The Project Gutenberg eBook of Les trois pirates (1/2)

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Title: Les trois pirates (1/2)

Author: Edouard Corbière

Release date: October 13, 2018 [eBook #58088]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS PIRATES (1/2) ***

LES
TROIS PIRATES

PAR
ÉDOUARD CORBIÈRE,
AUTEUR DE
LE NÉGRIER.—LE BANIAN.—LES ASPIRANS, ETC.

I

PARIS
WERDET, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
49, RUE DE SEINE-SAINT-GERMAIN.

1838

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.

En composant ce nouvel ouvrage, j'ai voulu mettre en présence et en opposition trois hommes agissant avec la plus entière liberté, sous l'influence de causes diverses, pour arriver au même but ou plutôt au même crime. L'un de mes personnages est un jeune officier de marine, dont l'éducation a été gâtée; l'autre un matelot privé d'éducation et n'obéissant qu'aux instincts de sa nature grossière; le troisième, enfin, est un séminariste chez qui l'éducation n'a servi qu'à fortifier les plus funestes penchans. Le premier s'égare faute de guide, le second faute de frein et d'intelligence, le dernier ne s'égare pas, tant s'en faut; il marche au mal par calcul, et en pesant froidement le bien personnel qui pourra résulter pour lui, mais pour lui seul, du mal qu'il fera aux autres. On doit plaindre l'officier, on peut mépriser le matelot, mais à coup sûr, après avoir lu l'ouvrage, il sera impossible de ne pas détester le séminariste.

Du rapprochement de ces trois individualités, et de leur manière différente de penser et de se conduire, naît tout l'intérêt philosophique que j'ai cherché à répandre sur mon livre. Les événemens que j'ai retracés, ne doivent contribuer qu'au développement des caractères de mes personnages, et ces événemens n'arrivent sur le premier plan que pour donner de la saillie aux figures les plus importantes de mon petit tableau. Ce n'est pas de l'histoire, enfin, que j'ai voulu écrire en laissant tomber sur des faits avérés, quelques lambeaux de fictions. C'est plutôt une idée morale que je me suis efforcé d'élever sur le fond d'un assez grand nombre d'aventures plus ou moins connues. La vérité des incidens, et la nature même des moyens que l'on emploie, sont peu de chose en pareille matière: ce qu'il m'importait d'atteindre, c'était le but. L'ai-je atteint? c'est la question.

J'aurais fort bien pu, et je le sais, pour exécuter le plan que j'avais conçu, lancer d'un seul jet d'imagination, tous mes personnages dans le tourbillon de la société, au lieu de les envoyer sur mer, chercher isolément les destinées qu'il m'a plu de leur réserver, si loin de tous les usages reçus dans le beau monde littéraire. Mais en adoptant ce parti que la critique n'aurait pas manqué de me conseiller, si j'avais d'avance consulté la critique, il m'aurait fallu renoncer à un avantage dont j'ai depuis long-temps appris à mesurer toute l'étendue. La terre, me suis-je dit, commence à être bien usée et à se faire bien vieille, pour le roman tel qu'on le fait depuis trois siècles en France. A terre, d'ailleurs, des hommes comme ceux que je suis habitué à mettre en relief, ne pourraient guère se mouvoir sans rencontrer à chaque pas, des lois qui les arrêteraient, ou un joug sous lequel se briserait ou s'effacerait la fougue de leurs passions ou l'empreinte de leur mâle caractère. Mais à la mer, où les plus mauvais penchans, libres comme les flots qui les emportent, peuvent se développer en toute sécurité et avec toute impunité, l'imagination du romancier se sent plus à l'aise; et si elle ne grandit pas toujours assez pour remplir l'espace immense qu'elle s'est ouvert devant elle, du moins peut-elle espérer de trouver là d'autres objets et d'autres aventures que des mœurs de convention et des intrigues de boudoir. La nouveauté, même la plus vulgaire, n'est pas chose tellement commune en littérature, qu'on doive dédaigner de la chercher là où il est encore possible peut-être de la rencontrer.

I
LE CAFÉ DE LA POINTE.

A l'endroit où s'élève aujourd'hui, un peu au-dessus des eaux de la rade de la Pointe à Pitre, l'angle du quai sur lequel est bâti le vaste café Américain, il existait, il y a dix-huit ou vingt ans déjà, une espèce de grande buvette que fréquentaient assiduement tous les anciens corsaires et les marins désœuvrés de la colonie. Un vieux petit billard râpé, dont le tapis avait dû être vert, du temps où florissaient Magloire Pélage et le général Richepanse1, occupait, sur ses six pieds à peu près égaux, une bonne moitié de la salle basse du logis. Autour de ce billard demi-séculaire, gravitaient comme les satellites d'un astre glorieux, quatre à cinq tables en courbari, destinées à recevoir les verres, les cartes, et aussi les dés ronflans des habitués sédentaires; car c'était le plus souvent aux dés que ces messieurs s'amusaient à jouer la consommation de la journée ou le montant de la dépense, dont la maîtresse de l'établissement avait depuis plusieurs mois débité leur compte particulier.

Cette autre belle limonadière de cet autre café du Bosquet, transplanté aux Antilles, était une grosse et grande fille de couleur, aussi humaine pour toutes ses pratiques, que toutes ses pratiques paraissaient être tendres pour elle. Assez peu soucieuse du soin de sa fortune, mais très portée à s'accommoder philosophiquement du métier qu'elle ne faisait guère que par nonchalance, elle se serait volontiers contentée de ne rien gagner sur sa clientelle, pourvu que ses cliens eussent trouvé le secret de la réjouir tout le long du jour et une bonne partie de la nuit. Peu lui importait que la consommation dont elle faisait les avances ne fût que peu ou point payée. Ce qu'il fallait avant tout à mamzelle Zirou2, c'était du mouvement, de la confusion, et de temps à autre même, quelque peu de scandale. Avec de tels goûts, et avec les chalands que sa facile humeur lui avait assurés, on conçoit que la vogue ne devait guère lui être moins fidèle que chacun de ses adorateurs. Aussi, fallait-il voir avec le souffle ravivant de la brise du soir, arriver en grondant, le flot de marins qui allait s'engouffrer dans le fond de ce port de relâche ouvert à l'ennui et au désœuvrement de toute la journée! Le phénomène des marées n'offre guère sur nos plages d'Europe, de spectacle plus curieux que celui que présentaient le flux et le reflux de toutes les pratiques de mamzelle Zirou, envahissant et vidant à chaque minute cette salle de douce et joyeuse compagnie. Trois ou quatre petits esclaves décorés du nom traditionnel de garçons de l'établissement, suffisaient à peine alors au service ordinaire du café de la Pointe, car c'était là le nom que les plaisans du lieu avaient eu la malignité de donner au noble cabaret, par allusion d'abord au nom du pays, ou à la susceptibilité un peu ferrailleuse des habitués, et peut-être bien aussi, il faut le dire, par allusion à la prodigieuse quantité de grosses pointes que l'ivresse et la joie de tous les jours faisait jaillir en gerbes phosphorescentes, de ce foyer d'esprit et de liqueurs spiritueuses.

Une nuit que les chaudes pluies et les vents orageux de l'hivernage tourmentaient avec une violence inaccoutumée les persiennes du Café de la Pointe, et que la lueur des coups de tonnerre faisait pâlir à chaque instant les deux vacillans quinquets, suspendus par deux bouts de corde au-dessus du billard depuis quelque temps abandonné, trois jeunes marins demeurés après la foule éclipsée, autour d'une table couverte encore de bouteilles vides et de verres fêlés, s'entretenaient paisiblement entr'eux, au bruit de la rafale, aux coups redoublés de la pluie et au roulement presque continu de la foudre étincelante.—Assis depuis près d'une demi-heure auprès de mamzelle Zirou, sur le canapé qui lui servait de trône, je me disposais à rentrer chez moi malgré la fureur de l'orage, lorsque la maîtresse de la maison que je croyais déjà endormie, me saisit brusquement par le bras pour prévenir mon mouvement de retraite. Ecoutez! écoutez, me dit-elle d'une voix étouffée: Ils arrangent une grande affaire.

Ces mots d'avertissement prononcés avec la mystérieuse volubilité qui pouvait me donner le mieux l'idée de l'importance que je devais attacher à un pareil appel, me firent comprendre la raison pour laquelle notre limonadière avait fait jusque là si bien semblant de dormir pendant que les trois interlocuteurs, qu'elle écoutait, s'imaginaient n'être entendus de personne. Pour répondre de mon mieux à l'intention que venait de m'exprimer si laconiquement mamzelle Zirou, et, ma foi, au risque d'entrer de moitié dans l'indiscrétion qu'elle avait déjà commise, je feignis de me laisser aller comme elle aux langueurs irrésistibles du sommeil, et j'abandonnai nonchalamment ma tête sur le côté du canapé, opposé à celui que la maîtresse de la maison remplissait déjà de toute l'ampleur de ses robustes charmes.

Mais pour m'acquitter avec une vraisemblance satisfaisante de mon rôle d'endormi, il me fallut, quelque facile qu'il pût paraître d'ailleurs, faire encore plus que n'avait fait jusque là celle que je voulais imiter. De toute la beauté passée de mamzelle Zirou, il n'était resté qu'un œil à la pauvre fille. Moi, pour faire aussi bien qu'elle, je fus donc obligé de fermer les deux yeux dont j'étais encore en possession, et à ça près de cette différence toute matérielle, entre nos rôles respectifs nous commençâmes à jouer fort passablement tous les deux notre petite scène somnolente.

Avec quelque scrupule cependant que je tinsse à pousser jusqu'au bout le mérite de l'imitation, je ne fermai pas tellement mes doubles paupières, que je ne pusse examiner tout à mon aise, la physionomie de trois individus que, jusqu'à ce moment, j'avais fort peu remarqués dans la foule des chalands les plus assidus de la buvette. L'un d'eux était grand, svelte et brun.—C'était celui qui parlait le plus et qui semblait parler le mieux et avec le plus d'autorité.—L'autre portait, sur ses épaules larges et un peu voûtées, une figure commune et riante qu'encadraient admirablement les touffes crêpues d'une chevelure rousse et en apparence négligée depuis fort long-temps.—Le troisième, enfin, me parut avoir un de ces visages et une de ces tournures que l'on ne voit jamais bien du premier coup d'œil, et qui ont besoin d'être étudiés pour être saisis et définis. Il n'était, ce troisième individu, ni grand ni petit, ni brun ni blond, ni gros ni mince, et il pouvait passer néanmoins pour petit et grand, gros et maigre, blond et brun tout à la fois.—Tout ce que je sus alors sur son compte, c'est qu'il s'appelait ou qu'on l'appelait José et quelquefois frère José.

Je dormis fort peu, comme bien vous devez le penser, quoique j'eusse l'air de dormir très-profondément, et j'écoutai beaucoup quoique je fisse semblant de ne rien écouter.—Je crois même me rappeler aujourd'hui, que je me mis à ronfler, pour mieux jouer mon rôle et pour forcer les gens que j'espionnais de compte à demi, avec mamzelle Zirou, à parler plus haut afin de mieux nous faire entendre ce qu'ils auraient sans doute été bien aises de ne confier à personne.

Le grand jeune homme dont la mine relevée et l'air d'aisance m'avaient d'abord frappé, quoiqu'il ne fût vêtu, comme ses deux autres camarades, que d'une simple veste de drap bleu, disait au moment où je commençai à fermer les yeux et à prêter l'oreille à la conversation:

—Vous savez tous les deux aussi bien que moi, ce qui vient de me tomber à bord et dans les mains. Le grand-père, que j'étais venu relancer ici dans son habitation, m'a fait la politesse de dépasser le lit du vent, quinze jours juste après mon arrivée de France dans l'île. C'était le seul parent qui me restât au monde, et sa succession est la première marque d'affection que j'aie jamais reçue de lui.

—Le brave et digne homme! s'écria à ces mots le gros marin aux cheveux roux. Lever son grand lof deux semaines, jour pour jour, après ta rentrée de congé au pays!… Il n'y a que les parens des colonies qui soient capables d'un coup de temps aussi beau!3

Le troisième causeur continua à tenir les yeux baissés sur le plancher de la salle, sans adresser un seul mot de condoléance à l'héritier du vieil habitant qui venait de mourir si à propos et si paternellement pour son petit-fils.

—Le grand jeune homme reprit en souriant: Quand tu auras fini tes lamentations, maître Bastringue, je rattraperai le fil de mon histoire, que tes interruptions m'ont fait larguer et rabbraquer déjà dix ou douze fois pour le moins. On croirait, Dieu me pardonne, que tu as envie de pleurer mon cher grand-père pour moi.» Je sus alors que mon petit roussâtre avait nom maître Bastringue, et ce sobriquet semblait avoir été tellement bien adapté à sa physionomie, que je l'aurais presque trouvé, je crois, de moi-même, s'il m'avait fallu chercher plus long-temps un nom de guerre à ce gros vilain matelot.

—En s'exécutant, comme il l'a fait de si bonne grâce, continua le beau garçon, mon utile et vénérable aïeul m'a colloqué, comme de juste et de raison, l'habitation de mes ayeux, qui valait à ce qu'on m'a dit depuis, soixante-douze à quatre-vingt mille gourdes des colonies. Je l'ai lavée le lendemain au prix de vingt-quatre mille gourdes rondes, à un bon enfant d'ici, qui se trouvait avoir du comptant sous le pouce.

—C'est bien peu, dit frère José, en relevant et laissant errer sur le plafond enfumé ses petits yeux d'un vert grisâtre, c'est bien peu, mais cependant c'est encore quelque chose que cela.

—C'est bien peu? répliqua vivement maître Bastringue. Mais tu n'entends donc pas qu'il t'a dit vingt-quatre mille gourdes comptant, et que l'argent comptant vaut ici dix mille fois mieux que l'argent à la longue vue? Pour un savant qui a étudié dans les livres de messe et les catéchismes, tu peux te vanter de connaître joliment mal la partie des colonies.

Le jeune héritier, pour prévenir la réponse peut-être un peu acerbe que José se disposait à faire à la brusque apostrophe de Bastringue, prit ses deux amis par la main, et en les rapprochant tous deux de lui, il leur dit à demi-voix et en scandant chacune de ses paroles:

—A présent que vous savez ce que j'ai ou plutôt ce que nous avons, que me conseillez-vous de faire de tout ce bataclan de richesse qui me pèse déjà sur le dos, comme si j'avais à porter la grande ancre d'un trois-pont, de l'avant à l'arrière du navire?

—Ce que nous ferons de tes vingt-quatre mille gourdes! demanda Bastringue, tout ébourriffé.

—Oui, ce que nous pourrons en faire de mieux et de plus profitable pour nous trois?

—Mais, il me semble qu'on pourrait toujours en boire une partie, en attendant mieux.

—Fi donc! s'écria José, en boire une partie!… N'avons-nous pas déjà assez bu comme cela, depuis le temps où nous bourlinguons du matin au soir dans cette île de malheur et de stérilité! Pour moi, je ne vous le cacherai pas, je commence à être diablement harassé du vagabondage de la vie que nous traînons ici; c'est de l'industrie et du mouvement qu'il nous faut, à n'importe quel prix: Salvage a cent-vingt mille francs à lui, n'est-il pas vrai? Eh bien, c'est là un capital qu'il s'agit de placer le plutôt possible à gros intérêts sur quelque bon navire chargé de poudre et de boulets de calibre. La mer est large et longue, la providence est grande, et la providence tient toujours en réserve quelques bonnes occasions pour des soifeurs d'eau salée de notre espèce. Tu m'entends… c'est là mon avis à moi, qui n'ai étudié que dans les livres de dévotion et qui connais si joliment mal tes colonies.

—Ah! te v'là piqué, frère José! je t'ai lardé sous l'aileron, je le vois bien actuellement, en te parlant de ta connaissance des colonies. Mais, si ton idée n'est pas de boire l'argent du grand-papa à Salvage, eh bien! on peut le boire et le manger, moitié l'un moitié l'autre. N'est-il pas vrai, mon capitaine?

Salvage, l'ex-propriétaire d'habitation, dont je venais d'entendre prononcer deux fois le nom, répondit alors à ses camarades divisés sur la question de savoir ce que l'on ferait de son héritage:

—Il ne s'agit pas ici de plaisanter sur un point aussi grave ni de se piquer à un jeu aussi sérieux. Je me range d'abord, sans hésitation, de l'avis de José: La course! Et je suis bien sûr aussi que toi, Bastringue, tu n'as pas d'autre opinion que lui et moi sur le parti qui nous reste à prendre.—Mais, comment ferons-nous la course? Voilà le hic.

—Dis plutôt, pendant que tu y es, comment est-ce que nous ferons la piraterie ou la forbannerie, car, vois-tu, la course en temps de paix ne vaut pas mieux que ça! Pas de bégueulerie sur les mots entre nous qui savons le fort et le faible de notre état.

—Eh bien soit, répondit Salvage à Bastringue; la piraterie si ça te plaît. Mais, comment, encore une fois, nous y prendrons-nous pour faire de la piraterie un peu gentiment?4

—Comment? mais, comme se fait la piraterie depuis qu'il y a des pirates; en prenant tout ce que nous pourrons et en cherchant à ne pas nous faire prendre ou pendre! La chose, ce me semble, n'est pas plus maligne que cela!

—Mais ce n'est pas encore ça, vertudieu! ce que je te demande depuis une heure, frère José. Je veux savoir une fois pour toutes si vous êtes d'avis que nous naviguions ensemble, tous les trois sur le même navire, ou si vous aimez mieux que nous cherchions à mitonner notre affaire, chacun séparément, au moyen d'une triple expédition?

—Tous les trois ensemble, dis-tu? Non pas de ça, Lisette! Pas de très-sainte trinité entre nous, reprit aussitôt Bastringue. Je veux bien naviguer avec toi, Salvage, si ça te va, et te reconnaître en tout pour capitaine, s'il le faut; mais avec frère José, brosse et sac-à-brosse. Pas moyen pour l'instant. Nous ne serions jamais une minute d'accord l'un avec l'autre à la mer, attendu qu'à terre nous sommes trop bons amis tous les deux pour que notre amitié puisse durer long-temps au large sur le même bord.

—Il a raison, dit alors José avec calme. Nos caractères n'ont pas été faits pour courir paisiblement la même bordée vers le même but. Chacun de nous naviguera pour le compte de sa peau d'abord, et ensuite pour le compte de la société, puisque société il doit y avoir entre nous. Liberté de manœuvre, audace et prudence: voilà mon programme à moi. Trouvez-en un meilleur si vous voulez ou si pouvez. J'en doute.

Salvage. Bien pensé cela, et voilà nos lignes de pêche qui commencent à se débrouiller un peu à force de les remanier. J'ai cent vingt mille francs à moi, vous le savez: et croyez-vous que nous puissions entreprendre quelque chose de grand avec de telles ressources? Seconde question à résoudre.

Frère José. La belle et naïve demande? Chacun de nous achètera un bateau en payant argent comptant ce qu'il aura à lui, et en faisant des billets pour le reste. Sans connaître à fond les colonies, je crois savoir qu'avec six ou huit mille gourdes en espèces, on peut trouver aisément, ici ou ailleurs, quinze à dix-huit mille bonnes gourdes de crédit. En pareil cas, les fonds présens répondent des fonds à venir et qui ne viennent jamais: ce n'est pas au surplus pour les chiens, ce me semble, que le crédit a été inventé.

Bastringue. La raison qu'il vient de nous pousser là en dehors entre ses babines, n'est pas fausse au moins. Une goëlette ou un joli petit brick, raboté et verlopé pour la bagatelle, ne doit pas coûter plus cher que ce que nous aurons de plomb dans le sac. Une fois l'embarcation trouvée, l'équipage vous tombe à bord, raide comme grêle, quand il sent, le caniche qu'il est toujours, qu'il y a quelque chose de gras à reniffler pour aller du côté de tantôt. Je ne suis qu'un matelot rahuché5 il est vrai, me direz-vous peut-être, et toi, Salvage, tu as été officier au service, c'est prouvé, mais pour ce qui est de ce qui se pratique en fait de flibuste à la mer, j'ai le sensible amour-propre de croire que je suis aussi bon là qu'un autre, pour un coup et même pour deux. Frère José que v'là a été séminariste ou aspirant curé de seconde classe, avant de prendre la carrière de la navigation: d'accord; mais tel qu'il est, sans être matelot mariné dans un baril de goudron comme moi et comme toi, Salvage, je répondrais de son bon sens à la mer, comme de moi, et plus peut-être quasiment en considérant que je suis un peu influencé à lécher coco, et que lui n'est porté par sa seule passion qu'à entreprendre sang-froidement6 du grabuge. Ainsi donc pour t'en finir, tu peux être véritablement persuadé, Salvage, que nous deux, c'est toi en deux morceaux, et comme qui dirait un grand mât en deux pièces d'assemblage. Je n'ai pas, à moi appartenant, une pièce de six liards fendue en quatre, et j'ai de l'ambition, c'est encore possible. Mais la rafale d'un homme (la pauvreté) et l'ambition, n'empêchent pas le cœur d'être placé à babord (à gauche) chez les bons bigres de mon gabarit, et j'aimerais mieux déralinguer l'Ante-Christ sur le maître-autel de la première cathédrale venue, que de faire tort à un ami de ce qu'il m'aurait prêté pour me soulager dans un coup de cape.

José. Déralinguer l'Ante-Christ sur le maître-autel! Oh! mon cher ami, que tu connais admirablement bien les colonies!

Bastringue. Oui, José, c'est comme je te le cautionne; déralinguer l'Ante-Christ ou n'importe quoi sur le maître-autel, je ne m'en dédis pas, et il n'y a pas là de quoi à rire, parce que, vois-tu bien, je me fiche autant de l'Ante-Christ que de défunte la patte droite du singe de Madras7. Mais la seule chose que je respecte et dont je ne me ficherai jamais de la vie, c'est la confiance d'un ami. Jean Bonhomme qui ne pense pas comme Bastringue sur le sexe de l'amitié, ce doux présent des cieux et de la nature, comme on dit!

Salvage. Laissons là tous ces mots détournés et allons droit au fait. Vous connaissez mes goûts, et je vous ai exposé ma situation. J'avais dans la marine militaire un joli grade que j'ai quitté, et ce qu'on appelle même une belle perspective dont je n'ai plus voulu. Cette carrière qui pouvait me convenir, quand nous avions la guerre, a fini par m'ennuyer dès que nous avons eu la paix. J'étais né pour être corsaire, et je ne veux pas aujourd'hui faire mentir ma vocation; et ma foi, s'il faut devenir forban, faute de mieux, eh bien, je deviendrai forban s'il le faut, en disant au ciel: Eh bien, c'est toi qui l'as décidé. Voilà ma confession faite.

Bastringue. Forban, et pourquoi pas? n'est-ce pas un métier tout comme un autre, quand on a le hasard de pouvoir le faire sans bassesse, avec honneur, et sans…

José. Et sans se faire capeler la hart au gosier, ou le croc de la chaudière du cook, au-dessous de la mandibule inférieure.

Bastringue. Tais-toi un peu, José, laisse parler Salvage, matelot! Ce n'est pas du latin qu'il nous faut; c'est des raisons, et de bonnes encore, si c'est possible, s'entend.

Salvage. Vos petites ressources, à vous, se sont épuisées; et comme on dit, le balai de la rafale a passé sur la carlingue de votre cale vide. Mes ressources, à moi, se sont accrues dans une proportion inespérée. Je n'ai plus ni parens à ménager, ni devoir à remplir dans ce pays où je suis né, et où je ne veux pas mourir, et que je puis, par conséquent, quitter dès aujourd'hui même, et cela sans regret, sans remords et sans avoir à craindre d'y laisser un souvenir…

José. Oui, enfin, tu peux quitter la terre natale, en secouant, comme dit l'Evangile, la poussière de tes sandales sur le seuil de ces riches inhospitaliers.

Bastringue. Et nous, comme ne le dit peut-être pas l'Evangile, en décrotant nos savates sur la porte de tous les bouchons de la colonie. Partons donc, mes amoureux, appareillons tous trois chacun de notre bord, et le plutôt ne sera que le mieux.

Salvage. C'est cela; mais avant de nous séparer, il me reste, vous savez bien, un mot à vous dire à l'oreille, mes bons camarades. J'ai vingt-quatre mille gourdes à moi, n'est-ce pas? c'est par conséquent huit mille gourdes que j'ai à chacun de vous, par la raison toute simple, que vingt-quatre divisé par trois, donne huit au quotient. C'est nous trois qui sommes ce quotient.

Bastringue. Sait-il donc calculer finement, ce jeune homme là! Ah! v'là ce que c'est aussi que d'avoir appris les mathématiques et le dessin. Moi, toute ma vie, comme me le répétait si souvent mon oncle le capitaine Ituralde, avec qui j'ai navigué dans le temps, je ne serai jamais qu'un lofia, quand je vivrais autant que feu Mathieu-salé et même plus.

José. Salvage, mon vieux, je ne chercherai pas ici à te payer en beaux complimens, le service positif que tu veux bien nous rendre. J'accepte pour ma part et Bastringue en fera autant que moi, je puis t'en répondre. Ce seul mot doit suffire à ton cœur, et dès aujourd'hui nous pouvons dire tous les trois, grâce à ta succession et à ta générosité: Conjunctissima est internos et in æternum voluntas!

Salvage. A merveille, voilà une grande affaire emmanchée, et par le bon bout avec un bel amarrage en latin. Mais que fais-tu donc là, toi, Bastringue? Dieu me confonde, on dirait qu'il pleurniche, notre sensible ami!

Bastringue. Non, ce n'est rien, mes matelots. Excusez-moi si je fais actuellement un peu d'eau par les hauts. C'est ce coquin de José, qui, avec ses remercîmens en latin, vient de faire suinter la garniture de mon œil de babord. C'est un rien, v'là que j'ai déjà fini.

Salvage. Il s'agit bien, ma foi, de s'attendrir ainsi comme des chiffes et pour si peu de chose encore! C'est de nos conditions qu'il faut maintenant nous occuper. D'abord, il est déjà convenu que chacun de nous naviguera de son bord, ainsi qu'il l'entendra, dans l'intérêt commun de l'entreprise. Mais, combien de temps durera l'association et dans quel lieu et à quelle époque nous reverrons-nous pour régler ensemble nos artufailles?

José. Mets dans un an; ce ne sera pas trop peut-être, mais ce devra être assez pour nous donner le temps d'exécuter quelque chose de propre et de bien conçu.

Bastringue. Oui, un an; ce sera suffisant pour moi et vous, car d'ici ce temps là je vous promets bien d'avoir fait mon beurre ou opéré ma crevaison générale et définitive, tout l'un ou l'autre, pas de milieu!

Salvage. Va donc pour un an! Et en quel endroit nous réunirons-nous à l'expiration de ce terme? Ici, à la Havane ou à Saint-Thomas!

José. Ici, non: la surveillance de l'autorité y est trop active et trop bégueule. A la Havane non plus; il y a là trop de jaloux et de concurrens pour ceux qui ont réussi à faire leur pelote dans le genre d'affaires embrouillées que nous allons mettre sur le dévidoire. A Saint-Thomas, à la bonne heure, parce que c'est là un pays libre, où la course est défendue, mais où tous les corsaires sont toujours certains d'être bien accueillis quand ils reviennent surtout avec la cale pleine et l'estomac vide.

Bastringue. A Saint-Thomas soit, dans un an, à partir du moment: c'est dit et conclu, mais à seule fin que je n'avale pas le mot d'ordre que nous venons de nous donner, je vous prierais, mes matelots,8 si c'était un effet de votre bonté, de m'écrire tout ce que vous avez dit sur un petit morceau de papier blanc, et de me relire mon devoir jusqu'à ce que je puisse bien l'arrimer dans la soute la plus gardière de ma gueuse de mémoire.

Salvage. Eh vertudieu! il vient d'avoir là une bonne idée, le commodore Bastringue! Pourquoi ne ferions-nous pas entre nous une façon de petit engagement que nous signerions tous les trois?

José. Je ne demande pas mieux pour mon compte. Voyons, Salvage, procure-moi, s'il se peut, une plume, de l'encre et le premier rebut de papier que tu pourras trouver. Je vais, si vous le voulez bien, vous servir de notaire, et vous allez voir comment je sais dresser au besoin avec des pattes de mouches au bout de la plume, un acte authentique selon les formes prescrites par la loi.

Bastringue. Ah! je me doutais bien, moi, depuis le temps que nous parlons, que je finirais par avoir une idée! c'est que voyez-vous je me suis toujours laissé dire par le capitaine Ituralde, mon oncle, que «les paroles sont des femelles et que les écrits sont des mâles.»9 Ecris, José, écris, mon fiston, puisque tu es assez heureux pour avoir la parole en bouche et l'orthographe sous la patte.

Salvage quitta alors la table près de laquelle il était assis pour venir ramasser d'un tour de main sur le comptoir, l'unique plume, le débris d'encrier et le seul registre que possédât l'établissement; et après avoir arraché un des feuillets presque blancs du livre de comptabilité de mamzelle Zirou, il remit toutes ces fournitures de bureau à frère José, en lui disant:

—Voilà, j'espère, tout ce qu'il te faut pour nous dresser un bel et bon acte d'engagement en forme, si toutefois tu peux y voir encore assez avec ces deux mauvais quinquets qui éclairent si pitoyablement l'habitacle de la turne. Personne, au reste, ne viendra te déranger dans ton travail important. Ils ronflent là tous deux sur le canapé, comme deux boulets creux; par conséquent, ils ont des yeux pour ne pas nous voir, et des oreilles pour ne pas nous entendre.—Ecris, verbalise et notarise tant que tu pourras. Pendant ce temps, je vais brûler avec le vieux Bastringue, le bout de chiroute, (le bout de cigarre) de l'amitié et de l'estime.

Maître Bastringue, après avoir pris le cigarre que lui présentait le capitaine, n'eut rien de plus pressé que de s'approcher à pas de loup de mamzelle Zirou et de moi, pour nous passer sa lourde main calleuse à deux pouces du visage, afin de s'assurer, au moyen de cette précaution expérimentale, que nous dormions aussi parfaitement que nous avions l'air de le faire. Puis il ajouta en allumant son bout de tabac:

—Oui, ils tappent tous les deux de l'œil, ensemble et séparément!… C'est une belle femme tout de même que cette demoiselle Zirou, quand elle dort… Mais comment se nomme donc ce petit jeune homme qui s'est élongé là sans façon sur l'empointure du canapé de la bourgeoise?

—Ça? répondit Salvage sans avoir l'air de prêter beaucoup d'attention à la question de son ami, c'est quelque petit mouton-France10 nouvellement débarqué pour se faire tondre le poil par la fièvre jaune et élire son dernier domicile au trou-à-patates.11 Bastringue n'ajouta aucune réflexion à ces mots, et il fit bien, car la sinistre prédiction contenue dans la réponse du capitaine, m'avait déjà si fort agité, que si la conversation avait duré plus long-temps sur ce ton, je crois que je n'aurais pu résister une minute de plus à l'envie de me réveiller et d'évacuer le lieu où le jeune pirate venait de tirer si lestement mon horoscope. La bonne mamzelle Zirou, qui ne fermait pas si complètement l'œil, qu'elle ne pût lire sur mon visage le trouble qui venait de s'emparer de tout mon être, étendit doucement sa main vers moi pour serrer la mienne en me disant à demi-voix: Laissez-les radoter; ils iront peut-être avant vous engraisser les tourlouroux du petit Bordeaux12

Frère José, chargé de la rédaction de l'acte qu'on avait confié à son expérience, écrivait, biffait, et raturait tant qu'il pouvait. Le tonnerre continuait toujours à gronder, la pluie à tomber, et les deux quinquets à vaciller sous l'effort des rafales qui à chaque instant venaient soulever les persiennes du salon. Le capitaine Salvage et maître Bastringue se promenaient à longs pas de chaque côté du billard, mais en observant le plus grand silence de peur de troubler, dans son labeur intellectuel, la tête préoccupée de leur secrétaire. Ennuyé enfin d'attendre aussi long-temps le chef-d'œuvre de style authentique qu'élaborait depuis près d'un quart-d'heure la plume minutieuse du nouvel homme de loi, l'un des deux promeneurs, et ce fut, je crois, maître Bastringue, se mit à interpeller ainsi frère José:

—Eh bien! l'écrivain, auras-tu bientôt fini de grignotter cette rognure de papier!

—Dans une seconde, tout au plus, répondit le notaire de circonstance; il ne me reste que le mot sacramentel: ne varietur, à apposer au bas du contrat… Mais c'est déjà, tenez, une affaire faite et une formalité remplie selon l'usage consacré. Ecoutez bien maintenant; je vais procéder à la lecture de ce projet d'engagement, en appelant votre attention sur chacun des articles qu'il renferme.

«Ce jour trente juillet, l'an de grâce ou de crasse, mil huit cent et tant, en toutes lettres, nous, officiers du commerce, soussignés, nous sommes présentés les uns devant les autres, pour arrêter entre nous une société qui aura pour but:

ARTICLE PREMIER.

«L'exploitation d'une petite industrie maritime que nous ne nommerons pas.»

ARTICLE SECOND.

«Chacun des associés recevra huit mille gourdes rondes, pour mener sa barque comme il l'entendra dans l'intérêt de la bagatelle.

ARTICLE TROIS.

«Les fonds fournis par le capitaine Salvage, lui seront restitués une fois la triple opération terminée, en capital et intérêts, sans préjudice de sa part des bénéfices qu'ils auront procurés à l'aimable société.

ARTICLE QUATRE.

«Chacun des associés actifs s'engagera en outre, sauf le cas de force majeure légalement constaté, à se rendre dans un an à partir de la date de la signature du présent, à l'île St.-Thomas, pour là, étant, débrouiller ses comptes et expliquer sa conduite à ses co-associés; faute de quoi les sociétaires mécontens auront le droit de courir les uns sur les autres, jusqu'à ce que mort s'ensuive et que justice soit faite.

«Fait simple et de bonne foi en notre seule présence, au café de la Pointe, les jour, heure et an que dessus.

«Signé, etc.»

—C'est ça, c'est ça! s'écria Bastringue émerveillé. Ce canaillon de José vous a de l'esprit comme un livre imprimé. J'amène mon grand pavillon sous sa volée.

—C'est bien sans doute, reprit Salvage, mais ce n'est pas tout. José, fais-moi le plaisir d'ajouter pour postscriptum, ce que je vais avoir l'honneur de te dicter:

«Quatre parts du butin seront faites au décompte général. Celui qui sera reconnu pour avoir le mieux gouverné sa barque pleine, recevra à lui seul deux parts de rabiot pour sa ration de récompense.

«Signé et paraphé comme dessus.»

—Et pourquoi cette clause supplémentaire? demanda José, en soulevant sa plume à deux doigts du papier sur lequel il venait de griffonner ce postscriptum.

—Pourquoi me demandes-tu? reprit Salvage, mais pour accorder à notre manière, une croix d'honneur en argent comptant, au plus de talent ou au plus de courage.

—Et peut-être bien au plus de bonheur, observa mélancoliquement José.

—Je ne dis pas non, répliqua aussitôt le capitaine; mais le bonheur, à mes yeux, c'est du talent, quand il s'agit de ramasser de l'argent, plus que d'acquérir de la verroterie de gloire, et de faire de la quincaillerie de sentiment.

—Tonnerre de Dieu! il a raison, lui, Salvage, hurla à son tour Bastringue; au plus chanceux le gros lot, et au plus traînard la pelle au… vous savez bien où, sans qu'il soit besoin de vous le dire. Tous deux, vous êtes des hommes d'esprit, tandis que mon seul génie, à moi, c'est le bonheur; et il ne serait pas juste que je n'eusse rien à gratter, quand vous auriez tout à ramoner. Signons donc le contracte, avec le proscrithomme comme a dit Salvage, et le ne avarietur13 de l'affaire, comme a dit José. A toi l'honneur, mon capitaine, en ta qualité d'officier payeur de la garnison.

Salvage relut l'engagement, prit la plume que lui présentait poliment Bastringue, et il signa.

Frère José, avant d'apposer son respectable nom au bas de l'œuvre qui venait de fleurir sous sa main, plaça quelques points sur les i, ajouta deux ou trois virgules pour rendre le sens de ses phrases plus complet, souligna cinq à six mots, et parapha ensuite le tout.

Vint, après lui, le tour de maître Bastringue, qui s'écria en sautant sur la plume comme sur un épissoir: C'est donc à moi à signaler mon nom, à présent! voyons: c'est la seule chose que je sache faire un peu proprement en fait d'écriture. Coquine de plume! ça rebrousse sur le papier, comme la pointe d'un vieux soulier sur des enfléchures de grands haubans… c'est égal… voilà mon contingent payé: Aimable-Alphonse Le Souef, dit Bastringue… Mais attendez donc un peu, les enfans, il me vient encore une autre idée: Il faut que je mette mon timbre à la suite de mon nom de famille: ce sera mon ne avarietur, à moi.

Et disant cela, maître Bastringue vous dégaina de sa ceinture, un large poignard que sa lourde main enfonça sur le papier en traversant du même coup toute l'épaisseur de la table.

En ce moment-là même, le tonnerre qui n'avait pas cessé de gronder au haut des airs, éclate sur la maison ébranlée avec un fracas épouvantable; une rafale impétueuse soulève et brise en les tordant, les persiennes du café, éteint les deux quinquets du billard; et à l'explosion des éclairs qui viennent coup sur coup éblouir mes yeux effrayés, j'aperçois les sinistres figures de mes trois pirates, se dessinant immobiles et lumineuses sur le fond des ténèbres de la salle… La lame étincelante du poignard de maître Bastringue brillait à côté d'eux sur la table qu'ils entouraient encore dans l'attitude de l'impassibilité la plus absolue.

L'obscurité enveloppa, après cette seconde de vertige pour moi, les acteurs de cette scène terrible que je n'oublierai jamais, tant ce coup de tonnerre, ce coup de poignard et ces trois infernales figures de forbans, avaient bouleversé toute mon imagination.

—Il vente dur, dit Salvage, le premier, et je n'y vois plus goutte. Je crains que nous ne puissions déraper d'ici demain. En attendant, allons compter nos doublons chez moi, pour nous reposer ensuite et nous préparer à détaler avec le jour, si le jour se lève encore une fois pour nous.

—Oui, comme de fait, ajouta Bastringue, il vente ce soir la peau du diable, et Maribarou (le tonnerre), fait un boucan à ne plus pouvoir causer en société. Valsons.

—Et notre engagement signé et paraphé, fit observer José en souriant, dans quelles mains sûres et fidèles le déposerons-nous? Au greffe du Tribunal de Commerce ou de la Cour Royale?

—Eh vertudieu! s'écria le capitaine, pourquoi pas au greffe ou plutôt dans les griffes de cette grosse mère Zirou qui dort là sur son canapé, comme une paille de bitte? Attendez, je vais la réveiller un peu du péché de paresse, pour en faire la discrète dépositaire de notre contrat… Eh! mamzelle Zirou, la mère Zirou! Voyons, debout au quart! Et écoutez bien la consigne du commandant pour le reste de la nuit!

La feinte dormeuse, qui jugea probablement avec sa sagacité ordinaire, que l'instant de se réveiller était venu, répondit au capitaine Salvage de la voix la plus nonchalante et la plus hypocrite qu'elle put prendre: Plaît-il, capitaine? Qu'y a-t-il pour votre service?

—Il y a pour mon service, la belle enfant, que voilà un petit papier babillard que nous confions à votre discrétion et à votre bonne garde, en le déposant dans votre chaste sein. C'est quelque chose de secret dont vous ne parlerez à qui que ce soit, et que personne ne doit aller chercher là, entendez-vous bien, sinon, nous ne rirons plus comme nous le faisions avec vous.—Adieu, embrassons-nous tous les quatre jusqu'au revoir, et motus surtout jusqu'à nouvel ordre.

Le capitaine seul embrassa la beauté qu'il croyait avoir arrachée aux langueurs du sommeil le plus profond. Cela fait, les trois amis disparurent dans l'obscurité en cherchant à tâtons et à la lueur éblouissante des éclairs qui semblaient guider leurs pas, la porte du café et le chemin de leur demeure.

Un grognement psalmodique se fit entendre une demi-minute après la sortie de ce trio d'honnêtes forbans. C'était maître Bastringue qui grommelait harmonieusement, les informes couplets d'une complainte burlesque sur l'air: Jusqu'au revoir la brune:

La nuit s'est fait négresse
Pour mieux tromper l'Amour;
Mais je ne prends maîtresse,
Qu'avec le point du jour.
Que penserait ma belle,
Si j'accostais le soir,
Un vieux congo femelle
Pour un cotillon noir.
Avec de fort beau linge
Et des souliers mignons,
Je connais plus d'un singe
Qui seraient beaux garçons.
Mais sans souliers ni linge,
Combien de beaux garçons
Feraient de vilains singes
Ou de sales guenons.
Les petits pois sont tendres;
Mais à cuire ils sont durs
Surtout quand sur la cendre…14

Le chant du matelot se perdit bientôt dans le tumulte des élémens, et maître Bastringue jetant au vent les derniers vers de ses couplets, s'éloigna avec l'orage qui continuait à gronder sur sa tête.

La solitude, le silence et les ténèbres régnèrent seuls dans la rue qu'ils venaient d'abandonner.

Quels hommes! dis-je à ma compagne, une fois qu'ils furent loin. Les croyez-vous capables de faire ce qu'ils ont résolu?

—Eux? me répondit en soupirant mademoiselle Zirou, je les crois capables de tout, hors le bien.

—Quoi, le capitaine Salvage pourrait?…

—Faire comme les autres. Et pourquoi pas? Ce n'est pas le troupeau sain qui guérit la brebis galeuse: c'est la brebis galeuse, au contraire, qui empeste le troupeau sain.

—La brebis galeuse! oui, je vous comprends, c'est ce maître Bastringue avec son vilain poignard.

—Lui! ah bien oui! c'est un gros matelot qui crie plus fort qu'il n'en fait. Le pire des trois, c'est celui qu'ils appellent frère José; l'esprit de l'enfer descendu sur terre dans le corps d'un mauvais petit prêtre manqué.

—Et ce papier qu'ils ont laissé dans vos mains, qu'en ferez-vous?

—Mais, je le garderai, tiens! Peste! il ferait beau leur manquer de parole à ces compères là! Vous n'avez donc pas entendu ce que m'a dit le capitaine avant de m'embrasser? Ah! mon cher petit monsieur, si, comme moi, vous aviez connu pendant une partie de la dernière guerre, tous les corsairiers de la colonie, vous sauriez qu'il ne faut jamais plaisanter avec eux, quand ils n'ont que l'air de rire.

—Et que vont-ils faire et devenir à présent ces malheureux?

—Dieu seul le sait; mais ils me tromperaient bien s'ils faisaient ou s'ils devenaient quelque chose de bon.

Notre dialogue nocturne sur le compte des pirates, s'arrêta là. Mon interlocutrice, en prononçant ces derniers mots, s'était endormie très sérieusement pour cette fois, en rêvant peut-être aux trois terribles pratiques qui venaient de nous quitter.

II
MAMZELLE ZIROU.

Long-temps encore après le brusque et mystérieux départ des trois pirates, je continuai à fréquenter, comme on le pense bien, la curieuse cantine maritime de mamzelle Zirou. Ce n'était certes pas moi qui, avec le goût d'exploration philosophique que j'annonçais déjà, aurais renoncé à établir mon quartier d'observation morale dans un lieu où il se faisait d'aussi belles choses, en si peu de temps et avec une si admirable simplicité. Vivre paisiblement au milieu des forbans et des aventuriers, pour étudier leur mâle caractère, saisir au bond les caprices les plus bizarres de leurs gigantesques passions, et participer pour ainsi dire à toutes leurs audacieuses fredaines, par une sorte de complicité intellectuelle, était une position qui s'accordait trop bien avec mes penchans, pour que je ne cherchasse pas à tirer tout le parti possible de la bonne fortune que le hasard était venu m'offrir, en me permettant de vivre au milieu de tant de braves gens. Chaque soirée de station dans le Café de la Pointe me valait au moins une grande page d'excursion dans le domaine des choses métaphysiques, et au bout de deux ou trois mois d'exploration, mon album se trouva tellement enrichi de notes instructives, que la petite bourse qui jusque là avait toujours suffi à mes modestes dépenses de luxe, se trouva tout-à-fait épuisée. Mes espèces avaient diminué en raison correspondante du progrès de mes études expérimentales. Combien d'autres, me dis-je, en secouant ma bourse vide, ont payé plus cher que moi et sans les avoir acquises, la précieuse connaissance des hommes et la dure expérience des choses!

Cette réflexion me consola un peu de la rapide disparition de mon fonds de réserve. Le sage insensé qui jeta toute sa fortune à l'eau pour s'écrier: je suis libre! n'aurait pas mieux pensé que moi, après avoir agi peut-être plus follement encore.

Mais si, d'une part, j'avais à me féliciter des sujets d'étude et de distraction que j'avais rencontrés dans la demeure hospitalière de mamzelle Zirou, il s'en fallait de beaucoup que de l'autre côté j'eusse à me réjouir également de la disposition d'esprit que depuis quelque temps j'avais eu lieu de remarquer chez la maîtresse du logis. Cette gaîté insouciante, cet abandon naïf qui auparavant faisaient les délices des pratiques de la pauvre fille, s'étaient tout-à-coup évanouis pour faire place à une mélancolie dont je cherchai seul à deviner la cause et à pénétrer le mystère. J'avais cru m'apercevoir qu'à mesure que l'embonpoint déjà assez satisfaisant de notre hôtesse, acquérait de l'épanouissement, sa santé, jusque là si florissante, semblait s'altérer en rapport inverse de la rondeur progressive de sa corpulence. Bientôt il ne me fut plus permis d'ignorer le mal que cette bonne fille avait réussi à me cacher si obstinément pendant trois ou quatre mois de tortures, de larmes secrètes et de remords étouffés. Mamzelle Zirou n'avait pu entrevoir sans honte et sans effroi, le moment inévitable où, pour la première fois de sa vie, elle devait devenir mère. Si cette terreur d'une fécondité trop certaine n'avait pris sa source que dans l'appréhension assez naturelle d'une maternité un peu tardive, le mal, certes, n'aurait pas été incurable; mais, c'était dans l'incertitude plus cruelle de la paternité, que l'exagération de ce scrupule avait été placer la cause de son désespoir, et le mal dès-lors était devenu sans remède. Voyez le malheur, me répétait-elle, après que l'explosion du scandale eut révélé à tous les yeux le secret de ses longues douleurs, j'ai passé ici les dernières années de la guerre sans accident, au milieu de tous les corsaires et de tous les officiers de marine de la colonie: eh bien, c'est lorsque j'avais déjà atteint tranquillement ma vingt-neuvième année et que nous sommes en pleine paix, que la fatalité a voulu que je devinsse la plus infortunée des femmes. Et encore, si, dans mon malheur, je pouvais mettre la main sur celui qui m'a joué ce vilain tour, je crois que cette conviction me consolerait un peu de l'événement affreux que toute ma prudence n'a pu m'éviter, mais, c'est l'incertitude où je suis qui me tue, et je doute par la raison toute simple que j'ai trop de monde à accuser d'un tort pour lequel il ne peut y avoir qu'un seul coupable. Je peux bien, me direz-vous, peut-être, accuser toutes mes pratiques en général; mais, chacune d'elles n'est-elle pas en droit de se débarrasser de sa responsabilité personnelle, en rejetant la faute sur le grand nombre? Ah! voilà ce qui me désespère et ce qui finira par me conduire au tombeau.

Un Œdipe, en effet, aurait pu à peine deviner le mot de cette énigme; car c'était le mot impossible d'une énigme indéchiffrable, que cherchait la pauvre femme, et c'était de ce mot introuvable qu'elle devait mourir.

—Mais, lui demandais-je souvent pour répondre par la sollicitude de mes questions à l'intimité de ses confidences douloureuses, vos soupçons ne planeraient-ils pas plus particulièrement sur quelques-uns de vos habitués que sur d'autres, et la conscience de votre état ne révèle-t-elle pas à votre pensée le nom du vrai, du seul coupable?

—Hélas! répliquait-elle avec le touchant abandon de son cœur candide; ceux que je pourrais soupçonner avec le plus de vraisemblance, sont tous absens. Les pratiques de mon établissement partent si vite et se renouvellent si souvent! Les hommes s'envolent en riant des fautes qu'ils nous ont fait commettre; les femmes restent pour pleurer ces fautes et quelquefois pour en mourir…

Telles étaient les plaintes déchirantes qu'exhalait le marasme maternel de la bonne créole, dans le doux idiôme qui lui était naturel, et dont j'aurais vainement cherché à reproduire ici l'ingénuité et la grâce touchante. Les pressentimens sinistres que lui avaient inspirés les douleurs de sa fécondité prochaine, ne devaient que trop tôt se réaliser. Tout le monde l'aimait et la plaignait, même les médisans qu'elle redoutait le plus; et les consolations ne lui manquaient pas. Mais, me répétait-elle encore en versant des larmes amères sur le sort que lui préparait un avenir si près d'elle, je trouve cent personnes qui m'encouragent à avoir de la résignation et de la force d'âme, et je ne rencontre pas un seul de mes amis qui veuille être le père de mon enfant!

Malgré la témérité et l'excessive complaisance qu'il m'aurait fallu pour offrir à la malheureuse, la grande consolation qu'elle avait si vainement cherchée dans le cercle de ses plus chères connaissances, je sentais, en l'entendant gémir sur l'abandon cruel qu'elle éprouvait, que je me serais volontiers sacrifié pour réparer l'oubli ou le tort de l'amant dénaturé qu'elle aurait tant désiré connaître. Mais, me faisait-elle observer encore et toujours avec raison, vous êtes si jeune! Personne ne voudra vous croire, et il deviendrait ridicule de vous accuser, aux yeux du public, d'un tort que malheureusement vous n'avez pu avoir envers moi. Mais, mille fois merci de votre généreux et inutile dévouement! La destinée est inexorable, et elle s'accomplira malgré vous et moi qui sommes si faibles pour arrêter ses coups.—Mon sort est de périr en donnant le jour à l'être qui maudira le sein qu'il aura déchiré.—Ah qu'ils sont encore heureux les enfans qui peuvent maudire le nom d'un père! ceux-là, du moins, ont un nom et un…

Elle ne put achever!

La veille du jour où elle mit au monde l'enfant qui devait lui coûter la vie, elle me fit venir près du lit de ses dernières douleurs. Il me reste encore un devoir à remplir, me dit-elle d'une voix suffoquée: le soleil va bientôt disparaître, et je sens qu'aujourd'hui je m'éteindrai avec lui… et pour toujours… Voici l'engagement que signèrent certain soir devant nous, les trois pratiques qui se promirent alors de se retrouver dans un an à Saint-Thomas. Ils reviendront eux, malgré les dangers qu'ils ont été courir sur les mers. Et moi… moi!… je vous remets ce papier… Vous le garderez, n'est-ce pas, comme je l'ai gardé jusqu'ici… adieu! Mon enfant demande à vivre aujourd'hui, dans une heure peut-être, à l'instant même.—Adieu, adieu! il vient! Adieu!… pour toujours…

Le médecin entre tout effaré, l'habit ôté, les manches retroussées; il se disait sûr de son affaire. Les cris perçans de la victime se firent entendre comme des cris de mort à mes oreilles bourdonnantes, long-temps encore après que j'eus abandonné le lieu du supplice de la pauvre femme… Toute la nuit je priai pour la vie et pour l'âme de la malheureuse mère!

Le lendemain matin en entrant presque avec le jour dans le Café de la Pointe, sans oser demander des nouvelles de la bourgeoise, j'entendis un des habitués les plus assidus de la maison, crier à l'un des petits nègres qui venait d'ouvrir les auvens du rez-de-chaussée:

—Eh bien, sale Mauricaud, comment va ta maîtresse?

—Maîtresse nous, captêne, li mouri nit dernièr. Mais p'tit hiche (le petit enfant) elle, lui pas mouri: lui bien vife!

—Ah! elle est morte? Tiens!… tant pis pour elle la pauvre grosse mère… Donne-moi tout de même un verre de bitter15. Ce n'est pas l'embarras, elle souffrait tant en ce monde… qu'autant vaut-il qu'elle soit filée de l'autre bord de sa bouée.—Et à quand l'enterrement?

—Prêtes là et moushé grosse curé, li disent ça enterrement pour quatre hères (quatre heures.)

—Sitôt?… Ah c'est vrai: les trépassés pourrissent si vite dans l'hivernage!… Mais vous autres tas de mal lessivés vous vous fichez de ça; vous n'aurez pas besoin de vous mettre en noir pour la cérémonie: vous avez déjà le museau et les pattes en deuil… Ah ah ah!… voyons donc ce verre de bitter arrivera-t-il bientôt à l'ordre?…

La sensation produite au Café de la Pointe par la perte de celle qui l'avait si long-temps embelli de ses grâces, n'alla guère plus loin.—Toutes les pratiques fumaient en conduisant au champ de l'éternel repos la dépouille mortelle de leur ancienne et bonne hôtesse. Un seul homme pleurait: c'était un vieux nègre qui, depuis plusieurs années, ne vivait plus que des aumônes de la défunte, et le vieux nègre peut-être se pleurait-il lui-même!

Etrange femme qui vécut avec l'habitude de ne rien refuser à toutes ses pratiques, et qui mourut de l'idée de ne pas trouver un père pour son enfant!

La honte serait-elle quelquefois plus terrible à supporter que la conscience d'une faute?

Et si le remords n'était que la crainte de la honte?

III
SAINT-THOMAS.

Moins d'un an s'était écoulé depuis la mort de mamzelle Zirou, et malgré la date encore assez récente de cet événement, je n'aurais peut-être guère songé à l'obligation qu'il m'avait imposée, sans une circonstance qui vint m'engager à chercher un prétexte honnête de m'éloigner momentanément de la Guadeloupe. La fièvre jaune avait paru dans la colonie, traînant après elle ce funeste cortége d'angoisses et de frayeurs, plus hideux cent fois que la mort même qui les précède. L'effroi était sur toutes les figures européennes, le mal dans toutes les imaginations, et le deuil dans toutes les maisons que remplissaient les gémissemens des mourans et les lamentations d'une population, consternée. En rade les navires sans équipages, avaient appliqué leurs basses vergues sur leurs ponts déserts et desséchés aux rayons d'un soleil torréfiant. A terre, les rues abandonnées, ne retentissaient plus que du pas sinistre des nègres sans cesse occupés à engouffrer dans les cimetières les plus voisins, les restes des victimes que frappaient les coups infatigables du fléau. L'air que l'on respirait s'était corrompu; les nuages brûlans que cet air immobile avait emprisonnés dans cette atmosphère de miasmes fétides, s'étaient arrêtés sur la ville de la Pointe, comme sur un immense cadavre que le monstre voulait pétrifier avant de le dévorer. Plus de travail sur le port inanimé, plus de fêtes dans les domaines de l'opulence. Les habitans mêmes que leur droit d'acclimatement mettait à l'abri des atteintes de cet immense reptile que l'on nomme la contagion, auraient cru devenir sacriléges s'ils s'étaient permis un plaisir, la plus innocente jouissance au milieu du deuil général que leur imposait l'agonie de leurs amis, le trépas de leurs compatriotes. La mort n'était que pour les Européens, mais le désespoir était pour tout le monde, même pour ceux que la fureur de l'épidémie était forcée de respecter. A voir la Pointe-à-Pitre dans ce moment d'anxiété et de consternation, on eût dit une ville expirante, exhalant son dernier soupir dans l'air pestilentiel d'une autre Thébaïde.

Par un de ces caprices que le lugubre Protée de la fièvre jaune laisse encore ignorer comme une homicide énigme, aux impuissantes recherches de la science, on vit les îles placées à quelque distance sous le vent de la Guadeloupe, préservées du fléau qui désolait cette lamentable colonie. La certitude d'échapper par la fuite au danger que j'aurais couru en restant dans les lieux livrés aux ravages de l'épidémie, vint me rappeler fort à propos l'époque à laquelle les trois pirates s'étaient donné rendez-vous à Saint-Thomas. Il ne m'en fallut pas davantage alors, pour trouver à mes propres yeux un motif suffisant d'entreprendre ce qu'on appelait un voyage de santé sous le vent. Je prétextai devant mes amis quelques affaires importantes qui réclamaient impérieusement ma présence ailleurs, et je m'embarquai bravement pour Saint-Thomas où je savais ne rencontrer aucune affaire, mais où je savais bien aussi que je ne rencontrerais pas la fièvre jaune. On peut quelquefois proclamer sans honte que l'on ne craint ni un coup d'épée ni un coup de pistolet, et que l'on redoute beaucoup la contagion. C'est même là un privilége d'avoir peur que les plus intrépides se sont arrogé en établissant, selon moi, une distinction un peu subtile entre la mort qu'il est beau de braver sur un champ de bataille, et la mort qu'il est si désolant de subir dans un bon lit. Mais pour les philosophes qui tiennent à conserver une certaine réputation de stoïcisme, il est toujours prudent de chercher un prétexte qui puisse les mettre à l'abri du danger, sans laisser suspecter leur courage. Si l'on pouvait connaître tout l'alliage de vanité qui entre dans la composition ordinaire de cette vertu que nous admirons sous le nom d'héroïsme, combien de héros ne seraient plus à nos yeux que des fanfarons de bravoure ou des gascons de stoïcisme!

J'arrivai sain et sauf à Saint-Thomas.

La seule distraction que je trouvasse à me procurer pendant la première semaine de mon séjour dans cette petite île, était celle d'aller matin et soir promener activement mon oisiveté sur le bord de mer16, pour avoir l'air d'attendre ou d'espérer quelque chose du côté du large. Les gens dont j'étais entouré et coudoyé, à chaque instant, me semblaient tellement affairés, que j'aurais été humilié de me sentir désœuvré aux yeux des autres. Dans les colonies, où l'on mesure la considération à accorder aux étrangers, sur le bruit qu'ils font ou le mouvement qu'ils se donnent, il n'y a guère que les marins qui aient la prérogative de ne rien faire, sans risquer de passer pour inutiles et inoccupés. Quand ils se reposent ou qu'ils s'amusent, on sait assez que ce n'est pas pour long-temps, et on leur pardonne leur oisiveté passagère comme un délassement sans conséquence pour l'avenir qui les attend. Mais l'homme qui n'étant ni négociant ni marin, ne sait pas se donner l'apparence d'un but ou d'une occupation, est peut-être le plus triste des badauds dont l'Europe ait pu faire présent au Nouveau-Monde.

Pour me donner une contenance, je me forgeai donc un espoir, à défaut d'une occupation réelle. Tous les jours, j'allais attendre quelque chose sur le port et demander un bâtiment aux flots, aux vents, à la tempête. A chaque instant, pour peu qu'un long navire aux formes cursives, à l'apparence forbanesque, arrivât soudainement pour laisser tomber son ancre sur le fond de cette rade ouverte à tous les pavillons suspects, je m'imaginais voir bientôt un léger canot se détacher des larges flancs du brick ou du schooner mystérieux, pour venir jeter à terre le capitaine Salvage, frère José, ou peut-être bien le farouche maître Bastringue. Mais depuis un mois, j'avais eu beau attendre au port, observer au large tous les navires entrant, rien n'était encore venu me révéler l'arrivée ou la présence d'une des nobles pratiques de feu mamzelle Zirou.

Plusieurs fois, un jeune homme portant un large chapeau sur sa chevelure bouclée et un emplâtre de taffetas noir sur le milieu de son mâle visage, était passé à mes côtés, donnant assez négligemment le bras à une belle personne, qu'à son costume noir, sa tournure leste, ses grands yeux de flamme et son petit pied, j'avais cru reconnaître pour une créole espagnole. Un soir, ce jeune cavalier eut la singulière idée de m'aborder pour me demander, sans plus de façons et de phrases, si c'était lui ou sa femme que je regardais si attentivement quand il m'arrivait de les rencontrer à la promenade.

Fort embarrassé d'abord de répondre à cette question imprévue, j'avouai, pour éviter le côté le plus désagréable de l'explication dans laquelle paraissait vouloir entrer avec moi mon interrogateur, que c'était lui que j'avais remarqué.

—Et pour quelle raison? me dit-il.

—Par la seule raison que je crois avoir eu déjà le plaisir de vous voir quelque part.

—Et où? ajouta-t-il.

Le son de sa voix, à ce dernier mot, suffit pour me tirer d'affaire: c'était le capitaine Salvage que je venais de reconnaître en examinant ses traits avec plus d'attention que je ne l'avais encore fait, et en me rappelant en ce moment le son de cette voix que je n'avais cependant entendue qu'une seule fois.

—Eh! parbleu, lui répondis-je alors, si je vous ai vu! Vous ne vous souvenez donc plus de certain soir où vous prîtes au Café de la Pointe, avec deux de vos amis, un arrangement qu'à coup sûr vous n'avez pas dû oublier?

—Et de quel arrangement voulez-vous me parler?

—D'un arrangement dont je pourrais au besoin vous retracer toutes les conditions, s'il était nécessaire et s'il pouvait n'être pas dangereux de…

—Et vous avez donc eu l'indiscrétion de nous écouter ce soir-là? ajouta le capitaine d'un air sévère et avec le ton du reproche.

—J'ai fait même mieux, lui dis-je; car j'ai eu la prudence de me taire jusqu'ici.

—Comment s'est-il donc fait que vous ayez pu… Ah! oui, maintenant, je me le rappelle: c'est vous qui dormiez sur l'ottomane de mamzelle Zirou! Et à propos, en parlant de mamzelle Zirou, comment gouverne-t-elle ses affaires et les amours?

—Elle est morte depuis près d'un an.

—Morte! Oh la pauvre bigresse!

Ce fut là toute l'oraison funèbre de la défunte.

Le capitaine, après une demi-minute de réflexion tout au plus, sur le triste événement que je venais de lui annoncer, ajouta:

—Je suis d'autant plus contrarié de la mort de cette grosse gaillarde, qu'avant mon départ de la Pointe et le soir même où vous vous trouviez assis près d'elle, je lui avais glissé entre les mains certain engagement que je donnerais quelque chose de bon pour tenir aujourd'hui dans les miennes.

—Votre engagement, qu'à cela ne tienne, le voilà!

—C'est ma foi vrai, et je reconnais encore sur cet acte, vierge du griffonnage du notaire, le coup de poignard que ce damné de Bastringue y apposa si élégamment en guise de timbre. Et par quel hasard, s'il vous plaît, ce chiffon de papier est-il tombé en votre possession?

—Par le hasard qui a voulu qu'en mourant, la dépositaire que vous aviez choisie me remît le dépôt que vous aviez confié à sa discrétion et à sa fidélité.

—Quelle prévoyance de sa part et quelle délicatesse de votre côté! Ah ça, il est donc écrit là haut que je rencontrerai une fois en ma vie de braves gens? Ce n'est pas l'embarras, le ciel me devait bien une telle compensation, car vertudieu! depuis que nous ne nous sommes vus, il a plu sur ma route tant de coquins et de chenapans!… Au surplus, dans le métier que j'ai fait, il aurait été assez surprenant que je rencontrasse autre chose de mieux sur mon avant, que les plus grands vauriens du monde.

—Et qu'avez-vous donc fait, capitaine, depuis votre mystérieux départ de la Guadeloupe?

—Ma fortune à peu près, et un petit brin de brigandage ou guère mieux; un mariage et peut-être une folie; mon affaire enfin, et un peu aussi celle de mes associés.

—Et cette blessure que vous portez sur la figure?…

—Ah c'est juste! c'est là un article que j'oubliais de mentionner au chapitre de mes recettes: un rien, une simple égratignure qui m'a fendu le nez en deux au lieu de me l'enlever au raz du pont… Mais ce n'est encore ni le lieu, ni le temps de parler de toutes ces fadaises; c'est quand tout le monde sera rendu à son poste, que chacun aura à dérouler en grand son histoire et à larguer ses comptes sur la table où il nous faudra régler nos parts de prise.

—Vous attendez donc encore ici vos deux collègues?

—José seul manque à l'appel; mais nous le reverrons sous peu, si j'en crois mon pressentiment, car il faudrait que le diable se fût levé de bien bon matin pour avoir réussi à mettre dedans un renard de cette espèce. Le sort des coquins auxquels je m'intéresse, ne m'a jamais inspiré la moindre inquiétude: c'est pour le sort des imbéciles que j'ai quelquefois eu peur.

—Et maître Bastringue?…

—Ah! oui, je viens de vous remettre sur la voie, n'est-ce pas, en vous parlant du sort des imbéciles… Tenez, voyez-vous d'ici ce long brick barbouillé de noir, fichu comme un paquet de sottises et tenu comme une baille à brai? Eh bien, c'est là le panier à légumes avec lequel il vient, selon sa noble expression, de tricher à Porto-Rico, deux cent quatre-vingts bûches de fin bois d'ébène à deux pattes courantes17, et cela sans que le brick que voilà et la marchandise dont il a réussi à le remplir jusqu'aux écoutilles, lui aient coûté seulement la crasse d'une pièce de six liards fendue en quatre. Vivent les lourdeaux pour avoir de la chance quand une fois ils ont mis la main dans le sac. C'est pour les brutes que le quine a été inventé à la loterie. Au surplus, que leur resterait-il s'ils n'étaient pas plus heureux que les gens d'esprit, les pauvres diables!

—Comment, maître Bastringue aurait réussi à se tirer si bien d'affaire! parbleu! je serais assez curieux de le voir dans tout l'éclat de sa prospérité!

—Le voir, dites-vous? rien de plus facile pour peu que vous vouliez bien prendre la peine de passer le long du premier cabaret ou de la première église venue: car ce gaillard-là a trouvé le moyen d'être présent au même moment dans tous les bouchons et à l'entrée de toutes les églises de la colonie!

—Lui, maître Bastringue, à l'entrée de toutes les églises!

—Eh mon Dieu oui: depuis qu'il s'est avisé, à la mer, de faire le sot vœu de servir de parrain à tous les bâtards nouveau-nés qu'il rencontrerait à sa bonne arrivée à St.-Thomas. Mais, patience: maintenant, qu'un hasard descendu du ciel avec vous, m'a remis en possession de l'engagement qu'il a signé, comme moi, avec frère José, le moment d'exiger des comptes en règle va bientôt arriver, s'il plaît à Dieu, pour peu que José ne se fasse pas attendre trop long-temps… Mais tenez, vous qui désiriez tant revoir ce sac à vin de Bastringue, regardez là-bas… Le voilà qui nous arrive vent arrière, roulant bord sur bord, et remorquant comme d'habitude un ramassis de nourrices et d'enfans emmaillotés, dans ses eaux… Le voyez-vous essuyant avec ses deux coudes les vitres de boutiques des deux côtés de la rue. Et penser que c'est là l'homme que je me suis donné pour associé! Sauvons-nous, de grâce, de peur qu'il ne vienne dériver en grand sur nous et nous faire quelques avaries.

—Quoi, ce serait là maître Bastringue, avec cet immense bouquet à la boutonnière et ces rubans roses au chapeau?

—Eh vertudieu! qui voudriez-vous que ce fût, si ce n'était pas lui? Y a-t-il par hasard deux hommes de cet échantillon-là sous la grande écoutille des cieux!

Je m'éloignai avec le capitaine, mais à regret; car jamais spectacle plus grotesque ne s'était offert à mes yeux. Figurez-vous une vingtaine de nourrices endimanchées et une centaine de petits polissons suivant, en braillant de toutes leurs forces, un gros matelot en habit noir, qui, à chacun des pas chancelans qu'il hasardait devant lui, faisait ronfler une grêle de dragées et de pralines au visage des hurleurs de son turbulent cortége. Et quelle face radieuse de bachique béatitude, étalait au-dessus de toutes ces têtes de marmaille grouillante et braillante, le commandant Bastringue, parrain général des bâtards de la colonie! Aux scènes matelotes de carnaval dans un port de mer, il ne manque qu'une chose pour rendre parfait le grotesque que l'on admire en elles: c'est le naturel des acteurs, c'est le sérieux de l'intention. Les masques en goguette ne s'amusent qu'avec le désir trop visible d'amuser une galerie, un parterre, leur public enfin. Mais sur la face rubéfiée, épanouie de maître Bastringue, tout était complet; le naturel était là dans toute son ingénuité, la gravité de l'intention dans toute sa burlesque et sévère splendeur. C'était une fonction importante, un devoir sacré que l'ivrogne croyait remplir en livrant la nudité morale de tout son être aux huées de la populace du pays… Je riais pour ma part comme un fou de toutes ces grosses folies. Mais le capitaine Salvage était bien loin de rire d'aussi bon cœur que moi, je vous jure.

—Est-il donc possible, me répétait-il en s'éloignant, et en m'entraînant avec lui, que j'aie été confier huit mille gourdes à un gars coulé dans un tel moule! Mais voyez donc comme il barbotte et s'épanouit au beau milieu de toute cette négraille!… En vérité, je ne puis m'empêcher de rougir pour lui de toute la honte qu'il n'a plus… Je dois en avoir, le diable m'emporte, le feu au front, n'est-ce pas? Sauvons-nous, de grâce. Je tremble qu'il ne nous ait aperçus et qu'il ne laisse arriver en grand sur nous à la tête de cette flotte de crapules.

Nous forçâmes le pas dans une direction opposée à celle que maître Bastringue suivait fort irrégulièrement de son côté. Chemin faisant, le jeune capitaine m'entretint de beaucoup de choses que j'écoutai avec la plus avide curiosité. Au moment de nous séparer pour nous retrouver bientôt, il m'invita à venir le voir chez lui quand je n'aurais, ajouta-t-il, rien de mieux à faire de mon temps. Mais de toutes ses politesses, celle qui me flatta le plus fut la proposition qu'il me fit en me disant:

—Dès que frère José aura montré le bout de son pavillon de reconnaissance à l'horizon, il faudra, comme vous le savez déjà, que chacun explique sa conduite et rende ses comptes en règle devant le conseil de guerre convoqué ad hoc. L'acte que je viens de vous remettre a rendu cette formalité exigible pour chacun de nous. Mais si, comme il arrive presque toujours en pareille occasion, quelque contestation s'élève entre les parties, au moment de la discussion des intérêts, il est bon que quelqu'un d'étranger à l'entreprise se trouve là pour laisser tomber le poids de son opinion dans l'un ou l'autre côté de la balance. C'est sur vous que je compte pour cela. Vous avez été fidèle et discret dépositaire. Vous serez bon juge, la conséquence est rigoureuse, et c'est ainsi que je raisonne en fait d'honneur et d'affaires. Jusqu'au revoir: ma femme m'attend pour panser la blessure que vous avez remarquée sur le centre de gravité de mon visage, et avec laquelle, quoique cette éclaboussure me fasse un peu souffrir, j'ai bien l'honneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur.

IV
ARRIVÉE DE FRÈRE JOSÉ.

—Eh bien! vint me dire le capitaine quelques jours après cette première entrevue, ne vous avais-je pas annoncé que notre estimable frère José nous arriverait un de ces quatre matins! Le voilà qui, pour ne pas faire mentir ma prédiction, vient de débarquer ici frais comme une rose et agréablement chargé d'une petite pacotille d'argent en apparence assez passable.

—Et d'où vous est-il donc tombé si à propos, demandai-je au capitaine.

—D'où? Ma foi je serais fort embarrassé de vous le dire encore, car jusqu'ici l'aimable voyageur n'a répondu à toutes mes questions, qu'en me répétant qu'il ne parlerait que lorsque Bastringue et moi nous serions en état de l'entendre en assemblée générale. Tout ce que j'ai pu apprendre sur son compte, à la première inspection de son individu, c'est qu'il est arrivé à terre en costume de religieux et tonsuré ou tondu comme un vieux rat d'église.

—Tonsuré? Mais c'est donc d'une sacristie ou d'un couvent qu'il s'est échappé le saint homme?

—Qui le sait? lui seul peut-être, et le diable avec qui probablement il se sera entendu pour faire et arrondir sa balle. Mais, pour mettre ses bonnes intentions à profit, je lui ai donné rendez-vous chez moi demain, attendu qu'aujourd'hui la réunion aurait été impossible, l'ami Bastringue ayant déjà employé sa journée à perdre dans le tafia le peu de raison dont il peut disposer en faveur de ses amis. Frère José qui porte dans toutes ses actions la méthode la plus invariable, m'a demandé vingt-quatre heures pour se reposer et pour mettre en ordre ses idées et son rapport. Je suis sûr, tel que je le connais, qu'il passera la nuit à rédiger le journal de ses aventures. Oh! c'est que c'est un compère lettré que ce cher ami, quand il veut s'en donner la peine! Vous l'entendrez demain.

—Et maître Bastringue, pensez-vous pouvoir le posséder à jeun assez de temps pour obtenir de lui les révélations que vous voulez en tirer?

Le capitaine me confia alors que pour être plus sûr de la sobriété qu'il avait besoin de rencontrer le lendemain chez son collègue Bastringue, il s'était servi d'un moyen neuf et qu'il devait regarder comme infaillible. Je suis parvenu, me dit-il, et non sans peine, à persuader à notre incurable ivrogne qu'il était menacé d'une prochaine et sérieuse maladie, et qu'il devenait urgent qu'on lui nettoyât la cale pour prévenir l'affection dont les symptômes s'annonçaient déjà sur sa figure empourprée. Un docteur de ma connaissance, ajouta Salvage, a dû à ma recommandation lui faire préparer un purgatif de cheval qu'il avalera demain, et il n'en fallait pas moins, je vous assure, pour balayer et lessiver l'estomac de notre camarade. En sorte que demain nous pouvons espérer de le voir nous arriver sain et à jeun, s'il plait à Dieu, et à la médecine de faire aussi des miracles.

Le capitaine tout joyeux de la découverte du procédé hygiénique qu'il se proposait de mettre en usage, me quitta en riant et en me donnant rendez-vous chez lui pour le lendemain.

V
RÉUNION DES TROIS PIRATES.

L'heure du rendez-vous qui m'avait été indiqué la veille, tintait à peine sur les cloches fêlées de la ville, que je me faisais annoncer chez le capitaine Salvage. Lui-même, en m'entendant répéter deux ou trois fois mon nom au nègre qui lui servait de valet de chambre, descendit pour me recevoir au bas de l'escalier qui conduisait à la salle de réunion dans laquelle se trouvait déjà rendu frère José. A l'air demi-affectueux et demi-réservé avec lequel cet estimable corsaire répondit à mon salut d'introduction, je devinai de suite que le capitaine avait dû préparer son illustre associé à l'étrangeté ou à l'indiscrétion de ma visite. Le grave frère José, sans trop prendre garde aux premiers mots de compliment qu'en entrant j'échangeai selon l'usage avec mon hôte, continuait à feuilleter une petite liasse de carrés de papiers inégalement coupés qu'il paraissait vouloir mettre en ordre, et pendant que cette occupation minutieuse semblait absorber toute son attention, je pus, sans m'exposer à me montrer trop indiscret, examiner enfin tout à mon aise la physionomie de cet homme singulier que je n'avais encore vu que si imparfaitement. En me rappelant autant qu'il me fut possible, l'impression que la figure de frère José avait produite sur moi la première fois, et en la comparant à celle que j'éprouvais en le revoyant à Saint-Thomas, je pensai qu'aucun changement bien remarquable ne devait s'être opéré dans sa tournure et ses habitudes extérieures; c'était toujours à peu près le même petit homme assez gauche, assez insignifiant. La différence du costume qu'il portait à la Pointe, de celui sous lequel il était débarqué à Saint-Thomas, aurait pu seule avoir le privilége d'offrir quelque chose de nouveau à ma curiosité. Au lieu d'être vêtu en marin comme autrefois, il était empaqueté dans une grosse houpelande grisâtre qu'on aurait pu prendre assez volontiers pour la défroque d'un révérend père de la Rédemption, ou une de ces capotes dont on affuble les malades dans nos hôpitaux militaires; et ce qui achevait de rendre plus complète encore pour moi l'analogie que j'avais cru trouver entre ce singulier accoutrement et celui d'un échappé de monastère ou d'hospice, c'est qu'au sommet de la tête pointue du pirate, on pouvait reconnaître la trace non équivoque de la tonsure qui avait dû tout récemment être pratiquée sur son noble chef.

Salvage, à qui l'objet principal de l'inspection que je venais de faire, ne pouvait échapper, me regarda en souriant et en jetant les yeux d'un air d'intelligence sur la partie absente de la chevelure de son confrère. Ses cheveux repousseront, me dit-il à l'oreille, mais les tondeurs qui les lui ont rasés ne repousseront plus.

—Et notre ami Bastringue, s'écria le capitaine pour généraliser la conversation, aurait-il mangé ou plutôt bu l'heure du rendez-vous avec la médecine de précaution que je lui ai fait avaler ce matin? Voilà vingt bonnes minutes qu'il devrait être rendu à l'appel, et je ne le vois pas même arriver. Ce retard là ne me présage rien de bon. Je crains qu'il ne lui soit tombé sur les bras quelques douzaines de baptêmes à faire, avant qu'il n'ait pu trouver un moment à lui pour penser à nous.

—Oui, quelques douzaines de baptêmes, in aquâ vitæ ou bien in aquâ vitæ æternæ, répondit gaiement frère José, en posant son cahier de notes sur la table près de laquelle il était assis. Mais ne calomnions pas aussi légèrement, ajouta-t-il, le prochain absent, car le voici qui nous arrive tout juste ce cher prochain, par la ligne la plus courte d'un point à un autre.

—Par la ligne droite? pas possible, s'écria tout étonné et tout enchanté le capitaine… Puis après avoir mis un instant la tête à la fenêtre, il reprit avec un air de surprise et de satisfaction: C'est ma foi vrai! Dieu et la médecine en soient loués: il est à jeun!

C'était bien en effet maître Bastringue en personne qui nous venait ainsi, la mine un peu renfrognée, mais calme; la tournure toujours lourde, mais libre et assurée. Les premières paroles qu'il nous fit entendre en entrant, me semblèrent d'un laconisme caractéristique… Plus souvent, grognona-t-il, en s'adressant au capitaine, qu'une autre fois tu me feras embarquer une médecine dans le fond de ma cambuse! Depuis ce matin que j'ai mis le muffle dans ce gamelot de drogailles qu'on m'a donné à renifler, voilà la première fois que je reste une demi-heure sans être obligé, sous votre respect à tous, de dégréer mes culottes! Ouf!… Entends-tu encore comme ça gargouille, les grenouilles que j'ai dans la cale?

—Et comptes-tu pour rien, lui demanda Salvage, le nettoyage en grand de ta cale, et la maladie que le purgatif vient de te faire éviter?

—Jolie manière de nettoyer la cale d'un homme, que d'empester toute la maison de mon hôtesse, et que de chavirer le tempérament d'un chrétien pour l'opposer d'avoir une maladie qui ne serait jamais peut-être bien tombée à son bord! Je voudrais pour je ne sais pas quoi, avoir pendant deux heures de temps seulement sous le vent à moi, le paliaca de docteur qui m'a fait abbraquer cette poison de purge… Pouah!…

Puis, les narines ouvertes et la figure hagarde, le sauvage matelot se mit à promener autour de lui et sur moi des regards étonnés et défians: on aurait dit que, comme certains animaux carnassiers, il eût voulu flairer tous les objets qui l'environnaient avant de hasarder un pas qui pût l'exposer à trébucher dans quelque piége. Jamais, je l'avoue, je n'avais encore vu de si près, d'homme d'un extérieur aussi farouche et pour ainsi dire aussi fauve, que celui que m'offrait en ce moment le plus inculte de mes trois pirates. Toute sa personne exhalait comme un câble, une odeur de cordage et de goudron; la médecine qu'il avait avalée le matin et dont il paraissait encore ressentir les effets ultérieurs, pouvait bien, il est vrai, contribuer à donner à sa physionomie l'air de sournoiserie et d'inquiétude qui me déplaisait tant en lui. Mais en faisant même abstraction de cette cause accidentelle, je jugeai bien que maître Bastringue, dans son état ordinaire, devait être encore le plus laid et le plus repoussant de tous les marins que jusque là j'avais eu occasion d'observer.

Salvage, toujours attentif à prévenir et à m'épargner tout ce qui pourrait être susceptible de m'embarrasser ou de me choquer en présence de son cher confrère, attira Bastringue dans un coin de l'appartement pour lui glisser à l'oreille quelques paroles auxquelles je vis bien que je ne devais pas être étranger. Après avoir accordé un moment d'attention à la confidence du capitaine, le rude matelot, dont les yeux s'étaient fixés sur ma figure pendant ce court entretien, s'approcha de moi pour me demander avec la brusquerie qui lui était ordinaire:

—C'était donc vous le petit jeune homme qui dormait ce soir là, chez défunte mamzelle Zirou? Puis sans se donner le temps d'attendre une réponse affirmative, le rustre ajouta: Ça faisait une bien belle fille dans son temps. Elle n'en avait qu'un, mais il était beau!

Mamzelle Zirou, comme on se le rappellera encore peut-être, était borgne, et c'est au seul œil que possédait de son vivant la pauvre créole, que maître Bastringue faisait allusion en ce moment.

Ces quelques mots de regret accordés en passant à la mémoire fugitive de l'infortunée mamzelle Zirou, reportèrent les souvenirs un peu confus du matelot sur le bon temps qu'il avait passé à la Pointe-à-Pitre dans le cabaret de la défunte. L'éloge du tafia que l'on buvait chez l'honnête fille n'eut garde d'être oublié, et cette partie de l'oraison funèbre de la maîtresse du café de la Pointe, fut traitée par le panégyriste avec un ton et une énergie d'expression qui me prouvèrent encore plus l'étendue des connaissances profondes de l'orateur en fait de tafia, que la sensibilité de son âme. Mais, grâce à la conversation qui venait de s'établir entre nous au sujet de mamzelle Zirou, je trouvai moyen, en adressant plusieurs fois la parole à maître Bastringue, de renouveler connaissance avec ce personnage que je n'avais encore vu qu'une fois, et qui de son côté se ressouvenait à peine de m'avoir entrevu dormant près du comptoir du café de la Pointe.

Il fallut songer au but matériel de la réunion, et pour arriver au résultat qu'il s'était proposé en nous rassemblant chez lui, Salvage improvisa un petit discours fort concis, sur la nécessité de mettre un peu d'ordre dans la manière dont il conviendrait de s'y prendre pour remplir les clauses de l'engagement dont j'étais resté possesseur et que j'exhibai aux yeux des trois intéressés. Cela dit, fait et approuvé, on jeta trois bulletins numérotés dans le fond d'un chapeau que l'on me donna à tenir. Bastringue plongea d'abord sa main dans la cavité circulaire de cette urne improvisée, et il en retira le numéro 2. Le numéro 3 tomba à frère José.

—A toi la blague par conséquent! s'écria Bastringue, en s'adressant au capitaine Salvage. Le sort t'a envoyé le numéro 1, et ce n'est pas dommage; car si ç'avait été à moi de prendre la parole le premier, le diable m'enlève si j'aurais su de quel bord m'orienter. Nous allons donc actuellement en entendre de burinées. Attention les amis, ça va peut-être me mettre en train.

Le capitaine commença en ces termes le récit qu'il avait à nous faire.

IV
AVENTURES DU CAPITAINE SALVAGE.

«Dès que je vous eus quittés tous deux, il y a un an, à la Pointe-à-Pitre, allant chacun chercher au loin fortune ou malheur, je me dirigeai, guidé par une idée qui me souriait depuis long-temps, vers l'île de Cuba, à bord d'un petit caboteur qui en quelques heures et pour quelques piastres me jeta mon sac et moi à Matanzas.

Bastringue. A Matanzas! Oui, on connaît ça: quinze lieues dans l'Est ou l'Est quart-Sud-Est de la Havane. L'endroit est habité par un millier de flibustiers de toutes nations et de toutes couleurs, hormis la bonne.

Salvage. L'endroit, comme vient de le faire remarquer si judicieusement maître Bastringue, m'avait toujours paru convenable et exploitable. Je sondai le mouillage et la passe avant de laisser tomber ma grande ancre sur ce fond, et de relâcher momentanément dans le petit port. Un joli brick mal entretenu, mal peigné, mais encore capable de tenir un ou deux mois sur l'eau, assez léger d'échantillon, mais aussi bien taillé pour la marche que faible d'apparence, devait être vendu à l'encan après avoir été saisi par un croiseur pour s'être essayé maladroitement à faire quelque peu de piraterie. On semblait disposé à le donner pour peu de chose; je l'achetai quatre mille gourdes, moitié juste de la somme que j'avais emportée sous la doublure de mon gilet de course. Ayant ainsi trouvé un navire à me mettre sous les pattes, il ne me restait plus qu'à chercher un équipage à mettre à bord du navire. Le geôlier de la prison, espèce de gueux qui aurait mieux été à sa place dedans qu'à la porte de la turne qu'il gardait, se chargea, moyennant une petite commission, de devenir mon commissaire d'armement. Tous les bandits qu'à grands coups de rotin, il parvenait à faire sauter par dessus les murs de son presbytère, venaient me tomber sur les bras pour me demander si je voulais d'eux et où j'aurais l'intention de les conduire. Je répondais à toute cette garniture de potence: Je te prends pour faire ce que je voudrai de toi, et pour aller où il me fera plaisir de te trinque-baller. C'est bien, me disaient mes nouvelles recrues, ça vaudra encore mieux que la prison et le supplément de coups de liane que nous élonge chaque soir le geôlier.—Mais, mes avances, capitaine?—Tes avances, tu les toucheras à la mer, si tu n'arrives à bord que le jour du départ. Jusque là, cache-toi où tu pourras. Tu me fais l'effet d'avoir besoin de te reposer à l'ombre et moi aussi. Ils m'avaient compris: je les avais jaugés, cela devait nous suffire.

Je commençai, aidé de quelques esclaves à moitié matelots, le réarmement du bateau dont j'étais devenu l'unique maître après Dieu. Les desseins que l'on me supposait en me voyant rapetasser et régréer mon brick, sans avoir confié à âme qui vive le projet qui m'avait conduit à Matanzas, excitèrent la défiance des autorités et la jalousie des spéculateurs de l'endroit, et je compris bientôt à leur mine sournoise, que la dissimulation et l'audace me seraient nécessaires pour faire quelque chose de bien au milieu des lurons de ce gabarit.

En quinze ou vingt jours cependant ma barque un peu rafistolée, se trouva en état à peu près de tâter de la mer, et ce fut alors seulement que je me sentis respirer à l'aise. Il ne me manquait plus pour filer que la permission du gouverneur et l'équipage auquel j'avais donné rendez-vous pour l'heure du départ, et qui, à un signal convenu, devait me tomber à bord raide comme grêle, pour appareiller dans la nuit.

Avant d'aller plus loin dans le récit des événemens que j'ai à vous retracer, il est déjà temps de vous dire que pendant les deux ou trois semaines qu'il m'avait fallu employer à Matanzas au racastillage du bateau, j'avais remarqué dans une des maisons près desquelles j'étais amarré, une petite jolie scélérate de femme ou de fille, qui me souriait avec coquetterie, toutes les fois qu'il me prenait envie de la saluer en la voyant paraître et disparaître à sa croisée, comme une pièce de canon que l'on met et que l'on rentre en batterie à l'exercice. La mine croustillante et les yeux pétillans de la senorita, me plurent ou m'agacèrent, l'un ou l'autre. Je lui envoyai des baisers sans plus de façon sur le bout de mes doigts, ainsi que cela se pratique quelquefois lorsqu'on n'a rien de mieux à faire que de faire l'amour à la volée; et à mes baisers télégraphiques on répondait par une pluie de fleurs jetées sur moi à pleines mains et à plusieurs reprises. Bon! me dis-je alors: la beauté mord à l'hameçon, et il me faudra rabraguer bientôt ma ligne à bord: le poisson donne; ne nous endormons donc pas sur le lieu de pêche. Ce que j'avais résolu fut exécuté. Un soir j'entre dans la maison de mon objet sans même avoir levé la tête pour regarder le numéro du logis. J'embrassai, pour lier plus vite la conversation, le jeune tendron que je n'avais encore embrassé que d'imagination et à longueur de gaffe. Quatre grands nègres auxquels je n'avais pas pris garde me tombèrent incontinent sur le dos et me repassèrent, malgré les cris et les prières de ma douce conquête, une trempe de coups de bambous dont je me souviens encore à l'heure qu'il est comme si c'était d'hier, et qui ne laissent pas que de me chatouiller rudement les omoplates, je vous le cautionne, quand le temps est humide et que les vents menacent de hâler le Sud.

Bastringue. Sais-tu bien que c'est tout de même un fameux baromètre que tu as gagné là; mais va toujours, mon capitaine, ton histoire et tes coups de trique commencent à m'amuser joliment, moi. Pousse toujours de fond: l'histoire me plait, et sans me flatter je puis dire que je me connais assez bien en contes et en histoires.

Salvage. Le lendemain de la volée que j'avais reçue et du baiser au naturel que j'avais eu le plaisir de donner, j'appris que je m'étais frotté, moi téméraire et obscur roturier, à un quartier de noblesse du pays, et que ma princesse n'était rien moins que la fille d'une des familles les plus anciennes de la colonie, famille à la vérité aussi pauvre que noble, mais aussi fière que pauvre. Rafale et orgueil! à la mode espagnole enfin.

«Le lendemain aussi, pour appliquer le baume réparateur du sentiment sur la meurtrissure amoureuse des coups de bâton qui m'étaient arrivés si vitement d'aplomb sur les épaules, la petite brune me fit signe de passer sous sa fenêtre pour que je pusse jouir et m'abreuver délicieusement des larmes que ma mésaventure lui faisait verser sur ma mystification et mes contusions. Ce fut elle à son tour qui m'expédia au bout de ses jolis doigts effilés, la double et la triple valeur, au moins, de tous les baisers aériens que j'avais envoyés escomptés à son adresse pendant les quinze ou vingt jours de mon armement sous ses croisées.

Enfin force me fut alors de tirer d'un fait aussi évident la conclusion consolante que j'étais aimé autant et plus peut-être, que je n'avais été rossé, et ce n'était pas peu dire, je vous le jure.

Frère José. Tout cela est sans doute fort bien, fort intéressant pour toi, mon brave Salvage, Mais de grâce fais-moi l'amitié de m'apprendre ce que notre affaire, à tous trois, peut avoir de commun avec ce que tu nous racontes là?

Salvage. Donne-toi la peine de m'écouter et laisse-moi le temps de poursuivre, et tu verras, après cela, comment tous ces faits se lient intimement à l'objet principal du récit que j'ai à vous faire.

Bastringue. Et sans doute, laisse-le aller de l'avant, José, puisque tu vois que tout ça se tient ensemble et comme par la queue; l'amour et les coups de trique, la noblesse et les embrassades en plein bois. Il n'y a rien au monde qui me fasse plus de plaisir à moi que les raclées des amoureux quand c'est les autres qui les hâlent en dedans pour leur propre compte. Chacun son goût. Va toujours de l'avant, mon vieux; comme ça va bien, tu me fais un sensible plaisir et je t'écoute.

Salvage. Une fois mon navire armé, il me fallait, comme je pense vous l'avoir déjà dit, un équipage pour le manœuvrer et un billet de passe pour pouvoir sortir légalement de la rade. Mais j'avais encore si peu songé à me mettre en règle sur ce dernier article, que je ne m'étais pas même occupé, le croiriez-vous, de donner un nom à mon corsaillon. Le brick portait auparavant autant que je puis me le rappeler, un nom de sainte ou de saint espagnol, car c'est presque toujours soit dit en passant, sous des noms de saints, que ces lurons vous font dévotement la piraterie. Mon brick donc s'appelait le el Santo-Benito, la Santa-Maria, la Santa-Catharina ou quelque chose de pareil. Je lui donnai le nom de ma sainte à moi: La Hermosa Padilla, la Belle Padilla. Rien que cela s'il vous plaît; le nom de ma dulcinée aux baisers aériens et aux coups de bambous fort terrestres. La pauvre petite patronne de mon bateau, me parut toute bouleversée de sensibilité en apprenant cet acte de galanterie française; et dès ce jour elle jura, me dit-on, de n'avoir jamais d'autre époux ou d'autre amant que moi. Merci de la préférence! pensai-je. Je jurai de mon côté, moi qui jure aussi bien qu'un autre à l'occasion, que je ne serais jamais son époux, et que je ne serais son amant que pour passer agréablement une heure ou deux avec elle. Vous apprendrez bientôt vous autres, par ma propre expérience, qu'avec ces gueusettes de femmes on ne peut jamais répondre de ce qu'on fera ou de ce qu'on ne fera pas dans la vie.

—Est-ce qu'il serait marié à présent? demanda à voix-basse maître Bastringue à frère José, en entendant son ami Salvage faire cette dernière réflexion d'un ton demi-goguenard et demi-sérieux. Frère José ne répondit à cette expression des doutes de son collègue qu'en élevant ses maigres épaules à la hauteur de ses oreilles, et d'un air qui semblait dire: Je n'en sais rien, mais au surplus, je m'en moque.

Salvage reprit:

—Une nuit, c'était la veille du jour fixé pour mon départ, une nuit, ai-je dit, qu'enveloppé de mon manteau, je faisais seul le quart par distraction sous les fenêtres de mon objet, je me trouvai accosté par un petit homme que j'avais cru déjà voir passer à contre bord de moi. «Senor capitan, me dit en me saluant mon inconnu, est-ce bien vous?—Parbleu! si c'est moi, lui répondis-je: la belle question! Que me voulez-vous?—Vous dire deux mots.—Dites-en quatre, mon ami, mais commencez vite pour que ça finisse plutôt.—Oui, mais éloignons-nous, s'il vous plaît. Je crains qu'on ne m'ait déjà aperçu. Allons plus loin, de grâce.—Volontiers, répondis-je encore, si cela peut vous être agréable, pourvu que ça ne soit pas trop loin. Mais à quel senor, puisque senor il y a, ai-je, s'il vous plaît, l'honneur de parler à cette heure indue, assez peu faite pour la conversation?»—L'ingrat! s'écria alors douloureusement mon étranger, ou plutôt mon étrangère, il ne me reconnaît seulement pas!… C'était Padilla, mi hermosa Padilla elle-même, en chair et en os, et même en habit de cavalier. Mais le diable que je l'eusse reconnue à sa voix et sous son déguisement! C'était la première fois de ma vie que je l'entendais parler. Le soir de ma malencontreuse introduction chez elle, je ne l'avais entendue que crier et gémir!

«Pour répondre en galant chevalier au désir qu'elle m'avait d'abord exprimé, je l'entraînai, en courant comme un voleur, à quelque distance du lieu où elle paraissait tant redouter de rencontrer des surveillans ou des indiscrets. Avant de reprendre haleine, et de nous croire un peu en sûreté, nous galopâmes tous deux pendant un bon quart-d'heure, et au risque de nous faire piquer par les serpens, dont ce coquin de beau pays est infecté. Mais comme me faisait observer allégoriquement et judicieusement Padilla, en arpentant le terrain avec moi, les serpens qui se cachent dans les hasiers sont moins dangereux aux amans que les mauvaises langues qui glissent un mot perfide sous les fleurs de l'amitié. Dès que je pus me supposer à l'abri des importuns et des jaloux, j'essayai, bien entendu, à prendre avec ma conquête des libertés analogues à la circonstance; pas moyen; l'espagnole, qui jusque là s'était montrée si tendre avec moi, se montra plus fière et plus intraitable que je l'avais crue douce et facile sur l'article. Ce qu'elle semblait avoir à me communiquer me parut même beaucoup plus pressé pour elle, que la bagatelle n'était tentante pour moi. Je me décidai à attendre un moment plus opportun pour renouveler mes attaques, et à écouter ce qu'elle avait envie de me communiquer si précipitamment.—On en veut à ta vie, me dit-elle d'un air tout pénétré du danger qu'elle m'annonçait.—Et qui, lui demandai-je en souriant, peut en vouloir à ma vie?—Le gouverneur à qui ma main a été promise malgré moi. S'il ne peut te faire assassiner ici, sois sûr qu'il aura ton sang ailleurs. L'infâme Cotumbo, le plus redouté des pirates du pays, lui a juré que s'il te rencontre à la mer, il lui rapportera ta tête; et le gouverneur s'est engagé à payer au poids de l'or ce terrible présent!… Son or et ta tête dans la même balance, comprends-tu maintenant mon effroi?—Pas possible, m'écriai-je, un peu étonné de la révélation.—Et crois-tu, me répondit Padilla, que, sans la certitude du péril qui menace tes jours, je me serais exposée à venir ici sous des habits autres que ceux de mon sexe, pour t'accorder un rendez-vous d'amour? Va, sois assuré que si j'ai oublié jusque-là tous les devoirs de la pudeur, et que si j'ai bravé la colère et la malédiction de mes parens, que la connaissance de ma démarche imprudente pourrait plonger dans le désespoir, c'est que j'ai senti qu'il s'agissait de ta vie et qu'un mot de moi pouvait te sauver… Pars donc, éloigne-toi vite, je t'en conjure au nom de tout ce que tu as de plus sacré. Quelque chose qu'il m'en coûte de me séparer sitôt de toi, je sens que ton absence me sera mille fois moins pénible à supporter, que la crainte du danger que tu courrais en restant plus long-temps ici… Moi-même, j'ai entendu les affreux desseins du gouverneur et la promesse, plus affreuse encore, que lui a faite Cotumbo… Eloigne-toi donc, je t'en conjure, je t'en supplie à deux genoux; l'odieux gouverneur n'aura pas ma main, dût-il m'arracher ce cœur qui ne peut être et qui ne sera jamais qu'à toi… J'en jure par le ciel et par les mânes de ma mère! On vient!… fuis. Adieu, mille fois adieu!»

«Et, comme de fait, la belle fila son nœud en prononçant ces derniers mots, et je ne revis plus mon oiseau!

Bastringue. Ah! écoute donc! c'est que ça court si vite les jeunes filles, toutes fois et quantes ça n'a pas le bas des cotillons amarré sur le dormant des jambes. Mais tu orientas sans doute aussitôt, pour lui appuyer la chasse dans les hasiers du voisinage?

Salvage. Un peu étourdi, malgré le sang-froid que je conserve assez passablement dans les grandes occasions, un peu étourdi, vous ai-je dit, de la confidence que venait de me faire si vivement ma princesse, je ne m'aperçus qu'après lui avoir laissé gagner une bonne encablure de terrain sur l'avant à moi, qu'elle m'avait remis en me quittant, quelque chose dans la main. C'était un poignard et des cheveux! Elle était si pauvre, cette noble fille d'une des plus antiques maisons de l'île de Cuba!… En examinant plus tard et tout à loisir les deux objets qui composaient ce cadeau précieux, je lus sur le manche du poignard: Vengeance pour lui! et sur le sachet de satin qui enveloppait la mèche de cheveux: Amour pour toi! Ces jeunes havanaises ont, le bon Dieu m'emporte, des idées romanesques à faire mourir de rire, quand une fois elles s'avisent d'aimer quelqu'un autrement que pour la farce. Effet trop ordinaire, vous le savez, de la chaleur du climat et de l'ardeur de leur imagination toujours montée à 25 degrés Réaumur, pas autre chose!

«J'ai professé presque toujours, il faut vous le dire, un assez grand éloignement pour toutes ces aventures amoureuses qui commencent par des soupirs et des œillades bien tendres, et qui se terminent presque toujours par des bâillemens et des dégoûts infiniment trop prolongés. Mon imagination à moi n'a guère rêvé d'autres chimères et d'autres plaisirs, que des courses sur mer et de bons coups de canon à donner ou à recevoir. C'est à peu près là toute la chevalerie qui ait souri à ma jeunesse, et qui m'ait créé ce que l'on appelle, en langage sentimental, d'aimables illusions. Mais je vous avouerai, cependant, que malgré mon indifférence assez caractérisée pour toutes sortes d'intrigues et de liaisons galantes, la petite passion mutine que je croyais avoir inspirée à Padilla, m'avait chatouillé quelque peu la partie la plus sensitive de ma virile organisation, moins peut-être pour ce que cette petite passion me promettait en jouissance, que pour ce qu'elle pouvait me faire prévoir de périlleux et de funeste pour moi. J'aime enfin le danger, puisqu'il faut exprimer clairement ici mon idée; j'aime le danger pour le danger lui-même, parce que lui seul m'a fait éprouver jusqu'ici les uniques émotions qui puissent plaire à mon âme, et qui sachent remuer un peu rudement mon cœur blasé ou doublé en cuivre sur toute autre espèce d'émotions. Jamais, par exemple, un navire, vous comprendrez cela vous autres, ne m'a paru plus beau que lorsqu'il s'apprête à envoyer une bonne volée dans les flancs du navire à bord duquel je me trouve. Aussi, que de fois me suis-je dit, en raisonnant un peu mes goûts et mes sensations: Si quelque jour il arrivait que le ciel ou l'enfer te destinât une femme, puisse le destin te la faire enlever du milieu des flammes ou au plus fort du carnage, pour la déposer évanouie au pied des autels, et recevoir sa main au moment où ses yeux se rouvriront épouvantés à la lueur d'un coup de foudre!

«Avec un pareil dévergondage d'idées, si vous voulez, ou une telle soif d'émotions remuantes, si vous aimez mieux, il ne m'était pas bien difficile de m'expliquer pourquoi la petite espagnole était parvenue à m'inspirer un goût plus vif que celui que, jusque-là, j'avais éprouvé pour une centaine d'autres femmes encore plus jolies et plus piquantes qu'elle. Mais en réfléchissant un peu sensément à tout cela, je me faisais quelquefois de la morale à moi-même et à ma manière, et je me disais: Voyons, n'y a-t-il pas folie à toi, à louvoyer sous la batterie d'une jolie corvette que tu n'amarineras jamais, pendant que les projets que tu as formés t'appellent loin du coup de poignard dont quelques lâches te menacent dans l'ombre? Que gagneras-tu, je te le demande, à soupirailler inutilement comme un tendre berger d'Arcadie, et à te faire assassiner au détour d'une rue obscure pour n'avoir joué que le ridicule personnage d'un pipeur de petites filles? Allons, secoue-moi, plus vite que cela, toutes ces sottes rêvasseries en prenant ta casaque de bord pour aller au large, et chercher plutôt à t'ouvrir la route la plus courte, en déployant tes huniers au vent, pour échapper à ceux qui prétendent te faire pourrir dans le port, ou poser devant toi la borne insolente de leur autorité. Appareille en double et souplement, mon garçon; c'est là ce que tu as de mieux à faire, et qu'on ne te casse plus la tête de toutes ces balivernes là.

«On ne raisonne pas long-temps ainsi sans prendre un parti décisif, avec mon caractère et dans mon état. Mon parti à moi fut bientôt arrêté. Je me décidai, le lendemain même de mon entrevue avec la belle et fugitive Padilla, à envoyer aux cinq cents diables tous les rendez-vous d'amour, toutes les intrigues de rues et de ruelles, et la belle Padilla elle-même avec ses larmes, ses sanglots, ses soupirs et tout le bataclan d'usage.

«J'aurais fort bien pu, vous entendez, suivant la mode adoptée dans le pays que j'habitais, me débarrasser du gouverneur et du forban qu'il voulait mettre à mes trousses, en payant un brave nègre pour escofier aristocratiquement et clandestinement l'un, et pour assommer ostensiblement l'autre comme un dogue ou un taureau. Mais comme la fine peau d'un gouverneur se paie cher dans l'île de Cuba, et que les menaces de don Cotumbo n'avaient pas le pouvoir de beaucoup m'effrayer, je jugeai à propos de laisser vivre l'homme en place par économie, et le manant par suite du mépris qu'il m'inspirait. Ma double vengeance fut ainsi ajournée: mais elle ne fut pas perdue pour cela, comme vous le verrez plus tard, à mesure que j'avancerai dans la narration de mes faits et gestes.

«Pour exécuter, au jour marqué, le déguerpissement que j'avais projeté, je ralliai à petit bruit les cinquante ou soixante va-nu-jambes, qui devaient composer mon noble personnel de course. Ces vauriens sortirent ainsi que des loups affamés, de toutes les plus mauvaises tannières du petit port, pour venir se grouper à mon bord sous l'autorité encore assez équivoque de mon commandement. Il ventait dur, par bonheur pour moi, le soir où il m'importait de vider la passe avec ce rebut de canailles décrochées des gibets de Matanzas. La confiance que j'inspirais aux chefs de la douane, de l'administration et de la marine de l'endroit, n'avait jamais été telle, qu'ils eussent négligé jusque-là toutes les précautions propres à m'empêcher de faire le coup que je passais pour avoir préparé d'assez longue main, et il y avait à peine une heure, en effet, que j'avais réussi, et non sans quelque peine et beaucoup de mystère, à entasser dans ma cale mon ramassis d'équipage, que le commandant militaire s'avisa de faire planter sur mon pont une douzaine de grenadiers, chargés de s'opposer au besoin par la force, à toute espèce de mouvement et de manœuvre que je pourrais tenter dans le but de quitter le mouillage. Ce procédé soldatesque m'étonna d'autant plus, ce jour là, que j'avais eu soin de ne faire aucune démonstration apparente qui pût révéler à la vigilance du gouverneur, le dessein que j'avais de passer par dessus les petites formalités prescrites aux navires qui voulaient sortir du port pour naviguer régulièrement. Je fus d'abord on ne peut plus contrarié, et pour le moins aussi embarrassé du séquestre militaire que les soupçons de l'autorité venaient d'apposer si inopinément sur mon bâtiment… Le hasard, sur lequel je comptais fort peu, fit plus pour moi, dans cette conjoncture difficile, que toutes les mesures que je croyais avoir prises et sur lesquelles je comptais beaucoup. Il ventait dur ce soir là, comme je crois avoir eu l'honneur de vous le faire observer déjà; la brise était de terre et elle chassait au large de gros nuages épais, avec une force et une vitesse qui faisaient vraiment plaisir à voir. Un coup de vent des plus carabinés s'annonçait enfin, et le baromètre que je consultai une centaine de fois dans l'espace d'une heure, me faisait espérer quelque chose de bon pour moi dans l'apparence épouvantable que présentait le temps. Les autres bâtimens, mouillés à côté de mon brick, avaient déjà pris leurs précautions pour faire tête au coup de vent qui s'annonçait, et pour rester. Moi, j'attendais le moment de ne pas rester, et de détaler avec l'aide de la tempête. Il vint à la fin, ce moment désiré, à l'heure où la violence des redoutables ouragans, que l'on essuie si souvent aux colonies, jette le désordre dans la manœuvre de tous les navires et la peur dans l'âme de tous les témoins de ces grandes et terribles catastrophes. A l'instant où la bourrasque parvenue à son plus effrayant degré de fureur, chavire avec le bruit et la rage de la foudre, les arbres et les maisons du rivage pour les broyer en bloc dans l'écume des lames les plus belles que j'aie jamais vues de ma vie, je saute sur la hache du charpentier, et, d'un seul coup, je tranche moi-même sur les bittes de mon brick, les câbles qui nous retenaient encore sur le fond. Les grenadiers espagnols surpris par la promptitude de ce tour de gobelet, veulent faire les bégueules pour exécuter les ordres qu'ils ont reçus et mettre leur responsabilité à l'abri; un revers de main envoyé sur chacun d'eux, fait rouler leurs armes sur le pont, et eux cul par dessus tête avec leurs armes; celles-ci allèrent garnir notre arsenal, et les camarades devinrent des nôtre, quand le mal de mer qui paralysait leur vaillance leur permit de prendre du service avec nous. Vous voyez déjà d'ici ce qui se passa après ce mouvement qui demanda, pour être exécuté, moins de temps que j'en ai mis à vous le raconter. Mon navire, emporté par la tourmente, disparut entre les lames furieuses qui le bousculaient au large en le faisant passer comme un éclair sous l'eau qu'il fendait avec la rapidité du tonnerre. Le stationnaire de la rade, déjà démâté comme un ponton et à moitié submergé par l'ouragan, nous laissa passer le long de lui sans nous héler et sans penser peut-être à nous. Trois heures après mon départ de racroc, j'étais en haute mer, escorté et poussé rudement, je vous le certifie, par la bourrasque qui avait si admirablement secondé ma manœuvre. Je n'enverguai mes voiles, et je ne fis enfin mes dispositions d'appareillage, que long-temps après avoir appareillé comme je viens de vous le dire; et ce fut dans les débouquemens seulement, et bien loin déjà de l'île de Cuba, que je profitai du premier temps maniable18, pour mettre un peu d'ordre à bord du bateau, et un peu de discipline dans le service de l'équipage avec lequel je naviguais pour la première fois.

«Mais quel équipage? je vous le demande! je rougis presque de donner ce nom à la bande de vauriens au milieu de laquelle je me trouvais affourché si drôlement. Jamais je crois la mer n'a jeté sur aucune grève une plus sale écume que celle que la prison de Matanzas avait vomie à mon bord. Le bâtiment qui portait au large une aussi noble et si héroïque cargaison ne valait guère mieux lui-même que ceux qui le montaient et qui étaient destinés à le patiner19. Il faisait de l'eau comme un panier de choux, mon pauvre bateau, pour peu que la mer devînt grosse et que ses façons trop fines commençassent à plonger sans soutien, dans la lame qu'il recevait de l'avant, et que toutes les demi-minutes il rejetait régulièrement par l'arrière. Enfin, vaille que vaille, il fallut bien s'accommoder de tout cela, quoique tout cela ne fût pas très encourageant pour un commencement de croisière, et pour le chef suprême de l'expédition. Jugez des embarras de ma position par ce seul fait. En examinant une à une les physionommies des lurons qui composaient ma collection de coupe-jarrets, je fus réduit à choisir dans tout mon monde un moins mauvais gars que les autres, pour en faire un second d'occasion, et déverser sur sa personne une partie de l'autorité qu'il me fallait avoir sur tant d'illustres subordonnés. Mes officiers en sous-ordres furent pris parmi le reste et au hasard, et j'aurais été, je crois, furieusement en peine de donner la préférence à l'un plutôt qu'à l'autre de tous ces vilains garnemens.

«Quatorze ou quinze jours je balayai la mer sans pouvoir éplucher, dans le tas d'ordures de navires que je chassais devant moi, quelque chose qui valût la peine que je misse un canot à l'eau pour le ramasser. L'ouragan avait si violemment dispersé les nombreux bâtimens que l'on rencontre ordinairement dans ces parages, que je crois qu'ils avaient fini par perdre leur route au milieu du mauvais temps. Enfin, à force de pousser mes bordées quêteuses jusque dans les moindres rochers des débouquemens, j'aperçus cependant un beau jour, à travers le brouillard du matin, un grand trois-mâts qui paraissait s'être jeté sur la queue d'un de ces dangereux îlots entre lesquels il faut faire, pour ainsi dire, l'anguille quand on veut éviter les écueils semés dans le canal de Bahama. En deux ou trois bords pincés délicatement au plus près du vent, je m'approche du navire échoué, avec défiance d'abord et avec curiosité ensuite, tant, à une certaine distance, ce diable de bateau m'avait semblé, je ne sais pourquoi, porter dans sa carcasse et son apparence, quelque chose de mystérieux et d'indéfinissable. Resté en panne à une portée de canon de lui, tout au plus, je l'observe quelque temps avant de me décider à l'accoster, et plus je l'examine et moins je réussis à deviner ce qu'il est et ce qu'il fait là, incliné sans mouvement sur l'écueil où il paraît s'être plutôt posé tranquillement que jeté avec violence.

«La prudence est sans doute une belle chose dans les circonstances incertaines; mais l'incertitude dans notre métier est bien ce que je connais de plus insupportable et de plus sot quelquefois. Le danger et l'imprévoyance valent cent fois mieux aux marins. Ennuyé de ne pouvoir tirer sur les seuls indices qui s'offrent à moi, aucune conjecture satisfaisante sur le compte de ce ship inconnu, je me détermine, ma foi, arrive qui plante, à l'aborder pour en avoir le cœur net, au risque de tomber dans un de ces piéges que messieurs les pirates de notre profession ont la générosité de tendre parfois à l'imbécillité de leurs très-honorés confrères. Vous avez vu le vorace requin emporté dans le sillage de votre bâtiment, rôder nonchalamment dans vos eaux, se tourner sur le dos et se retourner ensuite sur le ventre pour mieux tâter, flairer et avaler enfin l'hameçon qui va lui déchirer la mâchoire et les entrailles. Eh bien, moi, semblable au tigre des mers20, je commençai en accostant et en observant mon trois-mâts naufragé, par flairer et tâter ma proie en me retournant aussi d'un bord et de l'autre avant de mordre à l'hameçon que la fortune semblait me tendre. Le navire vu de près, était grand, long et de belle apparence. Ses voiles un peu déchirées par les clapotis du vent, sur leurs vergues désorientées, ses manœuvres courantes en pandille, se balançant aux coups de roulis que lui imprimait la houle sur les rochers où il s'était flanqué, indiquaient seules l'abandon dans lequel il devait se trouver depuis quelques jours… Autour de lui il y avait assez de fond, pour qu'avec mon petit navire je pusse le contourner et même l'élonger sans aucun danger pour mon brick, dont le tirant d'eau était beaucoup moins fort que le sien… Toutes ces circonstances favorables m'enhardissent. Je fais pousser ma barre au vent en faisant carguer mes perroquets, et en amenant mes huniers, pour l'aborder dans les règles. Mais avant de faire sauter mes gens à bord, j'ordonne de lui envoyer deux bons coups de caronade dans les flancs, par précaution. Personne ne répond de son bord à cet appel assez bruyant et même passablement brutal. Allons, dis-je enfin à mes lurons, je vois qu'il faut lui parler encore de plus près pour entrer en conversation avec lui. Préparez-vous à tomber sur le pont comme si nous avions affaire à un vaisseau de la compagnie, couvert de fer et de monde; c'est un exercice d'abordage que nous aurons fait, s'il n'y a rien à tailler et à enlever le briquet à la main, sur les gaillards de cette grande coquine de carcasse. Tout le monde à son poste, et attention au commandement! Vous eussiez ri de voir tous mes échappés de prison se tenir raides sur mes bastingages, le coutelas entre les dents et le pistolet au bout des doigts, prêts à s'élancer, comme les plus braves matelots, à bord du malheureux Tourlourou21, où ils se doutaient bien, les canailles, qu'il n'y avait pas de côtelettes de forbans à découper. De vénérables flibustiers de vingt ans de service, n'auraient pas eu l'air plus terrible dans ce moment là, que toutes ces mateluches que j'allais, selon toute probabilité, lancer à un abordage sans danger et à une conquête sans gloire. Tous mes préparatifs belliqueux ainsi faits, j'élonge par la hanche d'arrière mon grand compère de trois-mâts, pour lui revenir ensuite par le flanc, de manière à me ranger avec le peu d'aire qui me reste, bord à bord avec lui… Mais en passant sous sa poupe pour exécuter cette manœuvre toute simple, un nom singulier, écrit en grosses lettres de cuivre sur son arrière, vint me frapper presque de peur ou tout au moins d'étonnement… Je lus sur la partie du tableau où s'écrivent toujours les noms des navires, ces mots étranges: Ne Tange, n'y touche pas; car il faut vous dire que je me rappelai encore assez le peu de latin que j'avais essuyé sur les bancs de mes classes, pour traduire sur-le-champ, et sans consulter le dictionnaire, cette phrase impérative. Si les misérables gourgandins que j'avais pour équipage, avaient été aussi versés dans la haute latinité, et qu'ils eussent pu connaître ces deux mots, le diable peut-être ne les aurait jamais décidés à sauter à bord du Ne Tange qu'ils auraient regardé comme un navire sacré ou une carcasse maudite. Mais les cinq ou six mauvais garnemens qui seuls savaient lire parmi tous ces pendards, se mirent à dire à leurs camarades en épelant les lettres du nom du trois-mâts: Tiens! le drôle de nom pour un navire! Ne Tange! c'est comme qui dirait ne tangue pas. C'est apparemment un U, faisaient observer les plus savans, que le peintre qui a barbouillé ce nom et qui n'était ni marin ni malin, le pauvre b… avait oublié de mettre au mot tange pour faire TANGUE.—Et le mot PAS qui n'y est pas? faisait observer un autre érudit.—Bah! répliquait un troisième philologue, c'est que le PAS qui était en dernier sur l'écriteau, sera tombé à la mer dans les coups de talon du navire; sans cela, vous voyez bien que ça ferait justement Ne tangue pas, et non pas Ne Tange!… Mais, disaient les uns et les autres, vois-tu cette idée de commander à un navire de ne pas tanguer! Le diable qu'il tanguerait à présent que le voilà mouillé par la quille sur ce banc de cailloux, d'où l'ante-Christ, tout malin qu'il est, ne pourra jamais le faire parer.»

«L'ignorance de mes traducteurs du gaillard d'avant assura le succès de la manœuvre que j'avais ordonnée, et qu'ils n'auraient jamais voulu exécuter, peut-être, s'ils avaient pu deviner la signification du nom terrible du trois-mâts que j'allais aborder. La superstition aurait été plus forte chez eux, à n'en pas douter, que l'obéissance que j'aurais voulu exiger de leur dévouement. Bref, j'accostai de bout en bout mon mystérieux navire, pour en finir par quelque chose. La solitude la plus effrayante et le silence le plus sinistre régnaient à son bord. Un grand coup de roulis, que lui fit donner la lame au moment où je commandais l'abordage, interrompit seul le silence que je remarquai autour de lui, et vint déranger l'équilibre des premiers de mes hommes qui cherchaient à s'élancer en vrac sur son pont. Ce mouvement inattendu du bâtiment échoué me laissa voir des flots de sang ruisseler à la mer, des dallots, percés sur le côté par lequel je m'élançai… Mes gueux de matelots, si crânement disposés quelque temps auparavant à bondir sur les bastingages, reculèrent d'effroi à ce spectacle terrible… Moi-même je fus obligé, pour leur redonner un peu de montant au cœur, de sauter à leur tête, à bord du navire qu'ils n'osaient ni regarder en face, ni attaquer debout en corps. Mais quel aspect me présenta le gaillard d'arrière de ma facile capture! Vingt à vingt-cinq cadavres, tout saignans encore, couchés les uns à côté des autres; les uns la bouche béante, les autres le visage collé sur le tillac, étaient là étendus pêle-mêle au milieu d'un tas d'armes brisées, de morceaux de membres hachés et de lambeaux de chairs noircies au soleil. Sur le corps d'un des morts, j'aperçus un gros chien dont la tête avait été tranchée près de l'homme qui sans doute avait été son maître, et qui paraissait avoir été le capitaine de ce malheureux trois-mâts… Quelques-uns des soldats espagnols que j'avais enlevés de Matanzas reconnurent, en arrêtant leurs regards effrayés sur la figure des victimes de ce carnage encore récent, cinq à six matelots pirates qu'ils se rappelaient avoir vus à la Havane. Les autres morts nous semblèrent, à leur mise et au caractère qu'offrait encore leur physionomie, être des marins anglais ou américains… Je me hâtai, pour ne pas perdre de temps, et pour être fixé sur le parti que je pouvais tirer de cet événement, de visiter moi-même, et de faire visiter par mes gens, la chambre et la cale du trois-mâts: il était chargé de sucre et de café. Les papiers trouvés dans la cabine du capitaine m'apprirent qu'il était parti de la Havane, pour se rendre à Salem, port du nord-Amérique, où il avait été armé. Toutes les conjectures que nous pûmes former sur les autres indices que nous avions sous les yeux, se réunirent pour nous faire supposer que le Ne Tange, forcé de s'échouer sur les brisans pour échapper à la chasse de quelque petit forban, avait ensuite été réduit dans cette position désespérée à résister à l'attaque obstinée de ses assaillans, et que ceux-ci, inquiétés, troublés eux-mêmes par l'arrivée inattendue d'un croiseur, s'étaient vus à leur tour contrains de lâcher leur proie en laissant les corps de plusieurs des leurs auprès des cadavres des pauvres diables qu'ils venaient de massacrer si impitoyablement.

—Les gredins de gueux! s'écria Bastringue emporté d'indignation à ces derniers mots.

—Mais qui appelles-tu ainsi, des gredins de gueux? lui demanda froidement Salvage, en interrompant son récit.

—J'appelle des gredins de gueux, reprit Bastringue, ceux-là, n'importe lesquels, qui avaient écouvillonné l'équipage américain; car ce ne pouvait être autre chose que des gredins premièrement, et des gueux en même temps. Tuer des hommes qui sont de force avec vous, c'est bien pour hâler dedans ensuite ce qu'ils peuvent avoir de bien dans leur sac; mais raser radicalement la vie à dix-huit ou vingt pauvres bigres, pour ne pas prendre ce qu'ils ont, et les exterminer pour rien du tout, ce n'est pas là agir en matelots, mais c'est se comporter en gueusards et en tas de gredins. Je ne m'en dédis pas, et c'était uniquement des gredins de gueux, tout ce qu'il y a enfin de plus gueux et de plus gredins parmi les uns et les autres.

—Hélas! répondit Salvage au beau mouvement de générosité de son compère, nous risquons bien de n'être ni moins gredins, ni moins gueux, puisque c'est le mot, que ceux contre lesquels ton honnête courroux vient de s'allumer si subitement, mon pauvre Bastringue! Mais revenons au point principal de notre affaire, en laissant de côté, pour un moment, les accessoires de la sensibilité.

«Comment cependant, me disais-je, en supposant que les pirates aient été forcés d'abandonner ce riche bâtiment, peut-on admettre qu'ils aient renoncé à revenir plus tard à bord pour s'en emparer? car enfin, il est encore en aussi bon état qu'il est possible de le désirer. D'un autre côté, comment supposer aussi, que si un croiseur est parvenu à éloigner du trois-mâts le forban qui s'en était rendu maître, ce croiseur ait été assez complaisant pour ne pas mettre la patte sur la proie qu'il aura réussi à retirer de leurs griffes? Quelle raison a donc pu engager les derniers capteurs, quels qu'ils fussent, à lâcher ainsi leur capture? Auraient-ils trouvé à bord une bonne somme d'argent dont ils se sont contentés, comme, sur la grande route, des brigands se contentent de prendre la bourse du voyageur à qui ils laissent dédaigneusement sa cariole ou son cheval?… En raisonnant de la sorte, je me perdais dans un labyrinthe de conjectures et de suppositions vagues, sans pouvoir tomber sur une hypothèse qui pût lever toutes les objections et résoudre tous mes doutes. Bah! au surplus, m'écriai-je fatigué de chercher vainement le mot de cette énigme, je me trouve bien bon de me casser la tête de toutes ces choses qu'il m'est si peu utile de deviner, tandis que je puis employer mon temps à faire l'ample curée que le sort semble m'offrir de si bonne grâce!… Attrape à élonger une ancre au large, ordonnai-je à mes gens, et tâchons de renflouer vivement ce grand magasin à sucre et à café qui ne fait pas une seule goutte d'eau. Une fois à terre, nous retirerons plus de demi-tasses de son ventre, que nous ne pourrons en boire toute notre vie. C'est une tasse de café qui est assurée pour retraite à perpétuité à tout l'équipage.

«Avant de procéder à cette opération, que le beau temps de la journée et la douceur de la brise favorisaient également, je jugeai à propos de faire disparaître de dessus le pont du Ne Tange, les cadavres hideux qui l'encombraient et les taches de sang caillé qui l'avaient rougi de manière à lui donner la teinte d'un pont bordé en planches d'acajou. Je savais, par ma propre expérience, que rien n'est mieux fait pour amollir les courages les plus fortement trempés, que le spectacle de toutes les horreurs qui suivent un combat. Mettez, avant une action sanglante, sous les yeux du plus vaillant équipage, les têtes en marmelade, les bras et les jambes hachés menus, qui seront flanqués de côté et d'autre après l'engagement, et vous verrez si, pour commencer le charivari, vous trouverez des cœurs bien disposés à la besogne… Je fis donc laver et nettoyer mon pont, de tous ces terribles lambeaux de chairs humaines, en me disant, à chacun des morts que, par mesure de prévoyance, je faisais envoyer par dessus le bord: Dans une heure ou deux, il est possible que le gâchis dont tu cherches à leur épargner la vue, recommence sur le gaillard d'arrière que tu veux rendre propre comme un petit bijou; et il est bon que les mâles dont tu es exposé à avoir besoin pour défendre ton bâtiment trouvé, ne se rappellent pas trop ce qu'il en coûte pour faire galamment les vilaines choses de notre horrible métier.

«Le bon nez, vertudieu, que j'eus, mes amis, en prenant ainsi à l'avance mes petites précautions! car pendant que je m'imaginais n'avoir qu'à me baisser pour ramasser ma trouvaille de navire, il en cuisait pour moi au large, et de dures, je vous en réponds, comme vous allez bientôt le voir… Mais n'engantons pas trop sur les événemens, et ne filons pas en grand le câble de notre discours, avant de laisser tomber notre grande ancre sur le fond des choses qu'il me reste encore à vous raconter.

«Je crois vous avoir déjà dit que c'était le matin que j'avais abordé mon trois-mâts abandonné. La journée était calme; elle devint chaude et accablante vers le midi, et le soleil tombant d'aplomb sur la tête de mes hommes qui s'occupaient d'envoyer à l'eau les derniers sacs de café pour finir d'alléger la barque, ne leur permettait guère de mener vite un travail cependant si pressé. Pour être plus sûr de n'être pas pris à l'improviste par les croiseurs qui pourraient venir contrarier mon déchargement en pleine mer, j'avais eu la prévoyance de faire monter au haut de la mâture du Ne Tange, les trois lurons qui passaient pour avoir les meilleurs yeux sans lunettes, de tout mon équipage. Vers trois heures de l'après midi, un de ces oiseaux de mauvais augure perché en vigie sur les barres du grand perroquet, me prévint qu'il croyait apercevoir un petit point noir sur la bande éblouissante que les rayons du soleil formaient au large dans le sud-ouest de l'horizon. Je monte à l'instant même à côté de ma sentinelle avancée qui m'indique du doigt derrière nous, l'objet presque imperceptible encore, sur lequel mes yeux se sont arrêtés avec inquiétude, car je m'imagine comme lui voir ce qu'il a cru voir; un petit point noir roulant à la houle sous la masse de gerbes étincelantes qui inondaient la mer dans la direction signalée à mon attention. Diable! me dis-je, en redescendant sur le pont tout préoccupé de cette découverte nouvelle, si c'est là un compagnon de flibuste qui nous arrive, nous n'avons guère de temps à perdre pour nous disposer à lui brûler la politesse et la moustache… Et aussitôt, à grands coups de moques de rhum, je vous donne un supplément de cœur au ventre, à tous mes paresseux qui s'emplissent de courage et d'ardeur à mesure que mes moques se vident. En quelques heures les deux tiers de notre cargaison trop lourde sont culbutés, coulés le long du bord, et je sens, en respirant avec bonheur, le navire allégé, commençant à flotter sous mes pieds impatiens… Il était temps! Le soleil en se hâlant dans l'ouest et en se dérobant à nos regards, derrière un rideau de gros nuages qui s'élevaient lentement au dessus de l'horizon, me laisse voir en plein et reconnaître pour un bel et bon navire, le point noir que j'avais eu peine d'abord à apercevoir au loin… Un coup de longue-vue m'apprit bientôt que c'était un schooner qui m'était apparu sous cette forme si aérienne, si indécise, et quelques minutes après un autre coup de lunette me permit de distinguer qu'au mât de perroquet de ce navire, flottait au souffle de la brise renaissante, un long et large pavillon vert.

«C'est le schooner de Cotumbo, c'est Cotumbo! s'écrièrent ensemble, en m'entendant faire cette remarque, les soldats havanais que j'avais enlevés de Matanzas. C'est lui, c'est Cotumbo! Nous l'aurions reconnu sans ce signal même, rien qu'à ses voiles blanches et à la pente de ses bas-mâts tombant sur l'arrière!»

«Cotumbo! me dis-je à ces mots! Mais c'est donc le ciel qui me l'envoie. Oh! il y aura dans cette rencontre, mort pour lui ou mort pour moi, et ce sera mort pour lui, si j'en crois l'ardeur qui m'anime.»

«Mes gens, dont j'avais été jusque-là forcé de gourmander la paresse, palpitent d'ardeur à l'approche seule du danger qui vient stimuler leur courage. Je redouble d'impatience, ils redoublent de vigueur, sans que j'aie besoin cette fois de faire passer dans leur âme, les émotions violentes qui m'agitaient moi-même. Elles y étaient déjà passées tout entières ces émotions si vives, tant il y a de sympathie dans les momens d'espoir ou de danger, entre le chef qui commande, et les hommes qui doivent lui obéir pour arriver ensemble au même but. Avant que la nuit enfin vînt s'abaisser et s'étendre sur les flots tranquilles, le trois-mâts, si promptement allégé, roulait d'un bord et de l'autre sur sa quille franchie et tanguait librement sur le câble que j'avais fait élonger au large de lui. Le schooner de Cotumbo, sur lequel je pouvais désormais concentrer toute mon attention, approchait au moyen des avirons qu'il avait bordés pour nager vers nous, au sein du calme plat que le soleil couchant avait laissé sur la molle et paisible surface de la mer. J'ordonne, en voyant ainsi l'ennemi forcer de rames, j'ordonne à mon second d'aller, sans perdre de temps, se nicher comme il pourra avec mon corsaire, sous l'une des petites îles boisées qui n'étaient qu'à une portée de fusil de notre prise. Je ne garde avec moi qu'une quarantaine d'hommes assez déterminés pour que je puisse compter un moment sur eux, et mon léger corsaire s'éloigne du Ne Tange en faisant route de façon à se tenir toujours masqué à l'abri du trois-mâts, par rapport au schooner qui continue à nous tomber rondement sur le corps. Cette manœuvre exécutée comme je désirais qu'elle le fût, il ne me restait plus qu'à prendre quelques petites dispositions intérieures, et qu'à préparer convenablement mes quarante drôles à recevoir avec les honneurs de la guerre, les brigands que l'imbécile Cotumbo semblait vouloir nous amener sous la patte. Chacun de mes compagnons d'embuscade reçut de mes mains un pistolet chargé à deux balles, et un coutelas bien affilé des deux côtés du tranchant, car cinquante à soixante de ces coutelas avec lesquels on fauche les cannes à sucre dans les colonies, étaient les seules armes blanches que j'eusse trouvé à me procurer à Matanzas. Ainsi armés, pour ne combattre que corps à corps, et barbe à barbe, nous allons tous nous fourrer, nous blottir sous le tillac, espèce de trou à rats que le trois-mâts avait sur son gaillard d'avant; et pour mieux cacher encore aux assaillans imprévoyans que nous attendons, le piége meurtrier dans lequel nous voulions les faire culbuter pour n'en plus sortir, nous avons la précaution de masquer l'entrée du tillac qui nous abrite, par une pile de sacs de café arrimés à l'ouverture de ce trou, comme ils auraient pu l'être avant l'échouage du navire déjà encombré de marchandises.

«Les dernières lueurs du jour venaient de s'éteindre sur l'horizon affaissé par les chaudes vapeurs du soir: autour de nous s'étendait cette clarté douteuse qui descend dans les nuits calmes, du ciel étoilé des colonies, sur les flots miroités de ces mers à peine houleuses. Mes hommes, en voyant le soleil se coucher au milieu des nuages resplendissans, m'avaient fait remarquer qu'il se couchait en même temps que nous; mais que nous nous lèverions plutôt et plus vivement que lui. Assez causé comme cela, avais-je dit à mes faiseurs d'esprit. C'est du silence qu'il nous faut maintenant, et non pas des pointes. La première bouche qui s'ouvrira sans mon commandement, aura dit son dernier mot et poussé son dernier soupir!

«Le silence qui régna dès ce moment, parmi nous et au large, n'était plus troublé que par le clapotis des rames du corsaire de Cotumbo qui s'avançait à sa perte à grands coups d'aviron au milieu du calme des flots, du repos des vents et de l'air. Seulement, de temps à autre aussi, mais à de longs intervalles cependant, le cri rauque des oiseaux perchés dans les arbres des îlots voisins, se faisait entendre à nous pour aller se confondre avec le murmure de la houle paresseuse qui semblait s'endormir au loin après avoir caressé doucement la flottaison du navire où nous veillions. Tout enfin était muet, paisible et serein dans cette nuit délicieuse. Nos cœurs seuls à nous étaient agités et battaient avec violence dans nos poitrines haletantes; car pressés les uns contre les autres comme nous l'étions, il nous était facile de sentir nos artères et nos cœurs palpiter comme si tous nous avions eu la fièvre chaude et le délire dans le sang.

«Je ne saurais aujourd'hui vous peindre le sentiment que j'éprouvai alors. C'était, je crois, une joie d'enfant, mêlée à une sorte d'effroi, de l'irritation, de la fureur, du plaisir, et de la soif de quelque chose d'inconnu. J'avais besoin et je craignais de respirer: mes mains étaient brûlantes sur les froides armes qu'elles pressaient en frémissant de je ne sais quoi. Une demi-heure de ce supplice ou de cette ivresse, nous aurait tous rendus stupides ou fous.

«Nous ne vîmes pas, mais nous sentîmes enfin le corsaire de Cotumbo nous approcher, comme si nous l'avions vu, comme si nous l'eussions touché, tant nos sensations étaient vives et sûres en ce moment d'attente et d'anxiété. Le son d'une voix lente et forte vint frapper mes oreilles avides, et porter dans mes entrailles, le redoublement de la fièvre qui me dévorait déjà. C'était la voix de Cotumbo! Il hélait en espagnol et au porte-voix, monté sur son bastingage, le navire où nous étions, et dont nous allions lui faire un tombeau. Il cria, et je crois encore en cet instant entendre le son de sa voix: Oh! du trois-mâts, quel est votre nom? Y a-t-il quelqu'un à bord!» Pas un souffle ne lui répondit. On aurait entendu une mouche voler, entre lui et nous, et le corsaire touchait déjà avec le roulis, notre navire silencieux et devenu immobile comme le calme qui l'entourait en cet instant.

«Et quel instant, je vous le demande, à vous qui avez éprouvé tout cela? Le schooner avait levé et rentré ses avirons à deux brasses de distance de nous. Jugeant que le trois-mâts était abandonné, Cotumbo se décida à l'élonger de bout en bout comme je l'avais fait moi-même le matin. Les brigands du schooner, groupés, grimpés dans les enfléchures de leur corsaire, n'attendaient que l'instant favorable pour s'élancer à notre bord les armes à la main. Ils sautent, ils ont sauté sur notre pont en poussant un hurlement de joie et de victoire! Ils flairent, touchent, visitent tout ce qui s'offre à leurs yeux flamboyans, tout ce qui embarrasse leurs pas incertains et précipités!… Le moment de profiter de cette lueur d'ivresse et de confusion, est arrivé pour nous: malheur à eux! J'ordonne à deux de mes matelots de s'affaler par l'avant de notre trois-mâts, la hache à la main, une corde sous les aisselles, et puis une fois descendus jusqu'à la flottaison du schooner, de faire sauter deux ou trois bordages du navire ennemi. J'entends, en tressaillant de bonheur, les coups de hache de mes deux charpentiers s'enfoncer dans les bordages du schooner; le bruit sourd de ces coups destructeurs se confond pour les oreilles des brigands de Cotumbo, avec le tapage infernal qu'ils font eux-mêmes en parcourant en désordre le pont, la chambre et l'entrepont du bâtiment qu'ils se disposent à piller… le sort en est jeté… A nous, enfans, et feu dessus, m'écriai-je, et tous nous bondissons avec rage face à face des forbans surpris et dispersés. Chaque coup de pistolet abat son homme: chaque coup de coutelas fait rouler une tête à nos pieds. Les brigands plus nombreux résistent; mais nous, mieux réunis et mieux préparés à l'attaque qu'ils ne sont disposés à la défense, nous les accablons d'une grêle de coups aussi pressés que bien assurés. Je cherche, j'appelle Cotumbo dans l'horreur de la mêlée; un des bandits, le plus furieux de tous, répond à mon appel en s'écriant barbe à barbe: A nous deux, Salvage! et pas de quartier! Tous deux alors, au milieu du carnage, nous nous jetons l'un sur l'autre avec la rage du désespoir et la soif de la vengeance. Mon sang jaillit le premier sous le tranchant du sabre de mon adversaire… mais le misérable roule à l'instant même sous moi pour se relever et retomber en poussant un gémissement affreux, sur les cadavres des pirates qui ont voulu nous résister les derniers… Le schooner sur lequel se sont jetés les vaincus épouvantés, coupe précipitamment ses amarres, pour s'éloigner de mon trois-mâts; mais une pluie de grenades enflammées que je fais rebondir sur son pont encombré, achève de porter l'effroi dans cet équipage de fuyards déjà à moitié écharpé. Un long cri de terreur m'annonce en cet instant même le succès de ma première tentative… Nous coulons, nous coulons bas, braillent ensemble les brigands terrifiés. Les bordages que j'avais fait sauter sur l'avant de la flottaison de leur navire, venaient de larguer en grand, et pendant que leur schooner s'abîme sous leurs pas tremblans, une nouvelle grêle de grenades ardentes éclate sur leurs têtes bouleversées… Puis, pressé, serré entre l'eau qui le gagne et le feu qui le dévore, le schooner, à moitié submergé et à moitié incendié, dérive au large en faisant deux ou trois tours sur lui-même; et une minute après avoir pirouetté comme une trombe de flamme, il fait un trou dans la mer en ne laissant qu'une trace de charbon éteint sur les flots, un remoux, au dessus de lui, et une odeur de bois brûlé dans l'air au sein duquel il vient de se consumer.

«Pas un des quatre-vingts ou cent chenapans qui montaient la barque, ne tenta de nous apporter à la nage les nouvelles de la peur que je venais de leur faire. Ils prévoyaient tous trop bien l'accueil que je réservais à d'aussi intéressans naufragés qu'eux, pour se hasarder à accoster mon bord plutôt qu'à faire un plongeon éternel avec leur défunt navire. Le parti le plus simple qui leur restât à prendre était de boire un coup définitif après avoir été grillés à moitié par mes grenades et l'incendie du bateau; et ce parti tout naturel, ils l'avaient pris…

«Le corps de Cotumbo cependant m'était resté sur le pont comme le plus noble trophée de ma victoire, avec le sabre dont il s'était si bien servi pour me couper la figure, et dont le gouverneur de Matanzas lui avait fait présent pour me décoller la tête. Je gardai le sabre et les armes du vaincu, en ordonnant que son cadavre fût envoyé par dessus le bord sans plus de cérémonie avec les carcasses de ses dignes compagnons de gloire. Les requins que l'odeur du carnage avait attirés le long du Ne Tange, se chargèrent probablement du soin de l'inhumation de tant d'illustres victimes.

«Je vous laisse à penser, après une victoire aussi complète, l'ardeur que je trouvai dans le cœur de mes gens, quand il ne fut plus question que de hâler tranquillement au large et d'appareiller notre trois-mâts relevé de la côte! En peu de temps mon corsaire la Padilla que j'avais envoyé se cacher pendant l'action sous les massifs d'arbres des îlots voisins, nous rallia pour seconder notre mouvement et pour jouir du plaisir de nous voir vengés et victorieux du redoutable Cotumbo. Le schooner ennemi coulé et notre trois-mâts renfloué étaient les fruits de cette mémorable journée; aussi quels cris d'enthousiasme, quels hourras délirans allèrent troubler les airs tranquilles, pendant la manœuvre qu'il nous fallut faire pour nous dégager de l'heureux embarras que nous donnait encore notre prise! Tous les aras, les perroquets, les singes et les oiseaux de proie que nos rudes clameurs allaient épouvanter dans les bois des petites îles dont nous étions environnés, semblaient maudire notre joie en unissant leurs cris sauvages à nos hurlemens d'ivresse. C'était un tintamarre infernal à réveiller les morts que nous avions expédiés le long du bord.»

Ici le capitaine Salvage s'arrêta pour se reposer quelques minutes. Pendant ce temps maître Bastringue et frère José se livrèrent à divers commentaires sur le récit de leur collègue, suivant la nature de l'impression que ce récit avait produite sur chacun d'eux, l'un avec l'abandon qui lui était ordinaire, l'autre avec la prudente réserve que j'avais déjà remarquée dans tous ses mouvemens et son attitude. Le capitaine, après avoir fait deux ou trois tours de promenade dans le sens de la plus grande longueur de l'appartement, reprit ainsi le cours de sa narration:

«Ce double succès une fois obtenu et assuré, il ne me restait plus qu'à pointer les pièces de ma batterie pour parvenir au résultat que je devais me proposer ultérieurement: celui de loger ma prise dans un port où elle pût être vendue avantageusement, et de ramener mon corsaire dans un lieu où l'on ne penserait pas trop à me chicaner sur la naturalisation un peu douteuse de mon pavillon. Je me décidai, toute réflexion faite, à expédier le trois-mâts sur Porto-Cabello, et à l'escorter pendant quelque temps pour me rendre ensuite moi-même à l'île cosmopolyte de la Marguerite.»

Au nom de cette dernière île, maître Bastringue ne put s'empêcher de s'écrier, avec une sorte de satisfaction et de surprise:

—A la Marguerite? Ah bien, bigre! tant mieux! c'est justement là qu'avait armé le grand brick que j'ai soutiré aux Indépendans! Mais va toujours ton train, Salvage, j'aurai aussi un mot à vous dire sur cette farceuse d'île contrebandière de la Marguerite.

Le capitaine, sans chercher à pressentir ce que pouvait signifier cette exclamation soudaine, continua en ces termes:

«La détermination dont je viens de vous parler, m'était suggérée au surplus par l'état d'affaiblissement numérique de mon équipage avec lequel je sentais bien qu'il me serait devenu bientôt dangereux de m'obstiner à tenir plus long-temps la mer. Forcé de détacher de mon bord pour les faire passer sur le Ne Tange, vingt-six de mes hommes, je ne comptais plus autour de moi qu'une trentaine des renégats dans la résolution et l'énergie desquels je n'avais pas placé une confiance assez illimitée, pour qu'elle pût me donner l'envie de courir de nouvelles aventures en si belle compagnie.

«Je mis donc le cap au sud, et j'ordonnai à ma prise d'imiter ma manœuvre et de suivre ma route, jusqu'au moment où je jugerais convenable de la laisser toute seule poursuivre son petit bonhomme de chemin.

«Pendant deux ou trois fois vingt-quatre heures nous naviguâmes ainsi de conserve, sans qu'aucune contrariété ni aucun événement remarquable vînt signaler notre marche et troubler notre sécurité. Vers le quatrième jour seulement de cette paisible et innocente traversée, un gringalet de bateau espagnol, gréé en goëlette, eut la maladresse de venir, tout en filant deux ou trois quarts plus au vent que moi, se flanquer en travers sur ma route. Quelques-uns de mes gens s'imaginèrent reconnaître cette légère embarcation pour un caboteur qu'ils avaient vu plusieurs fois à Matanzas: ils me nommèrent même l'embarcation et le patron qui devait la commander. Je hélai par désœuvrement plus encore que par défiance ou curiosité, la goëlette rencontrée dès qu'elle se trouva à portée de voix de mon corsaire. L'animal de patron à qui je n'aurais jamais songé s'il avait continué paisiblement sa bordée sans m'accoster de trop près, répondit aux différentes questions que je lui adressai, qu'il était effectivement de Matanzas, que sa petite barcasse se nommait la Casilda, et qu'il s'en retournait à son port d'armement avec une cargaison de sel qu'il avait chargée à fret aux îles turques22.

«Encouragé, par ces renseignemens qui pouvaient me devenir utiles, à poursuivre le cours de mon interrogatoire, je demandai encore à ce bavard, s'il avait quitté Matanzas avant ou après le coup de vent qui m'avait forcé de décamper de la rade, et il me répondit qu'il n'y avait que fort peu de temps qu'il était lui-même parti du port de Matanzas.—Et qu'y avait-il de nouveau dans le pays à ton départ? criai-je à mon marchand de sel.

—Pas grand'chose, mon commandant, me répondit-il, rien même qui soit digne de fixer votre attention, si ce n'est cependant que le seigneur gouverneur pour S. M. très-catholique, que Dieu conserve, devait se marier, et que l'on préparait à cette occasion à Matanzas, les fêtes peut-être les plus brillantes qu'on ait encore vues dans toute l'île de Cuba.

—Et avec qui, ou contre qui? lui demandai-je alors, va donc se marier le seigneur gouverneur de Matanzas?

—Mais, seigneur capitaine, avec la belle et illustre senora Padilla de Vasconcellos y-Souza-y-Porto-Bandeira-y-Pabellion del sol y todos austros, etc. C'est déjà un bruit universel que ce mariage.

—Et à quel jour est fixée l'auguste cérémonie? ajoutai-je du ton le moins ému qu'il me fut possible de prendre en lui adressant cette nouvelle question.

—Au quinzième jour du mois bienheureux dans lequel la céleste Providence nous fait la grâce de nous laisser vivre encore aujourd'hui.

—Mais es-tu bien sûr de la date et de la nouvelle que tu m'annonces?

—Sûr, seigneur capitaine, comme de l'immaculée conception de la Très-Sainte-Vierge Marie qui intercède au ciel pour les pauvres pécheurs comme moi.

«Sans donner à mon cagot de patron le temps de me défiler sa kirielle de protestations plus ou moins orthodoxes, je combine de suite mon affaire et le plan qu'il me convient d'adopter, plan ma foi digne de la galanterie de ces anciens chevaliers errans, avec lesquels, sans trop de vanité, nous pouvons nous flatter, nous autres corsaires, d'avoir plus d'un trait de ressemblance, car ces nobles aventuriers vengeaient, s'il m'en souvient, l'opprimé en dévalisant l'oppresseur, tandis que nous autres, mieux avisés qu'eux, nous détroussons à la fois l'oppresseur et l'opprimé pour ne pas faire de jaloux. Je jurai d'abord mes grands diables, que jamais Padilla ne serait la femme du gouverneur, et que les piastres et la fiancée du vieux singe ne tomberaient jamais dans d'autres mains que les miennes. J'ordonnai provisoirement ensuite au patron de la goëlette, de passer à mon bord avec son petit équipage, et de me céder son embarcation, moyennant une indemnité que je lui promis, et que je ne déterminai pas, faute du temps nécessaire pour penser à tout. L'offre parut d'abord déplaire à mon dévot, et le maroufle fit un peu le boudeur, autant que je puis me rappeler aujourd'hui la grimace qu'il fit alors. Mais comme il put bientôt mesurer l'inutilité de sa résistance sur la force des argumens que j'avais à ma disposition, et dans ma batterie, il finit par se rendre d'assez bonne grâce à la solidité de mes raisons, si ce n'est à la persuasion de mon éloquence. Me voilà donc après avoir pris avec moi les douze moins mauvais garnemens de mon équipage, passé à bord de la Casilda, et envoyant les hommes et le patron de la Casilda nous remplacer à bord de mon brick. J'avais, avant d'opérer ce changement de front, solennellement installé mon second dans le commandement du corsaire, en lui intimant l'ordre d'aller m'attendre à la Marguerite, pendant que la prise que nous devions escorter un bon bout de chemin, ferait voile pour Porto-Cabello, C'étaient là, comme vous vous l'imaginez bien, de petits détails d'exécution qui devaient concourir à l'ensemble de mon plan, et qu'il était urgent de ne pas négliger.

«Pour moi, nouveau capitaine de mon bateau chargé de sel, je ne songeai plus, les choses ainsi faites, qu'à cingler à toc de voiles sur Matanzas, où il m'importait tant d'arriver avant le 15 du mois fatal, où la céleste Providence nous faisait la grâce de nous laisser vivre. Notez bien, je vous prie, cette dernière date du 15 du mois: elle vous deviendra nécessaire pour l'intelligence des faits que je me propose de vous mettre scrupuleusement sous les yeux.

«Mes prévisions et mes espérances ne furent ni trompées ni déçues… Vers le milieu du quatorzième jour du mois, je mouillai, crâne comme Artaban, à peu de distance de Matanzas, et à l'ouvert d'une petite crique d'où l'on eut l'excessive complaisance de reconnaître ma goëlette escamotée, pour le petit bâtiment caboteur habitué à hanter, comme c'était vrai, les parages de l'île de Cuba. Le soleil, ce jour-là, était brûlant, plus brûlant même qu'il ne l'est ordinairement après son passage au méridien dans la saison accablante de l'hivernage. On n'apercevait à terre sur le rivage et hors des maisons, ainsi que le disent proverbialement les judicieux Espagnols, que des chiens et des Français, et ce fut justement ce moment opportun que je choisis pour débarquer sur la côte, sept des lurons de mon équipage, sans avoir à redouter la curiosité des flâneurs ou l'indiscrétion encore plus redoutable des gardes de la douane. La route qui conduisait de la côte à Matanzas, était droite et belle, mais chaude et poudreuse en diable. Nous la prîmes sans hésiter, et nous la suivîmes avec résolution en soufflant de toute la force de nos poumons fatigués, et en courant de toute la vitesse de nos jarrets, ni plus ni moins que des chiens de chasse lancés sur la trace du gibier; et au bout d'une heure de promenade au pas accéléré, nous eûmes le bonheur d'apercevoir le faubourg de cases à nègres de la superbe cité, dans laquelle nous nous proposions de faire incognito notre entrée fort peu triomphale. Dès mon arrivée dans cette ville fameuse, où je ne m'insinuai qu'avec toutes les précautions qu'il me fallait prendre pour n'être reconnu d'aucune de mes anciennes et mauvaises connaissances, j'allai trouver un vieux juif que j'avais entendu vanter pour un fripon assez accommodant sur toutes sortes de très-vilaines choses. Il y a, vous le savez, sur toute la superficie de notre terrestre globe, une fourmillère de juifs que la Providence semble y avoir répandue comme l'ortie ou la graine du poil à gratter, dont il lui a plu d'ensemencer les meilleures terres. Mais partout aussi, la Providence, qui a voulu qu'il y eût éternellement des juifs à côté de nous, a permis que ce fussent les meilleurs enfans du monde, moyennant l'intérêt légal de cinquante ou soixante pour cent qu'ils se plaisent à prélever sur toutes les opérations qu'on leur propose. Illustre proscrit de Jérusalem, dis-je en m'introduisant dans la sombre échoppe du banian cosmopolyte de Matanzas, savez-vous bien de quoi il s'agit pour le quart-d'heure entre moi qui vous parle, et vous qui m'écoutez la bouche béante?

—Non pas encore, me répondit sans émotion mon nouvel hôte; mais pour peu que vous vouliez vous donner la peine de vous expliquer, j'aurai, selon toute apparence, l'honneur de vous comprendre.

—C'est ce que je vous souhaite, lui répliquai-je, plus pour vous, peut-être, que pour moi. Sachez qu'il ne s'agit de rien moins que de me contrefaire avant la nuit tombante, huit costumes complets de padres missionnaires pour ces sept braves pénitens et moi.

«Le vieux fondeur d'or fraudé et de galons coupés, après avoir mesuré de son œil louche, la taille de mes matelots et la mienne, me dit avec un certain air de malignité et de défiance:

—Senor marinero, ou j'ai le malheur de me tromper fort, ou nous n'avons pas l'avantage d'être encore en carnaval.

—Non, il est vrai, répondis-je, et vous avez raison, judicieux et savant hérétique; mais comme nous sommes marins, et que nous avons envie de faire d'avance le carnaval qui arrivera tôt ou tard pour les autres et qui n'arrivera peut-être jamais pour nous, nous avons résolu de nous déguiser tous les huit en padres, avant le moment marqué pour les folies annoncées par le calendrier, et c'est vous, ma foi, que notre bonne étoile nous a fait choisir pour notre costumier.

—Merci de la préférence, seigneur; mais si j'avais la liberté du choix, je préférerais renoncer au profit du travail, en raison du danger de la contrefaçon.

—Ah! ce n'est que la liberté de choisir qui vous manque? Que ne parliez-vous plutôt à nous qui, si aisément, pouvons faire violence à toutes les consciences rebelles et timorées? Si dans trois heures d'horloge, vous ne vous êtes pas arrangé de façon à nous faire passer pour pères de la mission, dans trois heures une minute d'ici, tout au plus, vos ciseaux et votre aiguille vous seront tombés pour toujours des mains.

«Et en signifiant ainsi ma volonté au mystérieux revendeur, je pressai fortement une de ses mains desséchées qui resta froide et immobile dans les miennes.

—Mais si, dans trois heures, vos ordres sont exécutés, reprit-il en tremblant un peu pour cette fois, quel prix vous conviendra-t-il d'attacher à mon obéissance?

—Cette poignée de quadruples que voici, en or loyal et marchand, ma foi, vous qui vous y connaissez.

«Le judas allait se jeter la mâchoire entrebaillée sur ma poignée d'or, comme un chien de Terre-Neuve sur une morue en dérive. Je lui tins la bourse haute pendant une bonne minute, au moins, pour me donner le plaisir de le faire sauter du plancher à elle, et pour mieux exciter en lui la cupidité dont il m'importait de tirer parti le plutôt possible. L'avare tondeur d'espèces alla, les yeux couvant toujours le métal qui lui fascinait la vue, me déterrer un coupon de drap brun sur lequel il s'apprêta à nous rogner nos manteaux. Puis après avoir marmotté, entre ses dents branlantes, une courte prière expiatoire, car c'était le jour du sabbat, il se mit à la besogne avec cinq ou six de ses pâles ouvriers. Le vieux mangeur de manne avait, comme vous le voyez, des scrupules à sa façon, et, fort heureusement aussi, de bonnes aiguilles à notre disposition.

«Il nous fallut donc attendre, par prudence, à l'ombre de son toit hospitalier, le confectionnement de nos habits et l'heure qui nous permettrait de les endosser sans risquer d'être trahis par notre burlesque déguisement. Pendant ce temps assez long, j'eus le loisir de remarquer dans le fond du sale magasin de notre métamorphoseur, une espèce d'imbécile qui me faisait la plus laide grimace du monde, en ne laissant échapper, de sa bouche torse et baveuse, qu'une sorte de grognement inarticulé. Que faites-vous de cet animal? demandai-je au maître du logis.

—Ce n'est pas tout-à-fait un animal, me répondit-il, c'est presque un homme comme vous et moi, sauf le respect dû à notre espèce et à votre grandeur.

—Comme vous, à la bonne heure; mais, homme ou animal, qu'en faites-vous?

—Rien, car il est idiot. Seulement ce Jocoso que vous avez daigné apercevoir dans ce coin obscur, a le talent, tout nigaud qu'il est, de divertir mes garçons par sa stupidité, et cet amusement ne me coûte que la peine de donner quelques coups de bambous à ce pauvre innocent, pour le chasser de chez moi, quand il m'ennuie, ou qu'il commence à nous importuner.

—Ah diable, c'est un idiot! repris-je vivement. Eh bien, il va m'amuser aussi, Jocoso. Habillez-moi, pendant que vous y êtes, votre imbécile en gouverneur pour ce soir, et en gobernador en grande tenue de bal.

—Et pourquoi, s'il vous plaît, votre seigneurie veut-elle que je fasse endosser à ce misérable le costume révéré de notre illustrissimo gobernador?

—Pourquoi? Oh! mon Dieu, simple histoire de rire, et pour vous donner l'occasion de gagner encore, à la pointe de votre imcomparable aiguille, quelques bons quadruples de plus!

—Un hébété déguisé en très sérénissime gouverneur!

—Aimeriez-vous mieux qu'un très sérénissime gouverneur fût déguisé en hébété?

—Eh! par Abraham, moi, j'aimerais beaucoup mieux qu'il ne fût question de les déguiser en rien du tout, ni l'un ni l'autre, ni vous. L'inconcevable fantaisie que vous pouvez vous vanter d'avoir là, seigneur capitaine, et la terrible sottise que vous m'exposez à commettre aujourd'hui pour l'amour de vous! Sachez donc bien que cette nuit même, le noble gouverneur de la capitainerie générale de Matanzas se marie, et que toutes ces plaisanteries de carnaval, avant les jours gras, risquent beaucoup de ressembler à une bien criminelle dérision. Tenez, plus je réfléchis à ce que vous avez la bonté de vouloir me faire faire, et plus je suis tenté de croire que vous avez résolu de me faire damner là haut ou crucifier ici-bas… Mais ce qui me console un peu dans tout cela, c'est qu'au moins je m'expose à ne me damner que pour quelque chose de bon.

«Le premier costume de padre missionnaro qui sortit des mains de l'artiste, fut pour moi. Je le capelai de suite; et la tête recouverte d'un large chapeau relevé des deux bords comme le fond d'un hunier sur le milieu de la vergue, j'allai, quoiqu'il fît encore grand jour, essayer l'effet de mon travestissement dans les rues de la ville.

«Chacun faisait alors la siesta, et les quais, vers lesquels je dirigeai d'abord mes pas, et sur lesquels le soleil frappait encore en plein, étaient à peu près déserts. Arrivé devant la maison qu'habitait Padilla, je me plaçai à peu de distance de ses fenêtres, les bras croisés sur la poitrine, et imitant de mon mieux, dans cette ridicule position, la fainéantise et l'hypocrisie de ces religieux mendians qui, pour mortifier leur chair, à ce qu'ils prétendent, s'amusent chaque jour à aller tomar el sol, pendant que les autres paresseux passent leur temps à fermer l'œil, étendus nonchalamment dans leurs hamacs ou sur leurs nattes. Une bonne heure au moins, je restai planté comme un mât de pavillon, sur le milieu de la promenade où je m'étais établi pour tâcher d'observer à mon aise et avec sécurité ce qui pouvait se passer dans la maison de la jeune et malheureuse fiancée. Padilla enfin se montra à sa croisée, au bout de cette éternelle heure de station. Elle était parée, la pauvre fille, comme une de ces victimes, qui n'attendent que l'ordre du sacrificateur pour aller se faire immoler au pied des autels où se prépare leur propre supplice. La sensible et intelligente sénora, malgré le long manteau brun dont j'étais enveloppé, et le large emplâtre qui couvrait le coup de sabre que Cotumbo m'avait donné sur le nez, me reconnut, ou pour mieux dire, me devina en un clin-d'œil, par l'effet sans doute de cet instinct merveilleux que la passion seule peut inspirer aux jeunes personnes dont le tact naturel a été perfectionné par une éducation soignée. Elle fit même mieux encore que de me reconnaître; elle me comprit avant que j'eusse le temps de lui faire aucun signe ou de lui adresser le moindre petit mot. Ma présence inattendue à Matanzas, sous l'étrange accoutrement qui me cachait à tous les autres yeux, venait de lui révéler toutes mes intentions et mes espérances. C'est une si admirable et si inconcevable chose que le magnétisme amoureux! Ah mes amis, il faut avoir passé par là, une fois au moins en sa vie, pour croire à de tels prodiges! Aussi je crois maintenant, ou que le diable m'enlève, aux miracles inexplicables du sentiment, comme les chiens aux coups de bâton. Ce sont là de ces choses auxquelles on ajoute foi, non parce qu'on en est convaincu, mais parce qu'on les a éprouvées de façon à ne plus vous laisser aucun doute.

«Pour en revenir à mon affaire, je vous dirai que les croisées de mon enchanteresse, qui s'étaient entrouvertes si lentement pour moi, se refermèrent brusquement dès que mon enchanteresse m'eut vu. Ma tendre amante m'avait paru désespérée sous sa riche et belle toilette de fiancée. C'était la mélancolie en personne, recouverte de perles et de diamans, et le feu des regards de cette triste amie, plus encore que le feu des diamans dont elle était parée, venait de rallumer dans mon cœur toute l'ardeur de mon ancien amour. Je l'arracherai, me dis-je alors, au sort cruel qu'on lui destine, dussé-je payer de ma vie l'imprudence et l'audace de ma tentative. Et qu'est-ce que la vie, au bout du compte, au prix du bonheur que l'on cherche en exposant ses jours! Pour un mot de travers, pour un peu d'or dont je serai peut-être embarrassé après l'avoir enlevé, je risquerais cent fois de me faire tuer sottement et follement, et j'hésiterais pour satisfaire la première passion que j'aie jamais ressentie, à braver un coup de dague ou de poignard! Allons, vite à la besogne, compère, et travaillons surtout proprement et sans perdre une minute en inutiles réflexions! Rempli d'impatience et de résolution, je retournai chez mon juif travestisseur où je trouvai mes sept nobles compagnons accastillés en missionnaires, s'égayant fort, à moitié ivres qu'ils étaient, de la transformation que je venais de leur faire subir. L'israëlite, enchanté de ma libéralité, leur avait payé bouteille en mon absence pour boire à ma santé et à la sienne, l'impudent! J'empêchai qu'ils ne se grisassent tout-à-fait, car il ne me les fallait qu'entre deux vins. La nuit, une nuit douce et charmante descendit sur nous, avec l'épaisse obscurité qui devait cacher et favoriser l'exécution de mon projet; je grillais déjà d'ardeur. Minuit sonna, et je commençai à trembler d'inquiétude et d'anxiété. C'était l'heure de la noce, et aussi l'instant d'avoir du courage, de l'audace et de la présence d'esprit, toutes choses difficiles à avoir au moment nécessaire, quand la passion vous travaille le cœur. J'attrape sous le bras l'idiot que j'ai fait recrépir en gouverneur dans la boutique du drapier. Je lui envoie en grand sur les épaules une ample mantille noire, et soutenu de mon armée de réserve de moines matelots en goguette, je me porte en toute hâte et de ma personne, à l'entrée de l'église où les futurs mariés devaient bientôt arriver en fendant la foule attirée sur le lieu de la nocturne cérémonie, au carillon étourdissant de toutes les cloches de la ville. Un lourd carrosse roule, s'approche, s'arrête: d'autres voitures suivent à la file, et s'arrêtent une à une comme lui. A la lueur d'une douzaine de torches résineuses, les fiancés descendent les premiers des chars panachés qui les ont transportés, à côté des papas, des mamans et des invités de la noce. Attrape à manœuvrer finement, dis-je au même moment aux gens de ma fidèle escorte, cachés dans le gros de la multitude. Et voilà à ce mot d'avertissement, que d'un triple et souple revers de main, bien appliqué à bloc, nous vous envoyons s'éteindre dans le ruisseau, les torches qui devaient servir de flambeaux à ce brillant hyménée. La foule des assistans, des amis et des curieux, se met alors à pousser un cri général d'épouvante et de surprise, en barbottant dans les ténèbres que nous avons faites autour de nous. Je vous saisis incontinent par le milieu de son individu, le vrai gouverneur tout effaré qui se débat et qui hurle comme un possédé, sans pouvoir être reconnu, ou même entendu dans la bagarre universelle; et je vous empaquète son excellence, quoi qu'elle dise ou qu'elle fasse, dans la mantille noire que je viens d'arracher à mon idiot habillé en gouverneur. Tous mes faux padres s'avancent et m'environnent sans souffler le mot, sans pousser un soupir: je leur livre bien et duement emballé, le corps frétillant de l'illustre futur dont ils étouffent les gémissemens comme ils peuvent; et d'un coup de pied au derrière, je vous lance subito dans le sein de l'église catholique, l'imbécile Jocoso que l'on prend d'abord, à son déguisement, pour le gouverneur égaré que l'on cherchait une minute auparavant au milieu de la confusion générale. Grâce à cette substitution de personne, à cette pierre d'attente jetée adroitement à la crédulité de la masse qui obstrue tumultueusement les portes du temple, j'eus tout le temps nécessaire d'attirer à moi la frémissante Padilla qui, en me reconnaissant pour son ravisseur, ne demanda pas mieux que de se laisser enlever par moi et par mes complices. Une tunique brune jetée sur son éclatante parure, dérobe cet astre de l'hymen à tous les yeux, trompés, éblouis ou consternés, et vite nous voilà filant ensemble par le chemin direct qu'ont déjà enganté mes matelots pour transporter mystérieusement vers le rivage notre gouverneur qui continue à gigoter tant qu'il peut dans les langes dont on a eu soin d'entortiller sa seigneurie rebelle. Je n'essaierai pas de vous peindre ici mon bonheur et mon anxiété pendant notre trajet rapide de Matanzas au canot qui nous attendait sur le bord de la mer, en face même de ma goëlette. Il me suffira de vous dire, pour vous donner une idée de mon indescriptible félicité, que j'étais content et fier comme un roi de Castille, et Padilla cent fois plus heureuse qu'une princesse des Asturies.

«A une heure du matin, la petite embarcation que j'avais eu soin de faire tenir prête à nous recevoir dans le cas probable du succès, ou dans le cas possible d'une retraite, nous ramenait victorieusement à bord de la Casilda. La mer était calme, la nuit sombre et le ciel serein. On aurait dit que tout autour de nous partageait ma suprême félicité; les gens de mon équipage eux-mêmes ne se tenaient pas d'aise. On eût pu croire, en les voyant si joyeux et si satisfaits, que c'était pour le propre compte de leur bonheur qu'ils venaient de travailler, quand ce n'était que pour me rendre heureux qu'ils avaient comme moi exposé leur vie, les pauvres diables.

«Après avoir remis le pied sur le plabord de mon navire, je jugeai à propos de me découvrir dans toute ma gloire aux yeux stupéfaits du gouverneur devenu mon prisonnier de guerre ou de noces. Il était assez temps, ce me semble, de lui expliquer le mystère de son enlèvement, et de lui apprendre, ne fût-ce que pour me donner le plaisir de la vengeance, à quels ennemis il venait d'avoir affaire. Je criai, pour entrer de suite en conversation, aux oreilles encore tout abasourdies de son Altesse:

—Eh bien, seigneur gouverneur de Matanzas, reconnais-tu maintenant sur mes épaules, la tête que ton lâche Cotumbo t'avait promis d'apporter à tes pieds?

—Salvage!… s'écria à ces mots terrifians le gouverneur hébété… Et Cotumbo, ajouta-t-il ensuite machinalement, qu'est-il devenu?…

—Devenu mort, lui répondis-je, en braquant sur ses regards épouvantés des yeux flamboyans. Oui mort, par la grâce de Dieu et de mon bras. Tiens, voilà, continuai-je en lui montrant les armes de son protégé, voilà tout ce qui reste aujourd'hui du brigand qui devait te rapporter ma tête!

«Il venait de reconnaître les pistolets et le sabre dont il avait fait lui-même présent au forban trépassé. Mon peureux de prisonnier, à cette vue qui n'avait rien, il est vrai, de bien rassurant pour lui, s'évanouit net de bonne foi, ni plus ni moins qu'une jeune et délicate poulette. Je lui laissai tout le temps nécessaire de reprendre ses sens quand il jugerait à propos de les recouvrer mais ce fut Padilla, mes amis, qui reprit aisément et délicieusement les siens, après l'éblouissement que venait de lui faire éprouver cette suite étourdissante d'événemens si extraordinaires pour elle. Non, jamais, je vous le jure, fille enlevée un quart-d'heure avant ses noces, ne se montra plus tendre et plus aimante pour son fortuné ravisseur!—Quel que soit, me répétait-elle en pleurant de joie, le sort que le ciel me prépare pour me punir de mon bonheur présent et du crime dont je viens d'être complice, je m'abandonne à toi sans réserve, pourvu qu'il ne sépare jamais ma destinée de la tienne. A toi désormais toute ma vie, puisque toi seul as su m'arracher au sacrifice douloureux que la volonté inexorable de ma famille avait imposé à mon âme. La mort viendra peut-être bientôt pour nous; mais tout affreuse qu'elle puisse être pour moi, elle me sera moins cruelle que la contrainte dont tu m'as délivrée. Que dis-je, elle me deviendra douce et précieuse, pourvu que nous tombions dans les bras l'un de l'autre, percés du même coup et confondant nos derniers soupirs dans la même agonie et le même trépas, etc. etc. Je n'en finirais pas, je crois, si je me mêlais ici de vous rapporter tout ce que me contait ma maîtresse, pour me donner une idée de sa passion et de son ineffable ravissement.

«Cette effusion de cœur en pleine mer, aurait été poussée, vous le devinez bien, jusqu'aux dernières limites de l'exaltation la plus romanesque, sans la nécessité où je me trouvais de penser à tout autre chose qu'à de belles protestations de tendresse et d'amoureuses amplifications de réthorique sentimentale. Le positif de ma situation matérielle réclamait bien autrement ma sollicitude, que le côté idéal de mon aventure galante. Il y a toujours, dans ces sortes de circonstances, la partie solide qu'il faut gouverner, et la partie purement morale dont on peut s'occuper plus tard ou remettre à des temps plus opportuns.

«J'accordai d'abord toute mon attention à la partie spéculative de mon affaire.

«Les gens de mon équipage, nobles héros auxquels je n'attachai pas une grande importance, étaient d'avis que nous nous donnassions le plaisir de pendre notre illustre captif par les pieds au bout de notre vergue de fortune. Ce genre d'exécution leur paraissait courtois, et l'emblême qu'il aurait offert à leur malignité, souriait surtout à l'envie qu'ils avaient de punir épigrammatiquement le drôle qui avait voulu nous faire si inhumainement châtier au jour de sa puissance et de sa gloire. C'est par le cou, répétaient mes matelots, qu'on nous pend nous autres, sans plus de cérémonie, quand on nous met le grappin dessus. Pour ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait, comme dit l'évangile, pendons M. le gouverneur par les pieds, afin qu'il ne soit pas dit que nous l'ayons pendu comme un pirate. Ces hommes de terre là, ne doivent pas être habitués au service du bord, et il faut avoir des égards pour tout le monde.»

«Quelque justes que pussent me sembler ces logiques considérations sur la législation à appliquer aux délits et aux peines, je jugeai convenable d'inventer pour le vieil avare que nous avions sous scellé, un supplice plus profitable pour nous et moins cruel pour lui. Je lui dis, après avoir sérieusement examiné le cas sur lequel il m'appartenait de prononcer en juge souverain:

—Ton altesse ou ta seigneurie, peu importe dans le moment actuel, a laissé de l'argent à terre, je le sais ou je m'en doute; ta peau, dont nous serions fort embarrassés de faire quelque chose de bon pour nous, ne nous tente guère, comme bien tu dois le penser; mais tu y tiens beaucoup pour toi, et c'est là le point sur lequel nous devons le plus compter. Si ce soir tu ne trouves pas dans ta cervelle le moyen de nous faire payer demain dix mille gourdes rondes, j'ai le projet de t'envoyer en compagnie d'un boulet au cou, par-dessus le plabord de ma goëlette. Pour un rustre ou un pauvre diable, je n'aurais exigé que quelques piastres de rançon, ou même peut-être pas de rançon; mais comme je sais le prix que je dois attacher à la carcasse d'un homme tel que toi, je te traite selon ton rang sans que tu puisses m'accuser de manquer de procédés envers toi en te faisant payer cher, ce que tu estimes à une si grande valeur. Dix mille gourdes rondes et bien rondes, entends-tu? voilà mon dernier mot, et songe à la journée de demain pour qu'elle ne devienne pas pour toi la dernière des journées que le ciel te compte encore!

«Le vieux ladre resta attéré de la générosité de ma proposition. Un galant homme à qui on demande la bourse ou la vie, se moque de sa bourse et défend bravement sa vie. Mais un avare qui veut vivre et qui ne veut pas payer pour cela, est le plus nigaud supplicié dont on puisse se faire une idée. Je me mis à rire de toutes mes forces en voyant la mine piteuse que me faisait mon captif. Padilla, en entendant les rudes conditions que je venais d'imposer à son ex-futur, se jeta tout éplorée à mes pieds, embrassa mes genoux, et m'embrassa aussi, je crois, pour tenter de fléchir ma sévérité en faveur de mon indigne rival; mais rien n'y fit. Je tenais au châtiment du compère pour le bon exemple d'abord, et pour le prix que je voulais surtout attacher à ma clémence.

«Le seigneur gouverneur, absorbé pendant quelques minutes dans son affliction, recouvra enfin l'usage de la parole pour me dire d'un air profondément humilié et d'une voix tout au moins aussi profondément souterraine:

—Je ferai un billet de dix mille piastres pour mon acquittement, puisque vous l'ordonnez, et que vous avez le droit de le vouloir ainsi…

—Doucement! lui répondis-je en l'arrêtant au milieu de sa période; j'ai dit, s'il m'en souvient, dix mille gourdes rondes, ce qui n'est pas la même chose pour ceux qui, comme moi, connaissent la différence de la gourde ronde à la piastre. Ne perdons pas si vite la mémoire, si nous tenons à rester bons amis encore quelques heures.

—Eh bien, dix mille gourdes rondes soit, reprit-il, c'est effectivement quelque petite chose de plus. Mon majordome, à la réception de ce billet, vous livrera la somme destinée à racheter ma vie… Si je tiens encore à l'existence, c'est, croyez-le bien, pour les Matanzanos que je veux conserver mes jours, et non pour moi, Dieu m'en est témoin! qui aujourd'hui suis si las de vivre et si malheureux d'avoir tant vécu!

—Attention à gouverner, répliquai-je encore à ces derniers mots; n'embrouillons pas, s'il vous plaît, nos lignes de pêche avant de les envoyer en double à la mer. Je veux tirer de toi le meilleur parti possible, rien de plus naturel. Tu dois de ton côté chercher tous les moyens de nous mettre dedans, rien de plus juste; et c'est à moi, par conséquent, à me montrer aussi défiant que tu chercheras à être rusé. Tenons-nous donc sur nos gardes chacun de notre bord, et agissons l'un envers l'autre comme de bons et loyaux ennemis qui veulent jouer finement la dernière manche d'une partie d'enfoncement… Un de mes hommes, entends-tu bien, ira à terre avec ton billet, trouver l'intendant général de tes finances, pour qu'il ait à lui payer de ta part et comptant, les dix mille gourdes convenues. Il est peut-être bien maintenant huit heures à huit heures et demie du matin. Si, à huit heures du soir au plus tard, l'homme que j'aurai envoyé de ta part à Matanzas, revient sans l'argent exigé, ou que l'argent même revienne sans l'homme, ou, ce qui est encore possible, l'argent ni l'homme ne reviennent qu'à huit heures une minute, ton excellence aura fait le dernier plongeon de sa vie le long de mon bord, et une autre minute après, ma goëlette aura passé sur le remoux de ta carcasse pour se rendre à la Marguerite. Te voilà prévenu: tu as devant toi de l'encre, une plume et du papier; j'attends ton billet, le temps passe en face de toi à chaque minute… Tu m'as compris, il suffit, et sur ce, je vais brûler sur le pont un cigarre royal en ton honneur et gloire.

—Mais, si, malgré mes vœux et mes ordres, me cria le vieux reitre effrayé, un bâtiment de guerre informé de ma disparition subite, venait à courir sur vous et à vous saisir, devrais-je répondre raisonnablement sur ma vie, d'un événement étranger à ma volonté?

—Non, repris-je avant d'abandonner mon homme à ses méditations, non, tu ne serais pas, dans ce cas là, envoyé par-dessus le bord par punition, mais seulement par précaution, ce qui est tout autre chose. Car tu comprends bien, sans doute, qu'avant d'avoir à subir la visite d'un croiseur qui m'aurait gagné, il serait de mon intérêt de te faire disparaître comme une pièce dangereuse de conviction contre moi. Mais au surplus, les bâtimens de guerre espagnols sont si rares et si peu alertes ici, que ce serait bien le diable qu'il s'en trouvât tout justement un disposé à me donner la chasse, et assez malin pour tailler des croupières à la petite goëlette que je monte et que j'ai l'honneur de savoir manœuvrer. Tu peux donc, sans t'amuser davantage à me proposer des difficultés imaginaires à résoudre, écrire avec la plus entière sécurité, le petit billet doux dont je t'ai parlé. Lorsque l'épître sera faite, je reviendrai voir si elle me convient et si elle est conçue de manière à n'exciter ni mes soupçons sur ta bonne foi, ni mes susceptibilités sur certains petits points qui tiennent à mes scrupules de conscience. Salut!

«Mon interlocuteur, sachant ce qu'il avait à faire de mieux et de plus pressé, se mit à tracer, en jetant quelques larmes d'avarice sur son papier, l'épître que j'attendais de sa complaisance. Aucun nom de lieu, de navire ou d'homme, ni aucune indication compromettante ne lui échappa. Je tournai et je retournai dans tous les sens et de tous les côtés, le papier dont j'eus bien soin d'examiner la transparence au jour: rien ne me parut suspect dans la manière dont la lettre avait été écrite et confectionnée. J'eus lieu enfin, après cette minutieuse inspection, d'être satisfait du travail de son altesse.

«Un de mes drôles qui connaissait le pays, et qui ne manquait pas d'intelligence, se chargea du recouvrement de l'effet que je confiai à son zèle. Je fis jeter à terre ce nouveau garçon de caisse en lui donnant des instructions précises sur ce qu'il avait à faire pour mon service, et pour ne pas s'exposer à tomber sous la garotte de la justice. Puis, ma foi, après avoir ainsi réglé ma petite besogne, j'attendis avec tranquillité l'événement aux côtés de Padilla, ma douce conquête et pour le moment la souveraine de toutes mes pensées.

«Vers l'heure où déjà le soleil resplendissant étendait dans l'ouest ses rayons amortis, sur l'horizon qu'il allait bientôt toucher, je vis vers la partie de la côte sur laquelle je n'avais pas cessé depuis quelque temps de promener le bout de ma longue vue, arriver un individu qui se mit à faire des signaux au moyen d'un mouchoir qu'il agitait dans les airs. Comme mon faiseur de gestes télégraphiques n'était accompagné que de deux personnes, je n'hésitai pas à lui envoyer mon canot avec deux matelots armés par précaution jusqu'aux dents. Mon embarcation ainsi expédiée revint bientôt au tomber de la nuit, en me ramenant le fidèle émissaire que j'avais envoyé en recouvrement à Matanzas. Le garnement fort à lui tout seul comme deux bêtes de somme, me rapportait les cinquante mille gourdes de mon marché avec le gouverneur, et comptées en bel et bon or massif. Il commençait, je vous jure, à être diablement temps que le plomb promis arrivât, pour la conservation de la peau de mon illustrissime prisonnier, qui, en voyant avec effroi l'heure fatale approcher, était déjà à demi-mort, et moi plus qu'à moitié disposé à lui faire prendre un bain local sous mes grands porte-haubans.

«Ma règle de conduite à l'égard du captif était désormais tracée: les sacs de quadruples venaient de l'écrire en lettres d'or dans ma conscience. Soyez libre, dis-je au vaincu, après avoir pris connaissance de sa monnaie. Je vous rends à l'amour de vos administrés, qui vous rembourseront les frais de votre rachat, pour peu qu'ils tiennent à vous autant que vous m'avez la mine de tenir à eux. Ma chaloupe va vous conduire à terre, et chacun des canotiers qui vous accompagneront, aura sur lui deux pistolets: un pour vous d'abord, si vous vous permettez le moindre geste qui puisse nous compromettre, et un pour lui s'il se trouvait victime de votre imprudence ou de votre envie de nous jouer quelque mauvaise farce.—Adieu, portez-vous bien si vous pouvez, et mariez-vous si cela vous amuse. Je ne garde avec moi sans rancune, que vos quadruples et votre fiancée.

—Quoi! Padilla!… s'écria le vieillard amoureux à ces derniers mots. Quoi! Padilla de Vasconcellos, ma future, ne me suivra pas à Matanzas!

—Pas pour le moment, lui répondis-je. Vous partez parce que je vous permets de déguerpir, et elle reste par la raison toute simple qu'elle ne demande pas mieux que de ne pas vous suivre. Ainsi va le monde, et ainsi vous allez aller, et le plus vite ne sera que le mieux.

«Cela dit, on vous embarqua le gouverneur dans le canot qui l'enleva, allégé du poids de ses bijoux, et le cœur gros de larmes et de soupirs. Une demi-heure après cette opération, mon canot revenu de terre, était rehissé à bord, et ma goëlette la Casilda, appareillée sous toutes voiles avec bonne brise et belle mer. Jamais je n'ai été, Dieu me pardonne mon bonheur, aussi heureux, aussi satisfait de moi, que dans ce moment. Je ne pesais pas une once, je crois, tant je me sentais léger d'esprit et content de moi-même et du sort.

«La fortune est aussi tenace que le guignon. Une fois qu'elle a laissé tomber ses grappins d'or à votre bord, pas moyen de se décrocher de ses faveurs, même quand on voudrait la larguer en grand, et pousser au large d'elle. Je piquai en quittant le rivage heureux de Matanzas, sur Porto-Cabello où j'avais donné rendez-vous à ma prise le Ne Tange, et où, par parenthèse, il était dans l'ordre des choses fort possibles, que je ne trouvasse pas ma riche capture. Mais le destin qui avait veillé sur moi, avait aussi veillé sur elle. Je la rencontrai intacte, cette chère prise, et prête à mon arrivée à être vendue à des arabes indépendans qui ne demandèrent pas mieux que de me compter sept ou huit mille pistoles pour jouir en tout bien tout honneur de sa grasse possession. Ce petit bénéfice réalisé si lestement dans un pays où les pertes seules se réalisent facilement, je gagnai toujours avec ma goëlette, et sans perdre de temps, l'île de la Marguerite qu'avait dû rallier, depuis deux ou trois semaines, mon corsaire. Je retrouvai dans cette dernière relâche mon brick la Hermosa Padilla, comme peu de temps auparavant j'avais retrouvé à Porto-Cabello ma prise le Ne Tange. Ce n'était pas à demi, vous le voyez, que le bonheur m'avait souri, et comme, selon mes principes, c'est lorsqu'on est heureux qu'il est bon d'être juste et bien d'être généreux, dès que j'eus repris mon corsaire et qu'il me fut possible de me le remettre sous les pieds, je pensai à restituer à l'ancien capitaine de la Casilda que j'avais dépossédé à la mer, la pauvre petite goëlette dont je m'étais servi avec tant de succès dans mon expédition de Matanzas. Je lui avais aussi promis, mais vaguement, en lui empruntant sa barque, et en lui faisant manquer son voyage, de l'indemniser un jour du préjudice que je pourrais lui occasionner. Cet engagement pris tout bénévolement en pleine mer, le vent aurait bien pu l'enlever sans que le malheureux patron eût osé s'exposer au danger de le rappeler à ma mémoire dans le cas où il m'aurait plu de l'oublier. Ma conscience m'inspira mieux: je lâchai au capitaine de la Casilda quelques bonnes centaines de piastres de dommages-intérêts, et le brave homme, enchanté de ma générosité, me combla, en retournant dans son pays, de remercîmens et de bénédictions. Un capitaine-pirate béni comme un saint d'Andalousie par un pieux patron caboteur! Il ne nous faut pas désespérer, comme vous voyez, d'être un jour canonisés par la piété des fidèles que nous aurons pillés dans notre vie.

«Me voici arrivé, mes braves, à la partie sinon la plus importante du moins la plus délicate de mon rapport. Un autre aurait la faiblesse de vous cacher, peut-être, ce que j'aurai la franchise de vous avouer. Ce fut à la Marguerite que, pour apaiser les scrupules de Padilla de Vasconcellos, ma tendre amante, je consentis à serrer avec elle et par les mains d'un prêtre d'occasion, les liens respectables d'une union indissoluble. Mais ne vous effrayez pas d'avance, je vous prie, des conséquences de ce que vous pourriez prendre de ma part pour une folie: les frais de la cérémonie nuptiale ne furent pas prélevés sur les fonds que j'avais ramassés à la mer. Les bijoux que j'avais eu la prévoyance d'enlever avec mon épouse, et qui pouvaient être regardés comme des accessoires attenant à la propriété conquise, firent largement face à cette dépense de fantaisie. Mon mariage, par conséquent, n'a rien coûté à la communauté de nos intérêts.

«Résumons maintenant authentiquement les faits principaux de ma mémorable campagne, car c'est toujours par des chiffres que se résument toutes les choses de la vie. J'ai gagné en tout, après les frais d'armement et la solde d'équipage payée et grassement encore:

1o. Soixante mille francs provenant de la vente du Ne Tange, ci… 60,000 fr.

2o. Cinquante mille du produit net de l'enlèvement et de la rançon de son excellence le gouverneur de Matanzas, ci… 50,000.

3o. Un coup de sabre au beau milieu de la mine, et que je ne porte ici en compte que pour mémoire ci… 0.

4o. Une femme que je crois aimer et qui a l'air de me rendre avec usure la monnaie de ma pièce—encore pour mémoire—total. 110,000.

«Et cela sans compter la valeur du brick la Hermosa Padilla. Mais je vous fais grâce de ce solde de compte auquel vous ne tenez probablement pas plus que moi. J'ai dit, et je souhaite que tout cela vous convienne autant qu'à votre très humble serviteur.—A votre tour la balle maintenant, et le chapelet de la conversation. J'ai fini.»

Salvage venait d'achever. Un moment de silence succéda à la longue narration qu'il nous avait fait entendre. Mes regards qui, pendant toute l'histoire du capitaine, s'étaient tenus pour ainsi dire, suspendus à sa parole animée et à sa physionomie mobile, se portèrent sur ses deux auditeurs, comme pour chercher dans leurs traits l'impression que l'éloquence de leur confrère pouvait avoir produite sur eux. Mais en cet instant même, une porte que je n'avais pas remarquée dans le fond de l'appartement, s'ouvrit brusquement, et une jeune femme se montra à nos yeux. C'était Padilla, la belle épouse de l'intrépide corsaire qui, tout émue encore du récit dont elle n'avait pas perdu un seul mot, venait se jeter dans les bras de son mari… Elle pleurait, la pauvre femme, de bonheur et d'attendrissement…

—C'est donc ainsi, petite curieuse, que vous nous écoutez, lui dit le capitaine, d'un air qui exprimait beaucoup plus, je vous jure, la tendresse que le reproche.

—Oui, j'ai tout entendu, répondit Padilla, je voulais savoir ce que tu pensais de moi… aussi n'est-ce pas que tu m'aimes plus que tu ne l'as dit là?

—Si je t'aime plus que je ne l'ai dit? Mais certainement, et cela, tu sais bien, va sans dire entre nous…

—Eh bien, puisqu'il en est ainsi, prouve-le moi à l'instant même, et jure que jamais, maintenant, tu ne me quitteras pour retourner sur mer!

—Tu veux que je jure, me dis-tu, que je ne retournerai plus à la mer… Oh! non, tu n'y penses sans doute pas; car tu sais bien que tu m'as toujours dit qu'il ne fallait jamais jurer devant les dames.

—Aussi n'est-ce pas un jurement que je te demande, reprit Padilla avec la plus attrayante gentillesse; mais bien un serment que j'exige de toi, de ton attachement pour moi.

—Allons, enfant que tu es, remettons cela à un autre moment, et quand nous serons seuls. Tiens, laisse plutôt maître Bastringue, que voici, me raconter ses fredaines, comme j'ai raconté les miennes.

—Ainsi, tu ne veux donc pas me promettre devant ces messieurs, que tu n'iras plus… C'est bon, et je sais maintenant à quoi m'en tenir sur tes intentions.

—Oh! mon Dieu, si, ma bonne amie, je te promets, et je te jure même tout ce que tu voudras… Mais ne perdons pas de temps, nous autres. C'est à ton tour, l'ami Bastringue, de prendre le cornet et de rouler les dés pour nous raconter ta petite affaire. J'ai prêché d'exemple, comme tu l'as vu, et j'espère bien que tu ne te feras pas tirer l'oreille pour imiter ma manœuvre et pour gouverner beaupré sur poupe dans les eaux, où ai déjà navigué pour mon compte.

Maître Bastringue, à ces mots du capitaine, jeta autour de lui des regards embarrassés, presque timides même, et je crus voir, Dieu me pardonne, une rougeur subite colorer d'une teinte encore plus foncée qu'à l'ordinaire, le visage empourpré du sauvage corsaire. Salvage, à la sagacité duquel cet étrange mouvement de déplaisir, et même de pudeur si l'on veut, ne pouvait échapper, demanda avec une feinte sollicitude à son confrère, quel pouvait être le motif de la gêne qu'il croyait remarquer en lui.

—Tu veux savoir ce qui me gêne? répondit Bastringue. Eh bien, je te dirai, ma foi, à la bonne franquette, que c'est madame.

—Moi! reprit alors Padilla en souriant avec plus de grâce et de malignité que d'étonnement; mais savez-vous bien, M. Bastringue, que ce que vous venez de dire là, à mon mari, n'est pas du tout flatteur pour moi!

—C'est possible, madame, répliqua le matelot. Mais voyez-vous, quoique je ne sois pas l'ennemi du beau sexe, bien loin de là, je n'aime pas à parler devant les dames de votre échantillon; et tant plus, voyez-vous, elles sont jolies, tant plus elles me coupent la luette. Tant que vous resterez là, je ne dirai pas ce qui s'appelle la moindre petite parole. Voilà comme je suis taillé, moi, et il n'y a pas moyen malheureusement de me refaire.

—Mais sais-tu, Padilla, s'écria Salvage en riant aux éclats, que c'est là un compliment tout comme un autre, que vient de te faire notre ami, à sa manière? Il te trouve trop jolie pour parler devant toi. C'est ta beauté, en un mot, qui l'intimide.

—Tout juste, malin, répondit le marsouin. C'est toi qui as mis le premier le nez dessus. Ainsi, par conséquent…

—Il ne me reste plus qu'à vous saluer, reprit vivement Padilla, et c'est aussi le parti que je vais prendre, en vous priant de vouloir bien excuser mon indiscrétion.

—Et nous, en vous priant, madame, si c'est un autre effet de votre complaisance, reprit Bastringue, de ne pas écouter ce que je dirai, à l'abri de votre porte de grand'chambre; car, sans cela je vous préviens que je ne dirai plus que des bêtises à toute la compagnie.

—Suffit, ajouta Salvage; cette porte de communication dont j'ai la clé, va être refermée discrètement par moi, sur ma très honorée et très curieuse épouse.

Et cela dit, le capitaine embrassa sa petite femme qui se retira en faisant à la société, et surtout à maître Bastringue, la plus cérémonieuse et la plus goguenarde de toutes les révérences.

Le grave frère José, pendant cette petite scène d'intérieur, n'avait pas laissé échapper un mot. Seulement, deux ou trois fois, ses yeux vifs et perçans avaient paru s'arrêter avec une sorte de contrainte indéfinissable, sur la figure et la taille de la svelte et jolie Espagnole.

Une fois Padilla partie, et la porte du fond refermée soigneusement sur elle, maître Bastringue, affranchi de toute préoccupation importune, s'étala sur le fauteuil que venait de lui céder Salvage, et le lourd historien, après avoir fait résonner à deux ou trois reprises, sa voix rauque, au fond de son gosier éraillé, s'essaya ainsi à nous raconter ses étranges aventures.

VII
RAPPORT DE MAITRE BASTRINGUE.

«Ecoutez, mes chers petits enfans du bon Dieu; je commencerai par vous dire avant de filer la ligne de loch de mon discours sur mon arrière23 que je ne suis ni un ex-officier de la marine faraude, comme toi Salvage, ni un restant d'abbé, comme toi José, que je reconnais pour mon supérieur en fait d'esprit. Ce que je vous réciterai, à la bonne matelotte et en ma qualité de paysannasse de la mer24 ne sera peut-être pas bien espalmé du côté du gréement, mais ce sera du véritable et du solide dans la partie des œuvres-mortes. Ne riez donc pas trop quand il m'arrivera de vous larguer plus de bêtises que de paroles: voilà tout ce que je vous demande pour le moment; et si ensuite, un de vous veut me couper la route une fois que j'aurai hissé mes huniers à tête-de-bois, eh bien, on pourra s'arranger avec lui à la fin de la traversée, s'il en mange et s'il en veut.»

Après un exorde aussi crânement prononcé, il n'y avait plus pour l'auditoire d'autre parti à prendre, que celui d'écouter en silence et sans hasarder la moindre interruption, le récit des hauts-faits de l'orateur-guerrier. L'assemblée parut se résigner de bonne grâce au rôle tout auditif qui venait de lui être imposé.

Maître Bastringue satisfait de ces favorables dispositions, entra ainsi en matière:

«Vous saurez donc que quand j'eus fini d'arrimer dans ma poche et dans mon sac, les picaillons que Salvage venait de partager si amicablement entre nous trois, je commençai par ne savoir où donner de la caboche. J'ai bien mangé dans ma crapule de vie, tant en parts de prises qu'en coups de flibuste, peut-être plus gros d'or que je ne suis pesant, hardes et tout, et je suis sûr que si on avait la curiosité de mettre dans une balance du poids public, d'un côté ce que j'ai envoyé par dessus la lisse en bamboches, et de l'autre moi qui vous parle, je suis sûr, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, que le bord de ma dissipation enlèverait de plus de cent livres le bord où j'aurais mâté mon cadavre. Mais comme on dit, manger de l'argent comme un goulu, et savoir manger son argent, ça fait deux. Bref, pour en finir, je ne me doutais pas plus, une fois resté tout seul, de ce que je pourrais pratiquer à la Pointe-à-Pitre avec les huit mille gourdes de mon décompte, que si je m'étais trouvé à cent lieues de toute terre connue, à cheval sur une cage à poules.

«Quand on n'a pas d'idées dans le fond de son coffre, nous disent les philosophes, il faut aller en chercher dans le coffre des autres, pour en hâler une ou deux à soi selon le besoin. J'allai donc selon le proverbe… Mais je vous en prie, si vous avez encore un peu d'estime quelconque pour moi, ne vous fichez pas trop de la caponnerie que je vas vous confier… J'allai trouver avant de mettre le cap au large, une vieille négresse toute desséchée au soleil, qui passait pour dire la bonne aventure à tout le monde, sans faire les cartes à personne… D'abord il faut que vous sachiez que jamais je n'ai donné dans la sorcellerie ni dans l'astronomie et autres préjudices semblables de l'espèce humaine. J'ai toujours aimé, quand je ne savais pas de quel bord amurer ma grand'voile, entendre les autres dire ce qu'ils feraient à ma place; parce que voyez-vous, quand ils ont le bonheur d'avoir une idée qui peut m'aller aussi bien qu'à eux, vite je vous saute en grand sur cette idée là, et j'attrape à naviguer dessus à toc de voiles et tant que la barque de mon esprit peut charroyer de toile25.

«La sorcière en question, le soir où je fus l'accoster pour avoir bord-à-bord avec elle, un mot de conversation, était entièrement passée et outre-passée de boisson. C'est égal, me dis-je, il faut qu'elle jabotte telle qu'elle est, pour peu tant seulement, qu'elle puisse enfiler deux paroles bout à bout l'une de l'autre. Je lui hélai dans le panneau de l'oreille et en lui tenant la boule entre mes deux mains: Ohé vieille cigogne, où faut-il mettre le cap pour faire bonne route? Entends-tu, face de marmite retournée, où faut-il mettre le cap?—A St.-Thomas! me répondit-elle sans pouvoir en pousser plus long, tant sa langue était engagée dans les bas-haubans de sa parole. Cinq à six fois je hélai encore à son bord, pour en retirer quelque chose de plus; mais cinq à six fois elle m'envoya par le nez la même chanson: A St.-Thomas, à St.-Thomas!26

«Ennuyé à la fin des fins, de toujours sonner la cloche sans faire monter du monde sur le pont, j'attrape à orienter pour débouquer avec ma mauvaise humeur, de chez la diseuse de bonne aventure. Mais ne voilà-t-il pas qu'au moment où je mettais le pied sur l'iloire du grand panneau de sa turne, qu'elle se relève en branlant tout son corps pour crier encore derrière moi: A St.-Thomas, à St.-Thomas! Tu t'embarqueras là pour rien et pour quelque chose. En attendant, prends toujours ceci: c'est un bon sort que je jette sur ton individu.—File toujours ton câble et bois de l'eau!

«Le bon sort qu'elle venait de me jeter, la simpiternelle, était un vieux brin d'herbes, sec comme de l'étoupe en magasin. Je pris son herbe et j'allai boire un coup, pour penser raisonnablement à ce qui venait de m'arriver.

«Je vous ai déjà dit en commençant, que je ne croyais pas plus aux sorciers qu'à la queue des grenouilles; mais je suis bien aise cependant de savoir par moi-même quand ils tombent sur une vérité dans leur tas de menteries. Ce n'est pas pure bêtise chez moi au moins, c'est comme qui dirait moitié bêtise et moitié curiosité: voilà tout.

«Je pensai donc à tourner l'avant de ma barque sur St.-Thomas, ainsi que dans son coup de boisson me l'avait commandé la sorcière.

«Mais par malheur pour moi, aucun navire, barque, barcasse, bateau, ni batelet, n'était en partance à la Pointe, pour le pays en question. Un ami me confia pourtant qu'à la Basse-Terre je pourrais bien trouver chaussure à ma patte droite pour lever le pied à ma fantaisie. J'appareille alors pour la Basse-Terre, où étant arrivé, je jetai mon ancre-à-jet dans un cabaret de l'endroit, en attendant le lever de la brise pour cingler en mer. Un soir, ou une nuit, car je ne me rappelle pas trop l'époque, tant la nuit ressemble au soir pour les gens embrumés, un soir donc, ou une nuit, en cherchant, la tête un peu prise de jus de canne à sucre, un endroit propice pour faire un coup d'oreiller, je me mis à dormir dans un gros-bois, une espèce de chalan chargé de café et embossé à l'ouvert de la rivière du Galion. L'air était fin et frais et la campagne superbe au clair de la lune. En me réveillant, avec le jour sans trop savoir où j'étais depuis le soir, je coupe, pour passer le temps, le câble et les amarres du gros-bois, et voilà la barque en dérive avec les nègres endormis et moi qui avais l'œil joliment ouvert pour le quart-d'heure. Quand les trois ou quatre beaux-sales (les nègres) levèrent la vue sur moi, en se débarbouillant la figure à la clarté de l'horizon, nous pouvions bien être déjà à deux ou trois lieues au large sous le vent de l'île, avec bon frais de nord-est, la mer charmante et le ciel en parfait état. Les nègres un peu pétufaits (stupéfaits) de me voir embarqué nouvellement à leur bord sans permis, voulurent primo gueullailler à la mode de leur pays, ils criaient: Maite, nous perdus, si vous pas vini à secours à nous. Menez tout suite gros-bois nous à Basse-Terre là! L'homme qui a du cœur, comme vous savez, n'est jamais plus fort des reins que quand les autres tremblent.—Je vous promets et m'engage de vous recracher à la Basse-Terre, dis-je à mes nègres braillards, si vous voulez manœuvrer à mon commandement supérieur.—Ils obéirent comme de fait, et au lieu de les reconduire à la Guadeloupe, je les affalai en trois jours sur l'île St.-Thomas, sans vivres, sans boisson à bord; mais avec du café cru à discrétion et de l'eau de pluie à volonté quand il en tombait à bord dans les grainasses.

«Sans trop savoir faire mon point, j'avais tout de même fait bonne route. C'est le hasard plus que mon génie qui m'avait justement jeté où je désirais attérir. Une fois arrivé à ma destination de circonstance, le hasard qui m'avait pris sous son écoute, ne me laissa pas faire de bêtises pour gâter sa besogne, bien au contraire; vous allez voir la vérité de ce que je vous conte là:

«Les nègres en se doutant à la fin que je les avais mis dedans et que je voulais les mettre peut-être bien dehors, réclamèrent pour toute faveur, puisqu'ils ne pouvaient faire autrement, d'être vendus à quelqu'un pour être nourris à temps: ils mouraient de faim, ces pauvres esclaves, et ils étaient bien aises de se donner, s'il était possible, la jouisserie de changer de maître, car pour l'esclave, c'est un plaisir comme un autre de changer de manière de recevoir des coups de bâton. Ne voulant rien refuser à leur bonne conduite, je vendis mes deux paires de noirs et la cargaison du gros-bois, six mille piastres à un habitant qui eut l'air de croire, pour ne pas paraître trop coquin, que la cargaison de café et l'équipage que j'avais moi-même volés, étaient à moi en tout bien tout honneur. Sans l'idée qu'avaient eue ces gueux de noirs d'être vendus par moi, à n'importe qui, le diable m'élingue si j'aurais jamais pensé à faire du plomb de leur vilaine peau de chauve-souris. C'est le vent du bonheur qui faisait tourner ma girouette à la brise, et moi, je gouvernais avec la brise qui soufflait de si bon côté sur ma girouette. Pas plus fin que cela. Il ne faut jamais s'entêter à avoir plus d'esprit que les coups du sort.

«Une seule chose me retournait cependant l'âme à l'envers; c'est qu'en faisant ce dernier coup de contrebande, j'avais oublié chez l'hôtesse où j'étais descendu à la Basse-Terre, les huit mille gourdes que m'avait prêtées Salvage. Mais n'ayez pas peur, les amis; cette hôtesse était une brave femme, et il est bon de vous dire que l'argent, depuis mon arrivée ici, s'est trouvé rendu à son poste de combat, moins le petit soufflet que j'avais été obligé de lui donner avant mon appareillage de la Pointe, pour les besoins de ma soif et les dépenses de mon individu.

«Tous les camarades et les chefs que j'ai eus tant au service qu'au marchand, m'ont toujours prédit ceci: «Si tu péris, toi, ce ne sera que par le tafia!» Mais jusqu'à présent, en attendant ma perdition, c'est toujours au contraire le tafia qui m'a sauvé. A Saint-Thomas, étant pour prendre connaissance du pays, je commençai par me promener dans toutes les auberges, ou si vous aimez mieux dans les cambuses bourgeoises de l'île. Un matin que j'étais à moitié à jeun, v'là que je rencontre comme un fait exprès et à la même table que moi, vous ne devineriez jamais qui? un ancien mousse, le propre fils de mon oncle le capitaine Ituralde.—Tiens! c'est vous, mon cousin, me demanda l'enfant sans faire semblant de rien.—Eh bien! oui, c'est moi, comme d'habitude, lui répondis-je aussitôt. Et que fais-tu ici, toi?—Pas trop rien de bon. Et vous, mon cousin, y aurait-il de l'indiscrétion à savoir de votre côté ce que vous êtes venu faire à Saint-Thomas?—Je suis venu pour boire mon décompte.—Ah oui, comme anciennement!—Oui, toujours comme anciennement; c'est toi qui l'as deviné du premier coup.—Pourquoi ne venez-vous pas à la Marguerite avec nous?—A l'île de la Marguerite? Et pourquoi à la Marguerite plutôt que dans les autres quatre parties du monde?—Parce que là il y a des Indépendants, et qu'on peut faire la course avec eux.—Ah! tu fais donc la course en temps de paix à présent?—Mais un peu, mon neveu, ou plutôt mon cousin, et à bord du brick le Général-Sucre27 encore.—Et monsieur ton diable de père, parlant par respect, de quel bord roule-t-il sa bosse actuellement, sans être trop curieux?—Qui, mon père? ne m'en parlez pas! le vieux chien s'est mis à faire la traite.—Quoi? mon oncle fait la traite à présent! un philisophe comme lui?—Un philosophe! oui, je t'en fiche! Philosophe jusqu'à la bourse et à la bouche. Il n'a seulement pas voulu, moi son fils unique et légitime, me faire porter comme novice sur le rôle, au bout de six ans de navigation de mousse, la vieille polacre! Aussi il faut voir comme je lui ai brûlé la politesse; et si ce n'était le respect que je lui dois en ma qualité de son fils, il aurait déjà eu de mes nouvelles autrement que par la petite poste.

—Mais dis-moi donc, Palanquin, car Palanquin c'était le nom de guerre de l'enfant. Est-ce que tu ne m'as pas dit tout-à-l'heure, failli gars, que tu étais embarqué à bord d'un indépendant?—Je vous ai dit que j'étais embarqué mousse, ou pilotin si vous aimez mieux, à bord du brick le Général-Sucre. Voilà ce que je vous ai dit mot pour mot, et pas un fil de carret de plus.

—Sucre ou café ceci ne fait rien à la chose. Mais que font-ils à bord de ta barcasse?

—Ils prétendent qu'ils font la course pour le compte de leur gouvernement; mais leur gouvernement on ne l'a pas encore trouvé, et il serait bien dégourdi leur gouvernement, s'il avait jamais quelque chose à gratter avec de vilains rats comme nous, sans nous vanter. Depuis trois mois que nous balandons sur mer, d'un bord et de l'autre, nous n'avons encore rapillé que deux ou trois raclées que nous nous sommes fait repasser sur l'échine par des navires de guerre tant anglais que français ou américains.

—Et sous quel pavillon pouvez-vous encore faire votre beurre de cette façon là?

—Sous tantôt l'un sous tantôt l'autre, attendu qu'il ne paraît pas y avoir de pavillon à demeure pour nous. Un jour c'est sous le pavillon colombien, un autre jour sous le pavillon mescain (mexicain), d'autres fois sous le pavillon pérouvien, et puis une autre fois sous une ribambelle de pavillons que le diable n'y connaîtrait goutte. Tout ce que j'ai pu savoir encore, c'est que nous sommes de la nation des indépendans, et qui dit indépendant dit tout et de toutes les nations.

—C'est au moins vrai, ce que tu viens de me rapporter là. Mais est-ce qu'il n'y aurait pas chance de s'embarquer à bord de toi, pour rien, en qualité de passager voulant se rendre à la Marguerite donner un coup de plomb de sonde sur le fond de la rade, comme pour voir sensément si le mouillage est agréable et la tenue ferme!

—Ah mon Dieu si! Vous pouvez bien venir si ça vous va: le capitaine prend tout ce qui se trouve, et d'ailleurs le capitaine et puis rien, c'est à peu près la même chose à bord de nous28.

«L'enfant venait de me donner une idée, mes amis, en prononçant cette parole, sans s'en douter. Je l'invitai sur-le-champ à nettoyer avec moi un verre de quelque petite chose, si bien que je finis par le remplir de liqueur forte, comme un baril de provision. Une fois que le failli mousse se trouva pompette ni plus ni moins qu'un homme raisonnable, il se mit à jacasser comme une perruche. J'appris alors de sa mauvaise petite langue, que son capitaine, pour ne pas avoir de boucan à son bord, avait été poussé à proscrire la boisson et à condamner son monde à ne boire que de l'eau à la mer. Bon, que je me dis sur le moment: il boira bientôt autre chose que de l'eau cet équipage là, et du plus dur encore en fait de boisson… La nuit commencée sur ce bord là se passa entre Palanquin et moi en quelques verres de schnick. Le jour étant venu sur l'entrefaite, j'allai demander honnêtement, comme de raison, au capitaine du Général-Sucre à me prendre en qualité de matelot gagnant son passage à bord de sa barque. Le capitaine s'étant insinué dans l'esprit que j'avais quelque réclamation à faire au gouvernement de la Marguerite, pour un décompte arriéré, m'accorda la nourriture et l'embarquement par dessus le bord. La soirée de mon arrivée sur le pont de l'indépendant, je commençai à cacher dans le logement de l'équipage, autant de fioles de rack qu'il me fut possible d'en passer sous le nez des officiers du brick, en allant et en revenant plus de cinquante fois du bord à terre et de terre à bord. Palanquin qui est une espèce de demi-canaille toute entière, m'aida si gentiment dans l'opération, que je déboursai en tafia du plus fort numéro tappant, plus de cent gourdes peut-être bien. Mais c'est égal que je pensai, c'est la caisse des indépendants qui paiera la dépense, et plus cher encore qu'au marché à la laitue.

«Je me suis laissé conter autrefois, qu'à terre, il y avait de bons enfants qui roulaient du fil sur leur pelote, en envoyant leurs épouses faire le quart de nuit à la porte des grands seigneurs, et d'autres en jetant le grappin des beaux cadeaux à bord des ministres et des gros légumes de même race. Moi, c'est toujours par la boisson que j'aborde la côte où je veux mouiller l'ancre. S'il y avait aussi bien du tafia sous la quille des navires que de l'eau qui n'est pas bonne à boire, je voudrais chavirer tout ce qu'il y a sur la nappe du monde (la Mappemonde), en moins d'un mois ou deux de croisière. Ceci n'est qu'une manière de parler. Vous allez savoir la vérité du reste et le reste de la vérité.

«Le Général-Sucre se para à partir avec moi à bord, heureusement pour moi et malheureusement pour lui. Quand le jour de hisser le grand foc fut venu, ils criaient et chantaient tous comme des filles de mauvaise vie, en virant au cabestan pendant l'appareillage; ce qui fit dire plusieurs fois au capitaine du brick: Mais qu'ont-ils donc à crier de cette façon nos gens? Il faut qu'ils se soient mis en vire-vent-drague (en ribotte) à terre. Mais demain, il y aura de l'à jeûn à bord ou le diable s'en mêlera, et ils auront la tête bien suscepcestible de délicatesse, les ivrognes, s'ils se biturent avec ce que j'aurai le plaisir de leur offrir à boire.»

«Le lendemain susdit, les mauvais sujets composant l'équipage, se trouvèrent encore plus paf que la soirée d'avant. Moi et Palanquin nous leur avions fait la ration et une politesse pendant la nuit, et une bonne ration sans trop vouloir me flatter ni le petit mousse non plus.

—Mais où vont-ils donc se remplir comme ça, ces cruches abominables? répétait à tout moment, le capitaine déjà un peu mal viré contre la multitude de ses subordonnés.

—Au bouchon gratis que j'ai gréé à l'abri de ta connaissance, dans tout cela! que je me disais tout bas, en attendant le coup de temps de pouvoir parler aussi à mon tour.

—Qu'on me visite, qu'on me fouille et qu'on me ramone à l'instant tous les coins et recoins de la barque, commanda le capitaine à ses officiers, et que tout ce qui sera trouvé de tant soit peu buvable à bord, excepté l'eau douce, soit envoyé sans rémission et sans égard pour la qualité ni pour la quantité, en grand par dessus le bastingage!

«Rien que cet ordre fit le plus fameux effet pour mon plan. Si vous aviez vu la colère de l'équipage et mon contentement, mes chers enfans? Les officiers descendent dans l'entrepont et le logement des maîtres pour raffler à la visite ce que nos gens ne veulent pas leur laisser visiter. Un feu roulant de coups de bûche s'engage d'un côté: une fusillade de coups de poing s'engage de l'autre: c'était un plaisir rien seulement que de voir la bataille et d'entendre le bruit de la peignée. Pendant ceci, je me dis: Bastringue, mon chouchou, v'là l'instant de te signaler qui arrive, pour toi, puisque ton tafia fait déjà des siennes. Les officiers remontent sur le pont les yeux en compote pour annoncer que leur autorité et leurs visages ont été méconnus et n'ont pas été respectés. Tout le bâtiment à cette époque était comme de fait chaviré, depuis le fond de la cale en dedans, jusqu'à la pomme de la girouette du grand mât, en dehors et inclusivement.

«Ce fut dans une aussi belle marée que le jeune Palanquin vint me communiquer sans avoir l'air de rien, ce conseil: Mon cousin, prenez le commandement de la galère: ils sont tous pris de boisson: c'est donc à vous maintenant qu'appartient l'autorité suprême du bord.

—Tout va bien comme ça, répondis-je à Palanquin, et ton idée me contente assez. Mais que faut-il conter à cette escouade de Loustouias qui ne m'ont pas l'air parés à entendre plus la raison, que les cochons, parlant par respect, à s'amuser d'un air de flûte. Que veux-tu que je leur conte?

—Chantez-leur une proclamation, à votre idée; la première chose venue.

—Mais c'est que la première chose venue, ne vient pas encore, et qu'il se trouve que je n'ai jamais parlé en public!

—Est-ce que c'est un public qu'un tas d'ivrognes? La première bêtise venue, ça sera toujours assez bon pour vous et pour eux. Filez donc votre nœud et rondement.

«C'était un coup d'éclair que la parole de ce petit Lucifer de mousse! Sans penser à ce qui allait rôtir à la cuisine pour moi, à la suite de tout ce bataclan, v'là que je saute d'un entrechat sur le banc de quart et que j'empoigne à crier en flûtant ma voix comme faisait le vrai capitaine du Général-Sucre quand il voulait parler en monsieur:

«Enfans du Général-Sucre,

«Je proclame que vous avez actuellement à choisir entre le tafia que j'ai apporté à bord, et le capitaine qui prétend vous mettre à l'eau comme de viles grenouilles. Etes-vous des grenouilles ou des matelots, enfans du Général-Sucre, et êtes-vous pour le tafia ou pour l'eau douce, une fois pour toutes je vous somme de me répondre?»

—Pour le tafia, vive le tafia, capitaine Tafia! attrapèrent à beugler comme un tremblement toutes les bouches de l'équipage. A l'eau! à l'eau, l'ancien capitaine, et à nous le capitaine Tafia et son tafia!

«Il n'est pas besoin de vous faire observer que ce sobriquet de capitaine Tafia que ces insubordonnés venaient de m'envoyer par la mine en me retroussant le nez, m'est resté collé sur le physique, le temps de mon commandement à bord du brick.

«Ah ça, dis-je après le coup de révolte à l'ancien capitaine, vous voyez bien à présent il n'y a plus de doute, que la volonté de tout notre monde est que je devienne quelque chose et vous rien. Faites-moi en conséquence le plaisir de vous tirer de votre place que je m'y mette, en vous demandant pardon de la liberté. Chacun son tour, il n'y a rien de trop; vous avez eu votre temps. A vous le balai, à moi le manche.»

«Mon particulier, au lieu d'avaler tout uniment la carotte sans être grattée, ne riposta à ma politesse, qu'en me destinant un grand coup de porte-voix sur le milieu de la physionomie… Un autre que moi l'aurait étranglé raide avec l'autorité et les quatre doigts et le pouce, que j'avais en main. Mais moi, voyez-vous, je n'ai pas plus de malice que l'enfant qui vient de naître, au vis-à-vis de ceux à qui je viens de prendre tout ce qu'ils ont. L'équipage me criait bien au tympan des deux oreilles: Tuez-le le brigand! tuez-le pour lui apprendre à vous riposter une autre fois. Moi je dis, je n'ai pas besoin qu'il me respecte pour ce que je veux faire de sa personne. Je commandai aussitôt à mes gens d'amener à l'eau le long du brick, un petit canot que nous avions sur les montans de tribord. En moins d'une minute le capitaine et quatre de ses amis insubordonnés comme lui, furent jetés avec un sac de biscuits et un bidon d'eau dans le canot, puis après quoi je leur souhaitai bon voyage et courte traversée.

—Bon voyage? me répondit encore le capitaine démonté. Tu oses me dire bon voyage, officier de potence et capitaine de renégats! Eh bien, moi, je te souhaite l'enfer dans le ventre et la guillotine au bout de ta traversée de scélérat.

—Mes complimens à madame votre épouse, que je répliquai à ses sottises, et ne m'oubliez pas auprès de votre petite famille. Nous pouvions bien être dans le moment à soixante ou quatre-vingts lieues de terre. Je vous laissai le canot de mon ancien commandant barbotter dans les lames, et mon Général-Sucre se mit à torcher de la toile pour continuer sa croisière sur mer et sous mon empire.

«La joie dura à mon bord, tant qu'il y eut des provisions et du liquide dans la cale; et pour ne pas laisser à la révolte qui m'avait gradé capitaine, le temps de revenir pour me refaire matelot ou peut-être pire, je répétais à toutes les heures de quart à mes subalternes: Buvons toujours, mes garçons; tant plus vous boirez, tant plus vous me ferez plaisir. Quand il n'y en aura plus, il y en aura encore.

«Mon intention pour entretenir le bon ordre à mon bord, était d'acheter d'amitié et sans rien payer, au premier navire que je rencontrerais, toute la boisson dont il pourrait se priver pour moi. La chose se fit assez souvent. C'est Palanquin qui délivrait les bons d'achats à ces navires, sur la caisse des indépendans, et ce n'était personne qui devait payer.

«Un autre que moi, en se voyant capitaine pour la première fois à la suite d'une vraie bamboche, en aurait eu l'esprit tourné et retourné à force d'orgueil. Mais moi, Dieu merci, je n'avais pas assez de temps pour me remplir la tête d'un tas de réflexions chavirantes. Mais bon Dieu de Dieu, la drôle de boutique, quand on ne sait pas par quel bout on commencera à commander! La première nuit de mon entrée en grade, je voulus, figurez-vous, fermer mes sabords, (mes yeux) comme à l'ordinaire, et dormir comme le faisaient auprès de moi, les ivrognes que j'avais bondés de rack toute la journée. Mais je t'en fiche! impossible, mes amis, de trouver une heure de sommeil dans vingt-quatre heures de commandement: c'était comme une horloge dans ma tête; le bruit m'empêchait d'entendre rien, et l'aiguille ne pouvait pas s'arrêter seulement une minute. Ce que voyant je fis ordonner au petit Palanquin de venir à côté de moi, me conter des histoires pendant mon insomnie:

—Ecoute-moi, petite peste, je lui dis la première nuit: c'était un ancien mot d'amitié entre lui et moi. J'ai besoin d'avoir des idées; mais ça ne vient pas, et si tu en as de ton côté, il faut que tu me les dises franchement, attendu qu'à présent je suis capitaine, et que tout ce qu'on a à mon bord m'appartient de droit, d'après la loi. Donne-moi donc toutes les idées qui peuvent te venir de n'importe où, et j'aurai ensuite soin de toi, si ça me plaît.

—Mais de quelle sorte d'idées avez-vous donc besoin? me demanda-t-il aussitôt.

—Des premières venues et des premières tirées. Mais puisque tu en es à avoir le front de me demander de quelle sorte d'idées j'ai affaire, je te demanderai d'abord ce que tu ferais, si, une supposition, tu étais à ma place, et si, une autre supposition, j'étais à la tienne?

«Le petit gueusard me répondit pour lors, vous allez voir. Faites attention que c'est un enfant qui s'exprime.

—Ma foi, mon cousin, si j'étais que de vous…

«Je l'arrêtai à ces mots, pour lui dire: Appelle-moi mon capitaine à l'avenir, et tant que ça durera. Tu n'ignores pas, sans doute, qu'où le capitaine vient le cousin s'en va… Mais continue comme si de rien n'était. Tu me disais donc quand je t'ai interrompu: Si j'étais que de vous, mon capitaine…

—C'est vrai, reprit Palanquin, je n'y faisais pas attention. Mais c'est que, voyez-vous bien, capitaine Bastringue, là haut actuellement ils ne vous appellent plus, eux autres, que capitaine Tafia, et je ne voulais pas, moi…

—C'est égal; ceci n'est pas une raison; j'aime mieux m'appeler capitaine Tafia, que capitaine pas du tout, ou que mon cousin. Ce nom là n'est pas matelot, et l'expression ne serait pas assez honnête… Mais voyons donc un peu franchement ce que tu ferais à ma place?

«Le jeune patient, qui comprenait déjà la conséquence du service, me tint alors les propos suivans:

—A votre place, mon capitaine, puisque capitaine il y a, je me dirais: Voilà trois mois que le corsaire se bat les flancs à la mer, sans trouver de prises à renifler: il faut changer la barre de bord. J'ai entendu conter qu'il y avait des navires comme nous, qui, avec un plein chargement de poudre à friser et de prunes à faire avaler, s'en allaient bordailler sur la côte d'Afrique, pour soulager les négriers de leur cargaison, et pour aller ensuite vendre à la Havane ou à Porto-Rico, de bons nègres qui ne leur avaient coûté qu'à prendre29. Cette nouvelle façon de faire la traite en mer, est d'autant plus belle, qu'on trouve sa traite toute faite à bord des marchands d'esclaves, et que par conséquent on n'a pas le désagrément de payer son chargement trop cher, et d'être volé sur le prix de la marchandise.

«A cette parole, je coupai net par le bout la conversation du petit bonhomme, et je lui dis:

—Attends, attends un peu, Palanquin, ne va pas plus de l'avant. C'est une idée que tu viens d'avoir là. Tiens bon dessus pendant que tu la tiens, et ne va pas la laisser filer en grand… Quelle route faut-il faire d'où nous sommes pour l'instant, pour se déhaler sur la côte d'Afrique directement, là où ce que tu crois qu'il y a des négriers tout plein de nègres? Sais-tu ça, toi?

—Mais, capitaine, pour aller tout droit d'ici à la côte de Guinée, il me semble qu'il faut tropiquer d'abord.

—Eh bien, nous tropiquerons s'il le faut. Mais connaîtrais-tu toi, à bord, quelqu'un de solide pour nous faire tropiquer?30

—Eh dam, il y a l'ancien lieutenant qui est resté avec nous, qui ne demanderait peut-être pas mieux que de vous dire ce que vous voulez savoir et ce que je ne sais pas. C'est un savant d'ailleurs, puisque c'était lui qui donnait la route à l'officier de quart, du temps de l'autre, de l'ancien capitaine, vous savez bien. Faut-il aller vous le chercher? oui, n'est-ce pas? bon, j'y vais… Oh ne craignez pas de me montrer que vous ne savez rien, capitaine. Vous avez la force pour vous, et la force, tant que ça dure, fait passer par dessus la bêt…

«Le petit mal-appris, en disant la moitié de cette dernière parole, fit bien de sauter vite sur le pont; car sans cela c'était une bonne calotte qui allait lui arriver sur le dormant du cou, pour lui apprendre à respecter un peu mieux la politesse… Il n'en alla pas moins me chercher l'ancien lieutenant, dont, pour le moment, il s'était imaginé que je pouvais avoir besoin.

«Comme de fait, l'individu était un savant. Il avait la tête calée et garnie jusque par dessus le toupet, de mathématiques et d'autres talens de société. Je m'entendis en conséquence avec lui, pour nous mener à la susdite côte d'Afrique, en le nommant d'abord second du navire, pour sa peine à venir, et son esprit de l'instant. Après quoi il m'expliqua comme, d'abord, il fallait passer le tropique, pour aller chercher en dehors les vents variables, et puis repasser encore le susdénommé Tropique, puis piquer par après sur la côte de Guinée, en venant reprendre les vents alisés: ceci s'appelle comme vous ne l'ignorez sans doute pas, tropiquer et retropiquer. Si bien qu'en écoutant parler si joliment mon savant, je m'endormis plus tranquille dans ma cabane, et que la barque alla ensuite comme elle put pendant que je tapai de l'œil pour me ragaillardir le tempérament. Il n'y a pas mieux que les savans, je ne sais pas si vous le savez, pour vous endormir un homme raide comme un trépassé.—Ouf! mes amis; v'là, je crois, que je commence à ravoir soif!»

Et en effet, parvenu non sans quelques efforts de mémoire et quelques laborieuses recherches d'élocution, à ce point assez important de son rapport de mer, maître Bastringue sollicita de l'auditoire la permission de se rafraîchir en même temps les idées et le gosier. La séance fut donc un instant suspendue, et l'orateur, après avoir reçu, sans trop paraître en tenir compte, mes félicitations et celles de ses deux collègues, s'informa s'il ne serait pas possible de lui procurer un petit verre de la moindre chose venue. Salvage, qui depuis long-temps avait prévu la demande de son ami, se hasarda à lui faire pressentir le danger qu'il y aurait pour lui à boire autre chose qu'une infusion de thé. Mais Bastringue, très peu disposé à écouter la prescription hygiénique que lui rappelait le capitaine, sauta sur une carafe de rhum, qu'il avait flairée en arrivant, dans le fond d'une des armoires de l'appartement. Puis, l'improvisateur, après avoir puisé un nouveau degré d'énergie dans cette lampée de spiritueux, alluma sa pipe à la bougie qu'on venait d'apporter auprès de lui; et moitié fumant moitié crachant, il reprit ainsi le fil tant soit peu sinueux de la narration qu'il poursuivait déjà depuis près d'une heure.

«Pendant quatre ou cinq bonnes et embêtantes semaines, je naviguai ou on navigua pour moi, afin de mordre dans les parages les plus usagément hantés par les négriers qui fréquentent les côtes suspectes. N'ayant rien à faire de mon corps à bord du navire, je me mis à penser tout seul intérieurement en moi-même, et je me dis pour mes raisons: Tout ce que t'a signalé la sorcière de la Pointe-à-Pitre, n'en a pas moins été jusqu'ici la pure et exacte vérité. Elle t'avait crié à l'oreille: A Saint-Thomas, à Saint-Thomas, et tu t'embarqueras là pour rien et pour quelque chose. Et comme de juste, tu t'es embarqué là pour rien, et même plus que pour rien, puisque tu y as trouvé moyen d'enlever un navire à son capitaine légitime, et de devenir capitaine toi-même, en son lieu et place. Jusqu'à cette heure la vieille sorcière t'a donc annoncé la véritable vérité. Mais elle t'a dit aussi pour rien et pour quelque chose: Le Gratis est venu à l'appel; c'est donc le quelque chose qui te manque encore pour qu'elle t'ait dit vrai jusqu'au bout. Qu'est-ce que ce sera que ce quelque chose, si toutefois il n'est pas faux, que la gueunuche t'ait dit et prédit tout ce qui devait t'arriver d'exact!

«Oh que dans ce moment là, mes amis, j'aurais bien donné quelque chose de bon, pour attraper quelque chose de meilleur! C'est égal, vous allez voir ce qui m'arriva, et ce qui ne pouvait faire autrement que de m'arriver juste comme de l'or.

FIN DU PREMIER VOLUME.

NOTES.

PAGE 4, LIGNE 3.

[1] Les événemens qui signalèrent en l'an X la reprise de la Guadeloupe insurgée, mirent en présence ces deux noms célèbres, que j'ai associés de nouveau dans la première page de mon livre qui n'ajoutera malheureusement, ni un fleuron de plus à leur célébrité, ni un souvenir de plus aux souvenirs honorables qu'ils ont laissés.

Ce fut au général de division Richepanse, que le premier consul confia pendant la petite paix la mission de réduire cette île, la seule possession d'outre-mer qui, avec St.-Domingue, résistât à la nouvelle organisation coloniale décrétée par le gouvernement de la métropole. Un homme de couleur, nommé Magloire Pélage, voulant s'élever, dans son pays, au rôle que remplissait alors avec un certain éclat, Toussaint-Louverture au cap Français, s'élança à la tête des nègres et des mulâtres pour repousser la constitution consulaire qui leur avait fait espérer la liberté et qui ne leur rapportait que l'esclavage dont ils s'étaient affranchis. Le contre-amiral Lacrosse, gouverneur-général de la colonie attaquée par les rebelles, fut obligé d'abandonner le champ de bataille à l'insurrection victorieuse, et d'aller chercher un refuge dans l'île anglaise de la Dominique… A la nouvelle de cet événement, Richepanse partit de Brest avec sa petite armée expéditionnaire, sur une division commandée par le contre-amiral Bouvet, et débarqua à la Guadeloupe pour soumettre et punir les révoltés dans lesquels le premier consul n'avait voulu voir que des coupables à châtier, et non des hommes égarés avec qui le gouvernement pût s'abaisser à parlementer.

Le débarquement des troupes françaises s'exécuta sous le feu mal servi des batteries de la Basse-Terre. Un corps de noirs commandé par Pélage tenta de s'opposer à la descente: il fut culbuté, dispersé, et les débris de cette bande d'insurgés inaguerris allèrent se jeter dans un petit fort où, cernés de toutes parts, ils se firent sauter avec la poudre qu'ils avaient tenté trop inutilement d'employer à la défense de leur cause et de leur patrie. La Guadeloupe se rendit à discrétion, après cette vaine résistance, au général en chef, et la soumission de Pélage fut bientôt annoncée en France, comme un événement important et décisif pour l'avenir des Antilles. Telle fut l'élévation fugitive et la chute subite de ce mulâtre, qui, pendant l'insurrection dont il était devenu l'âme et le cœur, aurait pu tracer en caractères de feu et de sang, la date de son passage éphémère au pouvoir, et qui sut arrêter les excès des siens et respecter la faiblesse des habitans que le sort des armes avait mis en sa puissance. Magloire Pélage, dont on aurait déjà oublié le nom à la Guadeloupe, si ce nom n'avait rappelé que du sang ou de l'ambition, a laissé de lui des souvenirs remarquables que l'histoire traditionnelle du pays s'est plue à recueillir, parce que cet homme fut autre chose qu'un insurgé ridicule et qu'un rebelle vindicatif.

Le général Richepanse, que tant de combats avaient épargné en Europe et que tant de gloire environnait déjà, mourut de la fièvre jaune à la Basse-Terre, après avoir fait réintégrer l'amiral Lacrosse dans son ancien gouvernement, et au moment où la colonie française attendait son bonheur de la sagesse du guerrier à qui elle devait sa tranquillité renaissante. Richepanse avait trente-sept ans lorsqu'une mort trop soudaine vint le frapper au sein de toutes les espérances que la patrie avait encore placées en lui. Un des forts de la Basse-Terre prit le nom de Fort-Richepanse, en recevant avec orgueil dans son enceinte le cercueil et la dépouille périssable du jeune et illustre capitaine dont la colonie pleurait la fin prématurée, et dont notre histoire militaire avait depuis long-temps recueilli le noble souvenir.

PAGE 5, LIGNE 8.

[2] Mamzelle Zirou et non pas Giroux, quoique ce nom tout européen de Giroux eût été probablement celui du père de la maîtresse du Café de la Pointe; mais le zozement si naturel aux créoles avait fini sans doute par convertir le nom de Giroux trop difficile à prononcer pour eux, en celui de Zirou, plus doux et plus euphonique.

PAGE 11, LIGNE 19.

[3] Un coup de tems signifie dans le langage technique du marin, un coup de vent. Mais comme un coup de vent est presque toujours pour eux un événement remarquable, ils se servent quelquefois de ce mot composé coup de tems pour désigner par métastase, le fait qui les frappe ou l'accident qui leur arrive dans les circonstances quelquefois les plus étrangères aux choses du métier. C'est encore une transition du nom propre au langage figuré.

PAGE 17, LIGNE 2.

[4] On a trop long-temps confondu entr'elles la course et la piraterie, faute d'avoir su se rendre compte de la différence qui existe entre ces deux faits très faciles à apprécier et à spécialiser. Un Corsaire et un Pirate sont encore, pour la plupart des gens du monde, deux mots identiques qui emportent avec eux la même idée. Mais c'est là une erreur que, pour l'honneur des corsaires d'abord, et des personnes un peu versées dans la connaissance des termes synonymiques, nous regrettons d'avoir à relever.

Un corsaire est un bâtiment marchand, armé par des particuliers, et qui navigue avec l'autorisation du gouvernement, pour le compte de ses armateurs, et même un peu pour celui du gouvernement, sous le même pavillon que les navires de l'Etat. Il ne peut par conséquent exister de corsaires qu'en temps de guerre.

Un pirate est, au contraire, un navire qui, n'étant d'aucune nation, arbore à son gré tous les pavillons pour s'emparer, contre le droit de tous les peuples, des bâtimens qu'il lui convient d'amariner. C'est surtout en temps de paix qu'il y a des pirates et que la piraterie devient le plus facile à exercer, car c'est surtout alors que l'absence des croiseurs et la confiance avec laquelle naviguent les bâtimens de commerce, peuvent assurer une certaine impunité et promettre de certaines chances de bonheur, aux navires auxquels il plaît d'écumer ou de balayer la mer.

Un corsaire est, enfin, pour rendre la distinction que nous avons établie plus sensible, un corsaire est le soldat qui fait partie d'un corps franc, pendant la guerre. Le pirate ou le forban n'est autre chose qu'un voleur de grand chemin, un détrousseur de passans sur la voie publique de l'Océan.

Sous Louis XIV, ou plutôt sous le grand Colbert, la plupart des capitaines de corsaires qui s'étaient le plus distingués par leur audace ou leur habileté, furent appelés à remplir des grades élevés dans la marine royale. Duquesne, Duguay-Trouin, et le plus célèbre quoique le moins remarquable de tous, Jean-Bart, n'avaient pas eu d'autres commencemens. Leurs exploits et leurs succès avaient ennobli leur origine maritime; et les lettres de marque qu'ils avaient obtenues pour faire la course, devinrent plus tard les lettres de noblesse qui leur ouvrirent la carrière de l'avancement dans la marine militaire.

PAGE 20, LIGNE 4.

[5] Rahucher un navire (pour rehucher), c'est refaire ses hauts pour élever, en reconstruisant sa partie supérieure, le dessus de ses œuvres-mortes. Un bâtiment rahuché, c'est-à-dire remonté après coup, a presque toujours une mauvaise grâce, et la trace pénible du remaniement se trahit le plus souvent dans les efforts mêmes que l'on a faits pour mieux en dissimuler l'étrangeté.

Un matelot qui sort tout guindé de sa classe, sans pouvoir réussir à abandonner avec sa casaque, les manières qui décèlent trop évidemment son origine, est un matelot rahuché, c'est-à-dire, par ironie, un navire que l'on a cherché vainement à rendre plus vaste ou plus élégant après coup. Cette expression de matelot rahuché, est un des plus heureux tropes maritimes que je connaisse. Les expressions de canaille enrichie et de gueux remplumé, beaucoup plus usitées, valent bien moins.

PAGE 20, LIGNE 20.

[6] Sang-froidement, est un adverbe de manière qui, certes, est bien loin d'être français; mais il est matelot. Les marins, qui ne se piquent pas de parler correctement la langue dont ils se servent par habitude, se piquent de faire entrer dans le moins de mots ou de lettres qu'ils peuvent, l'idée qu'ils ont besoin d'exprimer le plus promptement possible. Au lieu de dire avec sang-froid, il peut leur sembler quelquefois logique de dire sang-froidement, comme ils nous entendent dire simplement, pour avec simplicité. Et remarquons bien que ce ne sont pas eux qui cessent d'être logiques avec les allures irrégulières de notre langue: c'est notre langue capricieuse, au contraire, qui a presque toujours le tort de ne pas être assez logique pour eux. Si par malheur l'Académie française avait à créer des verbes, pour exprimer le plus imitativement possible le battement d'une voile, l'action de descendre un fardeau à la poulie, ou celle de détacher une amarre, croyez-vous bien qu'elle inventât des mots plus brefs, plus complets que ceux de ralinguer, affaler, ou larguer, pour dire une voile qui bat, un poids que l'on descend en douceur, une amarre que l'on détache!

Une voile qui faséie ou qui flavie, une amarre qui rippe en se raidissant, un câble qui se raque sur le fond, un cordage que l'on trésillonne en l'étreignant avec un anspect, la mer qui moutonne à l'horizon, la lame qui déferle à bord, le navire qu'on remorque, le corsaire qui cingle en pinçant le vent, le remoux que laisse le courant, la mer phosphorescente qui brésille, le hunier qu'un coup de vent déralingue, m'ont toujours paru d'excellentes onomatopées.

PAGE 22, LIGNE 1.

[7] Je ne sais en vérité pas quel rôle a pu jouer le singe de Madras, dans l'histoire des humaines superstitions, ou dans celle de l'idolâtrie des peuples de l'Inde. Mais ce que je sais fort bien, c'est l'importance que la patte de ce singe fameux a acquise dans les entretiens des marins. Jamais le bœuf Apis, et le chien Anubis, ne jouirent, même dans la payenne Egypte, d'une célébrité plus grande que celle qu'a obtenue dans la tradition maritime, la patte de ce singe de Madras, si digne d'occuper et d'exercer la science de nos archéologues. Quant à moi, tout ce que je suis fondé à admettre pour me faire une idée un peu complète de l'opinion que se sont formée les matelots sur ce fabuleux animal, c'est qu'un singe régnait à Madras, ou y était adoré comme un dieu, ce qui est à peu près la même chose, et qu'un téméraire osa couper la patte du quadrumane, auquel on voulait peut-être lui faire rendre hommage comme à un souverain ou à une idole. Telle est l'explication sinon la plus savante, du moins la plus naturelle que j'aie trouvée, pour rendre quelque peu intelligible pour moi l'allégorie peut-être cachée sous cet emblême; et ce qui me fait ajouter quelque prix à cette manière de penser, c'est l'expression dont les matelots se servent pour rabattre l'orgueil du crâne qui les provoque, ou du fanfaron qui ose les défier… Ah ça! disent-ils, est-ce toi qui as coupé la patte du singe de Madras? Certes, celui des lieutenans de Cambise qui fit mettre comme un gigot, le bœuf Apis à la broche, a acquis bien moins de renom populaire que l'illustre inconnu qui a coupé la patte du mystérieux singe de Madras.

Bien malheureux est le capitaine qui fait dire à l'équipage dont il a pu être jugé sur ses premiers actes: Ce n'est pas encore celui-là qui a coupé la patte du singe de Madras.

PAGE 28, LIGNE 1.

[8] Le militaire nomme le soldat près duquel il couche à la caserne, son camarade de lit. Le marin appelle son matelot, le camarade avec lequel il partage son hamac. Ce nom de mon matelot, qui a quelque chose de si confraternel et de si touchant dans son acception la plus restreinte, a été introduit avec assez de bonheur dans le langage imposant de la tactique navale. Dans une escadre, le matelot d'avant ou le matelot d'arrière d'un vaisseau, est le vaisseau qui le précède, ou celui qui le suit en ligne: c'est en un mot son ami de bataille, son compagnon de manœuvre et son camarade au feu.

Amateloter deux hommes dans le service du bord, c'est leur donner le même hamac, c'est leur affecter le même poste de repos dans la batterie ou l'entrepont; c'est le plus souvent, aussi, lier ensemble leurs deux existences, et leur imposer en quelque sorte, avec les mêmes devoirs, une amitié qui ne finit ordinairement qu'avec leur vie. Dans cette carrière de l'homme de mer, semée de tant de fatigues et de privations, hérissée de tant de vicissitudes et de dangers, s'il est entre deux hommes, un nom plus doux que celui de mon ami, un titre presque aussi tendre et aussi sacré que celui de mon frère, c'est bien certainement celui de mon matelot.

PAGE 29, LIGNE 4.

[9] Traduction peu libre du proverbe latin: verba volant scripta manent. Les paroles sont des femelles, elles s'envolent: les écrits sont des mâles: ils restent. Ces vieux dictons tendraient à prouver que les marins, chez qui il est en un très grand honneur, ont conçu depuis long-temps, sur la foi à accorder aux paroles du sexe, une opinion assez peu flatteuse pour la fidélité des engagemens féminins.

PAGE 31, LIGNE 5.

[10] Petits moutons-France, nom que les créoles donnent plaisamment aux jeunes Européens nouvellement débarqués dans la colonie, sans doute pour faire allusion aux premiers Français que le indigènes virent arriver dans ces climats brûlans, le dos couvert d'épais vêtemens de laine.

PAGE 31, LIGNE 8.

[11] Le trou-à-patates, le cimetière.

PAGE 32, LIGNE 3.

[12] Le petit-Bordeaux, lieu où l'on enterrait autrefois les morts à la Pointe-à-Pitre, pendant les épidémies.

PAGE 37, LIGNE 2.

[13] Maître Bastringue, plus habitué à entendre parler d'avaries, qu'à employer le verbe varietur dans ses citations, devait être aussi plus porté à se servir de la négation ne avarietur que de la formule plus classique ne varietur. Les barbarismes, au reste, ne lui coûtaient guère, et il aurait probablement été peu difficile de le faire reculer devant une difficulté grammaticale.

PAGE 42, LIGNE 15.

[14] Il existe dans la marine et pour les marins seulement, une multitude de chansons égarées, qui, depuis un temps immémorial, parcourent les mers, sans que les noms de leurs auteurs soient restés dans la mémoire des matelots qui les chantent, et qui se les transmettent de générations en générations. Les archéologues maritimes chercheraient en vain l'origine de ces rapsodies de bord. D'où elles viennent, on ne sait. Où elles vont, c'est ce qu'on sait le mieux: elles vogueront sans cesse sur l'Océan dans le souvenir de tous les équipages qui les disent et qui les redisent, sans trop s'inquiéter de la biographie des rapsodes auxquels ils doivent ces petits poèmes errans, vieux enfans d'un caprice d'imagination ou des loisirs de quelques heures de quart. Les vieux marins les ont appris à leurs jeunes mousses. Les jeunes mousses les répèteront en vieillissant à leur tour, à ceux qui devront leur succéder dans la carrière; et si parfois une chanson nouvelle vient à poindre à l'horizon poétique qui environne les troubadours du gaillard d'avant, la chanson nouvelle prendra rang sans prendre date, au milieu de ses devancières, et elle courra les mers avec celles-ci, et comme celles-ci, sans qu'on songe jamais à lui demander compte de son origine.

Cette origine, du reste, ne serait pas chose facile à retrouver, si l'on juge des difficultés que pourraient présenter les recherches généalogiques que l'on voudrait faire à cet égard, par la manière dont, en général, ces vieilles chansons paraissent avoir été conçues. Le hasard, une seule fois dans ma vie, m'a conduit à assister comme témoin à l'enfantement poétique d'une chanson de bord; et j'avoue que si, après l'événement, il m'avait fallu assigner une paternité quelconque au chef-d'œuvre nouvellement engendré sous mes yeux, rien n'aurait été plus embarrassant pour moi, que de lui trouver une ascendance positive. Tout l'équipage d'une frégate avait mis la main, pendant près de deux heures, à la confection de ce travail collectif: l'un avait d'abord hasardé un mot, l'autre un vers tout entier, le troisième s'était compromis jusqu'à rimer un refrain, le quatrième n'avait pas craint d'adapter un air de sa façon au premier couplet ainsi improvisé. Tous les gens de quart avaient ensuite répété en chœur le couplet modifié revu et corrigé par une demi-douzaine de censeurs; et après cette mise en scène du premier couplet, la bordée de quart avait procédé à la composition du second, puis du troisième, puis du quatrième couplet, en sorte qu'avant d'appeler sur le pont la bordée qui, à quatre heures du matin, devait prendre le reste du service de nuit, la bordée de minuit avait pu livrer aux matelots qui venaient la remplacer, une chanson toute fraîche éclose du cerveau des poètes de notre harmonieuse frégate.

Les circonstances de cette composition générale, sont encore assez présentes à ma mémoire pour que je puisse les retracer aujourd'hui avec une exactitude que je me hasarderais presque à nommer historique, si de pareils souvenirs pouvaient jamais paraître dignes de la gravité de l'histoire. Mais les personnes qui ne dédaignent pas d'étudier les mœurs jusques dans les actions humaines en apparence les plus frivoles, ne me sauront peut-être pas mauvais gré de leur apprendre comment se fait, ou, pour mieux dire, comment se confectionne une chanson de bord.

Le troisième soir de notre départ de Brest, notre équipage se trouvait livré, pour la première fois depuis notre sortie, au repos le plus parfait que l'on puisse goûter pendant le quart de nuit, à bord d'un bâtiment de guerre. La mer était belle, l'air serein et la brise ronde. Le maître d'équipage placé devant, au milieu de ses gens qu'il regrettait de voir inoccupés, avait engagé les conteurs ordinaires de la frégate à conter un petit conte pour empêcher les oisifs, qui s'étaient assis sur la drôme, de s'endormir comme ils en avaient quelquefois l'habitude. Les conteurs, soit qu'ils fussent peu disposés à mettre aux ordres du maître leurs orgueilleuses muses, ou soit plutôt que le démon de l'inspiration ne fût pas encore descendu du ciel pour eux, répondirent assez peu littérairement, qu'il n'y avait pas mèche pour le moment, et qu'ils avaient déjà défilé leur chapelet la nuit précédente. En ce cas, s'était écrié le maître, qu'on nous chante une petite chanson pour faire danser le monde; ou sinon, gare dessous le premier qui fermera les yeux pour se les tenir chauds.

—Une chanson, une chanson, avaient de leur côté répondu les chanteurs coutumiers du fait, c'est bien facile à dire ça, une chanson! mais quand on a vidé son sac à chansons, et qu'on est à sec, on ne peut pas répéter toujours la même chose, comme ceux qui disent leur pater noster d'un bout de leur vie à l'autre.

—Eh bien! en ce cas, on en fait de neuves, quand les anciennes sont trop vieilles.

—Faire d'autres chansons! et comment encore ça se fait-il selon vous, maître Mérin?

—Comment ça se fait-il de nouvelles chansons? mais tout comme on a fait les vieilles. Vous ne savez donc pas que dans mon temps, le premier matelot venu vous aurait retapé un couplet de romance, plus vite que je ne bois mon quart de vin, et que vous ne pourriez faire un tour mort et deux demi-clés.

—Et encore fallait-il savoir s'y prendre de votre temps?

—Ah pardieu, c'était bien malin, n'est-ce pas? On partait de Brest, une supposition, comme nous l'avons fait, à bord d'un vaisseau ou d'une frégate, peu importe; on savait le nom du vaisseau ou de la frégate, le nom du commandant; la mer était grosse ou belle, le temps noir ou clair. On avait laissé à terre sa maîtresse, et on avait oublié de payer son hôtesse. Eh bien, il n'en fallait pas davantage pour partir de là, et vous bassiner une chanson, et une chanson bien et solidement étalinguée, et je suis sûr, tel que vous me voyez, que dans ma jeunesse, j'ai composé pour mon compte, sans me flatter, plus de cent rondes et autant de petites gaillardises à mettre tout un équipage en révolution de gaîté.

—Et comment, sans vous faire tort, maître Mérin, auriez-vous commencé par composer la moindre des choses, à notre place dans le moment actuel?

—A votre place dans le moment actuel, et dans ma jeunesse, j'aurais d'abord dit… attendez-moi un peu… j'aurais d'abord dit… la première chose venue.

—Oui, mais si la première chose venue ne vient pas?

—Eh bien! on la fait venir d'autorité… Tenez, par exemple, j'aurais fait une chanson sur l'air de n'importe qui:

Nous étions partis de Brest:

—Et après?

—Et après, on répète tout le monde:

Nous étions partis de Brest:

—Et après, finalement?

—Après, s'écrie en cet instant un petit novice, arrivant fort à propos en aide à la poétique du maître:

Ayant des canons pour lest
A bord d'une frégate.

—A bord d'une frégate, ça ne peut pas ronfler comme ça, reprit un troisième interlocuteur, attendu que ça manque d'haleine et que l'air est trop long pour aller justement aux paroles qui sont trop courtes; il faut donc dire: A bord de une frégate, pour parler un peu rondement français en chantant.

Le petit novice ayant accepté la rectification, continua:

Qu'on nommait la Cléopâtre.

—Bien! fit maître Mérin: voilà un petit jeune homme de rien, qui nous fait la barbe à tous et à moi aussi. Voilà ce que c'est que d'avoir de l'idée et la langue bien pendue à son âge.

—Ah ce n'est pas plus malin que ça de faire une chanson! brailla un nouveau compositeur en descendant de la hune de misaine pour entrer bravement en lice. Attendez un peu, je vais vous en repasser tant qu'il vous en faudra des couplets à la brasse; et le poète gabier, ainsi réveillé par le bruit des éloges que le maître venait d'accorder au novice, ajouta aux vers déjà mis sur le métier:

Cléopâtre est un beau nom
Ah m'a répondu ma belle!
Mais ce n'est pas bien à elle,
Qu'elle porte des canons.

—Indubitablement!… dit alors maître Mérin; indubitablement, c'est du chanvre du premier brin que celui-ci vient de nous filer: long, souple et coriace. A-t-il donc l'haleine longue et le souffle robuste! Maintenant il n'y a plus qu'à essayer le premier couplet en le chantant en rond pour voir s'il peut aller bout à bout sans être obligé de lui faire des ajus.

Tous les hommes de quart imitèrent à l'instant même cet avis, et procédèrent à l'épreuve du couplet, en se prenant par la main et en dansant autour du cabestan, au refrain de ce littéraire assemblage de pièces et de morceaux, rétabli dans l'état suivant:

Nous étions partis de Brest
Ayant du canon pour lest,
A bord de une frégate
Qu'on nommait la Cléopâtre.
Cléopâtre est un beau nom
Ah m'a répondu ma belle
Mais ce n'est pas bien à elle,
Qu'elle porte du canon.

Le succès donna de l'audace même aux plus timides. Après l'heureuse épreuve que l'on venait de faire subir à la première strophe de l'ode ainsi improvisée par les versificateurs du bord, la mêlée devint générale, et il aurait été aussi difficile d'arrêter leur verve, qu'il avait été mal aisé quelques minutes auparavant d'exciter leur veine paresseuse. Tout le monde enfin donna son mot pour lâcher le second couplet, tant chacun se montrait jaloux de porter au moins sa pierre à l'édifice que l'on s'était mis en train de bâtir en commun. Un vieux quartier-maître, aiguillonné par l'exemple des conscrits de la frégate, s'écria tout d'un trait:

Ah comment, beau matelot,
Pourrai-je avoir du repos,

—C'est ça, père Laflamme, dit un gros gabier piqué au jeu par la pointe du quartier-maître: attrapez-moi ceci pour l'amarrer à la suite de votre commencement du second:

Vous savant parti-z-en guerre
Pour combattre l'Angleterre.

Le gros gabier épuisé de la route qu'il venait de faire pour la première fois peut-être dans le domaine des Muses, resta court. Mais un petit mousse, qui le suivait, se mit à glapir de sa voix flûtée les vers suivans, en paraphrasant le refrain du couplet déjà chanté:

Cléopâtre est un beau nom
Et je l'aimerais bien dit-elle,
Si pour ceinture la belle
Ne portait pas de canons.

—Bien souqué, bien souqué, grommela maître Mérin avec l'accent de l'approbation la moins équivoque. Cette nuit, il paraîtrait que c'est au plus failli chien d'avoir plus d'esprit de chanson que les hommes faits. Jusqu'à un moussaillon qui vient de nous envoyer par le bec la moitié d'une bordée de fariboles, comme s'il avait des chansons dans le ventre et le mal de mer du chant d'Opéra dans la bouche, comme on nomme ça à terre. C'est honteux pour nous, le diable me soulage en grand! Mais qui est-ce qui nous fichera le troisième morceau de complainte, en plein dans la physionomie?

Le maître avait à peine prononcé la phrase dans laquelle il exprimait un doute presque injurieux pour le talent des Orphées, qu'un canonnier de marine se mit à roucouler avec un certain air de prétention au sentiment:

Mes amours, ne craignez pas
Ces gros canons de l'Etat,
C'est la ceinture ma…

L'officier de quart, qui probablement ignorait en se promenant à l'arrière, la noble préoccupation à laquelle s'abandonnaient ses gens du gaillard d'avant, ordonna, en sentant la brise fraîchir, de serrer les catacois et de rentrer les bonnettes de perroquet. C'est ce commandement jeté d'une voix impérieuse et brève dans le groupe de poètes, qui venait de couper ainsi la queue du troisième vers improvisé par le canonnier de marine. Mais malgré cet incident anti-mélodique, les gabiers, arrachés si subitement à leurs littéraires loisirs, n'en sautèrent pas moins vite dans les enfléchures pour grimper sur les vergues des catacois, et pour ramasser les bonnettes qu'on leur avait ordonné de rentrer.

Cette petite besogne de quelques minutes, une fois terminée, chacun se remit avec une verve nouvelle au travail qu'elle avait un instant interrompu. Le canonnier de marine tenant à honneur de finir son couplet commencé, l'acheva presque d'un trait. Mais ce furent surtout les gabiers qui, descendant de dessus leurs vergues et leurs barres, se montrèrent pour cette fois les plus surabondamment inspirés. A la profusion avec laquelle les vers découlaient de leurs lèvres encore un peu humectées du jus du tabac, qu'ils avaient sans doute assez exprimé entre leurs maxillaires, dans leur brusque ascension, on aurait dit qu'en s'élevant jusqu'aux parties les plus hautes de la mâture, ils avaient dérobé au ciel le feu créateur dont ils s'étaient un instant rapprochés. Je veux faire tout le reste de la chanson, s'écriait l'un avec une ardeur toute pyndarique. Non, je veux que tu m'en laisses au moins la moitié, et il n'y en aura pas de trop, répondait l'autre avec non moins de témérité et d'exaltation. Si bien qu'en moins d'un quart-d'heure, la pauvre complainte, que maître Mérin avait eu tant de peine à mettre en train, se trouva composée, rimée et achevée jusqu'au cinquième couplet inclusivement.

Pour l'honneur des belles-lettres du gaillard-d'avant, qui n'ont pas encore obtenu de mention ou de prix académique, et pour la gloire surtout des improvisateurs du bord, qui n'ont jamais songé peut-être à donner de séances publiques, nous rétablirons ici le texte du chef-d'œuvre à la création duquel nous avons assisté, et dont nous venons de retracer la mystérieuse composition à nos lecteurs.

Nous étions partis de Brest
Ayant des canons pour lest,
A bord de une frégate,
Qu'on nommait la Cléopâtre.
«Cléopâtre est un beau nom,
«Ah! m'a répondu ma belle,
«Mais ce n'est pas bien, dit-elle,
«Qu'elle porte des canons.
«Ah! comment, beau matelot,
«pourrai-je avoir du repos,
«Vous savant parti-z-en guerre
«Pour combattre l'Angleterre.
«Cléopâtre est un beau nom,
«Et je l'aimerais dit-elle,
«Si pour ceinture, la belle,
«Ne portait pas des canons.
Mes amours ne craignez pas
Ces gros canons de l'état;
C'est la ceinture, ma mie,
D'une frégate jolie.
Un navire sans canons,
Au service de la France,
C'est quasi, comme à la danse,
Une belle sans jupon.
Au large étant-z-arrivé,
Un gallion s'est trouvé,
Sous le vent de la frégate,
Qu'il était chargé de piastres.
Cléopâtre et ses canons
Ont joué de la musique,
Pour faire amener la prise
Et lui demander son nom.
A Brest étant revenu,
Et ma mie ayant revu,
Je lui dis, voilà brunette,
La prise que j'avons faite.
Vous voyez bien qu'il est bon
Pour la frégate jolie,
D'avoir ceinture garnie,
Pour avoir des picaillons.
Ah! je vois bien qu'il est bon,
M'a répondu la bergère,
D'avoir du canon en guerre
Et mon cœur ne dit pas non.

PAGE 57, LIGNE 5.

[15] Le Bitter, liqueur forte, composée d'alcool et du jus de plusieurs plantes amères, comme l'indique le nom de cette boisson spiritueuse qui remplace avec avantage, pour les palais blasés, l'extrait d'absynthe.

PAGE 65, LIGNE 19.

[16] Dans les colonies, le bord de la mer signifie toute l'étendue du rivage. Le bord de mer n'est que le nom d'un quartier. Le bord de la mer se trouve partout dans les îles, mais le bord de mer n'existe que dans les villes.

PAGE 73, LIGNE 16.

[17] Cette manière métonimique de désigner les nègres, depuis que la traite est défendue, a acquis une telle notoriété, qu'il est inutile de dire que c'était de deux-cent-quatre-vingts esclaves que voulait parler le capitaine Salvage, en apprenant à son interlocuteur que son ami avait réussi à débarquer à Porto-Rico, deux-cent-quatre-vingts billes de fin bois d'ébène, à deux pattes courantes.

PAGE 129, LIGNE 8.

[18] Le temps maniable est le temps qui permet de manier le navire. C'est encore le principe actif pris pour le passif, car lorsque le temps est favorable, ce n'est pas lui qu'on manie, mais bien lui, au contraire, qui laisse aux marins la facilité de manier à volonté leur bâtiment. L'habitude de lutter contre tous les élémens, pour parvenir à en triompher, a dû porter assez généralement les marins, à regarder comme des choses passives, les causes naturelles et très agissantes quelquefois, qu'ils cherchent à soumettre à la puissance de leurs efforts.

Presque toujours, du reste, le langage fait et parlé par les marins, porte l'empreinte de cette idée de domination avec laquelle la continuité de la lutte qu'ils livrent aux élémens, tend de bonne heure à les familiariser. Ils disent, par exemple, beaucoup plus par habitude que par orgueil, qu'ils chicanent le vent ou qu'ils font tête à la lame, lorsque c'est le plus souvent le vent qui les chicane en les contrariant, ou la lame qui les emporte sans qu'ils aient pu réussir à lui faire tête. Mais tout en faisant remarquer chez eux cette propension naturelle à l'hyperbole, on ne peut s'empêcher de reconnaître dans ces sortes d'expressions exagérées, une certaine élévation de langage qui doit plaire surtout à tous ceux qui savent combien cette énergie de termes techniques s'allie intimement à l'énergie des idées ordinaires aux hommes de mer.

PAGE 130, LIGNE 1.

[19] Patiner un navire, est une expression fort peu élégante, mais très significative. On la remplacerait difficilement par quelque chose qui la valût. On dit d'un bon et fin manœuvrier: c'est un homme qui patinerait sa frégate ou son navire dans un verre d'eau. L'hyperbole est poussée plus loin quelquefois dans la phraséologie des marins, mais presque toujours elle y est riche d'énergie et de laconisme. Précision et force, c'est le double caractère de leur idiôme: l'incorrection même en constitue quelquefois la richesse et le luxe.

J'ai indiqué du reste, en caractères italiques, les mots qui m'ont semblé appartenir beaucoup plus au dictionnaire usuel du bord, qu'au vocabulaire français.

PAGE 133, LIGNE 12.

[20] Le tigre des mers, pour désigner le requin, est, selon moi, une belle métonimie que les matelots ont trouvée sans avoir eu besoin, je le parierais bien, de recourir à la science des faiseurs de fleurs de rhétorique.

Tout ce passage, et les détails qu'il renferme, sont historiques. Je les ai puisés dans le souvenir d'une aventure de mer que m'a racontée, il y a plusieurs années, un de mes amis qui n'est plus, et dont je tairai le nom par égard pour sa mémoire.

PAGE 135, LIGNE 10.

[21] On appelle quelquefois un tourlourou, un fort et pesant navire marchand, en raison, sans doute, de l'analogie que les marins ont trouvée entre les tourlourous, sorte de crabbes de terre, et les bâtimens mauvais voiliers qui, comme les tourlourous, paraissent marcher à reculons. On ferait un volume de tous les mots qu'emploient les matelots, pour désigner les bâtimens d'une marche inférieure. Barque, Barcasse, Baille-à-brai, Hourque, Ponton-de-Carêne, Paria, Paliaca, Barque-à-Piment, Bouée, Coffre-à-mort, Corps-mort, Bugalet, Marie-Salope, Crabbe, sont les termes les plus ordinaires dont ils se servent pour exprimer le peu de cas qu'ils font des navires mauvais marcheurs. La marche étant aux yeux des marins la qualité la plus importante que puisse posséder un bâtiment, il n'est pas étonnant qu'ils aient trouvé beaucoup de mots pour donner l'idée du mépris que leur inspirent les navires totalement dépourvus de cette qualité essentielle. On remarquera que la plupart de ces noms sont du féminin.

PAGE 165, LIGNE 13.

[22] Près du petit archipel des Lucayes, composé d'un groupe de cinq cents îlots, on trouve les îles Turquey, que notre habitude de franciser tous les mots étrangers, nous a fait nommer, sans plus de façon, les îles Turques. L'une de ces îles possède une grande saline, d'où elle a tiré son nom, et qui fournit aux caboteurs des cargaisons de sel, au moyen desquelles ils approvisionnent les Antilles. Cette réunion de rochers à peine habités, est devenue fameuse dans l'histoire des découvertes des navigateurs européens. Les plus célèbres parmi les commentateurs des voyages de Colomb, assurent, d'après les conjectures les plus admissibles, que l'île connue sous le nom de la Grande Saline, est la première terre que l'immortel découvreur du Nouveau-Monde aperçut en pénétrant dans les mers de l'Inde occidentale.

PAGE 217, LIGNE 3.

[23] Le loch est un petit appareil au moyen duquel on mesure approximativement la vitesse du navire, en le filant sur l'arrière. Le cordage qui tient au loch, et avec lequel on évalue le nombre de nœuds filés par le bâtiment, pendant la durée de cette expérience, se nomme la ligne de loch.

PAGE 218, LIGNE 2.

[24] Un gabier, depuis long-temps familiarisé avec les détails du service, expliquait ainsi toute l'hiérarchie navale à un petit campagnard nouvellement embarqué sur un navire de guerre: Un vaisseau, vois-tu, c'est comme qui dirait une métairie. Le gouvernement, c'est le propriétaire; le commandant, le fermier; les officiers, les maîtres-laboureurs, et nous, pauvres gueux de matelots, les paysanasses… Comprends-tu, à présent?

—Pas trop encore, répondit le novice.

—Eh bien! navigue dix ans seulement, et ensuite tu pourras comprendre ce que je viens de te dire là.

PAGE 221, LIGNE 4.

[25] Charroyer de la toile, c'est faire porter à un navire autant de voiles qu'il peut en livrer au vent, sans risquer de chavirer ou de sombrer sous l'effort de la brise.

PAGE 222, LIGNE 1.

[26] Les premiers noirs que les négriers européens arrachèrent à la côte d'Afrique, pour les transplanter sur le sol des Antilles, apportèrent avec eux, dans le sein de leur nouvelle patrie, non le culte de leurs idoles, car ils n'avaient pas de culte, mais cette superstition sauvage qui naît au cœur de la barbarie, et qui, pour se perpétuer, n'a besoin, ni de culte ni de croyance. La sorcellerie, cette sorte de religion des peuplades africaines, recouvra toute sa puissance dans nos colonies naissantes, où l'état d'esclavage des nègres devait contribuer encore à donner un nouveau degré d'abrutissement à leur crédulité et à leur ignorance. Toutes les habitations eurent bientôt leurs nègres-sorciers, et les chefs de plantations, devinant le parti qu'ils pourraient tirer pour eux-mêmes, de la soumission que les oracles du destin rencontreraient dans les noirs dont ils abusaient la simplicité, ne favorisèrent que trop la pratique des exorcismes et des évocations les plus propres à maintenir les ateliers dans la dépendance et l'aveuglement. La religion chrétienne, à laquelle on pensait convertir en masse les nègres de traite, en leur prodiguant le baptême sur le rivage des paroisses où ils débarquaient, ne put lutter que faiblement contre les idées superstitieuses avec lesquelles ces misérables étaient nés, et qui leur offraient cet attrait du merveilleux toujours si séduisant pour les peuples malheureux et sauvages; et pendant qu'aux yeux surpris de leurs tristes ouailles, les ministres de l'évangile étalaient les pompes de l'église romaine, leurs néophytes allaient chercher la nuit, dans les antres ou les repaires de quelques vieilles négresses, devenues leurs sybilles, la seule révélation à laquelle ils voulussent croire. La magie, qui de tous temps fut la ressource des faibles contre les forts, fut aussi, chez tous les hommes, le moyen dont se servent les forts pour assujettir les faibles. Chaque habitant, ayant à sa discrétion le nègre sorcier dont il dirigeait les inspirations, trouva trop commode de faire parler la fatalité par la bouche du devin, qui recevait ses ordres, pour renoncer, en faveur des austères intérêts de la foi, au moyen de domination qu'il rencontrait dans la crédulité de ses esclaves; et aujourd'hui même que les maîtres n'ont plus besoin de recourir indirectement aux ressources cabalistiques de la sorcellerie, pour obtenir de leurs noirs l'obéissance qu'ils peuvent invoquer au nom de la loi, il existe encore sur la plupart des habitations, des nègres médecins qui passent pour guérir les morsures de serpent avec le secours seul d'un art surnaturel. C'est ainsi, par exemple, que dans plusieurs ateliers, on trouve ou un nègre sorcier qui se flatte de guérir par des paroles, en prononçant certains mots consacrés, ou un nègre chirurgien qui guérit avec des herbes, en appliquant sur la blessure du malade, certaines plantes auxquelles il prétend communiquer une propriété curative dont il a seul deviné le secret. Ce charlatanisme, qui ne peut plus abuser que ceux qui en sont quelquefois la victime, est la dernière trace que la superstition d'un autre temps ait laissée dans les mœurs nègres de nos colonies, et la dernière concession peut-être que les maîtres d'habitation aient pu faire à cette honteuse superstition, qu'ils se bornent à tolérer, et qu'ils rougiraient aujourd'hui d'exploiter au profit même de leur autorité.

Mais par combien de maux les colonies n'ont-elles pas expié le tort d'avoir trop long-temps favorisé le déplorable engouement de leurs esclaves, pour les pratiques de la sorcellerie! Quelle page cruelle les anciens habitans auraient épargnée à la sombre histoire de l'humanité, s'ils avaient pu prévoir, qu'un jour, la caste des nègres-sorciers donnerait naissance à l'infernale caste des nègres empoisonneurs, et qu'après s'être contentée de faire des dupes pendant deux siècles d'avilissement moral, l'antique sorcellerie des Antilles se contenterait à peine, plus tard, d'immoler des milliers de victimes sur les autels sanglans de la superstition!

Avant que la civilisation, qui commence à peine à poindre en France, n'eût pénétré à bord de nos navires, les matelots de nos équipages encore trop puissamment dominés par les idées que leur isolement tendait à entretenir, abordaient rarement les rivages de nos colonies, sans aller interroger les devineresses du pays, sur l'avenir que la Providence réservait à leurs projets ou à leurs espérances. Plus la sybille était noire, laide ou contrefaite, et plus ses prédictions devenaient irrévocables aux yeux de ses crédules cliens; et c'était déjà trop pour eux, qu'elle parût tenir par quelque chose d'ordinaire à cette humanité avec laquelle elle ne devait avoir rien de commun, pour faire croire à l'infaillibilité de ses oracles. Les prêtresses de Delphes ou de Delos, remplies du Dieu qui les inspirait, ne demandaient leur prophétique délire qu'au ciel dont elles étaient les redoutables organes: plus terrestres dans leurs saintes évocations, les pythonisses des Antilles se bornaient à puiser leur extase dans l'humble tafia, dont les fidèles avaient soin de les abreuver, pour faire bouillonner dans leur sein, la divinité qui devait s'exprimer par leur bouche. C'était, au reste, lorsque la prophétesse n'était plus à elle, qu'elle pouvait seulement être toute entière au démon qui la possédait. Je me rappelle encore la vulgaire ingénuité avec laquelle un jeune matelot Bas-Breton, rendait compte à l'un de ses camarades, de la réponse que lui avait faite une diseuse d'avenir, qu'il avait eu la bonhomie d'aller consulter à la Martinique, sur son prochain voyage en France.

—Elle m'a prédit trois choses, dit d'abord le jeune homme.

—Quelles trois choses? lui demanda son ami.

—Courte traversée, grosse mer et bonne arrivée.

—Comment était-elle, la vieille négresse, quand elle t'a réglé ta bonne aventure?

—Saoule comme le tambour du diable! c'est moi qui lui avais payé son plein de liqueur, pour qu'elle fût perdue de boisson avant de me prononcer son jugement définitif…

—A la bonne heure! car c'est comme ça qu'il faut s'y prendre, si l'on veut en avoir un peu de vérité. Et encore!…

Aujourd'hui, le peu de superstition qui reste aux matelots n'a plus recours, pour communiquer avec le destin, à l'intermédiaire honteux des négresses nécromanciennes; et lorsqu'ils ont la protection du ciel à invoquer au milieu de leur vie de dangers, c'est au ciel qu'ils s'adressent directement pour appeler dans la ferveur d'un ex-voto, l'assistance d'une divinité secourable, qu'une foi sincère leur a appris à reconnaître et à adorer. Mais en cessant de rendre ces oracles, que les marins eux-mêmes sollicitaient d'elle autrefois, les sorcières nègres n'ont pas encore renoncé à exercer sur les destinées des Européens l'influence mystérieuse qu'elles s'attribuent toujours le pouvoir de diriger ou de changer à leur gré. Leur règne a pu passer, en un mot, mais l'orgueil du pouvoir leur est resté; et c'est là peut-être la prétention qu'il est le plus difficile, et peut-être aussi le moins utile de détrôner. Au Brésil, par exemple, vous rencontrez des femmes de couleur, qui vous disent, avec la naïveté de la plus intime conviction, qu'elles n'ont pas le secret de deviner l'avenir, mais qu'elles ont le don de jeter un sort ou un charme sur les amans qu'elles veulent s'attacher invariablement. Or, savez-vous en quoi consiste cet art merveilleux auquel bien certainement nos beautés européennes n'ajouteront qu'une foi très médiocre? On cueille un brin d'herbe dans certain jour de croissance ou de décroissance de la lune, on cache ce précieux simple érotique dans les effets ou le linge de l'objet aimé, de manière à ce qu'il ne puisse pas être aperçu de l'heureux ou malheureux objet qu'il s'agit de rendre constant, et tant que la volonté de l'enchanteresse persiste, la victime fortunée de l'enchantement, n'a ni le pouvoir, ni même le désir de devenir infidèle à l'auteur du sort qui lui a été jeté. C'est enfin un moyen infaillible, que les syrènes du Brésil ont trouvé, de couper les ailes à un amour volage que l'Europe leur avait fait connaître, si peu de temps après avoir découvert le Nouveau-Monde. Nos beautés, qui ont si orgueilleusement négligé l'emploi de ces philtres que leur recommandent partout si expressément Tibulle et Ovide, n'auraient certainement pas deviné le procédé des Brésiliennes.

Dire la foi que les belles de Bahia et de Rio ajoutent à l'efficacité de leurs tendres maléfices ne serait pas chose fort facile; et si l'on jugeait de la confiance qu'elles peuvent avoir dans l'effet de leurs sortiléges, par la ruse qu'elles ont employée quelquefois pour en assurer l'apparente infaillibilité, on serait assez tenté de suspecter autant la sincérité de leur conviction, que l'efficacité réelle du moyen dont elles se servent pour assurer leur triomphe.

Une jeune fille de Sergippe, dont un capitaine portugais était parvenu à se faire aimer, sans avoir recours à d'autre charme qu'à celui de l'amabilité qu'il possédait, voulut rendre impossible le départ de son amant, en jetant dans sa malle une petite parcelle d'une plante à laquelle elle attribuait la vertu singulière d'enchaîner à ses côtés le marin dont elle avait partagé la passion. Le moment du départ venu, le marin s'embarqua, étonné de voir la tranquillité avec laquelle sa maîtresse le laissait s'arracher de ses bras. Le navire largue les voiles qui vont l'emporter au loin, et la jeune fille se contente de répéter assise sur le rivage: il a beau faire, il ne partira pas! Le navire, cependant, est enlevé au large par la brise de terre, et, au souffle de cette brise fugitive, la jeune fille mêla encore ces mots: il croit être parti, mais il reviendra ce soir. Le soir arrive et enveloppe dans ses ombres, et la voile que la confiante amante a vue disparaître à l'horizon, et le rivage sur lequel elle n'a pas voulu dire le dernier adieu à son amant.

Trois, quatre, cinq jours, huit jours, se passèrent; le navire qui devait revenir le soir de son départ, ne revint pas. Je rencontre la jeune fille, et je lui demande si elle croit encore au sort qu'elle a jeté dans la malle du capitaine absent. Comment, me répond elle en me montrant un brin d'herbe desséchée, comment pourrais-je ne pas croire au sort que j'avais jeté sur lui, puisque moi-même, une minute avant son départ, je l'ai dégagé de son charme, en retirant de sa malle ce brin de sensitive que j'y avais placé?

Il faut convenir que, s'il m'avait été possible de douter de l'influence des sorts jetés par cette Médée créole, il ne pouvait plus m'être permis de révoquer en doute la bonne foi de ses explications.

PAGE 229, LIGNE 7.

[27] Le brave Général-Sucre, dont plusieurs navires américains et colombiens ont porté le nom, fut, dans la guerre de l'indépendance des anciennes colonies espagnoles, un des plus glorieux et des plus nobles compagnons d'armes de Bolivar. C'est lui qui s'associa à l'expédition entreprise par le Libérateur, pour la conquête du Pérou.

PAGE 232, LIGNE 7.

[28] Les matelots disent beaucoup plus souvent à bord de nous, qu'à notre bord, à bord de lui, qu'à son bord. C'est le prénom décomposé, substitué au prénom pour donner plus de force à l'idée qu'ils veulent exprimer; car on ne peut nier, que les mots à bord de nous, ne semblent exprimer une idée plus positive de possession ou de position, que les mots à notre bord. Là, c'est encore l'arrangement des mots qui contribue à ajouter de la force à la nature de la pensée. L'expression babord à lui, ou babord à nous, employée plus souvent que celle de par son côté de babord, ou par notre côté de tribord, rentre dans la même observation.

PAGE 246, LIGNE 17.

[29] Cette manière de faire la traite, que le mousse Palanquin indiquait à son cousin Bastringue, comme un moyen fort économique et fort simple de se procurer des noirs, n'avait pas pour elle le mérite de la nouveauté. Dans plusieurs colonies étrangères, on a vu assez souvent des spéculateurs ingénieux, armer en guerre des navires, qui au lieu d'aller, sur la côte de Guinée, échanger honnêtement une coûteuse cargaison contre des esclaves, se contentaient d'attendre au large, pour les piller, les négriers qui venaient d'acheter péniblement et dangereusement leur traite. Une artillerie respectable, un fort équipage et une cale spacieuse à remplir, suffisaient à ces écumeurs de nègres traités, pour assurer le succès de leur croisière dans le golfe de Guinée, ou sur les attérages de Boni, du vieux-Calebar ou du Cap-Coast. Les premières captures faites par ces pirates, donnèrent l'éveil aux armateurs des vrais négriers, qui n'osèrent plus expédier en Afrique, que des navires assez bien armés et équipés, pour prêter côté à l'occasion, aux détrousseurs qu'ils étaient exposés à rencontrer cherchant fortune sur lest et au bout de leurs canons. Et chose que l'on croirait à peine si l'on ne savait pas combien l'avidité du gain est propre à exciter l'intelligence humaine, c'est que presque toujours ces voleurs d'esclaves réussissaient à dénicher plus adroitement les négriers qu'ils se proposaient de piller, que ne pouvaient le faire les croiseurs que les différens gouvernemens expédiaient dans les mers intertropicales, pour la répression de la traite.

PAGE 247, LIGNE 18.

[30] Les vents soufflant presque toujours de l'Est à l'Ouest, dans les régions intertropicales, rien n'est plus facile aux navires venant d'Europe, que de se rendre aux colonies occidentales, une fois qu'ils ont passé le tropique et quitté les vents généraux, pour prendre en poupe les vents alisés qui les poussent constamment dans la direction qu'ils ont à parcourir.

Mais, par cela même que l'on a régulièrement vent arrière dans la zône torride pour se rendre de l'Est à l'Ouest, on aurait vent debout pour revenir de l'Ouest à l'Est, c'est-à-dire des colonies en Europe, si l'on s'obstinait à vouloir reprendre, pour effectuer son retour, la route que l'on a déjà faite pour arriver à sa destination. Il faudrait, en un mot, dans ce dernier cas, louvoyer contre la direction de la brise que l'on a eu toujours en poupe pour venir aux colonies. C'est ainsi que l'on voit à peu près, dans nos rivières, les bateaux qui sont descendus avec le courant, être obligés de refouler ce même courant, lorsqu'ils remontent vers leur premier point de départ. Le courant des vents dans les régions tropicales n'est pas à proprement parler, autre chose qu'un grand courant atmosphérique qu'il faut remonter après s'être laissé aller à la douce continuité de sa pente et de son allure naturelles.

Mais, pour parvenir à vaincre, ou du moins à éluder les difficultés que présenterait cette longue remonte contre la ligne des vents alisés, les navigateurs ont pris, depuis long-temps, un biais qui leur épargne une lutte qui leur deviendrait aussi longue que pénible. Les navires qui partent des colonies pour se rendre en Europe, au lieu de s'obstiner à louvoyer contre la direction continuelle des vents alisés, profitent de ces vents pour repasser le tropique, en s'élevant par le plus court chemin vers le Nord, pour trouver le plutôt possible en dehors du tropique, les vents variables dont ils profitent ensuite pour faire route de l'Occident, vers l'Orient.

Tropiquer, c'est passer le tropique pour se rendre d'Europe dans les Indes occidentales.

Retropiquer, c'est repasser le tropique pour revenir des Indes occidentales en Europe, ou tout au moins dans l'Est du monde.

Ainsi, les bâtimens qui partent des Antilles, pour regagner la côte d'Afrique, par exemple, sont forcés de courir nord, en coupant perpendiculairement le tropique pour aller chercher les vents généraux, afin de longer ensuite, avec le secours de ces vents, les régions tropicales dans lesquelles règnent les brises alisées qui leur seraient constamment contraires, s'ils s'obstinaient à vouloir remonter des Antilles à la côte d'Afrique, sans quitter la zône torride. Ce n'est que lorsqu'ils se trouvent parvenus, en naviguant dans la zône tempérée, à atteindre la longitude de la côte d'Afrique, qu'ils coupent une seconde fois le tropique pour rentrer dans la zône torride, et approcher en côtoyant les parages orientaux, qu'ils veulent toucher. Vous avez vu quelquefois les passans, lorsqu'une averse est venue gonfler subitement les eaux d'une rue, chercher l'endroit le plus guéable du ruisseau qu'ils veulent sauter, et ensuite traverser plus loin ce même ruisseau, pour atteindre le point de la rue où ils n'auraient pu se rendre sans faire de détour. Eh bien! les bâtimens qui partent des Antilles pour aller vers l'Orient, ne font pas autre chose. Les vents alisés, c'est l'obstacle à éviter: le ruisseau, c'est le tropique à traverser deux fois. Les petits exemples, pris dans l'ordre des choses les plus vulgaires, peuvent servir quelquefois à rendre intelligibles tous les grands problêmes, en apparence, les plus difficiles à expliquer.

Naguère, encore dans l'enfance de la navigation, d'où nous ne faisons que de sortir, les marins d'Europe, revenant des colonies, louvoyaient pendant trois ou quatre mois contre les vents alisés, pour faire, dans ce long espace de temps, la route qu'en venant aux îles, ils avaient parcourue en quinze ou vingt jours.

Ce n'était pas là de l'obstination, c'était de l'inexpérience, quoique depuis trois siècles les Européens naviguassent dans les régions coloniales. Aujourd'hui, nous rions avec raison de cette longue ignorance qui est encore si près de nous, et au-dessus de laquelle nous nous sommes élevés en si peu d'années. Ce ne sont pas les siècles qui font l'expérience: c'est la science, c'est l'étude. En vingt bonnes années d'application mathématique, la marine a fait vers la perfection extrême, un pas plus grand que toute la distance qui séparait naguère encore les galères d'Agamemnon, des vaisseaux de ligne de Duguay-Trouin.

FIN DES NOTES DU TOME PREMIER.

TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME PREMIER.

Avant-propos Pages 1
Chapitre I. Le Café de la Pointe 4
II. Mamzelle Ziroux 47
III. Saint-Thomas 62
IV. Arrivée de Frère José 83
V. Réunion des Trois Pirates 91
VI. Aventures Capitaine Salvage 103
VII. Rapport de Maître Bastringue 215
Notes 253

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