The Project Gutenberg eBook of Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay Author: William Dean Howells Translator: Louis Honoré Fréchette Release date: December 24, 2018 [eBook #58532] Language: French Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images available at The Internet Archive) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE RENCONTRE: ROMAN DE DEUX TOURISTES SUR LE SAINT-LAURENT ET LE SAGUENAY *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images available at The Internet Archive) LOUIS FRÉCHETTE UNE RENCONTRE ROMAN DE DEUX TOURISTES SUR LE SAINT-LAURENT ET LE SAGUENAY TRADUCTION DE _A CHANCE ACQUAINTANCE_ -DE- W. D. HOWELLS MONTREAL SOCIÉTÉ DES PUBLICATIONS FRANÇAISES, 25 RUE ST-GABRIEL. 1893 UNE RENCONTRE ROMAN DE DEUX TOURISTES SUR LE SAINT-LAURENT ET LE SAGUENAY. I EN REMONTANT LE SAGUENAY Sur le gaillard d’avant du bateau à vapeur qui devait quitter Québec le mardi, à sept heures du matin, Mlle Kitty Ellison attendait le moment joyeux du départ, tranquillement assise, et sans manifester trop d’impatience; car, en réalité, si l’image du Saguenay n’eût brillé devant elle avec toutes ses promesses attrayantes, elle aurait trouvé le plus grand des bonheurs à contempler simplement le Saint-Laurent et Québec. Le soleil versait une lumière chaude et dorée sur la haute-ville ceinturée de murs grisâtres, et sur le pavillon de la citadelle endormi le long de son mât, tout en lustrant d’un rayon plein de caresses les toits en fer-blanc de la basse-ville. Au sud, à l’est et à l’ouest s’échelonnaient des monts à teinte violette et des plaines parsemées de maisons blanches, avec des effets d’ombres et de rayonnements humides à réjouir le cœur le plus morose. En face, le fleuve berçait mille embarcations de toute sorte, et se perdait mystérieusement, dans le lointain, sous des couches de vapeurs argentées. De légers souffles brumeux, ainsi que des flammes aériennes et incolores, s’élevaient de la surface de l’eau, dont les profondeurs mêmes semblaient tout imprégnées de lueurs chatoyantes. Non loin, un gros navire noir levait son ancre en déployant ses voiles, et la voix des matelots arrivait douce et triste--et pourtant pleine d’un charme étrange--aux oreilles de la jeune fille pensive, dont le rêve suivait par anticipation le vaisseau dans sa course autour du globe, et revenait instantanément sur le pont du vapeur qui devait la conduire au Saguenay. Elle était un peu penchée en avant, les mains tombantes sur ses genoux; et ses pensées vagabondes voltigeaient, suivant leur caprice, de souvenirs en espérances, autour d’une idée principale: la conscience d’être la plus heureuse des jeunes filles, favorisée au-delà de ses désirs et de son mérite. Être partie, comme elle, pour une simple promenade d’une journée à Niagara, et avoir pu, grâce à la garde-robe d’une cousine, s’aventurer jusqu’à Montréal et Québec; être sur le point de voir le Saguenay, avec la perspective de revenir par Boston et New-York; c’était là, à ses yeux, plus qu’un simple mortel pût désirer; et, ainsi qu’elle l’avait écrit à ses cousines, elle aurait voulu faire partager son bonheur à toute la population d’Eriécreek. Elle était bien reconnaissante au colonel Ellison et à Fanny pour toutes ces belles choses. Mais comme ceux-ci étaient en ce moment hors de vue, à la recherche de cabines, elle n’associait point leur pensée au plaisir que lui faisait éprouver cette scène matinale. Elle regrettait plutôt l’absence d’une certaine jeune dame, leur compagne de voyage depuis Niagara, et à qui elle aurait voulu en ce moment communiquer ses impressions. Cette personne était Mme Basil March. Et, bien que ce voyage fût son tour de noces, et qu’elle eût dû être plus absorbée par la présence de son mari, elle et Mlle Kitty s’étaient juré une amitié de sœurs, et promis de se revoir bientôt à Boston, chez Mme March elle-même. En son absence, maintenant, Kitty songeait à l’amabilité de son amie, et se demandait si tous les habitants de Boston étaient réellement comme elle, affables, affectueux et charmants. Dans sa lettre, elle avait prié ses cousines de dire à l’oncle Jack qu’il n’avait aucunement surfait le mérite de la population de Boston, à en juger par M. et Mme March, et que ceux-ci l’aideraient certainement à remplir ses instructions, aussitôt qu’elle serait arrivée dans cette ville. Ces instructions sembleraient sans doute hétéroclites à qui ne saurait rien de plus concernant cet oncle Jack. Mais elles paraîtront certainement plus naturelles quand nous connaîtrons un peu mieux le personnage en question. La famille Ellison, originaire de la Virginie occidentale, était venue se fixer dans le nord-ouest de l’Etat de New-York, le docteur Ellison--que Kitty appelait sans façon l’oncle Jack--étant trop _abolitioniste_ pour vivre avec sûreté pour lui-même et tranquillité pour ses voisins dans un Etat où florissait l’esclavage. Dans sa nouvelle demeure, le docteur avait vu grandir trois garçons et deux filles, auxquels, plus tard, était venue se joindre Kitty, l’unique enfant d’un frère, établi d’abord dans l’Illinois, et puis--grâce à la déveine ordinaire aux journalistes de la campagne--au Kansas, où, comme membre du _Free State Party_ (parti de l’affranchissement) il était tombé mortellement frappé dans une bagarre de frontière. La mère était morte quelque temps après, et le cœur du docteur Ellison s’était incliné avec tendresse sur le berceau de l’orpheline. Elle lui était plus que chère, elle lui était sacrée comme l’enfant d’un martyr de la plus sainte des causes; et toute la famille l’entoura de son amour. L’un des garçons l’avait ramenée toute petite du Kansas; et elle avait grandi au milieu d’eux comme leur plus jeune sœur. Pourtant le docteur, ne voulant pas, par un tendre scrupule, usurper, dans la pensée de l’enfant, une place qui ne lui appartenait pas, ne lui avait point permis de l’appeler son père. Et pour obéir à la règle qu’elle imposa bientôt à leur affection, tous les membres de la famille finirent par l’appeler comme elle, l’oncle Jack. Cependant la famille Ellison, tout en chérissant la petite, ne la gâtait pas inutilement,--pas plus le docteur que ses fils plus âgés, qu’elle appelait _les garçons_, et que ses cousines, qu’elle appelait _les filles_, bien qu’elles fussent déjà de grandes personnes à son arrivée dans la maison. L’oncle en avait fait sa favorite, et c’était sa meilleure amie. Elle l’accompagnait si souvent dans ses visites professionnelles, qu’elle devint bientôt, aux yeux des gens, une partie aussi intégrante de l’équipage du docteur que son cheval lui-même. Il l’instruisait dans les idées extrêmes, tempérées de bonne humeur, qui formaient le fond de son caractère et celui de sa famille. Tous aimaient Kitty, et jouaient avec elle, mais aussi la plaisantaient à l’occasion. Ils trouvaient moyen de s’amuser même des sujets sur lesquels leur père n’entendaient pas badinage. Il n’y avait pas jusqu’à la cause de l’affranchissement qui ne fût parfois présentée sous un aspect comique. Ils avaient plus d’une fois affronté le danger et souffert au service de cette cause, mais nul des adversaires de celle-ci ne s’était plus qu’eux amusé aux dépens du fétiche. Leur maison était l’un des principaux refuges des fugitifs noirs; et à chaque instant ils en aidaient quelques-uns à franchir la frontière. Mais _les garçons_ revenaient rarement du Canada sans avoir un recueil d’aventures à tenir toute la famille en hilarité durant une semaine. Le côté plaisant de leurs protégés était pour eux un sujet d’études particulières, et plus d’un de ces derniers resta vivant dans les souvenirs de la famille, par quelque trait grotesque de caractère ou de physique. Ils avaient entre eux des sobriquets assez irrévérencieux pour chacun de ces orateurs abolitionistes trop sérieux, qui ne manquaient jamais de loger chez le docteur, dans leurs tournées. Et ces “frères et sœurs,” comme on les appelait, payaient par tout ce qu’il y avait de risible en eux, les faveurs substantielles qu’ils savaient se faire accorder. Kitty, ayant les mêmes dispositions naturelles, commença dès l’enfance à prendre part à ces innocentes représailles, et à envisager la vie à travers le même prisme de gaieté. Cependant elle se rappelait un certain visiteur abolitioniste sur qui personne n’avait jamais osé plaisanter, mais que tout le monde, au contraire, traitait avec déférence et respect. C’était un vieillard au front haut, étroit et orné d’une touffe de cheveux gris, rude et épaisse, qui la regardait par-dessous ses sourcils en broussailles avec une flamme bleue dans le regard, qui l’avait prise un soir sur ses genoux, et lui avait chanté: _Sonnez, trompettes, sonnez!_ L’oncle et lui avaient parlé d’un certain endroit mystérieux et très-éloigné, qu’ils appelaient Boston, en tels termes que l’imagination de l’enfant se représenta ce lieu, comme étant à bien peu de chose près, aussi sacré que Jérusalem, et comme la patrie de tout ce qu’il y avait d’hommes nobles et bons, en dehors de la Palestine. Le fait est que Boston avait toujours été le faible du docteur Ellison. Au début du grand mouvement anti-esclavagiste, il avait échangé des lettres--correspondu, suivant son expression--avec John Quincy Adams, au sujet du meurtre de Lovejoy. Puis il avait rencontré plusieurs Bostoniens à la convention du _Sol Libre_, tenue à Buffalo, en 1848. --Un peu formalistes, un peu réservés, disait il, mais d’excellents hommes polis, et certainement de principes irréprochables. Cela faisait rire les garçons et les filles, à mesure qu’ils vieillissaient, et souvent provoquait chez eux certaines parodies, fort chargées, de ces formalités bostoniennes à l’adresse de leur père. Les années s’écoulèrent. Les garçons partirent pour l’Ouest; et lorsque la guerre de Sécession se déclara, ils prirent du service dans les régiments de l’Iowa et du Wisconsin. Un beau jour, la proclamation du Président, affranchissant les esclaves, arriva à Eriécreek. Dick et Bob s’y trouvaient en congé d’absence. Après avoir laissé le docteur Ellison donner libre cours à sa joie, Bob s’écria: --Eh bien, voilà un terrible coup pour le docteur! Qu’allez-vous faire maintenant, père? L’esclavage, les esclaves fugitifs et tous leurs charmes envolés pour jamais, tout vous est arraché d’un seul coup. Voilà qui est rude, n’est-ce pas? Plus d’hommes ni de frères! Plus d’oligarchie sans âme! Triste perspective, père! --Oh! non, insinua l’une des jeunes filles, il reste encore Boston. --Mais, en effet, s’écria Dick, le Président n’a pas aboli Boston. Vivez pour Boston! Et depuis lors le docteur vécut en réalité pour un Boston idéal--du moins en autant qu’il s’agit d’un projet jamais abandonné, jamais accompli, de faire quelque jour une visite à la métropole du Massachusetts. Mais en attendant, il y avait autre chose. Et comme la proclamation lui avait donné une patrie enfin digne de lui, il voulait faire honneur à celle-ci en en étudiant les antiquités. Dans sa jeunesse, avant que son esprit se tournât si énergiquement vers la question de l’esclavage, il avait déjà un goût assez prononcé pour les mystérieuses constructions préhistoriques de l’Ohio. Et chacun de ses garçons retourna au camp avec instruction de prendre note de chaque particularité pouvant jeter quelque lumière sur cet intéressant sujet. Ils auraient d’amples loisirs pour leurs recherches, puisque la proclamation, insistait le docteur Ellison, mettait virtuellement fin à la guerre. Ces hautes antiquités n’étaient qu’un point de départ pour le docteur. Il arrivait de là, par degrés, jusqu’aux temps historiques; et le hasard voulut que, lorsque le colonel Ellison et son épouse, en route pour l’Est, s’arrêtèrent, en 1870, à Eriécreek, ils le trouvassent plongé dans l’histoire de la vieille guerre française. Le colonel n’avait pas encore décidé de prendre la route canadienne; autrement il n’aurait pas échappé aux recommandations d’avoir à explorer tous les endroits intéressants de Montréal et de Québec, ayant quelque rapport avec cette ancienne lutte. Ils partirent, emmenant Kitty avec eux aux chutes de Niagara--qu’elle n’avait jamais visitées, sans doute parce qu’elles étaient tout près. Mais aussitôt que le docteur Ellison reçut la dépêche lui annonçant que Kitty devait descendre le Saint-Laurent jusqu’à Québec, et qu’elle reviendrait par la voie de Boston, il se mit à son pupitre et lui écrivit une lettre des plus explicites. Pour ce qui concernait le Canada, il ne visait qu’aux points historiques; mais quand il en vint à Boston, son esprit fut étrangement _réabolitionisé_; et sa passion pour les antiquités de l’endroit n’empêcha pas son vieil amour pour la prééminence humanitaire de cette ville de s’enflammer de plus belle. Il voulait qu’elle visitât Faneuil Hall, à cause des souvenirs de la révolution, mais aussi parce que c’était là que Wendell Phillips avait prononcé son premier discours contre l’esclavage. Elle devait voir les collections de la société Historique du Massachusetts, et, si la chose était possible, certains endroits intéressants de la vieille Colonie, dont il donnait les noms. Mais à tous hasards elle devait absolument un coup d’œil de près ou de loin à l’auteur de _Biglow Papers_, au sénateur Sumner, à M. Whittier, au docteur Howe, au colonel Higgenson, et enfin à M. Garrison. Tous ces personnages étaient aux yeux du docteur Ellison, des Bostoniens dans l’acception la plus idéale du mot, et il ne pouvait pas se les figurer l’un sans les autres. Peut-être était-il pour lui plus probable que Kitty les verrait tous ensemble, que séparément. Peut-être même étaient-ils moins à ses yeux des contemporains en chair et en os, que les différentes figures d’un grand tableau historique. “Enfin, je veux que tu te rappelles, ma chère enfant, écrivait-il, que dans Boston, tu es non seulement au berceau de la liberté américaine, mais dans l’endroit encore plus sacré de sa résurrection. Là a pris naissance tout ce qu’il y a de noble, de grand, de libéral et d’éclairé dans notre vie nationale. Et je suis sûr que tu y trouveras le caractère général de la population marqué au cachet de la plus magnanime démocratie. Si je pouvais t’envier quelque chose, ma chère enfant, je t’envierais certainement l’avantage que tu as de visiter une ville où l’homme n’est apprécié qu’à sa valeur personnelle, où la couleur, la richesse, la famille, la profession et autres vulgaires et fausses distinctions sociales, sont complètement effacées par le mérite individuel.” Kitty reçut la lettre de son oncle la veille de son départ pour le Saguenay, et trop tard pour exécuter ses recommandations concernant Québec. Mais, en ce qui regardait Boston, elle était bien résolue de se rendre aux désirs du vieillard jusqu’aux dernières limites du possible. Elle savait du reste que l’aimable M. March devait être en connaissance avec quelques-uns de ces personnages. Kitty avait la lettre de son oncle dans sa poche, et se disposait à l’en tirer pour la relire, lorsque autre chose attira son attention. Le bateau devait partir à sept heures et il était déjà sept heures et demie. Trois voyageurs anglais arpentaient le pont en face de Kitty, avec une certaine impatience, car on savait, grâce au subtil procédé par lequel toute matière d’intérêt général transpire toujours dans ces sortes d’endroits, que le déjeuner ne serait pas servi avant le départ du vapeur, et ces braves Anglais paraissaient munis de l’appétit qui accompagne toujours les admirables facultés digestives de leur nation. Mais ils avaient aussi une bonne humeur qui ne s’allie pas si généralement avec l’appétit de ces insulaires. L’homme, qui portait une élégante casquette de Glengarry ainsi qu’un complet gris assez commun, donnait l’un de ses bras à une dame d’un extérieur gai et sans façon, qui paraissait être sa femme, et l’autre à une aimable et jolie jeune fille qui lui ressemblait assez pour être sa sœur. Il marchait rapidement de long en large, disant qu’il voulait s’ouvrir l’appétit pour le déjeuner. Cela faisait rire les deux dames à tel point que la plus âgée, perdant l’équilibre, brisa l’un de ses hauts talons de bottines, qu’elle jeta prestement par dessus bord. Puis elle s’assit, et bientôt l’attention de nos trois voyageurs se concentra sur le steamer de Liverpool, qui venait d’entrer en rade, et se dirigeait vers son quai, avec tout un peuple de passagers massé sur son gaillard d’arrière. --Il arrive d’Angleterre, dit le mari, d’un ton expressif. --C’est pourtant vrai! fit la jeune femme. Passe-moi la lorgnette, Jenny. Puis, après avoir longtemps examiné le vaisseau: --Dire qu’il est parti d’Angleterre! ajouta-t-elle. Ils regardèrent encore durant deux ou trois minutes, puis la pensée de la femme se reporta sur le retard de leur propre vaisseau, ainsi que sur le déjeuner: --Et nous, nous ne partons pas à sept heures, vous savez, dit-elle avec cet air d’avoir trouvé quelque chose de neuf, que les Anglais prennent généralement pour débiter leurs lieux communs. --Non, répondit la jeune fille, nous attendons le bateau de Montréal. --Songez donc qu’il vient d’Angleterre! reprit l’autre, dont les regards étaient retournés au steamer de Liverpool. --Le voici, le steamer de Montréal, s’écria le mari; il double la pointe là-bas. Voyez-vous la fumée? Il indiquait quelque chose dans le lointain avec sa lorgnette, et tâchait de percer le brouillard qui flottait à l’horizon. --Non, pardieu! c’est une scierie mécanique qu’on aperçoit sur la rive. --Oh Harry! exclamèrent les deux femmes avec un accent de reproche. --Ma foi, que voulez-vous? reprit-il; je n’ai point changé le bateau en scierie. Il faut croire que ça toujours été une scierie. Une demi-heure plus tard, lorsque le vapeur de Montréal apparut en réalité, les deux femmes persistèrent à le prendre pour une scierie mécanique, jusqu’à ce qu’il se montrât tout entier en plein chenal. Leur propre embarcation remonta le courant au devant de lui. Les deux masses flottantes se touchèrent. Il y eut quelque frottement; puis on jeta une passerelle entre les deux. Un jeune homme, mis avec élégance, se tenait prêt à monter sur le bateau du Saguenay, ayant à ses côtés un porte-faix chargé d’une lourde malle. Il paraissait être la seule personne à s’embarquer. Nos trois Anglais, penchés sur le plat-bord, regardèrent un instant le nouveau venu d’un air de mécontentement non dissimulé. --Sur ma parole! s’écria la plus âgée des deux femmes, avons-nous attendu si longtemps pour un seul homme? --Chut, Edith! interrompit la plus jeune, c’est un Anglais! Et tous trois reconnurent tacitement le droit d’un Anglais, non seulement de faire attendre un vaisseau, mais d’arrêter tout le système solaire au besoin, s’il possède un billet de passage pour n’importe quelle planète du firmament; et cela, pendant que M. Miles Arbuton, de Boston, Etat de Massachusetts, passait commodément d’un vapeur à l’autre. Il avait plus d’une fois été pris pour un Anglais, et l’erreur de ces bonnes gens, s’il l’eût connue, ne l’aurait aucunement surpris. Peut-être même aurait-elle eu pour effet d’adoucir un peu le jugement qu’il porta sur eux, quand il les aperçut en face de lui, à la table du déjeuner. Mais il n’en savait rien, et il reconnut en eux des Anglais assez vulgaires, avec certains airs de cabotins ou de chanteurs de profession. Au lieu d’une toilette de voyage, la jeune fille portait une robe d’un bleu vif et clair; et, au-dessus de ses yeux bleu-ciel et de ses joues brillantes de fraîcheur, une couronne de cheveux couleur d’épis mûrs se déroulait en boucles et en tresses abondantes. C’était magnifique, à distance; mais de près, c’était un peu fauve. M. Arbuton laissa tomber son regard, de la figure à la robe bleu-clair, laquelle n’était ni neuve ni très fraîche; et, avec une légère expression de froide indifférence, il concentra son attention sur son médiocre déjeuner de voyageur. Au même instant, il se trouvait être lui-même un objet d’intérêt pour une autre jeune personne placée à côté de nos Anglais, et dont les yeux d’un gris tendre jetaient de temps en temps vers lui un regard où l’on découvrait un vague sentiment d’impressionnabilité. Il était pour elle ce mystérieux et divin _peut-être_ que tout jeune homme est toujours pour une jeune fille. De plus, il s’entourait pour elle d’une espèce de nimbe romanesque, car elle reconnaissait en lui ce même jeune homme à moustache blonde qu’elle avait entrevu à Niagara, la semaine précédente, sur le pont de l’île aux Chèvres. La jolie dame assise à côté le trouvait aussi bien beau, beau comme un jeune homme peut l’être aux yeux d’une femme mariée, mais sans en aucune manière faire tort au mari, ce monsieur d’âge mûr et de belle humeur qui venait d’ajouter une saucisse aux œufs et au jambon qu’il avait déjà sur son assiette. C’était un bel homme, lui aussi; mais sa barbe, qu’il laissait croître, était rousse, tandis que les moustaches d’Arbuton étaient blondes. Et puis sa toilette n’avait pas cette scrupuleuse élégance qui distinguait celle du Bostonien. Il y avait dans toute sa personne un certain air de négligence s’accordant assez avec quelques-uns de ses mouvements dégagés et vifs qui révélaient un ancien militaire. --Voilà un jeune John Bull de belle apparence, se dit-il en apercevant Arbuton. Et il n’y pensa plus, ne se sentant pas plus déprécié en présence du prétendu Anglais que si celui-ci eût été français ou espagnol. De son côté, si Arbuton avait rencontré un Anglais aussi bien mis qu’il l’était lui-même, il se serait au contraire interrogé de suite pour se rendre compte de la différence individuelle et nationale qui pouvait exister entre eux. A son tour il jeta un coup d’œil sur ses nouveaux compagnons de voyage, et jugea qu’il ne devait avoir rien de commun avec eux, malgré les yeux gris, voilés de longs cils, dont nous avons parlé. Ce n’est pas qu’on eût fait la moindre avance de nature à provoquer une accointance, ou qu’Arbuton crût avoir le choix d’entrer ou non en communication avec eux; mais il avait l’habitude de se protéger ainsi lui-même contre les hasards de la vie, et se faisait un devoir d’éviter toute liaison que, plus tard, des raisons sociales pouvaient le forcer de rompre. C’était quelquefois un sacrifice, car il n’avait pas encore passé l’âge où l’on prend un vif intérêt à toute nouvelle connaissance, quelle qu’elle soit. Après avoir déjeuné, lorsqu’il eut fait le tour du bateau et passé en revue tous ses compagnons de route, il se dit qu’il ne pouvait avoir que peu de rapports avec aucun d’eux, et que, probablement, il lui faudrait faire appel à tout l’esprit de tolérance dont il avait dû s’armer pour faire un bout de voyage sur son propre continent, pendant la belle saison. La brise provoquée par la marche du steamer était froide et crue; et le gaillard d’avant était presque abandonné à nos Anglais, qui avaient repris leur promenade rapide d’un travers du pont à l’autre, riant et plaisantant comme toujours, tandis que le vent fouettait les joues roses de la jeune fille avec les boucles dorées de ses cheveux flottants, et dessinait ses gracieuses formes sous les plis serrés de sa toilette bleu-clair. Un moment hors d’haleine, ils allèrent s’asseoir auprès d’une grosse dame américaine dont les incisives laissaient voir de l’or dans tous leurs interstices, puis se levèrent de nouveau et se mirent à courir à qui mieux mieux d’un bout à l’autre du steamer. M. Arbuton tourna les talons d’un air mécontent. Sur la poupe il trouva une plus nombreuse compagnie. La plupart sommeillaient sur des romans ou des revues qu’ils s’étaient procurés chez le libraire du bord; trois dames écoutaient un monsieur qui lisait tout haut dans un journal le récit d’un terrible naufrage, d’autres dames et messieurs voyageaient sans cesse entre leurs cabines et le pont, suivant l’habitude de certains voyageurs; d’autres restaient assis les yeux fermés, comme si, étant venu pour visiter le Saguenay, ils avaient fait vœu de ne rien voir du Saint Laurent, afin de conserver pour les merveilles de son affluent toute la virginité de leurs impressions et de leur admiration. Cependant le Saint-Laurent méritait d’être regardé, ainsi que l’admettait M. Arbuton lui-même, qui n’aimait pas les paysages américains--contrairement à ses compatriotes, qui les exaltent comme les plus pittoresques du monde. En quittant Québec avec son rocher couronné de murailles, et en suivant le cours majestueux du fleuve, vous apercevez d’abord la cataracte neigeuse du Montmorency, qui, dans un enfoncement bleuâtre, précipite son éternelle avalanche dans l’abîme. En face de vous, la magnifique île d’Orléans étend ses rives basses, qui, avec leurs terres cultivées et leurs bouquets de pins et de chênes, sont encore aussi belles que le jour où la vigne sauvage, festonnant la forêt primitive, excita la facile admiration du vieux Jacques Cartier, et lui fit donner à ce charmant séjour le nom d’île de Bacchus. A deux heures de marche en aval, les deux rives du fleuve se couvrent de populeux villages groupés autour de leur église à la flèche élancée, soit au fond de quelque anse creusée par les eaux, soit plus pittoresquement penchés sur quelque gracieuse colline. Les côtes, nulle part abruptes et escarpées, semblent taillées pour un de ces fleuves majestueux des pays méridionaux, larges et dormants, reflétant l’azur du ciel, toute la longueur du jour jusqu’au coucher du soleil. Mais nul palmier ne fait miroiter sa brillante silhouette sur ces bords d’un vert clair et uniforme: le pâle bouleau, svelte et délicat, mire seul dans les eaux la blancheur hibernale de son feuillage. C’est le grand fleuve désolé des terribles pays du Nord! A mesure que le jour avançait, les montagnes qui, d’un côté, s’éloignaient d’abord presque hors de vue, et que, de l’autre, le lointain estompait d’une teinte de violet sombre, se rapprochaient graduellement du rivage, et à certain endroit, du côté nord, s’avançaient même jusqu’au bord de l’eau. Le fleuve s’étendait devant elles comme un lac. Sur leurs penchants quelques chaumières, et à mi-côte, au milieu des pins rabougris, un hôtel ceinturé de vérandas annonçait un lieu de villégiature en vogue, au cœur de ce qu’on aurait pris d’abord pour une solitude. Des huttes d’Indiens construites en écorce de bouleau nichaient au pied des rochers, et brillaient par leurs teintes oranges et pourprées. Du sommet de ces huttes s’échappait une spirale de fumée bleuâtre; et à l’entrée de l’une d’elles se tenait une sauvagesse en jupon rouge feu. D’autres, en châles éclatants, étaient accroupies parmi les quartiers de roches, chacune d’elles entourée de chiens et de petits sauvages. Mais tous ces tons chauds, ne servaient, comme au coucher du soleil d’hiver, qu’à faire ressortir le caractère glacial et désolé de la scène. Les toilettes légères des dames que l’on apercevait sur la véranda frappaient l’œil froidement; et, sur la figure des habitants oisifs qui flânaient le long de la jetée, le voyageur croyait découvrir je ne sais quelle détermination triste de retenir leurs larmes, lorsque notre bateau les quitterait pour continuer sa route. L’on mit à terre deux ou trois vieilles villageoises qui furent accueillies sur le quai comme si elles arrivaient d’un long voyage. Puis les hommes de l’équipage déchargèrent une quantité énorme d’oignons, le seul bagage que ces bonnes vieilles eussent rapporté de Québec. Bottes après bottes de la piquante bulbeuse furent débarquées avec soin par les matelots, et comptées par les propriétaires. Enfin l’ordre était donné de retirer la passerelle, lorsque l’une des paysannes jette un cri de désespoir en tendant des bras suppliants vers le bateau. Une botte d’oignons avait été oubliée à bord. L’un des matelots s’empare du précieux article, le porte en toute hâte à terre, et s’en revient poursuivi par les bénédictions de la brave femme. Les joyeux touristes de séjour à la Malbaie refoulèrent leur chagrin; et, au moment où Arbuton leur tournait le dos, le vapeur, reprenant le large, les laissa seuls en proie à leur ennui fashionable. On mit le cap sur la rive sud pour débarquer des passagers à Cacouna, petite ville d’eau plus considérable que la Malbaie. A Québec, la marée, qui s’élève de quinze pieds, n’est produite que par l’impulsion donnée par la mer; l’eau n’y est pas salée. Mais à Cacouna il n’en est pas de même; il ne manque là aux bains de mer que le ressac. On y voit accourir en grand nombre les Canadiens qui s’échappent de leurs villes pendant l’été court, mais brûlant, des pays du Nord. Ni le village ni l’hôtel ne sont à portée de vue du débarcadère; mais, ainsi qu’à la Malbaie, toute la société en villégiature encombrait le quai, comme si l’arrivée du steamer eût été pour eux le grand événement de la journée. Cette fois, on y était venu en nombre, les uns à pied, les autres en omnibus ou en cabriolet. Tout à coup les rangs s’ouvrirent pour laisser passer une procession étrange qui se dirigeait vers le vapeur, musique en tête. --C’est une noce de sauvages, dit l’un des officiers du bord au monsieur à l’air militaire qui se tenait à côté de lui, près du bastingage. Et, les musiciens s’étant écartés, Arbuton, qui l’avait entendu, put apercevoir le marié et la mariée. Le premier était un sauvage ordinaire, à figure impassible; mais sa jeune compagne était jolie et presque blanche, avec une certaine attitude pleine de modestie et de douceur. Devant eux marchait un jeune Américain coiffé d’un béret de forme écossaise, la figure empreinte de la gravité convenable au maître de cette cérémonie, dont il était probablement l’organisateur. Bras dessus bras dessous il s’avançait avec un chef indien à forte corpulence vêtu en gros drap noir, la poitrine curieusement ornée de deux rangées de disques argentés. Derrière les mariés venait tout le village, deux par deux, hommes, femmes et enfants de tout âge, sans en excepter les bébés à la mamelle; le tout en toilettes éclatantes et d’une allure indescriptiblement sérieuse. Ils étaient accouplés en quelque sorte par rang d’âge et de taille. Les derniers étaient deux jeunes gens qui paraissaient être, de plus, dans un degré d’ivresse absolument identique. Ils s’avancèrent en décrivant des zigzags le long de la jetée, et lorsque le reste de la noce voulut couronner la journée par une visite à bord du bateau, ils s’aventurèrent en titubant sur la passerelle. A moitié chemin, ils prirent une embardée. Les spectateurs poussèrent un cri; mais nos deux gaillards avaient heureusement biaisé dans une autre direction. Ils se tenaient fortement grippés l’un à l’autre, et une nouvelle embardée les avait victorieusement jetés à bord comme deux colis. A peine avaient-ils disparu, que les autres gens de la noce--comme s’ils eussent eu instantanément satisfait leur curiosité à l’endroit du vaisseau--retournèrent à terre dans le même ordre. Arbuton attendit avec une certaine anxiété pour voir si les deux pochards pourraient répéter leur manœuvre avec succès sur un plan incliné de bas en haut. Or ceux-ci venaient justement d’apparaître, lorsqu’il sentit une main se glisser sans gêne et pour ainsi dire d’une façon inconsciente sous son bras, et au même instant il entendit une voix qui lui disait: --Ceux-ci sont deux amoureux désappointés, probablement. Il se retourna, et aperçut la jeune fille avec la société de qui il s’était promis de n’avoir rien à démêler, une main appuyée sur le plat-bord, et l’autre posée sur son bras, à lui, pendant qu’elle donnait toute son attention à ce qui se passait en bas. L’espèce de militaire en retraite, le chef de la famille, et tout probablement son parent, s’était éloigné à l’improviste, et elle avait sans s’en apercevoir saisi le bras d’Arbuton. Cela paraissait clair au jeune homme, mais ce qui lui restait à faire ne l’était pas autant. Il ne lui appartenait guère, pensait-il, d’avertir la jeune fille de son erreur; et cependant il était peu généreux de n’en rien faire. Laisser les choses où elles en étaient lui parut toutefois le plus simple, le plus sûr et le plus agréable parti à prendre, car la pression de la jolie personne, légèrement penchée sur son bras, avait quelque chose de confiant qui n’était pas sans charme. Il attendit donc le moment où la jeune fille s’étant retournée pour avoir une réponse, et découvrant son erreur, retira précipitamment sa main, avec une expression de physionomie où se mêlaient la stupéfaction et l’envie de rire. Mais même alors il ne sut que dire. Faire des compliments au sujet de cette méprise eût été inconvenant; une explication était inutile; aux excuses que la jeune fille lui balbutiait, il ne sut répondre que par un salut silencieux. Elle se sauva dans sa cabine, et Arbuton s’éloigna, laissant nos deux sauvages regagner terre comme ils le pourraient. Son bras croyait soutenir encore le même poids élastique; une voix semblait murmurer encore dans son oreille: “Ceux-ci sont deux amoureux désappointés, probablement.” Enfin il trouvait le rôle qu’il avait joué dans cette affaire de plus en plus gauche et stupide; bien qu’il ne fût pas très loin de songer vaguement à la méprise de la jeune fille comme à une espèce d’empiètement sur sa personne. La nuit tombait lorsque le bateau à vapeur toucha Tadoussac, et entra dans une anse abritée par des hauteurs sur lesquelles perchait un gracieux village s’éparpillant sur une grande route en élégantes maisonnettes d’été. Au-dessus s’élevaient de hauts escarpements de roc et de sable nus, dont les flancs stériles laissaient percer çà et là quelques pins rachitiques et mourants. Il avait fait froid et cru toute la journée, le bateau ayant toujours eu le cap au nord-est. Le fleuve avait pris presque les proportions d’une mer, avec un aspect de plus en plus désolé, quelques îlots brisant par-ci par-là la monotonie de son parcours, et les rives s’abaissant de plus en plus, jusqu’aux environs de Tadoussac, où elles s’élèvent en plateaux couverts d’un épais fourré d’arbres résineux et rabougris. Là, dans la vaste largeur légèrement encaissée du Saint-Laurent, se décharge un sombre et puissant cours d’eau, étroitement flanqué de hauts mamelons de calcaire, et dont la source se perd dans les tristes régions et les éternelles solitudes du Nord. C’est le Saguenay. Et, aux lueurs froides du soir, lorsque le voyageur arrive à cette embouchure, nul paysage ne semble plus abandonné que celui de Tadoussac, où, au commencement du seizième siècle, les commerçants français établirent leur premier poste, et où se voit encore la première église construite au nord de la Floride. Le steamer fait ici une relâche de cinq heures. Aussitôt le repas du soir terminé, les voyageurs descendirent à terre, dans l’ombre qui s’épaississait. Arbuton, seul comme à l’ordinaire, descendit à son tour, surpris de se sentir porté à céder à l’impulsion générale. Il n’était pas sans désirer voir la vieille église, se demandant presque avec pitié qu’elle pouvait être l’apparence de cette pièce d’antiquité américaine. Et puis il s’était aperçu, depuis l’incident de Cacouna, qu’il était devenu un sujet d’embarras pour la jeune fille qui en avait été la cause. Il ne l’avait plus revue jusqu’au souper, mais elle avait pris son repas avec un air d’indifférence à son endroit tellement étudié, qu’elle était évidemment hantée par le souvenir de sa méprise. --Soit, je vais lui laisser toute liberté à bord, tant que nous serons ici, pensa Arbuton en mettant pied à terre. Il n’avait pas la moindre idée où le chemin pouvait conduire; mais il le suivit, comme les autres, jusqu’au village, à travers les maisonnettes qui paraissaient pour la plupart inhabitées, et enfin jusqu’au bord d’un sombre ravin, au fond duquel, loin au-dessous d’un pont rustique et chevrotant, il entendit les mystérieuses rumeurs et la chute d’un torrent invisible. Devant lui de noires montagnes se dressaient comme des tours dans le ciel nuageux. Il frissonna sous une impression de tristesse et d’isolement, en proie au vague désir d’avoir auprès de lui quelqu’un de mêmes traditions et conditions sociales, à qui il pût faire partager ce qu’il éprouvait en présence de ce spectacle. Au même instant, cette pression délicate, ce poids léger qui avait si doucement pesé sur son bras lui revinrent à la mémoire. Il tressaillit, et se remit à suivre le chemin qui, par un détour brusque, le conduisit droit en face d’un hôtel, d’où sortait un bruit de jeu de boules mêlé au caquetage et aux éclats de rire d’un groupe de jeunes filles. Et il se demanda un peu dédaigneusement qui pouvait passer l’été dans un pareil endroit. Une anse de la rivière fermée abruptement par d’âpres rochers se creusait devant lui, et sur la rive, juste au-dessus de la ligne de haute marée, s’élevait ce que l’ombre d’un passant lui dit être la vieille église de Tadoussac. Les fenêtres se teintaient sous une vague lueur rougeoyante, comme celle d’un lampion qui aurait brûlé à l’intérieur. Et si tout cela n’eût été trop simple et trop nu pour un homme habitué aux splendeurs de l’ancien monde, Arbuton n’aurait pas manqué de se sentir ému devant cette veilleuse que l’humble sanctuaire garde depuis trois cents ans dans les profondeurs dans cette solitude. Il y songeait un peu, lorsqu’il entendit la voix de quelqu’un parlant dans l’obscurité, près de la porte de la chapelle, qu’on paraissait avoir tenté d’ouvrir. --C’est fâcheux que nous ne puissions visiter l’intérieur, n’est-ce pas? --En effet; mais je suis toujours charmé de ce que j’en vois. Dire que cette construction date du dix-septième siècle! --L’oncle Jack serait enchanté de regarder cela, n’est-il pas vrai? --Oh oui, pauvre oncle Jack! il me semble que c’est un plaisir que je lui vole. Il devrait être ici à ma place. Mais en réalité, j’aime cela; et, mon cher Dick je ne sais pas ce que je pourrai jamais dire ou faire pour vous remercier de m’avoir amenée ici. --Eh bien, Kitty, remettez la chose jusqu’à ce que vous ayez trouvé. Rien ne presse. Arbuton entendit comme une secousse à la porte--probablement un dernier effort pour l’ouvrir avant de partir--puis les voix s’éteignirent vaguement dans l’obscurité. Ces voix, il les avait bien reconnues; c’était celle de la jeune fille qui avait pris son bras, et celle de l’homme qui paraissait être son parent. Il se blâma non seulement d’avoir prêté l’oreille à leur conversation, mais encore d’avoir désiré en entendre davantage, et résolut de les suivre, jusqu’au bateau, à une distance respectueuse. Mais eux s’arrêtèrent si fréquemment, ou lui-même avait-il tellement hâté le pas à son insu, qu’il les rejoignit à l’entrée de la ruelle ménagée entre les maisonnettes de la route. Et il ne put s’empêcher d’entendre de nouveau: --Oui, cela peut être ancien, Kitty; mais je ne trouve pas cela fort réjouissant. --Ce n’est pas précisément la gaieté même, je dois l’avouer. --C’est le plus mortel endroit que j’aie vu de ma vie. N’est-ce pas une escarpolette que je vois là, en face de cette maison? Non, c’est un gibet. Tiens, il y en a partout! Je suppose que c’est pour les locataires d’été, à la fin de la saison. Quelle course au clocher pour y arriver, si par hasard le bateau partait sans les passagers! Arbuton trouva ce genre de plaisanterie un peu trivial, et s’affermit dans sa résolution d’éviter ces gens-là. Ils arrivèrent en vue du steamer qui, au fond de la petite baie, brillait de mille feux, laissant échapper de toutes ses portes, fenêtres et autres ouvertures, des gerbes de lumière rougeâtre. Cet éclat contrastait vivement avec la torpeur obscure du rivage, où quelques faibles lumières perçaient çà et là, aux croisées des chaumières, ou sous le porche du magasin de village, où quelques flâneurs moroses--français ou métis--s’associaient pour tuer leurs misérables loisirs. Au-delà du steamer bâillait le vide immense du grand fleuve, où le Saguenay s’en allait noyer son cours mélancolique. --Je n’aime pas beaucoup à remonter à bord, dit la jeune fille. Pensez-vous qu’il y soit retourné? Je tremble de le rencontrer. --Ne faites pas attention à lui, Kitty. Il pense sans doute que vous avez fait cela sans le vouloir. En tout cas, moi, je suis sûr que vous n’auriez jamais pris son bras si vous n’aviez pas été sous l’impression que c’était le mien. Elle ne répondit pas, trop préoccupée par le véritable côté de la question, pour s’arrêter à cette fausse manière de l’envisager. Arbuton, en les suivant à bord, sentit qu’il jouait le rôle odieux de trouble-fête, rôle qu’il aurait voulu éviter par tous les moyens compatibles avec sa dignité. Il paraissait condamné à priver cette jeune fille du plaisir qu’elle devait attendre d’un voyage assez rare pour elle, suivant toute apparence. Il aurait désiré qu’elle pensât du bien et non du mal de lui. Et puis, au fond de tout cela, il éprouvait un certain sentiment de supériorité qu’il aurait pu traduire par ces mots: _noblesse oblige_. En gentilhomme, il sentait qu’il avait un devoir à remplir. La jeune fille se mit à la recherche de sa cousine, et laissa son compagnon à la porte du salon, roulant un cigare dans ses doigts, d’une main, et de l’autre cherchant une allumette quelque part. Il allait tourner les talons en frappant sur la poche de son gilet qu’il avait trouvée vide, lorsque Arbuton lui offrit son propre cigare en disant: --Puis-je vous être utile, Monsieur? --Oh! oui, merci! répondit l’autre en acceptant cordialement. Et, tout en balbutiant d’un ton satisfait, il alluma son cigare, et rendit celui d’Arbuton, avec un rapide salut à moitié militaire. Arbuton fixa un moment les yeux sur lui. --Je crains, dit-il tout à coup, d’avoir eu le malheur de causer du désagrément à une dame de votre compagnie. Ce n’est rien qui demande des excuses cependant, et je ne sais trop comment lui exprimer mon espoir qu’elle oubliera cet incident, si elle ne l’a pas oublié déjà. En même temps, obéissant à une impulsion qu’il lui aurait été bien difficile d’expliquer, il offrit sa carte. Ce procédé eut l’effet habituel de la franchise, et son interlocuteur y vit de la cordialité. Il s’approcha de la lampe, et lut le nom et l’adresse. --Tiens, dit-il, de Boston! Mon nom, à moi, est Ellison; je suis de Milwaukee, dans le Wisconsin. Et il se mit à rire de ce rire franc et loyal du bon camarade. --Oui, en effet, reprit-il, ma cousine s’est cassé la tête toute l’après-midi au sujet de sa méprise; mais, cela ne peut avoir aucune conséquence, vous savez. Après tout, que diable! c’était la chose la plus naturelle du monde. Etes-vous allé à terre? Tadoussac est bien tranquille à cette saison; mais ce doit être gai en hiver! Quel coup d’œil réjouissant on doit avoir de ces cottages ou de cet hôtel là haut! Nous sommes allés voir si nous pouvions entrer dans la vieille chapelle; le commis du bateau m’a dit qu’il y a là des tablettes en plomb que les matelots de Jacques Cartier y ont laissées, vous savez, et qui sont enfouies quelque part. Je n’en crois rien, et je ne suis pas trop désappointé de n’avoir pas pu entrer. J’ai fait mon devoir à l’égard des antiquités de l’endroit; et maintenant nous pouvons partir quand il plaira au patron. Le colonel Ellison, dans sa bonté de cœur, faisait des efforts pour détourner le sujet de la conversation entamée par le jeune homme, s’imaginant--ce qui n’aurait flatté celui-ci qu’à demi--que son interlocuteur en était fort embarrassé. Sa bonne nature alla plus loin; et lorsque sa cousine revint avec Mme Ellison, il leur présenta M. Arbuton. Et puis, tout songeur, il s’en alla se promener sur le pont avec sa femme, sous prétexte de donner à celle-ci l’exercice qu’elle n’avait pu prendre à terre, mais en réalité pour permettre aux deux jeunes gens de vider ensemble leur petit différend. --Je suis bien fâché, miss Ellison, dit le jeune homme, d’avoir été pour vous la cause d’une méprise, aujourd’hui. --Et j’ai bien rougi de vous avoir rendu victime de ma maladresse, répondit la jeune fille en baissant les yeux. Il y eut un instant de silence. Puis, comme si elle eût pu tout à coup se faire étrangère au sujet, et dégager sa personnalité de cette absurdité inextricable, elle se mit à rire presque aussi cordialement que son cousin, en disant: --Mais c’est une des choses les plus impossibles dont j’aie entendu parler. Qu’y faire? je n’en sais rien. --En effet, c’est embarrassant, et je ne sais trop que dire moi-même. J’aime mieux attendre, pour me fixer là-dessus, que la chose soit arrivée de nouveau. Arbuton avait à peine laissé échapper cette phrase--assez bien tournée suivant lui--qu’il se la reprochait, tant il était loin de songer à s’aventurer dans une intrigue amoureuse. Mais l’obscurité, l’entourage, la beauté de la jeune fille, la confiante et candide sympathie qu’elle lui manifestait par sa franchise, tout cela le troublait. Il tâcha de se retrancher encore dans sa froideur habituelle, et finit par quelques lieux communs sur le paysage, qui devenait en réalité bien solitaire et bien sauvage, depuis que le bateau à vapeur remontait le Saguenay, laissant s’éteindre dans le lointain les quelques lumières de Tadoussac. Par une étrange impression, il se sentait pour ainsi dire seul au monde, là, avec cette jeune fille; et il se permit de jouir un peu de ce sentiment, assurément exempt de tout danger. Mlle Ellison et lui venaient de Niagara, paraît-il. Ils causèrent de cet endroit, se gardant bien, quant à elle, de révéler qu’elle avait, là, remarqué Arbuton pour la première fois. Tous deux ils avaient descendu les rapides du Saint-Laurent, et tous deux ils avaient passé une journée à Montréal. Ces coïncidences contribuaient à les intéresser l’un à l’autre d’une façon toute particulière; et cet intérêt s’accrut encore quand ils apprirent que leur commune expérience s’arrêtait là,--elle ayant passé trois jours à Québec, et lui, comme on le sait, étant venu directement de Montréal. --Avez-vous beaucoup admiré Québec, miss Ellison? --Oh! oui, vraiment! C’est une ancienne ville magnifique, et remplie d’une foule de choses, que je connaissais par la lecture, mais que je n’espérais jamais voir. Vous savez que c’est une place forte? --Oui. Mais j’avoue que je l’avais oublié jusqu’à ce matin. Y avez-vous trouvé tout ce que vous vous étiez imaginé d’une forteresse? --Plus, si c’est possible. Nous avions avec nous des gens de Boston qui nous ont dit que c’était exactement comme en Europe. Ils en soupiraient, car cela leur rappelait bien des souvenirs de l’ancien continent. Ils venaient de se marier. --Est-ce là ce qui leur faisait trouver une ressemblance entre Québec et l’Europe? --Non, mais je suppose que cela contribuait à leur faire voir les choses par le côté le plus agréable. Mme March--March est le nom du jeune couple--ne voulait pas me permettre de dire que je trouvais Québec beau, attendu que, n’ayant jamais visité l’Europe, je ne pouvais pas bien apprécier Québec. “Vous croyez l’admirer, disait-elle souvent, mais ce n’est que l’effet de votre imagination.” Malgré tout, je tiens à mon illusion. Je ne sais trop, cependant, si j’admirais plus Québec que les charmants villages qui l’environnent. Tout le paysage semble un rêve d’Evangeline. --Vraiment! J’arrêterai certainement à Québec à mon retour. Il me tarde de voir un paysage américain qui me fasse songer à quelque chose. En attendant, qu’est-ce que votre imagination peut faire du présent point de vue? --Je ne crois pas avoir besoin de l’aider, répondit la jeune fille un peu piquée par le ton de supériorité que prenait son compagnon. Elle se retourna et plongea ses regards sur la rivière triste et solitaire. La lune montrait un peu sa face voilée dans les profondeurs du ciel gris, laissant tomber sur les flots noirs les vagues reflets d’une lumière mélancolique. De chaque côté, la rive inhabitable étalait sa grandiose désolation; les rochers inhospitalliers se couvraient de maigres touffes de pins dont les obscures silhouettes se découpaient le long des crêtes, ou plongeaient dans des gorges et des ravins. Le cri de quelque oiseau sauvage rompait brusquement le silence dont le murmure monotone du steamer semblait faire partie, réveillant à peine un écho lointain. Les premières notes d’une romance se firent entendre du salon; et Mlle Ellison précéda son nouvel ami à l’intérieur, où la plupart des autres passagers étaient groupés autour du piano. La jeune Anglaise aux cheveux couleur de maïs était assise près de l’instrument dans une pose ravissante, et l’homme à l’air peu distingué et son épouse à la tournure commune chantaient ensemble avec des accents d’une douceur angélique. --C’est beau, n’est-ce pas? dit Mlle Ellison. Comme ce doit être charmant de pouvoir s’amuser ainsi! --Oui? vous pensez? C’est pourtant un peu trop en public, répondit son compagnon. Quand les Anglais eurent fini, un vieux monsieur se mit au piano pour faire entendre ce qu’il appelait une chanson comique, et réussit à envoyer tout le monde se coucher de désespoir. --Eh bien, Kitty? s’écria Mme Ellison, s’enfermant un instant avec la jeune fille dans la cabine de celle-ci. --Eh bien, Fanny? --Il est beau, n’est-ce pas? --Ma foi, oui. --Est-il gentil? --Je n’en sais rien. --Doux? --De la crème à la glace, répondit Kitty en se laissant donner sur la joue un bonsoir enthousiaste. Avant de s’endormir, Mme Ellison voulut faire une question à son mari. --Qu’est-ce que c’est? --Cela vous plairait-il que Kitty épousât un Bostonien? On dit que les Bostoniens sont si froids. --Où est le Bostonien qui a demandé Kitty en mariage? --Comme vous êtes méchant! je ne dis pas qu’on l’ait demandée; mais si cela arrivait? --Alors ce serait le moment d’y songer. Vous avez marié Kitty à droite et à gauche avec tous ceux qui l’ont regardée, depuis que nous avons quitté Niagara, et je me suis morfondu à prendre des renseignements sur le compte de ses nombreux maris. Maintenant je n’en ferai rien, jusqu’à ce qu’elle ait reçu quelque offre sérieuse. --C’est cela; dépréciez votre propre cousine si vous le voulez. Je sais ce que je ferai, moi; je lui ferai porter mes plus belles toilettes. Comme c’est heureux, Richard, que nous soyons toutes deux de même taille! Je suis si contente d’avoir emmené Kitty avec nous! Si elle se mariait et s’établissait à Boston.... Mais non, j’espère qu’elle trouvera un mari pour résider à New-York. --Allez, allez-y, ma chère! grommela le colonel Ellison, désespéré. Kitty a causé de steamboats et d’hôtels avec ce jeune homme durant vingt-cinq minutes, et naturellement il viendra demain demander mon consentement pour l’épouser, aussitôt que l’on pourra mettre la main sur un juge de paix. Mes cheveux blanchissent, et je serai chauve avant le temps; mais peu importe, pourvu que vous trouviez plaisir à vos petites hallucinations. Continuez! II LES PETITES MANŒUVRES DE MME ELLISON Le lendemain matin, nos touristes se réveillèrent en rade dans la baie des Ha-Ha, à la limite des eaux navigables aux grands bateaux à vapeur. La longue chaîne de montagnes revêches s’était abaissée, et le soleil du matin versait de chauds rayons sur ce qui, sous un climat plus hospitalier, aurait pu passer pour un très joli paysage. La baie formait un ovale irrégulier, avec des rives hardies mais peu élevées, d’un côté, et de l’autre une plaine étroite, où deux villages, dressant chacun son mince clocher en fer-blanc reluisant au soleil, s’échelonnaient le long du chemin qui longeait le rivage recourbé en forme de croissant. L’entrée de la baie était flanquée d’un mamelon élevé, et sur la rive on apercevait çà et là des masses de rochers gaiement colorés de lichens, et tachetés de teintes métalliques oranges et écarlates. La sempiternelle frondaison de pins nains était la seule forêt visible bien que la baie des Ha-Ha soit un port considérable pour le commerce de bois. Quelques goélettes étaient là occupées à recevoir leur cargaison de planches de pin odorant. Le quai où le bateau se trouvait accosté était tout animé de travailleurs et d’oisifs. On embarquait du bois que l’on transportait à bord dans des brouettes conduites par des paysans. Ceux-ci, arrivés au haut de la passerelle, arcboutaient leurs larges pieds sur la pente unie et glissante, puis, entraînés par leur charge, se précipitaient à bord plus ou moins la tête la première. Au milieu de la confusion qu’occasionnaient ces tours de force, une procession d’autres paysans s’introduisait à l’intérieur, chacun portant sous son bras une espèce de coffret en forme de cercueil. Le colonel Ellison commençait à craindre que ces boîtes ne renfermassent tout la marmaille de la baie des Ha-Ha. Mais la réflexion qu’une région aussi froide n’aurait pu en produire une aussi énorme quantité le remit un peu, et l’employé comptable le rassura pleinement en lui affirmant que ces boîtes ne contenaient que des _bleuets_[A], et qu’on pouvait en acheter tant qu’on en désirait pour dix-huit sous le boisseau. Cela lui donna une poignante idée de la pauvreté de l’endroit, et il acheta, des petits garçons qui venaient à bord, une telle quantité de framboises sauvages dans des _cassots_, cornets ou cornes d’abondance en écorce de bouleau, qu’il fut obligé d’en faire cadeau à ces mêmes petits vendeurs dont il avait épuisé l’assortiment. Il était au moment d’entrer en arrangement avec un petit idiot superbe, qui avait une bosse dans le dos et une loupe sur le côté de la tête, et qui était enchanté d’accepter par charité les fruits sauvages de son propre pays, lorsque la foule pressée aux alentours s’écarta doucement pour laisser passer un individu qui, après un salut élégant adressé au colonel, lui dit d’un air enjoué: --Bonjour, Monsieur, bonjour! --Comment vous portez-vous, demanda le colonel Ellison? Mais l’autre, qui ne songeait qu’aux affaires, lui répondit: --Je suis, Monsieur, le seul homme qui parle anglais dans la baie des Ha-Ha, et je viens vous offrir mon cheval et ma voiture, si vous désirez faire une promenade sur la montagne avant le déjeuner. Vous y serez aussi longtemps que vous voudrez pour la somme de trente-six sous. Je vous montrerai tout ce qui en vaut la peine dans la localité, et en particulier la magnifique vue de la baie qu’on a du haut de la montagne. C’est très beau, Monsieur, je vous assure. L’individu débitait son anglais si couramment; il avait une paire de moustaches si triomphantes et si largement développées; il clignait l’œil gauche d’une façon si insoucieuse avec sa paupière lourde et tombante, qu’il gagnait naturellement les cœurs. Le colonel Ellison consentit à la promenade proposée, pour lui-même et les dames de sa compagnie, et se mit tout joyeux à la recherche de celle-ci. Il les rejoignit sur le gaillard d’arrière, en train d’admirer le paysage rustique, et Fraîches comme un matin de la saison nouvelle. Ce n’était pas un observateur bien particulier que le colonel; et puis il ne connaissait guère la garde-robe de sa femme, comme tout bon mari, qui, le quart d’heure de Rabelais passé, oublie immédiatement ce que sa moitié peut avoir acheté. Mais il ne put s’empêcher de s’apercevoir que certains brillants détails de costume qui s’associaient vaguement dans son souvenir avec la personne de sa femme, rehaussaient maintenant la jolie figure et les charmantes formes de sa cousine. Une écharpe de couleur riante négligeamment nouée autour de son cou pour la préserver de l’air froid du matin, un ruban plus joli, un corsage plus élégant que ne portait d’ordinaire Mlle Ellison--que sais-je, moi?--un air de préparation à la bataille, frappèrent les yeux du colonel, tandis qu’une rougeur accusatrice colorait les joues de la jeune fille. --Kitty, dit-il, vous ne vous laisserez pas traiter comme une oie, je l’espère. --Je compte, qu’elle ne le permettra pas même à vous, rétorqua la jeune femme. Colonel Ellison, jouez le rôle que vous voudrez, mais pas celui de femmelette, et je vous en saurai gré. Je trouve qu’il n’est guère convenable pour un homme d’être toujours à remarquer la toilette des dames. --Qui parle de toilette? demanda le colonel en se retranchant derrière les mots. --Alors tant mieux, si vous n’en parlez point. Oui, j’aimerais bien à faire cette promenade. Nous avons du temps; le déjeuner ne sera pas près avant huit heures. Où est la voiture? Le seul orateur anglais de la baie des Ha-Ha s’était emparé des légers pardessus des dames, et les emportait. --Par ici! par ici! disait-il, en montrant du doigt, sur le rivage, une masse de voitures beaucoup plus nombreuses qu’on aurait pu s’y attendre dans un endroit comme la baie des Ha-Ha. J’espère que vous n’aurez pas d’objection à ce que j’emmène un autre voyageur avec vous. Il y a de la place pour tout le monde. Un voyageur qui a l’air d’un parfait gentilhomme, ajouta-t-il en se donnant de l’importance et en affectant une gracieuseté comique dont il avait sans doute hérité de ses clients anglais. --Plus on est de fous plus on rit, répondit le colonel Ellison. --Non, pas du tout, dit sa femme qui ne songeait aucunement au proverbe. Son regard avait rapidement inspecté toute la rangée de véhicules, et les avait tous trouvés inoccupés, à l’exception d’un seul, où elle avait reconnu, sur les épaules de quelqu’un qui avait le dos tourné, l’irréprochable paletot d’Arbuton. Mais nous devrions peut être expliquer les motifs de Mme Ellison, mieux que ne pourrait le faire seule sa manière d’agir. Elle ne s’occupait guère d’Arbuton, et n’avait aucun désir arrêté de voir Kitty s’en éprendre. Mais il y avait là deux jeunes gens rapprochés par une circonstance romanesque; Mme Ellison était née entremetteuse d’unions matrimoniales, et résister au désir de rendre les relations plus intimes--dans l’intérêt du mariage considéré au point de vue abstrait--était pour elle une impossibilité. Pour le moment, tout son être s’absorbait dans cette idée. Son cœur, entièrement dévoué à Kitty qu’elle admirait avec une espèce de généreuse exaltation, débordait de bonnes intentions. En un mot, elle eût volontiers fait le sacrifice de sa dernière toilette en faveur de cette créature si digne de respect, qui avait le pouvoir d’ajouter un nouveau chiffre à la nomenclature des mariages de ce monde. Nous espérons que le lecteur est comme nous, et qu’il ne trouve en cela rien de vulgaire ni d’inconvenant. C’était de l’enthousiasme pur et simple, une impulsion noble et désintéressée; et nous sommes sûrs que les hommes devraient regretter de n’être pas plus souvent dignes d’avoir le bénéfice d’un tel sentiment. Les femmes ont souvent à se plaindre, dans la délicatesse de leur cœur, de ce qu’en réalité, les hommes ne méritent point le sort qu’elles se dévouent à leur préparer, ou, en d’autres termes, de ce que les femmes ne peuvent pas se marier entre elles. Nous n’aurons pas la témérité d’entreprendre une description détaillée des petits artifices de Mme Ellison, car alors on la prendrait certainement pour ce qu’elle n’était pas, pour une maladroite conspiratrice; et nous ne réussirions qu’à prouver notre ignorance en pareille matière. Arbuton s’en aperçut-il jamais? Il est permis d’en douter. En sa qualité d’homme, il était naturellement aveugle et obtus. Mais aussi, d’un autre côté, il connaissait beaucoup plus le monde que Mme Ellison, et peut-être le jeu de celle-ci était-il pour lui aussi clair que le jour. En tous cas il est probable qu’il ne lui découvrit aucun dessein prémédité. Il ne pouvait soupçonner pareille chose chez une personne qu’il connaissait à peine, et à laquelle il se sentait si désespérément supérieur. Une fine couche de glace, telle qu’on en voit se former en automne sur la surface tranquille des étangs que paralyse la gelée du matin, avait refroidi ses manières pendant la nuit; mais il la sentit se fondre à l’accueil cordial qu’on lui fit. D’un saut il descendit de voiture pour offrir aux dames le choix des sièges. Quand tout fut disposé, il se trouva assis à côté de Mme Ellison, car Kitty avait, avec un certain empressement, pris place auprès du colonel. L’excès de zèle put seul soutenir Mme Ellison dans la flatteuse persistance qu’elle mit à babiller avec Arbuton, et l’empêcher de manifester son déplaisir à cet acte de révolte de la part de Kitty. Quand la voiture se mit à gravir la pente de la montagne, le chemin était si rocailleux que les ressorts se choquaient ensemble d’une façon inquiétante, et les dames ne purent s’empêcher d’en gémir. --Ne craignez pas, ma chère, dit le colonel, en se tournant vers sa femme, nous avons avec nous tout ce qu’il y a d’Anglais dans la baie des Ha-Ha. Cette phrase lui valut sur le champ un petit clin d’œil d’amitié et de bonne camaraderie de la part du conducteur, à qui elle parut avoir délié la langue, car il entama immédiatement la conversation: --Voyez-vous mon chien comme il saute au nez de mon cheval? C’est un chien dressé pour la chasse à l’orignal; il saute ainsi pour s’exercer à saisir l’animal par le mufle. Vous devriez venir durant la saison de chasse. J’aurais des Indiens à votre service, et je vous fournirais tout ce qu’il faut pour chasser. Je suis commerçant de bêtes sauvages, vous savez, et il me faut toujours être prêt à les capturer. --Commerçant de bêtes sauvages? --Oui, pour Barnum et les autres propriétaires de musée ou directeurs de cirque. Je commerce sur le chevreuil, le loup, l’ours, le castor, l’orignal, le caribou, le chat sauvage, le _link_.... --Quoi? --Le link.... le link! Vous dites des _chevreuils_ et un _chevreuil_, n’est-ce pas? par conséquent des _lynx_ doivent faire un _link_ au singulier! --Sans doute, dit imperturbablement le colonel. Y en a-t-il beaucoup de _links_ dans cet endroit-ci? --Pas beaucoup; et ils coûtent cher. J’ai été indignement trompé par un homme de Boston au sujet d’un _link_. Nous avions eu grande difficulté à le prendre; il avait mordu affreusement mon sauvage; et M. Doolittle n’a pas voulu m’en donner le prix convenu. --Quelle infamie! --Oui, mais l’affaire aurait pu tourner encore plus mal. Il voulait que je lui remisse son argent, parce que l’animal était mort au bout de quinze jours, dit le marchand de bêtes sauvages, en jetant un coup d’œil au colonel Ellison, en même temps qu’il souriait de façon à s’introduire dans les oreilles la pointe de ses moustaches. Il faut croire qu’il avait reçu quelque mauvais coup. A moins qu’il n’eût la nostalgie. Peut-être aussi n’avait-il jamais joui d’une bien forte santé! Le _link_ est un curieux animal, Mademoiselle, dit-il à Kitty, sous forme de conclusion. Ils avaient gravi lentement le flanc de la montagne. De chaque côté de la route, de maigres pâturages s’abaissaient au loin entrecoupés de racines et de monticules longs et irréguliers. Les sommets étaient nus, mais dans les petites vallées, en dépit des rocailles, croissait un gazon vert tendre, court mais épais, et des groupes de vaches y paissaient en balançant leurs clarines au son doux et mélancolique. Au dessous, la baie, dans son épanchement radieux, remplissait l’ovale formé par les coteaux. Le steamer blanc, immobile auprès du quai, où tout était en mouvement, et les bâtiments noirs chargés de bois, donnaient de la variété à la charmante scène que complétaient les pittoresques villages de la rive. C’était un spectacle simple, mais presque touchant, comme si ce doux paysage eût été jeté là pour faire trève à la longue suite de solitudes désolées que nos voyageurs venaient de parcourir. C’était bien vraiment là l’effet produit. Arbuton devait avoir parlé d’autres voyages, car s’adressant à Mme Ellison: --Ceci ressemble beaucoup à un paysage de Norvège, dit-il. Cette baie pourrait être un fiord de la mer du Nord. Mme Ellison murmura je ne sais quel compliment à la baie, au fiord, ainsi qu’à son interlocuteur; mais Kitty se rappela comme elle avait été brusquée la veille pour avoir prétendu qu’un paysage indigène pouvait créer une impression quelconque. --Enfin, dit-elle, vous avez donc réellement trouvé quelque chose dans un paysage américain! Dans ce cas, nous devons en féliciter le paysage, ajouta-t-elle, avec un sourire joyeux et moqueur. Le colonel la regarda d’un œil comiquement interrogateur. Mme Ellison se troubla. Et Arbuton, ayant entièrement oublié ce qui avait provoqué cette réflexion, parut intrigué et ne répondit rien. Il avait aussi cela de commun avec cette sorte d’Anglais pour qui on le prenait souvent, qu’il ne cherchait jamais à éclaircir ce qu’il pouvait y avoir d’obscur dans la conversation. S’il ne trouvait point de réponse dans son for intérieur, il vous abandonnait de suite à la responsabilité de votre remarque incomprise. Son silence mit Kitty en proie à une bien mauvaise opinion de lui, car il donnait à son inoffensive saillie les apparences d’une attaque injustifiable. Mais en ce moment leur automédon vint à son secours. --Mesdames et Messieurs, dit-il, ici finit la promenade de la montagne. Et tournant bride, il partit au grand trot dans la direction du village. Au pied de la montée, ils se trouvèrent de nouveau près de l’église, et les voyageurs manifestèrent le désir de descendre de voiture pour en visiter l’intérieur. --Oh! certainement, dit le cocher; il n’est pas encore terminé, mais vous pouvez y faire toutes les prières que bon vous semblera. L’église était propre et décente, comme presque toutes les églises canadiennes; et à cette heure matinale plusieurs villageois étaient à leurs dévotions. Le chemin de la croix de rigueur, en dessins lithographiés, ornait les murs, et sur le grand autel toujours le même faux éclat de peinture et de sculpture. --Je n’aime pas à voir ces choses, dit Mme Ellison. Cela respire l’idolâtrie; qu’en pensez-vous, monsieur Arbuton? --Ma foi, je n’en sais rien. Je ne vois pas quel mauvais effet pourrait en résulter pour la population. --Je suis d’opinion qu’ils ont besoin d’une foi robuste dans ces climats froids, dit le colonel. Cela contribue à les tenir chauds. Il y aurait trop de courants d’air dans cette église nue. Il leur faut quelque chose de serré, de pelotonné. Imaginez-vous un de ces pauvres diables écoutant un sermon libéral sur les oiseaux, les fruits, les fleurs et les beaux sentiments, et puis s’en retournant chez lui par-dessus les montagnes, quand le mercure marque trente degrés au-dessous de zéro? Il n’y pourrait point tenir. --C’est certainement vrai, répondit Arbuton. Et promenant son regard autour de lui comme pour soumettre l’ensemble de la petite église à un examen froid et impartial, en prenant pour base les règles générales du bon goût, il la trouva vulgaire. Quand ils eurent repris leurs places dans la voiture, la conversation échut presque entièrement au colonel, qui, suivant son habitude, soutira tous les renseignements qu’il put du cocher. Il apprit que, en dépit de sa théorie, les habitants de la baie des Ha-Ha n’étaient pas tous si bons catholiques. --En voici un, par exemple, dit le Canadien, en se désignant lui-même et en se servant d’une locution populaire qu’il avait probablement apprise de quelque voyageur américain, qui n’est pas si catholique que tout ça--_pas beaucoup!_ Il a trop étudié pour s’occuper de religion. Il y a tout un parti chez les Canadiens-français d’ici qui sont opposés aux prêtres et en faveur de l’annexion aux Etats-Unis. Et tout en cheminant à travers les maisonnettes en troncs d’arbres couvertes d’écorce de bouleau, il donna ample satisfaction à la curiosité du colonel sur les affaires locales, le caractère et l’histoire de ses co-villageois qu’ils rencontraient sur la route. Il connaissait les jolies filles et les saluait par leur nom, interrompant par ces courtoisies l’espèce de conférence qu’il était en train de faire au colonel sur la manière de vivre dans la baie des Ha-Ha. Il n’y avait qu’une seule maison en brique--qu’il avait construite lui-même, mais qu’il avait été obligé de vendre dans une saison où le commerce des bêtes fauves n’avait pas donné,--et les autres édifices descendaient dans l’échelle architecturale de degré en degré jusqu’aux pittoresques granges au toit de chaume. Il excusait ses dernières auprès des Américains, en alléguant que ce misérable chaume était quelquefois utile pour sauver la vie des bestiaux à la fin d’un hiver rigoureux et exceptionnellement long. --Et la population, demanda le colonel, que fait-elle pendant l’hiver pour tuer le temps? --Nous tirons le bois de la forêt, nous fumons la pipe, et faisons la cour aux jeunes filles. Mais n’aimeriez-vous pas à visiter l’intérieur de l’une de nos maisons? Je serais heureux de vous montrer la mienne, et de vous offrir un verre du lait de mes vaches. Je regrette de ne pas avoir d’eau-de-vie, mais il est impossible de s’en procurer ici. --N’en parlez pas, répondit gaiement le colonel; comme breuvage du matin, rien ne vaut un verre de lait. Ils entrèrent dans la meilleure chambre de la maison,--vaste, basse, faiblement éclairée par deux petites fenêtres, et fortifiée contre l’hiver par un énorme poële canadien en fonte. C’était rustique, mais propre, avec un air de confort passable. On voyait à travers la fenêtre un tout petit jardin potager autour duquel croissaient les fleurs les plus vigoureuses. --Ces haricots-là, dit l’hôte, sont pour la soupe et le café. Mon blé-d’inde, ajouta-t-il en montrant quelques rangées de maïs nain, a échappé aux premières gelées d’août, et ainsi j’espère en avoir encore quelques épis cet été. --Cela ne me semble pas être exactement ce qu’on pourrait appeler un climat bien attrayant, qu’en dites vous? demanda le colonel. Le Canadien était un petit homme rude et fort en apparence, mais ce fut avec une espèce d’émotion qu’il répondit: --Un climat cruel, Monsieur. Quand j’arrivai ici, c’était une forêt. J’y ai vécu vingt ans, et vraiment cela n’en valait pas la peine. Si c’était à recommencer, j’aimerais autant ne point vivre du tout. Je suis né à Québec, dit-il, comme pour faire comprendre qu’il était habitué aux climats tempérés, et il se mit à raconter quelques incidents de sa vie à la baie des Ha-Ha. Je voudrais continua-t-il, vous voir passer quelques temps avec moi. Je vous assure que vous ne trouveriez pas le climat si rude en été. Il y a des ours dans la forêt, dit-il au colonel, et vous pourriez en tuer un facilement. --Mais alors, répliqua ce dernier en riant, je contribuerais à ruiner votre commerce de bêtes féroces. Arbuton paraissait fatigué de tout cela. Il ne s’intéressait ni aux nuits hâtives, ni à la pauvreté, ni aux ours d’été de la baie des Ha-Ha. Il était assis là, dans ce singulier salon, son chapeau sur ses genoux, dans l’attitude patiente et pleine de réserve d’un monsieur en visite. --Il n’a pas de sentiments, se dit Kitty. Mais c’est là un sujet sur lequel l’erreur est facile. On pouvait plutôt dire d’Arbuton qu’il avait toujours eu de la répugnance pour tout ce qui était en dehors d’un monde très restreint, et qu’il n’était pas doué d’une vive imagination. De plus il avait une certaine répulsion, si l’on peut s’exprimer ainsi, pour la pauvreté. Cette détresse ne le touchait pas, comme Kitty, parce qu’elle était rare et intéressante; bien que, sans aucun doute, dans un moment donné, il eût fait autant qu’elle pour venir en aide au malheur. --Un peu trop d’autobiographie, dit-il à Kitty, en attendant avec elle, à la porte, que le Canadien eût tranquillisé son chien, qui s’exerçait toujours à chasser l’orignal en faisant d’affreux bonds au nez du cheval. La manie que ces gens ont de parler d’eux-mêmes est toujours ennuyeuse. Mais je suppose qu’il est dans l’habitude d’employer ce moyen-là pour s’attirer la sympathie des voyageurs. Vous ne pouvez plus convenablement offrir vingt-cinq sous à quelqu’un qui vous a mis ainsi dans ses confidences. Avez-vous trouvé quelque chose d’assez extraordinaire dans sa maison, miss Ellison, pour le justifier de nous y avoir conduits? demanda-t-il avec cet air qui semble vous dire: “Je sais que vous êtes de mon avis,” et qui vous choque également, que vous le soyez ou que vous ne le soyez pas. Quant à Kitty, chaque figure qu’elle avait rencontrée dans sa promenade lui avait raconté sa pathétique histoire. Elle était entrée par la pensée dans chaque maison de la route, rêvant aux humbles drames dont chaque foyer pouvait avoir été le théâtre. Tout ce que leur hôte avait dit donnait forme et couleur à ce qu’elle s’était imaginé des luttes de la vie dans cette contrée, et elle se sentit blessée de voir ce froid scepticisme jeter son ombre sur les tons sympathiques du tableau qu’elle avait dans l’esprit. Elle ne sut d’abord que dire; elle jeta un regard de trouble et d’embarras sur son interlocuteur; puis elle répondit: --Il me semble que je ne suis pas de votre opinion: j’ai été au contraire vivement intéressée. Et, comme si elle eût regretté cette phrase un peu sèche, elle chercha bientôt une occasion quelconque d’en adoucir l’effet. Mais pendant le court trajet qu’ils firent jusqu’au bateau-à-vapeur, elle ne trouva rien à faire remarquer, si ce n’est que l’air du matin était délicieux. --Oui, mais un peu frais, dit Arbuton, dont les sentiments ne paraissaient pas avoir besoin d’aucun émollient. Et la conversation passa aux autres. Sur le quai, il aida Kitty à descendre de voiture, car le colonel donnait toute son attention à ce que disait le cocher; puis il offrit sa main à Mme Ellison. En se levant de son siège, celle-ci fit un léger faux pas, et quand elle fut descendue: --Je crois que je me suis donné une légère entorse, dit-elle en riant; ce n’est rien sans doute. Et elle s’évanouit dans les bras du jeune homme. Kitty jeta un cri, et en un instant le colonel eut pris la place d’Arbuton. Ce fut une scène, et rien ne pouvait être plus désagréable à ce dernier que le brouhaha causé par l’accident arrivé à cette pauvre Mme Ellison, parmi les paysans qui se trouvait là, les hommes de l’équipage et les voyageurs penchés sur le plat-bord pour voir ce qui se passait. Peu d’hommes savent se montrer utiles dans les circonstances pressantes de ce genre; et, débarrassé de son fardeau, Arbuton ne savait plus que faire. Il allait de ci de là avec anxiété et sans aucun résultat, pendant qu’on transportait la malade au grand air, sur l’avant du steamer, où, en quelques minutes, il eut la satisfaction de lui voir rouvrir les yeux. Ce n’était pas le temps de parler, et il s’éloigna d’un air presque coupable, avec le reste de la foule qui se dispersait. Mme Ellison adressa ses premiers mots à Kitty, qui se tenait toute pâle auprès d’elle: --Vous pouvez avoir tous mes effets maintenant, dit-elle, comme si c’eût été là une clause de son testament, sa dernière pensée peut-être en perdant connaissance. --Mais, Fanny, s’écria Kitty avec un rire nerveux, vous n’allez pas mourir. Une entorse au pied n’a rien de fatal. --Non; mais je sais qu’une personne qui s’est foulé la cheville ne saurait mettre le pied par terre durant des semaines; et je n’aurai plus besoin que d’une robe de chambre, vous savez, pour rester sur un canapé. Et la jeune femme posa tendrement la main sur la tête de Kitty, comme une mère inquiète de ce que deviendra son enfant quand elle ne sera plus là. Elle comparait dans son esprit l’avantage pour Kitty d’avoir une garde-robe complète à sa disposition, avec la perte qu’elle allait faire des petits stratagèmes d’amitié dont elle ne pouvait se passer. Incapable de se prononcer soit d’un côté soit de l’autre, elle soupira. --Mais, Fanny, vous ne pouvez pas voyager en robe de chambre. --Le fait est que je voudrais savoir si je puis voyager du tout. Mais je le saurai dans vingt-quatre heures. Si cela enfle, il me faudra passer quelque temps à Québec; et si cela n’enfle pas, il pourrait y avoir quelque chose de lésé à l’intérieur. J’ai lu que des personnes qui se croyaient tout à fait remises, après certains accidents, se trouvaient tout à coup dans un état très dangereux. Le mauvais côté des lésions intérieures, c’est que vous ne vous en apercevez pas. Non point que je redoute rien de semblable dans le cas actuel; mais à tous hasards quelques jours de repos ne me feront pas de mal. On achète à Québec aussi bien et même un peu moins cher qu’à Montréal. Je pourrai sortir en voiture, vous savez, et passer mon temps aussi agréablement dans un endroit que dans l’autre. Je suis sûre que nous nous y amuserons. Et puis, il n’y a pas de nécessité pour que le colonel soit de retour avant un mois. Je pourrais peut-être aussi parcourir les magasins à l’aide d’une béquille. Pendant que le monologue de Mme Ellison se poursuivait, à peine interrompu ici et là par Kitty, le mari était allé à la recherche d’une tasse de thé et autres légères douceurs indispensables aux dames après une syncope. Quand il fut de retour, Mme Ellison demanda des nouvelles d’Arbuton, qui, après être revenu voir si tout était pour le mieux, avait disparu de nouveau. --Ma foi, notre ami de Boston porte sa part des embarras de ce matin, comme un héros.... ou comme une dame qui s’est donné une entorse, dit le colonel en disposant les rafraîchissements. En voyant le ravage qu’il fait dans le jambon, les œufs et la chicorée, on se convaincrait qu’il n’y a rien pour ouvrir l’appétit comme le regret de voir souffrir les autres. --Vraiment! et voilà cette pauvre Kitty qui n’a pas encore pris une bouchée! s’écria Mme Ellison. Kitty, allez déjeuner. Vous mettrez ma.... --Oh! non, Fanny, non.... et j’ai réellement faim. --Alors c’est très bien, dit Mme Ellison, en apercevant un nuage humide dans les yeux de Kitty. Allez-y comme vous êtes, et ne faites pas attention à moi. Kitty partit en s’armant de courage à chaque pas, et quand elle s’assit en face d’Arbuton son teint était animé, il est vrai, mais elle avait la hardiesse du lion. Lui, avait maudit son étoile qui l’avait pour ainsi dire poussé de plus en plus en avant dans l’intimité de ces gens-là, comme il les appelait en lui-même. Il se disait que juste vingt-quatre heures auparavant, il les avait rencontrés et s’était promis de n’avoir rien à démêler avec eux. Or, dans cet espace de temps, la jeune fille l’avait amené à s’excuser pour une maladresse qu’elle avait commise elle-même; il avait épié sa conversation; il avait parlé sentiment avec elle jusqu’à minuit; ils avaient fait une promenade du matin ensemble; et pour terminer il avait donné une entorse à Mme Ellison, qui était tombée évanouie dans ses bras. C’était révoltant. Et pour comble, il se trouvait obligé de prendre une attitude de regret et de prière vis-à-vis de cette Mme Ellison, la personne qu’il aimait le moins de toute cette compagnie. Il engloutissait donc avec dépit un énorme déjeuner en se laissant aller à une distraction maussade, lorsque Kitty arriva près de lui. --J’espère, lui dit-il, que Mme Ellison va mieux. --Oh bien mieux! ce n’est qu’une entorse. --Une entorse peut devenir quelque chose de très désagréable, dit Arbuton, d’un ton lugubre. Miss Ellison, s’écria-t-il, je n’ai été qu’un sujet de désagrément pour vous tous depuis que je suis embarqué dans ce bateau. --Pensez-vous que _notre mauvais génie_ serait une expression trop forte, suggéra Kitty? --Point du tout; ce serait plutôt un euphémisme--une basse flatterie, de fait. Donnez-moi un nom pire que celui-là. --Je ne trouve rien. Je dois vous laisser à votre propre conscience. Il est fâcheux que notre promenade se soit terminée ainsi; elle aurait été si charmante! Et Kitty s’encouragea de l’humeur apparente de son interlocuteur pour faire allusion à ce qui l’avait le plus intéressée pendant la matinée. --Quel étrange petit nid que cette baie au milieu de ces montagnes à moitié glacées! Et songez donc à l’hiver, aux quinze ou vingt mois d’hiver qu’on doit subir ici tous les ans! Cette pièce de maïs échappée aux premières gelées d’août m’aurait tiré des larmes. Je suppose que c’est une espèce d’été de la Saint-Martin dont nous jouissons en ce moment, et que les froids vont commencer dans une semaine ou deux. Hier au soir, mon cousin et moi, nous prenions Tadoussac pour un endroit tranquille et retiré; mais je suis sûre que Tadoussac va nous faire l’effet d’une métropole, à notre retour. Lorsque je serai chez moi, je crains que l’agitation et le mouvement d’Eriécreek... --Eriécreek? chez-vous? Je pensais que vous demeuriez à Milwaukee. --Oh non! ce sont mes cousins qui demeurent à Milwaukee. Moi, je suis d’Eriécreek, dans l’Etat de New-York. --Oh! dit M. Arbuton déconcerté et presque mécontent. Milwaukee était déjà assez mal, bien qu’il sût que cette ville avait tiré en grande partie sa population de la Nouvelle-Angleterre, et qu’elle renfermât un grand nombre d’Allemands, ce qui pouvait expliquer le fait, chez ses compagnons de route, de n’être pas entièrement barbares. Mais cet Eriécreek, Etat de New-York!... --Je ne crois pas avoir entendu parler de cet endroit, dit-il. --C’est une ville peu considérable, observa Kitty; et je ne pense pas qu’elle soit notée pour rien de particulier. Elle n’est pas même située sur aucune ligne de chemin de fer. C’est plutôt un village, dans le nord-ouest de l’Etat. --Est-ce que ce n’est pas dans les régions pétrolifères? --Les régions pétrolifères sont assez nomades, vous savez. C’était dans leurs limites d’autrefois; mais l’huile a été épuisée, et le pétrole s’est gracieusement retiré pour faire place au fromage et au raisin, lesquels ont pris possession des vieux mâtereaux et des chaudières rouillées. A voir les prairies, vous croiriez que toutes les chaudières à vapeur du monde, qui ont fait explosion, sont tombées du ciel dans les environs d’Eriécreek; et chaque champ garde encore son appareil d’exploitation tel que l’ont abandonné le dernier dollar et la dernière goutte d’huile. Arbuton s’efforça en vain de se mettre dans l’esprit ce que pouvait bien être Eriécreek. Il n’aimait pas à voir ce nouvel endroit s’introduire dans les limites de ses connaissances géographiques; il lui en voulait presque d’être le pays de Mlle Ellison, qu’il commençait à accepter comme une réalité, sinon parfaitement compréhensible, du moins incontestablement agréable, bien qu’il ressentît encore une certaine disposition à rejeter cette réalité comme inadmissible. Il ne fit plus aucune question concernant Eriécreek; et bientôt, comme sa compagne se levait pour aller rejoindre ses cousins, il s’en alla fumer un cigare, en réfléchissant au problème que lui posait cette jeune fille, dont le lieu de résidence et l’éducation probable semblaient si peu en harmonie avec ce qu’elle paraissait être elle-même. Mlle Ellison était douée d’une certaine confiance en elle-même mêlée d’une foi naïve en autrui, ce que Mme Isabel March avait représenté à son mari comme un charme puissant capable de gagner la sympathie de tout le monde, mais qu’il était difficile de faire parfaitement comprendre à Arbuton. Elle devait ce charme en partie à la nature et en partie à son ignorance de la vie. C’était l’assurance jamais détrompée d’un cœur qui n’avait pas encore soupçonné chez les autres l’instinct des différences sociales, ou qui n’avait jamais songé qu’on pût le mépriser pour autre chose qu’une faute. Si Kitty entretenait des idées aussi erronées sur les relations de la bonne société, l’oncle Jack en était le premier responsable. Dans l’ardeur démocratique de sa révolte contre les traditions virginiennes, il avait enseigné à sa famille que cette croyance dans toute autre distinction que celle de l’intelligence et de la vertu, était une mesquine et cruelle superstition. Il avait réussi à ancrer si profondément cette idée dans l’éducation de ses enfants, qu’elle se reflétait sur leur existence; et Kitty, quand vint son tour, en retrouva les vivants effets dans le caractère de ceux qui l’entouraient. Le fait est qu’elle acceptait les théories extrêmes d’égalité à un degré qui enchantait son oncle, lequel, après avoir nourri et choyé ces théories durant de longues années, commençait peut-être à sentir ses convictions s’ébranler, et se trouvait heureux de pouvoir les retremper dans la foi d’autrui. Socialement aussi bien que politiquement, Eriécreek jouissait d’une organisation démocratique presque complète, et Kitty voyait peu de chose autour d’elle qui pût contrecarrer les enseignements du docteur. Les courtes visites qu’elle avait faites à Erié, à Buffalo, et--depuis le mariage du colonel--à Milwaukee, n’avaient pas été suffisantes pour la détromper. Personne ne lui avait manqué d’égards, excepté certains êtres grossiers et ignorants. Avec les gens bien élevés, elle s’imaginait toujours se trouver en communauté de sentiments et d’esprit; et elle avait fait la connaissance d’Arbuton avec d’autant plus de confiance que, étant de Boston, il devait nécessairement avoir une âme cultivée. La vie de réclusion qu’elle menait forcément à Eriécreek lui laissait beaucoup de loisirs qu’elle consacrait à la lecture, dans un âge où les autres petites filles vont encore à l’école. Le docteur avait des goûts littéraires, un peu ponsifs, mais sérieux. Sa bibliothèque était assez bien garnie d’anciens auteurs anglais, poètes, publicistes et romanciers, avec un historien par-ci par-là, et Kitty les lisait comme une enfant, se nourrissant l’esprit de choses qu’elle ne comprenait pas encore, mais dont la beauté se révélait à elle petit à petit, à mesure qu’elle avançait en âge. Mais ce qui lui plaisait infiniment plus que ces vieux classiques un peu surannés, c’étaient les livres plus modernes qu’avait laissés son cousin Charles--l’espérance et l’orgueil du docteur--mort un an avant l’arrivée de Kitty dans la maison. Il portait le nom de son père, à elle, et l’oncle Jack semblait retrouver à la fois, dans sa nièce, son fils et son frère. Lorsque le goût de la jeune fille pour la lecture commença à se révéler sérieusement, le vieillard ouvrit un jour certains rayons dans une petite chambre, en haut, lui en donna la clef, en lui disant avec une fierté triste et avec ce ton un peu solennel des gens de la Virginie, qu’il avait toujours conservé: --Ces livres appartenaient à mon fils, qui aurait été un jour un grand écrivain; maintenant ils sont à toi. Plus tard, quand le docteur mettait la main sur certains livres de cette collection, que Kitty laissait par hasard sur quelque meuble de l’appartement, il s’endormait en les regardant; ou bien, en apercevant quelque note écrite en marge, il remettait doucement le volume où il l’avait pris, et sortait précipitamment de la chambre. --Kitty, tu ferais mieux de ne pas laisser les livres de ce pauvre Charlie où l’oncle Jack peut les voir, disait alors l’une des cousines, Virginia ou Rachel; je ne crois pas qu’il s’intéresse beaucoup à ces écrivains-là, et la vue de ces livres lui fait saigner le cœur. De sorte que Kitty garda les livres pour elle seule, et la plupart du temps s’enferma avec eux à l’étage supérieur, dans la chambre qui avait appartenu à Charles Ellison. Là, parmi ces témoins des rêves ambitieux du jeune homme défunt, elle devint rêveuse, et l’on aurait dit que, en héritant des lieux qu’il avait occupés pendant sa vie, elle avait en même temps hérité de son esprit fin et délicat. Le docteur, ainsi que l’insinuaient ses filles, ne s’occupait guère des auteurs modernes qui avaient fait les délices de son fils. Ainsi que bien d’autres hommes au cœur simple et naïf, il croyait que depuis Pope, il n’avait existé qu’un grand poète, Byron, et pour lui Tennyson, Browning et les autres poètes modernes étaient de l’hébreu. Parmi les Américains, il avait une haute opinion de Whittier, mais il préférait Lowell à tous les autres, parce qu’il avait écrit les _Biglow Papers_, et encore ne voulut-il jamais avouer que les dernières séries fussent aussi bonnes que les premières. Ces auteurs, ainsi que les autres principaux poètes de notre nation et de notre langue, se trouvaient dans la bibliothèque dont Kitty avait hérité de son cousin, en même temps qu’une collection complète des différents romanciers contemporains, lesquels, en somme, lui plaisaient encore plus que les poètes. Elle tirait aussi parti des différentes publications périodiques auxquelles son cousin avait été abonné, et la maison était remplie de journaux de toute espèce, depuis le _Courrier_ d’Eriécreek jusqu’au _Tribune_ de New-York. Enfin, avec les allées et venues des visiteurs excentriques dont nous avons parlé, ses lectures continuelles, ses courses à la campagne en compagnie de l’oncle Jack, l’éducation de Kitty s’était faite rapidement, et tout cela avait au moins eu pour effet de donner à la jeune fille beaucoup de vivacité d’esprit et certaines opinions bien arrêtées. Ajoutons que si quelque chose eût pu lui faire perdre son heureuse simplicité et lui donner de l’affectation, l’air vif et sain que l’on respirait dans l’intérieur de la famille Ellison lui eût servi de contre-poison. Il y avait une telle bonté dans la discipline de cette maison, que Kitty ne se rappelait pas y avoir jamais été froissée en quoi que ce fût. C’était à cette époque un moment de gaieté pour elle que de s’asseoir avec ses cousines, pour travailler à quelque ouvrage, s’abandonnant avec elles à un caquetage, libre, rapide, désordonné, avec une pointe de raillerie à l’adresse de quiconque s’approchait d’elles,--tout cela tempéré par un excès de bonne humeur un peu drôlatique, ou par une légère teinte de mélancolie native. Le dernier visiteur original, quelque cancan du voisinage, quelque folie de jeunesse ou quelque prétention de Kitty, certains de leurs actes, une gaucherie des garçons--s’ils se trouvaient à la maison et venaient flâner à l’intérieur--leur servaient de thème à broder les plus curieuses drôleries du monde, excepté toutefois quand l’oncle Jack était présent, et qu’elles le plaisantaient à n’en plus finir sur ses travers ou ses théories caractéristiques. Mais à ces personnes, à ce genre de vie, Arbuton n’aurait rien compris, s’il les eût connus. Sous certains rapports c’était un excellent homme, et il méritait le respect pour ses qualités. Il était très sincère; son esprit avait beaucoup de pureté et de droiture; il était scrupuleusement juste, au meilleur de sa connaissance. Il y avait chez lui plusieurs traits de caractère qui auraient convenu, on ne peut mieux, à la carrière qu’il avait d’abord eu l’intention d’embrasser, car il avait fait des études préliminaires de théologie. Mais, au dire de ceux qui ne l’aimaient pas, c’était justement la noblesse de ses croyances qui l’avait détourné de cette vocation; on prétendait qu’il n’aurait jamais pu frayer avec la plèbe des élus. --Arbuton, disait un jeune homme joufflu que l’on considérait comme le loustic de la classe, Arbuton pense qu’il y a des personnes de basse extraction dans le ciel, et il ne peut se faire à cette idée-là. Arbuton n’aimait pas ce gouailleur, ni aucun de ses compagnons d’études, trop pauvres pour porter des gants ou suivre la mode; leurs pensions et logements mesquins, ainsi que leur manière de vivre des legs pieux et des bontés du voisinage, offensaient ses instincts aristocratiques. --Aussi il y renonce, n’est-ce pas? dit le même plaisant en apprenant son départ de l’école. Si Arbuton eût pu être un apôtre accrédité par Dieu lui-même auprès de la meilleure société, tenu de sauver seulement des âmes bien alliées, bien élevées et appartenant à d’anciennes familles, il aurait pu embrasser l’état ecclésiastique. Cela était un peu exagéré, sans être entièrement inexact. Il y avait longtemps qu’Arbuton avait abandonné l’idée de se faire pasteur; et depuis il avait voyagé, il avait fait son droit, il était devenu un homme de société et de cercles; mais il conservait encore certains des traits caractéristiques qui avaient failli déterminer sa vocation. D’un autre côté il était resté imbu des préjugés qui passaient pour l’en avoir détourné. Il était exclusif par instinct et par éducation. Il accordait bien une certaine somme d’intelligence au commun des mortels, et il aurait pu même, s’il eût été en relation avec d’autres classes que la sienne, reconnaître certains mérites et certaine valeur là où il ne les avait pas encore soupçonnés, mais nous ne croyons pas que son cœur en eût été touché pour cela. Ses doutes concernant ces gens de l’Ouest étaient très naturels, sinon absolument justifiables; et quant à Kitty, s’il eût mieux connu tout ce qui la concernait, je ne vois pas comment il eût pu croire en elle un seul instant. Quoi qu’il en soit, après avoir fumé son cigare, il se mit à la recherche de ses trois compagnons, et les trouva sur la promenade d’avant. Lorsque Kitty s’était éloignée, il était d’assez bonne humeur, bien que la jeune fille se dît, à son grand amusement, qu’il n’avait rien fait pour mériter de l’être, si ce n’est d’avoir donné une entorse à Mme Ellison. Au moment où il apparut, celle-ci venait de faire la remarque que cela commençait à enfler un peu, preuve qu’il n’y avait point de mal à l’intérieur; et Kitty, qui avait compris, aussi facilement que si elle le lui eût dit, que la jeune femme voulait parler de son pied, s’était affligée et réjouie avec elle, et l’on avait déclaré que le colonel était la cause de tout. Ceci rendait les excuses d’Arbuton assez inutiles; mais elles n’en furent pas moins gracieusement reçues. III RETOUR À QUÉBEC Cependant le vapeur descendait la rivière, et chacun regardait attentivement le paysage. La longue file de sommets arrondis, couverts de pins, et échelonnés sur les deux rives, commença à se dérouler un peu après que la baie des Ha-Ha eût disparu derrière un promontoire, nulle part interrompue--à l’exception d’un seul endroit--jusqu’à ce que le steamer rentrât dans les eaux du Saint-Laurent. Les bords de la rivière sont à peu près inhabités. Les côtes émergent perpendiculairement de l’eau; et, si elles sont coupées par quelque étroit ravin, ce n’est que pour montrer à l’œil des solitudes plus tristes encore. Dans une des gorges, on voit une scierie mécanique, entourée de misérables cabanes, avec un chemin désert qu’on aperçoit à peine du bateau, et qui serpente dans la vallée, jusqu’à des régions auxquelles la dévastation de la forêt donne une apparence encore plus abandonnée. Çà et là une île abrupte comme les rives, brisant la monotone horreur de la rivière par des massifs de rocs couverts de sombres sapins, se dressait devant eux, comme pour leur défendre la sortie de ces eaux lugubres, au-dessus desquelles aucun oiseau ne voltigeait, et qu’on aurait pu croire évitées même des poissons. Mme Ellison, le pied confortablement, et non sans grâce, appuyé sur un tabouret, n’était pas assez souffrante pour ne pas feuilleter de temps en temps un des guides, dont le colonel avait fait une abondante provision, et qu’elle paraissait vouloir chicaner sérieusement pour toute description entachée d’exagération. --Il dit ici que l’eau du Saguenay est aussi noire que de l’encre. Croyez-vous cela, Richard? --Elle paraît l’être. --Oui, mais si vous en preniez dans votre main? --Peut-être ne serait-elle pas aussi noire que l’encre de Maynard et Noyes, mais elle le serait assez pour n’importe quelle fin pratique. --Il se peut, suggéra Kitty, que le guide veuille parler de cette espèce d’encre d’un bleu clair d’abord, et “qui noircit quand on l’expose à l’air,” comme dit l’étiquette. --Qu’en pensez-vous, monsieur Arbuton? demanda Mme Ellison, avec persistance. --Vraiment je ne sais pas, répondit Arbuton, qui trouvait ce sujet de conversation fort trivial; je n’en sais rien du tout. Je n’en ai pas pris dans ma main. --C’est vrai, reprit Mme Ellison avec gravité, et d’un ton de reproche à l’adresse des autres qui n’avaient pas songé à une si simple solution du problème. C’est très vrai. Le colonel la regarda en face d’un air d’ahurissement bien joué. --J’espère que l’entorse ne se fait pas sentir au cerveau, Fanny, fit-il en laissant Arbuton seul avec les dames. Mme Ellison s’occupait peu de ce sarcasme ou d’un autre, pourvu qu’elle parvînt à ses fins; et puisqu’elle avait réussi à faire rire tout le monde, et donné une tournure plus gaie à la conversation, elle était aussi heureuse que si elle ne s’était pas offerte elle-même en holocauste à la cause de l’amusement général. Elle était en effet à la hauteur de tous les dévouements pour réussir dans son entreprise, et non seulement elle aurait donné à Kitty tout ce qu’elle possédait au monde, mais elle se serait sacrifiée tout entière pour faire triompher ses desseins sur Arbuton. Elle se remit à parcourir son guide, et laissa les deux jeunes gens causer gaîment et sans interruption. Ils devinrent sérieux d’abord, comme il arrive presque toujours après un joyeux accès d’hilarité,--ce qui, quand on y songe, a quelquefois son côté étrange et triste. En outre, Kitty était un peu embarrassée par cette atmosphère de froideur qui semblait régner autour d’Arbuton, tout en ayant l’esprit charmé par l’apparence soignée, les manières parfaites et les airs de grand monde de ce jeune homme si différent de ce à quoi elle avait été habituée jusque-là. C’était un de ces individus dont la perfection vous fait sentir comme coupable de je ne sais quoi, quand vous les rencontrez, et dont le salut vous fait trouver votre honnête bonjour insignifiant et presque grossier. Même l’ignorance intrépidement naïve de Kitty et son mépris plus qu’ordinaire des dignités sociales n’étaient pas à l’abri de cette impression. Elle avait trouvé facile de causer avec Mme March, comme avec ses cousines, chez elle; elle aimait la franchise et la gaieté dans la conversation; elle se plaisait à badiner, à rire, à railler d’une façon inoffensive, et même à parler sentiment sur un ton demi-sérieux. Être en compagnie d’Arbuton lui semblait agréable; mais elle commençait à ne plus pouvoir prendre avec lui un ton naturel. Elle s’étonnait de la hardiesse légère avec laquelle elle avait osé lui parler au déjeuner, et elle attendait qu’il prît la parole. Jetant un regard sur le ciel gris dont le Saguenay est toujours couvert, Arbuton fit la remarque qu’il commençait à pleuvoir, et ouvrit l’élégant parapluie de soie qui s’harmonisait si parfaitement avec la distinction londonienne de son vêtement, et l’éleva au-dessus de leurs têtes. Mme Ellison se plaça de façon à profiter de cet abri, et continua à feuilleter activement son livre, tout en prêtant l’oreille à la conversation. --Le grand inconvénient de ces sortes de choses, en Amérique, continua Arbuton, c’est qu’il n’y a aucun intérêt humain dans le paysage, si beau qu’il soit. --Ma foi, je ne sais pas, répondit Kitty, vous avez vu ce petit village autour de la scierie? Ne trouvez-vous aucun intérêt humain dans la vie de ces pauvres gens? Il me semble qu’on peut imaginer d’eux n’importe quoi. Supposez, par exemple, que le propriétaire de cet établissement soit un malheureux désenchanté venu là pour enfouir l’épave de sa vie dans... dans le bran de scie! --Oh oui! des choses de ce genre-là, certainement. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire, je parlais de l’intérêt historique. Il n’y a ici ni passé, ni caractère, ni traditions. --Ah! mais le Saguenay a ses traditions, dit Kitty. Sachez qu’un parti de ses premiers explorateurs avaient laissé leurs camarades à Tadoussac pour remonter le Saguenay, il y a quelque trois cents ans, et qu’on n’en a jamais entendu parler depuis. L’apparence même de la rivière nous fait songer à cela. Le Saguenay ne dirait jamais un secret. --Hum! murmura Arbuton, comme s’il eût contesté au Saguenay le droit d’avoir une légende de cette espèce, et fût disposé à se moquer de cette légende parce qu’elle appartenait au Saguenay. Après quelques instants de silence, il se mit à causer des grands fleuves de l’Europe. --Le Rhin ne doit pas manquer de traditions, n’est-ce pas? dit Kitty. --Non, mais je pense que le Rhin pousse la chose un peu loin. On ne peut s’empêcher de trouver cela un peu mélodramatique, et... commun. Avez-vous jamais vu le Rhin? --Oh non! Ceci est à peu près la première chose que je voie. Peut-être, ajouta-t-elle gravement, et un peu tremblante de s’apercevoir qu’elle était sur le point de plaisanter avec Arbuton, que si j’avais trouvé trop de traditions sur le Rhin, je n’en trouverais pas assez sur le Saguenay. --Vous devez admettre qu’il y a une juste mesure en tout, miss Ellison, reprit son compagnon en riant avec indulgence, et ne trouvant pas désagréable d’être taquiné par elle. --Oui, j’ai peur, ajouta-t-elle, que nous trouvions le cap Trinité et le cap Eternité bien trop gigantesques quand nous y serons. Ne croyez-vous pas que trois mille pieds ne soient une hauteur excessive pour un paysage riverain? Arbuton avait réellement objection aux exagérations de la nature sur ce continent, et les trouvait de mauvais goût, mais il n’avait jamais exprimé son sentiment là-dessus. Il n’était pas sûr que ce sentiment ne fût ridicule, maintenant qu’on le lui faisait sentir, mais cette possibilité lui paraissait trop nouvelle pour qu’il l’admît d’emblée. Néanmoins, quelques instants plus tard, lorsque la rumeur se répandit parmi les passagers que l’on approchait de ces deux principales curiosités du Saguenay, et que la foule commença à se grouper dans les endroits les plus favorables pour jouir du spectacle, il se félicita d’avoir choisi la place qu’il occupait avec Mlle Ellison, et un léger frisson d’émotion sympathique vint mettre sa supériorité dédaigneuse en échec. Comme ils approchaient, la pluie cessa, et le nuage gris qui avait jusque-là couvert les montagnes de la côte, s’éleva comme à regret, et laissa voir leurs grandissantes altitudes. Le capitaine fit remarquer à ceux qui l’entouraient le vaste profil romain qui se découpe dans la paroi du rocher, puis la merveilleuse ouverture qui passe pour être l’entrée d’une caverne inexplorée, et dans l’embrasure de laquelle une espèce de menhir s’était dressé durant des siècles, comme une statue, jusqu’à ce que, quelques hivers passés, la gelée qui avait miné sa base, l’eût précipité à travers la glace jusque dans les insondables profondeurs de l’abîme. La monotone tristesse des pins se trouvait maintenant éclairée par la pâleur des bouleaux, dont les tons blanchâtres donnaient au paysage un indicible caractère de mélancolie et de vieillesse. Tout à coup le vaisseau doubla les trois gigantesques degrés de mille pieds chacun par lesquels le cap Eternité s’élance du niveau de l’eau, et se mit à côtoyer le côté nu de la terrible falaise. C’est une muraille de roc vif émergeant verticalement de la sombre rivière, et dressant comme avec effort son flanc désolé, en longs jets de pierre, sillonnés çà et là de profondes crevasses, jusqu’à ce que--à trois mille pieds dans les airs--son vaste front surplombe sourcilleux sous une frange de pins disséminés. Les parois du rocher sont tachées çà et là par les intempéries ou les suintements, mais la sublimité seule captive l’œil, et c’est après coup seulement que l’on se rappelle ces détails qui, à vrai dire, sont trop peu nombreux pour produire aucun effet d’ensemble. Le rocher paraît avoir pleinement la hauteur qu’on lui attribue. Le regard suit de jet en jet l’ascension prodigieuse de cette masse à pic, jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet nuageux; alors le colosse démesuré, qui semble se balancer dans l’espace et se pencher en avant, vous fait éprouver la même sensation vertigineuse qui s’empare de vous lorsque vous plongez les yeux dans les profondeurs d’un précipice. Tout cela est sévère et effrayant; nulle nuance réjouissante ne trouble l’austère majesté du spectacle. Au pied du cap Eternité, l’eau qui est d’une profondeur inconnue arrondit sa noire surface au fond d’une anse aux rives indescriptiblement sauvages et désolées, et reprend son cours en contournant la base du cap Eternité. Cette falaise est encore plus haute que sa sœur jumelle, mais elle s’élève en pente plus douce, et depuis le pied jusqu’à la crête, elle est entièrement couverte d’une épaisse forêt de pins. Les bois qui jusque-là ont hérissé les côtes de leur frondaison maigre et rachitique, coupée par de longues traînées ravagées par le feu, prennent maintenant des proportions plus étendues, et se groupent en masses compactes sur le flanc de la montagne, en superposant leurs troncs par rangées, jusqu’au sommet qu’ils couronnent majestueusement de leurs panaches vert foncé, touffus, moelleux et magnifiques. De sorte que l’esprit, surexcité par le spectacle du premier promontoire, se calme et s’apaise à la vue de celui-ci. La main de l’homme a travaillé, jusque dans l’ombre du cap Trinité, à ramener les esprits à leur état normal; et peut-être personne ne quitte-t-il cet endroit en proie à une émotion complète. En tous cas, Kitty s’intéressa à certaines œuvres d’art que le rocher laissait voir à fleur d’eau. Il y avait d’abord un curieux portrait à fresque du général Sherman, avec les insignes de son grade, et puis l’effigie encore plus frappante du général O’Neil, des armées de la république irlandaise, à l’air menaçant, et représenté là, par un effort d’imagination, comme le conquérant du Canada en l’année 1875. Arbuton n’aimait pas ces empiètements sur la sublimité de la nature, et il ne pouvait s’expliquer, à l’avantage de Mlle Ellison et du colonel, comment ces derniers pouvaient accepter cela joyeusement comme partie agréable de l’ensemble. Il écoutait assez mécontent leur échange de plaisanteries, lorsqu’il se sentit tout à coup étrangement entraîné par une tentation qu’éveilla chez lui un homme de l’équipage. Celui-ci venait de placer devant les passagers un seau rempli de petits cailloux d’une grosseur invitante, en disant: --Maintenant, voyez qui pourra toucher la montagne. Personne ne peut l’atteindre, si près qu’elle paraisse être. Les passagers se précipitèrent sur ces projectiles, et le colonel Ellison avec plus de zèle que tous les autres. Personne n’atteignait la falaise, lorsque tout à coup Arbuton fut pris d’un désir aveugle, fou, irrésistible de tenter l’aventure. Le souvenir de ses jours de collège, de ses jours de jeunesse où il ne craignait point de manier l’aviron et de jouer à la balle, se réveilla chez lui. Il saisit un galet, pendant que Kitty ouvrait de grands yeux et le regardait muette de surprise; puis, en un tour de bras, il lança la pierre. Celle-ci alla frapper le rocher avec un choc à briser toutes les fenêtres du quartier le plus exclusivement aristocratique de Boston; et notre ami se laissa aller sans gêne à la joie de son bruyant triomphe. Il semblait avoir secoué pour un instant le joug de ses habitudes, mis de côté les liens de ses allégeances sociales, foulé aux pieds les conventions qu’il avait chéries et respectées toute sa vie. Dans cet accès de frénésie enthousiaste, il se soupçonna capable de serrer la main de l’Anglais vulgaire à la casquette de Glengary, et d’inviter à la buvette tous les passagers dans l’admiration. Ceux-ci avaient jeté un cri d’applaudissement au tour de force d’Arbuton, et pour la première fois celui-ci but à la coupe de la popularité. Naturellement la réaction devait se faire, et elle devait être d’une vigueur correspondante. Un instant après, Arbuton haïssait tous ses compagnons de voyage, et plus que les autres le colonel Ellison qui l’avait le plus chaudement félicité. Pendant un moment, il le considéra comme le type de la vulgarité la plus agressive et la plus importune. Mais il ne pouvait donner cours à ses impressions peu amicales, et puis comme il n’est pas facile de revenir sur des concessions, il se trouva dans l’impossibilité de réparer la brèche faite à sa défensive. Le hasard lui avait été hostile dès le début; pourquoi ne pas donner hardiment la main au sort pour la courte demi-journée qui restait encore à passer en société de ces gens-là? Il devait s’en séparer pour toujours le lendemain matin; pourquoi, dans l’intervalle, ne pas chercher à s’amuser en amusant les autres? Il aurait pu trouver sans doute bien des prétextes pour ne pas céder à ce raisonnement; mais la balance penchait de ce côté, et il se soumit passivement à son sort. Il fut poli pour Mme Ellison; il fut attentif auprès de Kitty, et, autant qu’il le put, il se plia à l’excentrique tournure de conversation du colonel. Il ne manquait pas d’intelligence; il avait un genre d’esprit à lui, ainsi qu’une manière élégante de s’exprimer; mais les facéties lui avaient toujours paru de mauvais ton. Il les applaudissait pourtant dans les dîners de vieux genre, ou chez quelques vieilles femmes de bonne société dont on avait l’habitude de citer les bons mots; il les tolérait même dans les livres; mais il ne savait que faire avec ces personnes qui envisageaient la vie d’une façon si bizarre, et pourtant sans prétentions affectées, et même avec une disposition capricieuse de se prêter de bonne grâce à tout ce qu’elles trouvaient de drôle et de risible. En revenant, le steamer relâcha de nouveau à Tadoussac. Parmi les spectateurs qui vinrent au débarcadère se trouvait une personne très-jolie, frivole, avec un air de jeune mariée--probablement la belle de la saison dans cette campagne abandonnée--et qui, avant de s’embarquer s’arrêta un instant au milieu d’un groupe de ces Anglais d’Europe et du Canada que l’âge n’empêche pas de papillonner autour des jolies femmes dans les endroits de ce genre. Elle avait un air de vanité souverainement satisfaite, mais tout à fait inoffensive, et quand elle se fût aperçue qu’elle fixait l’attention des voyageurs tournés vers le rivage, elle parut en proie à une agitation trop vive et trop agréable pour ne pas percer à l’extérieur. Elle passa sa langue sur ses lèvres roses, tirailla sa mantille, arrangea le nœud de sa cravate, redressa et secoua gracieusement la tête. --Que feriez-vous de plus, Kitty? demanda le colonel qui avait donné toute son attention à ce manège. --Ma foi, je taperais du pied, je crois, répondit Kitty. Et en effet, la charmante étourdie de la rive, ayant réussi à prendre une attitude, frappait nerveusement le sol du bout de son élégante petite bottine. Après le départ du steamer, une dame canadienne d’un âge mûr, mais d’une vivacité peu en harmonie avec la gravité que l’on aime à rencontrer chez les personnes mariées, se mit à sautiller au milieu de ses amis, qui paraissaient assez flegmatiques, sinon tout à fait indifférents. --Ils vont le tirer quand nous doublerons la pointe, s’écriait-elle. Aussitôt une faible détonation--comme si l’on eût déchargé une petite pièce d’artillerie dans les environs de l’hôtel--frappa le brouillard qui s’amoncelait, et la vieille sylphide de battre des mains et de clamer joyeusement: --Ils l’ont tiré! ils l’ont tiré! et maintenant le capitaine va leur répondre par un coup de sifflet. Mais le capitaine n’en fit rien, et la dame, après quelques nouvelles démonstrations puériles, le traita de vieux hibou, de vieux gredin, et tomba tout à coup dans un calme si plat et si accablé qu’elle faisait peine à voir. --Dommage, monsieur Arbuton, n’est-ce pas? dit le colonel. Et le jeune homme prêta vaguement l’oreille, pendant que Kitty bâtissait avec sa cousine un roman sur le compte de cette pauvre dame supposée avoir passé l’été le plus brillant et le mieux rempli de sa vie à Tadoussac, où ses admirateurs s’étaient entendus pour déplorer sa perte par une explosion de poudre à canon. Elles demandèrent au jeune homme s’il n’aurait pas mieux aimé que le capitaine eût répondu par un coup de sifflet. --Oh! mais, hasarda Kitty, est-ce que tout cela ne vous frappe pas comme si la chose vous était arrivée à vous-même? Question à laquelle il ne savait trop que répondre, n’ayant jamais, au meilleur de sa connaissance, commis un acte ridicule de sa vie, et encore moins tenu une conduite comme celle de cette pauvre désappointée. A Cacouna, où le bateau s’arrêta pour prendre les équipages de quelques excursionnistes retournant dans leurs foyers, la jetée présentait un labyrinthe de voitures de toute sorte et de toute grandeur; et les nombreux chevaux, recouverts de housses et de couvertures aux brillantes couleurs, émaillaient pittoresquement la foule qui s’humectait et fumait sous la pluie lente et fine. Toutes les trois minutes, un cheval de trait, se frayait un chemin dans cette cohue avec une ennuyeuse régularité, enlevant avec lenteur de lourds paniers de charbon d’une goélette qu’on déchargeait, et la foule se refermait chaque fois par derrière lui, aussi compacte que si l’on eût cru ne jamais revoir ce cheval avant la fin du monde. Il y avait là des oisifs, dames et messieurs, sous des parapluies, des sauvages et des _habitants_ recevant l’ondée impassiblement, immobiles ou haussant les épaules, et aussi deux ou trois abbés, types de curés qu’on aurait crus empruntés tout d’une pièce à quelque fastidieux roman anglais. Ces derniers conversaient à demi-voix, la main à l’oreille pour entendre la réponse des dames passagères penchées sur le plat-bord et bâillant à leur tour sans plus s’occuper de l’humidité que si la chose leur eût été complètement inconnue. Pendant ce temps-là, la vapeur sifflait en s’échappant des soupapes, et l’équipage aidait silencieusement les cochers à embarquer les voitures. Avec les carrosses, ce n’était qu’une question de muscles, mais pour les chevaux il fallait de l’habileté. L’un d’eux n’avait pas plus tôt mis le pied sur la passerelle qu’il reculait obstinément sur une masse de spectateurs patients, entraînant dans sa retraite une demi-douzaine de cochers et de matelots. Alors on lui ramenait sa housse sur les yeux, on le promenait un peu sur le quai, et on le reconduisait à la passerelle, qu’il reconnaissait en la touchant du sabot. Il reculait, se cabrait, devenait ombrageux, faisait tout ce qu’un cheval rétif a l’habitude de se permettre, jusqu’à ce qu’enfin, un groom sur le dos, un groupe de matelots à la bride, tendrement embrassé de toutes parts par les cochers, on réussît à le pousser ainsi à bord par des moyens moitié affectueux, moitié humiliants pour lui. Les Canadiens ne paraissaient pas trouver cela amusant; ils regardaient la chose sérieusement, comme une cérémonie de rigueur. Arbuton, de son côté, ne faisait aucuns commentaires. Mais à la première embrassade que les cochers donnèrent au cheval: --Ah! pauvre frère longtemps perdu! dit le colonel avec distraction. Kitty se mit à rire; puis, à mesure qu’on parvenait à vaincre les scrupules d’un des chevaux, elle aidait à donner quelque interprétation burlesque à chaque scène de la comédie, pendant qu’Arbuton se tenait debout près d’elle, l’abritant sous son parapluie. Une pointe de malice avertissait intérieurement la jeune fille que son compagnon jugeait ces plaisanteries, et surtout la part qu’elle y prenait, très défavorablement. Cela donnait la saveur du fruit défendu à ses folichonneries, saveur mêlée de crainte cependant, car sa tournure d’esprit taquine n’était pas dominatrice, mais au contraire se laissait aisément contrôler par l’humeur d’autrui. Elle se dit bientôt qu’elle n’aurait pas dû rire des plaisanteries de Dick, et encore moins y prendre part. Elle avait terriblement peur d’avoir commis quelque inconvenance; ce qui la rendit pensive et silencieuse pendant la promenade distraite qu’elle fit après le souper. Après cette promenade, elle alla s’asseoir en songeant avec une certaine perplexité à ce qui s’était passé pendant cette journée, qui lui parut longue. L’Anglais aux habits râpés arpentait le salon avec sa femme et sa sœur. Bientôt ils vinrent s’asseoir près de la table, en face de Kitty. La femme âgée, avec une familiarité polie, lui adressa quelques lieux communs, et tous quatre se mirent à converser vivement; car Kitty avait fort bien accueilli cette avance de la part de personnes qui avaient déjà piqué sa curiosité. Le monde était si neuf pour elle, qu’elle trouvait certain plaisir à connaître de près ces gens de théâtre, bien qu’elle dût s’avouer bientôt que leur conversation n’était ni spirituelle ni très sérieuse, et que ce qu’ils avaient de plus intéressant était leur bonne nature. Le colonel se tenait assis près de la table un journal à la main; Mme Ellison s’était retirée; Kitty commençait à trouver ses nouvelles connaissances assez ennuyeuses, et cherchait un prétexte pour s’en débarrasser, lorsqu’elle aperçut Arbuton traversant le salon comme pour venir à son aide. Il la cherchait, c’était évident; mais elle le vit réprimer un mouvement involontaire pour s’approcher d’elle, et il passa rapidement près de leur groupe sans y jeter un coup d’œil. --Brrr!... fit la blonde anglaise en ramenant son châle de tricot sur ses épaules, voilà ce qui s’appelle du froid! Et elle et ses amis se mirent à rire. --Mon Dieu! pensa Kitty, je ne les croyais pas si impolis. Je regrette d’avoir à vous dire bonsoir, ajouta-t-elle tout haut, un moment après, et elle s’éclipsa, plus troublée que personne à bord. Elle les entendit rire encore après sa disparition. IV UNE INSPIRATION D’ARBUTON Le lendemain matin, à son réveil, Arbuton s’aperçut qu’un temps clair avait remplacé le brouillard de la nuit. Une forte brise soufflait; le large fleuve roulait des vagues qui faisaient tanguer le steamer, et de temps en temps frappaient violemment sa proue en jetant l’embrun de leurs crêtes écumantes à la figure des promeneurs du gaillard d’avant. Le soleil, à travers les trouées des nuages, lançait d’immenses et splendides jets de lumière sur les villages et les fermes qui émaillaient la surface unie du paysage, ainsi que sur la cime et dans le creux des lames. L’air frais apporta une certaine gaieté dans l’esprit méfiant du jeune voyageur. Involontairement il chercha des yeux ces personnes avec lesquelles il s’était promis de n’avoir rien à démêler, afin de pouvoir en appeler aux sentiments sympathiques de l’une d’elles au moins, dans l’émotion que lui faisait éprouver cette admirable matinée. Mais un grand nombre de passagers s’étaient embarqués pendant la nuit à la Malbaie, où la courte saison d’été tirait à sa fin, et la famille Ellison était perdue dans la foule. Au déjeuner, il s’aperçut que quelqu’un s’était emparé de sa place, et personne ne fit attention à lui, lorsqu’il passa tout près, à la recherche d’un autre siège. Kitty et le colonel déjeunaient seuls, et semblaient préoccupés. Au sortir de table, Arbuton s’approcha d’eux et s’informa de Mme Ellison, qui avait pris sa part de presque tous les amusements de la journée précédente, se transportant de ci de là en boitant avec élégance, et qui--suivant l’expression de son mari--n’avait certainement point retardé les repas. --Ma foi, dit le colonel, j’ai peur que son pied ne soit plus mal ce matin, et qu’il ne nous faille passer au moins quelques jours à Québec. Arbuton accueillit cette triste nouvelle avec une apparence de gaieté assez inexplicable chez quelqu’un qui n’était pas étranger au malheur de Mme Ellison. Il sourit au lieu de paraître affligé, et se mit à rire lorsque le colonel ajouta en manière de plaisanterie: --Naturellement, ceci contrarie beaucoup ma cousine qui déteste Québec et désirerait s’en retourner à Eriécreek le plus tôt possible. Kitty promit de supporter cette épreuve avec résignation. --Quant à moi, dit Arbuton--avec assez d’inconséquence, comme le remarqua Kitty--j’ai formé le projet de passer quelques jours à Québec, et j’aurai l’occasion de m’enquérir de la convalescence de Mme Ellison. Au fait, ajouta-t-il, en se tournant du côté du colonel, j’espère que vous me permettrez de vous offrir mes services pour vous rendre à l’hôtel. Et en effet, quand le bateau fut accosté, Arbuton ne fit rien moins que de retenir une voiture et d’y faire placer les malles et les pardessus de la famille Ellison. Puis il aida à transporter la malade sur le quai, et à l’installer sur le meilleur siège. Puis il leva son chapeau, et le bonjour était sur ses lèvres, lorsque le colonel lui cria tout surpris: --Mais, sapristi, vous montez avec nous! Arbuton pensait qu’il ferait mieux de prendre une autre voiture; qu’il incommoderait Mme Ellison. Mais celle ci protesta, et en définitive il prit place à côté du colonel. C’était un nouveau coup du sort. A l’hôtel, ils trouvèrent une foule qui faisait queue depuis le bureau du contrôleur jusqu’à la moitié de l’escalier extérieur. --Hello! qu’est-ce que cela veut dire? demanda le colonel au dernier homme de la file. --C’est une petite procession vers le registre de l’hôtel! Nous avons mis trois quarts d’heure à passer à un point donné, répondit l’individu qui était évidemment de la trempe du colonel. --Et vous n’y avez pas encore réussi? fit celui-ci sur le même ton. Alors la maison est pleine? --Oh non! ils n’ont pas encore commencé à jeter les gens par les fenêtres. --Son humeur se gâte, colonel, dit Kitty. --Ne feriez-vous pas mieux d’entrer et de vous informer? demanda Mme Ellison. Taquiner ainsi le colonel en lui suggérant ce qu’il avait à faire constituait une partie du programme plaisant du voyage. --Vous avez bien fait de me le rappeler, Fanny. J’étais au moment de m’enfuir de désespoir. Et le colonel disparut à l’intérieur. Il en sortit longtemps après, tout transporté, mais non pas de joie. --Pour la raison toute spéciale, dit-il, que j’ai avec moi des dames dont l’une est souffrante, on me promet une chambre au cinquième; nous pourrons l’avoir dans le cours de la journée. Ils assurent que l’autre hôtel est encombré et qu’il est inutile d’y aller. Mme Ellison était prête à pleurer, et, pour la première fois depuis son accident, elle ressentit quelque dépit contre Arbuton. Ils restèrent tous trois silencieux sur leurs sièges, et le colonel, sur le trottoir, s’essuyait le front sans rien dire. Arbuton, dans la pauvreté de son imagination, demanda s’il n’y avait point quelque logement garni où ils pourraient trouver à couvert. --Sans doute, il y en a! s’écria Mme Ellison toute fière de son héros, et appelant par une pression de son pied valide l’attention de Kitty sur l’ingéniosité du jeune homme. Richard, il nous faut trouver une maison de pension. --Connaissez-vous quelque bonne maison de pension? demanda machinalement le colonel au cocher. --Un grand nombre, répondit celui-ci. --Eh bien, conduisez-nous à vingt ou trente des meilleures, commanda le colonel. Et l’on partit à la découverte. Le colonel s’informait d’abord des prix, puis visitait les chambres, et sitôt qu’il se prononçait contre certains appartements, Mme Ellison dépêchait de suite Kitty pour y voir et le confondre. Chaque fois que celle-ci confirmait l’opinion du colonel, Mme Ellison prétendait qu’ils étaient trop difficiles; et jamais ils ne quittaient une porte sans que la pauvre affligée ne s’imaginât voir celles du paradis se fermer derrière eux. Elle commençait à croire que leurs pérégrinations seraient infructueuses, lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin devant le vestibule d’une maison dont l’extérieur trahissait si peu l’objet de leurs recherches, que la jeune femme conseilla même de ne point sonner. Elle fit si bien partager son opinion au colonel, que, le coup de sonnette risqué, il fit précéder sa demande de quelques mots d’excuses pour avoir supposé qu’il y avait là des chambres à louer. Après un coup d’œil donné à celles-ci, il revint à la voiture, déclara que tout était pour le mieux, et qu’on n’avait pas besoin d’aller plus loin. Mme Ellison répondit qu’elle ne pouvait pas se fier au jugement de son mari; il était si inconséquent. Kitty visita les chambres, et revint enchantée, ce qui alarma de plus en plus Mme Ellison. Elle était sûre qu’il valait mieux chercher ailleurs; qu’il y avait une foule d’autres endroits beaucoup plus propices. Même si les chambres étaient belles et la localité agréable, il ne pouvait manquer d’exister certains inconvénients qu’on découvrirait plus tard. Là-dessus son mari la prit dans ses bras, la descendit de voiture, et, sans réponse ni commentaires, la transporta dans la maison. Pendant toutes ces courses, Arbuton s’était promis de quitter ses compagnons de voyage aussitôt qu’ils auraient découvert un logement, de passer seulement la journée à Québec, et de prendre le train du soir pour Gorham, échappant ainsi aux ennuis d’un hôtel encombré, et coupant court à des relations qu’il n’aurait jamais dû laisser aller si loin. Tant que la famille Ellison avait été sans toit, il avait cru de son devoir de ne la pas abandonner. Et même maintenant qu’elle avait heureusement trouvé un abri, n’était-il pas tenu de faire quelque chose de plus? Il se tenait irrésolu près de la voiture. --N’allez-vous pas entrer pour voir nos quartiers? demanda Kitty hospitalièrement. --Avec plaisir, répondit le jeune homme. --Mon cher, dit le colonel rendu au salon, je n’ai pas loué de chambre pour vous. J’ai supposé que vous préfériez courir vos chances à l’hôtel. --Oh! je pars ce soir. --Pourquoi donc? c’est fâcheux! --J’ai peu de dispositions pour un lit de camp dans les salons d’hôtels, voyez-vous. Et cependant j’hésite à vous laisser ici, après vous avoir causé cette calamité. --Oh! ne parlez pas de cela; je suis le seul à blâmer. Nous nous tirerons d’affaire parfaitement. Arbuton éprouva comme un vague désappointement. Il y avait au fond de son cœur je ne sais quel espoir qu’il pourrait être nécessaire à cette famille dans l’embarras, ou sinon, que quelque autre chose le retiendrait et le forcerait de ne pas quitter ses nouveaux amis. Mais ils paraissaient faire admirablement face à la situation; ils étaient logés bien mieux qu’ils n’espéraient, et n’avaient réellement besoin de rien. La Fortune lui souriait, et lui rendait la liberté. Ce sourire lui parut toutefois un peu ironique pendant qu’il pesait les choses, debout et sans rien dire. Le colonel attendait patiemment; Mme Ellison l’examinait du sofa où elle était assise; Kitty rôdait dans l’appartement en détournant la tête--jolie fée du nouvel intérieur, prêtresse présidant à l’installation de ces pénates provisoires. Arbuton ouvrit la bouche pour faire ses adieux, mais un bon génie parla pour lui--avec l’inconséquence habituelle à la plupart des bons génies: --Au reste, dit-il, je suppose que vous occupez toutes les chambres disponibles de la maison. --Oh! quant à cela, je ne sais pas, répondit le colonel sans reconnaître le langage de l’inspiration; il faut s’en informer. Kitty fit tomber de sa table un album de photographies. --Eh bien, Kitty! dit Mme Ellison. Il n’y eut pas un mot de plus jusqu’à l’arrivée de l’hôtesse, qui déclara avoir une autre chambre... à savoir si elle conviendrait. C’était une mansarde, en arrière, mais possédant une vue magnifique. Arbuton était persuadé que cela ferait son affaire pour un jour ou deux qu’il passerait à Québec; il s’empressa de la retenir sans la voir. Il y fit transporter sa malle, puis se rendit au bureau de poste pour voir s’il n’y trouverait pas quelques lettres à son adresse, offrant de rendre le même service au colonel Ellison. Kitty s’échappa pour aller explorer la chambre qu’on lui avait assignée sur l’arrière de la maison; c’est-à-dire qu’elle ouvrit la fenêtre donnant sur ce que l’hôtesse lui dit être le couvent des Ursulines, et s’y arrêta dans une admiration muette. Une croix noire s’élevait au centre, et tout autour circulaient les sentiers et les allées du jardin, au milieu des touffes de lilas et parmi les tiges élancées des roses trémières. Le terrain était fermé par une haute muraille, et en partie par le groupe des édifices du couvent, construits en pierre grise, à hauts pignons, et surmontés de toits aigus, percés de lucarnes, et dont la surface en métal brillant resplendissait sous le soleil du matin déjà haut, tandis que plus bas, des ombrages bienfaisants s’estompaient sous l’épaisse feuillée. Deux peupliers minces et élancés se dressaient contre l’abside de la chapelle, mariant leurs cimes au-dessus du toit; et tout près, sous le porche, deux religieuses étaient assises au soleil, immobiles, en robes noires, avec des voiles de même nuance tombant sur leurs épaules, leur pâle figure perdue dans l’espèce de camail en toile blanche qui les enveloppait de la poitrine à la tête. Les mains posées sur leurs genoux, elles ne paraissaient pas apercevoir les autres religieuses, qui se promenaient dans les allées du jardin avec de petites filles, leurs élèves, répondant de temps à autre à leurs éclats de rire, d’une voix aussi douce et aussi innocente qu’elles. Kitty les regardait d’en haut, le cœur ému. Ce n’étaient pour elle que les figures d’un tableau représentant quelque chose d’ancien et de poétique; mais elle les aimait, les plaignait, et les admirait tout comme si elles n’eussent réellement pas été autre chose. Il était impossible qu’elles habitassent le même monde que Kitty, qui croyait rêver sur un livre de la chambre de Charlie, à Eriécreek. Elle posait sa main sur ses yeux pour mieux voir, lorsque le canon du midi gronda sur la citadelle. La cloche de la chapelle fit entendre son appel discordant, et ces masques étranges, ces singuliers oiseaux noirs, gorge et figure blanche, rentrèrent en foule. Au même instant, sous la fenêtre, un petit chien hurla douloureusement au son fêlé de la cloche; et Kitty, dans son impartiale gaieté, se détourna de la scène romanesquement rêveuse du jardin des nonnes, vers la naïve comédie sur laquelle la lugubre note attirait son attention. Quand il eut donné cours à son angoisse, l’animal reprit son attitude de petit chien français, paisible s’il en fût jamais, et s’en alla dormir auprès d’un gros chat paresseux dont ni la cloche ni lui n’avaient pu interrompre le somme au soleil. Un homme à tournure de paysan sciait du bois; un petit enfant était là, tranquille, au milieu des pieds d’alouettes et des œillets d’un tout petit jardin, tandis que par-dessus des pots de fleurs qui s’épanouissaient sur la fenêtre basse de la maison voisine attenante à cet enclos, une figure de jeune mère regardait paisiblement à l’extérieur. La grande étendue des terrains du couvent laissait à peine un espace respirable aux humbles fleurs de ce jardinet, qui, avec la basse palissade le séparant des cours voisines, semblait un jouet d’enfant ou le décor d’un théâtre de marionnettes. Dans son genre ce jardinet paraissait à la jeune fille aussi en dehors de la vie réelle que le couvent lui-même. Quand elle avait aperçu Québec pour la première fois, les murailles et autres appareils guerriers avaient attiré son attention sur la grandeur historique de la ville; mais cet attrait augmentait encore maintenant qu’elle était pour ainsi dire admise dans l’intimité religieuse et domestique de la vieille cité. Il y avait chez elle un côté romanesque, comme chez presque toutes les bonnes natures de jeune fille; et elle trouvait, dans l’étrangeté de ce qui l’entourait, le même plaisir qu’elle aurait pu trouver à suivre le fil d’un charmant récit. Aussi, à son retour au salon où la malade reposait, quand Fanny lui demanda: --Eh bien, Kitty, tout cela vous va-t-il? Elle répondit avec un irrépressible soupir de contentement: --Oh oui! peut-il y avoir rien de plus beau? Et son œil enthousiasmé s’arrêtait sur les plafonds bas, la vaste et profonde cheminée disant éloquemment les larges attisées qui devaient y rugir, les fenêtres françaises aux curieuses et massives espagnolettes, et tous ces petits détails qui faisaient de l’endroit quelque chose de rare et d’attrayant. Fanny éclata de rire en voyant l’extatique distraction où se perdait la physionomie de sa cousine. --Pensez-vous que cet endroit soit assez beau pour un héros et une héroïne? demanda-t-elle avec malice. Il faut dire que Kitty avait, par quelques tentatives enfantines sur le domaine de la fiction où elle avait passé une grande partie de sa vie, conquis dans la famille une de ces réputations dont il est si difficile de se débarrasser; et Mme Ellison, qui était aussi peu idéaliste qu’il soit possible de l’être, l’admirait avec cette ferveur que les gens à peu d’imagination entretiennent toujours à l’endroit de leurs amis dont les dispositions sont tournées vers les créations littéraires. Elle croyait sincèrement sa cousine toujours plongée dans les mystérieuses combinaisons de quelque roman. --Oh! répondit Kitty en rougissant un peu, pour ce qui est des héros et des héroïnes, je ne sais pas; mais j’aimerais à y vivre moi-même. Oui, continua-t-elle, s’adressant à elle-même plutôt qu’à son interlocutrice, je crois vraiment que j’étais faite pour cela. J’ai toujours désiré habiter parmi de vieilles choses, dans une maison en pierre, avec des lucarnes. Mais il n’y a pas une seule lucarne à Eriécreek, et loin d’y avoir des maisons en pierre, il n’y en a pas seulement une seule en brique. Oh oui, assurément! j’étais née pour vivre dans un vieux pays. --Eh bien, alors, Kitty, vous n’avez qu’à épouser un homme de l’Est, et vous établir dans l’Est; ou bien trouver un mari riche qui vous emmène vivre en Europe. --Ou à Québec. C’est tout ce que je demanderais; et il n’aurait pas besoin d’être bien riche pour cela. --Mais, ma pauvre enfant, quelle espèce de mari trouverez-vous qui veuille s’établir dans cette nécropole? --Oh! mais, je suppose, quelque artiste, ou quelque homme de lettres. Ce n’était pas là le genre de mari auquel Mme Ellison songeait comme devant réaliser le rêve de Kitty d’aller vivre dans un vieux pays; mais elle n’était pas fâchée de laisser le sujet de côté pour le moment, et pleine d’une reconnaissance sereine envers la Providence qui avait conduit deux jeunes gens à marier sous le même toit, et sous sa surveillance, elle se pelotonna parmi les coussins du canapé, disposée à conduire de là la campagne contre Arbuton avec vigueur et persévérance. --Ma foi, ce sera une injustice si vous n’êtes pas heureuse en ce monde, Kitty; vous êtes si peu exigeante, dit-elle à la jeune fille qui, tournée vers la fenêtre, laissait sa rêverie s’égarer parmi les figures qui passaient au-dessous d’elle dans la rue. Ces figures étaient nouvelles, et pourtant étrangement familières, car elle les avait vues souvent au pays des fictions. Les paysannes qui passaient avec leurs chapeaux de feutre ou de paille, les unes à pied avec des paniers aux bras, les autres dans leurs légères charrettes de marché--soit qu’elles fussent ridées et courbées par l’âge ou fraîches de vigueur et de jeunesse--étaient toutes des amies d’enfance qu’elle avait connues dans plus d’un conte de France ou d’Allemagne. Les prêtres en robe noire qui se croisaient avec les passants sur l’étroit trottoir en bois, s’écartant de temps à autre avec politesse, ou saluant, graves et le sourire aux lèvres, en soulevant leur chapeau à larges bords, étaient pour elle des connaissances plus récentes, mais non moins intimes. Ils faisaient partie des vieux romans italiens et espagnols, qui lui étaient familiers. Le garçon boucher, perçant la foule dans sa course en zigzags, sortait de n’importe quel récit de Dickens, et elle croyait reconnaître, dans le petit auget de bois à quatre mains qu’il portait sur l’épaule, le plateau du charcutier qui figure dans toutes les descriptions que les romanciers font de la foule qui se presse dans les rues de Londres. Il y avait plusieurs autres types, tels que des mères de famille françaises avec leurs paniers de marchés; de très jolies petites écolières de même nationalité avec leurs livres sous le bras; de petits villageois à l’air effarouché avec des framboises dans des _cassots_ en écorce de bouleau; des religieuses se glissant doucement, avec leurs capuchons blancs et leurs figures baissées. Kitty les groupait tous, chacun à sa place respective, dans le monde de son imagination. Un jeune ministre anglican, figure douce ornée de besicles, ne subit pas une seconde d’hésitation, et passa immédiatement à travers toute la série des romans d’Anthony Trollope, livres ennuyeux qu’elle avait tous lus, je regrette de le dire, et qu’elle aimait. Puis ce furent les héros de Thackeray qui défilèrent sous ses yeux. Le caporal de service, avec sa casquette sans visière, crânement portée, une légère badine dans une main, un document officiel au large cachet dans l’autre, avait aussi--suivant elle--dans la poche de sa tunique, une de ces courtes et rares missives que le lieutenant Osborne envoyait à la pauvre Amelia. Un long officier à l’air gauche jouait le rôle du major Dobbin. Et quand une jolie femme, conduisant un petit carrosse à poneys avec un valet de pied en livrée perché derrière elle, tirait les rênes du côté du trottoir, et qu’un jeune et joli capitaine en brillant uniforme la saluait et commençait à causer avec elle sur un ton langoureux et affecté, c’était Osborne infidèle à sa fiancée, dont il roulait, en conversant, un des tendres billets entre ses doigts. Presque tous les passants avaient des papiers ou des lettres à la main; le fait est qu’ils sortaient du bureau de poste où les malles du midi venaient d’être ouvertes. Ainsi allait-elle, transformant la réalité en fantômes--à moins que, à véritablement parler, la chair et le sang ne soient une illusion--et, je dois l’avouer, se rattachant, dans plusieurs cas, aux plus légers prétextes pour ces transformations magiques, lorsque son regard tomba sur un individu qui s’avançait à quelque distance. Au même instant celui-ci quitta des yeux une lettre qu’il venait d’ouvrir, promena ses regards sur la rangée de maisons qu’il avait en face, jusqu’à ce qu’ils arrêtassent sur la fenêtre où regardait Kitty. Il sourit, et la salua du chapeau. Elle reconnut Arbuton, et sentit un certain frémissement passer dans son cœur à travers les tumultueuses impressions qui y dominaient. Jusque-là le jeune homme avait apporté près d’elle tant de froide réserve et tant de hauteur, que l’émotion éprouvée parfois en sa présence, la journée précédente--émotion que les événements du matin avaient entièrement dissipée--se réveilla dans l’âme de la jeune fille; et le nouvel aspect sous lequel le jeune homme lui apparaissait--assez étrange cependant pour qu’elle eût peine à reconnaître l’acteur de ce nouveau rôle--lui sembla être le seul sous lequel il se fût jamais présenté à son esprit. Cela dura jusqu’à ce qu’Arbuton, s’étant approché de la jeune fille, remît dans sa main impatiente une lettre des cousines d’Eriécreek et du docteur Ellison. Alors elle oublia tout, et se retira pour lire sa lettre. V ARBUTON SE MONTRE AGRÉABLE Le premier soin du colonel Ellison avait été de mander un médecin pour savoir à quoi s’en tenir sur le compte de l’entorse qui avait fait boiter ses projets. Le cas n’était pas grave, mais Mme Ellison avait par ses imprudences de la veille aggravé son mal, et--pour au moins une semaine, et peut-être deux ou trois--elle était condamnée à ce repos absolu que les médecins prescrivent avec tant d’indifférence pour les intérêts et les devoirs de leurs patients. Le colonel avait encore trop du soldat pour se révolter contre les ordres du docteur, mais il était d’un tempérament trop actif pour s’y soumettre lui-même passivement. En conséquence il ne se proposa rien moins que la conquête de Québec--au point de vue historique s’entend--et dès avant son dîner, il commença ses préparatifs de campagne. Il sortit donc et fit une descente chez tous les libraires qu’il put découvrir dans chaque recoin de la haute et de la basse ville, et revint à la maison avec toute une cargaison de guides de Québec et d’opuscules sur les épisodes de l’histoire locale, comme en produit beaucoup le goût littéraire de ceux qui vivent loin des grands centres. Le colonel--qui s’était livré activement aux affaires en quittant l’armée après la guerre--avait toujours quelque journal sur lui, mais il ne lisait pas un grand nombre de livres. De tous les volumes qui composaient la bibliothèque du docteur, il n’avait jamais, dans sa jeunesse, ouvert volontiers que le théâtre de Shakespeare et Don Quichotte, dont il savait de longs passages par cœur. Il avait abordé par-ci par-là certains autres ouvrages, mais, pour la plupart des auteurs favoris de Kitty, il professait une aussi sincère indifférence que pour les architectes des constructions préhistoriques dont nous avons parlé. Il avait lu un livre de voyages: _Innocents Abroad_, œuvre tellement supérieure, suivant lui, qu’il ne croyait pas avoir besoin de lire autre chose sur les différents pays qui s’y trouvent décrits. Lorsqu’il rentra avec sa bizarre collection de brochures, Kitty et Fanny surent tout de suite à quoi elles pouvaient s’attendre; car le colonel était aussi bien disposé à profiter des recherches littéraires toutes faites qu’il l’était peu à recourir lui-même aux sources originelles. Il s’était de cette manière enrichi d’une foule de connaissances utiles; sans compter qu’il était très fort pour découper des extraits de journaux contenant des faits instructifs qu’il conservait fidèlement au fond de sa mémoire. Il avait déjà certaines notions sur l’histoire de la localité, et ses récentes conversations avec le docteur Ellison avaient encore rafraîchi et raffermi ses souvenirs. En outre, dans le cours du présent voyage, il s’était muni, grâce aux lectures que sa femme et sa cousine avaient faites dans les guides des voyageurs, d’un stock de noms et de dates qu’il désirait beaucoup, avec leur aide, rattacher aux véritables localités. --Lectures légères pour les heures de loisir, Fanny, dit Kitty en jetant un coup d’œil oblique sur le bagage littéraire du colonel, au moment où elle s’asseyait auprès de sa cousine, après dîner. --Oui; et surtout commencez par le commencement, Mesdames. Commencez par Jacques Cartier, ancien navigateur de Saint-Malo, en l’année 1534. Point de partialité dans vos recherches; n’abordez point Champlain ni Montcalm prématurément; ne vous égarez pas dans des conquêtes subséquentes ou des détails secondaires. Tenez-vous-en à la découverte du pays et aux noms de Jacques Cartier et de Donacona. Allons, faites quelque chose pour gagner honnêtement votre existence. --Qu’est-ce que c’est que Donacona? demanda Mme Ellison d’un ton indifférent. --Voilà justement ce que ces charmants petits livres vont vous apprendre. Kitty, lisez à notre malade quelque chose sur Donacona;--on dirait un nom irlandais, ajouta le colonel en se laissant aller dans un fauteuil. Kitty prit un petit abrégé de l’histoire de Québec, et en l’ouvrant, tomba dans cette absorption d’esprit qui la saisissait chaque fois qu’elle mettait la main sur un livre; et elle se prit à lire quelques pages à voix basse. --Mais, ma parole! dit le colonel, j’aimerais autant lire l’histoire de Donacona moi-même, pour le bénéfice qui m’en revient! --Oh! Dick, j’oubliais. Je ne faisais que jeter un coup d’œil. Attention, je commence. --Non, pas tout de suite, s’écria Mme Ellison en se dressant sur son coude; où est M. Arbuton? --Qu’a-t-il à faire avec Donacona, ma chère? --Tout! Vous savez qu’il est resté à cause de nous; et je ne sache rien de si impoli, de si peu hospitalier, que de vouloir lire sans lui. Appelez-le, Richard, faites! --Oh non! supplia Kitty; il n’y tient pas. Ne l’appelez point, Dick. --Mais, Kitty, vous me surprenez. Quand vous lisez si magnifiquement, vous n’avez pas raison d’être timide, je crois. --Je ne suis pas timide, mais en même temps je ne veux pas lire pour lui. --Eh bien, appelez-le toujours; il est dans sa chambre. --Dans ce cas, dit Kitty, avec un air de dignité un peu exagéré, je m’en vais. --Très bien, Kitty, comme il vous plaira. Seulement Richard est témoin que je ne serai pas à blâmer si M. Arbuton nous trouve indifférents et peu courtois. --Oh! s’il ne dit pas ce qu’il pense, la différence ne sera pas grande. --Ne vous semble-t-il pas que c’est faire beaucoup de bruit pour quelqu’un, un simple passant, une connaissance d’un jour? dit le colonel. Allez donc avec Donacona, allez! Au même instant quelqu’un frappa à la porte. Kitty, toute nerveuse, bondit sur ses pieds et s’enfuit hors de la chambre. Mais ce n’était que la petite bonne française qui avait quelque affaire, et qui ne resta qu’un instant. --Eh bien, que pensez-vous de ceci maintenant? demanda Mme Ellison. --Ma foi, je pense que vous savez joliment le français pour quelqu’un qui ne l’a étudié qu’à l’école. Croyez-vous qu’elle vous ait comprise. --Il s’agit bien de cela! Vous savez que je veux parler de Kitty et de son étrange conduite. Richard, si vous me regardez d’un air aussi stupide, je finirai certainement dans un asile d’aliénés. Vous ne pouvez donc pas voir ce qui vous crève les yeux! --Sans doute, Fanny, répondit le colonel; mais toujours faut-il qu’il y ait quelque chose. Je vous en donne ma parole, je ne sais pas plus que les millions d’enfants à naître sur quelle piste vous marchez. Le colonel prit le livre que Kitty avait laissé tomber, et se retira dans sa chambre pour essayer de lire l’histoire de Donacona pour lui-même, pendant que sa femme, toute confuse, s’emparait d’une brochure française achetée avec le reste. --Après tout, pensa-t-elle, les hommes sont des hommes. Et elle trouva que cette réflexion n’était pas tout à fait dénuée de consolation. Quelques minutes après, on entendait un murmure de voix, en dehors, dans une fenêtre du garde-manger, donnant sur le jardin du couvent, où Arbuton, en descendant de sa mansarde, avait trouvé Kitty debout, sa gracieuse silhouette se découpant sur la toiture réverbérescente du monastère, et sur la verdure de quelques plantes domestiques, hauts géraniums, lierre s’arrondissant en voûte, et rosiers délicats. Elle s’était arrêtée là en passant de l’appartement de Fanny au sien, et regardait dans le jardin, où deux religieuses allaient et venaient silencieusement dans les allées, laissant voir, tantôt leur dos où de lourds voiles de deuil pendaient sur leurs robes noires, et tantôt leurs figures calmes et rigides comme des masques, dans leur encadrement de toile blanche et empesée. Parfois elles s’approchaient si près qu’on pouvait distinguer leurs traits, et Kitty croyait y voir une expression qu’elle saurait reconnaître plus tard. Comme elle s’oubliait elle-même, en prêtant dans son imagination un caractère particulier à chacune d’elles, Arbuton lui adressa la parole en se plaçant à ses côtés. --C’est véritablement une bonne aubaine pour nous, miss Ellison, dit-il, que d’avoir cette petite scène d’opéra sous nos fenêtres. Et il se mit à sourire en entendant Kitty lui répondre: --Oui? est-ce vraiment comme un opéra? Je n’en ai jamais vu, d’opéra, mais ce doit être bien beau. Ils regardèrent un moment en silence, pendant que les deux nonnes, se glissant comme des ombres, s’en allaient en laissant le jardin vide. Alors Arbuton dit quelque chose à Kitty qui répondit simplement: --Je vais voir si ma cousine n’a pas besoin de moi. Un instant après, elle se tenait un peu rougissante auprès du canapé de Mme Ellison. --Fanny, M. Arbuton m’a prié d’aller visiter la cathédrale avec lui; y a-t-il quelque inconvénient à cela? Mme Ellison sentit son cœur monter triomphant à ses lèvres. --Allons donc, chère scrupuleuse, innocente petite folle! s’écria-t-elle en pressant Kitty dans ses bras, et en la couvrant de baisers jusqu’à faire rougir de nouveau la jeune fille. Mais non, il n’y a point d’inconvénient. Allez! vous ne pouvez pas rester enfermée ici. Je ne pourrai pas sortir avec vous; et si j’en juge par le bruit qui nous arrive de la chambre du colonel, et qu’il appelle sa respiration, vous ne pouvez pas compter sur lui dans le moment. L’idée de vous inquiéter des convenances!... En effet c’était la première fois que Kitty songeait à cela, et cette pensée lui faisait éprouver une espèce de contrainte pendant le trajet qu’elle fit gravement jusqu’à la cathédrale, à côté d’Arbuton. --Vous allez être le cicerone, dit celui-ci, car c’est ma première journée à Québec, vous savez; et vous êtes relativement une habituée. --Je montrerai le chemin, répondit-elle, pourvu que vous interprétiez les objets. Je pense qu’ils me sont plus étrangers qu’à vous, malgré mon expérience des lieux. Parfois je crains de m’imaginer seulement, comme dit Mme March, que j’admire ces choses, car n’ayant pas visité l’ancien continent, je manque de point de comparaison. Je sais que cela me paraît bien beau, cependant, et c’est là ce que je m’attendrais de voir en Europe. --Alors vous n’avez pas une haute opinion de l’Europe, sur plusieurs points; bien qu’il faille avouer que ceci soit un très joli pastiche de l’ancien monde. En quelques pas ils eurent atteint la place du marché où certaines vieilles paysannes, penchées sur leurs paniers remplis de fruits et de légumes depuis longtemps hors de saison aux Etats-Unis, essayaient de prolonger leur petit négoce attardé, avec les ménagères et les bonnes qui marchandaient leurs produits. Une sentinelle se promenait machinalement devant le portail élevé de la caserne des Jésuites, sur le cintre duquel on pouvait lire encore les lettres IHS sculptées dans la clef de voûte. Le vieil édifice lui-même, avec sa façade en stuc jaune et ses fenêtres grillées, avait toute l’apparence d’un monastère de France ou d’Italie transformé en caserne. Une rangée de bizarres maisons en pierre, auberges et boutiques, bordait la partie haute de la place, tandis que les constructions modernes de la rue de la Fabrique, du côté inférieur, représentaient bien ces manifestations du progrès, qui--dans les villes latines--font encore ressortir les antiquités et les ruines environnantes. Quant à la cathédrale, qui faisait face au vieux couvent, de l’autre côté du square, c’était un échantillon Renaissance, d’une lourdeur à peine dépassée même à Rome. Un soldat ou deux en habits rouges traversaient la place. Trois ou quatre élégants petits sergents de ville français en uniforme bleu et en casquette de toile blanche; quelques vieux citadins ou paysans, aux yeux bleus et à la figure basanée, assis sur le seuil des maisons, regardaient d’un air distrait, à travers la fumée de leurs pipes, la brillante animation qu’offraient les beaux magasins de la rue de la Fabrique. Un air de repos serein, que ne troublaient même pas les altercations accidentelles entre les cochers de la longue file de cabriolets et de fiacres échelonnés en face de la cathédrale, régnait sur la place. Lorsqu’un Américain s’y aventurait, tous ces cochers se précipitaient autour de lui, et on le perdait de vue parmi leurs gesticulations. Ils n’essayaient pas cependant de se faire concurrence dans les prix, et tous étaient de joyeuse humeur. Aussitôt que l’homme avait fait son choix, la multitude des désappointés retournaient chacun à sa place, sur le bord du trottoir, et le favorisé du sort se mettait en route poursuivi par d’indescriptibles plaisanteries, tandis que les chevaux continuaient à savourer le contenu des musettes de cuir suspendues à leur mors, en levant celles-ci d’un coup de tête pour secouer les grains de maïs récalcitrants. --C’est vraiment comme en Europe; vos amis avaient raison, dit Arbuton à sa compagne, au moment où ils se faufilaient ensemble dans la cathédrale pour échapper à ces amicales sollicitations. C’est tout à fait une atmosphère étrangère, et vous avez là une idée des impressions du voyageur. Un prêtre disait la messe à l’un des autels latéraux, assisté par deux répondants sans surplis. En dehors de la balustrade, une femme de la halle, un panier de cerises à grappes à son bras, était agenouillée avec quelques autres pauvres gens. Au même instant un couple anglais faisait son entrée dans l’église, le jeune homme avec une brillante écharpe des Indes autour de son chapeau, et la jeune femme mise avec beaucoup d’élégance. Ils firent leur génuflexion avec les autres, puis s’en allèrent s’asseoir, et se mirent à prier la tête dans leurs mains. --Voilà qui est bien européen aussi, murmura Arbuton. C’est tout à fait le nord de l’Italie; et même le sud, à vrai dire. --Vraiment? répondit Kitty joyeusement; je me l’imaginais. Et elle ajouta avec ce ton confiant qui lui était personnel: --Tout cela m’est très familier; il me semble que dans ce voyage, je vois une foule de choses que je connaissais déjà par mes lectures. Et Arbuton se mit à passer les tableaux en revue. En fait d’art, Kitty était aussi ignorante que n’importe quelle jeune fille de Rome ou de Florence, qui passe sa vie au milieu des chefs-d’œuvre. Pour elle c’étaient de merveilleuses peintures, et elle était toute surprise des appréciations d’Arbuton, qui n’avait pas assez d’imagination ou qui était trop consciencieux pour leur attribuer un mérite résultant seulement des souvenirs évoqués. Il traitait les médiocres tableaux d’autels de la cathédrale de Québec avec cette froide indifférence qu’il aurait accordée à des toiles de second ordre dans une galerie européenne; révoquait en doute l’authenticité du Van Dyck, et n’aimait guère la _Conception_, copie de Le Brun, au-dessus du maître-autel, bien que cette peinture eût l’intérêt historique d’avoir échappé au bombardement de 1759 qui détruisit la cathédrale. Kitty choisit naïvement le plus mauvais tableau de l’église pour son favori, et fut d’abord piquée, puis effrayée de la froide désapprobation manifestée par son compagnon. Celui-ci lui fit sentir que ce tableau était très mauvais, et qu’elle-même partageait cette infériorité, et cela sans pourtant lui avoir rien dit de semblable. En compagnie d’un connaisseur, elle comprit ce que son incompétence avait d’humiliant pour elle, et ce fut avec un nouveau chagrin qu’elle constata combien un habitant de Boston, ayant beaucoup vu l’Europe, devait se trouver dépaysé avec une Américaine naïve n’ayant jamais voyagé. Pourtant elle se rappela que les March avaient vu l’Europe eux aussi, et qu’ils étaient de Boston; et cependant ils n’allaient pas foulant tout le reste à leurs pieds. Ils paraissaient au contraire s’intéresser à tout ce qu’ils voyaient, accordant à chaque chose, sinon une louange, du moins une attention amicale. Elle aimait cela. Elle n’aurait pas eu d’objection à voir Arbuton rire ouvertement de son tableau favori, et elle se serait volontiers jointe à lui pour cela; mais le regard qu’il avait jeté sur elle--malgré l’air poliment interrogateur qu’il avait bien voulu donner--à celui-ci l’avait comme reléguée en dehors du monde connaisseur en général, et avait paru condamner son goût sur toute espèce de choses. En sortant de la cathédrale, elle aurait préféré rentrer chez elle, mais il la pria de continuer leur promenade, si elle n’était pas fatiguée. Ne pas y consentir aurait été une lâcheté, et Kitty était brave. Ils descendirent donc la rue de la Fabrique, et prirent la rue du Palais. Comme ils passaient en face de l’hôtel Russell, ses bons amis lui revinrent à la mémoire. --C’est ici, dit-elle, que nous avons logé la semaine dernière avec M. et Mme March. --Ces gens de Boston? --Oui. --Savez-vous où ils demeurent à Boston? --Nous avons leur adresse; malheureusement elle m’échappe en ce moment. Il me semble que c’est dans la partie sud de la ville.... --Le _South-End_? --Exactement. Avez-vous jamais entendu parler d’eux? --Non. --Je pensais que vous auriez pu connaître M. March. Il s’occupe d’assurances...... --Oh non! non, je ne le connais pas insista Arbuton. Kitty se demanda s’il n’y avait pas quelque tache dans la réputation professionnelle de M. March, mais rejeta aussitôt cette idée comme absurde; et, s’apercevant que ses amis étaient dédaignés, elle prétendit bravement qu’ils étaient les plus aimables personnes qu’elle eût jamais rencontrées, et qu’elle regrettait fort leur absence de Québec en ce moment. Il partagea ce regret en silence, si toutefois il le partagea, et tous deux marchèrent sans rien dire jusqu’à la barrière du Palais. Une fois en dehors des murs, ils suivirent la rue tortueuse qui conduit à la basse-ville. Mais la promenade n’était pas précisément agréable pour Kitty. Des craintes confuses lui montraient vaguement, en matière de bon goût, des écueils qu’elle n’avait jusque-là jamais aperçus ni soupçonnés, non seulement dans le domaine de l’art et de la société, mais encore dans celui des choses de la vie entière. Celle-ci lui était d’abord apparue comme un horizon souriant, mais se rétrécissait soudainement pour elle en un étroit sentier où le voyageur est plus préoccupé de chacun de ses pas que de l’issue finale de ses pérégrinations. Cette impression était aussi obscure et aussi incertaine dans son esprit, que ce qui y avait donné lieu, et en réalité cela se réduisait à rien du tout. Cependant elle s’apercevait de plus en plus que son compagnon avait en lui quelque chose de radicalement différent des influences qui avaient présidé à son éducation à elle; et, bien qu’elle n’eût pas d’idée très arrêtée sur ce point, elle en était assez convaincue pour s’en sentir triste. Le jeune couple se mêla un moment à l’agitation bizarre mais peu bruyante des rues de la basse-ville, et bientôt se trouva en face de la vieille église--la plus ancienne de Québec--construite, il y a près de deux cents ans, pour accomplir un vœu fait à l’occasion de l’échec éprouvé par sir William Phipps dans son expédition contre la ville, et renommée de plus par cette prédiction d’une religieuse, que l’église serait brûlée par les Anglais dans une autre attaque plus heureuse où la ville elle-même devait succomber. Un tableau représentant la vision de la religieuse fut détruit dans la conflagration même qui justifia la prophétie, en 1759; mais les murs de l’ancienne construction témoignent encore de ce curieux fait historique sur lequel Kitty interrogea furtivement l’un des guides du colonel. C’était la première fois, depuis sa mésaventure au sujet du tableau de la cathédrale, qu’elle manifestait le moindre intérêt pour quelque chose. A côté de l’église, il y avait une baraque où l’on vendait de la vaisselle et de la ferblanterie, et sur la place publique, en face, un petit commerce de bric-à-brac au jour le jour s’étalait dans des boutiques ou des échoppes recouvertes en toile, à travers lesquelles circulaient de lourds fardeaux venant du port, de rapides cabriolets à soupente, ou de lentes charrettes de marché à l’allure campagnarde. Arbuton ne fit aucun mouvement pour entrer dans l’église, et Kitty ne laissa point percer la curiosité qu’elle éprouvait d’en voir l’intérieur. Comme ils s’arrêtaient un instant, la porte s’ouvrit, et laissa passer un individu avec un petit cercueil sous le bras. Les pleurs obscurcissaient ses yeux et mouillaient son visage; il portait le cercueil avec tendresse, comme si ses caresses eussent pu atteindre l’enfant qu’il contenait. Derrière lui venait une femme, qui devait être la mère, la figure cachée sous un voile épais. Le long du trottoir stationnait un cabriolet à l’air misérable, avec un cocher à moitié endormi sur son perchoir. L’homme, toujours pressant son précieux fardeau, grimpa dans la voiture, et le plaça sur ses genoux, tandis que la femme tâtonnait à travers ses larmes et son voile pour trouver le marchepied. Kitty et son compagnon s’étaient écartés respectueusement, et Arbuton s’approcha pour aider la femme à gagner son siège. Elle lui adressa un _merci_ triste et enroué, et couvrit avec amour d’un pli de son châle l’extrémité de l’humble bière. Le cocher encore assoupi fouetta sa bête, et le véhicule partit en cahotant. Kitty jeta un coup d’œil reconnaissant à Arbuton, et tous deux d’un commun accord entrèrent dans l’église. En se dirigeant vers le maître-autel, ils passèrent tout près du brancard noir et grossier, avec ses cierges jaunes fumant encore dans leurs chandeliers de bois noir. Quelques personnes pieuses étaient disséminées çà et là sur les bancs vides, et à l’un des principaux autels latéraux une pauvre femme priait à genoux devant une effigie en bois du Christ mort, reposant sous l’autel dans une châsse vitrée. La figure était de grandeur nature, peinte de façon à représenter la vie ou plutôt la mort, avec barbe et cheveux naturels, enveloppée de draperies en mousseline laissant les stigmates à découvert. Cette image était étendue sur une couche jonchée de fleurs artificielles, dans une attitude poignante. La pauvre âme, tout entière à sa dévotion, priait avec une extatique ferveur, tantôt les bras étendus dans une attitude suppliante, et tantôt les mains jointes et la tête appuyée sur celles-ci, pendant que son corps se balançait de côté et d’autre dans l’abandon de sa prière. Qui pouvait-elle être, et quel si grand besoin pouvait-elle avoir de secours ou de pardon? Suivant son habitude, Kitty s’identifiait par l’imagination avec cette femme en prière, et prenait part à la trame dramatique de son désir ou de son chagrin. Néanmoins, de même que tous ceux qui ne souffrent que par sympathie, elle n’était pas sans ressentir quelque consolation inconnue à la pauvre femme; et le soleil de l’après-midi, qui éclairait en s’inclinant la nudité commune de la vieille église et l’attirail de son culte, changea son émotion en sentiment de satisfaction intime, de telle façon que c’était autant dans l’intérêt de sa propre rêverie que par respect pour le chagrin de la malheureuse dévote, qu’elle tremblait qu’Arbuton, d’une manière ou d’une autre, ne dépoétisât le spectacle. Il est probable que l’intérêt qu’elle y prenait était plutôt esthétique que sentimental. Cela réalisait à ses yeux des scènes d’expiation qu’elle n’avait encore vues qu’en rêves, et peut-être eût-elle désiré que la pénitente fût coupable de quelque grand crime, plutôt que d’une simple infraction à l’abstinence du vendredi, ce qui était probablement là son seul péché. Quoi qu’il en fût, elle aimait à voir cette malheureuse courbée devant cette pâle image, et elle s’applaudissait de sa bonne fortune, lorsque la vieille s’essuya les yeux, se releva toute chevrotante, et, s’approchant de Kitty, tendit vers elle sa main tremblante pour demander la charité. Cet incident changea la face de la situation, et donna même un reflet d’idéalisme à l’indifférence d’Arbuton. Il donna l’aumône qu’on lui demandait, sans repousser les bénédictions dont la vieille le comblait en retour; et Kitty, déjà émue par la bonté dont il avait fait preuve--à la porte--envers la pauvre mère en deuil, oublia que la première partie de sa promenade avait été si désagréable, et remonta vers la haute-ville par la barrière Prescott, plus gaie qu’elle ne s’était encore sentie ce jour-là dans la société de son compagnon de voyage. Celui-ci n’avait pourtant pas fait grand effort pour la rendre joyeuse; mais l’avantage des tempéraments comme le sien, c’est qu’on n’en attend pas grand’chose, et que partant ils peuvent répandre la joie autour d’eux beaucoup plus facilement que d’autres. Au moindre attendrissement qu’elle découvre chez eux, l’âme s’épanouit dans une gaieté toute spontanée. Il en résulta que Kitty put jouir avec une satisfaction nouvelle de la beauté pittoresque de la rue de la Montagne. Tous deux admirèrent l’énorme épaulement de roc, près de la porte de la ville, avec sa couronne de peupliers et sa ceinture de mortiers, la gueule tournée vers le ciel. Kitty ne réussit pas à faire apprécier à son compagnon le côté grotesque du spectacle sous la forme des affiches de cirque placardées à mi-côte; mais celui-ci toléra la légèreté des remarques qu’elle fît sur le sujet, ainsi que les boutades qu’elle se permit sur les choses et les passants. En somme il ne dit ni ne fit rien qui empêchât la jeune fille de rentrer chez elle en toute satisfaction d’esprit. --Eh bien, Kitty, dit l’hôte du canapé, au moment où sa cousine s’approchait, avec le colonel, de la table mise pour le souper auprès du sofa, vous avez fait une jolie promenade, n’est-ce pas? --Oui, très jolie. C’est-à-dire que la première partie n’en a pas été bien agréable; mais nous avons fini par trouver à la basse-ville une vieille église fort intéressante, et là il paraît que la gaieté est revenue et que tout a tourné pour le mieux. --Voyons, dit le colonel, qu’avez-vous trouvé de si intéressant dans cette église? --Ma foi, il y avait d’abord les funérailles d’un enfant, et puis une vieille femme entièrement écrasée sous le poids de quelque chagrin, priant devant un autel, et puis.... --Il paraît qu’il ne faut pas grand’chose pour vous égayer, dit le colonel. Tout ce que vous exigez de vos semblables c’est le deuil, le chagrin, l’agonie dévote, et de suite vous voilà joyeuse. D’autres exigeraient des sacrifices humains, mais pas vous. Kitty regarda son cousin tout interdite. L’absurdité de la chose lui sautait aux yeux, et elle sentit des larmes prêtes à lui venir. Elle ne répondit pas; mais Mme Ellison, qui ne voyait là qu’un obstacle au désir qu’avait Kitty de babiller un peu, vint à son secours. --Ne répondez pas un mot, Kitty, pas un seul mot, dit-elle. Je n’ai jamais rien vu de plus vexant entre cousins; et je le dirais devant une cour de justice! Un éclat de rire de Kitty, qui se cacha la tête dans ses mains, vint interrompre la tirade de Mme Ellison. --Eh bien, reprit celle-ci un peu piquée par la désertion de Kitty, j’espère que vous vous comprenez l’un l’autre, car moi je ne vous comprends pas. Telle était l’attitude de Mme Ellison devant la famille de son mari, laquelle à la vérité n’avait jamais pu s’expliquer le choix du colonel que comme une plaisanterie, et se demandait parfois s’il n’avait pas poussé la plaisanterie un peu loin. Et pourtant elle leur était chère à tous à cause de sa générosité passionnée et de son esprit d’abnégation personnelle poussé jusqu’au sublime. --Ce que je voudrais savoir maintenant, dit le colonel, aussitôt que Kitty voulut le laisser parler--et je vais essayer de m’exprimer aussi poliment que possible--est simplement ceci: qu’est-ce qui a fait la première partie de votre promenade si désagréable? Vous n’avez pas rencontré une noce, n’est-ce pas? Vous n’avez pas vu sauver un enfant d’une mort terrible, ni repêcher un homme qui se noyait, ni autre chose de ce genre-là, j’espère? Le colonel aurait mieux fait de ne rien dire. Sa persistance et la privation du plaisir innocent que promettait le récit de la promenade de Kitty avec Arbuton, avait rendu sa femme maussade. Kitty elle-même ne voulait plus rire. Devenue sérieuse et pensive, elle prit un livre, et se retira dans sa chambre où elle se mit un moment à la fenêtre, promenant ses regards sur le jardin des Ursulines. La pleine lune, suspendue dans un ciel sans nuage, rendait les arbres et les sentiers encore plus mystérieux, et allumait de pâles reflets aux angles des cheminées et des toits argentés du couvent. Des senteurs passagères de feuilles et de fleurs montaient du jardin; mais Kitty n’en percevait la douceur, comme elle n’admirait les splendeurs qui l’environnaient, qu’avec des sens pour ainsi dire voilés. Elle repassait dans son esprit les incidents de sa promenade, s’efforçant de se rappeler ce qui avait pu premièrement la provoquer contre Arbuton, et ensuite la réconcilier avec lui. Avait-il dit ou fait quelque chose, soit contre son tableau favori--qu’elle détestait maintenant--soit contre la famille March, qui pût l’offenser? Ou, si son ton et ses manières avaient été cause de tout, sa conduite à l’église était-elle une réparation suffisante? Qu’avait-il fait de plus que ce qu’exige un sentiment d’humanité ordinaire? Etait-il si supérieur à tout le monde qu’elle dût se réjouir naïvement de le voir montrer quelque bonté à une pauvre mère affligée? Pourquoi lui savoir gré de n’avoir pas ri des transes de la vieille dévote? Elle se trouvait ridicule. --Dick avait raison, se dit-elle; je ne dois pas me laisser traiter comme une oie. Et quand le clairon de la citadelle appela les soldats au repos, et que la cloche rustique envoya les nonnes rêver du paradis, elle-même s’endormit le sourire sur les lèvres et le cœur léger dans la poitrine. VI UNE LETTRE DE KITTY Québec, 15 août 1870. Chères cousines, Depuis la lettre que je vous ai écrite un jour ou deux après notre arrivée ici, nous avons fait bien du chemin, comme vous devez l’imaginer. Toute une semaine s’est écoulée, et nous supportons encore notre loisir forcé sans nous plaindre. Boston et New-York commencent à entrer--au moins pour nous--dans le domaine des improbabilités; mais comme Québec est toujours inépuisable, je ne regrette aucunement le temps que nous lui consacrons. Fanny est toujours sur sa chaise longue. Le côté intéressant de son affliction est disparu pour elle, et maintenant elle s’occupe exclusivement de diriger nos expéditions dans la ville. Elle sait le plan et l’histoire de Québec par cœur, et elle tient à ce que nous suivions ses instructions à la lettre. Pour s’en assurer, elle exige souvent que nous sortions ensemble, Dick et moi, lors même qu’elle aimerait à le garder près d’elle, ne voulant se fier ni à l’un ni à l’autre en particulier. Et quand nous sommes de retour, elle nous interroge séparément pour voir si nous n’avons pas omis quelque chose. Cela nous force de ne rien négliger. Elle dit qu’il me faudra donner à l’oncle Jack des détails complets et circonstanciés sur tout ce qu’il veut connaître de ces lieux célèbres; et j’espère réellement être en état de le faire si je continue,--ou plutôt si l’on continue à me stimuler de cette façon. Chez Fanny, ce n’est que du zèle pour la cause, car, vous le savez elle ne prend guère de plaisir personnel à tout cela; elle n’y trouve pas d’autre satisfaction que celle d’atteindre son but. La principale consolation qu’elle éprouve dans la triste obligation où elle est de ne pas bouger, c’est de voir ma tournure dans ses différentes robes. Lorsqu’elle me voit apparaître avec une nouvelle mise, elle soupire et s’écrie: “Oh! si cela pouvait dépendre de mes toilettes!” Alors elle se lève, se traîne, sautille à travers l’appartement jusqu’en face de mon miroir, fixe une épingle ici, attache un ruban là, retape légèrement mes cheveux qu’elle a arrangés elle-même; puis elle regagne misérablement son canapé, heurte son pied malade contre quelque chose, et se remet à se plaindre de plus belle, heureuse de poser en martyre. Les jours où elle s’imagine ne devoir jamais guérir, elle ne sait pas pourquoi je ne garderais pas tous ses effets, pour en finir; et lorsqu’elle se croit déjà rétablie, elle me dit qu’à son retour elle m’achètera une toilette en tout semblable à celle que j’ai sur moi dans le moment. Alors elle recommence à sautiller pour avoir ma mesure exacte, me fait l’histoire de chaque point de couture, me signale les légères modifications qu’elle se propose de faire, et les changements de garniture qui conviendront le mieux à mon teint. En définitive elle finit par me promettre quelque chose de tout différent. Vous connaissez déjà Fanny; vous n’avez qu’à multiplier le tout par à peu près cinquante mille. Son entorse n’a fait que développer les points saillants de son caractère. Outre qu’il fait partie du corps expéditionnaire de Fanny avec un dévoûment réel à ce qu’il appelle la cause de l’oncle Jack, Dick se comporte admirablement. Tous les matins, après déjeuner, il se rend à l’hôtel, constate le nombre des nouveaux arrivés, lit les journaux, et, bien que nous ne puissions après cela rien tirer de lui, nous nous imaginons tant bien que mal connaître toutes les nouvelles. Il s’est mis à fumer dans une pipe de terre cuite pour se conformer à la mode canadienne, et porte une espèce de turban en mousseline des Indes coquettement enroulé autour de son chapeau, et dont les extrémités voltigent en arrière,--pour imiter les Québecquois, qui se protègent ainsi contre l’insolation, lorsque le thermomètre varie dans les soixante degrés. Il a aussi acheté une paire de raquettes pour se préparer à l’extrême température contraire, en prévision du cas où quelque autre accident arrivé à Fanny nous forcerait de passer l’hiver ici. Quand il s’est reposé de sa course à l’hôtel, nous sortons généralement ensemble pour explorer; et nous en faisons autant dans l’après-midi. Le soir, nous nous promenons sur la terrasse Durham, vaste esplanade qui domine le fleuve et où toute la ville, fatiguée de ses rues tortueuses, se donne rendez-vous pour prendre le frais. C’est l’endroit fashionable pour passer la soirée. Mais un matin que j’y suis allée avant déjeuner, pour faire diversion, je me suis aperçue que c’était aussi le refuge du sans-gêne. Deux ou trois petits flâneurs se chauffaient au soleil sur l’affût des gros canons de la terrasse; un petit chien aboyait aux cheminées de la basse-ville; un vieux monsieur se promenait de long en large en robe de chambre et en pantoufles, tout comme s’il eût été sur son propre perron. Il ressemblait un peu à l’oncle Jack, et j’aurais voulu que ce fût lui--pour lui faire admirer les légères spirales de fumée montant de la basse-ville, le brouhaha sur la place du marché, les navires sur le fleuve, le brouillard au loin suspendu sur l’eau, et les montagnes argentées ici, bleues dans le lointain. Mais--quant à parler de ce qui est grand et beau--on ne peut point regarder autour de soi, à Québec, sans en avoir l’aspect dans toutes les directions. Ajoutez qu’il s’y mêle toujours quelque chose de si familier et de si intime, que cela nous réchauffe le cœur. La caserne des Jésuites se trouve justement en face de nous, de l’autre côté de la rue, sur le premier plan d’un paysage splendide. Cette construction--songez-y, vous autres éphémères habitants d’Eriécreek!--a deux cents ans d’existence, et paraît en avoir cinq cents. Les Anglais l’enlevèrent aux jésuites en 1760, et s’en sont servis depuis pour loger leurs soldats; mais elle est si peu changée qu’un missionnaire de la compagnie, qui l’a visitée l’autre jour, disait que tout était comme si ses frères l’avaient quittée la semaine précédente. Vous vous imagineriez qu’un endroit si vieux et si historique dût se donner des airs prétentieux; eh bien, non; il se prête au prosaïsme de la vie domestique tout aussi bien qu’une simple maison de bois qu’on vient de construire. Je ne me lasse jamais de regarder les femmes--assez malpropres--des soldats, faisant sécher leur linge, et les petits enfants mal peignés jouant dans les bardanes; et les poulets, et les chats, et les soldats eux-mêmes passant avec les bottes des officiers à la main, ou ramassant des copeaux pour faire bouillir le thé. Quand ils ne sont pas de service, adieu les grands airs; mais sous les armes, avec leurs beaux uniformes, ils me font paraître nos volontaires--tels que je me les rappelle--bien gauches et bien négligés. Par-dessus le beffroi de la caserne, nos fenêtres commandent une vue de la moitié de Québec avec ses toits et ses clochers étagés en pente jusqu’à la basse-ville où ils se mêlent aux pointes aiguës des mâts de navires à l’ancre, et l’on découvre en même temps toute la plaine qui monte des bords de la rivière coulant au fond de la vallée, jusqu’à la chaîne de montagnes qui borde l’horizon, et dont les plis bleuâtres sont éclairés çà et là par de petits villages tout blancs. La plaine est parsemée de maisonnettes et émaillée de champs cultivés; et les fermes distinctement divisées, s’étendent à droite et à gauche de grandes routes bordées de peupliers, tandis que, près de la ville, le chemin circule à travers de jolies villas. Mais le paysage et la caserne des Jésuites ne sont rien comparés au monastère des Ursulines, qui se trouve justement sous nos fenêtres, du côté opposé, et dont je vous ai dit un mot dans ma dernière lettre. Depuis, nous avons lu son histoire, et nous savons maintenant ce qu’était Mme de la Peltrie, la noble fille de Normandie qui l’a fondé en 1640. Elle était très riche et très belle, et, comme dès sa jeunesse elle était d’une grande sainteté, lorsque son mari mourut, et que son bon vieux père voulut la faire remarier pour l’empêcher d’entrer en religion, elle n’hésita pas à le tromper par un mariage factice avec un pieux gentilhomme, son complice. Lorsque son père fut mort, elle vint au Canada avec une autre sainte, Marie de l’Incarnation, et jeta les bases de ce nouveau monastère. La première construction est encore là, debout, aussi solide que jamais, bien qu’elle ait été entièrement brûlée, à l’exception des murs, il y a deux siècles. Quelques années passées, un vieux frêne sous lequel les premières ursulines enseignèrent les enfants des sauvages, fut renversé par le vent; une grande croix noire marque maintenant l’endroit où il s’élevait. Les nonnes d’aujourd’hui passent presque toute la matinée dans le jardin, hanté le soir par les ombres des anciennes religieuses. Moi-même, par un beau clair de lune, j’y joue un peu le rôle de Mme de la Peltrie instruisant les petits Indiens dont le nombre diminue toujours, comme dans la chansonnette, à mesure que la lune descend à l’horizon. C’est un endroit enchanteur, et je voudrais que nous l’eussions quelque part en arrière d’Eriécreek, au risque de voir nos voisins en critiquer l’architecture. Je me suis approprié deux religieuses. L’une est grande, mince et pâle, et l’on voit du premier coup d’œil qu’elle a dû briser le cœur de quelque amoureux mortel, et qu’elle en savait quelque chose lorsqu’elle est devenue la fiancée du ciel. L’autre est petite, commune, grassouillette, et paraît aussi heureusement prosaïque et aussi terre à terre que la vie après dîner. Quand tout me paraît gai, je me plais à m’associer à la tristesse sculpturale de la belle religieuse qui jamais ne rit ni ne joue avec les petites pensionnaires; mais quand le monde me semble triste--le meilleur des mondes l’est quelquefois pour une minute ou deux--je me joins à la petite nonne rondelette dans ses joyeux ébats avec les enfants. Et alors je me crois plus sage, sinon meilleure, que l’autre belle et vaporeuse créature. Mais quelle que soit celle avec qui je m’incarne ainsi, je prends l’autre en grippe. Et pourtant elles sont toujours ensemble, comme la vivante contre-partie l’une de l’autre. Je pense qu’on pourrait écrire une jolie histoire là-dessus. Pendant le siège de Québec par Wolfe, ce jardin des ursulines fut labouré par les bombes, et les religieuses furent rejetées un instant dans ce monde qu’elles avaient quitté pour toujours. Fanny nous a lu ces détails en français dans une petite relation écrite dans le temps par une sœur de l’Hôpital-Général. Ce fut là que les ursulines se réfugièrent, abandonnant le cloître, les classes et leurs innocentes petites élèves, pour les salles d’hôpital remplies de blessés et de mourants des deux nations, et retentissantes de lamentables gémissements. Quel monde triste, méchant et plein d’horreurs, dut leur apparaître dans ce coup d’œil passager! Ici, dans le jardin, notre pauvre Montcalm--à Québec je suis du côté des Français, s’il vous plaît--fut enterré dans une fosse creusée par une bombe. Son crâne est encore dans la chambre du chapelain du couvent, où nous l’avons vu l’autre jour. On l’a richement enchâssé dans un coffret en vermeil, élégamment orné de noir, et recouvert d’une draperie en dentelle blanche, comme une relique de saint. Il fut un peu endommagé lorsqu’on l’exhuma; et, il y a quelques années, des officiers anglais, l’ayant emprunté pour l’examiner, eurent l’odieuse indélicatesse d’en enlever quelques dents. Dites à l’oncle Jack que la tête est très développée au-dessus des oreilles, mais que le front est petit. Le chapelain nous montra en même temps la copie d’une vieille peinture représentant le premier couvent, avec des huttes d’Indiens, la maison de Mme de la Peltrie, et Mme de la Peltrie elle-même, en riche toilette, avec un chef huron devant elle, et quelques cavaliers français galopant de son côté le long d’une avenue. Puis il nous montra des albums, ouvrage des sœurs, peints et dessinés dans un style à me donner une idée des vieux missels. Enfin il nous accompagna jusqu’à la chapelle, et il ne pouvait nous offrir une meilleure preuve de sa vie casanière qu’en passant un pardessus et en chaussant des souliers en caoutchouc pour faire les quelques pas en plein air qui nous séparaient de la porte extérieure. Il avait été un peu souffrant, disait-il. En entrant il ôta son chapeau, coiffa une barrette, et nous montra chaque chose avec la plus grande bonté,--et disons en passant que ses manières étaient vraiment exquises. Il y avait là de beaux tableaux venus de France pendant la Révolution, ainsi que des pièces de sculpture en bois autour du maître-autel, dues au ciseau d’artistes québecquois qui vivaient au commencement du dernier siècle. Il y avait alors, nous dit-il, une école des beaux-arts à Sainte-Anne, à vingt milles en bas de Québec. Il nous montra aussi un crucifix d’ivoire si plein de réalisme que c’était à peine si l’on osait le regarder. Mais ce qui m’intéressa le plus, ce fut le léger scintillement d’une lampe votive que le chapelain nous fit remarquer dans un des coins de la chapelle intérieure des nonnes. Elle y fut allumée, il y a cent cinquante ans, par deux officiers français, à la prise de voile de leur sœur, et ne s’est jamais éteinte, excepté pendant le siège de 1759. Voilà encore la matière de toute une histoire. Le fait est que Québec prête extraordinairement à la fiction. Je marche pour ainsi dire enveloppée dans un nimbe romanesque. A chaque coin de rue vous rencontrez des gens qui paraissent n’avoir rien autre chose à faire qu’à inviter le romancier de passage à entrer dans leurs maisons afin de prendre leurs portraits pour en faire des héros et des héroïnes. Et pour cela point de changement de costume; ils n’ont qu’à poser comme ils sont. Or puisque tel est le présent, pas besoin de vous dire que tout le passé de Québec n’aspire qu’à être transformé en romans historiques! Je voudrais que vous vissiez les maisons, comme elles sont solidement construites. Je ne puis songer à Eriécreek que comme à un amas de huttes et de cabanes d’écorce, en comparaison. Notre maison de pension est relativement peu massive et ses murs de pierre n’ont qu’un pied et demi d’épaisseur; mais la moyenne des murailles ici est de deux pieds et deux pieds et demi. L’autre jour, Dick est allé à l’université Laval--il va partout et fait connaissance avec tout le monde--et là il a vu les fondations du Séminaire, qui ont passé à travers tous les sièges et toutes les conflagrations depuis le dix-septième siècle; et rien de surprenant à cela, puisqu’elles ont six pieds d’épaisseur, et forment une suite de couloirs bas-cintrés, aussi puissants, dit-il, que les casemates d’une forteresse. Il y a là un vieil escalier magnifiquement sculpté qui date de la même époque. Dick est enchanté du recteur, un prêtre. Le fait est que nous aimons tous les prêtres que nous rencontrons. Ils sont très bien et très polis, et parlent tous l’anglais, en faisant quelques légères fautes assez drôlatiques. L’autre jour, nous demandâmes à l’un d’eux, jeune homme tout à fait aimable, le chemin de la Pointe-au-Lièvre, où dit-on, les frères récollets ont bâti leur première mission, dans une plaine marécageuse. Il ignorait ce point d’histoire, et nous lui montrâmes notre guide. --Ah! vous voyez, le livre dit: _probablement_ l’endroit. S’il avait dit: _certainement_, je le saurais. Mais _probablement_, _probablement_, vous comprenez. Néanmoins il nous indiqua notre route. Nous descendîmes au faubourg Saint-Roch, dépassâmes l’Hôpital-Général, et nous arrivâmes à cette Pointe-au-Lièvre, fameuse en outre parce que c’est quelque part dans le voisinage, sur la rivière Saint-Charles, qu’hiverna Jacques Cartier, en 1536, et s’empara du roi indien Donacona, qu’il transporta en France. C’est là aussi que l’armée de Montcalm essaya de se rallier, après avoir été défaite par Wolfe. Je vous en prie, lisez ceci plusieurs fois à l’oncle Jack, afin qu’il sache combien je suis scrupuleuse dans mes recherches historiques. Je suis triste et indignée de ce qu’on ait ainsi enlevé Québec aux Français, après tout ce qu’ils avaient fait pour le construire. Mais c’est encore une ville bien française sous tous les rapports. On le voit par ses sympathies pour la France dans cette guerre prussienne, que l’on croirait pourtant devoir lui être assez indifférente. Notre maîtresse de pension nous dit que les petits garçons dans les rues sont au courant de toutes les batailles, et expliquent, chaque fois que les Français sont battus, comme quoi ils ont été écrasés par le nombre et trahis. A peu près comme nous, au commencement de notre guerre de Sécession. Vous allez me croire folle, mais je voudrais que l’oncle Jack laissât sa clientèle d’Eriécreek, vendît sa maison, et vînt s’établir à Québec. J’ai marchandé les choses, et je trouve tout fort peu dispendieux, même en prenant Eriécreek comme point de comparaison. Nous pourrions louer une belle maison sur le chemin Saint-Louis pour deux cents dollars par an; le bœuf est à dix ou douze sous la livre, et tout le reste en proportion. Et puis, en outre, le blanchissage se fait à la campagne chez les fermières; pas une mie de pain n’est cuite à la maison: tout est fourni par les boulangers. Imaginez-vous, mes amies, quel débarras! De grâce, faites que l’oncle Jack y songe sérieusement. Depuis que j’ai commencé ma lettre, l’après-midi s’est envolé. Le soleil en se couchant derrière les montagnes illuminerait gratuitement notre souper, si nous demeurions ici. Le crépuscule s’est effacé; la lune s’est levée sur les toits et les lucarnes du couvent, et elle regarde dans le jardin d’une façon si invitante que je ne puis résister à l’envie d’aller me joindre à elle. Je mets donc mon écriture de côté jusqu’à demain. La cloche du couvre-feu a sonné; les lumières rouges se sont éteintes une à une aux fenêtres; les nonnes sont endormies; une autre espèce de fantômes joue dans le jardin avec les spectres bronzés des petits sauvages d’autrefois. Je suis presque surprise que Mme de la Peltrie ne soit pas là. Oh! maintenant que ses élèves sont là-haut, comment trouvent-ils tous les petits contes d’autrefois? DIMANCHE APRÈS-MIDI. Ayant assisté aux offices de la cathédrale française, dimanche dernier, nous sommes allés à la cathédrale anglaise aujourd’hui. Je me serais cru dans quelque église de la vieille Angleterre, en entendant prier pour la famille royale, et en écoutant le sermon assez médiocre prononcé avec un accent britannique exagéré. Les assistants eux-mêmes avaient des physionomies anglaises, et certaines excentricités de toilette tout à fait curieuses; la jeune fille qui chantait le contralto, dans le chœur de l’orgue, portait comme un homme une écharpe à son chapeau. La cathédrale n’est pas extraordinaire comme architecture, je suppose; mais elle m’a impressionnée par son apparence solennelle, et je n’ai pu m’empêcher de me figurer qu’elle faisait partie, autant que la citadelle elle-même, de la puissance et de la grandeur de la vieille Albion. Au-dessus du trône de l’évêque pendait un drapeau de Crimée, usé par le temps et les combats, et qui fut placé là en grande pompe, en 1860, par le prince de Galles, lorsqu’il présenta de nouvelles couleurs au régiment. Dans le jubé se trouve un banc d’honneur réservé aux altesses royales, aux gouverneurs généraux, et autres grands personnages, lorsqu’ils honorent Québec de leur présence. Il y a des tablettes et des bustes monumentaux sur les murs. L’un d’eux représente le duc de Lennox, un gouverneur général, qui mourut, vers le milieu du dernier siècle, d’une morsure de renard. Cette étrange destinée pour un duc m’attendrit presque sur son compte. Fanny n’avait pas pu, naturellement, venir à l’église avec moi, et Dick s’en était exempté en se penchant trop longtemps sur les journaux de l’hôtel. J’étais donc partie à pied avec notre Bostonien, qui est encore ici avec nous. Je n’en ai pas beaucoup parlé dans ma dernière lettre, et je ne crois pas que, même aujourd’hui, je puisse en donner une idée exacte. Il a beaucoup voyagé, et s’est assez européanisé pour ne pas avoir une très haute idée de l’Amérique, bien qu’on ne puisse dire qu’il trouve tout parfait en Europe. Son expérience paraît ne lui avoir laissé aucune patrie dans les deux hémisphères. Ce n’est pas un de ces Bostoniens comme les rêve l’oncle Jack; et m’est avis que le jeune homme ne le voudrait pas non plus. Il est encore trop peu âgé pour avoir pris part à l’abolition de l’esclavage, et même s’il eût vécu assez tôt pour cela, je pense bien qu’il n’aurait pas marché dans les rangs de John Brown. Je crains qu’il n’ait foi dans les “vulgaires et fausses distinctions” de toutes sortes, et qu’il n’y ait chez lui aucune parcelle de “magnanime démocratie.” En effet--je le vois à ma grande surprise--certaines idées que je croyais exclusivement propres à l’Angleterre, et auxquelles je n’ai jamais songé sérieusement, forment en réalité partie du caractère et de l’éducation de M. Arbuton. Il parle des classes inférieures, des boutiquiers, du grand monde, des bonnes familles, sur un ton sérieux que je m’imaginais entièrement étranger à notre continent. Il est vrai que j’ai déjà rencontré dans mes lectures des personnages à qui l’on attribuait des opinions semblables; mais j’ai toujours pensé que c’était pour faire ressortir un défaut,--pour empêcher, par exemple, une fille de naissance de se mésallier par amour, et ainsi de suite; ou bien encore pour ridiculiser quelque vieille folle ou quelque fat insupportable. C’est à peine si je pouvais croire d’abord que notre Bostonien parlât ainsi sérieusement. Ces choses impressionnent si différemment dans la vie réelle. Et je me mettais à rire, jusqu’à ce qu’enfin je m’aperçus qu’il ne savait comment interpréter mon hilarité. Alors je lui demandai la permission de différer d’opinion avec lui sur certains points. Mais il ne me contredit jamais, et cela me gêne un peu pour soutenir une opinion contraire à la sienne. Il me semble toujours--bien que ce soit lui qui commence--que j’ai l’air de vouloir lui imposer mes idées. Néanmoins, malgré ses faiblesses et ce qu’il peut avoir de désagréable, il y a quelque chose en lui de réellement élevé. Il est si exactement vrai, si scrupuleusement juste, que l’oncle Jack lui-même ne l’est pas plus; et cependant l’on voit que le respect de ces vertus n’est pour lui que le résultat particulier de quelque système spécial. Ici, à Québec, bien qu’il regarde du haut de sa grandeur le paysage et les antiquités, souriant froidement à mes petites démonstrations enthousiastes, je crois remarquer qu’il se fait en lui un progrès réel. Je me prends à ressentir à son endroit le même respect qu’il a pour lui-même, et qu’il semble vouer même à son habillement, au point que chaque article de sa toilette paraît lui ressembler et se respecter en conséquence. Je me suis souvent demandé, par exemple, ce que ferait son chapeau, son précieux chapeau, si j’allais le jeter par la fenêtre. Je crois qu’il y aurait un tremblement de terre. Il est poliment curieux à notre sujet. De temps à autre, il nous fait, d’un ton protecteur et dégoûté, certaines questions directes touchant Eriécreek, dont il semble, autant que je puis juger, ne pouvoir se former une juste idée. Il paraît tenir à sa première notion qu’Eriécreek est situé au cœur de la région pétrolifère, dont il a vu des dessins dans les journaux illustrés. Et lorsque je lui affirme le contraire, il me traite avec une extrême douceur, comme si j’étais quelque fantôme explosible, ou quelque inflammable naïade échappée d’un puits à torpilles, et qu’il ne serait pas prudent de contredire, de peur de la voir disparaître tout à coup dans un éclair et une détonation. Lorsque Dick ne peut venir avec moi, à cause de Fanny, M. Arbuton le remplace dans le corps expéditionnaire. Nous avons visité ensemble plusieurs endroits historiques, et de temps en temps il nous parle en termes très intéressants de ses voyages. Je ne crois pas cependant que ceux-ci aient fait de lui un cosmopolite. On dirait qu’il a voyagé avec quelque idée préconçue, et ne s’est intéressé aux choses que dans leur rapport avec cette idée. Les bagatelles l’ennuient; et lorsqu’il voit le sublime mêlé à l’absurde, il en est indigné. L’une des constructions les plus vieilles et les plus baroques de Québec consiste en une petite maison à un seul étage, sur la rue Saint-Louis, où le pauvre général Montgomery fut transporté après sa mort. C’est maintenant une petite boutique de confiseur; et les tartes et les gâteaux exposés dans la vitrine ont tellement choqué M. Arbuton--bien qu’il ne parût guère s’occuper de Montgomery--que je n’ai pas osé rire. Je vis très peu dans le dix-neuvième siècle par le temps qui court, et je ne m’occupe guère de ceux qui y vivent. Il me reste cependant un grain d’affection pour l’oncle Jack, et je veux que vous le lui offriez. Il est probable que cette lettre va me coûter au moins six timbres. J’oubliais de vous dire que Dick va tous les matins se faire raser dans un établissement de coiffeur, qui a nom _Montcalm shaving and shampooing saloon_. On l’appelle ainsi parce que c’est là, dit-on, que Montcalm a tenu son dernier conseil de guerre. C’est une curieuse petite maison à toit aigu, avec une façade ornée de fèves grimpantes, et un jardin en miniature tout rempli de mufliers. Nous serons ici une semaine encore, à tous hasards; après quoi, je pense que nous reviendrons directement chez nous. Dick a déjà perdu assez de temps. Avec beaucoup d’affection A vous, KITTY. VII PREMIERS RÊVES D’AMOUR Pour les deux jeunes gens dont les jours allaient ainsi s’écoulant ensemble, on ne peut dire que le mardi différât beaucoup du lundi, ni dix heures du matin de trois heures et demie de l’après-midi. Ils n’étaient pas toujours sûrs du jour de la semaine, et s’imaginaient souvent que ce qui avait eu lieu le matin était arrivé dans l’après-midi de la veille. Mais quelque incertains qu’ils fussent de l’heure et du caractère de leurs petites aventures, et quelles que fussent celles-ci, Mme Ellison, par l’intermédiaire de Kitty, faisait son possible pour se tenir au courant de tout. Puisque la liaison de Kitty et d’Arbuton était due à son indisposition, elle s’en considérait comme la victime, et croyait avoir droit à tous les sujets de conversation qui pouvaient en résulter. Etendue sur son canapé, elle écoutait avec une patience à vaincre tous les caprices de jeune fille qui accueillaient parfois ses propos inquisiteurs. Si sa satisfaction en était retardée, cela lui donnait d’un autre côté l’occasion de déployer tout son artifice, et son amour-propre n’en était que plus délicatement flatté par le triomphe final, lorsqu’elle réussissait à tout savoir. En général, cependant, la jeune fille parlait assez volontiers. Elle était heureuse d’avoir sur le compte de son ami l’opinion d’une personne d’une plus grande expérience que la sienne, et plus qu’elle au courant des choses du monde. Et même, Mme Ellison n’eût-elle pas été la plus sage des deux, que la jeune fille aurait encore mieux aimé parler un peu de lui, que de toujours y penser. Et puis, en définitive, où sont les deux femmes qui n’aiment pas un peu à parler d’un homme? Presque toujours, après ses promenades à travers la ville, Kitty s’approchait du canapé où reposait Fanny, et racontait fidèlement à celle-ci tout ce qui s’était passé. La chose avait d’abord commencé sur un ton léger, et avec une pointe d’extravagance et de burlesque, mais plus tard les récits prirent un ton plus sérieux. Enfin, sur les derniers temps, Kitty devenait quelquefois tellement distraite, qu’elle tombait tout à coup dans un silence embarrassé, juste au beau milieu de sa narration. D’autres fois, elle faisait face à toute une procession de questions habilement manœuvrées, par un verbiage qui aurait découragé tout autre qu’un martyr. Mais Mme Ellison souffrait tout, et aurait souffert encore davantage pour la cause. Rebutée sur un point, elle attaquait sur un autre, et le résultat général de ses investigations lui donnait quelquefois une idée plus claire de ce qu’éprouvait Kitty, que ne pouvait s’en former la jeune fille elle-même. Pour celle-ci, en effet, tout cela était rempli de mystère et d’incertitude. --Nous avons beau nous rencontrer souvent, notre liaison a toujours le charme de la nouveauté, dit-elle un jour, adroitement pressée par Mme Ellison. Nous devenons de plus en plus étrangers l’un à l’autre, M. Arbuton et moi. Quelqu’un de ces matins, nous ne nous connaîtrons pas même de vue. J’ai déjà peine à me le remettre, bien que j’aie cru pendant quelque temps le savoir un peu par cœur. Et notez bien, au moins, que je parle en observatrice désintéressée. --Kitty, comment pouvez-vous m’accuser de m’immiscer dans vos affaires! s’écria Mme Ellison, en prenant une position plus commode pour écouter. --Je ne vous accuse de rien. Vous avez le droit de savoir tout ce qui me concerne. Seulement je veux être bien comprise. --Sans doute, ma chère, dit la cousine avec une douceur affectée. --Eh bien, reprit Kitty, il y a chez lui des choses qui m’intriguent de plus en plus,--des choses qui m’amusaient d’abord parce que je n’y croyais guère, et que je me suis sentie portée à repousser plus tard. Maintenant j’ai peine à m’insurger contre elles. Elles m’effrayent, et paraissent me refuser le droit d’être moi-même. --Je ne vous comprends pas, Kitty. --Vous savez ce que nous sommes chez nous, et dans quelles idées notre oncle nous a élevés. Nous n’avons jamais eu d’autre principe que celui d’agir avec droiture et de respecter le droit des autres. --Eh bien? --Eh bien, M. Arbuton semble avoir vécu dans un monde où tout est réglé par quelque loi rigoureuse à laquelle il est impossible de se soustraire. Par exemple, vous savez que, chez nous, nous parlons des hommes et nous les discutons, mais toujours au point de vue de la valeur personnelle de chacun; et j’ai toujours cru qu’une personne pouvait s’élever par ses propres efforts, pourvu qu’elle fût sincère et non infatuée d’elle-même. Lui, au contraire, semble juger les gens d’après leur origine, le lieu de leur résidence, le nom qu’ils portent, et croire que toute véritable distinction ne peut avoir d’autre source que les circonstances dans lesquelles il se trouve lui-même. Sans s’exprimer aussi clairement, il nous le fait comprendre en mettant tout le reste hors de question. Il paraît ne pas soupçonner qu’on puisse entretenir une opinion différente. Il foule aux pieds tout ce que l’on m’a enseigné à croire jusqu’ici; et, bien que je n’en aie que plus de respect pour mes convictions, je ne puis m’empêcher de me peser moi-même à sa balance, et alors je me trouve dépourvue de bien des avantages sociaux; je trouve ma manière de vivre ordinaire et commune, et tout ce qui m’entoure sujet à des conditions d’infériorité désespérante. Ses vues me semblent dures et étroites, et je crois que même ma petite expérience pourrait en réfuter les principes; mais elles sont les siennes, et je ne puis les concilier avec tout le bien que je connais de lui. Kitty parlait la figure à demi détournée, près d’une des fenêtres de la façade, promenant vaguement son regard sur la chaîne bleuâtre et lointaine des montagnes qui dominent Charlesbourg, jouant avec son gant qu’elle levait de temps à autre et laissait retomber sur son genou. --Kitty, dit Mme Ellison en réponse à toutes ces subtilités, vous ne devriez pas vous asseoir ainsi en face de la lumière. Cela fait paraître votre profil tout noir à ceux qui sont dans la chambre. --Mais, Fanny, je n’en suis pas réellement plus brune pour tout cela. --Non, mais une jeune fille doit toujours donner beaucoup d’attention à son apparence. Supposez que quelqu’un entrât. --Dick est la seule personne qui, suivant toute probabilité, puisse entrer à cette heure; et il ne ferait pas attention à cela; mais si vous l’aimez mieux j’irai m’asseoir près de vous, dit Kitty, en allant se placer auprès du canapé. Elle tenait son chapeau dans sa main et son gilet sur son bras. La fatigue d’une promenade récente la rendait un peu pâle, et mettait un peu de langueur sur sa figure et dans son attitude. Mme Ellison admirait la beauté de sa cousine, en regrettant d’être la seule à pouvoir l’apprécier dans le moment. --Où êtes-vous allés, cet après-midi? demanda-t-elle tout à coup. --Oh! d’abord nous sommes allés à l’Hôtel-Dieu, puis nous avons visité la cour intérieure du couvent. Là, j’ai encore remarqué un aimable trait de son caractère--une manière à lui de vous mettre toujours dans votre tort, même en matière d’aucune conséquence, et sur des sujets qui n’ont ni bon ni mauvais côté. Je me rappelais l’endroit, parce que Mme March, vous vous souvenez, nous avait montré une rose que lui avait donnée une des religieuses de l’hôpital. J’essayai de conter la chose à M. Arbuton, qui prit gracieusement cela pour une avance qu’aurait faite Mme March vers sa connaissance. Je voudrais que vous vissiez quel charmant endroit fait cette cour intérieure, Fanny. Il est si étrange de trouver cela au cœur d’une ville populeuse! Il faut la voir avec sa chaumière d’un côté, ses granges longues et basses de l’autre, avec ses vaches canadiennes, aux cornes largement écartées, arrachant de larges bouchons de foin aux râteliers extérieurs, sans faire attention aux pigeons et aux poulets qui picorent sous leurs pieds.... --Oui, oui; abrégez, Kitty. Vous savez combien peu j’aime la nature. Arrivons à M. Arbuton, fit Mme Ellison, sans y mettre la moindre ironie. --Cela paraissait comme la cour d’une ferme, quelque part au loin dans la campagne, reprit Kitty; et M. Arbuton honora le tout jusqu’au point de dire que c’était exactement comme en Normandie. --Kitty! --Oui, oui, Fanny, parole d’honneur. Et les vaches n’ont pas plié le genou pour le remercier. A droite s’élevaient les bâtiments de l’hôpital, avec leurs murs de pierre et leurs toits aigus, percés çà et là de lucarnes, comme notre couvent d’ici. Un artiste était occupé à dessiner l’ensemble. Il avait une si jolie figure bronzée, avec une impériale surmontée de petites moustaches brunes, et des yeux noirs si souriants, qu’on ne pouvait l’apercevoir sans s’en éprendre. Il causait très familièrement avec les ouvriers désœuvrés et les femmes qui le regardaient travailler. Il faisait un croquis d’une statuette de la Vierge logée dans une niche de la muraille, et quelqu’un s’écria--c’est M. Arbuton qui traduisait: “Voyez donc! il a fait la sainte Vierge d’un seul coup de crayon.--Oh! dit le dessinateur, la belle affaire! en trois coups je ferais la sainte Famille.” Tout le monde se mit à rire; et cette petite plaisanterie lui gagna toutes mes sympathies;--les plaisanteries sont si rares sur les lèvres de M. Arbuton! Quelle heureuse vie, dis-je, que celle d’un peintre! elle vous donne le privilège de mener une vie nomade, et vous pouvez courir le monde, voir tout ce qu’il renferme de beau et de curieux, et personne n’a le droit de vous blâmer. Je me demande pourquoi ceux qui peuvent le faire n’apprennent pas à peindre. M. Arbuton me prit au sérieux et répondit que pour parvenir à peindre il fallait autre chose que le loisir de pouvoir le faire, que la plupart des dessinateurs étaient une véritable plaie avec leurs cahiers d’ébauches, et qu’il avait vu trop souvent les tristes effets de cette manie de dessiner des statues. Je me trouvais encore avoir tort comme toujours. Pourtant, vous me comprenez, ce n’est pas que je voulusse apprendre le dessin; j’aurais seulement désiré être peintre, pour aller çà et là dessiner les vieux couvents, m’asseyant sur des chaises volantes pendant les belles après-midi, et badinant gaîment avec tout le monde. Il ne pouvait pas comprendre cela, mais l’artiste le comprenait, lui. O Fanny, si j’avais pris le bras de ce peintre plutôt que celui de M. Arbuton sur le bateau, le premier jour de notre rencontre! Mais le pis, c’est qu’il fait de moi une hypocrite, une personne lâche et dépourvue de naturel. Je voulais m’approcher du peintre et examiner son ouvrage; mais j’avais honte d’avouer que je n’avais pas encore vu un dessin original de ma vie. Je m’aperçois que je deviens honteuse ou que je semble honteuse d’une foule de choses tout à fait innocentes. Il a le don de paraître ne pas croire possible qu’aucun de ceux qui l’entourent puissent différer d’opinion avec lui. Et pourtant je diffère avec lui. Je diffère autant avec lui que ma vie diffère de la sienne. Je sais que j’appartiens à l’espèce de gens qui ne lui vont pas, et que je suis à ses yeux quelque chose d’irrégulier, d’incorrect et d’anormal; et, bien qu’il soit plaisant de l’entendre me parler comme si je devais avoir pour ses idées les mêmes sympathies qu’elles pourraient rencontrer chez une jeune fille de fortune, cela me vexe et m’humilie. Jusqu’à ce moment, Fanny, puisque vous voulez le savoir, voilà le principal effet que M. Arbuton a produit sur moi. Je suis graduellement entraînée et poussée, par la crainte, dans la tromperie, les stratagèmes et l’inconséquence. Mme Ellison ne trouvait pas tout cela si grave. Elle était de ces femmes qui aiment la brusquerie chez les hommes, pourvu que celle-ci ne s’attaque ni à leur beauté ni à leurs charmes à elles. Elle ne crut pas cependant devoir entrer en discussion sur ce sujet, et dit simplement: --Mais, Kitty, vous devez sûrement trouver chez M. Arbuton bien des choses dignes de respect. --De respect? mais sans doute. Seulement le mot respect n’est pas tout à fait ce qui convient à quelqu’un qui se croit sacré. Dites vénération, Fanny, dites vénération! Kitty s’était levée, mais d’un geste suppliant Mme Ellison la fit rasseoir. --Ne partez pas, Kitty; je suis loin d’avoir fini. Il faut que vous me disiez encore quelque chose. Vous m’avez trop bien fait venir l’eau à la bouche. Je suis sûre que vos promenades ne sont pas toujours aussi désagréables. Vous en êtes souvent revenue enchantée. De quoi causez-vous généralement? Voyons, donnez-moi quelques détails pour une fois. --Ma foi, il se présente toujours quelque chose, vous savez. Et pourtant il arrive aussi que nous ne causons pas du tout, pour la raison que je n’aime à dire ni ce que je pense ni ce que je ressens, de crainte que ma pensée ou mes sentiments ne soient trouvés vulgaires. Il s’ensuit que M. Arbuton lui-même est quelquefois une entrave à la conversation. Il vous ferait douter s’il n’y a pas quelque chose de trop commun dans la respiration ou dans la circulation du sang, et s’il ne serait pas de bon ton d’arrêter cela. --Enfantillages, Kitty! Il est bien cultivé, n’est-ce pas? Ne parlez-vous pas littérature ensemble? Il a tout lu, je suppose. --Oh oui, il est assez au courant. --Que voulez-vous dire? --Rien. Seulement il me semble parfois que, s’il a lu, ce n’est pas par goût, mais parce qu’il devait cela à sa dignité. Je puis me tromper, mais il me semble qu’un poème délicat soumis à sa froide dissection doive perdre pour lui la moitié de son charme et de sa douceur--si je puis me permettre ce langage un peu fleuri. --Mais Kitty, ne le trouvez-vous pas distingué? Je suis certaine qu’il l’est beaucoup, moi. --Il est excessivement particulier. Mais je ne pense pas qu’il soit bien sensible à notre opinion là-dessus. Son propre suffrage lui suffit. --Il est toujours attentif, n’est-ce pas? --Je croyais que nous parlions de sa tournure d’esprit, Fanny. Il vaudrait mieux, ce me semble, laisser ses manières de côté, répondit Kitty avec malice. --Mais, Kitty, reprit Mme Ellison en se donnant l’air d’argumenter, il doit y avoir quelque relation entre son esprit et ses manières. --Probablement; mais il y en a peu entre ses manières et son cœur. Ses manières n’ont pas l’air de venir de lui; elles paraissent plutôt avoir été empruntées. Il est parfaitement élevé, et neuf fois sur dix, il est d’une si exquise politesse que c’en est merveilleux; mais la dixième fois, il vous dira quelque chose de si offensant, que vous aurez peine à en croire vos oreilles. --De sorte qu’il vous plaît neuf fois sur dix. --Je n’ai pas dit cela. Mais, au moins cette dixième fois, sa bonne éducation est en défaut, et alors il semble n’avoir rien dans sa nature qui le rachète. Cependant, vous pouvez être certaine que, s’il savait avoir été désagréable, il en serait fâché. --Mais dans ce cas, Kitty, comment pouvez-vous dire qu’il n’y a point de rapport entre son cœur et ses manières? Ce fait seul prouve qu’elles lui viennent du cœur. Au moins soyez logique, Kitty, dit Mme Ellison, pendant que ses nerfs ajoutaient _sotto voce_: puisque vous êtes si abominablement agaçante! --Oh! reprit la jeune fille avec cette espèce de ricanement qui signifie qu’après tout il y a peu matière à rire; je n’ai pas voulu dire qu’il en serait fâché pour les autres; cela pourrait être, mais à coup sûr il en serait fâché pour lui-même. Il en est de sa politesse comme de ses lectures; il paraît considérer comme se devant à lui-même, en sa qualité de gentilhomme, de bien traiter les autres; et s’il le fait, ce n’est pas du tout parce qu’il s’occupe d’eux: il ne voudrait pas manquer sur ce point, voilà tout. --Mais Kitty, est-ce que cela ne devrait pas être mis à son crédit? --Peut-être; je ne dis pas. Si j’avais un peu plus vu le monde, j’admirerais peut-être cela; mais à l’heure qu’il est, vous savez.... Ici le rire de Kitty devint un peu plus naturel, et contrefaisant comiquement l’air et le ton d’Arbuton: --Je ne puis, ajouta-t-elle, me défendre de trouver cela un peu.... vulgaire. Mme Ellison ne pouvait pas se rendre compte jusqu’à quel point Kitty était sérieuse dans ce qu’elle disait. Elle respira longuement une ou deux fois pour se donner contenance, se releva à moitié, déchargea son ressentiment sur l’oreiller du canapé, et reprenant possession d’elle-même: --Ma foi, Kitty, je ne sais trop que penser de tout cela, dit-elle avec un soupir. --Rien ne nous oblige d’en penser quoi que ce soit, Fanny; et cela peut à la rigueur nous servir de consolation, reprit Kitty. Il se fit un silence pendant lequel la jeune fille repassa dans son esprit toutes les circonstances de sa liaison avec Arbuton, circonstances que cette conversation n’avait guère présentées sous des couleurs plus claires et plus attrayantes. Ces relations avaient commencé comme un roman; leur côté poétique avait séduit son imagination sinon son cœur; et maintenant elle se sentait isolée et étrangère en présence du jeune homme. Elle n’avait aucun droit de s’attendre à autre chose, même sous l’empire d’un sentiment profond; mais lorsqu’elle s’avouait avec une sincérité moitié triste et moitié plaisante, qu’elle avait espéré et tacitement demandé trop, elle se plaignait doucement elle-même, avec une espèce de compassion désintéressée, comme s’il se fût agi d’une autre jeune fille dont le rêve du cœur aurait été brisé. Hélas! ce rêve envolé entraînait la perte d’un autre idéal. Elle s’apercevait qu’il s’était graduellement formé dans son esprit une image de Boston bien différente du lieu que son enfance avait béni, de la ville sacrée des héros et des martyrs anti-esclavagistes, et bien différente aussi du joyeux, aimable et sympathique Boston de M. et Mme March. Ce nouveau Boston auquel Arbuton l’avait initiée était un Boston plein de mystérieux préjugés et de réserve hautaine, un Boston aux goûts raffinés et difficiles, dont le cachet social appartenait au vieux monde, et qui repoussait tout contact avec les mœurs et coutumes du nouveau; un Boston aussi étranger que l’Europe à son inexpérience naïve, fier seulement de ce qui ne ressemble pas à l’Amérique; un Boston qui aimerait mieux périr par le fer et le feu que d’être soupçonné de vulgarité; un Boston critiqueur, dégoûté, blasé, méprisant le reste de l’hémisphère, et froidement satisfait de lui-même, en tout ce qui ne peut avoir aucun rapport avec le Boston que la jeune fille avait rêvé. Ce n’était pas plus, il est vrai, le Boston réel que nous connaissons et que nous aimons, qu’aucun des deux autres; mais ce Boston troublait Kitty plus qu’il n’aurait dû, même s’il eût été réel. Cela la rendait soupçonneuse à l’endroit de la conduite d’Arbuton envers elle, et lui faisait remarquer plusieurs petites choses qui lui auraient échappé sans cela. L’humeur railleuse, et l’indifférente confiance en elle-même qu’elle avait eues près de lui, dans les commencements, l’avaient désertée, et ne lui revenaient un peu que lorsqu’un incident quelconque venait la distraire et lui faire oublier les contrastes qu’elle ne découvrait que trop entre leurs manières respectives de voir et de penser. Il lui fallait faire un effort de plus en plus grand pour entrer en relation sympathique avec lui; et quand elle y réussissait, elle retombait bientôt dans un décourageant mépris d’elle-même, comme si elle eût été coupable d’un acte d’hypocrisie. Après une longue pause elle reprit, comme parlant au nom de cette autre jeune fille à laquelle elle venait de songer: --On dirait que M. Arbuton est tout gants de chevreau et fin parapluie--c’est à-dire le type de l’homme élégant et bien mis; son apparence nous fait tout espérer, mais bon Dieu! je plaindrais celle qui l’aimerait. Figurez-vous une jeune fille qui rencontrerait cet homme et qui s’en éprendrait! Probablement qu’elle ne se persuaderait jamais entièrement qu’il n’est pas quelque peu celui qu’elle avait cru trouver d’abord, et elle emporterait dans la tombe la pensée qu’elle n’a pas su le comprendre. Quel curieux roman cela ferait! --Alors pourquoi ne l’écrivez-vous pas, Kitty? Personne ne pourrait le faire mieux que vous. Kitty eut une subite rougeur, puis un sourire: --Oh! je ne m’en croirais pas le talent, dit-elle. Ce ne serait pas une histoire bien facile à combiner. Peut-être cet homme ne ferait-il rien d’assez positivement désagréable pour mériter condamnation. Le seul moyen de peindre son caractère serait de la faire s’oublier, elle, jusqu’à lui dire des choses blessantes, dont elle se repentirait ensuite, tandis que lui serait toujours impassiblement irrépréhensible en tout. Et encore serait-il peut-être regardé par les imbéciles comme le plus à plaindre. Ma foi, après tout, M. Arbuton a été très poli pour nous, Fanny, reprit-elle en se levant, à la suite d’une autre pause. Peut-être suis-je injuste. Pardonnez-le-moi pour lui; et je voudrais, ajouta-t-elle avec cet air de désappointement découragé qui lui prenait quelquefois, et pendant qu’elle sentait son cœur se serrer de surprise à chaque mot qui semblait tomber de ses lèvres à son insu, je voudrais qu’il s’en allât. --Kitty! vous me choquez, dit Mme Ellison en se dressant sur ses coussins. --Je suis choquée moi-même, Fanny. --Alors êtes-vous réellement fatiguée de lui? Kitty, debout près de la chaise qu’elle venait d’abandonner, détourna la tête sans répondre. Mme Ellison étendit la main vers elle: --Kitty, approchez! dit-elle avec un élan d’impérieuse tendresse. --Non, Fanny, je ne veux pas, répondit la jeune fille d’une voix tremblante. Elle porta à sa bouche le gant que sa main secouait nerveusement de droite à gauche, et en mordit convulsivement le bouton. --Je ne sais pas si je suis fatiguée de lui, dit-elle--quoique, à coup sûr, ce ne soit pas un homme sur qui on puisse se reposer--mais je suis fatiguée de la chose elle-même. Je suis continuellement dans l’angoisse et le trouble, et je n’y vois pas d’issue. Oui, je voudrais qu’il partît! Oui, il est fatigant. Pourquoi reste-t-il ici? S’il se croit si supérieur à nous, pourquoi tenir à notre compagnie? Il est temps qu’il s’en aille. Non, Fanny, non! s’écria-t-elle avec un petit rire saccadé, en repoussant encore une fois la main qu’on lui tendait, laissez-moi faire la folle toute seule, je vous en prie. Et, passant rapidement la main sur ses yeux, elle s’enfuit hors de la chambre. A la porte, elle se retourna: --Fanny, dit-elle, n’allez pas croire que c’est ce que vous pensez, au moins. --Non, non, ma chère, je vois que vous êtes un peu lasse. --Car je désire réellement qu’il parte. Or, justement ce jour-là, Arbuton trouvait plus difficile que jamais de revenir à son intention première de quitter Québec, et de briser une bonne fois avec cette famille. Il se promettait cela tous les jours d’une façon ou d’une autre, et sa résolution s’évanouissait à chaque soleil levant. Quelle que fût son opinion sur le compte du colonel et de Mme Ellison, il est certain qu’en ce qui concernait Kitty--considérée au point de vue de ses rapports présents avec elle--il ne voyait pas quel changement dans sa personne eût pu la rendre meilleure à ses yeux. Il lui trouvait un charme de manières, qui--quoique n’étant pas de son monde à lui--aurait pu s’imposer n’importe où. Le plaisir enfantin qu’elle trouvait en toute chose, bien qu’il ne pût guère y répondre, avait beaucoup d’attrait pour lui. Il respectait le côté sérieux qu’il découvrait dans les transports de gaîté de la jeune fille. Il était étonné des connaissances qu’elle avait acquises de côté et d’autres. Il allait jusqu’à ne pas trouver à redire aux enthousiasmes littéraires qu’il trouvait chez elle aussi naïfs que l’amour d’une petite fille pour les fleurs. En outre, il appréciait plusieurs des avantages personnels qu’elle possédait: une voix douce et musicale, un regard tendre, voilé de longs cils, une pose d’épaules tombantes, et de mains paresseusement posées l’une dans l’autre sur les genoux, beaucoup de sérénité dans la figure, un rire plein de sonorité légère et franche. Il n’y avait rien de bien rare dans toutes ces qualités; et, combinées d’une façon différente, il les avait remarquées mille fois chez d’autres. Et pourtant, chez Kitty, il y trouvait une étrange fascination. Elle avait de ces petites minauderies qui provoquent des soins doux et caressants; mais il s’était aperçu aussi qu’elle tenait assez du petit chat pour se défendre contre les actes de condescendance excessive; et jamais elle ne le séduisait plus que lorsqu’elle montrait toute l’élévation de son caractère, en lui résistant le plus énergiquement. Ici et pour le moment, tout était parfait; mais il se devait à son avenir, et sa conscience ne le laissait pas en repos. Le charme de se rencontrer avec elle si familièrement sous le même toit, l’entraînement de sa présence habituelle, lui devenaient intolérables. Il ne pouvait pas s’y soumettre plus longtemps. Dans son intérêt, il fallait en finir. Mais d’une heure à l’autre, il sentait sa résolution s’amollir, et il restait. Les jours qu’il passait en hésitations, à la pensée de l’immense distance qu’il y avait entre lui, Kitty et la famille de celle-ci lui apportaient aussi des moments d’heureux oubli, pendant lesquels toutes ses craintes s’évanouissaient devant la beauté douce de la jeune fille, et la grâce enfantine que, sans le savoir, elle déployait dans chacun de ses mouvements. Il se blâmait eu vain de laisser le temps s’écouler de cette façon; une semaine, deux semaines avaient fui comme un rêve, et il attendait que le hasard vînt se placer entre lui et sa folie. Mais enfin, cette fois, il était décidé à partir; et le soir, après être allé fumer un cigare sur la terrasse Durham, il frappa à la porte de Mme Ellison pour lui annoncer que le surlendemain il se mettrait en route pour les montagnes Blanches. Il trouva la famille en train de projeter pour le jour suivant une expédition, dont il devait lui aussi faire partie. Mme Ellison avait déjà pris sa part des préparatifs, car, étant toujours en disponibilité dans sa chambre, et n’ayant point d’autre occupation, elle s’était faite presque volontairement victime de la passion du colonel pour la science de seconde main, et en était arrivée à connaître peut-être mieux que n’importe quelle femme des Etats-Unis l’expédition d’Arnold contre Québec en 1775. Elle savait dans quel but cette attaque avait été projetée; à travers quelles difficultés et avec quelle héroïque persévérance elle avait été mise à exécution; comment cette invincible petite armée de carabiniers s’était ouvert un chemin à travers les forêts inexplorées du Maine et du Canada, et avait tenu assiégée la vieille forteresse grise sur son roc, jusqu’à ce que l’hiver eût succédé au rouge automne, et comment, pendant cette fatale dernière nuit de l’année, ils se précipitèrent sur les redoutes, furent repoussés en laissant la moitié de leurs prisonniers, Montgomery tué, Arnold blessé, et malheureusement destiné à survivre. --Oui, dit le colonel, si nous prenons en considération le temps où ils vivaient, tout ce qui leur manquait des progrès modernes, au mental, au moral et au physique, il faut avouer qu’ils ont fait beaucoup. Ce n’était point, il est vrai, sur une bien grande échelle, mais je ne vois pas qu’ils eussent pu être plus braves, chaque homme eût-il été multiplié par dix mille. Le fait est que--ainsi qu’il en sera dans cent ans d’ici--je ne sais pas si je n’aimerais pas mieux avoir été l’un de ceux qui ont essayé cette fois-là de prendre Québec, que l’un de ceux qui ont pris Atlanta. Il est vrai, monsieur Arbuton, que, pour le moment et à cause surtout de l’affliction qui en résulterait pour ma famille, je consens à rester ce que je suis. Mais examinez un peu ce que ces gaillards-là ont fait! Et le colonel tira de sa fidèle mémoire, où Mme Ellison les avait entassés, les faits héroïques de l’expédition d’Arnold, dont il fit une intéressante peinture. --Et maintenant, ajouta-t-il, nous irons visiter demain le théâtre de l’assaut du 31 décembre. Kitty, chantez-nous quelque chose. Dans un autre moment, peut-être Kitty aurait-elle hésité, mais elle se trouvait ce soir-là dans un état d’esprit si calme à l’endroit d’Arbuton, elle s’occupait si peu de son approbation ou de son blâme, qu’elle se plaça de suite au piano, et chanta nombre de romances probablement aussi indignes d’une oreille cultivée, qu’aucune autre déjà entendue par le jeune homme. Mais, quoique chantées avec une voix peu exercée et un talent musical assez problématique, elles eurent le don de plaire, ou plutôt ce fut la chanteuse elle-même qui charma. La courageuse simplicité de cœur avec laquelle elle s’exécutait aurait suffi pour cela; et Arbuton n’avait aucune raison de se demander comment la chose lui plairait à Boston, s’il était marié, et si c’était sa femme qui chantât de cette façon. Néanmoins, lorsqu’un jeune homme regarde une jeune fille, ou qu’il l’écoute, mille fantaisies prennent possession de son esprit--vagues imaginations, fantasmagories capricieuses. Mais cette question qui se présentait indirectement à son esprit, comme la douleur en rêve, se perdit bientôt dans les modulations de la chanteuse, et la rêverie d’Arbuton n’en fut que plus calme. Après avoir dit bonsoir à la famille Ellison, il se rappela qu’il avait oublié quelque chose: c’était de leur annoncer son départ. VIII LE LENDEMAIN MATIN Québec s’illuminait sous les doux rayons obliques d’un soleil hyperboréen, au moment où nos amis traversaient, le lendemain matin, la place du marché de la haute-ville, se dirigeant vers la barrière Hope, où le colonel devait les rejoindre un instant plus tard. S’il est aisé pour le touriste le plus attentif de perdre son chemin dans Québec, on comprendra sans peine qu’il fut facile à nos voyageurs de s’égarer, eux qui n’étaient ni pressés ni fort attentifs. Mais la rue dans laquelle ils s’aventurèrent, si elle ne conduisait pas directement à la porte Hope, avait au moins le mérite d’être tout à fait caractéristique. Des deux côtés de cette rue, la plupart des maisons étaient basses et construites en brique replâtrée, avec deux lucarnes à chaque versant du toit, toutes garnies de pots de fleurs. Les portes étaient d’une couleur un peu plus gaie que le reste; à chacune d’elles brillait un bouton en cuivre bruni avec un large heurtoir ou une sonnette mécanique de même métal luisant, ainsi qu’une plaque portant le nom du propriétaire et son titre professionnel, lequel, lorsque ce n’était pas celui d’_avocat_, était à coup sûr celui de _notaire_, tant Québec est amplement pourvu de ces estimables hommes de loi. A côté de chaque maison, il y avait une porte cochère, et dans celle-ci une autre ouverture de plus petite dimension. Les marches d’entrée et le seuil des portes étaient recouverts de linoléums nets et brillants; le trottoir en bois était très propre, de même que le pavé raboteux de la chaussée qui allait en pente. Au pied de la descente, on apercevait un pan des murailles de la ville, percé de meurtrières: et en contournant l’encoignure d’une maison, on avait sous les yeux les canons à moitié cachés dans les embrasures. Ce passage avait le charme des vieilles rues que les voyageurs aiment à explorer en Europe, et dans lesquelles le présent et le passé, les ruines et les restaurations, la paix et la guerre, se sont donné la main pour produire un effet qui, non seulement séduit l’œil, mais encore--si illogique que cela puisse être--touche le cœur. Au-dessus du parapet, se déroulait un paysage comme aucune rue de l’ancien monde, à notre avis, n’en a jamais commandé. Le Saint-Laurent vaste et bleu, une partie du riant village de Beauport échelonné sur la rive; puis une large étendue de prairie d’un vert pâle s’élevant graduellement dans le lointain, puis des monts teintés de violet, et enfin par-dessus tout, le ciel et ses nuages. Dans cette bienheureuse rue, était assis à mi-côte ce même artiste que nos amis avaient rencontré dans la cour de l’Hôtel-Dieu. Il dessinait quelque chose, et faisait l’objet de la curiosité de tout le voisinage. Deux collégiens portant l’uniforme du Séminaire, flânant sur le trottoir, le regardaient travailler. Un groupe d’enfants l’entourait. Une petite fille, les cheveux attachés avec un ruban bleu, penchée à une fenêtre, parlait de lui à quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur. Une jeune personne ouvrait sa croisée et lui jetait un coup d’œil furtif. Dans une porte toute grande ouverte, une vieille dame regardait, la main sur ses yeux. Une femme en grand deuil pencha la tête en passant. Un cabriolet portant un Québecquois obèse vint en collision avec une charrette conduite par une paysanne coiffée d’un chapeau à larges bords; tant on était curieux de voir ce qui se passait. Un homme s’arrêta même au haut de la rue, comme s’il eût pu de là apercevoir quelque chose. Au moment où Kitty faisait son apparition avec Arbuton, l’artiste la regarda et sourit en homme qui paraît savoir à qui il a affaire, et Kitty suivit des yeux le regard qu’il ramena sur son dessin, lequel représentait un vieux toit, avec un balcon fermé de persiennes vertes, au-dessus duquel une balustrade en bois brut, délabrée par les intempéries, laissait passer un géranium à travers ses barreaux; une lucarne avec son loqueteau et son espagnolette, à côté d’un belvédère de forme orientale, surmonté d’un dôme en fer-blanc reluisant au soleil;--une confusion pittoresque d’objets apparemment réunis par le hasard et à différentes époques, et formant malgré tout un ensemble harmonieux. Cette bizarre accumulation de toits les uns sur les autres, dépassant considérablement le niveau des maisons environnantes, se détachait altièrement sur les blancheurs du matin. Des pigeons blancs voltigeaient en cercles autour du belvédère, ou bien se perchaient en roucoulant sur l’allège de la fenêtre, où l’on voyait une jeune fille occupée à coudre. --Mais c’est Hilda dans sa tour, dit Kitty, certainement! Et c’est justement l’espèce de rue qui convient à ses regards. Tout ce monde semble échappé d’un roman et prêt à y rentrer. Et ces drôles de petites maisons! on dirait qu’elles sont faites exprès pour des scènes d’imagination. Arbuton sourit avec condescendance--à ce que pensa Kitty--devant cette explosion d’enthousiasme, mais elle n’y fit pas attention. Au bout de la rue, elle se retourna un instant pour jeter encore un coup d’œil sur le charmant spectacle, pendant qu’Arbuton lui-même manifestait son admiration et trouvait que l’artiste faisait un joli travail. --Ce qui me surprend, dit-il, c’est que Québec ne soit pas assiégé par les peintres d’un bout de l’été à l’autre. On les voit partout sur nos grèves et nos grandes routes à la recherche d’un lambeau de paysage pittoresque; s’ils venaient ici, ce serait pour eux la manne dans le désert. --Je suppose qu’il y a, à trouver de la grâce et des beautés de détails dans des sujets qui y prêtent peu, un plaisir que l’on n’éprouverait pas en présence d’autres sujets plus complets. En tout cas, si j’avais à écrire un roman, j’aimerais à choisir les événements les plus simples, à leur donner pour scène l’endroit le plus prosaïque, et j’en tirerais parti de mon mieux. Tenez, un livre que j’aime, c’est une histoire intitulée: _Détails_. Tout simplement la vie--durant une semaine--de deux jeunes gens qui se rencontrent dans une vieille maison de campagne de la Nouvelle-Angleterre. Rien d’extraordinaire; les petites choses de l’existence quotidienne racontées avec un charme exquis; et tout se terminant d’une façon naturelle--sans résultat particulier;--en un mot, un tableau simple et vrai de ce qui se passe dans la vie réelle. --Mais ne croyez-vous pas qu’il soit assez triste de voir tout finir sans résultat particulier? demanda le jeune homme, atteint sans savoir ni où ni comment. En outre, j’ai toujours trouvé que l’auteur de ce livre attribuait trop de signification aux moindres choses. Cela est certainement vrai aux yeux des hommes; mais les femmes jugent probablement les choses différemment; elles doivent voir beaucoup plus que nous dans un petit espace: Si l’homme n’a pas l’œil microscopique, C’est que l’homme, aussi, n’est pas un moustique. --Ni la femme, dit Kitty en riant. Avez-vous lu les autres livres du même auteur? --Oui. --Délicieux, n’est-ce pas? --Ils sont très bien; et j’ai toujours été surpris qu’il ait pu les écrire. On ne dirait pas cela à le voir. --Est-ce que vous l’avez jamais vu? --Il demeure à Boston, vous savez. --Oui, oui, mais... Kitty s’arrêta; elle ne pouvait pas avouer qu’elle s’imaginait que les auteurs ne se mêlaient pas aux autres créatures mortelles; et Arbuton, toujours en contact avec une société qui croyait faire beaucoup d’honneur aux écrivains en leur donnant l’occasion de rencontrer des hommes comme Arbuton lui-même, était loin de soupçonner ce que la jeune fille avait dans l’esprit. Il attendit un moment, et puis: --C’est un homme bien ordinaire, dit-il; pas exactement ce qu’on pourrait appeler un homme distingué; et pourtant ses ouvrages n’ont rien qui sente la boutique, qui dénote le littérateur de profession. On dirait qu’ils ont été écrits par quelqu’un d’entre nous. Kitty jeta sur lui un rapide coup d’œil pour voir s’il plaisantait; mais Arbuton était peu porté à l’ironie de sa nature, et dans ce moment il était sérieusement occupé à passer son léger pardessus, qu’il avait jusque-là porté sur son bras avec ce soin scrupuleux qui chez lui était moins de la vanité que du respect de soi. Comme pardessus, il ne paraissait pas s’en occuper bien fort, mais comme le pardessus d’un homme de sa condition, c’était pour lui un précieux objet; et à ce moment, bien que le soleil fût assez chaud dans les endroits découverts, ce vêtement devenait utile au fond de ces rues étroites. Dans une autre circonstance, Kitty aurait pris plaisir à voir le soin avec lequel le jeune homme ajustait sur lui l’élégant paletot; mais la profanation que venait de subir son plus cher idéal la rendait sérieuse, et son pouls battait plus vite, lorsqu’elle reprit: --J’ai bien peur de ne pouvoir partager vos sentiments là-dessus, monsieur. On ne m’a pas enseigné à toujours respecter les idées de ce qui s’appelle un gentilhomme. Mon oncle exprimait souvent cette opinion que, pour ne pas dire plus, c’était là une pauvre excuse pour n’être pas parfaitement bon, brave et honnête, et quelquefois un faux prétexte pour être tout autre chose. Si j’étais homme, je ne voudrais probablement pas être un gentilhomme. En tout cas, j’aimerais certainement mieux être l’auteur de ces livres--qu’un gentilhomme aurait pu écrire--que tous les gentilshommes du monde qui ne les auraient pas écrits. Pendant cette petite explosion de son indignation, elle avait sans le savoir entraîné si rapidement son compagnon, qu’elle parlait encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la ville, ce qui interrompit la rêverie du colonel Ellison, qui, appuyé paresseusement le dos à la muraille, contemplait la sentinelle dans sa guérite. --Vous ne devriez pas vous échauffer si matin, dit-il tranquillement à sa cousine, en remarquant l’animation de sa physionomie. L’expédition que nous entreprenons n’est pas un badinage. Maintenant qu’on a démoli la barrière Prescott, sous laquelle tant de milliers d’Américains ont passé depuis l’échec des soldats d’Arnold, il n’est rien resté à Québec de plus pittoresque et de plus caractéristique que la porte Hope, et je doute que l’on puisse trouver en Europe un morceau d’architecture militaire dont l’aspect soit plus moyen âge. Le couloir est en lourdes assises noircies par le temps, et la porte elle-même, qui n’a probablement pas été fermée depuis le commencement du siècle, est en charpente massive fortement boulonnée et chevillée de fer. Le mur ici longe le bord de l’escarpement sur lequel la ville est construite. Une côte dont un parapet en pierre suit les courbes et les angles, conduit de la haute à la basse-ville qui n’était, en 1755, qu’un simple sentier côtoyant le Saint-Laurent. On a considérablement empiété sur le fleuve depuis; et plusieurs rues ainsi que de nombreuses jetées s’étendent maintenant entre le fleuve et la falaise. Ce qui n’empêche pas l’ancienne rue Saut-au-Matelot de ramper encore tortueusement au-dessous des murs de la ville et du roc qui surplombe avec ses épaisses touffes d’herbes et ses abondants suintements. Ce doit être une glacière en hiver, et probablement le dernier endroit du continent où l’été pénètre; mais une fois qu’il en a pris possession, alors le vieux Saut-au-Matelot prend un air de loisir et d’abandon méridional, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs qu’en Italie. La perspective que l’on aperçoit de la saillie de rocher sur laquelle s’appuie la porte Hope, et derrière laquelle les Américains défaits vinrent chercher un refuge contre le feu de l’ennemi, est presque unique pour sa malpropreté pittoresque et son luxe de couleurs sauvages. Ce ne sont qu’étables et hangars effondrés, que boutiques délabrées de toutes les descriptions, déroulant à la file leurs toitures inégales, et s’appuyant le long du rocher dans toutes les positions imaginables de l’incurie et de la décrépitude. De maigres passerelles en bois mettent ces masures en communication avec le deuxième étage des maisons qui tournent le dos à la ruelle. Au-dessus de ces passerelles, sur un enchevêtrement de cordes à linge, flotte une variété d’articles de toilette de toutes les couleurs, de tous les âges, de tous les sexes et de toutes les conditions. Sur le trottoir pullulent les commères, les fumeurs, des volailles errantes, des chats, des enfants, pêle-mêle avec de gros et indolents terreneuves. --Ce fut par cette ruelle que les soldats d’Arnold s’avancèrent presque jusqu’à la rue de la Montagne, où ils devaient se joindre à Montgomery pour surprendre la barrière Prescott, dit le colonel avec son érudition de seconde main, qui ne lui faisait jamais défaut. “Vous tous qui me suivez dans cette tentative, attendez que vous leur voyiez le blanc des yeux, et alors tirez bas!” et ainsi de suite. A propos, pensez-vous qu’on en ait fait autant à Bunker Hill? Allons, vous êtes de Boston, dites-moi. D’après ce qu’on m’a rapporté, les recrues ne se sont guère préoccupées du blanc des yeux de l’ennemi; au contraire, on dit qu’elles ont fait feu en l’air avant de l’apercevoir. Voyons, est-ce que vous ne venez pas? demanda-t-il, en s’apercevant que ni Kitty ni Arbuton n’osaient avancer. --Le pavé n’est pas très propre, Richard, hasarda Kitty. --Ma parole! est-ce là la nièce de votre oncle? Jamais je n’oserai raconter cela à Eriécreek. --Il me semble que je vois d’ici la ruelle dans toute sa longueur; il n’y a que des poules et autres animaux de basse-cour. --Très-bien, cousine, dit le colonel; quand l’oncle Jack--votre oncle!--vous demandera compte de chaque pouce de ce terrain fatal aux soldats d’Arnold, j’espère que vous saurez comment lui répondre. Kitty se mit à rire, et dit qu’elle essayerait d’avoir un peu recours à l’invention, dans le cas où l’oncle Jack pousserait les choses aussi loin. --A votre aise, Kitty; vous pouvez suivre la rue Saint-Paul, là. M. Arbuton et moi, nous explorerons l’ancienne rue Saut-au-Matelot, et nous vous rejoindrons couverts de gloire à l’autre bout. --J’espère que ce sera de gloire, dit Kitty, en jetant un coup d’œil sur la ruelle; mais il est plus probable que vous serez couverts de plumes et de débris de paillasses. Au revoir, monsieur Arbuton. --Pas du tout, répondit le jeune homme; je vais avec vous. Le colonel feignit une surprise indignée, et, vivement, il s’engagea seul dans la vieille rue Saut-au-Matelot, pendant que ses compagnons s’acheminaient dans la même direction par la rue Saint-Paul, à travers le va-et-vient mercantile du port. Ils passèrent en face des banques et des grandes maisons de commerce, rencontrant sur leur route les figures hâlées de matelots de toutes les nations. Au coin de la rue Saint-Pierre, le drapeau national flottait sur le consulat des Etats-Unis, et sa vue réveilla plus vivement, chez Kitty peu habituée aux voyages, le sentiment de son éloignement du sol natal. Enfin, ils tournèrent dans la nouvelle rue Saut-au-Matelot, où aboutit la ruelle qui portait autrefois ce nom, et s’acheminèrent lentement dans l’ombre fraîche et le silence de cette voie solitaire. Kitty était étrangement débarrassée de cette contrainte qu’Arbuton exerçait généralement sur elle. Un certain esprit d’indépendante résistance lui remplissait le cœur. Elle sentait et pensait à sa guise pour la première fois depuis plusieurs jours. De son côté, Arbuton allait méditant sur le problème que lui présentait cette jeune fille qui méprisait les gentilshommes, et qui pourtant ne cessait point d’être charmante à ses yeux. Une légère odeur d’étoupe et de poisson salé flottait dans l’atmosphère. --Oh! soupira Kitty, est-ce que cela ne vous fait pas songer aux mers lointaines? Est-ce que vous n’aimeriez pas à être naufragé pour une demi-journée ou à peu près, monsieur Arbuton? --Oui, oui, certainement, répondit celui-ci avec distraction. Puis il se demanda ce qu’elle avait à rire. Le silence de l’endroit était troublé seulement par le bruit qui sortait des boutiques de tonneliers, lesquels occupaient certainement une maison sur deux. La solitude n’était animée que par les terreneuves qui s’allongeaient nonchalamment sur le seuil de chacun de ces ateliers. La succession non interrompue de ces boutiques et de ces chiens mit Kitty en verve, et tout en cheminant à pas lents, elle se mit à plaisanter à ce sujet comme elle avait l’habitude de le faire à tout propos. --Tiens, dit-elle, voici une porte sans chien. Cela ne peut pas être une véritable boutique de tonnelier--sans chien! Oh! voilà qui explique tout, je suppose, ajouta-t-elle en s’arrêtant devant l’entrée et en lisant l’enseigne: _Académie commerciale et littéraire_, suspendue à une fenêtre du deuxième étage. Un curieux endroit pour un temple de la science! Quel rapport supposez-vous qu’il puisse y avoir entre le métier de tonnelier et l’éducation académique, monsieur Arbuton? Elle s’était arrêtée et regardait l’enseigne qui avait excité sa gaieté, balançant négligemment son ombrelle à droite et à gauche, tandis qu’un sourire rayonnant se jouait sur sa figure. Soudain une ombre parut s’élancer entre elle et la porte ouverte; Arbuton se précipita violemment de son côté, et pendant qu’elle faisait des efforts pour ne pas perdre son équilibre sous le choc, elle le vit penché sur un chien furieux cramponné sur sa poitrine, aux revers de son paletot, et dont il serrait la gorge de ses deux mains. D’un regard il vit la terreur de la jeune fille. --Je vous demande pardon; n’appelez pas, dit-il. Mais du fond de la boutique arrivaient des malédictions: --Miséricorde! c’est le bouledogue du capitaine anglais! D’affreux cris de détresse se firent entendre, et un petit homme à la figure étrangement sauvage, nu-tête et les yeux hagards, s’élança de la maison. Il portait un tablier de tonnelier et avait à la main un fer rouge que, tout en criant, il appliqua sur le museau de la terrible bête. Sans un cri, le chien lâcha prise, et, sautant à terre, se réfugia dans l’obscurité de la boutique aussi silencieusement qu’il en était sorti, pendant que Kitty était là frappée de stupeur, et avant que la foule attirée par les vociférations du tonnelier eût pu voir ce qui s’était passé. Arbuton se redressa, et jeta un regard menaçant aux spectateurs qui l’entouraient bouche béante. Ceux-ci commencèrent à retirer une à une leurs têtes des fenêtres, et à regagner le seuil de leurs portes, comme s’ils eussent été coupables de quelque chose de bien pire que d’avoir voulu secourir un de leurs semblables. --Bon Dieu! dit Arbuton, quelle scène abominable! Il était pâle comme un spectre. Après avoir ainsi chassé du regard les spectateurs indiscrets, il se retourna vers celui qui l’avait délivré: --Merci bien, dit-il d’un ton ferme et froid. Puis il ôta son pardessus déchiré par les dents de l’animal, et irréparablement contaminé par ce brutal assaut. Il le regarda en frissonnant, avec un air d’indicible dégoût, et fit un mouvement comme pour le jeter dans la rue. Mais son regard tomba sur la petite personne malpropre du tonnelier qui se tenait immobile, roulant ses mains dans son tablier, et protestant vivement et avec volubilité que le chien n’était pas à lui, mais à un capitaine de navire anglais, qui le lui avait confié. Il avait songé plusieurs fois à le tuer, disait-il. Arbuton, qui paraissait ne pas l’entendre ou qui était trop occupé d’autre chose pour se demander si l’individu était coupable ou non, lui adressa tout à coup la parole en français: --Vous m’avez rendu un grand service, monsieur; je ne peux pas vous le payer; mais prenez toujours ceci, dit-il, en glissant un billet de banque dans la main noire du petit homme. --Oh! c’est bien trop! s’écria celui-ci. Mais c’est vraiment le fait d’un monsieur comme vous, si brave, si.... --Assez! cela n’est rien, interrompit le jeune homme. Et jetant son paletot sur l’épaule du tonnelier: --Faites-moi encore le plaisir de garder ceci, dit-il; peut-être pourrez-vous l’utiliser. --Monsieur me comble... balbutia l’individu émerveillé. Mais Arbuton se retourna brusquement du côté de Kitty, qui tremblait de porter comme les autres spectateurs sa part de responsabilité, et lui saisissant la main qu’il plaça et pressa tendrement sous son bras en s’éloignant, il laissa son interlocuteur planté au beau milieu du trottoir le regardant aller, tout ébahi. Kitty osait à peine lui demander s’il était blessé, ce qu’elle fit cependant d’une voix temblante. --Non, je ne crois pas, répondit-il en jetant un coup d’œil à sa redingote qui était croisée sur sa poitrine, et intacte. Il continua à marcher, jetant un regard rapide à toutes les portes où il n’apercevait pas un chien de Terre-Neuve. Tout cela s’était passé si soudainement et en si peu de temps que la jeune fille aurait pu ne pas entièrement comprendre, quand même elle aurait été témoin de toute la scène. Arbuton s’en rendait à peine compte lui-même. Au moment où Kitty s’arrêtait riant et badinant à la porte de la boutique, il avait par hasard aperçu le chien tapi à l’intérieur, et n’avait eu que juste le temps de se précipiter en avant pour recevoir sur sa poitrine le féroce animal qui s’élançait sur la jeune fille. Il n’avait en agissant ainsi aucunement songé à son propre danger. Il savait qu’il n’était pas blessé, mais cela lui était égal. Kitty était saine et suave, c’est tout ce qui l’occupait. En pressant la main de celle-ci contre son cœur, il sentit comme un frémissement d’inexprimable tendresse, comme un sentiment de possession rapide et passionné, une espèce de transport enthousiaste, comme si, en sauvant la jeune fille de cet horrible danger, il l’avait conquise pour toujours. La perplexité qu’elle lui avait toujours fait éprouver semblait s’être évanouie comme une chimère. Toutes les froides hésitations et les scrupules gênants qui l’embarrassaient autrefois venaient de s’envoler, et avec eux tous les soucis de son rang. Son rang? Dans ce moment suprême, il ne connaissait pas d’autre monde que celui qu’il voyait dans les yeux de Kitty, où il plongeait son regard avec une expression que la jeune fille ne savait comment trop interpréter. Elle pensait que cette aventure avait profondément vexé l’amour-propre de son compagnon; et, persuadée qu’il était homme à songer plus à cela qu’au danger couru, elle craignait d’aggraver la blessure en y faisant allusion. Ils marchaient rapidement. Elle attendait qu’il prît la parole; mais il n’en faisait rien, bien que, chaque fois qu’il jetait sur elle son regard étrange, il parût prêt à ouvrir la bouche. Tout à coup elle s’arrêta, et retirant sa main de dessous le bras du jeune homme: --Mais, nous avons oublié mon cousin, dit-elle. --En effet! répondit Arbuton, avec un vague sourire. Et jetant un regard en arrière, ils aperçurent le colonel debout sur le trottoir, près de l’extrémité de l’ancienne rue du Saut-au-Matelot, les mains dans les poches et les yeux fixés sur eux avec persistance. Son regard ne perdit rien de sa sévérité lorsqu’ils s’approchèrent, et les premières paroles de Kitty ne furent pas de nature à le remettre en belle humeur. Oh! Dick, je vous avais entièrement oublié, s’écria-t-elle avec un rire soudain et inexplicable, interrompu et repris comme si quelque drolatique image eût apparu et disparu alternativement dans son esprit. --Ma foi, cela peut être un compliment, Kitty; mais il m’est guère compréhensible, dit-il en promenant son regard inquisiteur sur le jeune couple. Je ne sais pas ce que vous direz à l’oncle Jack. Ce n’est pas moi seulement que vous oubliez, c’est toute l’expédition américaine contre Québec. Le colonel attendit en vain la réponse. Kitty n’osait pas entreprendre une explication, et Arbuton n’était pas homme à paraître se vanter de la part qu’il avait prise à l’aventure, en racontant ce qui s’était passé, lors même qu’il eût aimé à le faire en ce moment. L’ignorance où se trouvait la jeune fille de ce qu’il avait osé pour elle ajoutait du charme au nouveau sentiment qui s’était emparé de lui; et il aurait voulu, autant que possible, ne pas gâter son bonheur en y mêlant chez Kitty un sentiment de reconnaissance, si agréable que cela eût pu lui paraître, dans une autre occasion. Pour l’instant, il préférait ne pas entrer en explications, afin de garder pour lui la compassion naïve de la jeune fille, et lui mieux permettre d’exprimer par son rire joyeux un soulagement dont elle ignorait la vraie nature. --Je ne comprends rien à cela, dit le colonel, dont l’esprit lourdement masculin commençait à percevoir le vague soupçon de quelque intrigue amoureuse. Mais rejetant bien vite cette idée comme absurde: --Enfin, ajouta-t-il, vous avez fait l’oubli, à moi de pardonner. Tout ce que je réclame de vous maintenant, c’est le plaisir de votre compagnie jusqu’à l’endroit où est tombé Montgomery. Fanny ne voudra jamais croire que je l’aie trouvé, si vous ne venez pas avec moi, allégua-t-il sous forme de dernière instance. --Oh! sans doute, nous irons, dit Arbuton, parlant sans s’en apercevoir, comme s’il eût été autorisé à le faire pour deux. Ils entrèrent de nouveau dans les rues plus animées du port, traversèrent la place du marché de la basse-ville, au milieu de laquelle s’élève le marché lui-même, ayant, de chaque côté, des magasins et des maisons d’entrepôt. Ils suivirent la longue rangée d’échoppes couvertes de toile, regorgeant de denrées et de légumes, ainsi que le vaste escalier plongeant dans le fleuve, et par où les produits de la campagne arrivent au marché. Toute la place était encombrée de paysans en voiture et de citadins à pied. A un certain endroit, un groupe entourait un char peint à grand frais, au haut duquel une espèce de Yankee à figure de charlatan pérorait dans un français de son crû, pour vendre une médecine américaine brevetée, à son auditoire qui riait sous cape. Comme cela amusait Kitty, Arbuton trouva que c’était la chose la plus drôle du monde; mais il fut encore beaucoup plus intéressé lorsqu’on fit remarquer au colonel un paysan debout dans un coin, près d’un panier de volailles qu’examinait une acheteuse, comme si c’eût été quelque chose d’extraordinaire, pendant que la foule s’assemblait alentour. --Il faut beaucoup de monde pour conclure un marché ici, remarqua le colonel. Je suppose qu’ils font sortir la garnison lorsqu’ils vendent un bœuf. En effet, le marchand et l’acheteur semblaient prendre avis des spectateurs qui discutaient en examinant attentivement la marchandise, comme s’ils n’avaient encore jamais rien vu de si rare que des poules. A la fin, le paysan prit lui-même le paquet de volailles, et le passa en revue avec beaucoup d’attention. --Ma foi, dit Kitty, on dirait qu’il n’a pas encore vu ses propres poulets. Arbuton, qui généralement goûtait si peu les plaisanteries de ce genre, sourit comme si c’eût été la boutade la plus spirituelle et la plus charmante réflexion du monde. Il fit attendre ses compagnons pour assister à la conclusion du marché; on aurait dit qu’il eût pu rester là indéfiniment. Mais le colonel avait Montgomery à cœur, et il les pressa d’avancer. Il les conduisit au-delà du quai de la Reine, le long du chemin des Foulons jusqu’à l’endroit où le flanc escarpé et rugueux du rocher porte un écriteau sur lequel on lit: _Ici tomba Montgomery_,--bien qu’en réalité il ne soit pas tombé à mi-côte, mais au pied même de l’escarpement, sous la batterie qui l’empêcha de faire sa jonction avec Arnold à la barrière Prescott. Le lieu a encore un certain aspect sauvage, tant le flanc de la falaise sur laquelle s’élèvent les hautes murailles de la citadelle est aride, tant les quelques têtes de sapins qui sortent des crevasses sont rabougries et déchiquetées par les tempêtes hibernales, tant les maisons sont décrépites par l’âge, et portent sur leurs pans les vestiges des fréquents incendies qui désolent la basse-ville. Vains détails. Ni les souvenirs de l’endroit, ni l’apparence du lieu ne purent remettre dans la même direction les pensées de ces touristes si curieusement assortis; et le colonel, après quelques tentatives pour ramener le cours des réflexions sur un terrain commun, dut abandonner Arbuton à ses tendres rêveries, et Kitty à son étonnement de voir son compagnon si changé dans ses rapports avec elle. Ses complaisances l’intimidaient, tant elle y était peu habituée, et peut-être n’était-elle pas éloignée d’en être surprise comme d’un certain manque de dignité. --Eh bien, Kitty, dit le colonel, m’est avis que l’oncle Jack aurait fait plus de cas de tout ceci que nous n’en avons fait nous-mêmes. Il aurait au moins constaté le caractère de ces rochers au point de vue géologique! IX OÙ ARBUTON PERD LA TÊTE Après sa promenade, Kitty se rendit comme d’habitude dans la chambre de Mme Ellison; mais en s’asseyant auprès du canapé elle tomba dans une profonde rêverie. --Qu’avez-vous à sourire? demanda Mme Ellison, après avoir laissé la jeune fille un instant à sa distraction. --Est-ce que je souriais? demanda Kitty en riant. Je ne m’en apercevais pas. --Qu’est-il donc arrivé de si drôle? --Ma foi, je ne sais pas si c’est drôle ou non; je suis même d’avis que ça ne l’est pas du tout. --Alors qu’est ce qui vous fait rire? --Je ne sais pas. Est-ce que.... --Allons, ne me demandez pas si vous avez ri, Kitty. Ce serait un peu trop fort. Vous pouvez répondre ou ne pas répondre, c’est votre affaire; mais je n’aime point qu’on se moque de moi. --Oh! Fanny, comment pouvez-vous penser?... Je songeais à tout autre chose. Mais je ne saurais comment vous en faire part sans montrer M. Arbuton sous un jour un peu risible, et ce ne serait pas très loyal. --Tiens, vous voilà bien scrupuleuse à son sujet tout à coup, fit Mme Ellison. Vous ne paraissiez pas si disposée à l’épargner, hier. J’ai peine à m’expliquer une conversion si soudaine. Kitty répondit par un accès de fou rire des plus agaçants. --Maintenant, dit-elle, je vois bien qu’il faut tout vous dire. Et elle raconta rapidement ce qui était arrivé à son ami. --Eh bien, Fanny, fit elle en concluant, je n’ai jamais vu autant de bravoure unie à un pareil sang-froid, et je l’admire plus que jamais; mais je ne puis m’empêcher de voir le revers de la médaille, vous savez. --Quel revers de la médaille? je ne comprends pas. --Tenez, vous auriez ri vous-même, si vous aviez vu l’air de grand seigneur avec lequel il renvoya les pauvres diables qui sortaient des maisons voisines pour lui porter secours, la pose superbe qu’il avait en récompensant le petit tonnelier, la manière héroïque dont il s’est séparé de son paletot--qu’il ne peut guère remplacer à Québec--la politesse distraite avec laquelle il s’empara de ma main pour la placer sous son bras, et son départ triomphal avec moi. Mais le comble, Fanny--et elle se courba sous un formidable accès de gaieté longtemps retenue--le comble, c’était le fer, vous savez, le fer rouge du tonnelier; il me semblait voir le chien porter sur son nez, pour le reste de ses jours, la marque qui sert à constater combien chaque tonneau contient de gallons. --Kitty, ne soyez point... sacrilège, s’écria Mme Ellison. --Non, je ne suis point sacrilège, répliqua-t-elle, haletante et respirant à peine. Je n’ai jamais autant respecté M. Arbuton; et vous venez d’avouer que je n’ai pas l’habitude d’être aussi scrupuleuse à son égard. Mais, de ma vie, je n’ai jamais été si contente de voir Dick, et d’avoir un prétexte pour rire. Je n’ai pas dit un mot à M. Arbuton, car il n’aurait pas pu, quand même il l’aurait voulu, me laisser rire assez pour en finir. Je marchais péniblement, mais gravement à côté de lui, et ni lui ni moi n’en avons parlé à Dick, conclut-elle, hors d’haleine. Et maintenant je ne vois pas pourquoi je vous conte cela, à vous; cela me paraît méchant et cruel, fit-elle toute contrite et presque pensive. Ce récit n’avait pas fait rire Mme Ellison. --Eh bien, Kitty, dit-elle, s’il s’agissait d’une autre jeune fille, je dirais qu’il y a manque de cœur à agir comme vous l’avez fait. --Je sais que c’est un manque de cœur, Fanny; et vous n’avez pas besoin de faire allusion à nulle autre jeune fille. Je suis sûre cependant de ne pas avoir laissé échapper une seule syllabe qui pût le blesser; au contraire, il s’était montré très désagréable un moment auparavant, et je lui ai tout pardonné lorsque je l’ai vu si mortifié. Vous voyez que je ne manque pas de sentiment. Mais un instant après, la jeune fille se leva, prit les mains de sa cousine dans les siennes, et s’écria avec explosion: --Oui, Fanny, j’ai manqué de cœur. Je crains de n’avoir montré ni sympathie ni compassion. J’ai peur d’avoir paru insensible et dure. J’aurais dû songer seulement au danger qu’il avait couru; maintenant il me semble que je n’y ai presque pas pensé. Oh! c’est cruel de ma part d’avoir vu en cela quelque chose de risible. Que puis-je faire maintenant? --En tout cas, ne perdez pas la tête, Kitty. Il ne sait pas que vous avez ri de lui. Vous n’avez rien à y faire. --Si fait. Il ne sait pas que j’ai ri de lui; mais il faut vous dire que j’ai ri beaucoup lorsque nous avons rencontré Dick; et que doit-il en penser? --Il en conclura que vous étiez nerveuse, je suppose. --Vraiment? vous pensez, Fanny? Oh! je voudrais le croire! Je suis si horriblement mécontente de moi. Hier, à cette même place, je l’accusais de manquer de sensibilité, et dire que j’ai été mille fois pire qu’il n’a jamais été et ne pourrait jamais être! Oh! ma chère, ma chère! --Kitty, assez! interrompit Mme Ellison; vous me chargez à fonds de train, et me voilà toute confuse de n’être pas plus émue. --Oh! c’est facile pour vous d’être calme, mais vous ne le seriez pas tant, si vous ne saviez que faire. --Oui, je le serais, puisque je ne sais que faire, et que je suis calme. --Mais enfin, comment sortir de là? Et Kitty retira ses mains de celles de Fanny, et se mit à se les tordre convulsivement. --Je vais vous dire, ajouta-t-elle tout à coup, en même temps qu’une expression de soulagement s’épanouissait sur sa physionomie; durant tout le temps qu’il demeurera ici, je supporterai tout ce qu’il pourra faire ou dire de désagréable, sans jamais le lui rendre. J’endurerai tout. Je serai si douce! Il pourra me regarder du haut de sa grandeur, me brusquer, me mettre dans le tort tant qu’il voudra. Je ferai si bien qu’il ne pourra point me reprocher ma conduite. O Fanny! Là-dessus, Mme Ellison promit de la gronder fort pour ces absurdités, l’attira à elle pour l’embrasser, lui assura qu’elle n’avait encouru aucun blâme, mais que, néanmoins, elle approuvait cette détermination de respecter à l’avenir les faiblesses et les préjugés d’Arbuton. Nous ne savons jusqu’à quel point Kitty aurait mis ses héroïques dispositions en pratique; les déterminations si facilement prises ne sont pas toujours aussi facilement exécutées. Elle passa la nuit sans dormir, toute à ses bonnes résolutions et à ses projets d’expiation. Mais, heureusement pour elle, les faiblesses et les préjugés d’Arbuton s’étaient étrangement modifiés. Le changement qui s’était opéré chez lui, ce jour-là, persista. C’était toujours Arbuton, mais avec une différence. Il ne pouvait pas refaire entièrement un caractère qu’il devait à la nature et à son éducation; et peut-être d’ailleurs eût-il été impossible de l’entamer sérieusement sans détruire l’individu lui-même. Il resta désespérément supérieur au colonel et à Mme Ellison; mais il est difficile d’aimer une femme sans tâcher--au moins avant le mariage--de plaire à ceux qui lui sont chers. Arbuton avait disputé pas à pas le terrain à sa passion; il avait fait face avec fermeté à cette magie qui, dans les commencements, le charmait chez Kitty. Plus tard il n’avait rien fait de plus que de se conformer aux exigences de la plus stricte politesse. Il avait été excessivement tourmenté de savoir si elle pourrait lui convenir, à lui et à son rang dans la société. Il n’était pas encore sûr que les parents de la jeune fille, inconnus pour lui, ne fussent des gens horriblement vulgaires. Il était même dans une ignorance complète de la condition sociale et des circonstances où elle avait vécu. Mais il ne la voyait plus que dans le rayonnement de ce qu’il avait osé pour elle, et qu’au reflet du dévouement par lequel il lui semblait l’avoir conquise. Et il agissait auprès d’elle avec l’abnégation d’un amoureux, ou quelque chose d’analogue, comme qui dirait une tolérance absolue, une patience pleine de tendresse, dans laquelle il aurait été difficile de découvrir une ombre de condescendance cachée. Il était devenu passablement intime dans la famille. La blessure de Mme Ellison, malgré de nombreuses imprudences, allait décidément mieux, et quelquefois la malade se payait le luxe, avec l’aide de quelqu’un, de descendre dîner dans la salle à manger. Mais elle prenait toujours le thé près de son canapé, et Arbuton en faisait autant avec le reste de la famille. Peu d’heures du jour s’écoulaient sans qu’ils se rencontrassent dans cette intimité familière qui s’établit entre les personnes passant les loisirs de l’été sous le même toit. Le matin, il retrouvait la jeune fille plus fraîche et plus gaie qu’aucune des fleurs du jardin épanouies sous leurs fenêtres, et gardant encore dans son regard le doux reflet de ses rêves ingénus. Le soir se passait près d’elle, à la lueur de la lampe qui éclairait ce petit monde intérieur en reléguant dans l’ombre le grand monde du dehors, et qui semblait être le suave rayonnement de la présence de cette jeune fille qui causait, tricotait ou lisait, comme l’ange idéal du foyer. Quelquefois il l’entendait causer avec Mme Ellison, ou rire à demi-voix après avoir dit bonsoir à celle-ci. Une nuit il s’éveilla: elle paraissait être à sa fenêtre, regardant le jardin des Ursulines au clair de la lune, et fredonnant des lambeaux de romance. La rencontrer sur les escaliers ou dans les passages et lui faire place avec un geste, une rougeur, un léger émoi; s’asseoir à table près d’elle trois fois par jour--tout cela exerçait sur lui une fascination puissante. Il y avait du ravissement dans son châle retombant sur le dossier de sa chaise. Ses gants reposant sur la table comme des feuilles mortes, et conservant encore la forme de ses mains, étaient pleins d’enchantement; et, chose extraordinaire, ils lui touchaient le cœur d’autant plus qu’il y avait en eux quelque chose de négligé, et que le bout des doigts en était délicieusement usé. Il trouvait de l’intérêt même dans les conversations à la dérobée qu’elle avait avec Fanny sur l’assemblage des objets et l’assortiment des couleurs. Ces conversations revenaient plus ou moins souvent, quel que fût le sujet sur le tapis; car il s’élevait toujours dans l’esprit de l’une ou de l’autre des deux femmes quelque question relative aux adaptations qu’on était obligé de faire des toilettes de Mme Ellison aux exigences de la vie quotidienne de Kitty. Ce secret était un attrait pour leurs cœurs innocents, et les cachettes qu’il nécessitait, les difficultés soudaines qu’il présentait, et les équivoques bien excusables qu’il inspirait, avait tout le piquant de l’intrigue. Rien n’allait mieux au caractère de Mme Ellison que de parer Kitty pour cette mascarade perpétuelle; et comme les toilettes étaient très jolies et que Kitty était fille d’Eve dans l’âme, comment cela aurait-il pu déplaire à celle-ci? Leur conversation s’animait de cette joyeuse pensée qu’Arbuton était loin de songer à ce dont il s’agissait. Il y avait des murmures, des gestes et des rires mystérieux. Quelquefois il croyait qu’on s’amusait à ses dépens; alors il se joignait à elles, et son erreur redoublait l’hilarité des autres. Il allait et venait avec elles en toute liberté. Il n’avait qu’à frapper à la porte de Mme Ellison, pour qu’une voix pleine de sincère cordialité lui souhaitât la bienvenue. Il n’avait qu’à proposer, et Kitty était toujours prête pour n’importe quelle excursion à travers Québec, où presque toutes leurs heures de promenades passaient comme des rêves. Les premiers symptômes de l’automne se faisaient sentir:--la fraîcheur du matin, la chaleur encore forte du milieu du jour, les rayons obliques et blafards de l’après-midi, et la pâle splendeur des nuits toutes pleines d’aurores boréales. Jamais ville ne fut plus minutieusement explorée; mais aussi nulle ville n’est plus féconde en objets intéressants. Kitty aimait l’endroit avec passion, et l’amour qu’Arbuton avait pour elle faisait partager jusqu’à un certain point à celui-ci cette espèce de patriotisme d’adoption. --Je n’avais pas l’idée que vous pussiez tenir à cela, vous autres gens de l’Ouest, dit-il un jour. Je m’imaginais que votre esprit était principalement tourné vers les choses neuves et symétriques. --Mais comment avez-vous pu croire cela? demanda Kitty avec douceur. C’est justement parce que nous sommes entourés par trop de choses neuves et symétriques, que nous aimons ce qui est vieux et irrégulier. L’Europe me plairait peut-être plus qu’à vous-même. Il y a une vieille maison de campagne abandonnée près d’Eriécreek, tombant en ruine au milieu des touffes sauvages d’églantiers et de cognasses; c’était pour moi une merveille d’antiquité, parce qu’elle datait de 1815. Vous pouvez juger de mes impressions au milieu d’une ville fondée il y a trois siècles, qui a subi tant de sièges et d’assauts, et qui semble la reproduction pittoresque de tant de magnifiques vieilles cités que je ne verrai jamais. --Oh! peut-être les verrez-vous quelque jour! dit-il, entraîné par l’enthousiasme de la jeune fille. --Je n’y tiens pas quant à présent. Québec me suffit. J’adore cet endroit. Je voudrais ne jamais le quitter. Il n’y a pas un détour, une encoignure, un toit en fer-blanc, une lucarne ou une pierre grise qui ne me semble quelque chose de précieux. Arbuton se mit à rire. --Eh bien, vous serez pour moi la souveraine de Québec, dit-il. Allons-nous faire sortir les troupes de la garnison? --Non; à moins que vous ne puissiez évoquer à leur place les soldats de Montcalm. Et tout en causant ainsi, ils passaient en flânant sous les portes de la ville, et s’aventuraient dans les faubourgs, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent quelque vieille église aux lambris dénudés, où certains pauvres dévots bien humbles vénéraient quelque saint devant l’image duquel brillait une lampe allumée. Ou bien, ils longeaient les murs élevés de quelque couvent d’où montaient les voix au timbre étrange et métallique des religieuses chantant leurs hymnes à l’intérieur. Quelquefois ils passaient de longues heures sur l’Esplanade, sous l’empire du sentiment de mélancolie que font naître les objets négligés et qui commencent à tomber en décrépitude. Ils marchaient de long en large sur la pelouse que rayait l’ombre svelte des peupliers; ou bien, complètement étrangers aux choses qui les entouraient, ils s’asseyaient pour causer sur l’affût des gros canons rouillés, pendant qu’une araignée tissait sa toile dans la bouche d’un mortier, que les herbes se penchaient sur les pyramides de boulets démantelées, que les enfants s’ébattaient çà et là, que les bonnes prêtaient l’oreille aux propos amoureux de quelques galants sous-officiers, et qu’une sentinelle en habit rouge allait et venait paresseusement devant sa guérite. Les jours où il y avait de la musique, ils allaient écouter la fanfare dans le jardin du Gouverneur, et là assistaient aux flirtations entre le beau monde de la vieille capitale et les officiers aux favoris blonds. Pendant les belles soirées, ils se mêlaient à la foule qui encombrait la terrasse Durham, tandis que le fleuve, avec ses lumières marines, et la basse-ville avec ses réverbères, se dessinaient comme un firmament terrestre à deux cents pieds au-dessous d’eux, que la ville de Lévis brillait et scintillait sur la rive opposée, et que sur leur tête, dans le nord, l’aurore boréale secouait avec légèreté ses flottantes banderoles violettes et cramoisies. Ils aimaient à gravir les marches du Casse-Cou, qui sautent de la haute à la basse ville, près de la barrière Prescott. Ce vieil escalier rappelait Naples et Trieste à Arbuton, tout en charmant Kitty par le pittoresque sans pareil de ses vieilles tavernes et de ses vieilles boutiques, avec leurs fenêtres élevées et garnies de pots de fleurs. Ils s’arrêtaient à regarder les géraniums et les fushias, en pensant à autres choses, pendant que les excellents oisifs de l’endroit s’avançaient sur le pas de leurs portes, et se mettaient à regarder en l’air avec eux. Ces braves gens reconnaissaient le beau jeune homme blond et la charmante jeune fille aux yeux gris--car les habitants de Québec ont tout le temps de remarquer les étrangers qui passent quelques jours dans leur ville; et, contrairement à celles des touristes qui ne font que passer, les figures de Kitty et d’Arbuton leur étaient devenues familières. De son côté, le jeune couple avait séjourné assez longtemps dans l’endroit pour ne pas se sentir confondu avec la masse banale des oiseaux de passage. A la maison, un de leurs recoins favoris était la fenêtre regardant sur le jardin des Ursulines. Deux chaises étaient là face à face. En passant, il était difficile pour un des deux jeunes gens de ne pas se laisser choir un instant sur une d’elles, ce qui paraissait avoir pour inévitable conséquence d’attirer son compagnon sur la chaise d’en face. Ils restaient là souvent des matinées entières, causant à bâtons rompus, de choses et d’autres, contemplant à loisir et en silence les religieuses qui se promenaient de long en large dans le jardin. Ils cherchaient des yeux la nonne svelte et mélancolique et la petite sœur dodue et joyeuse que Kitty avait adoptées, et qu’elle avait représentées à son ami comme une allégorie de l’existence en général, avec ses inévitables contrastes. Et ils aimaient à s’imaginer que l’influence de l’une ou de l’autre des deux nonnes était dans son ascendant, suivant que le sujet de leur propre conversation était triste ou gai. Dans leurs rapports entre eux, les grandes personnes sont assez semblables aux enfants; elles aiment à revenir souvent sur les mêmes choses, et celles-ci leur plaisent quelquefois d’autant mieux qu’elles sont plus futiles. Parfois Kitty arrivait avec un livre à la main--un doigt entre les feuillets pour marquer le passage; c’était tantôt un nouveau roman, tantôt quelque édition de Longfellow--objet de piraterie littéraire lâchement acheté dans quelque librairie de Québec. Alors Arbuton demandait à voir le livre, et se mettait à lire pour elle de la prose ou des vers durant des heures entières. Il jouait son rôle moitié sérieux moitié comique de soupirant avec autant d’avantage que la plupart des hommes; et certaine influence, à laquelle il ne pouvait ni ne voulait résister, le façonnait à tout ce que ce rôle a d’absurde et de charmant. De temps à autre, en faisant appel à ses souvenirs, et en tâchant de faire bravement face aux conséquences possibles, il amenait doucement la conversation sur Eriécreek, et tâchait de se créer une idée moins confuse de l’endroit, ainsi que de la demeure et des amis de Kitty. Et même alors, le présent était si agréable et si rempli de contentement, que ses pensées, lorsqu’elles se tournaient vers l’avenir, ne rencontraient plus les obstacles qui l’avaient fait si longtemps hésiter. Quel que fût le passé de la jeune fille, il trouverait bien le moyen de relâcher les liens qui l’y rattachaient. Un an ou deux en Europe, et il ne resterait plus de traces d’Eriécreek. Sans aucun effort de sa part à lui, la vie de Kitty s’adapterait à la sienne, et cesserait d’être liée à celle des gens de là-bas. Enfin tous les caprices de son imagination--et c’est à peine s’ils avaient un but--s’accomplissaient l’un après l’autre dans les péripéties d’une vague et fugitive rêverie, pendant que les jours s’écoulaient, que l’ombre du lierre suspendu à la fenêtre où ils s’asseyaient--au soleil ou au clair de la lune--flottait sur la joue de Kitty, et que le fushia caressait les cheveux de la jeune fille de sa fleur violette et cramoisie. X ARBUTON PARLE Mme Ellison était à peu près guérie. Elle avait déjà visité deux fois les magasins de la rue de la Fabrique; et son complet rétablissement ne rencontrait plus d’autre entrave que les délais apportés par la modiste à la confection d’une robe de soie trop précieuse pour être risquée en pièce à la merci des douaniers de la frontière. En outre, bien que le colonel commençât à devenir impatient, la jeune femme n’était pas fâchée de remettre encore un peu son départ, dans l’intérêt d’une cause à laquelle elle avait fait volontairement l’offrande de ses souffrances. Sur les derniers temps, Kitty avait montré bien peu de reconnaissance pour le dévouement infatigable de Fanny. Elle avait l’ingratitude de se refuser de plus en plus aux confidences qu’on essayait de provoquer d’une façon détournée; elle résistait ouvertement à des attaques directes, même en matière de faits. Mais, s’il répugnait à Kitty de tout confier à sa cousine, c’était peut-être parce que cela se réduisait à bien peu, ou parce qu’une jeune fille n’a pas, ou n’est pas censée avoir l’esprit à certaines choses, ou même les ignore entièrement, jusqu’à ce qu’elles lui soient précisées par la personne la plus autorisée à savoir ce qu’elle pense. Le rêve au milieu duquel la jeune fille vivait était agréable et beau; son imagination en était pleinement satisfaite, et son intelligence agréablement bercée. Ce rêve passait d’une phase à une autre sans se heurter aux angles de la réalité, et en apparence ne se reliait d’aucune façon ni au passé ni à l’avenir. Elle-même paraissait ne pas y être plus concernée ni en être plus responsable, que si elle eût simplement joué le rôle d’une héroïne de roman. La dernière semaine que nos amis devaient passer à Québec tirait à sa fin, et il ne leur restait plus que deux ou trois devoirs de touristes consciencieux à remplir. Or, parmi les rares endroits intéressants qu’ils n’avaient pas encore vus, le principal était l’emplacement de l’ancien établissement des jésuites à Sillery. --Ce serait mal de ne pas visiter cela, Kitty, dit Mme Ellison, qui, suivant son habitude, avait arrangé d’abord les détails de l’excursion, et maintenant l’annonçait. C’est l’une des plus importantes curiosités de l’endroit, et l’oncle Jack ne vous pardonnerait pas de l’avoir négligée. C’est même honteux de ne pas y avoir songé plus tôt. Je ne puis pas y aller avec vous, car je ménage mes forces pour notre pique-nique au Château-Bigot demain; mais je veux, Kitty, que vous veilliez à ce que le colonel voie bien tout. J’ai eu assez de peine, Dieu le sait, à analyser les faits pour lui. Ceci se passait au moment où Kitty et Arbuton, assis dans le salon de Mme Ellison, attendaient le colonel retardataire, qui avait couru à l’hôtel Saint-Louis, et qui devait être de retour un instant après. Cet instant était passé. On lui accorda un quart d’heure de grâce, puis une demi-heure de magnanimité mécontente, mais point de colonel! Mme Ellison commença par dire que c’était parfaitement abominable, ce qui la mit dans l’impossibilité de pouvoir plus tard rien ajouter de plus énergique que le mot: par trop vexant. --Mais c’est que l’heure avance, dit-elle à la fin. Il est inutile d’attendre plus longtemps, si vous avez l’intention d’y aller aujourd’hui,--et c’est le seul jour qui vous reste. Ainsi vous feriez mieux de partir sans lui. Je ne puis me faire à l’idée de vous voir manquer cela. La-dessus les deux jeunes gens se levèrent et partirent. Quand le gentilhomme de haute lignée, Noël Brulart de Sillery, chevalier de Malte, l’un des courtisans de Marie de Médicis, abandonna les vanités du monde pour embrasser le sacerdoce, le Canada était la mission à la mode, et le noble néophyte donna la mesure de son esprit d’abnégation en consacrant ses grands biens à la conversion des sauvages infidèles. Il fournit aux jésuites l’argent nécessaire pour entretenir un établissement religieux près de Québec; et cet établissement de Peaux-Rouges convertis au christianisme prit le nom euphonique du donateur, nom que l’endroit porte encore aujourd’hui. Il devint tout de suite important comme la première résidence des jésuites et des religieuses de l’Hôtel-Dieu, qui, là, travaillèrent et souffrirent pour la religion, en butte aux horreurs de la pestilence, aux rigueurs de l’hiver et aux attaques des Iroquois. Ce fut le théâtre de scènes miraculeuses, de martyres, de choses extraordinaires de toutes sortes, et le foyer de l’évangélisation indienne. Bien peu d’événements de l’histoire si pittoresque de Québec lui ont été étrangers. Du reste, l’endroit est digne d’être visité, autant pour la beauté sauvage du site que pour ses héroïques traditions. A environ une lieue de la, ville, au point où l’irrégulière muraille de roc sur laquelle Québec est bâtie s’éloigne du fleuve, un vaste tapis de verdure s’étend entre le bord de l’eau et le pied du rocher couvert de bois. C’est là que se trouvaient la mission et le village indien. Encore aujourd’hui la puissante structure qui servit de première demeure aux jésuites est là--modernisée, naturellement, et consacrée à des usages profanes--mais solide comme autrefois, et bonne encore pour un siècle. Alentour s’étend tout un monde de piles de bois d’équarrissage, couvrant toute la surface d’une anse profonde, l’une des nombreuses échancrures que présentent les rives du Saint-Laurent. Un village de pauvre apparence s’échelonne le long de la route, sur le bord du fleuve. De lourds bâtiments ancrés dans le chenal prennent leur cargaison de bois pour l’Europe; un gros bourg luit dans les bois de la rive opposée; il ne faudrait rien qu’un climat un peu plus favorable pour faire de ce lieu l’un des plus charmants endroits qu’on puisse rêver. La voiture qui renfermait Kitty et Arbuton roula vers Sillery, en passant par le chemin Saint-Louis. Déjà le feuillage jaloux, sous lequel se cachent les jolies villas et les habitations princières de ce faubourg aristocratique, se parait çà et là des teintes rouges et jaunes de l’automne. Çà et là dans les champs une vigne sauvage rougissait le gazon. Des cerises à grappes retardataires mûrissaient encore dans le détour des haies; l’air était rempli du cri mélancolique des grillons et des sauterelles, et s’imprégnait de cette indicible tristesse qui annonce la fin de l’été. Le cœur des deux jeunes gens se ressentait de cette influence rêveuse. Le cocher comprenait à peine quelques mots d’anglais, et leur conversation pouvait sans inconvénient aborder ces sujets naïvement personnels, prendre ce ton d’autobiographie psychologique qui caractérise les intimités croissantes entre deux jeunes gens--conversations dans lesquelles chacun d’eux apparaît à l’autre comme un être tout à fait exceptionnel, avec des idées, des émotions et des sentiments d’autant plus uniques, qu’ils sont absolument communs à l’un et à l’autre. La lieue qui sépare Québec de Sillery avait paru bien courte, lorsque, quittant le chemin Saint-Louis, le cocher tourna bride dans la direction du fleuve, et s’engagea dans la route tortueuse et sauvage qui descend vers la rive. Nos jeunes amis ne songeaient pas beaucoup à la vieille mission. Néanmoins ils mirent pied à terre et visitèrent le petit enclos où s’élevait autrefois la chapelle des jésuites, dont on voit encore les fondations à fleur de sol. Ils lurent l’inscription sur le monument érigé dernièrement par la municipalité à la mémoire du premier missionnaire jésuite venu au Canada et mort à Sillery. Puis il leur sembla n’avoir rien de mieux à faire qu’à admirer les puissants radeaux et les piles de bois. L’intérêt qu’ils semblaient prendre à l’endroit piqua la curiosité de Sillery; un petit Français entra dans la cour de la chapelle, et donna à Kitty une brochure sur l’histoire de la localité, sans vouloir accepter aucun paiement. Une jeune femme, une Anglaise à physionomie sympathique, sortit d’une maison d’en face, et demanda en hésitant si l’on n’aimerait pas à visiter la mission. Elle les introduisit à l’intérieur, leur montra comment l’ancien édifice avait été masqué par la construction moderne, et leur fit remarquer, par les profondes embrasures des fenêtres, que les murs avaient trois pieds d’épaisseur. Les plafonds étaient bas et les pièces bizarrement disposées; mais le tout empruntait une certaine grandeur à sa solidité. Il était aisé de se figurer les prêtres en soutane noire, ou les religieuses en robe grise, dans ces chambres obscures, témoins maintenant d’un genre de vie si différent. En arrière il y avait une terrasse gazonnée, puis le rocher au flanc boisé s’élevait à pic. --Si vous voulez monter là-haut, dit l’active petite cicerone à Kitty, lorsque son mari fut entré et eut poliment souhaité la bienvenue aux étrangers, je vous montrerai ma propre chambre qui est aussi ancienne que n’importe laquelle. Les hommes restèrent en bas et les deux femmes montèrent dans une chambre tapissée et meublée dans le goût moderne. --Nous avons été obligés de démolir le vieil escalier, continua la jeune femme, pour introduire notre bois de lit. Ce dernier article était une magnifique pièce d’ébénisterie qui, suivant la propriétaire, méritait bien qu’on lui fit ce sacrifice. Puis celle-ci indiqua plusieurs restes de la vieille bâtisse. --C’est un curieux endroit de résidence; mais nous sommes ici pour l’été seulement. Et elle se prit à expliquer tout naïvement comment les affaires de son mari les avaient forcés de quitter Québec et de s’établir à Sillery pour la saison. Elle descendait l’escalier à la suite de Kitty, lorsqu’elle ajouta: --C’est la première fois que je suis dans mes meubles, vous savez, et tout naturellement cela me paraîtrait étrange même ailleurs; mais vous ne pouvez pas vous faire une idée comme c’est curieux ici. Je suppose, fit-elle avec un léger embarras--mais comme si sa confidence méritait quelque retour, au moment où Kitty rendue au bas de l’escalier se retrouvait face à face avec Arbuton, qui s’apprêtait à monter à son tour avec le mari de la jeune femme--je suppose que ceci est votre voyage de noces. Une angoisse subite saisit la jeune fille et lui fit monter le feu au visage. Ainsi ce qui n’était pour elle qu’une agréable aventure paraissait aux autres comme la plus sérieuse preuve d’amour qui pût exister entre Arbuton et elle. Il n’y avait là pour les étrangers ni rêve, ni rôle dramatique, ni personnages de roman. Bien plus, pour quelqu’un au moins, cela s’illuminait même des doux rayons de la lune de miel! Et comment pouvait-il en être autrement? Ici, dans cette région vers laquelle se dirigeaient fatalement tous les nouveaux époux--au point que cela en était devenu banal, et qu’elle se rappelait avoir entendu Mme March s’excuser presque d’y faire son premier voyage de femme mariée--comment deux jeunes gens, seuls comme ils étaient, auraient-ils pu ne pas être pris pour mari et femme. Et le pis, c’est qu’il devait, lui, avoir entendu la fatale question. La pâleur du jeune homme contrastait avec la rougeur de Kitty qui lui trouva l’air grave. Il monta l’escalier à son tour, et elle prit un siège pour l’attendre. --J’en ai tant vu, de ces couples américains, quand je vivais à la ville! continua l’affable petite maîtresse de maison. Mais je ne crois pas qu’il en vienne beaucoup à Sillery. Au fait vous êtes le seul qui soit encore venu cet été; et en vous voyant prendre intérêt à la vieille mission, j’ai cru que vous ne seriez pas fâchés si je vous adressais la parole pour vous inviter à entrer dans la maison. La plupart des Américains ne restent que juste le temps de visiter la citadelle, les plaines d’Abraham, et la chute de Montmorency, et puis repartent. Il me semble que cela devrait être fatigant pour eux de toujours recommencer la même chose. Mais au fait ce ne doit pas être toujours les mêmes.... Il n’était pas raisonnable de la part de Kitty de laisser son interlocutrice s’évertuer ainsi à soutenir la conversation. Elle lui manifesta son contentement d’avoir visité le vieil édifice, ainsi que sa vive reconnaissance pour une si cordiale invitation. Elle ne détrompa point la jeune femme, c’était plus simple; et lorsque reparu son compagnon, elle prit congé de ces bonnes gens emportant on ne sait quelle secrète satisfaction de ce qu’ils s’étaient mépris à son sujet. Pourtant, comme la jeune femme et son mari se tenaient près de la voiture, répétant leurs adieux, elle aurait voulu retarder indéfiniment le départ, tant elle redoutait de se trouver en tête-à-tête avec Arbuton. Mais aussitôt qu’elle fut seule avec lui, son esprit s’exalta. Pendant qu’ils cheminaient sous l’ombrage de la falaise, elle se mit à discourir avec une verve intarissable sur les objets intéressants de la route. Elle s’extasia sur la beauté du fleuve large et tranquille, avec ses navires à l’ancre. Elle faisait des réflexions badines sur le village à travers lequel ils passaient, avec ses portes ouvertes et le repas du soir fumant sur le grand poële encadré dans la cloison de chacune de ces demeures proprettes. Elle attira l’attention de son compagnon sur les deux grands escaliers qui escaladent le rocher, et conduisent des chantiers de bois aux plaines d’Abraham, et sur l’armée de travailleurs, qui, une petite chaudière à dîner à la main, montaient le long de cette rampe si difficile autrefois, pour regagner leurs quartiers dans le faubourg Saint-Roch. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour rester maîtresse de la conversation et se tenir personnellement hors de question. Un bout du village était peuplé par des Français; c’était propret gentil. Mais, un peu plus loin, la route commença à pulluler d’Irlandais, et cessa d’être un sujet de discours intéressant. Alors le silence contre lequel elle avait tant lutté, tomba sur eux et les enveloppa comme d’un cercle magique, qu’elle ne put réussir à rompre. Il eût été mieux pour le succès d’Arbuton de respecter ce silence. Mais un échec était pour lui invraisemblable; il avait si longtemps regardé cette jeune fille de haut en bas, disons le mot, qu’il ne pouvait pas s’imaginer qu’elle pût hésiter un instant à accepter l’offre de son cœur. En outre, un sentiment de magnanime obligation se mêlait à son amour confiant, car elle devait savoir qu’il avait entendu ce que la jeune femme avait dit à la mission. Peut-être laissa-t-il ce sentiment donner une certaine couleur à sa démarche, si légèrement que cela fût. Il manqua de ce tact délicat si nécessaire à l’heure suprême. Il ne sut pas attendre, et il parla, pendant que tout, chez la jeune fille, le sang de ses veines et chaque fibre de son être, demandait grâce. XI RÉPONSE DE KITTY Le crépuscule jetait ses dernières lueurs lorsque Kitty entra dans la chambre de Mme Ellison, et se laissa choir en silence sur la première chaise venue. --Le colonel a rencontré un ami à l’hôtel, ce qui lui a fait oublier l’expédition, dit Fanny; il n’y a qu’une demi-heure qu’il est rentré. Mais c’est tout aussi bien. Je suis sûre que vous vous êtes parfaitement amusés. Où est M. Arbuton? Kitty éclata en sanglots. --Quoi? est-ce qu’il lui serait arrivé quelque chose? s’écria Mme Ellison en se précipitant vers elle. --A lui? non! Qu’est-ce qui aurait pu lui arriver? demanda Kitty d’un ton piqué. --Eh bien, alors, vous serait-il arrivé quelque chose, à vous? --Je ne sais si cela peut s’appeler ainsi, mais je suppose que vous serez satisfaite maintenant, Fanny. Il m’a demandée en mariage. Kitty prononça ces derniers mots avec une certaine violence, comme si, puisque la chose devait se dire, elle eût désiré s’en débarrasser au plus vite. --Oh! ma chère! s’écria Mme Ellison, sans y mettre rien de ce sentiment de satisfaction qu’on devait attendre chez une entremetteuse de mariages qui voit ses plans réussir. Tant qu’il s’était agi d’un mariage dans la portée abstraite du mot, elle n’avait pas cessé d’y travailler. Mais, du moment qu’il s’agissait particulièrement de l’union de Kitty avec ce M. Arbuton qui, en réalité, leur était presque inconnu, et pour qui, au fond de son cœur, sa sympathie ne dépassait pas ce qu’elle savait de lui, c’était une autre affaire. Mme Ellison était effrayée de son triomphe, et elle se prit à songer qu’un échec aurait été plus facile à subir. Est-ce que les deux jeunes gens se convenaient aucunement? Aurait-elle consenti à voir sa pauvre Kitty enchaînée pour la vie à cet égoïste impassible, dont le mérite même inspirait de l’éloignement, dont la modestie même semblait vous rabaisser et vous humilier? Mme Ellison ne pouvait se poser la question avec modération ni dans un sens ni dans l’autre; elle était maintenant injuste envers Arbuton sans aucun doute. --Avez-vous accepté? murmura-t-elle tout doucement. --Accepté? répéta Kitty; non! --Oh! ma chère! soupira de nouveau Mme Ellison, en se disant que ceci n’était guère préférable, et n’osant pas s’aventurer plus loin dans ses interrogations. --Je suis dans une perplexité extrême, dit Kitty, après avoir attendu une question qui ne venait pas. J’ai besoin que vous m’aidiez à réfléchir. --Avec plaisir, ma chérie. Mais je ne sais pas de quelle utilité je puis être pour vous. Je commence à m’apercevoir que je ne suis pas très forte sur la réflexion. Kitty, qui désirait principalement voir la situation se dessiner plus distinctement devant elle, ne fit aucune attention à cet aveu, et se mit à raconter tout ce qui s’était passé. Le crépuscule lui prêtait sa pénombre; et dans cette obscurité favorable, elle eut le courage de bien représenter tous les faits, même avec leur côté plaisant. --C’était bien solennel, comme vous devez vous l’imaginer; et j’étais effrayée, dit-elle; mais je me suis efforcée de ne pas me laisser surprendre, en disant _oui_, simplement parce que c’était ce qu’il y avait de plus facile à faire. Je lui ai dit que je ne savais pas,--et c’était vrai; que j’avais à y songer,--et c’était encore vrai. Il n’a pas été bien généreux, et m’a dit qu’il s’était figuré que j’avais déjà eu le temps d’y réfléchir. Il ne paraissait pas bien comprendre--ou bien je n’ai pas su m’expliquer--quelles avaient été mes impressions jusque-là. --Il pourrait certainement dire que vous l’avez encouragé, remarqua Mme Ellison toute pensive. --Encouragé, Fanny! Comment pouvez-vous m’accuser d’une pareille indélicatesse? --Il n’y a pas d’indélicatesse en cela. Les hommes ont besoin d’être encouragés; sinon, ils n’auraient jamais la hardiesse nécessaire. Ils sont naturellement si timides. --Je ne pense pas que M. Arbuton soit si timide. Il paraissait croire qu’il n’avait qu’à demander pour la forme, et que de mon côté je n’avais rien à objecter. Qu’a-t-il jamais fait pour moi? Ne m’a-t-il pas, au contraire, été souvent fort désagréable? Il n’aurait pas dû parler immédiatement après ce qu’il venait d’entendre. C’était si mal à lui. Et puis, comment peut-il ignorer que les jeunes filles ne peuvent pas être là-dessus aussi certaines d’elles-mêmes que les hommes, ou, si elles le sont, ne peuvent pas le savoir juste au moment où on le leur demande. --En effet, interrompit Mme Ellison, les jeunes filles sont comme cela. Je pense sincèrement que la plupart d’entre elles--quand elles sont jeunes comme vous, Kitty--ne pensent jamais au mariage comme la conséquence finale de leurs petites trames amoureuses. Tout ce qu’elles ambitionnent, c’est que les attentions galantes et le roman se continuent indéfiniment, et n’amènent rien de plus sérieux. Et l’on ne devrait pas les en blâmer, quoiqu’on le fasse souvent. --Certainement, dit vivement Kitty, c’est cela; c’est ce que j’étais à me dire. Voilà la raison pour laquelle une jeune fille doit avoir du temps pour se décider. Je suppose qu’on vous en a donné, à vous. --Oui, deux minutes. Le pauvre Dick retournait à son régiment, et se tenait là, debout, sa montre à la main. Je dis non d’abord, et puis je le rappelai, pour me reprendre. Mais, Kitty, si le roman s’était terminé sans qu’il vous eût rien déclaré, vous n’auriez pas aimé cela non plus, dites. --Non, avoua Kitty en tremblant; je crois que non. --Eh bien, alors, voyez-vous, c’est un grand point en sa faveur. Quel délai avez-vous demandé, ou vous a-t-il accordé? --J’ai promis de lui donner une réponse avant notre départ de Québec, répondit Kitty avec un profond soupir. --Est-ce que vous n’êtes pas déjà décidée? --Je ne sais. Voilà ce que vous devez m’aider à trouver. Mme Ellison fut quelque temps sans parler. --Eh bien, dit-elle enfin, je suppose qu’il va falloir remonter jusqu’au commencement. --En effet, soupira Kitty. --Vous avez senti d’abord un certain attrait pour lui, la première fois que vous l’avez vu, n’est-ce pas? demanda Mme Ellison avec insinuation, tout en s’efforçant d’être systématique et suivie, par un effort mental dont nous ne pouvons donner une idée. --Oui, répondit Kitty. Puis elle ajouta plus bas: --Mais je ne puis m’expliquer quelle sorte d’attrait. Je l’admirais, je suppose, pour sa beauté, son élégance, et pour l’exquise distinction de ses manières. --Continuez, fit Mme Ellison. Et quand vous l’avez mieux connu? --Mais nous avons déjà parlé de cela, Fanny. --C’est vrai, mais nous ne devons rien omettre, reprit Mme Ellison sur un ton d’exactitude judiciaire qui fit sourire Kitty. Mais celle-ci reprit son sérieux bien vite. --Plus tard, reprit-elle, je ne puis dire s’il me plaisait ou non, ni même s’il cherchait à me plaire. M’est avis qu’il agissait d’une façon assez étrange pour un homme... épris. Je me sentais troublée et mal à l’aise avec lui. Il paraissait toujours se rendre aimable par pure condescendance. --C’était peut-être un simple effet de votre imagination, Kitty. --Peut-être; mais je n’en étais pas moins troublée. --Et depuis? --Depuis--c’est-à-dire après notre excursion à l’endroit où Montgomery fut tué--il m’a paru complètement changé. Il s’efforçait d’être agréable, et semblait faire tout en son pouvoir pour se faire aimer. Je ne puis m’expliquer cela. Il était rempli d’attentions pour moi, et se conduisait à mon égard--sans s’en douter probablement--comme s’il eût eu des droits sur ma personne. Cependant c’est peut-être là encore un effet de mon imagination. Il est bien difficile d’analyser ce qui s’est passé entre nous pendant ces deux dernières semaines. Kitty se tut, et Mme Ellison resta quelque temps silencieuse, puis tout à coup: --Quand il agissait comme s’il avait eu des droits sur vous, demanda-t-elle, est-ce que cela vous était désagréable? --Je ne saurais dire. Il y avait là un peu de prétention de sa part. Je ne sais pas pourquoi il agissait ainsi. --Avez-vous du respect pour lui? --Mais, Fanny, je vous ai toujours dit que je respectais en lui bien des choses. Mme Ellison avait les faits devant elle; il s’agissait d’en faire l’addition, et d’en tirer une conclusion. Elle se redressa sur son siège, et se mit à examiner sa tâche. --Eh bien, Kitty, dit-elle, je vais vous dire: je ne sais vraiment que penser, mais je puis vous affirmer ceci: s’il vous a plu d’abord, et déplu ensuite, et qu’il soit devenu plus agréable subséquemment, et que sa manie d’agir comme s’il eût eu des droits sur vous ne vous a point choquée, et si vous le respectez, sans cependant le trouver charmant.... --Mais il l’est, charmant, à sa façon. Il l’a été dès le commencement. Dans un roman, ses manières froides, dédaigneuses, protectrices auraient été tout ce qu’il y a de plus attrayant. --Alors pourquoi ne l’avez-vous pas accepté? --Pourquoi? répondit Kitty entre le rire et les pleurs: c’est que nous ne faisons pas un roman, et je ne sais pas si je l’aime ou non. --Mais pensez-vous que vous pourriez l’aimer? --Je n’en sais rien. Sa demande a réveillé en moi tous les doutes que j’avais à son sujet, et m’a fait oublier les deux dernières semaines. Je ne sais pas si je l’aime. Si je l’aimais, est-ce que je n’aurais pas plus de confiance en lui? --Eh bien, que vous ayez de l’amour ou non, je vais vous dire ce que vous êtes, Kitty, s’écria Mme Ellison, agacée par cette indécision, et soulagée de ce que l’alternative, quelle qu’elle fût, était remise d’un jour ou deux. --Quoi? --Vous êtes.... Mais à ce moment psychologique le colonel entra dans la chambre en flânant, et Kitty s’esquiva. --Richard, dit gravement Mme Ellison et sur ce ton de reproche accusateur qui lui était ordinaire, vous savez ce qui est arrivé, je suppose. --Non, ma chère, pas du tout; mais ça ne fait rien, je le saurai bientôt sans doute. --Mon Dieu, je voudrais bien que vous fussiez un peu plus sérieux pour une fois. M. Arbuton a demandé Kitty en mariage. Dans sa surprise, le colonel laissa échapper un coup de sifflet sec et rapide. Mais il ne hasarda aucune réflexion plus nettement formulée. --Oui, reprit la jeune femme en réponse au coup de sifflet de son mari, et cela me contrarie horriblement. --Tiens, mais je pensais que vous aviez de l’affection pour lui. --Non, je n’avais pas d’affection pour lui; mais je croyais qu’il aurait pu être un bon parti pour Kitty. --Et ne l’est-il pas? --Elle n’en sait rien. --Elle n’en sait rien? --Non. Le colonel écouta silencieusement le récit que Mme Ellison lui fit de toute l’affaire, et de l’indécision dans laquelle Kitty se trouvait. Alors il s’écria avec véhémence, et comme dans un accès de surprise envahissante: --Voilà la chose la plus étonnante du monde. Qui se serait jamais imaginé que ce morceau de glace pût être amoureux? --Est-ce que je ne vous l’ai pas toujours dit? --Oui, certainement; mais cela pouvait s’interpréter de deux manières. Vous pourriez découvrir de la passion dans les yeux d’une pomme de terre, vous. --Colonel Ellison, dit Fanny d’un ton sévère, dans quel but supposez-vous qu’il soit resté ici autour de nous depuis un mois? Pourquoi serait-il encore à Québec? Pensez-vous que c’est par compassion pour moi, ou parce qu’il trouvait votre compagnie si agréable? --Ma foi, je supposais qu’il nous trouvait tolérables, et prenait quelque intérêt à Québec. Mme Ellison ne fit aucune réponse, mais regarda son mari avec un air de dédain qui--heureusement pour le colonel--se perdit dans l’obscurité. Enfin elle prétendit qu’en fait d’aveuglement les chauves-souris ne sont rien comparées aux hommes, car n’importe quelle chauve-souris aurait vu clair dans ce qui se passait. --Il est vrai, remarqua le colonel, que j’ai eu une ombre de soupçon, le jour de cette affaire de Montgomery. Ils paraissaient confus tous les deux, lorsque je les rencontrai au bout de la rue, et ni l’un ni l’autre ne savaient que dire. Cependant, plus tard, cela m’avait semblé suffisamment expliqué par cette aventure que vous m’avez racontée. Dans le temps, je n’ai pas fait grande attention à la chose. L’idée qu’il fût amoureux me paraissait trop ridicule. --Etait-ce si ridicule lorsque vous étiez amoureux de moi? --Non; et cependant ma présente condition n’est pas une preuve que c’était fort sage, Fanny. --Oui, voilà bien les hommes! Aussitôt que l’un d’eux est heureusement marié, il s’imagine qu’il ne doit plus y avoir d’amour en ce bas monde, et il ne peut concevoir que deux jeunes gens puissent s’éprendre l’un de l’autre. --C’est à peu près cela, Fanny. Mais admettant, simplement pour les besoins de la discussion, que maître Boston ait demandé Kitty en mariage, et qu’elle ne sache pas si elle doit l’accepter ou non, qu’avons-nous à voir là-dedans? Je ne l’aime pas assez pour plaider sa cause; et vous? Quand Kitty sera-t-elle prête à répondre? --Elle doit répondre avant notre départ d’ici. Le colonel se mit à rire. --De sorte qu’il est condamné à rester ici dans l’incertitude durant deux jours! C’est un peu dur, cela, Fanny; qu’est-ce qui vous a engagée à vous mêler si activement de cette affaire? --Activement? je ne m’en suis pas mêlée activement. --Disons que vous y avez acquiescé avec répugnance; mais pourquoi cela? --Ma foi, elle a des goûts littéraires si prononcés, et puis elle est... --Et puis elle est... quoi? --Vous êtes insultant!--Et puis elle est si intelligente... et le reste. Je croyais qu’elle était destinée à vivre dans un endroit où tout le monde est instruit et porté vers les choses intellectuelles. C’est-à-dire que je m’imaginais cela, si toutefois je m’imaginais quelque chose. --En somme, dit le colonel, vous pouvez avoir été dans le vrai, mais je ne pense pas que Kitty montre en ce moment une force d’esprit qui la rende particulièrement propre à la vie de Boston. Je suis d’avis qu’il est ridicule de laisser ainsi ce jeune homme en suspens. Elle pourrait tout aussi bien répondre maintenant que plus tard. Ce délai lui impose comme une espèce d’obligation envers lui. Je vais lui parler. --Vous allez la tuer, si vous lui parlez. Vous ne savez pas jusqu’à quel point cela l’affecte. --Ne craignez rien, je ménagerai sa sensibilité. C’est mon devoir de lui parler. Et puis, est-ce que je ne connais pas Kitty? Je l’ai presque élevée. --Vous avez peut-être raison. Vous êtes tous si étranges dans cette famille, que vous pourriez avoir raison. Seulement, soyez prudent, Richard. Vous devrez aborder le sujet avec délicatesse... indirectement, vous savez. Les jeunes filles sont bien différentes des jeunes gens; n’y allez pas brusquement. Sachez manœuvrer au moins une fois dans votre vie. --Très-bien, Fanny; soyez tranquille, je ne serai ni maladroit, ni brusque. J’irai à sa chambre dans quelques instants, lorsqu’elle sera plus tranquille, et j’aurai avec elle une bonne conversation calme et paternelle. Le colonel n’eut pas la peine de se déranger, car Kitty avait laissé quelque chose sur la table de Fanny, et elle revint avec une lampe à la main. Sur sa figure, qu’elle tenait détournée, on pouvait découvrir des traces de pleurs. Le coin de ses lèvres fermement dessinées était baissé comme si elle eût pris une résolution des plus pénibles. Fanny, qui était anxieuse, le remarqua; elle fit au colonel un signe qu’une femme aurait certainement pris pour une prière de se taire, ou tout au moins de parler avec la plus grande prudence et toute la tendresse possible. Le colonel fit appel à sa stratégie, et s’écria joyeusement: --Eh bien, Kitty, que vous a donc dit maître Boston? Mme Ellison retomba sur son canapé comme frappée par une balle, et cacha sa tête dans ses mains. Kitty ne parut pas avoir entendu. Elle ramassa ce qu’elle était venue chercher, pencha une figure impassible sur son cousin qu’elle regarda sans le voir, et sortit de la chambre sans prononcer une parole. --Eh bien, sur mon âme! s’écria le colonel, en voilà d’agréables manières de spectre, de somnambule ou de lady Macbeth. Sapristi! Fanny, voilà ce que vous gagnez à vouloir me faire manœuvrer. Si vous m’aviez laissé aller droit à la question... comme un homme... --Je vous en prie, Richard, ne dites rien de plus, supplia Mme Ellison d’une voix brisée. Ce n’est pas votre faute, je le sais; et dans les circonstances je dois faire de mon mieux. Voyons, mon cher, sortez pour quelques instants, je vous en conjure. Quant à Kitty, après avoir quitté la chambre de cette fantastique manière, elle se rappela vaguement, à travers les brouillards de sa propre anxiété, l’espèce d’effroi manifesté par le colonel lorsqu’elle l’avait regardé d’une façon si hagarde, et se demanda si elle n’avait pas traité ce pauvre Dick un peu plus tragiquement qu’il ne fallait; et elle se mit à rire silencieusement en elle-même. Mais, au moment où elle s’arrêtait doucement devant la fenêtre du passage en riant au clair de la lune, qui, amoindrissant l’éclat de la lampe lui jetait sa pâle lueur à la figure, Arbuton descendit l’escalier des mansardes. Le pauvre amoureux n’était pas un homme d’imagination; mais même à quelqu’un d’un esprit moins poétique et plus positif, la jeune fille aurait bien pu sembler à ce moment quelque créature immatérielle, quelque chose de fantastique, d’impalpable, d’insensible, un rêve, une vision céleste, avec un reflet de malice cependant. Il gémit sur sa beauté, comme s’il eût dû la perdre pour toujours dans cette transfiguration féerique. --Miss Ellison! murmura-t-il à peine. --Vous ne devriez pas me parler en ce moment, monsieur, répondit-elle avec gravité. --Je le sais, mais c’est plus fort que moi. Pour l’amour du ciel, que cela ne me fasse point tort dans votre esprit. Je voulais vous demander si je ne pourrais vous voir demain, vous prier de laisser les choses avoir leur cours suivant les projets qui ont été faits, et comme si je ne vous avais rien dit aujourd’hui. --Ce sera bien étrange, dit Kitty. Mes cousins savent tout maintenant. Comment pouvons-nous nous rencontrer en leur présence? --Je ne veux pas partir sans avoir une réponse, et nous ne pouvons rester ici sans nous rencontrer. Il sera moins étrange de laisser les choses se passer comme si de rien n’était. --Soit. --Merci! Il paraissait extraordinairement humble, et encore plus affecté. Elle l’écouta descendre l’escalier, tirer le verrou de la porte extérieure et la fermer derrière lui. Puis elle quitta l’espace éclairé par la lune et rentra dans sa chambre, que la lumière de la lampe protégée par d’épais rideaux emplissait tout entière de sa lueur vermeille, laissant voir la jeune fille non plus comme un esprit malicieux, mais comme une pauvre petite bien indécise, bien perplexe et bien anxieuse. Sur un point au moins, elle était fixée. Tout cela était l’effet d’un malentendu; il l’avait prise pour ce qu’elle n’était pas; car Arbuton était certainement d’un caractère trop mondain pour choisir comme femme--s’il l’eût connue--une jeune fille de l’origine et dans les conditions de Kitty, bien qu’elle-même en fût fière. Il avait dû être trompé tout d’abord par les toilettes; et elle décida que son premier pas vers la vérité et la sincérité serait de remettre généreusement tout ce qui appartenait à Fanny, et de s’en tenir strictement à sa propre garde-robe. --Et puis--ne put-elle s’empêcher de se dire--ma robe de voyage est justement ce qu’il faut pour un pique-nique. Maintenant, si le sceptique lecteur d’un autre sexe était porté à railler cette méthode de se sacrifier, nul doute que les femmes, au moins, admettront qu’il était très naturel et éminemment convenable que, dans cette circonstance solennelle, elle pensât d’abord à la question de toilette, laquelle a toujours eu une si grande influence sur les affaires du cœur. Qui peut prétendre,--soyez honnêtes pour une fois, ô hommes vains et remplis de vous-mêmes,--que la coupe, la couleur, l’ensemble élégant de la parure, n’ont pas joué le rôle le plus important dans son premier rêve d’amour? Est-ce que certains petits bouts de dentelle, certains nœuds de ruban, n’y ont pas pris autant de part que n’importe quel sourire ou quel regard tendre? Est-ce que la longue expérience des femmes ne leur a pas enseigné qu’une jolie toilette constitue la moitié de leur art de plaire? Elles le savent évidemment; et quand Kitty prit le parti de renoncer aux avantages qu’elle tirait des robes de Fanny, elle gagnait la plus rude bataille qu’elle eût à livrer pour être franche envers Arbuton. Elle ne s’arrêta pas là, sans doute. Elle ne dormit pas, méditant les moyens de le désabuser entièrement, en le persuadant qu’elle n’était pas la femme qui pût lui convenir. XII PIQUE-NIQUE AU CHÂTEAU-BIGOT --Eh bien, dit Mme Ellison--qui s’était glissée dans la chambre de Kitty, le lendemain matin, afin d’avoir une meilleure lumière pour disposer les boucles de son chignon--ce ne sera pas plus insensé que le reste. Si vous pouvez vous y soumettre, nous n’y trouverons pas à redire, quant à nous. --Je ne vois pas comment nous pourrions éviter cela, Fanny. Il l’a demandé; et à dire le vrai, je n’en suis pas fâchée, car je n’aimerais pas à avoir la migraine de convention qu’ont toutes les jeunes filles qui ne veulent pas se montrer. Au surplus je ne vois pas comment nous pourrions passer la journée d’une façon plus rationnelle qu’en ne dérangeant rien au programme. Mais au fond, peut-il y avoir une situation plus risible? Maintenant que le côté mélodramatique de l’affaire s’efface, et que celle-ci prend une couleur plus sérieuse, cela me fait rire. Ce pauvre M. Arbuton va s’imaginer toute la journée que je l’examinai d’un œil sans pitié, qu’il ne doit pas faire ceci, qu’il ne doit pas dire cela, de peur de me déplaire. Il ne saurait s’échapper, car il a promis d’attendre ma décision. C’est une position absurde pour lui, mais ce n’est pas ma faute. Je pourrais bien lui dire _non_ tout de suite, mais je préfère attendre. --Pourquoi donc avez-vous mis cette robe? interrompit soudainement Mme Ellison. --Parce que je ne veux plus porter vos toilettes, Fanny. C’est un cas de conscience. Je me sens coupable d’inspirer de l’amour sous une parure qui ne m’appartient pas. Et c’est peut-être en punition de ma duplicité, que je me trouve si embarrassée de toute cette affaire et du rôle que j’y joue. Il me semble toujours qu’il s’agit d’une autre; et, si absurde que cela soit, je crois parfois m’intéresser à une tierce personne. Mme Ellison essaya de répondre, mais elle rencontra la résolution inébranlable de Kitty; elle ne put réussir à lui faire ajouter même un bout de ruban à ses cheveux. Ce ne fut que plus tard dans l’avant-midi que les préparatifs du pique-nique furent terminés. Nos amis montèrent tous quatre dans la même voiture, et l’on se mit en route. Dans la nécessité où chacun se trouvait de tirer le meilleur parti possible des circonstances, l’ignorance affectée du colonel était peut-être exagérée, mais les petits stratagèmes de Mme Ellison eurent un succès merveilleux. Sa tournure d’esprit s’adaptait parfaitement à la situation, et personne n’eût pu découvrir chez elle la moindre chose qui ne tendît au but qu’elle se proposait, la moindre parole qui, dans le ton ou l’expression, fût trop vivement accentuée. Arbuton, dont elle s’était emparée, et qui la savait au courant de tout, s’avoua qu’il ne lui avait jamais rendu justice, et seconda les efforts de la jeune femme avec une espèce d’admiration sympathique. De son côté, Kitty, par certains regards reconnaissants jetés à sa cousine en détournant la tête, rendait un ardent hommage aux efforts de tact déployés par elle, et après quelques instants de trouble durant lesquels l’angoisse de toute sa nuit la mordit au cœur, elle finit, en dépit de tout, par trouver la situation passable. Le chemin qui conduit au Château-Bigot est charmant. Vous traversez d’abord les vieux faubourgs de la ville basse, puis vous prenez la grande route unie et dure, bordée de jolies maisons de campagne, qui conduit au village de Charlesbourg. Si par hasard vous vous retournez, vous apercevez derrière vous, comme une merveilleuse toile, Québec avec les clochers et les toits aigus de la haute ville, et sa longue et irrégulière ceinture de murailles qui suit l’arête du promontoire. Plus bas s’entassent les toits et les cheminées de Saint-Roch; puis encore des clochers et des murs de couvents; et enfin les vaisseaux de la rivière Saint-Charles, dont le cours, d’un côté, remonte la vallée en rétrécissant sa surface lumineuse, et de l’autre va se perdre en s’élargissant dans les vastes lueurs du Saint-Laurent. De paisibles prairies parsemées d’arbres s’étendent depuis les villas suburbaines jusqu’au village de Charlesbourg, où le cocher s’informa de la route à suivre, auprès d’un groupe d’oisifs flânant sur la place de l’église. Il prit ensuite un chemin de traverse, qu’il quitta peu après pour entrer dans une espèce d’allée de plus en plus rocailleuse, qui bientôt se transforma elle-même en simple chemin de charrette coupé dans les bois, où la forte et riche odeur des pins et des herbes sauvages écrasées sous les roues embaumait l’atmosphère. Au bord de la route, un paysan accompagné de son petit garçon, les yeux noirs et la bouche ouverte, coupait des harts pour lier le foin. Le petit garçon consentit à se faire le guide des touristes jusqu’au château, à partir de l’endroit où il leur fallait mettre pied à terre et laisser la voiture. Le petit _habitant_ et le cocher prirent les paniers de pique-nique, et marchèrent en avant à travers d’épaisses broussailles, jusqu’à un petit cours d’eau si rapide que l’eau n’y gèle jamais, paraît-il, et assez profond pour que les chaleurs de l’été ne le tarissent point. Un rideau de joncs le protège. Le ruisseau traversé, une vaste clairière se présente, au centre de laquelle s’élèvent les ruines du château. La tristesse d’un long abandon plane sur la scène. Des vestiges de jardins et de dépendances pittoresques se voyaient encore de nos jours; mais, depuis quelques années, la désolation et le désert ont graduellement tout envahi. La montagne qui se dresse derrière la terrasse du château se drapait dans la rougeur pâlissante des feuilles d’automne tranchant sur le vert sombre des pins qui l’enveloppent jusqu’à la cime. Un concert d’innombrables grillons remplissait l’air calme du midi. Les ruines en elles-mêmes ne sont point imposantes par leurs proportions. C’est un château plutôt par l’imagination populaire que par aucun droit réel à cette appellation. A la vérité, cela n’a jamais été qu’un rendez-vous de chasse de l’intendant royal, Bigot, un individu qui, par ses méfaits a mérité un renom particulier dans l’histoire de Québec. Il fut le dernier intendant avant la conquête du pays par les Anglais; et, malgré la détresse générale dans la colonie, il s’enrichit en opprimant le peuple et en spéculant honteusement aux dépens de l’armée. Il avait construit cette maison de plaisance dans les bois; et il s’y rendait pour ses parties de chasse et les orgies qui s’ensuivaient. Là aussi, paraît-il, vivait secrètement la jeune Huronne qui l’aimait, et qui survit dans la mémoire des paysans sous le nom de la _Sauvagesse assassinée_. Or, il faut le dire, les preuves du meurtre sont tout aussi douteuses que celles de l’existence de la personne elle-même. Lorsque le pervers Bigot fut arrêté et envoyé en France, où on lui fit un procès remarquable surtout par l’épaisseur des dossiers, le château passa en d’autres mains. Un détachement des soldats d’Arnold hiverna là en 1775; et c’est à nos compatriotes que nous devons l’incendie et la destruction du Château-Bigot. Il s’élève, comme nous l’avons dit, au centre d’une clairière, avec ses deux murs de pignon et un mur de refend encore presque entiers, et qui, ce jour-là, se détachaient avec beaucoup d’effet sur le ciel tendrement azuré du nord. Sur le pignon le plus exposé aux intempéries, le fer enclavé dans la pierre avait, sous l’assaut de bien des tempêtes d’hiver laissé couler des suintements d’un brun rougeâtre; et des touffes de lichen tenace plaquaient çà et là la surface de la muraille. Mais le reste de la maçonnerie s’élevait, vierge de toute végétation parasite, dans la nudité particulière aux ruines, sous nos climats où nulles plantes grimpantes n’adoucissent le morne aspect de l’abandon et de la décrépitude. Parmi les broussailles, au pied des murs, croissaient des bouquets sauvages de seringats et de lilas. L’intérieur était encombré d’herbes folles, de ronces et de framboisiers, où pendaient encore quelques baies. Les lourdes poutres abandonnées où elles tombèrent il y a cent ans, font preuve de la consciencieuse solidité qui présida à la construction de l’édifice; et l’on peut voir par les pierres des foyers et les chambranles des cheminées, que l’endroit a eu ses prétentions au luxe. Pendant que les visiteurs étaient debout au milieu des ruines, une inoffensive couleuvre de jardin se glissa d’une crevasse à une autre; un oiseau s’échappa silencieusement de son nid caché dans quelque recoin élevé de la muraille. A cet instant--si impressionnables sont les dispositions de l’esprit, et si profonde l’influence de l’imagination sur le cœur--le palais des Césars n’aurait pas produit une plus forte impression de solitude et de désolation. Nos amis recherchèrent avidement les moindres détails pouvant répondre à ce qu’ils avaient lu dans les descriptions de ces ruines, et furent aussi satisfaits d’un débris d’escalier de cave qu’ils découvrirent à l’extérieur, que s’ils avaient trouvé le passage secret de la chambre souterraine du château, ou le trésor que le petit _habitant_ leur assura être enfoui sous les décombres. Ils se dispersèrent ensuite à la recherche des limites du jardin; et Arbuton s’attira des félicitations générales par la découverte qu’il fit des fondations de l’écurie du château. Il ne restait plus qu’à procéder aux préparatifs du pique-nique. Ils choisirent une jolie pelouse à l’ombre d’une hutte d’écorce toute délabrée, laissée là par les Indiens qui viennent camper à cet endroit pour l’été. Dans les cendres de cet agreste foyer, ils allumèrent du feu,--Arbuton fournissant les branchages, et le colonel déployant une habileté toute particulière à réconcilier cette flamme sauvage avec la cafetière civilisée empruntée à Mme Gray. Mme Ellison tendit la nappe, combinant l’arrangement des mets, changeant plusieurs fois de place les tranches de langue et les sardines qui flanquaient le poulet rôti, et se demandant avec anxiété si elle devait mettre les gâteaux et les pêches confites immédiatement, ou si elle ne devait pas plutôt les réserver pour un second service. Les olives au vinaigre la réduisirent au désespoir; elles étaient en bouteille, et pour ne pas rompre la symétrie, il fallait les placer de façon à ce qu’elles servissent de pendant à quelque chose d’aussi important par sa forme. Des marguerites sauvages, des feuilles vertes et rouges, des ramilles de fougère jaunissante que Kitty avait disposées dans un verre furent saluées avec enthousiasme, mais rejetées bientôt avec répulsion, à cause de quelques fourmis qu’y découvrit Mme Ellison. Kitty tint tête à l’explosion avec sa patience ordinaire et se mit à cuisiner le café. Avec ce douloureux et charmant émoi que seuls les amoureux connaissent, Arbuton la regarda casser l’œuf sur le bord de la cafetière, l’y laisser tomber, et puis remuer avec un empressement délicieux. Cela lui représentait la vie domestique, lui donnait un avant-goût du foyer: c’était l’invitation inconsciente de l’épouse à l’intimité de la vie de famille. Au fracas de la coquille, il trembla; le clapotement de l’œuf et du café à l’intérieur de la cafetière lui donna des étourdissements. --Puis-je remuer pour vous, miss Ellison? dit-il d’un ton embarrassé. --Ah! mais non, répondit-elle, surprise qu’un homme voulût se mêler de brasser le café; mais si vous alliez me cherchez de l’eau au ruisseau, vous m’obligeriez. Elle lui donna une cruche, et il se dirigea vers le ruisseau, qui n’était qu’à une minute de distance. Cette minute pourtant laissa la jeune fille seule, pour la première fois ce jour-là, avec Dick et Fanny, et le silence se fit. Ils ne pouvaient s’empêcher cependant de s’entre-regarder; et le colonel, pour faire croire qu’il ne songeait à rien, se mit à siffler, ce qui lui valut une réprimande de la part de sa femme. --Pourquoi pas? demanda-t-il, nous ne sommes pas à un enterrement, je suppose. --Certainement non! dit Mme Ellison. Et Kitty, qui avait rougi au point d’avoir envie de pleurer, éclata de rire au contraire, et puis se fâcha contre elle-même, en voyant arriver Arbuton, dans la crainte qu’il ne s’imaginât être l’objet de cette gaîté intempestive. --Le champagne devrait probablement être rafraîchi, observa Mme Ellison, lorsque le café, suffisamment remué, se mit à bouillir sur la braise. --Je connais le ruisseau mieux que personne, dit Arbuton, et je sais un remous où il se rafraîchira plus rapidement que partout ailleurs. --Alors vous allez l’y transporter, reprit l’organisatrice de la fête. Et Arbuton s’éloigna docilement, la bouteille de champagne à la main. La cruche qu’il avait remplie était dans l’herbe; un brusque mouvement de la jupe de Kitty la renversa. Le colonel se précipita à la rescousse; mais Mme Ellison l’arrêta de la main, pendant qu’elle jetait un regard d’ineffable admiration sur la jeune fille. --Ma foi, dit celle-ci, pour m’apprendre qu’on n’est pas aussi maladroit impunément je vais aller remplir la cruche moi-même. Et elle se hâta de rejoindre Arbuton. Ils se parlèrent à peine en allant et revenant; mais la contrainte qu’éprouva Kitty n’était rien comparée à ce qu’elle redoutait en cherchant à échapper à la raillerie tacite du colonel et à l’officieuse protection de Fanny. Et cependant elle trembla à la pensée que sa vie était déjà tellement identifiée avec celle de cet étranger, qu’elle croyait devoir chercher auprès de lui un refuge contre ses propres parents. Dans la circonstance présente, ces derniers ne pouvaient rien pour elle. Tout dépendait exclusivement d’elle et de lui; ils devaient se tirer d’affaires du mieux possible par eux-mêmes. Le cas admettait à peine un intérêt sympathique; et si la chose ne lui eût pas été personnelle, Kitty en aurait été plutôt amusée que troublée. En dépit de tout, elle se surprenait parfois à sourire en songeant à cette position d’une jeune fille qui, après avoir passé un mois avec un jeune homme dans une intimité ayant toutes les apparences de l’amour, tient, lorsqu’on la demande en mariage, son amoureux en suspens, pendant qu’elle consulte son cœur, et, dans l’intervalle, s’en va pique-niquer avec lui, comme s’il ne s’agissait que d’une simple amourette d’aventure. De toutes les héroïnes de ses romans, elle n’en connaissait aucune qui se fût trouvée dans une semblable position. Cependant ses perplexités n’influèrent pas sur l’appétit qu’elle apporta au banquet champêtre. De sa vie toujours simple et frugale, elle n’avait jamais goûté au champagne, et après avoir trempé ses lèvres dans le pétillant liquide, elle s’écria naïvement: --Tiens, je pensais qu’il fallait _apprendre_ à aimer le champagne. --Non, dit le colonel; c’est comme la lecture et l’écriture, la nature nous enseigne cela. Les animaux les moins doués aimeraient le champagne. Les instincts délicats des jeunes filles leur en font apprécier tout de suite la valeur. Il y avait d’excellent champagne dans certaines caves de la confédération du Sud, ajouta le colonel. Le cachet vert était la marque favorite de nos frères égarés. Ce n’était pas là-dessus qu’ils se trompaient. Quant à moi, je le préfère à notre cidre, qu’il vienne de la pomme ou du raisin. Oui, c’est même meilleur que l’eau du vieux puits à tollenon dans l’arrière-cour d’Eriécreek, bien que cela n’ait pas la même fine saveur d’huile lubrifiante. Le léger refroidissement qu’éprouva Arbuton à la mention d’Eriécreek et de ses rapports avec le pétrole fut passager. Il était léger de cœur, depuis que Kitty semblait lui avoir fait des avances; et dans son laisser-aller du moment, il causa bien, et fournit sans restriction sa quote-part à l’amusement général. Quand le colonel, avec la répugnance qu’ont d’ordinaire les soldats à raconter leurs histoires de guerre devant les bourgeois, eut consenti, aux instances de sa femme, à relater quelque trait de sa dernière bataille, Arbuton écouta avec une déférence qui flatta cette pauvre Mme Ellison, si bien qu’elle ne comprenait plus rien aux hésitations de Kitty. A son tour, le jeune homme raconta d’une façon intéressante quelques-unes de ses aventures de voyages, s’excusant avec politesse de leur peu d’intérêt comparés aux récits du colonel. Il s’en excusa un peu trop même, car celui-ci se demanda avec un léger embarras s’il n’avait pas fait quelque gasconnade. Mais personne n’eut cette idée, et le repas fut assez joyeux. Lorsqu’il fut terminé, Mme Ellison, toujours un peu boiteuse, resta à l’ombre de la hutte d’écorce, et le colonel, après avoir allumé un cigare, en féal mari s’étendit sur le gazon devant elle. Kitty et Arbuton n’avaient rien de mieux à faire que de s’éloigner, et ce fut le parti pour lequel la jeune fille opta. Ils se dirigèrent en silence du côté du château, et se mirent à examiner les ruines d’une façon distraite. Sur un petit espace de surface unie, dans un endroit abrité, d’autres voyageurs avaient gravé leurs noms, et Arbuton proposa qu’on y inscrivit aussi les touristes du jour. --Oh oui! dit Kitty avec une espèce de soupir, en s’asseyant sur une pierre détachée de son alvéole, et laissant, suivant son habitude, retomber ses mains jointes sur ses genoux, écrivez vous-même. Ils devinrent étrangement rêveurs l’un et l’autre. --Miss Ellison, dit-il tout à coup, j’ai fait une bévue an écrivant votre nom; j’ai négligé d’y joindre le mot _miss_, et maintenant il n’y a plus de place sur le ciment. --Oh! cela ne fait rien, répondit Kitty, je suis bien sûre qu’il n’y manquera pour personne.[B] Arbuton ne releva pas le mot; il ne l’avait pas même remarqué. Il regardait avec émotion le nom que sa main venait de tracer pour la première fois; il se sentait un désir d’y porter ses lèvres. --Si j’avais le droit, dit-il, de le prononcer comme je l’ai écrit!... --Je n’y verrais pas d’inconvénient, répondit la jeune fille.... ni de motif, ajouta-t-elle prudemment. --Je croirais avoir fait un grand pas. --Je ne vous ai jamais dit, répondit Kitty pour donner le change, combien j’admire votre prénom, monsieur Arbuton. --Comment le connaissez-vous? --Il était sur la carte de visite que vous avez donnée à mon cousin, dit Kitty avec franchise, mais sans avouer qu’elle avait conservé cette carte. --C’est un ancien nom de famille; c’est-une espèce d’héritage que nous tenons du premier des nôtres qui vint s’établir en Amérique. D’une génération à l’autre, quelqu’un de chez nous doit porter ce nom. --Il est magnifique, s’écria Kitty. _Miles_, Miles Standish, le capitaine puritain! Miles Standish, le capitaine de Plymouth! Je serais bien fière d’un tel nom. --Vous n’avez qu’à l’accepter, fit-il avec gravité. --Oh! ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-elle en rougissant. Puis elle ajouta: --Vous appartenez à une famille bien ancienne, alors, n’est-ce pas? --Oui, assez ancienne, répondit Arbuton; mais cela n’est pas très rare dans l’Est, vous savez. --Je suppose que non. Mais les Ellison ne sont pas une ancienne famille, eux. Si nous remontons plus loin qu’à mon oncle, nous n’arrivons qu’à des trappeurs et à des aventuriers de l’Ouest. C’est probablement à cause de cela que nous ne faisons pas grand cas des vieilles familles. Mais c’est quelque chose de fort important à Boston, n’est-ce pas? --Oui et non. Ce serait long à expliquer; et je ne sais si je me ferais bien comprendre, à moins que vous n’eussiez vu par vous-même quelque chose de la société de Boston. --Monsieur Arbuton, dit Kitty, allant droit au cœur du sujet qu’ils n’avaient fait qu’effleurer jusque-là, j’ai terriblement peur que ce que vous m’avez dit--ce que vous m’avez demandé hier--ne soit entièrement l’effet d’un malentendu. Je crains que vous ne vous soyez un peu mépris et sur moi et sur ma condition, et que, jusqu’à un certain point, j’aie sans le vouloir contribué à votre erreur. --Je ne me trompe certainement pas, répondit-il sérieusement, en disant que je vous aime! Kitty ne leva pas les yeux, ni ne répondit à cette explosion, qui la flattait tout en lui faisant peine. --Je me suis méprise moi-même pendant si longtemps, dit-elle, et je m’en suis aperçue si tard, que je crois devoir vous faire connaître l’espèce de personne dont vous avez demandé la main, avant que.... --Quoi? --Rien. Mais je veux que vous sachiez ceci: sous bien des rapports, ma vie a été différente de la vôtre. Vous allez me croire aussi forte en autobiographie que notre cocher de la baie des Ha-Ha, mais il faut que vous soyez au courant de tout. La première chose dont je me souvienne, c’est notre vie au Kansas, où nous avons immigré de l’Illinois. Nous possédions à peine ce qu’il fallait pour vivre et nous vêtir, et je me rappelle encore ma mère gémissant sur nos privations. A la fin, lorsque mon père fut tué, dit-elle en baissant la voix, presque sur le seuil de notre porte.... Arbuton fit un soubresaut: --Tué? --Oui, ne le saviez-vous pas? Mais non; comment l’auriez-vous su? Il est tombé sous les balles des Missouriens. Etait-ce parce qu’il n’était pas radicalement contraire au bon ton d’avoir un beau-père fusillé par les Missouriens? Etait-ce parce qu’il s’imaginait pouvoir aisément engager Kitty à supprimer cette partie de son histoire? Mais la jeune fille lui paraissait bien jolie, assise ainsi, son regard honnête levé sur lui; et tout cela passa sur l’esprit d’Arbuton sans y laisser de traces. --Mon père appartenait au parti des Etats-Libres, continua Kitty avec fierté, bien qu’il eût d’autres opinions lorsqu’il était parti pour le Kansas, ajouta-t-elle simplement, pendant qu’Arbuton continuait à associer dans son esprit ces différents noms avec les vagues souvenirs qui lui restaient d’une lutte maintenant oubliée. Il était vivement agacé par le caractère désagréable de tout cela, et il se disait pourtant que Kitty était bien jolie. --Mon père s’était rendu là dans l’intention de publier un journal en faveur de l’esclavage. Mais, lorsqu’il se fut aperçu, plus tard, de ce qu’étaient réellement les aventuriers exclavagistes de la frontière, il se tourna contre eux. Il en avait longtemps voulu à mon oncle de s’être fait _abolitionniste_, et s’était même querellé avec lui à ce sujet. Nous lui écrivîmes du Kansas; la réconciliation se fit, et, avant de mourir, mon père put dire à ma mère qu’elle trouverait un refuge chez mon oncle. Mais elle était déjà malade, et ne lui survécut que d’un mois. Lorsque mon cousin arriva pour nous chercher, quelques instants seulement avant la mort de ma mère, c’est à peine s’il restait un morceau de pain dans notre humble demeure. Eriécreek fut un paradis pour moi. Et pourtant, même à ce dernier endroit, nous avons un genre de vie qui, je le crains, ne vous conviendrait en aucune façon. Mon oncle ne possède que juste de quoi vivre, et nous sommes des gens ordinaires. Je suppose, continua doucement la jeune fille, que je n’ai jamais eu ce que vous appelez de l’éducation. Mon oncle m’a indiqué d’abord ce qu’il me fallait lire, et puis je me suis guidée seule. Cela me semblait venir naturellement; mais ce n’est pas une éducation, cela, qu’en dites-vous? --Je vous demande pardon, dit Arbuton, en rougissant. Il avait complètement perdu le fil du récit, en écoutant la voix musicale de la jeune fille hésitant sur les détails de cette humble histoire. --Je veux dire, reprit Kitty, que je crains d’être incomplète. Je suis terriblement ignorante sur certaines choses. Je n’ai aucuns talents de société; je ne connais que les quelques notes de chant et de piano que vous avez entendues. Je ne saurais distinguer une belle peinture d’une mauvaise. Je n’ai jamais entendu d’opéra. Je ne sais pas ce que c’est que le beau monde. Et maintenant, ajouta-t-elle avec un mouvement de sublime désintéressement, imaginez une jeune fille comme celle-là dans Boston! Arbuton ne-put s’empêcher de sourire à ce ton de conviction profonde. Elle continua: --Chez nous, mes cousines et moi, nous faisons une foule de travaux que les dames de votre connaissance confient à d’autres. D’abord nous vaquons à l’ouvrage de la maison, ajouta-t-elle, en croyant s’apercevoir tout à coup que ce qu’elle disait là était beaucoup plus ridicule qu’héroïque, mais imposant bravement silence à cette impression. Ma cousine Virginia est gouvernante, Rachel fait la couture, et quant à moi je suis une espèce de factotum. Arbuton écoutait respectueusement, cherchant vainement à retrouver chez Mlle Ellison quelque ressemblance avec les nombreuses femmes de chambre qui, durant sa vie, avaient reçu sa carte sur un plateau, ou l’avaient introduit dans un salon. Echouant dans ceci, il essaya de se la peindre sous les dehors d’une jeune fille de fermier prenant des pensionnaires pour l’été, et qui fait son propre ouvrage. Mais évidemment la famille Ellison n’appartenait pas à cette catégorie. Il n’y songea plus, et demeura silencieux ne sachant que dire, pendant que Kitty, un peu piquée, poursuivait: --Nous ne rougissons pas de notre manière de vivre, vous comprenez; on peut être fier de ne l’être pas; et c’est là ce que nous sommes, ou plutôt ce que je suis; car les autres sont trop dignes pour jamais penser à ces détails: moi-même je n’y songeais pas autrefois. Enfin, voilà le genre de vie auquel je suis habituée; et, bien que mes lectures m’aient fait entrevoir autre chose, j’ai été élevée de cette façon, comprenez-vous? Je n’en sais rien, mais il est très possible que je ne puisse jamais aimer ni respecter votre monde, plus qu’il ne m’aimerait ou me respecterait lui-même. Mon oncle nous a inculqué des idées bien différentes des vôtres; et si je n’étais point capable de m’en défaire.... --Il n’y a qu’une chose que je sache et que je sente, c’est que je vous aime, dit Arbuton avec enthousiasme. Il fit un pas vers la jeune fille, mais elle étendit la main et le repoussa du geste. --Il pourrait vous arriver d’avoir à rougir de moi en présence de gens que vous sauriez m’être inférieurs--des gens à l’esprit vulgaire et étroit, mais ayant de l’éducation sociale, accoutumés à la fortune et aux belles manières. Cela m’humilierait devant eux, et, jamais je ne vous le pardonnerais. --J’ai une réponse à tout cela, c’est que je vous aime! Kitty se sentit prise d’admiration pour cette magnanimité; et, avec plus de tendresse qu’elle n’en avait encore ressenti pour lui: --Je regrette, dit-elle, de ne pas pouvoir vous répondre immédiatement comme vous le désirez, monsieur Arbuton. --Mais vous répondrez demain? Elle secoua la tête. --Je ne sais pas. Oh! je ne sais pas. J’ai pensé à quelque chose. Mme March m’a invitée à visiter Boston; mais nous y avons renoncé à cause de notre séjour ici. Si j’en faisais la demande à mes cousins, ils consentiraient sans doute à retourner chez eux par cette voie. C’est cruel de vous faire attendre encore; mais il faut que vous me voyiez à Boston, ne serait-ce que pour un jour ou deux, après votre retour au milieu de vos connaissances, avant que je puisse vous donner une réponse définitive. Je suis dans une grande perplexité. Il faut que vous attendiez, ou je serais forcée de dire non. --J’attendrai, dit Arbuton. --Oh merci! soupira Kitty, toute reconnaissante pour cette condescendance, et non parce qu’elle espérait triompher de l’épreuve. Vous êtes bien généreux. Elle avança la main de nouveau, mais cette fois ce n’était pas pour le repousser. Il saisit cette main, la garda un instant dans les siennes, et puis instinctivement la pressa contre ses lèvres. Le colonel et Mme Ellison, qu’on avait oubliés, avaient suivi tout ce petit manège. --Eh bien, dit le colonel, voilà, je suppose, le dénouement de la pièce. Je n’aime pas ce mariage-là, Fanny; je n’aime pas cela. --Chut! murmura Mme Ellison. Ils furent intrigués lorsque Kitty et son compagnon revinrent près d’eux, l’anxiété peinte sur la figure. Kitty repassait péniblement dans son esprit toute cette conversation, se figurant qu’elle n’avait pas dit tout ce qu’elle voulait dire, et pourtant qu’elle en avait dit plus, se reprochant d’avoir été à la fois trop exigeante et trop confiante dans sa demande pour un plus long délai. Est-ce que cela ne donnait pas à Arbuton encore plus de titres sur elle? Est-ce que cela n’avait pas paru trop hardi? De quel droit avait-elle fait cette demande? Et maintenant pouvait-elle en conscience le refuser? Et, pour revenir à ses explications, était-ce bien là ce qu’elle s’était proposé de dire? Est-ce que cela n’était pas de nature à faire croire au jeune homme qu’elle avait jusqu’ici vécu dans une pauvreté intellectuelle qui n’avait pas réellement existé? Ne lui avait-elle pas donné à croire--en dépit de ses petites vantardises--qu’elle se sentait humiliée devant lui par un sentiment d’infériorité réelle. Et d’abord, s’était elle vantée? Elle n’avait voulu que se faire connaître telle qu’elle était; mais y avait-elle réussi? Pouvait-il bien comprendre tout cela, avec sa manière de voir si exclusive pour tout ce qui n’appartenait pas à sa propre expérience? D’ailleurs cela valait-il la peine d’être essayé? L’aimait-elle assez pour faire les efforts nécessaires pour y arriver? Avait-elle agi dans son intérêt, à lui? ou par amour pour la vérité? ou bien n’avait-elle eu en vue que sa propre protection? Ces diverses pensées, avec mille autres, la préoccupèrent tout le long de la route jusqu’à Québec, à chaque pause de la conversation, et même lorsque son tour arrivait de donner la réplique. Le plus souvent elle répondait à tort et à travers, oui ou non, à tout ce que Dick, ou Fanny, ou Arbuton lui demandaient. Elle était horriblement agacée par leurs persistances; et cela la tracassait comme de méchantes abeilles qui, à tour de rôle, se seraient relevées pour la piquer et la piquer encore. Durant toute la nuit, ils la poursuivirent aussi dans ses rêves, alternant fantastiquement, et revenant à la charge sans pitié. Au point du jour elle fut comme éveillée par des voix qui l’appelaient du jardin des Ursulines;--la religieuse fluette et pâle s’écriant avec un accent lamentable que tous les hommes sont faux, et qu’il n’y a d’autre refuge contre eux que le couvent ou la tombe, pendant que la petite sœur grassouillette plaignait Mme de la Peltrie de n’avoir eu à manger pour ses jours d’abstinence que les cerises à grappes du Château-Bigot. Kitty se leva, fit sa toilette, s’assit à la fenêtre, et regarda le matin descendre dans le jardin au-dessous d’elle. D’abord, une lueur vacillante au firmament, puis une teinte rose sur les toits et les combles argentés, puis de légers reflets dorés sur les lilas et les roses trémières. Le petit parterre sous sa fenêtre, avec ses mufliers et ses pieds d’alouette, restait noyé dans la rosée et l’ombre. Le petit chien était assis sur le seuil et aboyait convulsivement lorsqu’il entendait tinter la cloche de la chapelle où les religieuses disaient les matines. C’était un dimanche; une douce tranquillité flottait dans l’air frais du matin, dont le contact semblait ranimer les esprits troublés de la jeune fille. Celle-ci sentait une espèce de nostalgie anticipée se mêler à l’accablement de sa longue nuit d’anxiété. Elle souffrait à la pensée que le lendemain il lui faudrait quitter ces sites charmants, qui lui étaient devenus tellement chers qu’elle se figurait malgré elle être née au milieu d’eux. Il lui fallait retourner à Eriécreek, où elle ne verrait plus de fortifications, à Eriécreek qui n’avait pas dans ses limites une seule maison de pierre, et encore moins de cathédrale ou de couvent. Quoiqu’elle aimât passionnément ceux qui vivaient sous le toit de son oncle, elle était forcée d’avouer que, en dehors de cet intérieur, il y avait peu de chose dans son village qui pût toucher le cœur ou plaire à l’imagination; qu’il était laid, et que sa population était ignorante, étroite et peu sympathique. Pourquoi ne serait-elle pas destinée à vivre ailleurs? Pourquoi ne pas voir un peu plus de ce monde qu’elle avait trouvé si attrayant, et qu’elle se sentait, par ses aspirations, si éminemment propre à apprécier? Québec avait été pour elle une merveille d’antiquité; mais l’Europe, mais Londres, Venise, Rome, ces villes infiniment plus anciennes et plus historiques, dont elle avait naguère si longuement causé avec Arbuton, pourquoi ne les verrait-elle pas? A cette réflexion, Kitty eut, rapide comme l’éclair, la mauvaise pensée involontaire d’épouser Arbuton en vue d’un voyage de noces en Europe; et durant une seconde, elle mit de côté l’amour, les convenances et l’incompatibilité des traditions de Boston avec celles d’Eriécreek. Mais elle rougit aussitôt de ce mauvais sentiment, et s’efforça d’y faire compensation en se disant mille choses à la louange d’Arbuton. Elle se fit des reproches de l’avoir--comme il le lui avait prouvé la veille--méconnu et déprécié; elle semblait disposée maintenant à lui accorder même plus de magnanimité que n’en avaient montré ses généreuses paroles et sa conduite. Ce serait odieusement reconnaître sa longanimité que de l’épouser par un sentiment d’ambition mondaine, un homme de sa noblesse de caractère méritant tout ce que peut donner l’amour le plus vrai. Mais elle le respectait; elle le respectait pleinement et entièrement, et cela, elle pouvait au moins le lui avouer. Les paroles avec lesquelles il avait, la veille, protesté de son amour revenaient sans cesse se mêler à sa rêverie. S’il les lui répétait encore après l’avoir vue à Boston, dans le milieu où elle désirait être mise à l’épreuve... elle ne saurait que répondre. XIII L’ÉPREUVE Ils n’avaient formé aucun projet pour le lendemain; mais après l’office religieux, ils se trouvèrent en présence de la plus belle après-midi de tout leur séjour à Québec à dépenser d’une façon ou d’une autre; et, suivant l’opinion du colonel, c’eût été grand dommage de la gaspiller au logis. Ils passèrent en revue toutes les promenades des environs, et finirent par opter pour Lorette. La famille Ellison connaissait déjà l’endroit, mais Arbuton n’y était jamais allé, et ce fut par un vague motif de politesse envers lui que Mme Ellison se prononça pour cette promenade; ce qui ne l’empêcha point, plus tard, de se demander tout haut quelle considération avait pu l’engager à faire ce choix. Quant à Arbuton, il était agité et distrait, répondait au hasard lorsque la conversation exigeait son intervention, donnait avec impatience son assentiment à tout, et attendait avec hâte le moment du départ. De la barrière Saint-Jean, le chemin de Lorette circule à travers les prairies et les champs d’orge, traversant et retraversant le cours rapide de la rivière Saint-Charles, pour s’élever, à Lorette, au-dessus du niveau de la citadelle. Le chemin est plus solitaire que celui de Beauport. Les maisons n’ont pas le même air de confort, ni l’apparence cossue des maisons de pierre de ce dernier village. Elles n’en sont pas moins charmantes cependant, et les habitants y semblent encore plus éloignés des influences modernes. De petites paysannes, en robes violettes, avec de larges chapeaux de paille--et non pas vêtues à la mode de l’avant-dernière année--se montraient çà et là. Auprès d’une vieille chaumière, un vieillard coiffé du traditionnel bonnet de laine rouge de l’_habitant_, retombant sur l’oreille, fumait une courte pipe. On arriva à l’Ancienne-Lorette, un petit bijou de village. La route y est bordée à droite et à gauche de mignonnes maisons, pieusement groupées dans les environs de l’église et du cimetière. Chacune de ces maisonnettes avait son balcon ou sa véranda d’où les gens saluaient poliment nos voyageurs. Enfin on atteignit Lorette même, que nos amis auraient certainement reconnu pour un village indien, grâce à son aspect négligé, et à la disposition irrégulière des pauvres cabanes le long des ruelles sinueuses, quand même ils ne l’eussent pas déjà vu, et quand même ils n’y auraient pas été accueillis par une bande de petits sauvages, garçons et filles, au teint plus ou moins bronzé. Les filles offraient en vente des mocassins et de petites aumônières ornées de rassades; les garçons avaient des arcs et des flèches, et s’égosillaient à crier: --Tir! tir! grand tir! Des sous! nous tirons sur les sous. Grand tir! Au moment où nos amis mettaient pied à terre en face de l’église, cette marmaille reconnut le colonel, et se remit à crier de plus belle. --Voyons, Richard, vous n’exigerez pas que ces pauvres petits diables recommencent cette longue cérémonie, n’est-ce pas? --Il le faut. C’est de rigueur chaque fois que je viens à Lorette; et je ne suis pas homme à négliger une formalité de cette importance. En même temps le colonel enfonçait un sou dans le sable compact, et les flèches se mirent à bondir alentour. Enfin le sou sauta en l’air, et un petit garçon à tête blonde et aux yeux bleus le ramassa. Il gagna de même presque tous les autres sous que le colonel mit au jeu. --Voilà un aborigène pur sang, remarqua le colonel; ses ancêtres ont dû venir directement de Normandie, il y a deux cents ans. Voilà pourquoi il tire de l’arc bien plus adroitement que tous ces faux sauvages couleur de café. Ils entrèrent dans la chapelle bâtie sur l’emplacement de l’ancienne église, incendiée il y a quelques années. Elle est petite; l’intérieur est nu et rustique, avec des ornements tout à fait ordinaires. A droite et à gauche de l’autel, on remarquait deux statues de bois peint--celle d’un individu quelconque et celle d’un prêtre--bien humble commémoration de ceux qui ont tant souffert pour cette race condamnée à l’extinction, et dont les derniers débris s’étiolent à Lorette, dans une malpropreté et une incurable répugnance pour les mœurs civilisées. Ils sont chrétiens à leur façon, ces descendants de la puissante nation huronne convertie par les jésuites, et écrasée par les Iroquois dans les solitudes de l’Ouest; mais quels qu’ils soient au fond du cœur, ce sont des sauvages par l’apparence, et ces petits garçons avaient des faces de loups et de renards. Une partie des gamins suivirent les visiteurs dans l’église, où une vieille femme était seule en prière devant une image au-dessous de laquelle une main et un pied étaient suspendus en ex-voto; mais la dévotion des petits Hurons aux cheveux luisants, un peu inconstante et intéressée surtout, s’adressa plus aux étrangers qu’à la petite maison de Nazareth que deux anges dorés soutenaient au-dessus du maître-autel. Il n’y avait en ce moment aucune cérémonie, et les visiteurs sortirent de la chapelle au milieu des clameurs des autres petits garçons restés en dehors. Quelques jeunes filles, habillées à la moderne, se promenaient dans la rue bras dessus bras dessous, épiant du coin de l’œil l’effet produit sur les spectateurs. De l’une des ruelles du village s’avança un individu à l’air hardiment protecteur. C’était un jeune homme aux yeux noirs et à l’épaisse moustache de même nuance, portant un petit chapeau rond, un pantalon à carreaux bleus, un gilet blanc et un veston à raies bleuâtres boutonné sur la poitrine. Sa main jouait avec une légère badine. --Voici le fils du chef Paul Picard, souffla le cocher; c’est un notaire. --Excusez-moi, monsieur, dit le colonel. Et le jeune homme salua. --Auriez-vous la complaisance de nous dire si nous pouvons voir le chef aujourd’hui? --Oh oui! répondit le notaire en anglais; c’est mon père qui est le chef; et vous pouvez le voir si vous voulez. Et il passa outre d’un air suffisant. A son arrivée à Québec, le colonel avait acheté dans un magasin d’articles de fabrique indienne la photographie d’un chef sauvage en grand costume de guerre plus ou moins authentique. On l’appelait _Le dernier des Hurons_, et le colonel se vengea de la courtoisie de M. Picard, en lui décernant le titre d’_Avant-dernier Huron_. --Eh bien, dit Fanny, qui, comme la plupart des femmes, n’était pas fâchée de voir son mari en échec de temps en temps, je ne vois pas pourquoi vous lui avez demandé cela. Je suis bien sûre que personne ne désire revoir ce vieux chef avec son attirail de verroterie. --Ma chère, répondit le colonel, partout où vont les Américains, ils aiment à se faire introduire à la cour. Voici M. Arbuton qui a sans doute été présenté aux têtes couronnées de l’ancien monde, et qui a grande hâte de rendre ses hommages au souverain de Lorette. D’ailleurs, je fais toujours une visite au prince régnant chaque fois que je viens ici. La froideur de l’héritier présomptif ne me rebutera pas. Le colonel en tête, on entra dans l’une des principales ruelles du village. Quelques-unes des cabanes étaient à peu près blanchies à la chaux, mais toutes étaient moins malpropres à l’intérieur, que le dehors n’aurait pu le faire supposer. Des femmes et des jeunes filles assises aux portes et aux fenêtres confectionnaient des mocassins. Çà et là une mère de famille rayonnante de santé se montrait avec un enfant dans ses bras. Toutes avaient des indices de mélange avec la race blanche, de même que les enfants qui s’attroupaient autour des étrangers et demandaient l’aumône sur un ton aussi élevé que les Italiens. Quelques figures seulement étaient d’un brun clair, comme si elles avaient été teintes dans le jus de noix. Il est évident que les Hurons s’effacent, si même ils ne s’éteignent pas entièrement. Les enfants répondaient aux plaisanteries du colonel avec un mélange de vivacité française et d’impassibilité sauvage. De grands chiens maigres s’allongeaient près des seuils. C’étaient là, avec les femmes et les enfants, les seuls êtres visibles. Point d’hommes nulle part. Les maisons n’étaient pas entourées de palissades, excepté celle du chef. Cette dernière s’élevait derrière une jolie pelouse à travers laquelle au moment où nos voyageurs arrivèrent, deux toutes jeunes femmes se promenaient en robe de matin, avec des lorgnettes. La demeure du chef était une élégante maisonnette aux murs recouverte de papiers tenture et aux planchers tapissés, avec un grand poêle dans le salon, et une table sur laquelle s’étalait cette toilette en verroterie, objet des sarcasmes de Mme Ellison. Un homme âgé et bien pris, à l’œil noir et vif, à la figure placide et bronzée, se tenait tout près. Il portait une tunique à moitié militaire, avec des boutons jaunes. C’était le chef Picard. En apercevant le colonel, il sourit et lui tendit la main. Puis il lui vendit tout ce que celui-ci désira acheter, mais comme à regret et sans insister. Il parla des besoins de sa tribu, qui, disait-il, comptait trois cents individus, dont quelques-uns cultivaient la terre, mais dont la plupart étaient chasseurs, et passaient l’hiver dans les bois, au service des officiers de la garnison. Il parlait l’anglais passablement, mais avec répugnance, et parut assez satisfait de voir partir ses visiteurs qui eux-mêmes ne furent pas fâchés de prendre congé de lui. Arbuton surtout en était enchanté. Il désirait se trouver seul avec Kitty, ce qui était impossible tant que l’on rôderait ainsi dans le village. En repassant à travers les rues, le colonel acheta d’une petite fille un absurde porte-montre pour _une douleur_[C], mais il ne voulut plus consentir à ce que les gamins fissent de nouveau preuve de leur adresse à ses dépens. --Non, pas de grand tir, cette fois, mes enfants! Allons, les amis, ajouta-t-il, en s’adressant à ses compagnons de promenade, nous avons devant nous la meilleure partie de notre après-midi, avec les chutes de Lorette; qu’allons-nous faire? Ni Mme Ellison, ni Kitty, ni Arbuton n’en savaient rien, ce qui ne les empêcha pas de passer en flânant devant la chapelle et de se diriger vers le moulin en pierre que met en mouvement le cours pittoresque de la rivière. Au-dessus du chemin, celle-ci se précipite en deux ou trois cascades, et s’élance éperdue sur une pente rapide en forme de croissant, pour aller cacher sa blancheur écumante sous les feuillages sombres d’un ravin profond. C’est une merveille de gracieux mouvement, de jeux délicieux de lumière et d’ombre; un bijou de paysage qu’on dirait animé d’une vie consciente. Sa beauté, comme celle de toutes les curiosités naturelles de ce continent, se présente sur une vaste échelle. Les spectateurs, après l’avoir admirée, du côté du moulin, traversèrent la rivière à la recherche d’un autre point de vue, et là, le colonel et Fanny s’étant un peu écartés le long de la berge, Kitty et Arbuton se trouvèrent seuls. La position des deux jeunes gens, vis-à-vis l’un de l’autre, était tellement indécise, que lorsqu’il s’agissait de la définir, ou même de s’en rendre compte ouvertement, il y avait d’aussi bonnes raisons pour l’affirmative que pour la négative. En outre, cela intéressait Kitty d’être là, seule avec Arbuton, et elle se disait que, si tout était arrangé et qu’ils fussent fiancés, ce sauvage et charmant endroit était bien celui qu’elle aurait choisi pour savourer les délicates émotions de récentes fiançailles. Elle se mit à rêver une félicité telle, qu’il eût été étrange à elle de ne pas désirer en jouir, et ce fut avec un sentiment moitié hésitant moitié satisfait qu’elle permit à son compagnon d’aborder un sujet que tous les deux avaient déjà dans l’esprit. --Il me semble, dit-elle en protestant faiblement, que nous étions convenus de ne rien dire là-dessus pour le moment. --Non, vous ne m’avez pas défendu de vous dire que je vous aime; j’ai consenti seulement à attendre votre réponse; mais aujourd’hui je romps ma promesse; je ne puis pas attendre: je crois que les conditions imposées me déshonorent, dit Arbuton avec une impétuosité qui la domina. --Oh! comment pouvez-vous parler ainsi? demanda-t-elle charmée qu’il trouvât ces conditions humiliantes, et pleine de regret de les avoir imposées. Vous savez bien pourquoi j’ai demandé du délai; et vous savez que... si... j’avais fait quelque chose qui eût pu vous blesser, je ne me le pardonnerais jamais. --Mais vous avez douté de moi, cependant. --Vraiment? j’ai cru que c’était de moi-même que je doutais. Elle fut frappée d’un soudain pressentiment d’avoir été mal comprise; elle sentait que ses paroles avaient une portée inconnue pour elle. --Mais pourquoi douter de vous-même? --Je... je ne sais pas. --Non, dit-il amèrement, parce que c’est de moi que vous doutez. Que pouvez-vous donc avoir remarqué en moi qui vous fasse supposer que je puisse changer à votre égard? dit-il avec une humilité qui la toucha. Je suis porté à croire que vous ne me croyez pas digne de vous. --Pas digne de moi! Je n’ai jamais songé à rien de semblable. --Mais me soupçonner d’une vilenie.... --Oh! monsieur Arbuton.... --D’une vilenie comme celle à laquelle vous avez fait allusion hier, c’est plus que je ne puis supporter. J’y ai pensé toute la nuit; il me faut une réponse immédiate, quelle qu’elle soit. Elle ne répondit pas, car chaque mot prononcé par elle n’avait servi qu’à lui fermer toute issue. Ne sachant que faire, elle leva les yeux sur lui pour implorer sa pitié. --Pourquoi douter ainsi de moi? demanda-t-il d’un ton pathétique et doux. --Je ne doute pas de vous, répondit-elle d’une voix aussi faible qu’un souffle. --Alors vous êtes à moi sans retard et pour toujours! s’écria-t-il en l’attirant vers lui dans un embrassement brusque et rapide. --Oh! dit-elle simplement, sur un ton de doux reproche en s’attachant involontairement à lui, pendant une seconde, comme pour demander protection contre lui-même. Elle leva les yeux sur lui, toute pâle, cherchant à se rendre compte de cette violence pleine de tendresse et d’exaltation; puis sa joue devint brûlante, et des pleurs montèrent à sa paupière. --J’espère, dit-elle, que vous ne le regretterez jamais! Puis: --Allons-nous-en, ajouta-t-elle, dans son désir instinctif de s’éloigner, de changer d’endroit. Son cœur avait été surpris, elle ne savait trop comment. Cette scène lui avait communiqué comme un effluve de tendresse, toute nouvelle. Elle permit au jeune homme de lui offrir son bras; et alors elle se sentit fière de ce qu’il était grand, de ce qu’il était beau, de ce qu’il était tout à elle. --Mais, se disait-elle en marchant, j’espère qu’il ne le regrettera jamais. Elle lui répéta la même chose en souriant. Il lui pressa la main contre son cœur, et rencontra le regard qu’elle leva sur lui par un regard plein de protestation et de promesses, et qui devint de plus en plus tendre. --Quels beaux yeux vous avez! dit-il; j’ai remarqué ces longs cils en mettant le pied sur le bateau du Saguenay, et je ne pouvais plus m’en débarrasser l’esprit. --Oh! je vous en prie, ne parlez pas de cet affreux voyage! s’écria-t-elle. --Non! pourquoi donc? --Oh! parce que... c’était si absurde pour moi d’aller m’appuyer ainsi sur votre bras par inadvertance. Je fus la plus malheureuse des femmes durant tout le jour qui suivit. Il la regarda d’un air de surprise et d’interrogation. --Je pense, ajouta-t-elle, avoir été impertinente avec vous durant toute la journée--et pourtant je ne crois pas qu’il soit dans ma nature d’être impertinente avec personne--vous prenant à partie à propos de points de vue, vous taquinant au sujet du Saguenay, de ses paysages et de ses légendes, comme vous savez. Mais je me figurais que vous cherchiez à me rabaisser--vous avez un peu cet air-là parfois--et je vous admirais malgré moi, ce qui m’agaçait beaucoup. --Oh! dit Arbuton. Il se rappelait vaguement, comme un détail se rapportant à une existence antérieure, que ce jour-là, en effet, il avait trouvé dans Kitty quelque chose qui ne lui avait pas plu, mais il calma les remords de la jeune fille par un sourire, et une nouvelle pression de main. --Alors, dit-il, puisque vous ne voulez pas que nous nous rappelions cette circonstance, remontons plus loin, et parlons du jour où nous nous sommes rencontrés sur le pont de Goat-Island, à Niagara. --Oh! m’avez-vous vue là? Je ne le croyais pas, mais je vous avais vu, moi. Vous portiez une cravate bleue. Et Arbuton, sur un ton aussi naturel que s’il eût réellement suivi le même cours d’idées, reprit aussitôt: --Vous ne croirez plus qu’il soit nécessaire d’aller à Boston maintenant, n’est-ce pas? Et il sourit d’un air de triomphe. --Il me semble, ajouta-t-il, que je suis maintenant plus en droit de vous y introduire que vos amis de _South-End_. Kitty sourit aussi. --Je veux bien vous attendre, dit-elle. Mais ne croyez-vous pas que vous feriez mieux de visiter Eriécreek avant de vous engager trop solennellement? Je ne puis consentir à ce qu’il y ait rien de vraiment sérieux entre nous, avant que vous m’ayez vue chez moi. Ils avaient marché au hasard, et ils se trouvèrent en face de l’auberge, où pour une petite somme on vend aux étrangers le droit d’admirer les chutes, d’un certain point de vue, et ils allèrent s’asseoir sur la véranda, un peu à l’écart. --Oh! dit Arbuton, je visiterai Eriécreek avant longtemps; mais ce ne sera pour mettre personne à l’épreuve, ni vous ni moi. Je ne veux pas vous voir chez vous avant d’aller vous y réclamer comme ma femme. Kitty soupira: --Ah! vous êtes plus généreux que je ne l’ai été. --J’en doute. --Oh! oui, vous l’êtes. Mais je me demande si vous saurez trouver Eriécreek. --Est-ce sur la carte? --Sur la carte du comté, oui; ainsi que la propriété de mon oncle Jack, et même une vue de sa maison, si vous voulez. Tout le monde sera rangé sur le balcon--quelque chose comme celui-ci--quand vous arriverez. Vous reconnaîtrez mon oncle Jack à sa longue barbe grise, ses sourcils en broussailles, ses bottes qui ne seront pas cirées, et son chapeau de paille d’Italie, que nous ne pouvons pas lui faire remplacer. Les cousines seront avec lui--Virginia, la figure tout animée d’avoir préparé le dîner pour vous, et Rachel avec quelque pièce de raccommodage à la main--et toutes deux descendront l’allée en courant pour vous souhaiter la bienvenue. Comment cela vous ira-t-il? Arbuton sentait bien qu’il y avait un peu de caricature dans ce tableau, et il sourit en homme tout à fait rassuré. --Cela m’ira parfaitement dit-il, pourvu que vous veniez vous aussi à ma rencontre. Où serez-vous? --J’oubliais. Je serai en haut, dans ma chambre, épiant à travers la persienne, pour voir comment vous prenez la chose. Puis je descendrai pour vous recevoir avec dignité dans le salon; mais après le repas, il faudra que vous m’excusiez pendant que je m’occuperai de la vaisselle. Mon oncle vous tiendra compagnie. Il vous parlera de Boston. Il aime encore mieux Boston que vous ne l’aimez vous-même. Et Kitty éclata de rire, en songeant à la différence qui existait entre le Boston de son oncle et celui d’Arbuton, se divertissant malicieusement à la pensée de leur embarras mutuel pour trouver sur le sujet un point de commune entente. Arbuton avait quitté son siège, et s’était éloigné de quelques pas regardant du côté des chutes, comme s’il eût pu de cette façon retarder la venue du colonel et de Fanny. Kitty fit trève un moment à son accès de gaieté pour remarquer deux dames qui remontaient le sentier, se dirigeant vers l’entrée où elle était assise. Arbuton ne les voyait pas. Les dames montèrent les marches du perron, et jetèrent lentement et languissamment un regard sur les personnes présentes. Mais en apercevant Arbuton, l’une d’elles s’avança directement vers lui, avec des exclamations de surprise et de joie, pendant que, tout stupéfait et par un mouvement tout mécanique, il se retournait du côté de la nouvelle venue. C’était une dame d’un âge assez avancé, mise avec une certaine hardiesse de couleur et de tournure plutôt qu’avec mauvais goût; et, dans l’expression de sa surprise, elle avança une petite main merveilleusement gantée. Ses manières effarouchées étaient celles d’une personne qui aurait combattu avec acharnement pour atteindre une haute position dans la société, et dénotaient une certaine haine sourde contre ceux qui, forcés de lui céder le pas, avaient rendu son succès pénible et humiliant. Elle était accompagnée d’une jeune fille très jolie, mise avec un goût exquis, justement assez à la mode pour démontrer qu’elle était maître passé en fait d’élégance. Mais ce n’était pas le style tranchant de New-York. Une sobriété particulière dans la coupe, une concession toute distinguée à la mode du jour, beaucoup de discrétion dans les accessoires, donnaient à sa toilette entière un cachet qui ne pouvait appartenir qu’à Boston. L’éclat de ses lèvres, de son teint et de ses yeux étaient incomparable. Des masses d’admirables cheveux blonds équilibraient d’une façon charmante sa tête délicate. Elle avait un air d’indépendance innocente, l’expression angélique d’un jeune garçon d’une beauté parfaite, mêlée aux charmes et aux grâces de la femme. Elle manifesta sa surprise à la vue d’Arbuton en appuyant un peu nerveusement par terre la pointe de son ombrelle, et en rougissant légèrement. Elle lui tendit la main avec une franchise amicale, et le gratifia d’un éblouissant sourire, pendant que sa compagne plus âgée accueillait le jeune homme avec des marques d’une familiarité pleine d’effusion, l’accablant de compliments, de flatteries et d’exclamations joyeuses. --Mon Dieu, soupira Kitty, ce sont de ses anciennes amies, et je vais être obligée de faire connaissance avec elles. Après tout, peut-être vaut-il mieux commencer tout de suite. Mais Arbuton ne s’approcha pas d’elle. Il se mit à marcher de long en large avec ces dames, et passa devant Kitty sans paraître l’apercevoir. Les nouvelles venues dirent qu’elles attendaient leur voiture laissée quelque part durant leur visite à la chute, après recommandation faite au cocher de venir les prendre pour les conduire à l’auberge. Et la conversation se mit à rouler sur des gens et des choses dont Kitty n’avait jamais entendu parler. --Avez vous rencontré les Trailings depuis que vous avez quitté New-York? demanda la plus âgée des dames. --Non, répondit Arbuton. --Peut être serez-vous surpris alors--ou peut-être ne le serez-vous pas--d’apprendre que nous les avons laissés jeudi sur le sommet du mont Washington; de même que les Mayflowers, à l’hôtel de Glen. Les montagnes sont terriblement envahies. Mais qu’allez-vous faire maintenant? Le continent--elle parlait comme si elle n’eût été séparée de l’Europe que par la Manche--le continent est devenu tellement bourgeois que vous ne pourrez plus voyager de ce côté. Chaque fois qu’elle s’approchait de Kitty, cette femme dont l’œil observateur avait remarqué Arbuton auprès d’elle, lançait à la jeune fille un regard d’une insolente curiosité, avec une expression d’une si impassive froideur cependant, que, pour tout autre, elle eût paru ne pas s’apercevoir de sa présence. Kitty frémit à la pensée d’avoir à entrer en relation avec cette personne; puis réfléchissant: --Je suis une sotte, se dit-elle. Un homme ne peut se permettre de présenter des dames. La seule chose qu’il puisse faire, c’est de s’excuser aussitôt qu’il le pourra sans impolitesse, et de venir me rejoindre. Car elle éprouvait une étrange impression d’isolement et d’abandon. Quoique si brave d’ordinaire, elle se sentait tellement écrasée sous ce regard, qu’un simple coup d’œil bienveillant que lui adressa la jeune fille la fit lâchement tressaillir de reconnaissance. Elle l’admirait, et se disait qu’elle en ferait facilement son amie, si elles se rencontraient dans des conditions égales. Elle se demandait comment ces deux femmes se trouvaient ensemble, ne sachant pas que la société elle-même, qui ne saurait faire de distinction réelle entre la bonté et la rudesse, n’aurait aucunement pu expliquer physiologiquement l’association de ces deux individualités. Et les trois personnes passaient et repassaient devant Kitty; et toujours la pauvre enfant se consolait en se disant tout bas: --Il est embarrassé; il ne peut venir me retrouver si vite; mais il reviendra bien sûr. La plus âgée des deux dames causait à haute voix de choses et d’autres, de l’été qu’elle venait de passer, des gens qu’elle avait rencontrés, de leurs habitations, de leurs yachts, de leurs chevaux, et de toutes les splendeurs de leur vie désœuvrée. Kitty entendait avec une sensation douloureuse des fragments de cette conversation, et en saisissait parfois le sens tout entier. La dame s’excusait avec force expressions d’argot américain d’être venue visiter un endroit aussi vulgaire que Québec, et leva les sourcils avec surprise lorsque Arbuton avoua y avoir fait un aussi long séjour. --Ah! ah! dit-elle vivement en faisant faire halte au groupe, on ne s’arrête pas un mois dans une indolente petite ville canadienne par amour pour l’endroit seulement. Voyons, monsieur Arbuton, est-ce une Anglaise ou une Française? Le cœur de Kitty battait rapidement, et elle se disait: --Oh! maintenant, il va sans doute faire quelque chose. --Ou peut-être, continua la maligne créature, est-ce quelque belle vagabonde à vous associée pour parcourir les solitudes canadiennes,--quelque jolie compagne de voyage? Arbuton fit un mouvement comme s’il eût été ébranlé pour un instant par quelque héroïque détermination. Il leva rapidement et à la dérobée les yeux sur Kitty, et les en détourna tout aussi promptement. Que lui était-il donc arrivé, à elle, d’ordinaire si élégamment mise? Hélas! fidèle à sa résolution, Kitty avait, ce matin-là, refusé de nouveau les parures de Fanny, et n’avait endossé que sa propre toilette de voyage,--la robe que Rachel avait faite pour elle, et qui avait paru si magnifique à Eriécreek, que l’oncle Jack avait été appelé pour l’admirer, lorsqu’on l’avait essayée. Maintenant elle s’apercevait que sa toilette était campagnarde, et la tournure démodée de celle-ci la frappa. Elle se sentit campagnarde elle-même. --Oui, s’avoua-t-elle en rencontrant le regard d’Arbuton, je ne suis qu’une gauche paysanne à côté de cette jeune fille. C’était injuste; mais à la vérité, ce n’était pas dans cette toilette qu’Arbuton avait rêvé de l’introduire dans son cercle, qu’il avait été assez sincère pour mépriser à cause d’elle, lorsqu’il en était éloigné. Confronté avec le grand monde dans la personne de ces dames qui en étaient les représentantes, il ressentait sans doute, plus qu’il ne l’avait ressenti jusque-là, la grandeur de son sacrifice, la difficulté de son entreprise; et il n’aurait même pas été très étrange qu’en ce moment, la jeune fille lui eût apparu à travers ce prisme dur et froid qui masque l’œil de l’homme du monde, plutôt qu’à travers le rayonnement de l’amour qu’elle lui avait inspiré. Elle sentit la bonne intention d’Arbuton, quelle qu’elle fût, vaciller et s’éteindre dans le regard qu’il détacha graduellement du sien. Et elle resta là, assise, seule, pendant que les trois autres personnages passaient et repassaient devant elle, les dames effleurant ses pieds du bas de leurs robes. --Où peuvent donc être Dick et Fanny? gémit-elle silencieusement. Pourquoi ne viennent-ils pas me délivrer de ces gens-là? Et, immobile comme une statue, elle écoutait leur conversation qui lui semblait ne devoir jamais finir. Leurs voix résonnaient à son oreille comme ces voix que l’on entend en rêve, et leurs éclats de rire avaient l’implacabilité d’un cauchemar. Cependant elle voulait être juste pour Arbuton; elle ne voulait pas le condamner à la légère. Elle s’avouait, avec une lueur de sa gaieté habituelle, que sa toilette devait le mettre singulièrement à l’épreuve; et elle se blâmait presque du scrupule qui la lui avait fait endosser. Si elle avait pu prévoir cette aventure, elle aurait peut-être, pensa-t-elle, consenti à revêtir la grenadine de Fanny. Elle donna un nouveau coup d’œil au groupe qui maintenant s’éloignait d’elle. --Ah! dit la plus âgée des dames, en faisant faire une nouvelle pause à ses interlocuteurs au milieu de la piazza, voici la voiture enfin! Mais pourquoi ce stupide animal s’arrête-t-il? Je suppose qu’il n’a pas compris, et qu’il s’attend de nous conduire au pont. C’est vexant, mais il est inutile d’attendre; mieux vaut aller au-devant de lui. Il est évident qu’il ne se dirige pas de notre côté. Monsieur Arbuton, voulez-vous nous accompagner jusqu’à notre voiture? --Qui?... moi! Oui, certainement, répondit-il avec distraction. Et, pour la seconde fois, il jeta un regard furtif à Kitty qui s’était levée à moitié dans l’espoir qu’il s’approcherait d’elle avant de partir. Ce fut un regard d’appel, de prière ou de protestation, suivant qu’elle voulut bien l’interpréter,--mais un regard seulement. Elle retomba sur son siège, pâle et détournant les yeux, et ne fit pas un mouvement, pendant qu’il s’éloignait d’un pas rapide et agité. Depuis que ces dames étaient arrivées, il n’avait pas voulu s’apercevoir ouvertement de la présence de sa fiancée, et maintenant il la quittait sans lui adresser une parole. Celle-ci était bien forcée de croire ce qu’elle ne devinait que trop; et elle resta clouée là, pendant que les trois autres acteurs de cette scène se dirigeaient vers la voiture. Alors elle sentit les larmes lui monter aux yeux; elle baissa son voile, et, l’âme en proie à une tempête de chagrin, de douleur et d’amour-propre blessé, elle se dirigea en courant vers les abords de la chute. Elle repoussa le petit garçon qui faisait payer les gens à la barrière. --Je n’ai pas d’argent, lui dit-elle fièrement. Je cherche mes amis qui doivent être par ici. Mais elle ne vit ni Richard ni Fanny. En revanche, comme elle courait follement de tous côtés à leur recherche, elle aperçut Arbuton qui, ne l’ayant pas retrouvée à son retour à l’auberge, venait au-devant d’elle, la figure toute bouleversée. Elle avait presque espéré ne jamais le revoir ici-bas; mais puisqu’il fallait s’y résigner, elle s’arrêta et l’attendit, étrangement calme. Il s’approchait en songeant aux paroles qu’il avait prononcées la veille pour faire taire les doutes de la jeune fille: “Je n’ai qu’une réponse à tout cela, c’est que je vous aime!” Les craintes de Kitty, si tôt et si fatalement vérifiées, lui revenaient à la mémoire comme une terrible accusation. Et que pouvait-il dire? S’il eût été possible que--par une espèce de miracle--elle ne se fût aperçue de rien, le regard qu’il osa lever sur elle lui démontra immédiatement qu’il ne pouvait entretenir cet espoir; et, comme elle attendait qu’il lui adressât la parole, il ne put trouver une seule phrase à dire parmi toutes celles qui lui semblaient flotter dans l’air. --Je suis surprise que vous soyez revenu, dit-elle, après un moment qui dura un siècle. --Revenu? répéta-t-il machinalement. --Vous paraissiez avoir oublié mon existence! Le fait est que tout le mal, si mal il y avait, ne consistait qu’en un péché d’omission, et Arbuton avait plusieurs raisons à donner pour démontrer qu’elle se chagrinait sans motif véritable, et qu’il n’avait pu agir autrement. N’avait-elle pas admis elle-même qu’il se trouvait dans une position embarrassante? --Qu’ai-je donc fait, hasarda-t-il? Qui vous fait penser...? Pour l’amour du ciel, écoutez-moi! s’écria-t-il. Et, comme elle tournait vers lui sa figure attentive et muette, il s’arrêta de nouveau comme quelqu’un qui aurait perdu le fil de son discours, et ferait des efforts pour se rappeler ce qu’il allait dire. --Quel à propos, quelle nécessité, reprit-il enfin, comme s’il eût continué quelque discussion antérieure, quelle nécessité, quel à propos y avait-il de mettre ces personnes au courant de nos relations? Je ne croyais pas d’abord qu’elles nous eussent vus ensemble!.... Il s’interrompit; et le fait est que ses explications ne valaient pas grand’chose, ainsi traduites par de simples paroles. --Je ne m’attendais pas qu’elles resteraient si longtemps. Je les croyais à chaque instant sur le point de partir. Et puis, après cela, il était trop tard pour faire la chose d’une façon naturelle. Ceci était mieux. Il s’arrêta de nouveau pour attendre un signe d’acquiescement de la part de Kitty, mais il rencontra un regard fixé sur le sien avec une expression qui lui sembla pleine de surprise méprisante. Il baissa les yeux, embrassa d’un coup d’œil la malencontreuse toilette, puis les releva en ajoutant comme par une inspiration nouvelle: --J’aurais désiré vous faire connaître à mes amis, dans un moment où vous eussiez eu tous les avantages de votre côté. Cette phrase lui parut sonner si juste qu’il reprit courage: --Et vous auriez dû avoir en moi assez de confiance, reprit-il, pour croire que je n’aurais jamais voulu vous faire injure. Si vous connaissiez mieux le monde.... Si votre expérience sociale était plus considérable, vous auriez compris.... Oh! mais, s’écria-t-il avec désespoir, n’avez-vous rien à me dire? --Non, répondit Kitty simplement, mais avec une tranquillité languissante, ne voulant pas trop parler, de crainte d’éprouver de nouvelles angoisses. Vous avouez que vous avez rougi de ma toilette devant ces personnes; je le savais déjà. Que voulez-vous que je vous réponde? --Si vous m’en donnez le temps, je vous expliquerai tout cela bien clairement. --Mais vous le niez pas. --Quoi nier? Je.... Mais ici tout l’échafaudage de la plaidoirie d’Arbuton s’écroula. C’était un homme scrupuleusement vrai, aucunement habitué à se tromper lui-même ni à tromper les autres. Il avait rougi d’elle: il ne l’aurait pas nié, même pour sauver cet amour qui lui était maintenant plus cher que l’existence. Il vit tout cela dans une stupéfiante clarté; et, fait inexorable qui le confondit autant qu’il en fut effrayé, il s’aperçut que, dans toute cette déplorable scène, Kitty avait joué le beau rôle, et lui le rôle vulgaire. Comment cela pouvait-il être arrivé à un homme comme lui? En repassant les circonstances dans sa mémoire, il se trouva avoir été le misérable jouet d’un affreux hasard. Et maintenant il fallait agir; les choses ne devaient pas se passer ainsi; c’était là un aveu trop terrible, il ne pouvait le laisser subsister. Cent protestations montèrent à ses lèvres, mais, comme elles étaient toutes aussi compromettantes que le silence, il ne les laissa pas échapper. Il voulait parler, mais il n’en avait pas la force. Il ne pouvait que rester silencieux et attendre, le cœur serré, en regardant trembler d’angoisse et de douleur les lèvres de la jeune fille. Lui-même avait l’air si malheureux, qu’elle le prit presque en pitié, et sentit comme une espèce de respect pour la sincérité dont il faisait preuve. --Vous aviez raison; je pense qu’il ne me sera pas nécessaire d’aller à Boston, dit-elle avec un pâle sourire. Adieu. Tout n’a été qu’une malheureuse méprise. Même sous le coup de cette humiliation, Arbuton était d’un caractère à ne pas songer un seul instant qu’il lui fût possible de perdre Kitty. Il n’avait pas rêvé un seul instant qu’après une réparation quelconque, elle pût refuser d’être à lui. --Oh! non, non, non! s’écria-t-il en se précipitant vers elle; ne dites pas cela! cela ne peut pas être; cela ne sera pas! Vous êtes mécontente maintenant, mais je suis sûr que vous verrez les choses autrement plus tard. Ne soyez pas si prompte avec moi, avec vous-même. Je ferai tout, je dirai tout ce que vous voudrez. Il avait des larmes dans les yeux, des larmes amères. --Vous ne sauriez rien dire qui n’envenimât les choses, fit-elle. Vous ne pouvez défaire ce qui est fait, et c’est là seulement une petite partie de ce qui ne saurait être réparé. Le mieux maintenant est de nous quitter, c’est la seule alternative qui nous reste. --Non, toutes les autres alternatives du monde plutôt que celle-là! Attendez.... songez donc.... Oh! je vous en conjure, ne soyez pas si.... irréfléchie. Ce mot maladroit la vexa davantage; il impliquait qu’elle perdait beaucoup sans le savoir. --Je ne suis pas irréfléchie en ce moment, dit-elle; mais je l’étais beaucoup, il y a une demi-heure: je ne recommencerai pas. Oh! s’écria-t-elle, avec explosion, il ne s’agit pas tant de ce que vous avez fait; mais ce que vous êtes et ce que je suis, voilà le grand obstacle! Je pourrais vous pardonner facilement ce qui est arrivé,--si vous le demandiez;--mais je ne saurais modifier nos deux existences ou changer ma nature. Et vous ne sauriez changer la vôtre non plus. Peut-être essaieriez-vous,--mais nous n’y réussirions pas, et nous serions désappointés pour la vie. J’ai appris beaucoup depuis que j’ai entrevu ces dames pour la première fois. En somme, Arbuton s’apercevait que cette jeune fille, qu’il avait voulu élever jusqu’à lui, le dépassait tout à coup, et le cœur lui manqua. --Ce serait folie de vouloir démontrer cela, ajouta Kitty, mais rien n’est plus vrai; et vous devez me laisser partir. --Je ne puis point vous laisser partir, répondit-il avec une expression telle que la jeune fille eut au moins le désir de donner un caractère plus amical à cette séparation. --Vous pouvez me rendre la chose pénible, répondit-elle, mais elle se fera quand même. Il resta un moment silencieux. --Je ne vous la rendrai point pénible, dit-il en pâlissant. Elle aussi était pâle, et sa main arrachait les feuilles rougies d’une branche qui se penchait vers elle. Il se retourna, fit quelques pas, puis revint brusquement. --Je désire vous exprimer mes regrets, commença-t-il sur un ton cérémonieux, et avec son ancienne manière de faire tout ce qu’il croyait devoir à sa qualité de gentilhomme, si j’ai pu involontairement vous blesser.... --Oh! ne parlons point de cela, interrompit Kitty avec amertume; tout est fini maintenant. Et le ton de supériorité qui caractérisait la dernière phrase d’Arbuton attira à celui-ci un congé légèrement cavalier: --Adieu! voici mes cousins qui viennent. Elle le regarda s’en aller, sous les rayons du soleil filtrant à travers le feuillage, jusqu’à ce qu’il fût sorti du bosquet. La cataracte mugissait sept fois plus fort à l’oreille de la jeune fille, et semblait danser sous ses yeux. Tout se confondait devant elle, au moment où son cousin et sa cousine apparurent à son regard troublé. --Où est M. Arbuton? demanda Fanny. Kitty jeta ses bras autour du cou de cette pauvre étourdie dont elle ne pouvait soupçonner l’affection, et se mit à sangloter amèrement. --Parti! dit-elle. Et Mme Ellison eut, cette fois, la sagesse de ne rien demander de plus. Le soir elle apprit tout sans avoir recours aux questions; et, tout en maugréant, elle approuva Kitty, et la couvrit de louanges et de condoléances. --Le fait est, Fanny que je ne tenais pas à connaître ces gens-là. Pourquoi y aurais-je tenu? Mais ce qui m’a blessée, c’est qu’il m’a sacrifiée à leurs préjugés, c’est qu’il m’a complètement ignorée devant elles, et qu’il m’a laissée là, sans une parole, lorsque j’aurais dû être pour lui tout au monde, et la première entre toutes. Il me semble que lorsque j’étais assise, là, tout m’est revenu à l’esprit comme aux personnes qui se noient, et j’ai vu clair en tout ceci mieux que je n’avais encore jamais vu. Nous étions trop éloignés l’un de l’autre par notre passé, et par ce que nous sommes habitués à croire et à respecter, pour jamais pouvoir nous harmoniser parfaitement. Et, m’eût-il donné la plus haute position du monde, c’est là tout ce que j’aurais eu. Il n’aurait jamais pu aimer ceux qui ont été bons pour moi, et que je chéris si ardemment; il ne m’aurait aimée qu’en autant qu’il aurait pu me détacher d’eux. S’il a pu me mettre de côté si froidement aujourd’hui, qu’en aurait-il été plus tard des miens, et de moi-même? Voilà l’idée qui m’a frappée. Du reste, je ne crois pas que faire un splendide mariage soit aussi désirable que d’être fidèle à un amour venu de longue main, et de vivre honnêtement de sa vie ordinaire, sans inquiétude et sans crainte. Ainsi, ajouta Kitty en fondant de nouveau en larmes, vous avez peut-être tort de vous apitoyer autant sur mon sort, Fanny. Si vous l’aviez vu, vous auriez pensé qu’il était peut-être le plus à plaindre des deux. Moi-même j’ai eu pitié de lui, tout cruel qu’il avait été pour moi. Lorsqu’il s’est retourné d’abord pour aller au-devant d’elles, vous l’auriez cru condamné à mort, ou sous l’empire de quelque cauchemar effrayant; et, pendant qu’il se promenait avec cette affreuse vieille ridicule,--la jeune fille ne parlait presque pas--il faisait des efforts inouïs pour lui répondre sensément et pour paraître ignorer mon existence; c’était la chose la plus amusante du monde. --Comme vous êtes étrange, Kitty! --C’est vrai; mais ne vous imaginez pas que j’étais insensible. Il me semblait que j’avais à ce moment deux personnes en moi, l’une à l’agonie, et l’autre examinant froidement ce qui se passait. Mais, s’écria-t-elle en éclatant de nouveau, comment a-t-il pu faire cela? Comment a-t-il pu agir ainsi envers moi? et justement au moment où je commençais à le croire si généreux et si noble! Tout cela me semble trop affreux pour être vrai! Kitty embrassa de nouveau sa cousine, qui pleura un moment avec elle sur cette confiance si tôt perdue; puis, après lui avoir souhaité bravement le bonsoir, elle se retira dans sa chambre pour pleurer encore sur son oreiller. Mais auparavant elle appela Fanny à sa porte, et tâchant de sourire à travers sa physionomie bouleversée: --Comment pensez-vous qu’il soit revenu? demanda-t-elle. Je n’y avais pas encore songé. --Oh! s’écria Fanny sur un ton de souverain mépris, j’espère qu’il a été forcé de revenir à pied. Mais je crains bien qu’il n’ait eu que trop de facilité à se faire conduire. Probablement qu’il s’est procuré un cabriolet à l’hôtel. Kitty n’avait pas eu un mot de reproche à l’adresse de Fanny pour la part qu’elle avait prise à cette malheureuse affaire. Or lorsque celle-ci, à son retour dans sa chambre, y trouva le colonel, elle lui raconta tout, et commença à se persuader que cela lui était bien dû en partie, et Kitty l’avait ainsi échappé belle, suivant son expression. --Oui, dit le colonel, lorsque les mêmes circonstances se présenteront, elle saura désormais à quoi s’attendre, si cela peut être une consolation. --C’est vraiment une grande consolation, reprit Mme Ellison. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’on n’apprend jamais à connaître le monde trop tôt. Et si je n’avais pas un peu manœuvré de façon à les mettre en contact, Kitty serait peut-être partie avec quelque chose au fond du cœur pour lui, et jugez quel malheur c’eût été. --Affreux! --Et maintenant elle n’aura pas un seul regret. --Je le souhaite, fit le colonel, sur un ton tellement abattu que le mot alla droit au cœur de sa femme plus que tous les reproches que Kitty aurait pu lui faire. Vous avez bien agi, et personne ne vous blâme, Fanny. Mais si vous pensez qu’il soit avantageux pour une jeune fille comme Kitty d’apprendre qu’un homme qui a pour lui tout ce que le monde peut donner, et qui, après tout, possède certaines qualités réelles, peut être en somme un si piètre individu, tel n’est pas mon avis, à moi. Cela peut la rendre plus sage, mais plus heureuse, non! --O Dick, Dick, ne parlez pas si sérieusement; c’est si étrange à vous! Si c’est là votre opinion, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose? --Oh oui, c’est très facile! Nous savons ce qui en est réellement, nous, parce que nous connaissons Kitty mieux que personne; mais tout d’abord on est porté à croire que, vexée des civilités d’Arbuton à l’adresse de ces dames, elle s’est enfuie, et puis n’a pas voulu lui donner l’occasion de s’expliquer. Et puis en définitive que pourrais-je faire dans tous les cas? --Vous avez raison sans doute, Dick; et je voudrais voir les choses aussi clairement que vous. Mais je pense réellement que Kitty est contente d’être sortie de cette impasse. --Comment! tonna le colonel. --Je pense que Kitty, en elle-même, se sent soulagée de voir que tout est fini. Mais vous n’avez pas besoin de m’étourdir. --Vous pensez que....? Le colonel fit une pause comme pour se donner la force de répondre. Mais il attendit vainement, rien ne vint; et il se mit à remonter sa montre. --Il est vrai, ajouta Mme Ellison toute pensive, après un moment de silence, qu’elle perd beaucoup; et probablement n’aura-t-elle jamais une offre pareille de sa vie. --J’espère que non, dit le colonel. --Oh! vous ne prétendrez pas, sans doute, que la haute position et les avantages sociaux qu’il aurait pu lui donner soient à dédaigner. --Non, insensible mondaine; ni cela, ni la paix du cœur, ni le respect de soi-même, ni les autres sentiments, ni même votre petite plaisanterie. --Oh! le sentimental ennuyeux! --C’est ainsi qu’on nous appelait dans le bon vieux temps, quand nous travaillions à l’abolition de l’esclavage, dit le colonel. Et comme ils étaient seuls, ils scellèrent la paix par un baiser; et, pendant un instant, ils furent aussi heureux que s’ils avaient effacé par là les chagrins et l’humiliation de Kitty. --En outre, Fanny, continua le colonel, bien que je ne sois pas très fort en fait de religion, je crois que ces choses-là sont écrites. --Ne blasphémez pas, colonel Ellison! s’écria la jeune femme, qui, dans la famille, représentait l’Eglise, sinon la religion. Comme si la Providence avait quelque chose à faire en matière d’amours! --Eh bien, n’en parlons plus; mais je vous dirai que si Kitty a tourné le dos à Arbuton et aux avantages sociaux qu’il lui offrait, c’est qu’elle n’était point faite pour eux. Et si la pauvre enfant ne sait pas ce qu’elle perd, eh bien, elle aura moins à regretter. Si elle croit ne pouvoir être heureuse avec un mari qui la brusquerait et l’effraierait après l’avoir tirée de son humble condition, et qui tremblerait chaque fois qu’elle viendrait en contact avec quelqu’un de sa sphère, à lui, cela peut être une triste méprise sans doute, mais nous n’y pouvons rien. Qu’elle retourne à Eriécreek, et tâche de frayer son chemin sans lui. Elle trouvera sans doute à se faire une autre destinée. XIV CONCLUSION Mme Ellison connaissait toute l’histoire de Kitty, et le lecteur la connaît aussi, moins un petit incident qui arriva le lendemain, et qui nous semble digne d’être rapporté. La malle d’Arbuton fut transportée à l’hôtel Saint-Louis pendant la nuit, et nos amis ne revirent plus le jeune voyageur. Quand Kitty s’éveilla le lendemain, une pluie fine et froide tombait sur les passe-roses languissantes du jardin des Ursulines, que l’automne semblait avoir frappé dans chaque feuille et dans chaque fleur. Toute la matinée, les allées du jardin furent désertes; mais sous le porche, près des peupliers, assises la main dans la main, se tenaient la petite religieuse grassouillette avec sa pâle et fluette compagne. Elles étaient immobiles et paraissaient silencieuses. La pluie froide et fine tombait encore au moment où Kitty et Fanny descendaient en voiture la côte de la Montagne, se dirigeant vers l’embarcadère, où le colonel les avait précédées avec les malles, car ils quittaient Québec. A mi-côte leur véhicule se trouva engagé dans un encombrement d’autres voitures qui montaient; et le cocher arrêta son cheval pour les laisser passer. Au même instant, Kitty vit s’avancer sur le trottoir un individu qui avait une ressemblance grotesque avec Arbuton. C’était lui, mais plus petit, plus malingre et plus chétif. Ou plutôt, ce n’était pas lui, mais seulement un paletot comme le sien enveloppant un petit être autour duquel il pendait en plis flasques--une caricature du précieux pardessus d’Arbuton, ou plutôt l’article lui-même présentant un misérable et comique rapprochement. --Pourquoi ce petit vaurien se permet-il de vous fixer ainsi, Kitty? demanda Fanny. --Je ne sais pas, répondit Kitty, d’un ton distrait. L’individu s’était mis à sourire et à gesticuler avec véhémence. Kitty se rappela l’avoir déjà vu; puis elle reconnut le tonnelier qui avait délivré Arbuton du chien furieux, sur la rue Saut-au-Matelot, et auquel il avait abandonné son paletot endommagé. Le petit être déboutonna gauchement le pardessus, et tira d’une poche intérieure quelques lettres qu’il présenta à Kitty, en parlant français avec volubilité. --Que fait il, Kitty? --Qu’est-ce qu’il dit, Fanny? --Quelque chose au sujet d’un chien féroce se ruant sur vous, et un jeune homme, brave comme un lion, se précipitant au-devant de l’animal, et vous sauvant la vie. Mme Ellison n’était pas femme à laisser sa traduction manquer de couleur, bien que le texte ne fût pas fort remarquable sous ce rapport. --Faites-le lui répéter. Et lorsque l’homme eut fini: --Oui, dit la jeune fille en soupirant, c’était le jour de notre expédition au lieu où tomba Montgomery; mais je n’ai jamais su, avant aujourd’hui, ce qu’il avait fait pour moi. Fanny, s’écria-t-elle avec un sanglot, c’est peut-être moi qui ai été cruelle! Et pourtant ce qui est arrivé hier me fait considérer comme si peu de chose le fait de m’avoir sauvé la vie! --Ce n’est rien du tout, répondit Fanny, moins que rien. Mais le cœur lui manqua. Le petit tonnelier s’était éloigné en saluant, et montait la côte, le bas du paletot d’Arbuton lui battant à chaque pas sur les talons. --Quelles sont ces lettres? demanda Fanny. --Oh! de vieilles lettres appartenant à M. Arbuton, et qui étaient restées dans les poches de l’habit. Le tonnelier s’est imaginé probablement que je les remettrais à leur propriétaire. --Qu’entendez-vous en faire? --Je devrais les lui envoyer, répondit Kitty. Puis, après une pause qui dura jusqu’à leur arrivée au bateau, elle remit les lettres à Fanny. --Dick pourra les envoyer lui-même, dit-elle. FIN NOTES: [A] Espèce d’airelle. (Notes du trad.) [B] Le mot _miss_ (mademoiselle) et le verbe _miss_ (manquer) forment ici un calembour qu’il est impossible de traduire, même par un équivalent. (Note du traducteur.) [C] Expression dont se servent quelquefois les Canadiens, en plaisantant, pour dire _un dollar_. (Note du Trad.) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE RENCONTRE: ROMAN DE DEUX TOURISTES SUR LE SAINT-LAURENT ET LE SAGUENAY *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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