien fins s'y seraient laissé tromper! Mais les frères prêcheurs étaient d'habiles gens.—Quant à la précaution de celui-là, dont on vient de lire l'aventure, elle nous apprend encore que la méfiance est mère de la sûreté, comme dit La Fontaine.

IIo MORT DE GUILLAUME LE ROUX.

Guillaume-le-Roux, fils de Guillaume-le-Conquérant, et roi d'Angleterre dans le onzième siècle, était un prince abominable. Figurez-vous un tyran sans foi ni loi, athée, blasphémateur, et tout-à-fait démoralisé. Il fit autant de mal à l'église d'Angleterre que son père lui avait fait de bien. D'abord il chassa l'évêque de Cantorbéri, et ne voulut point que ce siége fût rempli de son vivant, afin de profiter des grands revenus qui y étaient attachés. Ensuite, il laissa les prêtres dans la misère, et condamna les moines à la dernière pauvreté. Enfin, il entreprit des guerres injustes et se fit généralement détester. Or de pareils excès mènent toujours à une mauvaise fin.

Un jour que Guillaume-le-Roux était à la chasse (en l'année 1100, dans la 44e de son âge et la 13e de son règne), il fut tué d'une flèche lancée par une main invisible; et, pendant qu'il rendait le dernier soupir, le comte de Cornouailles, qui s'était un peu écarté de la chasse, vit un grand bouc noir et velu, qui emportait un homme nu, défiguré et percé d'un trait de part en part… Le comte ne s'épouvanta point de ce hideux spectacle. Il cria au bouc de s'arrêter, et lui demanda qui il était, qui il portait, où il allait? Le bouc répondit:—«Je suis le Diable, j'emporte Guillaume-le-Roux, et je vais le présenter au tribunal de Dieu, où il sera condamné, pour sa tyrannie, à venir avec nous[269]…»

[269] Mathæi Tympii præmia virtutum.—Mathieu Pâris, Historia major, tom. II. Cette aventure, et la mort du comte de Foulques, qui se trouvera plus loin, auraient dû faire partie du chapitre de ceux qui ont eu le cou tordu par le Diable, etc.; mais puisqu'elles sont ici, on voudra bien les y laisser.

Voilà ce que rapportent plusieurs historiens pieux. Il est vrai que, selon d'autres, le prince Henri, frère de Guillaume-le-Roux et son successeur, aurait convoité le trône; et que conséquemment il aurait fait tuer son frère par un cavalier de sa maison; qu'il aurait publié ensuite l'aventure du bouc, pour pallier l'assassinat; et qu'on l'aurait reçue dans le temps, à cause de la crédulité qui était grande, et de la haine qu'on portait généralement au défunt.—On en croira ce qu'on voudra. Comme Guillaume-le-Roux ne valait pas grand'chose, nous ne nous en occuperons pas davantage.

IIIo L'INTERROGATOIRE.

Tandis qu'on faisait des miracles autour du corps du pape Léon IX, canonisé depuis peu de jours, une femme de la Toscane, coupable de certains péchés qu'on ne nomme pas, osa entrer dans l'église avec la foule. Aussitôt le Diable, qui s'était posté dans son corps, se mit à crier, par la bouche de cette femme:—O saint Léon! pourquoi voulez-vous me resserrer si étroitement? Je ne vous ai jamais fait de tort…

On conduisit aussitôt la possédée auprès du corps saint; et les évêques qui se trouvaient là dirent au démon:—Réponds, maudit; comment t'es-tu logé dans le corps de cette femme? et qui t'a donné le pouvoir de tourmenter les chrétiens?…

Le démon répondit:—Les miens et moi, nous sommes chargés de tenter les chrétiens, de perdre leurs âmes, et de les obséder jusqu'à ce qu'ils se soumettent à nos lois. Quand ils se rendent à nos avis, nous les possédons, et nous nous campons dans leur corps, comme dans un gîte préparé pour nous; mais vous concevez que cela se fait à petit bruit, de peur d'effrayer les personnes timorées.

—C'est très-bien, répartit un prêtre; mais après cela, pourquoi faites-vous connaître votre présence? Réponds, scélérat… Le démon répondit:—D'abord, quand nous sommes maîtres du poste, nous y amenons l'indolence, la paresse et la gourmandise; et si la personne qui nous loge passe son temps à dormir et à manger, les choses vont bien, et nous sommes bien payés de nos prévôts. Mais, dans la suite, si l'on nous mène à l'église parmi les bons catholiques, nous sommes forcés de nous en éloigner, et nous tourmentons le corps qui nous loge pour l'obliger à sortir.

—Fort bien, ajouta un évêque; je t'adjure maintenant de nous dire si le pape Léon est parmi les saints?—Ah! vieux sorcier, s'écria le Diable; tu parles-là de notre plus terrible ennemi. Il a conduit plus de gens au ciel que nous n'en traînons aux enfers. Il nous chasse de tous côtés, nous poursuit partout, et je vois déjà qu'il va me faire détaler d'ici. C'est un grand malheur pour nous qu'il soit si puissant dans le ciel…

Comme le Diable disait ces mots, une méchante femme qui se trouvait là eut l'impiété de dire:—Quand le pape Léon chassera les démons, je serai reine… Mais elle avait à peine achevé son horrible phrase, que le Diable sortit de la possédée de Toscane, et se jeta, à corps perdu, dans la blasphématrice, qu'il commença de tourmenter vertement. Il est probable que saint Léon eut assez d'indulgence pour la délivrer. Toutefois l'histoire ne le dit pas [270].

[270] Bollandi Acta Sanctorum; aprilis 19, cap. 2, Leon IX.

IVo ENCORE UN TOUR AUX ENFERS.

Quoique l'auteur du petit livre mystique, intitulé Dieu seul, ait dit, page 136, que Dieu est le meilleur des pères, et qu'ainsi ce n'est pas notre affaire de nous mettre en peine de l'enfer ou du paradis; comme l'auteur du très-admirable livre, intitulé Pensez-y mieux, a soutenu, page 4, que c'est l'affaire et la grande affaire des parfaits et des commençans en dévotion, nous allons donner encore une description de l'enfer, pour retenir efficacement, par cette peinture terrible, les tièdes qui s'approchent trop inconsidérément du précipice.

Un homme qui s'appelait Réparé, et un soldat qui se nommait Étienne, firent, avant de mourir, et par une grâce toute spéciale, le voyage de l'autre monde. Ils virent, dans une grande caverne, quelques démons qui élevaient un bûcher, pour y brûler l'âme d'un prêtre nommé Tiburce, qui avait commis de grandes impudicités.

Ils aperçurent, un peu plus loin, une maison enflammée, où l'on jetait un grand nombre d'âmes coupables, et ces âmes brûlaient comme du bois sec. Il y avait auprès de cette maison une grande place, fermée de hautes murailles, où l'on était continuellement exposé au froid, au vent, à la pluie, à la neige, où les patiens souffraient une faim et une soif perpétuelles sans pouvoir rien avaler. On dit à l'homme qui se nommait Réparé, et au soldat qui s'appelait Étienne, que ce triste gîte était le purgatoire.

A quelques pas de là, ils furent arrêtés par un grand feu, qui s'élevait jusqu'au ciel du pays; et ils virent arriver un Diable qui portait un cercueil sur ses épaules. Réparé, qui aimait probablement à s'instruire dans ses voyages, demanda pour qui on allumait le grand feu. Mais le démon qui portait le cercueil, déposa sa charge, et la jeta dans les flammes, sans dire un mot. La bière se consuma, et on aperçut le corps d'un moine. Alors le Diable dit à Réparé:—«Vous voyez cet homme là? Eh bien! il avait fait vœu de chasteté; et il a violé une jeune fille, qui était venue lui demander le baptême. Aussi nous l'allons bien corriger.»

Les deux voyageurs passèrent; et, après avoir parcouru divers autres lieux, où ils remarquèrent plusieurs scènes infernales, plus terribles les unes que les autres, ils arrivèrent devant un pont, qu'il fallut traverser. Ce pont était bâti sur un fleuve noir et bourbeux, dans lequel on voyait barbotter plusieurs défunts d'un aspect effroyable. On l'appelait le pont des épreuves, parce que celui qui le passait sans broncher était juste et entrait dans le ciel; au lieu que le pécheur tombait dans le fleuve, avec les gens de son espèce.

Quoique ce pont n'eût pas six pouces de largeur, on dit que Réparé le traversa heureusement. Mais le pied d'Étienne glissa au milieu du chemin, et ce pied fut aussitôt empoigné par des hommes noirs qui l'attirèrent à eux. Le pauvre soldat se croyait perdu, quand des anges arrivèrent à tire-d'ailes, qui saisirent Étienne par les bras, et le disputèrent aux hommes noirs. Après de longs débats, les anges furent les plus forts, et emportèrent le soldat, à demi disloqué, de l'autre côté du pont. «Vous avez bronché, lui dirent-ils ensuite, parce que vous êtes trop lubrique; et nous sommes venus à votre secours, parce que vous faites l'aumône.»

Les deux voyageurs virent alors le paradis, dont les maisons étaient d'or, et les campagnes couvertes de fleurs odorantes; et les anges les renvoyèrent sur la terre, en leur recommandant de conter aux hommes ce qu'ils avaient vu[271].

[271] Historia tripart. post Gregorii, dialog. 4.—G. Bloock, post Dyonisii Carth. colloquium de particulari judicio, art. 20.

CHAPITRE XXVIII.
QUATRE PETITS ROMANS.

Io THÉODORA.

Du temps de l'empereur Zénon, il y avait à Alexandrie une jeune dame nommée Théodora, aussi remarquable par sa beauté que distinguée par la noblesse de sa famille. Elle avait épousé un homme riche et craignant Dieu, avec qui elle passait des jours vertueux et paisibles.

Le Diable, jaloux de sa sainteté, alluma dans le cœur d'un personnage opulent de la même ville tous les feux de la concupiscence, et l'amour le plus violent pour Théodora. Le riche amoureux lui envoya bientôt des messagères secrètes, chargées de lui offrir des présens magnifiques, si elle voulait partager son amour; mais elle rejeta ces propositions. Elles devenaient cependant si fréquentes, que cette pauvre femme ne pouvait plus y tenir.

Enfin, l'amant de Théodora s'avisa de confier le soin de ses affaires à une vieille sorcière, qui passait pour une personne très-entendue en fait de commissions amoureuses. La sorcière alla trouver Théodora; et, après qu'elle se fut insinuée dans sa confiance, elle la supplia d'avoir pitié d'un homme qui ne soupirait que pour elle.—Je n'oserais jamais commettre un aussi grand péché, répondit Théodora, puisque je suis sous les yeux de Dieu qui voit tout.—Vous êtes dans l'erreur, repliqua la magicienne, tout ce qui se fait en plein jour, Dieu le sait et le voit; mais tout ce qui se passe la nuit, Dieu l'ignore.—Dites-vous bien la vérité?—Certainement; et vous pouvez là-dessus vous en rapporter à moi.—Eh bien! répondit la jeune dame rassurée, allez dire à celui qui vous envoie, qu'il peut venir me trouver ce soir, et qu'il obtiendra ce qu'il désire.

L'amoureux enchanté se rendit, au commencement de la nuit, dans l'appartement de Théodora, coucha avec elle, et se retira un peu avant l'aurore.

Mais quand le jour parut, l'épouse adultère, rentrant en elle-même, se mit à pleurer amèrement, dans cette pensée qu'elle venait peut-être de perdre son âme et sa vertu. Son mari ne put ni la consoler, ni savoir la cause de son chagrin… Pour éclaircir ses doutes, elle alla dans un monastère de filles, et demanda à l'abbesse si les crimes commis de nuit échappaient aux regards du créateur.—Dieu sait tout et voit tout, répondit l'abbesse; à toutes les heures de la nuit et du jour, dans tous les pays du monde, ses yeux sont ouverts sur toute la création.—Ah! malheureuse que je suis, s'écria la dame pécheresse… Donnez-moi le livre des évangiles, afin que je consulte le sort[272].

[272] Ut sortiar memetipsam… Cette manière de consulter le sort était autrefois en grand usage. On ouvrait le livre des évangiles, et on regardait le premier mot qui se présentait, à l'ouverture du livre, comme un arrêt du ciel. St. Augustin a écrit contre cette superstition, dans ses épîtres ad Januarium.

En ouvrant le livre, elle trouva ces mots de Pilate: Quod scripsi scripsi[273]… Elle comprit par là que ce qui était fait était fait, et qu'il fallait le réparer par la pénitence. C'est pourquoi elle rentra dans sa maison, s'habilla en homme, pendant l'absence de son mari, et se rendit dans un couvent de moines, où elle passa le reste de sa vie, connue seulement sous le nom de frère Théodore. Le Diable la tenta encore de plusieurs manières[274]; mais il ne l'empêcha pas de mourir en odeur de sainteté[275].

[273] Ce que j'ai écrit est écrit. S. Jean, chap. XIX vers. 22.

[274] Les démons lui apparurent particulièrement sous la figure de son mari, sous des formes de bêtes féroces, sous des costumes militaires, etc.; mais ces métamorphoses sont trop insipides, pour qu'on puisse se permettre d'en ennuyer le lecteur.

[275] Legenda, opus aureum Jac. de Voragine, auctum à Claudio à Rotâ, lég. 87.

IIo L'ANNEAU.

Un mari, partant pour un long voyage, dit à sa femme:—Je ne sais pas combien de temps je vais vivre éloigné de vous. Mais s'il faut que vous veniez me rejoindre, je vous enverrai chercher par un homme de confiance qui vous présentera mon anneau. Au reste, je vous ai recommandé à saint Côme et à saint Damien… Après ces mots il embrassa l'épouse en pleurs, et s'éloigna au plus vite.

Par un de ces hasards qui sont assez communs, le Diable se trouva présent à cet adieu; et comme on ne l'avait ni vu, ni soupçonné, il résolut de faire son profit de ce qu'il venait d'entendre. Au bout de quelques jours, il se présenta, sous une figure humaine, à la dame en question, et lui montrant un anneau parfaitement semblable à celui du mari:—Madame, lui dit-il, je suis un ami de votre époux, qui m'a chargé de venir ici en toute diligence, pour vous prévenir qu'il a un besoin pressant de vous voir, et qu'il vous prie de me suivre avec confiance…

La dame, ayant reconnu l'anneau, monta un cheval que le Diable lui avait amené; et ils se mirent en route. Lorsqu'ils furent dans la campagne, à une heure où ils se trouvaient dans une solitude absolue, le Diable poussa la dame, avec qui il voyageait, pour la faire tomber de cheval. On ne dit pas ce qu'il voulait lui faire; mais la femme effrayée appela à son secours saint Côme et saint Damien, qui accoururent bien vite, chassèrent le démon et reconduisirent la dame à son logis[276].

[276] Legenda aurea Jac. de Voragine, lég. 138.

IIIo LE DANGER DES ENGAGEMENS.

Un ancien militaire, qui jouissait d'une grande fortune, et qui la dépensait en libéralités, devint bientôt si pauvre qu'il manquait presque du nécessaire. Comme il n'avait pas le courage de recourir à ses amis, et que ses amis ne paraissaient pas disposés à se souvenir de ses bienfaits, il tomba dans une grande tristesse, qui redoubla encore à l'approche de son jour natal, où il avait coutume de faire quelques dépenses magnifiques.

En s'occupant de ses chagrins, il s'égara dans une vaste solitude, où il put sans honte pleurer la perte de ses biens. Tout à coup il vit paraître devant lui un homme d'une taille haute, d'une figure imposante, monté sur un cheval superbe. Ce cavalier, qu'il ne connaissait point, lui adressa la parole avec le plus vif intérêt, et lui demanda la cause de sa douleur. Après qu'il l'eut apprise, il ajouta:—Si vous voulez me rendre un petit hommage, je vous donnerai plus de richesses que vous n'en avez perdu…

Cette proposition n'avait rien d'extraordinaire, dans un temps où la féodalité était en usage. Le militaire, pauvre et malheureux, promit à l'étranger de faire tout ce qu'il exigerait, s'il pouvait lui rendre sa fortune.—Eh bien! reprit le Diable (car c'était lui), retournez à votre maison; vous trouverez, dans tel endroit, de grandes sommes d'or et d'argent, et une énorme quantité de pierres précieuses. Quant à l'hommage que j'attends de vous, c'est que vous ameniez votre femme ici, dans trois mois, afin que je puisse la voir…

Le militaire s'engagea à cet hommage, sans chercher à connaître celui qui l'exigeait. Il regagna sa maison, trouva les trésors indiqués, acheta des palais, des esclaves, et reprit sa généreuse habitude de se distinguer par des largesses; ce qui lui ramena nécessairement les bons amis que le malheur avait éloignés.

A la fin du troisième mois, il songea à tenir sa promesse. Il appela sa femme, et lui dit:—Vous allez monter à cheval, et venir avec moi, car nous avons un petit voyage à faire. C'était une dame vertueuse, honnête, et qui avait une grande dévotion à la sainte Vierge. Comme elle n'entreprenait rien sans se recommander à sa protectrice, elle fit une petite prière, et suivit son mari, sans lui demander où il la conduisait. Après avoir marché près de trois heures, les deux époux rencontrèrent une église. La dame, voulant y entrer, descendit de cheval, et son mari l'attendit à la porte en gardant les manteaux.

A peine cette dame fut-elle entrée dans l'église, qu'elle s'endormit en commençant sa prière. On peut regarder cela comme un miracle, puisqu'en même temps la sainte Vierge descendit auprès d'elle, se revêtit de ses habits et de sa figure, rejoignit le militaire, qui la prit pour sa femme, monta sur le second cheval, et partit, avec le mari, au rendez-vous du Diable.

Lorsqu'ils arrivèrent au lieu désigné, le prince des démons y parut avec fracas, et d'un ton assez suffisant, si la chronique ne charge point. Mais, dès qu'il aperçut la dame que le militaire lui amenait, il commença à trembler de tous ses membres, et ne trouva plus de forces pour s'avancer au-devant d'elle.—Homme perfide, s'écria-t-il, pourquoi me tromper si méchamment? Est-ce ainsi que tu devais reconnaître mes bienfaits? Je t'avais prié de m'amener ta femme, à qui je voulais reprocher certains torts qu'elle me fait; et tu viens ici avec la mère de Dieu, qui va me renvoyer aux enfers!…

Le militaire, stupéfait et plein d'admiration, en entendant ces paroles, ne savait quelle contenance faire, quand la sainte Vierge dit au Diable:—Méchant esprit, oserais-tu bien faire du mal à une femme que je protége? Rentre dans l'abîme infernal, et souviens-toi de la défense que je te fais de jamais chercher à nuire à ceux qui mettent en moi leur confiance…

Le Diable se retira en poussant des cris plaintifs. Le militaire descendit de cheval, et se jeta aux genoux de la sainte Vierge, qui, après lui avoir fait quelques reproches, le reconduisit à l'église, où sa femme dormait encore. Les deux époux rentrèrent chez eux, et se dépouillèrent des richesses qu'ils tenaient du Diable. Mais ils n'en furent pas long-temps plus pauvres, parce que la sainte Vierge leur en donna d'autres abondamment[277].

[277] Omnes dæmonis divitias cùm abjecissent, etc., multas postmodum divitias, ipsâ largiente virgine, receperunt. Legenda aurea Jacobi de Voragine, lég. 114.

IVo LE VOYAGE A ROME.

—Saint Antide, évêque de Besançon[278], allant un jour prêcher à la campagne, accompagné de son clergé, aperçut, en sortant de sa ville épiscopale, le prince des démons qui tenait son assemblée en plein air, et se faisait rendre compte de la conduite de ses diables. Le saint évêque remarqua particulièrement un grand démon noir et maigre, qui dit à Satan qu'il revenait de Rome, où il avait entraîné le pape dans un péché d'impudicité.

[278] Cette admirable histoire est si authentique, qu'on ne sait pas même si saint Antide a existé. On le fait vivre vers l'an 400. Les Bollandistes, qui racontent avec confiance l'aventure qu'on va lire, le font évêque de Besançon, selon l'avis de plusieurs légendaires. Mais le Martyrologe d'Usuard, Mathieu Tympius, et d'autres légendes, le font évêque de Tours.

Pour preuve de ce qu'il avançait, il présenta à l'assemblée la sandale, autrement dite la mule du pape, qu'il apportait avec lui. Ceci se passait le mardi saint; et le Diable se vantait d'avoir fait tomber le saint père le dimanche des Rameaux, c'est-à-dire, trois jours auparavant.

Saint Antide, frémissant de ce qu'il venait d'entendre, résolut d'aller de suite à Rome, et d'engager le pape à réparer sa faute par la pénitence. Il dit à son clergé, qui ne voyait rien de toute cette assemblée, de rentrer dans la ville, parce qu'une affaire pressante l'obligeait de faire un voyage éloigné, et qu'il ne serait de retour que la veille de Pâques. En même temps, s'adressant au démon noir et maigre, il lui commanda de lui servir de monture, et de le transporter à Rome aussi vite qu'il se vantait d'en être venu.

Le démon s'agenouille docilement devant le saint, le prend sur son dos, s'élève dans les airs, et le porte rapidement à Rome, où ils arrivent le jeudi saint, dans la matinée. Le pape, quoique coupable d'impureté, était près de monter à l'autel pour célébrer la sainte messe. Après qu'Antide eut fait sa prière, il demanda avec instance à parler au souverain pontife pour des choses de la plus haute importance. On l'introduit; il raconte au saint père ce qu'il a vu, lui montre la sandale qu'il a tirée des griffes du démon, et l'exhorte à se purger de son crime. Le pape écoute le saint avec le plus profond respect, lui fait sa confession, et le confesse à son tour. Les deux pieux personnages se donnent mutuellement l'absolution de leurs fautes, et se séparent réconciliés. Antide remonte alors sur son démon, qu'il avait laissé attaché à la porte, et rentre à Besançon le samedi saint, sans avoir éprouvé le moindre péril[279].

[279] Bollandi, 25 junii mensis, pag. 43. Usuar. Martyrolog., junii 22. Mathæi Tympii præmia virtut., pag. 53, etc.

CHAPITRE XXIX.
QUATRE PETITS CONTES.

Io LE SOUPER.

—Saint Germain, évêque d'Auxerre, faisant une tournée dans son diocèse, fut forcé, par la nuit et le mauvais temps, de coucher dans un petit village. Après qu'il eut fait un souper très-modeste, il remarqua que l'on préparait un second repas plus abondant et servi avec plus de soin. Germain, agréablement surpris du bon ordre de ce second service, demanda à qui on le destinait, et si l'on allait recevoir nouvelle compagnie. On lui dit qu'on attendait ces bonnes femmes qui vont la nuit[280]. Le saint n'en demanda pas davantage, et résolut de veiller pour voir la suite de cette aventure.

[280] Cui cùm dicerent quod bonis illis mulieribus quæ de nocte incedunt prepararent, etc. Jac. de Voragine, ubi infrà.

Quelque temps après, il vit arriver une multitude de démons, en forme d'hommes et de femmes, qui se mirent à table devant lui, en témoignant leur bonne humeur par de grands éclats de rire et des propos pleins de jovialité. Ces démons avaient l'air tout-à-fait benins, et ne montraient pas le moindre penchant à nuire; mais ils se festoyaient aux dépens des bonnes gens du village, et saint Germain n'approuvait pas cette liberté grande.

C'est pourquoi il leur fit connaître qui il était, et leur défendit de déloger jusqu'à nouvel ordre. En même temps, il appela les gens de la maison, et leur demanda s'ils connaissaient leurs convives?—Certainement, répond le patron; ce sont tels et telles de nos pays voisins. Les relations qu'ils ont avec les esprits apportent la bénédiction dans toutes les maisons où ils sont reçus…

Saint Germain, étonné de cette bonhomie, envoie aussitôt dans les maisons des prétendus voisins, que l'on trouve endormis dans leur lit. Il commande alors aux démons de dire la vérité. Le chef de la troupe infernale déclare, en conséquence, que lui et ses gens n'ont pris la figure des paysans du voisinage, que pour attraper un bon souper; que la crainte qu'ils inspirent aux hommes, dans leur forme naturelle, les force à de pareils stratagèmes; et que, pour donner de la vraisemblance à leurs courses nocturnes, ils font croire aux bonnes âmes qu'il y a des sorciers et des sorcières qui vont au sabbat, et autres balivernes semblables qui ne sont que des gausseries…

Après cette confession, les démons s'évanouirent, laissant leur souper à moitié mangé[281]… Sans doute il est mal de tromper les gens; mais quand on le fait avec tant de ménagemens, on mérite un peu d'indulgence…

[281] Bollandus, 25 juillet. Legenda aurea Jac. de Voragine, leg. 102; et les anciens bréviaires d'Auxerre, fête de St. Germain.

IIo LE CHATEAU MAGIQUE.

Le très-sérieux et très-excellent historien Théophanes raconte cette véridique et miraculeuse histoire.—L'an 408 de Jésus-Christ, Cabadès, roi de Perse, apprit qu'il y avait, sur les frontières de ses états, un vieux château, nommé le château de Zoubdadeyer, qui était plein d'or, d'argent, de pierreries et de richesses incalculables. Une pareille découverte n'est pas à négliger: aussi Cabadès résolut-il de se rendre maître au plus vite d'un trésor si précieux. Mais tous les biens d'ici-bas sont accompagnés de maux: le château de Zoubdadeyer était gardé par des troupes de démons, que l'on disait terribles, et qui ne laissaient avancer aucun mortel auprès des trésors confiés à leur garde.

Cabadès mit en usage, pour chasser ces démons, toute l'industrie et tous les exorcismes des mages et des sorciers juifs qui se trouvaient à sa cour. Leurs efforts n'eurent pas le moindre succès. Le roi, désolé de se trouver au milieu de l'abondance sans pouvoir en jouir, se ressouvint alors du Dieu des chrétiens. Il lui adressa des prières, et fit venir l'évêque qui dirigeait l'église chrétienne de Perse. Il le pria de se donner un peu de mouvement en sa faveur, et de le mettre en possession de ces trésors si bien gardés par les démons. Le prélat offrit le saint sacrifice, et se rendit au château de Zoubdadeyer, après avoir pris la communion. Il exorcisa lui-même les Diables qui défendaient l'entrée de ce lieu de richesses, les força à déloger, et mit le roi Cabadès en paisible possession du château magique[282].

[282] Théophanis chronographia, anno 408.

IIIo LE PAUVRE PRÊTRE—CONTE NOIR.

Il y avait, dans le diocèse de Cologne, un saint prêtre respectable par sa bonne vie. Le Diable, jaloux de sa piété, et n'osant le tenter ouvertement, prit la figure d'un ange de lumière, et se présentant au bon prêtre:—Ami de Dieu, lui dit-il, je viens de la part d'en-haut t'avertir de te préparer à la mort; car tu mourras cette année.

Le prêtre reçut dévotement le conseil et la prophétie; il se disposa à bien mourir, purifia sa conscience par la confession, affligea son corps d'abstinences, de jeûnes et d'austérités, ne négligea aucune de ses prières, et donna tout ce qu'il possédait aux pauvres de sa paroisse. Comme ou lui demandait le motif de cette conduite, il avoua secrètement à un de ses amis la révélation qu'il avait eue, et les paroles de l'ange qui lui annonçaient le terme prochain de ses jours. Un pareil secret est trop pesant pour qu'on le puisse garder: l'ami en question le communiqua à un autre, qui en fit part à son voisin; et, de cette façon, toute la paroisse, bientôt instruite, attendit le jour où son pasteur devait mourir, pour l'accomplissement de la prophétie. Mais l'année étant écoulée, le prêtre ne mourut pas, à la grande surprise de toutes les bonnes gens.

Le saint homme, plus stupéfait que tous les autres de se voir trompé par un ange, et de s'être débarrassé si légèrement de tout son bien, s'aperçut avec douleur qu'il n'avait plus de quoi vivre, et qu'il devait s'attendre aux railleries de ses amis… C'est pourquoi il abandonna sa paroisse, et se retira dans un monastère de l'ordre de Cîteaux.

Pendant qu'il faisait son noviciat, le Diable lui apparut encore, et chercha, par ces mots, à regagner sa confiance:—Homme juste, lui dit-il, ne vous étonnez point de vivre encore, quoique je vous aie prédit le contraire; Dieu a différé votre dernière heure, parce que vous devez servir à l'édification de ceux avec qui vous vivez. Il m'envoie près de vous, pour vous aider dans vos peines, vous instruire, et vous garder contre vos ennemis.

Le novice flatté crut tout cela; et dès lors il reçut de fréquentes visites du Diable, qui lui donna bientôt de mauvais conseils, sous une belle apparence; par exemple, lorsqu'il priait trop long-temps, ou qu'il veillait trop tard, ou qu'il travaillait trop ardemment, son ange avait l'impiété de lui dire:—La discrétion est la mère de toutes les vertus; ne faites rien au-dessus de vos forces; vous pouvez vivre long-temps encore; ménagez-vous pour le service de Dieu…

Quand le prêtre voulait lever un grand fardeau, le Diable se hâtait de lui dire:—Cette charge est trop forte; levez ceci, qui est plus léger…

Enfin, une certaine nuit, le Diable, espérant tirer parti de ses longues complaisances, entra vers minuit dans la cellule du prêtre devenu moine, et lui dit en l'éveillant:—Lève-toi, saint homme; Dieu veut récompenser tes pieux travaux et ta constance: pends-toi; tu auras la palme du martyre…

Le moine, effrayé de ce blasphème, reconnut alors qu'il était en commerce avec le Diable, et s'écria:—Retire-toi, méchant; tu ne me tromperas plus… En même temps, il fit un signe de croix qui força l'ange imposteur à détaler. Après cela, il s'habilla à la hâte, courut au lit du prieur, l'éveilla bien vite, et le pria d'entendre sa confession. Le prieur, à moitié endormi, répondit qu'on pouvait bien remettre cela au lendemain matin; mais, ayant appris le motif d'un empressement si naturel, il se leva bientôt, et entra dans son confessionnal, où il entendit le pauvre moine, et lui donna une pénitence; après quoi il s'alla recoucher.

Avant d'en faire autant, le prêtre, que le Diable avait si long-temps abusé, monta aux lieux d'aisance pour satisfaire à des besoins pressans. Tandis qu'il était assis sur l'une des lunettes[283], le Diable, courroucé de la confession qui venait de se faire, eut l'audace de se montrer encore, pour effrayer son homme et lui faire commettre quelque imprudence; il parut tout subitement sous sa propre forme, tenant à la main un arc bandé, sur lequel était une flèche dirigée contre le religieux:—Misérable, lui dit-il, tu m'as confondu; mais je te tiens ici, et tu ne mourras que de ma main.—Retire-toi, maudit, répondit le prêtre, je ne te crains plus… Il accompagna ces mots d'un signe de croix; et l'absolution du prieur obligea bien le Diable à ne plus se montrer[284].

[283] Monachus verò, ob necessitatem naturæ, privatam ascendens, dùm in unâ sedium sederet, etc.

[284] Cæsarii Heisterbachensis miraculorum, lib. III, de confess. cap. 14.

IVo CE QUE L'ON VOUDRA—CONTE BLEU.

L'abbé Macaire, résolu de fuir le monde, s'était enfoncé dans un grand désert. Il arriva dans un lieu jadis habité, où il ne trouva plus que quelques tombeaux de païens. Comme il avait besoin de repos, il ouvrit un sépulchre, tira dehors un cadavre, et le mit sous sa tête pour lui servir d'oreiller[285].

[285] Sub caput suum tanquam plumacium… c'était un coussin fort agréable!

Les démons, qui hantaient ces tombeaux, voyant le sang-froid de l'abbé Macaire, résolurent de le tourmenter un peu. Ils se mirent donc à crier:—Madame, levez-vous, nous allons au bain… Le Diable, qui se trouvait dans le cadavre que Macaire avait pris pour dormir, répondit aussitôt:—J'ai sur le ventre un étranger qui m'empêche de vous suivre…

Macaire, entendant ces mots, eut bien quelque étonnement, mais pas la moindre frayeur. Il fut même assez intrépide pour donner des coups de poing à son oreiller, en lui disant:—Lève-toi, et va-t'en, si tu peux… Et les démons stupéfaits prirent la fuite, en criant:—Seigneur étranger, vous êtes plus fort que nous…

Les esprits malins n'osèrent donc plus attaquer ouvertement l'abbé Macaire; mais ils lui envoyèrent, sans se montrer, des tentations charnelles. C'est pourquoi il se leva, remplit un grand sac de sable et de pierres, le chargea sur ses épaules, et marcha plusieurs jours dans le désert, sans quitter son fardeau. Il voulait par là tourmenter son corps regimbant.

Satan se présenta à lui, sous la figure d'un homme fort et vigoureux, vêtu d'un habit de lin, et chargé de bouteilles.—Où vas-tu, lui dit Macaire?—Mon voyage et mon fardeau sont utiles à quelque chose, répondit le Diable. Je porte à boire à mes compagnons.—Et pourquoi as-tu pris tant de bouteilles?—Parce qu'ils sont plusieurs; et puis, vu que chacun a ses goûts, j'ai eu soin de prendre aussi différentes espèces de vins. Ce qui ne plaira pas à l'un plaira à l'autre: moi, je veux que tout le monde soit content.

Après ces mots, Satan reprit son chemin, et Macaire sa promenade. Il rencontra bientôt une tête de mort, et lui demanda sur quel corps elle avait figuré dans le monde?—Sur le corps d'un païen, répondit la tête.—Où est maintenant ton âme?—Dans l'enfer.—Les païens sont-ils bien bas dans les pays enflammés?—Ils sont enfoncés dans le cœur de la terre, aussi bas que le ciel est haut.—Y a-t-il quelqu'un au-dessous des païens?—Oui, les Juifs.—Et au-dessous des Juifs?—Les chrétiens qui ne sont pas dévots. Ceux-là sont au fin fond de l'enfer[286]

[286] Legenda, opus aureum Jacobi de Voragine, auctum à Claudio à Rotâ, Leg. 18.

CHAPITRE XXX.
LE DIABLE A CONFESSE.

Un prêtre, occupé à entendre, dans son église, les confessions de ceux de ses paroissiens qui voulaient faire leurs pâques, aperçut, parmi les pénitens, un inconnu jeune et robuste, qui attendait son tour pour se confesser aussi.

Après que tous les paroissiens furent expédiés[287], l'étranger s'approcha du confessionnal, se mit à genoux devant le prêtre, et commença sa confession; mais il raconta des péchés si énormes, il avoua tant d'homicides, tant de brigandages, tant de vols, tant de parjures, tant de blasphèmes, tant de fornications, et tant d'autres monstruosités qu'il disait avoir faites ou inspirées, que le prêtre, saisi d'horreur à l'idée d'une conscience si pleine, accablé d'ennui par une confession si longue, dit au pénitent inconnu:—Quand tu aurais vécu mille ans, tu aurais à peine eu le temps de commettre toutes ces abominations.

[287] Omnibus expeditis.

—J'ai plus de mille ans, répondit l'inconnu.—Qui es-tu donc, s'écria le prêtre épouvanté?—Hélas! répliqua le pénitent, je suis un de ces démons qui sont tombés avec Lucifer. Je ne vous ai dit là qu'une petite partie de mes fautes. Mais je vais vous conter le reste, si vous voulez m'entendre jusqu'au bout.—Et quel fruit espères-tu en tirer, demanda le prêtre?—J'ai vu plusieurs personnes venir à vous chargées de péchés, et s'en retourner pures, répondit le démon; j'ai remarqué que, malgré les plus grands crimes, vous aviez le pouvoir de leur donner la vie éternelle: l'espoir de participer à leur bonheur m'a séduit, et j'ai voulu faire comme eux.

—Eh bien! repartit le prêtre, si tu veux remplir sincèrement la pénitence que je vais t'imposer, toutes tes fautes te seront remises.—Si cette pénitence est supportable, dit le démon, je m'y soumettrai.—Elle sera très-douce, répondit le prêtre. Va, prosterne-toi, trois fois le jour, le visage contre terre, et dis ces seules paroles:

Dieu bon! Dieu créateur, qu'on bénit en tout lieu,
J'ai péché contre vous… Pardonnez-moi, grand Dieu!

—Je ne puis me résoudre à mettre la face en terre, répondit le Diable; c'est trop humiliant.—Monstre! s'écria le prêtre indigné, si ton orgueil te défend de t'abaisser devant ton maître, retire-toi donc… Et le Diable s'en alla[288]

[288] Cæsarii Heisterb. Miracul., lib. III, de confess., cap. 26.

Mais le dénoûment de cette belle histoire s'accorde trop mal avec la bonne intention du Diable, pour qu'on puisse y ajouter la moindre foi. Il y a d'ailleurs une foule de traits qui prouvent dans les démons plus d'humilité; et voici une anecdote où l'ange déchu se montre moins endurci; elle est du même auteur que la précédente.

Cæsarius d'Heisterbach lui-même se vante d'avoir assisté aux exorcismes d'une possédée, lesquels exorcismes furent assez remarquables par la circonstance suivante. Après qu'on eut interrogé le Diable sur divers sujets hétéroclites, on lui demanda s'il ne regrettait point son ancien état de gloire; et le Diable répondit:—«Qu'on élève, de la terre au ciel, une colonne de fer et de feu, armée de rasoirs et de lames tranchantes; qu'on me donne un corps de chair; qu'on me tire ensuite du haut en bas de cette colonne… je consens à endurer ce supplice jusqu'au jour du jugement dernier, pour regagner le ciel que j'ai perdu[289]…»

[289] Ejusdem, Cæsarii Heisterbach. illustrium miracul., lib. V, cap. 10.

A coup sûr, ce n'est pas là le langage d'un être qui refuse de se prosterner trois fois devant Dieu pour sortir de l'enfer…

VARIÉTÉS,
OU
MOSAÏQUE INFERNALE.

—Plusieurs écrivains accordent à l'enfer quelques agrémens, entre autres celui d'avoir de bons voisinages; et c'est assurément quelque chose. On sait que les Juifs regardent les méchans voisins comme un mal très-fâcheux, et qu'ils le mettent au rang des malédictions qu'ils donnent à leurs ennemis. Or il est impossible d'avoir un voisinage plus paisible et plus doux que celui des enfers. Ces pays pacifiques sont les limbes, habités par les enfans morts sans baptême, et le purgatoire, où les justes se purifient de leurs fautes vénielles.

Les théologiens, qui nous ont fait l'histoire de ces contrées, assurent que les limbes logeaient aussi, pendant les quarante premiers siècles du monde, de pieux et saints personnages, d'une innocence et d'une tranquillité parfaite; qu'au bout de ce temps, ils quittèrent ce séjour, pour en habiter un meilleur; mais que cependant ils ne laissèrent pas d'entretenir quelque correspondance avec les peuples de l'enfer, leurs anciens voisins; ce qui est bien prouvé par l'histoire du mauvais riche, à qui Abraham donne le doux nom de fils[290].

[290] «Le pauvre Lazare ne demandait pour se rassasier que les miettes qui tombaient de la table du mauvais riche; mais personne ne lui en donnait. Or, Lazare mourut, et fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi et tomba dans l'enfer. Lorsqu'il était dans les tourmens, il leva les yeux, et vit de loin Lazare dans le sein d'Abraham. Il s'écria: Abraham, mon père, ayez pitié de moi; envoyez Lazare ici, afin qu'il me rafraîchisse d'une goutte d'eau. Mais Abraham lui répondit: Mon fils, vous avez eu vos biens, pendant votre vie; vous êtes maintenant dans la peine. D'ailleurs nous ne pouvons franchir l'abîme qui nous sépare, etc.» (Saint Luc, chap. XVI, versets 21–26.)

Quant au purgatoire, plusieurs théologiens orthodoxes nous apprennent qu'il n'est séparé de l'enfer que par une grande toile d'araignée; d'autres disent par des murs de papier, qui en forment l'enceinte et la voûte. Au reste, l'un vaut l'autre; et puisqu'il est constant que cette frêle séparation n'a jamais été rompue, on peut en conclure que les deux peuples voisins vivent en bonne intelligence, et que chacun jouit d'une parfaite sécurité dans son pays[291].

[291] Éloge de l'enfer, 1re partie, paragraphes 22 et 24.

—Un Juif, qui se rendait à Fondi, dans le royaume de Naples, fut surpris par la nuit, et ne trouva pas d'autre gîte qu'un temple d'idoles, où il se décida, faute de mieux, à attendre le matin. Il s'accommoda comme il put dans un coin du sanctuaire, s'enveloppa dans son manteau, et se disposa à dormir.

Mais au moment où il allait fermer l'œil, il vit plusieurs démons tomber de la voûte dans le temple, et se disposer en cercle autour d'un grand autel. En même temps le roi de l'enfer descendit aussi, se plaça sur un trône élevé, et ordonna à tous les Diables subalternes de lui rendre compte de leur conduite. Chacun fit valoir alors les services qu'il avait rendus à la chose publique; chacun fit l'apologie de ses talens et l'exposé de ses bonnes actions.

Le Juif, qui ne jugeait pas comme le prince des démons, et qui trouvait leurs bonnes actions un peu douteuses, fut si effrayé de la mine de ses voisins et de leurs discours, qu'il se hâta de dire les prières et de faire les cérémonies que la synagogue met en usage pour chasser les esprits malins; mais inutilement: les exorcismes de la synagogue étaient passés de mode, et les démons ne s'aperçurent seulement pas qu'ils étaient vus par un homme.

Le Juif, ne sachant plus à quoi recourir, s'avisa d'employer le signe de la croix. On lui avait dit que ce signe était d'une efficacité incontestable; et il en fut bientôt convaincu; car les démons cessèrent de parler, aussitôt que le Juif commença de se signer; et, après avoir bien regardé autour de lui, le roi de l'enfer aperçut le malencontreux enfant d'Israël.—«Allez voir qui est là, dit-il à un de ses gens…» Le démon obéit; et, lorsqu'il eut examiné le voyageur, il retourna vers son maître.—«C'est un vase de réprobation[292], lui dit-il; mais malheureusement il vient de se fortifier du signe de la croix…—En ce cas, reprit le grand diable en gémissant, sortons d'ici. Nous ne pourrons bientôt plus être tranquilles dans nos temples. Si les choses continuent, on n'aura plus la liberté de quitter l'enfer…» En disant ces paroles, le prince des démons s'envola; tous ses gens disparurent; et le Juif se fit chrétien[293].

[292] Le texte porte: «c'est un vase, ou un pot vide de grâce;» vas vacuum, etc.

[293] Historia tripartita, lib. VI, cap. I.—Gregorius, in dialog.Baronii, tom. III, anno Christi 327.

—Un pieux cénobite, nommé Lubert, étant à l'article de la mort, se recommandait particulièrement à la sainte Vierge, à saint Jérôme et à saint Grégoire, qu'il avait pris pour ses patrons.

Sur ces entrefaites, le Diable apparut au moribond sous la figure d'un moine décédé depuis peu, et dit à Lubert qu'il avait tort d'invoquer seulement Marie et les saints personnages; qu'il serait plus sage de mettre sa confiance en son créateur, et qu'il valait mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints… En entendant ces paroles hérétiques, Lubert reconnut le tentateur, et se mit à chanter des psaumes.

—Ce que tu dis là n'est pas une prière, interrompit le Diable: c'est le cœur plus que la bouche qui doit parler à Dieu.—Tu en as menti, s'écria Lubert, les psaumes sont des paroles saintes, et… Là-dessus, il accabla le Diable de si grosses injures, qu'on n'a pas jugé à propos de les rapporter. Celui-ci se retira tout humilié, et laissa au cénobite le plaisir de mourir comme il l'entendrait.

Lubert se remit donc à psalmodier, et à invoquer de tous ses poumons la sainte Vierge, saint Jérôme et saint Grégoire; tellement qu'en rendant l'âme, il s'écria qu'il voyait de belles et admirables choses; on pensa que ses patrons et ses anges gardiens venaient le chercher; et il mourut en bonne odeur devant ses frères[294].

[294] Thomæ Campensis, liber de vitâ Luberti; et Mathæi Tympii præmia virtut. christian., pag. 303.

—Voici encore une honnête action du Diable. Le trait est peut-être peu décent; mais les personnes pudiques étant prévenues peuvent passer outre.

Un homme, qui n'avait pas à se plaindre de sa femme, puisqu'elle était jeune et belle, fut pourtant assez vicieux pour jeter un œil de convoitise sur sa voisine. La voisine, qui devait se louer de son mari, puisqu'il était bien portant et plein de complaisance, fut assez pécheresse, de son côté, pour accueillir favorablement les œillades du voisin. On va vite en amour quand on est d'accord. Le voisin et la voisine prennent jour, se donnent un rendez-vous, et font bien vite une tache au contrat conjugal…

Le Diable, qui se trouvait dans le voisinage, ne voulut pas laisser cet adultère impuni. Il se ressouvint de la manière dont Mars et Vénus avaient été vilipendés par Vulcain; il composa bien vite un charme, et lia si fortement le voisin et la voisine, qu'il leur fut impossible de se séparer… Après de longs et inutiles efforts, ils se décidèrent à demander du secours. On entend leurs cris; on entre; on est tout scandalisé de la conduite des pécheurs, et tout stupéfait de leur embarras. On veut les en tirer: peine perdue. Il fallut des prières publiques et de longues cérémonies pour rompre le charme.

On dit que cette punition fit un bon effet dans le pays; mais le pays où cela se passa n'est pas nommé, par égard pour les habitans[295].

[295] Cornelii Gemmæ cosmocrit., chap. 8, liv. I.—Post plures annalium scriptores.

—Il y avait, dans les environs de Goa, une secte de brachmanes, qui croyaient qu'il ne fallait pas attendre la mort pour aller dans le ciel. C'est pourquoi, lorsqu'ils se sentaient bien vieux, ils ordonnaient à leurs disciples de les enfermer dans un coffre, et d'exposer le coffre sur un fleuve voisin, qui devait les conduire en paradis. Mais ces pauvres gens se trompaient bien, comme dit le révérend père Teiscera, jésuite et missionnaire qui s'y connaissait[296]: hors de l'église, point de salut. Le Diable était là qui guettait le vieux brachmane; aussitôt qu'il le voyait embarqué, il crevait le coffre, empoignait son homme, l'emportait bien loin; et les habitans du pays, retrouvant la boîte vide, s'écriaient que le vieux brachmane était allé en paradis; qu'il était saint; qu'il ferait des miracles en faveur de ses amis et de ses connaissances, etc. Mais va-t'en voir s'ils viennent.

[296] Epistolæ indicæ. Emanuel Teiscera ad fratres soc. Jesu; Goæ, 1560.

—Un petit prince d'Allemagne, qui s'était donné au Diable, et qui n'avait pas eu à s'en plaindre, pendant tout le cours d'une longue vie, sentit enfin les approches de la mort. Il était alors engagé dans une guerre qu'il aurait bien voulu voir terminée. Mais la Mort était au chevet de son lit, et le Diable aux pieds, qui l'attendait.

Le petit prince, désolé de partir sitôt, pria le Diable de lui procurer encore un an de vie.—C'est un peu difficile, répondit le Diable; car tu n'as plus de forces. Mais enfin, si une année de vie t'oblige beaucoup, je vais me poster avec toi dans ton corps, et je te soutiendrai comme je pourrai… Il le fit comme il le disait. Le prince se leva; la Mort, le voyant debout, et sans doute alors soumise au Diable, se retira sans rien faire. L'année se passa sans mésaventure; la guerre commencée se termina par une bonne paix; et le petit prince allemand s'en alla, au bout de l'année, avec le Diable à qui il appartenait[297].

[297] Shellen, de Diabol., liv. VIII. Post Cæsarii Heisteirb. Mirac., liv. XII, chap. 3. La chose se passa vers le douzième siècle.

—Messire Guillaume, abbé de sainte Agathe au diocèse de Liége, étant allé à Cologne avec deux de ses moines, fut obligé de tenir tête à une possédée, qui portait dans son sein un démon assez égrillard. L'abbé Guillaume fit à l'esprit malin une foule de questions incohérentes, auxquelles celui-ci répondit comme il lui plut (par la bouche de la possédée, ainsi que cela se pratique).

Cependant, comme le Diable faisait presqu'autant de mensonges que de réponses, l'abbé s'en aperçut, et le conjura de lui dire la vérité, et rien que la vérité, dans toutes les demandes qu'il allait lui faire. Le Diable le promit, et tint parole. Il apprit au bon abbé comment se portaient plusieurs défunts dont il voulait savoir quelques nouvelles, lui nomma ceux qui étaient déjà au ciel, et ceux qui patientaient dans le purgatoire. L'abbé se mit aussitôt à prier pour eux; et en même temps un des moines qui l'accompagnaient voulut lier conversation avec le Diable.—Tais-toi, lui dit l'esprit malin; tu as volé hier douze sous à ton abbé; et ces douze sous sont maintenant à ta ceinture, enveloppés dans un chiffon… Je te pourrais nommer plusieurs autres petits vols comme celui-là, sur lesquels tu n'as rien bredouillé à confesse…

L'abbé, ayant entendu ces choses, voulut bien en donner l'absolution à son moine; après quoi, il ordonna au Diable de débarrasser la possédée de sa présence.—Et où veux-tu que j'aille, demanda le démon?—Tiens, je vais ouvrir la bouche, répondit l'abbé, tu entreras dedans, si tu peux.—Il y fait trop chaud, répliqua le Diable; tu as communié ces jours-ci.—Eh bien! mets-toi à califourchon sur mon pouce.—Tes doigts sont sanctifiés; si je m'y frottais, je m'en mordrais plus d'une fois les ongles.—En ce cas, va-t'en où tu voudras; mais déloge.—Pas si vite, répliqua le Diable; j'ai permission de rester ici deux ans encore; alors, qui vivra verra…

L'abbé, voyant qu'il n'y avait rien à faire, dit au Diable:—Au moins, montre-toi à nos yeux dans ta forme naturelle.—Vous le voulez?—Oui.—Voyez… En même temps la possédée commença de grandir et de grossir d'une manière effroyable. En deux minutes, elle était déjà haute comme une tour de trois cents pieds. Ses yeux devinrent ardens comme des fournaises, et ses traits épouvantables. Les deux moines tombèrent l'un en pamoison, l'autre en démence. L'abbé, qui seul avait conservé un peu de bon sens, conjura le Diable de rendre à la possédée la taille et la forme qu'elle avait d'abord. Le Diable obéit et dit à Guillaume:—Tu fais bien de te raviser, car nul homme ne peut, sans mourir, me voir tel que je suis[298]…»

[298] Cæsarii Heisterbach Miracul., liv. V, chap. 29, et Shellen, de Diabol., liv. VII.

—Il y a peu de personnes qui ne connaissent cette chanson du chevalier De Lisle, appelée par les dévots la Prophétie Turgotine. Cependant, comme on l'attribue au Diable, nous ne pouvons nous dispenser de la rapporter ici[299].

[299] Elle fut imprimée à Paris, pour la première fois, en 1778.

(Air: La bonne Aventure, ô gué!)

Vivent tous nos beaux esprits
Encyclopédistes,
Du bonheur français épris,
Grands Économistes!
Par leurs soins, au temps d'Adam
Nous reviendrons, c'est leur plan;
Momus les assiste,
O gué!
Momus les assiste.
Ce n'est pas de nos bouquins
Que vient leur science;
En eux, ces fiers paladins
Ont la sapience.
Les Colbert et les Sully
Nous paraissent grands; mais fi!
Ce n'est qu'ignorance,
O gué!
Ce n'est qu'ignorance!
On verra tous les états
Entre eux se confondre;
Les pauvres sur leurs grabats
Ne plus se morfondre;
Des biens on fera des lots,
Qui rendront les gens égaux:
Le bel œuf à pondre,
O gué!
Le bel œuf à pondre!
Du même pas marcheront
Noblesse et roture;
Les Français retourneront
Au droit de nature;
Adieu parlements et lois,
Princes, ducs, reines et rois:
La bonne aventure,
O gué!
La bonne aventure!
Et cependant vertueux
Par philosophie,
Les Français auront des dieux
A leur fantaisie.
Nous reverrons un ognon,
A Jésus damer le pion;[300]
Ah! quelle harmonie
O gué!
Ah! quelle harmonie!

[300] On n'a jamais vu un ognon damer le pion à Jésus.

Alors, amour, sûreté,
Entre sœurs et frères,
Sacremens et parenté
Seront des chimères;
Chaque père imitera
Noé, quand il s'enivra:
Liberté plénière,
O gué!
Liberté plénière!
Plus de moines langoureux,
De plaintives nones:
Au lieu d'adresser aux cieux
Matines et nones,
On verra ces malheureux
Danser, abjurant leurs vœux,
Galante chaconne,
O gué!
Galante chaconne!
Puisse des novations
La fière sequelle
Nous rendre des nations
Le parfait modèle!
Cet honneur, nous le devrons
A Turgot et compagnons:
Besogne immortelle,
O gué!
Besogne immortelle!
A qui devrons-nous le plus?
C'est à notre maître,
Qui, se croyant un abus,
Ne voudra plus l'être.
Ah! qu'il faut aimer le bien,
Pour, de roi, n'être plus rien!
J'enverrais tout paître,
O gué!
J'enverrais tout paître!

Ces neuf couplets, qui n'ont rien que de naturel, et qui ne sont que la parodie des pamphlets qu'on publia au commencement du règne de Louis XVI, paraissent, depuis la révolution, tellement miraculeux aux esprits qui cherchent partout des prodiges, que le révérend père abbé Fiard s'écrie à ce propos: «Nous dirons, sans craindre de nous tromper, que cette prophétie, malheureusement trop véridique, vient de l'esprit infernal, qu'elle est sortie de l'enfer, ou (ce qui est la même chose) d'hommes qui avaient communication avec l'enfer; et nous donnons cette prédiction (que sûrement on ne contestera pas) pour un fait du Diable ou des démonolâtres existans alors dans le royaume.

»A cette époque de 1778 (qu'on veuille bien y remonter), la France était tranquille au-dedans; un roi bienfaisant avait assuré la stabilité de ces corps antiques de magistrats, que sous le règne précédent on avait violemment attaquée. Les rangs étaient subordonnés. Des gradations marquées différenciaient les conditions. Le clergé et la noblesse jouissaient de leurs droits. Le Français aurait frémi, à la seule pensée qu'il verrait dans le sein de sa patrie, et par les mains de ses compatriotes, briser les autels, détruire la religion, annuler des sacremens, dont l'un, depuis Clovis, depuis quatorze siècles, lui imprime le divin caractère de chrétien, le discerne du Turc, du Juif; et l'autre appelle sur son union avec une épouse les bénédictions du ciel.

»Mais les démoniaques prophètes sont autour de Louis XVI; ils habitent ses palais, ils vivent de ses bienfaits. Bien assurés de leurs coups, bien sûrs de l'infernale puissance qu'ils ont sur l'esprit humain, et de la damnable science qu'ils possèdent de l'ensorceler, quand Dieu le permet, ils annoncent, en toutes lettres, que Louis XVI, que notre maître (c'est ainsi qu'ils le nomment) voudra ne plus être roi, etc.

»Nous le répétons, nous soutenons hardiment que cette divination stupéfiante, faite contre toute vraisemblance, contre toute probabilité, et antérieure à l'événement de plus de douze ans, est sortie de l'enfer, qu'elle n'a pu sortir que de l'enfer… Elle est d'une engeance d'hommes et de femmes exécrables, en commerce avec les démons, avec des esprits habitans un autre monde, ou des âmes séparées des corps. C'est là cet art détestable de la nécromancie, art connu dès les premiers siècles, et qui a été exercé, mais proscrit chez toutes les nations. C'est par cet art que Charles VI fut ensorcelé par Valentine de Milan; Henri II, par Diane de Poitiers; l'épouse de Louis XIII, par la maréchale d'Ancre; le régent, par le cardinal Dubois; et Louis XVI, par les démonolâtres du dix-huitième siècle. La révolution pareillement a été combinée dans les antres infernaux; et, qui pis est, elle en est sortie…, etc.[301]»

[301] La France trompée par les magiciens du 18e siècle. Lettres sur la Magie, etc.

Grâces soient d'abord rendues à l'abbé Fiard! Quand des sots reprocheront à la nation française les crimes de la dernière révolution, on pourra dire à ces sots, comme abbé le Nôtre: La révolution a été combinée dans les antres de l'enfer, et elle en est sortie. Ainsi, ne nous en parlez donc plus.

Quant à la prophétie Turgotine, la France n'était pas du tout paisible lorsqu'elle parut. Les systèmes de Turgot avaient occasionné de grandes commotions dans la tranquillité publique. Les économistes (c'est le nom qu'on donnait aux partisans de ces systèmes) formaient de grands projets, dont l'exécution était alarmante pour les dévots, puisqu'elle sapait une foule de principes, respectés en religion et en morale; et, nous le répétons, la chanson du chevalier De Lisle ne fut que la satire des plans de M. Turgot, qui promettait de ramener l'âge d'or en France.

—En l'année 1543, une dame de noble lignée enfanta, dans la Belgique, un gros garçon qui avait la tête d'un Diable (selon le jugement des experts), une trompe d'éléphant au milieu du visage, des pates d'oie au bout des bras et des jambes, des yeux de chat au-dessous du ventre, une tête de chien à chaque coude et à chaque genou, deux visages de singe en relief sur l'estomac, une queue de scorpion proprement retroussée, et longue d'une aune et demie; ce qui devait faire un petit enfant bien gentil.

Comme personne ne voulait se charger de cette paternité, les théologiens et les parens de la dame accusèrent charitablement le Diable d'avoir fait ce garçon-là. Mais la mère soutint qu'il était de son mari; et les gens sensés la crurent, puisqu'elle devait le savoir mieux que personne. Quoi qu'il en soit, le petit monstre ne vécut que quatre heures; et, en mourant, il s'écria à haute et intelligible voix, par les deux gueules de chien qu'il avait aux genoux: Veillez et priez, car le jugement dernier est tout proche!… Malgré cela, le jugement dernier n'est pas encore venu[302].

[302] Cornel. Gemmæ cosmocriticæ, liv. I, chap. 8.—Ruffius de partu port. chap. 2.

—Le comte de Foulques, qui était, comme on sait ou comme on ne sait pas, le protecteur obstiné des hérétiques, avait contracté la vicieuse habitude de se livrer à des emportemens et de blasphémer à la journée. Notre saint père le pape, dans le dessein d'arrondir ses domaines du comtat d'Avignon, s'était emparé d'une terre et d'un château qui appartenaient au comte de Foulques. Celui-ci, qui n'aurait pas dû s'opposer aux volontés infaillibles du vicaire de Jésus-Christ, n'eut pas plutôt appris qu'il allait perdre un bien (considérable à la vérité, mais superflu), qu'il monta à cheval, et dit en jurant vilainement:—«Je me moque du pape, de ses moines et de ses prêtres; je jouirai de mes terres et de mon château, ou je brûlerai le comtat d'Avignon…» A peine le comte de Foulques eut-il prononcé cet horrible blasphême, que le Diable le prit par les pieds, le jeta à bas de son cheval et l'assomma.

On pense bien que le Diable avait des ordres pour agir ainsi. Mais ce qu'il y a de plus affreux, c'est que l'hérétique mourut, en proférant de nouveaux blasphêmes… Jérémie Drexélius termine cette histoire édifiante par la citation de ce vers de Virgile, qui vient bien à propos:

Discite justitiam moniti et non temnere divos.

—On a souvent accusé le Diable d'avoir perdu les gens par de mauvais conseils. Nous allons citer, entre cent mille, un seul exemple qui ferait crier bien haut, si le Diable était le héros de l'histoire.

Achillée et Nérée étaient eunuques et valets de chambre de Flavie, nièce de l'empereur Domitien. Après qu'ils eurent reçu le baptême, ils songèrent qu'il était de leur devoir de convertir leur maîtresse, si la chose était possible; mais pendant qu'ils prenaient cette sage résolution, Domitien maria Flavie au jeune Aurélien.

Comme il n'y avait plus de temps à perdre, tout en l'habillant pour la noce, et en disposant les bijoux dans sa parure, les deux eunuques prêchèrent la foi à leur maîtresse, et lui firent, dans la même séance, un bel éloge de la virginité.

—La virginité, disait le premier eunuque, est celle de toutes les vertus qui nous élève plus particulièrement à Dieu, et qui nous rend semblables aux anges. D'ailleurs nous naissons tous vierges[303]… Et puis une femme mariée est exposée aux coups de poing et aux coups de pied de son mari. Elle a de vilains enfans. Une mère gronde doucement; on le supporte avec peine. Quand on a un mari, c'est tous les jours nouvelles querelles, nouvelles injures…

[303] Virginitatem esse Deo proximam, angelis Germanam, hominibus innatam. Pour traduire littéralement cette phrase, il aurait fallu dire que la virginité est parente de Dieu, cousine des anges, et naturelle aux humains. Mais le bon sens se révolte trop contre ces trois blasphêmes, pour qu'on ne cherche pas à en adoucir le ridicule. Il n'y a jamais eu que les Valésiens qui aient prêché le célibat général et la castration, pour amener la fin du monde, tant de fois prédite sans succès. Dieu a dit dans la Sainte Bible: Crescite et multiplicamini, croissez et multipliez. (Genèse, chap. 1.) Et Jésus-Christ, dans l'évangile:—Dieu a fait l'homme et la femme pour vivre ensemble; on ne doit point séparer ce qu'il a réuni. (St. Mathieu, chap. 19) L'homme quittera ses parens, pour s'attacher à sa femme; et ils ne feront tous deux qu'une seule chair. (S. Marc, chap. 10). Enfin, dans l'esprit de la religion chrétienne, que l'on comprend si mal, la virginité n'est une vertu que dans la jeunesse, et le mariage est un grand sacrement. Sacramentum hoc magnum est. (Ephes. chap. 5.)

—A propos, interrompit Flavie, je me souviens que mon père était un homme jaloux, qui accablait tous les jours ma pauvre mère de reproches, de mots durs, et lui faisait un vacarme épouvantable. Est-ce que mon mari fera de même?—Il fera bien pis, répondit l'autre eunuque. Tant que les hommes ne sont qu'amans, ils vous paraissent benins, doux, maniables; dès qu'ils deviennent maris, ils veulent dominer avec tyrannie; et quelquefois malheureusement, ils traitent mieux leurs servantes que leurs femmes…

Soit que Flavie n'aimât point son époux, soit qu'elle fût un peu niaise, elle crut tout ce qu'on lui contait, et refusa au jeune Aurélien les caresses conjugales. Enfin, elle s'arrangea si bien, qu'elle mourut quelque temps après, en dansant devant son mari, qui voulait la prendre par la fatigue, et qui la vit expirer après avoir sauté pendant deux jours. Les deux eunuques furent décapités[304].

[304] Legenda aurea. Ces deux hommes sont martyrs, selon Jac. de Voragine, leg. 70.

—Un saint homme, connu dans les légendes sous le nom de Pierre-le-Neuf, venait de mourir, et son tombeau faisait des miracles. Euphémie de Corrionge, grande dame milanaise, se trouvant depuis sept années possédée de plusieurs démons, fut conduite au sépulcre susdit. Là, on commanda aux démons de vider la place; ils plaidèrent leur cause de leur mieux; mais il fallut détaler; et ils le firent, en criant, on ne sait pas pourquoi:—Ah! Mariette! Mariette!… Ah! Pierrot! Pierrot[305]!…

[305] Mariola, Mariola, Petrine, Petrine… (Legenda aurea, Jacob. de Voragine, lég. 61.)

—Le révérend père Gaspar, de la compagnie de Jésus, raconte, dans une de ses lettres, que les femmes de l'île d'Ormus, poussées par le démon de la luxure, attentèrent plusieurs fois à sa chasteté, et l'engagèrent, par toutes sortes de moyens, à forniquer avec elles, parce qu'elles comptaient bien que, si elles pouvaient avoir des enfans d'un jésuite, ces enfans seraient de petits saints tout faits. Était-ce encore le Diable qui leur avait donné cette dernière idée? Le père Gaspar, qui avait été soldat avant d'être missionnaire, ne dit pas s'il fut faible avec les Indiennes; mais il ajoute: Voyez pourtant quelles sont les ruses et les finesses du Diable! Ses piéges sont quelquefois si séduisans, qu'il y ferait tomber les anges même[306]

[306] Epistola Gaspari Belgæ, ad fratres soc. Jesu. Ormutii. 1549. in epist. Indicis.

—Saint Bernard, abbé de Clairvaux, s'était un jour enfermé dans sa cellule, pour graisser ses souliers. Le Diable, témoin de cette humilité, prit sur-le-champ la figure d'un voyageur, et entra dans la cellule de Bernard, en demandant à parler à l'abbé.—C'est moi, dit Bernard, en levant les yeux sur le voyageur.—Pouah! quel abbé! s'écria le Diable… Ne vaudrait-il pas mieux recevoir les étrangers, que graisser vos chausses?… Ces paroles d'orgueil décelaient le Diable. Bernard se remit donc humblement à la besogne, et le malin s'en alla[307].

[307] Cæsarii Heisterbach. illust. miracul., liv. IV. ch. 7.

—Le célèbre musicien Handel, se trouvant en 1700 à Venise, dans le temps du carnaval, joua de la harpe dans une mascarade. Il n'avait alors que seize ans; mais ses talens dans la musique étaient déjà très-connus. Dominique Scarlati, le plus habile musicien d'alors sur cet instrument, l'entendit et s'écria: Il n'y a que le saxon Handel, ou le Diable, qui puisse jouer ainsi!

—Les Européens représentent ordinairement le Diable, avec un teint noir et brûlé. Les nègres soutiennent, au contraire, que le Diable a la peau blanche. Un officier français se trouvant, au dix-septième siècle, dans le royaume d'Ardra, en Afrique, alla faire une visite au chef des prêtres du pays. Il aperçut, dans la chambre du pontife, une grande poupée blanche, et demanda ce qu'elle représentait? On lui répondit que c'était le Diable.—«Vous vous trompez, dit bonnement le Français; le Diable est noir.—C'est vous qui êtes dans l'erreur, répliqua le vieux prêtre; vous ne pouvez pas savoir aussi-bien que moi quelle est la couleur du Diable. Je le vois tous les jours, et je vous assure qu'il est blanc comme vous[308]

[308] Anecdotes africaines,—de la côte des esclaves, page 37.

—C'est sans doute ici le lieu de rapporter le portrait du Diable, attribué à Piron, quoique ce morceau soit généralement connu. Le Diable n'y est pas flatté:

«Il a la peau d'un rot qui brûle,
»Le front cornu,
»Le nez fait comme une virgule,
»Le pied crochu,
»Le fuseau, dont filait Hercule[309],
»Noir et tortu,
»Et pour comble de ridicule,
»La Queue au cu.»

[309] La plupart des théologiens de l'antiquité disent qu'Hercule, auprès d'Omphale, s'amusait à filer du lin. Mais il y en a qui prétendent qu'il filait autre chose.

—Un soir que saint Augustin était plongé dans ses méditations, il vit passer devant lui un démon qui portait un grand livre sur ses épaules. Il l'arrêta, et lui demanda à voir ce que contenait son livre.—C'est le registre de tous les péchés des hommes, répondit le démon; je les ramasse où je les trouve, et je les écris à leur place, pour savoir plus aisément ce que chacun me doit.—Montre-moi, dit l'évêque d'Hippone, quels péchés j'ai faits depuis ma conversion?…

Le démon ouvrit son livre, et chercha l'article de saint Augustin, où il ne se trouva que cette petite note: Il a oublié de dire les Complies. Le saint évêque ordonna au Diable de l'attendre un moment; il se rendit aussitôt à l'église, récita les Complies, avec d'autres prières, et revint trouver le démon, à qui il demanda de lire une seconde fois sa note. Elle se trouva effacée.—Ah! vous m'avez trompé, s'écria le Diable; et voilà le prix de mes complaisances!… Mais on ne m'y reprendra plus… En disant ces mots, il s'en alla, comme on s'en va quand on n'est pas content[310].

[310] Legenda aurea Jac. de Voragine, aucta à Claudio à Rotâ. Leg. 119.

—Un jour que saint Martin (évêque de Tours, comme chacun sait) disait la messe en grande pompe, le Diable entra dans l'église et avisa aux moyens de le distraire. Il s'était placé parmi les enfans de chœur, qui ne le voyaient point; mais il savait bien que Martin le découvrirait dès qu'il jetterait les yeux de son côté, et qu'il faudrait alors déguerpir. C'est pourquoi il se tint bien sur ses gardes; et lorsque le saint évêque se tourna vers le peuple, pour dire le Dominus vobiscum, le Diable se heurta le front contre un pilier, regarda Martin, et fit une grimace si singulière, que le saint ne put s'empêcher de rire; et il perdit ainsi le mérite du sacrifice de la messe.—C'était tout ce que voulait l'esprit malin; il disparut, aussitôt après cette escapade, sans attendre que l'évêque prît la peine de le chasser[311].

[311] Cette aventure était représentée dans une église de Brest. Grosnet trouva le trait si joli, qu'il le mit en vers, mais dans un autre sens.—Le Diable était, selon cet ancien poëte, dans un coin de l'église, écrivant, sur un parchemin, les caquets des femmes, et les propos inconvenans qu'on tenait à ses oreilles, pendant les saints offices. Or, quand sa feuille fut remplie, comme il avait encore bien des notes à prendre, il mit le parchemin entre ses dents, et le tira de toutes ses forces, pour l'allonger. Mais la feuille se déchira, et la tête du Diable alla frapper contre un pilier, qui se trouvait derrière lui. Saint Martin, qui se retournait alors pour le Dominus vobiscum, se mit à rire de la grimace du Diable, et perdit le mérite de sa messe; ce qui ne lui serait point advenu, s'il eût eu les yeux baissés, comme dit Philippe d'Alcrippe.

—Un avare, qui était devenu extrêmement riche à force d'usure, se sentant à l'article de la mort, pria sa femme de lui apporter sa bourse, afin qu'il pût la voir encore une fois avant de mourir. Quand il la tint, il la serra tendrement sur son sein et ordonna qu'on l'enterrât avec lui, parce qu'il trouvait l'idée de s'en séparer tout-à-fait déchirante. On ne lui promit rien précisément; et il mourut en contemplant ses pièces d'or.

Alors on lui arracha la bourse des mains; ce qui ne se fit pas sans peine. Mais quelle fut la surprise de la famille assemblée, lorsqu'en ouvrant le sac, on y trouva, non plus des pièces d'or, mais deux énormes crapauds… Le Diable était venu, et, en emportant l'âme de l'usurier, il avait emporté son or, comme deux choses inséparables et qui n'en faisaient qu'une[312].

[312] Cæsarii Heist. de morientibus, cap. 39, mirac. lib. XI.

Il y aura sans doute des gens qui n'approuveront pas la conduite du Diable, parce qu'il frustrait la famille du défunt d'une bonne bourse bien grasse. On leur répondra que l'or qu'elle contenait était le fruit de l'usure et de la rapine; qu'un bien mal acquis ne doit pas profiter; que ce n'était sans doute pas toute la fortune du vieux ladre; et que le Diable exécutait là les dernières volontés du défunt, ce que les héritiers n'eussent pas fait.

Quant aux deux crapauds qu'il eut la malice de laisser dans la bourse, ce fait est plus grave. Mais si on ne peut l'excuser, on peut du moins le rendre respectable, en quelque sorte, puisque les saints même ont fait des choses de ce genre.—Un dévot envoya à saint Benoît deux flacons de plusieurs pintes, pleins de bon vin vieux. Le commissionnaire qui les portait s'avisa, chemin faisant, de garder le plus petit pour lui, et de ne porter que le plus gros à Benoît. C'était modeste. Il cache donc son flacon dans un fossé écarté, et continue sa route.

Saint Benoît reçut le gros flacon de vin vieux, avec actions de grâces; mais comme il avait de la perspicacité, il dit au commissionnaire: «Ayez soin de ne pas boire le vin du flacon que vous avez gardé; renversez-le avec précaution; vous verrez ce qu'il y a dedans.» Le saint se retira en disant ces paroles; et le commissionnaire s'en retourna tout honteux. Lorsqu'il arriva à sa cachette, il prit son flacon, le renversa doucement, et en vit sortir une grande couleuvre[313]

[313] Jacobi de Voragine, lég. 48.

Ces deux traits se valent bien. Si on les regarde comme des espiègleries, le Diable n'a pas si grand tort. Si on les traite de méchancetés, on manque de respect à saint Benoît, qui était un homme d'assez bon tempérament.

—Un chartreux[314], sur son lit de mort, se trouvant seul dans sa cellule, vit entrer un démon chargé d'un grand in-folio, où il avait écrit, en manière d'histoire suivie, toutes les fautes et tous les péchés du mourant. Le chartreux se nommait Favier.—Favier, lui dit le Diable, en riant avec quelque malice, je te vais lire la chronique de ta vie… En même temps il fit la lecture de son gros livre.

[314] Ex Mathæi Tympii triumpho virtut. de integr. conf. 62.

Le moine, stupéfait d'avoir commis tant de péchés, répondit au démon:—Tout ce que tu me reproches, et que tu as si bien noté, je l'ai dit à confesse, j'en ai fait pénitence, et j'en ai reçu l'absolution. Ainsi, tu peux brûler ton livre.—Un instant, repartit le Diable, toutes tes confessions n'ont pas été bonnes; il y a certaines fautes ici, dont tu n'as pas bien expliqué les circonstances; conséquemment tu viendras nous voir…

Le malade allait se désoler, quand la sainte Vierge parut dans la cellule, entourée d'une lumière éblouissante, et tenant dans ses bras un enfant d'une beauté extraordinaire.—Cesse de craindre, dit-elle au moribond, ce bel enfant t'a pardonné toutes tes fautes, et le ciel est ouvert pour toi… Le démon, tout confus d'avoir mal jugé un saint homme, s'esquiva en entendant ces paroles. La sainte Vierge se retira aussi; et Favier, se retrouvant seul, chanta les litanies des saints. Lorsqu'il prononça ces paroles: Omnes sancti et sanctæ Dei, intercedite pro nobis, il aperçut le haut de sa cellule entr'ouvert; des chœurs innombrables de saints et de saintes venaient chercher son âme; il mourut, et monta au ciel en bonne compagnie.—Puisse-t-il nous en arriver autant!—Ainsi soit-il.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CET OUVRAGE.

A ma femme. (Épître dédicatoire) pag. v
Avertissement vij
Introduction, ou entrevue de l'auteur avec le Diable xv
Chapitre premier. Histoire des démons 1
Chap. II. Formes et métamorphoses.—Démons en bouc, en tronc d'arbre, en crapauds, en chats noirs, en ours, en pourceaux, en singes, en dogues, en rats, en nègres, en dragon, en homme, en cheval, en moine, en âne, en guêpe, en jeune fille, en merle noir, en chien, en queue de veau, en œil, en laitue, en demi-septier de vin, en grenouille, en vautour, en marmottes, en blaireaux, en femmes, en monstre, en grand prince, etc. etc. 14
Chap. III. Le bon Diable.—Petit roman 28
Chap. IV. Services rendus par les démons.—La vigne gardée par le Diable. Trajan sauvé par un démon. Le Diable veille sur la vertu d'Agnès du Mont-Politien. Histoire d'un démon qui fréquenta la maison d'un évêque d'Hildesheim. Le démon de Cassius de Parme. Aldon et Granson sauvés par le Diable. Aventure d'un jeune Espagnol et d'un démon. Le Diable empêche le pèlerinage nocturne d'un prêtre et d'une dame 33
Chapitre V. Espiègleries de quelques démons.—Cadulus et le Diable. Le Diable et Pierre-le-Prêcheur. Un curé de Bonn et le Diable. Le Diable et les passans. Un baladin et son démon. Le Diable perruquier. Le lutin de M. Santois. Les démons et les pèlerins du Japon, etc. 45
Chap. VI. L'heureux valet.—Conte noir 52
Chap. VII. Honnêtes actions du Diable.—La vache volée et son cinquième descendant. Une fille de Nivelle et le Diable. Le Diable et un enfant altéré. Un moine repris par le Diable. Le Diable punit un gourmand. Bienveillance du Diable pour un religieux sobre. Le Diable convertit un novice, qui voulait retourner dans le monde. Conduite désintéressée du Diable avec saint Vitus. Sentimens semblables avec saint Cyriaque 60
Chap. VIII. Malices de quelques démons.—Le Diable prend la figure de Moïse, et noie les juifs de l'île de Crète. Tempête excitée à Louvain par le Diable. Orage de Malines. Désastre de Quimper-Corentin. Un Démon montagnard tord le cou à un mineur, sans le tuer. Le Diable prend la figure d'une femme, tracasse saint Hyppolite, etc. Mauvaise conduite d'un démon, avec la jeune Ida de Louvain. Malices exercées contre le bienheureux Gilles. Aventures d'Alexandre ab Alexandro. Les diables du château de Vauvert. La vache possédée du Diable 73
Chap. IX. Le Diable et St. Dominique.—Conte bleu 86
Chap. X. Mésaventures et faiblesses des démons.—Élizabeth d'Hoven soufflète le Diable, etc. Saint Grégoire le Thaumaturge mène le Diable comme il veut. Le Diable cité devant le tribunal de Dieu. Saint Loup enferme le Diable dans un verre d'eau. Démon dans un pot à beurre. Caradoc et le Diable. Le Diable et saint Dorothée. Luther et le Diable. Le Diable et saint Antoine. Sainte Julienne et le Diable. Le Diable et saint Wulfran 92
Chapitre XI. Petites leçons et châtimens divers, infligés par le Diable.—Le convers impudique, et le Diable déguisé en nonne. Deux voyageuses et le Diable. Joueur emporté par le Diable. Caresses conjugales hors de saison punies par le Diable. Le Diable et l'usurier défunt. Le Diable emporte la langue d'un avocat vénal. Il effraie un paysan de mauvaise foi. Voyage aux enfers d'un meunier usurier et impie. Avis à ceux qui chantent vaniteusement, et ne veulent pas psalmodier. Le prédicateur orgueilleux. Le Diable se moque d'un moine paresseux. Il visite un moine qui dormait au chœur. Danger de l'invoquer 107
Chap. XII. La mort de Rodrigue.—Histoire tragique 123
Chap. XIII. De ceux qui ont le cou tordu par le Diable; de ceux que les démons ont emportés.—Cham, fils de Noé. Gabrielle d'Estrées. Un chanoine fornicateur. Ulrich Schroter. Un comte de Mâcon. Une Allemande. Un plaideur. Cagliostro. Valens. Dagobert. Le soldat Étienne. Carlostad. Amalaric. Ébroïn 128
Chap. XIV. La mort de Julien l'apostat.—Histoire tragique 145
Chap. XV. Le démon bienfaisant—Petit roman 152
Chap. XVI. Le conseil infernal.—Conte noir 156
Chapitre XVII. De ceux qui nous ont rapporté des nouvelles de l'enfer.—Histoire d'un religieux anglais, qui va aux enfers, sous la conduite de saint Nicolas. Voyage de Bertholde dans un coin de l'enfer. Agneïus visite le trou de saint Patrice. Vétin va aux enfers. Un clerc se fait porter par le Diable à la porte des enfers. Un saint homme visite l'infirmerie des démons. Tondal est conduit aux enfers par un ange, etc. 161
Chap. XVIII. Aventures d'un écolier.—Conte noir 179
Chap. XIX. De l'estime qu'on a eue pour les démons, des grands hommes qui leur ont dû leur mérite, etc.—Modes du douzième siècle. Beau mot de Thomas Morus. Goyon de Matignon. Socrate. Apulée. Agrippa. Cardan. Scaliger. Mesmer. Cagliostro. Averroès. Chicus-Œsculanus. Copernic. Jean-Faust. Roger Bacon. Pierre d'Apone. Jeanne d'Arc. Les Templiers. Le pont du Diable. La muraille du Diable 184
Chap. XX. Des amours des démons avec les mortels.—Amours d'une religieuse et d'un démon. Amours du Diable pour une nonne chaste. Amours d'un démon et de la fille d'un prêtre. Amours de Victorin et d'une diablesse, etc. Enfans du Diable: Zoroastre. Romulus. Numa-Pompilius. Servius-Tullius. Auguste. Simon le Magicien. Luther. Merlin. Apollonius de Thyane. Les comtes de Clèves. Mélusine. etc. 195
Chap. XXI. Le Diable pris par le nez.—Conte bleu 207
Chap. XXII. Des démons qui ont cité l'Écriture-Sainte, etc.—Un démon récite le pater. Le Diable cite un passage de saint Paul, en réclamant une âme devant le tribunal suprême. Un démon apprend à saint Bernard sept versets qui mènent au ciel, etc. 213
Chapitre XXIII. Le magicien amoureux.—Conte noir 225
Chap. XXIV. Contre ceux qui ne veulent pas croire aux diables.—Histoire édifiante 232
Chap. XXV. Contre ceux qui voient le Diable partout.—Pieuse facétie 238
Chap. XXVI. La fausse princesse.—Mélodrame à mettre en scène 243
Chap. XXVII. Quatre histoires édifiantes.—Les prestiges.—Mort de Guillaume-le-Roux.—L'interrogatoire.—Encore un tour aux enfers 249
Chap. XXVIII. Quatre petits romans.—Théodora.—L'anneau.—Le danger des engagemens.—Le voyage à Rome 259
Chap. XXIX. Quatre petits contes.—Le souper.—Le château magique.—Le pauvre prêtre.—Ce que l'on voudra 270
Chap. XXX. Le Diable à confesse 280
Variétés, ou Mosaïque infernale.—De l'enfer et du purgatoire. Le signe de la croix. Le Diable et le mourant. L'adultère. Départ des Brachmanes pour l'autre monde. Complaisance du Diable pour un prince allemand. La possédée. La prophétie Turgotine. Le monstre belge. Mort du comte de Foulques. Aventure de Flavie et de ses deux eunuques. Le tombeau de saint Pierre-le-Neuf. Chasteté d'un Jésuite attaquée. Humilité de saint Bernard. Bon mot de Dominique Scarlati. Opinion des nègres sur le Diable. Portrait du Diable, selon Piron. Le Diable et saint Augustin. Le Diable égayant saint Martin. Les deux crapauds du Diable, et la couleuvre de saint Benoît. Le chartreux malade 284

FIN DE LA TABLE.

Notes sur la version électronique

On a transcrit conformément à l'orthographe de l'original. On a corrigé:

Ainsi que de nombreuses erreurs d'impression.