The Project Gutenberg eBook of Le fourbe This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le fourbe Author: Marcel Boulenger Release date: August 9, 2019 [eBook #60080] Language: French Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FOURBE *** Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) LE FOURBE DU MÊME AUTEUR ROMANS ET CONTES _La Femme baroque.--Le Page.--La Croix de Malte.--Couplées.--Au pays de Sylvie.--Souvenirs du marquis de Floranges.--L'Amazone blessée.--Les Doigts de fée.--Le Pavé du roi.--Mes Relations.--Le Marché aux fleurs._ VARIA _Les Quatre Maladies du style.--La Querelle de l'orthographe.--Lettres de Chantilly.--Nos Élégances.--Opinions choisies.--Introduction à la Vie comme-il-faut.--Cours de Vie Parisienne._ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Russie, la Norvège, la Hollande et le Danemark. S'adresser pour traiter à la Librairie PAUL OLLENDORFF, 50, Chaussée d'Antin, Paris. [Illustration: Marcel Boulenger] MARCEL BOULENGER LE FOURBE _ROMAN_ PARIS _Société d'Éditions littéraires et Artistiques_ LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF 50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 Copyright by Marcel Boulenger, 1914. IL A ÉTÉ TIRÉ A PART: _cinq exemplaires sur papier de Hollande cinq cents exemplaires sur Vélin du Marais numérotés à la presse._ EXEMPLAIRE Nº 316 [Illustration] LE FOURBE _Il arrive que mon ami Denis Claudion vienne parfois à Paris, pour quelques jours._ _Denis, bien qu'il ait mon âge, préside une imposante société anglaise qui fabrique des explosifs de guerre en Ecosse, près d'Aberdeen: c'est un personnage considérable, sans cesse occupé d'affaires émouvantes avec le War Office et l'Amirauté, sinon avec les pays balkaniques, ou le Chili, l'Argentine, le Brésil. Il vend de quoi détruire des millions d'hommes, et faire éclater la vieille Europe ou sauter la jeune Amérique._ _Nul doute que Denis n'eût préféré demeurer en France: mon camarade n'apprécie point les Anglais, les jugeant paresseux. Toutefois il se félicite d'habiter là-bas tout l'hiver, à cause d'une passion qu'il a. Après quoi, d'avril à septembre, il se rend volontiers en Champagne, où sa mère vit retirée. A cette époque, Denis traverse souvent Paris: nous passons ensemble quelques riantes soirées, et c'est un des cordiaux plaisirs de l'été._ _J'admire et j'aime ce diable de Denis, que je connais depuis l'enfance. Que dirais-je de lui, sinon qu'il est parfait?... Eh bien, oui, voilà donc un homme parfait. Faudra-t-il trembler si longtemps avant que d'oser employer un mot pareil? Denis est parfait. Denis est terrible._ _Au collège de Reims déjà, brillant élève et de forte santé, il dépensait en monsieur l'argent que ses parents ne mesuraient guère à un héritier si flatteur, et la façon galante et tendre dont il baisait la main de sa mère m'émerveillait. Un lundi matin, tous les potaches, ses condisciples, furent bouleversés par certain tourbillon vertigineux qui grondait au loin dans la rue: ce n'était autre qu'une voiture automobile, et nous n'en avions encore jamais aperçu. En outre, prodige plus grand encore, notre camarade se trouvait au volant, il menait lui-même, de sa petite poigne de page, le char formidable. L'esprit tout écumant de rhétorique, tel que j'étais alors, je crus voir en personne le jeune chef dont Machiavel écrit qu'il doit se révéler à la fois homme et bête, prêt au bond comme au geste, selon l'exemple illustre d'Achille nourri par le centaure Chiron._ _Aujourd'hui, la vie de Denis Claudion, esq.,_ _est comme réglée au compas: il s'en moque le premier, d'ailleurs. Le réconfortant compagnon! Et que les bars, où il m'entraîne, lui vont bien, à ce garçon si rude et si content!_ _Je crois qu'il y a une élégance propre aux tavernes, et imposée par elles. Le décor y est de demi-gala: tout y brille correctement, depuis l'acajou, les cristaux et les verreries irisées par la fumée des cigares; depuis ces hauts tabourets au sommet desquels le plus fade buveur semble un stylite perché sur des roseaux; depuis cette barre de cuivre, placée à trois pouces de terre, et qui contraint quiconque à bien poser ses pieds, l'un élevé légèrement, l'autre portant sur le sol, comme dans les nobles portraits d'autrefois; et jusqu'à cet imposant buffet, enfin, contre lequel il faut bien que le pire maladroit s'accoude avec une nonchalance ravissante, faisant figure de dilettante qui est entré en passant et ne s'installe pas, mais jouera un instant avec son verre ou sa cigarette, et presque aussitôt s'en ira... Et puis, que boit-on? De la topaze liquide, des élixirs de chrysoprase, présentés en des gobelets éblouissants, sinon en de légers calices où le barman, par coquetterie, pique une paille. On voudrait manier ça vulgairement que l'on n'y parviendrait pas._ _Or Denis faisait merveille, un cock-tail entre les doigts: il s'animait et parlait sans réserve._ _Notre amitié, vieille de vingt ans et plus, nous grisait un peu._ _--Ah! François, me disait-il, mon bon ami François, j'ignore ce que je vaudrais pour l'un de ces écoute-s'il-pleut qui rêvent à tant de choses. Mais en somme, je crois que jusqu'à ce jour ma vie a réussi. Nos ouvriers d'Aberdeen ne sont pas malheureux, que je sache. Jamais la moindre grève, là-bas. Ma vieille maman ne se plaint pas de moi, j'imagine. Je gagne de l'argent, et en gagnerais bien davantage encore, ne fussent le_ general manager _et toutes sortes d'administrateurs. Enfin, bon patriote, je me suis une fois cassé le bras aux manœuvres, et une autre fois le pied sur un terrain d'aviation militaire, en service commandé. Donc, ma vie n'échoue point, tout compte fait. Or, d'où vient cela? De ce que je n'ai jamais perdu mes efforts, ni mon temps. De ce que je ne pense pas, enfin, et suis un rustre, et voire un sauvage._ _--Ne prends plus de cock-tails, Denis._ _--Tu crois que je déraisonne? En aucune façon. J'exagère seulement: mais c'est là un procédé de conversation, destiné à provoquer ingénieusement l'indignation de celui qui écoute; après quoi l'on rectifie ce que l'on vient de dire. Si tu te montres délicat et modéré du premier coup, qui t'écoutera? Personne... Enfin, je voulais dire que je ne pense pas dès que cela ne_ _m'est plus pratiquement utile, voilà. Veux-tu que je recherche si c'est vraiment Dieu qui me pousse à ouvrir la porte, lorsqu'il me faut sortir? Non pas: je songerai plutôt à ne pas oublier mon revolver, si je sais qu'une canaille me guette dans la rue, comme à sourire de mon mieux si c'est un ami qui m'attend au jardin. Quoi de plus simple? Tirer sur l'ennemi, et être bon pour l'ami... Ah! par exemple, tuer autrui bien raide, ou le rendre adroitement heureux, voilà le difficile; et c'est là que les penseurs s'arrêtent, pour laisser travailler les bonnes têtes modestes... Oui, travailler, faire des choses, se mettre tout de suite en marche vers le but! Loin d'envoyer sans trêve les ambassadeurs en congrès, commencer la guerre immédiatement, et débuter par les obus..._ _--De ton usine._ _--Parbleu!... Va, il est tonique et sain, mon système! Agis d'abord, agis toujours, crois-moi. Vive le grand Empereur, lorsqu'en 1815, vaincu, écrasé, traqué, réfugié à la Malmaison et presque en fuite déjà, il convoquait le vieux Monge pour le consulter sur les moyens d'aller explorer le Pôle ou les Tropiques; et quand, peu de jours après, entendant près de Rueil quelque canonnade, le Héros montait incontinent dans ses appartements, puis en redescendait bientôt, botté, éperonné, la redingote grise au dos, en ordonnant_ _au général Becker: «Courez dire à Paris que je demande à tenter encore de repousser l'ennemi, non plus comme empereur, mais comme un général dont le nom et la réputation pourraient malgré tout changer la face des choses!...» Foin des temporisateurs, foin des penseurs, «sujets à leurs opinions », selon qu'écrivait un rogomme de jadis! Les meilleurs ne parviennent au juste qu'à expliquer à peu près ce que les autres ont fait. On ne peut trouver à ces bavardages qu'un plaisir d'un art bien pauvre. Mieux vaut chercher ailleurs la beauté palpitante, poignante!... Barman, faites-nous deux autres cock-tails.»_ _Quand mon ami prononçait ce mot: «La beauté», il n'y avait là, pour lui, rien de vague. Il savait. Il vous eût déclaré sans hésiter, de la voix de Polyeucte confessant sa foi: «La beauté exacte, irréprochable, l'Elle-même Beauté se trouve à Rome et à Naples, dans les musées d'antiques; toutefois elle y est immobile et fixée dans le bronze et le marbre: au lieu qu'elle vit et bondit dans mes chenils de lévriers!» Et voilà._ _Si Denis Claudion habitait l'Angleterre durant les six mois d'automne et d'hiver, ses affaires, ainsi qu'on le pourrait croire, ne l'y contraignaient pas seules, mais bien plutôt les lévriers de courses, qui le ravissaient dans une sorte d'extase. Il en possédait près de cent dans_ _son chenil célèbre, les envoyait courir par tous les comtés d'Angleterre, et passait des journées d'ivresse à les surveiller, contempler et sélectionner. Lorsqu'en 1907, il avait gagné la fameuse Waterloo Cup dans les prairies d'Altcar, avec son chien Claude Silvère, l'orgueil et la joie l'eussent fait mourir: telle avait été, de son propre aveu, la plus violente émotion de sa vie. Je tenais de lui deux beaux chiens, Claude Marsyas et Claude Marion, devenus plus simplement Marsyas et Marion chez moi._ _Il y avait plaisir à voir Denis palper d'une main savante les muscles herculéens de ses champions: «Tu vois, faisait-il, c'est la beauté divine: le plus haut point de grâce, uni au plus haut point de force. La sveltesse et la puissance. L'athlète enfin, selon Lysippe et Praxitèle. L'être irréprochable: le voilà, il existe!»_ _Denis m'est souvent venu voir à Chantilly, où ma profession me contraint à loger, avant que de retourner en Champagne. Nous avons fait de longues promenades, par mes forêts ivres d'été. Il nous fallait trotter alors, ou prendre le galop pour échapper à la danse guerrière des mouches. Que de bêtes, partout! Le bois fourmillait, frémissait, sursautait, les oiseaux se défiaient à chanter._ _--Moque-toi bien de moi, François, traite-moi de maniaque! s'écriait mon ami. Mais il_ _faut agir, agir!... Regarde autour de nous: quels combats entre toutes ces bestioles qui veulent vivre, et pour cela s'entre-tuent! Combien de duels sous l'herbe et dans les branches, combien d'agressions, de pirateries, quelle razzia universelle! La guerre est sublime, je suis heureux de vendre les explosifs effroyables!... Si la force prime le droit? Est-ce que je sais! Voila un problème bien niais. En réalité, le fait accompli a force de loi, parce que c'est un fait, et qu'on en a peur. Il ne faut pas tergiverser...»_ _Ayant dit, Denis partait au trot, un bon trot bien rythmé, bien droit devant soi. Après quoi, il reprenait en ces termes_: _--Mes chiens, oui, mes chiens enseignent une morale à qui les aime. Dans le parc ou au château, les voici qui flânent, jonchent l'herbe ou les tapis, leurs cols de cygnes élevés paisiblement, comme s'ils fussent installés dans une loge princière, pour le spectacle: et leurs yeux fardés se ferment peu à peu... Mais qu'un gibier passe au loin, et soudain jetés debout, nos courtisans se changent en rapaces! Ils se ruent, leurs pieds griffent le sol jusqu'à s'arracher les ongles, ils se rompraient les os pour tourner plus court sur leur proie qui fuit! Puis, ont-ils saisi--parfois à l'horizon--celle-ci entre leurs crocs terribles... peuh! ils la laissent là, elle est morte, c'est fini, ça ne les intéresse plus. Ils n'avaient_ _voulu que courir, saisir et tuer, bref agir, encore une fois, agir, et avec quelle soudaineté folle, quel élan furieux, grâce à quel grand vol d'aigle! Voilà, François, comment il faut se comporter. La plus radieuse époque du monde dut être le quattrocento des condottières cuirassés d'or, le siècle de ces irrésistibles tyrans italiens, qui, menacés chaque jour du poignard et du poison, régnaient pourtant coûte que coûte... N'a-t-on pas bien su convoiter et vivre au temps des Vinci et des Sforza, des Michel-Ange et des Malatesta?_ _--Mais, Denis, faisais-je, ce fut là une période atroce! Tes princes du quattrocento en usaient ainsi que des bandits et des scélérats: ils mentaient sans cesse. Pas un de ces bâtards couronnés qui ne se fût fait un jeu de violer sa parole..._ _--Allons donc! dis qu'ils rusaient. Dès qu'elle est nécessaire et belle, la ruse devient permise à quiconque se sent assez de bravoure pour la mener à bien. Il rusait, le condottière qui jurait en étendant sur la Bible sa main chargée de bagues: puis il entrait dans la ville par surprise et celle-ci, sous son règne, se couvrait d'œuvres d'art. Il rusait autrefois, le fort Ulysse, quand il détournait ses ennemis par les stratagèmes périlleux. Ils rusaient, les petits Spartiates, d'un sang si fier, qui devaient dérober_ _leur nourriture, et se voyaient battus jusqu'au sang lorsqu'ils se laissaient prendre._ _--Hélas! il rusait aussi, le Père jésuite, qui, ayant fait à son supérieur le sacrifice de sa réputation même, captait sans vergogne un héritage, pour la plus grande gloire de l'Ordre._ _--Oui, il rusait, et faisait bien! Il risquait gros: découvert, il affrontait la honte. Soldat d'une cohorte active entre toutes, fondée en plein siècle de_ virtù, _le valeureux Père jésuite accomplissait parfaitement son devoir quasi militaire. Il perpétrait une entreprise, comme fait à la guerre l'éclaireur astucieux, sur l'ordre de son capitaine, pour la plus grande gloire de la patrie. L'honnête et peut-être héroïque Père jésuite, qui avait la foi, travaillait de toute âme à se montrer industrieux, pour la gloire de Dieu! Qu'y a-t-il à reprocher là? Et quoi de plus magnifique, au contraire? Une ruse intrépide, c'est encore du combat: et la noblesse du but emporte tout!»_ _Sur le quai de la gare, lorsque Denis regagnait ensuite Paris, je regardais mon ami marcher de long en large. Ses bottes foulaient le sol posément. Son pardessus jeté sur l'épaule, il respirait la santé, la force et la patience._ _Or il se peut que cette espèce de gladiateur m'ait, sans qu'il s'en fût douté, poussé à prendre un parti dans la plus douloureuse angoisse de_ _ma vie. Même si simples en effet, de telles harangues troublent à la longue, et l'on s'en souvient._ _Une fois donc, je me suis vu si malheureux, et surtout une telle souffrance m'entourait, me pressait, j'avais fait tant de mal enfin, qu'un moment vint où, n'en pouvant plus, je me suis dit: «Halte! Fût-ce au prix de ton sang, tu ne dois pas aller plus loin. Tu vas tout réparer maintenant: et non pas demain, mais sur-le-champ, au plus vite. Allons, suivant les rudes principes de Denis Claudion, il faut agir--tout de suite!»_ _Il se trouva que pour agir promptement, utilement et bien, un seul moyen s'offrait à moi: et c'était une ruse--ruse impudente, impie, laborieuse, ingrate! Une énergie de tous les instants m'était nécessaire pour la soutenir sans défaillance. Force me fut de mentir jusqu'au pied des autels. Il est un cœur exquis et martyrisé qui se fût rompu de stupeur et d'effroi, si l'on m'eût jamais percé à jour. Il est un amour que j'ai dû ruiner aussi, et cet amour, c'était toute ma vie; un bonheur--le mien--que j'ai mis en miettes; une existence--la mienne encore--que j'ai condamnée au désespoir sans rémission, et pis, à la vieillesse._ _Cependant, il n'importe! J'ai fait mon devoir, j'en suis sûr. Peut-être me suis-je un moment cabré_ _devant ce mensonge immense. Mais le rustique Denis m'eût dit que cette faiblesse n'était point selon la_ virtù. _Je crus plus d'une fois entendre sa voix sereine, qui répétait: «Une belle ruse, une belle action...»_ _Pour occuper l'affreuse tristesse qui m'étreint désormais, et ne cessera plus, j'ai raconté mon histoire. Voici, ma confession. Celui qui l'ouvrira peut être assuré de lire ici la vérité, sans ornements ni chansons. On lui présente un document, on le voudrait net et nu._ Je devine pourtant que l'on va sourire, je sais que l'on se moquera, que dès l'abord un mauvais air littéraire empoisonnera mes confidences. L'on dira: «Ah! oui, encore, comme tant d'autres, comme tous les autres, en Italie...» Pourtant, c'est là, c'est à Rome que j'ai rencontré Marie-Dorothée, marquise Gianelli. J'aurais bien voulu que c'eût été ailleurs! Il y a nombre de raffinés qui se soumettent voluptueusement à toutes les traditions: rien de choquant pour eux à aimer sans rémission dans les lieux consacrés à l'amour depuis tant de siècles. Ils s'épanouissent à Florence, succombent à Venise, et goûtent ensuite comme il faut la tristesse à Versailles: dommage que Cythère se trouve on ne sait où, ils s'y rendraient afin d'y être tendres. Mais je ne leur ressemble pas. Dût-on me tenir pour un paysan, j'ai toujours peur que l'on ne bluffe, comme on dit au poker, je crains jusqu'au boniment des choses inanimées, et me méfie des plus merveilleux décors, dès qu'ils sont illustres, ou qu'ils environnent une femme. Jugera-t-on de mon trouble, et de mon dépit, quand je vis s'avancer la marquise Gianelli précisément sous les oliviers de la villa Médicis? Dans ce bois miraculeux!... Ah! c'en était trop. Ces oliviers, piliers pressés et retordus, forment un temple sombre où le pire étourdi se tait, dès l'entrée. Après cela, que l'on se figure une femme, fût-elle médiocrement belle, passant sous cette voûte auguste de feuilles, parmi cette musique secrète, rompant à peine le silence mélodieux du bosquet vénérable et recueilli comme une église, et néanmoins ouvert à tous les parfums, à tous les soupirs de mai? Car c'était à la fin du printemps, et déjà le soleil d'été brûlait Rome. Or Mme la marquise Gianelli n'était pas médiocrement belle. Je la connaissais, l'ayant aperçue dix ans auparavant, au cours d'une fête donnée par Mgr l'archevêque de Nancy. En ce temps-là, il y avait encore un archevêque logé somptueusement sur la place Stanislas, à Nancy. J'étudiais alors à l'École des Eaux et Forêts. Un grand nombre d'ouvriers italiens--on sait qu'il s'en trouve beaucoup, émigrés en Lorraine--venaient d'être victimes d'un accident de mine: plusieurs se voyaient condamnés à l'hôpital. Ainsi qu'il faisait souvent, l'archevêque, très secourable, avait organisé chez lui une petite fête de charité pour soulager ces malheureux. C'était un dimanche: toute occasion de mettre des gants frais, et de paraître au milieu des dames, semble une précieuse aubaine à des exilés de province, et les fêtes charitables de l'archevêque ne nous attiraient pas moins que les galas de la préfecture et les bals de la garnison: un jeune homme, sous l'orme du mail, aime à murmurer, d'un air obsédé, qu'il va trop dans le monde, qu'il n'en peut plus. Nous allions donc pénétrer dans l'archevêché, quelques camarades et moi, et déjà préparions-nous les pièces de cent sous qu'il nous faudrait donner à des jeunes filles charmantes en échange de fleurs et de bibelots affreux, quand une grande automobile fermée arriva, vis-à-vis de nous sur la place, prit à droite, se trompa, hésita un instant, tourna enfin et vint s'arrêter à grand bruit sous nos yeux. On sait que la place Stanislas est la plus noble du monde, sans aucun doute: le virage de cette auto ralentie, majestueuse, eut une allure quasi officielle et royale, vous eussiez cru qu'un souverain en allait sortir, une fois la portière ouverte par le valet de l'archevêché... Et en effet, ce fut bien une princesse qui parut! Quelle merveille! Une grande femme, excessivement mince, vêtue de blanc et de gris, et qui portait magnifiquement, au-dessus d'un long col de cygne, le visage même de Napoléon Bonaparte adolescent, Bonaparte jeune et noir capitaine à Toulon; mêmes sourcils admirables, cachant à demi les yeux clairs, même nez sec et droit, même menton bien ciselé, un peu plus fin cependant, même bouche serrée, même sourire enchanteur également, mêmes cheveux sombres enfin, tombant sur les sourcils et les oreilles, car cette dame émouvante était coiffée singulièrement, ou du moins semblait telle, en ce temps où ce n'étaient partout que chevelures blondes, bouclées, relevées et tarabiscotées. Ajoutons qu'un détail néanmoins brisait la ressemblance: les images populaires montrent le jeune Bonaparte allant toujours pensif, le front baissé; au lieu que notre surprenante personne s'avançait en tenant haut sa tête de médaille, ou plutôt de camée. Elle marchait comme on danse, sur un rythme régulier, avec une souplesse, une dignité, une grâce déconcertantes: démarche étudiée, eût-on cru, ainsi qu'un pas de menuet ou la pavane; et pourtant, au bout d'un instant, il n'y paraissait plus, elle avait l'air tout naturel à se mouvoir ainsi. Enfin tous les parfums des Mille et une Nuits la suivaient comme une traîne, comme une nuée divine, comme une écharpe de Circé. Nous nous enquîmes du nom que portait cette magicienne, égarée à Nancy, en ce dimanche indifférent et pâle d'automne, où Mgr l'archevêque organisait sans éclat une fête de charité. L'on nous répondit que la dame s'appelait la marquise Gianelli, et qu'elle voyageait. Sans doute, apprenant par hasard l'incident de la mine, était-elle venue apporter son obole aux italiens sinistrés, ses compatriotes. Toutefois, on lui marqua beaucoup d'estime, le clergé s'empressa, Monseigneur lui-même l'accueillit avec grande faveur. --C'est, me dit d'une voix émue l'une des dames vendeuses, la femme d'un marquis du monde noir, là-bas. Le «monde noir»!... Ces deux mots vous ont un air, en province, on y croit... Et puis, «là-bas»... Ah! «là-bas», mais c'était cette Rome où je n'étais encore jamais allé à cette époque, Rome enivrante, vénérable, écrasée sous sa gloire, impératrice endormie parmi des ruines et des jardins, la Rome excitante et irrésistible enfin de cet _Enfant de volupté_, que nous avions tous lu au collège comme un bréviaire de tous les raffinements! L'étonnante, l'imprévue et poignante apparition qui marchait si harmonieusement là, sous nos yeux, et qui embaumait alentour, était donc une marquise de ce troublant «monde noir» dont parlent les romanciers, sinon les historiens, et elle venait de Rome, où vécut et cavalcada l'incomparable poète et dandy Andréa Sperelli! On me présenta, plus mort que vif. Que balbutiai-je? Des niaiseries touchant Rome et l'Italie, sans doute, il ne m'en souvient plus: et je voulais en outre paraître assuré, je bredouillais avec arrogance, hélas! en vrai béjaune que j'étais... Pourtant, je me rappelle l'attention de ses yeux, mi-émeraude, mi-turquoise, posés sur ma pauvre personne, et que dis-je, posés!--fixés plutôt, en vrais connaisseurs! Oui, la marquise Gianelli avait parfaitement expertisé du regard, si l'on peut ainsi parler, le jeune forestier qui tâchait sottement, avec la plus gauche aisance, de lui faire la conversation, devant tout Nancy aux écoutes, croyait-il. Enfin, ouvrant ses lèvres, en un sourire éblouissant, sur ses dents fraîches et carrées, la marquise Gianelli me dit: --Votre uniforme vert et gris est ravissant. Puis elle ajouta très gracieusement: --Et votre ville aussi. Je n'étais jamais venue en Lorraine. La place Stanislas est un vrai parterre... Portez-vous toujours ce costume? Elle reprit: --Je pars demain, en auto. Je retrouverai le marquis en Champagne... Les arcs de triomphe, à Nancy, feraient croire que des cortèges vont toujours passer dans les rues. Elle eût ainsi pu continuer sans fin: je ne répondais plus, je n'y songeais même pas... Immobile et charmé, j'écoutais sa voix! La marquise Gianelli avait de l'accent, mais comment préciser lequel? Nullement italien, non plus que français, ni d'aucune nation connue. Elle chantait en parlant, voilà: mais elle chantait positivement, et l'on eût au besoin pu reproduire au piano la mélopée délicieuse de chacune de ses phrases. Joignez qu'elle s'exprimait en un français parfait, où ne manquaient même pas certaines négligences du boulevard. Qui se fût imaginé que la marquise Gianelli n'eût pas vu le jour au bord de la Seine? Elle ne roulait aucunement ses _r_. Elle modulait seulement son langage sur quelques véritables notes de musique, et il n'y a point de Parisienne qui eût osé courir ce risque, de crainte que l'on ne se moquât: mais la marquise ne s'en avisait guère, ni moi qui l'écoutais, je le répète, stupéfait et comme en extase. Puis, qu'arriva-t-il?... Rien... Je ne sais plus... Des fâcheux survinrent, se firent nommer à leur tour avec la timide suffisance qui est du bon ton en province. La marquise Gianelli, circonvenue, m'échappa, puis quitta bientôt l'archevêché, et je ne la revis plus... Sans doute ai-je lu bien souvent, non sans quelque bref et poignant souvenir, son nom dans les journaux; de même ai-je rencontré son portrait en feuilletant des magazines. Ainsi qu'à tout le monde, sa liaison fameuse et tapageuse avec l'illustre Stéphane Courrière me fut connue. Mais je ne retrouvai plus sur la route un peu terne que j'ai depuis lors suivie, cette femme si prestigieuse qui, dans une fête provinciale de charité, m'était autrefois apparue comme la reine scintillant jadis aux yeux du pauvre Jacques Bonhomme, bien au-dessus de sa guenille, plus loin encore de ses rêves! Or, c'était à présent la même épiphanie qui de nouveau s'avançait là, devant moi, dans l'allée sonore, sous la voûte verte! Elle marchait de son pas régulier, balancé, pareil à une danse; elle parlait de cette voix lente et curieusement musicale, semblable à un chant; ses boucles sombres, comme à Nancy, tombaient sur son front et ses tempes; ses yeux clairs luisaient sous ses sourcils joints; et déjà le bois, autour d'elle, embaumait... Qui ne connaît la profonde émotion où Rome vous jette, pour rien, parce qu'on y vit seulement, parce qu'on y respire cet air lourd de gloire et chargé de beauté? Il fallait donc me trouver ainsi, soudain, en l'un des sublimes jardins de la Ville Éternelle, face à face avec cette femme entrevue une fois presque en songe, cette femme d'une race évidemment supérieure à mon humble race, cette femme destinée aux puissants de la terre ou aux grands artistes, cette femme de luxe!... A la lettre, mon cœur se crispait, et tandis que la marquise Gianelli s'en venait, presque en dansant, presque en chantant, souriante et exhalant tous les parfums du ciel et de la terre, vers le banc où j'étais assis, il me sembla que j'eusse attendu l'arrêt du Destin. J'avais beau me dire: «Allons donc! Pure crise de souvenir et d'imagination, genre «Stendhal en voyage», c'est du délire romain. Il est doux de s'y abandonner, mais élégant de savoir ce que cela vaut...» La marquise Gianelli mettait mes idées en déroute, mes pauvres petites idées factieuses, bientôt mesquines, puis anéanties, puis envolées! Deux messieurs l'escortaient, dont l'un, Fernand Luzot, pensionnaire de l'Académie de France, me connaissait un peu. L'autre, un homme grisonnant et très mal mis, se promenait les mains derrière le dos, en mâchonnant un bout de cigarette éteinte; la marquise semblait lui témoigner de la déférence. --Tiens! s'écria Fernand Luzot, en m'apercevant tout à coup, vous voici donc à Rome? Et vous vous glissez ainsi, sans me prévenir, à la villa Médicis, dans mon propre jardin!... Madame, permettez que je vous présente M. François Simonin, l'un de mes excellents amis. M. Simonin mérite toute votre sympathie. Il s'occupe en effet des arbres, que vous aimez tant: il les soigne et les gouverne. Il est seigneur dans nos forêts françaises. Je rectifiai, assez bêtement: --Oh! seigneur, c'est beaucoup trop dire... Inspecteur adjoint, cela suffit bien. --Diable!... Toujours deux galons? --Non, trois. Mais cela n'intéresse pas beaucoup... Pourtant, la marquise me regardait en souriant vaguement: elle semblait chercher. Ajoutons qu'elle m'examinait, des pieds à la tête, d'un regard paisiblement, impudemment expert, un regard dont je me souvenais, que j'avais vu déjà. --Trois galons d'argent! reprit Fernand Luzot... Voilà un joli ton sur votre uniforme vert et gris. Quel chemin depuis Nancy! Un intrigant, madame!... A ces derniers mots néanmoins, le visage de la marquise Gianelli venait de s'éclairer: --Mais, monsieur, fit-elle de sa voix pareille à celles qu'entendit seul Ulysse, lié sur son vaisseau, ne nous sommes-nous jamais rencontrés? --Si, madame, à Nancy. Il y a près de dix ans. --Je me rappelle très bien Nancy, et la place Stanislas, et l'archevêché. Elle n'ajouta point: «Et vous.» Cependant, j'eusse été décoré sur le front des troupes pour avoir conquis une ville, que ma fierté n'eût pas été plus grande! Sur quoi, Fernand Luzot crut devoir me nommer aussi à leur compagnon. J'appris ainsi que ce dernier n'était rien de moins que le célèbre professeur Gatti, directeur des fouilles du Palatin. --M. François Simonin, mon ami... Dieux justes! en quoi cela pouvait-il importer à M. le professeur Gatti, que je m'appelasse Simonin ou autrement, et que Fernand Luzot me tînt pour son ami? Il ne me regarda même point, et sans ôter de sa bouche la cigarette éteinte qu'il y oubliait, M. Domenico Gatti reprit un entretien dont j'avais dû rompre le cours: --Ces fragments insignifiants de bas-relief, madame, que l'on nous a montrés tout à l'heure, et dont M. le commandeur Carolus Duran fait grand état, sont d'une basse époque. Il est difficile de ne pas les trouver infectés d'alexandrinisme. Je reconnais là, d'ailleurs, le zèle extraordinaire des messieurs directeurs d'instituts étrangers, dont Rome est pleine... S'il faut tout avouer, je n'entendis pas clairement le discours, pourtant fort intéressant, de M. le professeur Gatti. Toute mon attention s'attachait aux yeux, aux lèvres, à la haute et fine silhouette de la marquise Gianelli, à la façon dont elle ornait divinement l'allée, le bois, l'univers entier, me semblait-il. Je n'oserais prétendre qu'elle-même eût suivi parfaitement le professeur Gatti dans tous ses développements, car sur une phrase encore plus amère de celui-ci touchant les entreprises inqualifiables de l'Autriche dans le domaine archéologique, la marquise m'a dit: --Vous viendrez me voir? J'habite près de Saint-Pierre. Nous parlerons de Nancy. Mais le professeur goûtait peu cette dissipation: --N'est-ce pas, madame?...» lui demanda-t-il brusquement, à la façon dont le maître interpelle en classe l'élève distrait, et lui ordonne à l'improviste: «Continuez, Un Tel!... Où en sommes-nous?» Toutefois, il en fallait bien d'autres, sans doute, pour déconcerter la marquise! A ma profonde surprise, elle répliqua sans se troubler: --Assurément, mon cher Gatti. Votre point de vue est le bon. D'ailleurs, on agirait bien mieux en se remettant à vous pour toutes ces questions. C'est ce que je disais justement à M. Simonin.» Comme elle mentait bien! Mais je n'eus pas le loisir de m'en trouver surpris, tant je fus exquisement sensible à cette secrète et savoureuse petite familiarité: pour si peu que ce fût, elle venait de me faire complice de son mensonge!... Je crois qu'à ce moment-là, exactement, j'ai commencé de l'aimer. Il me faut bien, maintenant, parler de Stéphane Courrière. Ce n'est pas facile. On me reprochera, en effet, soit de rééditer des faits que tout le monde sait, soit de rapporter des anecdotes légendaires, ou moins encore, des commérages. Notre illustre Stéphane Courrière est tellement connu, on l'a tant étudié, commenté, glorifié, chanté, que sa physionomie est populaire à l'égal des plus notoires visages de nos ministres tout-puissants, ou de nos comédiens considérables, et voire du président de la République en personne. Ce ne sera rien apprendre à quiconque lira ces pages, que lui décrire les traits de ce maître incontesté du théâtre en vers, grâce auquel la langue française a résonné mélodieusement sur toutes les scènes du monde. Dirai-je qu'il appartient, depuis douze ans et plus, à l'Académie française, qu'il a gagné des millions, qu'il est commandeur de la Légion d'honneur, gorgé de dignités, rassasié d'hommages nationaux--et que pourtant il n'a point encore atteint la cinquantaine? Ajouterai-je qu'il est fort élégant, qu'il surveille ses gestes, ses paroles, son sourire, et s'habille comme un dandy? Non, laissons cela, c'est puéril; et la jalousie me pousserait bientôt à faire des réserves ridicules. Rappellerai-je plutôt sa prodigieuse et déconcertante carrière dramatique, ses premiers succès, _l'Escarpolette_, et _Comment dire?_ puis cette mélancolique et tendre féerie, _Peau d'Ane_; ce retentissant drame de cape et d'épée, ensuite, _Sa voix_, où Courrière chantait le charme rude et âpre de l'Océan, la vie furieuse des corsaires malouins, et l'indomptable Duguay-Trouin hanté, à travers mille aventures folles, par la voix d'une Sirène, qu'il poursuivit sur toutes les mers? Après quoi, dans _Je veux_, Courrière a dépeint, en strophes parfois déchirantes, la profonde foi politique des révolutionnaires russes, leur invincible, leur atroce énergie, et l'exode lamentable vers la Sibérie terrible. Enfin, ce fut le grand, l'immense et foudroyant triomphe, _les Sabots_, hymne enthousiaste à l'épopée des armées jacobines, promenant la France victorieuse par le monde, jusqu'à l'éclosion du Consul miraculeux, que l'on voyait debout, vivace et sublime, dans le frémissement de tout un peuple en armes! Jamais, de mémoire humaine, pareil délire n'avait bouleversé salle de théâtre! A la répétition générale, à la première, le public trépigna, acclama, hurla de plaisir, perdit la tête. _Les Sabots_ furent joués tout un hiver, repris partout, applaudis jusqu'en Amérique, jusqu'en Australie, jusque dans les grandes Indes. Stéphane Courrière devint le plus considérable poète dramatique des deux mondes. La pièce qu'il donna deux ans après _les Sabots_ était une satire ingénieuse de plusieurs extravagances contemporaines: elle se nommait _le Masque blanc_. Le carnaval vénitien y bondissait avec beaucoup de grâce. Mais un acte montrait le fameux souper que fit Candide, à Venise, avec les six rois détrônés: l'on voulut discerner là un pamphlet politique contre les combistes, et Stéphane Courrière, qui n'y songeait pas trop, se trouva vilipendé par les uns, non moins que brandi, si l'on peut dire, par les autres. Ces vicissitudes lui déplurent, car il sentait en lui rire un poète impatient plutôt que gronder quelque âpre et obstiné tribun. Aussi revint-il à des sujets moins inquiétants, et le goût se prenant alors au Grand Siècle, ce ne fut bientôt un secret pour personne que Stéphane Courrière préparât une _Bérénice_... Cette pièce, nous l'avons applaudie, depuis: nous en avons aimé la tristesse et la vénusté, les coquetteries secrètes de Mme Henriette, tantôt mourante, le conflit délicat de M. Racine et de M. Corneille, les vanités terribles de Versailles et la gloire sauvage du Grand Roi... Stéphane Courrière est un poète d'une adresse inouïe. Évoquerai-je donc une fois de plus, et au risque de maintes redites, cette carrière surprenante, cette vie bien courte encore, et néanmoins resplendissante? Mais plutôt faudrait-il noter, si l'on veut tracer un portrait de tous points fidèle, que l'heureux dramaturge Stéphane Courrière est aussi le frère glorieux d'Adolphe Courrière, directeur de _la Journée_. Qui n'a lu, au moins une fois dans sa vie, _la Journée?_ On tient ce grand et grave journal, paraissant à six heures, pour un des organes officieux de la République: et de fait, il est l'ami des ministères stables, et l'ennemi des autres; sa prudence extrême ressemble au fin du fin de la sagesse, et si le mot «opportunisme» ne se trouvait désuet et usé, le journal _la Journée_ en eut fait sa devise. Aussi habile à discerner la vogue politique qu'à la suivre d'un peu loin, avec une ruse majestueuse, ce quotidien considérable et abondamment illustré atteint au plus gros chiffre de tirage, et son influence pèse d'un grand poids en haut lieu, puisque l'on nomme ainsi les ministères, l'Élysée, et autres temples voués à des divinités redoutables, telles que directeurs, ministres, présidents, éminences grises, et _monsignori_ de bureau. Les yeux du vieil Adolphe Courrière pétillaient de malice, quand il parlait de son cadet illustre. Stéphane, tout académicien qu'il fût, avait toujours dix ans de moins qu'Adolphe, et celui-ci le protégeait encore. On peut même dire qu'au début le journaliste s'était diverti à ouvrir au poète maintes portes, dont la serrure eût résisté peut-être un peu davantage, n'eût été le puissant et mystérieux appui. Avec quel art le succès éclatant de _Sa voix_, et le prodigieux triomphe des _Sabots_, n'avaient-ils pas été présentés comme un épanouissement du nouvel esprit national et guerrier, que ne gâtait du moins nulle tendresse réactionnaire! L'on en avait presque fait une victoire remportée sur la frontière lorraine... En réalité, les frères Courrière se comptaient parmi les cent ou cent cinquante roitelets qui règnent en France, nonobstant cette différence entre eux que Stéphane tenait cour et représentait beaucoup, à Paris comme à l'étranger, alors qu'Adolphe ne quittait jamais son Vatican, à savoir le cabinet directorial de _la Journée_. Parle-t-on politique à Stéphane: «Demandez à mon frère, répond-il. Voyez Adolphe, c'est sa partie.» Et si l'on effleure devant ce dernier le chapitre difficile des débats dramatiques: «Je n'entends rien à ces questions, fait innocemment Adolphe. Interrogez le poète Stéphane, un vieux routier.» Or il est pourtant certain qu'Adolphe Courrière connaît à merveille les coulisses, et tous les artifices du métier. Le directeur de _la Journée_ démontrerait parfaitement pourquoi telle pièce échouera ou tel théâtre fera faillite. De même que l'auteur des _Sabots_ vous expliquera pareillement, sans guère se tromper, comment une interpellation parlementaire portera son fruit ou ne sera qu'un coup d'épée, sinon de baguette, dans l'eau. Aucun d'eux n'avoue tous ses talents. C'est très habile. Mais quoi! vais-je ergoter avec mesquinerie, insinuer, paraître marchander l'estime à cet homme prestigieux, à ce prince des lettres, dont la gloire brillante et le charme insolent ont pesé, en somme, sur ma vie tout entière? Allons donc! je me suis juré de dire en mes confidences toute la vérité. Écrivons donc franchement que Stéphane Courrière est un poète vigoureux, fécond, qu'il ne recherche pas la grâce choisie et simple, mais qu'il a rencontré des vers éclatants, des vers de bravoure, dans _les Sabots_; que _Sa voix_ est un poème plein de langueurs créoles; qu'on trouve des épigrammes turbulentes, et le plus paré des rêves mis en scène dans _le Masque blanc_; que _Bérénice_ frémit de tendresse, on l'a vu par la suite... Enfin confessons que Marie-Dorothée, marquise Gianelli, ne pouvait certes aimer nul homme qui fût plus digne d'elle--hélas! pas même moi, surtout pas moi! Allons plus loin, avouons tout: Stéphane Courrière ne fait pas seulement figure de poète national, voire mondial. On n'envie pas un poète, à la vérité; on soupire, des lèvres, on murmure avec une fausse extase: «Ah! Un Tel est aimé des dieux... En naissant, il reçut le don divin!...» Mais on s'en moque, au fond, du don divin. Si par contre on apprend qu'à n'en pas douter, cet Un Tel est un raffiné, d'une immense culture, qui lit le grec, qui disputerait avec M. Salomon Reinach touchant l'épigraphie latine, ou avec le professeur Gatti lui-même au sujet des fouilles palatines; si en même temps l'on voit que cet érudit a les ongles soignés, qu'il fait des mots, qu'il cause, et secoue sur ses précieux Elzévirs un mouchoir parfumé--eh! bien, n'est-ce pas intolérable, pour le coup? Les dieux nous accordent Virgile pour rival: mais non Pétrone!... J'ai bien haï ce Stéphane Courrière. Et ma haine n'avait rien de beau. Sa légende elle-même m'a fait souffrir. Cependant je la savais fausse presque en tous points: bientôt je n'ai plus ignoré que Stéphane Courrière ne possédât ni yacht splendide ancré dans la baie de Naples, ni villa royale à Frascati, ni palais prodigieux à Rome; j'ai constaté de mes yeux que deux laquais ne le suivaient pas en tous lieux, qu'il dormait la nuit, et veillait pendant le jour; qu'un orchestre de virtuoses ne jouait point en sourdine tant que duraient ses repas; qu'il ne dictait nullement ses vers au cours de ses promenades en automobile, et que chaque mois une maîtresse abandonnée ne venait aucunement se suicider sous son balcon... Tel était mon enfantillage, que cette dernière sottise surtout m'avait été pénible. La réputation de séducteur inévitable, qui précédait partout Stéphane Courrière, m'opprimait, m'offensait. Pourquoi? Parce que je n'étais qu'un homme, un homme grossier... Ou parce que là résidait, sans nul doute, un peu de l'empire exercé par le poète illustre et charmant sur Marie-Dorothée, que j'aimais. La marquise Gianelli ne cachait guère sa liaison, du reste. Aussi bien celle-ci était-elle publique, ou peu s'en fallait-il. Afin d'accueillir plus aisément l'une, très belle, et l'autre, très glorieux, tous deux d'un heureux effet dans les «Mondanités» des journaux, on affectait de ne remarquer que leur amitié ancienne et paisible, de maître à disciple, eût-on dit. Mais ni lui, ni elle, pourtant, ne se contraignaient fort. Le poète Stéphane parlait des femmes assez librement. --Sans nos belles amies, me déclarait-il la première fois qu'il me vit, nous connaîtrions plus de pays, nous voyagerions davantage, nous mènerions la vie magnifique des aventuriers de mer et de terre, celle des anciens coureurs de routes, pilleurs d'îles ou gueux de forêts... Je me vois très bien l'escopette au poing. Mais on nous enchaîne devant la bûche de nos foyers: une fée nous y visite, ou c'est Cendrillon qui chante... Vous êtes heureux, vous, monsieur, qui vivez parmi les arbres: vous y suivez l'automne, l'hiver, les saisons. Dans ces coupes que vous avez préparées et soignées, comme un laboureur son champ, il doit vous sembler que le printemps naît, pour ainsi dire, sous vos doigts. C'est un métier que j'eusse adoré: faire jaillir les bourgeons, et ruisseler les feuilles!... Aimez-vous les pins et les cyprès? Ils forment la plus fine ciselure de l'Italie, la dernière coquetterie des monts romains et toscans, les suprêmes égratignures de l'orfèvre. Pourtant les peupliers dont vous avez la garde, là-bas, chez nous, frissonnent mieux au moindre vent, c'est certain... Stéphane Courrière s'exprimait avec une éloquence étonnamment aisée: l'on sentait que les mots ne lui manquaient jamais, arrivant au contraire en foule à ses lèvres, habitué qu'il était à les pourchasser, unir et désunir, à les faire manœuvrer comme des régiments bien entraînés, danser comme des corps de ballet, ou voltiger en vrais acrobates. Sa voix s'élevait, autoritaire et captieuse, l'une de ces voix qui ont accoutumé de résonner ordinairement seules, dans le silence agréable de toutes les autres qui se sont tues, une voix qui peut prendre son temps pour prononcer les mots à sa guise, qui s'atténuera s'il lui plaît, ou bien insistera sans ombre de gêne sur certaines paroles du vocabulaire noble ou «poétique»; ainsi eût parlé un roi parmi sa cour, si jamais roi eût témoigné, à ce point, d'intelligence, de littérature et d'esprit. Le poète se trouvait étendu très joliment dans un fauteuil, une jambe croisée par-dessus l'autre, agitant l'un de ses pieds chaussé d'un escarpin de cour. C'était le soir, dans un appartement du Grand Hôtel, où il accueillait quelques intimes. La marquise Gianelli m'avait, à la lettre, ordonné de venir: «Je veux absolument que vous le connaissiez. Je lui ai parlé de vous: il sera content de vous voir, et vous serez séduit, vous ne pourrez pas résister... Personne ne peut résister... Venez me prendre chez moi, monsieur Simonin, à dix heures.» Et en effet, le poète m'avait reçu en souriant: «Je sais, je sais... M. François Simonin soigne les bois, et il ne dédaigne même pas celui où errent les Muses. M. Simonin est un lettré, on m'a dit... Qu'il soit le bienvenu ici.» Puis il m'avait comme environné de phrases avenantes, flatteuses, il aimait à plaire évidemment, quel que fût le personnage infime dont il fallût gagner la sympathie. A cet instant encore il parlait pour moi seul, en dépit de ses autres hôtes. Et j'admirais, charmé autant que désespéré, non seulement son élocution délicieuse, pittoresque et fleurie, mais encore ses yeux spirituels et son visage rasé comme celui d'un causeur de la grande époque, l'un de ceux qui eussent disputé jadis ici même, à Rome, avec le président de Brosses. Stéphane Courrière grisonnait, mais il avait la silhouette fort jeune et le sourire fréquent. --Peut-être, me dit-il, avez-vous lu l'_Hortulus_ symbolique de Conrad de Haimbourg? Ce brave homme nous a décrit le mystique langage des arbres. Seulement je m'y perds: à peine si, en réalité, je sais exactement ce qu'est un cèdre... Que n'ai-je, comme vous, monsieur Simonin, la connaissance de toutes les essences dont les vieux jardiniers composaient jadis un beau parc, ou ce qu'ils nommaient si joliment un jardin de propreté, par opposition au jardin fruitier, au jardin potager et au jardin à fleurs! Tenez, un désir me tient, c'est de voir une yeuse. Ah! qu'est-ce donc enfin que cet arbre au nom mystérieux, à la fois sombre et souple, perfide et bizarre ... _vitiosæ ilicis_, disait votre prédécesseur Virgile, forestier admirable. Comment est-ce fait, une yeuse? Voilà bien des années que je me le demande. Ne m'en montrerez-vous pas quelqu'une? Quoi?... Ce ne serait qu'un chêne-vert?... Hélas, je n'ai jamais aperçu non plus de chêne-vert, s'il faut tout avouer...» Cet homme-là m'étourdissait. Alors que, par courtoisie sans doute, il ne m'entretenait que de sylviculture--seul sujet où je me connusse bien, devait-il penser--je ne trouvais presque rien à lui répondre, tant je l'observais avidement, tant je remarquais ses mains mobiles, ses légers tics de physionomie, et jusqu'à ses gestes les plus furtifs. A peine si j'ai saisi l'occasion de lui adresser au moins quelques compliments tout professionnels sur la fameuse tirade des _Sabots_, au cours de laquelle il avait évoqué, avec un lyrisme abondant et splendide, tous les arbres français, dans le bois desquels furent taillées ces galoches immortelles qui conquirent le monde. --«Je me suis documenté quand j'étais gamin, répliqua-t-il, en courant les buissons. Mais _les Sabots_, bah! je n'y songe plus. Ce fut une gaîté de jeunesse... Dans _Bérénice_, bientôt, j'essaierai de montrer un peu, au loin, les bosquets de notre Versailles. Cependant, monsieur Simonin, que sais-je si j'y parviendrai? Le plan de ma pièce n'est même pas encore fait: un plan s'écrit en prose, et la prose est difficile...» Le poète Stéphane Courrière, de l'Académie française, se renversa plus mollement encore dans son fauteuil, au risque de froisser sans remède son smoking exquis, et d'un ton véritablement accablé: --«Du reste, _Bérénice_ ne verra sans doute jamais le jour: la marquise Gianelli m'empêche de travailler.» Stupéfait devant cette indiscrétion qui me parut alors cynique, j'allais détourner poliment la conversation, quand Marie-Dorothée, s'entendant nommer, s'avança vers nous: --«Comment, cher ami, demanda-t-elle comme en chantant, je vous empêche, moi, de travailler?» Courrière sourit, et me répondit, sans s'adresser à la marquise: --«Eh! oui, la marquise m'empêche: elle me promène, dans sa Rome!» Encore un peu, il eût soupiré: «Elle me sort, elle me montre, elle se fait gloire de moi...» Mais Marie-Dorothée ne s'est point troublée pour cette bagatelle: --«C'est, répliqua-t-elle, que je suis si fière de votre amitié!» Or il en allait toujours ainsi: ni la marquise, ni Courrière ne dissimulaient davantage leur liaison bien connue. J'en demeurais aussi surpris que secrètement choqué, et même outragé, mon amour aidant! J'étais accoutumé à plus de pudeur et à quelque secret, chez nous, en France. D'autant qu'il y avait un marquis Giacomo Gianelli, colonel d'un régiment de bersagliers à Turin: il avait épousé naguère Marie-Dorothée, et en vivait aujourd'hui séparé, mais non divorcé toutefois. Aussi bien la fortune du singulier ménage n'était-elle point à lui, qui se contentait de sa solde, s'il en fallait croire la renommée. Que de trouble, que d'étrangetés! Mais dans cette Rome ensorceleuse et magique, où tout acquiert un goût plus puissant et quelque saveur inconnue dans le reste du monde, bientôt Marie-Dorothée de nouveau répandait autour d'elle grâce, musique, parfum, cependant que Stéphane Courrière se reprenait à étinceler, à lancer des phrases d'or et des paradoxes, à chatoyer, à mousser: et je ne tardais guère, grisé par ce scintillement et charmé par ces incantations, à me figurer que j'eusse abordé par fortune en certain pays plus lointain et plus riche que le mien, en une contrée voisine de celle où eurent lieu les Mille et une Nuits. Ainsi, jadis, quelque novice de Malte, arrivé tout droit de sa Normandie ou de son Poitou, touchait, émerveillé, les côtes de Chypre, du Prêtre-Jean, de Trébizonde, la rive du Grand-Turc et les palais d'Armide. Il n'y a pas d'être au monde dont je me sois plus méfié que de Marie-Dorothée. Je m'en suis méfié douloureusement, et presque méchamment, pendant plus de huit jours. Ce n'est rien, dira-t-on, que huit jours: et sans doute, au cours d'une vie paisible, une semaine est bientôt passée. Mais il faut songer que, malgré toute ma volonté, malgré toute ma résistance, j'aimais la marquise Gianelli au point de la guetter par les rues où je savais qu'elle dût passer, de la suivre, en me cachant, dans ses promenades. Or, pendant les journées et les nuits qu'illumine, assombrit ou nuance un jeune amour, alors qu'on s'est dit à soi-même, comme en jetant les cartes: «Eh bien! voilà, c'est fait: je l'aime. J'ai perdu...» on dévide millimètre par millimètre le fil de sa vie. J'ai passé par les émotions d'une année peut-être, en huit jours, tandis que je doutais de Marie-Dorothée. Pourquoi j'en doutais? Mais parce qu'elle était trop belle, en tous points, parce qu'elle avait lu trop de livres, parce qu'elle parlait trop bien, trop juste, parce qu'elle se montrait trop parfaitement émue devant une statue antique ou quelque lambeau du grand décor, là-bas, émue sans un demi-ton d'exagération ni de vulgarité; parce qu'elle témoignait d'une intelligence extrême, d'une noblesse d'âme humiliante, d'une indifférence irritante envers les mille et une mesquineries quotidiennes; parce qu'elle semblait née dans la pourpre enfin--et parce que j'étais Français de race pure, moi! Or vous obtiendrez bien d'un barbare qu'il s'incline avec un crédule respect devant certaines personnes d'élite. Les étrangers sont habitués à la tyrannie et à la superstition; ils admettent le règne souverain d'une femme exceptionnelle, s'ils ont une fois reconnu qu'elle est telle. Mais chez nous, il y a plus de turbulence. Nous sommes impertinents, nous classons nos compagnes, et notamment les plus jolies, dans la seconde partie de l'humanité, celle qui ne vaut pas la première, où nous nous plaçons par contre. Puis au lieu de nous émerveiller devant les miracles, nous commençons par en rire, afin de les combattre. Nous avons cette fierté, cette vivacité, cette humeur. Un vent de fronde passe toujours sur nous. Si bien qu'une femme très séduisante, très élégante, en même temps que douée d'un cerveau égal aux meilleurs des nôtres--oh! attention, voici qui dépasse le niveau convenu. Méfiance et raillerie. Que signifie ce coup d'État? Devons-nous reconnaître si vite le droit divin chez un être ordinaire, et plus qu'ordinaire, une femme, une créature pareille à tant d'autres qui, depuis des siècles innombrables, excitent notre tendresse méprisante? N'y a-t-il pas quelque cabotinage, quelque piperie, quelque faux or en tout son prestige?... Et nous nous protégeons, au hasard. Nos ironies s'en vont au-devant, en patrouille, et notre doute se pose en sentinelle. «Qui va là?» Le mot de passe, il faut toujours que ce soit: «Une petite femme». Sinon, nous voici prêts à la défense, c'est-à-dire la moquerie aux lèvres: attitude nationale, et d'ailleurs non sans grâce. Ainsi vécus-je pendant toute une semaine, auprès de Marie-Dorothée. A plusieurs reprises, j'allai lui rendre visite: elle me recevait volontiers en son étrange logis du Transtévère, mi-palais, mi-hôtel moderne, et plus que moderne. Un grand gars y veillait dans l'antichambre, une manière de suisse orné d'une lévite à boutons écussonnés, tel qu'il dut s'en trouver jadis aux portes de ces belles Romaines dont M. de Stendhal admirait l'âme naïve, non moins qu'orageuse. Mais c'était une petite femme de chambre mise selon le dernier goût, et parlant trois ou quatre langues avec l'accent «palace», qui venait dire si madame était visible. Le vestibule, imposant, s'ouvrait sur une galerie parée de fresques et supportée par des colonnes, que des _monsignori_ et des officiers à tricornes eussent peuplée à souhait; pourtant celle-ci donnait passage vers un petit boudoir à tentures crème, à meubles ici de laque pourpre, là d'ébène, supportant des roses couleur d'ivoire, massées dans des coupes d'onyx, boudoir aujourd'hui classique et reproduit dans tout Paris, mais qui alors était une nouveauté devançant de beaucoup la mode. Dans telle chambre, rien que des lampes à huile et des bougies: un sanctuaire. A côté, par contre, une salle de bains ruisselante d'électricité, où l'eau chaude fusait de tous les points, pour peu qu'on y portât la main: le lavatory de Robert Houdin. Et partout, même contraste: 1810 et 1920. Marie-Dorothée portait chez elle des tuniques d'intérieur faites d'étoffes comme impalpables, indéfinissables, et qui semblaient plutôt peintes que tissées... Franchement, ce palais bizarre, ces robes exquises, mais exquises avec tant de préméditation, tout cela était-il pour rassurer un homme qui se méfie, qui se dit: «Voilà sans doute, voilà peut-être une comédienne, dont le talent est grand, et qui s'entend comme personne à sa mise en scène, mais enfin rien qu'une comédienne... Est-ce une femme seulement, cet être prestigieux? Cela vous a-t-il un cœur? Cela aime-t-il?» Avant que de sonner au seuil de la marquise Gianelli, la première fois que je m'y présentai, j'avais passé par les Antiques du Vatican. Je crus devoir lui en parler. Mais aux premiers mots: --«Comment menez-vous votre vie, me demanda-t-elle, en France? Racontez-moi. Avez-vous beaucoup à travailler? A qui commandez-vous?... Si vous veillez sur de grands bois, ce doit être fatigant. Vous faites des tournées? Je suppose qu'on ne vous réveille pas la nuit? --Et pourquoi la nuit? --Mais je ne sais pas. Un homme très occupé, pour moi, c'est un homme qu'on éveille en sursaut, à minuit. --Ma fonction n'est pas si terrible. J'ai mes tournées à accomplir, oui... --En plein hiver?» Il me fallut lui donner cent détails, touchant les mois inconnus des citadins, les brumes de décembre, de janvier, les gelées, les premières feuilles, exposer l'état des routes dans la forêt de Lyons, où j'avais passé plus de six années, résumer mon humble carrière administrative, dire en quelle autre province j'avais séjourné, nommer Chantilly, où je venais d'être établi, décrire mes soucis quotidiens, ma maison, dénombrer mes parents, ma famille, apprécier mes amis: --«J'en ai peu, fis-je. --Mais pourquoi? --Parce que je ne peux pas les retrouver. Ils doivent être quelque part, mais il ne m'est pas facile de les joindre. Mes anciens condisciples de Nancy, mes collègues, m'ennuient fort: des fonctionnaires, mi-ingénieurs, mi-régisseurs... Je ne vous dirai pas qu'ils manquent de conversation: ils n'en ont que trop. Quant aux lettrés, que j'aimerais connaître, comment les approcher? Ils me tiendraient pour un raseur. Vous savez ce qu'ils appellent «raseur»: c'est quiconque leur parle un peu attentivement, quand ce quiconque n'est pas, comme ils disent, de la partie... Ah! les «intellectuels», ainsi qu'on les nomme quand on les déteste, les «intellectuels» sont bien dédaigneux, bien sévères... Pour un modeste officier de l'État, dès qu'il a lu deux ou trois bouquins par-ci, par-là, les amis se cachent. --Pourtant, il y a les femmes. --Les femmes? Ce sont toujours des femmes, par conséquent allez donc les traiter en camarades! Elles vous répondent bien: «Oui, mon vieux...» en souriant très cordialement, mais leur sourire est joli, et elles le savent. Alors, adieu, la camarade!... --Moi, je pourrais, cependant... --Vous, madame!» Je la regardai. Elle était charmante, toute baignée de grâce. Nul doute qu'elle ne vît clairement mon amour, qui se trahissait malgré moi, par cent nuances de la voix et du regard, dont certainement je ne me sentais pas maître: elle venait donc de me répondre sans loyauté. Elle avait prononcé une phrase de coquetterie. Or, la coquetterie est un jeu: on ne se met point tout à coup à jouer, entre honnêtes gens, si l'on ne s'est prévenu auparavant, si l'on ne s'est adressé au moins un certain petit signal. Jouer ainsi, brusquement, équivaut à lâcher un calembour au plein milieu d'une conversation délicate. Voilà un vrai manque de tact, ou une espèce de brutalité, qui ne saura jamais me faire rire. J'étais fâché, piqué. Évidemment, Marie-Dorothée me tenait pour bien peu de chose: mais pourquoi, après tout? Son amant était un grand poète, soit. Néanmoins, me connaissant à peine, devait-elle, sans plus ample informé, me juger bon pour un pauvre petit jeu de coquetterie? --«Madame, lui dis-je, je vous jure que je vous parle en toute confiance. J'éprouve pour vous une admiration profonde. Ne me traitez pas comme un enfant. Causons avec la plus entière simplicité, voulez-vous?» Propos saugrenu, presque grossier, et tellement fat! A peine venait-il de m'échapper, que j'en avais déjà honte. Mais loin de se montrer choquée, la marquise Gianelli, par un geste imprévu et tout spontané, me prit la main: --«Et moi, vous ne savez pas comme je vous estime. J'ai aussi compris ce que vous valez. Soyez mon ami. Si, soyez-le... Regardez mes yeux: est-ce que je mens? Sont-ce là les yeux d'une trompeuse, ou d'une coquette? Venez me voir très souvent, tant que vous voudrez. Nous parlerons des choses qui nous intéressent. Apprenez-moi encore votre vie, comme tout à l'heure, dites-moi ce que vous faites, là-bas, à toute heure du jour... Apaisez ce regard noir et inquiet... Nous allons boire du porto, tous les deux... J'ai été un peu bébête: je vous demande pardon, mon camarade... Voulez-vous plutôt de l'asti? Oui, je sonne pour de l'asti: nous allons faire la fête!» Elle souriait, et son sourire illuminait tout! Et sa voix chantait de plus belle... Cependant, sa main longue, nerveuse et sèche avait, en quelque sorte, laissé comme un gant sur la mienne: et je n'osais bouger, craignant de rompre l'enchantement. Bientôt, levant sa coupe pleine: --«A votre santé, fit-elle, mon camarade.» Je bus en riant, mais sans répondre. --«Vous ne voulez pas, reprit-elle, m'appeler votre amie, votre camarade? --Je voudrais. Seulement... --Tenez, je vais vous donner une preuve de sans-façon: ainsi, vous ne douterez plus... Eh bien, sauvez-vous, filez! --Parce que? --Parce que M. Courrière va venir, qu'il doit, m'a-t-il dit, me lire une scène de _Bérénice_, et que s'il trouve un tiers, il boudera et ne lira rien... Allons, est-ce agir en toute cordialité, ça, oui ou non?...» Oui, parbleu, bien sûr!... Mais pour cette «cordialité» là, j'ai vraiment souhaité la mort de Marie-Dorothée--ou la mienne. «Cher Monsieur et Camarade, «Vous avez quitté mon logis, hier, d'un air presque fâché, en tout cas avec une physionomie bien contrainte. Vous en êtes-vous aperçu, vous avez presque claqué la porte. Pourquoi? Parce que je vous ai dit que M. Courrière souhaiterait sans doute d'être seul, afin de me lire ses vers. «Je ne veux pas croire à cette impatience, qui ne serait pas très facile à justifier. Venez me voir aujourd'hui, si vous ne vous sentez plus choqué. Si au contraire vous boudez, alors, à bientôt seulement, mais je le regretterai beaucoup. «MARIE-DOROTHÉE GIANELLI.» Tel fut le billet que je reçus, le matin qui suivit cette journée. Je le tins longuement entre mes doigts, je l'ai caressé: il vivait! L'écriture droite et nette ressemblait plutôt à celle d'un homme. Mais le papier charmant me parfumait la main, et les lèvres. J'ai réfléchi, je me suis dit: «Comme tu t'abuses bien toi-même! Tu n'es pourtant pas un étourdi, non plus qu'un écolier. Voilà une femme qui te traite exactement ainsi qu'un page qu'on renvoie dès qu'il gêne, ou comme un abbé du matin, reçu à la toilette pour entendre les nouvelles, en attendant le cavalier en titre. Tu n'es rien que ça, devant elle, et tu t'en rends compte. Quoi de plus naturel, d'ailleurs? Pourquoi serais-tu davantage? Et cependant tu demeures stupide et souriant, et ton cœur saute dans ta poitrine, parce qu'un mot de cette dame,--un mot assez bien tourné, assez clair et court, il est vrai--te parvient au réveil. Tu te rappelles surtout l'intérêt très marqué de ses yeux, son air de curiosité vraiment sincère, alors que tu lui racontais ta vie quotidienne en France, alors que tu lui décrivais ta famille et les soucis de ton emploi...» Eh! oui, je me flattais certainement en songeant que la sympathie seule, et non la pure courtoisie, avait poussé Marie-Dorothée à me poser tant de questions précises, ainsi qu'à écouter mes réponses, comme si elles lui eussent apporté quelque agrément ou quelque imprévu. Je me rappelais pourtant bien que Stéphane Courrière, lui aussi, m'avait parlé de mon métier, d'arbres, de coupes, de bûcherons, des forêts nues et menaçantes en hiver. C'était un principe de conversation sans doute, adopté par l'un et par l'autre, principe fort poli du reste, qui les poussait à entretenir autrui du sujet spécial où chacun en son genre pût s'étendre et briller... Mais justement, qu'il était donc aisé de comparer la distraction si négligente du poète écoutant à peine mes propos insignifiants, et la vivacité de Marie-Dorothée! «Et alors?... Et après cela?...» me disait celle-ci. Je trottais, là, sous son regard perçant, ou galopais à travers les bois solitaires, mon cheval pointait les oreilles au passage d'une biche, la hache frappait au loin contre un chêne. Elle m'avait vu, suivi, elle m'avait... Parbleu! elle se souciait bien que je fusse mort ou vivant, à cette heure! Néanmoins, durant un instant, nous avions, tout en bavardant, comme flotté côte à côte à la dérive, elle et moi, sur un beau fleuve aux bords lointains, mystérieux, un fleuve puissant et doux. Ne fût-ce qu'une minute, j'ai dû ne pas déplaire à cette femme merveilleuse, et placée si fort au-dessus de moi. Simple passant, inconnu, touriste, humble fonctionnaire, j'entendis pourtant la marquise Gianelli me demander: --«Vous vous ennuyez souvent, peut-être, en compulsant vos plans et vos chiffres, en écrivant des rapports... En ces heures-là, vous n'êtes pas triste?» Et tout son visage, à ce moment, avait ajouté: «Je souhaite vivement que vous ne soyez pas triste...» Je l'ai vu, de mes yeux vu, je l'ai senti, je l'ai presque entendu. Bref, je tremblais de tendresse devant ce billet, que je relus cent fois. La journée me sembla cruelle. Vers six heures enfin, je courus au Transtévère. Le suisse du vestibule me mettait au supplice avec ses lenteurs et son cérémonial. Tandis qu'il achevait une longue phrase italienne, exprimant sa déférente incertitude touchant la présence de la signora au logis, une porte s'ouvrit tout à coup, et Stéphane Courrière apparut, la main tendue. Il était ravissant: figure gaie, heureuse, veston coupé à miracle, et le mouchoir hors de la poche, comme une fleur. Ce grison marquait vingt ans. --«Ah! monsieur Simonin, s'écria-t-il, hâtez-vous, on vous attend... La marquise Gianelli est maussade. Moi, je n'ai pu la distraire. Allez lui faire votre cour. Comme jadis à la Place Royale, l'heure des ruelles a sonné: la carte du Tendre est dépliée. Mais les vieux galants comme moi la lisent mal: il y faut de jeunes yeux. Montez, montez vite!» Et il s'en fut, joyeux, gracieux, léger, cordialement dédaigneux, plein de la plus révoltante bienveillance. --«Bonjour, mon camarade,» me dit Marie-Dorothée... Mais son ton démentait ses paroles: elle n'avait nulle envie de plaisanter, ni de jouer à l'amitié brusquée, comme la veille. --«Vous avez un ennui, lui demandai-je, une tristesse? --Ah! cela s'aperçoit donc à ce point? --C'est que je vous regarde bien, madame. Vous avez des yeux changeants: tantôt on les voit très clairs, couleur d'aigue-marine; tantôt ils foncent, sous vos sourcils, et vont jusqu'au bleu sombre, jusqu'au gris «dreadnought». Aujourd'hui, ils m'apparaissent de cette terrible nuance-là. --Ce n'est pas sans raison.» Je ne me suis jamais connu fort timide. Pourtant cette étrangère, cette magicienne me causait une appréhension telle, que je n'osais même pas lui dire: «Qu'y a-t-il? Que vous a-t-on fait? Parlez-moi. Je vous aime avec une sorte de fureur, et jusqu'à l'extase. Vous ne le voyez donc pas? Personne au monde ne pourra vous consoler, ni vous écouter aussi dévotement que moi, compatir à la moindre de vos peines...» Pas un seul mot de ces phrases ne sortit de mes lèvres: j'étais bien trop ému! Et cependant Marie-Dorothée, à mon inexprimable stupeur, me dit très doucement, sur un ton de bonté, presque de tendresse: --«Je sais, oui, je le sais bien... --Comment, vous savez... Mais quoi donc?... Vous savez que je vous... --Chut!... Ne le dites pas. Vous me le direz plus tard, si vous n'avez pas changé, oui, plus tard, quand vous me connaîtrez mieux. Attendez. Aujourd'hui, voyez-vous, ce serait un aveu hâtif, un aveu volé. Et puis il nous gênerait tous deux par la suite. Je ne pourrais plus vous voir aussi souvent, ni sans arrière-pensée... Ne le dites pas. Ne dites rien...» Mais j'étais déjà debout, je voulais partir sur-le-champ! --«Non, restez, supplia-t-elle... Restez même plus longtemps à Rome que vous ne deviez le faire. Je vous conjure de rester... --Pour être malheureux sans espoir, pour contempler le bonheur d'un autre? Pour me taire durement, maintenant que vous savez... Non, c'est au-dessus de mes forces. Adieu, madame. --Pas ce ton-là, pas cette voix... Dites: Mon amie... Si, dites-le, essayez, c'est la seconde fois que je vous le demande. J'ai besoin d'un ami et d'un frère, un frère un peu incestueux, là, c'est entendu... Mais qu'y a-t-il?» Il y avait que, malgré moi, je la croyais le génie, la fée du mensonge, le Mensonge même incarné! Or, je contemplais avidement ses yeux à présent éclaircis, pareils à de l'eau absolument nette: sans nul doute possible, elle disait la vérité pure, en cet instant. Oui, elle devait la dire... D'une voix encore un peu troublée, mais gentille, elle ajouta en souriant à demi: --«Asseyez-vous là paisiblement, mon confident difficile, et causons. Je vois qu'il faut vous donner des gages de confiance, sinon vous vous méfierez sans cesse. Oh! mais vous n'êtes pas commode... Eh bien, je vais vous raconter des choses, comme si je me parlais à moi-même. Je vais vous livrer mes secrets. Sentez-vous bien, au moins, que cela me fait plaisir?» Je tombai sur sa main, plutôt que je ne la pris, et la baisai avec un respect inquiet et une sorte de transport, un mélange inouï de remords et d'amour! Aussi bien ne m'a-t-elle pas repoussé, comme si c'eût été tout naturel. Après quoi, elle retira cette main, dont elle eut bientôt besoin pour faire des gestes, tant son récit, déjà, l'intéressait, l'emportait!... De qui m'eût-elle parlé, sinon de Stéphane Courrière? Elle me narra par le menu, non sans une franchise infiniment modeste et touchante, comment elle l'avait connu, puis presque aussitôt aimé à en mourir. Un soir, après le succès assez orageux et discuté du _Masque blanc_, on avait annoncé dans un salon de Paris où elle se trouvait: «M. Stéphane Courrière». Elle pensait voir une sorte de poète pour dames, sur la foi des portraits publiés à chaque instant. Ce fut un joli causeur, très éloquent et fort gai, qui entra. Il ne tarda guère à remarquer Marie-Dorothée, se fit présenter: --«Vous ressemblez trait pour trait, madame, au jeune Bonaparte, celui que M. de Chateaubriand voulait bien admirer. Qui ne croirait à quelque ressemblance de famille? --Mon père, monsieur, fut l'un des petits-neveux du maréchal Rimbourg, prince de La Canée, et il s'est trouvé que ma grand'mère paternelle nommait pour ancêtre une Bonaparte, avouée seulement, il est vrai. --Le sang des Napoléonides a fleuri autrefois dans cette orchidée des îles, la divine Borghèse. Voici donc qu'il nous a maintenant donné un iris impérial, et c'est vous.» Longtemps, le poète avait déployé pour Marie-Dorothée toutes les caresses de ses paroles souriantes et variées. Il avait prétendu séduire aussi le commandant Gianelli, présent à cette soirée: il lui avait parlé d'Annibal. --«M. Courrière est un original, avait déclaré ensuite l'officier: mais il méprise notre art militaire.» Puis l'amour avait magnifiquement suivi sa route. Faisant fi de toute entrave, prête à rompre avec le monde entier, s'il le fallait, Marie-Dorothée s'était dévouée, livrée, liée comme une reine vaincue derrière le char triomphal du poète, tramée en esclave sur ses pas, sur sa trace. --«Je l'ai passionnément, furieusement aimé, me dit-elle. Je l'aime encore. Je suis heureuse de vivre en un temps qui a produit Stéphane Courrière. Il m'a trompée vingt fois, délaissée et bafouée... oui, bafouée! Peut-être m'eût-il livrée en spectacle, au besoin... Mais je lui pardonne, parce qu'il m'a montré la Beauté, et que chaque jour il la fait jaillir des moindres choses. Je servirai toujours, si je le puis, son œuvre et sa renommée... Pourtant je souffre comme la dernière des mendiantes auprès de lui. Je ne compte pour rien à ses yeux. Il estime que tout dévouement lui est dû. Il n'est qu'un tyran ivre de courtisaneries, et qu'un monstre de vanité... --Mon amie, ma pauvre amie... --Oui, pauvre!... Qu'un jour je vienne à le gêner en quoi que ce soit, et il me jettera là, ainsi qu'un fruit gâté... Je ne suis pas heureuse, François, et j'ai besoin que quelqu'un m'aime, allez!... Tout le monde s'écarte, tout le monde veut me laisser seule dans l'univers avec lui, croirait-on... Mais pas vous, dites, pas vous?» Je m'étais levé, bouleversé, défaillant presque de pitié. Sans même y penser, je pris dans mes bras Marie-Dorothée qui pleurait. Je n'ai pas effleuré de mes lèvres un seul de ses cheveux. Tout autant qu'elle sanglotait, mon cœur vacillait, la tête me tournait: c'est qu'elle m'avait par mégarde appelé de mon nom tout court, «François»... Je frissonne en évoquant cette minute-là. Je n'entendais ni ne voyais, en quittant le palais du Transtévère. J'allais, ivre d'émotion, et comme fou de surprise. Je marchais droit devant moi dans la rue, et m'arrêtai n'importe où pour dîner. Mais enfin, pourquoi, pourquoi?... Qu'étais-je, en somme, devant la divine marquise Gianelli? Comment me jugeait-elle exactement, moi qui l'avais vue passer une fois, voilà plus de dix ans, dans une sorte de rêve, et qui depuis lors n'avais plus jamais rien imaginé d'aussi parfait? Est-ce qu'elle avait senti cela? Oui, sans doute. Si fine, elle devinait la parole qu'on réprime, le sentiment dont on se défend; elle lisait le regard d'autrui. Cachiez-vous un secret? Elle y touchait avec de mystérieuses antennes... Ah! je l'aimais au point que les larmes m'en vinssent aux yeux, sans autre cause. J'aurais voulu l'avoir toujours connue, avoir joué avec elle toute enfant, l'entendre familièrement en son logis, la surprendre au matin, le visage en désordre et les cheveux dénoués... Et que dis-je? non pas la surprendre, mais me trouver là, pâlir d'aise en l'approchant à toute minute, en avoir le droit! Amie intime et compagne d'un poète chargé de gloire, le plus séduisant, quoique le plus ingrat aussi de tous les hommes, elle m'avait cependant fait l'honneur, elle m'avait causé le plaisir vertigineux de se pencher vers moi, et de m'appeler, pauvre passant que j'étais! Marie-Dorothée Rimbourg... Ici, un aveu. Je le dois. J'aimerais pouvoir affirmer que nulle trace de vanité ne m'effleura, mais j'entends la plus chétive de toutes, la plus mesquine... Je me suis juré de dire la vérité: il m'en coûte... Enfin, voici: Marie-Dorothée, marquise Gianelli, c'était un nom, un titre gracieux; mais les noms séduisants foisonnent en Italie, et le marquisat y est une parure pour les jolies femmes, on n'y songe guère. On dit: «le chevalier Un Tel», «la comtesse, la marquise Une Telle», de même que l'on dirait: «l'aimable signore», «la charmante, la délicieuse signora X.». Rien de plus. A peine m'en étais-je aperçu... En revanche, Marie-Dorothée, née Rimbourg, arrière-petite-nièce du maréchal Rimbourg, Marie-Dorothée, image miraculeuse de Bonaparte au siège de Toulon, et fleur perdue, fleur imprévue de l'arbre impérial, Marie-Dorothée Napoléonide enfin, si peu que ce fût!... Je voudrais croire qu'un reflet de chamarrure ou qu'un écho lointain de fanfare ne m'eussent pas un instant ébloui et charmé. L'Empereur!... A chacun sa religion: la mienne est parmi les hommes! Ces mots seuls: L'Empereur, le grand Empire français, m'étreignent le cœur, et tout mon être tremble de stupeur si j'imagine seulement le Héros chevauchant, les sourcils joints et le geste irrésistible. Toutefois n'allons pas plus loin: mort le dieu, l'émotion s'arrête, à moins de déraison, qui me fâche tant chez autrui. D'où vient alors ce trouble secret dont je me trouvai brusquement saisi, et je dirais pincé au cœur, lorsque Marie-Dorothée m'apprit par hasard qu'une goutte du sang Bonaparte lui courait dans les veines? Je ne l'en aimai point davantage, certes. Pourtant je me suis répété tout bas: «L'Empereur!...» Et j'éprouvais, cette fois, moins de piété que de satisfaction. Y aura-t-il un snob pour me lancer la première pierre? Quoi qu'il en fût, j'achevai de dîner avec une hâte fébrile, et me remis en route, mais non plus à l'aventure maintenant. Je savais où trouver le soir Fernand Luzot. Depuis un an que ce bon garçon habitait Rome, il avait contracté envers la solitude une haine d'autant plus vive que les jeunes Romaines lui semblaient plus aimables. Il rendait chaque soir visite à l'une d'elles, dont il était épris. Elle se nommait Battistina, couturière. --«Nue, déclarait Luzot, c'est une déesse!» Et de fait, le geste au moins et la démarche de Battistina avaient de la noblesse. Démarche d'autant plus olympienne que nul soulier n'en corrompait le rythme ni la langueur, Battistina traînant le plus souvent de tristes savates. Geste imposant aussi, bien qu'il brandît parfois les pincettes, non sans d'horribles imprécations. Un grand sujet de dispute entre le peintre et son amie avait trait aux bains: elle prétendait n'en pas prendre, il voulait l'y contraindre, cela causait d'affreuses bagarres, et enseignait à Luzot de belles injures en italien. Néanmoins, ce soir-là, une paix charmante régnait en leur logis. Une humble petite lampe y luttait mal contre le clair de lune éblouissant, versé à flots par la fenêtre ouverte. Comme par les plus douces soirées d'été, on entendait passer un peuple heureux en bas, dans la rue. Battistina et son ami mangeaient en souriant des raisins secs, et buvaient une innocente bouteille de capri. --«Bah! fit Luzot, quel bon vent vous amène? Donne un verre, Battistina. Monsieur que tu vois est Français: mais il parle italien mieux que moi. --Ce n'est pas difficile. --Voyez l'impolie!... Est-ce que je t'ai demandé ton avis? Est-ce que je me mêle de juger en fait de robes, moi? Garde donc tes sornettes, ravaudeuse...» Et déjà les yeux leur sortaient de la tête, selon la coutume; mais je coupai court au tapage en questionnant Fernand Luzot dès les premières phrases. --«La marquise Gianelli? me répondit-il. Elle vous inquiète, à ce que je vois? Mais vous savez, rien à faire: elle est folle de son poète.» Battistina ne comprenait pas le français. Ayant néanmoins entendu les mots «marquise Gianelli», elle s'écria: --«C'est la maîtresse du signor Courrière! Tout le monde le sait. Du reste, elle se coiffe mal: elle a l'air d'une noyée. --Et toi tu ressembles à une vraie sorcière, ma parole! repartit Luzot indigné. Qui t'interroge? Regarde tes mèches de gypsie!... --Je dîne demain, fis-je, chez Mme Gianelli. --Vous m'y verrez. --Connaissez-vous le colonel, mon cher Luzot? --Le colonel Gianelli?... Faites-en votre deuil, il ne sera sûrement pas du dîner. Je ne l'ai jamais vu, quant à moi. Mais il y a un portrait en grand uniforme, à l'hôtel du Transtévère, dans un petit fumoir où personne ne va: c'est un gaillard maigre et blond, à courte moustache. Très Italien du Nord: l'air froid, volontairement froid, autant qu'il y paraisse sur cette horrible croûte. Il s'est bien conduit... --Des campagnes? --Il s'est bien conduit dans son ménage. Il a été très discret, et très digne. Il est vrai qu'il n'y avait pas d'enfants: d'autre part, sa femme tenait tout l'argent de la communauté. Quand il a constaté le règne du poète, il est parti, et maintenant, il vit modestement de sa solde à Turin. D'autres auraient provoqué le séducteur, causé du bruit et des scandales: cette Battistina, tenez, par exemple. --Qu'est-ce que tu dis? --Je dis que tu ferais peur au diable, vaurienne!... Viens m'embrasser. --Tu n'as pas tes dames de la société, pour ça?» Au bout d'un instant, je revins à mon sujet: --«Vous saviez, Luzot, que Mme Gianelli fût une Rimbourg! --Famille du prince de La Canée, famille plus qu'impériale, mon cher, impériale par choix. La Du Barry était plus vraiment royale, ayant été choisie par le roi en personne, que la reine de France, élue par les ministres. Mais pas de potins. --La Du Barry ne s'en froissera pas.» Et j'ajoutai à tout hasard, pour savoir: --«Ni les aïeux de Mme Gianelli. --Oh! ses aïeux... Il ne s'agit que de sa grand'mère, qui naquit d'une façon bien romanesque, paraît-il, dans les anciens États du Pape, à Tivoli.» Sur quoi, le peintre m'apprit en effet comment l'une des plus proches parentes de l'Empereur eût pu dire avec précision sans doute quel jour et à quelle heure était venue au monde, de père putatif et de mère inconnue, la petite Adélaïde-Clémence-Pauline, qui, plus tard, devint l'épouse légitime et grandement dotée de Tiberge Rimbourg, grand-père de Marie-Dorothée. Fernand Luzot, songeant--déjà--à de futures commandes et à des portraits bien payés, connaissait à merveille le répertoire mondain de Rome: il put donc me donner aussi force détails touchant les ascendants immédiats de la marquise Gianelli. Son père avait fait dans la banque une puissante fortune. Vers 1895 il était mort, laissant d'abord un fils établi en Russie, puis Marie-Dorothée âgée de quinze ans, et sa veuve Sophie Rimbourg, née Doneff, étrange idole slave chargée de bijoux, ancienne cantatrice. Sophie Doneff avait promené sa fille dans l'Europe entière: enfin, l'ayant mariée au marquis Gianelli, cette vieille dame imposante et un peu toquée s'en était allée abriter ses cheveux blancs auprès de son fils aîné Serge Rimbourg, qui vivait patriarcalement en Crimée, au milieu d'une demi-douzaine d'enfants. Un autre frère était mort tout jeune, et Marie-Dorothée détestait Serge, beaucoup plus âgé qu'elle: celui-ci le lui rendait bien. --«Mais, dit Luzot, rien de tout cela n'est un mystère. Mme Gianelli aime à parler des siens. Elle vous racontera sa famille, quand vous voudrez.» Battistina, cependant, ne se tenait pas de dépit à force d'entendre ainsi ce nom de Gianelli passer et repasser dans notre entretien. Tout à coup, changeant de ton et de visage, elle s'approcha de nous: --«La signora est riche, fit-elle d'une voix flatteuse. Elle possède des vingtaines de robes. Si toutefois elle a besoin d'une personne qui taille, coud, raccommode, je suis là, je viendrai bien au Transtévère...» Ne pouvant lutter, la sage Battistina recherchait l'alliance: diplomatie classique. Les grands cabinets de l'Europe n'en ont point d'autre. Cette simple fille pensait comme naguère M. Crispi. Quand je me retrouvai dans la nuit éblouissante de lune, je m'accusai désespérément: qu'avais-je besoin d'aller ainsi parler si librement de Marie-Dorothée devant le peintre et cette fille? Je croyais, la porte fermée, les entendre rire. --«Le pauvre signore!» goguenardait grossièrement Battistina, sans doute. Mais quoi! Longeant le mur d'un jardin, je demeurai longuement pour écouter un rossignol qui s'égosillait, caché dans un cyprès. Était-il discret, celui-là? Au contraire, l'ingénu chantait ses amours à tue-tête, les criait jusqu'au ciel: et Rome tout entière se taisait, Rome sa complice. Et rien ne me parut plus harmonieux ni plus raisonnable. On servit des truffes entourées de lardons, et si grosses qu'on les eût prises pour des cailles. --«J'aurais préféré, dit Marie-Dorothée, vous offrir de vrais oiseaux, tirés dans la campagne romaine. Il y en a des milliers, du côté de la mer, et qui sont excellents. --Je les ai chassés, il y a cinq ou six ans, durant toute une saison, avec mon ami Cyril Durnham, s'écria Maurice Chennevière. Nous habitions une espèce de ferme, d'où l'on entendait les vagues, par le mauvais temps. Autrement, il n'y avait que des mouches, et de sales mouches. Le soir, nous dormions sous des moustiquaires. Cyril avait envoyé un antique porto et du brandy dans cette ferme: mais il fallait les défendre presque à coups de carabine contre le fermier.» Le nombre d'aventures par lesquelles avait passé l'élégant Maurice Chennevière était prodigieux. L'on ne comprenait pas comment un homme d'apparence aussi jeune pouvait avoir déjà tant vécu, si dangereusement, et dans tant de pays divers. Il avait fréquenté des lords et des rajahs, des boïards et des caciques, des émirs et des grands d'Espagne tombés dans la misère, des tyrans nègres et des princes albanais en révolte, le roi des cow-boys et la reine des gitanes. Il avait surtout beaucoup connu Gustave Aymard et Jules Verne. D'ailleurs une partie de ses voyages se trouvait réelle, et il contait comme personne, imitant avec grâce le bruit du vent sur la pampa, le mouvement de l'aigle qui plane, le geste du gaucho braquant son revolver, l'effroi du malheureux surpris par l'orage au désert. Un vrai compagnon d'Ulysse. Stéphane Courrière l'aimait extrêmement. Outre ces deux convives, il y avait à dîner chez la marquise Gianelli le jeune peintre Fernand Luzot, M. le professeur Gatti et sa femme, M. et Mme Napier, de passage à Rome, la comtesse Alessandri, le député Fata et moi-même. Le professeur Gatti était placé en face de la maîtresse de maison, Stéphane Courrière et l'imbécile Napier à la droite et à la gauche de celle-ci. Fernand Luzot occupait l'un des bouts de la table, et je me trouvais à l'autre, à côté de la terrible Mme Napier. M. Alphonse Napier, sénateur de l'Oise, avait été ministre de l'Agriculture, une fois dans sa vie, et il était tombé en même temps que le cabinet éphémère dont il faisait partie, sans que l'on n'eût plus jamais fait appel, depuis lors, à sa suffisance ni à son incroyable naïveté. La perte de ce portefeuille le remplissait d'une rancœur inguérissable, et Isabelle Napier, son épouse, cuvait de son côté une haine universelle et multiforme. C'était un couple atroce: mais ils recevaient tout Paris, étant fort riches et dépourvus d'enfants, contrairement à l'excellente comtesse Alessandri qui, pauvre, et mère de cinq filles, d'ailleurs triomphalement mariées, voyait toute la société de Rome défiler dans son salon exigu, chaque semaine. Les détestables dîners de la comtesse Alessandri étaient fort courus, tant celle-ci s'agitait, écrivait, téléphonait, explorait tous les hôtels, avec un sourire sans cesse épanoui sur sa grosse bonne figure. Pas une vedette ne débarquait à Rome, sans que la comtesse Alessandri ne fît l'impossible pour l'avoir à dîner: et l'on allait chez elle par curiosité, afin de voir entrer les étrangers. Faut-il ajouter que Mme Napier s'estimait très déplacée chez une personne aussi aventureuse que la marquise Gianelli, dans la même salle à manger que cette Alessandri, si bruyante, à son avis, si commune, que ce Gatti, un vrai rustre, disait-elle, terrorisant sa pauvre femme, que ce polichinelle de Courrière, que ce ridicule petit Fata, et autres fantoches? Toutefois le sénateur éprouvait une terreur maladive des journaux, et ménageait le poète Stéphane, par crainte de déplaire à son frère Adolphe Courrière, directeur tout-puissant de _la Journée_. Ce fut encore Fernand Luzot à qui je dus, par la suite, cette belle documentation. Un étrange et tout nouveau Luzot paraissait dans le monde: autant, chez Battistina, je l'avais vu débraillé, en manches de chemise et sablant le capri, autant, chez Marie-Dorothée, il m'apparut poli, poncé, un peu froid, l'air anglo-saxon. Cet homme-là sera riche à trente ans, décoré aussitôt, et membre de l'Institut sans plus attendre. Nul autre que lui ne peindra officiellement un jour le président de la République: et sa paroisse, à Paris, sera tout près du Bois. --«Ne dit-on pas déjà que ce jeune homme a du talent? me demanda Mme Napier en déplissant ses lèvres étroitement serrées. --Madame, il fera peut-être un jour votre portrait. --Non, je ne suis pas bon modèle: j'aurais trop peur de m'ennuyer pendant les poses.» Cependant un précieux vin de Bourgogne paraissait sur la table, et le maître d'hôtel, portant sa bouteille comme un enfant dans son berceau d'osier, murmurait tendrement à l'oreille de chacun: «Chambertin?» Ce qui, prononcé à l'italienne, devenait presque inquiétant. Le député Fata refusa ce breuvage inconnu. --«Vous avez tort, dit Stéphane Courrière, vous avez grand tort, monsieur Fata, de mépriser la noblesse. En qualité de démocrate ardent, vous devriez y être sensible, pourtant. Ainsi le veut la tradition de tout bon gouvernement populaire: l'aristocratie en est exclue, mais on l'y vénère d'autant plus. En cette bouteille que l'on vous présente, il y a trente ans de noblesse individuelle, héroïquement gagnée à endurer l'exil au fond d'une triste cave, et combien de générations d'aïeux bourguignons, combien de quartiers!...» Le petit député Fata comprit à ces mots qu'il s'agissait d'un bourgogne illustre. Il eut honte de cette ignorance, mais déjà, en orateur habile, il trouvait la parade, et, prêt à la polémique, il combattait. --«Mon cher maître, fit-il doucement de sa voix la plus captieuse, vous jetez sur toutes choses les couleurs variées de la poésie. Cependant un simple soldat politique, comme moi, ne voit pas si loin: je me suis seulement juré--c'est un vœu, bête comme un vœu!--de ne jamais boire une goutte d'un vin étranger, sauf ceux que l'on récolterait à Trieste, à Nice, en Corse et en Tunisie, quoique ceux-là ne vaillent rien, si même il y en a!... Affaire électorale, vous comprenez, service commandé. --Ah! quelle espièglerie!» s'écria la bonne comtesse Alessandri, vaguement inquiète. M. Napier, toutefois, haïssait le chauvinisme, ayant fait toute sa carrière dans l'horreur du sabre et l'effroi des batailles. En même temps, il crut devoir défendre le pays qu'il représentait officiellement, pour ainsi dire, contre les propos impertinents de ce petit députaillon des Pouilles, annexant ainsi d'un seul coup, avec Trieste, nos Alpes-Maritimes, notre Corse et les terres beylicales. Il procéda par voie d'allusion. --«Cher monsieur, fit-il, les vendanges seront surtout bonnes à Trieste, il me semble.» La comtesse Alessandri poussa des cris: --«Ah! charmant! le mot est un régal! --Il n'est pas absolument urgent, déclara le professeur Gatti, de reprendre Trieste tout de suite. Nos pères ne sont jadis arrivés à tenir le monde qu'en s'appliquant successivement à une seule chose à la fois, et en l'accomplissant à merveille. L'Italie a hérité de l'antique Rome un sol plein de merveilles: il convient d'abord de les en tirer jusqu'au dernier caillou, et de terminer notamment les fouilles palatines. Après il sera temps de songer aux conquêtes. Je parle ainsi en bon bourgeois, qui fait d'abord valoir son bien, avant que d'en acheter d'autres. Mais les jeunes gens sont extraordinaires: ils ne songent qu'à porter des uniformes. --Il vous en faudrait un, Gatti. --Je n'en suis point dépourvu, madame, et me mets en tenue pour aller au Quirinal. Pourtant le roi se moque de moi, dès qu'il me voit ainsi. Il dit que j'ai l'air d'un vieux major allemand. --C'est ridicule», décréta Mme Napier. Au fait, qu'est-ce donc qui était ridicule? Les uniformes civils, le jugement du roi, ou les vieux majors prussiens? Mme Napier ne savait trop: mais que ce fût ridicule, à tout hasard, au juger, point de doute! --«J'ai vu de ces vieux majors à Hambourg, dit Maurice Chennevière. L'un de mes amis, qui commandait la place, là-bas, m'a fait dîner avec plusieurs de ces guerriers. Ils étaient trapus, robustes, congestionnés, barbus et magnifiques. --Comme l'Hercule ivre du musée de Parme, ajouta Fernand Luzot. Burckhardt, dans son _Cicerone_, constate avec une charmante pudeur que l'Hercule ivre lui semble trahir--ce sont là ses propres mots--une force bien différente de celle qui accomplit les douze travaux. Tout de même il fera bon tirer sur cette truandaille, cet automne, dans les champs de Lorraine.» Fernand Luzot ne souhaitait pas si fort la guerre, mais il en parlait volontiers, ayant observé qu'une phrase énergique tient parfaitement lieu d'esprit: or, il aimait à briller. A chaque succès de conversation, le prix de ses toiles futures montait, il le croyait du moins. Par contre, le sénateur Napier tolérait avec peine ce douloureux sujet d'entretien. Il s'exclama, plein de pitié, que la violence avait fait son temps en Europe, et que l'Allemagne allait incessamment s'entendre avec la France: --«Et tant mieux, conclut le prophète, car nous ne faisons plus d'enfants. Notre armée fond chaque année. Il n'y aura bientôt plus dans les régiments que les officiers, quatre hommes et la cantinière. --Ils s'arrangeront! fit gaîment le député des Pouilles. D'ailleurs la qualité seule importe: chaque peuple devrait surveiller étroitement son élevage national, et avoir l'œil sur les bambins. Votre Société d'Encouragement pour l'amélioration de la race chevaline, en France, est admirable. Vous êtes bien ingrats de n'avoir pas encore élevé quelque statue à ce fameux lord Seymour qui la fonda. Il faudrait, à Paris, à Rome, à Madrid, partout, des Sociétés analogues pour l'amélioration de la race humaine. Les hommes de pur sang seraient sélectionnés par les épreuves publiques, inscrits au _stud book_, et leurs produits élevés aux frais de l'État. --Alors, adieu l'amour, pour les pauvres athlètes! --On n'est pas beau pour s'amuser, madame!» Malingre et chétif, le député avait prononcé ces derniers mots avec une sorte de férocité; mais il la corrigea bien vite par un sourire: --«Non plus que laid, hélas!» Néanmoins, le professeur Gatti discutait déjà sérieusement: --«Avant votre lord Seymour, il y avait eu Lycurgue: il professait déjà les idées de M. Fata, et prétendait créer du pur sang, lui aussi. Et Lucien, pareillement, fut partisan des épreuves publiques: il prétendait, dans son _Anacharsis_, que, forcés de paraître nus aux yeux des «pelousards», si l'on peut parler ainsi, les athlètes avaient à cœur d'être aussi admirables que possible, et prenaient à l'envi les plus belles attitudes. On obtenait là des chefs de famille excellents, parbleu! Et même Aristote ne voulait pas que l'on admît les artisans comme citoyens, ni pères de citoyens, parce que leur métier sédentaire les empêchait de se développer à souhait. Voilà des éleveurs, au moins, voilà de bons sportsmen, ainsi que vous dites. On n'a rien inventé... Mais c'est une question de savoir si le meilleur modèle humain est celui du Méléagre, plus svelte et léger que trapu, ou celui du Doryphore, beaucoup plus robuste et plus lourd. Sur les frises du palais d'Auguste... --Rien de plus affreux, grand Dieu, qu'un lutteur!» soupira la comtesse Alexandri. Pour cette bonne dame, un athlète ne pouvait ressembler à un marbre: c'était au contraire un vagabond obèse en maillot troué, qui faisait la quête autour d'un vieux tapis, après avoir soulevé des poids faux. Stéphane Courrière, tout en roulant dans le sucre des fraises de Chanaan, ne demeura point sans avis touchant l'élevage humain: --«Tout dépend des mères, fit-il. Une Amazone, entendez une femme à épaules larges, à petits seins, aux hanches à peine accusées, genre «merveilleuse» du Directoire, va nous donner de bons joueurs de football. Une Diane, un peu moins solide, fera des cavaliers à fine taille, des lieutenants de Saumur. Une Aphrodite, à la fois gracile et potelée, du modèle aimé sous le Second Empire, produira des jeunes premiers pour le théâtre des Capucines ou l'Athénée. Ceux-ci seront plus appréciés sans doute... --Non!...» répondit Marie-Dorothée. Or notez que, depuis le début de cette controverse, la marquise Gianelli n'avait soufflé mot: elle n'entendait même pas, eût-il semblé. Elle surveillait le service, observait si les roses, disposées en bouquets plats et en guirlandes sur la nappe, ne s'effeuillaient pas trop vite, si les fruits qui s'y entremêlaient avec art pourraient être aisément enlevés et offerts; si les vins et les plats passaient à souhait, si chacun était bien servi. Une bonne hôtesse se pique de tout voir, et prévoir... Et puis, voici que soudain elle répliquait dans la conversation, et avec quelle netteté, quelle compétence inattendue! --«Non pas, fit-elle, les jeunes premiers que vous dites ne remporteront nullement un tel succès, du moins auprès des femmes qui savent regarder. Ce sont là, mon cher Courrière, des idées qui datent de Capoul: croyez-vous qu'elles durent toujours? Une artiste, une dilettante est plus difficile: il nous faut le modèle, pectoraux carrés, vaste poitrine, taille étroite, ventre plat et musclé, en forme de lyre. Force extrême et grande sveltesse, enfin. Puis la tête petite et les cheveux plantés bas: un Lysippe...» Stéphane Courrière se mit à rire, et ne cessa plus de décocher des méchancetés. Quant à moi, rentré le soir en ma chambre d'hôtel, je m'examinai dans la glace: mon visage dur n'était certes pas régulier, et ne pouvait séduire. Mais j'avais le crâne plus petit que vaste, les cheveux plantés non loin des sourcils, les muscles en relief, la taille... Eh! de l'assez bon Lysippe, mais oui... Marie-Dorothée discernait donc la ligne sous l'habit? C'était pour cela que je lui plaisais, à cette raffinée? Alors, elle m'avait en vérité jugé, ou plutôt mensuré, comme l'on fait d'une bête au marché? Je me rappelai, non sans plaisir, ce regard étrangement scrutateur et attentif que j'avais surpris jadis à Nancy, et plusieurs fois depuis, attaché sur ma personne... La fatuité d'un homme est prompte autant que sournoise. Combien j'aime les romans mondains! Non pas ceux que j'ai vus, mais ceux que composent d'habiles et charmants écrivains. Ce sont nos Amadis. Des bergers et des bergères s'y adorent dans l'oisiveté. L'auteur ne nous dit pas précisément: mes héros sont riches et ne font rien: il est bien trop adroit. Toutefois on devine que toute une foule de valets de chambre, d'intendants et de fournisseurs empressés gravite et bourdonne autour de ces personnages, qui ne se quittent qu'à leur heure, afin de se retrouver presque aussitôt, car leurs automobiles silencieuses ont vite fait de les déposer sur tous les points du XVIe arrondissement, et jusqu'au fond de nos plus lointaines provinces. Mais moi, j'écris ces pages pour dire la vérité, l'étrange et rugueuse vérité. Il y a une question d'argent. J'aimais avec passion Marie-Dorothée. Je l'aimais à la façon éperdue d'un petit commis de Quimper ou de Béthune dévorant des yeux, sur le mail, la diva en tournée... Je me sentais plus familier, toutefois, puisqu'elle me témoignait de la sympathie, et mieux, beaucoup mieux encore, de l'amitié, puisqu'elle daignait... Est-ce qu'elle n'avait pas indiqué, et même assez brutalement... non, un peu nettement, sans plus... ou plutôt non, avec cette désinvolture de reine, cette liberté d'esprit bien compréhensible... enfin est-ce qu'elle ne tolérait pas que je fusse très assidu auprès d'elle? Mais Courrière, l'odieux et délicieux arbitre des élégances choisies, le maître que servait Marie-Dorothée avec tant de ferveur? Certes, elle était à sa dévotion: pourtant elle avait un corps, elle voulait peut-être d'autres caresses, qui sait?... Seulement... Seulement mon mince carnet de chèques se trouvait épuisé. En outre, j'étais fonctionnaire. Une mission officielle m'avait d'abord conduit à Vallombrosa. J'avais gagné Rome ensuite, un peu en fraude. Une prolongation de congé m'avait permis de demeurer encore huit jours supplémentaires: mais c'en était fait des vacances, présentement. Il me fallait retourner à mes arbres, à mes forêts, à mes gardes. Cent affaires insignifiantes, néanmoins urgentes, me rappelaient: une montagne de papiers devait s'élever peu à peu sur mon bureau, mon atroce bureau, ma table de travail, et par là de torture. Car surveiller la vie puissante de mes bois, leur imposer l'hygiène et la discipline, nulle tâche ne me semblait plus douce ni plus auguste: mais correspondre avec des importuns, mais avoir à trancher toutes sortes de niais litiges!... Qu'y a-t-il au monde de plus pénible que l'âpreté maussade d'un paysan, d'un hobereau, sinon l'ombrageuse susceptibilité d'un scribe? Tout cela m'attendait là-bas, dans le Nord, dans mon pays: impossible de différer, maintenant. --«Si, si fait, je dois absolument partir, dis-je à Marie-Dorothée. --Vous ne viendrez même pas demain goûter dans les jardins de la villa d'Este? J'en ai la permission. L'on dresse une table dans ce grand bosquet à droite, vous savez? Les aiguières de cristal, les coupes, les fruits, le linge frais, imaginez cela qui se détache sur le feuillage sombre, c'est très joli. --Certainement! Et encore vous ne dites pas tout. Vous ne dites pas que vous aurez fait auparavant quelque étonnante promenade en automobile à travers la campagne romaine, entre des aqueducs ruinés et des monuments écroulés parmi les herbes...» Le regard de Marie-Dorothée brilla de malice: elle avait compris aussitôt où j'en voulais venir, et elle modula véritablement ses réponses comme les versets d'une cantilène. Je pense qu'elle s'est bien jouée de moi durant un instant: --«Oui, donc, mon cher, nous irons nous promener avant de goûter. Nous passerons par la villa d'Hadrien. Nous reverrons l'allée de cyprès, le bizarre jardin sauvage... --La vallée de Tempé... --Nous nous assiérons à Canope, au beau milieu des folles avoines... --Et vos invités ajouteront à la saveur du paysage par leurs propos à la fois érudits et ingénieux... Car c'est ainsi qu'on goûte l'Italie, depuis M. Renan et Anatole France... --Je crois bien! Et quels invités je vais avoir!... --Je les vois d'ici, madame. Ils sont classiques: un vieil épigraphiste disert, probablement, et un jeune membre de l'École de Rome, pour lui donner la réplique; puis, par contraste, un jeune cavalier épris de chevaux et de clubs, et quelque prince romain au nom harmonieux; en outre, deux ou trois jolies femmes qui, buvant l'asti avec beaucoup de grâce, amèneront irrésistiblement ces messieurs à deviser d'amour comparé... --Cher!... et vous oubliez donc le meilleur: le monsignore indispensable?... --Où avais-je la tête!... Enfin, le maître lui-même... --Stéphane? --Oui, Stéphane, puisqu'il faut le nommer si familièrement. --Vous pensez qu'il viendra? --Mais sans doute.» Ici toute gaîté s'éteignit dans les yeux de Marie-Dorothée. Elle me répondit doucement: --«Vous teniez donc à me citer Stéphane. Eh bien, il n'est pas du tout sûr qu'il vienne: au contraire, même, vu que la Clarke reçoit. --La Clarke? --Eh! oui, cette Peau-Rouge, mon cher, qui avait épousé morganatiquement l'infant Philippe, avant que le moribond ne succombât à la tuberculose et à la pourriture... Percy Clarke, enfin, ou plutôt l'infante Pia, depuis son baptême et son gracieux mariage... --Mais quelle colère! --Moi?... La Clarke, la Pia, si vous voulez, sait à peine lire. Est-ce que je crains cette Barbare, qui fait semblant de dire son chapelet toute la journée, parce qu'elle veut plaire à la cour d'Espagne, et qui récolte les gens de lettres afin d'avoir un salon à Paris? Est-ce qu'elle peut se dévouer à Stéphane? Est-ce qu'elle entend seulement, quand il lui parle? Mais elle applaudit; elle tient à le montrer chez elle. Voilà qui la flatte: il ira. Je ne suis pas conviée, vous le supposez bien. --Alors, vous fuyez Rome, demain?... Vous fuyez M. Courrière? --Non, mon ami, je ne fuis pas: je n'en ai ni l'envie, ni le droit. Je vous ai déjà dit que je suis la servante de sa gloire et l'esclave de son génie... Seulement, quand une peine un peu plus sensible m'arrive, je cherche à moins y songer, je vais ailleurs, s'il m'est possible. Vous ne consentez donc pas à m'aider? Je vous l'ai pourtant demandé sans fierté, dites?... Avouez-le maintenant, donc, je vous prie...» Déjà, elle chantait de nouveau. Son parfum noyait la pièce. C'était la fin d'une ardente après-midi: l'on voyait par la fenêtre un cyprès plein d'oiseaux se dresser dans l'air du soir, comme une torche éteinte, mais encore palpitante et grésillante, ayant brûlé tout le jour. Marie-Dorothée me fixait de ses yeux d'aigue-marine, et ses gestes avaient repris leur ballet lent et fascinant... O paix délicieuse des palais romains, si vastes, au seuil desquels tous les bruits s'évanouissent! --«J'ai souhaité, poursuivait-elle, je souhaite votre amitié. Mais c'est par égoïsme, oui, je vous le dis, c'est par pur égoïsme. Vous m'êtes très utile: vous... comment dire?... vous prenez le plus droit chemin pour aller d'une pensée à l'autre: j'aime cela. Quand le maréchal Rimbourg donnait des ordres, il devait les formuler et les expliquer ainsi. C'est pourquoi il a conquis le monde, derrière l'Empereur. Mais ma mère vénérable... ah! si vous la voyiez jamais: c'est elle qui suit des allées en huit et en zigzags pour changer d'idées! J'ai passé mon enfance dans un vrai labyrinthe, à côté d'elle: un labyrinthe somptueux, du reste, et plein de fleurs, plein de rêves. Vous savez, les rêves, la confusion, le trouble, les brumes et la tempête, nous appelons cela le _soumbour_, en russe... Or, vous me tirez du _soumbour_, quand je regarde vos yeux qui se méfient, si j'écoute votre parole bien articulée, sans hésitation ni coquetteries. Qu'on ait l'air de connaître très exactement ce qu'on veut et ce qu'on fera, j'aime... Vous semblez bien portant, svelte et robuste, un bon athlète, ça aussi, François, j'aime... Moi, malgré le _soumbour_, je définis très bien ce qui me plaît: mais ce n'est pas toujours la même chose... Vous êtes un homme.» Je fronçais les sourcils, je contrefaisais celui que l'on n'aura pas avec des louanges aussi élémentaires--voire avec des mensonges si effrontés. Mais tout bas je songeais: «Elle dit ce qu'elle pense, avec une impudeur d'Amazone!... C'est très hardi: c'est bien d'elle...» Et je souriais du fond des yeux, sous mon front sévère. Marie-Dorothée s'en apercevait à merveille. --«Alors, François, vous goûterez avec moi, demain, à la villa d'Este?» Sans répondre absolument, je lui demandai: --«Comment vous nomment donc ceux qui sont très... sans façon avec vous? Marie-Dorothée? Non: cérémonieux et trop long...» Amusée, elle m'a dit: --«Mais, donc, le maître vous hante, cher?... Allons, sachez qu'il m'a donné tour à tour les noms de ses héroïnes. Je fus Florise et Dorimène, Peau d'Ane et Iœssa la Sirène, Olga, Martine, Isabelle, et même Bérénice... Dorothée, c'est un peu slave, un peu _soumbour_, n'est-ce pas? Marie, voilà mon nom français. Demain, vous aurez le droit de m'appeler Marie, à la villa, Marie d'Este... --Marie tout court. --Si vous voulez.» Je ne promis point de venir, quand je la quittai, sur ces derniers mots. Cependant, j'avais cédé, je restais encore. Allais-je lui obéir sans trêve, et passer à Rome toute ma vie? Je songeais aux exilés, j'évoquai le mélancolique M. de Galandot, le triste Du Bellay: Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine... Hélas! «l'ardoise fine» et «le clos de ma pauvre maison» me furent cruellement rappelés, quand je rentrai à mon hôtel. Une lettre d'Yvonne, ma femme, m'y attendait: notre petite Hélène toussait, elle était assez souffrante, Yvonne s'inquiétait, et me mandait à Chantilly. Une courte lettre d'excuse à la marquise Gianelli, et le lendemain matin, j'étais parti. Car je suis marié en effet. Pourquoi ne l'ai-je pas dit encore? Quiconque lira ces pages me fera bien l'honneur de croire que je n'ai pas eu dessein de préparer ainsi quelque facile coup de théâtre. Pense-t-on que je vais mettre en scène l'histoire de ma vie, ainsi qu'une grosse comédie? Toutefois l'espèce d'enchantement où m'avait endormi Marie-Dorothée, depuis plus de trois semaines, était tel que je n'avais pas seulement songé à Yvonne, pas plus, en vérité, que si elle eût été quelque cousine lointaine ou une amie en voyage. Non que je ne l'aimasse beaucoup, et même avec tendresse: mais quoi! ferait-on grand état d'une figurante, vêtue de simple laine, dans le cortège de la reine Cléopâtre? Ainsi m'apparaissait Yvonne. On répondra que la suivante est gracieuse, qu'elle porte bien la guirlande ou l'aiguière, et que sous sa paupière baissée se cache un regard peut-être divin. Ah! certes, j'en conviens: cependant la fille de Ptolémée est là, dans la première barque, et chacun demeure muet d'amour sur la rive, quand elle a passé, sans même entendre les cithares, ni prendre garde aux fleurs tombées des galères et fuyant au fil de l'eau. J'avais oublié Yvonne tout à fait. Il y avait, il est vrai, notre petite Hélène. J'emportais dans mon nécessaire de voyage son portrait, et toute la douceur du monde me semblait groupée comme un bouquet autour de ce visage en miniature qui me regardait gravement, au fond de son cadre de cuir. Hélène était un bébé sage et pensif, qui riait déjà délicatement, comme sa mère. Rien qu'à évoquer cette minuscule figure aux yeux surpris, ce bout d'être si fragile et si confiant, je m'épanouissais d'aise. Mes mains déjà, d'instinct, se faisaient plus prudentes, et mes bras s'arrondissaient pieusement: je berçais ma fille en souvenir, je la portais. Je l'adorais. Néanmoins, voilà, c'était un bébé, une toute petite chose qui ne parlait pas encore. Hélène avait seize mois. Il n'y a guère de degrés, mais il y a des époques dans l'affection d'un père, et si mon cœur battait à l'unisson quand je sentais vivre contre ma poitrine mon enfant merveilleuse, mon esprit par contre attendait, paisible. Je n'éprouvais aucun doute, parbleu! Hélène comprenait et sentait déjà tant de nuances!... Cependant je savais bien que le miracle commençait à peine. Plus tard, elle serait une fillette attentive, elle questionnerait sans cesse; puis une jeune demoiselle secrète et avisée, clairvoyante, redoutable; enfin une femme ironique et généreuse tout à la fois. Seulement le moment n'était pas encore venu: patience. Sa mère lui suffisait bien, pour l'instant, à cette petite. Je l'aimais fortement, profondément, mais sans me presser, tout homme entendra cette distinction-là. Si Hélène eût été un garçon, peut-être me fussé-je montré plus impatient... Peut-être. Aussi bien la lettre d'Yvonne ne me causait-elle aucun souci réel. La petite toussait, avait éprouvé quelque malaise, mais voilà tout. Le médecin ne prévoyait rien d'alarmant, loin de là: et je suivais mes rêves sans trop d'inquiétude, alors que les Apennins rouges et décharnés, et vers le soir des plaines charmantes s'enchâssaient tour à tour dans la fenêtre du wagon. Si pourtant le hasard m'eût donné plutôt un fils! Quel chef-d'œuvre j'eusse fait de cet enfant! Une fille échappe beaucoup à son père. Un jour elle pourra lui dire: «Tu ne sais pas, tu ne nous connais pas, tu n'es pas une femme...» A mon garçon, au contraire, j'eusse déclaré sans crainte: «Écoute, mon petit, j'ai passé par ce chagrin, j'ai affronté tel péril. moi, tout comme toi. Tu suis mes étapes, car j'ai voyagé longuement dans la vie: j'ai vu, j'étais là, telle chose m'advint.» J'aurais mené mon fils en Italie, chaque année. Il fût venu s'émouvoir à Venise d'abord et sur les lacs, jeune Fortunio non hors de pages encore, et tout écumant de romantisme. Puis, mon bachelier eût pris ensuite le chemin de Florence et de Rome; il eût disserté avec un pédantisme délicieux sur l'histoire de l'art, en découvrant Taine et Bourget, et _le Lys rouge_, et d'Annunzio: autant de Jules Verne pour les raffinés de dix-sept ans. Avec quel plaisir j'eusse entendu le petit me déclarer un beau matin, non sans une assurance à mériter des calottes: «Ce qui me fatigue chez Renan, mon cher papa... En quoi je trouve Barrès naïf, c'est...» Fraîcheur exquise de l'impertinence!... Enfin, mon béjaune fût retourné, certain automne, en quelque petite ville autour de Naples ou en Sicile, mais sans moi, cette fois. Après quoi il m'eût parlé de Stendhal et des femmes avec un air capable: de «notre» Stendhal... Et en même temps, voici que le gamin me faisait des dettes, ayant perdu aux courses son louis de semaine... Car il allait aux courses! Et cela se conçoit, d'ailleurs, montant à cheval comme il montait... Le joli, le hardi cavalier! Quel cœur, quelle ardeur devant les rivières et les haies!... Excellent en plus d'un sport d'ailleurs, lisant son Horace à livre ouvert avec cela, et prompt à froncer le sourcil, gai, solide, jeune enfin, glorieusement jeune!... Parbleu! il était bien certain qu'à la boxe ou au football près, ma petite Hélène pouvait atteindre à ces mêmes vertus. Cependant, une femme... plus tard... sait-on bien ce qui se passe en ces têtes étranges?... Marie-Dorothée, par exemple. Le train roulait, roulait toujours. La nuit tombait quand il entra en Lombardie... Si la guerre avait été déclarée, si l'on eût mobilisé, et que je fusse ainsi parti soudain pour l'aventure prévue, mais vague et terrible du combat, j'eusse éprouvé ces mêmes sentiments qui m'étreignaient le cœur durant tout ce voyage: qu'allais-je trouver là-bas? En revanche, que laissais-je derrière moi, sinon l'émotion, le bonheur, un pays plein de grâce, l'amour, Marie-Dorothée: ma chère Marie... Rien ne m'assurait que je dusse jamais la revoir. Je songeais: «Qu'y puis-je?...» et des larmes cuisantes me montaient aux yeux. Le train m'emportait cependant. J'étais mobilisé. Je me suis conduit en bon soldat. Dès mon arrivée à Chantilly, j'eus l'impression qu'il se passait quelque chose de mauvais. Yvonne ne m'attendait pas à la gare. A la porte de la cour, mes deux chiens Marsyas et Marion m'accueillirent avec une cordialité sauvage, mais personne non plus n'était là, sinon Victor, mon domestique. Il souriait largement. --«Tout va bien, Victor? --Eh! oui, monsieur. Tout ne va pas plus mal.» Ne pas aller plus mal, telle était la plus rassurante des phrases pour le pessimiste Victor. Néanmoins il était singulier que nul ne mît seulement le nez à la fenêtre. Très troublé, je montai d'un trait à la chambre d'Hélène. Sur le palier, la nourrice me pria de me taire: l'enfant dormait. Or elle était étrange, ma petite fille, couchée sur le dos, rouge, fiévreuse, respirant rapidement et avec peine, les ailes du nez battantes... A cet instant, Yvonne entra à son tour, un doigt sur sa bouche: elle me fit signe de la suivre sans bruit. --«Eh bien, Yvonne, qu'est-ce qu'il y a?... Comment va-t-elle?» Ma femme posa sur moi un instant, un court instant, ses yeux mordorés, perspicaces et comme découragés de tout, à force d'examiner tout; elle me considéra jusqu'au cœur, me parut-il, durant un dixième de seconde, et dit d'une voix froide, oui, positivement froide: --«Pneumonie. --Hein?... Mon Dieu!... En est-on sûr?» C'était comme si l'on m'eût dit: «Guillotine... Condamnée.» La chambre avait vacillé à ma vue: et davantage encore à cause de ce ton précis et calme... Terrible nature d'Yvonne! Elle se montrait le plus souvent, de la sorte, glaciale à vous tuer: puis, soudain, on ne savait quoi passait en elle, montant du cœur, la brisait net, et la forçait, ainsi qu'en ce moment même, à éclater en sanglots!... Voici que la pauvre pleurait maintenant, pleurait sans fin contre mon épaule, exhalant enfin son atroce angoisse, contenue depuis la veille. Et je l'écoutais, fou de chagrin, non moins que de terreur!... Pneumonie! Ce mot est effrayant: et appliqué à un bébé si tendre, qu'un rien fane et plie!... Le médecin avait prononcé ce redoutable diagnostic la veille, après qu'Hélène s'était montrée frissonnante et claquant des dents, prise d'un point de côté, et son délicat visage empourpré à chaque instant par une toux pénible. --«D'ailleurs le docteur va venir, fit Yvonne... Tu lui parleras.» Sur quoi elle ajouta: --«Je vais voir si elle s'éveille. --Yvonne... mon pauvre petit... écoute... nous avons du chagrin... Tu pleures: moi aussi, tu vois. N'oublie pas que je suis là. Quand tu souffres, viens me le dire: je voudrais tant être ton grand et seul ami... Je ferai du moins ce que je pourrai... Peut-on entrer, maintenant, près d'Hélène?» J'étais si haletant, si douloureusement et profondément ému, qu'Yvonne se sentit touchée peut-être au tréfonds de l'âme. Elle me donna en cette minute tout son cœur martyrisé, je le crois, elle me prit et m'étreignit la main. Cependant, comme j'allais serrer contre moi ce pauvre être déchiré, je m'aperçus que ses lèvres bougeaient: selon sa coutume, elle récitait tout bas une ardente prière... Hélas! nous n'étions déjà plus ensemble. Quand le médecin revint, je l'interrogeai seul, d'homme à homme. --«C'est grave, docteur? --Je souhaite que non. La pneumonie apparaît assez violente et bien caractérisée. Cependant, ne vous tourmentez pas trop: chez un enfant, ce n'est là qu'une crise qui, presque toujours, se termine brusquement, comme elle est venue. Il est probable que d'ici sept ou huit jours, la fièvre tombera tout à coup, et la convalescence commencera. Vous n'avez d'ici là qu'à continuer les bains, la potion pour le cœur... --Mais enfin comment cette abominable maladie a-t-elle pu naître aussi vite? Est-ce que la petite était souffrante depuis quelque temps déjà? On ne m'a rien dit: je serais arrivé immédiatement. On n'a pas bien agi, docteur: me laisser tout ignorer, à moi qui voyageais, confiant, tranquille!... N'y a-t-il eu du moins nulle imprudence commise? Avouez-le-moi sans réserve. --Pas la moindre imprudence, je vous l'affirme. Voyez-vous, je comprends trop votre chagrin, toutefois il ne faut accuser personne. L'enfant a eu un rhume, un simple rhume, elle a toussé. --Ça, je l'ai su. --Eh bien, c'est tout. La pneumonie s'est déclarée soudain hier, point de côté, grosse fièvre, cela se passe toujours ainsi. Il n'y a pas lieu de s'affoler, je pense. La maladie suit son cours normal.» Quelques phrases encore, et le médecin se retira. ... Et le médecin se retira. J'entendrai toujours son automobile démarrer dans la rue... «La maladie, avait-il déclaré, suit son cours normal...» Impitoyables formules des médecins! Quoi! Qu'est-ce que signifient ces mots-là, pour un père qui tremble: «Son cours normal...»? Cela veut dire aussi bien que la crise mènera normalement et sans ombre d'accident le malade à la mort. Pourquoi non? N'avais-je pas entendu, voilà exactement sept mois, retentir ces mêmes paroles à mon oreille alors qu'on opéra Yvonne? Vivrais-je mille ans, que je me rappellerais cette horrible scène. Depuis que notre petite avait vu le jour, Yvonne s'était sentie souffrante: elle ne pouvait rester longtemps debout, éprouvait des douleurs, marchait avec peine, redoutait les secousses des voitures. Des troubles extrêmement pénibles la tourmentaient, des névralgies affreuses, et surtout une irritabilité incroyable, une tristesse inouïe, des sautes d'humeur bien étranges chez une femme aussi secrète et impassible, en apparence du moins. Un jour--nous étions alors à Lyons-la-Forêt--Victor arriva, un peu solennel, à la mairie, où je me trouvais pour quelque affaire: --«Pardon... Mais que Monsieur revienne tout de suite à la maison. --Qu'est-ce qu'il y a, Victor? --Madame est malade. --Hein?... Quoi, voyons, expliquez-vous: un accident? Mon Dieu!... --Non, non, que Monsieur se dépêche.» J'accourus, bouleversé... Yvonne gisait sur son lit, blanche comme les draps. Si elle n'eût parlé presque aussitôt, je l'eusse crue morte. Sa voix, sa chère voix, d'où venait-elle? Ce n'était plus qu'un gémissement, atroce à entendre, un souffle: --«Tu vois, fit-elle, tu vois comme je suis.» Grâce au plus grand effort peut-être de toute ma vie, je me suis contraint à sourire, coûte que coûte, et m'approchai en tâchant de plaisanter. Je l'ai embrassée, j'ai dit: --«Eh bien, ma petite Yvon, eh bien... mais c'est un malaise, il passera... Le médecin va calmer ça, allons!... Demain, ou après-demain, il n'y paraîtra plus.» Or le médecin s'est présenté dans l'instant même. Moins d'une heure après, il me prenait à part: --«Monsieur, nous nous trouvons devant une menace pressante de péritonite. Le péril n'est sans doute pas immédiat, mais en tout cas il est latent, et peut-être prochain. D'abord de la métrite infectieuse puerpérale, devenue chronique, et pour laquelle je me suis inquiété déjà souvent. Puis la maladie, comme je le prévoyais, a suivi son cours normal, et nous avons rencontré cette double salpingo-ovarite, également chronique: en voici une poussée particulièrement aiguë, et non sans quelque danger très sérieux, à moins que nous ne nous résolvions à une intervention chirurgicale, qui me paraît indispensable. Je vous demanderai une consultation...» Tel fut, dans les mêmes termes, l'avis des savants consultés, le lendemain, tandis qu'Yvonne reposait, un peu plus calme déjà. --«Et à la suite de l'intervention? demandai-je aux docteurs. --Ensuite?... Eh! parbleu, convalescence, puis guérison.» Cependant, le plus considérable et, si l'on peut dire, le plus «gradé» des médecins devait me prévenir: --«Votre bébé se trouve heureusement en un parfait état de santé. C'est un grand bonheur pour vous d'avoir vu naître cette charmante et vigoureuse fillette... bonheur qui, hélas! ne saurait se reproduire après l'opération inévitable, dont nous devons décider au plus vite, je vous le répète avec l'assentiment de ces messieurs... l'opération inévitable. --Ah! docteur... ma pauvre femme... si je vous comprends bien... ne pourra donc plus être mère ensuite?... C'est cela, c'est bien cela que vous me dites? --Oui, malheureusement, monsieur.» Ces paroles m'avaient atterré. Une grande part de l'avenir s'écroulait là, d'un coup, comme un palais splendide qui, brusquement, se fût à demi effondré sous mes yeux! Sans doute, un instant après je ne songeai plus qu'à Yvonne en perdition si le chirurgien tardait seulement. Et sans doute aussi l'opération réussit à merveille, et moins de cinq semaines après, ma femme souriante s'asseyait devant sa fenêtre ouverte au bon soleil: si bien que je ne tardai pas à l'emmener, à l'installer à Chantilly, où m'appelait mon nouveau poste... Mais pouvais-je tout bas m'empêcher de penser que jamais, jamais plus nous ne reverrions à la maison un second être fragile aux yeux étonnés, pareils à ceux de notre petite Hélène, et qu'Yvonne était en somme estropiée, oui, estropiée... Elle ne l'ignorait pas davantage, la malheureuse, la douloureuse et silencieuse mère. Mais il n'en paraissait rien, ou guère. Elle se contentait de reporter sur sa fille--sa fille unique--une tendresse plus passionnée encore, plus dévouée, plus attentive, plus frémissante! Et maintenant... Hélas! et maintenant!... «Pneumonie... La maladie suivait son cours normal... Dans sept ou huit jours...» Après la mort affreuse de notre pauvre petite Hélène, Yvonne fut très malade durant deux ou trois semaines. Elle avait failli se briser de douleur, et moi-même, anéanti par le chagrin, vieilli, découragé de tout, je dus la conduire en Bretagne, auprès de son père, pour sa convalescence--si l'on peut ainsi nommer l'espèce de prostration où vécut Yvonne pendant quelque temps. Elle mangeait, respirait, répondait si on lui parlait: mais elle ne paraissait pas accomplir en réalité ces actions. Elle avait l'air de se trouver à peine dans le lieu où elle était cependant: il semblait qu'on l'aperçût à travers un voile. La catastrophe atroce avait éteint chez Yvonne le petit feu caché, l'étincelle qui fait la vie. Je souffrais cruellement de la voir ainsi, et cette anxiété venait se joindre à mon horrible peine. Certains n'ont pas craint d'écrire qu'à deux l'on supporte mieux le désespoir, et qu'il s'atténue. Oui, si l'on osait s'en parler mutuellement, si l'on en traitait ensemble, ainsi qu'on fait du désespoir des autres, sujet de commisération et de conversation. Mais loin d'agir ainsi, l'on craint la moindre dissonance, et jusqu'au plus léger défaut de douceur: si bien que l'on se tait en se regardant souffrir. L'on se murmure quelquefois: «Pauvre petite... Mon ami...» Des mots trop courts, trop pauvres, qui ne disent presque rien, et qui font éclater en larmes... pas assez fort. Avec Yvonne, il ne m'était déjà guère facile de partager une joie, tant je sentais de réflexions, de commentaires, d'arrière-pensées peut-être étranges, à coup sûr inconnues, qui s'empressaient sous son front, comme les abeilles dans la ruche. Mais qu'était-ce, de vouloir s'approcher seulement de sa tristesse! Elle me faisait peur, en vérité, elle m'imposait, cette femme douloureuse et muette. Je la voyais déchirée, et je l'embrassais alors pieusement, de toute mon âme. Mais je ne lui eusse pas demandé: «Qu'est-ce qui te fait le plus de peine?...» Elle m'eût regardé de ses yeux châtains, sans répondre. Et surtout, Yvonne ne m'eût jamais posé aucune question pareille, elle! A vouloir violer ce cœur si délicat, on eût fini par avoir l'air d'un rustre. Moitié gêne, moitié crainte, je me réservais. Mais il m'en coûtait! Quand Yvonne avait commencé à manger un peu, à pouvoir supporter la vue du jour, un bruit dans la rue, ma présence même--Dieu! je conserverai toute ma vie l'impression de sa chère main brûlante, à mon retour du cimetière, tandis que son visage en pleurs se détournait sur l'oreiller, pour ne plus me voir, pour ne plus voir personne, ni rien--quand il avait été possible enfin qu'on la descendît au jardin, sa cousine Thérèse Gervonier m'avait dit: --«Il faudrait l'envoyer auprès de son père, en Bretagne. L'air de la mer lui ferait du bien. Et puis elle le souhaite. --Elle veut aller chez M. Leguel? --Oui... autant que la pauvre peut avoir envie de quelque chose... Je crois qu'elle aimerait se rendre à Quiberon. --Elle vous l'a dit? --Mon Dieu, à peu près... Interrogez-la. --Oh! non... Non. Je m'y prendrai mieux: je lui proposerai moi-même de partir, de faire un séjour là-bas. De cette manière, il lui paraîtra que je la pousse à s'accorder ce qu'elle désire... Pourtant, c'est bizarre, vous savez, Thérèse. --Quoi donc?» Je plaignais de tout mon cœur Thérèse Gervonier à cause de sa laideur. C'était une cousine éloignée d'Yvonne, une modeste et sainte femme, d'ailleurs, qui depuis vingt-cinq ans formait l'ardent dessein d'entrer au couvent, mais n'avait encore pu en trouver le temps, parce qu'elle soignait les malades. Elle avait le goût, la vocation de soigner: si bien qu'étant pauvre, elle s'était décidée à devenir effectivement garde-malade professionnelle. Nul doute qu'elle n'y gagnât sa vie, car son expérience était longue et sa patience infinie. Yvonne l'admirait, la vénérait presque. Je lui gardais, quant à moi, toute gratitude pour les précautions admirables dont elle avait entouré ma femme opérée, puis ma petite fille, et puis Yvonne encore, hélas! Cependant il y avait en elle je ne sais quoi... Bah! ma contrainte légère en face de Thérèse Gervonier provenait plutôt de ce que je m'habituais mal à la traiter tantôt comme la garde, tantôt ainsi que la cousine d'Yvonne. Et aussi bien m'attristait-elle par sa disgrâce physique, cette grosse fille, dont je ne saurais aujourd'hui encore dire si elle a trente-cinq ou cinquante-cinq ans. Bien que doux et favorable, son rire la défigurait. Or ce qu'elle m'apprenait là me surprenait assez. Yvonne à Quiberon, chez M. Leguel? Mais mon beau-père n'était certainement pas capable d'endormir la douleur de sa fille. Il ne pouvait toucher à une plaie avec ses gros doigts... J'essayai de l'indiquer à Thérèse, en termes convenables. --«Nous sommes au milieu d'août, me répondit-elle. Le climat de l'océan vaudra mieux pour une convalescence. A Chantilly, ce n'est pas si tonique... Et puis Yvonne aime beaucoup son père. --Bon, parfait... Moi, n'est-ce pas, Thérèse, je veux ce qu'Yvonne veut, naturellement. Cependant M. Leguel ne cesse de courir entre Saint-Nazaire et Nantes, entre le Croisic et Belle-Ile. Il ne parle qu'hôtels, villas, exploitations de plages, casinos et lignes de bateaux. Ou bien alors il fait de grosses plaisanteries. Est-ce un réconfort pour une femme qui souffre?... D'autre part, il ne m'est plus possible de quitter Chantilly, sinon pour quelques jours à peine. Je ne me suis déjà que trop absenté cette année. --J'irai là-bas, je crois qu'Yvonne a l'intention que j'y aille... si vous voulez. --Eh!... vous n'en doutez pas, ma bonne Thérèse. --Nous jouerons aux cartes. Je la promènerai. Je lui occuperai son temps, un petit mois. --Sans doute... Toutefois mon beau-père est bien agité, et non moins bavard, hein? Enfin, si elle a besoin de tapage... --Le bruit distrait. --C'est vrai, après tout. --D'ailleurs, notre pauvre chère petite trouve heureusement quelques consolations dans sa grande piété. --Oui. --Le ciel n'abandonne jamais entièrement ceux qui se remettent à lui. Yvonne est de ceux-là. Ayons confiance. --Certes.» Je vis Yvonne après cet entretien: --«Il est pénible d'être un bureaucrate, lui dis-je. Me voilà prisonnier. Je ne puis aller où je veux.» Ses lèvres sinueuses et tristes se sont décloses: --«Qui te retient? --Mais toi, Yvonne. Mon regret n'est que de ne pas voyager avec toi. J'aimerais te conduire à la mer, tiens, en Bretagne... Une idée! Je te mène chez ton père, à Quiberon, et j'irai t'y reprendre dans un mois. Thérèse t'accompagnerait probablement bien volontiers: demandons-le-lui. Cela va?» Que deviendrait-elle, en Bretagne, dans la villa de son terrible père, qui était l'un de ces fâcheux à rude franchise, toujours étonnés de leur propre vertu. L'on ne rencontre que trop de ces gaillards. Ils prétendent avoir «le cœur sur la main», mais vous assomment avec cette main fermée comme un poing. Des sots. Le bel exploit que de se dire un incorruptible, quand un rien de bonté vaudrait tellement mieux! Puis M. Leguel n'aimait pas à risquer son argent. Néanmoins il s'intéressait à de petites affaires, ayant placé quelques sous dans les hôtels de la côte, ayant commandité pour sa mince part les bateaux de Belle-Ile à Quiberon. Ces humbles affaires lui emplissaient le cerveau de projets et de fumées... Toute l'année, il habitait Saint-Nazaire. Mais Quiberon, où il possédait une villa, retentissait l'été du vacarme que causaient sa voix, ses opinions, ses combinaisons financières, sa cordialité importune. Il allait s'écrier, en apercevant Yvonne: --«Comme tu as mauvaise mine, ma petite! Nous te ferons passer ça, ici.» Et allez donc!... Toutefois, Yvonne l'aimait, c'était son père, et je n'avais qu'à me tenir coi, comme à sembler l'aimer aussi. Yvonne partit donc le 16 août, en compagnie de Thérèse Gervonier et de moi. Je les installai toutes deux à Quiberon, chez M. Leguel. Vers la mi-septembre, je retournai les chercher. --«La chère petite fait un tour le long de la grève... Comme elle sera contente!» s'écria Thérèse Gervonier, qui battait des cartes devant la fenêtre ouverte. Sur quoi, elle m'apprit que M. Leguel se trouvait absent depuis deux jours: il était tellement dommage que je fusse ainsi arrivé à l'improviste! L'automne venait de naître tout doucement: la mer se plaignait à mi-voix, attristée par la chute du jour et la pluie prochaine. J'aperçus bientôt Yvonne qui cheminait à pas lents, emmitouflée dans son voile noir. --«Ah! fit-elle... François!» Et elle tomba dans mes bras. Un instant après elle remuait les lèvres: sa prière... Cette âme charmante remerciait Dieu de toute chère émotion, sans lui reprocher jamais les pires. Nous tenant par le bras, nous allâmes nous promener assez loin. Au delà des villas, à Quiberon, il est une petite plage entièrement déserte. L'on s'y croirait au commencement du monde: rien que les dunes, les roches, le sable vierge, des coquilles légères, la mer qui se roule en liberté, le vent qui souffle. Parfois une hirondelle solitaire y arrive du fond du ciel, vole en silence, va, vient, vire, s'ébat: elle est chez elle. Nous nous sommes assis longtemps sur cette grève où montait la nuit. Les galères d'Ulysse n'allaient-elles point doubler le cap, et jeter l'ancre?... Je tenais Yvonne par le bras, tendrement, délicieusement. Je lui dis que Chantilly me semblait bien vide, que peut-être maintenant fallait-il rentrer, que le feuillage se rouillait, que c'était déjà la saison des feux de fagots dans la cheminée, des brumes en forêt... --«Nous partirons demain, si tu veux» murmura Yvonne. Et je frissonnais de pitié, car j'évoquais devant mes yeux, ainsi qu'elle-même à coup sûr le faisait en cette minute, la chambre close, la chambre muette où notre petite Hélène n'était plus. --«Nous partirons...» reprit Yvonne, sans lever la tête. A ce moment, l'angélus tinta, je ne sais où: le son lointain s'émietta sur la plage comme du cristal fragile et fin. Yvonne se leva soudain: --«Revenons, fit-elle. Je voudrais entrer un instant à l'église.» Ce fut encore ce mot qu'elle me dit, la pauvre blessée, quand nous approchâmes du seuil où l'attendait l'affreux souvenir, à Chantilly. Elle me serra les doigts dans sa main tremblante: --«Attends, supplia-t-elle tout bas, attends un peu! Je ne peux pas... Il faut qu'avant j'aille prier... Mon Dieu, quelle tristesse! Attends encore, François...» La voiture passa notre porte, et je la regardai, fou d'émotion, qui pénétrait courbée dans l'église, suivie par Thérèse Gervonier. Eh bien, oui, suivie par Thérèse Gervonier, quoi de plus naturel? Yvonne entrait à l'église. Sa cousine, sa garde, dont la dévotion était sincère et même touchante, y pénétrait derrière elle, il n'y avait rien de si simple. Bien entendu. Et d'ailleurs, n'étais-je pas accoutumé à voir Yvonne suivie sans cesse par une cousine, une tante, une marraine, une parente amie? Suivie ou précédée, aussi bien, entourée enfin, encadrée, environnée. Il n'était pas de tribu patriarcale plus unie que la famille Leguel-Quériou. Souvent on rencontre, sur les chemins menant aux villages, des jeunes filles qui vont par groupes: elles se donnent parfois le bras, et si la soirée est belle, il arrive qu'elles chantent. Joignez à cela quelque joli tournant de route, un parfum qui passe. J'avais aperçu de la sorte Yvonne pour la première fois au bord de la forêt de Lyons, par un tendre jour d'été: quatre cousines riaient autour d'elle, et toutes les cinq chantaient sous la feuillée. A vrai dire, c'était _la Valse bleue_ que ces demoiselles fredonnaient. Et puis, elles étaient bel et bien en contravention, vu qu'ayant entrepris de boire du thé, elles venaient de couper effrontément un fagot de bois, et s'apprêtaient à y mettre l'allumette, afin de faire bouillir leur eau. --«Mais, mesdemoiselles, vous allez brûler la forêt!» Silence, stupeur, gêne. La plus jolie, avec ses paupières baissées, était celle qui se nommait Yvonne, je l'ai su depuis. Bientôt les parents survenaient, ainsi que l'institutrice, portant la boîte de thé, les tasses, les gâteaux: tout un _camping_. Je me nommai, l'on s'expliqua, bref tout fut arrangé, et l'on me corrompit pour un verre de porto. Verre deux fois savoureux, qui me permit une visite de remerciement au logis des cousines, près de Gournay. Yvonne Leguel se trouvait là, délicate, frêle, et déjà silencieuse. J'appris bientôt qu'elle avait eu le chagrin de perdre sa mère, deux ans auparavant: et depuis, elle vivait chez les Quériou innombrables, ses parents maternels, ou confiée aux bons soins d'une extraordinaire quantité de Leguel, car son père voyageait sans cesse, pour ses affaires... De quel ton effrayant M. Leguel ne prononçait-il pas ces deux mots émouvants: «Mes affaires»! D'autres se fussent découragés, peut-être, à voir celle qu'ils aimaient toujours défendue par une file d'amies intimes ou quelque ligne serrée de parentes à la mode de Bretagne. Cependant j'y trouvai du charme, au contraire: aucune coquetterie, ici, je ne fais pas figure de Valmont, mais il est dans la nature des hommes qu'ils se piquent devant la difficulté. Un simple veneur, au bois, aime à séparer d'une troupe d'animaux--il dit «d'une harde»--le gibier qu'il chasse: je me plus instinctivement, et comme un innocent hobereau bien plutôt qu'à la manière de Lauzun, à «déharder» Yvonne. Puis, qui ne se rappellerait malgré soi ces chromos charmants, où l'on voit des fillettes de Hollande faire la chaîne au pied d'un moulin? Il y eut peut-être aussi la complicité d'un imagier plein de grâce, Maurice Boutet de Monvel, qui avait charmé ma prime jeunesse avec ses petites personnes rangées en flûte de Pan sur les pages d'album... Et qui sait, si ce ne fut même à cause des _girls_, mais oui, des simples _girls_ de music-hall? Je me trouvais au collège quand j'aperçus les premières: c'était alors une grande nouveauté. Il me sembla que les Grâces elles-mêmes m'apparaissaient, les Six Grâces, les Douze Grâces, les Grâces sans nombre!... Il n'est encore qu'un souvenir d'enfance, si modeste qu'il semble, pour parfumer vraiment toute la vie. Je ne pouvais presque jamais parler à Yvonne: mais je la voyais en rêve tourbillonner dans une ronde sans fin, exquise qu'elle était parmi ses compagnes inévitables, et la ronde finie, j'éprouvais le désir d'embrasser la plus belle, comme dans la chanson. Je me résolus à demander sa main. --«J'ai horreur, lui dis-je un beau soir, bien sincèrement horreur de l'Opéra-Comique, et plus encore de l'Opéra. Je n'aime pas davantage les concerts, où l'on entend une musique très difficile à écouter pour un simple forestier comme moi. Le Théâtre-Français m'ennuie tout autant, avec ses comédiens considérables. --Mais, monsieur Simonin, vous ne quittez pas ces concerts, cet Opéra-Comique, et ce Théâtre-Français. --Dites que vous m'y rencontrez toujours, mademoiselle. --En effet. --Si vous m'y rencontrez, c'est que j'ai soin de vous demander chaque dimanche où vous comptez aller, avec vos tantes ou vos cousines, au cours de la semaine. Et ces jours-là, je roule sur la ligne de l'Ouest, dans le train qui mène de Lyons à Paris, puis y ramène, hélas!... Oui, hélas! parce que je suis très malheureux, quand je quitte le lieu où vous êtes, parce que je vous aime, et parce que... si vous voulez...» Elle voulut bien, et je priai mon parrain, Auguste Simonin, de venir à Paris afin de voir M. Leguel, entre deux trains, puisque cet homme affairé se trouvait toujours en route. Ma seule surprise fut que le soir où j'appris à Yvonne que je l'aimais, ainsi que cet autre soir où, nous trouvant seuls par hasard, je lui donnai le premier baiser, elle détourna les yeux. --«Vous ne m'aimerez jamais, Yvonne?» Elle se tut un instant, puis me répondit en souriant: --«Mais depuis le jour du thé, en forêt de Lyons, je pense à vous. Je vous attendais.» Plus tard, je murmurai: --«Toute ma vie, Yvonne, toute ma vie...» Elle devint glaciale encore, durant un moment... Ah! pauvre petite, c'est qu'elle adressait une action de grâces, je l'ai compris par la suite: et j'aurais peut-être dû, ingrat que j'étais, me jeter à ses pieds... Mais une femme qui prie tout bas inspire d'abord du respect. Laissons là mes entrevues avec M. Leguel. Je n'étais pas bien riche, Yvonne non plus: nos dots unies firent néanmoins une petite somme qui nous permettait la vie paisible. Cependant mon titre officiel surtout enchantait mon futur beau-père: je l'eusse très vivement contrarié en paraissant à l'église, le jour du mariage, sans être revêtu de mon uniforme vert. --«Ce serait grand dommage, mon cher François, faisait-il, vous qui avez une taille d'officier de cavalerie!» Il eût proféré sur le même ton: «Vous, mon enfant, qui sautez si bien à la corde!» Sur quoi, il m'emmenait à la brasserie pour souper «en garçons», ainsi qu'il disait à Yvonne en clignant de l'œil. Il discourait: «Dans la vie, mon cher... Le bonheur d'Yvonne... Mes occupations...» Je m'aperçus tout de suite que ses propos n'étaient jamais utiles: et je pris dès lors l'habitude de lui répondre machinalement, ainsi qu'on fait «Dieu vous bénisse!» lorsqu'un voisin vient d'éternuer. Nous sommes bien d'accord, mon beau-père et moi. Cependant, si les grappes de cousines et le bataillon des parentes, tant jeunes que vieilles, m'avaient au début diverti, je m'en trouvai bientôt las, une fois marié. A tout instant, Yvonne quittait pour la journée Lyons-la-Forêt, où nous habitions: --«Tu rentreras pour dîner? --Mais oui. --Cela ne te donne pas beaucoup de temps pour rester à Paris. --Oh! je vais seulement passer une heure chez les Quériou d'Auteuil, une heure chez ma marraine Stéphanie.» Elle ne pouvait se priver de ses deux familles. Tout l'été, Yvonne coulait des journées entières à cartonner chez ses cousines de Gournay: durant ce temps, moi qui haïssais les cartes, je courais la forêt à cheval, à bicyclette, à pied, pour mon plaisir autant que pour mon service. Yvonne ne montait point à cheval, et ne tint pas à s'y habituer. La bicyclette l'ennuyait. Elle m'eût à la rigueur suivi dans mes randonnées à pied: mais de quoi causer? Les sujets où la religion jouait un rôle étaient interdits. Quant aux autres, il s'établit vite une certaine gêne entre nous: quoique instruite et d'intelligence extraordinairement nette et fine, ma femme ne comprenait pas tout. Ainsi les mots n'avaient pour elle aucune poésie. Elle qui prêtait tant de prestige aux phrases des prières, n'en attribuait aucun à toutes les autres: on ne lui avait appris, quand elle était petite, qu'à révérer les textes sacrés; un texte profane n'avait point la même importance, à beaucoup près. Yvonne dut penser assez vite que je n'étais pas sérieux. Sur quoi, elle abaissait ses paupières sur ses yeux pensifs: à quoi bon s'expliquer? C'est d'ailleurs impossible... Et elle se remettait à jouer aux cartes. Hélas, il m'eût au contraire fallu la plus vive compagne, et la plus «allante», comme on dit, pour vivre aux champs! Une femme qui eût aimé gaîment, sans prudence, et entrepris chaque chose avec un optimisme de sauvage, une femme aussi qui se fût montrée naïve, confiante, bavarde et fougueuse: et l'on sait bien que tout cela ne veut pas dire une sotte, loin de là, mais un être jeune. Une lecture, un mot, une chevauchée, des caresses, voilà qui fouette également un sang bien rouge et des nerfs tout neufs. Mais Yvonne ne concevait ni la vie, ni l'amour d'une manière si extravagante: son démon ne l'y poussait point. Je ne m'en avisai pas tout de suite. Aux premiers jours, j'ai pensé: «C'est la réserve charmante d'une vierge». Et il était vrai. Ma jeune femme avait voulu, pour sa lune de miel, aller à Belle-Ile: les Quériou étaient de vieille souche bretonne, et pareillement les Leguel. Le seul aspect d'Yvonne elle-même évoquait le poème admirable: «... au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste; mais des fontaines d'eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d'herbes ondulées, se mire le ciel...» Les yeux d'Yvonne n'étaient d'ailleurs ni verts, ni gris, mais châtains: des feuilles d'automne, et non des herbes vives, emplissaient la fontaine. Fine et jolie Bretagne, berceau d'Yvonne, et sa vraie patrie! Chaque année les touristes s'y pressent, et les peintres l'encombrent; il y a même des espèces de chantres qui inventent des complaintes romanesques. Un étourdi sera persuadé que les Bretons craignent de rencontrer les fées sur la lande, qu'ils prendraient «leur fusil, Grégoire...» pour un oui ou un non, qu'ils contemplent l'Océan en pensant à des choses obscures, et que tout à l'heure ils se partageront la soupe d'un air grave, presque tragique... La Bretagne! murmure-t-on, la Bretagne!... et déjà la voix baisse et s'assombrit. La vérité est bien plus simple. Il n'y a pas en France de contrée si douce. Le même vent terrible qui, là-bas, a bondi sur un âpre golfe, s'en vient flatter ensuite, bien loin, l'église accroupie parmi les poules et les herbes, et se meurt au seuil d'une petite maison des champs, devant laquelle se balancent deux roses. Terre délicate! On n'y étouffe guère, et il n'y gèle presque jamais. Les fleurs du Midi poussent autour des clochers. Les paysannes vont par les grèves ou les prés, divinement coiffées. Pas une tristesse dans leurs yeux, mais nulle grosse gaieté non plus. Les hommes ne crient, ni ne s'injurient, et parlent assez bas, d'une voix bien modulée: l'accent breton n'a rien de lourd, il chante... Et des cloches, partout, sans cesse, comme à Florence. Nous passâmes un mois exquis à Belle-Ile. Je l'aimais tant, cette petite! Puis ce mois de juillet était torride et bouleversé: de quoi perdre un peu la tête, fût-on Yvonne. Nous avons vu, par l'ouragan, des bateaux de pêche qui rentraient tout ruisselants, tout rugueux, et comme honteux de rapporter deux sardines et un homard chétif, au lieu du panier qu'emplissaient naguère jusqu'au bord les poissons d'argent ou les crustacés biscornus. Nous avons vu des gaillards ivres, le dimanche soir, ivres avec décence pourtant: ils psalmodiaient modestement des chansons qui n'étaient point laides... J'ai aussi vu Yvonne décoiffée par le vent, à la pointe d'un cap. Je l'ai entendue qui riait comme une folle, un peu prise de cidre, après un déjeuner à l'auberge. Je l'ai même surprise, sur la grève éblouissante et déserte de Port-Donnant, qui pataugeait dans une flaque d'eau: et le soleil dorait ses jambes nues... Ah! toute sa frêle jeunesse sera restée là-bas, dans le silence voluptueux de Port-Donnant. Notre bonheur est enfoui sous ce sable d'or. A son insu, Yvonne eut un grand ennemi: ce fut le souvenir de Luce Baudry. Luce Baudry?... Oh! moins que rien: une fille de Nancy, une cousette qui avait mal tourné. C'était la maîtresse d'un lieutenant de dragons, fort joli garçon qui attendait la guerre d'un jour à l'autre, son paquetage toujours prêt et ses éperons chaussés. Il fumait sa cigarette, et sautait des barres de deux mètres, en souhaitant chaque matin de charger devant son peloton, jusqu'à ce que mort s'ensuivît: un cavalier allègre et charmant. Il me disait sans cesse: --«Luce n'a pas grand'chose pour elle. Mais elle est si tendre!» Jamais, en effet, femme plus patiente, plus affable, ni plus prévenante ne vécut auprès de moi. Elle préférait tout de suite, en souriant, chaque chose que j'aimais. Elle s'écriait en ouvrant un livre: «Comme c'est beau!» parce que le livre m'avait plu, et prétendait dormir au concert, puisque je n'entendais rien à la musique, non plus qu'elle d'ailleurs. Elle épousait mes querelles, soignait mon linge avec un plaisir évident, et se fût peut-être jetée au feu, si seulement j'avais passé devant. Puis, que de caresses! J'en reçus plus encore, il me semble, que je n'en donnai. Douce, mais froide Yvonne, ma chère femme, quelle n'était pas votre discrétion, au contraire! Au moindre nuage qui passait entre nous, je nommais aigrement «pauvreté» cette réserve. Combien j'ai manqué d'indulgence, peut-être! J'avais frappé d'étonnement la pauvre Luce lors d'un rallie, aux environs de Nancy. Un cheval admirable m'ayant été prêté, j'arrivai devant le lieutenant son ami, bien par hasard: et ce fut tout aussitôt que la jeune femme me donna des preuves d'attention. --«Couvrez-vous, s'écria-t-elle avec crainte. Si vous alliez prendre un rhume!» C'était déjà de l'amour: Luce s'inquiétait, me dorlotait sans plus attendre. Yvonne m'eût bien soigné fort malade, mais il m'eût fallu le devenir, et gravement, avant qu'elle n'y songeât. Parbleu! il ne s'agit pas qu'une femme tienne lieu de bonne d'enfant; rien, certes, de moins désirable que le bol et la potion, la bouillotte et le cache-nez qu'une gouvernante, fût-elle éprise, vous apporte. Néanmoins, toute précaution nous touche: et Luce y joignait toujours cent baisers, au lieu qu'Yvonne... Le lieutenant, qui n'y tenait qu'à peine, m'abandonna la petite Luce volontiers. Il ne me souvient pas d'avoir passé quelques mois pendant lesquels la vie m'ait parue si courte. Mon amie nouvelle me choyait, me gâtait, me couvait. A la vérité, nous mangions des pommes de terre avec du pain sec, les jours de congé, car je n'avais que quelques sous dans ma bourse d'étudiant. Mais Luce s'arrangeait de tout. Du vivant de mes parents, quand j'étais un petit bonhomme aux écoutes à mon bout de table, je me rappelle que l'on parla devant moi, pendant tout un dîner, d'une certaine cousine Laure; elle avait, paraît-il, adoré prodigieusement son mari, un vrai monstre pourtant, boiteux et à demi borgne, en outre assez crapuleux; elle l'avait adoré jusqu'à la folie, jusqu'au dévouement sublime, jusqu'à s'être fait tuer sur la même barricade que lui, pendant la Commune. A la fin de la conversation, et en manière de conclusion, mon père, qui était un homme paisible et réfléchi, prononça simplement: «Cette Laure avait un gros tempérament.» Ce sont là formules concises, qu'un enfant n'oublie guère, et qui lui donnent beaucoup à penser. Or il est bien certain que Luce également... Enfin, elle était douée, elle aussi, tout comme la cousine Laure. Yvonne n'avait rien de ces énergumènes. Énergumènes, sans doute: car, il faut bien le dire, Luce exagérait un peu la tendresse. Un dimanche soir, son ancien ami le lieutenant vint passer la soirée avec nous. C'était en juillet, et il faisait très chaud: nous dînâmes dans un cabaret de banlieue, sous une tonnelle, au son d'un pauvre orchestre. Le lieutenant, qui se sentait triste, parla d'autrefois, sans nulle retenue d'ailleurs, et à la cavalière. Joignez que trombones et violons jouaient au loin des danses bien triviales, pourtant langoureuses. Dans la demi-obscurité du soir, je pris la taille de Luce: mais j'y rencontrai la main du lieutenant. La jeune femme goûtait à l'excès, on le voit, la moindre émotion. C'était trop peut-être... Nous regagnâmes Nancy en silence, un peu confus, et je ne les revis jamais, ni l'un, ni l'autre. J'ai quelque honte d'avoir laissé revivre le souvenir de cette fille à propos d'Yvonne. C'est une complaisance qui ne fait guère honneur à mon goût. Mais la mémoire de cette simple Luce me hante souvent... Ah! plutôt le refrain d'un fifre des rues, parfois, pour danser du moins sans souci, que le silence qui inquiète, ou certains chuchotements dont on se méfie! Peut-être, du reste, ne suis-je pas juste envers Yvonne. Elle m'a fait tant souffrir par sa tristesse glacée, et par cet air continuel de ne rien me reprocher, mais d'avoir mieux ailleurs--à l'église notamment! Aussi bien, c'était vrai. Je ne pouvais presque rien pour elle: je demeurais respectueux et consterné devant son immense douleur. Comment la soulager vraiment, et qu'eussé-je fait, quand je me trouvais là moi-même sans force ni courage? La chambre vide où notre petite fille avait vécu demeurait close, comme un tombeau, dans la maison. Nous ne savions y entrer sans trembler, et d'autre part, y changer seulement quoi que ce fût nous eût semblé une impiété, pis encore, une profanation. Le babil et les cris des autres enfants nous rompaient le cœur. Je m'efforçais de l'occuper, de l'envoyer à Paris, et de lui créer d'humbles obligations. Elle me répondait: --«Oui... J'écrirai au _Printemps_. --Mais, Yvonne, mieux vaudrait y aller toi-même. --Je ne peux pas. --Tu peux très bien, voyons. La belle affaire que de prendre le train tantôt! --Ce n'est pas cela. Seulement le rayon où tu m'envoies est à côté des costumes d'enfants. Combien de fois suis-je montée là!... Aujourd'hui, c'est plus fort que moi, ça me serre le cœur. --Oh! ma pauvre petite!... pardon! N'en parlons plus... Pardon! --Tu ne savais pas.» Elle était devenue plus pâle, elle avait vieilli sous son crêpe; un abîme s'ouvrait parfois au fond de ses yeux qui fonçaient: jamais elle ne me fut si chère. J'aurais tout donné pour détourner un peu sa pensée. --«Veux-tu voyager? Nous irons où bon te semblera. --Et tes bois? Et ton métier? --Rien ne sera perdu. Je demanderai un congé. --D'ailleurs, à quoi bon? Qu'il soit italien ou espagnol ou russe, la vue seule d'un bébé me fait de la peine. Nous ne trouverions pas un pays sans marmots, n'est-ce pas? Autant rester ici.» J'essayai encore de l'emmener dans mes tournées. J'attelais mon cheval de chasse à un méchant tilbury. --«Je vais te conduire, lui ai-je dit un jour, au manoir Mondu. --Qu'est-ce que cela? Tu ne m'en as jamais parlé. --Un vrai manoir, tu verras, élevé avec des branchages et de la terre sur le domaine des Mondu. Ce sont des bûcherons, toute une famille, grand-père, fils et petits-fils, avec les femmes. Voilà des gars! Ils arrivent dans un canton immense, vous y dressent leur maison en un tournemain, lâchent leurs poules, leur chèvre, leur chien, et en quelques mois, à eux seuls, ils vous ont aménagé une coupe telle qu'on n'en apercevrait pas une autre dans toute la province. Leur domaine, c'est le taillis, tantôt ici, tantôt là. De vrais sauvages, quoi! des faunes, mais des faunes géomètres: on les abandonnerait dans une forêt vierge, que, deux ans après, celle-ci se trouverait par miracle divisée en beaux carrés clairs ou foncés, comme un échiquier. Viens voir le camp de ces hommes des bois.» Ce que nous appelions ainsi le «manoir Mondu» se trouvait alors assez loin, dans les côtes d'Orléans. Quand nous approchâmes de la taille où travaillait la tribu, nous aperçûmes tout d'abord deux fillettes et un gamin déguenillé--le petit Poucet sans doute--qui, serpe en main, nettoyaient des branches. Plus loin, Mondu le père, aidé de son fils aîné, attaquait un arbre. Mondu l'aïeul enfin, Mondu le chenu, s'occupait à lier des fagots. Assise devant la maison, Mme Mondu reprisait une culotte, cependant qu'une autre fille étendait du linge rapiécé sur les buissons voisins. De ci, de là, picoraient des poules en liberté, de bienheureuses poules bocagères qui tôt ou tard reviendront à l'état sauvage, à force de vivre en plein bois, et s'envoleront comme des faisanes. Attachée à un piquet, la chèvre piétinait un peu de foin, cependant qu'un cochon grognonnait dans sa cachette, on ne savait où. Quant à la maison, imaginez une sorte de métairie basse, à un étage, faite en mottes d'herbes: un tuyau de poêle, qui semblait en ribote, perçait le toit, et il y avait même deux prétentieuses fenêtres, ornées de vitres. Et le silence--n'eussent été les coups de hache--un grave et paisible silence autour de tout cela. Yvonne, charmée, adressa quelques mots de bienvenue à Mme Mondu: --«A la bonne heure, vous gouvernez une vraie ferme. --Nous manquons de tout, répondit celle-ci qui se plaignait machinalement. On mange un sou de bidoche chaque fois qu'on perd une dent. --Vous avez bonne mine. --Oh! pour gras, ça, on ne l'est guère. Le cochon non plus ne profite pas. Mon gars Roger a les joues rouges, mais il est sécot comme une brique. Et le père Mondu, regardez-le là-bas, madame. --Il est bien droit. --Il ne peut seulement fermer les doigts, tant qu'ils sont noués. Ça flotte, la nuit, dans la cambuse. --Ça flotte? --Oui, à force d'eau qui pousse aux murs, sous les pieds, partout. Le canton est un vrai marais: ce n'est pas notre poêle qui ferait rentrer la boue, bien sûr.» Yvonne s'attristait, émue par tant de plaintes, que d'ailleurs la bûcheronne débitait du ton le plus indifférent. --«Alors, l'année n'est donc pas bonne, madame Mondu? --Oh, non... Mais ça se maintient tout de même. Ici, on n'est pas mangé par le cabaret au moins. Les hommes votent pareil: ils ne se chamaillent pas. Puis j'ai mes gosses, ça court dans la taille... Roger, Marthe, venez ici, saligoins!... La petite est farouche... Les gosses, il n'y a pas plus embarras, mais on leur donne toujours du solide qu'on a, n'est-ce pas, madame?» Yvonne a glissé 5 francs dans la main du petit Poucet qui accourait, tout ébouriffé. Mais elle m'a murmuré, les larmes aux yeux: «Sauvons-nous, sauvons-nous tout de suite: je ne veux pas que cet enfant me regarde...» Une autre fois, nous fûmes à pied jusqu'à l'antique maison de Commelle, dont Yvonne avait aimé naguère les portes en ogive et les chambres voûtées. Le garde Laribout habitait ce logis séculaire et planté comme un vieux soldat inébranlable à la pointe des étangs, le long du bois. La belle-mère de Laribout, nommée Mme Chevallier, avait toujours éprouvé de l'humiliation parce que sa fille Paula ne s'était alliée qu'à un simple garde: car Mme Chevallier avait de l'instruction, et elle parlait en souriant d'un air tout à fait comme il faut. --«Ah, madame, fit-elle, c'est malheureux que ma fille ne soye justement pas là. Assoyez-vous donc, madame. Si monsieur l'inspecteur veut bien prendre une chaise aussi... Vous devez trouver que c'est bien petit, ici. C'est quasi branlant, par le fait. Il faut vous dire que Laribout ne gagne pas des mille et des cent, n'est-ce pas: si ma fille m'aurait écouté, elle n'aurait jamais fait ça. Enfin, on passe le temps tout de même, nous trois et les moutards...» Puis, affûtant ses lèvres, et très femme du monde, Mme Chevallier ajouta: --«A propos, madame, et votre petite fille, elle va toujours bien?... Voilà un beau bébé!...» Je tenais par le bras Yvonne toute en larmes, pour revenir vers Chantilly, à travers la forêt où le jour déjà baissait. Je guidais une femme défaite, à demi folle de désespoir, et qui titubait, qui se traînait. --«Yvonne, aie pitié aussi de moi: tu me fais mal, enfin, je souffre également... Yvonne! --C'est vrai, mais je n'en peux plus... je n'en peux plus...» Éperdu, j'eus spontanément l'idée, une fois rentré au logis, de courir chez M. l'abbé Duregard, premier vicaire de la paroisse. --«Monsieur l'abbé, suppliai-je, je vous demande instamment de venir à mon secours! Il n'y a plus à espérer qu'en vous. Ma femme est chez elle, anéantie par le chagrin: aujourd'hui, une circonstance malheureuse lui a rappelé cruellement notre deuil. Je suis moi-même trop à plaindre, je ne trouve que lui dire, et me sens impuissant, terrassé... Voulez-vous aller la voir, vous, et lui parler? --Monsieur, j'appartiens à tous ceux qui m'appellent, et me rends de ce pas auprès de Mme Simonin. Mais je ne saurai que prier pour elle: je n'obtiendrai pas beaucoup de calme, sans doute, alors que votre affection y échoue. --Yvonne est très pieuse, vous l'exhorterez au nom de Dieu, avec toute l'autorité qu'un prêtre seul peut avoir à ses yeux, vous l'apaiserez, j'en suis certain, monsieur l'abbé; je le sais... Venez vite!» Moins d'une heure après, en effet, M. l'abbé Duregard, quittant Yvonne dont la douleur s'endormait peut-être, demandait à me voir. --«Je crois, me dit-il, que Mme Simonin aurait besoin de n'être jamais seule. Elle se ronge dans la solitude. --Hélas! je fais de mon mieux: cependant, ma profession me prend du temps. Puis je dois aller souvent à Paris: elle ne veut bouger d'ici... Du reste, dans l'état de tristesse où je me trouve moi-même... --Assurément, il lui faudrait une sorte de dame de compagnie. N'avait-elle pas une parente, dont elle n'eut qu'à se louer récemment, à ce qu'elle m'a dit, lors de sa longue maladie? --Thérèse Gervonier, sa cousine et garde-malade. Voici deux semaines qu'elle nous a quittés. Mais je la rappellerai, vous avez raison, Yvonne ne doit pas demeurer seule un instant.» Évidemment, il n'y a que trop sujet parfois de songer à l'argent. Nous n'étions pas riches, Yvonne et moi, au point de prendre sans compter une dame de compagnie. D'autre part, comment priver Thérèse du profit qu'elle eût trouvé ailleurs? Il est vrai que nous n'avions pas d'enfant--que nous n'en aurions plus jamais... Je décidai d'envoyer aussitôt une dépêche à Thérèse, et remerciai vivement l'abbé. Celui-ci toutefois ne partait pas encore. Il se leva, prit son chapeau, le tourna une fois entre ses doigts, et ajouta, la main déjà sur la porte: --«Mme Simonin se trouvera bien d'avoir auprès d'elle une personne qui l'encourage à prier en toute confiance...» Ah, bon! M. l'abbé Duregard désirait savoir si Thérèse était bonne chrétienne. Désir trop légitime... Ne l'avait-il donc pas distinguée à l'église? Je le rassurai en lui apprenant l'histoire de notre humble cousine, et sa vocation religieuse toujours contrariée. Nous nous quittâmes très bons amis. Je montai quatre à quatre pour dire à Yvonne que nous allions décidément rappeler sa cousine. Je savais lui faire plaisir... Cependant, je dus attendre un peu, car elle était en prière. Je me tus. Je devins morne et froid, et vraiment je savais à peine pourquoi. La bonne Thérèse Gervonier se réinstalla donc parmi nous, et y demeura pour des appointements minimes... Et puis la vie coula, coula, comme un fleuve pâle entre des rives unies. L'hiver s'est avancé tristement. Peu à peu, Yvonne reprit l'habitude d'aller presque chaque jour à Paris visiter l'une ou l'autre de ses cousines innombrables: elle jouait au bridge inlassablement, soit ici, soit là. De retour au logis, elle trouvait Thérèse et ses propos tranquilles. Ces dames disaient le _Benedicite_, l'on se mettait à table, et il arrivait parfois qu'Yvonne sourît devant son assiette fumante, le dos au feu. J'attendais ces minces sourires, ainsi qu'on guette en février les perce-neige. Nous faisions scrupuleusement maigre le vendredi, et l'observâmes aussi la veille de Noël. Toute la vie, chez nous, devint réglée, et comme liturgique. Cependant que les mauvaises pluies, la neige et les gelées consternaient la terre, je sentais passer le temps d'après le calendrier: ainsi ai-je su que l'Avent s'achevait, que l'Épiphanie était proche, et bientôt la Chandeleur. J'apprenais du même coup qu'Yvonne avait gagné quelque morne tournoi de bridge chez les Quériou d'Auteuil, ou réussi chez la marraine Stéphanie l'un de ces «sans-atout» dont on parle longtemps... Ah! bienheureux ces jeux de cartes, et bénis, doublement bénis soient ces offices et ces pieuses pratiques, qui ont distrait Yvonne! La Noël, le jour de l'An, ce sont pour chacun des fêtes; pour ma femme et pour moi, qu'évoquaient donc ces tristes dates, sinon le souvenir atroce de quelques jouets que nous n'avions pas achetés, et d'un rire adorablement frais que nous n'avions pas entendu, que nous n'entendrions plus jamais! Grâce au murmure monotone et si doux de la dévotion, grâce à l'indulgence inaltérable d'Yvonne envers ce Dieu qui pourtant l'avait si affreusement châtiée, et grâce au train-train des jours enfin, elle parlait, elle répondait à ce qu'on lui disait: elle vivait un peu, au moins. Il me parut que ce fût un miracle. Je fis présent à ma femme d'un très beau chapelet, et j'eus plaisir à dîner une fois la semaine avec M. l'abbé Duregard. C'était un homme intelligent et adroit: il discutait de politique extérieure avec une invincible logique, et de politique intérieure sans obstination, bien qu'il fût officiellement réactionnaire. Puis il aimait les jardins, et m'en eût remontré touchant la faune des parcs. Qu'écrirais-je à mon sujet, durant tout ce temps? Rien, sinon que ce fut bien l'un des plus interminables hivers de ma vie. Yvonne était peut-être un peu moins malheureuse, et certes nul ne s'en est plus profondément réjoui que moi, on n'en doutera pas. Cependant, nous sommes doubles ou triples, probablement: il y a toujours on ne sait quel monstre qui fait en nous des gestes étranges. Ce monstre indomptable et sournois, une vraie bête, et dangereuse, m'a plus d'une fois chuchoté tout bas: «Il n'y a pas à dire que tu sois pour quelque chose dans cette détente de ta femme... La religion, oui, la religion que tu ne partages pas; les prières, en dehors desquelles tu te trouves; les cousines, les perpétuelles tantes, marraines, amies vénérables qui, par contre, t'ennuient jusqu'à la torture, et que tu ne vois guère; le bridge au besoin, que tu ignores... Quant à toi-même, quant à ta présence, ton action, ton bon vouloir--néant, mon ami, néant! Ta femme t'aime bien, cela va de soi, et, j'y consens, elle t'aime encore davantage. Mais tout ce qu'il y a de vraiment tendre en son cœur est réservé pour Dieu, et ne se dévoile qu'à l'église...» Bah! je haussais l'épaule, et eusse voulu chasser hors de moi, à coups de fouet, l'obscur démon qui pensait ainsi. Cependant je fuyais autant que possible mon logis et mon propre deuil: ma petite enfant perdue, Hélène, ma fille... Je courus les routes comme un chemineau lamentable: gardes, cantonniers et bûcherons me voyaient surgir de tous côtés, à l'improviste. Jamais forêt ne fut mieux surveillée. Puis je gagnais Paris sous le moindre prétexte. Je retrouvais d'anciens amis. On me revit à la salle d'armes: je me brisais de fatigue, mes nerfs s'en trouvaient bien. Février vint enfin, presque tiède... Et puis, je crois que La Fontaine me débaucha. Je m'étais repris à lire avec passion, et j'adorais le dix-septième siècle: Chantilly m'y ramenait sans cesse. Or La Fontaine avait été jadis maître des eaux, et même capitaine des chasses: autant dire que le «bonhomme» exerçait à Château-Thierry ce même métier que je faisais à Chantilly. Il siégeait à l'audience une fois la semaine, l'épée au côté--n'avons-nous pas aussi le sabre et l'uniforme?--il expédiait des rapports, surveillait les sergents des forêts, avait soin des coupes, visitait les rivières et les étangs, faisait appliquer les règles de chasse et de pêche. Travail énorme, et perpétuelles randonnées: et pourtant, n'a-t-il pas bien flâné, notre poète exquis, occupé à tourner des contes ou à polir des fables tout en présidant à des ventes de glandée, et rêvant de Psyché dans le temps qu'il gourmandait les manants pris en maraude sous futaie? Je fus toujours, en ce qui me concerne, fort scrupuleux touchant les devoirs de ma charge. Néanmoins, comment ne me fussé-je pas dit qu'il y eût bonne grâce à flâner, de même qu'avait fait M. de La Fontaine en ses garderies de Champagne? Me suis-je proposé d'imiter celui-ci, révérence parler? Un tel rapprochement serait encore plus sot qu'impertinent... Pourtant, d'avoir songé seulement à la vie si molle de Jean de La Fontaine, maître des Eaux et «courtisan des Muses» à travers bois, c'était déjà une tentation, ou quelque piège du renouveau en ce mois de mars traître et fiévreux, tour à tour glacial et plein de douceurs bizarres. A la fin de ces jours plus longs, je rentrais sans me presser, au pas de mon cheval: et ce fut ainsi que le souvenir de Marie-Dorothée renaquit tout doucement en moi, à cette époque même où partout déjà les branches se dressaient, charmantes. Marie-Dorothée, lors de mon deuil, m'avait envoyé d'Italie un long télégramme, suivi d'une lettre très affectueuse. Qu'eussé-je répondu dans l'état où je me trouvais? C'était à moi d'écrire sans doute: mais rien que la pensée d'avoir à me rappeler des images de luxe et de grâce m'était pénible, et pis, impossible. Je ne songeais qu'à Yvonne écrasée de peine, et je n'étais qu'à mon chagrin. Je n'en aimais pas moins le souvenir de Marie-Dorothée, cependant. Toutefois un ouragan m'avait emporté, la vague m'avait roulé comme un fétu. Il me fallait d'abord revenir à la surface, puis nager longtemps sur la mer calmée, avant que de retrouver le sens d'abord, ensuite mes rêves. Ce n'est pas dans la tempête que l'on entend chanter les Sirènes. Donc, pendant de longs mois, le silence... Après quoi, le 16 mars exactement, au courrier de onze heures, je tressaillis en apercevant l'écriture harmonieuse et droite de Marie-Dorothée sur une enveloppe timbrée de Paris. J'ouvris--je tremblais déjà--et je lus ceci: «Mon camarade, voulez-vous me rendre visite à l'hôtel Marceau, où j'habite? Si vous pensez encore un peu à moi, venez, car je suis bien malheureuse, et me sens très seule. Avant sept heures, vous me trouverez.» Dès le lendemain, comme sonnaient cinq heures, je me présentais avenue Marceau, à l'adresse indiquée: je n'ai pas pu attendre davantage, et pourquoi l'eussé-je fait, d'ailleurs? Si Marie-Dorothée éprouvait quelque peine, allais-je lui mesurer mes humbles consolations? C'eût été les mettre à bien haut prix. Puis, il me tardait de la revoir, et le cœur me manquait presque en demandant que l'on m'annonçât auprès d'elle. L'on vint m'appeler, enfin, on me guida... La marquise Gianelli occupait un petit appartement dans l'hôtel. Salon-boudoir Empire, vert et or, tout battant neuf. Mais sur tous ces meubles «acajou de palace» vivaient doucement des violettes... et le parfum, l'irrésistible parfum flottait, comme à la villa Médicis, voilà dix mois, comme au Transtévère, comme dans Rome tout entière, le puissant, le beau parfum de Marie-Dorothée! La porte s'ouvrit, et ce fut le chant, après le parfum: --«Enfin, je vous revois donc!... Vous avez été bien cruellement frappé, et j'ai pensé à vous de tout cœur, vous n'en doutez pas, n'est-ce pas, cher, vous n'en doutez pas?... N'est-ce pas?... Maintenant, vous me voyez bien à plaindre aussi.» J'étais si ému que je ne pris même point sa main tendue vers moi. --«Eh bien, fit-elle, vous voici fâché? Vous ne voulez pas me donner la main? --Oh! pardon... --J'aurais voulu me trouver près de vous. Je l'ai été par l'affection. --Laissons cela, n'en parlons pas... Je vous remercie profondément. Mais faisons le silence, hélas! sur la grande douleur de ma vie... Et puis ce n'est pas moi qui dois être en cause: c'est vous... Eh bien, allons, dites-moi... Qu'est devenue Rome? Enfin, que vous a-t-on fait? --Beaucoup de peine, mon ami. --Le poète?» Déjà les yeux de Marie-Dorothée se remplissaient de larmes: ces aigues-marines défaillaient, s'enfonçaient, se noyaient. J'en éprouvai comme un vertige. --«Vous a-t-il quittée?... Où est-il? --Il vogue sur la mer Égée, il erre autour de Chypre, de Samos, de Rhodes... La Clarke, vous savez, cette infâme Pia, cette milliardaire intrigante, cette Pia me l'a pris, enlevé sur son yacht... --Comme cela, enlevé? On n'enlève plus, du moins on n'enlève pas un homme. --Cher, un homme ordinaire, non. Mais Stéphane est une proie. Un tel poète, et tout le rêve, toutes les splendeurs qui sont sous son front, toute la gloire qu'il représente: c'est une proie, cela, et un butin magnifique... De même que s'il s'agissait, pour vous, de la plus belle femme de la terre, et de la plus universellement admirée!... Eh bien, moi, au prix d'un dévouement d'esclave, je gardais tout ce trésor, qui m'appartenait... La Pia me l'a volé! Elle a enlevé le magicien sur son yacht, mais oui, vous dis-je, enlevé, comme une pirate! Cette femme est un vrai chef de pirates. On devrait lui donner la chasse, et couler son bateau!...» Colère et haine! Marie-Dorothée tuait mille fois du regard le spectre de l'infante, maintenant. Elle ne pleurait plus, mais un pli furieux coupait son front du haut en bas, et ses yeux étincelants luisaient terriblement sous ses sourcils joints. Vous eussiez dit Bonaparte menaçant le roi d'Angleterre. Ce fut moi qui tentai de la faire sourire un peu, cette Amazone. Je lui remontrai que sans doute la Pia se lasserait, et le poète plus vite encore: --«On s'en va tout confiant, on part pour une longue croisière. Celle-ci, pense-t-on, durera trois mois, six mois. Et puis, un beau matin, l'on n'en peut plus, d'entendre sans cesse la même voix qui s'exclame toujours de la même façon devant les paysages. On est ennuyé d'avoir en face de soi ce visage d'hôte milliardaire, visage pas toujours avenant, qui sait? ni de bonne humeur. Une femme qui est fatiguée quand il faut sortir, qui a soif alors qu'il n'y a rien à boire, qui a des lubies, des caprices, probablement... Alors on abandonne tout à coup cette nouvelle Ariane à la prochaine escale. On la plante là, elle et son bateau, et l'on revient par le premier train ou le premier paquebot. Croyez-vous que la conversation de l'infante Pia soit si nourrie? Je ne l'ai jamais approchée, mais c'est peut-être une Américaine comme tant d'autres, et qui ne songe qu'à déplacer le plus d'eau possible en arrivant dans un port?...» Je voulais flatter Marie-Dorothée en supposant qu'aucune rivale ne pouvait l'égaler, au moins quant à la culture: et d'ailleurs, c'était vrai, apparemment. Elle ne m'a point dit: «Vous êtes charitable et gentil. Cela me fait du bien d'entendre des paroles affectueuses.» Mais en me rendant compliment pour flatterie: «Vous avez toujours la même voix si nette. J'aime à ce qu'on me parle ainsi français.» Et les yeux d'acier s'éclairaient. J'étais ému, elle aussi... Cependant nous insistions sur nos mérites, et le ridicule fût venu. Je changeai d'entretien--elle savait bien pourquoi--et lui posai cent questions: --«Où en est le monument de Victor-Emmanuel, à Rome? Qu'avez-vous fait depuis un an? Votre suisse magnifique règne-t-il toujours dans l'antichambre? Et la petite camériste à l'accent anglo-mondial? Comme elle doit se trouver chez elle, à l'hôtel Marceau!... Et le grand cyprès que l'on voit de votre boudoir: quelle pièce de feu d'artifice, à chaque soleil couchant!» Notre conversation s'anima, s'égaya. Le beau rire qu'avait Marie-Dorothée! Elle me raconta mille anecdotes irrévérentes et comiques touchant l'illustre professeur Gatti, orgueilleux et rude comme Diogène, «Gatti le Chien», ainsi qu'elle l'appelait. On apporta du thé, du porto. --«Mais où est l'asti d'antan!... --Ah! vous vous rappelez? --Je me rappelle jusqu'à la moindre chose qui vous concerne. Je sais comment vous étiez habillée tel jour, à telle heure... --Si je vous faisais passer un examen, nous verrions ça. --Chiche, madame!» L'examen eut lieu. J'y triomphai. D'une certaine robe, j'ai dit: «Cette toilette-ci, que vous portiez à la villa Borghèse, était joyeusement bariolée de blanc, de noir et de vert cru: un très joli Arlequin pour amuser les enfants. --J'aurais tant aimé cela! me répondit-elle... Mon cher François, laissez-moi vous confier une chose: vous qui savez si cruellement, pauvre ami, ce qu'est l'amour paternel, vous ne vous figurez pas quelle mère j'aurais faite! Vous comprenez, pour moi, avoir un petit... Mais c'est, ce fut le rêve de toute ma vie! Si le colonel... oui, le marquis Gianelli, enfin, mon mari, m'avait donné un fils, je crois que je serais actuellement à Turin, et je présiderais des bals pour la garnison. Quant à Stéphane... --Eh bien, en effet, pourquoi non?... --Cher, je ne suis peut-être pas élue. Ce n'est pas mon destin. D'ailleurs Stéphane ne veut pas. Il craint le scandale. Oui, cet homme qui est parti, mêlé en vrai bouffon à la cour impure de la Pia, cet homme-là craint le scandale... Mais comme je l'aurais élevé, soigné, amusé, embelli, mon petit, ou ma petite!... Voyez-vous, François, celui qui aurait été son père m'eût paru un être sacré. --Le poète, justement. --Certes!... Est-ce que vous croyez à l'hérédité? Moi, j'y crois. Il n'y a pas de père au monde qui m'eût paru plus admirable que le poète Stéphane Courrière. Songez donc, s'il avait seulement légué à son descendant une parcelle de lui-même! J'aurais cru à cet enfant-là comme la Vierge à son fils. Je me fusse dévouée à lui, corps et âme. Ses nuits auraient été mes nuits, je n'aurais plus vécu qu'afin qu'il eût bonne mine... A défaut du poète, j'aurais du moins voulu un homme bien dessiné.» L'impudeur de Marie-Dorothée était prodigieuse et particulière. Non que ses propos fussent jamais regrettables, ni que sa tenue prêtât au moindre reproche. Cependant elle vous avait une manière de parler du genre humain, parfois, en le traitant tellement à la façon d'un bétail qu'on prend ou qu'on laisse, dont on usera, si le modèle est bon, mais qui peut aller à la boucherie, si la ligne est fâcheuse ou les aplombs suspects; elle jugeait si paisiblement autrui selon qu'un aficionado estime le taureau, ou un homme de courses le «deux ans» qui débute; puis elle s'exprimait si gravement, si posément sur les sujets les plus délicats, qu'elle dépassait d'un seul coup, de bien loin et sans même s'en douter, toutes les bornes de la décence. Elle atteignait à une sorte de chaste effronterie, et de cynisme sans péché. En homme vulgaire, moi, en vrai plébéien, je me sentis un peu gêné. Elle me regarda, surprise, et fit: --«Certes, un homme régulier, un bon modèle. Vous souvient-il d'un dîner, chez moi, où le député Fata parlait de fonder une Société d'encouragement pour l'amélioration de la race humaine?... A propos de ce dîner, que devient Maurice Chennevière? La dernière fois que je l'ai vu, il ne se proposait rien de moins que d'aller au Pôle. --Lui? N'en croyez rien. Tout l'hiver, il a bien tranquillement chassé avec l'équipage de Chantilly; je l'ai vu deux ou trois fois: il n'avait pas l'air d'un homme qui va faire des choses plus héroïques.» Bref, nous avons bavardé très tard ainsi. Tout à coup, j'ai sursauté: --«Une heure et demie que je suis là!... Mon train est manqué. --Vous prendrez le suivant. --Si je veux l'avoir, il faut que je parte.» Mais depuis que je m'étais ainsi brusquement dit: «Eh! c'est l'heure: tu vas t'en aller...» une sorte de tremblement intérieur m'avait saisi. Blotti dans la tiédeur et la douceur, je devais donc maintenant retrouver la rue, le bruit, le chemin de fer? Je sentis soudain le désir violent et presque furieux, irrésistible en tout cas, de m'attacher plus étroitement à Marie-Dorothée, et vraiment une sorte d'incantation m'enivrait tout bas: «Mais dis-lui, me faisait une voix secrète, mais dis-lui donc que tu l'aimes, mais dis-lui, allons, puisque c'est vrai, puisque c'est fou, comme tu l'aimes!» Je n'éprouvai aucune peine à parler, mes lèvres s'ouvrirent toutes seules: --«Vous savez que je vous aime toujours, comme là-bas. --Là-bas, je n'en étais pas sûre... --Mais si, vous le saviez, vous l'aviez bien vu. --Pourquoi êtes-vous si pâle?... François, je suis contente de vous retrouver. --Vous auriez dû m'appeler plus tôt. --Je n'osais pas, vous étiez si malheureux! --Nous nous consolerons l'un l'autre désormais... --Ah! cher... Allez-vous-en, maintenant. Allez, vous me plaisez, François. J'ai confiance en vous. --Quand reviendrai-je? --Quand vous voudrez. Téléphonez-moi demain. Téléphonez, ou écrivez, ou venez, donnez-moi des nouvelles tous les jours. J'ai besoin d'un ami plus que jamais... Non, pas les lèvres: les mains, tenez... Demain, à demain.» Je me suis presque sauvé, mais en riant, et vraiment éperdu de joie, d'émotion! Toute la poésie et la grâce du monde me semblaient écloses en cette pièce où vivait Marie. Car je l'appelai dorénavant Marie, à la française. Quand je revins à Chantilly, je dis à Yvonne: --«J'ai manqué le train. Je rendais visite à la marquise Gianelli, tu sais, cette dame qui a si grand air, et chez qui j'ai dîné à Rome: une amie de Fernand Luzot, je t'en ai parlé. Stéphane Courrière, son seigneur et maître, l'a quittée pour l'infante Pia... Comme elle me racontait tout ce drame, j'ai laissé passer l'heure.» Ma femme répliqua sans humeur: --«J'ai dîné sans t'attendre, avec Thérèse. --Il ne faut jamais m'attendre... La marquise Gianelli viendra un jour ici. Tu verras qu'elle est très belle. --Qu'elle ne vienne toujours pas avant la semaine prochaine: je ne serais pas là. J'ai trois bridges, mardi, mercredi et samedi. --Vendredi, alors? --Non, je vais au sermon de Mgr Bardin, l'ami de l'abbé Duregard. --Et jeudi? --Je peux moins que jamais. --Où vas-tu donc? --Au cimetière, puis à l'église. Hélène est morte un jeudi, tu le sais bien.» Marie vint en effet... Marie, ma chère Marie! A Rome, pour la première fois, elle m'avait promis de n'être plus pour moi que Marie, si je consentais à me rendre le lendemain à la villa d'Este: hélas! le soir même j'avais dû partir. Puis, à Paris, dès ma seconde visite, qui fut tendre, gaie, délicieuse, j'avais ainsi nommé ma grande et somptueuse amie. --«Pour Stéphane, m'avait-elle répondu, j'étais en dernier lieu la reine Bérénice. --_Invitam dimisit!_» Je m'attendais à ce qu'elle ajoutât: «_Sed non invitus!_» Ne savait-elle pas le latin? J'étais surpris qu'elle ignorât quoi que ce fût: je la croyais non pas une femme savante, mais une fée capable de tout. Il me semble que j'avais entièrement perdu la tête... Marie! Nom commun, nom de campagne, nom de la servante qui va rentrer les poules ou porter un billet chez la voisine, nom de chez nous, combien il m'a paru sentir la rosée, la fumée des villages, la menthe et le muguet, ce joli nom de rien qui ne servait qu'à moi! Car pour tout autre, pensais-je, la marquise Gianelli ne s'avançait qu'entourée de scandale et de légende, comme une courtisane chargée de panaches, de joyaux et d'orfroi. Pour Yvonne elle-même, je me figurais que l'aspect seul de mon amie eût évoqué à la fois le sang des Napoléonides, la slave indolence des Doneff, la noblesse pontificale et romanesque des Gianelli, le glorieux reflet du grand poète Courrière enfin... Je doute cependant que Marie-Dorothée, que Marie, soit apparue si ornée devant les yeux de la froide Yvonne. --«Cette dame viendra à la maison? m'avait demandé celle-ci. --Mais oui... Pourquoi non? Elle désire t'être présentée. Cela te contrarie? --Du tout. --Elle connaît à peine Chantilly. Je lui ai promis de la guider aux étangs; elle veut y faire une promenade, voir Senlis et revenir par la forêt d'Halatte. --C'est toi qui lui as dessiné cette excursion? Était-il indispensable qu'elle passât par notre logis? --Si cela t'ennuie en quoi que ce soit, Yvonne, je dirai que tu es souffrante. --Non, non, inutile. Cela ne m'ennuie en rien. Mon crêpe n'égaiera pas Mme Gianelli, voilà tout.» Cependant Yvonne se contraignait à merveille, dès qu'il le fallait. Elle n'aimait guère les étrangers, enclins à troubler sa tristesse. Pourtant son rang d'épouse l'engageait à recevoir en souriant quiconque était amené par moi chez elle: et aussitôt que son devoir matrimonial pouvait, comme en cette circonstance, être nettement défini, elle n'y eût point failli pour tout au monde. Était-ce, d'ailleurs, seulement par crainte de pécher ainsi contre ses obligations chrétiennes? Était-ce par un scrupule secret d'affection? Mystère. Elle accueillit donc fort bien la marquise Gianelli, qui arriva de très bonne heure, après le déjeuner. Il est vrai qu'aussitôt entrée, celle-ci parut incroyablement à son aise, dégagée, gracieuse, se mit incontinent à causer sans effort ni contrainte, bref eut l'air de recevoir Yvonne chez Yvonne elle-même. Et moi, en tout ceci? J'étais horriblement gêné. Je craignais que l'une ne s'ennuyât, que l'autre ne gardât le silence... que sais-je? Je crois du reste que j'eus grand tort. A propos de l'hiver en forêt et de la neige, la marquise Gianelli décrivit les domaines immenses de son frère Serge en Crimée; elle nous dépeignit sa mère vénérable, Sophie Doneff, la majesté que dégageait cette vieille extravagante en chacun de ses gestes, et puis ses traîneaux, ses serviteurs tremblants, encore presque esclaves. Les courses de Chantilly lui rappelèrent la figure souriante de son père, le millionnaire banquier, qui avait eu des chevaux illustres, une casaque souvent victorieuse. Au sujet de la garnison de Senlis, elle disserta sur les innombrables uniformes militaires qu'elle avait vus à travers toute l'Europe. --«Les bersagliers du colonel Gianelli, fit-elle, ont bonne allure. Leurs sombres plumes de coq se jouent avec une grâce sévère, guerrière, quand le vent souffle tout à coup, dans Turin, à l'angle d'un palais de marbre, flambant neuf. C'est la force austère de la jeune Italie.» Car elle parlait volontiers de son mari, sans nul embarras, avec une courtoise tranquillité. «Le colonel», ainsi qu'elle le nommait. Les Condé du château, les d'Orléans, le duc d'Aumale l'amenèrent à évoquer l'Empereur et le maréchal Rimbourg, Wagram, Austerlitz, victoires dont celui-ci prit sa part. --«J'ai visité l'île de Malte et La Canée, où mon aïeul entra aux côtés du général Bonaparte, alors maigriot, noir et pointu, comme un jeune aigle. Le futur prince de La Canée n'était en ce temps qu'un mince sergent brûlé par le soleil, et non moins anguleux que son petit compagnon Bonaparte. Un Marseillais, le soldat Rimbourg. Il y eut tout un vol de faucons méditerranéens qui s'est abattu sur l'Europe à la suite du grand Aigle. Ils avaient tous des regards d'oiseau de proie. J'ai fait voler des autours et des faucons sur des perdrix en Algérie, lorsque mes parents m'y emmenèrent en voyage autrefois: j'étais toute enfant, et les terribles yeux de ces oiseaux pirates me faisaient peur.» Comme je nommais ensuite par hasard La Bruyère et Théophile de Viau, qui vécurent à Chantilly, puis lord Seymour et les dandys des premiers derbys, aux élégances un peu laborieuses, la marquise Gianelli se prit à juger nos grâces d'aujourd'hui, la presse qui les cultive, les mœurs des gens de lettres et des journaux, le courrier des théâtres, la vie des coulisses, tout ce que lui avait appris sur ce point l'expérience combinée de deux Courrière. Du théâtre, elle glissa vers la politique, toucha au Parlement, à la rupture du Concordat, cita des cardinaux, dit qu'elle avait vu le Pape. --«Ce n'est pas, fit-elle, une aussi belle figure que Léon XIII. Le dessin de sa bouche a moins de caractère, et son front moins d'intelligence. Il eût fait un bon prélat dans une petite ville. N'est-ce pas qu'il ne semble nullement de la même race?» Pour excuser sans doute des propos si hardis, Yvonne priait tout bas, sans remuer les lèvres, je le voyais fort bien dans ses yeux. Quand la marquise Gianelli eut posé sa question, Yvonne répondit simplement: --«Il est le Pape.» Rien de plus uni que le son de sa voix: mais par sa netteté même et sa brève simplicité, cette réplique détonna au point que Marie-Dorothée, si sensible, s'arrêta net. Dix minutes après, elle se levait. --«Vous ne voulez pas nous accompagner, madame? Nous ferons un tour dans Senlis, où je ne suis jamais allée. Avant six heures, vous serez rentrée. Avec l'auto, nous irons vite.» Mais Yvonne se rendait à Paris. Elle ne pouvait s'en dispenser. --«Votre femme est très jolie, fit la marquise Gianelli, quand nous fûmes tous deux, côte à côte, dans l'auto bien close. --Oui, répondis-je, très jolie. --Elle est extrêmement pieuse, n'est-ce pas? Elle pratique? --Davantage encore depuis la mort de notre petite: et rien de plus profond, ni de plus sincère que sa dévotion. Rien de plus noble. --Eh! sans doute... Vous l'aimez beaucoup? --Je la place très haut, je la chéris, et la plains de toute mon âme. --Mais vous l'aimez d'amour? --Marie!...» Oh! j'étais choqué, humilié, fâché! Quoi? encore une fois, Marie se montrait coquette? Elle savait parfaitement qui je préférais, qui j'aimais d'amour, et de quel amour irrésistible: et elle voulait de nouveau se l'entendre dire, aux dépens de la pauvre Yvonne? Elle prétendait par conséquent triompher insolemment et brutalement?... Peuh! Dorothée Rimbourg, petite-fille de soudards et de cosaques, quel grossier trophée avez-vous donc cherché là? Fi donc! Cependant elle a deviné sa faute, car voici qu'elle s'est penchée sur moi, contre mon épaule, et m'a supplié tout à coup, d'une voix bouleversée: --«Excusez-moi, François. Je viens d'être si bête! Mais voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir. La vue de votre femme, si jolie, si douce et si triste, et puis votre maison arrangée pour le bien-être et l'intimité, vos papiers sur la table, vos chiens, les cannes et le fouet dans l'antichambre, toute cette vie de famille dont je ne fais pas partie, moi, moi qui suis si seule, et si malheureuse... François!...» C'est vrai qu'elle était toute seule au monde, maintenant. Elle entretenait quelques relations à Paris, rendait certaines visites et dînait en ville; mais son abandon néanmoins faisait pitié, et fors mon amitié, nulle tendresse ne se tendait vers elle. Lui fallait-il retourner près de sa mère imposante, théâtrale et toquée, chez ce frère Serge qui la méprisait et l'exécrait? Allait-elle implorer le pardon du colonel?... Non, Stéphane Courrière parti, le dieu envolé, il ne lui restait plus que moi. Pourtant, elle m'avait froissé. Je le lui fis entendre: --«Vous n'êtes pas heureuse, et je n'ai pas cette vanité de croire que je vous consolerai. Toutefois, je vous aime à en mourir, Marie: seulement pas une de nos paroles ne doit même offenser de loin le souvenir si douloureux d'Yvonne. Vous me parliez de ma maison, d'une vie de famille: avez-vous oublié qu'il y avait un enfant l'année dernière chez moi? Personne au monde... --Mais, François, voilà justement ce qui me fait si mal, à moi aussi! Vous avez cet immense chagrin en commun, votre femme et vous. Vous vous rejoindrez toujours dans ce deuil. Vous êtes unis par cette plaie, la même blessure saigne au fond de vous deux: tandis que moi, ah! qui donc se soucie de ce que mon rêve est en miettes, mon passé inutile, mon avenir lamentable? Est-ce que j'ai la consolation d'un petit, moi, dites?... Seule, seule, toute seule...» Comme elle pleurait, maintenant! Mon Dieu, cette femme dont je m'étais autrefois tant méfié, et que j'avais supposée si comédienne, elle était là, défaite et toute en larmes sur mon épaule, à présent: et quelle humilité dans ses sanglots d'amante dédaignée! Je frissonnais de passion et de charité. Tout près, tout près, joue contre joue, j'ai tâché de l'apaiser, tout à fait comme une pauvre enfant. Hélas! je savais encore comment parler aux enfants... Je lui ai promis--avec quelle ardente foi!--de lui consacrer ma vie, du moins presque entière, de l'entourer de précautions, d'amour infini, de soins, de lui faire oublier peut-être que le grand poète vivait, qu'il était ailleurs. Je jurai de n'évoquer le passé qu'à son gré, et avec respect... Je lui répétai mille fois qu'elle était le plus grand et vraiment l'unique émerveillement de ma vie... Puis, de la joue, nous avons fini par glisser aux lèvres l'un de l'autre. Nous ne sommes point allés visiter Senlis, ce jour-là. L'auto avait passé la chaussée des étangs, et roulait doucement par la forêt, sur de mauvais chemins. En un carrefour, nous descendîmes, et marchâmes longtemps sous bois: le ciel gris et doux rendait, par contraste, plus aigus encore les bourgeons, comme plus délicate la verdure d'hier. --«Il faut rentrer, François. --Déjà... Vous me reconduisez à Chantilly, du moins? --Certes, mais je vous poserai aux premières maisons. Je ne veux plus entrer chez vous, ni même passer devant votre porte. Cela me fait trop de peine, de m'en retourner toute seule en vous laissant là. --Oh! voyons, je vous ai dit... Pourquoi... --François, c'est parce que je vous aimerai.» Jusqu'à ce qu'elle s'éloignât sur la route de Paris, après cela, nous n'avons plus prononcé une seule parole. Quant à moi, je ne l'aurais pas pu: tout vacillait, les arbres tournaient. Lorsque j'ai revu Yvonne, le soir: --«Comment as-tu trouvé la marquise Gianelli? lui demandai-je. --Belle, et mise à ravir. --N'est-ce pas?... Nous avons fait un grand tour: nous avons passé par la Table, les étangs, Orry, Montgrésin, Pontarmé... Devine à quelle heure...» Mais Yvonne est sortie de la pièce. Elle n'a point claqué la porte. Elle n'a ni haussé les épaules, ni pincé les lèvres, ni boudé, ni rien autre. Quand elle rentra, même, elle souriait. Seulement, me laissant au beau milieu de mon récit, elle est paisiblement sortie de la pièce, voilà. Trois semaines après, j'arrivai un beau jour à l'Hôtel Marceau, décidé à faire un coup d'éclat. Une farouche intrépidité se lisait sur mon visage, et j'admirai ma contenance énergique, reflétée par les glaces dans le hall d'entrée. Marie logeait toujours en ce palace. En vérité, elle ne savait où habiter, hésitant à vendre ou démeubler son palais du Transtévère, afin de s'installer dans Paris, et répugnant d'autre part à regagner Rome, car trop de souvenirs cruels l'y attendaient, sans parler peut-être de ce qu'elle eût laissé ici, de moi enfin... Qui peut dire?... En tout cas, l'on allait bien voir! J'étais un homme qui étouffait d'amour, et non un soupirant que l'on amuse! Quand je pénétrai, froidement résolu, dans le boudoir d'acajou, Marie écrivait--en russe!--à sa mère vénérable. Sa robe tailleur orange et noire, telle une grande orchidée, rehaussait tous les tons de la pièce: et ses mèches brunes tombaient sur ses joues et son front, jusqu'à lui cacher presque les yeux, clairs comme des turquoises parmi tant d'ombre. En m'apercevant, elle posa sa plume et sourit: --«Comme vous voilà sévère! fit-elle. --Sévère, non, mais déterminé. --Mon Dieu, qu'y a-t-il donc? --Je viens vous annoncer une grande nouvelle: j'ai découvert, vous ne l'ignorez pas, quatre pièces charmantes, dont trois ont vue sur le Palais-Royal. Et c'est un jardin délicieux que ce calme et doux Palais-Royal, pour qui le contemple de sa fenêtre. --Ah! certes. C'est la place Saint-Marc à Paris, M. de Régnier l'a dit. Elle rappelle aussi d'innombrables palais romains, et un peu la place de la Carrière à Nancy, vous rappelez-vous? On peut encore songer à des coins de Versailles, si l'on y tient. --Eh bien, le logis que j'ai déniché s'ouvre sur le magnifique balcon à pilastres qui court au quatrième étage, tout le long du Palais-Royal. Un grand vase de pierre sculptée s'y profile dans le ciel. En bas les charmilles du jardin sont pleines d'oiseaux. Des pigeons volent çà et là autour des arbres taillés et du panache d'eau, parmi les festons et les astragales des façades. --Ce doit être très joli, au moindre rayon de soleil. --Mais sous la pluie aussi! Il n'y a ni bruit, ni poussière, point de voitures qui passent, aucun cri de la rue. Seulement quelques jeux d'enfants... Le soir enfin, vient la paix exquise, et la nuit, c'est le silence: un parc... Au petit matin, du silence encore, mais avec le jour tout neuf, les pierrots, les fauvettes, et la gerbe d'eau qui chante, épanouie dans la solitude... --Rien de si ravissant, du moins en plein Paris. Pourquoi me dire tout cela, pourtant, d'un ton si menaçant? --Ces quatre pièces sont meublées, Marie. Leur arrangement est très simple, mais gentil; je n'ai pu mieux faire. --Bon, je suis sûre que vous y avez apporté beaucoup de goût.» Elle se moquait sous cape, et je le sentais bien. Presque furieux, je repris: --«Vous le saurez! --Eh! quoi donc? --Si je fus un tapissier adroit, parbleu! Car vous allez venir dans cet appartement minuscule, qui est le vôtre. Ici, je ne puis me présenter sans quelque apparat, non plus qu'éviter les commentaires d'autrui. Au lieu que là-bas, vous seriez chez vous, Marie, et je pourrais vous y rendre visite sans mettre le concierge, les chasseurs et tout l'hôtel dans la confidence... Songez que, depuis des semaines déjà, nous n'avons pas causé si doucement qu'à Chantilly, dans votre auto. --En effet. --Et j'attends, si vous saviez comme j'attends que cette intimité se renouvelle!... Aujourd'hui, c'est dit, j'ai juré de parler net, et de vous supplier enfin... Marie!... --Allons, c'est dit.» Je pensai tomber de mon haut. --«Mais, repris-je tout interdit, ai-je bien compris?... C'est irrévocable? Vous viendrez? --Oui. --Sans faute?... Mon Dieu!... Quand viendrez-vous? --Demain. --Demain!» Elle me fixait en riant sans détour, maintenant. --«Demain, murmurai-je stupéfait, à trois heures, à quatre heures? --A trois heures.» Sur quoi, elle s'égaya plus franchement encore, et il y avait de quoi: car j'étais ridicule, et tout semblable à quiconque, s'étant rué contre une porte avec un grand fracas, l'aurait précisément trouvée ouverte, bien simplement. Je ne me suis jamais négligé. Cela s'est trouvé ainsi: je n'y eus aucun mérite. Mon père était le régisseur d'un grand domaine en Champagne. Il occupait quelques pièces dans l'aile du château commandant les terres, les bois et les vignes. Les maîtres de ce château n'y venaient guère, et j'ai passé mes primes années à vagabonder parmi les allées du parc splendide, comme à travers les vestibules et les galeries magnifiques, aux volets clos, de la demeure princière. J'avais perdu ma mère encore enfant, tout juste après qu'elle m'eût appris à lire: et je me trouvai seul, bien jeune, occupé à me rouler dans la boue avec des galopins, en revenant de l'école voisine, à marauder par les sentes et les chemins de ferme, les semis et les potagers, les sillons et les boqueteaux. Après quoi, je passais sous une grille imposante, suivais une avenue taillée pour les carrosses, franchissais des douves, et j'étais chez moi. Ou du moins, je me figurais être chez moi. Mon père me défendait de vaguer dans les pièces du château: mais l'excellent homme était très occupé. Allez donc surveiller un gamin qui rôde! Les salons, les chambres étaient fermés à clef: bon! je volais les clefs, et me croyais à la fois le prince Charmant et Ali-Baba en cette énorme maison où les tapisseries, les moulures dorées, les serrures trop hautes, les vieux cadres luisaient mystérieusement dans le demi-jour que filtraient les persiennes cadenassées. Je m'aventurais comme un voleur sur les parquets infinis, qui me faisaient peur en gémissant affreusement. Et c'est la tête pleine de fantasmagories qu'ensuite je m'en retournais dénicher des merles. De toutes ces clefs défendues, celles dont je m'emparai le plus assidûment, le plus passionnément, plus tard, furent les clefs de la bibliothèque. J'étais alors pensionnaire au collège de Reims; j'emportais les livres en cachette, et combien de centaines de volumes n'ai-je point lus ainsi, tant à l'abri de mes dictionnaires, en étude, que pendant mes jours de vacances! Les châtelains possédaient là une considérable quantité d'ouvrages classiques bien reliés, des traductions, des mélanges, des «ana», et tout un amas d'ouvrages modernes, depuis Hugo jusqu'à Renan, depuis Musset et Dumas père jusqu'à Stendhal, jusqu'à Mérimée et Daudet, et même jusqu'aux Goncourt. La collection s'arrêtait vers 1885. Les maîtres du logis savaient-ils seulement qu'ils possédassent tant de livres? Si parfois ils venaient camper au château avec un grand fracas, ils ne songeaient qu'aux lièvres, aux perdreaux, et se fussent bien gardés de jamais ouvrir ces armoires vitrées, devant lesquelles courait une haute échelle à roulettes. Mais je m'en avisais pour eux, dès qu'ils étaient repartis. Je pus m'acheter même quelques-uns des volumes qui manquaient: et je ne sais si mon père, ancien sous-officier, me fit plus de plaisir quand il me donna une paire d'éperons, dès que je fus capable de monter un poney rétif et difficile, laissé là au dressage par les châtelains, ou bien en ce jour où, sur ma demande, il m'ouvrit un crédit de vingt francs chez un bouquiniste de Reims. Car j'acquis, pour mes vingt francs, certains romans qui m'ont grisé: je faisais figure alors, il faut le dire, d'un béjaune plein de fatuité, et ce n'était pas sans coquetterie que je serrais ma ceinture, et plantais sur l'oreille mon képi de collégien. En outre, ayant été élevé en plein air, aux champs, un sang bien rouge coulait en moi, j'avais des poumons et des muscles, je connus la gloire athlétique sur les pelouses du football, non moins que l'aviron en main ou l'épée au poing. Bref, à dix-sept ans, j'avais rang de champion, tout autant que de dilettante, au milieu de trente bacheliers provinciaux. Plaisante qui voudra, c'était un succès. Quand mourut mon pauvre père, je préparais déjà l'École forestière; je m'y trouvais encore alors que l'héritage, pourtant mince, d'une tante me permit de vivre sans gêne à Nancy. Était-ce le moment de tout laisser aller? Au contraire, et par élégance, je prétendis d'autant mieux demeurer l'un de ceux-là dont les intellectuels disent en fronçant le sourcil: «C'est un gymnaste», tandis que les hobereaux murmurent avec mépris: «Il lit beaucoup». Néanmoins cette humble prétention n'allait pas loin. Je me suis seulement applaudi de n'avoir jamais vécu trop inculte, lorsque j'ai rencontré sur ma route la marquise Gianelli. Il me parut en effet que je l'adorais notamment à cause de son bel esprit et de ses paroles fleuries, reflet évident de cette éloquence dont Adolphe Courrière lui avait montré l'exemple et laissé le secret. Je savais donc apprécier cette intelligence inaccoutumée, vivace et presque déconcertante: Marie, pour moi, c'était la radieuse courtisane Imperia, trônant parmi les humanistes, les mécènes romains du quattrocento. Je me répétais complaisamment: «Je la suis pas à pas ainsi que je me fusse jadis attaché au cortège d'Imperia!» Et je m'échauffais, me félicitais. J'allais même jusqu'à m'inquiéter parfois: «Ne l'aimerais-je que de tête, par hasard?...» O le plaisant scrupule! Il ne dura pas longtemps, après que Marie fut deux ou trois fois venue, simple et souriante, en ce petit logis du Palais-Royal... Mais je ne sais comment indiquer cela... Enfin la plus belle statue d'Aphrodite égalait à peine Marie, car celle-ci révélait une pureté plus suave encore en sa jambe si longue, si fine, si douce, et le contour de sa hanche s'élevait ainsi que gonfle une jeune fleur, au-dessus de sa tige: et tout était parfait en ce chef-d'œuvre. Toutefois, c'eût été peu que sa beauté. Il y avait son approche... La moindre dentelle qu'elle portait semblait vivre de plaisir. L'air n'était que parfum, s'il l'avait touchée. Sa chair soyeuse et veloutée ensorcelait la main. Chacun de ses adroits mouvements caressait tout d'abord. Surpris, intimidé, envoûté, j'en vins au point de souffrir, si je devais passer une journée seulement loin d'elle, de même qu'un pauvre morphinomane ne peut se priver de son cher poison, sous peine de mort, pense-t-il. J'eus bientôt besoin de voir et d'entendre ma compagne Marie, comme une plante a besoin d'eau. Absente, elle était là encore près de moi, les cheveux en désordre. Je refermais mes doigts vides sur l'épaule délicate qui me manquait... Certes non, ce n'était pas, ce n'était plus un amour de tête. Il me semble même qu'avant ce premier rendez-vous j'ignorais encore tout d'elle, et je fus bien la proie d'une seconde passion, étrangement méticuleuse et maniaque, cette fois. Gorgé d'amour, mais non rassasié, je questionnais souvent Marie: --«Tu es heureuse?» Elle répliquait en riant: «Mais oui!» Et sans nul doute, c'était de bonne foi. Marie-Dorothée, marquise Gianelli, n'eût pas fait semblant d'être satisfaite, comme une petite bourgeoise. Et cela dura des semaines, des mois. L'été fut triste et mouillé, les charmilles du Palais-Royal se dressaient sous la pluie, coquettes et solitaires, ou frissonnaient au vent d'un juillet sournois, qui déjà se préparait à l'automne. Marie voulut aller sur une plage pour quelque dix jours: je l'y suivis. Après quoi, elle gagna Pierrefonds: j'y fus à chaque instant. Un beau jour d'août--le seul peut-être qui fut beau, cette saison, et je me rappelle encore le visage exalté, illuminé qu'avait Marie!--on me pria d'attendre un instant dans la villa. Marie arriva bientôt de la forêt, conduisant elle-même un cheval très ardent, attelé à sa voiture légère. Elle entra au salon, radieuse. --«Ah! François!... J'ai dû sortir, je ne pouvais tenir en place, et j'ai fait atteler cette bête qui me fatigue: j'avais besoin de mouvement et d'efforts, pour me dépenser joyeusement, je suis trop contente... François, vous savez... il n'y a plus de doute, maintenant... Enfin! --Mais quoi? --Eh bien, mais je suis enceinte donc!» Une bouffée d'émotion violente m'envahit, le sang me sauta aux joues! Marie me tomba dans les bras: ce fut l'un des plus poignants baisers que nous échangeâmes. Presque aussitôt dégrisé, d'ailleurs, le souvenir d'Yvonne en deuil me remplit de pitié. J'eus peur... Marie l'a-t-elle senti? --«Qu'y a-t-il? interrogea-t-elle... Tu n'es plus heureux? Tu as des regrets?» Tout bas, je me suis lâchement dit: «Bah! Yvonne n'en saura rien, après tout.» Et voulant trouver une excuse à cette angoisse qui m'avait soudain crispé les traits, je demandai, du reste assez lourdement: --«Que pensera de cela le poète, Marie?» Mais l'effet de cette simple question fut prodigieux! Marie bondit, puis, éclatant du plus beau rire, elle me répliqua tout d'un trait, la voix haletante et triomphale, la tête renversée, la poitrine soulevée, Ménade victorieuse ou Amazone étouffant d'insolence et d'orgueil: --«Stéphane?... Stéphane peut bien encore répandre trente chefs-d'œuvre par le monde, il n'aura toujours pas fait celui-là! Non, il ne m'a pas donné d'enfant, lui!... Et puis, Stéphane, peuh! il contemple aujourd'hui la mer à Biarritz, toujours à la suite de son infante yankee... Écoute, François, je dis la vérité des vérités, je te révèle tout, absolument tout, en cet instant: tu me plais depuis que je t'ai vu à Rome, ton amour m'a profondément touchée. Peut-être Stéphane m'aurait-il encore reconquise, cependant--oui, j'ai l'audace de te l'avouer, tu vois!--s'il fût venu m'implorer... Mais depuis que je suis sûre, à présent, d'avoir cet enfant-là, il n'y a plus que ce gosse au monde qui compte, tout le reste est fini, enterré, aboli! C'est comme si je n'avais pas seulement vécu jusqu'à ce jour... Je ne te dis même pas que je n'aime plus Stéphane: il n'existe plus désormais, rien n'existe que mon petit, mon beau petit!...» Puis, se calmant, elle reprit gentiment, poliment: «Notre petit.» Elle eut même la bonté d'ajouter: «Cette naissance ne pourra rien te faire oublier, mon pauvre et cher François. Tu as eu déjà--hélas!--une fille. C'est un autre bébé qui t'arrive, voilà tout: tu lui réserveras bon accueil, cependant, n'est-ce pas? --Oh! Marie, en doutes-tu? --Enfin, tu es encore triste, ou fâché? --Non pas. Seulement, je songe un peu... Tu m'as dit qu'il n'y aurait plus rien ici-bas que ce petit, ou cette petite... Parole pleine de mélancolie pour moi... Dame!» Marie se mit à rire: --«Oh! toi, tu es le père». Oui... Mais, tout de même, «le» père... Je me rappelai certains de ses regards qui parfois m'avaient mesuré des pieds à la tête, regards d'éleveur plutôt que d'amie, et j'en souffris... Bah! je souffrais de tout, ce jour-là. Quand Marie revint à Paris, l'automne était fait. Parmi les arbres rouillés et dépouillés du Palais-Royal, les pigeons ne savaient où percher: ils voletaient comme des oiseaux perdus. Ce jardin, ce cloître plutôt, parut d'ailleurs trop mélancolique à la marquise Gianelli, qui, exultante et rajeunie, finit par louer un petit hôtel blotti dans le fond d'un jardin, à Auteuil: elle le meubla très gaîment, à la Groult, sans négliger d'en faire peinturlurer les pièces minuscules, selon la mode, en vert épinard, jaune papier d'épicier, rose corail et bleu terrible. Elle ne songeait qu'à rire. Dès ce jour, Marie se soucia de layettes et de berceau, elle se soigna, se surveilla comme une fleur rare, comme un phénomène prodigieux, s'écouta vivre. Tout l'amusait: elle était d'une humeur bienheureuse, d'une bienveillance universelle. Ayant lu dans les journaux italiens que le régiment de Gianelli, revenant de Tripolitaine, avait été reçu en grande pompe à Turin, n'écrivit-elle pas au colonel pour le féliciter de s'être couvert de gloire sous le soleil d'Afrique? Elle ne rêvait que de réconciliations et d'embrassades. Le colonel répondit par une carte digne et très froide. Heureusement, car ses effusions, en un tel cas, eussent gêné quiconque: mais non pas Marie. Comment Yvonne a-t-elle connu ma liaison avec la marquise Gianelli? Hélas! on détourne, on distrait une femme affairée, ou passionnée, ou frivole, une femme enfin qu'assiègent mille soucis de plaisir ou des entreprises mondaines. Une jeune mère a ses enfants, elle dit: «Les cours... fraulein... brevet supérieur... gymnastique suédoise... le professeur de mon petit garçon...» Tout le reste peut faire sourire ce gracieux chef d'état-major. Mais Yvonne, qu'avait-elle qui l'occupât? Plus rien. Son pauvre cœur était en miettes: morte l'enfant, perdu le mari... Oh! non, cependant, il ne fallait pas dire: perdu. J'aimais infiniment ma femme délicate: elle le savait sans doute. Mais depuis si longtemps nous avions secrètement divorcé, elle et moi. Un baiser nous eût presque choqués, c'était bien trop intime: et puis y tenait-elle? Si l'on veut, nous habitions la même maison: mais supposez que nous y avions chacun notre jardin, le sien menant à l'église, comme un clos de curé, le mien dévalant, bien loin de là, jusqu'à Auteuil en pente folle!... Ce qu'Yvonne, encore une fois, n'ignorait pas. Eussé-je pu le lui cacher?... Et par quel miracle d'habileté, donc? Voici qu'Yvonne rentre au logis. Elle revient de Paris. En chemin de fer, elle aura lu quelque roman, et notez que son goût la porte aux plus prudents comme aux mieux déduits. Toute œuvre fougueuse, toute escapade de l'esprit lui déplaît: une livre de rêveries lui tomberait aussitôt des mains. Car elle est réfléchie, modeste, et poursuit sa pensée au petit point, si l'on peut dire, ainsi qu'on brode. A Paris, qu'aura-t-elle fait? Des courses, peut-être, mais sûrement elle aura pris le thé avec les Quériou, sinon telles ou telles de ses parentes et amies d'enfance: jugez des commérages! Yvonne n'est ni méchante, ni niaisement crédule: toutefois elle répond, puisqu'on lui parle, et par conséquent elle examine, pèse et juge--un peu vite, sans doute--tant de scandales dont on l'entretient. Au lieu d'apprécier autrui, aura-t-elle, selon sa coutume, joué longuement au poker ou au bridge? On dit que ce ne sont point là des jeux de hasard: mettons que l'un enseigne à pressentir le mensonge, quand l'autre apprend à se souvenir des moindres choses. S'agit-il du matin, passé à Chantilly? Yvonne se sera promenée sur la pelouse, au parc ou dans la forêt: seule, en ce cas, puisqu'elle ne voit personne, et ne tolère que sa cousine Thérèse Gervonier. Or, seule, elle aura supputé, retourné sans trêve ses chagrins, tous ses chagrins; de même avec Thérèse, probablement, et je voudrais être plus assuré que si mon nom fut alors prononcé, cette Thérèse l'entoura de commentaires sympathiques et rassurants. Vingt fois, en effet, la vieille fille s'est trahie: elle exècre et méprise la marquise Gianelli, qu'elle nomme évidemment «mon adultère», sinon pis. Reste l'église. Là, Yvonne songe à son salut: entendez qu'elle médite sur ses péchés--hélas! quels sont-ils?... ils n'ont guère de nom, sans doute. Veut-on qu'elle se défende aussi de méditer touchant les fautes du prochain, celles notamment qui la concernent, et entre toutes, touchant les miennes? Pour peu qu'elle y ait apporté le soin qu'elle met à débrouiller ses propres scrupules, voilà toutes mes précautions bien inutiles! A cette femme attentive et fine, rendue plus frémissante encore par la douleur, par la solitude, par la piété, pouvais-je, on le voit, cacher le but de mes voyages à Paris, devenus de plus en plus fréquents, et voire quotidiens, si mon service le permettait? Souvent j'y passais la nuit. Pourquoi donc? Yvonne n'insistait pas. De quelle façon, aussi, contraindre mon visage à quelque expression d'intérêt, chez moi, lorsque Thérèse parlait ou qu'Yvonne m'observait? J'étais fréquemment la proie des diables bleus, et surtout des roses: je m'abandonnais à ceux-ci, une ivresse irrésistible me faisait plus d'une fois--comme on dit--sourire aux anges... Ce sourire s'éteignait sous le regard d'Yvonne. Il m'arrivait de décrire ceci ou cela que j'avais vu avec la marquise Gianelli, et l'on sentait bien en mes paroles qu'un compagnon mystérieux manquait à soutenir le récit, en affirmant: «Mais parfaitement. Nous étions là, telle chose nous advint...» Enfin--et ceci fut certes le plus grave--le nom de «l'absente» disparut entièrement de nos entretiens. D'un commun accord, nous n'avons plus cité, à mon foyer, ni Marie, ni Marie-Dorothée, ni la marquise Gianelli, ni même la maîtresse illustre de Stéphane Courrière. Ce fut comme si elle eût été morte. Mieux encore, nous n'avons plus soufflé mot de ce qui, près ou loin, la touchait: la Tripolitaine cessa de nous intéresser, les troupes italiennes furent comme abolies; mon voyage à Rome... mais avais-je donc été à Rome? Et dans la Ville Éternelle, y avait-il un «monde noir», un quartier nommé le Transtévère, un certain palais dans ce quartier? Au besoin, ce vocable suspect, «un palais», ne fut plus prononcé. Le professeur Gatti, la comtesse Alessandri, mon camarade Fernand Luzot, existaient-ils en vérité, les avais-je positivement rencontrés? Il n'y eut pas jusqu'à Stéphane Courrière, sa personne, ses pièces, mais surtout sa vie, qui ne se fussent changés en sujets brûlants, et tout aussitôt prohibés, de conversation. Un jour, le vieil Adolphe Courrière vint sonner à ma porte, vers onze heures du matin. Il m'avait fait prévenir la veille par téléphone: je l'attendais. Une visite d'Adolphe Courrière, dans ma maison! Quoi! ce vieillard fameux autant qu'omnipotent, le directeur sérénissime de _la Journée_, cet homme considérable sur le boulevard, au Parlement, partout, le grand consolideur de ministères, l'un des révérends augures de notre Bourse, ce potentat secret, ou plutôt discret, ce conseiller, ce chanoine de la République--chez moi!... Il fallait que l'affaire fût d'importance. Or, point du tout. Il s'en venait bonnement me consulter, m'a-t-il déclaré tout d'abord. --«Il y a dans les papiers de Lovenjoul, encore non classés, près de trente ou quarante lettres que j'adressai vers 1861, alors jeune reporter, à M. de Girardin, mon patron. J'étais curieux de revoir ces chiffons de jeunesse, dont le conservateur--cela se comprend assez--ne peut se séparer... Ah! monsieur, que d'impétuosité dans ma vertu politique en 1861! La mauvaise humeur des jeunes gens est bien entreprenante. Puis, avec le premier rhumatisme, naît la modestie.» M. Courrière parlait d'un ton paisible, en puissant chef, et tout en prêtant à ses phrases un tour perpétuellement et, en quelque sorte, gravement espiègle: il s'y croyait forcé, comme tant d'hommes notoires de cette génération pour qui Gambetta fut un espoir de jeunesse, le général Boulanger une gaîté de l'âge mûr, et Renan l'enchantement, le délice et le maître de toute la vie. --«Me trouvant à Chantilly, poursuivit-il, j'ai souhaité d'avoir recours à vos lumières...» Protestations, compliments, politesses... Bref, M. Courrière m'apprit que _la Journée_ s'aviserait peut-être d'entreprendre une campagne: le testament du duc d'Aumale était absurdement conçu; toute une partie infiniment vaste de la forêt pouvait être vendue par l'Institut; tant que celui-ci vendrait à de grands propriétaires qui traceraient des parcs, il n'y aurait rien de gâté dans le paysage, mais que penser des menues concessions et des villas du genre Le Pecq ou Asnières, toujours à craindre? Dès lors, il s'agissait de demander que l'État, ou à son défaut une entreprise particulière, prît à bail ou achetât d'un coup, si c'était possible, l'immense partie de forêt en question... Or, quel en était le rendement, l'avenir, que pensais-je d'un tel projet? --«Il est absurde, concluait M. Courrière, comme tous les projets. Mais quel est son degré d'extravagance?» D'ailleurs il s'en moquait bien, je l'ai déduit par la suite: son seul but ayant été, sans aucun doute, de me citer l'Institut, puis tout naturellement l'Académie française, et par là son frère Stéphane. A ce nom, le badinage du vieillard se fit encore plus diligent, mais aussi plus bourru, c'est-à-dire plus tendre. --«Figurez-vous, me dit-il d'une voix à la bonhomme, que le cher garçon va se marier.» Réprimai-je mal quelque mouvement? Il est possible. M. Courrière reprit en souriant de plus belle: --«Oui... La nouvelle n'est pas officielle encore, loin de là. Toutefois il n'y a plus nul secret, Stéphane épousera l'infante Pia. Elle a bien de la grâce, il l'aime... La cour d'Espagne tergiverse encore, mais elle cédera. Il ne s'agit que de savoir si ma future belle-sœur gardera son titre d'altesse. Quant à Stéphane, étant déjà prince des poètes français, il ne peut recevoir d'avancement... Négociations compliquées, cependant, et qu'un rien peut troubler!» Ah! bien, j'avais compris, maintenant. Peut-être flatté--il faut tout prévoir--ou peut-être intéressé pour quelque autre raison moins simple, le directeur de _la Journée_ tenait à ce que son frère épousât l'infante, née Clarke et milliardaire: il était venu me prier indirectement d'agir auprès de la marquise Gianelli--notre liaison, hélas! n'étant plus un secret pour personne--afin que celle-ci ne causât ni catastrophe, ni scandale... Bientôt M. Courrière se leva, me dit au revoir, me prit les mains affectueusement. --«Envoyez-moi votre avis à _la Journée_, touchant cette affaire du testament d'Aumale. Nous en recauserons. J'en conférerai pareillement avec l'Institut, où Stéphane n'est pas sans crédit, ni moi sans amitiés, ainsi qu'avec le petit Malestan, votre ministre à l'Agriculture: c'est moi, savez-vous bien, qui ai lancé cet enfant-là!» Parfait. De plus en plus clair. Si la marquise Gianelli faisait du tapage, je risquais ma place. Bah! je crois, heureusement, qu'elle n'y songeait guère. Je lui dirais demain: «Stéphane se marie.» Et elle me répondrait, en extase: «Vous savez, François, notre fils a remué. --Stéphane, vous dis-je, épouse l'infante. --Car c'est un fils, j'en suis sûre...» Oui, M. Courrière pouvait être bien tranquille. Force m'était, par galanterie, de ne rien lui confier qui le rassurât, mais il dut lire sur mon visage que je n'éprouvais nulle inquiétude. Nous nous quittâmes, lui et moi, comme des amis de vingt ans. Au déjeuner, j'ai tenté de raconter à Yvonne cette émouvante visite: --«Devineras-tu, fis-je, qui sort d'ici?... Adolphe Courrière, oui, Adolphe Courrière en personne, le directeur de _la Journée_. Au cours d'un entretien à propos de la forêt et du testament d'Aumale, il m'a appris une nouvelle sensationnelle, un mariage curieux, oui, très curieux: celui du poète Stéphane, son frère, avec l'infante Pia...» Pourtant je n'allai pas plus avant, car la mine d'Yvonne était telle que je craignis de l'entendre me dire: «Cela m'est égal. Garde pour toi ces histoires-là.» Une gêne extrêmement pénible s'ensuivit, et dès lors l'infante, _la Journée_, Adolphe Courrière, l'Académie, devinrent à leur tour des sujets défendus. C'est ainsi que nous avons pris, peu à peu, l'habitude de nous taire. Ai-je assez souffert! Pendant des mois et des mois, déjeuner, dîner, vivre en face d'un fantôme muet, ou presque, quand chaque regard, chaque minute et chaque seconde de silence forment autant de reproches! J'arrivais, la tête ivre de Marie, de sa voix musicale, de son accent tout-puissant, de sa maternité, de sa fougue, de ses richesses d'âme--puis me trouvais soudain en face d'une femme serrée, murée, douloureuse, que je plaignais, que j'aimais avec pitié, et dont l'attitude me disait si net: «Tu la quittes, n'est-ce pas? Son odeur traîne encore sur toi... Si j'avais, non plus même mon enfant pour me consoler, mais seulement l'espoir d'en revoir quelque jour un autre... Or, ma fraîche petite fille, c'est fini... et plus jamais, maintenant... Cependant, toi, d'où viens-tu?» Allais-je parfois éclater, m'accuser, et plaider au moins pour moi?... Inutile. Yvonne déjà murmurait une prière, ou partait pour l'église. La leçon était complète: «Tu vois, semblait-elle ainsi me déclarer, tu vois comment je daigne te répondre, et où je me réfugie; laisse-moi, allons, ne prononce même pas un mot, et retourne là-bas, puisque tu oublies tout.» Quelle torture, mon Dieu! Or Yvonne souffrait peut-être davantage encore. Non débridée, sa plaie l'empoisonnait. Un jour, j'entrai par mégarde dans une pièce, où elle se trouvait seule: elle pleurait. --«Eh bien, Yvonne?... Mais qu'y a-t-il?... Tu es mal...?» Je voulais dire: «Tu es malheureuse?» Je n'ai même pas pu. Mon lévrier Marsyas m'avait suivi dans la chambre: meilleur et plus simple, il est allé poser tout doucement sa fine tête sur les genoux d'Yvonne. Il n'en fallait guère plus, peut-être... Seulement, moi, j'ai craint la gêne, l'incertitude, une maladresse, l'air sournois: enfin, j'ai craint... Et ces larmes pourtant, il me parut qu'elles eussent coulé sur mon propre visage, et l'eussent brûlé comme du feu! Le soir, Thérèse Gervonier vint à ma rencontre sur la pelouse de Chantilly. Telle n'était point sa coutume, certes, et je me sentis encore plus inquiet que surpris: --«Rien de fâcheux à la maison? m'écriai-je du plus loin qu'elle put m'entendre... Yvonne n'est pas malade?» Elle accourait aussi vite que le lui permettait sa corpulence. J'aperçus bientôt une expression d'embarras maussade sur ses traits: --«Écoutez... euh... voici, je voulais vous dire... Bref, dans l'antichambre, j'ai ramassé cette lettre qui traînait sur les dalles... Elle se trouve encore dans son enveloppe, quoique celle-ci ait été ouverte. Je ne l'ai pas lue!.. Elle sera tombée de votre poche.» Je devins assez rouge, encore que l'on ne me déconcerte pas très facilement: car c'était une lettre de Marie, lettre bien familière, hélas! --«Mais, Thérèse, il n'y avait qu'à remettre cette missive sur mon bureau, et voilà tout. --Oh! non... Pensez donc... Enfin, quelque autre aurait pu la prendre. --Pourquoi supposez-vous?... Vous l'avez lue! --Pas du tout. Je ne lirais jamais, même par mégarde, un papier couvert de cette écriture, Dieu m'en garde! --Vous la connaissez, Thérèse, cette fameuse écriture? --Ah! Sainte Vierge, oui!... Et je serais bien la seule, à la maison, qui l'ignorerais.» Bon gré, mal gré, il me fallut remercier Thérèse Gervonier. Je songeais cependant aux larmes d'Yvonne: le motif en était trop clair, parbleu! Revenant de Paris avec M. l'abbé Duregard, nous parlions un jour des divorces. M. l'abbé Duregard est un homme jeune encore, quarante ans peut-être, que l'on verra sous peu curé d'une grosse paroisse, bientôt évêque, et tout à l'heure archevêque, sinon cardinal: j'ai confiance en son avenir. Il n'y a rien en effet de si dispos, ni de si sain, ni de mieux agencé que son intelligence, où les moindres ressorts jouent sans faute comme sans bruit. --«L'Église, monsieur l'abbé, condamne les divorces, et elle est trop sage pour s'être trompée. Avouez cependant que les annulations en tiennent lieu. --Mais non, parce qu'elles sont très rares. --Vous voulez dire qu'on les compte par centaines. --Mettons cent cas de conscience, très délicats à débrouiller. Vous avez par contre des milliers de divorces: je rends hommage aux magistrats, néanmoins ils ont tant d'affaires! --Où est la différence, quant aux jugements rendus? Les annulations pourraient devenir aussi fréquentes, et non moins étranges, que nos divorces: elles ont déjà débuté dans cette mauvaise voie. Sans manquer à la déférence, je crois, mon cher abbé, qu'on peut en convenir.» Et notre discussion, pour cordiale et courtoise qu'elle fût demeurée, s'anima beaucoup. En riant, nous nous jetions mutuellement à la tête, d'un côté tant d'annulations scandaleuses, et par ailleurs tant de divorces bouffons. Soudain, et comme l'abbé disputait avec la plus gaillarde âpreté, je lui dis: --«Voyez en Italie: ils n'ont pas le divorce, mais comme ils s'en passent bien! Le code italien n'admet qu'un seul cas de dissolution d'un mariage, à savoir la mort d'un des conjoints. Cependant, là-bas, quand le problème est trop difficile, voici tout justement l'annulation à quoi l'on songe aussitôt. --Nos tribunaux ecclésiastiques s'occupent de cas bien définis. --Allons donc!... Tenez, prenons un exemple: une femme, très riche, a épousé, outre les Alpes, un homme pauvre, ou qui du moins n'a pour vivre que sa solde, que son traitement, si vous voulez. Or, depuis six, sept ans ou davantage, ils n'habitent plus ensemble...» Eh! mais ici, avec quelle adresse et quelle preste autorité M. l'abbé ne m'a-t-il pas tout net coupé la parole! --«Mon Dieu, vous savez, comme disait l'hôtelier Madei, que j'ai connu à Rome: «Plus de roses, point de sécateur...» Vous ai-je déjà parlé de cet étonnant et charmant Madei? Figurez-vous qu'en plein carême...» Et les anecdotes de se succéder l'une à l'autre, vivement, allègrement. Il n'y avait pas à s'y méprendre: malgré toute l'agitation de notre entretien, l'abbé avait immédiatement rompu les chiens, dès que j'avais voulu faire allusion à Marie et au colonel Gianelli. Donc, M. Duregard, confident et confesseur d'Yvonne, se trouvait au courant de ma liaison. Bien mieux, je me rappelai cette autre fois où, tandis que nous devisions de la détestable invasion étrangère en France, j'avais entrepris de défendre les femmes cosmopolites, qui unissent en elles plusieurs races: «Les métèques simples, déclarais-je, sont bien plus néfastes, à cause de leurs âmes plus différentes de la nôtre, plus marquées et moins souples. Ainsi une femme un peu russe, un peu italienne, un peu française aussi...» Or, juste à ce moment, M. l'abbé Duregard m'avait interrompu. --«Ma grand'tante, fit-il, était Danoise. C'est à elle que je dois les quelques mots de cette langue dont je connais le sens et la prononciation. Avez-vous entendu un dialogue en danois?» Et comme Yvonne entrait dans la pièce: --«De quoi parliez-vous? avait-elle demandé. --Du Danemark», s'était hâté de répliquer l'abbé. Point de doute, il savait à merveille. Tout le monde savait. Et Yvonne?... Je l'offensais, je la peinais, je l'humiliais, elle gravissait un long calvaire... Mais pourquoi jamais un mot, sinon une plainte, une effusion?... --«Yvonne est la discrétion même», me répétait continuellement, avec admiration, Thérèse Gervonier. --«Elle est excessivement fragile, me confia un jour son médecin... Je la trouve usée, minée, consumée, et ses nerfs me semblent à bout. Un rien lui ferait bien du mal.» Le Bois de Boulogne, qui n'est plus qu'un pauvre square entre des maisons, s'émeut dès le premier printemps. A peine fait-il un peu moins froid qu'il laisse aller ses bourgeons, si mous, si pâles, et voici déjà qu'il apparaît tout fardé, quand nos forêts n'en sont encore qu'à s'alanguir, et nos bosquets des champs qu'à nous donner des fleurs. Marie aimait beaucoup l'émoi de Paris, à cet instant qui ne dure guère: elle se couvrait de fourrures, et allait voir au Ranelagh, ou tout autour du champ de courses d'Auteuil, comment les jeunes feuilles se dépliaient en grelottant sous le soleil de mars. Elle recherchait la solitude, craignant de se montrer, elle naguère si svelte; car son bébé allait venir sous peu, dans une semaine peut-être. Et tout en marchant, elle souriait et faisait des rêves. Je l'accompagnais dans ses promenades aussi souvent qu'il m'était possible. Un jour nous cheminions ainsi le long de cette mare d'Auteuil, fameuse jadis, mais inconnue aujourd'hui, sinon des convalescents, de quelques amoureux, et de certains provinciaux des villages voisins, La Muette, Boulainvilliers, etc. --«Il faut, François, me disait Marie, que ce petit, ou cette petite sache plus tard plusieurs langues: nous autres Russes, nous sommes donc tous polyglottes, vraiment, et cela vient de ce que l'on nous habitue au français, puis à l'allemand, à l'italien, à l'anglais, dès l'enfance. Quand j'étais une bambine, ma mère me faisait offrir absolument du pain sec pour mon dessert, dès que je bégayais en russe; mais j'avais des gâteaux et des fruits, si je les demandais en français, en italien ou en allemand: tu penses si j'ai vite connu ces phrases-là! Un jour, j'ai demandé à table: «Mami, je veux, s'il vous plaît, que vous me donniez un peu de café.» Et j'ai ajouté: «Bougre!» ainsi que je l'entendais dire au valet de chambre, qui venait de Paris. Ma mère vénérable ignorait ce mot: mais elle fut enchantée, parce qu'il était français: et j'ai eu mon café. Une autre fois, je voulais une goutte de cognac: si tu savais ce que j'ai dit à ma maman ravie, pour l'obtenir! Je fis donc ainsi défiler tous les gros mots du valet de chambre, par gourmandise, et c'est pourquoi aujourd'hui encore le langage des voyous, cher, me rappelle des souvenirs de confitures. --Avec le jeune personnage qu'on attend, l'on devra se méfier, s'il emploie la même méthode, diable! --Oh! je sais donc maintenant comment on dit tous les vilains mots en italien, en russe et en français. --Pas seulement les vilains, Marie charmante. --Oui, j'ai été très bien élevée. --On a eu tant de peine! --On a fait ce qu'on a pu.» Nous plaisantions, nous étions très gais. Marie s'appuyait un peu lourdement à mon bras, et je veillais comme un jeune époux sur sa démarche ralentie et sur son corps deux fois précieux. Soudain, rompant une de ses phrases chantantes, elle m'a dit: --«Mais, quoi donc?... Tu es tout pâle... Qu'est-ce qu'il y a?» Il y avait que dans l'allée menant au petit lac, j'apercevais Yvonne, là, devant nous, s'avançant à notre rencontre, entre Thérèse Gervonier et l'une des cousines Quériou, d'Auteuil! Elle nous avait certainement vus, car elle était devenue plus blanche que moi-même, en même temps qu'elle avait saisi la manche de Thérèse, comme pour se cramponner avant de tomber. Reculer n'était pas possible: il fallait s'affronter, et que devais-je faire? M'arrêter, évidemment, expliquer que la marquise Gianelli se trouvait un peu souffrante, que je lui donnais le bras afin de l'aider à marcher: mais Marie avait-elle l'air d'une femme malade, avec cette physionomie heureuse et ce rire mal éteint? Puis, comment allait se comporter Yvonne?... Et si elle se trouvait mal, car elle était réellement livide, elle me faisait peur. Elle s'était infailliblement aperçue de l'état de Marie: et alors, le souvenir d'Hélène... Mon Dieu, que j'eusse voulu disparaître à l'instant, écrasé, en cette minute horrible! Quant à Marie, elle était bien tranquille. Voici qu'elle allait déjà vers Yvonne, résolue à la plus paisible cordialité. Sans doute elle s'apprêtait à dire tout uniment, en son incroyable, innocente et déconcertante impudence: «Bonjour, chère madame. Votre mari a la bonté d'accompagner jusqu'en ces lieux sauvages une femme qui se cache, et se cachera pendant une semaine encore...» Cependant Yvonne coupa court à tout cela. J'ai vu la pauvre femme, plus morte que vive, étreignant follement le poignet de Thérèse, je l'ai vue passer devant nous en baissant la tête, sans saluer, sans reconnaître--et son frêle dos, tout courbé, semblait au point de se briser, quand je me retournai sur elle, tandis qu'elle s'éloignait. J'étais dans une espèce d'épouvante! Ma chère Marie saisit ma main. Certes, elle fut très belle, en cette minute, et l'on pourrait même dire très bonne. --«Je comprends fort bien, me dit-elle, que Mme Simonin ait voulu ne pas me voir. Je serai bientôt mère, alors qu'elle a perdu cruellement son enfant. Va au plus vite la retrouver, François, et la consoler. Ne lui dis pas que je suis fâchée, ce ne serait pas vrai. Ne lui laisse même pas croire que je l'ai remarquée. A moins qu'elle n'ait voulu positivement m'offenser... Mais je lui pardonne. Je conçois, certes, combien elle doit souffrir.» Que de magnanimité! C'en était un peu trop, peut-être, et Marie ne me jouait-elle pas quelque comédie de noblesse? Mais non, pourtant, sa voix trahissait tant de sérénité radieuse et béatement hautaine! Lorsque, de retour à Chantilly, je demandai Yvonne, Thérèse me dit d'un air outragé que sa cousine était au lit, malade, qu'elle avait condamné sa porte, ne sortirait de sa chambre ni pour dîner, ni pour déjeuner, et qu'elle ne consentait à admettre personne--«personne»!--auprès d'elle. Après tout, je suis son mari: j'aurais bien eu le droit de renvoyer cette Thérèse à ses potions ou à son crochet, et d'entrer quand même. Je ne l'ai point osé, pourtant: j'avais honte! Le lendemain, même consigne, le surlendemain pareillement. Trois jours, quatre jours se passèrent: Yvonne se cloîtrait. Le médecin me confia: «Ce n'est pas qu'elle ait grand'chose: tout son organisme se trouve comme surmené. Ne la contrariez pas. Elle fait une fièvre nerveuse, qui s'éteindra.» A la sixième rebuffade, néanmoins, n'y tenant plus, je répliquai brutalement à Thérèse: --«Assez, maintenant! Je suis chez moi, je pense, et j'entrerai.» Or, Yvonne n'était point au lit, comme je croyais, mais étendue sur sa chaise longue, en peignoir: ses yeux marron avaient envahi tout son visage émacié, si bien qu'on les distinguait seuls, au premier abord, et qu'ils semblaient immenses, fixes et presque insoutenables. A peine si j'eus le cœur de parler: --«Yvonne... je ne t'ai pas revue, depuis... enfin, tu sais, depuis le jour... au Bois...» Elle fronça douloureusement les sourcils: --«Qui te parle de ce jour?... T'ai-je demandé la moindre explication? --Je veux pourtant te la donner. C'est si simple... La marquise Gianelli est enceinte, elle aura revu malgré tout son poète...» Yvonne bondit, se leva presque. --«Ne mens pas! Pourquoi mentir? Qui t'interroge? C'est stupide!...» Puis, se laissant aller sur les coussins: --«C'est stupide, oui... Et cela me fait encore plus de peine... Je ne te prie pas de me dire tes secrets. D'ailleurs, tu n'as pas de secrets. Je devine toute ton existence, et tu le sais bien: tu m'as trompée et abandonnée à l'époque la plus atroce de ma vie... --Non, Yvonne, oh! non, pas cela: je ne t'ai pas abandonnée! Je n'aurais demandé qu'à demeurer ce que je fus pour toi, un instant, quand nous nous sommes mariés, en Bretagne. T'en souviens-tu seulement?... Mais c'est toi qui m'as éloigné par ta froideur inouïe. --Je me suis toujours montrée bonne épouse. --Oui, mais... évidemment, ce n'est pas de ta faute... tu ne sais pas aimer, ma petite Yvonne, tu n'as jamais une tendresse, une caresse... Tu ne t'es jamais épanchée que tout bas, à l'église et sur ton prie-Dieu!» Elle se cacha la figure dans les mains. Quelle brute j'étais, pourtant! Venu pour m'approcher d'elle, pour l'apaiser un peu, s'il était possible, voici que je la tourmentais davantage. Je m'assis contre sa chaise longue: --«Mais tout cela ne fait rien. Écoute, Yvonne... Tu es organisée d'une certaine manière, moi d'une autre. J'ai pu rencontrer des amitiés plus... semblables à moi-même... ou moins discrètes... Mais je te le jure devant ton Dieu, à qui tu t'es remise, je n'ai pas un seul moment cessé de te chérir profondément. Ah! tu peux me croire. Je pèse mes mots, en honnête homme!» Ma voix s'est-elle altérée? Ai-je frémi, tant la vérité me sortait par tous les pores: car si, d'une part, j'idolâtrais Marie, d'autre part ma femme délicate et blessée m'était en effet si chère, et me tenait tellement au cœur--oui, certes!--ainsi qu'un autre cœur saignant et palpitant!... Bref, Yvonne s'est sentie touchée, ou bien elle a puisé quelque calme dans l'invocation qu'elle venait de prononcer là, les mains sur ses yeux. Elle reprit plus doucement: --«Oui, tu es de bonne foi, je le crois... D'ailleurs je ne te ferai pas de reproches. La Providence est juste. J'ai dû mériter un peu de ces épreuves... Il y a des femmes qui aiment sans doute avec une frénésie... Cela m'échappe. On ne parle pas comme on veut: moi, les mots... certains mots... ils m'intimident... ils se gonflent dans ma gorge, et ils y restent. Ils seraient pourtant bien montés de mon âme tout de même... Tu as l'air de me reprocher ma piété... --Non, Yvonne, mais non! Au contraire, et souvent je l'envie. --Tu ne comprends pas ce que nous appelons l'oraison, nous autres, les tristes: ce sont des phrases toujours pareilles, qu'on répète machinalement, mais si tu savais comme on se laisse aller, sans qu'il soit besoin de paroles, et comme on se jette aux bras du bon Dieu, pour le remercier... de tout, de tout ce qu'il nous envoie, et pour crier qu'on a confiance, qu'on le sait là! Ah! c'est de l'amour, cela!...» Parbleu! la froide Yvonne ignorait presque tout de l'autre amour, celui qui est puissant, aventureux et sublime! Il n'y avait rien à lui répondre, je me suis tu. Elle poursuivit: --«Du reste, à quoi bon ces vieilles choses? Il faut me laisser, François. Je ne vais pas causer un drame: ce n'est pas de mon goût. Il ne saurait être question de divorce, car je suis bonne chrétienne, ni même de séparation: je continuerai d'habiter ici. Seulement je ne veux plus te voir, ni te parler. Nous ne prendrons plus nos repas ensemble. --Tu es bien dure!... Enfin, pourquoi... --Tu me demandes vraiment pourquoi? --Sans doute. Tu disais tout à l'heure avoir deviné ma vie, et jusqu'ici tu ne m'avais pas habitué...» Elle s'est tout à coup dressée, à ces mots: --«Est-ce la même souffrance pour moi, maintenant? Tout récemment encore, je savais ta liaison, oui... Mais à présent je verrai toujours une figure d'enfant auprès de toi, puisque la marquise Gianelli... Tais-toi! Pas de mensonges!... Cet enfant, ce sera le tien, le tien--et pas le mien, car je l'ai perdue, moi, ma petite fille! Je n'avais qu'une pauvre petite, ma toute jolie petite, et elle m'a été reprise. Tu pourras regarder un autre enfant. Il te consolera. Mais jamais plus, moi... Et cela, je ne peux pas, je ne peux pas... Il me semblera toujours que tu m'apportes le babil d'un autre bébé, et ses rires. Il faut m'épargner cela, qui est au-dessus de mes forces...» Elle pleurait misérablement. Et j'étais comme à l'agonie: je ne ramenais de toutes parts, sur moi, qu'un vrai manteau de glace. Tout se perdait dans la nuit: Hélène morte, l'enfant nouveau, l'horreur de torturer la mère douloureuse, la femme si fragile, ensuite mon bel amour, Marie et sa joie provocante... Yvonne leva les yeux un instant: --«Et puis cette femme, qui t'aura donné un fruit de ton sang, ton propre sang! Un enfant, qui vient de toi!» Le silence--atroce! --«Moi, ajouta-t-elle, maintenant, je suis infirme.» Elle retomba, les mains jointes, priant de toute son âme. A deux jours de là, on m'appelait au téléphone: --«C'est un garçon!... Venez vite.» J'arrivai chez Marie, en proie au plus singulier mélange de malaise et d'émotion. Après des années de soins et de soucis, après qu'on a pris mille peines afin de parfaire, autant qu'il est possible, le corps et l'âme d'un jeune éphèbe, ou voire d'un simple galopin qui déjà traîne ses culottes à l'école, certes l'on peut déclarer fièrement: «Je contemple mon héritier, mon propre enfant.» Mais on ne se sent pas au même degré le père d'un bébé, et surtout qui vient de naître. On se trouve au plus l'associé de la maman, et encore un associé qui ne travaille guère, une sorte de simple commanditaire. Ajoutons qu'ici mon cas était pire, car enfin, ne passant même point franchement pour l'auteur responsable et avoué de l'enfant, je jouais bien plutôt le rôle d'un complice à demi caché... Ce qui ne m'empêchait point d'avoir le cœur bouleversé, et de l'aimer d'avance, ce petit. Je souriais, je défaillais presque à la pensée du premier cri que j'entendrais--et tout bas, humble et déchiré, je demandais pardon de ma joie au souvenir de ma petite Hélène et à Yvonne, que je n'avais pas revue. Dès le vestibule, Romilda, la femme de chambre, me dit d'un air radieux: --«Il est _souperbe_!» Je montai quatre à quatre. La garde vint me chercher. --«Tout s'est passé à merveille, et le docteur est enchanté.» J'entrai enfin. Marie était couchée, et riait doucement. Elle avait vraiment l'aspect d'une belle idole, au milieu de ses dentelles, une merveilleuse idole de cire pâle, aux yeux éblouissants toutefois et comme en extase. La garde s'était retirée, nous étions seuls. Je me penchai sur les fines lèvres exsangues. --«Il est à côté, fit Marie. Va le voir.» La petite chose rougeaude, grimaçante et fragile reposait dans son berceau, que surveillait une fraîche nourrice. Voilà donc mon fils!... J'eusse tant voulu oublier qu'une fois déjà je m'étais dit, devant un autre berceau tout pareil: «Et c'est là ma fille!...» Un moment, cet être minuscule déplissa un peu la peau de son visage boursouflé: alors apparurent des prunelles plutôt obscures et quelques cils foncés, ainsi que sont les miens! --«Tu as remarqué? me demanda Marie. Il a tes yeux.» Je crois qu'elle mit vraiment beaucoup d'amour dans cette phrase. Il s'y trouvait du moins une douceur immense, et les larmes les plus exquises de ma vie, peut-être, me sont venues sous les paupières. De ces larmes aussi, j'ai bien demandé pardon, secrètement, à Yvonne en deuil, qui souffrait, là-bas. Et pourtant... Les devoirs s'affrontent et se combattent, on le sait. «Fais ceci», dit l'un. «Au contraire, fais cela!» ordonne l'autre aussitôt. Il en est un, le plus urgent peut-être, en tout cas le plus doux: «Cause le moins de peine possible à ceux qui t'entourent...» Combien de fois me suis-je répété, dans ma détresse, ces paroles toutes frissonnantes de pitié? Yvonne se tenait parole: pendant un mois et plus, je ne l'ai pas vue. Elle prenait ses repas dans sa chambre: nulle surprise, d'ailleurs, n'en pouvait venir aux domestiques, car ceux-ci n'ignoraient point que leur maîtresse, de santé très délicate, eût besoin de grandes précautions. Or je travaillais le matin, ou courais les bois; je déjeunais à tout moment, en deux minutes, d'un œuf à la coque et d'une côtelette; et je dînais à neuf heures, en arrivant de Paris--quand je rentrais pour dîner. Un tel régime était bizarre autant qu'incommode, si bien que je prenais mes repas tout seul. Voilà du moins ce qu'autrui devait penser, ou ce qu'il lui eût été permis de penser, s'il se fût trouvé bienveillant. Mais il ne l'était point. Chantilly est un bourg élégant, situé dans le plus gracieux pays de France. Toutefois, on y a établi un golf, où viennent chaque jour se désennuyer les hobereaux de Senlis, qui étouffent de niaiserie, et les propriétaires des belles demeures élevées parmi ces bois charmants. Ces derniers n'ont pas une conversation fort abondante, si bien qu'il y a pour eux une grande consolation à pouvoir relever de quelques fermes jugements, touchant la conduite du prochain, leurs propos habituels sur les cousinages, les mariages et le malheur des temps. Du golf et des châteaux, les calomnies vont tout naturellement à la cuisine, puis chez l'épicier, la mercière et le sacristain: c'est là sans doute que Thérèse Gervonier les recueillait. Car j'étais dorénavant un objet de honte et de scandale pour la pauvre fille: le dégoût éclatait dans ses yeux, dès qu'elle m'apercevait. Quelles horreurs ne débitait-on pas sur mon compte, sans nul doute, «dans le pays», ainsi que disaient les commères! Puis j'étais fonctionnaire, et fonctionnaire envié: point encore quadragénaire, et déjà inspecteur adjoint, trois galons d'argent sur mon uniforme, s'il vous plaît; une place privilégiée à quarante minutes de Paris... Il ne faut pas tenter le diable: il est trop piquant, pour plus d'un, de relater les coquineries et voire les crimes qualifiés d'un intendant de la République et d'un officier de l'Institut de France. Ce sont là de jolies anecdotes, qu'il suffit de conter sur un certain ton amer et résigné pour paraître finement fronder l'État. Enfin l'une des cousines Quériou jouait au golf. Elle entraînait souvent Yvonne à prendre le thé devant les _links_ de Vineuil, où les dames de Chantilly tenaient leurs parlements. La grande réserve d'Yvonne et son bon esprit lui valaient l'absolution--millionnaire ou titrée, elle eût atteint l'estime--de quelques hautes matrones. Mais si l'on voulait bien oublier ainsi, avec une extrême bonne grâce, qu'Yvonne ne fût qu'une pauvre petite dame, assez triste et pas trop riche, de quelles poignées de mains trop chaleureuses et impitoyablement compatissantes ne devait-elle pas, la malheureuse, payer cette terrible bienveillance! Au golf comme partout, n'est-ce pas, on n'a rien pour rien. Bref, par ma faute, que je fusse présent ou absent, que l'on fît indirectement allusion à ma personne et à la passion radieuse qui ensorcelait ma vie, ou que l'on en parlât tout cru, Yvonne souffrait toujours davantage--et je n'y pouvais rien. Non!... Car enfin, devais-je rompre avec Marie? Ah! peut-être... Un rigoriste, une «tête ronde» dira qu'il l'eût fallu. Je me le disais à moi-même tout le jour. Je me déclarais: «Marie n'a plus besoin de toi: elle a son fils, maintenant. Tu as accompli ta besogne auprès d'elle, ton rôle est terminé. Le petit sera riche et bien soigné... Tu peux à présent te retirer, mon garçon, et rentrer dans ta maison dévastée.» Bon, mais qu'eût pensé de moi la belle marquise Gianelli, pour qui toutes les gênes entravant le commun des mortels étaient comme abolies? Je me fusse donc un jour présenté devant elle, et je lui eusse adressé la parole en ces termes: «Madame, vous êtes pour moi ce qu'il y a sur terre de plus noble, de plus tendre et de plus charmant. A mes yeux, vous planez au-dessus du monde. En outre vous m'avez fait l'honneur de me donner un fils de votre sang, et vous voulez même bien me témoigner avec sincérité, je le crois, à moi forestier obscur et infime, un peu de cet amour qui combla naguère les vœux d'un poète illustre. Il ne serait pas un homme, d'âme un peu relevée, pas un artiste digne de ce nom, pas un délicat qui n'enviât mon bonheur... Néanmoins, je vous quitte, je vous abandonne, vous et notre enfant. --Mais, me répondrait-elle, vous ai-je fourni quelque sujet de plainte? --Pas le moindre, bien au contraire... N'importe, je vous laisse, à cause d'Yvonne, ma femme. --Pourtant, ai-je jamais parlé d'elle, sinon en sa faveur, alors que je vous aime, et qu'elle n'en a pas moins, malgré tout, la meilleure part, puisqu'elle habite sans cesse à tes côtés, ingrat, puisqu'elle porte ton nom, et puisque tu la chéris profondément, je ne l'ignore pas... --Certes. Toutefois, je te laisserai, ainsi que notre enfant. --Tu nous sacrifieras!... Mais quelle femme irrésistible me préfères-tu donc là? Elle t'aura prodigué des marques bien éclatantes d'amour? --Rien de cela. C'est un être malheureux et contracté, incapable d'une caresse. Elle vit, elle a vécu entourée de dévotes et de femmes sans prix. --Alors, il faut que tu ne m'aimes plus.» Moi?... Ne plus aimer Marie! Jamais au contraire je ne l'avais aussi parfaitement idolâtrée! Il y avait un air, autour d'elle, qui m'était plus indispensable que l'atmosphère voluptueuse des belles îles pour les bêtes de ces terres lointaines. Enfin, après avoir longtemps tenu de tels dialogues imaginaires, je prenais le train pour Auteuil. Je n'étais pas plus tôt entré chez Marie, au fond de son jardin grand comme un mouchoir et brodé de mille tulipes, que je tombais en pleine joie. La cuisinière, la femme de chambre Romilda, le valet de chambre, l'homme d'écurie et la nourrice formaient un parti dans lequel on prétendait, non sans s'attendrir, que le bébé ressemblait incroyablement à sa mère. Une autre faction, composée du chauffeur et de la jeune miss anglaise, affirmait que le petit avait sans doute certain air de famille, rappelant fort la marquise Gianelli, mais qu'à première vue pourtant l'on songeait surtout au père: et le piquant, c'était que ce père, on ne le nommait point, par une sorte de convenance. --«N'est-ce pas, monsieur, me disait la miss, que c'est tout le portrait du père? --Mon Dieu, ma chère Frida, il a peut-être les yeux noirs, voilà tout: en quoi il a bien tort, d'ailleurs. --Je ne trouve pas, répondait-elle. Mon fiancé aussi avait les yeux comme le charbon.» Frida, la miss, était Wurtembergeoise, et se trouvait douée de cet accent «palace», qui se transforme si aisément en tout ce que l'on peut souhaiter de plus sympathiquement anglais. Elle évoquait sans cesse la mémoire de son fiancé, mort au Cameroun, «dans une exploration», disait-elle fièrement: mais entendez dans l'armée prussienne, enfin sous le casque à pointe. Frida, mince, menue et vive, semblait extraordinairement jeune: néanmoins, vêtue désormais en _nurse_, elle était devenue la gouvernante du petit, et surveillait la nourrice, solide et austère gaillarde qui semblait avoir, en réalité, presque deux fois l'âge de cette _nurse_ pour rire. Quant à Marie elle-même, posée entre les deux partis en lutte, elle trahissait tantôt celui-ci, tantôt celui-là, selon son humeur du moment: mais tout son cœur était avec le camp de Frida. --«Et pourtant, affirmait la femme de chambre Romilda, le _bambino_, quand il veut téter, se fâche déjà comme madame quand elle attend! --Je ne crie cependant pas, Romilda, ni ne pleure, que je sache. --Madame croit cela.» Cette Romilda était familière, et souriait toujours: Marie l'aimait beaucoup, et la destinait, elle aussi, au service particulier du bébé, car un enfant ne doit avoir autour de son berceau que des visages heureux. Elle considérait avec effroi l'air si grave de la nourrice: et j'en venais à prendre celle-ci presque en grippe, moi aussi. Enfin, tout l'hôtel charmant d'Auteuil ressemblait maintenant assez bien à une _nursery_: il n'était plein que de hautes chaises, de voitures à bras, de «moïses», de jouets et de hochets. Quatre pièces au moins en avaient été repeintes des plus fraîches couleurs: des frises puériles et ravissantes, représentant des bergeries et des soldats de bois, couraient sur les murs. Il n'était question que d'antisepsie, de laitages, de promenades savamment réglées, et l'on n'entendait que gazouillements divers, roulades imprévues, voix caressantes qui s'efforçaient d'égayer le précieux petit être enrubanné et couvert de dentelles. Le baptême prochain prenait les proportions d'un événement immense. Devant la loi, l'enfant devait, vaille que vaille, se nommer Gianelli, les parents n'étant pas divorcés: mais quel serait le prénom? --«Mon grand-père, disait Marie, s'appelait Tiberge, ainsi que le maréchal, prince de La Canée. C'est là un nom légendaire dans ma famille. Je veux que mon fils le porte: il en est digne. --Déjà! --Je sais donc ce que je dis. Mon fils s'appellera Tiberge. Mais je veux aussi qu'il s'appelle François. --Une fantaisie. --Caprice. Il faut me passer ça. --Passons... Par conséquent Tiberge-François. --Ce n'est vraiment pas tout. Il s'appellera encore Marie, comme sa mère. --Marie-Dorothée, en ce cas. --Inutile de plaisanter... Marie, voilà, Marie tout court. C'est un nom qui me fait songer à beaucoup de tendresse, cher, Marie-Dorothée n'évoque pour moi rien d'aussi doux.» Que pouvais-je répondre, quand mon cœur se gonflait comme un fruit gorgé de sève? Marie, ma compagne, ma femme, ma vraie femme, certainement! Et bientôt elle reprenait: --«Puis, dans un an ou deux, je mènerai notre Tiberge en Russie, afin de montrer à sa grand'mère combien il sera beau!» * * * * * Eh bien donc, me fallait-il détruire d'un coup tout ce bonheur? Et comment, d'ailleurs, qu'eussé-je dit? Ceci, peut-être: «Adieu, je ne t'aime plus, ma chère, je ne suis plus en goût.» Outre l'atroce mensonge, la goujaterie n'eût pas été trop laide, en effet. Vers le temps où l'on commença de promener plus longuement Tiberge-François-Marie Gianelli, mon fils, voici ce qui arriva. Yvonne avait un jour pris le parti de reparaître à table. Je ne sais pourquoi, et l'on pense bien qu'elle ne me l'a pas dit. Il ne m'est permis que de supposer, mais j'imagine qu'une si longue retraite aura semblé un peu «théâtre» à son goût très pur. Elle avait un cœur étrangement susceptible, que le romanesque blessait. Il se peut aussi qu'elle ait une bonne fois haussé pieusement les épaules, en songeant que toutes ces fadaises n'importent guère au salut, en somme, et que les pires contraintes sont des mortifications particulières, dont une bonne chrétienne doit plutôt remercier le ciel que d'en témoigner à autrui une rancune exagérée. Encore une fois, cela m'échappe. J'ai toujours presque tout ignoré d'Yvonne, hélas! Quoi qu'il en fût, je vis un matin trois couverts dans la salle à manger. --«Il y a du monde? ai-je demandé à la femme de chambre. --Madame a dit de mettre son couvert et celui de Mlle Gervonier. --Ah?... Bien.» Et peu après Yvonne est entrée, suivie de Thérèse. Mon premier mouvement eût été de me jeter vers elle, et de lui crier: «Merci!...» Je crois que j'avais la voix étranglée et les lèvres tremblantes... Mais je me sentis tellement saisi de voir ma femme si pâle et si vieillie--elle n'avait pas vingt-sept ans!--que je demeurai muet sur place. Elle me dit légèrement, en détournant les yeux: «Bonjour, François», et s'assit sans plus attendre. Puis nous parlâmes du temps, de la forêt, des gardes, des maisons que l'on bâtissait près de la gare. Ce fut seulement après dix minutes, peut-être, qu'elle fit, en enchaînant deux phrases: «Il valait mieux déjeuner et dîner à table. C'était trop incommode pour le service.» Et rien de plus. Vers le dessert, je signalais d'imbéciles coupes d'arbres, que la commune de Lamorlaye ne cessait d'ordonner çà et là. --«Il y a, disais-je, tout un rang de saules charmants et de peupliers qui est vendu. Ils vont y mettre la cognée. Vous devriez aller voir ce pré une dernière fois, avant ses funérailles. --Nous irons. Tu photographieras les condamnés, Thérèse: c'est un souvenir.» A ce mot de photographie, je dressai l'oreille. Il me parut d'ailleurs qu'il régnât un peu d'embarras autour de la table. Ainsi, Thérèse faisait maintenant de la photographie? Elle possédait un appareil?... Rien de si naturel, assurément. Toutefois je n'en avais encore jamais entendu parler. N'importe, le fait ne présentait nulle gravité, et presque aussitôt je n'y songeai plus. Nous causâmes ensuite d'une route neuve, des incendies de Chantilly, des pompiers, que sais-je?... Après quoi, Yvonne me quitta, toujours calme, toujours froide--et bientôt je roulais vers Auteuil. Là je trouvai Marie en contemplation: assise sur un fauteuil bas, elle regardait, émerveillée, le poupon Tiberge qui pleurnichait doucement sur les bras de sa nourrice. Vêtue d'un peignoir cerise brodé et doublé de violet évêque, elle étincelait dans cette chambre jaune et blanche, elle avait l'air d'un Roi Mage en prière. --«Je suis donc si contente, me dit-elle, parce que Tiberge sera certainement beau. Mais oui, il sera beau! Je l'ai tant voulu, d'ailleurs, qu'il soit splendide! Vous verrez, cher--à cause de la nourrice, elle ne me tutoyait pas--vous verrez quelle merveille, et chacun verra, plus tard. Il sera de ceux qu'il faut aimer aussitôt qu'ils paraissent: car l'âme des humains s'inscrit très clairement sur leur visage, et il faut être bien étourdi, ou regarder bien mal, pour prétendre qu'on ne doit pas juger les gens sur la mine... Tiberge ressemblera peut-être à son aïeul le grand maréchal--ou à l'Empereur! Dès maintenant, d'ailleurs, on le remarque. --Je n'en suis pas surpris. --Vous prononcez cela avec votre insupportable petit ton démodé... Oui, M. Adolphe Courrière aussi, qui est très vieux, se moque toujours... Mais interrogez nounou que voici, tenez! Demandez-lui si, pas plus tard qu'avant-hier, une dame n'a pas sollicité qu'on lui laissât faire la photographie de Tiberge. Répondez, nounou.» De nouveau, ce mot me frappa singulièrement: voici donc la seconde fois qu'il me surprenait ainsi, aujourd'hui même. La nourrice offensée me regarda sévèrement: --«Pourquoi donc que Monsieur ne veut pas croire ce que Madame lui dit? C'est vrai comme le bon Dieu que sur une pelouse de la Muette, au Bois, une dame était en train de prendre des photos, avec un kodak, et que moi, je marchais de long en large avec bébé, dans sa voiture, et Mlle Frida. Et comme nous regardions la dame, qui venait d'arriver là derrière, elle s'est présentée devers nous, très poliment: «Mademoiselle, qu'elle a fait à la miss, voici un beau bébé. Voulez-vous que je le photographie?» Mlle Frida, du premier coup, était interloquée. Mais moi, j'ai jugé qu'on trouvait le petit tout beau, et que Madame serait contente, et je lui ai arrangé son voile pour qu'on tire bien ses veux, vu que c'est ce qu'il a de mieux.» J'étais bouleversé par un étrange soupçon. --«Tout de même, nounou, vous n'auriez pas dû. Quelqu'un, en somme, que vous ne connaissiez pas... Et comment était-elle, cette personne? Décrivez-la-moi. --Monsieur, c'était une bonne dame très bien. Ah! bien sûr, pas mise comme Madame, ni aussi plaisante... Mais très bien. --Grosse? --Pas une astèque non plus. Elle était comme qui dirait trois fois moi. Une femme d'âge, ainsi qu'elle, enfin dans les cinquante, ne peut pas avoir des côtes à ce qu'on lui voie les foies, Monsieur doit bien le comprendre.» Semblais-je donc à ce point troublé, que Marie me demanda gaîment si, à mon tour, je craignais que l'on n'enlevât déjà Tiberge, par amour? Ma première course, le lendemain matin, fut de descendre chez le plus proche photographe de Chantilly, qui demeurait à côté de mon logis. Je pris un air bien détaché: --«C'est vous, lui demandai-je, qui développez les clichés de Mlle Gervonier?» Je tremblais qu'il ne me répondît négativement, ou qu'il n'éludât la question. Or, à mon grand soulagement, il sourit avec complaisance: --«Mais oui, monsieur l'inspecteur, certainement. --Je voudrais une épreuve de ce cliché fait tout récemment, et qui représente un bébé dans sa voiture. Vous avez encore la pellicule? Montrez-la-moi, je vous dirai si c'est bien celle-là. --Je viens d'en tirer plusieurs pour Mlle Gervonier. Veuillez attendre un moment...» Il était parti vers son laboratoire. Certes, Thérèse connaîtrait ma démarche: eh bien! je la prierais une bonne fois de cesser ses besognes de police privée, et voilà tout! Son intérêt n'était pas d'insister, non plus que celui d'Yvonne: pourquoi risquer un éclat, ou quelque scandale? Le photographe revint bientôt, me tendant le cliché: en effet, voici Tiberge parmi ses dentelles, je reconnaissais ses yeux clignotants sous son front surpris, sa minuscule bouche ouverte... Tout à coup, je me suis sauvé, laissant une vague commande au photographe: j'aurais sangloté sous ses yeux! Ainsi donc, secrètement, humblement, lamentablement, la pauvre Yvonne envoyait faire par fraude le portrait de ce petit, afin de le voir au moins, et qui sait? de chercher sans doute quelque douloureuse ressemblance... Une fois de plus, le chagrin m'étouffait. Je me sentais comme écartelé. Je souffrais trop. Ce fut, je crois, ce jour-là que je me résolus bien fermement à mettre un terme à ce douloureux martyre. Le calvaire d'Yvonne n'avait que trop duré: et moi-même, je n'en pouvais plus. Mais d'autre part, il eût été indigne que Marie se vît abandonnée, ou injustement offensée... Que faire, enfin? --«Une ruse, m'eût peut-être répondu mon brutal ami Denis Claudion, une belle ruse, une terrible et cruelle ruse... s'il le faut!» J'assistai le lendemain au baptême de Tiberge, mon fils. J'y assistai en invité, car je ne m'y trouvais ni comme père, ni même--par décence--comme parrain. Le député Fata, de passage à Paris, et grand ami de la marquise Gianelli, avait accepté de remplir cet office. Quant à la marraine, elle n'était autre qu'Isabelle Rameau, la créatrice inoubliable de la Solange des _Sabots_: elle et Marie s'aimaient extrêmement. Mme Isabelle, charmée de jouer un vrai rôle ailleurs qu'à la scène, s'était honnêtement vêtue de violet et d'amarante, et souriait de toutes ses dents si fraîches sous un petit pétase de tulle également violet, qu'ornait une rose Jacqueminot. Mme Isabelle apportait une bonhomie joyeuse à contrefaire la maman, donnant des avis à la nurse et plaisantant avec la nourrice, ce qui ne l'empêcha point de réciter son credo avec une gravité saisissante pendant la cérémonie. Par contre, le député Fata se fût trouvé fort empêché d'en faire autant, n'ayant eu que trop loisir d'oublier les textes sacrés durant les cinq ou six années qu'il avait consacrées à une politique terriblement anticléricale au Parlement italien. Néanmoins, un peu ému de se voir debout et tête nue dans une église, il tint à y surprendre quiconque par son recueillement, et ce fut même à grand'peine qu'il ne pleura point par moments. En somme, pleurer n'est pas voter. Quant à Marie, elle avait retrouvé sa démarche de déesse qui danse, et la ligne admirablement heureuse et svelte de ses hanches qu'étreignait et soulignait une ceinture blanche, serrant sa robe à fines rayures. Autour de son cou charmant, elle avait noué un foulard rouge, qui lui servait de col: une _cow-girl_. Faut-il aussi décrire Tiberge-François-Marie Gianelli, mon fils? C'était bien l'enfant Jésus tel qu'on le promènerait dans une procession à Séville ou à Tolède: dentelles, guipures et festons, un vrai reposoir! Pauvre petit! il ne cria seulement pas une fois, mais se montra paisible en ses atours splendides. Je crois, oui, je crois avoir rencontré plusieurs fois le regard stupéfait de ses yeux mobiles, ses yeux décidément bien noirs à présent... Me suis-je trompé, mais il m'a semblé même qu'il me regardait volontiers: il est vrai que je guettais si jalousement la moindre trace d'attention au fond de ces pupilles légères! --«Un bien beau jour! murmura, tout attendri, le parrain à mon oreille... Ces cérémonies me touchent jusqu'au fond du cœur. --Ce qui ne vous empêche pas, monsieur Fata, de parler contre elles. --Non pas, non pas!... Je veux seulement que le Saint-Père vienne voter, à Rome, comme le premier citoyen de son quartier, voyez-vous. Je suis un esprit évangélique, au contraire: or il faut rendre à César tout ce qui est à César. Mais le son d'une cloche me donne les larmes, et si je me rappelais toutes les prières, je les réciterais avec les bonnes femmes de l'Agro. Ce serait pour le plaisir.» Après le baptême, il y eut un goûter à Auteuil. Marie avait orné sa table avec des fleurs corail et blanches. D'un bout à l'autre couraient des guirlandes de cerises, et sur la nappe des branches d'orchidées candides semblaient s'élever au milieu de pivoines pressées, puis retomber et neiger mollement en ces coupes écarlates. Je prétendis rappeler poliment à Mme Isabelle son fameux costume incarnat du premier acte des _Sabots_. Mais elle poussa de véritables cris d'horreur, et sa figure se bouleversa: --«Oh! surtout, n'allez pas me parler théâtre!» Et ce fut avec une sorte de passion qu'elle se lança dans une appréciation fiévreuse de différents modèles pour les voitures d'enfant. Cependant la vue de tout ce rouge, marié triomphalement à tant de blanc, excitait beaucoup l'esprit ardent du député Fata: --«Ce sont les couleurs mêmes qui déshonoraient le visage de Sylla, quand ce dernier faisait le siège d'Athènes. Tous ces _greculi_ montaient sur les murailles, et insultaient le terrible général en le comparant à une mûre roulée dans la farine... Lui, cependant, prit la ville, et fit bien.» Fata nourrissait en effet une haine furieuse contre les Grecs, avec lesquels il déclarait que l'Italie devait en finir une bonne fois. «Des schismatiques!» répétait-il avec mépris. Quand Fata m'eut exposé tout ce qu'il souhaitait pour le remaniement de la Méditerranée--je crois qu'il voulait Nice, entre autres, et peut-être Marseille,--et que Mme Isabelle eut dit à Marie tout ce qu'elle savait touchant les voitures d'enfant, les bouillies, les premiers pas et les premières dents, le moment vint de se séparer: ce ne fut pas toutefois sans avoir admiré une fois de plus les cadeaux offerts à Tiberge au sujet de son baptême. La marraine et le parrain s'étaient montrés généreux, et j'avais fait de mon mieux. Toutefois un détail intrigua beaucoup: quelque anonyme avait envoyé une timbale et un coquetier d'or; les deux précieux bibelots reposaient mystérieusement sur un coin de la table. Et chacun de se récrier: «Mais quelle merveille!» --«Cela vient d'Italie», répondit simplement Marie. Ces mots m'ont beaucoup troublé. Ayant laissé partir Mme Isabelle avec le député, j'interrogeai Marie: --«Ce n'est pas un envoi de Turin, apparemment? Y a-t-il un secret? --Pas le moindre. C'est moi qui ai apporté ici ces deux brimborions. Seulement, si quelqu'un veut croire à un don du colonel Gianelli, eh bien... que ce quelqu'un y croie! Je ne dirai pas le contraire. Je ne dirai rien. --Enfin, ni Mme Isabelle Rameau, ni Fata ne vont pourtant s'imaginer que le colonel est le père de leur filleul. --Ils savent bien la vérité. Je leur ai dit: «Je vis séparée de mon mari, vous ne l'ignorez pas, mais je m'adresse à votre amitié pour baptiser un fils, qui s'appellera Gianelli, puisque je n'ai pu divorcer, selon la loi. Ne me posez aucune autre question.» Ils se sont montrés discrets et affectueux. Je leur en suis profondément reconnaissante. --N'empêche que cette timbale, que ce coquetier... --Mon Dieu, François, combien tu es modeste pour Tiberge! Moi, je veux qu'il ait tout ce qu'il peut avoir au monde. Et il aura en effet tout ce qui dépendra de moi. Je suis, grâce à mon bien-aimé père, déjà riche: alors je vais tâcher de devenir encore plus riche, pour Tiberge. Je lui donnerai plus tard tous les maîtres possibles, et les plus habiles: il acquerra toutes les sciences, tous les talents. Je m'efforcerai qu'il connaisse aussi tous les bonheurs, mon fils admirable!... Et afin que sa naissance même ne lui soit reprochée, tu vois que je cherche déjà à laisser entendre--au hasard, tant pis!--que le colonel le verrait sans colère, puisqu'il adresse de Turin un cadeau... ou du moins je permets qu'on le croie... Mais, tiens, son baptême!... Tu me sais libérée de toute croyance. Je m'étonne devant quiconque a la foi: cela ne me semble pas concevable. Pourtant voici mon fils baptisé chrétiennement, afin qu'il ne puisse même pas me faire grief plus tard de lui avoir épargné cette cérémonie, si un jour il y tient... s'il veut aller à l'église... --Et ce que Tiberge voudra, Dieu le voudra? --Ah!... peut-être. Je mènerai Tiberge à la messe, comme je le conduirai en Sorbonne, et comme aussi aux courses et au stade, à Rome et en Sicile, que sais-je!... Je le ferai exactement heureux: et je désire qu'il choisisse la façon dont il préférera être heureux, donc, cher François... Eh bien, qu'as-tu, maintenant?» Ce que j'avais? Un grand malaise, un grand chagrin, ou plutôt un découragement immense. Je me sentais si loin de ce petit, mon fils, à qui l'on préparait une vie nomade, éclatante! Tout cela m'échapperait, passerait bien au-dessus de moi, et s'envolerait au delà de mon pauvre coin de France. Je flairais de nouveau, parmi les rêves que faisait Marie pour l'avenir, cette bouffée de «bon plaisir» russe, d'art cosmopolite et de luxe raffiné, qui eussent bien mieux convenu au fils du poète mondial Stéphane Courrière, qu'à celui d'un forestier obscur et modeste... Et cependant, mon premier enfant étant mort, celui-ci, un jour... le second... Hélas! on me le prendra sans cesse. Il ne pourra même pas me nommer. Et Marie?... Marie-Dorothée, Marie, mon souvenir éblouissant, ma compagne merveilleuse, mon amie de prix, ma femme, ma seule femme... car l'autre!... Avec quel enchantement je m'abandonnais à la musique adorable de ses _donc_, de ses _exactement_, de ses _cher_, au bercement de son accent, à sa fantaisie, à ses belles mains... Mais, qu'espérer d'elle, à présent que Tiberge était né, sinon son affection parfaite et quelques riantes caresses, quand son caprice le voudrait? J'allais par conséquent passer ma vie agenouillé devant cette insoucieuse idole--alors qu'Yvonne douloureuse pleurait, pleurait, par notre faute, et à chaque minute, par notre faute encore, évoquait le deuil irréparable... Allons! assez, maintenant! Je me rappelai encore les paroles de cette sympathique brute de Denis Claudion: «Agis! N'hésite pas, commence immédiatement, lève-toi, et au travail!...» Et puis ces mots également: «Une belle ruse, une audacieuse ruse de guerre... le courage indomptable qu'il faut pour la poursuivre jusqu'au bout, et la mener à bien!...» Puisque je ne pouvais, sous peine de vilenie, quitter Marie, et puisque, d'autre part, il m'était intolérable de torturer davantage Yvonne--eh bien! il me fallait donc prendre mon parti. Marie, profondément aimée, me tenait par toutes les fibres de l'âme et toutes les papilles de la peau. Et il y avait Tiberge... Bon! le sacrifice serait atroce, et j'en mourrais, à la longue... Mais je n'avais qu'à revoir un instant les yeux flétris d'Yvonne et ses traits de martyre, sa silhouette déjà cassée, son pas furtif sur le chemin du cimetière... Marie, d'autre part, berçait son fils--notre fils--entre ses bras, elle n'avait plus besoin de moi: mon devoir était auprès d'Yvonne... «Agis, lève-toi!...» Mais oui. Le temps de m'essuyer les yeux, et me voici. Pourtant, Yvonne ne m'aime plus d'amour, depuis longtemps, et ma tendresse pour elle s'est changée en pitié. J'ai prononcé le mot abominable: «C'est mon devoir...» En outre, elle est fine: elle va hausser l'épaule, ou se méfier. Oui, mais elle est pieuse aussi. Et nous verrons bien. Et Marie, il faudra donc la quitter, malgré la vilenie?... A moins cependant qu'elle ne me chasse elle-même, ou ne s'en aille la première, railleuse, en détournant la tête... Et Tiberge? Mon petit enfant!... Ah! sa mère l'emmènera, il vivra très heureux, très riche... Au lieu que l'aînée, hélas!... toute pâle et menue entre deux brassées de fleurs... Allons, c'est dit, à la besogne! Sans témoin, devant ma seule conscience, pour cette douloureuse et close Yvonne, je renonce à tout ce que je préfère ici-bas, je me barre sur la liste des heureux, je m'exécute de ma propre main. Ma volonté est forte et affûtée, comme une épée. Je vais faire, avec cette arme-là, tout ce que je dois faire. Et je commence sur-le-champ. Je marque la date: 18 juin, au soir. Aussitôt rentré à Chantilly, j'ai pris dans ma bibliothèque un excellent ouvrage, paru cette semaine, sur les jardins à la française, et l'ai fait porter à M. l'abbé Duregard, avec un mot pour engager celui-ci à lire en ses moments perdus ce volume traitant d'une matière qu'il entendait parfaitement. De fait, M. Duregard, premier vicaire de Chantilly, connaissait mieux que quiconque les plantes de parc et la décoration des parterres: il m'avait vingt fois surpris à ce sujet. L'abbé Duregard me remercia cordialement. Il eut bientôt lu ce livre, dont nous parlâmes avec plaisir, en nous promenant de long en large sur la pelouse de Chantilly, en vue du parc. Fils d'un entrepreneur, l'abbé eût à merveille transformé tout un canton en parc, établi des terrasses, creusé des tranchées, fait courir partout sous le sol un subtil réseau d'eaux, et quant aux plantations, c'eût été son triomphe. Hâtons-nous d'ajouter qu'il eût joui de ce triomphe avec modestie. L'abbé était un très bon prêtre, qui mettait tout à son rang: les choses divines d'abord, puis la charité, la politique, les personnalités, puis les jardins et les forêts, les animaux, et lui-même enfin. Malgré cette parfaite humilité, cependant, il ne levait pas les yeux au ciel afin de proclamer son indignité. Non, tenez l'abbé Duregard pour un homme doué de qualités simples et fortes. Il avait trente-cinq ans à peu près, une carrure et des yeux perçants. Ajoutons qu'il s'en servait, et regardait bien. Je n'eus pas à faire connaissance avec lui. Tant à table, chez moi, qu'au cours de plusieurs rencontres, nous avions fréquemment traité à cœur ouvert, et gaîment, maintes questions inoffensives, telles que sylviculture, fantaisies d'autrui, carrières, fortunes, et politique surtout: tous entretiens sans danger, même le dernier, entre interlocuteurs qui font attention aux paroles dont ils usent, ce qui n'est point si difficile. Néanmoins deux sujets demeuraient réservés, à savoir la charité, que l'abbé pratiquait à merveille, mais dont il ne soufflait mot; et la religion, touchant laquelle il n'eût toléré qu'à regret la moindre retenue dans ses propos. Or il savait que je n'avais pas la foi. Je n'éprouvais seulement pas un soupçon de curiosité envers ceux qui croyaient. Ils me semblaient des manières de dilettantes, peut-être un peu aigris, dont il n'eût pas été convenable de constater l'obstination, devenue vénérable par la force des siècles et une immémoriale poésie; ou plutôt ils me produisaient l'effet de byzantins qui conservaient un intéressant trésor de traditions; ou encore je les voyais comme des puristes, en quelque sorte, parlant une langue savante, mais d'une syntaxe assez archaïque et vainement compliquée. D'autres fois aussi, ils me représentaient un parti politique, et une force dans l'État. Quant à moi, je n'aurais jamais pu réciter un Credo qui durait si longtemps, voilà tout. Il y avait trop d'articles de foi, trop de noms propres, trop d'histoires saintes. Cette Providence était méticuleuse à mon gré, elle établissait son compte, elle demandait des arrhes... D'autre part, j'admirais si humblement la bonté, le courage et la patience--les trois vertus sublimes des héros--que je me révoltais, indigné, contre la vile notion du Paradis. Eh quoi! une récompense, une si exacte récompense, un prix d'excellence payable en béatitudes et en contemplations?... Comme s'il y avait rien de plus noble au monde qu'un acte d'abnégation accompli par volonté pure, et devant le seul tribunal de sa fierté!... Mais un Paradis? Pauvre idéal de salariés ou de prêteurs à la petite semaine. Joignez que la nécessité d'une religion révélée ne me semblait pas indispensable à ce que le monde vivant pût aller son train... Aussi bien, vais-je ici contrefaire le penseur? Non, justes dieux! Est-ce que ça compte, l'intelligence, en face de l'émotion toute-puissante? Est-ce qu'un raisonnement a la moindre importance, quand le cœur sursaute et frissonne? Si, l'espace d'un instant seulement, j'eusse soudain frémi d'amour ou de charité dans le silence d'une chapelle, j'aurais ensuite trouvé cent raisons pour une, parbleu! de m'expliquer l'intervention divine, et son rôle, fût-ce le plus personnel, dans nos affaires d'ici-bas: l'esprit est un bon serviteur, dès que le cœur a parlé. Mais jamais, à aucune époque de ma vie, je n'avais ressenti apparence d'émotion ni devant un autel, ni sous la voûte d'une église. Bien pis, je n'aimais pas les églises: entendez que je ne les aimais point d'amour, bien que je comprisse leur beauté. J'aurais pu définir ce qu'il est juste et raisonnable d'admirer dans une cathédrale: mais cette beauté ne m'était pas agréable. L'ayant saluée respectueusement, je n'y revenais pas. Je n'avais nul plaisir à voir une ogive: il faut bien appeler les choses par leur nom. Assurément les clochers de campagne chantent leurs prières avec des voix d'anges dans les parfums du crépuscule. Et d'ailleurs les clochers font partie des arbres, de la brume, des champs, du ciel: ils jouent avec les nuages et les hirondelles, ils sont divins. Mais à l'intérieur de l'église, sous le clocher, quelle tristesse, et que de contraintes! Il me souvenait encore de certaines minutes, tant à Rome qu'en Sicile ou à Pestum, et à Ostie, ailleurs encore: devant ces poignants vestiges, devant des marbres où souriait et s'élevait depuis des siècles, et pour l'éternité, toute la beauté du monde, comme je me sentis trembler, en proie au démon de la perfection, la gorge contractée, les artères battantes!... Un rien, une nuance seulement de cette fièvre sacrée, que j'eusse éprouvée un jour devant un autel, et le lendemain peut-être, j'entendais la messe. Toutefois un tel miracle ne s'était pas produit. L'odeur des églises, les saints de plâtre, les dévotes et leurs yeux furieux, tout me repoussait. Et la religion ne m'apportait rien que langueur, ennui, légendes monotones, étrangetés. L'abbé Duregard, répétons-le, était très avisé: il avait deviné sans peine mon déplaisir. D'autre part, il n'eût point aisément consenti à parler des choses divines avec réserve: de sorte que par courtoisie, nous n'abordions aucun sujet qui pût nous amener à cette extrémité. Si jusqu'à présent je m'étais félicité de cette double prudence, il m'en coûtait à cette heure. Comment donc engager l'abbé dans l'entretien que je souhaitais? Nous regardions le petit château, celui du seizième siècle, si délicatement découpé, et posé sur l'eau comme un coffret: --«Joli bibelot, n'est-ce pas, monsieur l'abbé? --Dommage qu'il ne se trouve pas au milieu du parc. --Ah! oui, la symétrie, l'ordre, la règle, l'imitation de Notre-Maître Le Nôtre... Vous avez bien raison, d'ailleurs, et Le Nôtre est le dieu des jardins. Mais lui-même a dessiné celui-ci. --Il ne pouvait mieux faire. --Certes. Et puis, le grand gala des parterres et des façades, le bal des statues, la procession des charmilles, le carrousel des bosquets, il faut laisser toutes ces splendeurs à Versailles. Dans notre Valois, un peu de laisser-aller ne nuit pas: le pays porte volontiers ses parcs de guingois sur les collines, et ses châteaux négligemment piqués parmi les bois. C'est une contrée ombreuse et gracieuse, où l'apparat ne convient guère. De même la Bretagne, tenez... Monsieur l'abbé, connaissez-vous la Bretagne? --J'avais un oncle à Saint-Brieuc. J'ai parfois été le voir, quand j'étais gamin, avant d'entrer au séminaire. --La côte admirable! A droite, Saint-Malo, Cancale! A gauche, Bréhat, Ploumanach, Trégastel, le fouillis des îles et des rochers, entre lesquels s'est si adroitement glissée la mer!... J'ai naguère longé cette côte déchiquetée, autour de Lannion et de Tréguier. Mélancolique Tréguier, blottie à l'ombre de sa petite cathédrale rose, qui est «pauvrette et ancienne»... Mais quel burlesque monument l'on a élevé au pauvre Renan! Le malheureux s'affaisse, obèse et fatigué, sous une Athènè de bronze, raide comme un lampadaire. Mieux eût valu ne laisser, comme témoin de son passé breton, que sa petite et simple villa de Perros-Guirec... Je souhaite que les circonstances vous envoient un jour dans ce coin de Bretagne; il est varié, fin et doux, comme notre Valois, mais bien plus triste pourtant. --Je le souhaite également, vous m'en donnez l'envie. Souffrez cependant que je ne vous promette pas d'éprouver la même émotion que vous en évoquant les souvenirs d'un des plus grands ennemis qu'ait eus l'Église.» Déjà l'abbé se fâchait un peu, ou du moins il se mettait en garde: mais n'ayant amené le nom de Renan qu'afin de me faire contredire, tout s'ensuivait selon mes vœux, et je repris en souriant: --«Il est vrai que le grand exégète argumenta très adroitement. Mais que vous importe, monsieur l'abbé? Renan est mort, et sa pensée s'affaiblira--comme toute pensée humaine--sinon son charme. Or l'Église est éternelle, ne l'enseignez-vous pas?... Je crois que tout en condamnant son œuvre, le meilleur chrétien peut rendre hommage à son talent. Puis n'a-t-il pas des circonstances atténuantes? Nous savons de lui plus d'une page qu'un évêque ne renierait pas. Rappelez-vous ce capucin qui disait de Renan, comme celui-ci le raconte lui-même: «Il a écrit sur Jésus autrement qu'on ne doit; mais il a bien parlé de saint François d'Assise. Saint François le sauvera.» Cependant je m'embrouillais, je faisais fausse route. L'abbé retenait visiblement ses paroles. Je l'entendis seulement murmurer--et ce murmure n'était dicté que par la politesse, afin d'éviter un silence désobligeant: --«De mauvais jeux intellectuels.» Depuis peu d'années, le mot «intellectuel» s'est transformé en blâme, presque en offense: l'on en use pour qualifier plus que sévèrement l'intelligence, aussitôt que celle-ci n'aboutit pas aux conclusions que l'on préférerait. Allons! l'abbé se méfiait décidément de moi: j'avais une détestable note dans sa pensée, et si j'eusse persisté à le vouloir entretenir, dès le début, des plus hautes inquiétudes humaines, il m'eût instinctivement traité en adversaire; ce qu'il ne fallait précisément pas. Aussi ai-je changé de route, pour m'approcher de lui. J'ai pris un chemin bien plus court, et le bon. Sans insister, laissant là tous les livres, j'en revins aux voyages. Je lui dis que j'avais visité Auray, un jour de pèlerinage. C'était le conduire à me citer Lourdes, où je n'ignorais point qu'il s'était rendu, voici deux ou trois ans. Il me décrivit très volontiers la basilique, la grotte, les hôtels, la foule des pèlerins, les malades. L'abbé m'observait sans qu'il y parût, tout en discourant. --«J'ai vu, me dit-il, une jeune fille laisser là ses béquilles. Son père pleurait de joie. C'était un spectacle extrêmement émouvant.» Or mon visage se révélait à cette minute comme éperdu d'attention: j'écoutais l'abbé, sinon de toutes mes oreilles, au moins de tous mes yeux. Nous convînmes de faire ensemble, assez souvent, un tour en forêt. On me dira: «Mais voilà bien des histoires. Quoi! faut-il tant de préparatifs pour se convertir? Il en va plus simplement. Sans s'estimer à si haut prix, un chrétien qui revient à la foi de son enfance, s'agenouille tout bonnement, un beau jour, dans la plus humble des chapelles, puis demande au prêtre le plus proche de l'entendre en confession, et c'est tout. Pas tant de finesses ni de cérémonies. Un directeur, attentif et expérimenté, un pénitent modeste non moins que repentant, et l'œuvre de salut commence. La porte de l'église est sans verrous, il n'y a qu'à la pousser, elle s'ouvre aussitôt, et ne fait aucun bruit.» Oui, certes. Toutefois je voulais justement que mon retour au bercail--l'on s'exprimerait ainsi--ne se fît pas avec une telle bonhomie. Tant d'innocence, ici, n'était pas mon fait. Je sentais que si je fusse allé sans plus d'ambages trouver l'abbé Duregard en lui disant: «J'éprouve un grand trouble, et l'église m'attire», il eût paisiblement classé mon cas parmi les heureuses nouvelles, et après en avoir rendu grâces à la Providence, eût observé sur ce point la discrétion ecclésiastique, qui est si parfaite, si aisée, si élégante même, à force de naturel. Ce qui venait à l'encontre de tous mes souhaits. Au lieu que l'abbé allait me porter aux nues, s'il avait assisté, heure par heure, aux étapes de ma conversion. Non afin de s'en attribuer le mérite, assurément: l'abbé Duregard avait l'âme trop haute, encore une fois, pour s'attarder aux pauvres mouvements de la vanité, celle-ci fût-elle la moins frivole et la plus justifiée. Mais sans doute penserait-il voir la main divine qui me poussait petit à petit vers le port: et ce serait, de sa part, faire œuvre pie que de constater cette merveille, et que de s'en féliciter. Ce serait seconder les desseins de Dieu que de suivre avec ferveur le beau travail spirituel qui allait s'accomplir en moi, jour après jour. Le coup de théâtre se fût-il produit en quelques heures? Bon, le lendemain déjà, l'on n'y songeait plus guère: tandis que l'abbé devrait trembler longtemps pour la conversion du pécheur, en observant celle-ci qui germait peu à peu, jusqu'à éclater enfin sous ses yeux. Certainement il ne croirait pas que ses prières seules pussent secourir ma faiblesse. Dès lors, ne recommanderait-il pas aussi l'égaré que j'étais aux oraisons de Thérèse Gervonier, par exemple? Et Thérèse, que ne serait-elle pas capable de confier ensuite à Yvonne, sous le sceau du secret? En un mot, quelque brusque événement frappe, s'impose, c'est un fait accompli, on l'enregistre, et l'on attend du nouveau. Par contre, l'on s'émeut devant ce qui monte à l'horizon et s'y colore doucement: ainsi la buée dont naîtra tout le crépuscule, d'où sortiront l'orage et son fracas, ou qui nous donnera le frisson de l'aube, suivi du jour en sa fleur. C'est au cours de nos promenades avec l'abbé Duregard que j'ai surtout tâché d'amener ce dernier à deviner mes inquiétudes. Il me souvient du _Voyage autour de ma chambre_, comme de tant d'autres «voyages» analogues, ceux-ci autour d'un fauteuil, ceux-là autour d'une table ou d'un encrier: les auteurs de ces récits y font mention de toutes choses, et philosophent de la sorte sur Dieu, l'homme et le monde à propos d'une mouche, d'un crayon, d'un verre d'eau ou d'un bâton de cire à cacheter. Ce genre est usé; cependant j'intitulerais volontiers «Voyage autour du champ de courses»--à Chantilly, on dit «la pelouse»--les péripéties de ma conversion; j'entends les péripéties morales, toutes celles enfin qui ne pouvaient échapper à l'abbé, et non seulement ne le pouvaient, mais encore ne le devaient. Le voyage autour de la pelouse... que de littérature, et que d'apprêts! Ah! soit, mais y avait-il ombre de sincérité en ce que je tentais là?... Oui, pourtant, car il y avait ma fatigue et ma tristesse, quand je rentrais au logis. Il y avait mon bel amour compromis et souillé par des fourberies. Il y avait mon petit Tiberge perdu, et mes larmes secrètes, ma douleur inavouable... O ma conscience et ma fierté, je vous offre tout cela, tout cela! Le 27 juin, j'ai ramassé sur la pelouse une rose encore fraîche. Elle avait dû choir tout à l'heure d'un corsage ou d'une main gantée: elle embaumait. Je la fis voir à l'abbé: --«Voici la parure du pays, monsieur l'abbé. Je ne dis pas cela parce que c'est une rose. Un nénufar ou un œillet m'inspireraient la même pensée: mais j'appelle cette fleur ainsi, à cause de la grâce qu'elle avait là, sur notre chemin, toute seule. Il ne faut rien de plus sous le ciel du Valois. Que les cascades de plantes folles retombent et bondissent au soleil d'Espagne, de l'Orient ou des Tropiques! Qu'il y ait des palais surchargés de pierraille à Naples, et des Himalayas dans les grandes Indes! Mais ici nos paysans sont plus délicats: le décor d'une campagne toujours fine a dû leur aiguiser le goût. Voyez leurs maisons, aux alentours, à Montgrésin, à Pontarmé, à Saint-Nicolas, comme c'est simple! Quatre murs, et un rosier qui grimpe au portail, voilà tout. Sinon un rosier, mettez une glycine, ou un cep de vigne. Même à Senlis, les vieux hôtels ne sont ainsi parés que d'un bout de dentelle, leur balcon. Au loin les prés ondulent, le ruisseau serpente sous les saules, et la forêt bleue s'arrête courtoisement devant l'herbe ou le blé. L'on ne peut orner une telle contrée, sinon avec une fleur de place en place--par exemple cette rose, tenez, tombée d'aventure à nos pieds, sur la pelouse.» L'abbé me fit remarquer qu'il y avait des horreurs dans Chantilly. --«On bâtit des villages, des maisons à étages. On laisse des papiers gras dans la forêt. L'hôtel Condé a déshonoré la pelouse. --Bon! un grossier maçon nous a infligé ce palace, et de la canaille touriste se croit tout permis chez nous, j'en conviens: mais avant de gâter tout à fait le domaine, bien du temps passera, cependant! Et puis, si vous voulez humer le vrai parfum du pays, il faut surtout errer dans les villages, et suivre les lisières des bois, enjamber la Thève et la Nonette sur les ponts ébréchés... Connaissez-vous Loisy? --Loisy, près d'Ermenonville? Non pas. Je ne connais que Chantilly. Pour nous autres, l'univers s'arrête aux potagers de nos paroissiens. --Loisy est un hameau de vingt bicoques. Gérard de Nerval y fait vivre sa paysanne invraisemblable, nommée Sylvie, en même temps qu'il dépeint le pays avec une poétique inexactitude. Mais elles sont néanmoins charmantes, les vingt bicoques de Loisy: chacune porte sa rose, sa vigne ou sa glycine. Et je pense que certaines aussi, l'automne venu, arborent un jabot d'écarlate, j'entends de vigne vierge... Eh bien, monsieur l'abbé, j'admire toute cette harmonie. Il y a pourtant un bel ordre dans le monde, et les rustres «coupeurs de terre» s'y soumettent eux-mêmes, sans y prendre garde, quand ils construisent leurs cabanes dans le style de leur terroir...» Mon compagnon ne me répondit point qu'il estimât juste et raisonnable de penser ainsi: mais je voyais son visage approuver à la muette. Il semblait content, sans même que le soleil léger de ce jour y fût pour rien. Au bout d'un instant, j'ai repris gaîment: --«La marquise de M. de Fontenelle lui déclarait jadis qu'il y avait trop d'affectation à vouloir, comme certains astrologues de ce temps-là, exempter la terre de tourner autour du soleil. De l'affectation... Je n'en trouve pas moins, aujourd'hui, à prétendre exempter cette même planète d'être vraiment fort bien organisée. Le bon Dieu est très artiste.» Bel esprit. Mais du même coup, bon esprit, en somme, devait également juger l'abbé. Le mois de juillet n'arrivait pas encore en son milieu, qu'un soir, avant l'angélus, j'en venais à dire en présence de M. Duregard: --«Il faut, voyez-vous, nourrir une indulgence profonde pour les attachements coupables. Le premier mouvement poussant quiconque aux genoux d'une femme peut être blâmé, certes. Mais ensuite, par quels liens noués et renoués ne se trouve-t-on pas engagé! Un homme voudrait parfois rompre: il ne saurait le faire sans briser une âme qui ne comprendra rien à ce châtiment. Certaines brutalités semblent bien hasardeuses pour une conscience un peu réfléchie. Il y a parfois la tendre innocence des enfants, dont on se voit responsable, et leur sourire, qui arrête tout. Le devoir n'est pas aisé à discerner. Vous avez dû parfois connaître, en confession, combien on souffre parmi de telles angoisses, et comme le plus orgueilleux ou le plus sage a souvent besoin d'un conseil et d'un ami!» Pouvais-je parler plus clairement? D'autant que ma peine, hélas! n'était que trop certaine, et que l'émotion dont tremblait ma voix ne mentait pas, cette fois! D'autre part, il eût été gênant que je me fusse montré plus explicite devant M. l'abbé Duregard, qui venait familièrement chez moi, et dînait à ma table sous le regard toujours triste d'Yvonne. Il ne m'eût même point permis de pousser davantage ma confidence: car le prêtre seul, ici, pouvait dorénavant m'écouter dans le mystère du confessionnal, et si j'éprouvais tellement le besoin d'un conseil... Les prières toutefois nous séparaient--du moins, l'abbé le croyait. Comme l'août naissait, je nommais déjà celui-ci «mon cher ami». Lui-même me convoquait à nos promenades. Je crois qu'il eût alors volontiers tenté de me convertir. Peut-être impatienté que je fisse grand état de connaissances artistiques ou littéraires qu'il était loin d'avoir, ou peut-être afin de me convaincre--car tout arrive--par le prestige de l'esprit, il me conseillait certaines lectures des maîtres de l'Église: ce qui se nomme des lectures pieuses. Or, pour tout avouer, je ne faisais qu'entr'ouvrir les livres qu'il m'apportait ainsi. Rien au monde ne m'ennuie, ne m'est plus indifférent, et au besoin ne m'irrite comme une lecture de ce genre. La théologie m'échappe, la piété ne s'adresse pas à moi, et tout le reste me semble vague. Après un instant de plaisir très vif que m'auront causé le ton inimitable des écrivains religieux, leur allure sublime, leur éloquence nombreuse, leurs précautions et leur exquise politesse--je parle des meilleurs--je me fâche presque aussitôt à ne rencontrer rien de précis en tant de pages. Ne fût le respect, je laisserais là l'ouvrage sans en tourner seulement deux feuillets. Cependant j'en parcourais au moins un chapitre, et nous en causions, l'abbé et moi. Nous feignions--lui moins que moi, mais n'ayant pas goûté aux plaisirs adorables des Muses, connaissait-il bien toute son illusion?--nous feignions donc tous deux une gratitude confidentiellement attendrie envers l'écrivain sacré, et une sorte de dilection supérieure, inaccessible aux esprits hâtifs, brusques ou futiles. Une fois, tout en marchant dans l'étroite sente d'Avilly, entre deux cloisons de verdure, je m'arrêtai net, et déclarai soudain à l'abbé: --«Je ne suis séduit que par les jansénistes. Convenons-en, je me sens près d'eux, près d'eux seuls.» M. l'abbé Duregard était un gaillard solide et carré, comme les ouvriers dont il descendait. Seule, la vive lumière de ses yeux si intelligents purifiait son visage rustique. Il me souvient qu'il a croisé tout à coup derrière le dos ses mains mal équarries, en m'entendant parler ainsi des sombres jansénistes, moi, un homme dissipé, après tout, et dont la vie offrait certain scandale, si l'on voulait se montrer austère. La sente que nous suivions côtoyait un parc français, jalousement clos: à travers les grilles moussues, l'on apercevait des charmilles, des ronds-points, des statues bocagères, une vallée pour nymphes et sylvains. C'était un lieu précisément où évoquer très bien, par un crochet de la pensée, Port-Royal et les grands Messieurs: mais je ne sais si l'abbé saisit cette réminiscence fugace et, avouons-le, historique plutôt que naturelle. Il paraissait seulement surpris, et même frappé: --«Vraiment, observa-t-il, je n'aurais pas cru qu'une doctrine si hautaine, quoiqu'elle eût été soutenue par des saints, eût de quoi séduire... --Un mécréant frivole. --Pourquoi frivole?... Enfin vous me voyez un peu étonné. --A tort. Il y a dans la foi janséniste un grand attrait de beauté. Se proclamer si fort aux pieds de Dieu, que les œuvres mêmes, celles-ci fussent-elles les plus hautes, ne seront rien pour le salut, hors de la grâce--quelle sublime attitude dans l'humilité chrétienne, mon cher abbé! C'est une doctrine héroïque et princière, c'est la foi dangereuse, la religion périlleuse et altière du risque! --Et de l'orgueil, peut-être. --Oui, peut-être... Aussi bien, ce qui m'attire, dans le jansénisme, vous le confierai-je? c'est le rôle tout-puissant qu'y joue la grâce divine. Mon cher abbé, je suis non seulement préoccupé, mais positivement hanté par cette question de la grâce. Il y a là une puissance qui écrase. La grâce qui brusquement et irrésistiblement se manifeste... Mystère admirable!» Je ne gagerais pas que l'abbé n'eût point prié pour moi tout particulièrement, ce soir-là. Je ne dis pas non plus qu'il n'ait jamais pressenti quelque soupçon d'énigme, parfois, dans mon cas. Encore un coup, l'abbé Duregard était très clairvoyant et d'imagination courte, donc difficile à abuser. Mais quoi! il était aussi grandement pieux. Les bonnes volontés, a-t-il sans doute pensé, viennent à Dieu par toutes les voies, et même par les pires: prenons toujours cette âme-ci, la Providence y verra clair. Admettons que ma conversion eût paru miraculeuse à cet esprit paisible. Et supposons qu'il se soit rappelé en secret le grand mot de Montaigne: «Quant aux miracles, je n'y touche jamais...» Une après-midi, ma surprise fut grande en arrivant chez la marquise Gianelli. Depuis quelque temps, je m'imposais de m'y montrer un peu moins assidu. Chaque matin, je m'éveillais abattu et contraint: le jour me pesait. Quelque chose, ou plutôt quelqu'un me manquait: Marie... J'aurais voulu l'avoir là sans cesse, m'asseoir contre elle, dans l'ombre savoureuse et comme précieuse, qui s'allongeait à ses pieds ainsi qu'un grand lévrier bleu. J'eusse tremblé de joie à l'espoir de sentir, au cours des nuits silencieuses, s'élever son souffle léger tout près de mon bras. Quel émoi, si je l'eusse rencontrée en sa chambre ou la mienne, dans le désordre du saut de lit, les cheveux en tempête sur les yeux, pareille au jeune Bonaparte après le passage d'Arcole! J'imaginais le toucher si doux de son épaule ou de son cou, sur quoi fût au hasard tombée ma main, ainsi, en rêvant, le matin... Or, dans la minute même où mon tourment était le pire, il me fallait songer aux discours que je tiendrais afin justement de sembler moins irréfléchi dans ma tendresse, aux gestes de prudence dont je ferais à mon amie la mélancolique surprise... Comme si j'eusse exprès taché d'encre ou de poussière mon pourpoint de cavalier servant! Marie n'était-elle pas également la mère de notre enfant?... Et avec quelle passion elle le soignait et l'adorait, mon fils!... Pourtant j'habituais mes lèvres à prononcer déjà: «Mon fils illégitime.» Je dirais un jour, et peut-être devant elle: «Mon bâtard.» Je parlerais d'adultère, de scandale et de communion pascale. Peu à peu, je m'entraînais à bien penser. C'est de cela encore que je souffrais, sitôt les yeux ouverts, dans l'accablement de chaque réveil, le regard envolé vers le riant souvenir de Tiberge--et fixé sur le portrait de la petite absente qui, du fond de son cadre couronné de buis, me faisait signe, elle aussi, avec ses pauvres lèvres au fusain et ses yeux de papier. Une après-midi, donc, alors que sous des prétextes--mais on a vu pourquoi--je n'avais pas sonné depuis trois jours, sinon quatre, à la porte de la marquise Gianelli, je demeurai fort étonné en pénétrant dans le jardin de poupée qui cachait cette demeure en miniature. Un son de mandoline, en effet, sortait de la maison par les fenêtres ouvertes... Bizarre! Mais plus étrange encore que ce concert imprévu fut le spectacle qui m'attendait au salon. Tiberge était là, rose et ahuri, ornant les genoux de la nourrice. A côté de celle-ci, sur une chaise basse, se tenait la petite nurse, Frida, ses mains gentiment croisées sur sa jupe d'alpaga beige, et semblable, avec son col et ses manchettes rabattus, à la plus sage élève du couvent, dans la classe des grandes. En face, un guitariste et un mandoliniste bourdonnaient d'accord. Près d'eux se tenait un mince éphèbe rasé, aux cheveux comme laqués et rejetés en arrière, et au teint mi-bronzé, mi-verdâtre: celui d'un jeune conquistador qui se fût perdu l'estomac dans les grands bars. Ce jeune homme était mis avec une recherche singulière: un vrai compère de revue. Enfin, au milieu de la pièce, Marie-Dorothée en personne, vêtue d'une exquise robe blanche, brodée de fleurs orangées, dansait le tango avec un monsieur qui souriait sous ses deux centimètres réglementaires de moustache: et je reconnus sans peine en ce dernier le visage populaire de M. Henri Berri du Jonc, notre dandy national. Qui ne connaît Henri Berri du Jonc? On demandera peut-être ce que c'est qu'un dandy. On ne sait pas. Ce mot-là court les journaux. Quand un monsieur s'habille avec étude, et n'est cependant pas très riche, quand il n'a ni chevaux de course, ni chevaux de polo, ni yacht, ni grandes chasses à tir, ni grosses automobiles, quand il s'adonne seulement aux sports pas trop chers, qu'il ne craint pas de faire des visites, et qu'avec cela il lit un livre de temps en temps, on déclare que c'est un dandy. Les gens de lettres se donnent un grand air de désinvolture en usant de ce terme qui, imprimé, ne fait pas si mal, mais qui dans la réalité ne correspond à rien que de vague. Ainsi, l'on qualifiait de la sorte Henri Berri du Jonc, parce qu'on le rencontrait toujours ganté. Avec cela il était on ne peut plus «ancienne France». Par goût de la plus vieille tradition, il avait effacé les deux _y_ de son nom, Henry Berry, et les avait remplacés par des _i_. On l'entendait fredonner _Pauvre Jacques_, et des couplets de Béranger... Quel dandy! Néanmoins il était légendaire dans les revues de fin d'année, où il personnifiait l'élégance et le bon ton. Marie, en m'apercevant, cessa de danser, se mit à rire, et fit les présentations: --«Je n'ai donc pas besoin, n'est-ce pas, cher, de vous nommer M. Henri Berri du Jonc? Il a la bonté de me faire répéter le tango, que vient de m'apprendre en quatre journées M. Torrez ici présent, mon professeur.» Adolfo Torrez inclina froidement, et à peine, son visage aux cheveux bleus: se figure-t-on qu'un homme aussi considérable, dont le temps valait un prix fou, allait imprimer des plis à son étui-jaquette en commettant des gestes empressés ou précipités? Adolfo Torrez, professeur de tango, maxixe et autres danses du jour, donnait les leçons les plus chères de Paris: c'est dire qu'il n'avait pas de saluts à perdre. Tout au contraire, Henri Berri du Jonc m'avait déjà serré la main avec une chaleur affectueuse: la cordialité a beaucoup d'allure, ainsi qu'en témoignent les plus grands seigneurs. L'œil étincelant--le panache, le sang!--il me disait d'une voix de théâtre, aussi bien timbrée que brillamment insignifiante: --«Vous le voyez, monsieur, nous travaillons notre menuet. Car danser le tango comme la marquise Gianelli, c'est véritablement danser un menuet, un de ces menuets pimpants que nos spirituelles aïeules savaient rendre si ravissant, si fringant, si... --M. Berri du Jonc est un poète, fit gaiement Marie. --Oh! madame, quelle ironie! Je ne suis, malheureusement, qu'un pauvre diable: mais j'avoue que j'adore la danse, à condition qu'elle conserve cette élégance, ce cachet, ce... comment dire cela?... --Ce je ne sais quoi. --Voilà! Vous avez trouvé le mot: ce je ne sais quoi du temps jadis, qui avait tant de charme à Versailles, au Louvre, dans les Trianon... Ah! le je ne sais quoi de France--et Henri Berri du Jonc faisait claquer ses doigts--voilà le trésor que nous ne devons pas laisser perdre! Or le tango me semble une danse triste... --C'est une danse volouttoueuse, corrigea sévèrement le jeune professeur, mais volouttoueuse pas dans les gestes, jamais dans les gestes: dans l'intention seulement elle est, si on y pense, et on ne doit pas y penser. Le tango n'est pas triste. D'ailleurs, on vient de le recevoir en Angleterre. Lady Fonsburn et lord Perham le dansent aussi bien que moi. Et tout Londres veut maintenant l'apprendre.» Argument sans réplique, on le sentait, dans l'opinion du petit Argentin... Berri du Jonc, avec un air de galanterie éclatante, répliqua en affirmant que la marquise Gianelli seule, ou l'une des seules, avait rendu au pauvre tango ce... ce je ne sais quoi, décidément, dont nos pères, moins sombres que nous... Etc!... Les deux jeunes gens enfin partis, après le thé, et Tiberge remporté dans sa chambre, je demandai à Marie depuis quand elle avait appris le tango. --«Mais depuis que je ne vous ai vu, c'est-à-dire depuis quatre grands jours. --Trois. --Quatre, François. Je les ai donc fort bien comptés. --Et fort bien employés. --Oui, le tango en quatre jours, ce n'est pas trop mal. Tout dépend pourtant de la façon dont on s'y prend. S'il ne s'agit que de chalouper... Adolfo Torrez dit «chalouper», cher, avec tant de mépris!... s'il ne s'agit donc que de chalouper ça sans cérémonie, ce n'est pas difficile, bien sûr. Guère compliqué non plus, de l'esquisser à la façon des gens si empesés, vous savez, et qui dansent sans danser... Moi, j'ai voulu arriver à la perfection, en quatre journées. Aussi ai-je travaillé sans repos avec Torrez. Et j'ai fait demander à ce fameux Berri du Jonc qu'il vînt m'essayer. Il est venu. Je donnerai un dîner pour le remercier. --Pour le payer. --Oh! il ne faut pas faire des mots cruels sur lui. D'abord, c'est à la vieille mode, les mots cruels. On se moque tout doucement, maintenant. Et puis il danse bien, ce Berri du Jonc. N'est-ce pas que cela n'allait pas mal, avec lui? Et avec Torrez? Il fait mieux valoir la danseuse, il est le plus merveilleux tangueur du monde: et il le sait! Notre travail n'était-il pas bon?» Certes, il m'avait paru délicieux, leur travail! Que d'aisance, que de souplesse, quelle lenteur légère, quel rythme puissant et néanmoins si discret, quelle langoureuse précision, quelle espèce de modération passionnée! J'en voulais au tango de ce que je l'ignorais, et de ce qu'il m'eût fallu l'apprendre, ce qui représentait une embarrassante et fastidieuse étude, pour quiconque n'a plus dix-sept ans; mais j'y reconnaissais toutefois une grâce assez étrange, ni trop, ni trop peu inaccessible, qui convenait admirablement à nos contemporains entreprenants et pressés. Or il est certain que Marie se jouait parmi toutes ces figures chorégraphiques comme une allégorie de la Danse en personne... Cependant, je me scellai les lèvres, et me jurai de ne point le lui dire. Il entrait dans mon caractère nouveau de haïr toute fantaisie, non moins que tout mouvement de jeunesse: et je déclarerais dorénavant avec un sourire châtié que le tango, par exemple, était une manière de frénésie à laquelle, en Argentine, on se livre après boire... Aussi bien étais-je à demi sincère, ayant le cœur douloureusement serré en constatant que peu à peu l'étranger, qu'autrui, que «l'ennemi» enfin, semblait investir la marquise Gianelli, et la maison où reposait mon fils--et le sien. --«L'important, poursuivit-elle, c'est de ne point se tortiller comme une grosse gitane, et en même temps de ne pas circuler niaisement, presque sans bouger... Mais cela ne t'intéresse pas, tout cela, homme des bois, homme sauvage.» Je fis ici mon sourire châtié. --«J'avoue qu'une femme intelligente, cultivée, raisonnable... --Une femme de mon âge... --Enfin, une vraie femme, me paraît, au premier abord, devoir connaître des soucis plus intéressants... Apprendrez-vous aussi la maxixe et la «Très moutarde»? --Ne boudez pas, François. Ne boude pas... Je ne me suis pas mise au tango comme cela, tout d'un coup, et sans nulle cause. J'avais une raison. --Bah! --C'était pour amuser Tiberge... Oui, nous avons remarqué, la nourrice, la nurse et moi, qu'il adorait voir danser, et surtout me voir danser. Tu as remarqué, tout à l'heure: pas un cri, pas un pleur, pendant toute la leçon. C'est chaque fois ainsi. On l'amène là, il écoute la musique, il me regarde, et il est très content. Je danse pour lui. Salomé en fit autant sous les yeux d'Hérode. Tiberge vaut bien ce vieux roi de la Bible, je suppose.» Je demeurai muet. Qui eût songé à cela? Et si Marie dansait devant son fils afin de le divertir, que pouvais-je dès lors y trouver à reprendre? Je sentais bien qu'il en serait toujours ainsi, et qu'elle lui donnerait le bal et les violons durant toute sa vie. Allons, rien de mieux, je n'allais pas lui reprocher de distraire notre petit. Force me fut de trouver quelque autre sujet de déplaisir. --«D'où connaissez-vous ce Berri du Jonc? De partout? Oui, oui, je sais bien, c'est une relation de «season» parisienne... Encore, passe pour lui... Mais ce petit Argentin de Montmartre, qui doit priser la cocaïne, à voir la mine qu'il a.. --C'est le plus réputé des maîtres à danser. --Sans doute: il n'en est pas moins curieux de rencontrer autour de la marquise Gianelli, qui inspira les rêves d'un grand poète, cette écume des restaurants de nuit. Il semblerait à peine plus étrange que l'on se mît à jouer du mirliton comme à lancer des serpentins dans votre salon. --Croyez-vous que cela ferait rire Tiberge? --J'y songerai. --Comme vous êtes amer et lugubre, cher! C'est un peu ennuyeux. Cela ne vous réussit guère de ne pas me voir. Entrerez-vous en religion bientôt, donc?» Cette fois, l'occasion m'était cruellement offerte: je la saisis, les yeux fermés, comme un martyr se fût jeté au feu. --«Mais, Marie, pourquoi riez-vous?... Entrer en religion, évidemment, je n'y songe point: je n'en serais pas digne. Cependant je mentirais si je disais que j'évoque aussi distraitement que par le passé mes souvenirs de catéchisme, voilà. --Oh! voilà... vraiment, voilà tout? Il n'y a rien d'autre que vous me cachiez? Quelle humeur affreuse! Vous avez la migraine ou les diables bleus, ou bien vous aurez éprouvé une contrariété, une déception, certainement... Seriez-vous fâché parce que vous ne savez pas le tango, par hasard? --Non pas fâché, et votre tango n'est pas mon fait... Mon inquiétude vient de plus loin, hélas!... Eh bien, oui, je vous confesse que je me sens triste à mourir, et surtout bouleversé par une obscure voix dont je n'entends que trop les questions. J'éprouve certains doutes, je suis très malheureux...» Marie me regarda bien en face, entre les deux yeux: --«François, tu m'aimes moins! Avoue-le, dis-le, j'aime mieux cela.» Grands dieux! Je lui criai la vérité: --«Je t'aime éperdument, profondément, de toutes les forces de mon cœur, Marie!» Après quoi, par le plus grand effort d'énergie dont je fusse capable, je me suis violemment rappelé mon devoir, et j'ai ajouté: --«Seulement, je suis tourmenté, en ce moment, par une crise... --De regrets, peut-être? --Non, de conscience.» Marie se leva brusquement, à ces mots. J'eus peur soudain de ce qu'elle allait faire ou dire: --«Mon amie, qu'est-ce qu'il y a?... Où vas-tu?» Elle me répondit en quittant la pièce: --«Il est cinq heures moins cinq. On doit donner le bain de Tiberge à cinq heures. Je vais voir si la nourrice est bien exacte.» Et elle ajouta en riant de ses belles dents saines: --«A chacun sa conscience, n'est-ce pas?» Bientôt grisonnant que j'étais, j'eus la honte, cette nuit-là, d'étouffer des sanglots dans mon oreiller--d'humbles sanglots d'amour, de vrais sanglots d'écolier! Cependant je m'étais rendu à la messe. Un dimanche matin, j'ai vu Yvonne descendre au jardin, gantée, et comme d'habitude ce jour-là, habillée un peu plus mélancoliquement encore. Car telle est sa tristesse que, voulant faire honneur à Dieu, elle met ses robes les plus mornes, comme pour dire: «Vous m'avez infligé cette croix, ô mon Dieu qui m'avez repris tout ce que j'aimais. Vous m'avez rendue misérable et lamentable. Or en ce dimanche où je vous glorifie solennellement, je me pare de tout mon chagrin, et je l'apporte au pied de vos autels. Regardez-moi, mon Dieu, irréparablement malheureuse ainsi que vous m'avez faite. Je présente à tous les yeux mon deuil immense et soumis, comme un exemple bien chétif, mais hautement affirmé, d'humilité et de résignation.» Il se peut qu'Yvonne forme cette pensée d'adoration et de douceur infinies. De même se peut-il qu'elle se soit machinalement revêtue de n'importe quelle toilette, pourvu que celle-ci se fût trouvée moins riante que les autres, ainsi qu'il sied à une sage chrétienne allant à l'église: on le sait, les yeux châtains d'Yvonne étaient impénétrables. Au fond de leur chagrin couvait soit un incendie, soit à peine une étincelle. Elle traversa donc notre petit jardin. Thérèse Gervonier la suivait, pareille à une grosse bonne d'enfant. Ah! la pauvre Yvonne, combien elle semblait vacillante, avec ses épaules minces, combien elle marchait débile et penchée entre les deux chiens, Marsyas et Marion, qui l'accompagnaient gaîment, en bondissant, jusqu'à la porte de la rue! Et je savais, moi, que quiconque l'eût regardée au visage, se fût arrêté sur place, stupéfait: car cette jeune femme accusait l'âge mûr, et au delà, l'âge flétri. Enfin la porte de la rue s'ouvrit, puis se referma au nez de Marsyas et de Marion qui, désappointés, les oreilles couchées, et les yeux mi-clos, demeurèrent longtemps immobiles: «Comme c'est stupide et malveillant, semblaient-ils penser, de ne pas nous avoir emmenés! A quoi cela sert-il? Où ont-elles pu aller, avec leurs gants, leurs petits livres, et leurs jupes qu'il ne fallait pas salir? En voilà des histoires, et des puérilités!» Au bout de quelque temps cependant, Marsyas et Marion se retournèrent subitement, de même que touchés par une baguette de magicien: je venais de paraître au jardin, et déjà ils me sautaient presque aux épaules, se poursuivaient en rond dans l'étroit espace, gambadaient, aboyaient: --«Ah! te voilà! exprimaient-ils. Te voilà, enfin! Avec toi, au moins, c'est sérieux, on va faire des choses intéressantes, on va sortir. Tu n'as pas les colliers ni la laisse dans les mains, mais tu vas aller les chercher, nous avons confiance. Quelles courses, tout à l'heure, sur la pelouse! On boulera les fox, on rattrapera tout ce qui se sauvera! Et puis, dans la forêt, il y aura de l'écureuil, de l'oiseau, du lièvre. Quelle ivresse! Et qui sait, malgré cette laisse idiote... Mais quoi, qu'est-ce qui te prend aussi, toi? Tu ne nous emmènes pas non plus? Qu'est-ce qu'il y a donc, ce matin?» Infortunés Marsyas et Marion, il y avait la messe, il y aurait dorénavant la messe tous les dimanches, à la même heure, il faudrait vous y faire. Les hommes fantasques allaient prier, ce matin-là: et encore votre patronne s'y rendait-elle de bonne foi, poussée par la ferveur de son âme croyante. Mais votre maître, ô bons et simples chiens, qu'eussiez-vous pensé de votre maître vénérable, dispensateur souverain des pâtées et des sorties, si vous aviez pu deviner qu'il vous laissait cruellement au jardin dans l'unique intention d'aller contrefaire le repenti, et se donner en spectacle? O jolis êtres ingénus, vous lui ferez accueil sans rancune, à votre maître difficile à comprendre, quand il reviendra de sa messe: vous le bousculerez joyeusement, vous le regarderez de vos yeux tendres, et en vérité il aura malgré tout mérité ce regard-là, bien que vous ignoriez pourquoi, ô cœurs honnêtes, ô bêtes charmantes! Dans l'église, je me suis placé en l'un des bas-côtés, près de la porte. Yvonne ne tourna pas une fois la tête: eût-elle été seule, qu'elle ne m'eût pas seulement vu. Mais Thérèse passait l'inspection, en revanche: elle prétendait apparemment savoir si chacune ou chacun suivait bien l'office, et si quelque impertinente ne serait pas venue, par hasard, avec un chapeau trop simple, une robe d'un ton trop net ou une figure d'une beauté trop indécente. Il y a en effet un protocole pour le dimanche matin, auquel il ne s'agit pas de manquer: Thérèse en connaissait les moindres nuances. Or je n'étais pas arrivé depuis cinq minutes que cette vigilante fidèle m'avait aperçu. Hâtons-nous d'ajouter que tout en surveillant l'église, Thérèse écoutait pourtant la messe avec piété, et ne se fût pas scandaleusement retournée pour constater jusqu'à quel point je m'inclinais au moment de l'élévation: mais bientôt après, en s'asseyant de nouveau, elle s'assurait rapidement de ma contenance, et je dus lui causer un extrême dépit en me retirant un peu avant l'_Ite, missa est_, car elle eût probablement observé avec dilection si je me signais ou non, si je prenais de l'eau bénite, et de quel air, et si j'avais enfin, en descendant les marches du perron devant l'église, cette physionomie correctement paisible, non moins que discrètement allègre, qui a sa place aussi dans le protocole du dimanche matin. Prétendais-je par hasard faire de la fantaisie, tout nouveau et jeune paroissien que j'étais?... Oh! non. Je suppose que la surprise de Thérèse fut extraordinaire, et qu'elle dut, après la messe, se répandre en commentaires sans fin. Yvonne l'a-t-elle écoutée distraitement, ou en proie à quelque espoir secret, sinon à de la méfiance au contraire? Je ne sais, et rien n'a pu me le laisser soupçonner, ce jour-là ni les suivants. Au déjeuner, elle se montra indifférente et lointaine, comme à son ordinaire. Elle ne fit même pas semblant de ne pas m'avoir vu à l'église. --«Tu as entendu, me dit-elle tranquillement, le sermon de M. le curé. C'est un saint homme, mais il n'a pas le don de la parole. Il se répète, et sa phrase a souvent bien du mal à venir au bout. J'espère qu'une autre fois tu entendras M. l'abbé Duregard. Notre ami prêche très bien, c'est l'avis général. --J'irai tout exprès.» Sur quoi, un silence, et l'on parla d'autre chose. Thérèse elle-même n'ajouta rien: elle réprimait cependant cent allusions diverses. La curiosité l'eût tuée. Sa figure informe brillait de satisfaction comme d'étonnement: mais la réserve, la froideur d'Yvonne la glaçaient. Le dimanche suivant, je fus encore à la messe, pris fort bien l'eau bénite, et fis parfaitement tout ce que je devais faire. Le regard de Thérèse changea dans la semaine: il s'éclaircit positivement. Je m'en sentais même touché. Il s'en fallait pourtant qu'Yvonne s'apprivoisât; mais quoi! allais-je manquer de patience, ainsi qu'une femmelette nerveuse, au début à peine de mon entreprise? Allons donc, j'étais plus robuste. Un jour, je rencontrai Thérèse seule au jardin. Elle caressait Marsyas, et même--malgré ma défense--lui avait apporté des friandises. Le beau chien cependant, ayant savouré ces miettes délectables, agitait fort négligemment sa longue queue: cette dame peu agile, qui jamais ne le menait en forêt non plus que jouer sur la pelouse, lui inspirait une sympathie toute alimentaire, et pleine d'un secret mépris. Quant à moi, il en allait bien autrement, et Marsyas s'arrondit à ma vue, appelant aussitôt Marion qui sortit du chenil: --«Comme ils vous aiment! fit Thérèse gracieusement. --Pourtant je leur impose souvent d'affreuses déceptions. Je les abandonne, je sors sans eux. Dimanche matin, ils ont hurlé pendant un quart d'heure. A cent mètres d'ici, je les entendais encore.» Si Thérèse n'eût été qu'une enfant de seize ans, toute frêle et effarouchée, j'écrirais qu'elle rougit d'émoi en même temps que de plaisir à ces mots. Du moins baissa-t-elle les yeux, et me dit: --«C'est quand vous avez été à la messe?» Après quoi, elle ajouta, craintive: --«Est-ce que vous irez aussi dimanche prochain? --Mais oui.» Toutefois elle avait si évidemment quelque chose à exprimer encore, quelque chose qui lui semblait embarrassant, ou intimidant à l'excès... Je l'aidai. --«Eh bien, voyons, Thérèse, qu'y a-t-il donc? Parlez. Est-ce que je vous fais peur? --Mon Dieu... c'est que dimanche prochain, voilà... nous avons une grande fête. --Oui, c'est l'Assomption, je le sais. --Et alors, puisque vous irez à la messe... ah! c'est vous-même qui l'avez annoncé... --Allons, c'est entendu. Cela vous contrarie, peut-être? --Non, juste ciel!... Seulement, est-ce que... oh! pour ce jour-là seulement!... est-ce que vous ne pourriez pas... revêtir votre uniforme... oui, enfin, venir en tenue à la grand'messe de l'Assomption?...» Thérèse s'arrêta, interdite et sans voix. Quant à moi, je lui promis ce qu'elle voulut. Les dévotes virent mon uniforme vert et gris, et en jasèrent longuement. Il me faut même noter que je surpris une ou deux fois, pendant le déjeuner, les yeux d'Yvonne arrêtés, furtifs et un peu effarés, sur ce costume inaccoutumé. Certes elle ne me posa, à moi, nulle question: mais elle s'interrogea beaucoup, à ce qu'il me parut. Tiberge passait toutes ses journées au Bois de Boulogne, entouré de sa cour, entendez sa mère, la petite nurse, la nourrice, le chauffeur, l'auto, la voiture pliante, un matériel considérable de campement, et moi-même enfin, qui venais parfois vers quatre heures. Si j'avais payé de mes deniers tout ce luxe--et comment l'eussé-je fait?--j'aurais peut-être pu me prendre, à la rigueur, pour une manière de consort: mais à la vérité, c'était plutôt le chauffeur qui eût figuré dans ce rôle. On le consultait touchant certaines difficultés d'ordre topographique; il représentait, au moins durant les trajets, le pouvoir exécutif, il logeait dans la place, portait un dolman d'une coupe «militaire fantaisie». Ajoutons qu'il était paisible et jovial. Au contraire, j'arrivais de loin, moi, pressé, hâtif, plus ou moins soucieux, je ne servais à rien. La marquise Gianelli m'accueillait avec une sereine négligence: quand Tiberge était là, il n'y avait d'important que les mouches, qui eussent pu le gêner. Toutefois, le petit ne se trouvait pas toujours présent. On le rentrait, on l'endormait, et parfois le soir d'été venait, au son monotone et voluptueux de la pluie sur les branches, ou dans le muet cantique du crépuscule, déjà trop court. C'était l'heure du dîner: de loin en loin, dans Paris déserté, les fenêtres ouvertes s'éclairaient. Je baisais la main de Marie: --«Au revoir, amie heureuse. --Au revoir. A demain!» A ces mots, je parlais de téléphone, d'affaires à régler, d'une tournée en quelque canton lointain, des nouvelles du petit. --«Bon, disait Marie, entendu. Tu vas manquer ton train. C'est la vie... --Que veux-tu dire? --Pas grand'chose, va... Tu auras les nouvelles. Au revoir.» «Pas grand'chose»!... Cela signifiait, et je le savais bien: «Tu ne m'aimes plus, tu te lasses...» Mais pouvait-elle savoir que je me mettais presque le couteau sous la gorge pour lui témoigner tant de froideur? En outre, ce «pas grand'chose» exprimait, à la russe cette fois, et je ne l'entendais pas moins: «Oui, tu ne m'aimes plus, mais qu'est-ce que ça fait, après tout? Tu m'as donné un fils, je ne voulais que cela. Je t'ai choisi parce que tu étais sympathique et d'un bon modèle. Maintenant, tu peux bien t'en aller, François Simonin, je n'ai plus besoin de toi. Quand j'aimerai à être aimée, je pourrai trouver ailleurs des athlètes bien réguliers, ou, si j'ai ce caprice, de grands artistes m'adoreront, quand ce ne serait que mon poète, un jour, qui sait?... D'ailleurs, j'ai Tiberge, et je suis riche. Non, tu ne représentes pas grand'chose, mon petit forestier français. Le maréchal mon aïeul m'eût bien grondée peut-être, de t'avoir choisi, ainsi que l'Empereur grondait sa sœur merveilleuse Pauline Borghèse, lorsqu'elle s'était laissée aller à quelque nouvelle escapade...» Mon Dieu, Marie eût-elle soupçonné que je pressentais ces paroles, comme si elle les eût effectivement prononcées devant moi, et que j'en demeurais tout palpitant de désespoir et d'angoisse, une fois sa porte fermée? Je demeurais assez rarement auprès d'elle, maintenant, passé huit heures du soir. Une fois pourtant, le crépuscule était si mauve, si moelleux et si chaud, que Marie me demanda: «Reste. Tu t'excuseras.» Le moyen de refuser toujours? Je l'eusse blessée, à la fin, ce que surtout je voulais éviter. Je suis donc demeuré, et nous dînâmes au Bois. Nous avions choisi le coin le plus secret, presque un bosquet, dans un restaurant à tziganes: mais à peine si l'on entendait ceux-ci, et dès qu'ils se taisaient, la brise chuchotait en retournant doucement les feuilles. Nous avons commandé des mets légers, et un joli vin d'or: notre fête galante commença très bien. Nous ne parlions pas volontiers, ordinairement, de Stéphane Courrière: il le fallut pourtant, ce soir-là, car les journaux annonçaient la mise en répétition de sa _Bérénice_. --«Ah! Bérénice! modula Marie... Je l'ai tant aimée, cher, cette belle princesse des Juifs. Stéphane en parlait avec une tendresse merveilleuse. Souvent, j'ai cru la voir, portée en litière sur la Voie Sacrée: un cortège d'esclaves hébreux l'entourait, et elle avait les yeux fardés depuis le nez jusqu'aux tempes. Mais ses épaules étaient un peu voûtées, et elle ployait comme un iris. Stéphane dit qu'elle eût été bien redoutable dans un harem. --Mais je croyais que l'héroïne de la pièce était Madame Henriette, la belle-sœur du Grand Roi? --Sans doute, la scène se trouve à Versailles, et la vraie Bérénice n'a que faire ici. Elle n'est qu'un symbole. Pourtant, on verra Corneille et Racine, et aussi des nymphes et des bergers, des précieuses et des guerriers, que sais-je encore! Du moins en était-il ainsi naguère. Ce n'est d'ailleurs pas mon secret, et je ne dois souffler mot de cette _Bérénice_, sinon pour souhaiter son succès... Et donc, tu le souhaites aussi, n'est-il pas vrai? Tu n'es pas jaloux, maintenant? Cher, un jaloux, ah!...» Et elle chassait de sa main déliée, semblait-il, des vapeurs offensantes, une fumée horrible. --«En effet, pourquoi jaloux, répondis-je? Le passé est mort, et moi-même n'ai que trop d'autres sujets de trouble. L'apothéose de _Bérénice_ n'a d'ailleurs pas besoin de mes vœux, que je forme de grand cœur: le succès ne fait pas question. --Stéphane a de grands ennemis. Son mariage manqué avec la Clarke lui cause du tort. --Il n'épouse plus l'infante? --Euh... cela traîne et languit, cela échouera, et l'on se moque. Isabelle Rameau et Henri Berri du Jonc, qui étaient à Deauville et à Dieppe, m'ont dit que l'on se moquait. Si Stéphane avait réussi, ce serait une alliance diplomatique et adorable, cher. Comme il n'aboutit à rien, c'est un projet ridicule, maladroit, et même déshonorant. Il est du reste réellement affreux, ce projet... Mais _Bérénice_ contient des mots qui arrêtent le cœur.» Un silence. La brise, les feuilles: l'orage montait. Marie leva sa coupe, et but. --«Il fait chaud, François, donne-moi la main. Tu trembles?... Sais-tu ce que nous devrions faire? Isabelle Rameau a invité Tiberge à venir chez elle, dans son château de Grainville, près de Louviers. --Avec toi, Marie, peut-être? --Avec nous, si tu veux. Installe-toi pour huit jours, quinze jours à Grainville. Ne devais-tu pas prendre tes vacances en septembre, justement? Isabelle sera contente. Nous verrons là poindre l'automne. Nous chasserons, nous passerons ensemble toutes les journées... Dieux! ce coup de vent! Nous reviendrons sous une trombe d'eau, tout à l'heure, heureusement que nous avons l'auto... Allons, est-ce convenu? J'écris à Isabelle?» Hélas! il me fallait donc encore refuser. Coûte que coûte, je fournis la plus pauvre excuse, et tandis que Marie tenait encore ma main frémissante: --«Je ne puis quitter Chantilly, cette année. Non, en vérité. Je suis trop patraque, trop mal en point. --En voici la première nouvelle. --Je ne t'en ai rien dit jusqu'ici, par gêne et par discrétion. Mais chaque matin, comme chaque nuit, je suis saisi de vertiges et d'angoisse, de fièvre, de maux de tête insoutenables. Un rien m'attriste pendant des heures et me hante. J'ai vu mon ami le docteur Marbois: il a parlé de neurasthénie et de soins urgents, dont le premier serait d'éviter le surmenage, et jusqu'à la plus légère fatigue. Dans ces conditions, le déplacement de Grainville, non: faire des frais continuels d'amabilité, d'esprit, une conversation perpétuelle avec la maîtresse de maison, non, non!» A la lueur des petits abat-jour roses, Marie me regardait avec beaucoup plus de dédain encore que de dépit. Un vague éclair qui eut lieu très loin, on ne savait où, peut-être en rêve, parut cependant délivrer en elle la bête captive. Je n'entrevis celle-ci qu'un instant, mais face à face: --«Je te plains, fit-elle d'une voix qui ne chantait presque plus. Il est fâcheux d'être malade, et plus fâcheux encore de se sentir déchu. Stéphane, tiens, malgré ses cheveux gris, sait toute l'année tenir à jour une correspondance immense, faire ses visites, poursuivre de longs projets très nuancés, courir de tous côtés, parler, lancer mille épigrammes, se maintenir léger et pimpant, et nous donner ses chefs-d'œuvre en même temps. Il est doué.» Elle agitait ses doigts pointus, ses griffes. Me regardant aux yeux, elle déclara encore: «C'est vrai que tu n'as plus bonne mine.» Autrement dit: «Tu as baissé de valeur, mon garçon. S'il fallait te revendre, j'y perdrais.» Mais n'importe, je pardonnais à Marie ses paroles cruelles: ne les avais-je pas provoquées? N'avais-je point déçu et joué vilainement cette maîtresse tant aimée, devant qui j'eusse voulu vivre prosterné? Ainsi le lazzarone des quais de Naples qui, ayant donné des sous faux à la «Santissime» qu'il adore, lui pardonne secrètement ensuite tous les fléaux dont elle l'accable, la maudite! L'automne n'est d'abord qu'un sourire un peu plus triste du ciel. Puis tout s'attendrit, et la nature s'abandonne, comme Phèdre frappée d'amour. Une feuille se détache et tournoie, les autres suivront... --«Voici la mauvaise saison, dit l'abbé Duregard. --Pourquoi mauvaise? L'automne produit des fruits, des crépuscules et des émotions: nous inaugurons la période des troubles. Quand les bois se rouillent, les cœurs battent plus vite, et vous savez bien, vous qui avez des pénitentes, que les chemins tapissés d'or mènent à la perdition. C'est-à-dire que tous les confessionnaux devraient être enguirlandés de feuilles mortes et de vigne vierge. --Dans les paroisses riches, il est vrai que l'automne met les âmes en péril, et je ne sais pourquoi. --On fait de la langueur, comme on fait en hiver de la bronchite. --A condition pourtant qu'on ait des rentes. Votre langueur est un luxe, que les petites gens ne se permettent pas. Tenez, voici, de l'autre côté de ce mur, la maison du garde Fary, qui a six enfants et dont le beau-père a filé, emportant le magot du ménage: allez donc demander à ce brave garçon s'il est sensible à la ronde des feuilles, ainsi qu'on dit. Mme Fary mouche ses mioches et leur distribue des taloches, avant de regarder si la brume est grise ou bleue sur son potager. Et le père Duche, qui couche dans la forêt, le croyez-vous occupé d'autre chose que de savoir s'il fera froid et s'il y aura de la boue, le soir venu, sous le viaduc où il a établi son domicile en plein vent? --Ce vieux faune n'est pas un être humain: c'est une bête du bois, et presque un arbre. --Pas plus que le père Duche, aucun paysan, croyez-moi, n'est sensible à ce fameux charme de septembre ou d'octobre. On n'éprouve ces sentiments de première qualité qu'à partir de 6.000 francs de rentes minimum. --Vous n'aurez donc jamais eu à confesser de pauvres filles que les vendanges auront troublées? --Oh! les vendanges! Pourquoi pas aussi les premiers labours? Non, allez, il n'y a pas aux champs de défaillances si compliquées. Tant qu'on ne songe pas à faire des bouquets en mariant des fleurs aux feuilles mortes, la faute peut être grave, mais la malice petite. --Bref, le péché commence à la rose d'automne. --Apparemment. Et je vous assure qu'hors certains arrondissements de Paris et quelques lieux de villégiatures, la somme des tristesses, des inquiétudes et des fautes demeure égale--hélas!--en toute saison. --Vous m'en voyez plus que surpris.» Nous devisions ainsi dans le parc, et à ces mots nous traversions, l'abbé Duregard et moi, un vaste et rond carrefour que surveillaient, du fond de leurs niches, quelques bustes de marbre. Les bosquets n'étaient plus verts, mais tigrés, sinon tout à fait roux, et ces têtes de marbre et de mousse semblaient me dire: «Eh bien, nous t'écoutons, nous te guettons... Sans doute, nous garderons ton secret, mais oseras-tu bien parler comme tu veux le faire?...» Je repris: «Certes, mon cher abbé, vous m'en voyez très surpris. J'aurais cru que l'automne eût jeté chacun en toutes les tentations, et au besoin dans l'angoisse. Mais c'est probablement raisonner comme ces enfants qui jugent le monde en faiblesse, parce qu'eux-mêmes ont un rhume ou mal à la tête.» L'abbé me parut hésiter un instant. Puis je pense qu'il prit son parti, et me regardant bien en face, de ses yeux intelligents et rudes: «--Vous souffrez donc beaucoup, mon ami? --Oui... beaucoup. --Vous parliez d'angoisse... --Elle m'étreint! Je me sens comme déchiré. D'une part il y a tout ce que j'aime, d'autre part tout ce que j'ai aimé. Cette torture devient au-dessus de mes forces. --Il y aurait un refuge. Je vous dirais: Celui qui console toujours ne s'est jamais refusé à qui l'appelait de toute son âme... Mais vous n'avez pas la foi. --Je n'en sais rien!» L'abbé s'arrêta, presque tremblant. Son regard me perçait, me fouillait, me brûlait comme une flamme, comme le regard même de ma propre conscience. Je me raidis sous ce feu ennemi, et ces mots ne me sont pas sortis spontanément des lèvres, mais je les y amenai un par un, ainsi que des captifs à peine liés et encore frémissants du combat: --«Je n'en sais rien!... Le doute le plus poignant m'assiège depuis un mois. Vingt fois j'ai cru que Dieu m'avait parlé. Vingt fois une voix de l'enfance m'a crié tout bas: Agenouille-toi, le salut est là!... J'éprouve souvent une émotion puissante, immense, il me semble que la Grâce m'environne, sinon qu'elle m'ait touché...» Mon ami se taisait. Il avait maintenant la tête penchée et les mains dans les manches: il était le prêtre, et il méditait. Au bout d'un instant: «Voici, fit-il, il n'est qu'une voie qui s'ouvre à vous, et même il faut dire: à nous. Je peux bien vous l'avouer maintenant: depuis nombre de semaines, votre salut est le sujet quotidien, et mieux, continuel, de mes pensées et de mes prières. Je connais, ou je prévois peut-être quelque infime partie de vos chagrins, que je devine cruellement lourds, mon pauvre ami; je crois aussi discerner assez, avec l'aide de Dieu, quel est votre devoir, redoutable, et qui sait? déchirant... N'en doutez pas, la Providence prendra pitié d'une épreuve si longue. D'autre part, je sens--et avec quelle pieuse et tendre terreur!--que Dieu vous sollicite: c'est donc que déjà vous l'avez retrouvé... Les mots me manquent ici pour exprimer mon attente, mon espoir: j'ai tant demandé au ciel que votre cœur s'ouvre tout grand à la belle lumière!... Mais je ne saurais vous parler dans ce parc et parmi ces statues, vous parler du moins comme je veux, ni comme je dois le faire. Quant aux douloureuses vicissitudes parmi lesquelles vous vous débattez, il en est, vous le savez, que je ne puis entendre qu'en confession... Eh bien, voulez-vous que nous nous séparions à cette place? Nous irons chacun de notre côté, moi priant pour vous avec plus de ferveur que jamais, et vous restant avec vous-même, et avec Dieu: puis, demain ou après-demain, vous viendrez me trouver à l'église, et c'est le pasteur spirituel alors qui vous écoutera... Vous vous serez longuement interrogé, et vous aurez déjà--qui sait?--fléchi sous la Grâce divine... Eh bien, le voulez-vous?...» Une émotion réelle m'avait saisi, à voir l'abbé vraiment frissonner d'anxiété. Une fois de plus j'admirai cet homme modeste et fort, tout embrasé de piété, et qui tendait si ardemment vers son idéal, très saint, très haut... Quant à moi, je visais aussi le mien, très pur et très net: et je voulais l'atteindre! Je pris la main de l'abbé Duregard, et la serrai avec une gratitude infiniment affectueuse: et nous nous quittâmes, ainsi qu'il le voulait, au milieu du grand parc. --«Au revoir, fit-il, je vous attends là-bas.» Il suffisait. Qu'était-il besoin d'ajouter la question que je posai alors? Ne savais-je pas ce qu'allait répondre l'abbé?... A merveille, au contraire, et j'imagine que seul un dernier sursaut d'orgueil, sinon de sottise, me contraignit, vraiment presque malgré moi, à demander puérilement: --«Je devrai, n'est-ce pas, réciter le _Confiteor_, avec... avec tous ses articles de foi?» A cette phrase, l'abbé tressaillit. Puis, de sa voix un peu rauque, impérieuse et grave, il prononça: --«Certainement, et de tout votre cœur.» Pourquoi n'a-t-il pas dit: «Comme de tout votre esprit»?... Il n'y songea point, sans doute, ceci suivant cela. Après quoi, je le vis s'en aller, les épaules carrées, le pas sonore, de la démarche d'un soldat sans reproche qui s'est bien conduit. Son visage seulement se tournait vers le sol: c'est qu'il priait. Et je demeurai... Mais le long de ces charmilles où le mol automne chantait, je ne pensai qu'à Marie, qu'à Tiberge, qu'à Rome, qu'aux jardins d'Este ou de Frascati, orfévris par septembre, octobre... Je rêvais à mon petit: «Aura-t-il plus tard, pensais-je, l'accent bien français?» Et ma confession prochaine, et ce _Confiteor_?... Bah! c'était depuis longtemps tout réfléchi. Quand la reine de Saba s'en fut trouver l'ermite Antoine, des parfums la précédaient, puis des coureurs, tout un cortège. Lorsque Stéphane Courrière revint à Paris, après sa longue absence, il eut des coureurs innombrables qui l'annoncèrent en tous lieux, à savoir les journalistes; et son escorte était le souvenir sonore de mille et mille vers, et sa gloire chatoyante, et son prestige bigarré. Il avait laissé l'infante Pia regagner l'Espagne. L'épouserait-il décidément? Ou bien, après la première de _Bérénice_, retournerait-il se mettre à ses pieds comme le premier de ses courtisans? Ou encore, dédaignant à présent l'alliance auguste, mais indigne des Muses, allait-il reprendre dans Paris son rang de poète national et de charmeur indiscuté, quitte à jeter bien loin de lui le diadème doré de l'Altesse Royale, pareil au dieu Bacchus alors que celui-ci, en riant, lança jusqu'au ciel, parmi les étoiles, la couronne de la pauvre Ariane? Ainsi naquit jadis une constellation... Or, que deviendrait à son tour, aujourd'hui, l'aventure de l'infante? Des vers, sans doute? Ou quelque pièce éclatante? Ou simplement un mot, un petit mot, à colporter sous le manteau? Les journaux, par allusions plus ou moins claires, posaient ces questions, et bien d'autres. Dès que l'on eut annoncé la mise en répétitions de _la Princesse Bérénice_--car tel était le titre véritable de la pièce--l'on commença dans les feuilles à publier des notes, des informations, des articles, des photographies: et celles-ci, d'ailleurs maquillées, foisonnaient, de même que les articles passaient toute mesure, soit en bien, soit en mal, de même que les informations ne tenaient pas debout, de même que les notes accusaient la plus ingénieuse fantaisie. Tantôt l'on voyait, sur les feuilles ou dans les magazines, Stéphane Courrière en manteau de voyage, débarquant à Paris: un nègre portait sa valise, onze chiens l'accompagnaient, et il était déjà reconnu ainsi qu'acclamé dans la gare même par une compagnie de joueurs de football, partant en déplacement. Tantôt on le montrait chez lui, en costume d'intérieur, un faucon familier sur le poing. Il était figuré ici de profil, là de face, ailleurs de trois quarts, ailleurs encore de dos. On le faisait parler sans trêve et sans fin. L'on décrivait ses costumes innombrables--un «incroyable», un muscadin!--son service de table, son bureau, ses cigarettes. Des interviews relataient ses opinions, toutes paradoxales, bien entendu, à propos de danse ou de service en campagne, des couturiers ou de la République, de Mistinguett ou de la tombe de Shelley, du prolongement de la rue de Rennes ou des candidatures académiques. On révélait qu'il allait repartir pour régler un ballet à Saint-Pétersbourg ou diriger les fouilles d'Olympie, qu'il serait nommé directeur du Théâtre-Français ou secrétaire d'État aux Beaux-Arts... et que ne savait-on encore! Le Théâtre de la Madeleine, qui montait la _Bérénice_ avec un luxe inouï, et avait engagé, en vue de cette pièce, des sommes considérables, exploitait à son gré--comme il est juste--le nom de son auteur, et organisait une publicité non moins considérable que retorse et variée. Le poète n'y pouvait rien, et du reste s'en souciait peu, habitué qu'il était à ce que sa personne soulevât en tous lieux un émoi véritable et la rumeur publique: il répandait partout autour de lui un peu de scandale, en effet, et toutes les nuances du sourire, depuis celui qui s'empresse jusqu'à celui qui raille. Marie m'a toujours dit qu'il haussait les épaules, et consentait à parcourir jusqu'au bout les seuls articles qui fussent très bien écrits: en somme, il lisait peu les journaux. Marie aussi prétendait regarder fort négligemment les gazettes: elle avait appris jadis de Courrière lui-même la grâce de ces nonchalances, et il est vrai que, surtout depuis la venue de Tiberge, plus d'une fois les feuilles du jour demeuraient intactes, et point même dépliées sur les tables. Cependant elles étaient innombrables, ces feuilles: la marquise Gianelli en recevait dix, vingt, illustrées ou non, italiennes ou françaises, russes même, de tous formats et de tout genre, sans préjudice des revues et des périodiques. Pourquoi donc cet attachement à des journaux bien inutiles, si l'on ne daignait même pas les ouvrir?... Mais depuis quelque temps, l'on daignait: les gazettes, mieux que dépliées, chiffonnées, jonchaient les meubles, et Marie-Dorothée Gianelli, jadis l'amie avenante, bien-disante et notoire de Stéphane Courrière, apprenait assidûment que son poète avait--dans la ville même où elle vivait--dîné en telle ou telle maison, qu'il s'était rendu dans un «thé-tango», qu'il avait offert un goûter ici, en telle circonstance, un souper là, en telle compagnie... Et ceci chaque jour. Ce n'était pas que Marie fît grand cas de ces paperasses. Elle plaisantait au contraire, prenait Tiberge dans ses bras, le berçait, et cherchait à le faire jouer avec les gazettes: --«Toi, mon petit, disait-elle, tu t'en moques, hein, des théâtres et des répétitions sensationnelles? Et tu as donc bien raison, va, car tout ça, c'est des histoires de grandes personnes. Ne les écoute jamais, plus tard, elles te rendraient un peu bêta, mon joli tout petit.» Après quoi, elle confectionnait pour notre fils des cocotes et des bateaux pointus. Toutefois les magazines illustrés--où se trouvaient si souvent reproduits les portraits du poète--ne servaient point à fabriquer ces joujoux d'une minute, vu le papier qui en était trop épais, déclarait Marie, et collait aux doigts. --«La _Bérénice_, faisait-elle, c'est une belle jeune femme que j'ai connue grande comme une bambine, et encore mieux, avant même qu'elle ne fût née, pendant qu'on la concevait. Elle m'intéresse. Mon Tiberge admirable est mon enfant: mais j'ai veillé sur les premiers pas vacillants de _Bérénice_.» Un jour, la marquise Gianelli me demanda: «Iras-tu cette semaine, en tant qu'officier de l'Institut et notabilité du pays de Sylvie, à l'inauguration du musée de Chaalis?» En effet, le château de Chaalis, légué récemment à l'Institut, allait être ouvert au public, et une cérémonie d'inauguration devait avoir lieu bientôt. Chaalis ne se trouvait qu'à quelques lieues de Chantilly, il était naturel que je m'y rendisse. Fête presque intime d'ailleurs, autant que l'on puisse ainsi qualifier une telle journée: les invités de l'Institut seraient, paraît-il, choisis et peu nombreux; Mme Isabelle Rameau, de la Comédie-Française, dirait des vers; et M. Stéphane Courrière, parlant au nom de l'Académie, ferait un discours. Ses collègues l'avaient dès longtemps pressenti: or, malgré le souci de ses répétitions, et bien qu'en outre il dînât en ville chaque soir, il avait eu la coquetterie de ne pas refuser. Qu'était-ce pour lui qu'un discours? Presque rien, des fariboles, une causerie: du moins voulait-il qu'on le crût. --«Je serais contente, ajouta Marie, d'entendre Isabelle, qui m'offre une place. Et cela m'amusera d'écouter, perdue dans la foule, la voix de Stéphane s'élever, solennelle... Iras-tu seul à Chaalis, François? --Mais... oui. Pourquoi? --Parce qu'aussitôt après la cérémonie, nous pourrons nous sauver incognito, à la manière de Cendrillon quittant le bal, et je te reconduirai jusqu'aux portes de Chantilly... Donc, cher, cela est-il convenu ainsi?» C'était me donner à comprendre: «Je ne parlerai pas à Stéphane Courrière, il ne me verra même pas.» Elle avait réponse à tout, même à ce qui n'était pas seulement formulé. Bref, nous décidâmes d'aller à Chaalis: quant à moi, du reste, j'y étais en quelque manière obligé. La réunion fut assez jolie. Il y avait un buffet, l'Institut recevait en son nouveau château. Devant des petites dames et des douairières empanachées, mélangées à des professeurs gantés, à des historiens du «faubourg» et à des dilettantes genre «seizième arrondissement», Isabelle Rameau récita, non sans pompe, un poème d'une froide emphase, dans lequel étaient chantés, selon le goût du jour, la décentralisation, la province, l'inaltérable attachement aux traditions du foyer, l'escadron de Saint-Georges, l'aviation, la grande mémoire de la testatrice, et même aussi la majesté des bois. On applaudit beaucoup cet à-propos dû à l'un des poètes officiels de l'État: mais l'on se réservait avec émoi pour le discours de Stéphane Courrière. Enfin le poète parut dans la galerie noire de monde. Son habit d'académicien, cambré coquettement et pincé à miracle, lui prêtait l'air charmant d'un jeune premier aux cheveux légèrement couverts de poudre, afin qu'ils rendissent un peu moins étrange cette tenue charmante et surannée, dont l'épée, ceignant une taille si svelte, semblait pouvoir être au besoin tirée, pour défendre une dame. Son visage subtil riait à tous au-dessus de la rouge cravate de commandeur, qu'un costumier, plutôt que la Chancellerie, devait lui avoir livrée, tant elle lui seyait bien. Jamais encore je n'avais ainsi vu Stéphane Courrière en tous ses atours, sinon sur les photographies et les gravures des journaux qui, privées de couleur et de vie, étonnent moins. Non sans cuisante jalousie--cuisante et peu digne, avouons-le--je me comparai à ce gracieux seigneur: il me sembla que je ne fusse vraiment rien, sauf un fonctionnaire triste... Allons, en somme, n'était-ce pas justement cela qu'il fallait? Quand le poète, arrivé à l'instant en automobile, se montra, toute l'assistance frissonna d'aise. Quelques railleries coururent çà et là, mais elles étaient affectueuses: une fois de plus, la popularité de Stéphane Courrière se témoignait par une tendre malveillance. --«Quoi! fit quelqu'un près de moi, le bicorne et l'épée, pour une réunion à la campagne? Le grand gala aux champs? --Comme le paon. --Ou le coq du village. Va-t-il se marier tout à l'heure? --Peut-être se remarier, en tout cas... Dame! regardez donc là-bas cette belle personne qui cause avec Isabelle Rameau: vous ne reconnaissez pas la marquise Gianelli?» Je changeai de place. Stéphane Courrière, très disert, parlait à merveille, je ne le savais que trop. Il se plaisait à commencer de longues périodes, d'où il s'évadait avec grâce: à peine s'il consultait son papier, comme négligemment oublié sur la table, devant lui, et dès que l'enthousiasme le saisissait, l'on eût cru qu'il improvisât en réalité. On l'applaudissait avec délire: il eût peut-être, nouveau Lamartine, soulevé le peuple, s'il l'eût voulu. Mais il visait à des suffrages moins impurs, disait-il. Son discours fut adroit, lumineux et caressant. Sa parole ailée, diaprée, effleura toutes choses: elle papillonnait. Après le juste tribut d'hommages à la défunte châtelaine, Stéphane Courrière exprima l'enchantement de ce Chaalis au Bois dormant, le rêve perpétuel des étangs, la grandiose horreur des sables et des landes où jadis le fol Charles VI a sans doute vu, tel un affreux présage, le cerf au collier d'or bondir par la bruyère désolée. Il traça le plus suave tableau de la vie monacale dans l'abbaye, au moyen âge. Les ruines admirables de l'église et les débris des monuments conventuels lui inspirèrent, touchant le progrès, d'heureuses pensées: «Qui donc à cette heure, en France, pourrait ne pas porter ses yeux, et en souriant, vers l'avenir? Même naguère blessé, même déchiré, il est d'un peuple sain qu'il s'avance toujours! Ne se montrèrent-ils pas bien dignes de demeurer esclaves, ces antiques prisonniers Grecs autrefois mutilés par les Perses, et qui, par crainte d'exciter une injurieuse pitié, par lassitude peut-être, refusèrent de suivre Alexandre, et sont ignominieusement demeurés dans leurs mauvais petits champs d'Asie? «C'est affaire à quelques curieux, bien rares et bien pervers, s'ils sont exquis, de contempler sans cesse l'ensorcelant passé, de s'en griser, d'errer parmi les ruines où ils cherchent et trouvent des fleurs, ainsi que de se détourner avec ennui au passage des paquebots dans leurs Venises idéales. Bien plutôt ces chimériques armeraient-ils quelque lente galère ou une caravelle, à défaut du Bucentaure, et l'on verrait s'incliner doucement leurs nefs oisives vers les ports que nul trafic n'éveille, heureux encore si partout les Sirènes ne repoussent loin de terre ces bateaux lourds seulement de rêves, comme elles éloignèrent, chanta Camoëns, les vaisseaux portugais du havre où veillait la trahison, au moyen de leurs beaux seins qu'elles appuyaient contre la proue!» Après quoi, et non sans un ravissant illogisme, le poète, parlant des abbés de Chaalis, se complut à tracer le portrait du plus fameux entre tous, de ce cardinal de Ferrare, Hippolyte d'Este, qui déploya ses grâces aux cours de François Ier, d'Henri II et de ses fils. Ce fut avec amour qu'il dépeignit cette figure si séduisante et si fine d'humaniste, de politique délié, de dilettante. En quels termes presque pieux n'évoqua-t-il point ce prélat tout enivré d'art indiquant de la main à Mme d'Étampes, maîtresse royale, combien divinement s'élevait le cou de la Vénus de Cnide, apportée en France par le Primatice! --«Le cardinal d'Este nous était venu de cette Italie où la vue seule d'un noble visage, en ce temps-là, emportait l'estime, où le Pape proclamait sa confiance en Benvenuto Cellini à cause de l'heureuse physionomie qu'avait celui-ci et de son glorieux aspect. Avant que d'aller achever son âge à Tivoli, devant les terrasses sublimes de sa belle villa, n'imaginerons-nous pas le cardinal d'Este faisant un jour collation parmi ses moines de Chaalis, au bord des étangs? Le voici, numismate, grammairien, bibliophile, amateur d'art, homme de cour, homme de luxe, devisant de Platon ou de Sénèque avec ces bonnes gens, qui n'y entendaient guère, ou bien, tout en partageant quelque figue, laissant luire un camée de Sicile à son doigt... On l'a dit d'un autre humaniste: _A vederlo a tavola, cosi antico comme era, era una gentilezza[1]._ [Note 1: «Le voir de la sorte à table, tout à l'antique, c'était un vrai plaisir.»] Stéphane Courrière prononçait parfaitement l'italien, et se félicitait de le parler avec pureté. A ces derniers mots, où sonnait le meilleur accent, il dirigea comme involontairement son regard vers Marie, dont les minces narines m'ont paru frémir à cette brise venue du Transtévère et de l'Agro, de Naples et de Toscane, de loin, de bien loin, de là-bas... Elle s'est montrée d'ailleurs impeccable: Stéphane achevait à peine son discours et, toute l'assistance étant debout, les applaudissements crépitaient et les murmures d'extase bourdonnaient encore, que déjà Marie se trouvait à mon côté: «Venez-vous?» fit-elle à mi-voix. Dans l'auto qui volait sur la grand'route, dans la nuit descendue, nous n'avons pas prononcé beaucoup de paroles. Comme les amants qui ont trop à se dire, ou qui au contraire songent chacun de son côté, nous nous tenions la main--et je me taisais. Marie demeurait silencieuse aussi: je n'en voudrais pas jurer, mais il se peut qu'elle ait dormi... Du moins lui ai-je vu plusieurs fois, et longtemps, les yeux clos. Était-ce du sommeil, après tout?... Ce que je sais bien, c'est qu'elle souriait. Lorsque _la Princesse Bérénice_ fut jouée enfin--avec quel fracas!--Marie n'assista point à la générale, et rendit à Isabelle Rameau la loge que celle-ci lui avait adressée, de la part de l'auteur évidemment. La pièce obtint le triomphe, d'une part, et d'autre part souleva les furieux dédains que l'on sait. Marie s'y rendit seule, dès la seconde, et me dit simplement: «Mais oui, j'ai pleuré: moins pourtant que si _Bérénice_ eût été toute nouvelle pour moi. Car j'en savais des scènes entières par cœur, donc, cher François.» En même temps, elle écartait du doigt l'une de ses boucles sombres, sur sa joue: --«Qu'est-ce, lui demandai-je, que cette bague dont le chaton est vide? Je ne l'ai pas encore vue.» Elle l'ôta, me la donna: «Une bague romaine, que Stéphane tenait du professeur Gatti... il me l'a envoyée après la générale de _Bérénice_, en souvenir. Pouvais-je refuser?... Oh! presque rien, un soupçon d'or, et la pierre est perdue. Mais la lettre qui l'accompagnait lui donne du prix. --Une lettre du poète? --Oui. La voici.» Et prenant dans un tiroir un billet calligraphié et signé par Courrière, Marie me le tendit. Je lus ces lignes: «Cette bague porte les lettre BER. REG. gravées en son or léger. A-t-elle appartenu à la vraie Bérénice, alors que celle-ci était à Césarée, _florens ætate formaque_? Le chaton a-t-il jadis enserré le diamant célèbre dont parle Juvénal, et qui fut plus précieux pour avoir étincelé au doigt fuselé de la reine des Juifs? N'importe, voulez-vous l'accepter comme un souvenir de ma _Princesse Bérénice_, bien moins belle, mais qui ce soir a gagné la bataille, et qui vous doit tant? «STÉPHANE COURRIÈRE.» Du latin, Juvénal, le professeur Gatti, les fouilles, une bague antique, le triomphe sur la scène, les discours, l'Académie, l'éloquence, les vers sonores, la gloire... Ah! Marie-Dorothée. vous oublierez l'injure de l'infante, et la fuite, et l'offensante croisière! Moi, par contre, je n'oublie rien, rien, pas un mot d'une seule phrase, pas une seule note du chant. Je me rappelle les épaules nues de Marie, Tiberge radieux et balbutiant... Et aussi les yeux pâles d'Hélène, et Yvonne, et que le piètre latin désormais, pour moi, ce sera celui du paroissien, et qu'il m'ennuie--et que je souffre! Ma première confession avait eu lieu fort simplement. J'étais venu, je m'étais agenouillé, j'avais dit ce qu'il fallait dire--et voilà. Deux ou trois femmes s'étaient trouvées près du confessionnal: elles avaient fait à Dieu, qu'elles priaient, la politesse de ne pas se retourner plusieurs fois. Quant à moi, nulle angoisse n'avait surpris ma volonté en cette étrange circonstance: ni romanesque incertitude, ni extase. Je n'avais douté, ni ne m'étais perdu en des rêves orageux, non plus que je ne m'étais senti déconcerté. J'avais résolument accompli mon devoir, sans autre souci que de n'y commettre aucune faute. Je m'étais surtout souvenu du collège et du catéchisme de persévérance, ce qui n'allait pas sans ennui. D'ailleurs, pourquoi me fussé-je troublé? Je n'avais point la foi, et n'éprouvais rien, hormis la crainte de ne pas tromper assez bien. L'abbé s'était révélé à moi comme le plus avisé et le plus admirable père spirituel. --«Vous direz, murmura-t-il, le _Confiteor_. Vous en avez pesé les termes. Récitez-le de toute votre âme.» Il ne m'interrogeait point, il ne me demandait en aucune façon: «Le réciterez-vous sans réserve mentale ni arrière-pensée?» Il me chuchotait seulement avec la plus ferme douceur: «Faites ceci, dites cela», de ce ton qui signifie: «Nous pensons de même, maintenant, c'est entendu: par conséquent, vous allez faire ceci, dire cela.» Et son regard, derrière la grille, ne pouvait rencontrer celui de mes yeux baissés. «Voici, ô mon Dieu, songeait-il sans doute, voici donc un enfant prodigue. Est-il bien repenti? N'importe, qu'il entre toujours... Qui sait s'il ne restera pas à jamais dans la chaleur du foyer?» Où l'abbé Duregard, en tout cas, témoigna de la plus merveilleuse et sainte autorité, en quoi il me confondit par son aisance, comme par sa gaîté, ce fut lors de notre première rencontre après la confession. J'avais fait amende honorable pour toutes les fautes de ma vie; lui-même avait exigé une promesse formelle de rupture avec mon passé--oh! non pas exigé en termes rigoureux, mais enfin, sans absolument me contraindre à répondre, il avait supposé à haute voix, à mi-voix plutôt, que j'allais lui faire cette promesse, que je la lui faisais. Il m'avait parlé, lui qui était du même âge que moi, comme un conseiller chargé d'expérience, presque comme un maître, tout rempli d'infinies précautions que se fût montré celui-ci--et aujourd'hui, j'avais l'étonnement de le retrouver riant, allègre, tout occupé de son journal et des élections prochaines: ses yeux mêmes ne se rappelaient rien. Ainsi, après leur être apparu émouvant et sacré, tout brillant d'or sous la chasuble, aux clartés des cierges, ainsi se faisait-il reconnaître des fidèles ensuite, dans la rue, tandis qu'il saluait l'un ou l'autre, dispos, robuste, paisible, et balançant sur ses jambes solides sa soutane où la marmaille des pauvres s'était frottée le matin, en y laissant mille taches. L'abbé Duregard était bien vraiment «l'homme qu'il faut en la place qui convient», selon l'expression des Anglais. Je l'admirais, et j'avais toute confiance en lui. Il s'en doutait bien, d'ailleurs. Je le reconduisis un soir jusqu'à la porte qui donnait sur la pelouse, à travers mon jardin. Il était six heures, le vent faisait rage, et l'hiver s'annonçait. --«L'on n'y voit goutte, dis-je à l'abbé. Attention au buis, à droite, et garez-vous du sapin, là, devant vous. J'aurais dû prendre la lanterne. --Mais... je vois, je vois à peu près, merci... Que de soins! Vous me rendez confus. --C'est qu'il ne faudrait pas vous casser la tête, ni même vous fouler le pied. Vos paroissiens ont besoin de vous. --Je leur appartiens. --Pas également. Vous préférez les pauvres: allez, on vous connaît. --Je voudrais être utile à tout le monde, et comme tout le monde... Au fait...» Ah! au fait... L'abbé, ainsi du reste que moi-même, songeait longtemps et assidûment aux mêmes choses. --«Au fait, n'oubliez pas le chemin de l'église, mon cher ami. Parmi mes plus ferventes prières, il y a quotidiennement celle par quoi j'appelle le jour prochain, j'espère, où vous vous serez remis plus entièrement encore entre les mains de Dieu.» Pour le coup, mon cœur se crispa, et j'ai mal réprimé un mouvement que l'on ne vit point, dans la nuit. Je comprenais bien, parbleu! ce qu'entendait l'abbé par ces mots vagues, à savoir la communion... Eh! quoi! déjà?... Certes. j'y étais décidé, je n'en avais pas peur. Pourtant... pourtant!... Il y eut un court silence. Enfin: --«Je songe à ce que vous me dites, fis-je, et ce n'est pas sans me troubler. En suis-je digne?... Cependant je prends désormais conseil de mon directeur, et suivrai tous ses avis.» Mais auparavant, hélas!... auparavant il me fallait aller faire mes adieux à Tiberge. Car c'était à Tiberge surtout qu'il me fallait faire mes adieux. Marie... Marie, eh bien! elle était femme, et je l'avais tenue dans mes bras: nous avions des souvenirs, et les aurions toujours, quoi qu'il en fût. Et puis, quand elle poursuivrait son poète jusqu'à la Chine, les paquebots vont et viennent, et reviennent... Non que j'eusse alors une pensée inavouée de reprise ou de rancœur, non que je me fusse accroché des ongles à mon bel amour déjà perdu: non, non! J'étais en deuil de mon bonheur et de ma jeunesse: adieu tout cela, je l'apportais aux pieds d'Yvonne tant de fois blessée par ma faute, par ma très grande faute... Mais Tiberge, le pauvre petit! Bien sûr, je le reverrais. Toutefois, ce serait un garnement fumant déjà la cigarette, ou bien compassé avant l'âge, sournois peut-être... Comment serait-il élevé? Me donnerait-il le bonjour en russe, en italien, en anglais? Plus tard encore, ne rencontrerais-je plus qu'un jeune viveur rêvant courses et tirage à cinq, ou bien un penseur de petite revue, qui réciterait ses vers chez les douairières, dans les palais de Venise ou les hôtels de Passy? Pourrais-je seulement lui parler? Il m'échapperait. Qui sait même si le colonel, alors sans doute général Gianelli, n'en ferait pas un _marchesino_, lieutenant de l'armée italienne? Il était en somme son père devant la loi: et s'il venait à s'y attacher, l'ayant aperçu par hasard? Tout arrive. C'est qu'il serait sans aucun doute beau et charmant, mon joli petit, né si Français au village d'Auteuil, d'une mère en qui coulait le sang des Rimbourg, et d'un père forestier du pays de Sylvie! Or, qu'est-ce que les étrangers en feraient? Et ce Courrière lui-même, n'allait-il pas lui servir quelque jour de tuteur? Mais il me renierait plus tard, Tiberge! J'attendis l'heure et le jour où je fus certain de ne pas trouver Marie au Bois, alors que l'on promenait le bébé, après le déjeuner: et je m'y rendis, le cœur battant. De très loin, j'aperçus un groupe installé autour d'une voiture d'enfant, auprès de l'automobile arrêtée: voici le mécanicien, la nurse Frida, la nourrice, et dans la voiture, un gros paquet blanc, d'où sortait le visage rose de mon petit gars. Sauf ce marmot pensif et ravissant, qui me regardait avec une sorte de grave dédain, chacun parut surpris de me voir à pareille heure, et surtout seul. --«Je ne crois pas que Madame sorte aujourd'hui, me dit obligeamment Frida. --Madame m'a commandé pour cinq heures seulement, ajouta le mécanicien.» Ils songeaient tous: «Vous pouvez aller la rejoindre: elle est à la maison.» Mais je n'en avais qu'à mon fils, en cet instant. Frida reprit: «Monsieur vient voir comme il est beau, aujourd'hui, et comme il a bonne mine?» En même temps, de ses doigts déliés, elle écartait doucement le bord du bonnet. Cependant la nourrice contemplait ces manœuvres sans bienveillance. Je lui demandai: --«Voulez-vous me prêter votre petit, nounou? --Que Monsieur fasse attention que c'est son heure de dormir. Il ne faut pas que Monsieur l'énerve: il serait _mousu_ toute la journée.» On me posa néanmoins le bébé sur les bras: combien me parurent légers mon fils et son destin! --«Ça ne pèse guère, fis-je. --Monsieur trouve?» répliqua la nourrice outragée. Cependant Tiberge me considérait, sembla-t-il, avec moins de mépris. Ses mains en miniature étaient affectueuses déjà: l'une d'elles s'empara du revers de mon pardessus et s'y cramponna, ce qui m'emplit puérilement d'émotion et d'orgueil. Cher bambin, si frais, si sain, et qui savait presque sourire! Mes yeux se sont remplis de larmes, tandis que je le portais et le berçais, allant de-ci, de-là, de long en large. A la fin, je lui fis peur sans doute, car au bout de quelques minutes, il se mit à crier: je l'ai rendu à la nourrice. Adieu, mon petit, ne pleure plus, ne pleure plus... --«Alors, Madame est chez elle? --Mais oui, monsieur, presque sûrement.» Je me sauvai sans tourner la tête. Je courus presque vers Auteuil: autant terminer tout de suite, et brusquer tout! J'entrai, le visage bouleversé sans doute--et je me contenais pourtant de tout mon pouvoir, je me forçais au calme, j'aurais même voulu paraître glacial--car Marie me demanda aussitôt: --«Qu'y a-t-il? Un accident? Ce n'est pas Tiberge?... --Non, non. --Ah! je respire. J'ai toujours peur quand il est ainsi sorti sans moi. --Il s'agit seulement de nous. --Eh bien, qu'est-ce qui arrive? --Il ne faut plus que rien arrive. --Tu veux me quitter, François?» La soudaineté d'une telle réponse me déconcerta: j'étais venu afin de prononcer précisément cette phrase atroce, mais je ne pensais pas qu'elle dût venir si vite! Tout vacilla sous mes yeux, et je mis mes mains dans mes poches, car elles tremblaient. --«Il ne faut pas dire cela, ai-je repris d'une voix encore mal assurée. Il ne faut surtout pas user de mots rudes et hostiles. Te quitter!... Comme si je te haïssais, Marie! Mais pas un instant, depuis le début de notre chère union, je n'ai cessé de t'aimer avec une sorte d'idolâtrie. Tu représentes pour moi toute la beauté, tout le charme et toute la grâce du monde... --Cher François, je ne comprends donc rien à cette scène. Qu'est-ce que tu as maintenant, en vérité? --Je suis très malheureux. Tu sentiras... --Écoute... Oh! si, écoute, laisse-moi parler la première. Ce que je vais tout de suite te dire est bien aussi important que tes ... étrangetés! Je ne sais pas ce que tu te proposes de me reprocher: mais d'avance je tiens à affirmer très haut que, du jour où je me suis donnée, je n'ai pas eu une minute de défaillance en ma tendresse pour le père de Tiberge. Tu entends bien cela? Retiens-le. Aucun de tes griefs--que j'ignore encore--ne peut être fondé. Je vis heureuse du compagnon que j'ai choisi, je ne souhaite rien au delà. --Mais... je n'ai pas ombre de grief... Pourquoi le supposer? --Parce que je te croyais jaloux de Stéphane. Tu semblais si troublé, l'autre jour, par cette pauvre bague de Bérénice, humble souvenir, avoue-le, et bien naturel. --Tout naturel, certes. C'était une pensée charmante du poète, elle ne m'étonne aucunement. Je ne formule pas la plus légère plainte: tu t'es montrée irréprochable... Ce qui me torture n'est point arrivé par ta faute. --Enfin, voyons!... Parle à présent. Il t'aura bien fallu une raison grave pour me quitter.» La quitter! Encore ce mot affreux qui sonnait comme un glas. --«Non, non, Marie, pas te quitter! Il n'est pas question de cette... horrible contrainte! Non!... Mais je souhaiterais... il faut... --Eh bien, est-ce donc si extraordinaire? --Peut-être non, je ne sais plus... Voilà, il faut que je vienne moins ici. --Ah! tu vois bien! --Il faut que petit à petit notre liaison se change en amitié durable et confiante, mais apaisée, mais calme, mais bien loin de toute pensée d'amour. Je dois me rendre auprès de toi dans un autre esprit... --Au jour de l'An, et aux anniversaires.» Marie-Dorothée était fière, et je ne l'ai pas vue souvent pleurer. En cette circonstance, surtout, elle est seulement devenue très pâle. Son ton s'est fait plus bas, plus net: il ne chantait plus. --«Pourquoi m'offenser? Tu assures n'avoir aucun grief. En ce cas, tu me blesses, et à moins que tu ne sois devenu fou... Tu as un motif caché: dis-le.» Alors, je le lui dis, le motif qui me contraignait à ne plus la voir que rarement, je le lui récitai plutôt tout d'un trait, comme une leçon apprise d'avance: --«Accuse-moi, Marie, j'aurais dû depuis longtemps t'avertir... J'ai manqué de confiance et de courage: et en cela j'ai péché, comme en tant d'autres choses... Voici plus d'un mois que la foi m'est venue. Elle m'a d'abord tenté, puis s'est insinuée en moi doucement, lentement, irrésistiblement. La Grâce m'a touché enfin, je fus aveuglé par cette clarté!...» C'était comme si j'eusse tout à coup parlé une langue inconnue, le lapon, le mandchou: Marie me regardait avec stupeur. --«Comment?... Comment?... Que dis-tu? La foi?... --Oui, j'ai repoussé et détesté tout un passé d'erreur et d'incrédulité... Je me suis confié aux mains de mon directeur. --Et c'est lui qui, pendant un mois, t'a peu à peu détaché de moi? --Marie, par pitié, ne me rends pas la tâche trop pénible, ni le devoir trop douloureux! --C'est lui qui t'a ordonné de m'abandonner? --Mais je ne t'abandonne pas! Au contraire, je ne t'ai jamais plus ardemment aimée. Toutefois, je t'aime désormais en Dieu, et mon espoir profond est de te conduire un jour à partager ma bienheureuse soumission. Est-il donc monstrueux de demander le droit de te parler sans feinte, comme à la plus tendrement choyée des sœurs? La Providence m'a accordé, à moi indigne, le don de croire. Je la supplie d'élire aussi ton âme charmante...» Toutefois, la voix me manqua, je n'en pus dire davantage: Marie me faisait presque peur. Elle sembla se parler à elle-même: --«Se moque-t-il de moi?... Enfin, François, entends-tu bien les mots que tu me dis, le sermon que tu me débites? --J'exprime le plus sincère et le plus cher de mes vœux. --Eh bien... Eh bien...» Elle éclata soudain: --«Eh bien, et Tiberge, en tout ceci... et Tiberge!» Je répliquai doucement: --«Tu le formeras, j'espère, ainsi qu'un bon chrétien.» Mais j'étais atterré. Les yeux de Marie avaient passé de la stupeur au chagrin--puis au mépris: --«Mon mari, le colonel, avait un oncle archevêque. Ce prélat blâma un jour en chaire, à Turin, l'affection--qu'il appelait «folle»!--de quelques mères pour leurs enfants... Non, je ne crois pas que je forme mon fils selon cet archevêque-là... Mon fils sera d'ailleurs ce qu'il voudra, le cher petit... Bah! tout cela, ce sont des paroles bien graves...» Du mépris, Marie passait maintenant au «qu'importe!»: encore un peu, elle allait au sarcasme, et se fût mise à rire. --«Cela m'intéresse, François, que tu sois devenu un saint. Tu vas essayer de me convertir? --On aurait vu de plus grands miracles. --Donc il faudra venir en vérité chaque jour, cher, pour tenter cette grande entreprise. Tu ne peux plus abandonner Auteuil. --Mais je n'y ai jamais songé. Une amitié, telle que je la rêve, demande plus de soins encore que l'amour. --C'est toute mon éducation à faire.» Comme j'allais lui baiser la main, en la quittant, elle l'ôta de mes lèvres, avec un air choqué: --«Oh! François, mais ce n'est pas convenable, y penses-tu bien?...» * * * * * Lorsque je rentrai à Chantilly, avant le dîner, il pleuvait. Je traversai néanmoins la pelouse à pied, pour gagner mon logis: j'avais la tête en feu, et de tels sanglots me montaient à la gorge que je voulais pouvoir pleurer à mon aise, si je n'y pouvais tenir, dans la nuit aveugle et sourde. Comme je marchais ainsi, glissant en la boue gluante, et trempé par l'averse de novembre, je voyais au loin clignoter des lumières dans les maisons. Je distinguais vaguement mes fenêtres: --«Je vais remonter là, me disais-je, où Yvonne vit froidement, tristement, où l'humble et morne foyer, où la lampe mélancolique m'attendent...» Et j'ajoutais: «Et je vais m'enfermer là... m'y enterrer.» Un mot encore: c'était mon devoir. Mot horrible!... Mot tout-puissant, par contre, irrésistible et âpre, mot pareil à ces dieux hideux ou féroces que certains sauvages adorent, et pour lesquels, sans une plainte, ils s'immolent eux-mêmes sur des autels, ou meurent en héros dans les combats. Les lignes tracées par l'écriture bien connue me semblaient crier, hurler sur le papier! J'avais tenu pendant cinq minutes cette lettre entre mes doigts sans oser l'ouvrir. --«... Pardonne-moi, François, mais tu sais qui je suis, et que je ne mens pas. Nous ne sommes plus d'accord: mieux vaut nous séparer. Notre union finirait mal. Notre amour deviendrait hypocrite. Mesquinerie! «D'ailleurs, mon départ pour Rome n'est pas définitif. J'emmène là-bas notre Tiberge: il s'y trouvera tout aussi bien qu'ici, et l'air du Pincio, de la villa Borghèse ou des jardins du Transtévère vaudra bien, pour ses petits poumons, celui du Bois de Boulogne ou des Champs-Élysées. Mais tu le reverras autant de fois que tu viendras à Rome, et ce sera souvent, je le demande. Moi-même, je retournerai volontiers vers Paris, j'y conduirai souvent mon fils. «Voici donc une séparation très atténuée. Mais, François, je te jure qu'elle est nécessaire. Après ta sortie, je suis demeurée bien longtemps atterrée, presque anéantie. Un rêve s'écroulait: je n'avais plus confiance en toi, un autre homme m'avait parlé par ta bouche. Qu'est-ce que ce chrétien, révélé soudain, qui me juge et se juge lui-même selon des règles dont je ne sens pas la valeur? «Je ne discute point la foi: elle t'est venue, c'est bien. Seulement, moi, qui ne la partage pas, elle m'étonne. Nous ne saurions plus avoir aucun idéal en commun, mon cher François. Et puis, ton directeur de conscience me gêne: il me semblerait toujours assis en tiers entre nous. «Tes nouveaux scrupules, je ne puis les concevoir, et je craindrais sans cesse dorénavant de te scandaliser. Comment essaierions-nous seulement de causer, à l'avenir? La religion est au bout de tout, pour les croyants. Il n'y aurait plus entre nous qu'une âpre controverse. Allons-nous donc nous quereller, à la façon de la canaille qui se dispute au cabaret pour sa politique? «Je t'ai bien aimé, François, à Rome--oui, à Rome--à Pierrefonds, à Auteuil. Tu es le père de Tiberge, et je n'oublie ni ta délicatesse, ni les heures...» La lettre m'échappa, tomba sur le tapis. Aussi bien, je ne pouvais plus lire, je ne voyais plus... Ainsi, c'en était fait. Elle me congédiait. Elle ouvrait les mains, et me laissait aller. Elle repartait, en haussant les épaules, pour là-bas... Et je l'avais voulu! Ce jour même, un peu plus tard, j'ai rencontré l'abbé Duregard. Derechef il me conseilla de me joindre, sans plus tarder, au nombre des fidèles qui s'agenouillent à la Sainte Table, et dès le lendemain, je fis ce qu'il souhaitait. J'ai choisi, pour cet acte public, la messe matinale à laquelle ne manquait jamais de se rendre quotidiennement Thérèse Gervonier. Marie... Marie... L'immense rêve! Depuis que je la vis miraculeusement passer, comme un être surhumain, à Nancy; depuis qu'elle incarna pour moi, au fond de cette Lorraine, la grâce, la noblesse, le prestige... Et quand je l'ai retrouvée à Rome, soudain! Il me sembla que je changeais de planète. Je n'étais pas si naïf: l'on m'avait parlé des belles cosmopolites et de leur tumulte, ainsi que de Stéphane Courrière, poète lauré comme Pétrarque, et seigneur inimitable. Pourtant, combien j'ai voluptueusement perdu la tête dans cette compagnie dorée! Je quittais ma forêt, mes coupes, mon train-train: et l'on m'a gorgé brusquement de tous les philtres, environné de toutes les sorcelleries!... Puis les extases, les caresses, et Tiberge enfin, le cher petit... Tout cela! Oui, mais à côté de ces fleurs et de ces gemmes, et de cet océan de parfums, il y avait toujours, toujours Yvonne en deuil, et pliée par le chagrin... Le matin où j'avais définitivement fait acte de fidèle, je laissai Thérèse sortir de l'église avant moi, puis je pris un autre chemin et gagnai la forêt, en laquelle m'appelaient certains travaux. Je ne me souciais guère, en effet, que cette grosse dévote me posât maintes questions gênantes, ou s'attendrît à grand fracas, à moins qu'elle n'affectât par contre une discrétion encore plus redoutable: car la réserve même de Thérèse Gervonier, en toute occasion délicate, faisait encore du tapage. Elle ne savait jamais comment bien se taire: et Dieu sait pourtant qu'elle eût pu l'apprendre, depuis si longtemps qu'elle vivait familièrement avec Yvonne! Celle-ci, à la bonne heure, connaissait le secret du silence. Sans ombre de doute, elle avait suivi de près les étapes nuancées de ma conversion. Tant par certains changements--car elle était bien fine--dans mes moindres propos, qu'à cause de mes entretiens continuels avec l'abbé, ou de tels ou tels mots échappés çà et là, Yvonne avait pu se douter de la transformation qui s'était opérée en moi: transformation assez lente pour qu'aucune surprise ne fût venue brusquer cette âme craintive et bientôt méfiante. En outre elle m'avait vu presque chaque dimanche à la messe... Et cependant, pas un encouragement secret, ni quelque fugitive parole ne m'avaient seulement une fois laissé comprendre: «Oui, oui, je n'ignore pas que la Providence fait son œuvre. L'heure sonnera peut-être où tu détesteras en chrétien ta vie passée. Tu quitteras ta maîtresse, il le faudra bien. Tu n'auras plus deux foyers, si ta conversion est sincère; mais tu rentreras dans ta maison, celle où ta fille est morte, et où je la pleure toujours, moi qui n'aurai plus jamais d'enfant. Quant à l'autre petit, dont je ne suis pas la mère, il vivra riche, on l'adorera, on le choiera, et tu le laisseras aller... J'en aurai tant souffert, François!» Yvonne pensait évidemment tout cela, et certes elle se réjouissait, bonne croyante, à voir une âme reconquise, et l'une des âmes qui la touchaient davantage. Néanmoins, je n'en fus averti par quoi que ce fût, ni le plus furtif des gestes, ni même un hochement de tête, un battement des cils, rien enfin, rien!... Et depuis que je connaissais Yvonne, il en allait ainsi. Dissimulation? Pudeur maladive et folle? Ou plutôt n'était-ce pas que son cœur à l'agonie n'avait plus battu qu'à peine, après que nous avions perdu notre fillette? Cependant il me faut dire que le jour de ma communion, j'ai rencontré les yeux d'Yvonne. Quand je me suis assis pour déjeuner--j'arrivais en retard, et les deux femmes se trouvaient à table--j'ai prononcé d'abord quelques mots vagues touchant la bise ou des dégâts de gibier, dont on m'avait rebattu les oreilles ce matin-là. Je me servais, je rompais mon pain. Soudain, je levai les yeux: Yvonne me regardait... Et il y avait--oh! oui, j'en suis sûr!--une émotion profonde sous ces paupières, qui se fermèrent bien vite, effaçant la vision exquise--une émotion douce et sans doute heureuse, telle que je ne pensais plus en voir jamais se trahir sur le visage si las et si clos. Inondé de joie, bouleversé, j'ai dû baisser la tête: debout, je crois que le sol m'eût manqué. Après le déjeuner, Yvonne se rendit au cimetière: c'était son jour, le jeudi. Par chance, elle y alla seule. Aussi bien, Thérèse l'eût-elle accompagnée, que j'eusse attendu quelque occasion meilleure, voilà tout. J'ai suivi ma femme sur la pelouse, et l'ai rejointe un peu avant qu'elle n'entrât dans le cimetière. --«Ah! fit-elle d'une voix que je reconnus mal... Tu vas par là? --Je t'accompagne.» En même temps, je passai mon bras sous le sien. Qu'elle était mince, à présent! Elle grelottait, en outre. --«Tu as froid? --Non. --Je croyais...» Cependant le vent glacé nous faisait courber la tête: nous avions l'air d'un couple qui tout à l'heure sera vieux, et qui commence à frissonner en se serrant, quand l'hiver vient. Je portais sur le dos une grosse pèlerine: d'instinct, j'en eusse enveloppé les épaules d'Yvonne, afin de la protéger contre la rafale, contre tout! Je lui aurais dit: «N'aie plus peur, appuie-toi, confie-toi, ma petite Yvonne, laisse, laisse-toi aller...» Mais je craignais de sembler théâtral: un rien nous eût blessés tous deux. Dans le cimetière carré, nous connaissions, elle et moi, le plus court chemin. Nous fûmes à la tombe en un moment: Yvonne s'y agenouilla, les doigts éperdument joints. D'habitude, je demeurais debout. Mais ce jour-là, je me suis agenouillé, moi aussi... Yvonne ne priait plus. Elle ne prononçait même plus de paroles tout bas: mais les yeux levés, en extase, elle semblait contempler un miracle, celui qui se produisait là, tout contre elle, à son côté. Elle se releva enfin, et par un geste charmant, posa sur moi sa main légère: --«François! balbutia-t-elle... Notre petite...» Nous nous sommes étreints longuement, et nous pleurions, l'un près, tout près de l'autre, enfin! Puis nous revînmes du même pas vers la maison, en nous tenant par le bras, et parlant de ceci ou cela, affectueusement. Si, le soir, Yvonne a remercié Dieu du fond de l'âme pour ma conversion, j'adressai, moi aussi, mes profondes actions de grâces à tout ce qui m'a formé la volonté, et cloué au fond du cœur ce commandement des hommes: «Fais ce que dois--et fais-le bien.» L'on aura la bonté de croire que je ne lis jamais les _Mondanités_ dans les journaux. Non que je les méprise, car il ne faut dédaigner le Paradis de personne, mais enfin je me trouve ainsi disposé que je nourris d'autres rêves. Cependant, cette fois, un nom aperçu par hasard étincela pour moi sur la page de la gazette: on faisait connaître, dans les «Déplacements» des abonnés, que Mme la marquise Gianelli venait de quitter Paris pour Rome. Belle, trop belle Marie-Dorothée, insoucieuse Gianelli, tu allais donc t'avancer encore, ainsi que l'on danse, parmi les jardins des villas exquises, et parler de nouveau, comme une autre chanterait, sous les plafonds peints des palais, là-bas! Tu allais fouler le sol de la Ville Éternelle, ta vraie patrie, en traînant ton parfum comme un manteau... Hélas, Marie, moi qui t'aime si âprement, et qui suis ici, morne, les pieds chaussés de mes gros souliers campagnards, le bâton à la main, prêt à faire tout à l'heure mon humble métier au bois, tout seul, sous le ciel chargé de neige! J'ai tourné la page... Mais voici les _Théâtres_, maintenant... Bon! autre nouvelle: au cours d'une soirée de gala à l'ambassade de France, un acte de _la Princesse Bérénice_--le plus tendre et le plus brillant, le troisième enfin--serait joué le mois prochain à Rome par de nouveaux interprètes, dont Mme Isabelle Rameau. Ah! Isabelle, l'amie très chère de Marie-Dorothée? Il fallait que la marquise Gianelli fût au moins pour un peu dans ce projet. Celle-ci se montrerait donc au Palais Borghèse, resplendissante et scandaleuse ainsi qu'une nouvelle Imperia. Elle serait alors publiquement réconciliée avec son poète, et quant au scandale, bah!... la gloire de Stéphane, l'invitation de l'ambassade--où le vieil Adolphe Courrière n'était pas sans compter des amis, dont le ministre de France lui-même, apparemment--puis l'antique palais du Transtévère, une grande fortune, des toilettes... Seul, sans doute, le colonel Gianelli s'obstinerait-il à se rappeler qu'il y avait eu scandale en effet--et encore, sait-on jamais? Et Tiberge allait grandir parmi ces fêtes. Adulé par les courtisans de la marquise et de Stéphane, il mènerait une enfance, puis une adolescence inimitables. L'esprit paré, le corps robuste, la fleur aux lèvres, la canne aux doigts, il serait prince de la jeunesse, le beau petit! Il deviendrait poète, artiste, séducteur d'état, soldat, diplomate, tribun du peuple ou _monsignore_ au Vatican, tout ce qui le tenterait, tout ce qui l'amuserait! Les songes lointains qui m'avaient ébloui, c'est lui qui les vivrait un jour; les visions qui ne m'étaient apparues qu'un instant, deviendraient pour lui les décors familiers; il aurait les chevaux, les yachts, les parcs, les soupers inoubliables, les reparties savantes ou joyeuses, les propos qui cinglent ou caressent, il divertirait son âme charmante en courant la Sicile, l'Asie, d'autres terres encore; il manierait les coupes rares, les livres divins, les molles chevelures... Un coup léger, la porte tourne sans bruit: c'est Yvonne, c'est ma femme. Elle fait tout ce qu'elle peut pour sourire. --«Oui, c'est moi... Regarde dehors, François. --Eh bien? --Eh bien, tu ne vois donc pas? Il vient de neiger: cela n'a pas duré cinq minutes, et c'est presque tout blanc... Veux-tu sortir?» Yvonne, venir me chercher pour sortir? Une telle initiative! Je me sentis infiniment ému, intimidé au besoin. --«Sortir, ma petite Yvonne?... Sortir seuls? --Avec les chiens. --Et Thérèse? --Elle est à l'église... D'ailleurs, un grand secret que je t'apprends: Thérèse nous quitte. Elle s'est enfin décidée, et entre une bonne fois au couvent. Ce fut l'idéal de toute sa vie, tu ne l'ignores pas? --Mais... tu vas t'ennuyer, sans elle. --Non, ma foi, non. Je n'en ai plus besoin... Je ne suis plus du tout malade.» Un petit silence. J'entendais mon cœur battre. Yvonne reprit encore, la première: --«Alors... on sort? --Bien sûr. --Je mets mon chapeau. J'ai de bonnes guêtres. Appelle les chiens.» Je fus vite au jardin. Du chenil ouvert, Marsyas et Marion jaillirent comme deux diables d'une boîte, et déjà ils enguirlandaient de bonds et de tourbillons leur patronne Yvonne, qui s'en venait, tête penchée, dans la petite allée. Chère Yvonne! Ses lèvres remuaient, murmurant l'une de ces prières perpétuelles... Mais c'était à présent, je le savais, une prière moins triste. Aussi bien, nous nous trouvions complices aujourd'hui: loin de nous séparer, la religion nous unissait. Je me mis au pas d'Yvonne: nous allions marcher quelque temps, nous irions à la Fosse-à-Biches, où j'avais affaire. --«Marsyas! Marion!... Allons, ici, deux fous!... Sinon, la laisse!...» Et nous nous engageâmes gaillardement, en braves époux, sur l'immense pelouse recouverte de neige... Le blanc, deuil d'enfant... Les cloches de l'église sonnaient, pour quelque mort sans doute: ce n'était pas très gai; mais, en s'éloignant peu à peu, le son diminuait, en somme, et l'on s'y habituait, l'on s'y habituait... FIN 3763.--Tours, Imprimerie E. ARRAULT et Cie. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FOURBE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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