The Project Gutenberg eBook of Des variations du langage français depuis le XIIe siècle

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Title: Des variations du langage français depuis le XIIe siècle

Author: F. Génin

Release date: September 30, 2018 [eBook #57992]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DES VARIATIONS DU LANGAGE FRANÇAIS DEPUIS LE XIIE SIÈCLE ***

DES VARIATIONS
DU
LANGAGE FRANÇAIS
DEPUIS LE XIIe SIÈCLE,

OU RECHERCHE DES PRINCIPES QUI DEVRAIENT RÉGLER L'ORTHOGRAPHE ET LA PRONONCIATION.

PAR F. GÉNIN,
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE STRASBOURG.

«Vox populi.»

PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT,
Rue Jacob, 56.

1845.

La Table des chapitres figure après l'introduction.
L'original comporte également un Index absent de la table des matières.
Des notes plus détaillées figurent à la fin du texte.

PARIS.—TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE JACOB, 56.

INTRODUCTION.

La faculté de penser est illimitée, et rien n'est au contraire plus borné, plus rebelle que la parole; en sorte que l'on pourrait presque douter si la parole est destinée à favoriser ou à contrarier l'essor de la pensée.

Depuis tantôt six mille ans, l'homme est à la recherche d'un instrument à l'aide duquel il puisse traduire sa pensée, la produire au dehors sans plus de travail qu'elle n'en demande pour naître au dedans: il n'en trouve point de tel. Il en choisit un, le forme, le développe, le polit, en étend les ressources; et, après un long et pénible travail, il finit par le jeter là pour essayer d'un autre, qu'il abandonnera de même un jour.

On serait épouvanté si l'on pouvait savoir le nombre de langues qui ont successivement été parlées sur la terre. De temps en temps on en retrouve d'antiques débris cachés sous des ruines, dans l'Asie ou dans l'Inde. Mais ils sont comme ces instruments de musique du moyen âge, conservés dans la bibliothèque de Strasbourg: on les regarde d'un œil stupéfait, on n'en soupçonne pas le mécanisme, on a peine à concevoir que ces machines bizarres, énormes, aient jamais été mises en jeu par des hommes.

Que si du langage on veut descendre à l'écriture, les difficultés se multiplient et se compliquent d'une façon prodigieuse; et comme la parole est insuffisante à la pensée, l'écriture est encore plus insuffisante à la parole.

Pour réduire les sons en caractères, il est impossible de prendre son point d'appui dans la nature. La nature n'a aucune loi qui serve à déterminer le rapport du caractère au son. Tout y sera donc arbitraire et de pure convention.

Le clavier de la voix humaine articulée, renferme des sons et des nuances de son à l'infini; et il faut se borner à une vingtaine de caractères, car d'en assigner un à chaque son, à chaque nuance, on tomberait dans l'inconvénient des Chinois, chez qui un mandarin passe sa vie à étudier l'art de peindre la parole, et meurt avant de le posséder.

Représenter l'infini avec un nombre de figures excessivement limité, voilà le problème. On reconnaît tout de suite qu'il est insoluble.

Cependant combien a-t-on vu, voit-on et verra-t-on de gens qui se présentent avec assurance pour le résoudre? Ils veulent écrire comme on parle. Écoutez-les: rien n'est plus facile. Prenez seulement leur système. Et de tous ces systèmes destinés à produire un seul et même résultat, il n'en est pas deux pareils!

Ces réformateurs de l'orthographe ressemblent aux chercheurs de la quadrature du cercle, qui, pour la plupart, ne pénètrent même pas le vrai sens de la question.

Tout ce qu'il est permis de tenter, c'est d'approcher du but par des combinaisons de plus en plus ingénieuses.

Les méthodes scientifiques vont du simple au composé: d'abord l'analyse, ensuite la synthèse. Tel n'est pas le procédé naturel de l'esprit humain: il va constamment du composé au simple; il commence par la synthèse pour finir par l'analyse. En tout, la simplicité est le dernier terme de l'art. C'est ce que n'ont pas compris ceux qui ont rejeté bien loin des études le secours de ce qu'ils appellent dédaigneusement la routine. Pour avoir entrevu le parti qu'on en pourrait tirer de cette routine, quelques hommes, dans ces derniers temps, se sont fait une espèce de nom.

Priez votre cuisinière d'écrire six lignes sous votre dictée, vous lui verrez employer trois ou quatre fois plus de caractères qu'il n'en faut. Elle avait pourtant une idée exacte de la valeur de chacun; mais c'est qu'elle ignore les lois convenues de la combinaison. Répétez l'expérience sur autant de personnes qu'il vous plaira, vous la verrez tourner toujours de même; c'est-à-dire que pas une ne péchera par excès de sobriété, mais toutes pécheront par intempérance.

Voulez-vous une autre épreuve non moins décisive? Vous en ferez vous-même les frais, vous, dont l'oreille est exercée à saisir les sons, et la main habituée à les fixer à l'aide d'une orthographe aussi bien concertée que possible. Essayez d'écrire du patois, un patois qui vous soit bien familier, afin d'épargner à votre oreille toute incertitude. Vous n'en viendrez pas à bout sans un grand embarras, et sans recourir à une multitude de lettres qui donneront à votre écriture l'aspect grotesque de celle de votre cuisinière.

Ce n'est pas tout. Vous êtes satisfait de ce que vous avez noté, et vous y retrouvez les sons que vous vouliez figurer? Fort bien. Mais donnez-le à lire à quelqu'un qui ne sache pas le patois; vous n'en reconnaîtrez pas un mot.

Et vingt personnes, à qui vous vous adresserez, écriront le même passage de vingt manières différentes.

Venez donc maintenant nous proposer d'écrire comme on parle!

Ce résultat tient évidemment à ce qu'il n'existe pas de conventions pour peindre les sons du patois.

Quelles sont les conditions essentielles d'une bonne orthographe? Dépenser tout juste assez de caractères pour déterminer le son d'un mot et rappeler l'étymologie. Rien au delà.

Le français me paraît, de toutes les langues, la plus voisine du but.

Les langues du Nord sont surchargées de caractères, surtout de consonnes. C'est le défaut essentiel de l'allemand; l'anglais en tient beaucoup, et, de plus, rien de si capricieux que la valeur de ses groupes: la même notation se traduit par trois ou quatre prononciations diverses; on dirait l'œuvre de la fée Fantasque.


J'avoue que le français n'est pas tout à fait à l'abri de ce reproche. Un étranger sera toujours surpris de voir différencier, par l'écriture, des sons qui se confondent à son oreille, ou prononcer diversement des syllabes identiques sur le papier, par exemple, femme et dame; Rouen et Dinan; un habit de lin et le département de l'Ain; un fils et des fils de soie; heureux et gageure, etc.

Ce sont les témoignages des systèmes de notation qui se sont succédé, et qui, en se retirant, ont laissé derrière eux quelques vestiges.

Comme à l'aide des coquilles et des fossiles on étudie et l'on retrouve l'histoire de la formation du globe, on en peut faire autant pour celle de notre langue, au moyen de ces restes épars.


On a traité avec un souverain mépris notre vieille langue, sans la connaître. On ne voulait même pas la connaître: il fallait la condamner sans l'entendre. Voltaire, ordinairement plus équitable et plus judicieux, dit, à l'article France, Français: «Il n'est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu'elle est; il importe peu de connaître quelques mots d'un jargon qui ressemblait, dit l'empereur Julien, au hurlement des bêtes.»

J'ai un respect infini pour l'empereur Julien, mais j'attache peu d'importance à l'opinion d'un Grec sur le français, d'autant que ce jugement, porté au IVe siècle, ne peut guère concerner le français qui ne commença d'exister que vers le Xe. Dans tous les cas, je tiens qu'il importe beaucoup de connaître la langue parlée par nos aïeux, d'où s'est formée la nôtre. Est-ce que le présent n'invoque pas tous les jours l'autorité du passé? Comment donc en vue de l'avenir peut-on raisonner juste lorsqu'on dit: Il n'importe de connaître le passé, le présent nous suffit? Supprimez donc aussi l'étude de l'histoire, de la législation romaine, de toute l'antiquité. Ces gens-là ne sont pas nous: occupez-moi de nous. Il est vrai que demain nous mourrons, et que nos fils imbus de cette doctrine nous auront oubliés après-demain, sans que nous ayons le droit de nous plaindre. Voltaire ajoute: «Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu'on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.» Cela vous plaît à dire. Pour la conserver, il faut la comprendre: pour la comprendre, il faut connaître ses origines. C'est une généalogie dans laquelle tout se tient. Et si tout à coup l'on s'avisait de nier aussi le XVIIe siècle, pour faire prévaloir une littérature nouvelle? Il ne faudrait d'autre argument que celui de Voltaire: Il est passé, et nous sommes présents. Mais encore, sans vouloir affaiblir la gloire du XVIIe siècle, faut-il reconnaître que le génie de la langue française existait avant Louis XIV. Il a fleuri dans tout son éclat à la fin du règne de Louis XIV, j'y consens; mais, pour bien apprécier les effets, il faut les rapprocher des causes, surtout lorsqu'on veut obtenir de nouveaux effets analogues aux premiers. Le moyen de tirer une ligne droite, c'est de ne pas perdre de vue les deux points extrêmes. De tout cela, je conclus, contre Voltaire et l'empereur Julien, qu'il nous faut étudier notre vieille langue.


C'est ce que j'essaye dans ce livre.

Je ne viens pas le premier à cette besogne difficile, mais je crois que le premier je me suis placé à ce point de vue de considérer avant tout la langue parlée, le langage, et non la langue écrite; de rechercher la musique de l'idiome de nos pères: la langue écrite n'est que secondaire; on parle avant d'écrire.

Cependant personne jusqu'ici ne s'est préoccupé que de l'écriture, d'où l'on a laissé conclure la prononciation arbitrairement et au hasard. C'est, il me semble, prendre la question à rebours. Déterminer le rapport de l'orthographe à la prononciation, doit être la première étude de quiconque veut travailler utilement sur notre vieille langue. C'est d'où il faut partir, si l'on ne veut s'exposer presque infailliblement à faire fausse route et à manquer le but.

Faute d'avoir trouvé ce fil conducteur, Fallot, dont les recherches sont d'ailleurs si estimables, s'est fourvoyé dans un labyrinthe sans issue. Égaré dans un dédale de terminaisons, il a recueilli avec un labeur extrême toutes les formes d'un même mot, et s'est donné la tâche de leur retrouver à chacune une signification précise, un rôle particulier. Il n'a pas vu que c'était supposer l'unité d'orthographe dans un temps où l'orthographe était livrée à l'arbitraire le plus complet, où l'on ne savait ce que c'était qu'orthographe, car c'est une science d'hier. L'écrivain de ce temps-là se guidait sur l'étymologie latine et sur un très-petit nombre de règles générales; le reste allait comme il pouvait. Cette cause, compliquée de certains provincialismes, si l'on me permet ce mot, jetait dans l'écriture un effroyable désordre, et il en résulte pour nos yeux l'apparence très-exagérée d'une multitude de formes.

Sans doute quelques formes variaient essentiellement: la France du nord ne parlait pas comme celle du midi; et la France du milieu, soumise à deux influences, ne pouvait faire autrement que de se ressentir de l'une et de l'autre. Mais c'est un spectacle curieux et pénible à la fois, de voir Fallot amonceler de toutes parts des mots différemment orthographiés, et, sur ces bases chancelantes, reconstruire des déclinaisons, des genres, des dialectes, toutes sortes d'inventions subtiles et de visions grammaticales. Par exemple, rencontrant ce substantif suer, ma suer, il s'est imaginé que le mot sœur s'est prononcé quelque part autrefois comme le verbe suer. Et il note religieusement cette forme de dialecte: c'est du picard ou du wallon, ou du bourguignon, ou quelque autre docte chimère.

Le lendemain, il voit, dans les sermons de saint Bernard: «Les does festes de la Croix;» le voilà tout de suite qui imagine que does est le féminin de deux dans le dialecte bourguignon. Comme il est avant tout de bonne foi, il ne dissimule pas qu'il a rencontré souvent does employé au masculin. Savez-vous comment il s'en tire? C'est, dit-il, que la règle de la distinction des genres, telle que je l'indique ici, tomba de bonne heure en confusion et en désuétude. (Recherches, p. 205.) Avec de pareilles excuses, il n'est point de système ni d'aberration qu'on ne justifie.

Si Fallot eût étudié les rapports de l'ancienne orthographe à la prononciation, il eût aisément constaté que ue et oe avaient servi à noter le son eu, et que suer et does n'ont jamais fait autre chose que sœur et deux. Et j'ose dire que, par cette étude, il se fût épargné bien des efforts, des peines et des erreurs, sans compter qu'il les eût épargnées aux autres.

Fallot s'est dit: Les formes écrites étaient multiples, donc la langue parlée était multiple aussi. Mauvaise conséquence. Il faut au contraire poser en principe l'unité du langage, et ramener à cette unité la multiplicité des formes écrites, en les expliquant par les incertitudes de l'orthographe.

J'ose affirmer le second principe aussi lumineux que l'autre est obscur. L'un se trouvera fécond en conséquences nettes et positives; l'autre ne conduira jamais qu'à des résultats de plus en plus embrouillés et confus, à des difficultés inextricables. Je m'en rapporte d'ailleurs à l'expérience, et j'attends avec confiance son arrêt.


Fallot s'est égaré sur les pas d'Orell. Aussi pourquoi, voulant approfondir les origines et les anciennes habitudes du français, s'aller mettre à la suite d'un Allemand? Qui ne sait que les Allemands ont des systèmes sur tout? Il fallait marcher tout seul, en lisant et comparant les vieux monuments de notre langue, et se remettant du reste à l'instinct national. On fait ainsi le chemin qu'on peut, mais au moins l'on ne risque pas de se perdre dans les ténèbres, sur la foi d'un guide mal sûr.

Mais, dira-t-on, comment aller du langage à l'écriture? Cela est impossible. Nous sommes forcés, bon gré mal gré, de remonter de l'écriture au langage, de rechercher la prononciation à travers l'orthographe, puisque ce son ou cette musique de la parole s'est évanouie complétement.

Peut-être!… il reste peut-être encore aujourd'hui des témoignages vivants de la langue parlée au XIIe siècle.—Où sont-ils?—Eh! mon Dieu, pas bien loin. Il ne faut que se baisser un peu pour les recueillir. Ce n'est pas à la cour, ce n'est pas dans les académies ni dans les salons que vous les trouverez: c'est dans la rue, parmi le peuple. Souvenez-vous du propos de Malherbe: «J'apprends tout mon françois des gens du port.» Cela n'était pas exact: il n'apprenait pas d'eux tout le français qu'il mettait dans ses odes, mais il en apprenait le génie de la langue française; c'est ce qu'il voulait dire, et la phrase ainsi entendu exprime une importante vérité. Et Regnier, qui se moquait de Malherbe et de son école, l'imitait en cela tant qu'il pouvait.

La langue d'un peuple ressemble à l'Océan, dont la surface est turbulente et sans repos; une vague pousse l'autre. Mais là-dessous est le calme profond. En sorte que comme la surface est l'image de l'inconstance et de l'agitation, le fond pourrait servir de symbole à l'immobilité.

Allons-nous donc ériger en loi suprême le langage du peuple, et soumettre l'autorité des mieux parlants à l'autorité inattendue de ceux qui passent pour parler le plus mal? Nullement. Il ne s'agit pas d'ailleurs ici de déterminer la prééminence du vieux français sur le français moderne, ou du moderne sur l'ancien. Je ne veux que constater les faits; trop heureux, si je parviens à les établir, d'en laisser tirer à d'autres les conséquences.

Supposons un insulaire, un Chinois, qui ne connaîtrait le français que par les livres, et comme une langue morte. Quelque intelligence qu'on lui attribue, jamais on ne croira qu'il puisse se faire une juste idée de notre langue, ni des chefs-d'œuvre de notre littérature. Conduisez-le à la Comédie française: faites-lui entendre Talma récitant Racine, ou mademoiselle Mars récitant Molière; je le tiendrai fort habile s'il parvient seulement à suivre le fil des idées et du dialogue. Et si cet homme veut se mêler de comparer, de juger, de rendre des arrêts sur Racine et Molière, ne le trouverons-nous pas d'une présomption impertinente? car enfin, avec un peu de sens commun, cet homme comprendrait qu'il ne possède pas les éléments indispensables pour se former une opinion, et que son rôle est d'apprendre à parler français, et d'ajourner son jugement à la fin de ses études.

Nous sommes tous ce Chinois présomptueux par rapport à nos écrivains du moyen âge. La plupart ont écrit en vers, c'est-à-dire, dans une forme qui requiert avant tout le nombre et l'harmonie. Nous ignorons leur système de versification, leur prononciation, leur syntaxe même, jusqu'à un certain point; mais cela ne fait rien: nous leur prêtons les règles de notre temps, et là-dessus nous les jugeons intrépidement, et nous haussons les épaules de pitié.

Il faut tâcher pourtant de s'instruire. C'est une circonstance bien favorable à ce désir, que le moyen âge ait produit tant de vers; car vous voyez de quel secours nous seront les rimes pour déterminer la prononciation. Voilà déjà un puissant auxiliaire de nos recherches, la rime. Ensuite les discordances d'orthographe. Si le même mot se rencontrait toujours écrit de même, il faudrait désespérer; mais le voilà écrit de quatre façons à la même époque, souvent dans le même manuscrit; or, il se prononçait assurément toujours de même: il ne s'agit donc que de ramener ces quatre notations à une seule valeur. L'une éclairera l'autre, et de nombreux rapprochements, de nouvelles analogies nous fournissant un supplément de lumières, nous arriverons avec de la patience à poser des règles générales. Ces règles, si elles sont justes, ne manqueront pas d'être confirmées par des exemples ultérieurs, et presque toujours aussi par des applications restées dans le langage du peuple, parfois même dans la langue des lettrés, où elles apparaissent comme des bizarreries inexplicables, des inconséquences, des caprices de l'usage. Sur tous ces indices réunis et coordonnés nous pourrons reconstruire le monument, au moins dans ses parties principales; car il y a cela de bon que la langue, fondée avec une logique admirable et dans un système d'ensemble aussi régulier que vaste, a été défaite au hasard, comme un édifice dont le temps ou le mauvais instinct des passants pousse à bas tantôt une pierre, tantôt une autre, sans choix, suite ni raison. Le voyageur inattentif n'y voit plus qu'un amas de décombres informes et sans intérêt; mais la sagacité de l'antiquaire écarte l'herbe et les plantes parasites qui s'épanouissaient sur ces vénérables ruines; il dégage, il nous fait reconnaître les pierres angulaires; aidé de ce qui demeure, il retrouve ce qui n'est plus, il relie le présent au passé, et le plan du vieil architecte sort enfin de dessous les décombres. Nous admirons le castel féodal avec ses tours, ses bastions et ses créneaux; et tout en préférant, si c'est notre goût, le système des constructions modernes, au moins nous garderons-nous de dire désormais: Il n'y a jamais eu là qu'un tas de pierres, de la mousse et des ronces.

Tel est le but de ce travail, tels en sont les moyens. Je ne suis pas l'architecte ingénieux dont j'ai parlé, mais tôt ou tard il viendra; je me contenterai, pour moi, du mérite de l'avoir appelé de loin, et de lui avoir indiqué de quel côté il devait diriger ses fouilles.

Il serait digne de la France de s'occuper enfin de ses antiquités. L'idée d'une collection des Documents inédits de l'histoire de France, était grande, et pouvait conduire à d'importants résultats; mais l'exécution n'y a point répondu. Absence totale d'unité, de plan, de direction; textes de toutes les époques et de toutes les langues, roulant sur toutes les matières, imprimés (je parle de ceux du moyen âge) dans toutes les orthographes, avec quelques notes rares, écourtées, sans tables, sans index ni glossaires, ou bien ce qu'il y en a est insuffisant, misérable; rien de plus mêlé que cette collection, où quelques publications excellentes sont noyées dans des travaux médiocres, pour ne pas dire pis. C'est là que les extrêmes se touchent; c'est l'image fidèle du chaos:

Frigida pugnabant calidis, humentia siccis;
Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus.

Quel dommage de voir des forces si considérables dépensées au hasard, et perdues parce qu'elles divergent! Le vice fondamental est que nulle pensée critique ne préside à l'ensemble; aucun lien, aucune force de cohésion ne rattache l'une à l'autre ces parties isolées. Ce n'est que l'apparence d'un monument, comme ces masses que de loin, à travers le crépuscule, le voyageur prend pour de magnifiques palais, et qui, vues de près, se trouvent n'être qu'un amas de rochers.

Peut-être un jour quelqu'un s'occupera-t-il d'introduire l'ordre, la vie et la fécondité dans cette gigantesque entreprise; d'y tracer des sections, d'y marquer des séries que l'on tâchera de faire avancer dans un sens et vers un but arrêtés, afin de rendre les travaux utiles à quelqu'un; car jusqu'ici tout le monde a besoin de la collection, et elle ne satisfait personne. Parmi ces divisions, il s'en rencontrera peut-être une pour la langue française. Il faudra tâcher de l'établir sur un plan, où le premier soin devra être de rassembler les textes les plus anciens et les plus authentiques, disposés chronologiquement sur deux séries, l'une de prose, l'autre de vers. Je ne prétends pas ordonner ici le détail de ce plan, ni trancher des questions de dates encore controversées; mais en me bornant à une esquisse approximative, et toute réserve faite des droits de la discussion, il me semble qu'on pourrait avoir,

POUR LE XIe SIÈCLE,

En prose:—Les Lois des Normands, données par Guillaume le Conquérant, mort en 1087
La Traduction des Rois et des Macchabées;  
Le Commentaire sur le Psautier;
Le Cantique de saint Athanase;
Les Morales et les Dialogues de saint Grégoire;
Le Sermon anonyme sur la sagesse.
En vers:—La chanson de Roland, qui fut chantée pour la dernière fois à la bataille d'Hastings, en 1066

Si quelques endroits de ce poëme paraissent interpolés, la plus grande partie échappe au soupçon. On n'en possède que le texte publié par M. Francisque Michel, d'après le manuscrit d'Oxford; il faudrait le collationner de nouveau, et y joindre comme objet de comparaison les deux textes conservés à la Bibliothèque royale, ou au moins leurs variantes, si elles ne sont pas assez considérables pour motiver l'impression complète. Peut-être des recherches dans les bibliothèques de province feraient découvrir encore d'autres copies. On n'en saurait trop avoir d'une œuvre si pleine de génie.

XIIe SIÈCLE.

Charte de l'abbaye de Honecourt, en 1133

(Dans l'Histoire de Cambrai, par J. le Carpentier, t. II, p. 18.) «Cette pièce, dit Duclos, pourrait bien être le plus ancien monument de cette espèce.» (Mém. sur la lang. fr.)

Sermons de saint Bernard, mort en 1153

Le manuscrit des Feuillants, donné au père Goulu, général de l'ordre, par Nicolas Lefèvre, précepteur de Louis XIII, fut exécuté environ vingt-cinq ans après la mort du saint, c'est-à-dire vers 1178. Un manuscrit d'une date certaine et aussi reculée, double de valeur pour l'histoire de la langue. On n'en a publié qu'une partie; il faudrait l'imprimer dans son intégrité textuelle.

Quelqu'un des grands et beaux ouvrages que Henri II d'Angleterre fit composer ou traduire par la pléiade des romanciers1 qui florissait à sa cour vers l'an 1180

[1] Robert Wace; Luce du Guast; Gasse le Blond; Gautier Map; Robert de Borrou; Hélie de Borron et Rusticien de Puise.

On aurait à se décider entre le saint Graal, le Tristan, le Merlin, le Lancelot, etc., etc., puisque malheureusement on ne peut les donner tous. Il suffirait d'un ou deux pour révéler des trésors de style et d'imagination.

Pour les vers, on n'aurait que l'embarras du choix, et l'on pourrait ici joindre l'intérêt du fond à celui de la forme. Le Lapidaire, traduit du latin, ouvre cette période.

Wace fit paraître le roman de Brut en 1155, et celui de Rou dix ans plus tard.

Vers la fin de ce siècle, Guillaume de Bapaume publia les romans de Guillaume au court nez et du Moniage Guillaume; Chrestien de Troyes, les romans de Cliges, d'Erec et Enide, du roi Marc et d'Iseult. On a la grande chronique des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-More; le Partonopeus de Blois, dont l'action se passe en 510, sous Clovis, etc., etc.

XIIIe SIÈCLE.

Le siècle de Louis IX est, pour le moyen âge, ce qu'est le siècle de Louis XIV pour les temps modernes: notre vieille littérature y parvient à son apogée. Sans se laisser égarer au milieu de tant de richesses, il suffirait d'y prendre de quoi représenter l'état de la langue, car c'est le but que nous ne devons jamais perdre de vue. Par exemple, l'ami de Dante, à qui Pasquier l'égalait, celui que le moyen âge surnomma le père et inventeur de l'éloquence, Jean de Meung nous a laissé autant de prose que de vers. Outre les compositions originales, ce sont des traductions de Végèce, de Boëce, des lettres d'Héloïse et d'Abailard, etc. On n'a publié de l'Ennius français que le Roman de la rose2; nous aurions donc sur les Grecs cet avantage de pouvoir comparer les deux formes de notre ancienne langue dans les œuvres d'un même écrivain. De quel prix n'eût pas été pour la philologie grecque un ouvrage en prose d'Homère! L'histoire littéraire trouverait sa part dans des tableaux aussi complets que possible, où seraient classés les noms des auteurs et les titres des ouvrages, avec toutes les indications certaines ou présumées de temps et de lieux.

[2] Quelques ouvrages imprimés au XVe siècle sont introuvables; la traduction d'Abailard, le Testament, sont complétement inédits.


Ce plan serait continué jusqu'à la fin du XVe siècle; au XVIe, la langue se renouvelle par les influences de l'antiquité classique, et les matériaux pour l'étudier étant à la portée de tout le monde, il serait superflu de les reproduire dans notre collection; mais aucun ouvrage n'en ferait partie, qui ne fût accompagné d'un index très-abondant et très-fidèle.

Toutes ces richesses tiendraient facilement en dix volumes. Ce recueil, analogue à ce qui existe pour le droit, pour les inscriptions, pour la poésie latine et la poésie grecque, fournirait à la philologie française une mine inépuisable; il porterait aux hommes studieux de la province les ressources des bibliothèques de Paris, ou, mieux encore, il rassemblerait sous la main de tout le monde des matériaux épars, et qu'à Paris même on ne peut se procurer sans beaucoup de recherches, de courses, d'assiduité, en un mot, sans une perte de temps considérable. Au contraire, la facilité inviterait à une étude à laquelle personne aujourd'hui ne songe, et dont la littérature profiterait. La philologie française n'a pas encore été à la mode; pourquoi n'y viendrait-elle pas à son tour? Pourquoi des savants qui consacrent volontiers tant de veilles à éplucher des bribes d'Ennius ou de Pacuvius, en refuseraient-ils quelques-unes aux origines de leur langue maternelle?

Enfin, la collection dont j'indique ici le projet renfermerait les éléments du livre le plus nécessaire et qu'en l'état actuel des choses il est le moins permis d'espérer: un bon dictionnaire historique de notre langue.

Plus ce recueil serait appelé à rendre d'éminents services, plus il importerait d'en méditer avec soin et d'en surveiller ensuite l'exécution. Il faudrait surtout que la direction fût une, car rien n'est insupportable comme de se sentir, au milieu de ses travaux, tiraillé par des systèmes et des autorités contradictoires.

Mais ce ne serait encore là que la moitié de la besogne. Ces vieux textes sont, pour le gros du public, hiéroglyphes purs: sacrés ils sont. Il n'est qu'un seul moyen d'y attirer l'attention et d'y faire pénétrer la curiosité: l'enseignement oral. La parole humaine vivifie tout. Il n'est point de livre qui puisse atteindre aux résultats de la parole, surtout dans les matières peu connues et qui ne sollicitent pas directement l'attention. Notre vieille langue et notre vieille littérature réclament d'être enseignées dans des chaires publiques3.

[3] Je m'attends bien que ce passage donnera lieu à des interprétations. Ceux qui ne peuvent jamais supposer dans autrui des vues désintéressées, diront… Qu'importe ce qu'ils diront? Et où en serions-nous, s'il fallait par crainte de ces charités faire taire sa conscience et supprimer des vérités utiles? Que la lacune soit comblée, que la chaire soit créée, et qu'on y mette ensuite qui l'on voudra, pourvu qu'il y suffise.

Cet enseignement de l'idiome national n'existe en aucun pays; mais aussi qui plus que la France aurait intérêt à en donner l'exemple? L'Angleterre, qui n'a point de langue à elle, qui nous a dérobé celle dont elle se sert, et, voulant étudier ses origines, serait condamnée à étudier le vieux français? L'Italie ou l'Espagne? Leur langue depuis sa naissance s'est modifiée trop peu. Pour être compris, ce qu'ils ont de monuments anciens ne demande point ou presque point d'étude. Un Italien lit couramment Pétrarque et Boccace, qui sont du XIVe siècle, tandis que pour un Parisien, Montaigne et Rabelais, venus deux cents ans plus tard, sont souvent, l'un très-pénible, et l'autre inabordable. Les romances du Cid sont bien plus intelligibles au delà des Pyrénées que n'est chez nous le roman de Renart ou le roman de la Rose. En Italie, le XVIe siècle est le grand siècle, il est resté modèle; chez nous, au contraire, la rupture s'est faite entre le XVIe et le XVIIe siècle. L'éclat du siècle de Louis XIV a repoussé dans une ombre noire tout ce qui l'avait précédé. En cela, le XVIe siècle a souffert de justes représailles; car lui-même, trop fier des idées nouvelles apportées par la renaissance, s'était séparé dédaigneusement du moyen âge. C'est donc derrière ce double rempart qu'il nous faut aujourd'hui regarder. Nous y trouverons gisante dans la poussière et dans l'oubli toute une littérature, toute une civilisation, avec ses livres de science, d'histoire, d'art et de poésie, ses chroniques naïves et ses merveilleux romans. Tâchons de nous défaire de cette idée vaniteuse, que l'imagination, le jugement, le génie sont des créations récentes de Dieu en faveur des modernes. Persuadons-nous bien que ces qualités existaient dès le XIIIe siècle; seulement elles se révélaient sous des formes différentes. Ce sont ces formes qu'il faut se rendre familières. Dira-t-on qu'en ce travail la peine surpassera le profit? Qu'en savez-vous? Mais l'incertitude est déjà pour votre paresse une barrière suffisante: il vous faut des gains assurés. Eh bien! acceptez du moins le témoignage unanime de tant d'hommes illustres, attestant que la France au moyen âge était le foyer d'où la lumière rayonnait sur l'Europe civilisée. De toutes les contrées on accourait aux leçons de la France: Thomas d'Aquin suit Albert le Grand du collége de Naples au collége Saint-Jacques; Dante exilé vient s'asseoir sur les bancs de nos écoles de théologie, et soutient une thèse brillante devant notre université; Boccace, envoyé à Paris pour y apprendre le commerce (tant nous étions alors les maîtres en tout genre), retourne à Florence, la mémoire meublée de nos fabliaux, dont il ornera plus tard son Décameron. Le français était la langue universelle, indispensable. L'Angleterre et l'Écosse parlaient français; dans l'un et l'autre pays, les actes publics étaient rédigés en français. Lorsqu'un parti voulut expulser des conseils royaux saint Ulstan, évêque de Vigorgne, quel prétexte mit-il en avant? Un seul: Ulstan ignorait le français, et par conséquent ne pouvait être qu'un idiot, indigne et incapable de siéger dans le conseil du roi (MATTH. PARIS, ad ann. 1095). Le français prenait rang d'importance immédiatement après le latin, et ne tarda pas à le supplanter. Dès le XIIIe siècle, Martino da Canale traduit en français l'histoire latine de Venise, «parce que la langue françoise cort parmi le monde, et est plus delitable a lire et a oir que nulle altre.» Le même motif, exprimé presque dans les mêmes termes, décide le maître de Dante, Brunetto Latini, à écrire son Thresor en français, «pour chou que la parleure en est plus delitable et plus commune a toutes gens.» (Préface du THRESOR.)

Ainsi, pour les idées comme pour le langage, nous voyons dès le XIIIe siècle la France marcher en tête du monde civilisé. Se peut-il que la France du XIXe siècle, qui affecte tant de zèle pour les recherches historiques, continue à mépriser un passé si glorieux, et s'obstine à ne le vouloir pas connaître, parce qu'il est le sien?

Cependant, si l'étude du vieux langage devait pour tout résultat se borner à satisfaire une curiosité rétroactive, elle n'aurait droit qu'à un intérêt limité. Mais non: elle sera d'une application plus utile encore et plus étendue. Notre langue française a grand besoin de se retremper à ses sources. Chaque jour les influences du dehors, trop bien secondées par une espèce de barbarie intérieure, la dessèchent et la détournent du lit où la faisait couler son génie primitif. Une foule de soi-disant grammairiens ont subtilisé sur les mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions sophistiques, de règles fausses, de difficultés chimériques: ils ont rempli la grammaire de fantômes. A mesure que les grands écrivains s'efforçaient de donner à notre langue la force, la richesse, l'aisance et la liberté, les autres parvenaient à l'énerver, à la dépouiller, et à l'enfermer dans mille entraves. D'où leur est venue cette autorité? On ne sait: ils se sont couronnés de leurs propres mains. On a vu des pédants, incapables d'écrire dix lignes, saisir leur férule et en frapper insolemment Corneille, Bossuet, Molière et la Fontaine! Et le public, sous les yeux de qui s'accomplit cette lutte scandaleuse, la tolère avec patience. Que dis-je! il donne raison aux grammairiens contre les écrivains; l'arrogance des mauvais préceptes l'emporte sur la modestie des bons exemples. Qu'en arrive-t-il? Que notre langue se détériore, s'enroidit, et devient chaque jour plus rebelle à revêtir la pensée.

Cet état de choses ne peut durer: il faut poursuivre le redressement de ces abus, ramener au milieu de nous le génie de la langue française; et le meilleur, l'unique moyen d'y parvenir, c'est de nous rendre parfaitement familières la langue et la littérature de nos aïeux.

Ce n'est qu'en possédant notre vieille langue qu'on possédera la véritable langue moderne, qu'on en pénétrera le génie et les ressources. Plût à Dieu que cette étude s'organisât dans les colléges, à côté du grec et du latin! On y enseigne les langues vivantes, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, en sorte qu'il ne reste plus de place pour la langue nationale. Je le conçois: il est plus essentiel à un jeune Français de lire Pope et Milton que d'entendre Joinville et Villehardouin. Mais l'histoire de la langue française ne pourrait-elle du moins trouver asile dans les facultés? Chose étonnante: la Restauration sentit le besoin d'une chaire d'idiome provençal, et personne n'a jamais senti le besoin d'une chaire de vieux français! Cependant nous ne tenons que de loin aux troubadours, et les trouvères sont nos aïeux immédiats. L'histoire d'une langue, c'est l'histoire de la nation qui la parle; or, nous avons des chaires d'hébreu, de syriaque, de chinois, de malais, de persan, d'indoustani, d'arabe, de tatare-mandchou, une foule d'autres chaires dont quelques-unes en double; et il n'existe pas à Paris ni dans toute la France une seule chaire où l'on explique le vieux français! La philologie officielle de l'État embrasse le Nord et le Midi, le Levant et le Couchant, excepté la France. Ne ressemblons-nous pas un peu à ces curieux avides de tout ce qui se passe chez les voisins, mais très-ignorants et insouciants des affaires de leur propre famille? Certes, je n'ai pas la témérité de comparer comme importance le vieux français au sanscrit; gardons toutes ces chaires de langues orientales ou occidentales, mortes ou vivantes, qui sont une des gloires intellectuelles du royaume; seulement, n'y pourrait-on joindre une chaire de vieux français? Continuons à jouir des livres des brames, mais tâchons aussi de déchiffrer les ouvrages composés par nos pères. Dans ces temples de l'érudition, où l'on commente l'Iliade, l'Énéide et les Livres sacrés de l'Inde, pourquoi n'admettrait-on pas la chanson de Roland, par exemple? On ne l'entend non plus que si elle était en langue punique; mais si elle était en langue punique, tout le monde savant y courrait, et l'on créerait demain pour l'interpréter deux chaires plutôt qu'une. Le mal est qu'elle est en français. Eh bien! je le déclare sans rougir, Olivier, Charlemagne et Roland me touchent plus que ne font Lao-Tseu, Meng-Tseu ni Confutzée; plus que le Ramayana ni le Mahabarata; et, s'il faut l'avouer, autant pour le moins qu'Hector, Achille et Agamemnon.


J'ai exposé les idées qui ont présidé à la composition de ce livre; il ne me reste plus qu'à solliciter l'indulgence du public. Si, pour l'obtenir, il ne fallait qu'avoir travaillé longtemps et en conscience, je serais assez rassuré; mais cela ne suffit pas. J'ai lieu de craindre que la nouveauté de certaines idées, en opposition avec les idées reçues, n'indispose tout d'abord les personnes qui font leur unique loi de l'usage et des préjugés de l'habitude. On a beau leur dire que justement parce que le langage est tel aujourd'hui, c'est une raison pour qu'il ait été différent il y a six siècles: cette raison ne les touche point; ce qui étonne leurs oreilles, leur jugement le repousse sans le vouloir examiner: ils ne peuvent se représenter le passé que sous la figure du présent, ce qui ne les empêche pas de tenir hautement pour la doctrine du progrès.

Il faut renoncer au suffrage de cette classe de lecteurs. Quant aux critiques plus philosophes, je les supplie de ne pas se rendre à la première objection qui troublera leur conscience, mais plutôt de songer que probablement cette objection s'est aussi présentée à l'auteur parmi une foule d'autres. Si je ne l'ai pas accueillie, c'est sans doute que je ne l'ai pas trouvée considérable, ou bien c'est que la suite de la lecture doit la faire évanouir. Les parties d'un système bien lié se soutiennent mutuellement, mais on ne les saurait présenter toutes à la fois; il faut donc avoir patience. Je demande instamment, pour loyer d'un travail patient et difficile, qu'on ne se hâte pas de prononcer le jugement, mais qu'on veuille bien suspendre jusqu'à la fin de l'ouvrage. J'ose assurer que telle proposition, qui paraîtra téméraire à l'énoncer, dix pages plus loin aura acquis la force d'une vérité démontrée.

Non que j'aie la présomption de croire cet ouvrage exempt d'erreurs. Ce serait une rare merveille que d'être parvenu à s'en garantir absolument dans une matière si délicate et si neuve. Mais j'espère qu'elles ne se trouveront que dans les détails, et non dans les principes. Je n'ai émis de principes que ceux que je regarde comme certains, et j'ai mieux aimé des lacunes dans mon système que des propositions douteuses. Pour mieux dire, je n'ai point fait de système: d'un grand nombre d'observations comparées, j'ai déduit quelques lois générales dont j'ai tâché de marquer les rapports, le tout justifié par des exemples. Voilà mon livre; j'espère qu'il facilitera la besogne de mes successeurs: la fatigue est pour celui qui défriche un terrain sauvage; le gré revient à celui qui y sème des fleurs: mais on se consolerait d'être oublié, si l'on avait la certitude d'avoir été utile.

TABLE DES CHAPITRES.

  Pages.
Introduction v
PREMIÈRE PARTIE.
DES CONSONNES.
CHAPITRE PREMIER.
De la prétendue barbarie de l'ancien langage français.—Opinion de Voltaire, accréditée par MM. Rœderer et Nodier.—Des consonnes consécutives.—INITIALES.—MÉDIANTES.—Que GN sonnait N.—L, M et N redoublées.—Suppression de la liquide; grasseyement.—Liquide transformée ou transposée.—Conformité avec les Grecs et les Latins. 1
CHAPITRE II.
De la consonne simple, et surtout de la finale.—Observation sur la finale des pluriels.—Deux consonnes finales.—Preuve par les rimes en i. 41
CHAPITRE III.
Des consonnes euphoniques intercalaires C, D, L, N, S, T, V 89
CHAPITRE IV.
Extraits du Roland.—Intercalaires euphoniques chez les Latins 117
DEUXIÈME PARTIE.
DES VOYELLES.
CHAPITRE PREMIER.
Des diphthongues dans les langues classiques.—Y en avait-il en latin?—Absence de diphthongues dans le premier âge de notre langue.—AI, AU.—AO.—EI.—EU.—OE, OI, OU 129
CHAPITRE II.
Des voyelles simples.—Leur valeur individuelle.—Comment on les modifiait les unes par les autres.—Multiplication des diphthongues par une réaction de la langue écrite sur la langue parlée.—Accents vicieux chez les modernes.—Notations diverses du son EU.—OU et EU se remplaçant. 147
CHAPITRE III.
De l'élision.—On élidait les cinq voyelles 182
CHAPITRE IV.
Des deux manières d'abréger les mots: syncope et apocope.—De la tmèse. 193
CHAPITRE V.
Des priviléges de l'ancienne versification 237
CHAPITRE VI.
D'un système de déclinaison en français.—Dialectes. 249
TROISIÈME PARTIE.
APPLICATIONS ET CONSÉQUENCES.
Avertissement. 275
CHAPITRE PREMIER.
De l'articulation des consonnes chez les modernes.—Conséquences du système actuel: vers faux, rimes fausses, hiatus. 277
CHAPITRE II.
Du patois des paysans de comédie. 289
CHAPITRE III.
De l'orthographe de Voltaire. 300
CHAPITRE IV.
De l'âge de quelques mots et de quelques locutions. 308
CHAPITRE V.
Observations détachées.—Ail, métail.—AOI.—Assavoir.—Aucun.—Avec.—Aye!—Barguigner.—Combien.—Cotte verte.—Crouler et grouiller.—D ou T euphonique: dans, dedans; d'aucuns; dorer; tante; chape-chute; lute.—Dame. 320
CHAPITRE VI.
Suite des observations détachées.—Degrés de comparaison formés à l'imitation du latin.—De après le comparatif.—Diable à quatre (faire le).—Drap, linge.—Dur, dru, rude.—ÊTRE, ses formes primitives.—Faire et se faire fort.—Feindre et feignant.—Festival, how do you do. 349
CHAPITRE VII.
Suite des observations détachées.—Fleur d'orange et fleur d'oranger.—Flou.—Fonts baptismaux.—Il, li.—Illec, léans, céans.—Lésine ou alesine.—Mystères; de quelques finesses de versification que l'on croit modernes.—OGIER LE DANOIS.—Orgues et ogres.—Où.—Par, parmi. 376
CHAPITRE VIII.
Péquin ou pékin.—Professeur; le pays.—Peu s'en faut que ne… quelque que,… qui que ce soit qui…—Piéça.—Que après davantage.—Se souvenir.—Sur, sous, sous le rapport de…—Très, en composition.—Trou de chou.—Trousser, trousses.—Vassal et valet.—Verbes réfléchis.—Trois périodes dans notre langue. 414
APPENDICE.
CHAPITRE PREMIER.
ARLEQUIN. Son origine, ses métamorphoses. 451
CHAPITRE II.
MALBROU. Est-il Anglais? Est-ce un héros moderne? 470
CHAPITRE III.
Du Dictionnaire de l'Académie. 482

FIN DE LA TABLE.

DES VARIATIONS
DU
LANGAGE FRANÇAIS.

PREMIÈRE PARTIE.
DES CONSONNES.

CHAPITRE PREMIER.

De la prétendue barbarie de l'ancien langage français.—Opinion de Voltaire, accréditée par MM. Nodier et Rœderer.—Des consonnes consécutives.—INITIALES.—MÉDIANTES.—Que GN sonnait simplement N.—L, M et N redoublées.—Suppression de la liquide; grasseyement.—Liquide transformée ou transposée.—Conformité avec les Grecs et les Latins.

S'il est une opinion accréditée, c'est celle de la barbarie du vieux langage français; et, chose remarquable, cette opinion s'appuie surtout sur la multiplicité des consonnes dont se hérissait alors la prononciation. Écoutons Voltaire:

«C'est à force de politesse que notre langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu'on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales…

«De lupus on avait fait loup, et on prononçait le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu'on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu'on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de Sauvages.» (Dict. Phil., art. LANGUES.)

Il a répété ailleurs cette dernière phrase textuellement. Mais où Voltaire a-t-il pris qu'on prononçât ce p, ce g et ce t avec une dureté insupportable, ou d'une façon quelconque? Il l'a supposé, parce qu'il les a vus écrits. L'écriture est dans trop de cas un faux témoin; le même argument subsisterait contre la langue actuelle, car combien de consonnes écrivons-nous qui disparaissent dans la prononciation! Le nombre en était plus grand autrefois, voilà tout. Mais autrefois les consonnes faisaient partie essentielle d'un système complet, par où l'on suppléait à nos accents modernes. Celles qui sont demeurées ne servent à rien du tout: les unes étaient des conséquences, les autres sont des inconséquences.

M. Nodier est tombé dans la même erreur que Voltaire.

Je lis dans ses Éléments de Linguistique:

«Quand l'Académie française, peu éloignée encore de son origine, retrancha imprudemment des mots les lettres étymologiques qui ne se prononçaient plus, qu'aurait-elle répondu à l'homme qui lui eût parlé ainsi: Vous ne remarquez pas que ces caractères, devenus superflus dans la prononciation… etc.4»

[4] «Nodier, qui, dans tout ce qui tient à l'étude des langues, s'est fait remarquer par de bonnes intentions plutôt que par de bons ouvragesRevue de l'Instruction publique (du 4 octobre 1844).

Il y a deux erreurs dans ce peu de lignes: d'abord le retranchement des consonnes superflues ne s'est point fait par l'Académie, mais par l'hôtel de Rambouillet, par les précieuses; ensuite, je ne me lasserai pas de le répéter, ces consonnes, à aucune époque de la langue, n'avaient été prononcées. Leur rôle était de rappeler l'étymologie, et d'indiquer ou l'accent ou la quantité des voyelles. Elles ne sont devenues un embarras, une superfétation dans l'écriture, que lorsqu'on eut inventé de noter l'accent par un signe particulier, et qu'on perdit la clef de l'ancien mécanisme des lettres.

J'ajoute tout de suite que cette invention des accents n'est un perfectionnement qu'en apparence. Il limite à trois les nuances de l'accentuation, qui autrefois étaient bien plus nombreuses, ayant aussi pour se manifester une bien plus grande variété dans les formes de l'orthographe. Le système des accents est, dira-t-on, plus net et plus simple. Peut-être; mais, en tout cas, voyez ce que vous coûte cette netteté et cette simplicité: vous ne l'achetez qu'aux dépens de la délicatesse des inflexions et de la musique du langage. Il n'est pas malaisé de simplifier en supprimant.

Les précieuses, en retranchant les lettres muettes, ne se doutaient pas de ce qu'elles faisaient. Elles s'imaginaient aussi que ces consonnes ne se prononçaient plus, et par conséquent n'avaient plus de rôle dans les mots. On aurait bien surpris l'hôtel de Rambouillet, très-ignorant des origines de notre langue, si l'on était venu déclarer, en pleine chambre bleue, que ces lettres ne s'étaient prononcées dans aucun temps, non plus que dans le siècle d'Arténice. Les mères de ce concile grammatical n'avaient pour se guider dans la réforme de l'orthographe que cette fausse règle de l'écriture: elles travaillaient uniquement pour les yeux. Elles prenaient les mots les uns après les autres, les mettaient sur la sellette, et les renvoyaient estropiés dans la circulation. Elles défaisaient ainsi à coups d'épingle un système considérable, dont l'ensemble s'est toujours dérobé à leur vue; et c'est heureux, car elles en ont laissé échapper assez pour nous aider à le reconstruire, sinon intégralement, du moins en grande partie. La patience des observateurs, aidée par le temps, retrouvera ce qui manque aujourd'hui. Telle a été l'œuvre des précieuses sur le matériel des mots; si on l'examinait par rapport à la syntaxe, c'est encore bien pis! Et puis, que M. Rœderer et ses trop confiants imitateurs viennent encore nous vanter les services rendus à notre langue par la société polie!

Mon but et mon espoir dans ce travail, c'est de faire casser par l'opinion publique l'arrêt porté contre notre vieille langue par des juges mal instruits des faits de la cause. J'entreprends de faire voir que notre langue française a été constituée principalement sous l'influence de l'euphonie et d'une logique rigoureuse dans les procédés. Si je voulais soutenir à priori que ces deux qualités y étaient plus sensibles au XIIe siècle qu'aujourd'hui; qu'en empruntant aux habitudes des idiomes voisins, le Français a plus perdu que gagné, on ne manquerait pas de crier au paradoxe. Cette thèse choque l'opinion commune: nos pères étaient des barbares, des grossiers; l'oreille humaine s'est bien perfectionnée depuis le temps de saint Louis! Voilà ce qu'il faut dire pour être accueilli favorablement, et voir tout le monde se ranger d'avance à une proposition si flatteuse qu'elle en est évidente, et que, sur le simple énoncé, on vous quitte très-volontiers de la démonstration.

Ma conscience ne me permet pas de flatter à ce point la vanité des modernes. Toutefois, ce n'est pas une question de prééminence que je viens ici débattre: je ne veux faire que de l'histoire. Nos pères parlaient autrement que ne fait leur postérité; c'est un point accordé. Comment parlaient nos pères? C'est ce que je cherche. Quel langage est le meilleur, le leur ou le nôtre? C'est ce que je laisse à décider; je me contente de rassembler les observations qui pourront mettre sur la voie les curieux de philologie française.


RÈGLE.—Dans aucun cas l'on ne faisait sentir deux consonnes consécutives écrites, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin d'un mot; soit l'une à la fin d'un mot, et l'autre au commencement du mot suivant. Je regarde cette règle sans exception comme la clef de voûte de tout le système d'orthographe et de prononciation de nos ancêtres.

La consonne forte l'emportait sur la faible, et l'on pouvait ainsi sans inconvénient conserver les traces de l'étymologie des mots: en outre, la présence des consonnes notait l'inflexion des voyelles, et tenait lieu de notre système d'accents qui n'existait pas alors, et qui est bien moins sûr et moins exact. Un accent est sitôt mis ou effacé! Par les accents s'est modifiée la prononciation d'une foule de mots que l'orthographe étymologique aurait maintenus.

SECTION PREMIÈRE.
INITIALES.

Il faut appuyer par des exemples ce que nous venons de dire sur les doubles consonnes.

Au chapitre IX de Gargantua, Rabelais dit que les faiseurs de rébus, abusant de l'homophonie de certains mots, faisaient peindre une sphère pour signifier espoir. Donc la prononciation confondait ou du moins rapprochait beaucoup ces deux mots. Je suis convaincu qu'on prononçait de l'épouère.

Observez tous les mots tirés du latin, et commençant dans cette langue par deux consonnes st, sp, sc, etc.: vous les verrez tous commencer en français par un e euphonique. Spongium, esponge;—strangulare, estrangler;—stannum, estain;—spiritus, esprit;—spatium, espace;—scandalum, esclandre, etc., etc. De même pour les mots empruntés à l'italien: spada, espée;—strano, estrange;—snello, isnel, en allemand schnell (celui-ci a reçu l'i au lieu de l'e initial); sparmiare, espargner.—Vous n'en trouverez pas un seul qui échappe à cette loi, ou bien ceux que vous trouverez, vous pouvez conclure sûrement qu'ils sont de formation moderne. C'est un indice de l'âge des mots. Spectre, squelette, spectacle, sont tard venus dans la langue. Espace, estomach, sont anciens; les adjectifs spacieux, stomachal, sont modernes. Quand on les a faits, depuis longtemps était oubliée la règle qui doit présider à la formation des mots, et par laquelle nos pères obviaient à la dureté des doubles voyelles initiales.

Et qui peut affirmer que cette prononciation ne fût pas transmise par les Latins?

Les dialectes méridionaux, bien plus voisins que notre français du langage romain, affectent toujours cet e euphonique. Les Gascons parlent mal, selon nous, en disant un esquelette, un espectacle; mais les Espagnols parlent très-correctement leur langue lorsqu'ils disent espectaculo, espectro, esqueleto, espejo (de speculum), etc.

Outre la ressource de l'e préposé, il y en avait une autre plus rare, et réservée spécialement pour les mots commençant par un p, suivi d'une consonne dure: c'était d'abattre tout uniment le p initial dans la prononciation. On écrivait ptisane, du latin ptisanum, et l'on prononçait tisane. Ce p étymologique s'est conservé sur le papier jusqu'à la fin du XVIIe siècle: les grammaires avertissaient de le supprimer en parlant.

Marot écrit encore psalme, de psalmus; on prononçait saume. Les sept saumes de la penitence. Ménage remarque que les ecclésiastiques de son temps affectaient de prononcer psaumes, en faisant sentir le p. Le peuple a toujours dit saume, sautier, comme au moyen âge:

Tant qu'il jurerent sor lor vie,
Seur la crois et seur le sautier,
Et seur toz les sains du moustier…
(De Constant Duhamel.)
Et ele sot tot son sautier.
(De frere Denise, v. 152.)

«Et elle sut tout son psautier.»

La psallette, qui est l'école annexée à l'église et où l'on instruit les enfants de chœur, se prononce la sallette, au témoignage de Ménage (Obs. sur la langue française, p. 93). Il observe qu'on dit cependant toujours le psalmiste et psalmodier. C'est à cause de la formation relativement récente de ces mots. Saume, sautier, ont été faits par le peuple et bien faits; psalmiste, psalmodier, ont été introduits par les savants enfarinés de grec et de latin. Or, les premiers seuls parlent français.

SECTION II.
MÉDIANTES.

Théodore de Bèze a publié, en 1584, un petit Traité latin de la bonne prononciation du français, qui, s'il fût venu plus tôt à ma connaissance, m'eût épargné du temps et de la peine; car une règle importante que j'ai tirée d'une longue étude et de la comparaison assidue des textes, je l'eusse trouvée là toute formulée. Peut-être aussi j'y aurais fait moins d'attention. Il en est des idées comme des plantes: celles que personne n'a semées, et qui viennent d'elles-mêmes, poussent et se développent bien plus vigoureusement que les plantes repiquées toutes grandes de la main du jardinier. Dans l'esprit comme dans le jardin, ce qui est adoptif n'égale jamais l'énergie de ce qui est natif.

Voici le passage où Théodore de Bèze pose en principe qu'on ne doit jamais faire sonner deux consonnes consécutives. J'aurai du moins l'avantage d'appuyer de son autorité le résultat de mes recherches.

«Les Français émettent toutes les lettres avec une sorte de mollesse et de négligence. Leur langue est si antipathique à toute rudesse de prononciation, que sauf le c, l'm, l'n et l'r redoublées, comme dans accès, somme, année, terre, ils ne font jamais sentir deux consonnes de suite…

«Leur prononciation, mobile et rapide comme leur génie, ne se heurte jamais au concours des consonnes, ni ne s'attarde guère sur des syllabes longues. Une consonne finit-elle un mot? elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant; si bien qu'une phrase entière glisse comme un seul et unique mot.» (De Francicæ linguæ recta pron., p. 9 et 10.)

Voilà le caractère essentiel de notre langue; et lorsqu'il tend de jour en jour davantage à s'effacer et à disparaître dans l'oubli, il est heureux qu'un témoignage daté du XVIe siècle prévienne la perte complète de la tradition. Si, malgré ce témoignage, on ne veut ni revenir sur les abus accomplis, ni enrayer sur la pente qui nous mène dans le précipice, nous aurons du moins la satisfaction de perdre notre langue à plaisir et en pleine connaissance de cause.

On rit des gens du peuple qui prononcent il m'ostine; c'est un enfant ostiné; ne m'ostinez pas. Ils parlent comme on parlait à la cour de Henri III, et pourraient couvrir de confusion les pédants, en leur citant la règle tracée en latin par Théodore de Bèze. Après avoir prescrit de prononcer oscur, cet illustre savant ajoute: «B disparaît absolument devant st, comme dans ces mots obstiné, obstination, qu'on prononce ostiné, ostination (p. 64).» Il semble que le peuple des rues de Paris ait lu Théodore de Bèze, ou fréquenté le Louvre d'Henri III. Bèze recommande aussi de dire ovier, et non obvier; et il cite à ce propos un quolibet qui avait cours de son temps; c'est un hémistiche qui est tout à la fois latin et français:

Omnia malo viæ.
On y a mal obvié.

Debte, debteur, ont toujours été prononcé dette, detteur. Le XVIe siècle, très-pédant, avait rétabli le b sur le papier, pour rappeler l'étymologie debitum, debitor; mais souvent on l'oubliait, et dans Marot comme dans ses prédécesseurs du XVe siècle et dans ses successeurs du XVIIe. La Fontaine, par exemple, écrit detteur.

Dans les mots où il double une autre consonne, le b ne sonnait pas plus que ne fait sa dure, le p, dans temps et dans baptiste.

Dans sceptre, on éteignait le p et l'on prononçait scêtre long, comme ancêtre:

Loys aussi, son beau-pere et ancestre,
Qui prospera en couronne et en sceptre.
(Jean Bouchet, 38e épître familière.)

Écoutez Louis Maigret, un des premiers qui se soient avisés d'analyser le langage, et qui fut en cette matière l'oracle de son temps:

«Tenez pour règle générale que b et f ne se rencontrent jamés en la prononciation françoise avant v consonnante.» (L'Escriture françoise.)

Maigret, à l'appui de cette règle, allègue aussi le mot obvier. Les deux grammairiens n'ont d'autre tort que de restreindre le précepte à certains cas spéciaux; ils devaient dire que jamais deux consonnes de suite ne se font entendre; et la raison en est simple: c'est qu'on ne peut les articuler sans glisser entre deux un e muet, qui allonge le mot d'une syllabe.

§ Ier.
QUE GN SONNAIT SIMPLEMENT N.

Montagne, Champagne, formés de montana, campana (sub. terra), se sont prononcés montane, campane. Le g y était muet, la preuve en est qu'on le rencontre dans les mêmes textes avec ou sans le g:

—«… Cum des sicomors ki creissent en la Champagne

(Rois, III, p. 275.)

—«Li reis Sedecias s'enfuid par la campaigne del desert.»

(Rois, IV, p. 435.)

L'ancien nom de renard est goupil, dérivé de vulpes, voulpil ou goupil, d'où nous gardons encore goupillon, parce que cet instrument était fait de poil de renard, ou parce qu'on se servit d'abord d'une queue de renard pour goupillon.

Ce mot renard ne remonte pas plus haut que le XIIe siècle, époque où parut le fameux roman de Perrot de Saint-Cloud. Chaque animal qui y joue un rôle porte, outre son nom générique, une espèce de nom de baptême ou de sobriquet. Le loup s'appelle Isengrin; l'ours, dom Bruyn; le coq, Chanteclair; le goupil, Regnard; ainsi des autres. Le prodigieux succès de cette composition, qui était la grande comédie de mœurs de l'époque, fit entrer dans la langue le nom du héros comme substantif commun, ce qui s'est depuis renouvelé pour Tartufe, et peu à peu Regnard a supplanté Goupil. Le mot tartufe n'a pas fait disparaître le mot hypocrite. Apparemment on a trouvé que, pour désigner le renard, c'était assez d'un substantif, mais que pour les hypocrites, ce n'était pas trop de deux.

Regnard vient par syncope de Reginaldus. C'était, dit la tradition, un grand seigneur de la cour d'Austrasie, de qui le caractère servit de type à celui du Goupil de Perrot de Saint-Cloud.

Reginaldus a fait reginald ou reginard, qui, par les règles qu'on verra tout à l'heure concernant les finales, ont donné l'un regnault, renaud, reynaud; l'autre, regnard, renard, reynard.

Il faut dire le roman DE Renard, et non DU renard, puisque, dans ce titre, Renard est un nom propre.

Le nom de notre second poëte comique doit se prononcer Renard, quoiqu'il s'écrive Regnard, parce que ce g étymologique n'a jamais sonné.

On rencontre, dans le roman de Renart et ailleurs, le mot borgne ainsi figuré, borne. Renart, toujours défiant, ne veut pas s'approcher du cheval pour lire le nom écrit sous le pied de cet inconnu. Pour s'en dispenser, il allègue sa mauvaise vue:

Lors renart a les yeux couvers,
Le borne fait, et le travers.
(Renart contrefait.)

Les ennemis d'Abélard, déterminés à ne lui laisser aucun repos, même après l'avoir forcé de fuir Paris et de se réfugier avec ses disciples dans la solitude, lui imputèrent à hérésie d'avoir appelé son église et son monastère le Paraclet:—«Et disoient que nulle esglise ne devoit pas estre assinée especialement au Saint-Esprit plus que a Dieu le Pere, ou a son Fils, ou a toute la Trinité ensemble.» (Trad. inéd. de Jean de Meung.)

Beaumarchais, dans ses mémoires étincelants de verve, s'égaye aux dépens de ce pauvre Lejay, qui, au bas d'un acte controuvé, avait écrit de sa main, siné Lejay, pour signé Lejay. C'était l'antique prononciation. Dans la chronique arbitrairement et à tort baptisée Chronique de Rains: «La roine se sina de la main diestre;» et le dictionnaire de l'Académie, en 1835, nous prévient encore que dans signet d'un livre le g ne se prononce pas, et qu'il faut dire sinet.

Le nom de Lusignan, dans la même chronique, est toujours écrit Lusinan.

Le XVIe siècle retenait la vraie prononciation. Voyez, pour preuve, les rimes de ce rondeau, adressé à Marot par Étienne Clavier:

Pour bien louer une chose tant digne
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dont de despit souvent me paye et disne,
Car je connoy que le fond et racine
De ses escriz ont prins leur origine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Donc, orateurs, chascun de vous consigne
Termes dorés puisés en la piscine
Palladiane, etc.
(Œuvres de Marot, t. III, p. 26.)

Les relations que le mariage de Louis XIII établit entre la France et l'Espagne, introduisirent chez nous la langue et les usages espagnols; la prononciation usitée par delà les Pyrénées pour l'n con la tilde, s'attacha dès lors à cette notation gn, et le XVIIe siècle n'en connut plus d'autre.

«Tous les Parisiens généralement, dit Ménage, prononcent anneau au lieu d'agneau: une moitié d'anneau, un quartier d'anneau; qui est une prononciation très-vicieuse à la considérer en elle-même, à cause de l'équivoque d'anneau en la signification d'agnus, avec anneau en la signification d'annulus

Cette raison serait très-mauvaise, car il n'y aurait point là d'équivoque possible. Admettons un moment qu'on prononce anneau. Si l'on dit: J'ai mangé un morceau d'anneau, ou qu'on parle d'un rôti d'anneau, personne ne sera stupide au point de comprendre qu'on a mis en broche et avalé une bague. La langue est pleine de mots qui sonnent identiquement, à l'oreille sans aucun danger de confusion pour l'intelligence. Mais les grammairiens de profession, dès qu'ils sont en face d'une différence d'orthographe, recourent d'abord à cette explication: C'est pour distinguer. Ils croient toujours qu'on lit, et ne pensent jamais qu'on parle.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que Ménage, tout en blâmant cette prononciation, prescrit de la suivre: «Mais comme ces messieurs (les Parisiens) sont les maîtres du langage, il faut parler comme eux, quand même ils parlent mal. Il faut donc dire avec eux un anneau, un cartier d'anneau, et non pas, comme nous disons dans nos provinces, un agneau, un quartier d'agneau. Quelques-uns croient qu'il faut dire l'agneau pascal.» (Observ. sur la lang. fr., p. 347.)

Il est suivi par l'auteur des Réflexions sur l'usage de la langue, et voici la docte règle qu'ils ont établie à frais communs: «Il faut prononcer de l'anneau en parlant de l'animal cuit, un anneau rôti; et s'il est vivant, de l'agneau, comme voici l'agneau de Dieu, l'agneau pascal5

[5] Voyez l'Art de bien parler françois, t. I, p. 20.

Et quand il n'est plus vivant et n'est pas encore cuit, comment doit-on l'appeler?

La première édition du dictionnaire de l'Académie autorise encore agneau et anneau, au choix. La seconde prescrit agneau.

Racine avait, comme la Fontaine, quelques prétentions confuses à la noblesse; mais eux-mêmes n'en savaient pas bien le conte. J'ai trouvé, sur des états manuscrits de la maison de François Ier, un Jehan Racine et un Jehan de la Fontaine, inscrits parmi les escuyers d'écurie. Ce sont probablement des aïeux de nos deux poëtes, qui eux-mêmes ignoraient cette belle généalogie. La Fontaine prenait le titre d'écuyer jusqu'à l'époque d'un procès qu'on lui fit, et qu'il perdit pour n'avoir pu fournir la preuve de son droit. Racine avait des armes, et qui plus est des armes parlantes, c'est-à-dire qui traduisaient son nom en rébus. C'était un rat et un cygne, qui, suivant la prononciation primitive, faisaient ra-cine. Dans une lettre à sa sœur madame de Rivière, l'auteur d'Athalie parle de sa noblesse généalogique: «Vous savez, lui dit-il, qu'il y a un édit qui oblige tous ceux qui ont ou qui veulent avoir des armoiries sur leurs vaisselles ou ailleurs, de donner pour cela une somme qui va tout au plus à 25 francs, et de déclarer quelles sont leurs armoiries. Je sais que celles de notre famille sont un rat et un cygne, dont j'avois seulement gardé le cygne, parce que le rat me choquoit; mais je ne sais point quelles sont les couleurs du chevron sur lequel grimpe le rat, ni les couleurs aussi de tout le fond de l'écusson. Vous me ferez un grand plaisir de m'en instruire. Je crois que vous trouverez nos armes peintes aux vitres de la maison que mon grand-père fit bâtir, et qu'il vendit à M. de la Clef. J'ai ouï dire aussi à mon oncle Racine qu'elles étoient peintes aux vitres de quelque église… J'ai aussi quelque souvenir d'avoir ouï dire que feu notre grand-père fit un procès au peintre qui avoit peint les vitres de sa maison, à cause que ce peintre, au lieu d'un rat, avoit peint un sanglier. Je voudrois bien en effet que ce fût un sanglier, ou la hure d'un sanglier, qui fût à la place de ce vilain rat!» (16 janvier 1697.)

L'élégant et délicat Racine était trop absorbé par sa juste douleur pour s'apercevoir qu'un sanglier et un cygne n'eussent pas fait Racine, et qu'après tout le vilain rat remplissait mieux son office que n'eût fait le noble sanglier. Le grand-père Racine paraît avoir porté dans cette affaire moins d'imagination que son petit-fils, mais un sens plus judicieux6.

[6] Au bas du portrait gravé par Edelinck, sont placées les armes de Racine; on n'y voit figurer que le cygne. L'auteur d'Athalie avait décidément expulsé le rat de son blason.

Mais si Racine, lié avec les courtisans de Louis XIV, ignorait la prononciation du XVIe siècle, la Fontaine, habitué à fréquenter chez nos vieux auteurs, la connaissait parfaitement; et quand tout le monde l'oubliait autour de lui, il a montré qu'il s'en souvenait.

Dans la fable de l'Autour, l'Alouette et l'Oiseleur:

Un manant au miroir prenoit des oisillons.
Le fantôme brillant attire une alouette;
Aussitôt un autour planant sur les sillons
Descend des airs, fond et se jette
Sur celle qui chantoit, quoique près du tombeau.
Elle avait évité la perfide machine,
Lorsque, se rencontrant sous la main de l'oiseau,
Elle sent son ongle maline.
(Liv. VI, fab. 15.)

Plus loin, parlant de la Discorde chassée du ciel, et que Jupiter ne savait où envoyer:

Comme il n'étoit alors aucun couvent de filles,
On y trouva difficulté.
L'auberge enfin de l'hyménée
Lui fut pour maison assinée.
(Liv. VI, fab. 20.)

§ II.
L, M ET N REDOUBLÉES.

L redoublée, ll, avait toujours, comme en espagnol, la valeur des deux l mouillées de bouilli, caillou. L'orthographe moderne veut toujours un i au moins avant les deux ll mouillées. Dans l'origine, il suffisait que les ll fussent entre deux voyelles. L'i se mettait ou s'omettait sans conséquence. Paillard s'écrivait sans i, pallars.

Quand li pallars le vit entrer.
(R. du chast. de Coucy, v. 4054.)

Coucy reçoit une assignation amoureuse: Sire, lui dit Gobert, son confident:

Sire, bien plaire
Vous doit ce mandement, sans falle,
Et vous irez vaille que valle.
(Ibid., v. 6535.)

Sans faille, sans faute.—La double orthographe du mot vaille, dans le dernier vers, ne laisse pas même la ressource de supposer qu'on prononçât alors autrement qu'aujourd'hui.

Mellor, mervelle, conselle, aparelle, sonnaient avec les ll mouillées.

Car cis aime miols les mellors,
Et tient bas sos piez les piors.
(Partonop., v. 4330.)

«Car celui-ci préfère les meilleurs (les braves), et tient les pires (pejores) bas sous ses pieds.»

Et li conselle et loe et prie.
(Ibid., v. 4455.)
Une lanterne atant li baille;
La candelle qui art dedans
N'estaint por orez ne por vens…
Il apparelle son aler.
(Ibid., 4465.)

«A ces mots, il lui remet une lanterne. La chandeille7 qui brûle dedans ne s'éteint ni pour orages ni pour vents. Partonopeus s'apprête à partir.»

[7] C'est l'ancienne prononciation, conservée avec soin dans toute la Picardie.

Partonopeus le voit el vis
N'est mervelle s'il est permis.
(Partonop., v. 7410.)

La chanson de Roland écrit consell, amirall; c'est conseil, amirail, quand suit une voyelle; autrement, conseu, amirau, comme on le rencontre souvent figuré.

C'est la marque d'un manuscrit relativement récent lorsqu'on y trouve le féminin elle par deux l, comme aujourd'hui. Les textes les plus anciens écrivent toujours ele; elle, dans l'origine, aurait sonné eille.

La règle actuellement encore en vigueur, par laquelle une consonne redoublée rend brève et ouverte la voyelle précédente, cette règle n'était pas connue au XIIe siècle. Doubler les consonnes eût semblé une superfluité, hormis le cas où il s'agissait de rappeler une syncope. Le plus ancien manuscrit français, le Livre des Rois, écrit toujours femme par deux m, feminam, fem-ne, fem-me. La règle était de répartir la consonne doublée entre les deux syllabes adjacentes, et de prononcer fan-me.

D'animam on fit d'abord aneme, comme d'imaginem, multitudinem, imagene, multitudine, formes constantes dans saint Bernard et dans les Rois. Les Rois écrivent souvent aussi anme; c'est la prononciation la plus voisine d'aneme. La chanson de Roland n'emploie jamais d'autre forme:

Guaris de mei l'anme de tuz périls…
Morz est Rolans: Deus en ad l'anme es cels!…
(St. 173.)

Abélard, dans l'histoire de sa vie:

«Et moy qui estois son filz ainsnés, de tant qu'il m'avoit plus chiers, de tant mist il plus grant cure que je fusse plus diligenment (diligen-ment) aprins, Et je, de tant come je proufitay plus et plus legierement (facilement) en l'estude des lettres, de tant m'y enhardige plus ardanmant

(Trad. inéd. de Jean de Meung.)

D'après cela, et pour voir comme l'on prononce mal aujourd'hui, considérez ce passage des Femmes savantes:

PHILAMINTE.
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?
MARTINE.
Qui parle d'offenser grand-père ni grand'mère?

Le jeu de mots est exact suivant la bonne prononciation d'autrefois; il ne l'est pas suivant la méthode aujourd'hui en usage, de jeter les deux m dans la seconde syllabe, et de prononcer la gra-mmaire. De ces deux m, l'une appartient à la première syllabe, l'autre à la seconde, ce qui confond tout à fait la gram-maire avec la grand'mère.

Le nom propre Grammont se prononce aussi mal gra-mmont. C'est gram-mont qu'il faut dire. Jadis on écrivait le plus souvent grandmont, en latin grandimons. Le d est tombé d'abord, parce qu'il ne servait qu'à noter l'étymologie, et disparaissait dans la prononciation; ensuite on a mal à propos réuni les deux m en une seule, et voilà comment le nom a fini par se trouver défiguré en Gramont.

Le mot nenni, autrefois si usité dans certaines provinces, et même à Paris sous François Ier, lorsqu'on le rencontre dans Marot ou ailleurs, on ne sait plus le prononcer. Le plus grand nombre dit né-ni; c'est ainsi qu'il est estropié au théâtre. D'autres, en petit nombre, na-ni. Allez donc en Lorraine apprendre à prononcer nan-ni, en traînant sur la première syllabe.

Je préviens ici une objection qu'on ne manquerait pas de me faire, en trouvant plus loin, dans des citations, femme, âme, figurés fame, ame. La contradiction n'est qu'apparente, et se concilie par l'âge des manuscrits, où les copistes introduisaient l'orthographe de leur temps. Tout ce qu'on en peut conclure, c'est que la prononciation actuelle des mots femme, âme, remonte très-haut; mais l'autre l'avait certainement précédée, et la règle générale se maintint encore longtemps après que les mots fame et ame y faisaient exception. Nous serions trop heureux d'avoir les manuscrits originaux, ou seulement contemporains des auteurs! C'est déjà un grand bonheur, et dont il faut remercier le hasard, que les plus anciens textes nous soient parvenus dans les plus anciennes copies.

Il y a encore des provinces où l'on prononce malhon-nête. Je ne prétends pas que ces sons du fond de la gorge, fan-me, malhon-nête, très-fréquents dans notre vieille langue, fussent plus agréables que ceux du bout des lèvres par lesquels on les a remplacés. D'ailleurs, nous ne pouvons guère juger ces questions impartialement, étant séduits par l'habitude. Mon unique but est de montrer que ces inconséquences apparentes, si multipliées dans notre langage, ne tiennent pas au fond de la langue, mais sont des déviations résultant de l'oubli des règles primitives.

§ III.
SUPPRESSION DES LIQUIDES.—GRASSEYEMENT.

Les Français sont enclins à grasseyer, surtout les Parisiens. Cela vient de leur aversion native pour les doubles consonnes. L'r et l'l ne sont liquides qu'à condition d'occuper la seconde place; mais à la première, elles sont très-dures. En ce cas, on avait deux ressources: supprimer absolument la liquide, ou la transposer. On écrivait marbre et arbre, par respect de l'étymologie marmor et arbor; mais en parlant, on supprimait la première r, abre, mabre, qui sont restés ainsi chez le peuple. Nous disons encore un candélabre; on le disait ainsi, mais on écrivait candelarbre, arbre qui porte des chandelles ou candelles, candelas:

Et quant il volt aler coucier,
Les candelarbres volt drecier.
(Partonopeus, v. 1697.)

Il arrive même souvent que cette r est supprimée dans l'écriture. M. Méon, dans son glossaire du Roman de la Rose, fait cette note sur le mot chartre:—«Aux Quinze joyes du mariage, on lit geolier chatrin, parce que les anciens ôtaient l'r de plusieurs mots; ils écrivaient quatier, mabre, paler, bone (borne).» (Méon, R. de la Rose, IV, p. 228.) On voit que le grasseyement parisien remonte très-haut.

Garson est le mot gars, avec la forme augmentative italienne one. La Normandie a retenu l'usage de gars, qu'elle prononce gâs, très-long:—Mon gâs;—N'a-vous point vu mon gâs? On prononçait donc aussi gâçon. C'est la prononciation légitime et primitive; il est fâcheux qu'elle soit devenue ridicule, comme il est fâcheux que le féminin de gars, qui ne signifiait d'abord qu'une jeune fille, soit devenu une grossière injure.

Fors, qui est aujourd'hui hors, éteignait également l'r et sonnait . La preuve existe dans le mot faubourg, dont la vraie et primitive orthographe est forsbourg;—bourg extérieur, du dehors.—Les gens qui écrivent, abusés par leur oreille et leur ignorance, ont noté faux-bourg. Il n'y a rien de faux dans un faubourg; mais il est situé foras burgi.

Armure se prononçait amure, et souvent on le rencontre figuré ainsi. Anséis frappe Turgis, et lui met au corps l'armure de son bon épieu:

Del bon espiet el cors li met l'amure.
(Ch. de Roland, st. 97.)

Arme et ame se confondant par la prononciation, on ne doit pas être surpris que les copistes aient fréquemment confondu aussi l'orthographe des deux mots, et mis l'un pour l'autre.

Dans le Fabel d'Aloul:

Tel loier a qui ce encharge;
Ma dame n'a soing de hontage.

Évidemment on prononçait enchage sans r.

Arsi, participe du verbe ardre, se prononce encore actuellement en Picardie asi. Le Livre des Rois écrit indifféremment l'un et l'autre:

—«Il volt que d'iloc en avant nuls sun fil ne sa fille al deable ne offrist ne nen arsist

(Rois, IV, p. 427.)

—«Il voulut que dorenavant nul en ce lieu n'offrist au démon ni ne bruslast son fils ou sa fille.»

—«E a sa quesine (de Salomon) furent asis chascun jor dis bues gras.»

(Rois, III, p. 239.)

Rue des Arsis;—rue des Asis, des brûlés.

Lard rimait très-bien avec gras:

Car il sait bien que el plus gras
Est tout ades li mieudres lars.
(Le Fabel d'Aloul.)

«Car il sait bien qu'au plus gros cochon se trouve aussi le meilleur lard.»

Mecredi, en grasseyant, bonne prononciation, conforme aux vieux textes, et non mere-credi.

Robert se prononçait Robet:

Estes vous poignant a droiture
Contre lui son bouvier Robet:
Qu'as tu? fait il; qu'as tu, vallet?
(De Constant Duhamel, v. 312.)

—«Voici accourant droit à lui son bouvier Robert: Qu'as-tu, valet? demanda-t-il.»

Ce mot valet, bien qu'on écrivît par abus varlet, ne s'est jamais prononcé autrement que valet, en grasseyant. Il est certain que l'étymologie commandait avant l'l une consonne; mais c'était l's et non l'r, puisque valet vient de vassallettus, diminutif de vassallus. La bonne orthographe est donc vaslet, et c'est celle aussi qu'on rencontre le plus souvent.

L'autre liquide, l, était absolument dans les mêmes conditions.

On prononcera très-bien couple, sans qu'il faille insérer un e muet rapide entre le p et l'l;—coulpe (de culpa) éteignait l'l devant le p et sonnait coupe, comme une coupe, vase.

Le sire de Coucy faisant sa déclaration d'amour à la dame de Fayel:

Dame, pour vous amours sentir
Me fait ses maus à son plaisir.
—Sire, ma coupe nesse mie.
(R. de Coucy, v. 555.)

«Monsieur, ce n'est pas ma faute.»

Nous disons inculpé, on disait au moyen âge encoupé, bien plus raisonnablement, puisque in se traduit d'habitude par en, et u par ou.

Coucy, surpris par Fayel dans le vestibule de la châtelaine, jure qu'il ne venait pas pour elle. Il n'hésite pas à faire un faux serment, à damner son âme pour sauver sa maîtresse:

Et ainsi soit m'ame sauvee
Qu'a tort l'en avez encoupee.
(Coucy, v. 4771.)

Pour qui donc venait-il?—Pour la suivante. Isabelle, dévouée à sa maîtresse, prend tout le déshonneur sur son propre compte:

J'aime trop mieux estre encoupee
Que ma dame en fust diffamee.
(Ibid., v. 3659.)

La locution qu'on reproduit encore quelquefois est donc battre ma coupe, et non pas ma coule-pe.

Le mot sépulcre revient plusieurs fois dans Garin. Il est écrit partout sepucre, sans l.

Ha, sire Abes, por l'amor Dieu merci,
Por saint sepucre, ne faites mie ainsi!
(T. II, p. 250.)

§ IV.
LIQUIDE TRANSFORMÉE OU TRANSPOSÉE.

TRANSFORMATION.—Le grasseyement conduisit à transformer l'r sur le papier, lorsque cette consonne était suivie d'une l; car alors l'r se changeait elle-même en l. Ainsi en avaient usé les Latins dans pellucidus, pellego, etc.

On écrivait donc parler, merle, ou, comme l'on prononçait, paller, melle.

Le héros du fabliau d'Auberée la vielle maquerelle, était célèbre dans le pays de Compiègne et même au delà:

De sa valor, de sa largesse
Palloit l'en jusqu'en Beauvoisin.

Palloit l'en, parlait on, on parlait.

Notre jaloux, dit Auberée au jeune amant, garde bien sa femme; mais

Ja ne la saura si garder
Que ne vos face lui paller.

Le nom propre Charles se prononçait Châ-les, qu'on a plus tard écrit Chasles. Charlemagne est souvent écrit Challemagne, Challes, Challon, Challot, pour Charlon, Charlot: l'écriture usait indifféremment des deux orthographes:

Challot, Challot, biauz doulz amis…
Challoz en est venuz au bois…
Charlot, se Diex me doint sa grace…
Hom n'en auroit pas, samedi,
Fait Charlos autant au marchié.
(Rutebœuf, De Charlot le Juif.)

Merlin se prononçait Mellin;—Merlot, diminutif de Merlin, Mellot.—«Le dit de Merlin-Mellot.» Prononcez de Mellin-Mellot.

Il y a, en Normandie, un château de Chantemelle; c'est Chante-Merle. La prononciation induisit à écrire Chantemesle. C'est mal à propos.

Orsignot, melle ne mauvis,
. . . . . . . . . . . . . . . . .
N'estoit si plaisans a entendre.
(Le lai de l'oiselet, v. 85.)

«Rossignol, merle ni alouette, n'était si agréable à entendre.»

Un merlan se prononçait un mellan. Dans le fabliau de saint Pierre et du Jongleur, saint Pierre, en l'absence du diable, descend en enfer, proposer une partie de dés au jongleur commis à la garde des chaudières: Hélas! je n'ai point d'argent, dit le jongleur.—Mets des âmes au jeu, répond saint Pierre, qui avait fait son plan de tricher pour tirer d'affaire les pauvres damnés, comme de fait il y réussit:

Dist li jougleres: C'est a droit.
Lors jete deseur le berlenc.
—Cis cops ne vaut pas un mellenc,
Dist saint Pierre; perdu l'avez.
(Barbaz., II, 195.)

L'auteur de ce joli fabliau était Picard. Le peuple d'Amiens prononce encore un mélan.

De même le verbe hurler sonnait huller.

Dans le Renart contrefait, par Jacquemars Gielée, Renart, voyant sa propre image reflétée dans l'eau d'un puits, croit apercevoir sa commère Hersent:

Lors a hullé une grant foiz.

Roland, traversant une forêt, entend au loin la chasse du roi:

Les veneors du roy oï priser, corner,
Et les chiens d'altre part et glatir et usler.
(Gerard de Viane, v. 155.)

La rue du Grand-Hurleur est inscrite, dans le catalogue de l'abbaye Saint-Germain (1450), rue de Hulleu;—rue de Hurleur. Lebœuf a prétendu que le nom de cette rue devait s'écrire Hue-le, parce qu'il y avait probablement une maison de prostitution, et que probablement aussi le peuple huait tous ceux qu'il en voyait sortir. C'est une heureuse imagination!

Pourquoi écrivons-nous un chambellan, sinon par la tradition de la prononciation ancienne? Vous voyez dans les vieux auteurs chamberlan, ou chambrelan, cambrelanc, etc…

Antoine de la Salle, l'auteur de ce charmant livre du Petit Jehan de Saintré, le Télémaque du XVe siècle, nous apprend, au chapitre II, que la jeune dame des belles Cousines, depuis le trépas de feu monseigneur son mari, «ne se voult remarier pour quelque occasion que ce feust, pour ressembler aux autres vrayes vesves de jadis, dont les histoires romaines, qui sont les suppellatives de toutes, font tant de glorieuses mencions.»

Mellusine est pour Merlusine ou plutôt mère Lusine, mère des Lusignan, dont le nom se prononçait Lusinan, témoin ce passage et une foule d'autres de la chronique mal à propos intitulée Chronique de Rains: «Et eschei li roaumes a une siene sereur qui estoit en la terre de Surie, et estoit mariee à monsignor Guion de Lusinan.» (P. 18.)

Quant à la fée Mellusine, qui épousa Raymond de Lusignan et fut la tige d'une illustre et nombreuse famille, ce n'est pas ici le lieu de raconter sa merveilleuse histoire; il suffit de dire que lorsqu'un de ses descendants devait mourir, elle apparaissait la nuit sur les murs de son château, poussant des cris lamentables; d'où le peuple a dit, en commun proverbe: des cris de Mère Lusine. L'Académie prescrit de dire: cris de Mélusine. Madame de Sévigné écrit Mellusine par deux l.


TRANSPOSITION.—On usait souvent aussi de la seconde ressource quand l'r suivait une voyelle, étant suivie elle-même d'une consonne; c'était de la transposer en avant de la voyelle. On écrivait formage, à cause de forma, formago, formagium (Du Cange), mais on prononçait fromage;—ferpes (ferpatæ vestes, habits troués, effiloqués, guenilles), et on prononçait frepes, d'où freperie, friperie.

Apres ne doy oublier mie
Saint Seurin, pour la ferperie
Qui est achatée et vendue
En son carrefour.
(Le Dit des Moustiers.)

On dit encore en Picardie flepes, par la substitution d'une liquide à l'autre. Aller à flepes, c'est porter des guenilles. Un manteau efflepé.

Nos pères faisaient fourmi du masculin: li formiz. Le peuple dit toujours un fremi.

Pormener ou pourmener, sonnait proumener.

Quant la porcession fut hors du grant moustier,
Felix par la main destre a pris le chevalier.
(Le Dit des trois Moines.)

C'est la procession.

Furetière témoigne qu'on disait autrefois porfil (contour), au lieu de profil; c'est-à-dire qu'il a rencontré ce mot écrit porfil. Effectivement, je trouve dans un fabliau du XIIIe siècle:

Li surcoz fu toz a porfil
Forrez de menuz escureax.
(D'Auberée la vielle maquerelle.)

«Le surcot était tout autour garni d'une fourrure d'écureuil.»

Mais le changement a eu lieu dans l'orthographe et non dans la prononciation, qui a toujours été profil.

Fremer, défremer, pour fermer, défermer, se dit encore en Picardie:

En la grange le moine, si li a defremée
L'ostesse s'emparti, à la clef frema l'huis.
(Le Dit du Buef.)

—«Que vous dirois jou? la pais fu faicte et confremée.» (Villehard., p. 185.)

Dexter a fait dextre, et sinister, senestre. On prononçait dêtre et senêtre, comme fenêtre. L et r étant deux liquides, ne comptent pas à la seconde place pour des consonnes entières; cependant le désir d'obtenir un mot plus coulant à l'oreille a déterminé quelquefois une transposition superflue en principe. Ainsi l'on a dit, au lieu de dêtre, drète. Ensuite, à cette forme féminine, on a créé le masculin dret, que l'on a écrit plus tard droit, droite; et voilà comment droit dérive de dexter, par métathèse ou transposition.

Faible vient de même de flebilis, et a existé sous la forme floible (flouèble). Dans le Livre des Rois, dans saint Bernard, dans les Moralités sur Job, on ne rencontre jamais que floibe, afloibir; floibeteit, pour faiblesse, de flebilitas. Jean de Meung, dans sa version d'Abélard, n'emploie jamais que floibe; le roman de Berte aus grans piés nous montre déjà ce mot avec deux l, dont la seconde seule a survécu:

Mais elle avoit el bois receu trop male rente
Que de plusieurs meschiefs ot eu plus de trente,
Si que ne pot mengier, tant fu et floible et lente8.
(Berte aus grans piés, p. 72.)

[8] Ce dernier exemple donne lieu à une observation que je ne veux pas différer, bien qu'elle soit anticipée et hors de la matière que nous traitons en ce moment.

La mesure de ces vers prouve qu'il faut prononcer dans le premier receu en deux syllabes, comme il est aujourd'hui; et dans le second, é-u, avec diérèse, c'est-à-dire séparation des voyelles.

J'espère faire voir plus loin que la langue française, dans l'origine, n'avait point de diphthongues; qu'on prononçait é-u, vé-u, bé-u, recé-u, etc., etc.

La difficulté gît bien moins à constater de pareils faits, qu'à en limiter l'étendue et la durée; d'autant qu'il y a toujours eu un moment plus ou moins long où les deux formes étaient en concurrence et subsistaient ensemble.

Observons donc, puisque l'occasion s'en présente, que Adenes, l'auteur de Berte aus grans piez, était contemporain de S. Louis; qu'ainsi, dès le XIIIe siècle, la diphthongue commençait à s'établir pour le participe passé en u. On la faisait ou on ne la faisait pas, selon le besoin.

Théodore de Bèze, en 1584, nous apprend que de son temps on conservait religieusement l'habitude de la diérèse dans le pays Chartrain et dans l'Orléanais, comme fait encore le peuple de Paris pour le seul participe .

Les Picards ont toujours affectionné la terminaison en u, et prononcé Diu, fiu, du fu, le liu, les yus. Or, l'influence picarde ayant été prédominante dans le français, à cause du nombre considérable de poëtes fournis par la Picardie, au moyen âge, il est vraisemblable qu'il faut attribuer à cette influence la forme qui a fini par prévaloir.

Remarquez aussi qu'Adenes, ménestrel du duc de Brabant, Henri III, vivait dans le voisinage de la Picardie: son langage devait s'en ressentir.

Saint Sulpice est appelé par le peuple saint Suplice, et c'est comme l'écrit l'auteur du Dit des Moustiers de Paris:

Apres, saint Pere du sablon
Et saint Souplis i assemblon.

Un brelan s'est d'abord écrit un berlan, un berlenc (le c euphonique):

Un berlenc aporte et trois dés
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lors jete dessus le berlenc:
—Cis cops ne vaut pas un mellenc!
(De S. Pierre et du Jongleur.)

On prononçait un bellan, comme un mellan, ou bien plutôt un brelan, parce qu'il était facile et doux de reporter l'r de berlan, ce qui ne se pouvait faire pour merlan.

Berbis, formé de vervex, est devenu brebis. Les anciens textes du XIIe siècle, saint Bernard, les Rois, écrivent toujours berbis. On n'a jamais prononcé que brebis.

Et bergier, par la même raison, se prononçait breger.

Hernaïs, le neveu de Garin, se rend à l'armée suivi de cent braves chevaliers:

Il n'i vint pas comme villain bregier,
Mais comme prou et vigoureux et fier.
(Garin, t. I, p. 133.)

Il existe un nom propre Bregé;—c'est Berger.

Héberger, hébreger:

Et sachiez bien que nul escamp
Ne querrons de vous hebregier,
Que ne semblez mie bregier.
(La Violette, p. 79.)

—«Cuens des blans dras, cuens des blans dras, te deust ore avoir nus essoigne tenu que tu… ne l'eusses hebregié et recueilli?» (Villehard., p. 196.)

Un des plus curieux exemples de la transposition de l'r se trouve dans la chanson de Roland, où le nom de la province de Frise est toujours écrit Fizer; mais on est averti par la rime:

Li reis serat as meillors pors de Fizer
S'arrere guarde aurat detres sei mise.
(St. 43.)

On voit ici l'r avancer de deux syllabes; c'est comme dans le mot Fontevrault (Fons Ebraldi), qu'on prononçait, du temps de Louis XIV, Frontevault. Ménage a grand soin de nous en avertir. Cependant il n'y avait pas ici nécessité absolue, l'r étant aussi bien liquide après le v qu'après l'f; mais comme l'f est plus forte, l'r s'y appuie mieux.

C'est le même motif qui a changé boucle en blouque:—«… La grant espée de parement du roy, dont le pommeau, la croix, la blouque… estoient couverts de veloux azuré.»

(Monstrelet, III, fol. 22, 1572.)

Lorsqu'il s'agit de transporter en français le mot spiritus, comme il n'y avait pas moyen de garder les deux consonnes consécutives, on usa de la ressource convenue en pareil cas, qui était de les faire précéder d'un e et d'éteindre ensuite l's dans la prononciation, en donnant à l'e le son fermé.—On supprimait la terminaison latine.

Cela produisit le mot espir, qui est la forme écrite la plus ancienne, la seule à peu près qu'on rencontre dans les textes du XIIe siècle, et qui se montre encore quelquefois dans les manuscrits du siècle suivant.

—«Cis filh vivent dedans par espir ki defors muerent par char.» (Job, 504.)

«Ces fils vivent au dedans par l'esprit, qui au dehors meurent par la chair.

—«La splendors del Saint Espirs.» (Ibid., 513.)

Mais on transposait l'r, et l'on prononçait comme bientôt on l'écrivit, esprit.

Amis, de part le Saint-Espir,
Tos tes voloirs veuil accomplir.
(De S. Pierre et du Jongleur.)

«De par le Saint Epri—tous tes vouloirs veuil accompli

Fierte vient de feretrum. D'après les règles précédentes, vous prononcerez fetre, ie valant é accentué, et l'r se transposant après le t:—La fetre de saint Romain. Ce mot se rapproche de feretrum bien plus que fiere-te.

Le peuple, fidèle à cette habitude de transposer l'r pour fuir deux consonnes consécutives, persiste à nommer un épervier, un éprevier. C'est l'antique prononciation. Turold nous apprend que Barbamouche, le cheval du Sarrasin Climborins, était plus rapide qu'épervier ni hirondelle:

Plus est isnels qu'eprever ne arunde.
(Chans. de Roland, st. 115, v. 10.)

L'ancien dictionnaire de l'Académie enregistre cette prononciation sans la blâmer ni l'approuver; mais Ménage, de son autorité privée, décide que épervier est la seule prononciation légitime. C'est dans ses Réflexions sur la langue françoise, dans ses Observations il s'était contenté de dire:

«Celui qui porte les épreuves (d'une imprimerie) s'appelle épervier, par corruption pour épreuvier, ou par allusion à un épervier, à cause qu'il doit voler et voler viste comme un épervier, en portant et rapportant les épreuves. Et à ce propos, il est à remarquer que nos anciens disoient éprevier, au lieu d'épervier.» (Obs., p. 336.)

Tout le génie étymologique de Ménage brille dans cette conjecture sur l'épreuvier, qui vole comme un épervier.

De verus on a fait voir, qu'on prononçait vouére, quand l'r finale était suivie d'une voyelle: voir est, verum est. Mais quand le second mot commençait par une consonne, on ne pouvait plus conserver l'r à la fin, ce qui eût ajouté un e muet et donné deux syllabes au lieu d'une. Que faisait-on alors? On transposait l'r en parlant, et, tout en écrivant voir, on prononçait vroi, vroué, et finalement vrai.

Enfans, ce dist Aymon, soyez bien retenans
Ce que vo mere dist, car elle est voir disans.
(Les quatre fils Aymon, v. 138.)

Car elle est vré disant, et non voire disant, qui romprait la mesure.

La broderie fut inventée pour orner le bord d'un vêtement. Border, broder, c'est le même mot; l'un est le mot écrit, l'autre le mot parlé.

On écrivait poverté à cause de paupertas, mais on prononçait povreté:

Ben a cinq ans qu'ai chi devant esté
Ne puis veoir riens de lor poverté.
(Ogier, v. 7590.)

Verté, contracté de vérité, prononcez vreté.

Quand l'empereur entendi la verté.
(Ogier, v. 424.)

La ferté est par syncope pour la fermeté; firmitas, dans la basse latinité, est une forteresse. La Ferté-Milon, la Ferté-sous-Jouarre, c'est la Forteresse-Milon, la Forteresse-sous-Jouarre. Mais en écrivant la Ferté par respect de l'étymologie, on ne prononçait pas, comme aujourd'hui, la Fereté en trois syllabes. A quoi aurait-il servi de syncoper Fermeté? On prononçait la Freté, et il est arrivé quelquefois aux copistes de l'écrire ainsi: l'auteur du Roman de Gaydon dit que Thibaut d'Apremont possédait, outre cette terre, la noble forteresse de Hautefeuille:

Suens fu Mont aspres, s'en tint les heritez,
Et Haute foille, celle noble Fretez.
(Intr. du Roland, p. 24.)

«Sien fut Montaspres, il en tint les héritages, et Hautefeuille, cette noble ferté

Liber, libre; libertas, libreté, quoiqu'on écrivît liberté.

Virtus, vertu, c'est-à-dire vretu.

Tremper vient de temperare, l'r transposée pour faciliter la syncope. Les vieux romans parlent souvent de tremper une harpe, c'est l'accorder. On accorde encore les pianos par tempérament, c'est-à-dire en tempérant les quintes, parce qu'il est impossible de les accorder avec une justesse mathématique.

Aussi les malheureux scribes finissaient-ils par ne plus s'y reconnaître, confondant la forme parlée avec la forme écrite, figurant er où il fallait re selon l'étymologie, et vice versa:

Li quens Rolians Gualter de luing apelet9:
Pernez mil Francs de France nostre tere.
(Chanson de Roland, st. 63.)

[9] t euphonique, muet.

«Le comte Roland de loin appelle Gautier: Prenez mille Français, etc.»

Il fallait écrire prenez, puisque la racine est prendere.

Je terminerai ce chapitre sur les consonnes consécutives, par une observation qui doit fortifier ce que j'en ai dit. Je la tire d'un grammairien latin, Priscien, qui écrivait au commencement du IVe siècle. Il nous apprend que la plus dure des consonnes, l's, perdait souvent sa force, et que les plus anciens poëtes latins, et maxime vetustissimi, la faisaient disparaître en certaines rencontres. Et il cite de Virgile, ponite Spes sibi quisque suas, que l'on prononçait ponite 'pes; sans quoi l'e de ponite fût devenu long.

Il est assurément curieux de rencontrer l'usage si complétement d'accord avec la logique, et de voir un principe appliqué ainsi jusque dans ses dernières conséquences.

Mais voici qui recule encore beaucoup l'origine de cette loi: c'est qu'on la retrouve dans Homère. Homère fait brève la voyelle suivie de st, sk, évidemment en ne tenant pas compte de l's dans la prononciation:

ΠολυσταφυΛΟΝ Θ' ἹΣΤΙαιαν
(Iliad., II, v. 537.)
ΟΥΔΕ ΣΚΑμανδρος ἔληγε τὸ ὃν μένος, ἀλλ' ἐτὶ μᾶλλον…
(Ibid., XXI, v. 305.)
ἈΛΛΑ ΣΚΑμανδρος
(Ibid., v. 124.)

Et dans l'Odyssée:

Πέλεκυν μέγαν, ἨΔΕ ΣΚΕπαρνον10.

[10] Voyez Priscien, dans Putsch, p. 557-564, et 1320.

Comme les vers ont toujours été calculés pour l'oreille et non pour l'œil, il est manifeste qu'on prononçait, en retranchant le sigma: Ἱτίαιαν,—ἀλλὰ Κάμανδρος—ἠδὲ κέπαρνον

Catulle a dit de même, Undă Scamandri. Si l'on doute que l'assertion de Priscien soit exacte, il suffit d'ouvrir tout ce qui nous reste d'anciens poëtes latins cités dans Nonius Marcellus: Ennius, Lucrèce, les fragments de Lucile, Plaute, ce fidèle témoin des habitudes du langage. De leur temps, l's suivie d'une autre consonne s'effaçait non-seulement de la prononciation, mais encore de l'écriture:

Volito vivu' per ora vivum.
(Ennius.)
Quam semper fuvit stolidum genus Aiacidarum!
Bellipotentei' sunt magi quam sapientipotenteis!
(Id., Ex Annal., VI.)
Tum mare velivolum florebat navibu' pandis.
(Lucrèce, V.)
Majorem interea capiunt dulcedini' fructum.
(Ibidem.)
Nec molles opu' sunt motus uxoribus hilum.
(Id., IV.)

Lucrèce se procure ainsi sans façon quantité de dactyles que ses successeurs n'osaient plus avoir; car, chez les Romains aussi, la langue écrite devint la langue littéraire, au préjudice de la langue parlée; et le témoignage des yeux prévalut sur celui de l'oreille. A peine dans Horace et dans Virgile retrouve-t-on quelque vestige de l'ancien usage général11. L'archaïsme, comme chez nous, y passe pour une faute ou pour une licence.

[11] Le sæpe stylum d'Horace devait se prononcer sæpe 'tylum, et ce vers de Virgile,

Inter se coiisse viros et decernere ferro.
(Æneid., XII, 709.)

serait mieux écrit:

Inter se coiisse viro' et decernere ferro.

Quelques commentateurs et éditeurs ont imaginé de substituer cernere à decernere; rien ne les y autorisait, que leur embarras de comprendre la mesure. Servius indique positivement l'élision de viros sur et.

La question du sigmatisme, tant controversée par les érudits, est au fond bien simple: les exemples qu'on allègue pour et contre ne sont qu'une affaire d'orthographe.

Au Xe siècle, Abbon, bénédictin de l'abbaye de Fleury, écrit à ses disciples anglais que dans Deus summus la première s disparaît, afin d'éviter le sifflement: «Inter duas etiam partes cum s præcedit, ut Deus summus, ne nimius sibilus fiat, prior s sonum perdit.»

(Quæst. grammat., ap. Maio, Bibl. Vaticana, t. V, p. 337.)

Les habitudes de langage du temps d'Ennius, de Pacuvius et de Plaute, puisqu'elles avaient sous Auguste cédé à des habitudes opposées, comment se retrouvent-elles à l'origine de notre langue, et si fortes qu'elles en deviennent un caractère essentiel? La réponse est facile: Le latin s'est transmis dans les Gaules par l'armée, par les soldats. Le peuple de Rome, comme celui de Paris, ignorait les vicissitudes du parler littéraire, et conservait intacte la tradition orale. Notre prononciation française nous vint des contemporains d'Ennius.

Voilà donc une loi d'euphonie transmise sans altération depuis Homère jusqu'aux trouvères de la langue d'oui, en traversant toute la poésie latine. On conviendra qu'il y a quelque dommage de l'avoir laissée périr après trois mille ans d'existence et de bons services. Nous avons fait triompher sur l'harmonie grecque la barbarie du Nord. Voltaire, en nous appelant Athéniens, nous faisait trop d'honneur.

CHAPITRE II.

De la consonne simple, et surtout de la finale.—Observation sur la finale des pluriels.—Deux consonnes finales.—Preuve par les rimes en i.

§ Ier.

N'est-il pas ridicule que nous prononcions aimer, jouer, louer, comme aimé, joué, loué, et que nous fassions sentir la finale r dans courir, mourir, jouir? Le peuple n'a pas accepté cette inconséquence: il continue à dire à l'infinitif, couri, mouri, queri, joui. Il a raison.

RÈGLE.—On ne faisait jamais sentir de consonne finale; et il ne pouvait y avoir à cette règle une seule exception; car elle est la conséquence immédiate de celle des consonnes consécutives. Supposez en effet qu'on prononce avec l'r finale courir, mourir; vous retombez aussitôt dans l'inconvénient qu'à tout prix on avait résolu d'éviter, deux consonnes de suite. Courir fort, mourir bientôt, dans la prononciation moderne, ne peuvent s'articuler sans l'intercalation de cet e muet qu'on écrase, et qui obscurcit notre langage d'une multitude de sons sourds, rudes et confus.

Une autre conséquence, c'est que la plupart des mots avaient deux terminaisons, l'une devant une voyelle, l'autre devant une consonne, et qu'il existait, dans tel ou tel cas donné, deux prononciations pour une seule orthographe. Par exemple, on prononçait l'infinitif du verbe aimer comme le participe passé, comme nous faisons aujourd'hui; et l'on eût dit, en faisant sentir l'r,—Aimer éternellement.

Je rappellerai ici un passage de Théodore de Bèze, que j'ai déjà cité; mais il est important: «Une consonne finit-elle un mot, elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant, si bien qu'une phrase glisse tout entière comme un seul et unique mot.» (De Fr. ling. recta pron., p. 10.)

Th. de Bèze ne parle que du cas où le second mot commence par une voyelle; mais il a fallu prévoir aussi le cas où il commencerait par une consonne, et, pour obtenir cette prononciation coulante qui fait glisser la phrase entière comme un seul mot, on a pratiqué, sinon formulé, cette loi de n'articuler jamais de consonne finale.

Cette consonne doit donc être considérée comme n'appartenant pas dans la prononciation au mot qui la traîne après soi sur le papier, mais plutôt au mot subséquent. C'est une espèce d'en-cas réservé pour les besoins de l'euphonie, pour servir de liaison et adoucir le passage entre deux voyelles. Son rôle est d'être présente quand on a besoin d'elle, et de s'effacer lorsqu'on n'en a pas besoin.

Une objection toute naturelle se présente: d'après cet arrangement, tout mot devrait se terminer par une consonne, afin de fuir les hiatus. C'est ce qui n'a pas lieu; le soin de l'euphonie n'allait donc pas si loin que je le prétends.

Je réponds que cela n'a plus lieu, mais que dans l'origine, et je le ferai facilement voir, tout mot se terminait par une consonne, tantôt étymologique, tantôt intercalaire, quand l'étymologie n'en fournissait pas. Je montrerai que de ces consonnes, les unes ont été recueillies et fixées par l'écriture, les autres ont été omises arbitrairement, au hasard; et que ces omissions, par l'influence inévitable de la langue écrite sur la langue parlée, ont introduit à la longue cette immense quantité d'hiatus qui défigurent notre prose, et ont fini par rendre la poésie à peu près impossible. Les consonnes euphoniques seront l'objet d'un chapitre particulier; il me suffit de les indiquer ici, et, sans anticiper sur cette matière, je reviens aux finales, qu'il faut passer rapidement en revue, afin de constater et l'ancien usage et les inconséquences modernes.

B.

Il n'y a rien à dire du b. Comme finale, il n'a jamais été employé12. C'est une labiale trop molle; on se servait de sa forte le p, sur lequel la terminaison s'appuie mieux.

[12] Bien entendu, il n'est question ici que des mots français, et non de ceux qu'on a importés d'Allemagne ou d'Angleterre.

C.

Bec. On ne disait pas le beque d'un oiseau, mais le ; témoin le mot béjaune, si fréquent dans Molière, et que les anciennes éditions écrivent encore bec jaune. Laissez-moi lui montrer son béjaune, lui montrer qu'il est né d'hier, et manque de jugement et d'expérience autant que ces jeunes oiseaux qui ont encore le bec entouré de jaune.

Sec sonnait , aussi bien que sel, en sorte que siccus et salis se confondaient pour l'oreille. Aussi, dans le Dit des rues de Paris, la rue de l'Arbre-Sec est-elle inscrite rue de l'Arbre-Sel, absurdité qui s'explique tout de suite par la prononciation: c'était toujours la rue de l'Abre Sé. Le copiste, peu soucieux de l'étymologie, n'a vu qu'une chose, l'avantage de rimer plus richement à l'œil:

En la rue de l'Arbre-Sel,
Qui descent sur un beau ruissel.

Si l'abbé Lebœuf eût songé à la prononciation, il n'eût pas été forcé de recourir à cette conjecture, que l'Arbre-Sel était peut-être pour l'Arbrissel: rue de l'Arbrisseau.

On fait aujourd'hui sonner bien fort le c final de mameluc, comme s'il y avait Mameluque; cet abus date du XIXe siècle, car, du temps de Voltaire, on prononçait mamelus:

Contre les mamelus son courage l'appelle.
(Zaïre, III, sc. 1.)

Toutes les éditions imprimées du vivant de Voltaire, et l'édition de Kehl, portent mamelus; et la tradition de cette prononciation s'était conservée au Théâtre-Français, que la barbarie à la mode envahit déplorablement chaque jour.

Nous prononçons encore estomac sans faire sonner le c, non plus que dans porc, ni dans porc-épic. Porc-épique, comme quelques-uns affectent de dire, s'entendrait tout au plus du sanglier d'Érymanthe, ou du cochon rôti dont Ulysse fut régalé chez Eumée.

C au milieu d'un mot, devant une voyelle, s'adoucissait en g par la prononciation: segond, de secundus. Les Latins disaient de même quingenti pour quincenti. Au contraire, ago faisait actus, et non agtus, la dureté du t ne pouvant s'allier à la mollesse du g.

C se rencontrant dans un mot suivi d'un t, laisse dominer le t, ou plutôt se transforme pour renforcer ce t:

Belle dottrine met en lui
Qui se chastie par autrui13.
(L'Hostel de Cluny, p. 128.)

[13] S'instruit par l'exemple d'autrui.

On écrivait pacte, et l'on prononçait patte. Apactir (sens analogue à affermer), apatir, tenir en apatis:—«Laquelle cité un pauvre soudoyer Bourgognon, nommé Pernet Braset, tenoit en apatis, le roi estant dedans.»

(Olivier de la Marche, liv. I, ch. 3, p. 124, édit. de 1567; Gand.)

C'est pourquoi quelques scribes mettaient ct où l'étymologie demandait deux tt. Par exemple, dans les Mémoires de Jacques du Clercq, mettre, remettre, promettre, sont toujours écrits mectre, remectre, promectre. (Édit. Buchon). La différence n'existe que pour l'œil.

D.

(Voyez le chapitre des consonnes euphoniques intercalaires.)

F.

F finale précédée d'un é tombait, et l'é sonnait fermé.

Chef sonnait ché, comme clef, de clavis, n'a pas cessé de sonner clé. Chef-d'œuvre, Chédeville (nom propre, pour chef-de-ville).

Lor vont trancher les chés des bucs14.
(Benoît de Sainte-More, v. 2243.)

[14] Des bustes. Le c indique l'étymologie bucha, truncus, stipes (cf. Ducange), plutôt que bustum, qui est du bon siècle.

La veissiez tant decouper!
Tant chés fendus en deux meitiez!
(Ibid., v. 5148.)

Si Charlemagne ne s'enfuit au plus vite, dit l'amiral Baligant, le roi Marsile va être ici vengé: j'en livrerai la tête (de Charlemagne).

Li reis Marsile enqui serat venget:
Par sun puing destre en livrerai le chés.
(Ch. de Roland, st. 196, 20.)

On écrit toujours chef, et l'on commence à n'écrire plus que clé. On peut encore mettre en vers chef auguste; on n'y peut plus mettre bailli arrogant, qu'on eût écrit jadis baillif arrogant, de baillivus.

Le peuple persiste à dire un habit neu;—il a fait adopter à la bonne société le bœu gras. Un bœufe et un habit neufe sont aussi barbares qu'un homme veufe, la soife, les Juifes, etc.

Dans la Chace dou cerf:

Dois tu crier: Appelle! appelle!
Le cuir trousse derriere toi:
N'est pas merveille se t'as soi.
(Jubinal, Nouv. recueil, I, p. 169.)

Tous les anciens manuscrits écrivent les Juis; c'est comme le prononçait Regnier, qui fait rimer ce mot à ennuis:

… J'aimerois bien mieux, chargé d'âge et d'ennuis,
Me voir à Rome pauvre, entre les mains des Juifs.
(Sat. VIII.)

L'f finale se change, devant une voyelle, en sa douce v. Chef, chevet; neuf, neuve; Juif, Juive. C'est pourquoi l'on prononce neuv hommes.

G.

On le rencontre aux premières personnes de l'indicatif: Ving, tieng, etc.:

Contre-val rue de la Harpe
Ving en la rue S. Seuering.
(Guillot de Paris, le Dit des rues.)
Beau fils, ce tieng a grant savoir
Que faciez trestoz son vouloir.
(Partonopeus, v. 3913.)

G représente ici le pronom je: Vins-je? tiens-je?

Mais il est marqué souvent où il n'y a point d'élision, ni de pronom de la première personne: ainsi, à la fin de saint Sevring, et d'une foule d'autres mots, ung, loing, soing, besoing, tesmoing, etc., etc., où l'étymologie ne justifie pas sa présence. C'est un des nombreux abus d'un temps où il n'existait point de code pour la grammaire ni pour l'orthographe.

Il faut observer que le g final parasite ne se rencontre pas dans les manuscrits d'une très-haute antiquité. Il se montre au XIVe siècle, devient plus fréquent au XVe, et le XVIe l'a prodigué; car la pédanterie des consonnes inutiles a été le caractère de cette époque. On croyait, en surchargeant l'écriture, étaler une grande érudition d'étymologies.

Nos pères avaient grand soin d'appuyer fortement les terminaisons de leurs mots. Ils écrivaient sanc par un c, et nous disons encore du sanc humain, quoique nous écrivions sang avec un g, à cause de sanguis. Devant une liquide le g reparaissait: sanglant, sanglot.

Mais, suivi d'une consonne plus forte que lui, il la laisse prévaloir. Ainsi dans Magdelaine il s'efface devant le d.

H.

L'h ne termine aucun mot dans notre langue; mais puisque l'occasion se présente d'en dire quelque chose, nous ne la laisserons pas échapper.

C'était, chez les Grecs, un signe d'aspiration; elle ne paraît pas avoir joué ce rôle chez les Latins, qui l'ont reproduite plutôt comme indication étymologique et par imitation. Les Italiens modernes, après l'avoir employée, l'ont bannie de leur langue.

L'emploi le plus clair de l'h dans notre vieille langue, c'est d'avoir marqué la diérèse. Elle servait à empêcher la fusion de deux voyelles en une diphtongue. Par exemple, Loherain; Loheraine.

Loherane ont et Ardane escillie.
(Ogier, v. 10784.)
Mes sires est li Loherains Garin.
(Garin, II, p. 270.)

Prononcez comme Laurain, comme dans Hohenlohe, l'au si long qu'il compte pour deux syllabes. C'est encore la prononciation actuelle en Lorraine.

Quant à l'h aspirée au commencement des mots, je crois qu'elle était inconnue, au moins pour les mots dérivés du latin. Aujourd'hui même, elle n'y tient qu'un emploi commémoratif: honnête, habile, homme, honneur, humble, habitude, héritier, etc., etc., se passeraient parfaitement de l'h initiale; la prononciation n'y perdrait rien. Elle a été transportée chez nous par imitation; et cette imitation aveugle l'a même attachée à des mots où elle est tout à fait intruse: huile, d'oleum;—hermite, d'eremita;—haut, de altus;—huit, d'octo, etc.

La valeur d'aspiration s'est aussi fixée au hasard. Pourquoi aspire-t-on l'h dans héros, et pas dans héroïque ni dans héroïne15? Pourquoi dans huit et pas dans dix-huit? Le Livre des Rois écrit partout uit, dise uit, comme nous prononçons encore aujourd'hui:

[15] Vaugelas donne pour motif le danger de confondre les héros avec les zéros et les hérauts d'armes. Ménage n'approuve que la moitié de cette excuse.

—«Uit ans out Josias quant il cumenchad a regner.» (Rois, IV, p. 422.)

—«Dise uit anz out Joachim quant il cumenchad a regner.» (P. 432.)

La chanson de Roland met oidme pour huitième. Benoît de Sainte-More, uitme:

En l'uitme, si cum nos lisum,
Le jor de s'expiation.
(Chron. des ducs de Normandie, v. 7022.)

«Dans le huitième jour, comme nous lisons.»

E si cum l'estoire remembre
Dreit à l'uitain jor de décembre.
(Ibid., v. 4281.)
Tant ont alé qu'a l'uitme nuit
Sont en Salence od grand deduit.
(Partonopeus, v. 6165.)
Et pres d'uit jor i sejournerent.
(Barbaz., I, p. 102.)

Nous disons le huit, le huitième; c'est du caprice, et ce caprice est encore bien plus frappant dans le mot onze, que nous aspirons, sans même qu'il y ait pour la vue le prétexte de l'h. Vers les onze heures, au onzième siècle, se prononcent comme s'il y avait les Honze heures, au Honzième siècle. Nos pères ne soupçonnaient pas ces étrangetés. Ils figuraient haut avec ou sans h; mais s'ils en écrivaient une, ils n'en tenaient pas compte dans le langage, comme le montre ce passage de Benoît de Sainte-More:

Dit li reis: Queu baronie,
Quel haute gent de Normandie.
(T. II, p. 143.)

Du temps de François Ier, on n'aspirait pas encore l'h de haut; notre prononciation paraît avoir été inconnue à la reine de Navarre:

Et qu'est cecy? Tout soudain en cette heure
Daigner tirer mon ame en telle haultesse,
Qu'elle se sent de mon corps la maistresse!
(Le Miroir de l'ame pecheresse, p. 22.)
Oyez qu'il dit: O invincible haultesse
(Ibid., p. 68.)
O admirable hautesse,
Grace nous te rendons.
(La Nativité de J. C., p. 166.)

La reine de Navarre, qui s'exprimait ainsi, mourut en 1549. Trente-quatre ans après, c'était déjà une grosse faute de ne point aspirer l'h dans haut, hautesse. Théodore de Bèze, en 1583, signale «ce vice de prononciation, insupportable aux oreilles délicates (purgatis auribus). Cependant, ajoute-t-il, en Bourgogne, en Guyenne, à Bourges, dans le Lyonnais, tout le monde, à peu près, prononce en ault, l'autesse, l'aquenée, l'azard, les ouseaux.» (De Ling. fr. rect. pron., p. 25.) Et il fait suivre sa remarque d'une liste des mots où l'h est aspirée. Cela nous montre avec quelle rapidité les langues se modifient dans les sphères élevées.

Dans des mots d'origine autre que latine, peut-être y avait-il des raisons d'aspirer l'h; par exemple, dans haine16, honte, etc. Cependant on lit fréquemment, dans le Livre des Rois, jo l'haz,—je le hais.

[16] Ménage dérive haïr d'odire, «vieux mot inusité, pour lequel on a dit odisse.» (Observat., p. 185.) Cela paraît au moins douteux. L'Académie range haïr parmi les mots qui ne viennent pas du latin (voyez l'art. H); elle y joint hâbler, hasard, hâter, happer, etc., qui tous aspirent l'h et sont modernes.

K.

Il n'y a rien à dire du k comme finale, puisqu'il ne paraît jamais à la fin d'un mot.

Mais il est fréquent comme initiale, et beaucoup plus fréquent qu'on ne le croirait si l'on s'en fiait au rapport des yeux. En effet, la notation par ch était pour le langage identique à celle du k. On employait indistinctement l'une ou l'autre: le même manuscrit écrit carles, kalles; karlemaine, challemaine; charlon, carlun, kallon.—C'est ainsi que le nom propre Callot est le même que nous voyons écrit Charlot.

Nous prononçons aujourd'hui chaud, qui vient de calidus; nos pères écrivaient chalt, et prononçaient caud.

Chambre, de camera, est aussi souvent écrit cambre;—chanson, canson;—charn, carn (carnem), aujourd'hui chair;—chaîne, de catena; chastier, de castigare; chien, de canis; chaïr, de cadere; chaste, de castus; chanoine, de canonicus; charbon, de carbo; chanut, aujourd'hui chenu, de canutus; chape ou cape, de caput; tous ces mots, et une multitude de semblables, se rencontrent figurés par ch, c ou k, et les trois formes, je le répète, dans le même manuscrit. En rapporter des exemples serait chose infinie; il suffit d'ouvrir la chanson de Roland, ou le Livre des Rois, ou le premier texte venu du moyen âge. Les plus anciens sont toujours les meilleurs.

La valeur attachée actuellement à cette notation ch est moderne, on peut en être sûr.

Rien ne l'autorise que l'imitation des étrangers, puisque l'étymologie prescrit partout le son rude du k.

La Picardie, qui a tant fourni à la langue française et à la littérature du moyen âge, a retenu la prononciation originelle du ch. Elle dit un kien, la bouke, une mouke, etc. C'est ce qu'on pourrait appeler les libertés de la langue picarde, aussi compromises, hélas! que celles de l'Église gallicane; ce qui n'empêche pas la Picardie d'avoir aussi de son côté le droit et la raison, si l'usage est contre elle.

Car pourquoi prononcez-vous de même le cœur d'un homme et le chœur d'une église? Comment n'êtes-vous pas choqués de prononcer un choriste? d'avoir l'adjectif charnel et le substantif carnage, qu'on écrivait charnage autrefois? On emploie aujourd'hui des charpentiers; on ne connaissait jadis que des carpentiers, comme vous l'atteste le nom propre, témoin irrécusable. Avouez qu'un char fuyant dans la carrière est une inconséquence; les Picards n'ont point à se la reprocher, qui disent un kar et une karette. On se croit dans le bon chemin, parce qu'on suit la mode; ce sont les Picards qui sont dans le bon kemin (caminus, Du Cange), parce qu'ils suivent l'étymologie et les coutumes de nos pères.

Les notations cu, qu, équivalaient au signe k. Queux, cuider, cuisine ou quisine, étaient prononcés keux, kider, kisine, et le plus souvent même figurés ainsi. La distinction du son de l'u dans ce groupe, date du milieu du XVIe siècle seulement. Elle fut introduite par les ecclésiastiques, non sans résistance; car on cite un bénéficier qui fut dépouillé de ses bénéfices pour s'être obstiné à garder l'ancienne mode, et à prononcer kiskis et kankan, pour quisquis et quanquam. On sait la part que prit dans cette ridicule affaire le malheureux Ramus: il tenait aussi pour kiskis. Bien que ses adversaires aient triomphé, grâce à l'adresse qu'ils eurent de mettre le roi et le parlement de leur côté, l'on prononce encore aujourd'hui ki, kelle, et un kidan (quidam). Quem sonnait kem, ou plutôt kan. Nous nous en souviendrons plus tard, quand nous rechercherons l'étymologie de péquin.

L.

Les syllabes al, el, ol, sonnaient isolément ou suivies d'une consonne, au, eu, ou; suivies d'une voyelle, comme aujourd'hui, ale, ele, ole.

Ainsi les mots finissant par l'une des trois avaient double terminaison, selon l'occurrence.

On disait vau, chevau, mau, Vaufleury, chevau-léger, Maupertuis; et l'œil voyait, Valfleury, cheval-léger, Malpertuis. Mais on prononçait Val antive ou Val ancienne17, cheval agile, etc.

[17] Val était féminin. C'est sans doute la finale masculine au qui a conduit au changement de genre.

On écrivait indifféremment par al ou par au.

Cil auront les meillors cevals,
Les plus corans et les plus beaus.
(Partonop., v. 7290.)

Juvénal sonnait Juvénaus.

Juvenaus nous an dit tot voir.
(Dolopathos, p. 371.)

«Juvénal nous en dit tout vrai.»

Quel, tel, mortel, sonnaient queu, teu, morteu.

—«Si cum li dux maria sa seror au comte de Bretaigne, et queus eirs (quels hoirs) elle en out.» (Chron. des ducs de Normandie, II, p. 415.)

Devant une voyelle, l'l reparaissait:

A teu joie et a tel honor.
(Ibid., II, p. 127.)
… Fait li reis: Queu baronie,
Quel haute gent de Normandie…
(Ibid., II, p. 413.)

Queu diable!… que le fréquent usage a maintenu, est pour quel diable!… exclamation suivie d'une réticence, comme qui dirait: Quel diable est-ce là? Quelques-uns écrivent mal à propos: que diable!

Le peuple conserve avec soin queuqu'un et queuques un. Dans le dernier, l's finale est la marque euphonique du nominatif.

Dans la Chanoinesse de Vergy:

Ele parla un jor a lui,
Et mit a raison par mots teux:
Sire, vos estes biax et preux.
(Méon, Fabliaux, IV, p. 329.)
Ne sai quel chose trainoient.
(Dolopathos, p. 257.)

Prononcez: Queu chose traïnoient.

Il n'y a jamais d'incertitude sur al et ol. Je crois bien que dans l'origine il n'y en avait pas davantage sur el: chapel, tonel, martel, sonnaient chapeu, toneu, marteu, d'où sont venus plus tard chapeau, tonneau, marteau. Le ciel s'est prononcé d'abord le cieu, et cela s'accorde parfaitement avec le pluriel actuel. Mais il est sûr qu'avant d'arriver au son au, cette finale el (eu) a passé par é.

S'il y a un mot que l'usage quotidien ait dû, ce semble, maintenir inaltéré, c'est assurément le mot ciel. Cependant ouvrez Rabelais au chapitre IX de Gargantua; il parle de ces glorieux de court, de ces transposeurs de mots, qui composaient des rébus, «faisant pourtraire ung lict sans ciel pour ung licencié

«Qui sont, ajoute Rabelais dans sa sainte colère, homonymies tant ineptes, tant fades, tant rustiques et barbares, que l'on debvroit attacher une queue de regnart au collet, et faire ung masque d'une bouze de vache, a ung chacun d'iceulx qui en vouldroient d'ores en avant user en France, après la restitution des bonnes lettres.»

Cela semble un peu rigoureux; car enfin vous voyez qu'on peut tôt ou tard extraire d'un rébus quelque chose d'utile. Sans le rébus du licencié, comment pourrait-on prouver, contre l'usage et la vraisemblance, l'ancienne prononciation du mot ciel?


En vertu de la même déviation, quel, qui primitivement avait sonné queu, sonna qué. Le peuple dit indifféremment queu bel homme, ou qué bel homme. Mais qué est la seconde forme, la forme du XVIe siècle; c'est l'acheminement à quel.

L'o suivi d'une l était soumis aux mêmes conditions que l'a et l'e.

Col, mol, fol, sonnaient cou, mou, fou. Le nom propre Rollon, par abréviation Rol, sonnait Rou: le roman de Rou. Arnold, nom germanique, s'est francisé dans Arnould.

Aujourd'hui, que l'ignorance de la langue et de son génie fait des progrès si rapides, on prononce, sans être ridicule, un colle, un solle. On dira bientôt un lit molle, un homme folle.

On écrivait chol, de caulis, et l'on prononçait chou. Fallot, continuellement obsédé de ses visions de déclinaisons, et pénétré d'une foi robuste dans la fidélité de l'orthographe du moyen âge,—temps où personne ne soupçonnait pas plus la chose que le mot,—Fallot enregistre gravement la forme chol pour le régime singulier, et chous pour le régime pluriel. Il cite en preuve «dessous un chol,» et «dessous des chous,» du roman de Renart. (Recherches, etc., p. 120.)

J'aurai à reparler de ce genre de preuves qui consiste à ne montrer que les exemples à l'appui de notre système, et à cacher ceux qui le renverseraient.

Fallot n'avait qu'à jeter les yeux sur le fabliau d'Estula, un des plus connus du recueil de Barbazan; il y aurait lu partout chols, au nominatif comme au cas régime:

Li riches fols
En son cortil avoit des chols
Et cil qui les chols ot coillis…
Qui son sac avoit plain de chols.

Il faut partout prononcer choux; comme il faut dire cou et fou, en lisant ces vers du même fabliau:

Prenez l'estole a votre col,
Dist li prestres: tu es tout fol
Povreté fait maint homme fol:
Li uns prent un sac en son col

Observez que la prononciation primitive de cette finale rétablit l'analogie habituelle et régulière entre le singulier et le pluriel: un chevau, des chevaux;—le cieu, les cieux;—un fou, des fous.


Les mots cercueil, vermeil, sonnaient cerqueu, vermeu.

La geôlière de Partonopeus lui rend la liberté sur parole, afin qu'il puisse aller combattre à un tournoi. Elle fait plus: elle promet de l'équiper d'armes et de cheval:

Et vos presterai une espee
Qui fu en un sarqueu trovee,
Tranchant aenciane et dure.
(V. 7720.)

Partonopeus se rend donc au lieu du tournoi. En traversant une forêt, il rencontre cinq écuyers,

Dont chascun meine un bon destrier,
Et portent cinq vermeus escuz,
Forz et noveax au cox penduz.
Es chevax a vermeilles selles
Qui bien tailliees sont et beles,
Couertes de vermeil samit.
(V. 7776.)

L'orthographe employée dans le second vers nous apprend la valeur de celle que nous trouvons dans le dernier, et qu'il faut prononcer

Couertes de vermeu samit.

Je lis, dans M. J.-J. Ampère:—«La forme al, el, ol, est toujours plus ancienne que la forme au, eu, ou, qui est une contraction.» (Hist. de la lang. fr., p. 233.)

Rien, que je sache, n'autorise une pareille assertion: c'est une conjecture de M. Ampère. Je crois le principe erroné, ainsi que la conséquence: «On a dit val avant de dire vau, capel avant chapeau, fol avant de dire fou.» (Ibid.) Ce sont formes contemporaines, non-seulement dans le langage, mais même dans l'écriture.

M et N.

Mon, ton, son, bon, réservaient leur n à la voyelle subséquente, et sonnaient mo, to, so, bo. La prononciation miraculeusement conservée du mot monsieur en est la preuve irrécusable: mo-sieu; bo-jou, mosieu.

Mont (montagne) se prononçait aussi mo. Ménage nous avertit qu'il faut prononcer Mô-rever le nom de l'assassin de Mouy et de Coligny, quoiqu'il s'écrive correctement Mont-revel; et il cite à l'appui ce passage du Clovis de Desmarets:

. . . . . . . . . . . . . . . . .
Et sur le mont Revel, qui s'élève en la Bresse:
La race de la Baume en tire sa noblesse18.
(Obs. de Mén., p. 246.)

[18] Ainsi la vraie orthographe de ce nom n'est pas douteuse, mais la prononciation a été une cause d'erreur. On a écrit Maurevel, et c'est ainsi qu'on lit partout dans la Confession de Sancy: «La pluspart de ceux cy estoient braves soldats, bons petardiers du seminaire de Maureuel.» (T. II, p. 420.) Mézeray écrit Morevel.

On prononce encore traditionnellement Momorency, et l'on écrit Montmorency. Le dictionnaire de Trévoux recommande expressément de prononcer Momorency.

On prononçait mo-nami,—bo-nenfant. La prononciation actuelle suppose deux n: mon-nami,—bon-nenfant,—ton-nâme,—son-népée. On dit de même, et à tort, un nenfant. La prononciation légitime, et conforme à l'ancien usage, est u-nenfant.

Soit au commencement, au milieu, ou à la fin des mots, m ou n, précédées de l'e, sonnaient invariablement an. Examen, que nous prononçons examin, eût sonné essaman.

Vienne, Ardenne, Guienne, Gien, Agen, sont mal prononcés par ain, à la moderne; c'est Viane, Guiane, Ajan, Gian, comme Sens, Caen et Rouen. Dans Gérard de Viane:

Vous cuidiez bien que je fusse endormis
Dedans Viane, ou de vin estordis.
(V. 3538.)
Vianne escrie: Deus, aidiez S. Moris.
(V. 1497.)
Vers Vianne est Oliviers retourné.
(V. 552.)

Renaud de Montauban, après avoir tué Bertoulet, neveu de Charlemagne, s'enfuit de la cour, et le poëte raconte

Comment grant povreté lui convint endurer
Ens es forests d'Ardane.
(Les quatre fils Aymon, v. 30.)

Partout dans le roman d'Ogier on lit Ardane: Ogier d'Ardane, Tierri d'Ardane, Geufroy d'Ardane.

Loherene ont et Ardane escillie.
(Ogier, v. 10784.)

«Les Sarrasins ont dévasté la Lorraine et l'Ardenne.»

Au XVIe siècle, la vraie prononciation était encore en vigueur. Marguerite, sœur de François Ier, dans ses lettres autographes, écrit toujours Gyan, la ville de Gyan.

Le nom propre Vivien sonnait Vivian:

Ils sont entré en Espagne la grant,
La terre guastent as Turs et as Persans,
Tuent les fames19, ocient les enfans.
Par tote l'ost fait crier Vivians
(Gérard de Viane.)

[19] Sur cette orthographe du mot femme, voyez plus haut, pages 20 et 21.

La célèbre fée Viviane, élève et maîtresse de l'enchanteur Merlin, était la fée Vivienne.

Carême, gemme, crême, sont écrits, dans Saint-Bernard, quaramme, jamme, cramme:

—«De l'encommencement de quaramme.—Nous entrons hui, chier frere, el tens del saint quarammme.» (P. 561.)

—«Cuidiez vous, cher frere, ke li cramme faillist el baptisme de Crist?» (Ibid., p. 563.)

—«… C'est des jammes et des pierres precieuses.» (Ibid., p. 572.)

Le nom de Bethléem se prononçait Belléan, comme Jérusalem, Jerusalan; et c'est ainsi qu'on les trouve écrits la moitié du temps dans les manuscrits les plus anciens. MM. Ampère et Fallot ont pris à tort cette orthographe pour l'indication d'un cas oblique.

Dans le mystère de la Passion, représenté à Paris en 1507, lorsqu'il est question d'aller au temple présenter Marie, alors âgée de trois ans, la femme de chambre de sa mère suppose que cette jeune enfant ne pourra pas faire à pied la route de Jérusalem:

LA CHAMBRIÈRE.
Vous porterai-je?
MARIE.
Je suis forte
Assez pour cheminer un an;
Mais que soye en Hierusalem,
Humblement me reposeray,
Le sainct temple visiteray,
S'il plaist à Dieu, tout à mon aise.
( Hist. du Th. fr., par les frères Parfaict, I, 102.)

Les noms propres latins Arrianus, Cassianus, Spartianus, Gratianus, Gordianus, et autres terminés de même, se traduisaient Arrien, Cassien, Gratien, etc., afin de les rapprocher, par cette orthographe, le plus près possible de la forme latine; car, écrits ainsi, ils se prononçaient Arrian, Cassian, Gratian.

Cette prononciation de en nous était particulière; les autres peuples le font sonner ain. En Angleterre, Ruthwen, Owen; en Italie, Marengo; en Espagne, Notre-Dame del Carmen, Baylen, etc. Lorsque, par suite des relations politiques, l'habitude étrangère eut corrompu la nôtre, beaucoup d'écrivains, pour conserver l'ancienne prononciation, voulurent écrire par un a les finales en en. Mais les savants, chose étrange, aimèrent mieux retenir l'ancienne orthographe, et y appliquer la prononciation nouvelle; tant ils tiennent à la forme écrite! Ménage, entre autres, décida qu'il ne fallait pas prononcer Appian, mais Appi-in. Cette décision introduisait une inconséquence dans le langage, puisque l'on continuait à dire Caen, Rouen, et engager; elle choquait l'ancienne règle, le bon sens et l'étymologie: elle fut adoptée sans difficulté, et s'est toujours maintenue depuis.

D'après la règle qui fait l'objet de ce chapitre, rien, bien, tiens, etc., ont dû se prononcer rian, bian, tians; aussi les poëtes comiques, lorsqu'ils font parler des paysans, Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, n'y manquent-ils pas.—«Ça n'y fait rian, Piarrot!—J'en avons vu bian d'autres!» (Le Festin de Pierre.)

P.

Nous prononçons un lou, et non pas un loupe.

Voltaire dit qu'on faisait autrefois sentir le p; il n'en sait rien, mais il le suppose. Voltaire se fût garanti de cette erreur, s'il eût seulement jeté les yeux sur le fabliau du Lou et de l'oue (du loup et de l'oie), publié dans Barbazan. On ne prononçait pas plus un loupe que l'on ne prononçait un coupe, un drape, un sepe de vigne, beaucoupe, etc.

Le p final ne sonnait jamais, et rarement l'écrivait-on suivi d'une autre consonne. Certains grammairiens reprochent à Voltaire d'avoir supprimé le p de tems. Qu'ils portent leur blâme plus haut, car, dans les manuscrits antérieurs à la renaissance, ce mot n'a jamais de p; il est partout figuré tens ou tans. On n'en mettait pas davantage à corps, de corpus, qui est toujours figuré cors. Les manuscrits écrivent de même dras, hanas, pour draps, hanaps (vases à boire):

Li escanson misent le vin
En coupes, en henas d'or fin.
(Partonopeus, v. 1013.)

C'est le XVIe siècle qui, dans sa pédanterie d'étymologies, s'est avisé de rappeler le p de tempus. Jusque-là, on ne s'en était jamais occupé.

On prononce mal le cape de Bonne-Espérance. Les Gascons et les Normands nous enseignent la vraie prononciation, qui disent, les uns cadedis (cap de Dieu), les autres le ca d'Antifé (cap d'Antifer).

P suivi d'un t au milieu d'un mot, s'efface, et laisse la seconde consonne retentir seule. Nous prononçons très-bien baptême, Baptiste, baptiser, avec le p muet; mais nous prononçons très-mal adopter, comme s'il y avait adopeter. Pourquoi faisons-nous sentir dans septembre le p, qu'on ne fait point sentir dans sept? Autrefois on écrivait set et setme, pour sept et septième. La chanson de Roland et le Livre des Rois ne l'ont pas une seule fois autrement.

Et la sedme est de cels de Jericho.
(Roland, st. 223.)

«Et la sème, la septième, est de ceux de Jéricho.»

Q.

Il n'existe en français que deux mots terminés par un q, cinq et coq. On prononçait co, témoin codinde pour coq d'inde, et la chanson de Boufflers:

Or de ces nids, de ces coqs, de ces lacs,
L'amour a formé Ni-co-las.

Les manuscrits écrivent souvent cin. Ce q muet a occasionné la mauvaise prononciation cintième.

Pour le Q initial, voyez l'article du K.

R.

R finale était muette.

Le pauvre bûcheron du Dit de Mellin-Mellot lamente sa misère:

Certes, vilain sui je gateis comme un ours.
De tous les tens du mont sui je nez en decours,
Ma femme et mes enfans aront povre secours
Quant m'en irai sans busche duel aront et courous.
(Jubinal, Nouv. fabl., I, 129.)

Il est évident que l'r des trois premières rimes s'éteignait, puisque ces mots ours, decours, secours, riment avec courroux.

Cette prononciation du mot ours le rendait parfaitement homonyme d'oue (oie). C'est pourquoi la rue aux Oues, peuplée jadis de rôtisseurs, est aujourd'hui la rue aux Ours. Pour accomplir cette métamorphose des oies en ours, il n'a fallu que la main de l'ouvrier chargé d'écrire l'inscription à l'angle de cette rue, que le peuple continue d'appeler sagement rue aux Oues.

R, comme liquide, avait sur les voyelles a et o la même influence que l'autre liquide l.—Nous avons vu que al, ol, sonnaient isolément au, ou; l'r partageait ce privilége, qui se combinait en outre avec l'usage du grasseyement.

Par exemple, cors, de corpus ou de curtus; cort, de chors, la cour, sonnaient également cou, l'o prenant le son ou, et l'r tombant par le grasseyement et par la règle de la consonne finale muette. Ainsi cours rime avec genoux:

Avant retaste et puis arriere,
Tant qu'il rencontre les genoux;
Si cuide avoir trové os cors (os breve)
C'on i ait mis por le sechier.
(Le Fabel d'Aloul.)

Por sonnait pou, comme le prononce encore le peuple: c'est pou rire.

Tor, jor; tour, jour; de là vient que Bordeaux était anciennement prononcé Bourdeaux. Bordeaux a prévalu dans l'usage, et, au contraire, la forme primitive Bologne a cédé la place à Boulogne.

Le for l'évêque était le lieu où l'évêque exerçait sa juridiction, forum episcopi, comme le for intérieur est le tribunal intérieur, la conscience. Le peuple ne manquait pas de dire le four l'évêque (le mot for intérieur n'ayant jamais été à son usage, est demeuré for intérieur): On l'a mis au four-l'évêque. Là-dessus, Ménage s'imagine que, dans cette forme populaire, four signifie un four à cuire le pain. «Il reste à décider, dit-il, qui est le meilleur de for-l'évesque ou de four-l'évesque; c'est sans doute for-l'évesque.» Et il ajoute sa grande raison, après laquelle il ne reste plus qu'à s'incliner: «C'est ainsi que parlent les honnêtes gens.» (Obs., pag. 431.) Les honnêtes gens, selon Ménage, sont ceux qui savent lire; ceux à qui on ne l'a pas appris, et qui ne suivent que la tradition orale, ne peuvent pas être honnêtes. Cela n'empêche pas qu'ils ne puissent quelquefois avoir raison contre les autres, par exemple, dans le cas de four l'évêque.

Estula avoit nom li chiens;
Mes de tant lor avint il biens
Que la nuit n'est mie en la cort.
Et li vallés prenoit escout.
(Estula, v. 45.)

«Le chien s'appelait Estula; mais ils (les voleurs) eurent cette fortune qu'il n'était pas cette nuit-là dans la cour. Et le jeune homme écoutait.»

Les noms propres Gérard, Girard, Évrard, étaient prononcés Géraud, Giraut, Évraud. Fontevrault est la fontaine-Évrard.

Cependant ce son de diphthongue n'avait pas toujours lieu. Quelquefois l'r tombait tout simplement en allongeant l'a ou l'o qui la précédait. Ainsi lard, gars, char, sonnaient , , châ, très-long. Lard rimait ainsi avec gras. Voyez plus haut l'article du grasseyement.

L'r finale précédée de l'e, ne lui communiquait pas le son eu, mais seulement le son de l'é fermé; propriété qu'elle a conservée dans notre système; par exemple: Roger, bûcher, et les infinitifs de la première conjugaison.

Dans toute la Normandie on prononce encore la mé pour la mer, du pour du fer. Le ca d'Antifé est le cap d'Antifer.

Considérez quel bénéfice nous a produit la confusion de la mer (mare) avec la mère (mater): il est devenu impossible de faire rimer la mer avec aimer, ou bien il faut alors rimer exclusivement pour l'œil, ce qui est absurde, et va directement contre le but de la versification.

La même difficulté se représente pour fer et étouffer, et pour une quantité d'autres: il faut opter entre l'œil et l'oreille. Le poëte, qui trouve avec raison son vocabulaire déjà bien assez pauvre, se décide pour l'œil, et de là ces rimes indigentes qui n'existent que sur le papier. Nos pères avaient bien plus de bon sens, qui se préoccupaient d'abord et avant tout du son, et de charmer l'oreille. J'aime bien mieux qu'on me fasse rimer l'hivé avec planter, que de me faire rimer l'hivere avec trouver. Et encore, c'est que le poëte moderne, qui me blesse l'oreille, tournera en ridicule le poëte du moyen âge, et me contraindra, Richelet en main, d'avouer que la rime de l'autre est fausse, et que la sienne est une rime riche! En vérité, l'habitude fait passer d'étranges choses!

On conviendra qu'il est très-fâcheux de trouver dans la Fontaine des rimes qui n'en sont pas, telles que celles-ci:

La belle étoit pour les gens fiers.
Fille se coiffe volontiers
D'amoureux à longue crinière.

Cette rime était excellente dans le temps qu'on prononçait fiés et non fières.

Sous le règne de Louis XV et même de Louis XVI, la vieille cour maintenait la véritable prononciation de l'r finale dans les substantifs en eur. Elle disait des porteux, des passeux, des précheux, etc.; ce qui n'est qu'une application particulière de la règle générale.

En termes de chasse, on ne prononce jamais autrement que des piqueux. Sur quoi je ferai observer combien les vocabulaires techniques sont d'excellents témoins du vieil usage, et combien il serait à désirer qu'on eût des dictionnaires sûrs et complets des termes de droit, de ceux de marine, de chasse, de pêche, etc., etc. Ces termes, aujourd'hui sortis de la langue usuelle, en faisaient partie quand l'art ou le métier auquel ils appartiennent a commencé d'être connu chez nous. Ils se sont conservés et transmis par la routine, chose meilleure qu'on ne croit, et sont des témoins infaillibles.

S.

Je n'ai pas besoin de faire voir que l's finale était effacée de la prononciation de nos aïeux, puisque nous-mêmes ne la faisons pas sentir; des verses, des mœurses, pour des vers, des mœurs, sont une tradition particulière à la Comédie française, et tout à fait mauvaise: heureusement elle commence à se perdre.

Quant à la manière affectée dont on fait aujourd'hui siffler l's finale sur la voyelle qui commence le mot suivant, il en sera traité au chapitre des consonnes articulées à la moderne.

Je rappelle ici pour mémoire que l's suivie d'une autre consonne dans le courant d'un mot, disparaît pour laisser prévaloir la seconde: esprit, estomach, et quelques autres, sont des vices consacrés, mais dans le fond aussi choquants que le seraient esse-pée, esse-tonner.

Dans ce passage de la Fontaine:

Ces deux veuves, en badinant,
En riant, en lui faisant fête,
L'alloient quelquefois testonnant,
C'est-à-dire ajustant sa tête.
(L'Homme entre ses deux âges.)

On ne manque pas de faire prononcer aux enfants tesse-tonant, comme aussi dans l'occasion fesse-toyer. Prononcez donc aussi esse-trange, tesse-te et fesse-te.

Les poëtes latins ne se faisaient aucun scrupule d'abattre l's et de maintenir la voyelle brève devant ces formes st, sp, sc, autorisés en cela de l'exemple des Grecs. Voyez plus haut (p. 38 et 39) la preuve de ce fait.

T.

Les conventions d'autrefois par rapport au t final n'ont pas changé: il est toujours effacé.

Dans l'intérieur d'un mot, le t précédé d'une s l'emporte sur elle, et se fait seul sentir. Si la voyelle antécédente était un e, cet e prenait l'accent aigu, estrange, étrange.

V.

Jusqu'au milieu du XVIe siècle, l'u consonne, que nous appelons v, n'eut pas de figure distincte de celle de l'u voyelle. Ce fut Ramus qui s'avisa de lui attribuer un signe particulier. Avant Ramus, l'usage de la prononciation apprenait seul à en faire la différence.

Le v ne termine aucun mot; il n'a pas assez de résistance. Quand l'étymologie en fournissait un, l'on y substituait sa forte f.

L'u final était, selon l'occurrence du mot suivant, ou voyelle ou consonne.

De Deus on fit deu, au féminin deuesse, c'est-à-dire devesse, et non déesse:

—«E ço li frai par ço que guerpid me as, e as aured Astarten, deuesse de Sydonie.» (Rois, III, p. 279.)

«Et ce lui ferai-je parce que tu m'as abandonné, et as adoré Astarté, déesse de Sidon.»

Tous les éditeurs de textes anciens ont pris sur eux de distinguer dans l'impression l'u voyelle et l'u consonne, qui sont confondus dans les manuscrits, et qui se substituaient parfois l'un à l'autre dans le langage. Ainsi j'auerai devait se lire, selon ce que voulait la mesure, tantôt j'averai en trois syllabes, tantôt j'aurai en deux. L'éditeur de la chanson de Roland imprimant toujours j'averai, estropie quelquefois le vers par cette orthographe. Cette distinction est, à la rigueur, une infidélité, comme l'introduction des accents. Reproduire les manuscrits, c'est à quoi l'on doit s'attacher.

X.

Ce caractère x a été inventé pour représenter le son dur de deux ss. Dans l'écriture manuscrite, il figure deux c dos à dos.

Saint Maixant, Bruxelles, Auxonne, Auxerre, Auxi-le-Château, se prononcent Saint Maissant, Brusselles, etc.

Paix, poix, dans la formation de leurs verbes, ne donnent pas poixer, paxifier, mais poisser, pacifier.

La version manuscrite d'Abélard par Jean de Meun (mort en 1322) commence par cette phrase:—«Essamples attaignent souvent les talens des hommes plus que ne font paroles.» (Manusc. no 7273 bis.)

Et la Bible de Guyot de Provins:

Dou siecle puant et orrible
M'estuet commencer une Bible
Por poindre et por aguillonner,
Et por grant essample monstrer.

On a écrit lexive, de lixivium; on écrit encore soixante, de sexaginta, et l'on a toujours prononcé lessive et soissante. Ceux qui prononcent Bruqueselles devraient prononcer pareillement soiquessante.

A la fin du XVIe siècle, l'x se prononçait encore comme ss. On disait une massime, Alessandre; c'est Henri Estienne qui l'atteste. A la vérité, il cite cette prononciation pour s'en moquer, preuve que l'autre était dès lors assez répandue. Henri Estienne blâme la première, parce que c'est la prononciation italienne, et qu'il la croit introduite depuis peu par les mignons d'Henri III. Il ignore que c'est la valeur ancienne de l'x; il s'imagine que l'x est banni par cette prononciation, et remplacé par la double s. Au reste, voici comment s'exprime au sujet de cet x M. Philausone; je conserve l'orthographe étrange d'Henri Estienne:

«Philausone.—Je pense bien que quant au mot latin vexare, si un Italien qui entendret le francés en voulet user, l'accommodant à son langage, autant qu'il auroit l'honnesteté en recommandation, autant seret il soigneux de lui garder sa lettre x

Philalèthe demande naïvement pourquoi.—«Pour ce, répond l'autre, qu'il tomberet en un equivoque fort deshonneste au langage francés.»

(Du langage français italianisé, p. 571.)

Henri Estienne s'imagine que c'est là un argument d'une grande portée. Cela ne prouve rien du tout, sinon qu'alors le mot vexer n'était pas encore fait, et que quand on l'a créé, l'equivoque deshonneste n'était plus à craindre, parce que la tradition de la véritable valeur de l'x, perdue dans beaucoup de mots, permettait de prononcer vexer comme on prononce aujourd'hui maxime et Alexandre.

Dans les plus vieux monuments de la langue française, par exemple dans Villehardoin, x à la fin d'un mot donne à la voyelle précédente a ou e, le son d'une diphthongue moderne composée avec cette voyelle et l'u. Ainsi Villehardoin met toujours des chevax, des vaissiax; c'est sans aucun doute chevaux, vaissiaux. L's n'aurait pas eu cette propriété. On rencontre, dans des écrits du XIIIe siècle, beax et loyax pêle-mêle avec la notation beaus et loyaus, qui s'établissait dès cette époque.

Dans la traduction inédite des Lettres d'Abélard par Jean de Meun, on lit à la page 6: «La parole que Ajaus disait.» Ajaus, parce que le latin s'écrit Ajax. Le scribe a figuré la prononciation de son temps.

Diex, Dieu:

Pardonne moi, biau sires Diex,
Car je sens que je deviens vieux.

Dans le fabliau d'Auberée la vielle maquerelle, Auberée raconte au mari dupé comment un jeune homme lui a confié, pour le raccommoder, un surcot dont il avait, dans une partie de plaisir, déchiré la fourrure d'écureuil:

Un vallet vint ci avant hier;
Por recoudre et por afaitier
Si me bailla un sien sercot,
Que rompu ot a un escot
Ne sai trois escurex ou quatre.

Escureux. Le même mot se trouve écrit escureax, pour le besoin de la rime, dans la description de ce surcot:

Li surcoz fu toz a porfil
Forrez de menuz escureax.
Mult soloit estre gens et beax

Escureaux rime avec beaux.

«Le surcot était sur tous les bords fourré de fins écureuils. Le jeune homme était ordinairement gentil et beau.»

Peu à peu s'établit l'usage de figurer l'u dans ces diphthongues; mais cet usage ne bannit pas celui de terminer le mot par x. L'x conserva une place désormais sans fonctions20.

[20] Il est superflu d'expliquer sa présence dans les finales où l'étymologie latine le justifie: croix, poix, noix, six, paix, etc.—Il se trouve dans prix, deux, dix, par un hasard d'imitation que l'usage a consacré. Ménage veut que ce soit pour distinguer le substantif prix du participe de prendre, et le nom de nombre dix, de tu dis, etc. En général, ce motif, tiré de la nécessité de distinguer, me paraît une misérable subtilité de grammairien aux abois. De quoi voulait-on distinguer deux? L'x y est venu comme consonne euphonique, puisque la forme primitive était dou, de duo. Dou, dui, c'est comme parlent toujours le Livre des Rois, S. Bernard, et la chanson de Roland.

Ménage raconte que Louis XIV, ayant un jour demandé d'où venait cet x final dans les pluriels où l's semblait plus naturellement appelée, personne ne put le lui dire. Cette question avait déjà occupé les grammairiens. Jacques Pelletier, du Mans, l'a traitée et résolue à sa manière dans son dialogue de l'orthographe. C'est, dit-il, que les Français, écrivant trop vite et lisant de même, sont sujets à confondre les lettres; et, pour prévenir les effets de cette rapidité, ils ont imaginé d'employer des caractères de diverse figure. Par exemple, ils ont écrit le nombre deux par un x, afin qu'on ne pût lire dens. Il serait si facile, en effet, de prendre l'un pour l'autre! Voilà où en viennent tous ceux qui ne voient que la langue écrite. Cette habile explication de Pelletier a été recueillie précieusement par Théodore de Bèze; Ménage ose douter qu'elle soit la bonne.

Z.

Z final communique à l'e qui le précède le son fermé.

Bonaventure Desperriers donne à ses élèves une règle pour l'emploi du z à la fin des substantifs pluriels. Si le singulier se termine par un é fermé, le pluriel prend un z au lieu d'une s:

Vous avez toujours s à mettre
A la fin de chaque pluriel,
Sinon qu'il y ait une lettre
Crestée21 au bout du singulier,
Et quand e y a son entier.
Bonté vous guide à ses bontez.
Si vous suivez autre sentier,
Vos bonnes notes mal notez.
(Œuvres de B. Desperriers (1544), p. 182.)

[21] Crêtée, c'est-à-dire ayant une crête, un accent; et quand le son de l'e y est aussi complet que possible: é.

«Car, dit Étienne Dolet, z est le signe de e masculin (é) au pluriel nombre des verbes de seconde personne, et ce, sans aucun accent marqué dessus. Exemple: Si vous aymez la vertu, jamais vous ne vous adonnerez à vice, et vous esbatterez toujours à quelque exercice honneste.» (Les Accents françois.)

Il prescrit, en conséquence, d'écrire des voluptés avec l'accent aigu si l'on met une s à la fin, ou par un z sans accent sur l'e.

Quoique le z soit depuis longtemps dépossédé de ces fonctions que lui assignait Desperriers, nous avons conservé l'habitude irréfléchie d'écrire par un z le nez, et nous mettons l's et l'é accentué à des gens bien nés.

§ II.
OBSERVATION SUR LA FINALE DES PLURIELS.

Il est essentiel de noter ici comment on écrivait au pluriel les mots terminés au singulier par d ou t. Nos grammaires modernes prescrivent d'ajouter une s tout simplement: grand, grands; enfant, enfants; moment, moments.

Nos pères n'en usaient pas ainsi. Le t était la finale euphonique caractérisant le singulier; l's était celle du pluriel. On substituait l'une à l'autre, on ne les accumulait pas.

—«Amasa partid de curt pur faire le cumandemenT le rei.»

(Rois, II, p. 197.)

—«E ço fud encuntre li lei Deu e sun cumandemenT

(P. 285.)

—«E n'ad pas tenu mes veies e mes cumandemenZ

(P. 280.)

—«E si tu oz de quer mes cumandemenZ

(Ibid.)

—«Tantost cume li reis out oïd les dures paroles ki furent en cel livre de la lei, ses guarnemenZ de dol et de marremenT dessirad.»

(Rois, p. 424.)

«Il déchira ses habits, de deuil et de chagrin.»

La gent, et les vaillantes genz;—un tréud (tribut), les tréuz;—grant, granz;—païsant, païsanz, etc.—«Tuit li granz e li petiz…»

(Rois, passim.)

De même pour les substantifs en é et les participes passés passifs, qui alors prenaient le d final euphonique, ou le t.

—«… E humilieD te as devant lui, e tes riches guarnemenz as desrameZ, e devant lui as plureD…»

(Rois, p. 425.)

«Et tu t'es humilié… et tes habits as déchirés, et tu as pleuré…»

—«Mais ki est cil ke il ad ramposneD, e vers ki il ad mal parleD? E ki est cil vers ki il ad crieD, e les oils par orguil leveZ

(Rois, p. 414.)

—«E asist (brûla) la citeD de Jerusalem, e li reis Joachim eissid de la citeD

(Rois, p. 433.)

—«E fist assembler tuz les pruveires des citeZ de Juda.»

(P. 427.)

—«Tuz les temples ki esteint es citeZ de Samarie.»

(P. 429.)

—«E li reis meismes estud sur un degreD

(P. 426.)

—«E l'um muntad del un en l'autre tut par degreZ

(P. 251.)

PechieT, pechieZ;—aturneD, aturneZ;—costeD, costeZ;—etc., etc. (passim).


La même règle est observée partout. Je me bornerai à citer la chanson de Roland.

La bataille est e mervillose e granT
La veissiez si grant dulor de genT
(St. 123.)
Par tel paroles vus ressemblez enfanT
(St. 132.)
Les oz sunt beles e les cumpaignes granZ.
(St. 242.)
De cels de France XX mille cumbatanZ
(St. 230.)
Ensemble od els XV milie de Francs
De bachelers que Carles cleimet enfanS.
(Ibid.)

Allemant, Normant, font au pluriel Allemans, Normans.

Pour les mots terminés par é fermé, soit participes, adjectifs ou substantifs:

Dist Baligant: Que avez vos trovet?
U est Marsilie que jo aveie mandet?
Dist Clarien: Il est a mort naffret.
(St. 195.)

Trouvé; mandé; navré.

De cels de France XX milie adubez.
(St. 195.)
Asez i ad evesques et abez,
Moines, canoines, provoires coronez
Gaillardement tuz les unt encensez
A grant honor, poi les unt enterrez.
(St. 209.)

Même règle pour les mots en i ou en u: faillit, failliz;—petit, petiz;—hait, haiz;—Arabit, Arabiz.

Thierry blessé par Pinabel lui fend la tête jusqu'au nez:

Jusqu'al nasel li a frait e fendut;
Del chef li a le cervel repandut;
Brandit son colp, si l'a mort abatut.
A icest cop est li esturs vencut.
Escrient Franc: Deus i a fait vertut!
Asez est dreit que Guenes soit pandut.
(Roland, st. 288.)

«A ce coup le combat est gagné. Les Français s'écrient: Dieu y a fait vertu! il est juste que Ganelon soit pendu.»

Pur Karlemagne fist Deus vertuZ mult granz.
(St. 176.)

Roland se sent frappé à mort:

Ço sent Rollans, de sun tens n'i ad plus.
Devers Espaigne est en un pui aguT;
A l'une main si ad sun pis batuD:
Deus! meie culpe vers les tues vertuZ
De mes pechez, des granz e des menuZ.
(St. 172.)

«Roland sent que son temps est fini, il est tourné vers l'Espagne sur un sommet aigu. D'une main il se frappe la poitrine: Mon Dieu, je m'accuse à tes vertus de tous mes péchés, grands et petits.»

Charlemagne demande conseil à ses preux sur ce qu'il fera des parents de Ganelon, livrés en otage:

Carles apelet ses cuntes e ses dux:
Que me loez de cels qu'ai retenuz?
Pur Ganelun erent a plait venuz,
Pur Pinabel en ostage renduz.
(St. 290.)

«Que me conseillez-vous de ceux que j'ai retenus qui sont venus plaider pour Ganelon, et se sont rendus otages pour Pinabel?»

Ces passages rapprochés démontrent clairement l'intention de la règle. A quoi est destinée la consonne finale? A pratiquer la liaison sur le mot suivant. Une seule y suffit. Le singulier se lie par le t, le pluriel par l's; ts forme un double emploi, et prouve l'ignorance complète des principes. Je demande que, dans tout ce qu'il existe de manuscrits du moyen âge, on me fasse voir un exemple, un seul, d'enfants écrit par ts, du mot corps ou du mot temps écrit avec un p. Au moyen de cette dernière orthographe, on peut aujourd'hui se procurer le spectacle de quatre consonnes consécutives:—temps couvert, et même de cinq:—temps pluvieux. Il faut laisser aux Allemands le plaisir de contempler sept consonnes de suite dans un de leurs mots les plus usuels, Geschichtschreiber (historien).

Quand Voltaire proposait de supprimer au pluriel le p et le t, d'écrire: enfans, mouvemens, il était remis dans le bon chemin par son instinct admirable de la langue française; il suivait l'inspiration secrète de ce génie dont furent animés à un si haut degré la Fontaine et Molière. Si Voltaire eût connu les monuments littéraires du XIIe siècle, il eût appuyé sa réforme sur des arguments victorieux.

L's caractéristique du pluriel souffre volontiers devant soi les liquides m, n, l, r: autels, bacheliers; et d'autres consonnes, c, f, qui ne sont pas dures comme le t, et n'ont pas comme lui le privilége spécial de marquer le singulier; en sorte qu'il n'y a pas antipathie. On a toujours écrit: les Francs,—les chefs; les caitifs,—tens, encens, etc.

§ III.
DEUX CONSONNES FINALES.—PREUVE PAR LES RIMES EN I.

On demande de deux consonnes finales laquelle se détache sur la voyelle initiale suivante:

La pénultième quand c'est une liquide, l ou r;

Autrement, la dernière.

Fils est la moitié du temps écrit sans s.

Mais la douce virge Marie
Est primerains en piez saillie;
Devant son fil en est venue.
(La Court de Paradis, v. 537.)
Faites tost mes dras emmaler
Et vostre fil apareillier.
(L'Enfant remis au soleil, v. 60.)

Faites sentir l's de draps et l'l de fils.

Ile zont, comme l'on prononce aujourd'hui, est tout à fait moderne: tous les textes donnent il ont, et Théodore de Bèze, à la fin du XVIe siècle, en fait encore une règle expresse:—«L's ne sonne jamais dans le pronom pluriel ils, que le mot suivant commence par une voyelle ou par une consonne, il n'importe. Ils ont dit, ils disent, prononcez il ont dit, i disent

(De Ling. fr. rect. pron., p. 72.)

Mort angoisseuse, corps alègre, fort et ferme; prononcez hardiment mor angoisseuse, cor alègre, for et ferme.

Dans le cas d'une consonne initiale suivante, il va sans dire qu'on arrêtait la voix sur la dernière voyelle; l'euphonie, qui défend d'articuler une finale, à plus forte raison en défendra deux. Il était réservé à notre siècle de prononcer more taffreuse, remore zet crime.

Le mutisme complet des finales est encore démontré par les rimes.

Car s'il est vrai que jamais consonne ne fût articulée ni n'agît à reculons sur la voyelle précédente, il s'ensuit que les poëtes, travaillant pour l'oreille et attentifs uniquement à la satisfaire, doivent avoir employé quantité de rimes qui aujourd'hui révolteraient également l'oreille et les yeux.

C'est précisément ce qui arrive, et par là se trouve confirmée la règle posée au début de ce chapitre: Toute consonne finale s'annule.

Ainsi venin rimait avec ennemi:

Qui doulceur baille a ennemi
Si le tendra il pour venin.
(Marie de France, fable VIII.)

Le refrain de la chanson des Ordres, par Rutebœuf, est:

Papelart et beguin
Ont le siecle honni.
(Fabliaux, éd. Méon, II, 299.)

Dans la chronique de saint Magloire (Méon, II, p. 229):

Un an aprez, ce m'est avis,
Fu la grant douleur à Provins.

Plus loin:

L'an mil deux cens et quatre vins
Rompirent li pons de Paris.

Cette prononciation se conserve dans le patois limousin, et dans les provinces méridionales:

Efan nouri de vi,
Fenno qe parlo lati,
Fagheron jamas bono fi.

«Enfant nourri de vin, femme qui parle latin, ne firent jamais bonne fin.»

Dans le fabliau des Trois Bossus, la dame qui les trouve étouffés dans les coffres où elle les a cachés se résout à les faire jeter dans la rivière. Elle appelle un robuste portefaix:

La dame ouvri l'un des escrins22:
Amis, ne soiez esbahis;
Cest mort en l'eve me portez,
Si m'aurez moult servie à gré.

[22] Scrinium, coffre.

Rien n'est plus curieux par rapport aux rimes que le roman de Garin le Loherain, composé au XIIe siècle par Jean de Flagy, qui du moins le termina, s'il n'est l'auteur du tout. L'ouvrage contient quinze mille vers, dont une partie a été publiée. Ce poëme est en longs couplets monorimes; mais on pourrait dire qu'il est tout entier sur la rime en i, tant les couplets sur une autre rime sont rares et courts. Voici pour échantillon deux fragments:

En son vergier li quens Fromons se sist:
Il vit les routes de chevaliers venir;
Il enappelle Bouchart et Harduin:
—Ques gens sont ore que je vois la venir?
Et dist Bouchart23: Cest Hugues de Belin
Qui lez nos terres vient ardoir et bruir.
—Il a grant droit, certes! (Fromons a dit)
S'il en povoit au desseure venir,
Il vous devroit escorchier tretoz vifs,
Fils a putain! De quoi vous movoit il
Quand vos seigneur osastes envahir?
En traïson et sa femme follir?
—Laissiez ester, dit Bernart de Naisil,
Une autre chose faites, je vous en pri:
Mandez au roi le tournoi le matin;
S'esprouverons vostre fils Fromondin
Comment saura trestourner et guenchir.
—Je l'otroi bien, Fromons li respondit.
(T. II, p. 149.)

[23] Ce nom se prononce la première fois Bouchare: «Bouchar et Harduin;» la seconde fois, Bouchau: «Et dist Bouchau: C'est Hugues de Belin.»

Traduction.—«Le comte Fromont s'assit en son verger: il vit venir les troupes de chevaliers; il appelle Bouchard et Hardouin: Quelles gens est-ce que je vois là venir? Et Bouchaud répond: C'est Hugues de Belin qui vient brûler et tapager auprès de nos terres.—Il a certes bien raison, dit Fromond, s'il peut être le plus fort! Il vous devrait tous écorcher vifs, fils de putains! Qu'est-ce qui vous poussait, quand vous osâtes envahir par trahison votre seigneur et lui prendre sa femme?—Laissez, dit Bernard de Naisil; faites une chose, je vous en prie: mandez au roi le tournoi; demain matin nous éprouverons votre fils Fromondin, comment il saura se retourner et assaillir.—Je l'accorde volontiers, répondit Fromond.»

On fait jouter contre Fromondin son cousin Rigaud, dont voici l'agréable portrait:

Derrier lui garde, si voit Rigaut venir,
Un damoisel fils au vilain Hervi.
Gros out les bras et les membres fornis,
Larges épaules et si out gros le pis.
Hiereciez fu, s'ot mascure le vis;
Ne fu lavez de six mois accomplis,
Ne n'i ot aive, se du ciel ne chaït.
Cotele courte, jusqu'aux genous li vint;
Hueses tirees dont li talons en ist.
Begues le voit, si l'a a raison mis:
Venez avant, fait il, sires cousins.
(T. II, p. 153.)

«Il (le duc) regarde derrière lui, et voit venir Rigaud, un jeune homme fils du roturier Hervis. Rigaud avait de gros bras, des membres épais, larges épaules et large poitrine, les cheveux hérissés, le visage barbouillé; il y avait six mois pleins qu'il ne s'était lavé, et l'eau ne le touchait point, sinon qu'elle tombât du ciel. Il portait une robe courte qui lui allait au genou, des bottes usées d'où son talon sortait. Le duc Bègues le voit, il lui adresse la parole: Monsieur mon cousin, venez un peu ici, etc.»

Au moyen de cette condition, je veux dire l'annulation de la consonne ou des consonnes finales, la rime en i se trouve la plus féconde de notre langue.

On écrivait prins, surprins avec une n, pour rappeler aux yeux l'infinitif prendre; mais on prononçait pris, surpris.

Dans le Mystère de la Passion, les apôtres saint Pierre et saint Jean vont préparer la cène dans la maison de Zachée. «Ils dressent la table et la touaille, et des fouasses dessus, avecques des laictues vertes en des plats turquins, et abillent l'agneau pascal;» puis, lorsque ces préparatifs sont terminés, ils s'impatientent de ne pas voir arriver Jésus:

S. PIERRE.
Viegne hardiment nostre maistre
Quant il luy plaira; tout est prest.
S. JEHAN.
Je ne say d'où vient cet arrest
Qu'il n'est venu.
S. PIERRE.
La place est prinse,
Le vin tiré, la table mise,
L'aigneau rosti, la saulce faicte.
Il ne fault sinon qu'on se mette
A table.

En présence de faits si nombreux et si concluants, il me semble impossible de révoquer en doute le mutisme des consonnes multipliées, qui blessent nos regards dans les textes du moyen âge. Évidemment nous avions confondu l'indication étymologique ou euphonique avec le signe du langage.

Que devient cependant l'accusation de barbarie intentée par Voltaire? Ruinée par la base, elle tombe à plat. Voltaire s'est trompé, pour en avoir cru ses yeux. Il a raisonné cette fois comme les grammairiens qui voient toujours leur morceau de papier, et ne voient que cela. C'est au papier qu'ils rapportent tout. On écrit fust et baailler, dit Théodore de Bèze, pour distinguer un fust d'il fut, et baailler (oscitare) de bailler (donner). Cela était effectivement bien nécessaire, car il y aurait grand danger de confondre un bâton, fust, avec le subjonctif du verbe être, et l'idée de bâillement avec celle d'un cadeau! De même, on a mis un p à compte, bien adroitement! pour distinguer un compte d'argent du possesseur d'un comté, et l'un et l'autre d'un conte à dormir debout. Et cette s, cet a, ce p, sont d'autant plus efficaces à prévenir la confusion qu'on ne les prononçait pas: c'est de Bèze lui-même qui nous en avertit. Mais l'œil, mais le papier!… Il semble, à entendre Théodore de Bèze, qu'on eût posé en principe de bannir de la langue toute apparence des mots homonymes. Cette loi eût été aussi mal observée qu'elle était puérile.

Fust prenait une s, en mémoire de fustis; baailler prenait deux a, parce qu'il a été formé par onomatopée; compte avec un p venait de computum; comte avec une m, de comes; conte avec une n, de l'italien conto ou racconto. Les yeux voyaient l'étymologie, mais l'oreille ne l'entendait pas.

De tout cela, je conclus que les modernes ont été dupes de leur vanité, et n'ont pu deviner un système meilleur que le leur, car il conciliait l'étymologie et la prononciation, tandis que nous nous évertuons à sacrifier l'une pour nous rapprocher de l'autre. Nous avons renoncé à marquer l'étymologie; toutefois nous sommes encore empêtrés d'une foule de consonnes parasites, et nous figurons très-mal la prononciation.

L'ignorance des règles primitives du langage et de l'écriture a introduit des milliers d'abus et d'inconséquences. On s'est mis à faire jouer la consonne finale sur deux voyelles, en avant et en arrière à la fois. Il en résulte qu'on prononce aujourd'hui d'une façon absolument identique: cet homme et sept hommes; dans une phrase donnée, il faudrait parler latin pour ôter l'équivoque et expliquer ce qu'on veut dire en français. On disait jadis ce-thomme; ce tici, ce tila (cettui ci, cettui la). C'est encore la prononciation du peuple, c'est-à-dire la bonne. Les lettrés qui veulent s'en moquer la figurent ou plutôt la défigurent en écrivant sthomme, stici, stila, mots barbares impossibles à prononcer pour un Gaulois du bon temps, puisqu'ils commencent par deux consonnes.

Dans sept hommes, le t appartient à sept comme venant de septem; dans ce thomme, le t est purement euphonique, et se porte sur homme sans affecter ce, non plus que dans appelle-t-on il n'affecte appelle. Ce t est si bien d'emprunt, qu'il ne paraît pas dans ce monde. C'est une de ces consonnes intercalaires que nos aïeux prodiguaient dans le discours parlé au grand bénéfice de l'euphonie, et dont l'abolition graduelle, et aujourd'hui à peu près totale, a complétement bouleversé la physionomie du langage français, lui enlevant son caractère essentiel de douceur, pour y substituer la rudesse du Nord.

Par bonheur il reste encore dans le langage du peuple et dans les manuscrits assez d'indications pour nous guider, et nous aider à retrouver le mécanisme de ce système. Nous allons l'essayer dans le chapitre suivant.

CHAPITRE III.

Des consonnes euphoniques intercalaires C, D, L, N, S, T, V.

Le plus grand soin de nos pères, en formant la langue française, a été de la constituer euphoniquement. Le moyen qu'ils avaient trouvé consistait à établir un si juste équilibre, une répartition si régulière des voyelles et des consonnes, que jamais le parler ne fût amolli et précipité par la fluidité des unes, jamais non plus entravé ni endurci par la résistance des autres.

Ce fut ce système de prononciation qui, joint à une grande lucidité dans la syntaxe, commença la fortune de la langue française, et en fit trouver aux étrangers la parleure plus delitable que toute autre.

J'ai exposé les précautions prises relativement aux consonnes consécutives. Mais ce n'était là que la moitié de la besogne: il y avait à prévenir aussi le concours des voyelles. On y mit ordre en glissant dans l'intervalle une consonne euphonique.

Il n'est pas douteux que la première pensée de nos pères ait été de conserver tous les mots dans leur intégrité, et de préserver, à l'aide de ces consonnes euphoniques, jusqu'aux finales les plus délicates et les plus fragiles, celles en e muet. Effectivement, dans la prose du Livre des Rois comme dans les vers de la chanson de Roland, on trouve ces finales armées toutes d'un d, ou d'un t, ou de quelque autre consonne.

La plupart du temps, la consonne euphonique appartient légitimement au mot qui s'en couvre, et l'étymologie l'autorise, comme dans la troisième personne des verbes aujourd'hui en a ou en e muet: il a, il aime, habet, amat. Il nous est impossible de dire en vers: Il a aimé. Nos pères auraient dit sans difficulté: Il at aimé. Nous disons encore comme eux: Aime-t-il? amat ille. Mais nous l'écrivons ridiculement. Que signifie ce t entre deux traits d'union? Il ne faut rien de douteux ni d'équivoque. Le t appartient au verbe: joignez-le donc au verbe.—Mais alors le présent aimet il se confondra avec l'imparfait aimait il.—Nullement. Rappelez-vous la règle primitive: Jamais consonne n'agit à reculons sur la voyelle précédente. Aime ne peut sonner comme aimai. Le t final n'est pour agir que sur l'i de il.

Si l'on veut comprendre l'écriture de nos pères, il faut laisser de côté les règles perverties par leurs descendants.

Mais l'étymologie ne donnait pas toujours droit à une consonne finale. Quelques mots, en quantité relativement minime, en étaient dépourvus: ce sont des adverbes, des prépositions, comme , aussi; des noms de nombre, dou (deux), quatre, etc.

A ceux-là, il fallait bien prêter une consonne convenue une fois pour toutes. On choisit l's comme la liaison la plus naturelle et la plus douce entre deux voyelles.

Les principales consonnes euphoniques intercalaires sont donc l's et le t. On a quelquefois aussi employé l et n.

Le d n'est qu'une modification du t, qui apparemment dans ces occasions ne sonnait pas durement: il parlad à lui ou il parlat à lui, c'est la même chose. De même, l'f finale s'adoucissait en v: chef, chevet; neuv heures; maison neuve.

On ne sera pas surpris que, dans un temps où il n'existait aucune espèce de code grammatical, des copistes ignorants aient parfois substitué une consonne euphonique à une autre, et les aient tantôt figurées où elles ne sonnaient pas, tantôt omises où elles sonnaient. Ce sont des accidents faciles à découvrir; et l'on se démêle bien vite de ces erreurs, une fois qu'on tient en main le fil d'Ariane, c'est-à-dire le sens de la règle.

Nous allons passer rapidement en revue les consonnes que l'on rencontre employées comme euphoniques.

C.

Je trouve (rarement, il est vrai) le c employé comme consonne euphonique à la fin de certains mots à qui l'étymologie n'en fournissait pas. Par exemple, jo (je).

Dist l'amiraill: Jangleu, venez avant;
Voz estes proz e vostre24 saveir est grant;
Vostre conseil ajoc evud tuz tens.
(Ch. de Roland, st. 256.)

[24] Il ne faut prononcer que vo.

«L'amiral dit: Jangleu, approchez-vous. Vous êtes brave et votre savoir est grand; j'ai toujours pris vos conseils.»

A-joc evud,—ai-je eu.—Il y a grande apparence qu'ici le c représentait le son ferme de l's, et non celui du k: ai-jos évu. Pourquoi le c sonnerait-il dur, suivi de l'e? Le c, dans cette occasion, n'est qu'une maladresse ou une ignorance de copiste25.

[25] Je suppose que l'éditeur a bien lu le manuscrit d'Oxford, et n'a pas pris une lettre pour une autre.

D.

Le manuscrit de la version des Rois l'emploie constamment; celui des Sermons de saint Bernard, celui de la chanson de Roland préfèrent le t.

«E li reis se desguisad, car sa vesture muad e od dous cumpaignons i alad. Vindrent a la sorciere de nuiz, e Saul i parlad

(Rois, I, p. 109.)

«Saul a terre tut estendud chaid… e d'altre part il fud afebliz, od ço qu'il fud deshaited26, kar il n'out le jur de pain mangied

(Ibid., p. 111.)

[26] Avec cela qu'il fut abattu.

«E bien s'aperceut que Deus fud od David. Micol sun marid forment amad

(Rois, I, p. 72.)

Le d tient ici la place de sa forte, le t.

Dedans est composé avec de, en ou ens, et un d euphonique intercalaire de d ens, dedans. Dehors était préservé de l'élision par l'h aspirée; d'ailleurs la forme première était defors. Voyez l'article du T.

L.

Dans le fabliau du Vilain mire, qui est le Médecin malgré lui, la femme du vilain, lasse des coups qu'elle reçoit, s'avise un jour de cette réflexion:

Fu onques mon mari batu?
Nennil, il ne sait que cops sont.
S'il le seust, par tout le mont!
Il ne m'en donnast pas itant.
(Barb., I, p. 8.)

«Nenni, il ne sait ce que sont les coups. S'il le savait, par le monde entier! il ne m'en donnerait pas tant.»

Cette réflexion lui suggère le tour qu'elle joue à son mari pour lui faire tâter aussi du bâton.

L'usage de cette l se maintint longtemps.

Dans la sixième des Cent Nouvelles, un ivrogne, après s'être confessé de force à un prieur qu'il trouve par les champs, requiert ce prieur de le tuer, afin qu'étant en état de grâce, l'absolution reçue, il aille droit en paradis.

«Ha dea! dit le prieur tout esbay, il n'est ja mestier d'ainsy faire; tu iras bien en paradis par autre voye.—Nennil, respond l'yvrongne; je y veuil aler tout maintenant, et icy mourir par vos mains. Avancez vous, et me tuez.»

L'l de nennil est muette, et conséquemment notée mal à propos; mais celle de je veuil est bien mise.

De même un peu plus haut:—«Que veulx tu dire?—Je me veuil confesser, dit-il.—Or, avant, dist le prieur, je le veuil, avance toy.» Prononcez la première fois: Je me veux confesser; et la seconde: Je le veuil, avance toy.

Oui est le participe passé passif du verbe ouir; oui signifie donc entendu. C'est le signe du consentement. Le proverbe oriental dit: Entendre, c'est obéir.

Oui, ou, pour le figurer à l'antique, oy, est toujours de deux syllabes. Devant une voyelle on le termine par une l euphonique. De là cette expression, langue d'oil, que beaucoup prononcent langue d'o-i-le. C'est tout simplement langue d'oui.

Le mari déguisé en prêtre dit à sa femme: Poursuivez votre confession, s'il vous reste des péchés à dire:

Sire, dist elle, oil assez.
(Barbazan, II, p. 109.)

Ou-il assez.

Le roi Marsile demande à son trésorier Mauduit si les présents sont prêts pour Charlemagne:

L'aveir Karlun est il appareillé?
E cil respunt: Oïl, sire; asez bien.
(Ch. de Roland, st. 50.)

«Et lui répond: Ou-i, sire, assez bien.»

Me rendra-t-on mon cheval Broiefort? demande Ogier le Danois au duc Naimes de Bavière:

Raverai ge Broiefort, mon destrier?
Oïl, dist il, par Dieu le droiturier.
(Ogier, v. 10660.)

Dans ces deux derniers exemples, le scribe aurait pu se dispenser d'écrire l'l euphonique, puisqu'elle y restait muette.

N.

L'instinct de l'euphonie est universel, mais dans ses applications il varie d'un peuple à l'autre. L'effet de l's plaisait surtout à nos pères; le d chez les Latins avait la préférence; chez les Grecs c'était le ν, qu'ils appelaient additionnel, νυ ἐφελκυστικόν. Cette n a été aussi employée en France.

Karles l'entant, ne dist neN o ne non.
(Gerars de Viane, v. 1596.)

«Ne dit ne oui ne non.»

Ainsin devant une voyelle: ainsi n un jour, ainsi n autrefois…; devant une consonne, ce n'était qu'ainsi.

L'n se trouve également donnée à quelques substantifs ou adjectifs pour finale euphonique, amin, antin, pour ami, anti.

M. J.-J. Ampère voit dans cette n un vestige de déclinaison. Il avance que amin était le cas régime d'ami. Mais dira-t-on qu'ainsin est l'accusatif d'ainsi, neN l'accusatif de ne? M. Ampère passe sous silence ces cas, aussi bien que les exemples nombreux où l'on voit amin au nominatif.

Au surplus, la question des prétendues déclinaisons françaises sera traitée dans un chapitre spécial.

S.

Voici la plus importante de toutes les consonnes euphoniques, celle dont l'usage était le plus fréquent. Cet usage approchait de l'abus, car les liaisons procurées par l's intercalaire étaient les plus douces à l'oreille de nos pères. Aussi donnaient-ils de préférence l's pour finale aux mots que l'étymologie laissait découverts, tels que les pronoms et les adverbes.

Iluec seront o luiS assis
Cil sor qui li esgarz est mis
De dire par voir jugement
Qui vaincra le tournoiement.
(Partonopeus, v. 6595.)

«Là seront assis avec lui (avec elle) les juges du tournoi.»

Un jeune et beau chevalier, se rendant à un tournoi, reçoit l'hospitalité dans un château. On fête sa bienvenue par un banquet suivi d'un bal.

Quant li chevaliers enS entra,
Chascuns contre lui se leva.
Les puceles qui carolerent
Toutes contre lui s'en alerent,
Et le conte aussiS y ala,
Qui en la bouche le baisa.
Aussi volentiers la contesse,
Plus volentiers que n'oïst messe.
(Les Bijoux indiscrets.)

Un riche seigneur se bâtit un superbe château:

Apres le pere l'ot li fiz,
Puis le vendi a cel vilain;
AinsiS ala de main en main.
(Le lai de l'Oiselet, Barb., I, 180.)

La préférence qui fit adopter l's comme finale euphonique où l'étymologie n'en donnait pas, avait encore un autre motif que la douceur de ces liaisons: l'analogie. L's revenait si fréquemment dans le langage; elle terminait régulièrement la plupart des mots dans une foule d'occasions:

Nominatifs et vocatifs singuliers (au masculin);

Tous les cas obliques du pluriel;

Toutes les secondes personnes des verbes, etc…

M. Raynouard a le premier signalé la règle de l's à la fin du nominatif singulier; mais M. Guessard, s'appuyant sur les grammaires provençales de Faydit et de Vidal, a judicieusement observé que cette règle se restreignait aux substantifs masculins. Lorsque l's se trouve à la fin d'un nominatif féminin, elle n'y peut être que par abus ou pour l'euphonie; comme dans Marot:

Dessous l'arbre où l'ambre dégoutte,
La petite formiS ala.

Ce qui a été imité par la Fontaine:

L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits.
Le long d'un clair ruisseau buvoit une colombe,
Quand sur l'eau se penchant une fourmis y tombe;
Et dans cet océan l'on eût vu la fourmis
S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La colombe aussitôt usa de charité:
Un brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté,
Ce fut un promontoire où la fourmis arrive.

Ce qui a causé la faute de Marot, c'est qu'il avait vu dans les anciens poëtes fourmis avec une s; mais il n'a pas pris garde que fourmi était alors du masculin.

«Comment li criquet demanda au fourmi de son bled, et il li refusa:

Li criquet ot disette
En yver, et povrete
Au fourmi est venu…
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Le fremi li a dist:
Ja ne vous aiderai…»
(Marie de France.)

Et quand il l'aurait remarqué, il ne se fût pas arrêté à cela: Marot ignorait déjà les règles du vieux français, comme il l'a prouvé par son édition de Villon. A son tour, Marot a trompé la Fontaine. Les erreurs se lèguent comme les vérités, et mieux encore.

L's a servi également de finale euphonique à la première personne du singulier des verbes. Par exemple, dans ce vers de Constant Duhamel:

J'ai en vous, dit il, mal parent;

On prononçait, je n'en doute pas, j'aiS en vous… comme on disait je suiS un homme de bien. L's s'est attachée au verbe être, et ne s'est pas attachée au verbe avoir. C'est un fait bizarre et certain, que l'écriture est beaucoup plus inconséquente que la parole.

Mais l's n'était pas la finale étymologique de cette première personne. C'était l'e muet, du moins à l'imparfait:

Eram, j'ere. Amabam, j'aimoie.
Eras, tu eres. Amabas, tu aimois.
Erat, il eret, il ert. Amabat, il aimoit.

Les poëtes se permirent de retrancher cet e, j'aimeroi, j'alloi, je faisoi; et le soin de l'euphonie amena l'insertion de l's, par l'antipathie instinctive de l'hiatus. Ronsard ayant dit:

Plus haut encor que Pindare et qu'Horace,
J'appenderois à ta divinité;

Muret fait cette remarque:

«J'appenderois, pour j'appenderoi. La lettre s y est ajoutée à cause de la voyelle qui s'ensuit.»

Et Ronsard lui-même dans son Art poétique:

«Tu pourras avec licence user de la seconde personne pour la première27, pourvu que la personne finisse par une voyelle ou diphthongue, et que le mot suivant s'y commence, afin d'éviter un mauvais son qui te pourroit offenser; comme, j'allois à Tours, pour dire j'alloi à Tours; je parlois à madame, pour je parloi à madame, et mille autres semblables28

[27] Non pas de la seconde personne pour la première, mais de l'orthographe de cette seconde personne.

[28] Voyez, à une époque où la pédanterie égarait le jugement et émoussait la délicatesse de l'oreille, voyez combien se montre vivace cet instinct natif de fuir l'hiatus chez des poëtes qui l'avaient érigé en droit, et en usaient habituellement sans scrupule.

Dans ce poste où elle s'était glissée à la faveur de l'euphonie, l's rendit de si bons services, que son usurpation est aujourd'hui consacrée et convertie en droit légitime. Il n'en est pas moins vrai que quand Molière et la Fontaine écrivent je di, je croi, je voi, je reçoi, ils usent d'une forme ancienne, et ne se permettent pas de supprimer l's pour le besoin de la rime, comme leurs commentateurs ne manquent pas de l'affirmer.

Tel passage d'un poëme présente à vos yeux un hiatus où il n'y en avait pas. Pourquoi? Parce qu'il se glissait entre les deux mots une consonne euphonique. Le scribe ne l'a pas notée, comptant sur l'intelligence du lecteur et sur l'habitude. Ainsi, dans cette description d'un charivari donné à un nouveau marié le soir de ses noces:

Il y avoit un grant Jayant
Qui trop forment aloit brayant.
Vestu ert de bon broissequin.
Je cuids que c'estoit Hellequin,
Et tuit li altre sa mesnie.
(Roman de Fauvel.)

Il faut prononcer: vestuS ert.

Car vestu se rapporte au sujet de la phrase, qui est un nominatif masculin; et l's est caractéristique du nominatif masculin. Un enfant jadis savait cela. Qu'importe donc que le copiste ait mis vestu ou vestus?


Les adverbes, prépositions, noms de nombre, etc., terminés par e muet, à qui l'étymologie ne fournissait pas de consonne euphonique, ont reçu dès l'origine une s finale, pour les protéger et les maintenir intacts. Cela était de règle générale; la trace en a persisté longtemps, et n'est pas encore complétement effacée.

Mithridate dit à Monime:

Jusqu'ici la Fortune et la Victoire mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.

Les commentateurs déclarent que la nécessité de la rime a fait commettre au poëte une faute grave, parce que même est ici adverbe, et par conséquent ne prend point d's.

Autrefois le mot même, adverbe ou non, avait toujours l's à la fin. Les poëtes, à qui l'on accordait tant de libertés, avaient celle de garder ou de retrancher cette s. Villon, dans une de ses plus jolies ballades, offre l'exemple de l'une et l'autre orthographe:

Je connoy pourpoint au collet;
Je connoy le moine à la gonne;
Je connoy le maistre au valet;
Je connoy au voile la nonne;
Je connoy quand pipeur jargonne;
Je connoy fols nourris de cresme;
Je connoy le vin à la tonne;
Je connoy tout, fors que moy mesme.

Voici maintenant mesmes avec l's.

Je connoy vision de somme;
Je connoy la saulce des bresmes;
Je connoy le pouvoir de Romme;
Je connoy tout, fors que moy mesmes.
ENVOY.
Prince, je connoy tout en somme:
Je connoy coulorez et blesmes;
Je connoy mort, qui tout consomme;
Je connoy tout, fors que moy mesmes.

Marot, avant Racine, avait employé cette rime de mesmes avec diadèmes. Il était alors homme de guerre, et se trouvait au camp d'Attigny, près de Rhetel, lorsque Henri de Nassau vint assiéger Mézières, dont la défense valut tant de gloire à Bayard (1521). Marot écrit à Marguerite, sœur de François 1er, qui fut depuis la célèbre reine de Navarre, et qui n'était alors que madame d'Alençon. Le soldat poëte envoie à la duchesse des nouvelles de l'armée:

Ne pensez pas, dame où tout bien abonde,
Qu'on puisse veoir plus beaux hommes au monde;
Car, à vrai dire, il semble que nature
Leur ait donné corpulence et facture
Ainsy puissante, avec le coeur de mesmes,
Pour conquerir sceptres et diadesmes.
(T. II, ép. 3, du camp d'Attigny, p. 24.)

Il faut rire de Ménage qui tire même invariable du latin maxime, et même variable de l'italien medesimo.

Dans l'origine, même était toujours adverbe; et, à le bien considérer, il ne peut pas être autre chose dans lui-même. La distinction entre l'adjectif et l'adverbe a été introduite tardivement; même, adverbe, prenait une s à la fin, pour le soin de l'euphonie dans la liaison des mots, comme tous les adverbes terminés par e muet: Jusques, encores, guères et naguères, oncques, doncques, avecques, certes, illecques, presques. Marot décrivant le temple de Cupido:

En tous endroits je visite et contemple,
PresqueS étant de merveille esgaré.

Les poëtes, dès le XVe siècle, comme nous l'avons vu, laissaient ou retranchaient cette s; et, des vers, cette licence s'est coulée dans la prose.

On a dit: ores, ore, or;—avecques, avecque, avecq', ou avec;—doncques, doncque, doncq, donc. La dernière de ces formes est aujourd'hui la seule usitée; mais on est encore libre de choisir entre guères et guère, jusques et jusque, certes et certe. Rien de si capricieux que l'usage.

J'ai dit que même, isolé ou joint à un pronom, était essentiellement adverbe. Ronsard l'a traité ainsi:

Les immortels eux mesme en sont persecutés.

En quoi il a été suivi par le père Lemoine, dont le Saint-Louis mérite de faire autorité:

D'autres sont élevés sans armes et paisibles,
Qui, braves contre eux même et contre eux même forts…

Qui ne voit, en effet, que c'est comme s'il y avait: brave, même contre eux… forts, même contre eux?—Les immortels, même eux! même les immortels!…

La distinction entre même adjectif et même adverbe est donc toute chimérique, une pure subtilité des grammairiens modernes, pour rendre compte tellement quellement de la présence ou de l'absence de l's finale. Où ils l'ont remarquée, ils ont conclu qu'il y avait accord, et ils se sont hâtés de bâtir leur règle; puis, rencontrant mesmes joint à un singulier, ou du moins sans l'accompagnement d'un pluriel, ils ont prononcé qu'il y avait licence poétique ou faute de français de la part de ceux à qui nous devons la langue française.

Même vient de l'italien medesimo; on a dit d'abord en trois syllabes méismes, pour mieux rappeler medesimo. Rutebeuf décrivant une noce:

Ne sai combien de gens i furent;
Assez mangerent, assez burent,
Assez firent et feste et joie.
Je meismes qui i estoie
Ne vi piesa si bele faire.
(De Charlot le Juif.)

L'Académie autorise quatre-z-yeux, entre quatre-z-yeux; mais elle n'en donne pas de raison. L'usage est de parler ainsi; soit. Mais l'Académie devrait-elle se contenter du rôle de greffière de l'usage? d'être à l'usage ce que le daguéréotype est aux formes extérieures? Elle est vraiment trop modeste; essayons de suppléer à son silence.

Rétablissons d'abord l'orthographe véritable de cette locution: Entre quatreS yeux, c'est l's euphonique; tous les noms numériques la prenaient, hormis ceux à qui l'étymologie fournissait une autre consonne.

Uns, unes: rien n'est plus commun.

—«Uns bers fu ja en l'antif pople Deu.» (Rois, I, p. 1.)

S'uns hom loue un pasteur pour ses brebis garder,
Il li doit sauvement mener et ramener.
(De Triacle et venin; Jubinal, Contes.)
Si s'est armés hastivement
D'unes armes pures d'argent.
(Roman de Coucy, v. 3271.)
D'unes fauses armes l'arma
Li rois qui molt petit l'ama.
(La Violette, p. 90.)
D'unes forces qu'ot apportées
A errant ses tresces copées.
(Roman de Coucy, v. 7344.)

Les Espagnols disent de même unos, unas. On s'en étonne, l'on a tort. L'erreur vient de ce qu'aujourd'hui l's ajoutée à la fin d'un mot ne réveille plus que l'idée de pluriel; et l'on croit avoir produit un argument sans réplique, en disant que un ne peut avoir de pluriel. Il n'est pas question ici de pluriel, mais bien d'euphonie; l's finale avait autrefois deux fonctions: si nous n'en connaissons plus qu'une, ce n'est pas la faute de ceux qui l'ont employée à son second usage.

Deux vient de duo; la première forme a été dui, dou, dous devant une voyelle.

Il estoient jadis dui frere,
Sans soustien de pere ni mere.
(Estula, Barbaz., III.)

«Li reis David lur livrad dous des fiz Saul.»

(Rois, p. 202.)

Trois, dérivé de tres, a l's par droit de naissance.

Quatre, c'est le point en litige.

Cinq n'a pas besoin de l's euphonique: quinque lui fournit la consonne.

Six tient la sienne de sex.

Sept reçoit de septem un t qui lui suffit.

Huit, d'octo, prend le t euphonique, qui le rapproche de la forme latine.

Neuf, de novem.

Dix, de decem, est obligé de recourir à l's finale pour pouvoir se maintenir devant une voyelle.

Vingt, dans le livre des Rois, est partout écrit vinz:

—«Respundi Berzellai: Sire, viels hum sui de quatre vinz ans.» (P. 195.)

C'est notre prononciation actuelle, de même que pour cent au pluriel: dans le livre des Rois il est toujours écrit cenz:

—«E li fers de sa lance pesad treis cenz unces.» (Rois, p. 208.)

Il n'y aurait donc que le mot quatre que l'on aurait laissé manquer d'une consonne euphonique dans un temps où l'on s'en montrait si libéral? Cela n'est pas croyable; quatres yeux dépose contre cette supposition. C'est peu, dira-t-on, d'un seul exemple; il est vrai: en voici donc d'autres. Le premier se trouve dans la chanson de Malbrou, qui est une pièce du moyen âge, comme j'espère le faire voir ailleurs:

L'ai vu porter en terre par quatreS officiers.

—«Li quatreS maistres de l'hospital… Des quatreS maistres de l'ospital…»

(Hist. de Metz, texte de 1284.)

Fallot, à qui j'emprunte cette dernière citation, ne manque pas de voir là son système de déclinaisons, et des sujets et des régimes. «Il faut observer, dit-il, que dans cet exemple même la règle est mal suivie, puisque le premier quatre, sujet, devrait être écrit sans s.» (Pag. 232.) On n'a jamais pensé à décliner ni quatre, ni deux; il n'y a là que le soin de l'euphonie. Mais Fallot s'était entêté de ce malheureux système: rien ne pouvait lui dessiller les yeux.

T.

On lit dans Montaigne (livre III, ch. 2):

«Ayez un maistre ès arts, conferez avecques luy: que ne nous faict il sentir ceste excellence artificielle?… Que ne nous domine il et persuade comme il veut? Un homme si advantageux en matiere et en conduite, pourquoy mesle il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage?»

Vous trouverez cette façon d'écrire dans la reine de Navarre, dans tous les écrivains antérieurs au XVIIe siècle. Qui se fierait au témoignage de cette écriture s'abuserait fort, car on ne manquait pas de prononcer avec un t intermédiaire, comme aujourd'hui nous écrivons.—«Souvent aussi, dit Jacques Pelletier, nous prononçons des lettres qui ne s'écrivent pas, comme quand nous disons dine-ti? ira-ti? et écrivons dine-il? ira-il? et seroit chose ridicule si nous les écrivions selon qu'ils se prononcent.» (Ier livre de l'Orthographe, p. 57.)

Le témoignage de Théodore de Bèze n'est pas moins formel.—«Cette lettre, dit-il en parlant du t, offre une particularité curieuse: c'est qu'on la prononce là où elle n'est pas écrite. Vous voyez écrit parle il? et vous prononcez, en intercalant le t, parle til? On écrit ira il? parlera il? va il? aime il? et l'on prononce ira til? parlera til? va til? aime til?» (De Fr. ling. recta pronunt., p. 36.)

Cela démontre surabondamment combien l'écriture est un témoin trompeur de la prononciation.

Mais quand, au lieu du pronom il, on employait on indéterminé, le t euphonique n'était pas nécessaire, parce que l'on recourait à cette forme l'on.

Montaigne parlant des grands:—«A l'adventure les estime l'on et apperceoit moindres qu'ils ne sont.»

«Les dignités, les charges se donnent necessairement plus par fortune que par mérite, et a lon tort souvent de s'en prendre aux roys.» (Livre III, ch. 8.)

On a disputé sur cette qualification d'euphonique donné au t final; on a dit: Il n'est pas euphonique, car il appartient de droit à la troisième personne du verbe. C'est une chicane de mots comme les grammairiens les aiment; il est bien certain que il fu, il ouvre, il s'en va, représentent fuit, aperuit, abit. Il n'est pas moins certain que le t en français sert à l'euphonie; maintenant accordez-lui ou lui refusez cette épithète, peu m'en chaut: le seul point auquel je tienne, c'est que c'est fort bien dit: Malbrough s'en vat en guerre. Un académicien, qui attend son confrère pour condamner solennellement cette prononciation du peuple, demande: Vat il bientôt venir?

Florence de Rome était une femme de qualité, fille d'un empereur romain anonyme. Ses malheurs, causés par sa vertu, la réduisirent, après les plus étranges aventures, à entrer comme servante chez un brave châtelain. Sire Thierry estoit moult preudom, et sa femme moult preude femme; mais ils tenaient chez eux un coquin de sénéchal, un glouton:

Li faus fu senechal au courtois chastelain
Nommez estoit Macaire.—C'est un nom trop vilain!
Souvent requist Flourence, et au soir et au main,
Que s'amour li donnast, mais il ouvroit en vain,
Car elle se laissast avant vive escorchier.
Un jour la trouva seule li glouton pautonnier:
Par force la cuida accoler et baisier;
Mais Flourence li fist le sanc vermeil raier
A grant ru de la bouche, et deux dens li brisa.

Prononcez hardiment: la cuidaT accoler.

Il y a plus: c'est que le t se glissait en des places où il est impossible de justifier sa présence, sinon par le besoin de l'euphonie. Nous disons encore: voilà-t-il, ne voilà-t-il pas… C'est bien là un t euphonique, exclusivement euphonique, et un témoignage du soin de nos ancêtres à rendre la prononciation musicale. De l'écriture, on ne s'en embarrassait pas; on écrivait voilà il; le langage était façonné par ceux qui parlaient: c'est tout le monde; ceux qui écrivaient ne comptaient pas.

Dans les verbes, l's était la finale euphonique de la seconde personne; t caractérisait la troisième, sans aucune exception et par tous les temps. Ces lettres seront écrites ou non, cela n'importe; suffit que vous êtes prévenus. C'est à vous, par l'application de cette règle, d'éviter les hiatus.

L'orthographe qui, après la découverte de l'imprimerie, s'établit peu à peu, s'est mise à recueillir ces finales; mais avec quelle négligence et quelle maladresse! En les attachant à certains temps et à la plupart des verbes, elle les a, par un oubli inconcevable, omises dans quelques autres. Cette inexactitude a introduit dans le langage une foule d'irrégularités et d'inconséquences. L'auxiliaire avoir, par exemple, ne devrait pas jouir de moins de priviléges que l'auxiliaire être; ils étaient jadis sur le même pied:

Sum,je sui. Habeo,j'ai.
Es,tu eS. Habes,tu aS.
Est,il esT. Habet,il aT.

Y a-t-il une raison raisonnable (l'usage en est une déraisonnable) pour tantôt accorder, tantôt refuser ce t? pour permettre à Racine:

Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui?

et défendre au peuple: il at acheté?

Pour autoriser va-t-il venir? et condamner Malbrough s'en vat en guerre? C'est une tyrannie épouvantable! c'est abuser étrangement du titre d'académicien et du droit de faire un dictionnaire. Le peuple, dont les doctes méprisent le langage, pourrait leur répondre, comme le lion de la fable:

Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre.

Rien n'est plus fréquent dans les manuscrits que le t figuré à la troisième personne de l'indicatif d'avoir:

Quant li provost l'at entendu…
Du duel qu'il at et de la honte.
(De Constant Duhamel.)

Dans le Testament de l'asne de Rutebeuf, on vient dénoncer un curé à son évêque. Qu'a-t-il fait? demande l'évêque:

Il at fait pis, c'un Beduyn!29
Qu'il at son asne Bauduyn
Mis en la terre beneoite!…

[29] Les croisades de saint Louis en Afrique avaient déjà fait connaître en France les Bédouins.

Le pauvre curé s'excuse de son mieux à son supérieur:

Mes asnes at lonc tans vescu;
Moult avoie en li boen escu!
Il m'at servi et volentiers,
Moult loiaument, XX ans entiers.

Ce t est parfaitement à sa place, c'est le droit de la troisième personne de le prendre comme caractéristique. Mais ceux qui, fondés sur ce droit, refusent au t dans cette place la qualification d'euphonique, que diront-ils quand on le leur montrera à la fin de la première personne du présent de l'indicatif, j'aime;—je dîne;—je mange; à la fin des participes passés en i, en é, en u; à la fin des substantifs aujourd'hui terminés en é, comme cité, humilité? Conviendront-ils que c'est une lettre introduite pour l'euphonie? Ils n'auront plus ici la ressource d'alléguer le latin.

Dans une stance monorime en e muet:

Li reis Marsilie la tient (Saragosse), ki Dieu n'en aimet,
Mahumet sert e Apollin reclaimet,
Ne s' poet garder que mals ne li ateignet.
(Chanson de Roland, st. 1.)
Ni a paien ki un seul mot respundet,
Fors Blancandrins de castel de Val Funde:
Oez, seignurs, quel pecchet nus encumbret
(St. 2.)

La chanson de Roland, le livre des Rois, les sermons de saint Bernard, figurent toujours ce t, qu'il en soit ou non besoin pour éviter un hiatus. Il n'empêche même pas l'élision au milieu du vers:

Il enapelet e ses dus e ses cuntes.
(St. 2.)
Sa costume (à Charlemagne) est qu'il parolet a leisir.
(St. 10.)

Nous gardons encore la trace de ce t euphonique: crie-t-il? appelle-t-on? Mais il faudrait avoir le courage d'écrire criet-il; appellet-on?

Nous avons vu qu'au XVIe siècle, on prononçait le t euphonique sans l'écrire; et nous voyons maintenant qu'au XIIe siècle on l'écrivait souvent où il ne se prononçait pas. Les uns trouvant sur le papier aime-il, va-il, ne manquaient pas de lire aime-t-il, va-t-il. Les autres y voyant les derniers vers que je viens de transcrire, les lisaient ainsi:

Il enappelle et ses dus et ses countes…
Sa coutume est qu'il parole à leisir…

Voici d'autres exemples (on en citerait par centaines):

Branches d'olives en vos mains porterez;
Co senefiet pais et humilitet.
(St. 5.)
Munjoie escriet: Co est l'enseigne Carlun.
(St. 92.)

Lisez: ce senefie… Montjoie écrie, c'est l'enseigne (la devise) Carlon (de Charles).

Ainsi notre œil déçoit notre oreille, qui, à son tour, abuse notre jugement. Nous sommes trompés à la fois et par ce que nous voyons et par ce que nous ne voyons pas. Il faut avouer que dans cette condition il est malaisé d'éviter l'erreur.

Voilà pour le présent de l'indicatif.

La consonne euphonique se retrouve attachée aux troisièmes personnes du singulier du prétérit et du futur; au participe passé passif en é, en i, en u.

Le Livre des Rois, manuscrit du XIIe siècle, peut-être du XIe, emploie le t ou le d, qui n'est qu'un t adouci.

—«E del livre parlad que li evesches oud truved e lut devant le rei.»

(Rois, p. 424)

—«La liepre Naaman purprendrat et aherderat a tei.»

(Rois, p. 365.)

«La lèpre de Naaman prendra et s'attachera à toi.»

—«E li Enfes crut e esforcad. A un jor, li Emfes alad a sun peire en champz… si Amaladid, si s'en plainst.»

—«Mais la mere prist l'enfant, si l' culchad sur le lit al prophete, e l'us puis fermad, si s'en turnad

(P. 357.)

—«Pecchiet ai a lui sol.» (P. 548.) «J'ai péché à lui seul.»

—«Il aveit oid dire que il out ested malades.»

(P. 418.)

—«Si cume li rei le sout e veud les out, parlad al prophete.

(P. 368.)

—«Mais por ceu ke tu ne pensasses ke ceu fust avenuit (advenu) par aventure.» (Saint Bernard, 552.)

Les substantifs aujourd'hui terminés en recevaient tous le t euphonique. Il suffit d'ouvrir un manuscrit d'une date un peu reculée, pour en trouver des exemples à foison. Le livre des Rois, celui de Job, les sermons de saint Bernard, n'offrent pas un seul de ces substantifs désarmé de sa consonne finale.

—«Li fruiz la nativiteit de Nostre Seignor… S. Johan buit lo boyvre de salveteit…»

(Saint Bernard, p. 542.)

—«Li pecchiez d'enfermeteit et de non sachance… la volenteit et l'oyvre de salveteit…»

(Ibid., p. 544.)

—«Cil ki a l'umaniteit ajosteit le nom de Deu.»

(Ibid., p. 548)

Fallot avait déjà signalé ce t final comme la marque d'une haute antiquité dans le manuscrit, mais il n'en avait pas reconnu l'usage régulier ni l'origine. Il ne le constate qu'aux substantifs en , et ne le remarque pas à la fin des substantifs et participes en u, comme escut, vertut, pendut, où il joue le même rôle.

L'escut li fraint e l'osberc li derumpt.
(Chanson de Roland, st. 117.)
Escrient Franc: Deus i ad fait vertut.
(Ibid., st. 288.)
Turpins de Rains quant se sent abattut
De IV espiez parmi le cors ferut
Rollant reguardet, puis si li est curut,
Et dist un mot: Ne sui mie vencut.
(Ibid., st. 153.)

On attribuait le d ou t euphonique à des mots qui n'y avaient pas droit étymologiquement, à des monosyllabes essentiels, qui eussent disparu dans l'élision ou qui eussent produit des hiatus désagréables; par exemple, o (avec), à, marque du datif, etc.

Luisent cis elme ki ad or sunt gemmez.
(Roland, st. 79.)

«Les écus brillent émaillés d'or.»

L'escut li fraint ki est a flurs e ad or.
(Ibid., st. 96.)

«Il lui brise le bouclier orné de fleurs et d'or.

«Qu'est à flours.»—L'i s'élide dans cet exemple.

V.

La prononciation introduisait un v euphonique au sein de beaucoup de mots où l'écriture ne le marquait pas; par exemple, devant la terminaison oir précédée d'une voyelle; devant eu () du participe passé passif, etc. Son rôle était de prévenir un hiatus, ou de rappeler la consonne figurative du radical.

Le v dans pleuvoir est purement euphonique. Il n'y en avait pas dans le latin pluere, ni dans pluendo:—Aqua quæ pluendo crevisset, de Cicéron, se lisait sans doute: quæ pluVendo crevisset. La chose est d'autant plus vraisemblable qu'on trouve pluvi, pluverat dans Plaute et dans Lucile. Fuvit pour fuit, avec la première longue, est dans Ennius:

Quam semper fuvit stolidum genus Æacidarum!
(Fragm., ap. Planck, Ennii Medea, p. 104.)

Nonius cite de Lucile luvi, prétérit de luo.

Cela suffit pour montrer que les Latins ont employé comme nous le v intercalaire, suivant ce que leur demandait l'oreille. Je ne le trouve pas dans pluit, et il se montre dans pluVia; nous, au contraire, nous le mettons dans pleuVoir et le supprimons dans pluie.

De pleuvoir, le diminutif plouiner, plouViner:

Endroit la tierce a plouiner se prist.
(Garin, II, p. 228.)

«Vers l'heure de tierce, il commença de tomber une petite pluie.»

Pouvoir, de posse, n'a aucun droit au v. On l'écrivait pooir:

Ele ne pooit soumillier.
(R. de la Violette, p. 85.)

Lisez: elle ne pouvoit sommeiller.

En nule guise
Ne pueent cil estre rendu.
(Ibid., p. 84.)

Gardez-vous bien de confondre ce pueent avec la troisième personne du verbe puer. Lisez: ne peuvent cil (les morts) estre rendus.

De recipere, recevoir, et au participe receu en trois syllabes. Je suis persuadé qu'on prononçait recevu, de même que, trouvant écrit receoir, ou ne manquait pas de lire receVoir.

Pourquoi le v d'avoir, qui représente le b d'habere, disparaît-il au participe eu? et pourquoi ce participe est-il monosyllabe quand l'infinitif est de deux syllabes? Originairement cette irrégularité n'existait pas, car on prononçait évu. Il se rencontre même écrit ainsi, par un accident dont on ne peut trop se féliciter:

Dist l'amiraill: Jangleu, venez avant;
Voz estes proz e vo saveir est grant.
Vostre conseil ajoc evud tuz tens.
(Ch. de Roland, st. 256.)

Bénissons ces fautes de copistes, qui, nous restituant la vraie prononciation, nous mettent sur la voie de l'ancien usage, et sans lesquelles on pourrait taxer de chimériques les propositions les plus vraies, mais destituées de preuves.

On dut prononcer de même tous les participes en eu; apercevu, concevu, etc., qui ainsi redeviennent réguliers. Avoir faisait évu, comme tenir fait tenu; courir, couru; vouloir, voulu.

Le mot avoi, allons (à voie), d'où les Anglais ont fait away, est écrit partout dans la chanson de Roland AOI. On suppléait le v30.

[30] Voyez sur cette exclamation la IIIe partie, au mot AOI.

CHAPITRE IV.

Extraits du Roland.—Intercalaires euphoniques chez les Latins.

§ Ier.

Pour résumer en bref ce vaste et important système des consonnes euphoniques intercalaires, pour le présenter d'une manière plus sensible et plus suivie, je vais mettre ici quelques extraits de la chanson de Roland. Ces passages, en faisant connaître le plus poétique et l'un des plus anciens monuments du moyen âge littéraire, rompront utilement l'aridité de ces recherches. On ne sera pas fâché de faire plus ample et plus sérieuse connaissance avec le vieux Turold, l'Homère de Roncevaux, que l'élévation de la pensée, la grandeur et en même temps la naïveté de l'expression rapprochent si souvent de l'Homère grec31.

[31] Le gouverneur de Guillaume le Conquérant se nommait Turold: «Turoldus tenera ætate pædagogus.» (Guillaume de Jumiéges, p. 268.) Rien n'empêche de le regarder comme le même Turold qui se déclare l'auteur de la chanson de Roland:

Ci falt la geste que Turoldus declinet.
(St. 293, vers dernier.)

«Ici finit le poëme de Turold.»

L'abbé de la Rue place la composition du Roland avant 1130, et rien jusqu'ici ne contredit cette date. Turold aurait donc été l'Aristote d'un autre Alexandre, pour qui il aurait composé son poëme, ne pouvant lui faire lire l'Iliade. Dans un temps où l'antiquité était profondément ignorée, il est remarquable de rencontrer une mention de Virgile et d'Homère; c'est à la stance 195. Baligant, l'amiral du roi Marsile, était, dit Turold, plus vieux que Virgile et Homère:

Ço est l'amirail, le viel d'antiquitet;
Tut survequist e Virgilie et Omer.

comme on dirait aujourd'hui: Plus vieux que Mathusalem.

Dans la tapisserie de Bayeux, ouvrage de Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant, on voit un personnage qui tient les chevaux durant l'entretien d'Harold et de Guidon; sur sa tête est tracé le nom TUROLDUS. Est-ce notre Turold? Il est difficile de prononcer.

J'écris en italique toutes les consonnes muettes. Les autres, au contraire, doivent être senties.

Roland s'est décidé enfin à sonner de son cor pour avertir Charlemagne, et ramener l'avant-garde au secours de l'arrière-garde, vendue et livrée aux Sarrasins du roi Marsile par le traître Ganelon. Ganelon est avec Charlemagne pour le tromper et l'empêcher de retourner sur ses pas, si par hasard l'idée lui en venait:

Li quens Rolans, par peine e par ahans,
Par grant dulor, sunet son olifan.
Par mi la buche en salt fors li clerc sancs,
De sun cervel li temple en est rumpant.
Del corn qu'il tient l'oïe en est mult grant;
Karles l'entend ki est as pors passant:
Naimes li duc l'oïd, si l'escultent li Franc.
Ce dist li reis: Jo oï le corn Rolant!…
Unc ne l' sunast, se ne fust cumbatant.
Guesnes respunt: De bataille est il nient.
Ja32 estes vielz e fluris e blancs;
Par tels paroles vus ressemblez enfant.
Asez savez le grant orgoill Rollant.
Ço est merveille que Deus le soefret tant!
Pur un sul levre vat tute jur sunant;
Devant ses pers ore vait il gabant.
Car chevalcez, pur qu'alez arrestant?
(St. 132.)

[32] L'a s'élide. Le vers n'est que de quatre pieds.

«Le comte Roland, avec peine, fatigue et grand'douleur, sonne son cor d'ivoire. Le sang clair lui en sort parmi la bouche, et la tempe de son cerveau s'en éclate. Le son du cor porte bien loin33! Charles l'entend qui passe à cette heure les portes des défilés; le duc Naimes aussi. Les Français l'écoutent, et le roi dit: J'entends le cor de Roland! Il n'en sonne jamais que pendant le combat. Ganes répond: Il n'est pas question de combat. Vous êtes déjà vieux, blanc et fleuri; vous parlez comme un enfant. Vous connaissez, de reste, l'orgueil démesuré de Roland. C'est merveille que Dieu le souffre si longtemps! Pour un seul lièvre il va corner tout un jour. A cette heure il s'amuse avec ses pairs. Chevauchez toujours. Pourquoi vous arrêtez-vous?»

[33] Il est dit dans une autre stance que l'avant-garde l'entendit de trente lieues.

Malgré les instances du traître Ganelon, Charles retourne sur ses pas de trente lieues. Quand il arrive, tout est fini! La vallée est jonchée de cadavres: Olivier. Roland, l'archevêque Turpin, tous sont morts. Voici comment le poëte décrit la première nuit passée par Charlemagne, non loin de ces tristes débris de sa vaillante armée:

Clere est la noit, et la lune luisante;
Carles se gist, mais doel ad de Rollant,
E de Oliver li peiset mult forment34,
Des XII pers e de franceise gent
[Qu']en Rencevals ad laiset mors san genz.
Ne poet muer n'en plurt e ne s' desment,
E priet Deu qu'as anmes seit guarent.
Las est li reis, kar la peine est mult grant;
Endormiz est, ne pout mais en avant.
Par tuz les prez or se dorment li Franc;
Ni ad cheval ki puisset estre en estant.
Ki herbe voelt, il la prent en gisant.
Mult ad apris ki bien connuist ahan.
(St. 180.)

[34] Transposez l'r: froment.

«Claire est la nuit, et la lune luisante. Charles est couché, mais il a deuil de Roland et d'Olivier; il lui pèse fortement et des douze pairs, et des Français qu'il a laissés à Roncevaux sans gens (pour les garder). Il ne peut s'empêcher d'en pleurer et de se désespérer, et prie Dieu de sauver leurs âmes. Le roi est las, car la peine est bien grande. Il s'est endormi, car il ne peut résister davantage. Par tous les prés dorment les Français; n'y a cheval qui se puisse tenir debout. Celui qui veut de l'herbe la prend couché. Qui connaissait déjà la fatigue, en a encore bien appris là-dessus!»

Charlemagne, de retour à Aix-la-Chapelle, fait juger Ganelon. Les pairs le condamnent à mort; mais Pinabel, aussi de la perfide maison de Mayence, se présente pour soutenir en champ clos la cause de son cousin. Thierry d'Ardene, oncle d'Ogier le Danois, se déclare l'adversaire de Pinabel. La scène est à Aix-la-Chapelle; l'empereur fait porter quatre bancs sur la place, pour former le champ clos; les deux champions se préparent de leur côté:

Puis que il sont a bataille justez,
Ben sunt cunfez e asols et seignez,
Oent lur messes e sunt acuminiez,
Mult granz offrendes metent par ces musters.
Devant Carlun andui sunt repairez;
Lur esperuns unt en lor piez calcez,
Vestent osbers blancs e fors e legers;
Lur helmes clers unt fermez35 en lur chefs;
Ceinent espees enhedeles d'or mier;
En lur cols pendent leur escus de quarters,
En lur puinz destres unt lur tranchanz espiez,
Puis sunt muntez en lur curant destrers.
Idunc plurerent .C. milie chevalers
Qui pur Rolant de Tierri unt pitiet.
Deus set asez cument la fin en ert!
(St. 282.)

[35] Fremez.

«Après qu'ils sont prêts pour le combat, bien confessés, absous et bénis, ils entendent leur messe et sont communiés, et ils laissent de très-grandes offrandes parmi ces moutiers. Devant Charles tous deux sont retournés; ils ont chaussé leurs éperons, vêtent hauberts blancs, forts et légers; leurs casques brillants sont fermés sur leur tête; ceignent épées emmanchées d'or pur; à leurs cous pendent leurs boucliers avec leurs écussons, à leur poing droit leurs tranchants épieux, puis sont montés sur leurs agiles destriers. Alors pleurèrent cent mille chevaliers qui, tenant pour Roland, ont pitié de Thierry. Dieu sait assez quelle en sera la fin!»

La fin, c'est que, après un succès longtemps douteux, Pinabel reçoit sur la tête un coup qui lui fend le casque et la tête jusqu'au nez, et fait jaillir la cervelle sur l'arène. O madame de Sévigné, où étiez-vous alors?

Escrient Franc: Deus i fait vertut36!
Asez est dreit que Guenes seit pendut,
E si parent ki plaidet unt pur lui.
(St. 288.)

[36] Vretu.

«Les Français s'écrient: Dieu y a fait vertu! Il est bien droit que Ganes soit pendu, lui et ses parents qui ont plaidé pour lui.»

Ganelon n'est point pendu, mais il est tiré à quatre chevaux. Pinabel et le reste sont accrochés à des potences, al arbre de mal fust ou de bois maudit, comme parle le poëte. Le brave Thierry assiste au supplice de Ganelon entre les bras de Charlemagne, qui lui essuie le visage de ses superbes fourrures de martre:

Li reis ad pris Tierri entre sa brace;
Tert lui le vis od ses granz pelz de martre.
(St. 289.)

Ainsi se termine ce poëme, le plus curieux peut-être et le plus intéressant que nous aient légué nos aïeux; par malheur, c'est aussi le plus mutilé.

Donc, pour lire et apprécier des vers composés au moyen âge, la première condition serait de savoir replacer en leur lieu les consonnes euphoniques omises la moitié du temps par les copistes, comme aussi de négliger celles qu'ils marquent trop souvent hors de propos.

J'ajoute tout de suite qu'il faut savoir aussi remédier à l'étourderie ou à l'ignorance des copistes relativement aux voyelles, car ils ne se bornent pas à pécher sur les consonnes. L'e muet est surtout leur écueil. Cette finale était facultative dans certains mots, comme aujourd'hui en italien. Comme, homme, vostre, nostre, étaient, au gré du poëte, com, hom, vos, nos. Quand le copiste estropie la mesure, soit par luxe ou par indigence, c'est au lecteur à la rectifier, et à ne se fier au manuscrit que de la bonne sorte.

On voit, sans que j'aie besoin de le montrer, de quelle conséquence a été la suppression des consonnes euphoniques. Pour ne parler que de la poésie, son vocabulaire a été tout d'un coup restreint des trois quarts. La versification, si facile au XIIIe siècle, qu'on dédaignait d'écrire en prose, même les traductions, est devenue au XVIIe un tour d'adresse, que, à force de le voir répéter, on imitait assez facilement au XVIIIe, et qui de nos jours tombe dans le procédé.

Avant de déterminer la finale d'un mot, nos pères se préoccupaient toujours de l'initiale du mot suivant. Cette habitude a dicté la principale règle de la rime dans la versification moderne. Originairement tout rimait, pourvu que la consonnance fût la même; c'est ce qu'on pourrait nommer le temps de la poésie naturelle, où tout le monde était convié. Mais quand un art plus délicat succéda à un art dans l'enfance, on sentit qu'il fallait mettre des bornes à cette faculté des rimes, et que la difficulté vaincue entrait pour beaucoup dans le mérite de la versification. Examinant alors de plus près les habitudes et le génie du langage, on fut conduit à porter cette loi: Un pluriel ne rime pas avec un singulier, ni un mot terminé par une consonne avec un mot terminé par une voyelle. (Les consonnes euphoniques intercalaires étaient déjà perdues.) Dès ce moment, le participe pillé ne rime plus avec l'infinitif habiller; ni le comparatif mieux avec le substantif pieu; ni plus avec un élu; courir avec chéri, etc., etc., etc. Pourquoi, puisque ces rimes satisfont pleinement l'oreille? C'est qu'elles ne la satisferont plus si le mot suivant commence par une voyelle, et que la rime ne veut pas s'exposer aux hasards d'une élision ou d'un hiatus. Il faut que l'exactitude de la rime soit garantie à tout événement.

Les autres raffinements n'ont pas tardé à suivre celui-là, comme la richesse de la rime, la mobilité de l'hémistiche, la recherche des coupes, de l'enjambement, etc.

A partir de ce jour, la versification quitte les rangs du peuple, et se renferme dans les rangs de la classe supérieure; car, désormais, pour faire des vers, il faudra avant et surtout être lettré, savoir l'orthographe; bientôt même cette condition sera la seule exigée.

§ II.

L'usage des consonnes euphoniques paraît un legs des anciens Latins. A cet égard, il ne faut pas demander les révélations au siècle d'Auguste, pas plus qu'au siècle de Louis XIV; mais remontons le cours des âges: peut-être y a-t-il un moyen de savoir comment prononçaient les Romains du temps des guerres puniques. Nous avons de leur main un manuscrit authentique, monument qui date aujourd'hui de deux mille cent cinq ans: c'est la colonne Duilienne. L'emploi du d euphonique y est manifeste: IN ALTOD MARID… IN SICELIAD… PUCNANDOD… NAVALED PRÆDAD. Dans la première inscription du tombeau des Scipions, GNAIVOD PATRE PROGNATUS; dans une inscription de Vérone (Orelli, no 3147), QUAISTORES AIRE MOLTATICOD DEDERONT; dans le sénatus-consulte sur les Bacchanales, SACRA IN OQVULTOD NE QUISQUAM FECISE VELET. D'où provient ce d, et quel en est l'usage, s'il n'est destiné à sauver la voyelle finale du choc d'une voyelle initiale?

On a dit là-dessus que le d était une marque de l'ablatif. Nullement. Vous retrouvez dans cette assertion précipitée la coutume des grammairiens, de convertir d'abord en principe général le fait particulier. Si les exemples qu'on cite sont le plus souvent à l'ablatif, la raison en est simple: c'est que l'ablatif surtout a une voyelle finale désarmée. Mais ne détournez pas vos yeux des adverbes, prépositions, impératifs, accusatifs en a, en o ou en e, auxquels je rencontre attaché le d final. Par exemple, dans le sénatus-consulte des Bacchanales, extrad, suprad facilumed:—NEVE IN POPLICOD, NEVE IN PRIVATOD, NEVE EXTRAD URBEM. Le décret sera affiché en lieux où il soit le plus facilement en vue: UBEI FACILUMED GNOSCIER POTISIT.

L'accusatif, étant naturellement muni d'une consonne finale, n'avait pas besoin du d euphonique. Les accusatifs me, te, se font exception à la règle; aussi les trouve-t-on écrits med, ted, sed:

Solus solitudine ego tĕd atque ab egestate abstuli.
(Plaute, Asinar., I, 3, 11.)
Nec nobis præter mĕd alius quisquam est servus Sosia.
(Amphitruo, I, 2, v. 244.)

Festus signale sed mis pour se. On le trouve dans Plaute, et avant Plaute dans le sénatus-consulte des Bacchanales: NEVE QUISQUAM FIDEM INTER SED DEDISE VELET.

L'accusatif pluriel ea y est écrit ead: SEI ESENT QUEI ARVORSUM EAD FECISENT QUAM SUPRAD SCRIPTUM EST.

On trouve même dans une inscription senatud pour senatum.

Quaistores senatud cosoluere.
(Orelli, no 3257.)

Probablement par une heureuse inadvertance du sculpteur, comme lorsque les scribes de notre moyen âge nous révèlent, par certaines fautes d'orthographe, les préoccupations de leur esprit, les habitudes de leurs yeux et l'usage de leur temps.

Le d était donc la consonne euphonique intercalaire qui plaisait le plus aux Romains; et cela s'ajuste bien à un passage de Macrobe. «Nigidius, dit-il, déclare qu'Apollon et Janus sont le même personnage, et que Diana est aussi le nom Iana, précédé du d euphonique qui s'attache volontiers à l'i: Reditur, redintegratur, redhibetur, etc.» (Saturn. I, c. 9.)

Peut-être, en y regardant mieux, pourrait-on saisir la trace d'autres consonnes euphoniques. Par exemple, l'infinitif passif en ier ne rentrerait-il pas dans cette catégorie? Le sénat ordonne que cette table d'airain soit attachée… etc. DE SENATUOS SENTENTIAD UTIQUE EAM FIGier IOUBEATIS.

Le c paraît avoir servi au même usage dans la touchante épitaphe de Claudia, qui avait vu mourir un fils, et en laissait un autre.

Gnatos duos creavit; horunC alterum
In terra linquit, alium sub terra locat.
(Egger, Reliquiæ vetust. serm., p. 348.)

Le c empêche l'élision d'horum, qui détruirait le vers. Et voyez combien les vestiges d'un usage populaire sont ineffaçables! A l'autre extrémité de la langue latine, nous retrouvons encore tunc pour tum, qui atteste l'usage et les propriétés de l'ancien c euphonique. Tunc s'est sauvé à côté de tum, lorsque horunc était sacrifié à horum par les écrivains d'une époque plus polie.

Nunc n'est autre chose aussi que le nun grec, qui s'est tenu constamment armé de sa finale euphonique.

C'est un fait bien curieux à étudier que ce phénomène se reproduisant à un si long intervalle chez deux peuples différents. Une simple tradition orale de la république romaine se glisse à travers toutes les révolutions de gouvernements et de religions; elle franchit le temps et l'espace, la civilisation de l'empire et les invasions de la barbarie; elle pénètre dans les Gaules, elle se verse d'un idiome dans un autre, et l'y voilà établie, enracinée, sans s'être laissé briser ni endommager. Les d euphoniques de la colonne Duilienne sont arrivés intacts dans la chanson de Roland; ils ont passé du tombeau de Scipion dans la version du livre des Rois. Comment cette tradition a-t-elle fait un pareil chemin? C'est à l'abri de la protection populaire; c'est en marchant au fond de la société. La classe bien élevée la traite de mépris? Que lui importe? Les modes littéraires changent: la langue du peuple ni l'oreille humaine ne changent pas. Vous la croyez morte, cette tradition, tuée par le beau parler de l'Académie? Soyez certain d'une chose: c'est que si la langue française laisse en mourant des filles, l'une d'elles au moins héritera des cuirs que le peuple de Paris a hérités des matelots de Duilius.

DEUXIÈME PARTIE.
DES VOYELLES.

CHAPITRE PREMIER.

Des diphthongues dans les langues classiques.—Y en avait-il en latin?—Absence de diphthongues dans le premier âge de notre langue.—AI, AU,—AO,—EI,—EU.

Les Grecs n'avaient pas de diphthongues: græcis nulla est diphthongus, dit Th. de Bèze. (De Ling. fr. rect. pron., p. 41)

Nous possédons trop peu de renseignements sur la prononciation des Latins pour oser décider s'ils avaient ou non des diphthongues; plusieurs indices se réunissent pour faire croire le contraire. Convenons d'abord de ce que nous entendons par diphthongue: c'est un groupe de deux voyelles écrites, que le langage confond en une seule voix.

D'après cette définition, le son ou des Latins n'est point une diphthongue, car il était figuré par un seul signe u; de plus, ce son était bref: Dominus, Deus, meus.

Au, selon toute apparence, sonnait av ou af; c'était la valeur du digamma éolique.

Æ, dans Ennius, dans Lucile, Lucrèce, etc., sonne par diérèse:

Et micat interdum flammaï fervidus ardor…
Ut nunc montibus e magnis decursus aquaï
Sustineat corpus tenuissima vis animaï

Et lors même que les deux voyelles ne comptèrent plus que pour une syllabe, elles sonnaient encore distinctement, et la diphthongue accomplie pour l'œil n'était pas tout à fait admise par l'oreille; cela résulte invinciblement d'un passage où Varron note la mauvaise prononciation des paysans, qui, pour mæsius par æ, prononçaient par e simple mesius, et de même hedus pour hædus. (De Ling. lat. lib. VI, ad fin.)

Festus observe également que les paysans ne prononcent pas les diphthongues, disant, par exemple, orum pour aurum (aou-roum).

Enfin Cicéron, au troisième livre de l'Orateur, reprend Cotta qui supprimait l'i et ne faisait entendre que l'e dans les mots autrefois écrits par ei, comme leiber, leibertas.

Il paraît donc bien clair que la diphthongue, chez les Romains, n'était que la réunion rapide de deux voyelles en une seule syllabe. Et c'est ainsi qu'elle existe toujours en italien:

Chiudiam l'orecchie al dolce canto e rio.
(Gerus., XV, 57.)
Ed impaurita al suon, fuggendo e ratia…
(Ibid., st. 49.)

Il en était de même en français, avec cette différence que les deux voyelles comptaient pour deux syllabes. En d'autres termes, toutes les voyelles sonnaient isolément; les diphthongues étaient inconnues.

D'après la définition que nous en avons donnée, nous ne compterons pas comme diphthongues les sons au, eu, ou, très-fréquents dans le langage, mais que l'écriture ne peignait pas comme aujourd'hui, n'y employant alors qu'une seule voyelle. Au, eu, ou, résultaient des notations al, el, ol, suivies d'une consonne; ou s'écrivait encore u. Il n'y a pas là de diphthongue.

Le passage de Varron nous montre que nous prononçons très-mal le mot ætas, en disant comme les paysans latins, étas. La prononciation légitime est celle des Italiens et des Allemands, qui disent aétas. Cet aétas vous donne sur-le-champ l'origine du vieux mot , aujourd'hui modifié en âge.

Benoît de Sainte-More nous dit que le duc Robert demeurait à Rouen,

Pleins de vieillesce et plein d',
Dunt le cors a fraint e quassé.
(Chron. des ducs de Normandie, v. 8180.)
Seignors, fait il, biens est dreiz
Que tuit communaument sacheiz,
Pur quei ci sommes assemblé:
Mult est li dux de grant .
(Ibid., v. 8116.)
Ains ne l'aimai nul jour de mon .
(Garin.)
Il a dit coiement et en a mult juré
Qu'il n'en demourroit ja au jor de son .
(Chron. de Duguesclin.)

était par apocope d'ætas. Par la suite des temps, l'é est devenu muet; on a intercalé un g euphonique, et nous avons âge, dont l'accent circonflexe rappelle encore de loin la diphthongue d'ætas.

AI, AU.

On écrivait trair, oir, maistre, veoir, et l'on prononçait trahir, ouïr, ma-ïstre (magister), vé-oir. C'est une inconséquence moderne de dire trahir et traître; l'ancienne langue prononçait traï-tre ou trahitre; trahison a été mieux conservé.

Un écolier à qui vous présenterez le mot laicus, le lira naturellement en trois syllabes; les Français écrivaient aussi laic, et prononçaient, selon l'occurrence du mot suivant, laï ou laïque; frère laï;—laïque ou sacré. On dit aujourd'hui, avec une double forme écrite et parlée,—un laïque et frère lai:

Car dans ces dîmes de rebut
Les lais trouvaient encore à frire.
(La Fontaine.)

Cela est aussi peu judicieux que haïr et je hais. Jadis la diérèse était constante: haine sonnait haïne, sans qu'il fût besoin d'indication particulière.

Et encore au XVIe siècle, qui est l'époque où l'on se mit à bouleverser la langue, on maintenait je haïs. Joachim du Bellay fut un des premiers à se permettre je hais:

Je hay les biens que l'on adore,
Je hay les honneurs qui perissent.

De quoi il fut aigrement repris par un des meilleurs élèves de Marot, Charles Fontaine:—«La première personne du verbe haïr, que tu fais monosyllabe, est de deux syllabes divisées, sans diphthongue, comme il appert par le participe et l'infinitif qui sont divisés, et ainsi par tous les temps et personnes» (Quintil. Horatian.)


Par la même raison, au sonnait a-ü. Caoir ou chaoir de cadere, faisait au participe caut, ou chaut; c'est-à-dire kaüt. C'est ainsi qu'il faut prononcer dans cette phrase de saint Bernard:—«E por ce Deu creat il les hommes,… ki restorassent les murs de Jerusalem, ki chaut37 estoient.» (P. 524.)

[37] Le nom bien connu d'une danse obscène signifie la chute.

Carles cancelet; por poi qu'il n'est caut;
Mais Deus ne volt qu'il seit mort ne vencut.
(Chanson de Roland, st. 263.)

«Charlemagne chancelle; peu s'en faut qu'il ne soit tombé, etc.»

Le tréma est, comme les accents, d'invention très-moderne. Observons que tous ces signes extérieurs imaginés pour maintenir la prononciation, en ont au contraire hâté la ruine, en poussant à l'oubli des conventions d'orthographe qui la régissaient autrefois. Ces signes inspiraient une sécurité trompeuse: où l'on ne les voyait pas, on a mal prononcé; et comme rien n'est plus vite omis ou ajouté, le mauvais usage s'est substitué facilement au bon; les gens qui ne lisaient pas ont évité cet inconvénient: ils continuent à dire chaü et je haïs.

Ce fut l'oracle Vaugelas qui, de son autorité privée, décida qu'il fallait dire je hais et nous haïssons. Il devait au moins autoriser la forme usitée alors en province, nous hayons, vous hayez, ils hayent, cela eût été conséquent; mais il semble que ce redouté Vaugelas se soit plu à faire éclater sa toute-puissance dans l'inconséquence de sa décision; pareil à ces tyrans qui s'appliquent dans leurs actes à choquer la raison, pour constater d'autant mieux qu'ils ne reconnaissent aucune loi supérieure à leur volonté, non pas même le sens commun.

Au surplus, le guide principal des grammairiens du XVIIe siècle était une sorte d'empirisme qu'ils appelaient l'usage, sans distinguer le bon du mauvais par l'étude des origines. Les autorités ordinairement invoquées par Ménage sont la cour, les Parisiens, et par-dessus tout les dames; sans oublier ses propres ouvrages, qui l'emportent sur tout le reste: «J'ai dit dans mon Jardinier… J'ai écrit dans mon Oiseleur… dans mon éclogue de Christine… dans mes Origines, etc.» Il a aussi quelques vieux livres auxquels il s'en réfère de temps à autre; mais pas beaucoup: cela se borne à peu près à Rabelais et au dictionnaire de Nicot. Par exemple, M. de Vaugelas veut qu'on dise l'île de Chypre; Ménage lui résiste hardiment, parce que Nicod dit l'île de Cypre. Il se rallie à Nicod. Mais les dames disent de la poudre de Chypre, il ne peut se le dissimuler. Comment faire pour être avec les dames sans être avec Vaugelas? Dans ce combat de l'amour-propre et de la galanterie, qui sera le vainqueur? Ménage trouve un moyen le plus simple du monde de tout concilier:—«Je dirais donc l'île de Cypre et de la poudre de Chypre.» (Observ., p. 290.) Il n'a pas cédé!

Ce tour de passe-passe est digne de celui qui fait venir Mandore, sorte de luth, de Pandore, en changeant P en M, étymologie au moins aussi plaisante que celle d'Alfana, dérivé d'Equus. La difficulté ne serait pas plus grande à tirer Pandore de Mandore, en changeant M en P.

Le XIIe siècle, serrant de près l'étymologie latine, avait fait de adorare, aurer;—de adornare, aurner;—de aperire, auverir;—d'adjuvare, aidier;—d'adumbrare, aumbrer, et aumbremens;—d'adunare, auner. Prononcez tous ces mots avec la diérèse.

—«Et ço requiere que nostre sires me parduint cel pechie, s'il avient que mis sires entred al temple Remon pur aurer; e s'il se apuit sur mei, si je aur al temple Remon quant mis sires i aurrad.» (IVe liv. des Rois, p. 364.)

C'est-à-dire: «Et je requiers ceci, que notre seigneur me pardonne ce péché, s'il avient que mon seigneur entre au temple de Remon pour adorer; et s'il s'appuie sur moi, si j'adore dans le temple de Remon quand mon seigneur y adorera.»

—«Et Atalie la felenesse reine et li suen ourent mult destruit le temple Nostre Signur, et de riches aurnemenz del temple aveient honured la mahumerie Baalim.»

«Et des riches ornements du temple avaient honoré la mosquée de Baal.»

Elisée—«Refist ses uraisuns, que nostre sires auverist lur oils.»—«Ouvrît leurs yeux.»

—«Les aumbremenz des arbres ki furent el munt cuntre Jerusalem… Li reis fist detrenchier les aumbremenz.» (Rois, p. 428.)

«Les ombrages d'arbres sur la montagne… Le roi fit supprimer les ombrages…»

La prose laisserait incertain le nombre des syllabes, mais les vers ne permettent pas le doute: Ganelon dit au roi Marsile, en l'abordant:

… Salvez seiez de Deu
Li glorius que devum aurer,
(Ch. de Roland, st. 52.)

«Le glorieux que devons a-ourer, adorer.»

Demain soit nostre gent armee,
Et soit es cans nostre aünee.
(Partonop., v. 2883.)

«Et soit aux champs notre assemblée.»

La gent faee s'aünent environ.
(Guillaume d'Orange.)

«Les fées s'assemblent aux environs.»

Son umbre (dont suis effreie)
Aümbrout tote Normandie.
(Benoît de Sainte-More, v. 31501.)

«Ombrageait toute Normandie.»

Apres, vout Deu le munt former
E les elemenz diviser;
E quant il out tuit aorné
(Ibid., 23767.)
Mult quida bien certainement
Que de la doloreuse perte
Li fust grant honur aoverte.
(Ibid., v. 12830.)

Tous les mots de notre langue primitive sont tirés du latin, la plupart avec une syncope, ou du moins la suppression d'une consonne. Adjuvare, par exemple, et adjutorium, laissaient tomber leur d dans le trajet: aïder, aïe, aïue, qui sont devenus aide et aider:

Ah! dist il, tres orde traïtre,
M'es tu ja venue ferir?…
Mes si m'aïst sainz esperiz,
Je te ferai male nuit traire.
(De sire Hains et dame Anieuse, v. 180.)
Se m'aïst Diex et sainte croix.
(Les Braies au Cordelier, v. 170.)
Armees lor sunt bien aïes,
E tote lor granz compaignies.
(Benoît de Sainte-More, v. 21261.)

«Les armées leur font bonne aide.»

D'autres fois aiues, ou plutôt ajues:

Car il est reis de grant puissance,
D'autres ajues que de France.
(Ibid., v. 21137.)
Il n'aveient mais defense,
Conseil, ajue, ne despense38.
(Ibid., v. 2603.)

[38] Aveient est ici de trois syllabes, a-vei-ent, probablement avec un v euphonique intercalaire devant la troisième. Avoient, dissyllabe, qu'on rencontre de très-bonne heure, n'infirme point ce que j'ai dit sur l'absence des diphthongues, car c'est déjà une forme contracte; la forme primitive, comme on verra plus loin, est avevoient, habebant.

«Ils n'avaient davantage (ma-ïs, magis) défense, conseil, aide, ni de quoi dépenser.»

On voit, par cet exemple, que mais, originairement, retenait le sens et la mesure de magis, d'où il dérive. Le passage suivant, de Villon, nous montre le même emploi de mais à la fin du XVe siècle:

Si tu n'as tant que Jaques Cœur,
Mieux vaut vivre sous gros bureaux
Pauvre, qu'avoir esté seigneur,
Et pourir sous riches tombeaux.
Qu'avoir esté seigneur!… Que dis?
Seigneur!… helas! l'est-il mais?…
(Le Grand Testament.)

L'est-il ma-ïs, l'est-il plus, l'est-il encore?

Le sens originel, non la mesure de mais, se conserve dans la locution, n'en pouvoir mais; c'est-à-dire, n'y pouvoir davantage: non posse magis. C'est une espèce d'ellipse, comme si l'on disait: Vous voyez qu'il n'en peut rien; eh bien! il n'en peut mais.

AO.

LAON était toujours de deux syllabes. Les quatre fils Aymon, envoyés par leur père, se présentent à la cour de Charlemagne; et Richard, le plus hardi des quatre, demande au grand empereur de les équiper et de les armer chevaliers. Charlemagne, enchanté de leur bonne mine et de leur tournure, y consent:

A un lundi matin, en bel establison,
Les adouba le roy de France et de Laon.
(Les quatre fils Aymon, v. 244.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et quant Renaut la vit (sa mère) de tel condicion,
Qui li eust doné la cité de Laon,
Ne se tenist il point en icelle saison
Qu'il n'eust souspiré.
(Ibid., v. 513.)

On écrivait aussi Loon, mont Loon (peut-être avec une consonne euphonique intercalaire), comme poon pour paon:

Au manger ont maint poon et maint cine.
(Aubri le Bourg., Bekker, p. 152.)
Asez i ont e claret et vin viez,
Poons pevrez et capons et dainsiez.
(Ibid.)

«Il y eut au repas assez de vin clairet et vieux, paons poivrés (épicés), chapons et venaison.»

PAOUR, de pavor, aujourd'hui resserré en une seule syllabe, en faisait deux:

En tremblant de paour s'aventure a contée.
(Le Dit du Buef.)

TAON, AOUST, FAON, SAOUL, se prononçaient de même par diérèse:

Oncques vache que point tahons
Ne vi si galoper par chaut
Comme Galestrot va le saut.
(De Constant Duhamel.)

«Jamais je ne vis dans la chaleur vache piquée d'un taon galoper en sautant comme fait Galestrot.»

Un roncinet de povre coust
Qu'il avoit tret devant l'aoust.
(Des deux chevaux, Barb., II, 63.)
Ce fut a la foire d'aoust
Que sire Reniers de Dissise
Se partit de dame Phelise.
(La Bourse pleine de sens, v. 74.)

On prononçait en trois syllabes la mi-août:

Et lor dist qu'a la mi aoust
Soient apareillie quoy qu'il coust.
(R. de Coucy, v. 6955.)

Mi-oût, comme le prescrit l'Académie, n'est guère plus harmonieux que mi-août. Ce n'était pas la peine de changer la coutume.

Les oiseaux, aussi les poissons,
Qui sont moult beaux a regarder,
Savent bien mes regles garder:
Tous faonnent a leurs usages,
Et font honneur a leurs lignages.
(Roman de la Rose.)

Un moine de Saint-Acheul, voulant troquer un cheval maigre contre celui d'un paysan qui passait, fait l'éloge de sa bête. Il ne faut pas, dit-il, s'en rapporter aux apparences:

Encore soit il povre et maigres,
S'est il plus vaillans et plus aigres
Que tel que l'on vendroit cent sous.
Mais il ne fu pieça saous.
(Des deux chevaux)

Au XVIe siècle, nous retrouvons tous ces mots resserrés d'une syllabe; la synérèse est consommée, la diphthongue existe. On écrit ouvrir, ombreux, orner, etc. Si quelquefois on veut bien encore figurer l'a sur le papier, c'est pure complaisance:—«Nous l'escrivons encore en saoler, aorner, là où il n'est nulle mémoire de l'a en la prononciation.» (Meygret, de l'Escriture françoise.)

Ou bien nous rencontrons dès cette époque les inconséquences dont fourmille notre langue actuelle.—«Nous prononçons pan et fan, dit Théodore de Bèze; mais pour le verbe faonner, la diphthongue ao subsiste dans la prononciation comme dans l'écriture.» (De Ling. fr. rect. pron., p. 43.)

L'Académie, aujourd'hui, prescrit de dire fan et fanner; quelque grammairien y trouvera l'inconvénient d'une équivoque avec faner un pré.

A quelle époque commença-t-on de prononcer comme nous faisons aujourd'hui les mots paon, aoust, etc.? Ce doit être vers la fin du XVe siècle. Voici ma raison: dans les Chroniques de Normandie, on lit que Richard sans Peur rencontra la nuit, dans une forêt, une étrange assemblée de gens établis sur un grand drap; c'était la Mesnie Hellequin. Richard saute sur le tapis, questionne le chef: Nous allons en Palestine combattre les Sarrasins et âmes damnées, pour notre pénitence faire.—Il y veut aller aussi. On part sur le tapis volant, comme dans les Mille et une Nuits. Au bout d'un temps, Richard entend une clochette: Qu'est cela?—C'est matines qui sonnent à Sainte-Catherine du mont Sinaï. Richard, comme dévot, veut descendre pour assister aux matines; le roi de la Mesnie lui donne à tenir un pan du tapis:

«Lors le roi dist au duc Richard: Tenez ce paon de drap, et ne laissez point que vous ne soyez dessus; et allez à l'esglise prier pour nous, et puis au retourner nous vous revendrons querir. Lors vint le duc Richard atout son paon de drap, et entra dans l'esglise de Sainte-Katherine du mont Sinaï, etc.» (Chap. VII, feuille signée Eiii.)

On voit, par l'orthographe de ce texte, que dès lors la prononciation confondait le paon, oiseau, avec un pan de drap. Or, l'impression de ces chroniques est datée de Rouen, le quatorzième jour de mai 1487.

EI.

La mesure démontre qu'il faut prononcer ei par diérèse dans une foule de cas.

Le prétérit de facio, feci, était traduit par je feis, fé-is, en deux syllabes:

Mes miex l'en aime et miex l'en veut
Que il ne feist onques mes.
(Le lai d'Aristote.)

«Mais il l'en aime mieux et lui en veut plus de bien qu'il ne fit jamais.»

Une femme enceinte désire savoir si elle aura un garçon ou une fille; on lui enseigne un moyen de le découvrir:

Si m'enseigna l'on a aler
Entor le mostier sans parler
Trois tors, dire trois patenostres
En l'onor Dieu et ses apostres;
Une fosse au talon feisse,
Et par trois jors y revenisse.
(Rutebeuf, De la Dame qui feit trois tors entor le moustier.)

«On me conseilla de faire, sans parler, trois fois le tour de l'église, dire trois patenôtres, et creuser avec mon talon une petite fosse, où je reviendrais pendant trois jours.»

MEISME, par syncope de medesimo, meme, est toujours de trois syllabes:

Li baron montent, si ont le cri levé;
Kalles meisme sor un mulet monté…
(Introd. à la ch. de Roland, p. XXI.)

Rutebeuf décrit une noce somptueuse: j'y étais moi-même, dit-il, et depuis je n'en ai pas revu une pareille:

Je meismes qui y estoie
Ne vi piesa si bele faire.
(De Charlot le Juif.)

VEIR (videre) est dissyllabe:

A ces paroles le porent bien veir;
Les destriers brochent, si sont alé ferir.
(La Desconfite de Roncevaux.)

Nous pouvons bien, dit Corsabrine, allié de Marsile, soutenir cette bataille. De ceux de France vous en verrez peu demeurer: c'est aujourd'hui qu'il leur faut mourir; Charlemagne ne pourra jamais les sauver:

Ceste bataille bien la poons soffrir.
De ceuz de France i poez po veir:
Hui est li jors qu'il les covient morir,
Que jamais Charles n'es porra garantir.
(Introd. du Roland, p. LVI.)

Sur la tombe de Begon de Belin fut gravé ce vers: Il fut le meilleur qui onques monta destrier:

La lettre dist qu'il ont desor lui mis:
Ce fust li mieuldres qui sor destrier seist.
(Garin, II, p. 272.)

EU.

Dans l'origine, on prononçait toujours avec la diérèse, é-u.

Le vilain du dit de Merlin Mellot se vante à sa femme d'avoir à sa disposition un trésor.—Et où le prendras-tu?

Au bout de cest courtil, droit dessous un seur39
(C'est un arbre qui est en septembre meur).
—Devant que le verrai ne serai asseur,
Lors prirent pic et houe pour querir leur eur.
(Jubinal, Nouv. Recueil, I, 131.)

[39] Un séyu, un sureau, en picard.

«Au bout du jardin, droit dessous un sureau (c'est un arbre qui mûrit en septembre.)—Jusqu'à ce que je l'aie vu, je n'en serai pas certaine. Alors ils prirent pic et houe pour chercher leur bonheur.»

Prononcez séu,—méu,—asséu,—éu. Cette forme serre de plus près le latin securus, maturus.

C'est surtout pour le participe passé passif en u que cette diérèse est essentielle à observer. Je ne crains pas, vu l'importance de la remarque, de répéter ici ce que j'ai dit plus haut à l'article du v euphonique. Quantité de verbes, par suite de la synérèse, c'est-à-dire, de la fusion de deux voyelles en une, ont perdu une syllabe au participe passé passif, et ainsi présentent une irrégularité; mais cette irrégularité est toute moderne. Autrefois savoir faisait sé-u; recevoir, recé-u; apercevoir, apercé-u; véoir, vé-u; avoir, é-u; etc.:

Trop par éüs le cuer hardi40
Quand tu devant moi feru l'as…
Et quand j'ai béü et mangié.
(Le Dit du Buffet, Barb., II, 164, 165.)

[40] Réunissez parhardi. Par, comme le per des Latins, communiquait à l'adjectif au positif la force du superlatif. Voyez, dans la troisième partie, l'article de PAR.

«Tu eus le cœur par trop hardi quand tu le frappas en ma présence.»

On prononçait évus, bévu,—d'autant que la forme primitive n'était pas boire, mais bevre, de bibere,

Au XVIIe siècle, éu ou évu subsistait encore dans la bouche même des lettrés; témoin ce vieux couplet cité par Ménage à propos d'autre chose:

Comtesse de Cursol,
La, ut, ré, mi, fa, sol,
Je veux mettre en musique
Que vous avez éu,
La, ré, mi, fa, sol, u,
Plus d'amants qu'Angélique.

Peu à peu la diphthongue a pris le dessus: on a prononcé la finale en une seule syllabe, beu, receu, sceu, et de la diphthongue on est descendu à la simple voyelle u. L'e a été éliminé de l'écriture comme il l'était déjà de la prononciation, et nous écrivons aujourd'hui bu, su, reçu, etc., sans même y ajouter l'accent circonflexe.

OE, OI, OU.

Voici quelques exemples de la diérèse d', , 41.

[41] J'emploie ce tréma, comme plus haut, p. 136, pour indiquer la diérèse, et non la prononciation actuelle de l'u.

Ganelon menace le roi Marsile de la vengeance de Charlemagne:

Pris e liez serez par poested;
Al siege ad Ais en serez amenet…
(Roland, st. 32.)

«Vous serez pris et lié par force (poësté), et conduit à Aix, au siége de l'empereur.»

Que mun nevold poïs venger Rollant!
(Ibid., st. 224.)

«Que je puisse venger mon neveu Roland!»—C'est la prière de Charlemagne à Dieu, après la défaite de Roncevaux.

Veer ala en sa gesine
Li dus Gerberge la Roïne.
(Benoît de Sainte-More, v. 10763.)

Roland, au milieu de la bataille, dit à Olivier:

Tanz bons vassals veez gesir par tere!
Pleindre poüms France dulce la bele!…
(Roland, st. 126.)

«Nous pouvons plaindre douce France la belle.»

POÜR, POÜRUS, peur, peureux, dans Benoît de Sainte-More:

Sunt esbahi e merveillant,
Plus poürus e plus dotant…
(Chronique des Ducs de Norm., v. 325.)

LOÜN, LOÜNEIS, dans le même, c'est Laon, le Laonnois:

Li dux Guillaume
Est a Loün dreit repairié.
(Ibid., v. 10621.)
Vint a Loün li dux normant.
(Ibid., 10742.)

Ce sont là les vestiges d'un système qui ne pouvait se conserver longtemps pur; les diphthongues s'étaient glissées dans le langage, peu nombreuses, il est vrai, mais elles ne tardèrent pas à se multiplier rapidement une fois admises dans l'écriture: elles étaient trop nécessaires. Une circonstance d'ailleurs favorisa singulièrement leur introduction: ce fut la manière dont on imagina de peindre les diverses inflexions des voyelles simples, ce que nous faisons aujourd'hui à l'aide des accents. J'ai montré comment on y employait les consonnes, et comment e, par exemple, prenait le son fermé devant st, sp: estrange, esprit. Ce moyen fut jugé sans doute insuffisant, et l'idée vint de modifier une voyelle par l'adjonction d'une autre voyelle. Le premier résultat fut l'abréviation ou l'éclaircissement de la voyelle longue et sombre; le second fut un son mixte auquel les deux voyelles concouraient également, c'est-à-dire une diphthongue.

Ainsi la plupart des diphthongues actuelles furent écrites avant d'être parlées.

CHAPITRE II.

Des voyelles simples.—Leur valeur individuelle.—Comment on les modifiait les unes par les autres.—Multiplication des diphthongues par une réaction de la langue écrite sur la langue parlée.—Accents vicieux chez les modernes.—OU et EU se suppléant.

§ Ier.

Cinq caractères pour représenter toutes les voix du gosier humain, c'est bien peu! La musique du moins possède sept notes, et elle a le secours des dièses et des bémols, sans compter les octaves; mais le langage en est réduit aux cinq voyelles.

Encore sur les cinq y en a-t-il une dont l'énergie native se refuse à toute modification, excepté celle de la durée. C'est l'i, qui ne subit d'accent que le circonflexe.

On en tira parti comme l'on put en le condamnant à modifier les quatre autres, desquelles l'a et l'e se montrèrent les plus souples et dociles; l'o et l'u se prêtent à moins d'altérations.

Il faut poser en principe que la valeur primitive, individuelle de ces quatre sons A, E, O, U, était longue et fermée; ce qu'un grammairien du VIe siècle me paraît exprimer assez bien par pingues et impinguntur42. On fit ressource de l'i pour leur donner le son bref, sec et ouvert.

[42] Virgile Maron., apud Mai, Bibl. Vat., t. V.

A.

M. J.-J. Ampère observe que amo a fait j'aime, panis, pain, et manus, main. Et il se hâte de formuler cette règle générale: Dans les mots dérivés du latin, devant m ou n, a se change en ai. (Format. de la lang. fr., p. 228.)

C'est aller bien vite! Aimer, pain et main, sont des formes modernes; l'ancienne forme est amer, pan et man, qui se retrouvent dans amant, pannetier, manœuvre. Si la règle de M. J.-J. Ampère était exacte, on aurait dû dire, à une époque quelconque, de l'aimour. Or, qu'on écrivît amur ou amor, cela n'a jamais fait autre chose qu'amour; et comme le mot est très-vieux, il doit faire autorité.

PAQUES est souvent écrit Paikes:

Ce fut à Paikes ke l'en dit en esteit,
Florisent bois et ranverdisent preit.
(Gérard de Viane, 348.)

Il est certain qu'on prononçait sans i, Pâques.

JE HAZ, JE FAZ, ont été les premières formes de je hais, je fais.

Achab dit du prophète Michée:

«Jo lhaz pur ço que tuz jurs me prophetizad mal, e nul bien.» (Rois, p. 335.)

«Je le hais parce qu'il m'a toujours prophétisé du mal, et jamais du bien.»

Hebers, le versificateur du Dolopathos, parlant du jeune Lucinien exposé par la reine aux séductions d'une troupe de demoiselles charmantes, compare le pauvre garçon à un homme assailli de serpents. A peine ce mot est-il écrit, que le bon trouvère en éprouve du remords, et fait cette réflexion:

Je cuit ke je faz vilenie
Quant serpent apel damoiseles
Qui tant erent plesans et beles
C'om ne pot miex vaillans trover.
(Dolopathos, p. 168.)

Un peu auparavant, le poëte avait montré la reine rassemblant les jeunes filles les plus jolies de la ville, celles qui savaient le mieux chanter et danser, et leur enjoignant de déployer tout leur art auprès de Lucinien:

Vestir les fait apertement,
Prie et commande doucement,
Et par amor et par menaice,
Que chascune son pooir faice.
(Ibid., p. 166.)

Cette reine est éprise de son beau-fils; quand elle le voit, elle perd la tête. Quand la reine voit sa face, elle ne sait que elle fasse:

Quant la reine voit sa faice,
Dont ne set ele kele faice.
(Ibid., p. 175.)

Aige, saige, usaige, ne prennent un i que pour éclaircir le son de l'a; autrement les racines ætas, sapiens, usus, n'autorisent pas la présence de cet i.

Dans plaine, de plana; bain, de balneum; vain, de vanus, et une foule d'autres, on ne tenait en parlant nul compte de l'i. Voyez les composés, planer, bagner43, vanité. Une preuve que plaindre sonnait plandre, comme plangere, c'est qu'on le trouve écrit plendre: «Puis après devant plusurs se commence à plendre de son mari et le mauldire.» (R. des sept Sages, p. 109.)

[43] Th. de Bèze témoigne que de son temps on le prononçait ainsi. (De Franc. ling. recta pron., p. 42.)

AIMABLE, d'amabilis, garde sa vraie prononciation dans le nom de baptême Amable et dans amabilité.

On écrivait indifféremment bairon ou baron:

Bairon, fait il, or oiez mon avis.
(Gérard de Viane, v. 355.)
Quant au moustier oyent les sains44 soner,
La messe vont li bairon escouter.
(Ibid., v. 967.)

[44] Les cloches.

D'AQUÆ, Aqs ou Aix.

Nous avons fait d'Aquitania, l'Aquitaine, mais on prononçait sans i l'Aquitane, comme l'Occitanie. De la Quitane, ainsi divisée par erreur, on a dit la Guiane, qu'on écrivit, conformément aux règles d'alors, la Guienne, et que nous prononçons mal Guiaine.

Pourquoi disons-nous de la chair, puisqu'il n'y a point d'i dans carnem? Nos pères écrivaient charn, carn, char.

SAINT était prononcé sant; d'où vient qu'on écrit aujourd'hui Senlis; c'est saint Lis:

Bernart le conte de Saint Lis.
(Benoît de Sainte-More, v. 9284.)
Tote la nuit chevauche a tire
Dreit a Saint Lis.
(Ibid., 14065.)

SENNETERRE est de même Saint-Nectaire, San-Nettaire.

AGU, AGUILLE, d'acutus. L'âne se plaint au cheval de ses travaux excessifs:

Et puis me ramaine batant
Et d'un aguillon petillant…
(De l'Asne et don Cheval.)

Ménage discutait encore si l'on devait dire agu ou aigu.

Marot use des deux orthographes; il écrit au hasard ai ou a, et pourtant il ne prononçait sans doute que d'une seule manière. Dans le dialogue de l'abbé et d'Isabeau, l'abbé tolère aux femmes de lire des livres français, mais il leur défend le latin:

Des livres je vous supporte,
Mais non latiner.
ISABEAU.
Voicy raige!
Pourquoy?
L'ABBÉ.
Pourceque tel langaige
Aux femmes n'est pas bien seant.

Un peu plus loin, l'abbé, apologiste de l'ignorance, dit:

La frequentacion des livres
Pour vray engendre frenasie.
ISABEAU.
Voicy estrange fantasie!

Lisez sans hésiter rage, langage, comme frenasie et fantasie; le verbe était fantasier; l'adjectif, fantasque; la racine grecque, phantasia. Dans tout cela il n'y a point d'i, du moins à la seconde syllabe.

Pourquoi dit-on je vais ou je vas? Ce verbe nous vient de vado. Je vas est l'ancienne prononciation; je vais est une prononciation récente, suggérée par l'orthographe.

On affecte aujourd'hui de prononcer Montaigne; on devrait dire aussi Champaigne. L'i a été retranché du nom commun et conservé au nom propre, et l'inconséquence de l'orthographe a entraîné celle de la prononciation. Il faut prononcer, comme on a toujours fait, Montagne et Champagne sans i, aussi bien que Fontanes. Pascal écrit Montagne.

E.

L'E avait naturellement le son muet qu'il garde dans l'article le; mais e suivi d'une autre voyelle, recevait de droit l'accent aigu.

L'e, parmi toutes les voyelles, est la plus susceptible d'être modifiée. On la combinait avec l'i de deux façons, ie ou ei. Ie représentait le son de notre é fermé; ei, celui de l'e ouvert, è. Il ne faut pas s'arrêter à ce qu'on les a quelquefois confondus et employés l'un pour l'autre: aujourd'hui même l'e final de vérité est une autre lettre à Rouen qu'à Paris.

Ier à la fin des substantifs et des infinitifs: Sanglier, destrier, mestier, couchier, rochier, sonnaient sanglé, détré, mété, couché, roché.

On rencontre très-souvent ces finales écrites sans i:

S'il pert l'osbert et le destrer
(Benoît de Sainte-More.)
Queu part alout le chevalier?
E portout il un esprever?…
(Ibid., t. II, p. 456.)
De vasselage fut asez chevaler.
(Roland, st. 3.)
Sire Rolant, e vus, sire Oliver.
(Roland, st. 130.)
Pur Deu vos pri ne vos contraliez;
Ja li corner ne nos aureit mester.

Ne nous aurait mestier, ne nous servirait de rien.

Nous avons gardé l'ancienne orthographe de bachelier, chevalier, sanglier, destrier, etc., en y appliquant la prononciation moderne; et nous avons réformé sur l'ancienne prononciation l'orthographe de rocher, coucher, verger, etc. Sanglier, bouclier, sont aujourd'hui de trois syllabes, aussi bien que destrier; et quand on les rencontre dissyllabes dans Corneille et les autres, on accuse ces vieux poëtes d'avoir eu l'oreille dure!


Dans le corps des mots, ie ne faisait qu'un é plus ouvert. Saint Pierre a été pour tout le moyen âge saint Père, l'abbaye de Saint-Père, de Chartres. Le chevalier à la robe vermeille s'informe à son réveil des présents que lui avait montrés sa femme:

Et disiez que tout estoit mien.
C'est present de par vostre frere.
—Sire, fait elle, par saint Pere,
Il a bien deux mois et demi
Ou plus que mon frere ne vi.
(Barbazan, II, p. 180.)

De là les diminutifs sans i dans la première syllabe, Perrot, Perrin, Perrinet, Perrette. Un chien était un chen:

Li pastoraus le chen menace…
De grans perres lance al mastin.
(Chron. des ducs de Normandie, II, p. 455.)
Vos li durrez urs e leuns e chens.
(Chanson de Roland, st. 3.)

«Vous lui donnerez (à Charlemagne) ours et lions et chiens.»

L'archevêque Turpin voyant la perte des Français assurée, dit à Roland et à Olivier: «Nous serons vengés si vous sonnez du cor: nos Français reviendront; ils nous trouveront morts et mis en morceaux; ils nous emporteront en des cercueils sur des sommiers: ils nous enfouiront dans les atres (in atriis) des moutiers; ni loup, ni porc, ni chien, ne toucheront à nos cadavres:»

Nostre Franceis i descendrunt a pied;
Truverunt nos e morz e destranchez;
Leverunt nos en bieres sur sumers;
Enfuerunt en aitres de musters;
N'en mangeront ne lu, ne por, ne chen.
(St. 130.)

D'ailleurs, le diminutif chenet atteste encore l'ancienne prononciation. Chen pour chien explique la prononciation populaire men et ben, pour mien et bien. Matière sonnait matère; de là vient que le peuple et ceux qui parlent mal disent, avec une certaine raison, des matéraux.

D'où pourrait venir un i à brief (brevis);—chier, (carus);—grief (gravis)?

On prononçait bré, d'où abréviateur, abrégé;—ché, d'où chérir;—gré, d'où grever, etc., etc.

L'imparfait de l'auxiliaire être se rencontre écrit avec deux orthographes; j'iers, tu ieres, il iert; et j'ere, tu eres, il ert. Vous sentez bien qu'on prononçait d'une seule façon, de celle qui se rapproche le plus du latin eram, eras, erat, sans l'i, qui venait là uniquement pour aiguiser le son de l'e muet.

HIER, de heri, se prononçait her. Tout le XVIe siècle a dit et écrit hersoir pour hier soir.

PIECE, pèce, comme en italien pezzo.—Dépecer.

PIED de pes, , d'où pédestre:

Les pez baisent a ambedous.
(Benoît de Sainte-More, v. 315.)
E la se trenchent pez e bras.
(Ibid., v. 3639.)

On notait par ie la terminaison des adjectifs et participes en é:

—«Lors se tint moult a engignie cil qui fu trebuchiez en la mer.» (Roman des sept Sages, p. 102.)

Il se tint à enginé, c'est-à-dire, se reconnut trompé.

Le premier novembre, saint Jean convoque tous les saints à la cour de paradis. Il voit arriver tous les martyrs

Qui pour Dieu furent traveillie (travaillés).
Saint Symons lor dist de cuer lie.
(La court de Paradis.)

«De cœur ,» joyeux (læto corde).

Or sont trestout apareillie,
Cil Angelot et baut et lie.
(Ibid.)

Appareillés, lés, prêts et joyeux.

Hoi furent il trop esveillie
Qu'il m'ont trahi et engignie.
(De Constant Duhamel, v. 610.)

Éveillés, enginé.

Les mots congé, péché, dans S. Bernard et les Rois, ont jusqu'à trois orthographes: congie, pechie;—congiet, pechiet;—conget, pechet. C'est toujours congé, péché. La dernière notation prouve que l'i était muet.

PITIE se prononçait pité, d'où piteable, aujourd'hui pitoyable;—piteux, et non pitieux;—apiter, et non apitoyer:

Hé Dieu! pourquoi n'a Charles par devers moi pité?
(Les quatre fils Aymon, v. 835.)
Car il chantoit de Nostre Dame
Si doucement, n'est hom ne fame
Cui tout li cuers n'en apitast.
(Miracles de la Vierge, liv. II.)

Renaud de Montauban, pour expier ses péchés, fait vœu d'aller outre mer:

Telle est ma voulenté,
Et s'en la paine muers, Dieu ait de moi pité.
(Ibid., 863.)

AMISTIE sonnait pareillement amité, et non amitié:

Je n'ai el mont, sire, plus d'amisté.
Li rois l'oï, s'a un sospir geté.
(Aubri li Borguinon, v. 135.)
Naymon, dist ele, je vos doing m'amisté;
Pren cet anel de fin or esmeré.
(Agolant, v. 1316.)

Ce ne sont pas là des accidents dus au besoin de la rime; dans ces trois poëmes et dans plusieurs autres, il est rare de rencontrer jamais autrement qu'amisté, pité. Le scribe avait apparemment adopté cette forme, qui lui paraissait plus rapprochée de la prononciation; et cette circonstance indique une transcription relativement récente, puisqu'à cette époque on abandonnait déjà la notation ie pour y substituer l'e simple. Quelques pas de plus, et l'on jettera sur cet e l'accent aigu, é; et la forme primitive aura pour jamais disparu, sera si complétement oubliée, que si quelqu'un tente d'en réveiller le souvenir, cette idée passera pour une chimère philologique.

Ainsi vous voyez qu'une seule classe de substantifs dans la langue ancienne, les substantifs en ie (é) en a fourni deux à la langue moderne: les substantifs en é et ceux en . En échange d'un accent aigu, congie, pechie ont cédé leur i, et l'on a oublié de reprendre cet i à pitié, amitié. Les premiers ont revêtu l'orthographe moderne pour garder la prononciation ancienne; les seconds, en cumulant les deux orthographes, y ont gagné une prononciation nouvelle.

Passons à la seconde manière de modifier l'e par l'apposition de l'i, en cette sorte, ei-è. Nous l'avons conservée dans treize, seize.

On terminait aussi par cet ei les adjectifs, les participes passés, comme rachatei, suplantei; et les substantifs féminins, comme virginitei, nativitei, veritei, santei, etc.

Fallot dit que c'est une forme normande. Il est vrai que Wace et Marie de France l'emploient constamment, et que les Normands prononcent encore ces finales très-ouvertes: véritai, virginitai, achetai. Cependant c'est aussi l'orthographe habituelle du livre des Rois et des sermons de Saint Bernard, que Fallot classe, au moins le saint Bernard, parmi les textes bourguignons les plus purs:

—«Chier freire, il vient del cuer de Deu lo Peire el ventre de la Virgine sa meire… (S. Bernard, p. 525.)—Ses orgoyl ne rezoit nul remeide de penitence. (P. 524.)—Ancor devoit estre rachateiz… Por ceu ke li malices d'altrui l'avoit supplanteit… Mais veigne la veriteiz, et cele me deliverrat.» (S. Bernard, p. 524.)

Le cordelier frère Denise dit à la jeune pénitente qu'il veut rendre cordelier aussi, en la faisant passer pour homme:

Se de voir poole savoir
Qu'en nostre ordre entrer vousissiez,
Et que sans fauceir peussiez
Gardeir vostre virginitei,
Sachiez de fine veritei
Qu'en nostre bienfait vous mettroie.
(De frère Denise, Barb., I, 125.)

«Si je pouvais savoir de vrai que vous voulussiez entrer dans notre ordre et garder votre virginité sans la fausser, sachez que véritablement je vous mettrais de notre bienfait.»

O.

Le son naturel de l'o est celui que nous figurons au. On l'éclaircissait par l'addition de l'i, et les traces de ce procédé subsistent encore; car pourquoi écrivons-nous avec un i, oignon, empoigner, lorsque nous prononçons sans i, ognon, empogner? L'Académie écrit cogner et cognée avec raison, puisqu'il n'y a pas plus d'i dans cuneus que dans pugnus; mais le temps n'est pas loin de nous où elle écrivait coigner et coignée.

Saint Bernard ne dit jamais que glore et victore: «Glore soit a Dieu ens haltismes. (P. 543.)—Beneoit soit li nons de sa glore ki sainz est. (P. 542.)»

GRINGORE est la prononciation de Gringoire. Sur le premier feuillet du manuscrit des Moralités sur Job, une main inconnue a mis, en écriture du XVe siècle:—«Job en françoys et le dialogue saint Gregore en françois.» ANTOINE était prononcé Antone, Bueves d'Antone:

Vers Viane est Oliviers retourné,
Quant ot Antone ocis et afolé.
(Gérard de Viane, v. 552, Bekker.)

La racine de remémorer est mémore, et non pas mémoire:

BOIS rime parfaitement avec dos:

Ainsi fuioie parmi les bois
Ausi com s'il me fust au dos.
(Dolopathos, p. 251.)

On le trouve écrit bos aussi souvent au moins que bois:

Et l'endemain revois au bos;
Si me recarche l'en le dos.
(De l'Asne et du Cheval.)

Le nom de la ville de Beaugency est mal orthographié par suite de la prononciation; c'est Bois-Gency. Jusqu'au XVIIIe siècle on ne l'a pas figuré autrement.

Les diminutifs bosquet ou boquet, bocage, boquillon, ne laissent aucun doute.

D'historia on fit ESTOIRE, qu'on prononçait étore:

—«Per Diu, souvieigne vous des preudomes anciens qui devant nous ont esté, et qui encore sont ramenteu es livres des estores.» (Villehard., p. 180.)

D'estore se forma le verbe estorer, plus tard historier, qui se dit encore familièrement dans le sens de garnir, arranger avec soin. La Bible historiaus est une Bible ornée de nombreuses enluminures.

La plupart des contrats de mariage passés sous l'empire de la coutume de Picardie, réservent à la femme, en cas de décès du mari, avant tout, sa chambre étorée,—sa chambre garnie45.

[45] Le Dictionnaire de Trévoux ne donne pas le verbe estorer; mais, interprétant mal quelques phrases de Villehardouin, il donne estoire et estorée (une estorée), qu'il traduit par navis, classis, exercitus navalis. C'est une grave erreur.—«Le roi d'Angleterre avait fait appareiller une grant estorée de nef.» (Chr. de Flandres.) Une grande histoire de vaisseaux.—«Comment ils puissent avoir navire et estoire.» (Villehardouin.) C'est navire et le reste de l'équipement, et toute l'histoire. Selon Trévoux, qui cite cette phrase, ce serait navire et navire.—«Mult fut belle cette estoire, et riche.» (Villehardouin.) Tout cet appareil fut très-beau, toute cette histoire fut très-riche.

Trévoux conclut en dérivant estoire de stolus, stolium, et du grec stello, j'envoie. C'est quelquefois un malheur d'être si savant.

Le Dictionnaire de Napoléon Landais fait ce petit article:

«ESTORÉE, subst. fém. (ècetorée), flotte, armée navale.—Inusité.»

Le Complément du Dictionnaire de l'Académie dit:

«ESTORER, créer, fonder, restaurer;»—en quoi il se trompe. Mais il ajoute: «meubler, fournir, garnir;—en quoi il a raison.

L'Académie garde un auguste silence.

Il était bien simple de mettre en quatre mots:

ESTOIRE, histoire; ESTORER, historier.

Au livre IV, chapitre XIII de Pantagruel, se trouve le récit de la belle diablerie que fit Villon pour se venger du pauvre frère Tappecoue, sacristain des cordeliers de Saint-Maixent:

—«Ses dyables… tenoient en main aulcuns bastons noirs pleins de fusées; aultres portoient longs tisons alumez, sur lesquels à chascun carrefour jectoient pleines poignées de parasine

Parasine, c'est ainsi que portent toutes les éditions, se copiant l'une l'autre. Il est clair que la première qui le donne a pris un o pour un a, et qu'il faut lire porasine, c'est-à-dire, poix-raisine, l'i de la diphthongue muet dans les deux mots.

Nous prononçons sans i grogner, et avec un i éloigner, témoigner. Le XVIIe siècle figurait l'i dans tous les trois, et ne le prononçait dans aucun. C'est conformément à la prononciation que Sarrasin met sans i:

Puisque Voiture s'élogne,
Je m'en vais dans la Pologne.

Le cardinal Duperron écrit cigoigne et éloigne. Soyez sûr qu'on n'a jamais prononcé autrement que cigogne (ciconia):

Là, l'orgueilleux sapin qui sert à la cigoigne
De sejour élevé pour voisiner les cieux,
Roi des vastes forests, jusqu'aux astres éloigne
Sur tous les autres bois son chef ambitieux.

Ménage prescrit de dire cigogne sans i; mais il déclare que témogner, élogner, rognons, c'est mal parlé: il veut qu'on dise témoigner, éloigner, roignons. Tout cela n'est que caprice et inconséquence. Ce qu'il y a de certain, c'est que tout le moyen âge prononçait témon, beson, pour témoin, besoin. Dieu, s'écrie Roland dans le roman de Roncevaux, Dieu

Qui en la virge preis anuncion,
Saint Daniel delivras dou lyon,
Et saint Jonas dou ventre dou poisson…
Sainte Suzanne garis dou faux tesmoing (sic),
Et a Marie feis tu le pardon…
Vengier me lais dou comte Ganelon.
(Introd. à la chans. de Roland, p. XX.)

L'auteur des Quatre fils Aymon fait rimer compagnon et besoin. C'est dans la conclusion de son poëme; on y voit un rapprochement d'idées assez mal édifiant:

Or, prions tous a Dieu par grant devotion
Qu'il nous otroit sa gloire par son saintisme non,
A celui qui l'a46 escrit veuille doner en don
Or et argent assez, car il en aroit bon beson (sic)
Pour donner aux fillettes et maint bon compagnon;
Car c'est tout ce qu'il aime: que vous celeroit on?
(Introd. du Fierabras, Bekker, p. XII.)

[46] a élidé.

Il est tout naturel que beson ait produit besogner.

Du latin ungere, ondre, que nous écrivons et prononçons avec un i, oindre.

Le Bestiaire raconte comment de la peau du crocodile on faisait un onguent dont usaient les vieilles femmes pour effacer leurs rides:

De sa couane seulement
Soloit on faire un ongement.
Les vielles femmes s'an ognoient;
Par tel ongement s'estendoient
Les fronces dou vis et dou front.
(Du Cange, au mot FRONSSATUS.)

La chanson de Roland et les poëmes du XIIe siècle ne disent pas le poing, mais le pong: le punt d'une épée, d'où venait l'orthographe empongner:

L'espée jurent et le pont
Cil qui dedenz la vile sunt,
Que ja la vile n'iert rendue.
(Benoît de Sainte-More, v. 29487.)

«Ils jurent par la lame et la poignée de l'épée que la ville ne sera pas rendue.»

Al pont de fin or entaillié.
(Ibid., v. 16413.)

«… A la poignée d'or fin ciselé.»

Il est certain que l'on prononçait encore au commencement du XVIe siècle le pong, si l'on écrivait le poing. Dans la bataille de Marignan, mise en musique, en 1515, par Clément Jennequin:

Aventuriers, bons compagnons,
Ensemble croisez vos tromblons.
Nobles, sautez dans les arçons,
Frappez dedans la lance au poing,
La lance au poing hardis et prompts.

On voit combien Voltaire se trompe lorsqu'il accuse notre vieille langue de barbarie précisément au sujet de ces affreux sons en oin:—«Le plus insupportable reste de la barbarie welche et gauloise est dans nos terminaisons en oin… Il faut qu'un langage ait d'ailleurs de grands charmes pour se faire pardonner ces sons qui tiennent moins de l'homme que de la plus dégoûtante espèce des animaux.»

(Dict. phil., art. FRANCE.)

Cet oin, qui révolte à si juste titre l'oreille de Voltaire, est indubitablement d'invention moderne; les Welches et les Gaulois ne le connaissaient pas: c'est ce qu'on appelle un progrès.


L'o suivi immédiatement d'une seconde voyelle sonnait ou. C'est encore en anglais la valeur de deux o consécutifs: boots. Moniot, contemporain de Louis IX:

Gardez vous de Fortune, seigneur, je le vous loe47.
Quant Fortune a fait homme haut chanter comme aloe48,
Et il cuide miex estre assis dessus la roe,
Lors retorne Fortune, si le gete en la boe.
(Le Dit de Fortune.)

[47] Je vous le conseille.

[48] Nous n'avons plus que le diminutif alouette.

«Teles furent ces roes cume les roes de curres.»

(Rois, p. 255.)

—«Il se misent au fuir sans plus attendre, et s'esparsent, li uns cha et li autres la, ausi come les aloes font por les espreviers.» (Villehardouin, p. 182.)

Par cette règle, poëte, poésie ont dû sonner pouëte, pouésie. C'est effectivement comme on les prononçait au XVIe siècle, Marguerite de Navarre écrit toujours poète avec un u. Dans une lettre à M. de Montmorency pour lui recommander Marot:

—«Il me semble que Nostre Seigneur faict tant de grâces au roy et à ses serviteurs, que jamais ne feut plus besoin de favoriser aux pouhetes que maintenant49.» (Lettres inédites, I, p. 304.)

[49] Remarquez en passant ce latinisme, favoriser aux poëtes. On disait de même prier à Dieusupplier à DieuJe luy supplie.

Le nom de M. de Rohan, dans ces lettres, est toujours figuré Rouhan. Les anciens traités avertissaient encore de cette prononciation, et recommandaient aussi de dire pouëtes et pouésie.

Nous n'avons pas conservé l'u dans poëte, mais nous le faisons toujours entendre dans moelle; nous l'écrivons et le prononçons dans loue, boue, roue, et nous le prononçons sans l'écrire dans roi, bois, loin, foin, coin. C'est la confusion des systèmes.

La famille de Croï s'appelle de Crouï; les de Moy sont de Mouhy. Héloïse écrivait son nom Heloys; c'était Hélouis devant une consonne; devant une voyelle, Hélouise au corps gent. C'est le même nom que Louise.

Ce nom de Louise me rappelle une historiette de Racan. Elle nous apprend qui a porté le dernier coup à la règle du moyen âge, qu'une tradition incomprise faisait encore observer au commencement du XVIIe siècle.

Un jour, dit Racan, Henri IV, qui traitait Malherbe avec une grande bienveillance, lui montra une lettre écrite par le Dauphin, qui fut depuis Louis XIII. C'est bien, dit Malherbe; mais monseigneur le Dauphin ne s'appelle-t-il pas Louis?—Assurément, dit Henri IV.—Pourquoi donc le fait-on signer Loys? La censure de celui qu'on appelait le vieux tyran des syllabes parut juste; la signature du Dauphin fut réformée, et c'est depuis ce temps que les princes du nom de Loys signent, avec un u, Louis.

Henri IV s'est trop hâté de déférer à l'observation de Malherbe; car cette observation, spécieuse pour un ignorant, est radicalement fausse. Malherbe aurait pu exiger aussi, pour être conséquent, qu'on écrivît de louin, du fouin, la rivière de Louing, trouois, mouoi, le rouoi, la louoi, rouayal, etc., etc.; car c'est ainsi qu'on prononce, et non pas la loâ, le roâ, troâ.

L'autorité de Malherbe n'a donc servi en cette occasion qu'à introduire une inconséquence.

U.

«L'u, dit M. Ampère, avait au moyen âge le son peu mélodieux qu'il a de nos jours; sans cela, on n'aurait pas eu besoin d'imaginer la diphthongue pour remplacer l'u latin dans ubi, , et dans multum, moult.» (Hist. de la Litt. fr. au moyen âge, p. 305.)

Je prendrai la liberté de contredire ici M. Ampère. La première valeur de cette lettre u fut le son ou, comme en latin.

La diphthongue ou fut si peu inventée pour réduire l'u de ubi ou de multum, que, dans les plus anciens textes, on trouve partout u pour (ubi), et pour ou marquant l'alternative. Moult s'est écrit d'abord mult, multeplier, qui sonnaient mou, mouteplier. Amur, securs, n'ont jamais été à l'oreille qu'amour, secours. Le plus ancien monument de la langue française, la version du livre des Rois, en fournit la preuve à chaque ligne:

—«Respundirent ces de Jabes: Dune nus respit set jurs; manderum nostre estre a tuz ces de Israel. Si poum aveir rescusse, nus l'atenderum; si nun, nus nus rendrum.» (P. 36.)

Prononcez:—«Répondirent ceux de Jabès: Doune nous répit sept jours; (nous) manderouns notre être (notre position) à tous ceux d'Israël. Si (nous) pou(v)ouns aveïr récousse, nous l'atenderouns; si noun, nous nous rendrouns.»

—«Li message vindrent en Gabaath, u li reis Saul maneit.» (Ibid., 36.)

«Les messagers vinrent en Gabaath, où demeurait le roi Saül.»

On pourrait affirmer que la notation actuelle ou fut aussi introduite de très-bonne heure, si les manuscrits de Villehardouin étaient du XIIe siècle, car on y lit déjà moult; mais la copie en est plus récente.

Comme il arrive toujours en pareil cas, les deux notations subsistèrent quelque temps l'une à côté de l'autre. Dans Benoît de Sainte-More, compatriote et contemporain de Wace (1160), on lit:

A Beauvais rout un cutelier,
Prisiez, sages de son mester;
Cil apareilla deus couteaux.
(Chron. des ducs de Normandie, II, 519.)

Si, comme le veut M. Ampère, l'u avait eu dès l'origine le même son qu'aujourd'hui, cette notation un n'eût jamais pu sonner on:

Alez, vous pri, au rei Othon;
Si li dites cum je l'semun
(Benoît de Sainte-More, II, p. 97.)

«Comme je le semonds.»

Assez esteit la cupe meindre.
(Benoît, II, p. 522.)

La cupe se prononçait la coupe, du latin culpa.

On écrivait aussi coulpe, en rapprochant l'orthographe de l'étymologie et de la prononciation.

Je suis donc d'un avis directement opposé à celui de M. Ampère: il croit que u fut le son primitif, et qu'il fallut se mettre en peine de chercher une notation pour marquer le son ou. Je suis persuadé que le son primitif de l'u fut ou, et qu'il fallut au contraire trouver une combinaison orthographique pour affaiblir ce son, et le réduire à l'u actuel.


Le moyen qu'on y employa fut celui qu'on avait déjà appliqué aux voyelles a, e, o; on se servit de l'i, mis, comme pour l'e, tantôt à la première place, tantôt à la seconde.

Je vois qu'au XIIe siècle, la terminaison du participe passé en u, celle du prétérit de certains verbes, comme il but, il fut, s'écrivait par ui:

—«Saint-Johan buit aussi lo boyvre de salveteit.» (Saint Bernard, p. 548.)

—«Mais por mi at perduit une grant partie d'engeles et toz les homes.» (Ibid., 524.)

—«Abraham engenruit (engenrut, engendra) Isaac; Isaac, Jacob.» (528.)

—«Ou est le tant poc de farine dont li prophetes fu sostenuiz?» (572.)

«Où est ce peu de farine dont le prophète fut soutenu?»

—«Nostres sires fu semonuiz as noces.» (Saint Bernard, p. 553.)

Semonus, invité, de semondre.

—«Mais por ceu ke tu ne pensasses ke ceu fust avenuit par aventure.» (Ibid., 552.)

Le prétérit je fus, tu fus, il fut, représente fui, fuisti, fuit. Quelquefois les copistes français écrivent encore l'i: ceux-là étaient les doctes en étymologie. Je suis, de sum, a probablement sonné je sus, comme prononcent encore les paysans picards. Je suis, en faisant sentir l'i, est moderne.

Le livre des Rois écrit indistinctement les Ju ou les Jui. Ce sont les Juifs.

CUIRE, dans le Dolopathos, est écrit tantôt cuire, tantôt cure: «J'exhortai la dame à mettre cuire ce cadavre et à me donner son fils, qu'il ne mourût:»

Ke maintenant le mesist cure,
E por ceu ke ses fiz ne mure,
Le me donast.
(Dolopathos, p. 255.)

CUITE y rime à lutte:

Quant la char del larron fut cuite,
Lai poissiez veoir grant lucte.
(Ibid., p. 257.)

Nous disons lutin, et le diminutif, comme peu usité, est demeuré écrit luiton: Notre ami, monsieur le luiton, dans la Fontaine, c'est monsieur le lutton.

On trouve je me dolui pour je me dolus, du verbe se douloir; estuide pour étude, de studium, etc.

Par mechief recui en la bouche
Un poi de noif qui fu tant douce,
Que ce bel enfant en concui,
D'un seul petit que je recui.
(L'Enfant qui fu remis au soleil.)

«Par malheur, je reçus dans la bouche un peu de neige, dont je conçus ce bel enfant, pour un seul petit flocon que j'en reçus.»

HUIS, PERTUIS, sonnaient hus, pertus. On ne voit point d'i dans la première syllabe d'uscio, ni dans pertusum:

Si li prestres fu eschaufez,
Li provos fu autant ou plus,
Quant il la vit par le pertuis
Demener si vilainement.
(De Constant Duhamel.)

Le nom propre Perthus atteste cette prononciation.


Mais il arriva par la suite que l'i disputa la prédominance, et finit par l'emporter sur l'u; si bien qu'il l'effaça, et ressortit seul de cette notation ui.

Ki, kider, kidan, kisine, keux, furent très-bien figurés qui, cuider ou quider, quidam, quisine ou cuisine, queux…, etc.

Et puis, puisque, se prononcèrent et pis, pisque.

De ce conflit résulta la double forme il vécut, il véquit.

On s'avisa alors d'une autre combinaison pour briser le son de l'u: on abandonna l'i, et la fonction qu'il ne remplissait plus fut donnée à l'e; seulement il fallut mettre cet e avant l'u, eu, parce que l'autre disposition ue était déjà consacrée à un autre emploi. U fut donc noté par eu; mais ce fut une invention tardive, et qui ne me paraît pas remonter plus haut que le XVIe siècle.

A cette époque, eu sonnait u. «Tout ce qui parle bien en France, dit Théodore de Bèze, prononce hûreux.» (De Fr. ling. rect. pr., p. 60); meur, blesseure, heurler, sonnaient mûr, blessure, hurler. De là date le resserrement de toute une classe de participes passés. On les écrivait jadis par eu, avec diérèse; la nouvelle convention orthographique leur enleva une syllabe. On continuait à écrire sceu, veu, receu, conneu, et l'on prononçait sçu, vu, reçu, connu, du moins à Paris; car à Chartres, à Orléans et en Normandie, on continuait à dire vé-u, recé-u, conné-u.—Vitiosè, dit Théodore de Bèze, qui ne soupçonne pas que c'était archaïcè.

De jejunium, jé-une, avec diérèse, puis june, juner:

Sire, dit el, je suis venue
Anguilles cuire a mon seignor.
Nous avons juné tote jor.
(Des trois Dames qui troverent un anel, v. 146.)

Il n'y a plus aujourd'hui que les Gascons qui prononcent hûreux, mais tout le monde continue à prononcer gageure par un u. Le peuple prononce encore par u simple les noms propres Eugène, Eustache. Les Picards prononcent toujours par u les finales écrites eu. Après ce qui vient d'être exposé sur ces deux notations ui et eu, on comprendra que des poëtes, plus soigneux d'être exacts à l'oreille qu'à la vue, aient fait rimer lieu et nului.

Aloul parcourt sa maison, cherchant s'il n'y a pas quelque amant caché, à qui sa femme ait donné rendez-vous:

Ca et la vait par son manoir
Savoir s'il y avoit nului
A cui sa femme eust mis lieu.
(Le Fabel d'Aloul.)

Prononcez nulu et liu.

§ II.
NOTATIONS DIVERSES DU SON EU.

On ne répétera pas ici ce qui a été dit, page 54, sur el exprimant le son eu.

Nos pères reconnurent dès l'origine que le son eu n'est qu'un affaiblissement du son plein de l'u (ou). Pour amoindrir ce son, ils attachèrent à l'u un e, en cette manière, ue.

—«Quel chose est li homes ke tu l'magnefies, ou por koi mes tu ton cuer a luy?» (Saint Bernard, p. 526.)—«Queu chose est l'homme que tu le magnifies, ou pourquoi mets-tu en lui ton cœur?»—«Il les cuers daignet enlumineir par sa niant visible poixance.» (Ibid., 528.)—«Il daigne illuminer les cœurs par son invisible puissance.»

BUES, CUE;—bœuf, queue.

L'archevêque Turpin montait un cheval qui avait la queue blanche et la crinière jaune:

Blanche la cue et la crignete jalne.
(Chans. de Roland, st. 113.)

Le IIIe livre des Rois, chapitre VII, dit que l'on voyait dans le temple de Salomon douze bœufs, dont les queues étaient tournées toutes ensemble:

—«… Duzes bues… e les cues tutes ensemble une part turnerent.» (P. 524.)

Le héros Bueves d'Antone est Beuve d'Antone.

SUER, DUEL, que Fallot discute gravement comme des formes de dialectes, sont tout simplement sœur et deuil, et dans le langage ne se confondaient pas plus qu'aujourd'hui avec l'infinitif suer (sudare) et duel (duellum.)

IL PEUT s'écrivait il puet;—il esteut, il prend fantaisie, il convient, il estuet;—Eudes, nom propre, Uede ou Huedes, etc.


On rencontre très-fréquemment aussi une notation du son eu qui paraît empruntée aux Allemands; c'est par o e séparés, ou réunis comme dans le nom de Gœthe.

EUDES, dans Auberi le Bourguignon, est écrit partout Hœdes:

Hoedes ot non, de Laingres fu saisiz.
Hoedes de Laingres…
(Intr. du Roland, p. 36, 37.)

Le livre des Métiers, chapitre XI, prescrit aux armuriers d'employer de la toile noeve, et de garnir intérieurement les jambières d'escroes. En Picardie, on appelle encore des chaussons en lisières de drap des écreux.

JOENE, JOENESSE, c'est jeune, jeunesse. Le bourgeois dont il est parlé dans le fabliau d'Auberée était riche:

Et si avoit un moult beau fil
Qui maint denier mist à essil50,
Tant comme il fut en sa joenesse.
(D'Auberée la vielle maquerelle.)

[50] Mit à exil, c'est-à-dire, dépensa.

Le clerc du fabliau de Gombers cherche à tâtons le lit de la fille de son hôte; et l'ayant trouvé,

Lez li se couche, les dras œvre.
Qui est ce, Diex, qui me descuevre?
Fait ele quant ele le sent.

Ce passage atteste que les deux formes de notation u, œ, ont été contemporaines.

En voici une autre preuve tirée de Rutebeuf, qui florissait sous saint Louis.

Le poëte s'élève contre la perversité du siècle, contre les envieux et les médisants hypocrites. Personne, dit-il, ne leur échappe!

Ja n'iert tant biaux ne gracieux:
Se dix en sont chiez lui assis,
Des mesdisans i aura six,
Et d'envieus i aura nuef.
Par derrier nel prisent un oes,
Et par devant li font il feste!
Chascun l'encline de la teste.
(Le testament de l'Asne.)

Prononcez neu, un eu.

Nous écrivons encore sans u œil et œillet. Cœur, sœur, œuvre, présentent la fusion des deux méthodes.

§ III.
ACCENTS VICIEUX CHEZ LES MODERNES.

Le système que nous venons d'exposer, par lequel on notait l'accent à l'intérieur du mot, tantôt au moyen des consonnes, tantôt au moyen des voyelles, offrait, ce me semble, des avantages de précision et de délicatesse que n'ont pas nos accents modernes. Nous n'avons aujourd'hui qu'un seul é fermé; nos pères en connaissaient trois ou quatre nuances: veritet; pitie; maufez; rocher; espee. Voyez que de manières d'indiquer l'accent aigu! Est-il probable que cet accent, sous ces formes diverses, fût partout absolument le même?

En outre, un accent est bien vite omis ou ajouté hors de propos. Il s'absente ou se fixe; l'habitude se prend, et voilà un mot défiguré. C'est ainsi que l'Académie écrit dorénavant, qui est pour d'ore-en-avant, comme si les racines étaient doré-navant.

Que le premier venu prononce débonnaire avec un accent aigu, on n'y prend pas garde; il ne fait pas autorité. Mais on s'afflige de voir l'Académie consacrer cette faute, et écrire débonnaire, comme si elle ignorait le vrai sens et l'étymologie de ce mot. C'est une métaphore empruntée, comme tant d'autres, à cet art de la vénerie, dont nos pères faisaient leurs délices. Il est de bonne aire, il est issu d'un bon nid, de bonne extraction.

Roland voyant étendu par terre le cadavre de Turpin, lui adresse quelques mots d'oraison funèbre:

E! gentilz hom, chevaler de bon aire,
Hui te commant al gloriuis céleste!
(Roland, st. 164.)

De pute aire, que nous avons laissé perdre, exprimait le sens opposé:

Moult fit la male serve que fausse et de pute aire.
(Berte aus grans piés, p. 95.)
Vos maris est de si pute aire,
Qu'il m'aura ja tout esmié.
(De Constant Duhamel.)
Fortune est bele et bonne aus bons, et debonnaire;
Mauvese aus maufesanz, et laide, et deputaire.
(Le Dit de Fortune.)

Le système d'orthographe de nos pères était plus favorable que le nôtre au maintien de l'étymologie et de la prononciation. Nos mots, amaigris de jour en jour, compromettent l'une et l'autre.

Cependant ce système n'était pas sans quelque inconvénient. J'y ai trouvé celui de faire servir quelquefois la même notation à deux usages, et de confondre dans un cas donné l'adjectif féminin avec un masculin. Par exemple, lie, de lætus, sonnait également et lie, comme aujourd'hui. Le fait paraît incontestable. Dans cette même Court de Paradis, où j'ai puisé des exemples de lie sonnant , lie rime à la vierge Marie, et à blesmie (blâmée):

Es flans de la virge Marie
Qui pour lui fu dolante et lie.
(V. 13.)
Que peu ne grant ne fu blesmie
De ce fu moult joians et lie.
(V. 21.)

Peut-être sont-ce là des licences pour la rime, car ailleurs on lit liee et lee. Mais dans tous les cas, je ne doute point que ces groupes de voyelles destinées d'abord uniquement à modifier l'inflexion et au rôle de l'accent moderne, n'aient amené la multiplication des diphthongues. Oi a sonné d'abord par diérèse o-i, puis o ouvert, puis oué, puis enfin oi, comme dans poix, François. Ainsi des autres.


De leur côté, les modernes, complétement étrangers aux conventions de l'ancienne orthographe, défigurent le langage de nos pères, en saupoudrant d'accents arbitraires les textes qu'ils publient. C'est une véritable manie, et je ne vois point d'éditeur qui ait eu la sagesse de s'en garantir, et de se borner à reproduire les manuscrits. Je plains ceux qui travailleront un jour sur des textes si étrangement falsifiés. Ils devront croire que des œufs, des bœufs, se sont appelés autrefois des oés, des boés ou des boès; ils sueront à deviner comment de huèses (des bottes) on a pu faire le diminutif houseaux, de enfant, enfès; comment on a pu dire pour neuve et deux, noès, doès; pour des queues (cues), des cuès. Un ancien poëte, dont le nom est assez connu pour avoir été un des plus répétés dans ces derniers temps, s'appelait Adam ou Adanes, qui s'écrit, suivant l'orthographe du moyen âge, Adenes par un e, comme Caen, Rouen, Agen, etc… On a transformé cet Adanes en une espèce d'espagnol du beau nom d'Adenès. Si Adanes revenait au monde, il entendrait longtemps parler d'Adenès avant de soupçonner que c'est de lui qu'il s'agit.

J'ouvre le livre des Mestiers d'Estienne Boileve, et je lis au chapitre des Mesureus de blé:

«Nus mesurères ne puet…—Ailleurs: Li vendères…—Nus garnisères ne puet…—Cil qui est tannères, se il est tannnères decaupères…—Viès, vièses, etc., etc.» Évidemment il faut lire: Nus mesureux,—li vendeux,—nus garniseux,—cil qui est tanneux, se il est tanneux décaupeures;—vieux, vieuses, etc.

Au chapitre des Oubliers, il est dit que nul ne pourra être admis dans ce corps, s'il ne fait au moins «un mil de nièles le jour.» Il ne s'agit pas de nièles, mais de nieules.

On disait nieules comme on disait saint Gabrieus et saint Andrieu:

Et Gabrieus et seraphins
Qui les cuers ont loiaus et fins.
(La Court de Paradis.)
Saint Gabrieus a repondu.
(Ibid.)
Saint Andrieu le debonnaire.
(Ibid.)
Et saint Michieus aloit devant.
(Ibid.)

L'éditeur de Garin imprime partout pour ne, pour se:

n'i ot aive du ciel ne chaï.
(Garin, II, p. 153.)

«Il n'y eut jamais d'eau sinon qu'elle tombât du ciel.»

N'est mie miens li chastiaus de Belin,
la valdoine, mons esclavorins.
(Ibid., II, p. 182.)

Il aurait pu prendre une utile leçon de Thomas Diafoirus, qui en son compliment ne dit pas: plus moins que la fleur que les anciens nommaient héliotrope… mais: ne plus ne moins.

Comment faire élider ne et se, si on leur donne l'é accentué?

La considération de cet é accentué n'a pas arrêté non plus l'éditeur d'Ogier, qui écrit partout l'enfès:

Sire, dist l'enfès, vous n'en verrez ja el.
(Ogier, v. 1402.)

L'e muet à l'hémistiche ne comptait pas; mais l'é accentué y met deux syllabes de trop. Enfes peut à la rigueur passer pour monosyllabe, mais enfesse, non. Cette faute revient à chaque instant.

§ IV.
OU, EU, SE REMPLAÇANT.

Eu n'étant qu'une modification de ou (U), il n'est pas surprenant que ces deux syllabes se substituassent volontiers l'une à l'autre. L'analogie explique et autorise cette substitution. Il semble même qu'elle ait été de règle en certains cas, et que, dans les verbes ayant à l'infinitif ou, cet ou se changeât régulièrement en eu à l'indicatif; en voici des exemples:

Mouvoir,—je meus.

Plorer ou plourer,—je pleure.

Pouvoir,—je peux.

Trouver,—je treuve.

Mourir,—je meurs.

Ouvrir,—j'œuvre, et le substantif œuvre.

Couvrir,—je cœuvre.

O dur tombeau, de ce que tu en cœuvres
Contente toi; avoir n'en peux les œuvres.
(Marot, Épist. de Guillaume Cretin.)

Se douloir,—je me deuls.

Prouver,—je preuve, et le substantif preuve.

ISABEAU.
Vous appreuvez tous ceulx quicunques
Vivent d'une mauvaise vie.
(Marot, Colloque d'Erasme, t. IV, p. 293.)

Estevoir,—il esteut (il convient).

Savourer,—je saveure.

L'ABBÉ.
Il ne vient fors
De ce que je sens et saveure
Ou que je voy.
ISABEAU.
Je vous asseure, etc.

Demourer,—je demeure.

Secourir,—je sequeure.

Sire, por Dieu omnipotent,
Que querez vous ci à ceste eure?
Suer, dist il, se Diex me sequeure
(De Gombers et des deux Clers.)
De France n'a nul grant qui la sequeure,
Et des petits qui sont en sa demeure
Son mary veult, sans qu'un seul y demeure,
La rebouter.
(Marot, Epistre à la roine de Navarre.)

Les commentateurs se trompent, qui, rencontrant dans la Fontaine ou dans Molière je treuve, nous expliquent que le poëte a altéré le mot par licence et pour le besoin de sa rime. La Fontaine et Molière ont pu se servir d'un archaïsme; cela leur arrive souvent, mais ils n'ont jamais estropié les mots.

Le mot paour est devenu peur; troubadour ou trouvadour est devenu trouveur, qu'on écrivait trouvere (le premier e muet). Le verbe houser (botter) a fait le substantif heuse: Robert courte-heuse; et nous avons encore le diminutif houseaux:

Le pauvre diable y laissa ses houseaux.
(La Fontaine.)

Par métaphore, pour dire qu'il y périt, y laissa sa vie, comme on laisse ses bottes ou bottines au fond d'un bourbier.

Fallot avait fait cette remarque avant moi, et voici la règle qu'il pose.—«C'est une règle invariable dans notre langue, que toutes les fois qu'elle dérive un mot du latin, et que dans ce mot il y a un o, elle change cet o en ou, ou en eu: color, dolor, soror, couleur, douleur, sœur.» (Recherches, p. 447.)

Il eût dit plus exactement que cet o s'est changé d'abord en ou, qui est devenu eu par la suite. Flos, flur, flour, fleur; dolor, dulur, doulour (qui subsiste en douloureux), douleur, etc.

Au XVIe siècle, les poëtes se permettaient même dans les noms propres de mettre indifféremment eu pour ou. Nicolas Denisot (le comte d'Alsinois) dans le Tombeau de la reine de Navarre adressé aux trois miss Seymour:

Christ, ô filles de Seymeur,
Pour Apollon il faut prendre,
Or que vostre ange non meur
A la fleur encore tendre.

CHAPITRE III.

De l'Élision.—On élidait les cinq voyelles.

L'emploi des consonnes euphoniques intercalaires fournissait le principal moyen d'éviter l'hiatus; il y en avait encore un autre, c'était l'élision.

Nous n'élidons plus aujourd'hui qu'une seule voyelle, l'e muet; autrefois on les élidait toutes, comme en latin.

A.

Ha, monseigneur Merlin, ou m'esperance est toute,
Venez parler a moi qui vous aime et redoute.
(Merlin-Mellot.)
Quant la pucelle fu en la grange embatue,
Ou tas d'estrain se boute atout sa pel vestue,
A Dieu fist s' oroison, et, sa coupe batue,
Que prochainement muire et soit s' ame absolue.
(Le Dit du Buef.)

«Quand la jeune fille fut entrée dans la grange, elle se met dans le tas de paille, toute couverte de sa peau de bœuf; elle fait sa prière, et, sa coulpe battue, demande à Dieu de mourir bientôt et d'être sauvée.»

Par t' ame, prends y garde!
(Ibid.)

Il nous reste de cet usage m' amie et m' amour.

Quand on s'occupera de retrouver l'âge des mots et des formules, sans quoi l'on ne fera jamais rien, il sera curieux de savoir qui s'avisa le premier de cet affreux solécisme mon amie, mon épée. La Fontaine a bien raison de dire que l'accoutumance enfin nous rend tout familier; autrement on serait révolté de cette façon de parler universellement accréditée, qui joint un substantif féminin à un pronom masculin, on ne conçoit pas par quel motif. Ce n'est pas l'euphonie sans doute, car on dit l'âme, l'épée, l'oraison, qui sont pour la âme, la épée, etc. L'élision de l'a dans l'article féminin n'est ni plus ni moins douce que dans le pronom possessif. Mais on s'est imaginé que l'article élidé devant ces substantifs féminins était le; et c'est par suite de cette imagination que nous avons l'amour masculin au singulier, tandis qu'il est resté féminin au pluriel, grâce à la forme les, commune aux deux genres.

Il faut avouer que nos pères montraient en ce point plus de logique et de bon sens que leurs fils. Mon épouse, ton hôtesse, les eût choqués autant et à aussi bon droit que nous le serions de ma chapeau, ta soulier.

On trouve encore l'élision de l'a dans Marot:

L'ABBÉ.
Mais d'où vient
Qu'aux femmes aussy mal advient
Science qu'un bast à ung bœuf?
ISABEAU.
Croyez, domine abbate,
Qu'un bœuf sied mieux d'estre basté
Qu'à un asne de porter mitre.
(Colloque d'Erasme.)

Qu'un bœuf est pour qu'à ung bœuf. Marot n'a certainement pas construit dans la même phrase il sied avec l'accusatif et avec le datif: il sied un bœufil sied à un âne. Outre qu'il n'y a point d'exemple de ce solécisme: il sied quelqu'un.

E.

L'é, que nous marquons d'un accent, ne s'est jamais élidé. Il serait superflu de produire des exemples de l'élision de l'e muet. Je me bornerai à une seule observation.

Aujourd'hui, c'est toujours l'e final (muet), qui s'élide. Voici un exemple de l'e élidé au commencement d'un mot; c'est dans cette locution, où est-ce que. Le peuple prononce traditionnellement où 'st-ce que, au profit manifeste de l'euphonie. Il ne pouvait pas élider dont le son est trop fort; le fort a emporté le faible.

Les lettrés qui prétendent figurer sur le papier la prononciation du peuple, écrivent ousque. Cet ousque, suivant les lois de l'ancienne orthographe, ne pourrait sonner que ouque: le peuple dit indifféremment, où qu'est mon père? en supprimant est-ce, ou bien en le conservant: Où 'st-ce qu'est mon père? Les gens délicats et bien élevés prononcent, avec un horrible hiatus: Où est-ce qu'est mon père? mais aussi ils ont passé dix ans au collége!

Il faut remarquer ici que le peuple en usait, dans l'ancienne Rome, comme il fait à Paris. Toujours guidé par l'instinct de l'euphonie, les Romains en parlant élidaient l'e de est. Ouvrez, non pas Virgile ni Cicéron, qui représentent les académiciens de leur époque, non pas même l'élégant Térence, mais Plaute, qui note le langage énergique du peuple:

Malus clandestinus est amor; damnum 'st merum.
Ut quæquæ illi obcasio 'st
Tam a me pudica 'st
Quid? quod palam 'st venale: si argentum 'st emas…
Hoc Æsculapi fanum 'st

Une seule page du Curculion fournit ces exemples, qui prouvent qu'aux dépens de est on conservait intacte et forte la finale du mot précédent, celle que les prosodies modernes ordonneraient au contraire d'élider sur est.

Évidemment la forme d'élision d'après les grammairiens est monotone; la forme populaire produit autant de variété que les finales des divers mots en comportent.

I.

On ne rencontre jamais en vers, il y a, il y avait; mais il a, il avait. Si par aventure l'y est figuré, peu importe: la mesure vous avertit assez de le supprimer. Quand vous voyez dans les Quatre fils Aymon,

Il y a plus de douze ans que la guerre a duré,
(V. 832.)

vous comprenez tout de suite qu'il faut prononcer: Il a plus de douze ans.

Il a bien dous mois et demi
Ou plus, que mon frere ne vi.
(Du Chevalier à la robe vermeille.)
Bonne robe de bons pers d'Ypre;
Il n'a meillor deciq' a Chipre.
(La Bourse pleine de sens, v. 173.)
Le soir, qu'il ot ja maint estoiles…
(De la Dame qui fist trois tours, v. 48.)

«Le soir, qu'il y eut déjà mainte étoile.»

Et ce n'est pas imposé par le besoin du mètre, car la prose parle de même:

—«Par Diu, sire Cuens, il ne m'est pas avis que il ait en vostre requeste raison.»

(Villehardouin, p. 199.)
Li chien dist qu'il a plus de honte;
Li asnes dist qu'il a plus de paine.
(De l'Asne et dou Chien.)
Seignurs baruns, dist li empereres Karles…
(Roland, st. 13.)
D'altre part est li arcevesques Turpin.
(Ibid., st. 87.)

La mesure commande évidemment d'élider l'i, et de dire l'empereur, l'archevêque, l'âne; et comme cette élision se pratiquait également en prose, c'est elle sans doute qui amena la confusion des formes li et le, auparavant distinctes.

La même observation est applicable à qui et que; qui est, qui a, étaient prononcés comme ils le sont aujourd'hui par le peuple, qu'est, qu'a:

Or est cheus en mal lien
De sa fame, qui l'en despite
Pour sa provande qui est petite.
(De Morel, etc., Barbez., III, 248.)

O mon Dieu! s'écrie saint Bernard:—«Tu trepassas primiers por mei l'estroit pertuix de la passion, por ceu ke tu large entriee faces a les membres k'apres ti vont.» (P. 562.)—«Tu passas pour moi par l'étroite ouverture de la passion, pour agrandir la voie à tes membres qui te suivent.»

Dans le fabliau du Provoire qui mangea les meures, le curé, debout sur sa jument pour atteindre aux branches du mûrier, après avoir satisfait sa gourmandise, réfléchit qu'en ce moment qui, près de lui, crierait hé! lui jouerait un mauvais tour. L'action accompagne la pensée: la jument part, et le curé tombe dans la haie d'épines.

Diex, fait il, qui ore diroit: Hez!…

«Dieu, fait-il, qu'ore dirait: Hé!…»


Il est essentiel d'observer que ces élisions étaient, pour le poëte, facultatives et non obligatoires, comme l'est aujourd'hui celle de l'e muet: par exemple, le passage que je viens de citer est précédé de celui-ci:

S'en ot li prestres moult grant joie
Qui a deux piez est sus montez.

Qui a n'était à coup sûr pas élidé, soit qu'on souffrît cet hiatus qui n'a rien de choquant, soit qu'on y remédiât par une s euphonique: quiS a. Le second me paraît plus probable. (Voy. p. 96.)

L'exemple suivant rassemble l'élision de qui et celle de li:

Qui qu' onques soit li vostre eslis,
Partonopeus est li hais.
(Partonopeus, v. 6704.)

Il faut prononcer avec deux diérèses: Partonopeüs est l'haïs.

Quiconque, qui semble dériver naturellement de quicumque, n'en vient pas. Il est formé de qui qui onques. Cela est attesté par l'orthographe fréquente kikiunkes, et par l'emploi non moins fréquent de cette formule qui qui…, remplacée de nos jours par cette kyrielle de cinq syllabes dures et vides, qui que ce soit qui

Aubri le Bourguignon

Vint au palais, qui qu'en poist ne qui non;
Trois cops hurta au postis d'un baston.
(Aubri li B., p. 155; Bekker.)

«Qui que soit qui s'en fâche, s'y oppose, ou non.» Poist est ici le subjonctif du verbe poiser, peser: à qui qu'il en pèse, ou non.

Le duc Sanson, à la bataille de Roncevaux, attaque l'almacur, espèce de connétable du roi païen Marsile: il lui transperce le foie et le poumon, de sorte

Que mort l'abat, qui qu'en peist u qui nun,
Dist l'arcevesques: Cis cop est de baron!
(Roland, st. 96.)

Cette formule revient très-souvent, comme les formules consacrées d'Homère.

Guinemer renverse un roi sarrasin,

Que mort l'abat, ki k'en plurt u ki 'n rie.
(Ibid., st. 244.)

«Qui qu'en pleure ou qu'en rie.»

RUE QUINCAMPOIX; c'est, dans les vieux titres, la rue Qui qui en poist, Qui qui s'en fâche. On élidait le second i, qui qu'en poist, comme qui qu'en grogne. Une quiqu'engrogne était la maîtresse tour d'un castel picard, la plus altière, construite, pour ainsi dire, malgré l'opposition de ceux qu'elle menace: Je la bâtirai, qui qui en grogne.

La rue Qui qu'entonne? est devenue, par corruption, rue Tiquetonne, dont le nom moderne est aussi insignifiant que celui de la rue Quincampoix51.

[51] On aimait alors cette forme d'appellation. Il y avait encore la rue qui m'y trova si dure, abrégée, du temps de Sauval, en rue trop va qui dure. C'est aujourd'hui la Vallée de misère, quai des Augustins.

O.

La langue française n'a plus de mots terminés par o52. Elle en a jadis possédé trois: jeo, ou jo, iceo et ceo, ou co (l'e n'est que pour adoucir le c), formes normandes, qui furent bientôt remplacées par je, ice, dont il nous reste icel, icelui, et ce, abrégé d'ice.

[52] Bien entendu, je ne compte pas les mots importés de l'italien ou du latin, comme alto, soprano, vertigo, prurigo; ce ne sont pas des mots français.

Les formes en o ne se rencontrent guère que dans les textes du XIe siècle, ou du commencement du XIIe, dans le livre des Rois, dans saint Bernard, dans la chanson de Roland, dans les deux poëmes de Wace, le Rou et le Brut, dans quelques fabliaux, etc. Dans le provençal, d'où ces formes paraissent venues, la terminaison en o est une terminaison féminine, qui remplace la terminaison italienne en a, et la française en e muet; il est donc tout naturel que cet o puisse s'élider.

Charlemagne demande qui veut aller en ambassade à Sarragosse, vers le roi Marsile:

Respunt dux Naimes: Jo irai par vostre dun.
(Roland, st. 17.)

«J'irai par votre don, par votre grâce.»

Le fils du roi Marsile, voyant son père irrité du message de Charlemagne, veut tuer Ganelon, qui en a été le porteur. Livrez-le-moi, s'écrie-t-il:

Liverez le mei, jo en ferai la justise,
(Ibid., st. 36.)

où il est clair qu'il faut prononcer, en contractant et en élidant: livrez-le-moi, j'en ferai la justice.

Dient païen: De co avum nus asez.
(Ibid., st. 5.)

«De ce avons nous assez.»

Dans le livre des Rois, que j'estime écrit moitié prose, moitié vers rimés par assonnance, comme la chanson de Roland:

Cum iço oid Saul, forment se curucad,
E li Sainz Esperiz cunseil li dunad.
(Liv. Ier, p. 37.)

Cunseil, en trois syllabes, de consilium. Coume ice ouït Saül.—«Comme Saül entendit cela, il entra en grande fureur, et le Saint-Esprit lui donna conseil.»

U.

L'élision de l'u est plus rare, parce qu'il y a moins de mots terminés en u, et surtout à cause de la faculté de changer au besoin l'u voyelle en u consonne, de prononcer Dev a dit, quand il y a sur le papier Deu a dit.

Mais il est à remarquer que le peuple fait toujours l'élision de l'u du pronom de la seconde personne tu, et dit t'as, t'auras, pour tu as, tu auras:

Dois tu crier: Appele! appele!
Le cuir trousse derriere toi.
N'est pas merveille se t'as soi.
(La Chace dou cerf, Jubinal, Nouv. fabl., I, p. 169.)

Dès l'instant que toutes les voyelles s'élident l'une sur l'autre, il est clair qu'elles s'élident sur elles-mêmes; que deux a, deux i, venant à se rencontrer, l'un à la fin d'un mot, l'autre au commencement du mot suivant, s'absorberont en un seul, et ne compteront que pour une syllabe. Un homme du peuple ne dira pas, Je vais à Amiens, mais Je vais à 'miens, ou Je vais 'Amiens. Cette fusion est la plus naturelle de toutes. Personne, à moins d'être un pédant renforcé, ne prononce j'y irai, en faisant sentir la répétition de l'i: on dit simplement j'irai, par respect pour les oreilles d'autrui; mais en vers cette élision n'est plus permise, qui l'était autrefois.

Roland, à la bataille de Roncevaux, trouve le cadavre de son cher Olivier mêlé parmi ceux des soldats. On le relève, on le charge sur un bouclier, et l'archevêque Turpin vient bénir les morts et leur donner l'absolution, ce qui augmente, rengrège, comme parle encore la Fontaine, le deuil et la pitié:

Sur un escut l'ad as altres culchet,
Et l'arcevesque les a assols et seignet.
Idunc53 agreget le doel et la pitet.
(Roland, st. 161.)

[53] Alors, tunc.

L'a ne se prononce qu'une fois, comme dans cet autre exemple:

La fame s'en prist a apercoivre.
(De la Bourse pleine de sens, v. 18.)

Cette sorte d'élision se pratiquait en provençal:

Per Bafomet mon Deu, qui totz nos a a judgier.
(Ferabras prov., v. 308.)

La consonne finale n'empêche pas au besoin la fusion des voyelles; on en est quitte pour la tenir muette:

Le duc Oger et l'arcevesque Turpin.
(Roland, st 12.)

«Le duc Og' et l'archevêque.»

L'endemain au matin, ains que levast li solaus.
(Les quatre fils Aymon, v. 1005.)

«L'endemain au mat', ains

Seignurs baruns, ki i purruns enveier?
(Roland, st. 18.)

«Seigneurs barons, qui pourrons-nous y envoyer?»

Ces procédés, autrefois tout simples, ne sont plus possibles depuis que, par un résultat nécessaire de l'imprimerie, la langue écrite a pris le pas sur la langue parlée, dont elle n'était jadis qu'un accessoire. Les yeux ont asservi la langue et l'oreille.

CHAPITRE IV.

Des deux manières d'abréger les mots: syncope et apocope.—De la tmèse54.

[54] On m'excusera d'employer ces termes d'école; ils ont l'avantage, une fois expliqués, d'épargner de grandes circonlocutions.

§ 1er.
SYNCOPE DANS LES NOMS.

Une tendance constante à resserrer les mots, combinée avec un soin scrupuleux de l'euphonie, voilà les deux caractères essentiels du génie de notre langue, et sous l'influence desquels elle s'est développée.

Voltaire avait reconnu le premier: «C'est, dit-il, une propriété des barbares d'abréger tous les mots.» Je lui en demande pardon, mais je crois l'épithète injuste. En toute chose, la simplicité est le dernier terme de l'art. Considérez les langues des sauvages ou celles qui se sont arrêtées à l'état primitif, comme le basque: quels mots incommensurables! quelle complication de temps et de cas! Ce n'est pas trop de la vie entière d'un homme pour apprendre à parler. Voilà le vrai caractère de la barbarie. La civilisation, au contraire, économise le temps; elle simplifie l'instrument, pour avoir le loisir d'exercer l'art. Ennius et ses contemporains disaient induperator, avispicium, dedecoramentum, indupetrare, extera, supera, qui, sous Auguste, étaient resserrés en imperator, auspicium, dedecus, impetrare, extra, supra. Au compte de Voltaire, Horace, Virgile et Cicéron, seraient les barbares; Ennius, Pacuvius et Lucile, les hommes plus civilisés.

Autre chose est d'abréger les mots, autre chose de les estropier. S'il est démontré qu'une abréviation conserve les caractères natifs, essentiels du mot, et s'allie en même temps avec la douceur et la facilité du langage, il est incontestable que c'est un perfectionnement.

Nous aussi nous avons commencé par des formes développées, que nous avons resserrées à mesure que nous avancions.

C'est un fait singulier, et qui n'a pas encore été remarqué, que la plupart de nos substantifs tirés du latin ne sont pas calqués sur le nominatif, mais sur l'accusatif. Apparemment nos pères regardaient l'accusatif comme la forme du mot la plus complète. Vierge, image, multitude, ordre, etc., dérivent de virginem, imaginem, mutitudinem, ordinem; la forme primitive était virgine, imagine, multitudine, ordene.

—«Chier frère, ceste génération ki raconterat? li angeles l'anonzat… li virgine croit; de foit conzoit virgine; virgine enfantet, e virgine parmaint!»

(Saint Bernard, p. 531.)

Le livre de Job traduit ces parole: imago coram oculis meis, «une ymagene devant mes oez.» (P. 486.)

—«Li fils si est la imagene del pere.» (Ibid.)

L'amiral Baligant fait un vœu à ses divinités Apollon et Mahomet, de leur élever des statues d'or fin:

Mi damne Deu, je vuz ai mult servit!
Tes ymagenes ferai tutes d'or fin.
(Roland, st. 255.)
Li amirals mult par est riches hom.
De devant sei fait porter sun dragon,
E l'estandart Tarvagan e Mahum,
E un ymagene Apolin le felun.
(Ibid., st. 237.)

«L'amiral est un homme très-riche: il fait porter devant soi son dragon, l'étendart de Tarvagant et de Mahomet, et une image d'Apollon le félon.»

APOLIN est abrégé d'Apollinem, comme fontaine, de fontem. Origine ne représente pas origo, mais originem. On disait par syncope orine:

Cil pautonier ki sont de pute orine.
(Rom. de Guillaume d'Orange.)

«Cette canaille de sale origine.»

MULTITUDE est par syncope de multitudine, qui est dans les Rois et dans saint Bernard:

—«E avez grant multitudine de gens e veels de or.»

(Rois, III, 398.)

GUASTINE ou wastine était formé pareillement de vastitudinem.

—«Uns huem mest en la guastine de maon.» (Rois, I, 96.)—«Ki est encontre la wastine al chemin55

(Ibid., 103.)

[55] Il est singulier de voir, deux lignes plus haut, le mot désert employé pour désigner la même chose: «E Saul vint al desert de Ciph.»

ORDENE (ordinem), ordre.

Saladin pressant Hugues de Tabarie afin d'être par lui fait chevalier, Hugues s'y refuse net:

Biau sire, fait il, non ferai.
Porquoi? et je le vous dirai:
Sainte ordene de chevalrie
Seroit en vous mal emploiiee,
Car vous estes de male loi
Se n'avez batesme ne foi.
(L'Ordene de chevalerie, v. 81.)

—«Me semblet ke les trois de ces quatre fontaines apartignent proprement a trois ordenes de sainte Eglise: une chacune fontaine a un chascun ordene

(Saint Bernard, p. 539.)

ORGENES (d'organa), aujourd'hui orgues:

—«E David sunout une manière de orgenes ki esteient si aturné ke l'om les liout as espaldes celi ki 's sunout.» (Rois, p. 141.)—«Et David jouait d'une espèce d'orgues qu'on liait aux épaules de celui qui en jouait.»


La syncope ne tarda pas à resserrer tous ces mots. Le livre des Rois dit partout aneme (animam); la chanson de Roland écrit déjà anme. Roland à l'agonie se recommande à Dieu:

Guaris de mei l'anme de tuz perils…
Mors est Rollans, Deu en a l'anme es cels.
(St. 173.).

ENGELE, dans les Rois et dans saint Bernard:

—«Glore soit a Deu en haltismes, ce dient li engele(P. 543.)—«Jacob vit les engeles montanz et «descendanz.»

(Job, p. 480.)

Dans le Roland, c'est déjà angle:

Ço sent Rollans que la mort li est pres,
Par les oreilles fors se ist la cervel:
De ses pers priet Deu que 's apelt
E poi de lui al angle Gabriel.
(Roland, st. 155.)

«Roland sent que sa mort approche. La cervelle lui sort par les oreilles. Il prie Dieu de se souvenir des autres pairs de France, et se recommande lui-même à l'ange Gabriel.»

Charlemagne arrive sur le champ de bataille de Roncevaux après la défaite accomplie. La nuit arrive, et l'armée française dort parmi les débris:

Karles se dort cume hume traveilliet.
Seint Gabriel li ad Deus enveiet,
L'empereur li cumande a guarder:
Li Angles est tute noit a sun chef.
(Ibid., st. 280.)

«Charlemagne repose comme un homme agité d'inquiétude. Dieu lui a envoyé saint Gabriel, avec ordre de garder l'empereur. L'ange se tient toute la nuit à son chevet.»

CHAIR ne dérive pas de caro, mais de carnem; d'où vient que dans les plus vieux textes il n'est jamais écrit autrement que carn, karn, charn. L'n reparaît encore aujourd'hui dans charnel, décharner, carnassier.

RÈRE-GUARDE, ANS-GARDE ou engarde, pour arrière-garde, avant-garde, se trouvent à chaque page de la chanson de Roland:

Se en rere guarde troevet le cors Rollant.
(St. 46.)

—«S'il trouve Roland à l'arrière-garde.»

Qu'en rere guarde trover le poüsum.
(St. 47.)

—«Que nous le pussions trouver à l'arrière-garde.»

E ki sera devant mei en l'ansgarde?
(St. 57.)

«—Et qui sera devant moi à l'avant-garde?»

MAIN, par syncope de matin.

On se tromperait de croire que main vient directement de mane, et a précédé matin. Premièrement, on abrége un mot racine, mais on ne l'allonge pas; cela est contraire au génie des langues en général, et à celui de la nôtre en particulier; ensuite le fait est une preuve irrécusable: le livre des Rois, celui de Job, saint Bernard, emploient toujours matin, et non pas main:—«Le matin a vus vendrum, e en vostre merci nus metrum.»

(Rois, I, p. 37.)

La femme d'Aloul va se promener au point du jour dans son verger; ils avaient pour voisin un prêtre:

Et li prestres en icele eure
Estoit levez par un matin.
Il erent si tres pres voisin…
Dame, fait il, bon jour aiez.
Por qu'estes si matin levee?
—Sire, dist elle, la rousee
Est bone et saine en icest tans…
—Dame, dist il, ce cuit je bien,
Car par matin fait bon lever.
(Le Fabel d'Aloul; Barb., II, 256.)
La dame a son seignor a dit:
Sire, vous levastes matin,
Foi que vous devez saint Martin,
Venez vous delez moi gesir.
(Du Chevalier à la robe vermeille, Barb., II, 175.)

Matin est par syncope de matutinè, qu'on trouve dans Pline, Diomède et Priscien, auteurs plus connus au moyen âge que Virgile et Cicéron. On rencontre, dès le XIIIe siècle, les deux formes employées concurremment:

En petit d'eure Diex labeure,
Tel rit au main qui le soir pleure;
Et tels est au soir couroucies
Qui au main est joians et lies.
(Estula, Barb., III, p. 67.)
Oiez, seigneur, un bon fabel;
Uns clers le fist por un anel
Que trois dames un main troverent.
(Des trois Dames, Barb., III, p. 66.)

Main subsiste encore dans demain, qui signifie de matin, et dans l'endemain, dont nous avons fait avec deux articles, le lendemain. Le lendemain est aussi ridicule que pourrait être le lapropos. Les anciens auteurs n'ont jamais dit autrement que l'endemain:

—«De ce pristrent li message jour de respondre à l'endemainà l'endemain manda li dus son grant conseil…»

(Villehardouin, § 15.)
A l'endemain quant il li plout.
(Du Chevalier qui fist sa femme confesse.)
Tant que ce vint a l'endemain
Qui li borjois leva bien main.
(La Bourse pleine de sens.)
L'endemain si compaignon vindrent,
Et lor parlement a li tindrent.
(Une femme pour cent hommes.)
Cil qui fame viaut justiser
Chascun jor la puet contrister,
Et l'endemain r'est tote saine
Por resuffrir autre tel paine.
(Rutebeuf, De la Dame qui fist trois tours.)

Je remarquerai tout de suite que cette faute d'un mot contrefait par la réduplication de l'article, a été commise plus d'une fois. Ainsi le mot lierre présente le même cas que l'endemain. Du latin hedera, on avait fait hiere, l'hierre, ou, sans h, l'ierre:

Jehans li Galois d'Aubepierre
Nous dist si com la fuelle d'yerre
Se tient fresche, novelle et vert…
(La Bourse pleine de sens, v. 418.)

Insensiblement l'article fit corps avec son substantif, auquel on en rendit un autre; et nous disons aujourd'hui le lierre.

De medecina, MEDECINE, et par syncope MECINE:

Apres apris tote mecine
Quanqu'est en erbe et en racine.
(Partonopeus, v. 4585.)
—Suer ce li respont la roïne:
Mes duels ne puet avoir mecine.
(Ibid., v. 4933.)

«Mon deuil ne peut avoir de remède.»

—«Ensi fait maintes foiz la mecine dele soveraine pieteit.»

(Job, p. 489.)

La femme du vilain mire (le Médecin malgré lui) vante les connaissances de son mari à ceux qui cherchent un habile praticien:

Certes il sait plus de mecine
Et de vrais jugemens d'orine
Que ne sot onques Ypocras.
(Barbaz., I, p. 9, v. 155.)

Saint Bernard dit toujours saint ESTEVENE (S. Stephanus).—«Nos avons en saint Estevene l'oyvre et la volunteit ensemble del martre.»

(P. 542.)

Estevene a fait par syncope Estene, ainsi qu'il est toujours écrit dans la Court de Paradis; d'où la forme Estève.

On aura remarqué, dans la citation qui précède, martre pour martyre. Cette syncope se maintient dans Montmartre (mons Martyrum).

De prosperitas on avait fait PROSPÉRITÉ, par syncope prospreté:

—«Lors assemblad li reis Achab de ses prophetes quatre cenz, e enquist se il a prosperitez ireit Ramoth de Galaad assegier.»

(Rois, p. 335.)

—«Tuit li prophete a une voiz annuncient al rei tute prospreté

(Ibid., p. 336.)

Et même prosprement, adverbe, pour prosperement:

—«E tuit cil prophete diseient ensement: Va en Ramoth de Galaad; prosprement i iras, e la cited prendras.»

(Ibid.)

De même VERTÉ (vreté), pour vérité;—FERTÉ (freté) pour fermeté.—MESTIER, de ministerium; comme MOUSTIER, de monasterium.

De l'italien medesino on fit MEISME, en trois syllabes, aujourd'hui même.

Le sire de Coucy, embarrassé de la déclaration qu'il veut faire à la dame de Fayel, se trouvant avec elle tête à tête, s'effraye, et pense qu'il aimerait mieux être au fond d'un abîme:

En son cuer pense en soi meisme
Miex me venist estre en abisme.
(R. du chast. de Coucy, v. 605.)

—«E il meismes vers Ramatha alad.»

(Rois, p. 76.)

De pessimus, PESME, contraction de pessime:

—«Lonz soit, chier freire, ades de nos cis tres pesmes chaigemenz et cis tres horribles enduremenz de cuer!»

(Saint Bernard, p. 562.)

«Loin de nous, mon cher frère, ce très-mauvais changement et très-horrible endurcissement de cœur!»

Bataille auerum e aduree e pesme.
(Ch. de Roland, st. 239.)

«Nous aurons bataille dure et très-mauvaise.»

Dist Blancandrins: Mult est pesmes Rollans!
(Ibid., st. 29.)

—«Mais si maris fud dur e pesmes e malicius.»

(Rois, p. 96.)

Les poëtes ont abusé quelquefois de la syncope, et sans doute tout ce qu'ils se permettent en ce genre n'était pas reconnu par l'usage.

Je n'ai rencontré qu'une fois mauvaise contracté en maise. C'est dans le Dit de la borjoise de Narbone:

Or serai je pendus, nen eschaperai ja
Pour maise compaignie que j'ai menee pieça.
(Jubinal, Nouv. rec. de Fabliaux, I, 37.)

Il est bien probable qu'il y avait ici abus.

YDLES. Le livre des Rois n'emploie jamais d'autre mot pour traduire idolum.

—«Si que il aourad neis les ydles as Amorriens.»

(Rois, p. 333.)

«De sorte qu'il (David) adora jusqu'aux idoles des Amorrhéens.»

Nous ayons refait le mot d'après le latin, en lui rendant la syllabe retranchée par nos pères. Cela est arrivé plus d'une fois, notamment pour les adjectifs numéraux que nous terminons en ième. Le livre des Rois et la chanson de Roland sont d'accord sur ce point: voici les termes qu'ils emploient: prime ou premer, l'altre, tierce, quarte, quinte, siste, sedme, ou setme, uitme, noesme, disme.

L'amiral Baligant a formé dix bataillons:

Li amirals .X. eschieles ad justedes56;
La premere est des Jaians de Malperse,
L'altre est de Huns, e la terce de Hungres,
E la quarte est de Baldise la lunge,
E la quinte est de cels de val Penuse,
E la siste est de la gent de Maruse,
E la sedme est de cieus d'Astri monies (sic),
L'oidme est d'Argoilles, et la noef57 de Clarbone,
E la disme est des barbez de fronde.
(Roland, st. 236.)

[56] Remarquez l'élision de l'a sur lui-même, a ajustées.

[57] La neuf, pour la neuvième.

Nous avons restitué une syllabe à ces adjectifs numéraux, ainsi qu'à ces adverbes grandement, loyalement, fortement, qui n'en avaient jadis que deux:

Uns chevaliers avoit, il n'y a mie gramment,
Avecques li sa femme, qu'il amoit loyalment.
Mais un autre jeune homme la requist si forment,
Qu'ele acorda du tout a faire son talent.
(Le Dit des Anelets, Jubinal, Nouv. rec. de Fabliaux, I.)

A faire son talent, à faire son désir. Les Italiens ont conservé le sens primitif de talento.

§ II.
SYNCOPE DANS LES VERBES.

INFINITIFS.—L'étude du vieux français, celle de toutes les langues, je pense, mène à reconnaître ce phénomène étrange, qu'une langue, à son origine, est régulière, logique dans toutes ses parties, et, à son point de perfection, pleine d'inconséquences et d'irrégularités. Comment cela se peut-il? Comment des barbares si éloignés de la civilisation qu'ils n'en ont pas même le premier instrument, une langue à eux, ces barbares composant leur langage à la hâte, au hasard, des débris d'un autre langage vieilli et corrompu; comment ces gens-là auraient-ils pu observer l'ordre, la déduction, l'analogie, toutes ces lois philosophiques qu'une méthode rigoureuse, fortifiée d'un long exercice, a tant de peine encore à maintenir? Au contraire, lorsque la société s'est organisée, lorsque les arts sont cultivés en paix, lorsqu'une lente et savante analyse remplace de tous côtés une synthèse brutale et précipitée; en un mot, lorsque fleurissent les académies, c'est alors que nous allons voir le triomphe de la logique! Toutes choses vont être épluchées, rectifiées au compas de la géométrie, classées dans un bel ordre et un enchaînement régulier, qui permettra d'en admirer l'ensemble et d'en comprendre la suite d'un coup d'œil.

Nous sommes, grâce à Dieu, dans cette dernière période. Nous jouissons non pas d'une, mais de cinq académies, sans compter les sociétés savantes, grammaticales ou autres. Approchez: que voyez-vous? Le plus effroyable chaos dans la langue; l'impossibilité démontrée, ou peu s'en faut, d'avoir une grammaire et un dictionnaire. Passe encore pour la grammaire, direz-vous; mais le dictionnaire! C'est la besogne de six greffiers. Oui, sans doute. Et c'est justement pour s'obstiner à comprendre et à exécuter ainsi la chose, que l'Académie n'en est pas venue et n'en viendra jamais à bout.

Au contraire, nos aïeux, sans doctrine et sans académiciens, s'étaient arrangé une langue si régulière, qu'à une énorme distance, et à travers le brouillard des âges, un œil attentif en saisit encore les principales dispositions. Un pareil concert est incompréhensible. L'expliquera qui pourra; ce n'est pas moi qui l'essayerai. Je m'estimerai assez heureux si j'arrive à le faire reconnaître.

Il semble qu'on eût arrêté d'économiser sur chaque infinitif latin au moins une syllabe: c'était en entrant dans notre langue comme un péage, un droit d'admission. Audire fit ouïr; separare, sevrer; movere, mouvoir; amare, aimer; plangere, dolere, plaindre et se douloir; parolare, parler; rotolare, rouler58; ingenerare, engendrer, etc. Mourir n'a que deux syllabes, comme en latin; mais d'abord mori, à titre de verbe déponent, peut être mis dans une classe exceptionnelle; ensuite le primitif est réellement moriri, qui se trouve dans Plaute et même dans Ovide.

[58] Roland fut ainsi nommé, parce qu'en venant au monde il roula jusqu'au bord de la caverne où sa mère Berthe, sœur de Charlemagne, lui donna le jour. Son père Milon rend compte à Berthe du motif de ce nom: «La prima volta ch'io lo vidi, si lo vidi io che il rotolava, e in franzoso è a dire rotolare, roorlare… Io voglio per rimemoranza che l' habbia nome Roorlando.» (I Reali di Franza, liv. VI, c. 55.)

«La première fois que je le vis, je le vis qui rotolait, et le mot italien rotolar, c'est en français rouler… Je veux qu'en commémoration il s'appelle Roulant

C'est donc Roulant, et non Roland, qu'il faudrait dire. Tout le moyen, âge a prononcé Rouland, conformément à la valeur de l'orthographe exposée page 57. Le hasard fait que, dans un manuscrit anglo-normand cité par M. Fr. Michel, ce nom se trouve écrit à la moderne, Roulant:

De Roulant u de Oliver
Orrium mult plus volenters
Ke ne frium, si cum jo quit,
La passiun de Jesus Christ.
(Chans. de Roland, p. 208.)

«Nous sommes, dit le bon trouvère, si feinz (si feignants), que nous entendrions, je pense, plus volontiers chanter les exploits de Rouland, d'Olivier et des douze pairs, que la passion de Jésus-Christ.»

C'est cette condition inflexible de la syncope qui paraît avoir déterminé les finales diverses de nos infinitifs. Le latin n'en a qu'une: re59. Apparemment le français n'en aurait pas eu davantage, et tous nos infinitifs auraient été faits comme lire, mettre, courre, sans les convenances de l'euphonie, qui venait après la syncope, mais non moins exigeante.

[59] L'allemand n'en a qu'une non plus, en.

Enlevez la syllabe du milieu d'amare, inflare, probare: ce qui reste ne peut s'articuler amre, enflre, prouvre. On a retourné la position des lettres, ou, si vous l'aimez mieux, on a supprimé l'e final, et, par la métamorphose habituelle de l'a en e, on a eu aimer, enfler, prouver.

Les infinitifs qui, après avoir subi l'opération de la syncope, se trouvaient toujours d'accord avec l'euphonie, sont demeurés en re: boire, clore, lire, faire, croire, feindre, etc.

Quelques verbes, se trouvant sur la limite de l'une et de l'autre situation, avaient les deux terminaisons à la fois. Par exemple, ardere avait fait ardre ou arder. Ce n'était pas, comme on pourrait le croire, une différence de dialecte; on employait indifféremment l'un et l'autre:

—«E li reis tut fist ardre defors Jerusalem el val de Cedron, e en Betel la puldre porter.» (Rois, 426.)

—«… E le curre ki faid fud en la reverence al soleil fist ardeir

(P. 427.)

Il n'est peut-être pas inutile d'observer que ardre se trouve ici dans le corps d'une phrase, et ardeir à la fin. Le premier fait mieux couler le discours, le second l'arrête plus net.


Quant aux terminaisons en ir et en oir, quel principe en décidait l'emploi plutôt que celui de er? Il y en avait un certainement. On se réglait apparemment sur la voyelle du latin; car il ne faut pas s'imaginer que ces substitutions de voyelles se fissent au hasard; tout était prévu, et ce qui confond de la part de ces prétendus barbares, c'est de les trouver observateurs si ponctuels de lois si minutieuses.

A se traduisait généralement par e:—Amare, aimer;—laudare, louer.

E, par i:—Implere, emplir;—fallere, faillir;—jacere, gésir;—quærere, querir;—legere, lire;—dire, fleurir, etc.

Ou bien par oi:—sapere, savoir;—cadere, chaoir;—sedere, seoir;—vedere, veoir;—recevoir, mouvoir.

L'i long de l'infinitif latin demeurait i en français. Salire, mentiri, sentire, audire, ferire, etc.; saillir, mentir, sentir, ouir, férir, venir.

Cette dernière disposition est remarquable en ce que, par une loi précisément contraire, hors des verbes, l'i latin se change en e français: mihi, sibi, tibi, me, te, se;—si dubitatif, se;—nisi, nes;—ubi, ove (première forme de );—illic, illec;—in, en;—inter, entre, etc.; d'où l'on peut tirer une indication utile pour reconnaître l'âge des mots composés. Dans les mots formés à une bonne époque, in, inter, sont toujours traduits en, entre: engager, enhardir, emmancher, engendrer, entretenir, entreprendre, ont été faits par des gens qui savaient la règle, ou du moins en conservaient la tradition; mais inventer, introduire, inspirer, instruire, imprimer, interdire, intervenir, intéresser, etc., portent le cachet moderne.

Cette règle de discernement s'applique également aux substantifs.


IMPARFAITS.—La forme de l'imparfait de l'indicatif, telle que nous l'employons aujourd'hui, est une forme syncopée. La forme primitive, calquée plus exactement sur le latin, reproduisait la terminaison bam, bas, bat: j'ameveis, tu ameveis, il ameveit. Saint Bernard, le Commentaire sur Job, n'en connaissent pas d'autre.

—«En ceste terre habondaveit et si sorhabondeveit.» (Saint Bernard, p. 553.) Abundabat et superabundabat.

—«Et ke fesoit li fil quant il por luy a vengier veoit si esmeut le peires k'il a nule creature n'en espargneveit?» (Ibid., 523.)—«Et que faisait le fils voyant son père si ému à le venger qu'il n'épargnait nulle créature?»

—«Et s'il donkes ne veskivet jai mie selonc la char.»—Et s'il ne vivait (véquivait, vivebat) déjà plus selon la chair.» (Ibid., p. 554.)

—«… Et la chambriere ki portiere eret et le frument purgievet, dormit.» (Job, p. 444.) Et purgabat frumentum.

Remarquez eret, erat; preuve que la forme ert était dès lors une forme syncopée.

—«Dunkes li sainz hom proievet ke li jors perisset.» Priait que le jour pérît. (Ibid., 445.)

—«Et por offrir les sacrefices soi levevet main.» (Ibid. 492.)

Ces deux textes, Job et saint Bernard, ne manquent jamais cette forme complète, qui ne se rencontre pas dans le livre des Rois. Celui-ci écrit partout se giseit, se dormeit, dans la forme moderne; est-ce à dire que le livre des Rois soit d'une rédaction postérieure à celle des deux autres, ou que, du temps de l'auteur, la forme syncopée de l'imparfait fût déjà en usage? Je ne le pense pas; la différence vient sans doute des copistes, dont les uns auront marqué le v euphonique, l'autre au contraire l'aura négligé partout, laissant à ses lecteurs à le suppléer. Nous voyons par là clairement comment on a été amené à la forme contracte. Effectivement, levevait, avevait, poursuivevait, choquaient trop l'euphonie pour être longtemps maintenus: on les contracta promptement en avait, levait, poursuivait. Mais il est précieux d'avoir la certitude qu'ils ont existé sous la forme complète.


PRÉTÉRITS.—Nos pères écrivaient avec une s la troisième personne du singulier du parfait de l'indicatif: il dist, il fist. Cette s témoigne d'une contraction, comme si l'on avait dit: il disit, il fesit.

Au XVIe siècle, cette s fut réservée comme caractéristique à l'imparfait du subjonctif: je voudrais qu'il aimast, fist, dist. Nous l'avons totalement abolie au prétérit, et remplacée à l'imparfait du subjonctif présent par l'accent circonflexe.


FUTURS.—Le futur de nos verbes a été formé d'après la terminaison du futur latin ero. On ajustait cette terminaison française erai, sans s'inquiéter si l'infinitif était en er, comme aimer, ou en re, comme mettre; tous deux faisaient j'aimerai, je metterai.

ESTRE, j'esserai; AVOIR, j'averai, puis, par syncope, j'aurai ou j'arai; RECEVOIR, je receverai, par syncope recevrai; APPERCEVOIR, j'apperceverai, j'appercevrai; VALOIR, je vauderai, vaudrai; AIMER, j'aimerai; LOUER, je louerai, ou je lourai, pour la facilité de la versification.

Le portefaix jetant dans la rivière le second bossu, qu'il croit avoir déjà noyé tout à l'heure:

Va-t'en, dit il, au vif Maufé60.
Tant t'averai hui apporté!…
(Des trois Bossus.)

[60] Au diable vivant.

Le médecin malgré lui ayant guéri la fille du roi, se voit contraint par le bâton de guérir aussi tous les malades de la ville: il les rassemble dans une salle, où il a fait allumer un grand feu: Je vais, dit-il, brûler le plus malade d'entre vous; les autres boiront de sa cendre, et seront guéris. A ce mot ils le sont tous, et en se retirant rendent témoignage au roi de la science du faux médecin:

Moult a grand chose a vous garir,
Je n'en poroie a chief venir.
Le plus malade en eslirai
Et en cel feu le meterai;
Si l'arderai en icel feu,
Et tuit li autre en aront preu61,
Car cil qui la poudre bevront
Tout maintenant gari seront.
(Du Vilain Mire.)

[61] Profit.

Le poëte aurait pu dire beveront, comme il a dit metterai.—Ailleurs, je la garrai, pour je la garirai.

Les poëtes du XIIIe siècle employaient la forme primitive et complète du futur, ou la forme syncopée, selon l'exigence du mètre. Voici un passage où l'on trouve ces deux formes réunies. Il est tiré d'un fabliau que j'aime à citer, car c'est un des plus spirituels de notre vieille littérature, le fabliau d'Aubérée. On jugera si ma prédilection est mal fondée, et si l'auteur, qui doit avoir été enfant de Compiègne ou de Saint-Quentin, manquait de verve et de comique.

Il faut savoir que l'adroite Aubérée a excité la jalousie d'un mari, en cachant dans le lit nuptial un vêtement masculin, un surcot. L'époux, brutal de sa nature, sans autre forme de procès, a jeté sa femme à la porte; la charitable et dévote Aubérée l'a recueillie. Tout cela était calculé avec un amant caché chez dame Aubérée. Le lendemain, il s'agit de calmer les soupçons du borgois. Aubérée se place sur le chemin de cet homme, et commence une lamentation désespérée: on lui avait confié un surcot à raccommoder; elle l'a emporté en ville, l'a oublié, perdu quelque part; bref, on lui réclame ou le surcot ou sa valeur, trente sous:

Elle s'escrie a haute voix!
«—Trente sols! la veraie croix!
Trente sols! dolente chaitive;
Trente sols! lasse! que ferai?
Trente sols! et où les prendrai?
Diex! je suis trop malhéureuse!
Trente sols! lasse! dolereuse!
Or m'est il trop mésavenu!
Estes-vous62 le borgois venu;
Dame Aubérée veu l'a,
Si crie encor et ça et la:
Trente sols! lasse! trente sols!
Or viendra Çaiens le prevoz,
Si prendera ce pou que j'ai.
C'est le songe que je songeai!

[62] Voici.

Cela n'est-il pas digne de Regnier, voire de Molière?

Il gerra, il parra, je lairai, nous emmenrons, pour il gésira, il paraîtra, je laisserai, nous emmenerons, etc.

Ja ne gerra mais delez moi
Li vilains qui tel hernois porte.
(Du Vilain à la C. N., Barb., II, 129.)

«Jamais ne couchera près de moi le vilain, etc.»

Le Jongleur n'ose pas risquer au jeu les âmes à lui confiées par Satan:

Dist saint Pierre: Qui li dira?
Ja pour vingt ames n'y parra.
(De S. Pierre et du Jongleor.)
Que donras tu a mon seignor,
Se je te faz estre deslivres?
—Sire, je li donrai vingt livres.
(De Constant Duhamel.)

Dans le Chevalier qui fist sa femme confesse (le Mari confesseur, de la Fontaine), le chevalier emprunte le costume de son ami le prieur:

Se vos dras noirs me presterez,
Ains mienuit toz les raurez,
Et vos grans bottes chaucerai,
Et je ma robe vous lerrai.
Ceens avez mon palefroi,
Et le vostre menrai o moi63.
Le moine tout li otria.

[63] Avec moi. Prononcez l'i comme j: meneraije o moi.

§ III
CONTRACTIONS MALGRÉ UNE CONSONNE INTERMÉDIAIRE.

Le peuple a retenu l'usage d'une sorte de contraction particulière, par laquelle deux syllabes se fondent en une, bien que séparées par une consonne. Je trouve cette fusion pratiquée principalement sur des monosyllabes: Jes, tes, nes, des, pour je les, te les, ne les, de les.

Dans Gombers et les deux clercs, dont la Fontaine, après Boccace, a fait le Berceau, dame Guile dit à celui qu'elle croit son mari:

Levez tost sus, car il me semble
Que nos clers sont meslé ensemble.
Je ne sai qu'il ont a partir.
—Dame, jes irai despartir.

«Je les irai séparer.»

Satan dit au Jongleur, en lui confiant la garde de ses chaudières:

Garde ces ames, sor tes iex,
Car je tes creveroie andex.
(De S. Pierre et du Jongleor.)

«Je te les crèverais tous deux.»

Les chefs de l'armée païenne crient à leurs soldats: Gardez que les Français ne se retirent vivants! Félon soit qui ne les va envahir!

Tut par seit fel ki n'es vat envaïr.
(Roland, st. 151.)

Les païens font retraite du côté de l'Espagne. Roland ayant perdu Veillantif son cheval, ne les saurait poursuivre, n'es ad dunc encalcez. Il demande à l'archevêque Turpin la permission d'aller, avant tout, reconnaître et chercher les cadavres des Français. Il faut savoir que Turpin est lui-même grièvement blessé, étendu à terre devant Roland, qui, pour le panser, lui a déchiré sa blaude ou son bliaut. Le passage est noble et touchant; on me saura gré de ne point l'abréger:

Si li tolist le blanc obert leger,
Et sun bliaut li a tut detrenchet,
En ses granz plaies les pans li ad butet,
Cuntre sun piz puis si l'ad embraceit,
Sus l'erbe verte puis l'at suef culchet.
Mult dulcement li at Rollans preiet:
«E, gentilz hom, car me dunez cunget.
Nos cumpaignuns que evumes tant chers
Or sunt il morz; n'es i devums laiser.
Jo es voell aler e querre e entercer
De devant vos juster e enrenger.
—Dist l'arcevesque: Alez, e repairez.
(Roland, st. 159.)

«Si lui ôta le blanc haubert léger, et lui détrancha toute sa blaude, et lui en a mis les pans dans ses grands plaies. Puis l'a embrassé contre sa poitrine, et puis l'a couché tout doux sur l'herbe verte. Roland lui a fait bien doucement cette prière: Hé, gentilhomme, car me donnez congé. Nos compagnons que nous eûmes si chers, or sont-ils morts. Nous ne devons pas les laisser là. Je les veux aller chercher et reconnaître, avant de vous ajuster et arranger.—Allez, dit l'archevêque, et revenez.»

Cela est plein d'émotion, de grandeur et de simplicité. Le beau antique ne va pas plus loin, ce me semble.

On dist que c'est aumosne des povres hosteler.
(Le Dit du Buef, Jubinal, Nouv. recueil.)

«On dit que c'est faire l'aumône que de loger les pauvres.» De les pauvres hosteler.

S'es attendons, tuit somes morz ou pris.
(Garin, II, p. 124.)

«Si nous les attendons.»

Dans tous ces exemples, on voit la même voyelle, deux e, se resserrer en une seule. Mais il n'est pas plus rare de trouver cette contraction opérée sur deux voyelles différentes, l'i et l'e. Ki 's, si 's, qui les, si les:

Cent mile humes i plurent ki 's esgardent.
(Roland, st. 283.)

«Qui les regardent.»

Charlemagne ordonne à son voyer Basbrun de pendre toute la famille du traître Ganelon:

Va, si 's pent tuz al arbre de mal fust.
(Roland, st. 290.)

«Va, et si les pends tous à l'arbre de bois maudit.»

Se, le, même suivis d'une consonne initiale, souffrent souvent une espèce d'élision ou plutôt de contraction, et ne sont plus représentés que par s', l'.

Roland à l'agonie, couché sous un pin, se souvient de ses victoires, de douce France (et dulces moriens reminiscitur Argos), des hommes de sa famille, et de Charlemagne son seigneur, qui le nourrit:

De plusurs choses a remembrer li prist:
De tantes terres cume li bers cunquist,
De dulce France, des humes de son lign,
De Carlemagne sun seignor, ki l' nurrit.
(Roland, st. 173.)

Ganelon condamné à mort, son parent Pinabel demande pour lui le jugement de Dieu. Charlemagne fait disposer, en manière de champ clos, sur la place d'Aix-la-Chapelle, quatre bancs, où vont s'asseoir ceux qui se doivent combattre, Pinabel et Thierry d'Ardenne:

Puis fait porter quatre bancs en la place.
La vunt sedeir cil ki s' deivent cumbatre.
(Ibid., st. 281.)

Il ne faut pas croire que ce fussent autant de licences réservées à la poésie. On les retrouve dans la prose, plus difficiles à reconnaître, parce que la mesure n'est plus là pour les constater quand l'orthographe omet de les peindre. Quand je lis dans le livre des Rois (P. 411):—«Pur ço fais ta ureisun a Deu;»—je ne doute pas qu'il ne faille prononcer fais t' ureisun. Au surplus, les copistes ont figuré ces contractions assez souvent pour nous permettre de suppléer aux incertitudes de l'écriture.

—«Li prusdum li volt force faire de receivre, mais ne l' volt pas oir.»

(Rois, p. 363.)

«Naaman voulait forcer Élysée à recevoir ses présents, mais le saint homme ne le voulut ouïr.»

—«E nostre sires s'en curechad (courrouça) vers Ozam, si l' ferid e il chait morz en la place.»

(Rois, p. 140.)

—«… Ço est encuntre lur ydles e lur fals deus, ki 's metterunt a plur e a plainte.»

(Rois, p. 139.)

«C'est contre leurs idoles et leurs faux dieux, qui les mettront à pleur et à plainte.»

—«E jo 's destruirai e tut depecerai… jo 's osterai si cume la puldre de la tere…»

(Rois, p. 209.)

«Et je les destruirai et tout dépécerai… je les ôterai comme la poudre du sol…»

Saint Bernard compare les hommes attachés aux biens d'ici-bas à des hommes qui se noient, et s'accrochent à ceux qui les voudraient sauver:

—«Tu varoyes k'il ceos tiennent k 'es tienent…»

(P. 523.)

«Tu verrais qu'ils tiennent ceux qui les tiennent.»

§ IV.
DE L'APOCOPE.

Outre la syncope, on a beaucoup usé de ce que les grammairiens appellent apocope: c'est le retranchement d'une ou plusieurs syllabes finales. On se contentait souvent de la première syllabe pour représenter le mot entier.

Exemples: Mi pour milieu: parmi; emmi (en mi.)

VIS, pour visage; d'où il nous reste vis-à-vis, c'est visage à visage. C'est pourquoi Voltaire raillait si impitoyablement ces locutions à la mode de son temps parmi les méchants écrivains: Mon respect vis-à-vis de lui; il a de grandes bontés vis-à-vis de moi. Vis-à-vis ne peut être synonyme de par rapport à ou à l'égard de.

FONT, pour fontaine, comme mont, pour montagne: font Evrault (fons Ebraldi), les Fonts baptismaux; la Font, la Chaude font, noms propres. Fontaine a existé dans notre langue avant font. La forme complète se rencontre beaucoup plus souvent que l'abrégée dans le livre des Rois et dans saint Bernard:

—«El chief est li fontaine de la divine pitiet ke ne puet estre espuisie.»

(Saint Bernard, p. 562.)

—«Jonathas e Achimas esturent deled la fontaine Roell.»

(Rois, II, p. 183.)

—«Li ost des Philistins s'assemblad en Afech, e Israel se fud alogied sur une fontaine ki lores esteit en Jesrael.»

(Rois, I, p. 112.)

—«Eve de funtaine i aparut… ei la levad de funz e de baptisterie.»

(Rois, II, p. 207.)

Ce dernier exemple constate du moins que les deux formes ont été usitées ensemble, et remontent à la plus haute origine de la langue.

PROU, PREU, abréviation de profit ou proufit.

Oïl voir, sire, pour vostre preu i viens.
(Garin, t. I, p. 153.)

Plus tard, prou est devenu adverbe signifiant beaucoup; l'idée d'abondance se lie naturellement à celle de profit.

Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure.
J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.
(Molière, l'Etourdi.)

Ni peu ni prou.

Qu'ils ne se mangeroient leurs petits peu ni prou.
(La Fontaine.)

NOS, VOS, au singulier, pour nostre, vostre.

Or repairons a no maison.
(Coucy, v. 3113.)

«Retournons chez nous.»

Et chascuns soir en vos bosquet,
Assez pres du petit huisset,
Le gaiterez songneusement.
(Ibid., v. 4228.)

«Et chaque soir en votre bosquet, tout près de la petite porte, vous le guetterez soigneusement.»—C'est le conseil donné à Fayel par son espion, relativement aux visites clandestines du sire de Coucy.

On employait indifféremment la forme complète ou l'abrégé, vostre ou vos.

Coucy déclarant son amour à la dame de Fayel:

Car vo grant sens et vo biautez,
Vostre maniere, vo nobletez,
Font que je suis vos vrais amis.
(Coucy, v. 200.)

Cette forme est proprement du langage picard, où elle subsiste toujours. Sur quoi il est important de remarquer que les copistes, écrivant rapidement, mettent quelquefois, par faute d'attention, vos, nos, pour vostre, nostre; et réciproquement, nostre, vostre, pour nos, vos. Il faut savoir cela pour rétablir en lisant la mesure d'un vers estropié sur le papier, par exemple:

Vos estes proz et vostre saveir est grant.
(Roland, st. 256.)

Il faut lire et vos saveir.

RU pour ruisseau.

Et le sang a grant ru couler.
(De Flourence de Rome.)

D'où les noms Grand-ru, Duru, ou Val-ru, Vauru.

L'un est monsieur du Ru, l'autre, monsieur de l'Orme.
(Boursault, les Mots à la mode.)

LIN, pour linage (lignage); CIT, pour cité. Rien de plus fréquent:

France dame seit enoree,
Qui si bel maine son engin,
Que son fils ne seit de put lin.
(Partonopeus, v. 310.)

«Franche dame soit honorée, qui se conduit si bien que son fils ne soit pas de vilain lignage.»

Femme li donnent de haut lin;
Lor sires fu dusqu'en la fin.
(Ibid., st. 390.)
Li cuens Fromons les troi contes a pris:
S'es fait porter a Bordelle la cit.
(Garin, II, p. 175.)

«Il les fait conduire à la cité de Bordeaux.»

Il s'en est fui d'Orliens, la noble cit.
(Garin, t. II, p. 129.)

Le poëte, quand il n'est pas contraint par la mesure ou par la rime, emploie cité:

Ne tornerai s'aurai la cité pris…
En la cité furent li ostel prins…
(Garin, II, p. 128 et 136.)

SUM, SOM, SON.—Le sommet, le haut:

En sum la tur est montée Bramidone.
(Roland.)

«Au sommet de la tour est montée Bramidone.»

Porquant si l'a il tant hasté
Qu'en som le tertre l'a mené.
(Partonopeus, v. 691.)

«Au sommet du tertre.»

Le nom propre Granson signifie grand sommet.

Il ne faut pas croire que sommet soit d'une formation postérieure, car il est dans le livre des Rois:

«La guaite ki esteit al sumet de la porte vid venir Achimas.»

(Rois, p. 188.)

Et dans la chanson de Roland:

Desu lui met s'espee, e l'olifan en sumet64.
(Roland, st. 171.)

[64] Ce vers confirme par un nouvel exemple ce qui est dit, p. 192, que deux syllabes pareilles s'absorbent en une seule dans la mesure: l'olif' en sumet.

«Il met sous lui son épée, et son cor sur lui.»


Rien n'est plus ordinaire, du moins chez les poëtes, que la suppression de la finale en e muet dans les temps des verbes, mais seulement au singulier.

Je cuis, j'aim, je demant, je commant, je lais, je cons, je main; pour je cuide, aime, demande, commande, laisse, conte, mène:

D'un vilain vous cons qui prist fame.
(Barbazan, III, p. 128.)

Coucy déclarant son amour à la dame de Fayel:

Mais pour Dieu, prenge vous pitie
De moi qui vous aim loiaument
Et sui tout vos entierement.
(Coucy, v. 532.)
Il m'a mandé que je lui main
Lui et sa femme hui ou demain…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Si li dist debonairement:
Dame, à dame Dieu vous commant.
(De Constant Duhamel.)

Que je lui mène.—Je vous recommande au Seigneur Dieu, Domino Deo.

On dénonce un curé pour avoir enterré son âne dans le cimetière. L'évêque irrité mande le prêtre, et le tance vertement. Ce passage de Rutebeuf donne une heureuse idée de son talent poétique; c'est pourquoi je ne crains pas de le citer au long:

Faux, desleaus, deu65 anemis,
Ou avez vous vostre asne mis,
Dist l'evesque? Mout avez fait
A sainte Eglise grant meffait;
Onques mais nuns66 si grant n'oi,
Qui avez vostre asne enfoi
La ou on met gent crestienne!
Par Marie l'Egyptienne!
S'il puet estre chose provee
Ne par la bone gent trovée,
Je vos ferai mettre en prison,
Qu'onques n'oi teil mesprison:
Dist li prestres: Biax tres dolz sire,
Toute parole se lait dire;
Mais je demant jor de conseil,
Qu'il est droit que je me conseil67.

[65] Dev, pour desvé, insensé.

[66] Nullum.

[67] Se conseiller, se conseiller à quelqu'un, était encore d'usage vers la fin du XVIe siècle.—«Comment Panurge se conseille à Her Trippa.»—«Comment Panurge se conseille à Pantagruel, pour savoir s'il doit se marier.»

«Faux, déloyal, insensé, où avez-vous mis votre âne? Vous avez fait à l'église un affront tel que jamais je n'en ouïs conter, vous, qui avez enterré votre âne où l'on met les chrétiens! Par sainte Marie l'Égyptienne! si le fait peut être prouvé, constaté par bons témoins, je vous ferai mettre en prison, car jamais je n'ouïs parler d'un tel outrage!»

Le prêtre dit: Beau doux seigneur, toute parole se laisse dire; mais je demande un jour de réflexion, car il est juste que je prenne conseil.»

Si l'on est curieux du dénoûment, le voici: le curé met vingt livres dans une bourse, retourne chez l'évêque, et lui dit:

Mes asnes at lonc tans vescu,
Mout avoie en li boen escu;
Il m'at servi et volentiers
Moult loiaument XX ans entiers.
Se je ne soie de Dieu assous,
Chascun an gaaignait XX sols,
Tant qu'il ot espargnie XX livres;
Pour ce qu'il soit d'enfer deslivres
Les vos baille en son testament.
—Et dist l'evesques: Diex l'ament68,
Et si li pardoint ses meffais
Et tous les peschies qu'il a fais!…

[68] Que Dieu l'amende.

Rabelais, Swift ni Voltaire ne content pas d'une manière plus piquante. Quelle charmante naïveté que celle de ce bon évêque, qui, sans autre transition que celle de prendre la bourse, donne sa dévote bénédiction à l'âne inhumé en terre sainte, et invoque sur l'âme du défunt quadrupède la miséricorde du ciel! Voilà comment, grâce aux écus du malin curé, li asnes remest crestiens, l'âne demeure chrétien. On entrevoit que, moyennant un supplément, il eût été canonisé.

Croit-on qu'une littérature qui abonde en écrivains de ce mérite, ne vaille pas d'être étudiée avec quelque peine?


Deux syllabes consécutives commençant par un v produisent l'effet désagréable d'un bégaiement. Le désir de remédier à ce vice d'euphonie conduisit à retrancher la seconde syllabe d'avez, savez, dans ces formes avez vous, savez vous, qui devenaient ainsi plus rapides et plus coulantes: a'vous, sa'vous.

Cette apocope se faisait dès le XIIIe siècle, marquée ou non dans l'écriture, cela n'importe.

Dans la Bourse plein de sens, par Jean le Gallois d'Aubepierre, un marchand entretient une maîtresse; sa femme s'en aperçoit bien vite, et ne peut se tenir de lui en faire des reproches:

Biau sire, a moult grant deshonor!
Usez vostre vie lez moi.
N'avez vous honte?—Dame, de quoi?
(Barbaz., I, p. 62.)

Le dernier vers se doit lire: n'a'vous honte.

Le XVIe siècle nous montre encore cette contraction en pleine vigueur. Les poésies de la reine de Navarre, extrêmement travaillées et châtiées, en offrent cent exemples:

Pourquoy av' ous espousé l'estrangere?
(Le Miroir de l'ame pecheresse, p. 35.)
Mais qu'av' ous fait, voyant ma repentance?
(Ibid., p. 37.)

Les deux formes, contracte et non contracte, sont mélangées sans scrupule:

Av' ous souffert que je fusse huée,
Montrée au doigt, ou battue ou tuée?
M'avez vous mise en prison tres obscure,
Ou bannie sans avoir de moy cure?
M'av' ous osté vos dons et vos joyaux,
Pour me punir de mes tours desloyaux?
(Ibid., p. 42.)

Et à la fin de ce siècle, qui vit changer et modifier tant de choses de toute nature, Théodore de Bèze dit expressément:

—«Il est d'usage d'employer l'apocope dans certaines locutions, a'vous, pour avez vous; sa'vous, pour savez vous. Mais aga pour regarde, agardez pour regardez, sont des formes abandonnées à la populace de Paris.»

(De Ling. fr. recta pron., p. 84.)

A'vous et sa'vous sont aujourd'hui descendus au niveau d'aga et agardez. Ces locutions sont reléguées avec dédain parmi le peuple, après avoir brillé au Louvre de François Ier et de Henri III.

§ V.
ADJECTIFS INVARIABLES EN GENRE.

C'est ici le lieu de parler de certains adjectifs dont le féminin ressemble au masculin. Grand est aujourd'hui le plus connu ou même le seul connu, à cause des locutions conservées grand messe, grand route, j'ai grand faim, etc. Ce mot a l'air d'être l'objet d'une exception bizarre, parce qu'il survit seul de toute une classe. Il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup fréquenté les auteurs du moyen âge, pour avoir observé quantité d'autres adjectifs uniformes au masculin et au féminin. On pourrait supposer que c'est par le retranchement de l'e muet de la dernière syllabe; il n'en est rien: cet e ne leur a jamais appartenu.

M. Raynouard avait signalé cette apparente bizarrerie, dont l'origine a été indiquée par M. J.-J. Ampère avec beaucoup de sagacité.

Les adjectifs latins en is, comme grandis, fortis, viridis, n'ont qu'une terminaison pour le masculin et le féminin; tous leurs dérivés français observent la même condition.

TALIS, QUALIS; tel, quel:

Ne sai quel chose traïnoient.
(Dolopathos, p. 257.)

VIRIDIS, vert:

Son escuier lui apareille
Une robe vert qu'il avoit.
(Du Chevalier à la robe vermeille.)

VIRGINALIS, virginal:

Sainte Marie, roïne virginal,
Garissez moi mon cors et mon cheval.
(Agolant, v. 337, Bekker.)

REGALIS, royal:

Une vierge royaulx digne et purifiie.
(Les quatre fils Aymon, v. 749, Bekker.)

De là, cette expression lettres royaux, conservée au palais:

J'obtiens lettres royaux et je m'inscris en faux.
(Les Plaideurs.)

FORTIS, fort:

A tant li a on aportees
Armes molt beles et molt chieres,
Qui fors estoient et legieres.
(La Violette, p. 88.)
Les cauces maintenant li lacent;
A fors corroies li attachent.
(Ibidem.)

—«Naples et Corinte, deux citez qui sieent sur la mer, les plus fors qui soient el pais.»

(Villehardouin, p. 99.)

GRANDIS, grand:

Moult y ot grant noise et grant presse.
(De Constant Duhamel.)

Observez cependant qu'à cette rigide invariabilité il y avait deux conditions: 1o que l'adjectif fût immédiatement uni au substantif; s'il en était séparé, ne fût-ce que par l'article, il perdait aussitôt son droit et rentrait dans la classe commune:

Or fu au lit grande la noise
De la dame et de son mari.
(Le Fabel d'Aloul.)

2o Que l'adjectif précédât le substantif:

—«Et vint Saul ad unes faldes de brebis (ad caulas ovium) ki sur son chemin esteint: truvad i une cave grande, u il entrad pur sei aiser.»

(Rois, p. 93.)

La même règle d'invariabilité, mais sans condition, gouverne les adjectifs verbaux qui, dérivés d'un participe latin en ens, veniens, moriens, vivens, n'avaient chez les Romains qu'une terminaison pour les trois genres:

Ma peine veuil mettre et ma cure
En raconter une aventure
De sire Constant Duhamel.
Or en escoutez le fabel
Et de dame Ysabiaus sa fame,
Qui moult estoit courtoise dame,
Et preus et sage et avenant;
El pais n'avoit si vaillant
Por esgarder et por veoir.
(De Constant Duhamel.)

Preus, avenant, vaillant, invariables à cause de prudens, adveniens, valens.

L'empereur de Constantinople, sur le point de se séparer de sa fille qu'il vient de marier, lui donne les conseils suivants:—«Biele fille, or soiiez sage et courtoise. Vous avez un home pris, avoec lequel vous vous en alez, qui est auques (aliquantum) sauvages… Por Diu, gardez que vous ja por chou ne soiiez ombrage vers lui, ne changeans de vostre talent… Si soiiez simple, douche, débonnaire et souffrans, tant come vostre mari voudra.»

(Villehard., p. 189.)

Courtois varie, mais changeant et souffrant sont invariables.

Ces formes de féminin identiques à celles du masculin ne sont donc ni par apocope ni par élision, quoique nous écrivions grand'messe avec une apostrophe, et que tous les grammairiens admettent sérieusement cette élision impossible d'une voyelle sur une consonne.—«L'e muet de grande s'élide quelquefois: on dit et on écrit grand'mère, grand'tante, etc.»—Qui parle ainsi? L'oracle de la science, l'imposante GRAMMAIRE DES GRAMMAIRES, ouvrage mis par l'Université au nombre des livres à donner en prix, et reconnu par l'Académie française comme indispensable à ses travaux.» Cela ressemble à une épigramme contre l'Académie.

L'erreur de Girault-Duvivier existe déjà, il est vrai, dans Théodore de Bèze; et c'est là probablement qu'on l'a été prendre. Le progrès eût été de l'y laisser.

Voici le texte de Bèze:—«Observandum est autem particulariter fœminium adjectivum grande, in quo e consuevit etiam ante confortantes elidi, ut une grand' besogne, une grand' chose, une grand' femme.

(De ling. fr. rect. pron., p. 83.)

A cette occasion, je remarquerai que Théodore de Bèze n'est pas un guide toujours sûr, et que les érudits du XVIe siècle étaient incomparablement meilleurs philologues en latin où en grec qu'en français. Dans le XVIe siècle, à la fin surtout, le français subissait déjà de graves altérations. La renaissance des lettres grecques et latines détournait l'attention de la vieille littérature nationale, en avait fait même l'objet d'un docte mépris, qui a été rendu avec usure par le siècle suivant. Le XVIe siècle ne voyait rien de plus glorieux que d'effacer tout ce que nous avions, pour recommencer une langue et une littérature d'après l'antiquité. L'influence italienne exercée par la cour achevait de tout brouiller. Il ne faut donc se fier qu'avec circonspection aux témoignages soit de Henri Estienne, soit de Théodore de Bèze, soit des autres écrivains. Ils ont déjà perdu la pure tradition des règles et du langage; toutefois ils en sont encore bien plus rapprochés que nous, et c'est dans ce sens qu'on peut les étudier avec fruit.

§ VI.
DE LA TMÈSE.

La tmèse est l'opposé de la contraction: celle-ci resserre les mots, celle-là en écarte les parties pour insérer un autre mot dans l'intervalle.

On ne pratique plus la tmèse dans notre langue, mais autrefois elle y était fréquente. Cinq expressions y étaient particulièrement sujettes: senon (sinon),—vez ci, ez vous (voici),—jamais et par dans un certain sens qu'il ne pouvait avoir isolément:

A sire Constant Duhamel
N'a sa fame, dame Isabel,
Ne diront mes riens, se bien non.
(De Constant Duhamel.)

«Ils ne diront jamais rien, sinon du bien.»

Quoi que je die et quoi que non,
Nus n'est vilains, se de cuer non.
(Des Chevaliers, des Clercs et des Vilains, v. 43.)

«Sinon de cœur.»

Mais une autre merveille i ot,
Que li vergiers durer ne pot,
Se tant non que li oisillons
Y venoient chanter les doux sons.
(Le Lai de l'Oiselet, v. 113.)

«Mais il y eut une autre merveille, c'est que le verger ne pouvait subsister, sinon tant que l'oiselet y viendrait chanter.»

L'exemple suivant réunit la tmèse de jamais et celle de senon.

L'époux si finement joué par Aubérée n'aurait jamais, sans le surcot, pensé de sa femme que du bien:

Se ne fust-ce por le sercot,
Ja n'y pensast mais se bien non.
(D'Auberée la vieille Maquerelle.)

On disait aussi se ce non,—si cela non, sinon cela:

Ou se ce non, je vous rends le païs.
(Garin, t. I, p. 5.)

«Ou si vous ne consentez à cela, sinon cela, etc.»—«La ot si grant asemblée de gens, que ce ne fu se merveille non

(Villehard., p. 110.)

Vez ci, vez la, c'est-à-dire vois ici, vois là.

Vez me ci, biax amis, que veux-tu? comment t'est?
(De Merlin Mellot.)
La dame respondi au prestre:
Sire, vez me ci toute preste.
(De la Dame qui fist trois tours.)

Revez la, revoyez là, revoilà.

Dans les trois Bossus, la dame dit au portefaix qui vient de jeter à la rivière le cadavre du second bossu:

Voiez, dist elle, grant merveille!
Qui oï unques la pareille?
Revez la le boçu ou gist.
(Barbaz., II, p. 135.)

«Revoilà le bossu au gîte.»

Cette expression vez ci, vez la; voici, voilà, v'là; succédait déjà à une expression plus ancienne, et traduite immédiatement du latin ecce: c'est ez ou ekevos, ecce vobis:

A tant ez Robin qui y monte.
(Le Fabel d'Aloul.)
A tant ez un vilain raoul,
Un bouvier qui vient de charrue.
(Le Dit du Buffet.)

Saint Bernard emploie toujours ekevos:

—«Ekevos ke cis vient saillanz ens montaignes et trespessanz les tertres.»

(S. Bernard, p. 528.)

«Voici qu'il vient bondissant par les montagnes et franchissant les hauteurs.»

—«Eykevos uns bers vient, et Orianz est ses noms.»

(Ibid., p. 530.)

«Voici un seigneur qui vous vient, et Oriant est son nom.»

On disait également bien ez vous:

Esvous les maufez revenus!
(De S. Pierre et du Jongleur.)

«Voici les diables de retour.»

Esvous la presse qui engroisse.
(De Constant Duhamel.)

«Voici la foule qui grossit.»

Atant es vos Guenes e Blanchandrins.
(Roland, st. 30.)

«En ce moment voici Ganelon et Blancandrin.»

Es vus69 Rolant sur sun cheval pasmet.
(Ibid., st. 147.)

[69] As vous, comme on lit dans l'imprimé, est une faute ou de lecture ou de copiste.

Mais ce qui est bien bizarre, c'est la forme estes vous. Il faut croire qu'ayant perdu de vue l'origine de ez ou es, on l'a pris pour la seconde personne du verbe être, et l'on aura jugé mal séant de joindre cette seconde personne du singulier à un pronom au pluriel. La prétendue faute a été corrigée, comme nous en voyons corriger tous les jours70, et d'es vous s'est formé, par cette judicieuse rectification, estes vous:

[70] Par exemple, fleur d'oranger, qui s'accrédite, au lieu de fleur d'orange. Voyez ce mot dans la troisième partie.

Estes vous le prevost errant;
La dame li fist biau semblant.
(De Constant Duhamel.)

«Voici en hâte le prévôt,» etc…

Estes vous dant Constant, bruiant,
Une grant hache paumoiant.
(Ibid.)

«Voici monsieur Constant, faisant tapage, et maniant une grande hache.»

Estes vous est la forme constamment employée dans le livre des Rois:

—«Estes vus Saul ki de ses cultures respairad.»

(Rois, p. 37.)

«Voici Saül qui revient de ses champs.»

Il faut observer que si la version des Rois est du XIe siècle, le manuscrit n'est que du XIIe; qu'ainsi le copiste, suivant l'usage, aura pu substituer la forme usitée de son temps à celle qu'il ne comprenait plus ou qu'il voyait tombée en désuétude. Voilà comment estes vous a pu remplacer ekevous dans le plus ancien monument de notre littérature.

Je n'ai jamais rencontré la tmèse employée sur ekevous ni estes vous.

Quant à la tmèse de voici, nous la pratiquons encore tous les jours: Vois cet homme-ci, vois ces femmes-là, c'est vois ci ou ici cet homme;—vois là ces femmes. Il faut observer pourtant une différence importante: c'est que nous avons immobilisé comme un adverbe la forme de l'impératif singulier. Même en nous adressant à plusieurs personnes, nous disons voici (vois ici); nos pères auraient dit logiquement veez-ci. Vois ci était réservé pour ne parler qu'à un seul.


PAR est aujourd'hui destitué d'un privilége important, emprunté aux coutumes de la grammaire latine. Per se joignait aux verbes, aux adjectifs, aux adverbes, pour leur communiquer la force d'un superlatif, une idée de perfection. Ainsi, permagnus, pergravis, peramarus, pour maximus, gravissimus, amarissimus.—Pernoctare, veiller la nuit entière.—Peragere, faire complétement, parachever.

Parachever a vieilli; parfournir ne se dit plus; mais nous disons encore parcourir et parfumer.

Son bon destrier que il paramoit si!
(Garin, t. II, p. 147.)

Villehardouin emploie paraller pour aller jusqu'au bout. L'empereur eût poussé sa course jusqu'à Salonique, s'il eût pu.—«Il fust paralés jusques a Salenyque, s'il peust.»

(Villehard., p. 194.)

Le vieux français accordait à par, dans cette fonction, une liberté dont per ne jouissait pas en latin; c'est que par n'était pas nécessairement uni au mot auquel il communiquait sa vertu: il y avait tmèse le plus souvent.

Dans l'Adoubement Vivien, Guillaume au court nez dit à son cheval, qui va succomber de fatigue:

Cheval, moult par estes lassez!

Parlassé, perlassus.

Moult par li est au cuer amere
L'essample des biens qu'il ot dire.
(Le Dit du Buffet.)

Peramarum exemplum.

Trop par eus le cueur hardi
Quant tu devant moi feru l'as.
(Ibid.)

Cor nimis peraudax, audacissimum.

De cet emploi de par ajoutant une force de superlatif, il nous reste cette locution par trop. Cela est par trop fort. Par se réunit à l'adjectif et non à l'adverbe: Nimis fortissimum, comme trop parhardi; en style actuel: par trop hardi.

«Son extérieur était trop parlaid ou par trop laid

Sa façon trop par estoit lait.
(Les trois Bossus.)

Quand on ne faisait pas la tmèse, on conservait volontiers à par la forme latine:

Or prions doucement à la vierge Marie…
Nous gart et nous otroit la perdurable vie.
(Du Chevalier et de l'Escuier.)

On retrouve par en composition de quelques substantifs, où il représente cette idée d'excellence de principauté: pardon, parvis. Le pardon est le don suprême, le plus précieux de tous les dons; le parvis est le visage principal, la grande façade de l'église.

Les Anglais nous l'ont emprunté.—AMOUNT, à mont, en haut.—PARAMOUNT, lord paramount, le chef souverain; en allemand, der oberste, hœchste, au superlatif. PARAMOUR, le bien-aimé ou la bien-aimée.—Eine liebste.

Autrefois en, composé avec un verbe, s'employait par tmèse; aujourd'hui il adhère inséparablement au verbe, excepté pour le verbe aller. On prescrit de dire, s'en aller et il s'en est allé; il s'est en allé passe pour une faute. Pourquoi, puisqu'on ne dit pas il s'en est volé, il s'en est fui; mais, envolé, enfui, d'un seul mot?

CHAPITRE V.

Des priviléges de l'ancienne versification.

Je réduis les priviléges de l'ancienne versification à deux, concernant, l'un l'hémistiche, l'autre la rime et la mesure.

Le repos de l'hémistiche était bien plus long, conséquemment plus obligatoire, dans l'ancienne poésie que dans la moderne. L'alexandrin était comme partagé en deux petits vers, dont le premier restait sans rime. Mais aussi cet hémistiche jouissait des priviléges d'une véritable fin de vers, c'est-à-dire qu'on y admettait l'hiatus, comme nous l'admettons d'un vers à l'autre, et que l'e muet n'y comptait pas plus qu'il ne compte à la fin d'un vers féminin. C'était une grande facilité accordée aux poëtes. Ils étaient donc intéressés à maintenir rigoureusement le repos de l'hémistiche. Je ne crois pas que dans tout ce que le moyen âge nous a légué de vers (et il y aurait de quoi contre-balancer tout ce qu'on en a fait depuis), on trouvât un seul exemple du repos de l'hémistiche violé. On se donnait d'autres licences, mais jamais celle-là.

Plus tard, comme on veut toujours raffiner sur ses devanciers, on imagina, sous prétexte d'une versification plus sévère, de retrancher ce privilége de l'e muet surabondant. Dès ce moment la règle perdit de son importance; on continuait à la prescrire, mais elle était souvent violée. Le repos avait diminué de durée; on en vint à le regarder comme une règle sans motif, une difficulté arbitraire et puérile; on se mit à le supprimer, ou à le transporter sans façon dans une autre partie du vers. On y gagna les effets de la césure mobile.

Mais il ne faut pas mépriser les inventeurs d'une loi dont on a perdu le sens et l'application.

Voici un passage qui servira d'exemple. Il est tiré d'un conte dévot du XIIIe siècle: Le dit de la Borjoise de Narbonne. Le diable, pour faire pièce à cette bourgeoise, lui débauche son fils, le ruine par le jeu et les femmes, et l'ayant mis sans ressource, l'induit à voler dans une église pour satisfaire ses passions:

Compains, dit li deables,—sais tu que tu feras?
Ça dehors demorrai,—en l'église t'en vas;
Le prestre n'y est mie,—le calice embleras:
Tu revendras à moy,—et puis jouer porras.
Li valles li respont—que tantost le fera.
En l'esglise s'en entre,—que plus n'y demora;
Dessous l'autel tantost—le galice pris a…
Or oez biau miracle—qui oir le vouldra.
L'en voloit le service—de la messe chanter;
Les gens de la paroisse—le vinrent escouter;
Cil qui tient le calice—ne s'en pooit aler.
Lors veissiez les gens—entor lui assembler.

On saisit le voleur sacrilége; il est condamné au feu. Sa mère, femme très-vertueuse et particulièrement dévote à la sainte Vierge, se met en prières. La Vierge descend sur le bûcher, délie l'enfant, le rend à sa mère, et remonte au ciel en présence de tout le peuple émerveillé, et au son de toutes les cloches de la ville, sonnant d'elles-mêmes.

Cette facilité de l'hémistiche n'a rien de bien contraire à nos habitudes actuelles: toute la différence est que nous avons restreint cette licence à l'hémistiche final, tandis que, autrefois, elle était commune au premier et au second.

Mais un point bien plus important était la permission d'altérer les mots dans leur terminaison pour le besoin de la rime, et dans le nombre de leurs syllabes pour le besoin de la mesure. Les conséquences en ont été fort graves. Peut-être chercherait-on vainement un second fait d'une égale influence sur la formation du langage.

Cette licence était portée fort loin, et l'on conçoit qu'elle n'ait choqué personne et n'ait pas soulevé d'opposition à une époque où tant de finales étaient régulièrement mobiles et incertaines. On ne s'offensait pas d'entendre un poëte prononcer dix sous, et une minute après, dix saus:

Dix sols c'ont mangie et beu…
Fet li clerc: Quinze sols vous doi…
Li pain, li vin et li pasté
Ont bien cousté plus de dix saus,
Tant ont ils bien eu entre aus.
(Des trois Aveugles de Compiègne, Barb., III, p. 68.)

Cela n'était pas plus étonnant que d'entendre dire, selon l'occurrence, un cheval et un chevau;—sénéchal, ou sénéchau;—un chapel, un chapeu;—un fol, un fou, etc.

Mais il faut reconnaître aussi que les versificateurs usaient de ce privilége jusqu'à en abuser. Voici des exemples.

Au lieu de trois, troie:

Saint Pierre n'eut a cele voie
Fors cinc et quatre et un seul troie.
(De S. Pierre et du Jongleur.)

«Saint Pierre n'amena cette fois que cinq et quatre et un trois.»

La toux était la forme ordinaire; mais au besoin le poëte, pour gagner une syllabe, disait la touse, à l'exemple de l'Italien, qui met à son choix amor ou amore; ou bien même il disait la teuse.

La vieille Aubérée de Compiègne s'introduit chez une jeune dame, sous prétexte de solliciter quelque friandise pour sa fille malade:

Dame, fist elle, je vieng a vos,
C'une goute a ma fille el flanc:
Si voloit de vostre vin blanc
Et un seul de vos pains faitis;
Mais que ce soit des plus petiz!
Dieu merci! je suis si honteuse!…
Mais ainsi m'engesse la teuse,
Que le me covient demander.
Je ne soi onques truander.
(D'Auberée la vieille Maquerelle.)

«Madame, dit-elle, je viens à vous, car ma fille a la goutte au côté. Elle voudrait de votre vin blanc et un seul de vos jolis pains, pourvu que ce soit un des plus petits! Dieu merci, je suis si honteuse!… Mais ainsi m'angoisse la toux, comme il est vrai que je suis réduite à vous le demander. Je ne sus jamais truander.»

La bonne pièce continue longuement sa harangue, digne de la Macette de Regnier. Elle se fait montrer la chambre nuptiale, le lit, etc. Elle questionne avec un tendre intérêt la nouvelle mariée, lui donne des conseils, se montre satisfaite de l'opulence du logis:

A tant issirent de la chambre,
Et la vielle tozdis71 sarmone.
Maintenant la dame li done
Plain pot de vin et une miche,
Et une piece d'une fliche,
Et de pois une grant potée.
(Jubinal, Nouv. rec., I, 207.)

[71] Toudis, toujours, en picard.

DIS (dies): Mi-di; lun-di:

Mais il ne caut a Persewis:
Sole i remaint XL, dis.
(Partonop., v. 6305).
Et vos porrez veoir tans dis
Et son gent cors et son cler vis.
(Ibid., v. 6855.)

Tans-dis (tantos dies) est un accusatif absolu, comme tous-jours, et ne veut pas plus que toujours être suivi de que. Tandis que est une absurde invention du tyran Vaugelas. Jusqu'à lui, personne ne s'était avisé de joindre que à tandis:—«Tandis sa femme ne fut pas oiseuse à l'hostel.» (Les cent Nouvelles, nouv. 34.)—Tandis rostir la perdrix l'on faisait. (Marot.)—Tandis la nuit s'en va, les lumieres s'esteignent. (Malherbe.)

Tandis l'ignorance arma
L'aveugle fureur des princes.
(Ronsard, ode X, liv. 1er.)

L'étymologie, la raison, l'usage, l'autorité des meilleurs écrivains, Vaugelas a tout méprisé, pour tuer une locution indispensable et sans équivalent, et surcharger la langue d'un double emploi. On avait déjà pendant que.

Fliche pour flèche; un morceau d'une flèche de lard pour accommoder ses pois. C'était un mets très en honneur chez nos pères. Aussi, dans le fameux catalogue de l'abbaye Saint-Victor, voit-on figurer un traité «Des pois au lart, cum commento

On ne craignait pas de retrancher l'e muet de la fin d'un mot, pour satisfaire à l'exigence de la rime. Le sage qui raconte, dans le Dolopathos, l'histoire des sorcières qu'il nomme Estries (du latin strygas), dépeint l'arrivée tumultueuse de ces Estries:

Et firent parmi la forest
Trop grant noise et trop grant tempest.
(Dolopathos, p. 261.)

Les Anglais se sont approprié le mot sous cette forme.

On ne se faisait non plus scrupule d'allonger les mots que de les raccourcir. De spiritus, espir ou esperites. Dans le Dolopathos:

Puis ke li espirs fort en vient
Que l'ome pasmer en convient.

Et vingt vers plus bas:

A la bouche et au nez li mist
Por l'esperite fors atrere.
(Dolopathos, p. 164.)

D'autres fois, à une voyelle on en substituait une autre. On vient de voir teuse pour touse, afin de rimer à honteuse; on trouve de même, au lieu de lire, lere, pour rimer avec compère. Le renard, prié par le loup de lire le mot écrit sous la semelle du cheval, s'en excuse sur ce qu'il a éü la rhume, qui lui a troublé la vue:

Dit renart: J'ai la rume ehue,
Por quoi j'ai troublee la vehue…

Puis il ne sait lire que le latin; puis enfin il fait trop sombre:

Et dist: N'y voi goute, compere;
Ge ne pourroie letre lere.

Dans Rutebeuf, vallot au lieu de vallet:

Chascun ot maistre, nes72 Challos,
Qui n'estoit pas moult biaux vallos.
(De Charlot le Juif.)

[72] Nisi.

«Chacun trouva maître, excepté Charlot, qui n'était pas fort beau garçon.»

Il est utile d'observer que toutes ces contractions se retrouvent dans saint Bernard, dans les commentaires sur Job, et dans la version du livre des Rois; et par conséquent ne doivent pas être considérées comme des licences poétiques73. C'étaient des habitudes communes à la prose comme aux vers; seulement les poëtes en ont poussé l'usage jusqu'à l'abus. On ne rencontre que chez eux certains exemples de syncopes et d'apocopes vraiment extraordinaires, commandées par le besoin du mètre ou de la rime; par exemple, mauvaise resserré en maise;—trahi réduit à sa première syllabe tra:

[73] Le livre des Rois à lui seul ne ferait pas une autorité suffisante, bien qu'il ait été publié comme un texte de prose. La question, sur ce point, me semble avoir été tranchée un peu légèrement.

Barbazan, le premier qui s'occupa du manuscrit des cordeliers et en signala l'importance, n'a pas hésité de dire que cette traduction était en vers; non pas en vers toujours d'égale mesure et rimés partout sévèrement, mais en vers libres, et souvent rimés par assonance. A l'appui de son opinion, il allègue un long passage, le cantique d'Anne, dont il rétablit les lignes dans la forme de vers.

Quantité d'autres passages se prêteraient à la même expérience; mais, pour tout dire, il en est beaucoup aussi qu'il paraît difficile d'y soumettre.

Quoi qu'il en soit, l'éditeur de ce vénérable texte, M. Leroux de Lincy, aurait peut-être dû prendre davantage en considération l'avis de Barbazan. Il se contente de le mentionner et d'y opposer le sien, qu'il ne motive pas; car on ne peut accepter l'argument unique de M. Leroux de Lincy, tiré d'un passage des Florides, d'Apulée. Ce passage de cinq lignes présente le retour évidemment cherché de quelques rimes; et comme il n'est pas en vers, M. Leroux de Lincy en conclut que la fréquence des rimes dans la version des Rois, circonstance à laquelle d'ailleurs se joint si souvent l'exactitude de la mesure, n'implique pas non plus un ouvrage en vers. Ce raisonnement irait à supposer la versification latine fondée sur le même système que la française.

Une traduction du XIe siècle, mélange de vers et de prose, était cependant un fait bien curieux à constater. L'emploi des deux formes indique une littérature déjà fort avancée, et il serait intéressant d'examiner le choix des passages mis en vers.

Por maise compagnie qu'aie hantée jadis.
(De la Borjoise de Narbonne.)

Le neveu du roi Marsile, à Roncevaux, se précipite sur les Français en criant:

Felon François, Mahomet vos maudie!…
Tra vos a Ganes, tuit i perdrez la vie.
(La Desconfite de Roncevaux, dans l'introd. du Roland, p. LIV.)

Observez que, vingt-huit vers plus haut, l'auteur a fait dire à Roland:

Traï nos a Ganes li soduianz.

Il est impossible d'avouer plus clairement qu'on cède à la contrainte de la nécessité. Mais ce sont là des exceptions.


Des deux priviléges de l'ancienne poésie, le premier, celui de l'hémistiche, est de petite conséquence; mais l'autre, l'altération des mots pour la rime ou la mesure, doit avoir exercé la plus grande influence sur le langage. Il serait curieux de rechercher si telle prononciation dominante dans telle province n'y a pas été accréditée par les poëtes de cette province74.

[74] Il faudrait commencer par connaître ces poëtes, et les distribuer, les classer selon les dates et les pays; ensuite il faudrait en donner des éditions; il faudrait de plus qu'ils fussent expliqués dans des chaires publiques. Mais on n'a pas le temps d'y songer; on est déjà si occupé par les cours indispensables de malais, d'indoustan, de chinois, etc., etc.!

Les poëtes ne se bornaient pas à modifier les finales pour le besoin de la rime: ils resserraient les mots dans le corps du vers, sous prétexte des exigences de la mesure. Ainsi la langue française, encore molle et ductile, a été par eux façonnée, pétrie en diverses façons sous les yeux du peuple, qui choisissait et retenait ce qui lui plaisait le mieux. Le génie public était juge, et ses arrêts s'exécutaient sans avoir été formulés. On n'avait pas encore inventé la profession de grammairien, invention si funeste à la langue, qui substitue aux droits de toute une nation quelques hommes, savants ou ignorants, c'est ce que nul n'examine.

Au XIIe et au XIIIe siècle on écrivit prodigieusement de vers, et rien que des vers. La rime paraissait le seul vêtement convenable des pensées dignes d'être conservées et transmises. Au surplus, toutes les littératures ont débuté de même par la poésie; car outre qu'elle aide la mémoire par ses formes arrêtées, elle offre encore l'avantage de défendre la pureté du texte, et de maintenir la lettre contre les infidélités volontaires ou involontaires. L'euphonie et la rapidité, telles ont été les régulatrices de notre langue, par l'intermédiaire des poëtes. On ne saurait trop se le persuader.

Mais les affreux malheurs du XIVe siècle, l'occupation de la France par les Anglais, les guerres civiles, toutes ces longues et terribles tempêtes bouleversant notre patrie, corrompirent, détruisirent un bien qui n'était pas encore assez affermi. La littérature fut perdue, la muse s'envola épouvantée. Les temps étaient trop réellement épiques en actions pour qu'on songeât à construire des épopées en paroles et à agencer des mots. Homère n'eût pas chanté dans le camp d'Agamemnon: il faut que le poëte regarde de loin, soit dans le passé, soit dans l'avenir; pour lui, le présent n'existe pas.

Aussi, que fit le XVe siècle quand il s'avisa de vouloir lire? Il mit en prose les vers des siècles précédents. Toutes ces vastes compositions, ces poëmes moraux, satiriques, fabuleux, historiques, sacrés ou profanes, d'amour ou de chevalerie, tout cela ne se pouvait plus comprendra dans la forme que leur avaient donnée les auteurs. Il fallut les abaisser au ton qui était devenu le ton général. La prose naquit véritablement alors: Villehardouin et Joinville ne doivent être considérés que comme exceptions. C'est du XVe siècle que la prose date son existence officielle, et qu'elle s'établit dans notre littérature la rivale de la poésie; rivale ambitieuse, qui dès le premier pas aspire à la suprématie, et depuis a si bien élargi sa place, que demain ou après elle régnera sans partage.

Si le XVe siècle ne comprenait déjà plus le XIIIe, encore moins celui-ci fut-il compris du XVIe. En cet endroit, il y eut rupture complète des traditions. La chaîne était à jamais brisée, dont je m'efforce ici de retrouver et de rajuster ensemble quelques anneaux chargés de rouille. Il y parut bien quand Marot, sans comparaison le plus habile de son temps comme le plus versé dans la littérature ancienne, voulut se mêler de rajuster le Roman de la Rose. Les changements qu'il y fit prouvent une ignorance à peine excusable dans un savant de nos jours. La lignée des poëtes s'était renouvelée, et aussi les procédés de leur art; et ni les nouveaux poëtes ni l'art nouveau n'étaient en progrès sur les anciens. Les derniers venus s'étaient séparés du peuple; ils avaient leur langue à eux tout seuls, qu'ils établissaient naturellement fort au-dessus de l'autre. Leurs devanciers avaient écouté parler dans la rue; ceux-ci, enfermés dans leur cabinet, regardèrent la langue sur le papier. De ce moment il y eut divorce entre le peuple et les littérateurs. Qu'y gagnèrent les lettres? Le plus clair de leur bénéfice fut l'introduction de l'hiatus dans la versification. En voyant les hiatus innombrables dans l'écriture, les poëtes les adoptèrent sans hésiter, persuadés qu'ils ne faisaient en cela que continuer l'ancienne école. Un jour enfin le sentiment naturel se réveilla et reprit le dessus: l'hiatus fut de nouveau proscrit; et cette fois par une sentence solennelle, car il s'était installé des tribunaux publics pour le langage. Sans s'en douter, on revenait sous Louis XIII à la loi qui avait servi de point de départ sous Philippe-Auguste. C'était fort bien; mais dans l'intervalle tout le système des consonnes euphoniques avait disparu de la belle langue, et le vocabulaire poétique se trouva tout à coup réduit des trois quarts. La poésie, obligée de faire figure et plus que jamais avec cette mince fraction de son ancien revenu, se vit contrainte, pour dissimuler son indigence, à des ruses incroyables, à des efforts, des subtilités au-dessus de l'imagination. Un temps elle parvint à se suffire à l'aide de ces tours d'adresse, et secondée d'ailleurs par des génies extraordinaires. Mais ce temps ne pouvait toujours durer: on se fatigue; les hommes de génie meurent; les tours d'adresse s'épuisent; à force d'être répétés, ils finissent par être imités et tomber dans le mépris. C'est où nous en sommes.

Si nous sortirons de là et comment, c'est une question dont nos arrière-neveux pourront voir la solution. En attendant, le peuple a gardé son langage; et comme c'est encore le meilleur et le plus commode pour rendre sa pensée, sinon pour parler à la cour, il se console facilement du dédain des classes éclairées. Un poëte s'est mis avec le peuple; il a écrit pour ceux qui ne savent pas lire. Aussi voyez quel succès! Il a fait comme Marie, sœur de Marthe: il a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée. Quant aux autres, qu'ils se fassent lire par les académiciens, s'ils peuvent.

CHAPITRE VI.

D'un système de déclinaisons en français.—Dialectes.

§ Ier.

Faute d'avoir reconnu les faits exposés précédemment, des savants d'une grande érudition sont tombés dans ce que je ne craindrai pas d'appeler une erreur bizarre et des plus graves. Partis de cette idée que l'orthographe du moyen âge était arrêtée, uniforme et toujours exacte; frappés ensuite des variations qu'ils y rencontraient, et résolus de s'en rendre compte à toute force, ils ont imaginé de transformer ces différences en vestiges d'anciennes déclinaisons françaises.

A ce point de vue, ils ont noté, recueilli, commenté toutes ces formes nées du hasard ou d'une autre cause qui leur échappait; et, après un labeur infini, ils sont parvenus à orner la langue française d'un monument comparable aux déclinaisons du latin; c'est un château en Espagne très-vaste, très-obscur, où il est à peu près impossible de se reconnaître et de se conduire; aussi deux Allemands en furent-ils les principaux architectes: MM. Orell et Dietz ont travaillé sur le vieux français comme ils auraient pu faire sur le persépolitain ou le sanscrit. Grâce à M. Dietz, le vieux français possède trois déclinaisons. Mais voici un autre embarras: la multitude des formes est telle, qu'il en faudrait mettre six ou sept sur chaque cas; pesant fardeau qui écraserait le fragile édifice de ces trois déclinaisons. Heureusement on s'avisa des dialectes, c'est-à-dire des patois; toute la surcharge des déclinaisons fut distribuée dans ces dialectes; avec les dialectes et les déclinaisons, il n'est aujourd'hui plus rien qui réduise les savants au silence: ils expliquent tout! Que s'il en a coûté de la peine, la satisfaction est grande aussi.

Il faut voir cela dans l'ouvrage posthume de Fallot. Jamais le regard n'a plongé dans un chaos plus effroyable. Il est réellement affligeant de voir tant de travail et de science engloutis dans un pareil gouffre!

Le premier auteur du mal fut M. Raynouard, dont les travaux sur une prétendue langue romane75 procurèrent quelques années de vogue aux romans de linguistique. Depuis, on a nié la langue romane, mais ceux qui la niaient ont retenu quelque chose des doctrines de l'inventeur: on a donné de l'extension à certaines idées de M. Raynouard, lorsqu'il aurait fallu les restreindre. Dans ce nombre, l'idée d'un système de déclinaisons françaises.

[75] On n'entend pas ici nier l'existence du roman provençal, mais seulement l'étendue et l'importance que lui prête M. Raynouard.

Commençons par dégager le seul point de toute cette affaire compliquée qui soit d'une vérité reconnue, incontestable.

Nos pères prirent à cœur de distinguer dans une phrase le nominatif, quand ce nominatif était un nom masculin. Ils lui donnèrent alors par privilége une s au singulier; au pluriel cette s disparaissait du nominatif, et n'appartenait qu'aux cas obliques ou régimes76.

[76] On appelle cas obliques tous les cas autres que le nominatif. M. Ampère les nomme cas régime, c'est-à-dire régis, et non qui régissent les autres, comme l'amphibologie de l'expression pourrait le faire croire.

M. Raynouard trouva cette règle dans une grammaire provençale; il la reproduisit, et rendit, en l'exhumant, un service réel à l'étude de la vieille langue.

On ne peut nier qu'il n'y ait là un souvenir de la seconde déclinaison latine: dominus, domini, dominos; mais la chose n'est pas, dans cet emploi de l's, allée plus loin. Malheureusement on a voulu l'étendre, et tirer de cette simple donnée un système complet de terminaisons. C'était un moyen d'occuper cette multitude de consonnes finales, dont le rôle purement euphonique n'était pas soupçonné.

On regrette que cette idée ait été accueillie et développée par M. J.-J. Ampère, dans son savant livre de la Formation de la langue française. L'auteur est obsédé de la préoccupation des cas obliques; il en voit partout. Examinons quelques-unes de ses assertions sur ce point:

—«Par une transformation singulière, l'u du cas régime se changeait en f. Pontieu est le cas régime de Pontiex. Au lieu de Pontieu, l'on trouve Pontif

En Some en Pontif arrivèrent.
(Roman de la Rose, v. 268.)

«Ils arrivèrent dans le Ponthieu par la Somme.»

Allez avant à ma suer de Pontif.
(Garin, I, p. 154.)

«A ma sœur de Ponthieu.»

M. Ampère signale encore Brunof pour Bruno ou Brunou de l'Histoire des ducs de Normandie; antif, dans le livre des Rois: «En l'antif pople Dieu;»—et de Garin:

El pinel entrent dedans ung val antif.

Et le mot blé écrit blef dans un fabliau:

Dieu done blef, deable l'amble.
(Barbaz., éd. Méon, IV, p. 126.)

M. Ampère trouve là une marque du cas régime:

—«Le nominatif est antis pour antics (anticus), qui fait au cas régime antif, comme Pontiex ou Pontis fait Pontif.»—Et il conclut:—«L'f était donc une forme très-rare du cas régime.»

(Hist. de la lang. fr., p. 62 et 63.)

M. Ampère aurait probablement conçu quelques doutes sur la justesse de cette conséquence, si dans le passage de Garin il eût remarqué, onze vers avant celui dont il s'autorise:

Vostre seror la dame de Pontis.

Et cinq vers plus bas:

Ainc ne finerent, si vinrent en Pontis.

Voilà donc au cas oblique ou régime la forme réservée par M. Ampère pour le nominatif.

Nous avons reconnu qu'on ne prononçait aucune consonne finale. Ainsi, vous ne serez pas surpris de rencontrer des exemples où le scribe l'a omise: saint Po pour saint Paul, dans le roman de Renart; Bernard de Baillo pour de Baillol, dans Jordan Fantosme.

Vous direz simplement: Ici, le copiste a figuré la prononciation, et vous passerez.

Mais M. Ampère vous arrêtera, et vous dira que, «dans certains mots terminés en l, on indiquait le cas régime par le retranchement de la dernière consonne du radical.» (P. 63.)

Alfré, Davi, pour Alfred, David, vous semblent rentrer aussi dans la règle des finales muettes. Point! M. Ampère vous affirme que c'est l'effet du cas régime, lequel se marque par le retranchement du d «dans certains noms propres.» (Ibid.)

L supprimée dans certains mots; d retranché dans certains noms… Mais quels mots, quels noms? et pourquoi ceux-là plutôt que d'autres? C'est ce que M. Ampère ne dit pas. Autant d'exemples, autant de règles. C'est de l'empirisme pur.

Ce cas régime accapare tous les moyens. Quand il ne se révèle pas par la suppression d'une finale, c'est par l'addition, ou bien c'est par la contraction du mot, ou bien par le changement de la terminaison; et ce changement s'opère d'une multitude de manières, toutes plus capricieuses les unes que les autres.

L'n à la fin d'un mot, par exemple, amin, Moysen, signe du cas régime. (P. 67.)

Le t final, signe du cas régime, souvenir de la déclinaison imparisyllabique. (P. 68.)

Le d pareillement. (P. 71.)

Et pareillement le c. (P. 74.)

Et tout cela soutenu d'exemples. De quoi ne trouve-t-on pas des exemples? Si M. Ampère eût voulu établir, au contraire, que ces mêmes circonstances indiquaient le sujet de la phrase, les exemples ne lui eussent pas manqué davantage.

Je ne suis embarrassé que d'une chose, c'est de savoir comment le peuple distinguait, en parlant, la consonne finale: Loherens par une s, de Loherenc par un c, et celui-ci de Loherent par un t; Helisens par une s, d'Helisent par un d ou par un t (p. 71). Certes, l'oreille devait être beaucoup plus subtile en ce temps-là qu'aujourd'hui, ou bien il faut poser en règle que l'on faisait fortement claquer toutes les consonnes finales, sans jamais en omettre. C'est trop visiblement le contraire de la vérité.

Et cela même ne nous tirerait pas d'affaire; car comment expliquer la présence de certaines consonnes, surtout de l's et du t, à la fin de mots incapables de se décliner, des adverbes, des prépositions, des particules? M. Ampère, sans se troubler, répond que c'est une mauvaise habitude:—«L's final s'ajoutait même aux particules, tant était grande l'habitude de la placer après tous les mots qui n'étaient pas régis.» (P. 83.)—«Le principe de la déclinaison romane était si profondément dans les instincts de l'ancien français, que son action s'étendait au delà du cercle des substantifs.» (P. 81.)

Cela s'appelle mettre en fait ce qui est en question. Avec un procédé pareil, M. Ampère est assuré de n'être jamais pris en défaut.

Et puis, notre organisation est donc terriblement changée, qu'un instinct si profond, si vivace, si universel chez les Français du moyen âge, n'ait pas laissé la moindre trace chez leurs enfants?

Cependant l'idée de l's euphonique s'est présentée à M. Ampère; mais il l'a tout de suite repoussée bien loin pour son compte, prenant soin même de prémunir contre elle son lecteur:—«Et qu'on ne dise point que cette s était euphonique; l'ancienne langue ne craignait point l'hiatus.» (P. 84.) Qui vous l'a dit? Sur quelle autorité s'appuie cette assertion?

Revenons au cas régime, dont nous sommes loin d'avoir épuisé les métamorphoses.

—«Quelquefois même le cas régime paraît indiqué par une contraction: Fontevrault pour Fontaine-Evrard.» (P. 64.)

A la page 61:—«Quelquefois le cas régime a laissé sa forme au vieux mot français; ainsi, crimene, de crimine

Voilà ce qui s'appelle une règle sûre! Fontevrault est au cas régime parce qu'il est contracté, et crimene y est aussi parce qu'il ne l'est pas. Bien maladroit qui s'y tromperait77!

[77] Nous examinerons tout à l'heure si effectivement Fontevrault et les composés analogues renferment un nominatif et un génitif, ou bien deux nominatifs juxtaposés.

La confusion des terminaisons n'est pas moindre que celle des consonnes finales; on ne sait où se prendre. Ce n'est pas au moins faute de règles, car, dès qu'il rencontre un exemple, M. Ampère le généralise et en fait un principe. Ainsi, la poule, dans le roman de Renart, est appelée Pinte ou Pintain; on lit ici Eve, Evain. C'est assez; M. Ampère écrit: «Les féminins surtout formaient leurs cas indirects en ain:

Comme Diex ot de paradis
Et Adam et Evain fors mis.
(Renart, v. 44.)
Pintain appele ou moult se croit78.
(Ibid., v. 97.)

[78] Se fie.

(Hist. de la format. de la lang. fr., p. 66.)

Mais M. Ampère s'est-il mis en peine de vérifier si l'on ne trouvait jamais cette forme en ain donnée au sujet de la phrase? s'est-il assuré que Pintain et Evain sont ici des formes déterminées par les verbes actifs appeler, mettre? Non; il s'est trop hâté de céder à une illusion chérie. On disait, à l'accusatif, Eve aussi bien qu'Evain, ou plutôt il n'y avait point d'accusatif.—«Père éternel, qui créas le monde,

Adam feis de tere et de limon,
Et sa moilier, Eve l'appelet on.
(Gerars de Viane, v. 2822.)

Le nom de la belle Aude, sœur d'Olivier et femme de Roland, est écrit tantôt Aude, tantôt Audain; c'est le hasard ou le besoin du vers qui en décide. Vous plaît-il que nous suivions le système de M. Ampère? Soit: Aude est le nominatif, Audain le cas régime. Preuves (remarquez que je les prends toutes dans le même ouvrage, dans Gerars de Viane):

Nominatif Aude:

Venue i fuit la bele Aude au vis cler.
(Gerars de Viane, v. 633.)
La pucele Aude l'en at araisonné.
(v. 745.)
L'iaue demandent, s'aseient au souper,
Gerard s'assist, et Oliver le ber,
Et dant Lambert et Aude o le vis cler.
(v. 915.)

Cas régime Audain:

Audain aurois ma seror a moillier.
(v. 2263.)
Audain aurai, cui k'en doie anuier.
(v. 2267.)
Viane aurai, et Audain a moillier.
(v. 2308.)

Vous plaît-il au contraire de renverser cette loi, et de voir au nominatif Audain, et Aude pour le cas régime? rien n'est plus facile. Preuves:

Nominatif Audain:

Evos (voici) Audain corant parmi le prey.
(v. 757.)
Au col li pandent un escu de quartier
Ke li donnoit Audain o le vis fier.
(v. 1046.)
Esvoz Audain la bele, l'eschevie.
(v. 1771.)

Cas régime Aude:

Le destrier point vers Aude en est alé.
(v. 651.)
Acointeiz s'est de bele Aude au vis cler.
(v. 1099.)

Il est manifeste que, dans ces deux derniers vers, il fallait au poëte une élision: il a mis Aude à l'accusatif et au génitif. Ailleurs, où l'élision l'eût gêné, il a mis au nominatif Audain o le vis fier.

Passons au changement de terminaison.

Vous savez la valeur de cette notation em, en. Jérusalem, Bethléem, sonnaient Jérusalan, Bethléan, comme aujourd'hui encore Caen et Rouen. Vous ne serez pas surpris que les deux orthographes par e et par a aient coexisté. M. Ampère voit un cas régime dans Bethléan, ou plutôt Belléan, par la règle de l'assimilation des consonnes. Il affirme que le nominatif était Bethléems avec une s (dont je crois qu'il serait un peu embarrassé de produire un exemple), et dans ce vers de Garin:

Par Dieu vous pri qui maint en BelliaM.

Belliam est au cas régime. Il est vrai que, plus loin, on rencontre: «Qui de la Virge en BélianT naquit.»

«Beliant, dit M. Ampère, est le cas régime en t de Bethléem, comme Belliam en est le cas régime en am.» (P. 72.)

Il ne se peut rien de plus commode pour l'inventeur du système; pour ses lecteurs, c'est autre chose.

M. Ampère aurait dû s'apercevoir que l'argument tiré des noms propres traduits est sans valeur, parce que ces noms propres n'ayant pas de forme déterminée en français, on les transportait tels qu'on les rencontrait. Deus dixit Moysi: Dieu dit à Moysi.—Deus allocutus est Moysen: Dieu dit à Moysen ou à Moysant.—Reedificavit ergo Salomon… Palmiram in terra solitudinis: «Puis reedifiad li reis Salomun… Palmiram qui est al desert.» (Rois, p. 269.)—Dux super Israel et super Judam: «Maistres sur Israel e sur Judam» (Formation de la lang. franç., p. 224), etc. En Baalim, de Niniven, et autres, que cite M. Ampère, ne concluent rien du tout par rapport à la langue française. Turold avait besoin d'une rime à tourment, il écrit Niniven; ailleurs il dit, en apostrophant Dieu le père:

Saint Lazaron de mort resurrexis
Et Daniel des lions guaresis.
(Roland, st. 173.)

Lazaron, dans le premier vers, faisait mieux son affaire que Lazare, et Danielem l'eût gêné dans le second.

Je ne vois nulle part le cas régime de Roland, Olivier, Michel, Turpin, etc.

«Il y a aussi des exemples de cas régime en in,» dit M. Ampère, qui cite pour preuve:

Dieu donnez m'a mari Garin,
Mon doux amin.
(Romancero fr., p. 72.)

Je lui demanderai d'abord comment Garin faisait au nominatif; puis, quand il me l'aura dit, je lui citerai autant d'exemples qu'il en voudra de cette même forme, Garin, amin, pour le sujet de la phrase.

A qui persuadera-t-il que Colin, Robin, Girardin, sont le génitif ou l'accusatif de Colas, Robert, Girard? Que nonnain est l'accusatif de nonne, et Jupin celui de Jupiter? Que Gothon faisait au nominatif Gothe? Que Marie faisait à l'accusatif Marion? Que Pierron et Pierrot, Charlon et Charlot, sont des cas obliques de Pierre et de Charles? (Formation de la langue franç., p. 65 et 68.) On lui dira qu'il prend pour des marques de déclinaison des diminutifs et des augmentatifs; que Perrin ou Perrinet revient à petit Pierre, et Pierron à gros Pierre. Voilà ce qui saute aux yeux de quiconque ne s'est pas brouillé la vue à contempler trop fixement une chimère. J'avoue que M. Ampère me paraît dans ce cas fâcheux; et comme il s'entoure de preuves érudites, il faut bien, pour empêcher son illusion de se répandre, la combattre par des preuves analogues.

«C'est, dit M. Ampère, quand on a perdu la tradition des lois grammaticales auxquelles obéissait le français du moyen âge, qu'on a cru qu'un personnage chevaleresque avait pu s'appeler Huon de Bordeaux. Le héros du roman écrit en prose au XIVe siècle s'appelait originairement Hues de Bordeaux, et son nom était mis au cas régime dans le titre: Histoire d'Huon. Appeler Hues, Huon, c'est comme si l'on perdait le titre des déclinaisons latines, et qu'on appelât Ciceron, Ciceronis, parce qu'on lit en tête de ses ouvrages: Ciceronis opera.» (Formation de la lang. franç., p. 64.)

Voilà qui est positif.

Ce qui ne l'est pas moins, c'est ce début d'un acte, daté de 1266, sur lequel je serais bien aise d'avoir le sentiment de M. Ampère: «Je Huon, et je Phelipe, femme au devant dit Huon…» (Lelong, Hist. de Laon, p. 609.)

M. J.-J. Ampère appelle souvent en témoignage le poëme de Garin le Loherens; en effet, ce monument date de la bonne époque de la littérature du moyen âge; l'auteur écrivait au plus tard vers le commencement du règne de saint Louis; il parle le meilleur langage et le plus exempt de dialecte, celui de l'Ile de France; la tradition des lois grammaticales était alors ou jamais dans toute sa force et sa vigueur. M. Ampère ne récusera donc pas l'autorité du poëme de Garin, dont précisément un des héros s'appelle Huedes, c'est-à-dire, Eudes, ou Hues, comte de Cambrésis.

Si je voulais ne montrer qu'une face de la vérité, rien ne me serait plus facile que de fortifier l'opinion de M. Ampère: Hues au nominatif, Huon aux autres cas, aux cas régimes; exemples:

Comment diables, li quens Huedes a dist.
(Garin, I, p. 146.)
Hues s'eveille, si oïst le Hustins.
(Ibid., p. 167.)
Hues se dort en son palais marbrin.
(Ibid.)
Hues l'oïst, mie ne fu esbahis.
(Ibid.)

Au contraire:

Fromons manda Huon, qui Gornai tint.
(Garin, p. 162.)
Vint à Huon, fierement li a dist.
(Ibid., p. 167.)

Je pourrais multiplier les citations dans ce sens, et m'en tenir là; la preuve semblerait évidente.

Mais je suis, en conscience, obligé d'ajouter qu'on trouve également Huon pour le nominatif:

Huons repaire dou riche poigneïs79.
(Garin, I, p. 77.)

[79] Revient du terrible combat.

Et Hues à l'accusatif:

Li Borguignon ont Aubri adoubé,
Et l'Alemant et Huedes le sené.
(Ibid., p. 35.)

«Les Bourguignons ont équipé Aubri, l'Allemand et Eudes le sensé.»

Huons ist fort sovent comme prodons.
(Ibid., p. 175.)
Souvent ist fort Hues de Cambresis.
(Ibid., p. 176.)

Il est manifeste que le poëte n'attache pas à la terminaison la valeur que lui prête M. Ampère. Il se sert au hasard de celle-ci ou de celle-là. Un second exemple confirmera ce que je dis.

Begues, duc de Belin, est un autre acteur du même poëme. Ce nom, fait comme celui de Hues, doit suivre les mêmes règles. Aussi, Begon, dirait M. Ampère, est le cas régime de Begues. Nous allons voir.

Nominatif, Begues:

Là est dux Begues del chastel de Belin.
(Garin, I, p. 113.)
Et dist dux Begues: Nous avons gens assez.
(P. 103.)
Et respond Begues: Merveilles avez dist.
(P. 100.)

Nominatif, Begons:

Begons li dux, li chevaliers membrés.
(I, p. 103.)
Begons le voit, à ses compagnons dist.
(P. 100.)
Droit en Gascogne va Begons de Belin.
(P. 19.)
Begons les guie (guide), li dux au fier talent.
(P. 84.)

—«Il est bien reconnu aujourd'hui que de Charles on faisait Charlon; de Hugues ou Hues, Hugon ou Huon; de Pierre, Pierron.» (Formation de la lang. franç., p. 64.)

Sans doute, cela est bien reconnu; mais ce qui ne l'est pas, c'est que ces formes fussent le résultat d'une déclinaison à l'instar de la déclinaison latine. Jusqu'à nouvelle preuve, je croirai que la terminaison en on marquait ou un diminutif, ou plutôt un augmentatif, comme en italien Carlo, Carlone; Ugo, Ugone. Un capello est un chapeau; un capellone, un grand chapeau.


Dans le système de M. J.-J. Ampère, garçon était le cas oblique de gars, comme sapin le cas oblique de saps. Cela est dit formellement p. 67 et 74. Le livre des Rois n'emploie jamais que le mot saps; l'exemple invoqué par M. Ampère est celui-ci: «Et tut frai tun plaisir de cedres et de saps.» (Rois, p. 243.) Mais c'était ici précisément l'occasion du cas oblique sapin, s'il eût existé en cette qualité. Sapin ne se rencontre jamais dans la version des Rois; il n'a existé que plus tard; c'est un diminutif qui a fini par remplacer le nom simple.

Gars et garçon différaient de sens. Gars est tout uniment un jeune homme; garçon emporte une idée de mépris: c'est un gars de basse extraction et de mauvaises mœurs; tout au moins un valet. Les femmes de la fée Mélior ne l'eussent point blâmée d'avoir pris pour amant un gars; mais ignorant la naissance de Partonopeus, elles le croyaient un garçon:

Et dient qu'elle a mescoisi (méchoisi),
Quant d'un garçon fist son ami.
Tant bon cevalier l'attendoient,
Qui tant bel et tant rice estoient!
Bien l'a ses talens sorportée,
Quant a un garçon s'est coplée!
(Partonop., v. 4825 à 4830.)

«Sa passion l'a bien soutenue, pour qu'elle ait osé s'unir à un garçon

Charlemagne, revenu sur le champ de bataille de Roncevaux, défend que personne, écuyer ni garçon, reste auprès des morts avant qu'ils ne soient vengés:

Laissez gesir les morz tut issi cum il sunt…
Que [nul] n'i adeist esquier ne garcun
(Roland, st. 174.)

Garçon, dans ce dernier exemple, a le sens que nous lui conservons encore quand nous disons à un garçon de café: Garçon! c'est le premier sens du mot.

De plus, garçon est ici le sujet de la phrase; comment donc serait-il au cas régime? M. Ampère n'a pas pris garde à cette difficulté: à la page 74, il avance que garçon est le cas régime de gars; et à la page 105, il cite garçon au nominatif:

Et menjurent priveement
Ele et le garçon seulement.
(Fabliaux, t. I, p. 249.)

Garsun, dans les Rois, comme garcio dans tous les écrivains du moyen âge, signifie un laquais, un mauvais sujet.—«Et avec ce, lui dist plusieurs injures et villenies en l'appelant garson.» (Procès-verbal de 1376, cité par du Cange.)

Garçon, aujourd'hui, n'est plus une injure; mais le féminin de gars en est devenu une des plus basses. C'était autrefois la traduction exacte de puella, et rien davantage.

Vous voulez que Karles, Aymes, soient pour le nominatif, et Karlon, Aymon, pour les cas obliques? Je trouverai cent exemples à l'appui de votre proposition, mais j'en trouverai deux cents pour la renverser, et prouver que ces formes s'employaient indifféremment, selon le caprice ou le besoin du poëte.

Dans un couplet monorime, dont l'assonnance est a:

Munjoie escriet, co est l'enseigne Karles.
(Roland, st. 13.)

«Il crie Montjoie! c'est la devise de Charlemagne.»

Dans un monorime en o:

Munjoie escriet, co est l'enseigne Karlun.
(Roland, st. 92.)

Penseriez-vous, par hasard, qu'ici le poëte a fait céder la règle aux exigences de sa rime? Il n'en est rien; voyez:

Le roy Karles parla qui fut de cuer marris…
(Les quatre fils Aymon, v. 323.)
Karlon ot un neveu qu'il aimat et tint chier.
(Ibid., v. 261.)
Sire, dit le duc Aymes, je vous ferai devis.
(Ibid., v. 334.)
Duc Aymon de Dordonne du roy a congie pris.
(Ibid., v. 339.)

Le nom seul des quatre fils Aymon prouve contre le système de M. Ampère, puisque, dans cette formule, Aymon est au nominatif. Deux nominatifs juxtaposés indiquaient alors le rapport de possession de l'un à l'autre, aujourd'hui marqué par le génitif du second substantif.

Et, relativement à cette forme, la préoccupation du cas régime a précipité M. Ampère dans une erreur qu'il importe de relever. M. Ampère avance que ces expressions composées, la Fête-Dieu, la Ferté-Milon, Château-Thierry, rue Saint-Denis, Place-Maubert, etc., renferment un nominatif et un génitif.—«Il est contre le vieux génie de notre langue de placer le de avant ces dénominations de localités» (Fête-Dieu n'est pas une localité), «et de dire, la rue de Richelieu, l'église de Notre-Dame; car notre langue, grâce au cas régime, permettait, dans l'origine, d'exprimer le génitif par la terminaison, sans le secours de la particule de.» (Formation de la lang. franç., p. 76.)

Il est impossible d'accorder à M. Ampère cette proposition, qui d'ailleurs en suppose une autre, savoir, que tout substantif pouvait modifier sa terminaison. Or, cela n'est pas soutenable. Je demanderai à M. Ampère où est la terminaison caractéristique du génitif dans les exemples suivants:—«Micol, la fille Saul, n'en out enfant jusqu'al jor de sa mort, car ele murut al enfanter.» (Rois, p. 142.)

—«Vien avant, vien, dame femme Jeroboam; pur quei te ceiles, e ne vols [fere] cunuistre que tu es la femme Jeroboam?» (Rois, p. 292.)

—«E les fils Belial se asemblerent entur lui.»

(Rois, p. 298.)

Partonopeus est jeté en prison, sous la garde d'un geôlier appelé Armant:

La femme Armant le vient veoir.
(Partonop., v. 7665.)

Fille Saül, femme Armant, femme Jéroboam, fils Bélial; dans toutes ces locutions et les semblables, il n'y a que deux nominatifs. C'est un emprunt à la syntaxe latine, qui prescrivait Urbs Roma, et non Romæ.

Ces façons de parler sont restées dans le peuple et dans les usages de la justice. Quand le président dit: Accusée femme Armant, ou fille Saul, ou veuve Athalie, levez-vous; quand un homme du peuple crie: Eh! père un tel! mère une telle! Armand, Saül, Athalie, ne sont pas plus au génitif que ces mots, un tel, une telle.

M. Ampère a donné trop d'importance à des hasards d'écriture. Je sais bien qu'on trouve:

C'est la mere Partonopeu.
Hom sui Rollant

Mais croire que l'absence de l's ou la présence du t soit, comme il l'affirme, la marque d'un génitif, c'est transformer en une intention savante l'ignorance ou la distraction du copiste.

Nos pères savaient très-bien employer de quand ils voulaient réellement marquer le génitif:

Un almacurs i ad de moriane;
N'ad plus felun en la tere d'Espaigne.
(Roland, st. 73.)
Dunez mon feu, ço est le colp de Rollant.
(St. 67.)

«Donnez mon fief; c'est le coup de Roland.»

—«La dame vint en la citet de Thersa.» (Rois, p. 293.)

—«Li reis Abia… prist la cited de Béthel.»

(Ibid., p. 299.)

—«O humiliteit, vertu de Crist, cum forment tu confonz l'orgoil de nostre vaniteit!» (Saint Bernard, p. 553.)

Je conçois qu'on ait pu hésiter un moment devant les cas où la terminaison changeait: Charles, Charlot; Gui, Guyot, quoique cette illusion ne résiste pas à un examen attentif, puisqu'on rencontre le de uni à ces mêmes formes, inventées, suivant M. Ampère, pour le supprimer.

Il fallait être terriblement prévenu en faveur du cas régime, pour citer Choisy-LE-Roi, Bar-LE-Duc, Bois-LE-Comte, en prenant le Roi, le Duc, le Comte, pour des génitifs! (Format. de la lang. fr., p. 76.)


Ainsi ce principe étant faux, les conséquences que M. Ampère en fait sortir par rapport aux ellipses et aux inversions, l'analogie qu'il indique avec le grec, tout cela est également faux.

Et maintenant, voyez l'argument de M. Ampère se retourner contre son auteur: car si la Roche-Guyon, les fils Aymon, la Ferté-Milon, ne contiennent que deux nominatifs, et cela est incontestable, il s'ensuit que Guyon, Aymon, Milon, ne sont pas des formes obliques de Guy, Aymes, Miles. Celui qui dit Huon de Bordeaux, ne ressemble donc pas à celui qui dirait les œuvres de Ciceronis.

Je ne vois guère que l'apocope que M. Ampère n'ait pas encore consacrée à marquer le cas régime. Il ne l'a pas oubliée non plus.—«Enfès (sic) faisait au cas régime enfant.» (Formation de la lang. franç., p. 71.)

Par la même raison sans doute, cit est le nominatif de cité; mes, de messager; lin, de lignage; mi de milieu; etc. Dans les passages que j'ai cités à l'article de l'apocope, on trouvera des exemples de ces mots employés tantôt comme sujets, tantôt comme compléments. Les livres en sont pleins; ce serait perdre le temps à plaisir que de s'arrêter à les rassembler ici.

Le cas régime tel que nous le représente M. Ampère, s'il pouvait exister, serait de tous les protées le plus insaisissable. M. Guessard lui a trouvé de bon compte dix-huit formes, sans celles qu'en suivant les mêmes données on ne manquerait pas de découvrir, et que M. Ampère n'a point recueillies. Défions-nous des systèmes trop savants ou trop ingénieux, d'autant plus à craindre qu'il est toujours facile de trouver de quoi justifier le pour et le contre, en lisant les textes un œil ouvert et l'autre fermé.

Les mêmes auteurs ont composé pareillement une déclinaison de l'article, dont le tableau majestueux se déploie dans plusieurs traités ou dissertations savantes sur cette matière. Voyez-en l'appréciation dans la IIIe partie, à l'article IL, LI.

§ II.

Je ne dirai ici qu'un mot des patois, si doctement ennoblis sous le titre imposant de dialectes. L'importance en a été singulièrement exagérée, et cela se conçoit: sitôt que les philologues rencontraient une discordance d'orthographe, une forme inusitée, inexplicable pour eux, ils s'en tiraient par un dialecte. Le dialecte invoqué ne manquait à personne et ne trahissait personne. C'était, au lieu d'un aveu pénible, une espèce d'ajournement scientifique; et tout ce qui ne pouvait se loger dans le réceptacle des déclinaisons, on le jetait au delà, dans l'abîme ténébreux des dialectes.

Avec autant de bonne foi que d'intrépidité, Fallot résolut un jour de plonger dans ce chaos, pour en retirer tous les débris qu'il y verrait surnager, les exposer au soleil, les classer chacun avec une étiquette, et finalement en construire un beau monument d'architecture grecque, vis à vis son palais des déclinaisons, qui était d'architecture latine. La mort le surprit à la tâche. Des mains pieuses et amies ont publié les matériaux considérables, mais confus, qu'il avait déjà rassemblés. Ce recueil fait regretter vivement la perte d'un homme doué à un si haut degré de patience et d'application, et qui, joignant à ces qualités beaucoup de savoir, aurait pu rendre à la science d'éminents services.

Mais quant à l'entreprise de Fallot, la science n'a, je crois, rien perdu à ce qu'elle soit demeurée interrompue. Telle que Fallot l'avait conçue, c'était le treizième travail d'Hercule, et j'attribue le quatorzième à celui qui en aurait tiré quelque chose.

Il faut observer que les patois n'ont jamais existé que comme langage, et nulle part à l'état de langue littéraire écrite. Cela est si vrai qu'il serait impossible de montrer un seul texte, dix lignes rédigées véritablement en picard. Cependant la Picardie peut disputer la gloire d'avoir fourni le plus grand nombre d'écrivains au moyen âge. C'est que, même avant la centralisation moderne, il y eut toujours un centre; dès avant Philippe-Auguste, ce centre était Paris. Il y avait un peuple français et une langue française, à laquelle le trouvère picard ou bourguignon se faisait une loi de se conformer, au mépris du ramage de son pays. De toutes parts on tendait à l'unité. Venez me dire ensuite qu'il était impossible au provincial d'éviter dans son style tout provincialisme, j'en demeure d'accord; mais, de bonne foi, est-ce là ce qu'on peut appeler un dialecte? C'est se moquer que de le prétendre, et parodier les Grecs à trop bon marché. Je le répète, qu'on me montre une composition, n'eût-elle qu'une page, de franc picard, ou de pur bas-normand, ou de bourguignon, pareil aux noëls de la Monnoye, et je croirai à vos dialectes littéraires; sinon je ne croirai qu'à la langue française, pratiquée avec plus ou moins de pureté, comme il se voit de nos jours.

Avant donc de mettre en fait les dialectes, mettons-y le français. Cherchons le français, c'est le principal; le reste n'est que très-accessoire. Fallot, par malheur, a commencé par chercher les dialectes. Il supposait des tourbillons en linguistique, pareils aux tourbillons philosophiques de Descartes, et prétendait résoudre à sa manière le problème d'Ésope: Détourner de la mer tous les fleuves qui s'y rendent. L'opération faite, il ne serait plus resté ni mer, ni langue française.

Fallot s'est mis à l'œuvre sans même s'être fait une idée bien nette de ce qu'il cherche, et de ce qu'il entend par dialecte. Il s'amuse à des différences d'orthographe dans la notation de mots français, et il ne manque pas d'en conclure des différences de prononciation. S'était-il d'abord occupé de fixer les rapports de l'écriture au langage? Nullement; on ne voit pas qu'il y ait jamais songé. Mais il applique ingénument à l'écriture du XIIe siècle toutes les conventions qui régissent l'orthographe au XIXe, et voilà le principe qui lui fournit toutes ses conséquences. Aussi qu'arrive-t-il? De ses trois dialectes, normand, picard et bourguignon, il n'en est pas un auquel il parvienne à fixer un caractère. Les signes distinctifs de celui-ci reparaissent à moitié dans celui-là, et le reste est commun au troisième; ils rentrent tous l'un dans l'autre. Dans cette tentative de système, tout vacille, tout chancèle, parce que ce n'est autre chose que l'étude approfondie d'une illusion.

L'étude des patois proprement dits serait intéressante et profitable; mais elle paraît offrir de grandes difficultés, car les patois ont leurs racines situées beaucoup plus profondément que celles de la langue française. Il faudrait creuser jusqu'aux idiomes usités dans chaque province avant la conquête latine, en commençant par replacer cette province dans l'ensemble politique dont elle était un élément. Par bonheur, on peut étudier la formation du français, à part de celle des patois. Quant à ces variations que l'usage introduisait d'une province à l'autre, cela n'est qu'à la superficie du langage. Qu'on prononçât ici du fu, et là du feu; un lou et un leu; mon fi, mon fieu ou mon fiu, ce n'est pas de quoi faire un si grand bruit. Quand nous serons assurés de la prononciation générale, les formes particulières, les provincialismes se détacheront d'eux-mêmes.

Appelons, si vous voulez, ces provincialismes des dialectes; le nom n'y fait rien, pourvu qu'on s'entende bien sur la chose signifiée. Ces dialectes me paraissent pouvoir faire l'objet d'un travail spécial secondaire, dont je n'ai pas cru devoir compliquer celui-ci.

TROISIÈME PARTIE.
APPLICATIONS ET CONSÉQUENCES.

AVERTISSEMENT.

Dans les deux premières parties, nous avons tâché d'établir une théorie; dans la troisième, nous allons chercher à la vérifier par des applications, à justifier les principes par les conséquences. Sans cette troisième partie, on ne verrait guère de quelle utilité peuvent être les deux autres. La question de l'orthographe et de la prononciation primitives du français pourrait ne sembler qu'une curiosité philologique, bonne à renfermer dans le cabinet d'un littérateur, à défrayer quelques discussions entre savants, et rien au delà.

Il n'en va pas ainsi, au moins dans mon opinion. Cette étude doit servir à raffermir, en les éclairant, les bases de notre idiome; à expliquer en beaucoup de points notre langue moderne, et à protéger sa marche dans l'avenir. La comparaison de ce qui a été avec ce qui est, conduira plus sûrement vers ce qui doit être. En reconnaissant nos fautes et les causes de nos fautes, nous nous trouvons à même d'en réparer encore une partie, et nous apprenons à nous détourner d'écueils désormais connus.

J'indique ici les résultats, non de ce que j'ai fait, mais de ce que pourront faire de plus habiles, en pratiquant la même voie. Je me borne à réclamer l'honneur d'y avoir hasardé le premier pas; de plus forts iront plus loin.

La lecture de cette troisième partie dédommagera quelque peu, je l'espère, ceux qui auront eu la patience de me suivre jusque-là. Il m'eût été facile de réunir un nombre bien plus considérable d'observations; car étant donnée la théorie, l'on trouve à chaque pas à faire une expérience. J'en laisserai le plaisir ou l'ennui à ceux qui le voudront prendre; il me suffit de montrer de quelle façon l'on peut y procéder. Si parmi ces remarques détachées il s'en est glissé quelqu'une sans rapport immédiat avec les principes que j'ai tâché d'établir, on voudra bien me la pardonner. Elle intéresse toujours la langue par quelque côté; à ce titre, si elle est juste, elle est utile, et je ne sors pas de mon sujet. D'ailleurs, je n'ai pas pour dernier but les syllabes et la grammaire, mais la littérature. C'est pour arriver plus sûrement à ce terme que j'ai pris un point de départ si éloigné. Tout ce qui peut, en faisant connaître la littérature du moyen âge, donner l'envie avec les moyens de l'étudier, rentre donc dans mon plan, et je pense qu'après avoir lu tant de détails élémentaires, on ne me reprochera pas ces courtes excursions dans une région moins aride et plus élevée.

CHAPITRE PREMIER.

De l'articulation des consonnes chez les modernes.—Conséquences du système actuel: vers faux, rimes fausses, hiatus.

Nous nous croyons infiniment supérieurs à nos pères en fait de langage et d'art. Je ne prétends pas nier le progrès sur bien des points; mais défions-nous des illusions de l'amour-propre et de l'habitude. Dans ces changements considérables effectués depuis le moyen âge, tout n'a pas été bénéfice. A la fin du XVIe siècle, Pasquier faisait déjà cette remarque pleine de sens: «Il n'est pas dit que tout ce que nous avons changé de l'ancienneté soit plus poly, ores que il ait aujourd'huy cours.» (Recherches, liv. VIII, chap. III.) Gagnant sur certains points, nous avons dû perdre sur certains autres; et pouvait-il en être différemment? Cela serait contraire à la nature des choses humaines, où il n'y a pas de bien sans mélange.

Notre versification, par exemple, se vante d'être si perfectionnée! Que dirait-on si, avec ses règles austères et ses dehors rigoureux, je la faisais voir pleine d'hiatus bien réels, de vers faux, semblable à une prude convaincue de galanterie? Si, m'appuyant sur la manière moderne d'articuler les consonnes finales et les consécutives distinctement, je montrais certains vers de Racine plus durs et d'une mesure moins exacte que ceux de Rutebeuf ou de Gautier de Coinsy? On crierait au paradoxe. Soit! c'est un paradoxe; mais tout paradoxe n'est pas une fausseté: autrement, il faudrait établir en principe que l'opinion commune est toujours infaillible. En tout cas, le mérite ne serait pas à Rutebeuf, ni le tort à Racine; tout aurait dépendu de la diversité de l'instrument qu'ils mettaient en jeu.

Arrêtons-nous un moment à cette question, qui en vaut la peine; car si cette étude du vieux langage offre quelque utilité pratique, c'est par les rapprochements et les comparaisons avec la langue moderne.

On met de nos jours une affectation extraordinaire à détacher toutes les consonnes, surtout les finales; on orthographie en parlant. On dira, par exemple: Toujours zinjustes zenvers zelle,—un discours zinstructif,—que vous êtes zaimable!—l'art tantique,—j'ai froid taux mains,—un pied tà terre,—à tort tet à travers, etc., etc.; prononciation affreuse! Ménage avertit qu'on doit prononcer pié à terre: «C'est comme parlent les honnêtes gens,» Il veut qu'on écrive sans t, à tor et à travers, en quoi il n'a pas raison; mais du moins nous fait-il par là connaître le bon usage de son temps. Soyez sûr qu'on doit dire discour instructif, l'ar antique, enver elle. Quel est le but de la consonne finale? faciliter la liaison sur le mot suivant. Une seule consonne y suffit; en sonner deux, c'est blesser l'esprit de la loi par une observation exagérée de la lettre.

Je poserais donc cette règle générale, que, dans les mots au singulier terminés par deux consonnes, c'est par l'avant-dernière que la liaison s'effectue. La dernière est muette.

Au contraire, dans les pluriels, c'est la dernière qui prévaut.

Je tiens que voilà le principe, mais je ne nie pas que l'usage ne nous contraigne à recevoir de fâcheuses exceptions. Il faut bien se résoudre à prononcer:

Boileau, correcque tauteur de quelques bons écrits,

en sonnant le c et le t de correct. Talma disait de même, dans l'École des Vieillards:

Maudit respecque thumain, qui m'oblige à me taire!

C'était une faute, car l'usage veut respè khumain.—Mais pourquoi l'usage ne souffrirait-il pas aussi corrè kauteur?

Quelques inconséquences de ce genre ne doivent pas empêcher la règle d'être admise.

La liaison la plus douce et la plus coulante est assurément celle qui se pratique sur une liquide; aussi, nos pères disaient-ils: Un fil ingrat, comme: Une mor affreuse. Rien de plus logique. Je ne crois pas possible de revenir sur les droits prescrits de l'l pénultième, de remettre en vigueur l'ancienne prononciation, maintenue du temps de Th. de Bèze, il ont, il auraient, au pluriel. Seulement, il faudrait gagner de dire comme les paysans: Is ont, is auraient, au lieu de ile zont, ile zauraient. Sonner séparément l'l et l's, c'est trop de moitié. Si l'on estime cette articulation raisonnable, que ne dit-on également un file zingrat? Nous disons par bonheur encore, fiz ingrat, en ne sonnant qu'une consonne.

Les droits de l'r pénultième pourraient encore être sauvés: l'usage, qui repousse comme ridicule fil ingrat, n'est pas si contraire à mor affreuse, discour écrit, vos malheur et les miens, etc. On prononce, au Théâtre-Français:

Le dirai-je? vos yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos malheurs zétaient moins occupés.
(Iphigénie, act. II, sc. 1.)
Me laisse dans les fers zà moi-même inconnue.
(Ibid., act. II, sc. 7.)
J'aurais eu des remords z'en accusant Zopire.
(Mahomet, act. III, sc. 1.)

C'est horrible! Cette liaison par-dessus l'hémistiche, qui de plus introduit un e muet aux dépens de la mesure, déchire les oreilles. Il est clair qu'il faudrait dire:

A pleurer vos malheur étaient moins occupés.
Me laisse dans les fer à moi-même inconnue.
J'aurais eu des remor en accusant Zopire.

Un enfant sentirait combien on gagne à supprimer l's: il en reste toujours assez.

Voilà pour les finales doubles; mais, même pour les simples, la coutume actuelle est bien différente de l'ancienne. Il n'est personne qui ne se croie obligé de prononcer, Les larmes zaux yeux; Les larme aux yeux, passerait pour une négligence excessive, un indice de mauvaise éducation ou d'habitudes vulgaires. Cependant il existe encore quantité de vieillards prêts à vous attester que, dans leur jeunesse, on se fût singularisé en parlant ainsi dans la conversation, et que l'usage alors prescrivait tout bonnement, Les larme aux yeux.

Cette prononciation a été celle de nos pères:

Trois aveugleS un chemin aloient…
Li trois aveugleS à l'oste ont dit…
(Barbazan, III, p. 69 et 78.)

Dans le fabliau où Diderot a pris l'idée des Bijoux indiscrets:

S'il vous parle et s'il vous respont,
Prenez sur moi dix livreS adonc.
(Barb., III, p. 119.)

Ces exemples, qu'on pourrait accumuler en très-grand nombre, prouvent qu'on ne tenait pas toujours compte de l's du pluriel; mais observez que cette licence se rencontre surtout dans les fabliaux, dont la poésie devait être plus rapprochée du langage familier. Dans la chanson de Roland, dans le style épique, la règle est d'habitude plus sévère, quoique le poëte ne s'interdise pas absolument le bénéfice de cette faculté. Voici un passage où l'on verra les deux pratiques réunies. C'est dans la description de l'horrible tempête qui éclate pendant la bataille de Roncevaux:

Orez i ad de tuneire et de vent,
PluieS e gresils demesureement;
Chiedent li fuldres e menut e suvent,
E terremoete ço i ad veirement.
Cuntre midi tenebreS i ad granz:
Ni a clarted se le cels ne s'i fent.
(Roland, st. 109.)

«Orages y a de tonnerre et de vent, pluie et grésils ce démesurément; les foudres tombent menu et souvent; et grands tremblements de terre, grandes ténèbres du côté du midi. Il n'y a de clarté que celle des éclairs qui fendent le ciel.»

L's de pluies ne compte pas au second vers; l's de ténèbres compte au troisième.


Au surplus, tout ne me paraît pas précisément regrettable dans l'ancienne prononciation. Sans prétendre décider si l'annulation facultative ou le maintien constant de l's est un tort ou un droit, je me contente d'observer que la mesure des vers exige impérieusement l'articulation de la consonne finale. La haute éloquence et la poésie ont leurs intérêts communs; ainsi je crois qu'au théâtre et dans le discours solennel, la question n'est pas douteuse. Il n'est pas douteux non plus qu'il existait autrefois deux prononciations: l'une d'apparat et rigoureuse, l'autre familière et plus négligée. Qu'on ne s'y trompe point: ce n'était pas un mal. La délicatesse des nuances dans le langage correspond à celle des esprits; ce sont les gens grossiers ou les pédants qui effacent les nuances.

De tout temps on a vu des hommes empressés à se distinguer par leur langage. Le XVIIe siècle connaissait comme le nôtre ces personnages roides, empesés, qui étalent sur leurs doctes lèvres leur belle orthographe, et affectent sans cesse d'humilier le prochain par leurs nobles façons de dire et leur prononciation transcendante. C'est à l'émulation d'imiter ces beaux parleurs que nous devons la mode de faire ressentir cette multitude d'affreuses consonnes qui semblent se siffler elles-mêmes. Le mal a toujours été de pis en pis. Il existait déjà sous Louis XIV et auparavant, mais encore avait-il certaines limites: il n'en a plus aujourd'hui, et son triomphe est complet. Écoutons là-dessus le témoignage de Molière, dans l'Impromptu de Versailles.

MOLIÈRE (à du Croisy).

«Vous faites le poëte, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage; marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe

(Scène 1.)

Cette exactitude de prononciation était donc encore en 1663 le caractère d'un ridicule, et Molière, loin de la pratiquer, la jouait en plein théâtre, devant la cour la plus polie de l'Europe, devant les grands seigneurs, dont pas un ne prononçait autrement que des piqueux et des porteux. Aujourd'hui la pédanterie du poëte de l'Impromptu a infecté toute la nation; et le théâtre même, qui fut si longtemps une école de bon langage, le théâtre a perdu la tradition de Molière, et s'est laissé gagner à la contagion des précieux ridicules. La chose est venue au point que nous n'avons presque plus de monosyllabes en français. Les gens, les vers, les fils, les mœurs, sont devenus des genses, des mœurses, des verses, des fisses. Feu madame Paradol, dans Rodogune, n'y manquait pas:

Mais, soit justice ou crime, il est certain, mes fisses,
Que mon amour pour vous fit tout ce que je fis.

Désaugiers était assurément plus exact, lorsqu'il faisait chanter à Vénus ce couplet, dans la parodie de Psyché:

Ah! fi, fi, fi, libertin, fi!
Je n' suis plus votre mère;
Ah! fi, fi, fi, libertin, fi!
Vous n'êtes plus mon fils.

Nous en sommes à appeler rime riche une rime qui ne rime pas; l'accouplement d'une rime masculine avec une féminine:

Et cinq cent mille francs avec elle obtenus
La firent à ses yeux plus belle que Vénusse.
Et les dieux jusque-là, protecteurs de Pârisse,
Ne nous promettent Troie et les vents qu'à ce prix.

Il faut tout l'empire de l'habitude pour nous faire accepter cette barbarie. Personne cependant n'y prend garde. Un étranger ne comprendra jamais pourquoi la finale du berger Pâris se prononce autrement que celle de la ville de Paris.

Vous me direz que ces abus existaient pour la plupart du temps de Racine. Hélas! oui: la décadence est née au sein même de la perfection; on abusait déjà de l'instrument que Racine et Fénelon n'avaient pas encore achevé de polir. Il faut bien avouer que, dès le siècle de Louis XIV, on faussait les rimes, on introduisait dans les vers des syllabes parasites:

Quelquefois, poure flatter ses secrètes douleures,
Elle prend des enfants, les baigne de ses pleures.
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
Daignez la voire, seigneure, daignez la secourire.
O ciel! Œnone est morete, et Phèdre veut mourire!
Qu'on rappelle mon fisse! qu'ile vienne se défendre.
Mais dans le temps fatale que, repassant les flots,
Nous suivions malegré nous les vainqueures de Lessebosse
Je répondrai, madame, avecque la libere
D'un soledat qui sait male fareder la vérité.
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecques un double sacrifice.

Faites réciter ces vers par un contemporain de saint Louis ou de François Ier. Le résultat pourra vous en paraître bizarre, ridicule; nous sommes portés à rire de tout ce qui sort de nos habitudes, et l'oreille est encore bien plus superbe et plus intolérante que les yeux. Mais vous serez forcé de convenir que l'harmonie de ces vers est plus douce, plus égale, que lorsqu'on leur applique les règles ou plutôt le déréglement de la prononciation moderne:

Queuquefois, pou flatter ses secrètes douleux,
Elle prend des enfants, les baigne de ses pleux…
. . . . . . . . . . Daignez la secouri.
O ciel! Œnone est môte, et Phèdre veut mouri!
Qu'on appelle mon fi, qu'i vienne se défendre.
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grais un double sacrifice.

Supposons qu'à votre tour vous récitez à cet homme ressuscité du moyen âge des vers du Roland ou du Garin, en les accommodant à la prononciation moderne. Il se récriera, il vous traitera de barbare, d'homme sans oreille ni goût. Et si vous lui soutenez que ces épithètes ne sont dues qu'à lui et à ses contemporains, il entrera dans une juste colère: Osez-vous bien vous faire juges de l'harmonie, vous qui ne soupçonnez ni la prononciation du français, ni les rapports de notre écriture à notre prononciation? Je vous trouve bien insolents de nous condamner ainsi, et d'imaginer que le ciel a mis en vous les premiers la sensibilité de l'ouïe, comme si jusqu'à vous le Créateur n'eût pas encore perfectionné la machine humaine! Apprenez que l'homme est sorti parfait des mains de Dieu, et que s'il est parvenu à modifier son organisation en quelque chose, c'est à son détriment, non à son profit. Vous vous croyez améliorés! dites donc empirés. Du temps de Rutebeuf, d'Adenes, de Raimbert, de Paris, aurions-nous jamais supporté ces vers faux, ces fausses rimes, toutes ces cacophonies abominables qui pleuvent à verse dans vos poëtes les plus vantés, et font s'extasier vos académies? Non, jamais. Vous parlez d'hiatus. Quelle hardiesse à vous, quelle impudence de prononcer ce mot! Où rencontrer un amas d'hiatus plus choquants que dans votre Molière, votre Boileau, votre Corneille, votre la Fontaine et votre Racine? J'en rougis pour vous et pour la langue française:

. . . . . . . . . . . . . Ce héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré…
Où courez-vous ainsi, tout pâle et hors d'haleine?…
(Racine.)
Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse…
La sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même…
L'innocente équité honteusement bannie.
(Boileau.)
Puisque si hors de temps son voyage l'arrête…
(Molière.)

Boileau, formulant la règle qui proscrit l'hiatus, en commet deux à l'abri de l'inconséquence de l'usage. Cette malice a été fort admirée:

Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit en son chemin par une autre heurtée.

Et l'hiatus qui se fait d'un vers à l'autre?

Dans un calme profond Darius endormi
Ignorait jusqu'au nom d'un si faible ennemi…
Ni serment ni devoir ne l'avait engagé
A courir dans l'abîme où Porus s'est plongé…
(Racine.)

Et l'hiatus dissimulé à l'œil par certaines consonnes qu'il est d'usage de ne point prononcer dans certains mots?

Je reprends sur-le-champ le papier et la plume.
Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent.
(Boileau.)
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise.
(Molière.)
Maint chevalier errant qui rend grâces aux dieux.
J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau.
(La Fontaine.)
Le manteau sur le nez ou la main dans la poche…
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
(Racine.)

Est-ce là des hiatus, oui ou non? Vous ne verrez chez nous rien de pareil. Vous me reprochez va il, a on, que nous prononcions vat il, at on; c'est justement comme lorsque vous niez l'hiatus de huissier ayez, en vous armant de l'r finale de huissier, laquelle ne se prononce pas. Vous êtes dans les deux cas dupes de votre vue au préjudice de votre ouïe. Vos vers modernes semblent fabriqués pour des sourds qui auraient de bons yeux; les nôtres charmeront encore les aveugles qui conservent de bonnes oreilles. Si Homère pouvait juger notre débat, à qui pensez-vous qu'il donnât gain de cause?

Ce que j'en dis n'est pas pour nous défendre de tout hiatus. A Dieu ne plaise, ni à Apollon son serviteur! Il y a des hiatus très-doux et très-musicaux. Nation, Danaé, Simoïs, violence, sont délicieux à l'oreille; nous n'avons pas été si sots que de les proscrire. Vous me direz sans doute que ces hiatus ont lieu dans le corps d'un seul mot, et non pas d'un mot à un autre. Belle distinction, et profonde! Est-ce que l'intervalle qui sépare les mots sur le papier subsiste pour l'oreille? Écoutez parler une langue à vous inconnue, ou peu connue; est-ce que vous surprenez où finit un mot et où un autre commence? Toute une phrase ne glisse-t-elle pas à l'oreille comme un seul et unique mot? Qu'est-ce donc que cette distinction artificielle? Faites-moi la grâce de m'expliquer la différence entre l'impersonnel il y a et le nom de la vestale Ilia; comment l'un forme un insupportable hiatus, et l'autre une charmante harmonie. Cela paraît très-raffiné! Grâce à ce raffinement et à l'absolutisme d'une règle absurde, votre poëte est dispensé de montrer du tact dans le choix de ses hiatus, admettant celui-ci et repoussant celui-là. Non; tout hiatus, quel qu'il soit, est banni. Votre loi brutale ne souffre point d'exceptions: aussi êtes-vous arrivés à ce beau résultat, que vos vers fourmillent d'hiatus, et légitimes, qui pis est!

Jugez la valeur relative de nos principes par la différence des effets: nous, avec des voyelles en contact, nous savions éviter l'hiatus à l'aide des consonnes intercalaires; et vous, vous trouvez moyen d'avoir des hiatus entre deux voyelles séparées par une consonne écrite. Il faut avouer que le progrès est admirable! Nous sommes en effet les barbares, et vous êtes les gens civilisés, les grands artistes!

A ce discours du ressuscité, je ne vois pas trop ce qu'il y aurait à répondre.

CHAPITRE II.

Du patois des paysans de comédie.

Les poëtes comiques, Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, mettent dans la bouche de leurs paysans un patois qu'on n'entend plus guère qu'au théâtre. Ce n'est pas du tout, comme on serait tenté de le croire, un langage de convention, inventé pour différencier sur la scène l'homme bien élevé de l'homme rustique et sans éducation; c'est le véritable langage d'autrefois, qui était dans l'origine celui de tout le monde, qui s'est trouvé ensuite le langage des classes inférieures, parce que celui des hautes classes s'était modifié, et qui, aujourd'hui, est presque effacé même parmi le peuple, parce que le peuple finit toujours par subir plus ou moins l'influence de la classe supérieure. Il résiste longtemps; il ne cède que lentement et comme à regret; mais enfin le contact journalier, l'instinct d'imitation de ce qui paraît meilleur, produisent leur effet, et gagnent quelque chose sur l'habitude et sur la fidélité aux traditions. Pour son langage comme pour son costume, le peuple ne court pas à la mode; il y vient le dernier. Mais la mode une fois adoptée, il ne s'en veut plus séparer. Nous ne huons aujourd'hui sur les épaules du peuple que les parures de nos grands-pères.

Examinons, pour nous en convaincre, quelques traits de ce patois consacré au théâtre.

Un des plus caractéristiques est l'alliance d'un verbe au pluriel avec un pronom personnel au singulier: Je sommes pour être mariés ensemble, dit Pierrot à Charlotte (D. Juan); et Martine:

Ce n'est point à la femme à prescrire, et je sommes
Pour céder le dessus en toute chose aux hommes!

C'est ainsi qu'on parlait à la cour de Henri III. Henri Estienne note ce solécisme comme éclos au Louvre de son temps:

Pensez à vous, ô courtisans,
Qui, lourdement barbarisants,
Toujours j'allions, je venions, dites…

«Ce sont les mieux parlants qui prononcent ainsi: J'allons, je venons, je disnons, je soupons

(Du Langage français italianisé.)

Mais Henri Estienne se trompe, au moins quant aux dates. Dans sa haine contre Catherine de Médicis, haine où il entre beaucoup de fiel religionnaire, comme de protestant à catholique ultramontain et ligueur, Henri Estienne impute à la cour de Henri III tout ce qu'il peut lui imputer, juste ou non; il fait arme de tout. Pour le dire en passant, c'est là ce qui gâte ses Dialogues du langage françois italianisé, et commande de ne s'y fier qu'avec grande réserve; car l'auteur, s'il n'est de mauvaise foi, est mal instruit. Il va jusqu'à prétendre que François Ier ne pouvait souffrir les courtisans qui italianisaient. Mais au contraire: cette manie d'italianisme, que Henri Estienne fait naître sous Henri III, remonte à François Ier. On en rencontre la trace dans tous les écrits du temps, dans Marot, dans la reine de Navarre, dans les correspondances des grands personnages; et, pour ne la point voir, il faut tout le parti pris de Henri Estienne. Le roi, bien loin de s'en plaindre, était le premier à en donner l'exemple. Toutes les fautes signalées avec tant d'amertume par Henri Estienne, non-seulement François Ier les commettait en parlant, mais il les écrivait même. La substitution de l'a à l'e, de la diphthongue ou à l'o simple:

N'estes vous pas de bien grans fous
De dire chouse au lieu de chose à
De dire j'ouse au lieu de j'ose?
Et pour trois mois, dire troas moas;
Pour je fay, vay, je foas, je voas?
En la fin vous direz la guarre,
Place Maubart, frère Piarre!
(Henri Estienne, Du lang. fr. ital.)

Or, prenez la lettre de François Ier à M. de Montmorency, rapportée à la suite des lettres de sa sœur Marguerite80, vous y lirez:

[80] Lettres de la Reine de Navarre, tom. I, pag. 467.

«Le cerf nous a menés jusqu'au tartre de Dumigny… J'avons esperance qu'y fera beau temps, veu ce que disent les estoiles, que j'avons eu le loysir de voir… Perot s'en est fouy, qui ne s'est ousé trouver devant moy…»

Ne voilà-t-il pas de quoi autoriser le langage de Martine, de Charlotte et de Piarrot:—«Par ma fi, Piarrot, il faut que j'aille voir un peu ça.—Tu dis, Piarrot?…—Je me romps le cou à t'aller dénicher des marles… etc.»

Nous commettons tous les jours cette faute de joindre un pluriel avec un singulier, et personne n'y prend garde, tant l'habitude excuse toutes choses. La seule différence est que nous avons retourné le solécisme de François Ier: c'est aujourd'hui le pronom que nous mettons au pluriel, avec le verbe au singulier. Le sentiment de la dignité personnelle est dans ces derniers temps monté si haut, que personne ne parle plus de soi qu'en disant avec emphase, nous, comme le roi. C'est une manière d'éviter le je, qui est, dit-on, odieux; ce nous solennel jusqu'au ridicule est-il plus modeste? Mais comme il faut que la grammaire retrouve toujours son compte, et qu'en définitive nous ne sommes qu'un, on laisse le participe au singulier. «Dans ce drame que nous donnons au public, nous nous sommes efforcénous nous sommes affranchi81…»

[81] Une autre formule de modestie raffinée consiste à parler de soi constamment à la troisième personne. Cela déguise et dissimule tout à fait la première:—«Celui qui écrit ces lignes… l'auteur de ce drame ne serait pas digne de suivre de si grands exemples: IL se taira, LUI, devant la critique… IL sent combien IL est peu de chose, LUI… IL se sait responsable, et ne veut pas que la foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'IL lui aura enseigné… IL fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet…» Dans toutes ces phrases, le je serait choquant; il et lui passent inaperçus.

Les poëtes comiques ne se bornent pas à marier le singulier et le pluriel, ainsi qu'on faisait dans la docte cour du Père des lettres; ils donnent à cette première personne du pluriel une forme qu'elle n'a plus. Au lieu de Nous avons, aurions, dirons, c'est Nous avommes, auriomes, dirommes.

PIERROT.

«Tout gros monsieur qu'il est, il serait, parmafiqué, nayé, si je n'aviomme été là.»

(D. Juan, act. II, sc. 1.)

On ne saurait mieux parler, ni d'une façon plus conforme à l'étymologie et à l'ancien usage.

En effet, observez que l'm caractérise en latin cette première personne: Habemus, habebamus, amamus, audimus, vidissemus, etc. L'orthographe primitive conservait cette m. Reportez vos regards vers l'origine de la langue française; comment parlait-on à la fin du XIe siècle?

—«Respundirent ces de Jabes: Dune nus respit set jurs: manderum nostre estre a tuz ces de Israel. Si poum aver rescusse, nus l'attenderum; si nun, nus nus renderum

(Ier livre des Rois, p. 36.)

«Répondirent ceux de Jabès: Donne-nous répit sept jours; (nous) manderons notre position à ceux d'Israël. Si (nous) pouvons avoir rescousse, nous les attendrons; sinon, nous nous rendrons.»

Cette m finale suivie d'une consonne était muette, et de là vient qu'on prononce nous manderons, attendrons; mais, suivie d'une voyelle, elle sonnait, par exemple dans ce verset:

«Le matin a vus vendrum, e en vostre merci nus mettrum

(Rois, p. 37.)

Il fallait prononcer «vendrome, et en votre merci nous mettrons

Le traître Ganelon, ambassadeur de Charlemagne, se présente à Saragosse devant le roi sarrasin Marsile,

Et dist al rei: Salvez seiez de Deu
Li glorius que devum aurer.
(Roland, st. 32.)

Lisez: Et dit au rei: Sauvez seiez de Deu li gloriou que devome aourer. Quem debemus a(d)orare.

Dans un autre passage, Marsile et ses courtisans conspirent l'assassinat de Roland, n'importe par quel moyen ni à quel prix:

Seit qui l'ociet, tute pais puis aueriomes82.
(Roland, st 28.)

[82] Les éditeurs ont mal à propos écrit averiumes, prenant sur eux cette distinction, qui n'existe dans aucun manuscrit, de l'u voyelle et de l'u consonne. La mesure démontre que c'est ici l'u voyelle qu'il faut prendre. En mettant averiumes, le vers est faux.

Aurioumes, auriomes, aurions.

—Qu'en avez fait? ce dit Fromons li viez?
—Sire, en ce bois l'avonmes nous laissié.
(Garin, t. II, p. 243.)

—«Se nous demenomes ensi li uns les aultres et alomes rancunant, bien voi que nous reperdrons toute la tiere, et nous meismes seromes perdu.»

(Villehard., p. 199.)

La troisième personne du pluriel a pour caractéristique l'n:

Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment.
(Roland, st. 83.)

Ferront, par syncope pour feriront; les Français sont bons, dit Roland; ils frapperont en braves.

Mais cette troisième personne aujourd'hui ne se termine plus en ont, excepté au futur; aux autres temps l'e muet a remplacé l'o; ils aiment, ils appellent, etc. Il y avait jadis plus d'uniformité:

PIERROT.

«Allons, Lucas, ç'ai-je dit, tu vois bian qu'ils nous appelont!… Que d'histoires et d'engingorniaux boutont ces messieux-là!… Jarni, v'là où l'on voit les gens qui aimont!…»

(Don Juan, act. II, sc. 1.)

Je retrouve également cette forme dans la traduction du livre de Job, faite au commencement du XIIe siècle:—«Li Caldeu… envaïrent les chamoz, si les enmenont

(P. 501.)
Un duc i ot, qu'apelont Fauseron.
(La Desconfite de Roncevaux, introd. du Roland, p. 55.)

«Il y eut un duc qu'ils appellent Fauseron.»

Cette forme dérive manifestement de la forme latine en unt: legunt, audiunt, faciunt. On disait ils font, et, par analogie, ils lisont, ils entendont. L'esprit humain tend toujours à la simplicité, à l'unité. Comme nos pères avaient regardé la seconde déclinaison latine pour régler sur elle leurs substantifs masculins, mettant une s au singulier (dominus) et l'ôtant au pluriel (domini) peut-être avaient-ils choisi de même la conjugaison en ere, ire, pour modèle de la leur.


Aucune consonne finale ne sonnait sur la voyelle précédente, mais elle était réservée pour sonner sur la suivante, s'il y avait lieu. Ainsi Pierrot parle aussi correctement que sensément lorsqu'il dit à Charlotte:

«Je te dis toujou la même chose, parce que c'est toujou la même chose. Et si ce n'était pas toujou la même chose, je ne te dirais pas toujou la même chose.»

(Molière, Don Juan.)

Par la même raison, entonnoi est très-bien prononcé pour entonnoirs.—«Ils avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes.»

(Ibid.)

Entonnois est comme refretois (refectoires), dans ce passage de la Cour de Paradis, où le bon Dieu, voulant convoquer une assemblée générale des saints, leur envoie comme huissiers saint Simon et saint Jude: Allez, leur dit-il,

Alez m'en tost par ces destrois,
Par chambres et par refretois;
Semonez-moi et sains et saintes.
(Barb., I, p. 202.)

Vous avez vu que la notation en sonnait toujours comme dans menteur, et jamais comme nous la faisons sonner aujourd'hui dans je viens et les noms propres Vienne, Ardennes, Gien, Agen. Vous ne serez donc pas surpris d'entendre les paysans du théâtre vous dire: Hé bian!—Je revians tout à l'heure.—Ça n'est rian!—J'en avons vu bian d'autres!

(D. Juan.)

Vous avez vu également que cette notation ui avait été inventée pour altérer la valeur originelle de ce caractère u, qui sonnait ou, comme en latin;—que d'abord ui sonna u, et plus tard i, toujours par un son simple.

Appliquez cette règle aux mots lui, je suis, je puis, et puis: vous approuverez nécessairement le peuple qui dit pisque, et pis; et Charlotte disant à Pierrot:—«Que veux-tu que j'y fasse? C'est mon himeur, et je ne me pis refondre.—Enfin, je t'aime tout autant que je pis!—Je vous sis bian obligée, si ça est.»

Et Pierrot disant à Charlotte:

«Ignia pas jusqu'aux souliers qui n'en soyont tout farcis (de rubans), depis un bout jusqu'à l'autre!…»

«Regarde la grosse Thomasse, comme alle est assotée du jeune Robin! Alle est toujou autour de li à l'agacer… toujou alle li fait queuque niche, ou li baille queuque taloche en passant…»

Vous dites encore, avec une réticence: Queu diable! pour quel diable!… absolument comme dit Pierrot: «Morgué! queu mal te fais-je?» (Voy. p. 54 et suiv.)


Vous avez été averti que oi sonnait jadis oué; que les Français avaient été successivement les Fransoués, puis les Francés; c'est pourquoi il est bon, aujourd'hui qu'ils sont devenus les Français, d'écrire leur nom par ai, en dépit des gens qui, pour ce fait, vilipendent encore tous les jours monsieur de Voltaire, comme ils l'appellent très-malignement.

Moi, foi, roi, étaient donc prononcés moué, foué, roué, en un monosyllabe très-bref.

Le son ouvert de cet oi est un des griefs de Henri Estienne contre les seigneurs de son temps, qui prononçaient troas moas, je voas. Pierrot avait pris d'eux cette mauvaise prononciation:

CHARLOTTE.

«Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine: si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

PIERROT.

«Ventreguienne! je gny en porterai jamais, quand tu m'en payerois deux fouas autant!» (Don Juan.)

Mais pour cette fouas il faut pardonner à Pierrot, car sa cause est la nôtre; et nous ne saurions le condamner sans nous enfermer dans le même arrêt.

Que reste-t-il encore? Certaines syncopes hardies.

CHARLOTTE.

«Je vous dis qu'ous vous teigniez!… Parce qu'ous êtes monsieu!…»

C'est encore un emprunt au langage de la cour de François Ier, qui disait sans façon, a'vous, sa'vous, pour avez-vous, savez-vous. La reine de Navarre ne s'est point fait scrupule d'user de cette syncope dans ses poésies mystiques, et Théodore de Bèze l'autorise par une règle expresse. (Voy. p. 225 et 226.) Ayant pour elle ces graves autorités, Charlotte ne peut être inquiétée pour son style.

Ce n'est pas la peine de s'arrêter à ces formes, je lairai, je donrai, pour je laisserai, je donnerai:

Compère Guilleri,
Te lairras-tu mouri?
(Chanson populaire.)
Garçon aiment joiel niant:
Il aiment plus le sec argent.
Ainsois li donrai quinze sous.
(R. de Coucy, v. 3123.)

«Les valets n'aiment pas les bijoux; ils préfèrent l'argent sec. Hé bien! je lui donnerai quinze sous.»

Sur ce futur syncopé, voyez pages 210-213.

Ces mauvaises liaisons, on z'a, on z'entra, sont également expliquées au chapitre des consonnes euphoniques:—«Uns entrad n'ad gaires el paveillom le rei, pur li ocire.» (Rois, p. 104)—«On entra naguère au pavillon du roi, pour le tuer.»


AVEC Z'UN. Dans un vaudeville de Désaugiers, une servante souhaitant la bonne fête à son maître: Acceptez ce rasoir, lui dit-elle, avec z'un cuir. On rit; il n'y a pas tant de quoi rire: Madelon prononce conformément à l'ancienne orthographe: Avecques un cuir. (Voy. p. 102.)

D'autres locutions, aujourd'hui condamnées, se trouvent dans les meilleurs écrivains du moyen âge, par exemple, tant seulement:

«Se nous sommes chi tant seulement cinq jours sans autre secours de viande, grant mervelle iert se nous ne sommes tous morz.»

(Villeh., p. 201.)

«Si nous restons ici seulement cinq jours sans autre secours de subsistance, c'est grand merveille si nous ne sommes tous morts.»

En un mot, et pour conclure, le patois des paysans de théâtre n'est autre chose que l'ancienne langue populaire, c'est-à-dire, la véritable langue française, notre langue primitive, qui s'est déposée au fond de la société, et y demeure immobile. C'est de la vase, disent avec dédain les modernes. Il est vrai; mais cette vase contient de l'or, beaucoup d'or.

CHAPITRE III.

De l'orthographe de Voltaire.

L'orthographe de Voltaire n'est point du tout de Voltaire, en ce sens, du moins, qu'il n'en a pas été le premier promoteur; mais comme il en a été le plus zélé, et qu'en définitive son zèle a triomphé, il n'y a pas d'injustice à lui en attribuer le mérite. Racine s'en était servi avant Voltaire, et d'autres avant Racine; seulement, ils ne l'avaient pas érigée en système.

Le grammairien Latouche, voulant indiquer la prononciation de l'oi dans les imparfaits des verbes, dit: «Je chantois, je mangeois, je chanterois; prononcez: Je chantais, je mangeais, je chanterais.» (T. Ier, p. 50, 4e édit.) Ainsi, la substitution était déjà trouvée, et la notation par ai signalée comme la plus exacte. Et ce n'est pas Voltaire qui avait soufflé Latouche, car Latouche composa son Art de bien parler français en 1694, l'année même de la naissance de Voltaire.

La querelle des François et des Français montre clairement que les partisans de l'ancienne notation, à la tête desquels marchait M. Nodier, n'entendaient absolument rien à la question. Ils partent tous de ce principe, que oi représentait autrefois le son que nous figurons ai aujourd'hui, et ils soutiennent que l'un y est aussi bon que l'autre. On vient de voir ce qu'en pensait un grammairien du commencement du XVIIe siècle. Il est faux qu'on prononçât jadis les Français: on disait les Fransoués. Oi sonnait comme oués très-bref. On disait le roué pour le roi, l'histouére, un vouéle, un clouétre, connouétre, etc.; manière de prononcer qui s'est conservée en quelques provinces, particulièrement en Picardie. Dans une satire à l'abbé de Tyron, imprimée à la fin du Regnier, édition de Genève (t. II, p. 161):

Et moi, qui ne veux point faire le moulinet,
Je quitterois le jeu nu-pieds et sans bonnet;
Je laisserois madame à desguiser l'histoire,
Au hasard de plaider maint jour pour son douaire.

Grimm, dans l'affaire de la mystification de l'abbé Petit, curé de Mont-Chauvet, en basse Normandie, rapporte que cet illustre auteur de David et Bethsabée faisait rimer angoisse et tristesse, et que Jean-Jacques Rousseau attaqua cette rime83. Le curé défendit intrépidement sa rime; Grimm ne dit pas par quels arguments, et c'est dommage. Mais enfin, l'abbé Petit aurait pu se mettre à couvert sous l'autorité de Saint-Gelais:

[83] Corresp., t. I, p. 407.

Il vint l'autre jour ung cafard
Pour prescher en notre paroisse,
Et je lui dis: Frere Frappart,
Qui vous fait venir ici? Est ce
Pour dresser l'ame pecheresse,
Ou chercher la brebis errante?
Non, dit il, la brebis je laisse
Pour avoir la laine de rente.

Évidemment, il faut prononcer parouesse.

Ouvrez le traité latin de Baïf, De re restiaria, imprimé en 1535, chez Robert Estienne; l'auteur traduit souvent en français le nom des objets dont il parle. Vous lisez là, ung voéle, ung mirouer, une boëtte, une coëffe, un boësseau, qu'on écrit aujourd'hui boîte, coiffe, boisseau, et qu'on prononçait alors bouéte, couéfe, bouésseau.

Marguerite, sœur de François Ier, reine de Navarre, fait rimer sans difficulté étoiles avec demoiselles:

Allez où sont dames et damoyselles
Comme un soleil au milieu des estoiles.
(La Coche, p. 316 du t. II des Marguerites.)

On prononçait étouéles.

Jacques Pelletier, du Mans, avait inventé un système complet d'orthographe, afin, disait-il, de conformer l'écriture à la prononciation. C'est peut-être le premier de nos grammairiens qui se soit mis en tête cette imagination malheureuse, si souvent reproduite depuis. C'est dommage, car Jacques Pelletier était un homme de mérite, fort bien venu de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, à laquelle il devait dédier son Traité de l'orthographe et de la prononciation. Mais Marguerite étant morte dans l'automne de 1549, un peu avant la publication du livre, Pelletier le dédia à Jeanne d'Albret, fille de la défunte. On a aussi de Pelletier un Art poétique en prose et des Opuscules en vers, où l'on rencontre de très-jolies choses; mais la lecture en est difficile et désagréable, parce que l'auteur a voulu donner le bon exemple, en employant le premier sa nouvelle et bizarre orthographe, exemple qui resta sans imitateurs. Aujourd'hui les livres de Pelletier ont le mérite de nous révéler bien des secrets de la prononciation du XVIe siècle; par exemple, ils nous donnent la certitude que oi sonnait oué.

DE DAMOÉSELLE LOUISE D'ANCÉZUNE AN AVIGNON.

ODE.

Les histoeres sont pleines
De Corines, d'Héleines,
De Lucreces ancor.
Les poètes la gloere
Des fammes nous font croere,
La sonnant a grand cor… etc.
(Opuscules, p. 101.)

Observez que la prononciation que Pelletier prétend noter n'est pas celle de sa province, mais celle de Paris et de la cour.

Que d'ailleurs cette prononciation fut la prononciation traditionnelle du XIe siècle, l'orthographe constante du livre des Rois ne permet pas d'en douter. Le livre des Rois écrit les imparfaits en ois, oué.

Je croyais, dit Naaman, qu'Élisée viendrait jusqu'ici, putabam quod egrederetur ad me:—«Jo quidoué que il en eisit e jesque a mei venist.» (Rois, p. 362.)

Tant que l'enfant de Bethabée a vécu, j'espérais, dit David, que Dieu le guérirait; c'est pourquoi je jeûnais et pleurais:—«Tant cume li enfes vesquid, jo esperoué que Deu le guaresist, e pur ço jeunowe e pluroué.» (Ibid., p. 161.)

La raison alléguée par l'ancienne Académie pour repousser l'orthographe de Voltaire, c'est que oi était aussi propre que ai pour noter la finale de l'imparfait de l'indicatif. Ils posaient en principe cette erreur, qu'on avait toujours prononcé cet imparfait comme on fait aujourd'hui.

Voltaire ignorait que la prononciation eût changé considérablement; mais, pour noter ce qu'il entendait, il prenait dans l'orthographe contemporaine la notation à son avis correspondante au son, et il ne se trompait pas. On a de tout temps écrit grammaire, palais, le Maine, retrait, mais, jamais, si ce n'est en Normandie, où ce son était figuré par ei: Engleis, Franceis, pleidier, etc.

Ainsi, d'Olivet, d'Alembert, l'Académie, M. Nodier, et tous les adversaires de Voltaire sur cette question, commettaient une erreur double:

1o Ils attribuaient à la notation oi une valeur qu'elle n'a jamais eue;

2o Ils refusaient à la notation ai la valeur qui lui a toujours été propre depuis que notre langue possède des diphthongues; sans compter l'erreur d'attribuer à Voltaire ce qui ne lui appartenait pas. Puisque, selon eux, oi équivalait si pleinement à ai, que n'écrivaient-ils la province du Moine, un palois, la grammoire, le verbe foire, etc.? Pourquoi deux notations diverses du même son?

L'orthographe dite de Voltaire avait été proposée, en 1675, par un avocat du Parlement de Rouen, nommé Bérain. Après des combats opiniâtres, elle a fini par triompher en 1835: l'Académie française, dans sa nouvelle édition de son dictionnaire, adopte enfin l'orthographe de Voltaire. Dieu soit loué! Il a fallu cent soixante ans pour en arriver là! Encore ni lui, ni elle, peut-être, n'ont-ils jamais bien su combien cette mesure était au fond raisonnable et juste.


Voltaire écrivait et voulait qu'on écrivît fesant, bienfesant, et il avait raison: la forme la plus ancienne n'est pas faire, mais fere. Cela est attesté non-seulement par les manuscrits, mais encore par ces formes, je ferais, je ferai, et par le prétérit je féis, contracté maintenant en je fis. Il est impossible de tirer je fis de la forme faire.

Le livre des Rois écrit toujours, en contractant, je frai, tu fras, qui ne peuvent venir que de fere.

Pourquoi écrivons-nous, en effet, je prendrai avec contraction, et je ferai sans contracter?

Théodore de Bèze est contre fesant, parce qu'il pose en principe que l'infinitif est faire, et ne veut pas qu'on change le spondée en ïambe. Ménage est pour; et sa raison est encore meilleure que celle de Bèze: c'est que le peuple parisien prononce fesant: «Il faut donc dire fesant

Le hasard a voulu que Ménage tirât ici d'une règle fausse une conséquence juste. La prononciation populaire est une induction qu'il faut vérifier, mais non pas une autorité absolue. Il est également indigne d'un esprit critique d'admettre ou de rejeter par cette seule considération: Le peuple dit ainsi. C'est pourtant la manière habituelle de procéder de Ménage: il se détermine en faveur de nentilles et castonade, contre lentilles et cassonade, parce que la première prononciation est celle du peuple de Paris.


Enfin le troisième point de la réforme proposée par Voltaire porte sur les pluriels en ants ou ents, d'où Voltaire retranche le t.

J'ai fait voir (p. 77-81) combien cette suppression était logique et conforme à l'usage primitif. Je ne reproduirai pas ici mon argument, mais je citerai celui d'un élève de M. Nodier, par conséquent violent antagoniste de Voltaire. L'école de M. Nodier reproche à Voltaire d'avoir corrompu l'ancienne orthographe; c'est là le grand crime, l'accusation terrible! On ne manque pas de la mettre en avant au sujet des pluriels dépouillés de leur t.

«De sorte que si une dame leur écrit qu'elle a des enfans charmans, ces étrangers, moins sots que les grammairiens de l'école de Voltaire, répondront à cette dame qu'elle est aussi charmane que ses enfans sont charmans

(Rem. sur la Lang. franç., I, 454.)

Ce raisonnement a droit de surprendre dans la bouche d'un élève de l'École des chartres, car il s'en suivrait rigoureusement que tous ceux qui ont écrit depuis l'origine de la langue jusqu'à la fin du XVe siècle, sont des sots de l'école de Voltaire. En effet, pas un ne met le t au pluriel, mais tous le changent en s: une caractéristique remplace l'autre.

Prenons une phrase des Cent Nouvelles:—«Advint, certaine espace après, que, par le conseil de plusieurs de ses parens, amis et bienvueillans, monseigneur se maria.»

(I, 102, édit. de M. Leroux de Lincy84.)

[84] Je la choisis comme la meilleure, et la plus fidèle aux manuscrits.

Cette orthographe de Louis XI ou de son secrétaire autoriserait donc à conclure que parent fait au féminin paranne, et bienveillant, bienveillane? Non; mais on en conclurait plus juste qu'il faut étudier les règles quand on est étranger, et même quand on ne l'est pas; et, par supplément, que si Voltaire est un sot, il l'est du moins en nombreuse et respectable compagnie.

En résumé, je vois que sur la question des imparfaits, sur celle du verbe faire ou fere, sur celle des pluriels, Voltaire, conseillé uniquement par le bon sens et par l'instinct, s'est rencontré avec les créateurs de notre langue; tandis que l'école imposante de M. Nodier, toute poudreuse et orgueilleuse de son moyen âge, s'est complétement fourvoyée sur les trois points. Mais Voltaire, aux yeux de certaines gens, peut-il avoir raison sur rien? Peut-il, ayant mal parlé de la Bible, avoir bien parlé de l'orthographe? Ils se sont donc obstinés, ils s'obstinent et s'obstineront, semblables à ces martyrs des croisades,

Qui tombaient pieux et fidèles,
En combattant jusqu'au trépas
Pour des vérités éternelles
Qu'eux-mêmes ne comprenaient pas.

Voltaire a déjà gagné son procès sur la première question, je veux dire sur l'orthographe des imparfaits. Il ne faut qu'avoir patience: il le gagnera de même sur fesant et je fesais, et sur les enfans et les ignorans.

CHAPITRE IV.

De l'âge de quelques mots et de quelques locutions.

Si jamais nous avons un bon dictionnaire français, ce ne sera pas avant qu'on possède l'acte de naissance de chaque mot. On en viendra là; ce travail est beaucoup plus effrayant par l'apparence qu'il n'est difficile en réalité. On a bien déterminé l'âge de chaque poignée de terre dont se compose notre chétif globe. Il est moins téméraire d'interroger les mots que d'interroger les pierres et la poussière. Si peu disposé qu'il soit à répondre, un mot sera toujours aussi capable de raconter son histoire qu'un grain de sable la sienne. Or, les grains de sable ont parlé; les mots parleront à leur tour; il n'est que de savoir s'y prendre.


Quand on sera par ce moyen arrivé au noyau de la langue française, je crois qu'on sera surpris de ce qu'on y trouvera: des mots regrettables tombés en débris, d'autres qui vivent encore à moitié, d'autres estropiés, d'autres qui, pour sauver leur existence, ont été obligés de se transformer, de se déguiser sous une acception nouvelle, parfois opposée à leur acception primitive: par exemple, le mot valet, qui a désigné successivement le fils d'un gentilhomme, un jeune prince, et un laquais du plus bas étage; vassal, vasselage, autrefois brave, bravoure; d'autres locutions qui semblent nées d'hier, et qui se retrouvent dans le berceau de la langue, parfaitement intactes, n'ayant, depuis six siècles, perdu ni altéré un seul de leurs traits.

Qui croirait que s'évertuer se trouve dans un poëme du XIe siècle, la chanson de Roland? Qui s'aviserait d'y chercher arpent, manœuvrer?

Roland à l'agonie lutte énergiquement contre la mort:

Co sent Rollans: la veue ad perdue,
Met sei sur piet, quanqu' il poet s'esvertue.
(Roland, st. 168.)

Et l'archevêque Turpin, également blessé à mort, se traîne vers un ruisseau pour y chercher un peu d'eau, dont il ranime Roland évanoui; mais le cœur lui manque au bout de quelques pas, il tombe:

Einz qu'on alast un seul arpent de camp,
Falt li le coer, si est chaeit avant.
(Id., st. 163.)

L'unique différence, c'est que l'arpent marquait alors une mesure de champ beaucoup plus petite.


MANŒUVRER ou MANOUVRER signifiait ouvrer de la main. La poignée dorée de Joyeuse, l'épée de Charlemagne, était manouvrée:

En l'oret punt l'a faite manuverer.
(Roland, st. 179.)

Regnard fait dire au Crispin du Légataire:

Quarante mille écus d'argent sec et liquide,
De la succession voilà le plus solide.

ARGENT SEC est une expression du temps de saint Louis; je la retrouve dans un conte de Rutebeuf, où un curé, accusé d'avoir donné la sépulture chrétienne à son âne, porte à son évêque, comme legs du défunt, vingt livres d'argent sec:

Vingt livres en une courroie,
Tous sés, et de bonne monnoie.
(Le Testament de l'Asne, Barb., I, 119.)

Et dans le roman du châtelain de Coucy:

Garson aiment joiel noiant,
Il aiment miex le sec argent.

NE SONNER MOT, expression du XIe siècle. On la rencontre à chaque page du livre des Rois:—«Li reis lur out cumanded que ne sunassent mot.» (Rois, p. 410).—«A sun baron mot ne sunad.» (Ibid., 99).


DE PAR LE ROI est du même temps; mais on écrivait mieux qu'aujourd'hui, en mettant un t à part:—«Ysaie vint à li, si li dist: De part nostre Seignur» (Rois, p. 416); a parte Domini nostri. (Voy. plus bas l'article de PAR.)


Le peuple conserve une expression qui était jadis très-commune, et, à ce qu'il paraît, du meilleur style, puisqu'elle est employée à chaque instant dans la version des saintes Écritures. C'est le mot battant, pris comme adverbe: Un habit tout battant neuf:—«Il enveiad ses message tut batant après Abner.» (Rois, p. 132.)


Qui s'aviserait dans un récit du moyen âge d'employer le mot emprunté comme l'on fait aujourd'hui, un air emprunté, tournure empruntée, vous êtes emprunté, semblerait coupable d'un énorme anachronisme de style. Cette métaphore n'est-elle pas née d'hier? Point du tout! Elle est du XIIIe siècle. A la fête donnée à Vandeuil par le sire de Coucy:

Avoec madame de Coucy
Furent maintes dames parees;
Pas ne sembloient empruntees
A festoier estrange gent.
(Le Roman dou Chast. de Coucy, v. 903.)

L'auteur d'Agolant, après avoir décrit l'équipage guerrier et la bonne mine de Charlemagne, termine ainsi le portrait:

Esvos li rois richement atorné,
Auges ressemble du ciel jus devalé:
Ne semble pas chevalier emprunté.
(Agolant, Bekker, p. 163.)

AVOIR LA HAUTE MAIN SUR QUELQU'UN, SUR QUELQUE CHOSE, métaphore usitée dès le XIe siècle, si ce n'est qu'au lieu de sur on disait envers:

«E la malvaise gent et les fils Belial se asemblerent entour lui, e ourent la plus halte main envers Roboam, le fils Salomun.» (Rois, p. 298.)


LES OREILLES CORNENT:—«Tel vengeance frai sur Iuda e sur Ierusalem, que a ces ki lorrunt, tut les orilles lur en cornerunt.» (Rois, p. 420.)

EN TAPINOIS. On disait, du temps de Philippe-Auguste, en tapin (n euphonique). Le traducteur du livre des Rois ayant à rendre ces mots: «Et surrexit David clam, et venit ad locum ubi erat Saul,» met:—«E David levad priveement, e en tapin vint la u li reis fud.» (Rois, p. 103.) Les verbes se tapir, s'atapir, se rencontrent souvent dans la version des Rois et dans les livres du même temps:

—«Un prestres, qui avoit nom Plegilles, un jor pria nostre Seigneur qu'il li monstrast (en) quel forme et quel semblance s'atapissoit souz le pain et le vin que li prestres sacroit a l'autel.»

(Vies des SS. Pères, liv. II, dans Roquefort.)

Voici maintenant un relevé de quelques mots, propre à faire voir combien certaines idées ou nuances d'idées sont récentes parmi nous; car l'histoire des mots est celle des idées, et c'est par où le travail que je propose sur l'âge des mots serait philosophique, puisqu'il retracerait avec exactitude le progrès de la pensée et le mouvement de la civilisation.


DÉSAGRÉMENT: «Ce mot est nouveau, et commence à s'établir,» écrit Bouhours en 1675, deux ans après la mort de Molière.


INSIDIEUX a été fait par Malherbe. Ce mot, aujourd'hui parfaitement établi, était encore repoussé à la fin du XVIIe siècle. «S'il avait passé, dit Bouhours, il aurait frayé le chemin à insidiateur; mais comme on a rebuté insidieux, je crains qu'on ne reçoive pas insidiateur.» La conséquence du père Bouhours s'est trouvée fausse: insidieux est admis, et insidiateur ne paraît pas avoir la moindre chance de l'être. Toutefois, attendons tout du temps, et ne préjugeons rien.


SAGACITÉ se trouve dans Saint-Réal, dans Balzac; Gassendi: Cela passe la sagacité de l'esprit humain; et Balzac: La sagacité scaligérienne. Mais c'était du néologisme; c'était parler latin, italien ou espagnol en français:—«Par malheur, les femmes ne l'entendent pas, et ont peine à s'en accommoder.» (Bouhours, Rem. nouv.).

Au XVIe siècle, les diminutifs firent irruption dans la langue, sous les auspices de Ronsard et de son école, sans oublier la bonne demoiselle de Gournay, la fille d'alliance de Montaigne, qui avait pour eux une faiblesse très-tendre. Il en parut des foules; tout a été balayé, comme on balaye les débris des jouets des enfants parvenus à l'âge de raison. Nous avons pourtant gardé amourette et historiette, dont le second était inconnu à Ronsard.


CAVALIER et CAVALIÈREMENT, venus du fond de la Gascogne, se sont installés malgré Balzac. Ils trouvèrent de bons protecteurs à la cour, d'où ils se répandirent dans la ville. La Fontaine a dit:

Un équipage cavalier
Fait les trois quarts de leur vaillance.

Vers la même époque on fit improbation, infatuation, immodération, et d'autres mots pareils, qui eurent des succès divers.

Balzac n'est pas le père d'urbanité, que Ménage lui avait d'abord attribué, trompé sans doute par la vraisemblance du fait. Balzac, à la vérité, emploie ce mot, mais en lui reconnaissant l'amertume de la nouveauté. Pellisson et Patru l'impriment en italique.


URBANITÉ devrait être de Balzac; mais était-ce à Chapelain à créer SUBLIMITÉ?


Ménage a fait PROSATEUR, et il ne manque pas de s'en vanter bien haut, criant: J'ai fait prosateur! Sur quoi le père Bouhours, qui détestait Ménage, et semble n'avoir écrit ses Remarques que pour avoir occasion de le déchirer, lui fait une querelle de vingt-deux pages consécutives et bien pleines, ni plus, ni moins.

Il constate d'abord que «prosateur est né sous une malheureuse étoile, et a vieilli sans faire aucun progrès à la cour, ni même en province.» Il démontre ensuite qu'il en devait être ainsi; sa démonstration, passablement pédantesque, se fonde sur ce que prosateur devrait signifier un faiseur de proses pour l'Église, et sur ce que le verbe proser est encore à faire. Le premier argument est ridicule, et le second est faux. Théophile, ou quelque autre adversaire de l'école de Malherbe, avait dit:

Tout ce qu'il propose
N'est que proser des vers ou rimer de la prose.

Si le jésuite Bouhours n'avait pas été aveuglé par son inimitié contre Ménage, il aurait reconnu que prosateur était un mot nécessaire pour remplacer orateur, mal à propos employé dans ce sens; et, au lieu de combattre ce mot par de mauvaises raisons et de petites épigrammes hypocrites encore plus mauvaises, il se fût appliqué à le recommander et à en montrer l'utilité. Au reste, le succès définitif de prosateur prouve deux choses: que tout jésuite n'est pas prophète, et qu'on peut réussir sans eux, voire malgré eux.


RENAISSANCE, mot nouveau en 1675, au témoignage de Bouhours.


EMPORTEMENT. «Nous avons vu naître ce mot, sans que nous sachions précisément qui en est l'auteur.» (Bouhours, Nouv. Rem.)


PASSIONNER et SE PASSIONNER. Vaugelas a rejeté le premier dans le sens actif d'aimer avec passion, quoiqu'il admît le participe passif passionné; il déclare excellent le verbe réfléchi, se passionner pour quelqu'un ou pour quelque chose. Le temps a confirmé l'arrêt de Vaugelas.


IMPATIENT DU JOUG. Ce latinisme, autorisé par Ménage, révoltait le père Bouhours, qui n'est pas moins scandalisé de calvitie, d'obscénité, et de ces néologismes, bien mériter de…, il n'est pas donné à tout le monde…


OBSCÉNITÉ avait été déjà raillé par Molière dans la Comtesse d'Escarbagnas: «Comment dites-vous cela, madame? obscénité? Il est tout à fait joli!» Cela ne l'a pas empêché de passer.


ACCUSER RÉCEPTION ou LA RÉCEPTION d'une lettre, locution créée par Balzac.


INTOLÉRANCE, INEXPÉRIMENTÉ, INDÉVOT, IRRÉLIGIEUX, IMPARDONNABLE, étaient encore discutés à la fin du XVIIe siècle, et n'ont pris pied dans la langue que pendant le XVIIIe. Quant à intolérance, l'établissement tardif du mot, lorsque depuis si longtemps on possédait la chose, atteste le progrès de la philosophie. Le zèle éloquent de Voltaire en faveur de la tolérance, et contre l'intolérance, a profondément enraciné l'un et l'autre mot dans notre langue. Si le mot tolérance n'eût pas existé, Voltaire était digne de l'inventer, comme l'abbé de Saint-Pierre le fut de créer le mot bienfaisance. La devise du bon abbé était, Paradis aux bienfaisants; il s'y trouvera sans doute aussi quelque petite place réservée aux tolérants, d'autant qu'il n'en faudrait guère pour les loger tous.


INDÉVOT fut accueilli par Boileau, et cette protection ne dut pas contribuer faiblement à sa fortune:

Laissez là, croyez-moi, gronder les indévots,
Et sur votre salut demeurez en repos.

Mais la Satire des femmes, composée en 1693, l'année de la mort du pauvre la Fontaine, ne fut publiée que l'année suivante, onze ans juste après le décès de Molière, et dix-sept ans après l'apparition de Tartuffe. Dévot se trouve dans Tartuffe: Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez! Indévot ne s'y trouve pas. Molière, qui l'eût si bien placé, n'avait à sa disposition que LIBERTIN:

Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,
Je le soupçonne encor d'être un peu libertin:
Je ne remarque point qu'il hante les églises.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mon frère, ce discours sent le libertinage.

Chose étrange, de voir comme dans le cours du temps la valeur des mots s'en va à la dérive! Qui croirait aujourd'hui que libertin, dans le XVIIe siècle, pouvait avoir une acception favorable? Peut-être même, à sa naissance, n'en avait-il point d'autre. «Libertin signifie quelquefois une personne qui vit à sa mode, sans néanmoins s'écarter des règles de l'honnêteté et de la vertu. On dira d'un homme de bien, ennemi de tout ce qui s'appelle servitude: Il est libertin; il n'y a pas un homme au monde plus libertin que lui. Une honnête femme dira même d'elle, jusqu'à s'en faire honneur: Je suis née libertine. Ces mots, en ces endroits, ont un bon sens et une signification délicate.» (Bouhours, Remarq. nouv.)

De nos jours, le sens de libertin s'est restreint aux mœurs, sans doute resserré dans cette limite par indévot et irréligieux. A coup sûr, aucune femme honnête n'oserait plus dire d'elle-même, Je suis née libertine; loin de s'en faire honneur.


Saint-Évremond a fait une dissertation sur le mot VASTE; marque que ce mot alors était encore nouveau et mal assuré. Nous devons à Ronsard AVIDITÉ, ODE et PINDARISER; PUDEUR, à Desportes; ÉPIGRAMME, à Baïf, qui a fait aussi AIGRE-DOUX et ÉLÉGIE. Au XVIe siècle, la renaissance des études mit tous les cerveaux en fermentation, et produisit une émulation incroyable à qui enrichirait le plus notre langue des dépouilles de l'antiquité. Il en demeura quelque chose.

Cette émulation se transmit au XVIIe siècle, mais moins générale, moins indépendante, et disciplinée par l'hôtel de Rambouillet, qui avait conquis une espèce de droit d'inspection sur ces matières. En cette noble demeure se trouvaient les bureaux de l'administration de la grammaire française. Aviez-vous mis au monde un terme ou un tour nouveau, vous couriez d'abord le faire enregistrer à l'hôtel de Rambouillet, afin de lui procurer l'état civil. C'est ainsi que Segrais fit recevoir son impardonnable; Sarrasin, burlesque85; Desmarets, plumeux; Balzac, féliciter. On faisait en ce temps-là des brigues et des cabales pour l'élection des mots, comme on en fait aujourd'hui pour celle des députés.—«Si le mot de féliciter n'est pas encore français, il le sera l'année qui vient; et M. de Vaugelas m'a promis de ne lui être pas contraire, quand nous solliciterons sa réception.» Il paraît, par cette lettre, que M. de Vaugelas avait donné ou vendu sa voix à Balzac pour féliciter.

[85] Sarrasin fut depuis éloigné de l'hôtel, pour une plaisanterie malséante sur le suicide de Lucrèce.

La reine de cette ruche de grammairiens, à la différence de la reine des abeilles, n'était pas stérile: la marquise de Rambouillet fit débrutaliser, et plusieurs autres qui, déclarés viables, moururent après avoir reçu le baptême dans la fameuse chambre bleue. Cet accident n'était pas rare: il emporta la pigeonne de mademoiselle de Scudéry.

Les solitaires de Port-Royal fournirent aussi leur contingent de mots nouveaux, que les jésuites ne manquaient pas de trouver ridicules et détestables. C'est surtout dans les traductions qu'ils risquaient ces tentatives, à l'ombre du texte original. Le traducteur de l'Ecclésiaste essayait hydrie, à l'occasion du verset Antequam conteratur hydria ad fontem; celui d'Horace glissait amphore dans l'ode ad Amphoram. Aussitôt le père Bouhours, sentinelle vigilante, sonnait l'alarme: «Quels termes, bon Dieu! à quel marché, à quelle foire de France vend-on des hydries et des amphores? Une servante n'étonnerait-elle pas bien sa maîtresse, de lui dire: J'ai acheté aujourd'hui une hydrie et une amphore?» Le scrupuleux père veut s'en tenir aux mots cruche et bouteille. Chacune des deux parties a gagné la moitié de son procès: le public a rejeté hydrie et retenu amphore. Il est superflu d'observer que les fins de non-recevoir du père Bouhours sont pitoyables! Le vocabulaire des arts et de l'archéologie ne relève pas de celui des servantes et des marchés. Mais le jésuite espérait tuer le janséniste par une plaisanterie: Dolus an virtus quis in hoste requirat?

CHAPITRE V.

Observations détachées.—Ail, métail.—AOI.—Assavoir.—Aucun.—Avec.—Aye!—Barguigner.—Combien.—Cotte verte.—Crouler et grouiller.—D ou T euphonique; dans, dedans; d'aucuns; dorer; tante; chape-chute; lute.—Dame.

AIL, MÉTAIL, du latin allium et metallum. Dans l'un comme dans l'autre, l'i est de surérogation et ne sonnait pas; il a été introduit dans la seconde époque de la langue, pour ouvrir le son naturellement fermé de l'a; et, comme toutes les lettres d'un usage analogue à celui-ci, tantôt il est marqué, tantôt supprimé. Les plus anciens textes écrivent al, metal.

«E li reis Yram enveiad al rei Salomun un menestrel (virum eruditum) merveillus, ki bien sout uvrer de or e de argent e de altres metals

(Rois, p. 252.)

Dans un couplet monorime en al, dont les rimes sont loial, val, cendal, mal, cheval, batistal, le poëte raconte la chute de Manprine de Gerbal abattu par Gerins:

Ses fors escus ne li valut un al:
Tote li fant la bocle de cristal.
(La Desconfite de Roncevaux, p. 56.)

«Son fort bouclier ne lui valut un ail

On prononçait, d'après la règle exposée page 54, au, cristau; c'est pourquoi ail fait au pluriel aulx. Une inconséquence d'orthographe donne l'air d'une exception à cette forme, aussi régulière que possible. De tout temps on a dit des aulx, comme des métaux. Rutebeuf, parlant d'un vilain:

Tant ot mengie de buef aus aus
Et dou gras hume qui fu chaus
Que la pance ne fu pas mole!
(Dou Pet au vilain, Barb., I, 110.)

Cet i parasite a pris racine dans ail, et a été exclu de métal. La prononciation vicieuse, suite d'une orthographe mal comprise, n'a pu prévaloir dans métail, elle se maintient encore dans ail.

Il est curieux de voir combien l'opinion a varié sur une question si simple, étant ramenée à ses véritables termes.

Ail, dit Ménage, n'a point de pluriel; cependant M. de Balzac et quelques autres modernes ont dit des aulx.

L'auteur des Réflexions sur l'usage présent de la langue, qui, de son temps, faisait autorité, soutient qu'on doit dire des ails; l'Académie se déclare pour aulx.

Latouche, dans l'Art de bien parler français, rapporte diverses opinions, et conclut: Je crois qu'on ne dit ni ails ni aulx au pluriel. Mais il ne dit pas comment il faut dire: c'est son secret.

Sur métail et métal, Ménage reconnaît qu'on dit l'un et l'autre, mais il préfère métal.

L'Académie, édition de 1798, ne donne que métal, en observant toutefois qu'on prononce plus ordinairement métail.

Latouche en tire cette conséquence, qu'il «faut nécessairement écrire métail

M. V. Hugo renchérit encore sur eux. Son imprimeur ayant mis, Une porte de métal, l'auteur du Rhin fait tout exprès un long erratum pour enjoindre de lire porte de métail; tant la différence lui paraît importante! «Quant au mot métail, il n'est pas moins précieux. Le métal est la substance métallique pure: l'argent est un métal. Le métail est la substance métallique composée: le bronze est un métail.»

M. Hugo n'a trouvé que dans son imagination cette distinction subtile et chimérique: il se fait des idoles pour les adorer. L'Académie ne mérite pas le blâme qu'il lui adresse pour avoir écarté de sa nouvelle édition le précieux métail. M. V. Hugo est aujourd'hui membre de la commission du Dictionnaire; c'est un travail où il est dangereux de laisser trop de part à l'imaginative.


BAIL, CORAIL, ÉMAIL, TRAVAIL, font baux, coraux, émaux, travaux, comme si l'on écrivait au singulier bal, coral, émal, traval; et dans le fait ou a écrit et prononcé de la sorte:

Et bien doi metre en guerredon
Paine et traval de si fait don.

«Peine et travau de tel don, di siffatto dono

La confusion était perpétuelle entre ail et al. Elle durait encore au XVIIe siècle; Ménage écrit un quintail: «Quintail fait quintaux

(Obs., p. 350.)

—«Il faut prononcer métal, et non pas métail; cristal, et non pas cristail; coral, et non pas corail; poitral, et non pas poitrail

(Ibid., p. 351.)

Par où l'on voit clairement que la distinction entre ail et al n'était dans l'origine que pour les yeux; que ces finales sonnaient primitivement de même, c'est-à-dire, au singulier al, suivies d'une voyelle, au, suivies d'une consonne; le pluriel en aux, tout naturellement.

Nos yeux ont appris à notre langue cette irrégularité d'ail produisant aulx.

Nos pères disaient un au, un métau; continuons à dire, suivant l'usage moderne, un ail et un métal, et au pluriel des aulx et des métaux.


ASSAVOIR. C'est le même mot que savoir; comme l'on disait assécher ou sécher; savourer et assavourer; penser et appenser; pendre et appendre; juger et adjuger, etc.

Dans la lettre du châtelain de Coucy à la dame de Fayel, pour lui demander un rendez-vous:

Dame, par vo courtois vouloir
Me voellies laisser assavoir,
Par le porteur de ceste lettre,
Quant il vous plaira a jour mettre
Que je puisse parler a vous.
(Coucy, v. 3071.)

Fayel, de son côté, était jaloux, soupçonneux,

Et desiroit moult assavoir
De sa dame le penser voir.
(Ibid., v. 4154.)

«Savoir la vraie pensée de sa femme.»

Et se je puis journee avoir,
Je le vous feray assavoir.
(Ibid., v. 5522.)

L'Académie, non plus que Trévoux, ne donne le verbe assavoir. Ce mot manque aussi dans le Complément de MM. Didot. Mais à l'article savoir, l'Académie dit:

«Faire à savoir, faire savoir. Il ne s'emploie guère que dans les publications, les proclamations, les affiches, etc. On fait à savoir que tels et tels héritages sont à vendre.»

Je crois que l'Académie se trompe, et que c'est assavoir, et non pas à savoir. Que fait ici cet à?

De même cette locution, je laisse à penser, est également une forme introduite par une orthographe vicieuse; et il faudrait écrire, je laisse appenser, comme dans guet appens, autrefois mal écrit guet-à-pens, pour guet appensé, c'est-à-dire longuement médité, préparé:

Je laisse appenser la vie
Que firent nos deux amis.
(La Fontaine, le Rat de ville.)

AOI. Tous les érudits qui se sont occupés de la chanson de Roland (par malheur ils ne sont pas nombreux) ont été fort embarrassés de ces lettres AOI mises en marge du manuscrit, ordinairement à la fin, parfois au milieu du couplet monorime. Ils se sont perdus en conjectures pour en trouver l'origine et le sens.

Prononcez-les conformément à la règle selon laquelle oi sonne oué, et vous reconnaîtrez tout de suite le mot anglais away, en avant! tracé d'après les lois de l'orthographe française d'alors.

Notez que le manuscrit qui a servi à l'impression appartient à la bibliothèque Bodléienne, et, suivant une apparence équivalente, ou peu s'en faut, à une certitude, a été exécuté en Angleterre.

La chanson de Roland était chantée, comme on sait, sur les champs de bataille, pour animer les soldats. C'est ainsi qu'elle le fut en 1066, à la bataille d'Hastings. Le passage du roman de Rou est célèbre:

Taillefer, qui moult bien cantoit,
Sur un roncin ki tost aloit,
Devant aus s'en aloit cantant
De Karlemaine et de Rolant,
Et d'Olivier, et des vassaus
Ki morurent a Roncevaus.

Le ménestrel chargé de cet emploi s'interrompait sans doute de temps en temps aux endroits les plus chauds, pour s'écrier: En avant! en avant! Away! away! Et l'écrivain qui a exécuté le manuscrit d'Oxford a eu soin de reproduire ce cri aux endroits consacrés, comme frère Menot et Janotus de Bragmardo cotaient, en marge de leurs sermons et harangues, les hen! hen! ornement obligé de leur éloquence tousseuse.

Cette notation des AOI est donc d'un grand prix: elle confirme l'usage mentionné dans le roman de Rou; elle révèle aussi l'âge reculé de la copie d'Oxford, qui doit être de très-peu postérieure à la conquête, c'est-à-dire, de la fin du XIe siècle ou du commencement du XIIe. Je ne voudrais pas pousser trop loin ces conjectures; mais cependant il est certain que le texte de cette chanson, tel que l'a imprimé M. Francisque Michel, offre tous les caractères d'une rédaction qui n'est pas encore définitivement arrêtée. On y rencontre le même couplet refait trois, quatre et jusqu'à cinq fois de suite. L'auteur, évidemment, essayait des rimes différentes, pour choisir la plus favorable au développement de sa pensée et à l'addition de nouveaux détails. Par exemple, le couplet où Olivier monte sur un pin pour voir les Sarrasins venir, est refait deux fois: la première, il est établi sur la rime en u; la seconde, sur la rime en é. Le couplet qui vient ensuite, où Olivier demande à Roland de sonner de son cor, offre trois rédactions différentes. La première rime en o:

Cumpains Rollans, car sunez vostre corn…

Puis, l'auteur a cru mieux réussir avec la rime en é:

Cumpainz Rollant, l'olifan car sunez…

Puis, n'étant pas encore satisfait sans doute, il essaye de la rime en an:

Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan.
(St. 81, 82, 83.)

Le même travail se reconnaît à chaque page. Quoi donc! le temps aurait-il épargné le manuscrit original, le brouillon du poëte normand? Se serait-il amusé à nous en faire cadeau à notre insu? Le fait vaudrait la peine d'être vérifié. Il serait maintenant du plus haut intérêt de posséder un texte authentique de la rédaction définitive de ce curieux monument, le seul que je sache vraiment digne du titre d'épopée, si prodigué depuis quelques années.

Nous ne quitterons pas ce mot AOI sans faire observer qu'il existait dans la langue commune. On en retrouve des exemples: le comte de Forest, le perfide Lisiart, offre devant le roi de gager qu'il possédera la belle Euriaut, la bien-aimée de Gérard de Nevers:

Avoi, sire, che dist Gerars,
Puisque mes sires Lisiars
Velt gagier, por moi ne remaigne.
(Roman de la Violette, p. 18.)

«Allons! sire, ce dit Gérard, puisque messire Lisiard veut gager, qu'à moi ne tienne.»

Dans la partie de dés entre S. Pierre et le Jongleur, où les âmes des damnés servent d'enjeu, le Jongleur amène douze points: Allons, allons, dit S. Pierre, si Jésus n'a pitié de moi, ce dernier coup m'a perdu!

Avoi, dist S. Pierres, avoi!
Se Jhesus n'a pitie de moi,
Cis daarains cop m'a honi.
(Barbazan, II, p. 199.)

L'étymologie de cette exclamation paraît claire: avoi est pour à voie, en route! avançons! En anglais, way, chemin, est notre mot voie; l'a initial qui s'y joint dans away, n'a de sens qu'en français. Il faut donc ranger away parmi les mots qui ont passé la Manche avec Guillaume le Conquérant.


AUCUN, ALQUES. La Grammaire des grammaires parle du sens négatif de aucun, et dit qu'aucun signifie pas un; l'Académie et tous les dictionnaires s'y accordent; M. Ampère, lui-même, dit que «personne et aucun, pris dans leur sens négatif actuel…» (Formation de la langue française, p. 275).

Comment aucun pourrait-il être négatif, étant une contraction d'aliquis, qui signifie quelqu'un? car c'est d'aliquis qu'il faut le tirer, et non de l'italien alcuno. La première forme a été alques et alquans, qui se prononçaient auques, auquans,—aucuns.

L'armée de Charlemagne passe l'Èbre à la nage. Aucuns soldats, équipés de cuirasse et autres objets pesants, furent tirés au fond:

Li adubez en sunt li plus pesant;
Envers les funz s'en turnerent alquanz.
(Roland, st. 176.)

«E vindrent a la rivière de Bosor, e li alquant ki furent las i remestrent.» (Rois, I, p. 115.)—«Et lassi quidam substiterunt,» dit le texte.

Dans la chanson de Roland, alques rime avec chevauchent:

Felun paien par grant irur chevalchent.
Dist Oliver: Rollant, veez en alques.
(St. 85.)

«Les païens félons chevauchent avec grande colère. Olivier dit: Roland, voyez en aucuns.» Prononcez le ch dur, kevaukent (voy. p. 53), et vous avez une excellente rime à auques.


Alques ou auques faisait aussi l'office d'adverbe, pour rendre aliquando ou aliquantum; aucunement, un peu:

«Alches de aïe lur frai.» (Rois, III, p. 296.) Je leur ferai un peu d'aide.

Les conseillers de Jéroboam, voulant lui persuader de céder quelque chose aux représentations des chefs du peuple, lui disent:

«Sire, s'il te plaist oir lur requeste, e alches a lur volented obeir, a tus jurs les purras a tun service tenir.»

(Rois, p. 282.)

Les ambassadeurs du roi païen Marsile viennent trouver Charlemagne, et il ne peut se garder qu'ils ne le trompent un peu, aucunement:

Vinrent a Charles ki France ad en baillie,
Ne s' poet garder que alques ne l'engignent.
(Roland, st. 7.)

Aussi Roland dit à son oncle, parlant des conseillers de l'empereur, et de leurs avis touchant cette ambassade:

Loerent vous alques de legerie.
(Ibid., st. 14.)

«Ils vous ont conseillé un peu de léger.»

Dans Partonopeus, on lit cette maxime sur les chevaliers bretons:

Loial cevalier sont Breton
Et buen; mais auques sont bricon.
(Partonop., v. 7263.)

«Les Bretons sont bons et loyaux chevaliers, mais un peu mauvais sujets.» On pourrait entendre aussi: Quelques-uns, aucuns, sont mauvais sujets.

—«Ceux qui connaissent la femme, dit l'auteur de Partonopeus, prétendent que quand parfois son caprice la pousse, elle donne son amour aux pires, et ne tient nul compte des meilleurs:»

Et dient que feme a costume,
Quant ses talens auques l'alume,
Qu'al pior done ses amors,
Et ne tient nul plait des mellors.
(Partonop., v. 4834.)

Observez, en passant, que cet adverbe prend l's finale, comme faisait onqueS, oreS, mesmeS, avecqueS, etc.; enfin, tous les adverbes terminés en e muet.

Quant à cette forme d'aucuns, employée au nominatif et autorisée par l'Académie, d'aucuns ont dit, voyez-en l'explication page 340.


AVEC. Dans le livre des Rois, dans Job, dans S. Bernard, dans la chanson de Roland, dans Wace, en un mot, dans les monuments les plus anciens de la langue, on trouve o en la signification de avec.

Od est le même mot pourvu du d euphonique.

«Sire, tu serais seint od le seint (sanctus cum sancto), e od le fort parfit.»

(Rois, p. 208.)

Cet o est l'abréviation de ove, ou ovec, avec le c euphonique.

«Quomodo fuit Dominus cum domino meo?»—«Tut issi cume Deu ad esté ove tei mun seignur.» (Rois, p. 224.)—«E jo serai parfit (perfectus) ovec li.»

(Rois, p. 208.)

L'e était muet, car on a écrit avoec, qui sonnait aveu; les Picards disent encore aveu, aveu ti (avec toi). Plus tard, l'o initial s'est changé en a, comme cela n'est pas rare, et ovec est devenu avec, qui, après s'être allongé au XVe siècle en avecques, vers le milieu du XVIe s'est vu réduit successivement en avecque sans s, par conséquent sujet à l'élision; puis avecq', et enfin avec, au XVIIIe comme au XIIe: ç'a été une espèce de flux et de reflux.

Mais cet ove qui a servi de point de départ, d'où venait-il?

Remarquez d'abord que le v doit être mis sur la responsabilité des éditeurs, qui se sont permis de distinguer l'u voyelle de l'u consonne, ce que ne fait jamais aucun manuscrit. Je crois bien qu'en effet on prononçait ove, mais on écrivait oue.

Ne serait-ce pas purement et simplement une traduction de ubi86?

[86] Je me félicite de m'être rencontré sur cette étymologie avec M. Ampère. (Format. de la langue française, p. 292.) Quand je m'en suis aperçu, je n'ai pas cru devoir supprimer mon explication; mais je restitue la priorité à M. Ampère, en lui demandant la permission de m'appuyer de son autorité. M. Nodier tire avec de abusque cum.

Le sens d'avec se ramène très-bien au sens de ubi: Je suis avec toi,—ubi tu.

«Sire, tu seras seint od le seint; sanctus eris ubi erit sanctus.»

Jo, si li fals, od lui m'en cumbatrai.
(Roland, st. 280.)

«Je combattrai avec lui,»—pugnabo ubi ille.

Avec viendrait donc primitivement de ubi,—ou, ov, ove, ovec, avec, avecques, avecque, avecq', avec. Voilà par quelles formes ce mot aurait passé successivement.

Au reste, je ne connais aucune étymologie d'avec. Si quid habes melius


AYE est de deux syllabes; aïe, c'est-à-dire aide. D'adjutorium, les Italiens ont fait aiuta; d'aiuta, les Français, en syncopant encore, ont fait aye.

L'intermédiaire de l'italien est prouvé par la forme aiue, qui n'est pas rare, même au XIIIe siècle:

Aiue Dieu, dit-il, à vous je me commant.
(Les quatre fils Aymon, v. 446.)

«Aide de Dieu, dit-il, je me recommande à vous.»

Hébers, dans le Dolopathos, dit que le jeune prince Lucinien s'étant enfermé pour lire un livre de son précepteur Virgile, tout à coup poussa un grand cri, et tomba évanoui sur le pavé. Sa voix frappe d'épouvante tous ceux qui l'ont entendue: il avait bien besoin de secours:

Un cri geta si hautement,
Si orrible et si dolerex,
Que tuit cil en furent poerex,
Qui la vois en ot antendue.
Mult avoit mestier d'aiue.
(Dolopathos, p. 102.)

Le châtelain de Coucy, épris de la dame de Fayel, rêvait la nuit à sa passion. Le désespoir lui parle à une oreille; mais à l'autre, le courage et l'honneur le rassurent, et l'exhortent à persister:

Li redient tost: Sire, amés.
Certes, nous ne vous faudrons mie:
Tous jours serons en vostre aïe.
(Coucy, v. 766.)

«Tous les jours nous viendrons à votre aide.»


AÏER, aider:

… Quant ele vit Arabis si cunfundre,
A halte voix s'escrie: Aïez nus, Mahum.
(Roland, st. 266.)

«Quand elle (la reine Bramidone) voit les troupes arabes s'enfuir pêle-mêle, elle s'écrie tout haut: Aidez-nous, Mahom.»

On commença de très-bonne heure à employer aye! comme exclamation; mais il était toujours de deux syllabes:

Ay! dit il, mechant; le diable m'enchanta.
(Les quatre fils Aymon, v. 557.)
Quant Karles s'esveillia, se taint comme charbon:
Ay! dit il, maugis, tu me tiens pour bricon.
A tant esvous venus le conte Guesnelon:
Ay! franc roi, dist il, regardez ma Fachon!
(Ibid., v. 625.)

Par conséquent l'exclamation aye! aye! signifie secours! secours!

Elle n'est plus aujourd'hui que d'une syllabe, qui représente seule les cinq syllabes d'adjutorium.


BARGUIGNER; c'est, proprement, marchander. La racine est bargain, marché, que les Anglais ont pris de nous, et qu'ils conservent encore, quand nous ne l'avons plus.

Le sire de Coucy inventait chaque jour de nouvelles ruses et de nouveaux déguisements pour mettre en défaut la jalousie de Fayel, et se glisser auprès de la châtelaine. Une fois, il se présente sous les pauvres habits d'un mercier, son panier au cou, selon l'usage du temps. Il déballe sa marchandise dans une chambre basse, et tous les gens de la maison y accourent:

Iluec trouverent le mercier,
Et lor dame qui remuoit
Les joiaus et les bargignoit;
Aucun aussy de la mesnie
Ont mainte chose bargignie,
Et li aucun ont acheté.
(Roman de Coucy, v. 6723.)
Et quant riens plus ne bargigna,
Sa marchandise apareilla,
Et prit son fardel a trousser.
(Ibid.)

Alors la châtelaine, feignant d'être émue de pitié, car la nuit était venue, selon le calcul des amants, et il faisait un temps affreux; la dame de Fayel ordonne à un valet de faire rester à coucher le pauvre marchand:

La dame dit a son valet:
Faites demourer sans lonc plait
Ce povre homme, marchand estragne.
Cilz respont, sans faire bargagne:
Gentilz dame, Diex le vous mire.
(Coucy, v. 6746.)

«Faites demeurer sans difficulté ce pauvre homme, marchand étranger; et Coucy, sans barguigner, répond: Madame, Dieu vous en tienne compte.»

On voit que, dès lors, on employait cette expression dans le sens figuré. Ces passages sont curieux, en ce qu'ils nous présentent le substantif et le verbe qui s'en est formé, bargagne (angl., bargain) et barguigner.

«Estagiers de Paris pueent barguignier et achater bled ou marchie de Paris…»

(Le livre des Mestiers, p. 17.)

—«Les gens domiciliés à Paris peuvent marchander et acheter du blé au marché de Paris, etc.»


COMBIEN ne vient pas de quantum, mais de deux racines françaises, comme, bien. L'on disait com ou comme, soit en prose, soit en vers, et l'on écrivait l'une et l'autre forme, selon le besoin de l'euphonie et de la mesure.

Cela se comprendra mieux par des exemples. Je les prends dans la traduction inédite des Lettres d'Abeilard, par Jean de Meun.

Abeilard fait à un ami l'histoire de sa vie. Il raconte comment, élève de Guillaume de Champeaux, il était devenu le suppléant, puis le rival, et enfin le vainqueur de son maître:

«Lors, après un pou de jours trespassez, endementiers que je tenoie illec87 l'estude de logique, de com grant envie commenca mon maistre a defaillir, et de com grant doulour a esboulir, n'est pas chose legiere a dire.»

[87] A Paris, où il était venu occuper la chaire de Guillaume de Champeaux.

Il faut prononcer congrant d'un seul mot. Quanta invidia et quanto dolore.

Quelques lignes plus bas:

«Et de tant comme l'envie de mon maistre me poursuivoit plus apertement, de tant me donnoit elle plus d'autorite, si comme dit le poete que envies assaut les souverains, et li vens soufflent les choses trop haultes.»

Dans le premier exemple, com s'unit à l'adjectif grand, comme il s'unit à bien dans combien; dans le second exemple, il ne pourrait s'unir au substantif envie, ni au verbe dit; aussi le mot reste entier, comme.

On remarquera dans ce passage l's euphonique à la fin d'envie.

Et cette double forme de l'article, l'une pour le nominatif, l'autre pour l'accusatif: «Li vens soufflent les choses trop haultes.»


COTTE VERTE. Le dernier éditeur des Contes de la reine de Navarre (j'entends le dernier en date, comme dit Courier) a commis une singulière méprise sur un passage de la quarante-quatrième nouvelle. Voici son texte:

«Les amants entrerent en un préau couvert de cerisiers, et bien clos de haies de rosiers et de groseilliers fort hauts, là où ils firent semblant d'aller abattre des amandes à un coin du préau; mais ce fut pour abattre prunes. Aussi Jacques, au lieu de baisser la cotte verte à s'amie, lui baissa la cotte rouge; en sorte que la couleur lui en vint au visage, pour s'estre trouvée surprise plus tost qu'elle ne pensoit.»

Il est évident qu'au lieu de baisser et baissa, il fallait imprimer bailler et bailla. Bailler la cotte verte à une fille, c'est la faire tomber sur l'herbe de manière à lui verdir la cotte. Les deux jeunes sylvains qui rencontrèrent Psyché se contentèrent «de voir, de courir, et rien davantage: hormis qu'ils dansèrent quelques chansons avec la suivante, lui dérobèrent quelques baisers, lui donnèrent quelques brins de thym et de marjolaine, et peut-être la cotte verte, le tout avec la plus grande honnêteté du monde.»

(Amours de Psyché, liv. II.)

L'éditeur des contes de la reine de Navarre ne peut malheureusement pas rejeter la faute sur les typographes, car il a mis à cet endroit une note exprès, où il explique que baisser la cotte verte signifie, par métaphore, abaisser les branches de l'amandier. Cependant il connaissait le sens de bailler la cotte verte, car il ajoute: «Cette expression figurée aurait un tout autre sens avec le verbe donner à la place de baisser, comme on l'a mis dans l'édition en beau langage de 1690; car donner la cotte verte à une fille, c'est la jeter sur l'herbe; et donner une cotte rouge, c'est lui ôter sa virginité.»

Cette explication est juste, hormis en un point: c'est qu'elle suppose que donner la cotte rouge soit une expression proverbiale comme l'autre; tandis que c'est une allusion créée ici par la conteuse.

Je n'ai pas sous les yeux l'édition de Gruget, que celle-ci prétend reproduire; mais, supposé qu'elle porte effectivement baisser pour bailler, c'est une fidélité trop scrupuleuse que de n'avoir pas corrigé cette faute, ou une distraction poussée bien loin que de ne l'avoir pas reconnue, surtout avec le secours du texte rajeuni.

Espérons que le prochain éditeur, s'appuyant sur la note de son devancier, sera moins timide, et, voyant qu'il s'agit d'amandes à cueillir, mettra baisser la coque verte, au lieu de la cotte. Cela s'appelle restaurer ingénieusement un passage, et c'est ainsi que petit à petit les bons auteurs vont s'améliorant entre les mains des bons éditeurs.


CROULER, GROUILLER. Crouler, qu'on écrivait jadis et mieux crouller, par deux ll, vient de l'italien crollare, et non du grec κρούω, comme le prétend Nicot. Je ne pense pas que la vieille langue eût un seul mot dérivé du grec immédiatement. Il ne faut pas prendre la ressemblance pour la preuve d'une parenté.

Crouler, verbe actif, signifie hocher, secouer, faire trembler, et s'employait aussi dans le sens neutre, comme trembler.

«E nostre sire ferrad Israel, e croller le frad si cume fait li rosels en cele riviere.» (Rois, III, p. 293.)—«Et Notre-Seigneur frappera (férira) Israël, et le fera trembler comme le roseau dans l'eau.» Le texte latin dit: Sicut moveri solet arundo in aqua.

Crouler un poirier, un prunier, c'est le secouer pour en faire tomber les fruits. Le dictionnaire de Trévoux indique cette acception, qui est la primitive. L'Académie française n'en fait pas mention, et se borne au sens neutre:—«CROULER, tomber en s'affaissant;»—qui n'est qu'un sens dérivé et une application particulière, parce que, quand la terre croule (tremble), les maisons croulent (s'affaissent). Et ainsi le sens dérivé a étouffé le primitif.

Mais les deux ll de crouller étaient mouillées, et la prononciation a donné naissance à un verbe aujourd'hui très-distinct de crouler, le verbe grouiller. Le c dur de crouler s'étant adouci en g, comme dans le mot gras, qui vient de crassus, et qu'on écrivait cras; comme dans second, qu'on écrit par un c à cause de secundus, et qu'on prononce segond par un g.

Grouiller et crouller sont absolument la même chose.

Le cheval de Vivien, près de succomber de fatigue, reprend courage et vigueur à la voix de son maître:

Baucent l'oi, si a froncie le nez;
Ainsi l'entend com s'il fust hom senez:
La teste croule, si a des piez houez…
(La Bataille d'Arlescamps.)

«Baucent l'entend, il le comprend comme s'il était une créature humaine; il secoue la tête et fouille du pied le sol.»

MADAME JOURDAIN.

«Tredame! monsieur, madame Jourdain est-elle décrépite? et la tête lui grouille-t-elle déjà?»

(Le Bourg. gent., act. III, sc. 5.)

Lui tremble-t-elle, lui croulle-t-elle déjà?

C'est l'expression italienne, crollare il capo.

§ II.
Vestiges du D ou du T euphonique dans la langue moderne.

DANS, DEDANS. La première forme était en, traduit du latin in.

La consonne nasale qui termine en étant désagréable en présente d'une voyelle, on ajoutait, pour faciliter la liaison, une S ou un T euphonique.

Les Latins avaient composé de-in pour signifier ensuite; et le sens s'y rapporte très-bien, puisque ce qui sort de dedans est à la suite. Les Français, par une traduction rigoureuse, firent de de-in, de ens; mais ils se virent obligés d'intercaler un d euphonique, pour prévenir l'hiatus pénible de la voyelle sur elle-même: De Dens; ce fut la première orthographe du mot, puis, par abréviation, dans. Il n'est donc pas étrange que, jusqu'au milieu du XVIIe siècle, dedans ait été préposition, à aussi bon droit que en, dans. Corneille, Molière et la Fontaine, pour ne citer qu'eux, l'ont ainsi employé.

Ce sont les grammairiens et les puristes peu éclairés du XVIIIe siècle qui, en contrôlant les titres et emplois de chaque mot, se sont avisés de séparer les attributions de dans et dedans. Ils ont déclaré qu'à l'avenir dans serait la préposition, et dedans l'adverbe. Cela choquait, à la vérité, l'étymologie et l'usage immémorial; de plus, on introduisait par cet arrêt quantité de solécismes dans nos grands écrivains; mais les dictateurs de la langue ne furent pas arrêtés par ces considérations, dont il est probable qu'une partie au moins leur échappait.


D'AUCUNS. Il y en a d'aucuns… Archaïsme qu'on employait encore au XVIIe siècle. Molière, dans le Malade imaginaire:—«Il y en a d'aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents.»

(Act. II, sc. 7.)

Cette façon de parler est un débris de l'ancien langage; mais l'écriture, en notant mal l'expression, l'a rendue inexplicable. Il faut restituer au verbe avoir le d euphonique attaché contre toute raison à aucun, et mettre: il y en ad aucunes…

Ensuite de cette méprise, l'usage s'est établi de commencer une phrase par ce d'aucuns: D'aucuns ont dit, ont pensé… ou bien, il en est d'aucuns… C'est commettre une faute pareille à celle de dire: Mes souliers sont pétroits, un peu pétroits, sous prétexte qu'on prononce bien trop étroits.

L'Académie ne rend point raison de cette tournure, qu'elle autorise: «Aucuns ou d'aucuns croiront que j'en suis amoureux.»


DORER. Du substantif argent on a fait argenter; pourquoi, du substantif or, faisons-nous dorer? On devrait dire orer, et c'est aussi comme on disait primitivement. Charlemagne avait fait orer et ciseler (manœuvrer) la poignée de son épée, qui, pour cette raison, et en considération de son excellente trempe, fut appelée Joyeuse:

En l'oret punt l'a faite manuvrer.
Pur cest honur et pur ceste bontet,
Li nums Joiuse à l'espee fu dunet.
(Roland, st. 179.)

La Durandal de Roland avait aussi la poignée dorée, et, de plus, garnie de reliques:

En l'oret punt asez i ad reliques:
La dent seint Pere et del sanc seint Basilie,
Et des chevels mun signor seint Denise,
Del vestement i ad seinte Marie.
(Ibid., st. 170.)

D'où est donc venu le d de dorer? Je ne puis l'expliquer que comme une consonne euphonique qu'on aura plus tard oublié de reprendre. Les paysans, et le Dubois du Misanthrope lui-même, disent dud or:

Il porte une jaquette à grands basques plissées,
Avec du d'or dessus…

On disait de même espeed orée, qui est devenu espée dorée, régulièrement, tandis que du d'or est resté un solécisme. Pour les mots comme pour les gens, il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.


TANTE est formé d'amita, resserré en deux syllabes. La forme primitive fut ante, d'où les Anglais, qui nous ont pris les trois quarts de leur langue, gardent encore aunt.

La belle Euriaut portait dans sa parure une boucle en diamants qu'une sienne tante Margerie, en son vivant reine de Hongrie, lui avait envoyée:

Une soie ante Margerie,
Qui roine fu de Hongrie,
L'avoit envoiee.
(R. de la Violette, p. 43.)
L'ante Herbert, seror Hugun,
Aveit eissi cum nos lison.
(Benoit de Sainte-More, III, p. 137, v. 36715.)

«La tante Herbert, sœur d'Hugon.»

Or, sire, la bonne Laurence,
Vostre belle ante, mourust elle.
(Farce de Pathelin.)

«La bonne Laurence, votre belle tante.»

Le t initial est une ancienne consonne euphonique. Pour éviter la ante ou ma ante, qui eût fait un hiatus, on prononçait, quand on ne voulait pas élider, mat ante; et l'on a écrit ensuite, perdant de vue l'étymologie, ma Tante.

Bon nombre de mots se trouvent ainsi transformés, ou plutôt créés, par une erreur d'orthographe. Nous avons, par exemple, mie, qui n'a jamais existé. On disait, avec élision, m' amie, et non pas ridiculement mon amie, comme nous faisons, joignant à un substantif féminin un pronom masculin. Des ignorants (c'est toujours la majorité) s'avisèrent d'écrire ma mie; il n'en fallut pas davantage: le barbarisme fut adopté. L'Académie l'enregistra sans conteste, et l'édition de 1835 consacre le mot mie par cet exemple: Ma mie, sa douce mie. L'Académie ne devrait pas peut-être puiser ses autorités dans les chansons de l'abbé de l'Attaignant.

Jean-Jacques, se conformant à l'usage reçu, a écrit: cette vieille mie. Il fallait signaler son erreur, et non pas l'ériger en loi. Voilà comme les langues se déforment.

Pourquoi n'a-t-on pas aussi créé mour, puisqu'on dit m' amour, et qu'on peut écrire ma mour comme ma mie? C'est une inconséquence.


CHAPE-CHUTE est chape tombée. Chercher, trouver chape-chute, c'est chercher, trouver quelque bonne aubaine fortuite, comme de celui qui trouverait une chape tombée sur la grande route. L'expression, comme on voit, remonte au temps où la chape était le vêtement commun de tout le monde:

Un villageois avait à l'écart son logis;
Messer loup attendait chape-chute à la porte.
(La Fontaine, liv. IV, fab. 16.)

Il s'est pris aussi, mais abusivement, dans le sens d'une mésaventure: Vous trouverez quelque chape-chute à quoi vous ne vous attendez point. Madame de Sévigné prédit que son fils «trouvera quelque chape-chute, et à force de s'exposer aura son fait.»—Madame de Sévigné pensait alors à l'histoire du loup de la Fontaine, qui rencontra une mauvaise aubaine au lieu de la bonne, de la chape-chute qu'il espérait; elle a confondu et mal appliqué l'expression, faute de la bien comprendre.

Cependant, cette fausse acception a été adoptée par l'Académie: «Chercher chape-chute, trouver chape-chute, signifient aussi chercher ou trouver quelque aventure désagréable, fâcheuse.» On peut trouver ces sortes d'aventures, mais on ne les cherche guère. L'Académie s'est ici fourvoyée sur les pas de la seule madame de Sévigné, dont elle aurait dû rectifier l'erreur.

Cette expression, chape-chute, rend témoignage de la bonne coutume où l'on était, en parlant, de terminer le participe passé par un T euphonique. On disait: chut, crut, lut; et au féminin, chute, crute, lute (voy. p. 113 et 114):

«Quiconques a achaté le mestier de regraterie de pain a Paris, il puet vendre poisson de mer, char cuite, sel a mine et a boisseau, et poire, et toute autre maniere de fruit cruT en regne de France, aus, oignons, etc.»

(Livre des Mestiers, p. 32.)

«De fruit qui a crû au royaume de France.»

Le châtelain de Fayel vient de révéler à sa femme la nature de l'horrible mets qu'on lui a servi, à elle seule. En femme sensée, dit le poëte, elle refuse d'abord d'ajouter foi à son mari: le sire de Coucy est en terre sainte; il y a deux ans qu'il n'a paru dans la contrée. Alors, pour la convaincre et sans daigner lui répondre directement, le cruel époux demande à un valet le petit coffre pris à Gobert, le messager du pauvre défunt, où sont contenues les tresses de cheveux de la châtelaine, et cette lettre pathétique, dernier adieu de Coucy, daté de son lit de mort. Toute cette scène est très-belle:

Li sires88 a son valet a dit:
Baille moi ce coffre petit.
Maintenant li ferai savoir
Se je li dis menchonge ou voir.
Li vallés le coffre d'argent
Li baillerent; et il le prent,
Et l'a devant la dame ouvert;
Les traices li monstre en apert,
Et pois la lettre desploia,
De chief en chief lute li a;
Puis li a le seel monstré,
Et après li a demandé:
Connoissies vous ces armes cy?
C'est dou chastelain de Coucy.
(Rom. de Coucy, v. 8061.)

[88] Sans tenir compte de l's caractéristique du nominatif. C'est pourquoi elle a fini par disparaître de l'écriture.

Sauf trois ou quatre expressions vieillies, voir pour vrai; en apert, à découvert; de chief en chief, c'est-à-dire, de point en point, d'un bout à l'autre; seel, cachet; ces vers, écrits au XIIIe siècle, sembleraient dater d'hier. Le vif sentiment de la vérité met à la bouche un langage toujours intelligible et touchant: c'est l'éloquence. Le roman dou chastelain de Coucy est une des œuvres les plus remarquables de la littérature du moyen âge. Il est fâcheux que l'auteur ait cru devoir cacher son nom dans une énigme qui jusqu'ici n'a point trouvé d'Œdipe89.

[89] Voyez les derniers vers du poëme.

Cette observation se rattache à la règle du t euphonique, dont elle confirme l'usage. J'ajouterai un troisième exemple.

Turold, en décrivant l'affreuse tempête qui présage la mort de Roland, à Roncevaux, dit que les foudres tombent menu et souvent. Cette expression ne pourrait, à cause de l'hiatus, entrer dans un vers moderne. Cet hiatus n'embarrasse nullement le vieux poëte:

Chiedent li fuldres e menuT et souvent.

Et en effet, ce t euphonique est celui de minutus, comme tout à l'heure c'était celui de lectus90.

[90] Il faut tirer le t de chute, du barbarisme cadutus, qui serait le participe régulier de cado, et qui, apparemment, se disait dans le peuple, puisqu'il est resté en italien: caduto. Au reste, la forme grammaticale et la populaire sont toutes deux représentées en français et en italien par cas et chute, caso et caduta.

Remarquez le d intercalé dans chiedent. Ché-oir faisait régulièrement ché-ent; mais pour éviter, même à l'intérieur d'un mot, le concours de ces deux e, on glisse entre deux un d: chédent li fuldres. C'est le d du radical: Cadunt fulmina.

J'ai tenté de montrer l'emploi des consonnes intercalaires d'un mot à un autre; mais il y aurait à faire de grandes recherches sur l'introduction de ces consonnes dans le corps des mots. Ce serait, je crois, une des plus abondantes sources d'étymologies. Il faudrait prendre l'euphonie pour guide principal, et apporter dans cette étude une circonspection, une délicatesse extrêmes. Ainsi l'hiatus qui blessait dans chéent, ne blessait pas dans chéoir, caoir; pourquoi? C'est que l'hiatus peut être doux entre deux voyelles différentes, et qu'il est toujours pénible quand la voyelle rebondit sur elle-même.

DAME!

L'Académie dit que cette exclamation est populaire; mais elle n'en explique pas le sens, et donne à penser que ce sens est le même que dans le substantif féminin une dame. Il n'en est rien,

Dame est la traduction primitive de Dominus. Dame Dieu, c'est Dominus Deus. La première orthographe est même Damne. C'est ainsi que ce mot se présente dans la chanson de Roland:

Respont Rollans: Ne placet Damne Deu
Que mi parent pur mei seient blasmet.
(Roland, st. 62.)

«Ne plaise au Seigneur Dieu,» etc.

Il est sire et dame du nostre.
(Barb., III, 44.)

Charlemagne, combattant les Sarrasins et voyant baisser le soleil, met pied à terre dans un pré, s'agenouille, et demande à Dieu de renouveler en sa faveur le miracle de Josué, pour avoir le temps de compléter sa victoire:

Quant veit li reis le vespres decliner,
Sur l'erbe verte descend il en un pred,
Culchet sei a terre, si priet Damne Deu
Que li soleil pur lui face arrester.
(Ibid., st. 175.)

Ce mot est écrit dans d'autres passages, conformément à la prononciation primitive, dane et danne.

Vidame est vice dominus, comme viroy ou visroy, selon l'orthographe du XVIe siècle, est le vice-roi.

Ainsi, quand on dit par exclamation, dame! cela revient à Seigneur!Ah, dame! Ah, Seigneur!

On a écrit aussi damp, en terminant par une consonne euphonique. Tout le monde connaît damp abbé, du Petit Jehan de Saintré.

Enfin, la langue avançant et se modifiant, dame a été réservé pour la traduction de domina; et pour traduire dominus, on s'est servi de dom. Les bénédictins et les chartreux prenaient le dom: dom Rivet, dom Brial, dom Bouquet.

Le don des Espagnols représente également dominus. Il a cela de particulier qu'il ne se met que devant le nom de baptême: Don Juan, don Pèdre, don Miguel. Ce serait une faute grossière de le mettre devant un nom de famille, et de dire, par exemple, don Cervantes. Il faut dire: Don Miguel de Cervantes.

Don Lope de Gusman, don Manrique de Lare,
Et don Alvar de Lune, ont un mérite rare.
(Corneille, Don Sanche, act. I, sc. 2.)

«Je ne me soucie ni de don Thomas, ni de don Martin.»

(Molière, les Fourberies de Scapin.)

Les formes de dom et damp se conservent dans plusieurs noms géographiques: Domèvre, Dommartin, Dammartin, Dampierre. C'est-à-dire: dom Èvre, dom Martin, etc.

Dame, dans le sens masculin, n'a plus qu'un asile; mais il paraît désormais impossible de l'en chasser.

CHAPITRE VI.

Suite des observations détachées.—Degrés de comparaison formés à l'imitation du latin.—De après le comparatif.—Diable à quatre (faire le).—Draps, linge.—Dur, dru, rude.—ÊTRE, ses formes primitives.—Faire et se faire fort.—Feindre et feignant.—Festival, how do you do.

§ Ier.
DEGRÉS DE COMPARAISON FORMÉS COMME EN LATIN.

COMPARATIFS EN or.

Avant de recourir, pour marquer les degrés de comparaison, à la périphrase et aux mots plus, très, on se servait, comme en latin, d'une terminaison de rechange.


Grand faisait GREIGNOUR (grandior);—petit, MENOUR (minor), qui vit encore aujourd'hui sous la forme de moindre. Nous avons gardé pire, de pejor.

Grant fu li duel, onques greignor ne vi.
(Garin, I, p. 109.)

«Grand fut le deuil; je n'en vis jamais de plus grand.»

. . . . . . . . . . . . . .
Et mon desconfort greignour,
Dont je mourrai sans detour,
Si par vous ne sont menour.
(Ch. de Coucy, dans le roman, v. 403.)

«Et mon déconfort plus grand, dont sans faute je mourrai si vous ne les rendez moindres.»


PIOR. Du latin melior, pejor, on avait fait, sans y rien changer, mellor, peor ou pior, d'où nous avons meilleur, pire:

Car cis aime miex les mellors,
Et tient bas soz piez les piors.
(Partonop., v. 4330.)
Empirier ne porroient il;
Coment amenderoient il,
Qu'il n'ont vergoigne ne peor (ni peur),
Qu'il ne pueent estre pior.
(Bible Guiot, v. 107.)

De greignor s'est formé le verbe rengréger, comme empirer de pire:

Ma douleur se rengrége, et mon cruel martyre
S'augmente et devient pire.
(Regnier.)
Chacun fit son devoir de dire à l'affligée
Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès.
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée.
(La Fontaine, la Matrone d'Éphèse.)

Rengréger manque tout à fait à la langue moderne, où rien ne le supplée. Il faut en poursuivre le rétablissement.

SUPERLATIFS EN issime.

Le père Bouhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, disserte très-longuement de la langue française, dont il prétend marquer les traits essentiels, l'esprit et le caractère. Mais le bon père ne connaît que la langue de son temps, et ne paraît pas soupçonner que la langue française ait jamais été faite autrement qu'en 1708; il conclut toujours intrépidement du fait particulier au droit général.

Par exemple, il écrit:

«Notre langue n'aime point les exagérations, parce qu'elles altèrent la vérité. Et c'est pour cela, sans doute, qu'elle n'a point de ces termes qu'on appelle superlatifs, non plus que la langue hébraïque. Car grandissime, bellissime, habilissime, dont les provinciaux et même quelques gens de cour se servent, ne sont pas français. Et pour illustrissime, sérénissime, révérendissime, généralissime, ce sont des termes établis pour marquer les qualités des personnes, et non pour exagérer les choses.»

(Ariste et Eugène, IIe entretien.)

Là distinction de Bouhours sur illustrissime et révérendissime est trop visiblement jésuitique. Ces mots sont pour marquer des qualités, et non pour exagérer. Belle finesse! Cela sent sa casuistique de Loyola, qui, à tout prix, tourne les choses au point de vue dont elle a besoin. Ces mots illustrissime, révérendissime, sont-ils des superlatifs, oui ou non? Voilà toute la question, et la réponse n'est pas douteuse.

Si le père Bouhours avait lu les anciens auteurs du moyen âge, il aurait su qu'au contraire ces superlatifs sont tout à fait dans le génie de notre langue; que pendant plusieurs siècles on s'en servit continuellement, et sans scrupule. Ce sont les beaux esprits, les raffinés en habit brodé ou en soutane, qui, au XVIIe siècle seulement, s'avisèrent de les proscrire. Jusque-là, on trouve les superlatifs en issime ou en isme, par contraction.

Roland, blessé à mort dans les vallons de Roncevaux, à l'heure d'expirer, apostrophe d'une manière touchante son épée Durandal:

O Durandal! cume es bele et saintisme!
(Roland, st. 170.)

«Comme tu es belle et santissime


BONISME, pour bonissime, est très-curieux, car il n'a pu être transporté directement du latin, qui dit optimus; il a donc fallu le former du français bon, en imitant le procédé latin; preuve que ce procédé n'est pas si antipathique au génie de notre langue.

«E bonisme vassals (pugnatores validi) ki furent venuz o le rei David de Geth, alerent devant lui.»

(Rois, p. 174.)

«Assemblerent sei bonismes vassals»—(surrexerunt autem omnes viri fortissimi.)

(Rois, p. 119.)

GRANDISSIME se contractait en GRANDISME, comme bonissime en bonisme.

—«Jo vus batrai de grandismes balains.»

(Rois, p. 282.)

Le texte dit: Cædam vos scorpionibus.


De pessimus on fit PESSIME, et de pessime, PESME:

—«Mais ses maris fu dur e pesmes et malicius.»

(Rois, p. 96.)
Bataille auerum, et aduree e pesme.
(Roland, st. 239.)

Par la même tendance à contracter, on avait fait de proximus, PROUSSIME, et enfin PRUSME:

—«Si huem peched vers sun prusme…»

(Rois, III, p. 262.)

Si l'on pèche vers son prochain.


De cher, cherissime, on fit, par contraction, CHERISME:

Cherismes dus, noble, vassal…
(Benoît de Sainte-More, II, p. 570.)

«Très-cher duc, noble brave,» disent au duc de Normandie ses sujets, qui s'efforcent de le retenir à la veille d'une expédition.


ALTISME ou HALTISME (altissimus).

Puis sont munteis sus el paleis altisme.
(Roland, st. 191.)

«Il est vrayment li fils del haltisme, selonc le temoignaige Gabriel; e por ceu, si est il ewalment (également, égaument) haltisme al peire.»

(Saint Bernard, p. 522.)

On trouve même fréquemment les deux formes du superlatif accumulées:—«Senz lo tres haltisme conseil de la sainte Triniteit.»

(Ibid.)

Au XVIIe siècle, les gens qui avaient le plus et le mieux étudié la langue, et qui en conservaient la tradition la moins défigurée, par exemple, Malherbe, employaient les superlatifs en issime. Malherbe raconte à Peiresc l'apparition d'un météore, qui fut interprété par Henri IV à présage de victoire:

«La nuit d'entre le jeudi et le vendredi ensuivant, il fut vu par les gardes un certain feu en forme d'oiseau, qui s'éleva du jardin des Canaux, passa par dessus la cour du cheval et par-dessus le château, alla crever en la cour du donjon, à l'endroit de l'horloge, avec un grandissime bruit; on dit comme d'un pétard.»

(Lettre du 26 avril 1607.)

DE, après le comparatif.

Les Italiens après le comparatif mettent le génitif: Maggior di me, peggior di te. Notre vieille langue en usait de même:

Meillor vassal de lui onc ne connue-je mie.
(Garin, t. I, p. 60.)
Mes barons a le nez plus noir
De fer.
(Du Vilain à la C. N., Barb., III, 131.)
Mais si mes bons me consentez,
Grans biens vous en vendra encor;
Et si arez mon anel d'or,
Qui vaut mieux de quatre bezans.
(De Gombers et des deux Clercs.)
Nul meillor mes de moi n'i a.
(Du Chevalier qui fist sa femme confesse.)

«Il n'y a pas de messager meilleur que moi.»

Le mari qui trouve un surcot (vêtement d'homme) sur le lit de sa femme:

Helas! fait il, je suis trahiz!
. . . . . . . . . . . . . . . .
Maintenant a le sercot pris,
Car jalousie l'a espris,
Qui est pire de mal de denz.
(D'Auberée la vieille Maquerelle.)

«… Cil furent avant appelez saiges qui sembloient mielx valoir des autres en aucune manière de vie loable…»

(Jean de Meung, trad. inéd. d'Abeilard.)

Dans le roman des sept Sages, un enfant explique à son père un présage tiré des cris obstinés de deux corneilles: Cela signifie, dit-il, que je monterai et me verrai un jour fort au-dessus de vous. Le père, à ces mots, s'irrite: «Voire, dit-il, si monteroiz plus haut de moi! (P. 98.)» Vraiment! vous monterez plus haut que moi! Et comme ils sont en bateau, il le saisit et le lance à la mer, ce qui conduit le fils à devenir empereur.

Les Grecs mettaient aussi après un comparatif le génitif du nom. La tournure par que est empruntée aux Latins: Major quam tu; Paulus est doctior quam Petrus; et c'est aussi la plus anciennement employée en français. Dans le livre des Rois, fort antérieur à tout ce que je viens de citer:

«Greignure est assez ta sapience que la nuvele qu'en ai oie.»

(Rois, p. 272.)

«Ta sagesse est beaucoup plus grande que la nouvelle que j'en ai ouïe.»

Ainsi nous surprenons des traces de l'influence italienne sur le français dès le règne de saint Louis.

DIABLE A QUATRE (Faire le).

Quand notre théâtre prit naissance, vers le XVe siècle, on jouait des mystères dévots; on jouait aussi des diableries; dans les mystères, les héros du drame étaient des saints; dans les diableries, des diables. Il y avait les petites diableries, où il ne paraissait que deux diables, et les grandes diableries, où il en paraissait quatre, épouvantablement déguisés et menant le plus grand bruit possible. De là cette locution proverbiale: faire le diable à quatre.

Comme toutes les choses vont en se perfectionnant, on introduisit bientôt dans les diableries un nombre illimité de diables. Il y en avait certainement plus de quatre dans la troupe qui, sous la conduite de Villon, joua ce tour abominable raconté au 13e chapitre de Pantagruel. Il en coûta la vie au pauvre frère Étienne Tappecoue, sacristain des cordeliers, pour avoir refusé à ces garnements une chape dont ils voulaient habiller un vieux paysan qui faisait Dieu le père. Villon fut averti un certain samedi que frère Tappecoue, monté sur la poutre du couvent (c'est une jument non saillie)91, s'en allait à la quête. Après avoir montré la diablerie par la ville et le marché, ils s'allèrent embusquer sur la route, et firent si grand'peur à la monture du sacristain, qu'elle prit le mords aux dents, jeta bas son cavalier, le traîna à écorche-cul, avec force ruades, en sorte qu'elle rentra au couvent ne rapportant de frère Tappecoue que le pied droit, avec le soulier entortillé dans les cordes qui lui servaient d'étrier. Le reste était demeuré en lambeaux par les chemins. On jugera s'il y avait de quoi faire cabrer un cheval: «Ses diables estoient tout caparassonés de peaulx de loups, de veaulx et de beliers, passementées de testes de moutons, de cornes de bœufs et de grands havets de cuisine92, ceints de grosses courrayes esquelles pendoient grosses cymbales de vaches et sonnettes de mulets, à bruit horrifique; tenoient en main aulcuns bastons noirs pleins de fusées; aultres portoient longs tisons allumez, sus lesquels à chascun carrefour jettoient pleines poignées de porasine (poix résine) en pouldre, dont sortoit feu et fumée terrible!… Tappecoue arrivé au lieu, tous sortirent au chemin au devant de luy, en grand effroy, jetant feu de tous costez sus luy et sa poultre, sonnans de leurs cymbales et hurlans en diables: Hho! hho! hho! hho! brrrourrrs! rrrourrrs! rrrourrrs! hou! hou! hho! hho! Frere Estienne, faisons nous pas bien les diables?»

[91] Pullus, pulla, pullitra, poultre.

[92] Havet, crochet. Havet de cuisine, crochet avec lequel on tirait la viande du pot.

L'hostel est seur, mais on le clouë.
Pour enseigne y mis ung havet.
(Villon.)

Voilà ce que c'était que faire le diable à quatre.

Il s'établit dans quelques villes des diableries à poste fixe, comme il s'y établit aujourd'hui une troupe de comédie, de tragédie, de vaudeville ou d'opéra. La diablerie de Saumur, celle d'Angers, celle de Doué et celle de Montmorillon, étaient célèbres. Rabelais les cite avec plusieurs autres dans ce 13e chapitre de Pantagruel.

Et au chapitre 3, livre III, où Panurge loue les debteurs et emprunteurs, peignant la satisfaction qu'il éprouve aux révérences de ses créanciers, chaque matin assemblés à son lever:—«Il m'est advis, dit-il, que je joue encore le Dieu de la passion de Saumur, accompagné de ses anges et chérubins.»

Il continue: Si l'on cessait de prêter, l'univers serait bouleversé.—«De cettui monde rien ne prestant, ne sera qu'une chiennerie, qu'une brigue plus anormale que celle du recteur de Paris, qu'une diablerie plus confuse que celle des jeux de Doué

DRAPS, LINGE.

LINGE est aujourd'hui un substantif; c'était originairement un adjectif. Le traducteur du livre des Rois, ayant à rendre ces mots, «Porro David erat accinctus Ephod lineo» (II, cap. VI, v. 14), met:

«E David esteit vestud de une vesture linge, pur humilited.»

Le mot générique du XIIe siècle était drap; il s'appliquait à toute espèce d'étoffe de soie, de laine ou de fil. Dras linge, était un habit de toile de lin; on a dit, pour abréger, du linge.

Partonopeus est couché avec la fée Mélior. Il veut se lever de grand matin pour partir:

Urrake li baille ses dras,
(Partonop., v. 5057.)

Partonopeus, pour se punir, s'est retiré au désert. Il y mène la vie la plus rude, et finirait par succomber à une pénitence si rigoureuse. Heureusement il est découvert par Urraque et Persewis, qui, pleines d'une tendre charité, s'établissent auprès de lui, et tâchent de le distraire de ses douleurs, en même temps qu'elles rajustent sa garde-robe:

Qui li dient deduiz et gabs,
Et taillent et keusent ses dras,
Coifes, cemises, et cauçons,
Bliaus de soie et cors et lons.
(Ibid., v. 6270.)

Drapeau était une sorte de diminutif de drap. C'était le drap déchiré. Urraque, abordant Partonopeus défiguré par la misère, hésite à le reconnaître:

Ies tu li beau Partonopeus?
Deus! com tu ies ore empiriés!
Con voi tes drapeaus despeciés!
(Ibid., v. 6018.)

Le passage de Pasquier y revient parfaitement!—«Ainsy de l'estendard, banniere ou enseigne, que nous disons aujourd'huy drapeau. Cela est provenu d'une hypocrisie ambitieuse des capitaines, qui, pour paroistre avoir esté aux lieux où l'on remuoit les mains, veulent représenter au public leurs enseignes deschirées, encores que, peut estre, il n'en soit rien.»

(Recherches, liv. VIII, ch. 3.)

DUR, DRU, RUDE.

Ce sont trois prononciations diverses d'un même mot, obtenues en transposant l'r. Car de prétendre que rude vienne de rudis, ignorant, ce serait imiter les écoliers, toujours portés à traduire un mot par celui dont la forme extérieure s'en rapproche le plus. On n'assigne pas d'étymologie à dru.

Une preuve plus concluante que la forme matérielle qui peut être un effet du hasard, c'est l'analogie du sens. Or, s'il y a du rapport entre ignorant et rude, ce n'est que par métaphore, et le sens figuré n'est pas ce qui frappe d'abord les hommes d'une société naissante, au lieu que le sens propre les touche immédiatement. Ce qui est épais, dru, est dur, et ce qui est dur est ordinairement rude au toucher. Voilà pour l'analogie première; les nuances se fixent ensuite à chaque forme, et il arrive, au bout de quelques siècles, que des mots sortis de la même souche semblent n'avoir entre eux aucun lien de parenté.

La première forme, longtemps la seule, a été dur, durement. On disait: aimer durement,—pleurer durement,—se réjouir, s'émerveiller, heurter durement.

Il n'en i a chevaler ne barun
Qui de pitet mult durement ne plurt.
(Roland, st. 174.)
Tuit cil qui ce miracle oïrent
Moult durement s'en esjoïrent.
(Gautier de Coinsi, I, ch. 11.)
L'abeesse s'est esveillie;
Moult durement s'est mervillie
Quant si legiere s'est sentie.
(Ibid., ch. 16.)
Des lanches au premier jousterent,
Et si durement se hurterent
C'andoi se porterent a terre.
(La Violette, p. 81.)

Rudement a été la seconde forme. Toute la Picardie se sert encore de rudement pour marquer l'abondance ou l'excès: Cela est rudement beau!… Il est rudement savant!… Gresset, qui, comme l'on sait, était d'Amiens, a dit dans Ververt:

En moins de rien, l'éloquent animal
(Hélas! jeunesse apprend trop bien le mal!),
L'animal, dis-je, éloquent et docile,
En moins de rien fut rudement habile!

Et, suivant l'Académie elle-même, on dit en langage populaire, manger rudement, boire rudement.

Druement n'a pas encore été fait, mais on se sert de l'adjectif adverbialement, selon l'ancien usage: Il pleut dru;—il y va dru. L'Académie autorise ces locutions, comme elle autorise: Aller rudement en besogne.

ÊTRE; ses formes primitives.

Ce verbe a été constitué de deux éléments latins, sum et stare. De sum vient le présent de l'indicatif je suis; de stare, l'infinitif ester.

Comme ce verbe avait double racine, il avait aussi double signification: exister et se tenir debout.

«Chi vous lairons ester dou roi Richart.»

(Chron. de Rains, chap. 111.)
Or vous lairons ester du dux Hervis.
(Garin, t. I, p. 5.)

Dans cette formule, très-familière aux chroniqueurs et aux poëtes, ester ne signifie que esse.

La langue du barreau le conserve encore dans le sens de stare: «La femme ne peut ester en jugement sans l'autorisation de son mari.» Stare in judicio.

C'est aussi le sens du participe estant dans ce passage:—«Li enfes s'est agenoilliez tant que li peuples s'accoisa; lors se leva en estant, et parla si haut que tuit le porent oir.»

(Rom. des sept Sages, p. 97.)

Il se leva debout, en pied, comme disent les Italiens.

IMPARFAIT.

L'ancien imparfait tirait son singulier de sum, et son pluriel de stare:

J'ere,tu eres,il ert;
Eram,eras,erat;
 
Nous estions,vous estiez,ils estoient.
Stabamus,stabatis,stabant.

Aujourd'hui, il dérive tout entier de stare:

J'étais, tu étais, il était.—Stabam, stabas, stabat.

Déjà, sous Louis IX, on employait concurremment les deux formes. L'auteur de la Vieille Truande dit de son héros:

Biaus estoit et cointes et sages;
A un chevalier ert messages,
Qui bien estoit du pais nez.
(Barbaz., I, p. 240.)
FUTUR.

Se tire de stare: J'esterai, tu esteras, il estera, etc.

«Rendez-vous bonnement, puis esterez en bonne paix.»

(Rois, p. 410.)

Les quatre fils Aymon témoignent à Charlemagne le désir d'être équipés par lui, pour le service du plus vaillant roi qui sera jamais:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que nous adoubissiez au jour qu'il vous plaira
Pour le plus vaillant roy qui jamais n'estera.
(Les quatre fils Aymon, v. 215.)

Un très-beau passage de la chanson de Roland, c'est le moment où l'arrière-garde de Charlemagne est sur le point d'être attaquée par les Sarrasins dans les défilés de Roncevaux. Olivier, à plusieurs reprises, a supplié Roland de sonner de son cor d'ivoire pour avertir Charlemagne, et rappeler l'avant-garde à leur secours. Roland s'y est obstinément refusé, et toujours par les mêmes motifs: il croirait se déshonorer et attirer des reproches sur sa famille et ses amis, si aucun homme vivant pouvait dire qu'il a corné pour des païens. Il se repose sur sa vaillance et sur l'acier de Durandal:

Roland est proz, e Oliver est sage,

dit le poëte.

Cependant le danger devient tel, qu'il est impossible de le méconnaître. Alors l'archevêque Turpin éperonne son cheval blanc, et, monté sur une petite éminence, il exhorte les soldats à bien faire leur devoir, sans leur dissimuler le sort qui les attend. Aussi leur donne-t-il l'absolution, leur imposant pour pénitence de bien férir. Les vers sont nobles et touchants:

Seignurs baruns, Carles nus laissat ci,
Pur nostre rei devum nus bien murir.
Chrestientet aidez a sustenir.
Bataille auerez, vos en estes tuz fiz93,
Car a vos oilz veez les Sarrazins.
Clamez vos culpes, si priez Deu mercit.
Assoldrai vos pur vos anmes guarir:
Se vus murez, esterez seinz martirs.
(Roland, st. 293.)

[93] Fiz, de fixi, vous êtes bien fixés sur ce point.

«Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici. Nous devons bien mourir pour notre roi. Aidez à soutenir la chrétienté94. Vous aurez bataille, vous en êtes bien sûrs, car voici devant vos yeux les Sarrasins. Confessez vos péchés, implorez la merci de Dieu. Je vais vous absoudre pour guérir vos âmes: si vous mourez, vous serez saints martyrs.»

[94] C'est-à-dire, ici, le christianisme.

C'est peut-être ce passage pathétique que chantait Taillefer à la bataille d'Hastings, à la tête de l'armée, pour enflammer les soldats de Guillaume le Conquérant. En tout cas, il n'aurait guère pu choisir mieux95.

[95]

Taillefer, qui moult bien cantoit
Sur un roncin qui tost aloit,
Devant eux s'en aloit cantant
De Karlemaine et de Rolant,
Et d'Olivier, et des vassaux (des braves)
Qui moururent a Roncevaux.
(Wace, Rom. de Rou.)

Le t étymologique de j'esterai, dans la prononciation, laissait prévaloir l's; et la forme parlée modifiant la forme écrite, on écrivit bientôt comme on prononçait, j'esserai.

Partonopeus est en prison. Son geôlier est absent; la femme de ce geôlier lui permet de sortir pour aller à un tournoi: Si vous y mourez, dit-elle, ce sera fait de moi: Armand me percera de son épée:

Et se vos morez el tornoi,
Donc essera tout fait de moi:
Harmant m'ocira de s'espee.
(Partonopeus, v. 7727.)
… Je crois moult bien sans faille
Que par lui esserons delivre.
(La Violette, p. 84.)

Je serai, tu seras, est syncopé, pour j'esserai, tu esseras ou tu' sseras.

PRÉTÉRITS.

Le prétérit fut transporté du latin sans changement: Je fui ou je fuid, avec le d euphonique, comme l'écrit toujours le livre des Rois, saint Bernard et la chanson de Roland. J'ai montré plus haut (p. 168 et suiv.) comment ui sonnait u; il n'est donc pas étonnant qu'on ait fini par écrire je fus.

Il a existé aussi une seconde forme de prétérit; celle-ci, dérivée de stare: J'estu, tu estus, il estut, mais avec le sens exclusif de steti, stetisti, stetit. Au troisième livre des Rois, le Seigneur demande qui veut aller tromper Achab; un esprit se présente, et dit: Je le tromperai.

«Uns vint avant e estud devant notre Seigneur, si dist: Jol' decivrai.» (Rois, p. 337.)

Comme l'on voit, le verbe être était originairement beaucoup moins irrégulier qu'il n'est aujourd'hui.

Voici un curieux exemple où l'on voit rapprochés l'infinitif ester, dans le sens esse, et le participé estant, dans le sens de stando. C'est dans la chanson de Roland; le poëte fait une peinture pitoyable de la nuit qui suivit la défaite de Roncevaux: les hommes étaient étendus morts ou mourants, il n'y avait pas un cheval qui pût se tenir debout; celui qui voulait de l'herbe, la prenait étant couché:

Ni ad cheval qui puisse ester en estant:
Ki herbe voelt, si la prent en gisant.
(Roland, st. 180.)

Il est clair que, dans ce passage, il faut prononcer estre, quoiqu'il y ait écrit, conformément à l'étymologie, ester.

FAIRE.

Nous sommes à la veille de perdre, par négligence, un des plus précieux emplois de ce verbe. Faire avait jadis le privilége de se substituer en temps, nombre et personnes, à un verbe déjà exprimé qu'on avait besoin de répéter dans la même phrase:

La reine de Navarre, dans sa VIIe nouvelle: «Qu'avez vous fait de vostre anneau (dit un mari à sa femme)? Mais elle, qui fut bien aise qu'il la mettoit au propos qu'elle avoit envie de luy tenir, luy dit: O le plus meschant de tous les hommes, à qui le cuidez vous avoir osté? Vous pensiez bien que ce fust à ma chambriere, pour laquelle vous avez despensé deux fois plus de vos biens que jamais vous ne fistes pour moy!»

Et dans la LIVe:

«Il faudroit, madame, que nos maris feussent envers nous comme Jesus-Christ envers son Eglise.—Aussy faisons nous, dit Saffredant, et sy possible estoit, nous le passerions, car Jesus-Christ ne mourut qu'une fois pour son Eglise, et nous mourons tous les jours pour nos femmes.—Mourir! dit Longarine; il me semble que vous et les autres qui sont icy, valez mieulx escus que ne faisiez grands blancs, avant que feussiez mariez.»


Dans ce dernier exemple, on voit le verbe faire suppléer toute une phrase: aussy faisons-nous, c'est-à-dire, aussi sommes-nous envers nos femmes comme Jésus-Christ envers son Église. Quelle économie de paroles! On ne peut trop regretter ces tours.

Ce baudet-ci m'occupe autant
Que cent monarques pourraient faire.
(La Fontaine.)

Pourraient m'occuper.

Les oisillons, las de l'entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvroit la bouche seulement.
(Le même.)

Que jasaient les Troyens.

«Il (l'Amour) s'ouvrira plutôt à vous qu'il ne feroit à sa mère.»

(La Fontaine, Psyché.)

«Quel astre brille davantage dans le firmament que le prince de Condé n'a fait en Europe?»

(Bossuet.)

Qu'il ne s'ouvrirait.N'a brillé.

«On regarde une femme savante comme on fait une belle arme… C'est une pièce de cabinet que l'on montre aux curieux,»… etc.

(La Bruyère, des Femmes.)

Si est quelquefois pour ainsi. Alors si fait signifie ainsi fait. Par exemple, dans cette traduction du célèbre sonnet de Pétrarque sur la mort de Laure:

Plaindre devroient l'air, la mer et la terre,
Le genre humain, qui comme anneau sans pierre
Est demeuré, ou comme un pré sans fleurs.
Le monde l'eut sans la connoître à l'heure:
Je la congneu, qui maintenant la pleure!
Si fait le ciel, qui s'orne de mes pleurs.

«Le fils de monsieur le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité, quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays.»

(J.-J. Rousseau, Confessions, liv. II.)

Les Anglais nous ont pris cette forme, avec bien d'autres choses; mais, mieux avisés que nous, ils ne l'ont pas laissée périr.—Leur verbe do (faire) n'est autre que le verbe allemand thun.—Vous avez assuré que telle chose se passait.—Je ne l'ai point assuré, I did not; mot à mot: Je ne l'ai point fait.

—Je n'aime pas à voyager.—Si fais-je bien, moi: c'est-à-dire, je l'aime bien, moi. On a dit ensuite, en immobilisant la personne et le nombre dans la forme d'un adverbe: Si fait bien, moi; si fait bien, nous. La correction exigerait, à la première personne: Si fais bien, moi; si faisons bien, nous.

En réponse à une question, à une affirmation, à une négation: Si fait, non fait. On se contente aujourd'hui de dire, avec moins d'énergie: Oui, non.

FAIRE FORT (SE).

Beaumarchais a pris, dans le Petit Jehan de Saintré, deux des principaux personnages du Mariage de Figaro: la comtesse Almaviva et Chérubin ne sont qu'une copie de la jeune dame des Belles Cousines et du petit Jehan. Les scènes de la comédie du XVIIIe siècle se retrouvent dans le roman du XVe, seulement la comédie est un peu plus enluminée de luxure: il faut bien que le progrès soit quelque part. Les dames d'atour de la jeune dame des Belles Cousines font le rôle de Susanne. Le petit Saintré est page aussi, mais page du roi. Il a treize ou quatorze ans; moins avancé que le page espagnol, mais déjà aussi honteux devant une femme que le bel oiseau bleu du château d'Aguas Frescas.

La dame des Belles Cousines fait appeler le petit Jehan dans sa chambre, devant ses femmes, non pour lui faire chanter une romance, mais pour lui faire déclarer le nom de sa dame par amours. Le pauvre enfant est bien embarrassé! Il avoue qu'il n'en a pas. La dame des Belles Cousines feint une grande colère, et lui donne quatre jours, pas davantage, pour se pourvoir de cet objet de première nécessité à un vrai gentilhomme.

Ce terme écoulé, revoici madame assise sur les pieds du petit lit, le page tremblant à genoux devant elle, et derrière eux, rangées en demi-cercle, les dames d'atour, qui étouffaient leur envie de rire: madame Catherine, madame Ysabel, Aliz, Marguerite, etc. On va juger le petit Saintré. Madame soutient qu'il est coupable, n'ayant pas encore fait de choix. Les autres prennent sa défense:—«Ha, Madame, dirent elles en riant, cuydez vous qu'il ait mis quatre jours fors que pour bien choisir celle qu'il voudra servir? Eh que non, dit madame. Eh que si, dirent-elles; nous nous faisons fortes pour luy. Lors elles lui dirent: N'est il pas vray, mon filz?96»

(Chap. III.)

[96] Je cite le texte de l'édition donnée par M. Guichard, la seule qu'il soit désormais possible de lire.

L'Académie veut que dans cette locution fort soit invariable.—«Elle se fait fort d'obtenir la signature de son mari;… ils se faisaient fort d'une chose qui ne dépendait pas d'eux.»—On ne voit pas la raison de cette invariabilité. Fort, invariable, ne pourrait être que l'adjectif pour l'adverbe, comme lorsqu'on dit: Ils sont partis soudain; ils tenaient ferme, c'est-à-dire, soudainement, fortement. Mais on ne saurait supposer: Elle se fait fortement d'obtenir, etc.; ils se faisaient fortement d'une chose, etc… Le sens manifeste est celui-ci: Elle se disait assez forte pour obtenir;… ils se prétendaient capables, forts d'une chose… Il est donc indispensable de faire accorder l'adjectif. C'était, comme on l'a vu, l'usage ancien; pourquoi l'a-t-on changé, et sur quelle autorité? Il est fâcheux que l'Académie ne motive jamais ses décisions; plus elles sont absolues, plus il faudrait tâcher de les faire voir justes et raisonnables.

FEINDRE, FEIGNANT97.

[97] On écrivait faindre comme craindre. L'orthographe normande a prévalu pour le premier.

Feindre s'employait jadis absolument, dans un sens analogue à celui de craindre, hésiter.

L'auteur du Chastelain de Coucy dit, au début de son poëme, que l'amour favorise les amants hardis, mais qu'à peine a-t-il aucune récompense pour les timides:

Mais pour les faingnans desloiaus
Dist on qu'a paine est nulz loiaus.
(Coucy, v. 21.)

Une chanson de Coucy lui-même, antérieure au poëme d'environ cinquante ans, commence par ce couplet:

Pour verdure ne pour pree,
Ne pour fueille ne pour flour,
Nulle chanson ne m'agree,
Se ne muet de fine amour.
Mais li faingnant prieour,
Dont ja dame n'iert amee,
Ne chantent fors en pascours:
Dont se plaingnent sans doulours.
(Coucy, p. 13.)

«On a beau célébrer la verdure, les prés, les feuillages, les fleurs; nulle chanson ne m'agrée, si elle n'est inspirée par une vraie passion. Mais ces lâches suppliants, qui n'aiment de fait aucune femme, ne chantent que vers le temps de Pâques. Ils se plaignent sans douleurs.»

M. Crapelet a mal traduit: «Mais celui qui feint d'attendrir une dame.» On ne feint pas d'attendrir: on attendrit ou l'on n'attendrit pas.

Observez que nul mot ne peut remplacer faignant. Lâche est trop fort; timide, trop faible; et puis, la timidité s'allie avec le véritable amour; c'est faignant, ou, comme on dit en picard, cœur failli.

L'ESMOULEUR.
Pourtant encore un coup ou deux
Tourne, mon valet.
LE VALET.
Je le veux,
Et croy que pas je ne faindray.
(Les Langues esmouluës.)

Cette acception du verbe feindre était encore en pleine vigueur à la fin du XVIIe siècle. Molière en présente de fréquents exemples:

«CLÉANTE.Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre.»

(L'Avare, acte I, sc. 5.)

Et dans Don Juan: «Je ne feindrai point de vous dire que l'offense que nous cherchons à venger est une sœur séduite et enlevée d'un couvent.»

(Act. III, sc. 4.)

Feindre exprimait moins que craindre et plus qu'hésiter; notre langue s'est appauvrie de cette délicatesse, mais le peuple l'a retenue. Un feignant est un homme qui ne craint pas le travail au point d'avouer sa paresse et d'oser le refuser; il l'accepte, mais il fait peu et de mauvaise besogne: il hésite, il tourne, il feint de travailler.

Les beaux parleurs se moquent de la prononciation du peuple, persuadés qu'en disant un feignant il veut dire un fainéant. Un fainéant ne fait rien; un feignant fait quelque chose. Qui des deux est le ridicule, celui qui est raillé sans raison, ou celui qui le raille sans comprendre ce qu'il raille?

Avec faindre et faignant, nous avons perdu leur substantif faintise:

Chascuns d'eux a sa lance prise:
Proaice anemie a faintise
Les a fait tost esperonner.
(Coucy, v. 1415.)
Chascuns a sa lanche reprise
Apertement et sans faintise.
(Ibid., v. 1683.)

Faintise a été mal remplacé par fainéantise. Encore une fois, la fainéantise s'abstient de tout travail; la faintise feint de travailler.

On disait aussi, avec la forme réfléchie, se faindre. Un homme donne son anneau à un ermite: Présentez-le à ma femme; dites-lui, de ma part, qu'elle vous traite comme elle ferait moi-même, et qu'elle ne s'y épargne pas:

Que de vous face en bone foi
Autant comme el feroit de moi,
Si qu'ele mie ne se faigne.
(Du Provost d'Aquilée.)

FESTIVAL.—HOW DO YOU DO?

Ce mot, qui nous revient d'Angleterre, a commencé par être français. Saint Bernard s'en servait:

«E soit chanté par tote tes rues li festivals Alleluya.»

(Sermons, p. 532.)

Et le traducteur du livre des Rois:

«Achab fist remuer jusques al temple un almarie98 ki esteit al porche, u l'um metteit les oblatiuns, nummeement ke li reis soleient faire as sabatz e jurs festivals

(Rois, p. 400.)

[98] Remarquez, dans ce mot, la substitution des liquides l et r. Nous avons rétabli l'r étymologique d'armarium (rac. arma); au contraire, de contralier (rac. contra alium, subaud. stare), nous avons fait, par substitution de liquide, contrarier:

Grant pechie fait qui contralie
Dame qui est d'amors marrie.
(Partonopeus, v. 6660.)

Ce sont, dit le même auteur, les clergastes (mauvais clercs) qui parlent mal des femmes et contrarient leurs servantes:

Ce sont clergastes qui en mesdient,
Qui lor meschines contralient.
Ils sont vilains et eles foles.
(Ibid., v. 5489.)

«Achab fit reporter jusque dans le temple une armoire qui était sous le porche, où l'on mettait les offrandes, nommément celles que les rois avaient coutume de faire aux sabbats et jours de fête.»

Festival s'est embarqué, et a passé la Manche avec Guillaume le Conquérant; bien d'autres en ont fait de même: les Anglais ne sont riches que de nos dépouilles; si l'on se mettait à cribler leur langue et à reprendre ce qui nous appartient, il ne leur resterait pas même de quoi se dire: Bonjour, comment vous portez-vous? Leur fameuse formule how do you do est volée à la France. On disait, au XIIe siècle, Comment le faites-vous? C'était le salut de politesse quand on se rencontrait.

La belle et sage châtelaine de Fayel, accueillant pour la première fois le châtelain de Coucy en présence de sa dame de compagnie Ysabelle: Comment allez-vous? lui dit-elle; comment passez-vous le temps?

Lors li dist la dame: Comment
Le faites vous, biau très doux sire?
—Certes, dame, n'ai duel ne ire,
Jour ne heure, que ne vous voie.
(Coucy, v. 3490.)

«Certes, madame, je n'ai deuil ni chagrin, chaque jour, à toute heure, que du désir de vous voir.»

Une autre fois, Coucy rencontre Ysabelle, à qui il a tant d'obligation, avec Gobert, le confident de Fayel, mais qui trahit son maître pour Coucy, car Ysabelle et Gobert sont amants. Le châtelain court à eux; il embrasse familièrement la bonne Ysabelle,

Et dist: Chiere amie, comment
Le faites vous? nel' celez pas.
(Coucy, v. 5710.)

La belle Euriaut reçoit un messager de Gérard, et s'informe de lui avec sollicitude:

Comment Gerars li biaus le fait.
(La Violette, p. 40.)

Cette expression était encore en vigueur à la fin du XVe siècle:

—«Adonc le duc Richart vint à luy, et luy demanda comme il le faisait, et de quoy li servait léans.»

(Chroniq. de Norm., imp. à Rouen en 1487.)

Voltaire, qui a tant raillé le Comment vous faites-vous faire des Anglais, ne soupçonnait pas qu'il se moquait d'une vieille formule française. Les Anglais n'ont eu que la peine de la revêtir de mots saxons, sans autrement la déguiser. Ainsi un gallicisme et un germanisme, cela fait un anglicisme.

CHAPITRE VII.

Suite des observations détachées.—Fleur d'orange et fleur d'oranger.—Flou.—Fonts baptismaux.—Il, li.—Illec, léans, céans.—Lésine ou Alesine.—Mystères; de quelques finesses de versification que l'on croit modernes.—OGIER LE DANOIS.—Orgues et ogres.—Où.—Par, parmi.

FLEUR D'ORANGE.

De tout temps on a dit, en bon français, de la fleur d'orange.

Malherbe écrit à son ami Peiresc:

«Selon ma coutume, je vous importune: je vous prie de me faire le bien de m'envoyer une bouteille d'huile de fleur d'orange

(Lettres, p. 24.)

«Et, à propos de cela, souvenez-vous de la fleur d'orange, je vous en supplie, monsieur.»

(Ibid., p. 30.)

Cette expression revient encore cinq ou six fois.

La cour de Louis XIV, qui passe pour avoir su le français, disait de la fleur d'orange.

«J'aime nos Bretons: ils sentent un peu le vin, mais votre fleur d'orange ne cache pas de si bons cœurs.»

(Mad. de Sévigné, lett. 179.)

Voltaire dit fleur d'orange:—«Je crois, ma foi, être dans la boutique d'un parfumeur; je suis empuanté d'odeur d'eau de fleur d'orange

(Les Originaux, act. II, sc. 8.)

C'est de nos jours seulement qu'on s'est avisé de raffiner sur cette expression, et d'y vouloir substituer fleur d'oranger. Fleur d'orange, sans égard pour les autorités qui le protégeaient, a été déclaré ridicule, absurde, à l'usage des sots. «Quiconque, dit spirituellement l'auteur des Nouvelles remarques sur la langue française, quiconque a trouvé des fleurs sur une orange, a le droit de parler de fleur d'orange. Mais on ne rencontre guère de pareilles fleurs qu'au jardin des Olives. On rencontre probablement aussi en ce lieu des fleurs de poires, des fleurs d'abricots; mais partout ailleurs ce sont les oliviers, les poiriers et les abricotiers qui portent des fleurs.»

(T. II, p. 239.)

La raillerie est vive et impitoyable, comme d'un homme dix fois sûr de son fait. On croirait entendre M. Nodier en personne.

Quoique je n'aie jamais cueilli de fleurs sur une orange, je ne laisserai pas de continuer à dire de la fleur d'orange, et même j'essayerai de défendre cette expression. Je n'hésite point à me ranger du parti le plus faible contre le plus fort, c'est-à-dire, avec les anciens contre les modernes; avec Malherbe, Voltaire et madame de Sévigné, contre M. Francis Wey.

Avant tout, je prendrai la liberté de faire observer à nos savants critiques que, dans cette locution fleur d'orange, il ne s'agit pas de la fleur, mais du fleur; que fleur ici ne traduit pas florem, mais odorem.

«Les loups reconnoissant au fleur celui qui les a supplantez, tous d'un commun accord le devorent.»

(PASQUIER, Recherches, VIII, chap. 15.)

Flairer, c'est aspirer une odeur; fleurer, c'est au contraire l'exhaler: témoin, dans le Malade, M. Fleurant, apothicaire.

L'article féminin la ne s'unit pas à fleur; il représente le mot eau, supprimé par ellipse. De la fleur d'orange, c'est de l'eau de fleur ou de senteur d'orange.

Voilà nos motifs pour maintenir la fleur d'orange. A quoi j'ose ajouter qu'il faut toujours y regarder à deux fois avant de condamner avec cette hauteur une locution qui a pour elle un long et universel usage, et tous les écrivains du XVIIe siècle.

On courrait beaucoup moins de risque à soutenir que fleur d'oranger est dû au purisme affecté et mal instruit du XIXe, et qu'il faut laisser l'exactitude de cette expression aux pharmaciens, qui distillent effectivement des fleurs d'oranger. Leur pensée se reporte à ce qu'ils mettent dans leur alambic, et la nôtre, au fleur de ce qui en sort.

Nos pères, en général, connaissaient mieux que nous la propriété des mots; ils savaient très-bien dire fleur d'oranger où cela était nécessaire; par exemple, dans ce passage de Rabelais: «Les truyes, en leur gesine, ne sont nourries que de fleurs d'orangiers

(Pantagruel, IV, 7.)

Il serait trop singulier qu'il eût fallu attendre jusqu'en 1845 à s'apercevoir que les oranges ne portent point de fleurs!

L'Académie ne donne point le substantif masculin fleur. Elle autorise de la fleur d'orange, et même bouquet de fleur d'orange; en quoi elle ne paraît pas avoir autant de raison, car ici fleur signifie nécessairement florem. Ce qui aura déterminé l'Académie, c'est apparemment cet endroit de Corneille:

Le cinquième (bateau) était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d'orange.
(Le Menteur, I, 5.)

Corneille a cru qu'il pouvait dire un bouquet d'orange, comme un bouquet de grenade, et non de grenadier; de jasmin, et non de jasminier. En effet, l'analogie l'excuse.

Je ne vois pas ce qu'a de choquant jardin des Olives. Il paraît aussi loisible de désigner un jardin par le nom des fruits ou des fleurs que par celui des arbres à fleurs ou fruits. Jardin des roses est aussi bien et même mieux dit que jardin des rosiers.

Mais, outre cette raison, il en existe une autre; c'est que le mot olivier est récent, et qu'autrefois olive était le nom commun à l'arbre et à son fruit:

En Saragoze est Marsile li ber;
Soz une olive se sist por deporter.
(Roncisvalle, introd. du Roland, p. XLVII.)

«Le roi Marsile le brave est à Saragosse; il est assis sous un olivier pour se rafraîchir.»

Blancandrin lui conseille d'envoyer à Charlemagne, au siége de Cordes, des ambassadeurs portant des branches d'olivier:

El seje a Cordes porrez Kallon trover;
Branches d'olive devez o vos porter.
(Ibid., XLVIII.)
Branches d'olives en vos mains porterez.
(Roland, st. 5.)

Ces exemples doivent suffire pour apaiser les scrupules de ceux qu'alarmerait la censure de M. F. W. Jardin des Olives est aussi bon que fleur d'orange. Il est possible même qu'oranger soit moderne comme olivier, et qu'orange ait servi, comme olive, à nommer l'arbre. Cela justifierait jusqu'aux bouquets d'orange de Corneille et de l'Académie.

Enfin, l'auteur des Observations blâme l'Académie d'avoir expliqué fleurer par répandre une odeur; M. F. W. trouve la définition incomplète, et veut répandre une bonne odeur. Il oublie que s'il y a des fleurs qui sentent bon, il y en a qui sentent mauvais; tout n'est pas rose, violette ou tubéreuse, témoin la couronne impériale, l'assa fœtida et le géranium puant.

La réserve de l'Académie est donc tout à fait louable; M. W. a contre son opinion Molière et Regnier: Molière, dans le nom de ce M. Fleurant; Regnier, dans le portrait du pédant, si admiré de Boileau:

Ainsy ce personnage en magnifique arroy,
Marchant pedetentim, s'en vint jusques à moy,
Qui sentis, à son nez et ses levres descloses,
Qu'il fleuroit bien plus fort mais non pas mieux que roses.
(Sat. X.)

Il ne faut pas imputer à l'Académie des torts imaginaires.

FLOU.

C'est l'ancienne prononciation du mot fleur, qu'on écrivait flur.

L'escut li fraint ki est ad or e a flur.
(Roland, passim.)

Ad or et a flou,—orné d'or et de fleurs ciselées.

L'r final se réservait à sonner devant une voyelle, par exemple, dans le diminutif flourette et dans le verbe flourir.

Un tableau flou, peindre flou ou à flou, un pinceau flou; dans toutes ces locutions techniques, flou signifie fleur, pris en manière d'adverbe. C'est peindre tendre et délicat comme une fleur, un pinceau-fleur, etc…

Saint Flou, évêque d'Orléans, est, dans le martyrologe de Corbie, sous le nom de sanctus Flosculus; c'est saint Flour, comme celui d'Auvergne.

De flou est venu flouet, toujours en suivant la même métaphore:

Damoiselle belette, au corps long et flouet,
Entra dans un grenier par un trou fort étreit.
(LA FONTAINE.)

«Voilà de mes damoiseaux flouets!» s'écrie Harpagon. Flouet est la bonne prononciation, et non fluet, comme l'on dit à présent. Trévoux dérive cet adjectif de fluxæ et non firmæ sanitatis, ridiculement. C'est chercher midi à quatorze heures.

Le flou d'une médaille ou la fleur de coin, c'est la même chose. On entend par ce mot une conservation si parfaite de la médaille, que le poli du coin s'y fait encore apercevoir. Fruste, au contraire, signifie effacé.

«Diognète sait d'une médaille le fruste, le flou et la fleur de coin.» (La Bruyère, de la Mode.) Les deux dernières expressions font double emploi. Quelques éditions écrivent mal à propos le feloux.

FONTS BAPTISMAUX.

L'Académie donne FONTS, pour un substantif masculin pluriel; ce qui suppose qu'il n'a pas de singulier. C'est un substantif féminin, et il a un singulier.

Font est l'abrégé de fontaine. Pour réfuter l'Académie, il suffit de rappeler les noms propres d'homme et de lieu:

De Bellefonds, la Font, de Lafont, Fontenelle.—La Chaude-Font, parce qu'il s'y trouve une source thermale. Les dictionnaires géographiques écrivent la Chaux-de-Font, ce qui n'offre aucun sens.

«Eve de Funtaine i aparut… si la levad (l'église) de Funz et de baptisterie.»

(Rois, p. 207.)

Mais pourquoi dit-on fonts baptismaux? C'est ce qui a trompé l'Académie. En voici la raison: baptismal, comme venant d'un adjectif latin en is, baptismalis, n'a qu'une terminaison pour les deux genres. Fonts baptismaux est aussi bien du féminin que lettres royaux, marchandises loyaulx, vierge royau. (Voyez p. 226-228.)

IL, LI.

Du pronom latin ille, nos pères se firent, en le partageant, un pronom, il, et un article, le, ou plutôt li, par la règle qui changeait l'e du latin en i français.

Li, dans le principe, dut servir pour tous les cas et tous les genres, au singulier; on fit pour le pluriel les, dans les mêmes conditions. Les est la dernière syllabe d'illas. L'a final se changeait régulièrement en e.

On a prétendu établir aussi des déclinaisons mobiles de l'article: Fallot en assigne jusqu'à vingt-cinq formes. Il n'y avait pas plus de ces déclinaisons pour l'article que pour les substantifs.

LI au masculin est assez connu:

Quant li vilain les vit venir,
Li sanc li commence a fremir.
(Le Vilain Mire.)

LI au féminin.

Je vaincrai dans le tournoi, dit Partonopeus; car il est impossible que j'y sois fatigué: rien que de penser à elle (d'elle) rafraîchira toujours mes forces:

Certes, je vaincrai le tornoi,
Car il ne porroit estre pas
Que gi fusse vencus ne las,
Por poi ge pensasse de li
Ne m'eust sempres rafresci.
(Partonop., v. 7540.)
Dormoit Urrake empres disner,
Et Persewis ensemble od li.
(Ibid., v. 7606.)

«Urraque dormait toujours après dîner, et Persewis avec elle.»

Une dame, éprise du sire de Coucy, révèle à Fayel toute l'intrigue de sa femme. Fayel refuse d'abord d'en rien croire:

Je ne porroie croire
Que ceste parole fust voire,
Ne que ma femme me fesist,
Car je croy qu'onques Dieu ne fist
Ne meillour de li, ne plus sage;
N'onques ne pensa tel folage
Que vous cy de li me contés.
(Coucy, v. 4200.)

Les composés étaient aussi féminins, comme celui.

Fayel ayant de ses yeux vu l'infidélité de sa femme, finit par en être convaincu. Coucy, pour venger sa maîtresse, attire dans un rendez-vous la perfide dénonciatrice de ses amours; et quand celle-ci, aveuglée de passion, se rend à discrétion, Coucy la rebute avec mépris, et lui fait cette harangue un peu rude:

Dame, or esgardez:
Il ne demeure pas en vous
Que vostre mari ne soit cous.
Vous li estes de pute foi;
Et pour itant je vous chastoy
Que jamais ne voeillies mesdire
De celui ou mains a a dire
Qu'il n'at en vous, folle musarde!
(Coucy, v. 5780.)

«Regardez, madame: il ne tient pas à vous que votre mari ne soit cocu. Vous lui êtes de laide foi; que ceci vous apprenne à ne jamais médire de celle en qui il y a moins à dire qu'en vous, folle, musarde!»

Au quatrième vers, li est pour à lui, masculin; et au septième, celui désigne la dame de Fayel.

LES est demeuré commun pour les deux genres; ainsi nous sommes sur ce point dispensés de toute démonstration. Mais de ce fait il y a une induction à tirer: pourquoi aurait-on établi les invariable, et li variable? Quelle nécessité d'avoir des terminaisons mobiles au singulier, quand on s'en passait au pluriel?

Cependant, on rencontre pour le singulier les formes la, lo, le. D'où viennent-elles, sinon de l'imitation du latin?

Je l'accorde, mais en quel sens? Qu'il y avait un système constitué pour la déclinaison de l'article avec les terminaisons du latin; le système dont MM. Raynouard, Ampère, Fallot, et leurs élèves, nous présentent un tableau vaste et régulier? Nullement; et mon argument est bien simple: c'est qu'il n'est presque pas un des cas de ce tableau, si net dans la théorie, que, dans la pratique, on ne trouve confondu avec les autres. La doctrine est continuellement démentie par l'application: le est aussi féminin que li ou la:

Nus ne doit s'amie essaier;
Ki l'at, en pais le doit laissier.
(La Violette, p. 77.)
Sans congie prendre en est alé
De le cité parmi la porte.
(Ibid., p. 76.)

Voici maintenant les deux formes ensemble:

Lors li sambla et fu avieré,
Quant ot coisi la fremeté,
Et il le vit si garité,
Que li chastiaus de guerre fu.
(Ibid., p. 78.)

«Lors lui sembla et fut avis, quand il découvrit la forteresse et la vit si bien gardée, que ce fut un château de guerre.»

Lo est aussi masculin que li, qui est aussi féminin que le, qui est aussi bien nominatif ou accusatif que l'un ou l'autre. On trouve au pluriel li et les; le génitif del est commun aux deux genres pour le singulier, parce qu'il représente aussi bien de li ou de la que de lo ou de le, la dernière élidée. Le datif singulier est al, qui, sur une consonne, sonnait au, et, sur une voyelle, supposait l'élision de a la, a le, a li, a lo, comme l'on voulait. Del ost, al ost, ne sont d'aucun genre99. Aussi qu'est-il arrivé? que le mot ost, par exemple, qui est partout du féminin dans Roland et dans le livre des Rois, est passé plus tard au genre masculin, ensuite de l'équivoque de l'article100.

[99] Dans le fait, ils sont pour de la ost, à la ost. C'est encore ici l'écriture qui s'est trompée et a trompé.

[100] «S'en ala li reis e tute sa ost a Jerusalem.»

(Rois, p. 136.)

—«Lores se apruchad Joab od tute s'ost as Syriens.»

(Ibid., p. 153.)

—«E Absalon fist maistres cunestables de sa ost Amasa.»

(Ibid., p. 184.)

Ce mélange de formes, loin de prouver une déclinaison savamment organisée à la romaine, atteste au contraire l'absence de loi, et la faculté dont jouissait chaque écrivain, selon son érudition, de se reporter au latin, et d'en tirer l'article sous la forme qu'il jugeait la meilleure. Cette liberté n'avait pas l'inconvénient qu'on pourrait croire, en un temps où le latin régnait encore à côté du français, non-seulement dans les actes publics, mais jusque dans la chaire. On était toujours compris.

Je n'ai trouvé qu'un fait constant, un seul: c'est la distinction entre le nominatif et l'accusatif pluriel. Le nominatif était li, l'accusatif les.

«Li fals prophete requistrent Baal101 des le matin jesque au midi, e Helyes li cumenchad a rampodner.»—Illudebat illis Helias.

(Rois, p. 316, 317.)

[101] BAAL à l'accusatif. D'après M. Ampère, il devrait y avoir Baalim. (Voy. p. 259.)

«Li caldeu fierent les enfans ki garde sont des chamoz… Si ravissent li caldeu les chamoz…»

(Job, p. 502.)
Li adubez en sunt li plus pesant;
Envers les funz s'enturnerent alquans.
(Roland, st. 502.)

«Si comme dit le poete que envies assaut les souverains, et li vens soufflent les choses trop haultes.»

(Jean de Meun, trad. d'Abeilard.)

«Se nous demenomes ainsi li uns les altres…»—alii, alios.

(Villehard., p. 199.)

Hormis ce point, la déclinaison mobile de l'article est une invention aussi savante, aussi embrouillée et aussi chimérique que celle des noms. Je ne conseille à personne de travailler pour la comprendre, la retenir, et surtout la retrouver dans les textes. Ce serait temps et peine perdus.

IL est le pronom de la troisième personne. Jamais il ne changeait de forme:

S'en va Guidoine, il et si cumpaignons.
(La Desconfite de Roncevaux.)
Veez Lambert, franche gens honoree:
Il et belle Aude ont la paix porparlée.
(Gerars de Viane, v. 1022.)
Guidoine broche (n'a cure de sermon)
Desor un pui, il et Marsilion.
(La Desconfite de Roncevaux.)

Dans tous ces endroits, l'usage moderne substituerait à il, lui:—Lui et ses compagnons… Lui et la belle Aude, etc.

Pourquoi? Ce n'est pas assurément par considération pour la logique ou la clarté, que l'on affecte de confondre, en certains cas, le nominatif d'un pronom avec son datif; ni par égard pour l'euphonie ou les besoins de la versification, puisque lui et forme un hiatus inadmissible en vers.

Voilà donc une forme de langage supprimée, une des plus nécessaires. Le poëte moderne sera obligé de faire un long circuit pour dire, ou plutôt il ne pourra jamais dire:

S'en va Guidone, il et ses compagnons.

Pourquoi donc ce double emploi? pourquoi tantôt il, tantôt lui? Qui le sait le dise.

ILLEC.

La Fontaine, qui a sauvé tant de vieux mots, a souvent employé illec:

Notez qu'illec, avec deux autres dames,
Du bon bourgeois l'épouse était aussi.
(Le Savetier.)

est sec, difficile à employer à cause de l'hiatus; illec est harmonieux, commode, et de plus a une couleur, un parfum d'antiquité dont le poëte peut tirer un excellent parti.

Illec est l'adverbe illuc transporté en français presque sans modification, car la première forme fut illuecques, qui se prononçait illeuc. Ce mot a passé par toutes les vicissitudes d'avecques: on a dit illuecques, illuecque, iluec, illecque, illec, et ce dernier même a disparu. C'est dommage!

LÉANS, CÉANS.

Deux expressions excellentes, sonores, pleines de sens, que rien ne remplace.

Léans est pour là ens, là dedans;

Céans, pour ci ens, ici dedans. L'euphonie a légèrement modifié leurs racines.

Léans se rapporte à un lieu qu'on désigne; céans marque le lieu où l'on est dans le moment où l'on parle.

Aubérée guette l'instant de la sortie d'un mari pour se glisser chez sa femme:

Et fu a un jor de marchié
Que la vielle ot bien agaitié
Que li sires n'ert pas laiens.
Et Diex, fait elle, soit Caiens!

Orgon rentrant chez lui après une absence:

Qu'est-ce qu'on fait céans? comme est-ce qu'on s'y porte?
Vous noterez que l'ange était un drôle,
Un frère Jean, novice de léans.
(LA FONTAINE, Féronde, ou le Purgatoire.)

La Fontaine emploie souvent léans et céans. Molière n'emploie que le second, l'autre était déjà trop vieux; mais céans avait toujours cours parmi la bourgeoisie. Il sied admirablement dans la bouche de madame Jourdain, de madame Pernelle, de Dorine, de Chrysalde.

Mais les rogneurs de notre langue ont décidé qu'ici et suffisaient à tout.

LÉSINE, ALESINE.

On devrait dire alesine, l'alesine; la lésine est la même faute que la Guyane, la Natolie. (Voy. p. 150 et 397.)

Alesina est, en italien, une alêne de cordonnier. A la fin du XVIe siècle, Vialardi composa une satire de l'avarice et des avares, intitulée la Compagnie de l'Alène, la Compagnia dell' Alesina. Ce livre, qui obtint un très-grand succès, fut traduit dans notre langue en 1604, et fit éclore une foule d'imitations: les Noces de la Lésine, la Contre-Lésine, etc. Le mot lésine ne remonte donc pas plus haut que le XVIe siècle. Regnier, dans sa satire du mauvais repas:

Or, durant ce festin, damoyselle famine,
Avec son nez étique et sa mourante mine,
Ainsi que la cherté par édit l'ordonna,
Faisoit un beau discours dessus la lézina.

C'est ainsi que toutes les éditions écrivent le dernier vers. L'étymologie commandait de mettre:

Faisoit un beau discours dessus l'alésina.

Évidemment, Regnier fait allusion au livre de Vialardi, et se sert du mot italien, qui, probablement, n'avait pas encore été francisé en lésine. On aurait dû dire alesine, comme on avait fait par syncope alesne. J'observerai, en passant, que Regnier se nourrissait de la lecture des ouvrages italiens; il est plein d'imitations du Caporali, du Mauro et d'autres.

Pourquoi appelait-on les avares la Compagnie de l'alêne? L'abbé Goujet dit que l'on était reçu dans la compagnie de l'alesina quand on savait bien manier l'alêne et allonger le cuir avec les dents. C'est une explication conjecturale, et imaginée évidemment d'après la locution qu'il s'agit d'expliquer. Il est probable qu'on trouverait la véritable origine de cette métaphore dans le livre de Vialardi. Je ne l'ai point vu, mais je crois pouvoir rapporter au symbole qu'il a choisi cette expression du peuple, pour dire qu'un cuisinier a été avare de beurre dans un ragoût: On y a mis du beurre avec une alêne.

Vialardi n'a point d'article dans la Biographie universelle; Ginguené n'en fait pas mention davantage. Baillet et l'abbé Goujet parlent de lui et de son livre. (Anti, in-4o, p. 368, et Biblioth. française, VIII, 134.)

MYSTÈRES.

De quelques finesses de versification que l'on croit modernes.

Quand on veut donner l'idée d'une composition grossière et barbare, on cite toujours les Mystères du moyen âge. On ne les a pas lus, mais n'importe: on les méprise de confiance. Ce sont des œuvres très-irrégulières sans doute, mais l'art n'y est pas si étranger qu'on le croit bien. Qui prendrait la peine de les examiner, y pourrait faire des découvertes intéressantes, et aussi inattendues que celui qui, en battant les broussailles, trouverait des pièces d'or.

S'attendrait-on, par exemple, à rencontrer dans un mystère la forme piquante et spirituelle du triolet, qui semble une invention de l'esprit du XVIIIe siècle? Voici un joli triolet tiré du mystère de la Passion, joué à Angers en 1482. La scène est aux noces de Cana; le vin manque:

ABIAS.
Il n'y a plus de vin es pots;
Vez-cy tres fascheuse nouvelle!
SOPHONIAS.
C'est assez pour prendre propos,
Si n'y a plus de vin es pots;
Et l'on dira que sommes sotz,
Si le maistre d'hostel appelle.
MANASSÈS.
Il n'y a plus de vin es potz;
Vez-cy tres fascheuse nouvelle!

On pourrait croire que c'est un hasard, mais nullement. L'auteur emploie la même forme quand il veut montrer que le personnage tient à son idée. Saint Pierre, pendant la nuit qui précède la Passion, vient frapper à la porte d'Anne, le grand prêtre. Il est transi de froid:

S. PIERRE.
Vous plairoit il point que j'entrasse,
Dame, par vostre courtoisie?
LA SERVANTE.
Que vous faut il?
S. PIERRE.
De vostre grace,
Vous plairoit il point que j'entrasse?
Il fait froit: si je me chauffasse?
LA SERVANTE.
Attendez la.—Cil nous ennuye!
S. PIERRE.
Vous plairoit il point que j'entrasse,
Dame, par vostre courtoisie?

Ces triolets valent, comme facture, ceux de Voltaire; ils sont peut-être de Pierre Gringoire102.

[102] Lacroix du Maine attribue ce mystère à Jean Michel, «poëte très-éloquent et scientifique docteur.» Mais Jean Michel florissait en 1486, et ce même mystère était connu dès 1402. Jean Michel n'a donc pu que le retoucher et l'étendre. Les confrères de la Passion se le transmettaient de main en main, sauf à le faire embellir par les poëtes de leur temps. Il arriva de la sorte jusqu'en 1507, époque où il fut imprimé à Paris. Il est hors de doute que Gringoire a dû y travailler en son rang. Il serait à désirer qu'on le réimprimât.

Voici un couplet de Madelaine, d'une allure leste et pimpante. Voyez comme ces vers coulent facilement! le ton est presque celui de la bonne comédie:

MADELAINE.
Je veuil estre toujours jolie,
Maintenir estat hault et fier,
Avoir train, suivre compaignie,
Encores huy meilleur qu'hyer.
Je ne quiers que magnifier
Ma pompe mondaine, et ma gloire:
Tant veuil au monde me fier,
Qu'il en soit à jamais memoire.
J'ai mon chasteau de Magdalon,
D'où l'on m'appelle Magdelaine,
Où le plus souvent nous allon
Gaudir en toute joie mondaine.
Je veuil estre de tous bien pleine,
Tant qu'au monde n'ait la pareille;
Et passer en plaisance humaine
Toute aultre qu'à moi a'appareille.

Cette Madelaine-là est parente de la Céliante du Glorieux; c'est la même verve et la même franchise de coquetterie.

Notre siècle se vante bien haut d'avoir porté au dernier degré le sentiment des rhythmes, les procédés de la versification, l'art d'agencer les rimes, la rapidité des vers de courte mesure, etc., etc… Je ne lui contesterai pas le mérite de la mise en pratique; mais pour celui de l'invention, c'est une autre affaire.

Si vous voulez juger combien toutes ces belles choses sont nouvelles, jetez les yeux sur cet autre couplet que le poëte met dans la bouche de Marthe. On se rappelle le caractère de Marthe dans l'Évangile: «Martha autem satagebat circa frequens ministerium.»

MARTHE.
Je me travaille et me debats
En fervente sollicitude,
Et à mesnager hault et bas
Soigneusement mets mon estude.
La vie est active et fort rude
Qui curieusement la maine;
Mais Dieu en rend beatitude
Lassus, en l'eternel domaine.
Ma sœur Madelaine,
De fol desir plaine,
En liesse vaine
S'esbat et pourmaine,
Chantant ses chansons;
Mon frere Lazare
Porte haulte care103,
Ses chiens hue et hare104,
Et souvent s'esgare
Parmy les buissons.
Ils n'ont soing en eulx
Fors d'estre joyeulx,
Et sont curieux
D'esbats et de jeulx,
A leurs volentés,
On les y soustient,
Rien ne les retient;
De Dieu ne souvient;
Fol desir les tient
En leurs voluptés.

[103] La face haute, le nez au vent. De l'espagnol cara, visage.

[104] «Harer les chiens,—Attizare i cani a la caccia,—Echar los perros tras la caça.» (Trésor des trois langues.)

Ce mot manque dans Furetière.

Il me semble que des gens qui en sont venus là n'étaient pas absolument des brutes, ni des imbéciles grotesques, tels que nous les montre Notre-Dame de Paris. A la vérité, ils n'ont pas su proclamer avec emphase l'art, les artistes, leur sacerdoce, leur mission; ni vanter leurs propres vers ciselés, profondément fouillés; ni les arabesques de leur style, ni leurs âmes saintes; ni la gloire des gargouilles, des tarasques, des campaniles, des colonnettes; ni interpréter les portails, ni appeler les cathédrales des poëmes de pierre; enfin, rien! Ils sont inconnus: c'est bien fait!

OGIER LE DANOIS.—Origine de ce surnom.

Ogier le Danois n'avait rien de commun avec le Danemark. Son père était gouverneur de la Marche, c'est-à-dire, de la frontière d'Ardène. Ogier, né dans ce pays, était donc Ogier l'Ardenois, qu'on prononçait l'Adanois (r muette, en sonnant an).

De l'Adanois on fit le Danois.

Nous avons le poëme d'Ogier l'Ardenois, par Raimbert, de Paris, qui écrivait au XIIe siècle. Ce poëme a été publié; Ogier y est à chaque instant appelé le Danois, le bon Danois, et nulle part on n'y raconte l'origine de ce surnom. Il est singulier de voir Ogier appelé dans le titre l'Ardenois, et dans le texte le Danois. Voici comment cela peut s'expliquer: La composition du poëme remonte en effet au XIIe siècle, mais le manuscrit d'après lequel on a imprimé est d'une époque beaucoup plus récente. Le copiste, par une licence très-commune, tout en respectant le titre, aura partout, dans le texte, substitué l'épithète consacrée de son temps, et devenue, pour ainsi dire, partie intégrante du nom de son héros. Rien de plus fréquent que ces altérations. Les romans des Douze Pairs sont, à cet égard, un vrai chaos, parce qu'on y retouchait continuellement.

Nous voyons de même la rue de l'Ajussiane, ou de l'Egyzziane (sainte Marie l'Égytienne), transformée en rue de la Jussienne;

L'Anatolie (pays du Levant) est devenue, sous la plume de quelques écrivains, la Natolie;

L'endemain (le jour en demain) est aujourd'hui le lendemain, avec l'article redoublé, dont personne ne s'aperçoit. Les vieux textes ne portent jamais que l'endemain:—«L'endemain, Saül partit l'ost en treis.»

(Rois, I, p. 37.)
Et l'endemain revois au bos
Si me recarche l'en le dos.
(De l'Asne et dou Chien.)

On trouve aussi Ogier de Danemarche. Le ch ayant le son dur du k (voy. p. 52), marche sonnait marke; et voilà comment l'Adane-Marche devint le Danemarck. Danemarche (Danemarke) était le cri de guerre d'Ogier:

Mult hautement Danemarche rescrie.
(Ogier, v. 12541.)

On ne peut douter de la confusion de ces épithètes, l'Ardenois, le Danois. Ogier, qui porte dans le titre du poëme celle d'Ardenois, porte presque partout dans les vers celle de Danois. Il y a pourtant quelques exceptions, par exemple au vers 1345:

Karaheus a l'Ardenois apelé:
Diva, Ogier, que as tu empensé?

Ogier, fils de Geoffroy, duc d'Ardene, avait un oncle appelé Thierry, et surnommé également d'Ardene. Or, ce Thierry reçoit, comme son neveu, tantôt l'épithète d'Ardenois, tantôt celle de Danois:

Dont point Morans et l'Ardenois Tieris.
(v. 7488.)
Si que dus Namles et l'Ardenois Tieris.
(v. 7503.)
Dex! come i fiert Kalles de Saint Denis,
Tieris d'Ardane, Namles li vieus floris!
(v. 7460)
Et d'autre part vint li Danois Tieris.
(v. 7016.)

Une hache danoise est une hache ardenoise. Liége fut de tout temps célèbre pour ses fabriques d'armes. Les paysans réunis sous les ordres du duc d'Ardene-marche sont mal couverts, vêtus de serge, et portent chacun une hache danoise:

Tu es de Danemarche,
Des mal quvers qui se vestent de sarge;
En lors poins ont cascuns danoise hache.
(v. 4301.)
Abatus fu li Ardenois Tierris;
D'une danoise l'enversa Guielins.
(v. 7545.)

Ogier est surnommé aussi d'outre-mer.

Vers lui se torne li Danois d'ultre mer.
(v. 83.)

Cela signifie l'Adanois d'outre-Meuse. Le Danemark n'est pas plus outre-mer que la mer n'est la Meuse; mais la géographie des poëtes du moyen âge n'en savait pas si long, et n'y regardait pas de si près.

On a invoqué le celtique, l'anglais, le breton, le gaulois et le gallois pour expliquer comment l'Ardenois avait pu devenir le Danois: «ARDEN était l'équivalent de DEAN, dont les anciens Gaulois et les Bretons se servaient pour désigner une forêt: les Anglais traduisent en latin deane-forest et Arden-forest par Silva danica; ainsi, l'on disait Deanois, Danois, pour Ardenois105.» Cela est bien savant! Je crois le chemin beaucoup plus court et plus sûr en passant par la prononciation: Ardene, Adane;—l'Adanemarke, le Danemark;—l'Ardenois, l'Adanois, le Danois.

[105] Préface d'Ogier le Danois, par M. Barrois, p. 3.

ORGUES et OGRES.

Tous les dictionnaires font ce mot masculin au singulier et féminin au pluriel. Sur quoi fondés, je l'ignore; mais c'est l'usage. En sorte qu'il faut dire, pour parler correctement: C'est un des plus belles orgues que j'aie vues. Nosseigneurs de l'Académie devraient bien nous régler cette impertinente irrégularité.

Le mot orgues se rencontre dans un curieux passage de la version du livre des Rois. Le traducteur, pour éclaircir le texte de temps en temps, y intercale une glose qu'il prend dans S. Augustin, dans S. Jérôme, dans les Paralipomènes, ou ailleurs, sans autrement en prévenir que par un mot en marge: c'est ou le nom de l'auteur à qui il emprunte, ou tout simplement le mot auctoritas. C'est ce mot qui accompagne le passage en question.

David, dit le texte, dansait devant l'arche, sautant de toutes ses forces, vêtu d'un éphod de lin.

Le traducteur n'est pas encore satisfait de cette danse; il veut que David jouât en même temps de l'orgue, et même de l'orgue de Barbarie. L'explication en est si claire, qu'il n'est pas possible de le méconnaître:—«David sunout une maniere de orgenes ki esteient si aturné ke l'um les liout as espaldes celi ki 's sunout; e il si sailleit e juout devant Nostre Seigneur.»

(Rois, II, p. 141.)

«David sonnait d'une espèce d'orgues qui étaient arrangé de façon qu'on les liait aux épaules de celui qui en jouait; et il dansait et jouait ainsi devant Notre-Seigneur.»


Malheureusement le texte porte le participe aturné invariable, en sorte qu'on ne peut en induire de quel genre était le mot orgues.

Le premier orgue qui parut en France y vint en 757; c'était un présent de Constantin Copronyme à Pepin, père de Charlemagne. Cet orgue fut placé à Saint-Corneille de Compiègne. Il fallait que ce fût un orgue de Barbarie, c'est-à-dire, dont on jouait à l'aide d'une manivelle, car il n'y avait personne en France capable de toucher un orgue à clavier; et l'on ne voit point que Constantin eût joint à son cadeau l'artiste sans lequel il devenait inutile. Gerbert, qui rapporte le fait, ne parle pas de cette circonstance.

Les règles de la prononciation rendaient impossible de prononcer orgues comme nous le prononçons aujourd'hui. (Voy. p. 30.) On transportait l'r après le g, ogres:

—«Les bones uevres en qui Dex se delite, si com li huem fet ou son de la harpe, u des ogres, u d'altres estrumenz.»

(Comment. sur le Psautier.)

«J'ai déjà parlé, dit Roquefort, de ce magnifique instrument que nos pères nommaient organ, orgenes, orguettes, ogres

(État de la poésie française, p. 119.)

Les héros de Vadé ne disent jamais autrement qu'ogres de Barbarie, expression qui doit dater de loin, car elle rappelle à la fois la prononciation primitive, et le pays éloigné d'où nous vint le premier orgue.

OU.

Il n'y a peut-être pas de mot dans la langue française dont le domaine ait été plus injustement restreint. Il servait jadis pour tous les rapports marqués aujourd'hui par à, en, vers; on mettait ou pour à qui, en quoi, auquel, par lequel, vers lequel, etc.

Maintenant ou n'est plus qu'une conjonction alternative, ou un adverbe de lieu; il signifie ubi et vel: encore, dans le premier cas, prend-on soin de le marquer d'un accent, pour le distinguer du second. Petite précaution puérile, inconnue dans le temps où elle pouvait paraître plus nécessaire, les fonctions du mot étant beaucoup plus diverses:

Ja il ne plaise à Dieu, le roi du firmament,
Que ayons paix a Karlon, le roy ou France apent.
(Les quatre fils Aymon, v. 426.)

«Le roi de qui la France dépend, à qui elle se rattache.»

Trestous li Deu ou croient les François.
(Ogier, v. 1457.)
Les fils Garin ou tant a de fierté.
(Gerars de Viane, v. 1214.)
Ou pensez vous, frere Symon?
Je pens, fait il, a un sermon,
Le meilleur ou je pensasse oncques.
(RUTEBEUF, De frere Denise.)

pour en quoi, dans lequel:

Hemi! ou arai je fiance?
(Coucy, v. 5678.)

s'écrie la dame de Fayel, qui se croit sacrifiée à une rivale.

Et pour itant, je vous chastoy
Que jamais ne vueilliez mesdire
De celui ou mains a a dire
Qu'il n'at en vous, fole, musarde.
(Ibid., v. 5780.)

«Par là, je vous enseigne à ne jamais médire de celle en qui il y a moins à reprendre qu'en vous.»

—«L'on est à cette heure à parfaire le procès de maistre Gérard, j'espère que, la fin bien congneue, le roi trouvera qu'il est digne de mieulx que du feu.»

(Marguerite, reine de Navarre.)
Au logis d'une fille j'ai ma fantaisie.
(REGNIER.)

se rapporte à la fille, et non au logis. C'est «fille en qui j'ai ma fantaisie.»

Le XVIIe siècle conservait au mot cette large signification, si commode pour la rapidité du discours.

—«Si un animal faisait par esprit ce qu'il fait par instinct, et s'il parlait par esprit ce qu'il parle par instinct, pour la chasse, et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses il a plus d'affection, comme pour dire: Rongez cette corde qui me blesse, et je ne puis atteindre.»

(PASCAL, Pensées.)

Un académicien moderne dirait: Choses auxquelles il a plus d'affection; la corde à laquelle je ne puis atteindre.

Et voilà donc l'hymen j'étais destinée!
(RACINE, Iphigénie.)

Molière emploie toujours pour marquer ces sortes de rapports. J'ose affirmer, après examen, qu'il n'est pas de mot plus rare dans ses œuvres que le mot auquel. Je ne pense pas qu'on l'y rencontrât plus d'une ou deux fois. Lequel est, chez Molière, au sens interrogatif de uter, et n'a jamais le sens relatif, dont on lui est aujourd'hui si libéral.

Ayez, je vous prie, agréable
De venir honorer la table
vous a Sosie invité.
(Amphitryon, III, 5.)
Non; il faut qu'il ait le salaire
Des mots tout à l'heure il s'est émancipé.
(Ibid., III, 4.)
Aux différents emplois Jupiter m'engage.
(Prologue d'Amphitr.)

«Les sentiments d'estime et de vénération votre personne n'oblige.»

(Pourceaugnac, III, 5.)

«C'est une chose l'on doit avoir de l'égard.»

(L'Avare, I, 7.)

«C'est une chose vous ne me réduirez point.—L'engagement j'ai pu consentir.—C'est un parti il n'y a point à redire.—C'est ici une aventure je ne m'attendais pas.»

(MOLIÈRE, passim.)

Essayez de remplacer dans ces deux passages, tirés de poëtes bien différents, et où les grammairiens voient une faute de français, c'est-à-dire, contre leur français:

Et, pour justifier cette intrigue de nuit
me faisait du sang relâcher la tendresse…
(L'École des maris, act. III, sc. 2.)
Nous avons tous les deux au front une couronne
nul ne doit lever de regards insolents.
(Le Roi s'amuse, act. I, sc. 5.)

C'est parler conformément aux meilleurs et aux plus anciennes traditions de la langue.

Malherbe:

«Pour me conserver dans vos bonnes graces, je me tiendray très-heureux que vous m'honoriez de quelque commandement je puisse m'en rendre digne.»

(Lettres, p. 16.)

«Il (M. de Montpensier) est extrêmement mal, et le remède de lait il est depuis trois semaines, pour avoir été employé trop tard, ne fait pas l'effet que l'on désiroit en la guérison d'un si bon prince.»

(Ibid., p. 45.)

Corneille:

Et c'est je ne sais quoi d'abaissement secret
quiconque a du cœur ne consent qu'à regret.

Voltaire écrit, pour tout commentaire, que cela n'est pas français. Avec sa permission, je crois qu'il se trompe:

Pardonne à cet hymen j'ai pu consentir.
(Alzire, III, 1.)
N'imputez qu'à l'amour, que je dois oublier,
La honte je descends de me justifier.
(Zaïre, IV, 6.)
Sais-tu l'excès d'horreur je me vois livrée?
(Mérope, IV, 4.)

La correspondance de Voltaire offrirait autant d'exemples en prose que ses poëmes d'exemples en vers. Si Voltaire a eu un tort, c'est d'avoir blâmé Corneille, et non de l'avoir imité en rejetant cette insupportable circonlocution moderne, dans lequel, par laquelle:—Le moment dans lequel je parle est déjà loin de moi.—Cette intrigue vers laquelle la tendresse me faisait relâcher.

L'Académie donne trois exemples de pris, dit-elle, dans un sens moral, quoiqu'il soit malaisé de savoir ce que c'est que le sens moral d'un adverbe.—« me réduisez-vous? en sommes-nous? allons-nous?»—Les deux derniers n'en font qu'un, et c'est évidemment une question de lieu; par conséquent y est parfaitement à sa place. me réduisez-vous? est autre chose. est ici évidemment pour à quoi; et si la substitution est légitime dans cette façon de parler, pourquoi ne l'est-elle pas dans toutes les analogues? Qu'est-ce que c'est que réserver une seule locution, et de quel droit? L'usage? Mais l'usage de Pascal, de Corneille et de Molière vaut bien, apparemment, celui du XIXe siècle!

Reprenons donc, il en est temps, une façon de parler excellente, commode et leste, que nous étions en train de remplacer par la plus gênante, la plus traînante et la plus insipide. Nous avons d'ailleurs tout intérêt à ne point envieillir nos grands écrivains, à ne point permettre que de mauvais grammairiens, des pédants, pour tout dire, y introduisent des solécismes posthumes. Quand nous aurons laissé abolir l'autorité de Racine, de Molière, de la Fontaine, de Pascal et de Voltaire, sur qui, s'il vous plaît, nous guiderons-nous? sur M. Girault-Duvivier, ou sur M. Napoléon Landais?

Ouvrez la grammaire des grammaires; vous allez être bien édifié! Elle distingue adverbe, ou pronom absolu, et ou pronom relatif. Elle permet le dernier avec «un verbe qui marque une sorte de localité physique ou morale.» Mais elle avoue que «la poésie s'en sert parfois dans des cas ou il n'y a pas localité physique ou morale

C'est à ces faiseurs de galimatias double qu'est abandonnée la police de notre langue; ce sont là nos instructeurs, et les juges en dernier ressort de Molière, de Pascal, de tous nos grands écrivains! Il fallait effectivement moins de génie pour composer Tartuffe ou les Lettres provinciales que pour comprendre le pronom ou dans une localité morale.


Voici la règle suivie, sans conteste, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle: a, y, ou, sont trois termes corrélatifs; où va l'un des trois, les deux autres vont également.

Essayez ce principe à tous les exemples cités de Molière, de Corneille, etc., vous reconnaîtrez qu'il s'y adapte et les résout. On dit: Consentir à quelque chose; j'y consens:—«C'est une chose je ne puis consentir.»

(MOLIÈRE.)

Exposer quelqu'un au mépris; Vous l'y exposez:—«L'affront ton mépris l'expose.»

(Idem.)

Penser à quelque chose: J'y pense:—« pensez-vous, frère Symon?»

(RUTEBEUF.)

Avoir égard à: J'y aurai égard:—«C'est une chose l'on doit avoir de l'égard.»

(MOLIÈRE.)

Atteindre à: J'y atteindrai:—«Cette corde je ne puis atteindre.»

(PASCAL.)

Croire à quelque chose: J'y crois:—«Laissons là la médecine, vous ne croyez point.»

(MOLIÈRE.)

En un mot, de saint Louis à Louis XV, on n'a point parlé autrement. C'est la bonne manière, et il faut s'y tenir.

PAR.—PARMI.

Las Latins disaient per me, per te, dans le sens de moi seul, toi seul:

Quamvis, Scæva, satis per te tibi consulis et scis.
(HORACE, ep. 17, lib. I.)

«Scæva, quoique tu saches assez te conduire tout seul…»

Nos pères avaient copié cette locution, et disaient: Tout par vous, par lui, par eux, par elles:

Les cloches de l'église, de ce soyez certains,
Sonnerent tout par elles, sans mettre piez ne mains.
(Le Dit du Buef, Jubinal, Nouv. recueil, I, 69.)

Sonnèrent toutes seules.

La douce mere Dieu, a ce mot s'en tourna,
Avec son dous enfant es sains ciex remonta,
Et Felix li sains homs tout par li demoura.
(Le Dit des trois Chanoines, ibid.)

Félix resta tout seul.

Cette locution s'est conservée pure chez les Anglais: By himself, by herself; tout seul, toute seule; mot à mot, par lui-même, par elle-même.—Are you quite by yourself? Êtes-vous absolument seul? mot à mot, tout par vous-même.

Et dans le patois lorrain, tot pâ li, tote pâ lei, tout par lui, toute par elle; tout seul, toute seule. Lei, pronom féminin, comme en italien.

Le français moderne garde encore une trace à demi effacée de cette façon de parler, dans à part lui, à part moi, qu'on devrait écrire, à par lui, à par moi, sans t. Par lui, par moi, sont ici construits avec le signe du datif, comme au hasard, à l'étourdie, à l'abandon. Je me dis à par moi… Il réfléchissait à par soi.—Je me dis à moi tout seul… Il songeait à lui tout seul.

Un chevalier, en réalité le plus poltron des hommes, faisait grand étalage de sa bravoure. Tous les jours il sortait armé de pied en cap, allait au bois, et, de retour avec sa lance brisée et son écu bossué, prétendait avoir occis un nombre de brigands. Sa femme soupçonne l'imposture, et, pour en avoir le cœur net, s'avise de suivre un jour son mari, déguisée en chevalier; elle l'attaque, le renverse, et lui impose pour rançon de sa vie une condition très-humiliante, que je ne dirai pas:

Et la dame, qui moult fu sage.
Dist par soi qu'apres veut aler
Por savoir et por esprover
Son hardement et son barnage.
(De Berengier au long cul, Barbaz., III, p. 261.)

Elle se dit à par soi.

Une autre trace de cet emploi subsista longtemps dans les petites écoles où les enfants apprennent à épeler, et subsiste probablement encore au fond de quelque hameau soustrait par sa misère à l'influence de l'enseignement renouvelé. Là, on dit, A par soi, A;—E, par soi, E.—C'est-à-dire que cette voyelle, prise isolément de toute combinaison, sonne A, E. Molière nous en a laissé un curieux exemple dans les Amants magnifiques. Clitidas prétend avoir le talent de lire dans les yeux des amoureux le nom de l'objet aimé. Il dit au prince Sostrate, secrètement épris de la princesse Ériphile:—«Tenez-vous un peu, et ouvrez les yeux: E par soi, é;—r, i, ri; Éri.» C'est-à-dire, E tout seul, é.

(Act. I, sc. 1.)

L'adverbe à part n'est qu'une forme elliptique de à par, en sous-entendant le pronom complémentaire indiqué par le reste de la phrase:

Quant au pauvre frère Girard,
Il avait eu son fait à part
(LA FONTAINE, les Cordeliers de Catalogne.)

A par lui, à lui tout seul. La Fontaine fait entendre qu'on l'avait poignardé, tandis qu'on brûlait les autres dans la grange du bourgeois.

L'on devrait donc écrire le mot par sans t;—part, partie, n'a rien de commun avec cette expression, qui descend directement du latin per, joint à un pronom. Le frère Girard avait eu son fait per se.

A propos de per se, je remarquerai que le Complément du Dictionnaire de l'Académie a tort d'écrire un as percé à la bouillotte; c'est un as per se, un as tout seul et non accompagné, un as tout par lui.

Nous avons vu au chapitre de la tmèse un autre emploi de par, dont il subsiste un dernier vestige dans la locution par trop, où par communique à trop la valeur superlative.—Quoi! battre mon sénéchal en ma présence! cela est par trop hardi!

Trop par eüs le cuer hardi
Quand tu devant moi feru l'as.
(Le Dit du Buffet, Barbaz., II, p. 164.)

Voyez pag. 235.


Mais si l'usage met un t de trop dans à par soi, en revanche il le met de moins dans cette autre locution de par le roi, qui signifie de la part du roi. Le rapport aujourd'hui marqué par le génitif s'exprima longtemps par la simple juxtaposition des substantifs: La Fête-Dieu, les quatre fils Aymon, sont la fête de Dieu, les quatre fils d'Aymon (voy. p. 266). De même, la part le roi est la part du roi. Écrivez donc: Je vous l'ordonne de part le roi! A parte regis.

«O petite Belleem, s'écrie saint Bernard, mais ja (jà, déjà) magnifiee de part notre Signur!»

(Sermons, p. 532.)

Ainsi l'usage écrit part avec un t, venant de per, et par sans t, venant de partem. Il met le substantif où il faut la préposition, et la préposition à la place du substantif. C'est une belle chose que l'usage! et les grammairiens ont bien raison d'en faire leur suprême loi. C'était l'ultimo ratio de Ménage, de Vaugelas, de Bouhours, de Patru et de Th. Corneille. Aucun d'eux n'a jamais songé à protester contre une si respectable autorité.


PARMI. Pourquoi l'Académie n'autorise-t-elle parmi qu'avec un pluriel indéfini ou un singulier collectif: Parmi les hommes, parmi le peuple? Où a-t-elle pris cette règle?

Mi est par abréviation, ou, comme parlent les doctes, par apocope, pour milieu. Par mi signifie donc littéralement par ou dans le milieu.

Au tournoi donné par le châtelain de Fayel:

Li sires de Hangest froié
Ot le bras et par mi brisié.
(Coucy, v. 1447.)

«Le sire d'Hangest eut le bras froissé et cassé par le milieu, par le mitan

Ogier le Danois fut par son père livré à Charlemagne, dont il était haï. Charles le fit jeter en sa chartre, lui donnant pour geôlier l'archevêque Turpin, à qui il fit jurer sor les sains (sur les reliques) de ne donner par jour, à son prisonnier, qu'un pain, un hanap de vin, et un seul morceau de viande. Turpin le jura; mais comment s'y prit cet excellent homme pour tenir son serment et consoler Ogier, héros d'un vaste appétit?

Tel fist le pain qu'on pooit d'un quartier
Tot plainement paistre dix chevaliers;
Et le hanap fist tenir un sestier
Et le bacon faisoit par mi tranchier,
Si l'en donoit tot le millor quartier.
(Ogier, v. 3145.)

«Il faisait couper un cochon par la moitié, et lui en donnait la meilleure part tout entière.»

Un héros prend son gant droit et le plie en deux:

Tint son gant dextre si l'a par mi ploié.
(Ibid., v. 1580.)

On disait aussi en mi, ou d'un seul mot emmi:

Emmi la place li traient son destrier.
(Ibid., v. 1740.)

Malherbe, dans ses lettres, s'en sert fréquemment: «Comme il fut emmi chemin, il se mit à se plaindre de se sentir des tranchées de colique.»

(Lettres, p. 343.)

Maintenant, quelle est la restriction apportée par l'Académie à l'emploi de parmi?

«Il ne se met qu'avec un pluriel indéfini, qui signifie plus de deux, ou avec un singulier collectif.»

Qu'est-ce qu'un pluriel indéfini? Un pluriel est toujours défini, ou plutôt il n'est ni défini, ni indéfini. Est-ce à dire le pluriel d'un substantif indéfini? Mais, dans cet exemple que donne l'Académie, «J'ai trouvé un papier parmi mes livres,» en quoi mes livres est-il un substantif indéfini? Il semble, au contraire, très-défini, puisqu'il s'agit de mes livres, et non de ceux d'un autre.—«Ou avec un singulier collectif.» L'Académie n'autoriserait certainement pas parmi la forêt. Cependant forêt est un singulier collectif.

Cette limitation de l'emploi de parmi ne repose sur rien; c'est pourquoi elle est exprimée en termes vagues et embarrassés.

Pourquoi ne dirait-on pas errer parmi la presse; frapper parmi la figure?

Charlemagne, irrité contre un de ses fils, et tenant sous son manteau un baston quarré, fend la presse, et veut asséner au coupable un coup sur la tête:

Parmi la presse est a sun fil alé,
Parmi le cief l'en eust ja doné.
(Ogier, v. 1393.)

Bien qu'armée soit incontestablement un singulier collectif, l'Académie ne dirait pas passer parmi l'armée. On le disait jadis, et on le devrait dire encore sans difficulté:

«Si s'enturnerent vers l'ost as Philistins, e passerent parmi l'ost

(Rois, II, p. 213.)

Lorsque Harpagon menace la Flèche d'un soufflet: «Tu fais le raisonneur, lui dit-il, je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles!»

Par est ici une abréviation de parmi, comme dans ce vers de la chanson de Roland:

Li amirail chevalchet par cez oz.
(St. 232.)

«L'amiral chevauche par ou parmi cette armée.»

Sosie, peu soucieux des discords des deux Amphitryons, est résolu de vivre en paix avec son autre moi:

Et parmi leurs contentions
Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies.
(Amphitryon, III, sc. 7.)

DON JUAN. «Quelle est ton occupation parmi ces arbres

(Act. III, sc. 2.)

Enfin, parmi s'employait autrefois partout où l'on avait à dire par le milieu. C'est son droit; il n'y a pas de raison de le lui enlever. Si l'usage lui en a ôté quelque chose, il faut contraindre l'usage à restituer.

CHAPITRE VIII.

Péquin ou pékin.—Professeur, le pays.—Peu s'en faut que ne, quelque que… qui que ce soit qui…—Pieça.—Que, après davantage.—Se souvenir.—Sur, sous, sous le rapport de…—Très, en composition.—Trou de chou.—Trousser, trousses.—Vassal et valet.—Verbes réfléchis.—Trois périodes dans notre langue.

PÉKIN ou PÉQUIN.

Mot adopté (non pas inventé) par les militaires de l'empire, pour désigner les bourgeois.

M. J. J. Ampère propose l'étymologie Paganus, païen, à laquelle il est difficile de croire.

En voici une autre qui se rattache aux règles de l'ancienne prononciation, par lesquelles em sonnait an, et l'r s'effaçait, suivie d'une seconde consonne.

Péquin est pour Perquem; prononcez péquan. De péquan, la prononciation vulgaire a fait péquin, comme d'Arlecamp, Arlequin.

Mais qu'est-ce que Perquem, et où voit-on que ce Perquem ait jamais été en usage?

Je réponds par une citation tirée des dialogues de Henri Estienne:

«Il y a longtemps aussi qu'on a dit, en latinizant, liperquam: faire du liperquam, ou faire le liperquam, au lieu de dire luy per quem

(Du Lang. fr. ital., p. 616.)

Faire du liperquam, c'est trancher de l'homme d'importance, faire l'homme par qui…! Per quem omnia fiunt, c'est être un fat, un faquin, un impertinent. Ly ou luy, pour celui, est tombé; il n'est resté que les deux mots latins, per quem. Un perquem, ou un péquan. On voit qu'en cette affaire le militaire, qui usait de ce terme à une époque où le sabre était tout, était lui-même au fond le véritable péquin, faisant du luy per quem ou du lypéquan. On aurait pu lui répondre:

Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

L'ignorance de l'étymologie a fait écrire le mot Péquin comme le nom de la ville chinoise, Pékin; d'où naturellement on a substitué un chinois à un pékin.

On devrait, tous les cinquante ans, refaire la jolie comédie de Boursault, les Mots à la mode. Chaque époque a son jargon qui passe, mais non sans laisser dans les meilleurs livres et dans le parler quelque trace de son passage; d'où il résulte que la langue se trouve enfin notablement détériorée.

PROFESSEUR.—LE PAYS.

Il ne serait pas indigne d'un philosophe de rechercher dans les mœurs les causes des expressions nouvelles. Pour notre temps, on trouverait, je m'assure, que la vanité particulière et la politique publique y exercent la principale influence.

J'admire, par exemple, les progrès de la civilité du langage sur ce mot professeur.

Il y avait autrefois des maîtres et des professeurs. Maîtres, désignait tous ceux dont l'enseignement a un objet physique, et se transmet surtout par voie d'imitation: maître de chant, maître à danser, maître d'écriture, maître de dessin. Le nom de professeur était réservé à ceux dont l'enseignement s'exerce sur un objet purement intellectuel, et implique un certain talent de parole: professeur, de profiteri; un professeur d'éloquence, d'histoire, de belles-lettres.

Mais les artistes, depuis qu'on les a élevés au sacerdoce, voire à la sainteté, se sont indignés à bon droit, et se sont mis tout net au niveau des autres, en prenant aussi le titre de professeurs. Ils en sont en effet bien plus glorieux! En sorte que les maîtres sont supprimés, et qu'on ne rencontre plus partout que des professeurs de violon, professeurs de danse, professeurs d'escrime, etc. Certains danseurs de l'Opéra sont professeurs de grâces. Ils seraient devenus sourds et muets, que cela ne les empêcherait pas le moins du monde de professer. Ils ne craignent que la paralysie des jambes et des bras. Figurez-vous, en effet, un professeur de grâces réduit au seul usage de la langue! Mais quand la langue resterait seule à MM. Michelet et Quinet, ils n'en seraient pas moins des professeurs, et des professeurs très-éloquents. Ils ont ce petit avantage sur les professeurs de grâces et autres pareils.

J'ai été édifié, l'autre jour, de lire sur une enseigne: Michel, dit Pisseux, professeur de canne. Vous sentez combien ce mot de professeur est ici le mot propre, et combien l'élocution est indispensable pour enseigner à jouer du bâton!


De son côté, la politique nous gâte tant qu'elle peut notre langue française. Ou a introduit dans l'argot parlementaire cette expression, le pays: Le pays attend, le pays est inquiet, etc. Le pays légal, en opposition sans doute au pays illégal. Qui peut avoir été le promoteur de cette locution barbare? Quelqu'un apparemment à qui le mot patrie faisait peur.

A la vérité, patrie a l'inconvénient de rappeler les Grecs, les Romains, et, qui pis est, la révolution de 89. Il n'est pas bon d'occuper le pays de ces souvenirs-là: ils reportent à des époques de grandeur, de probité, de dévouement, qui feraient avec la nôtre un contraste trop dur. Le pays, au contraire, ne rappelle rien, ou s'il rappelle quelque chose, c'est l'indigence d'une locution anglaise: les Anglais, peuple si remarquable par l'esprit de vagabondage et d'émigration, n'ont pas le mot patrie; ils sont obligés de recourir à country, qui est notre contrée; car autrefois c'était l'Angleterre qui empruntait la langue de Guillaume le Conquérant.

PAYS, dérivé de Pagus, n'a jamais signifié en bon français qu'une province, un territoire relativement borné et circonscrit. Le pays d'Aunis, c'est-à-dire, la Rochelle et les lieux circonvoisins. Je vais dans mon pays; ce temple est mon pays, je n'en connais point d'autre, dit Joas. Le beau pays de France, parce que alors la France est comparée avec le reste de l'Europe ou de l'univers.

Dans l'origine, le mot paysans désignait les gens d'un pays, ceux d'une ville aussi bien que ceux d'un village. Osée, dit le livre des Rois, prit Samarie, Et transtulit Israel, «E remuad tuz les païsans de Israel

Quelle est cette manie de rapetisser toutes choses? Pourquoi n'avons-nous plus de patrie, mais seulement un pays? C'est en abaissant les termes qu'on abaisse peu à peu les idées. Ce mot de Danton, qui respire toute la grandeur antique, essayez de le mettre en langage d'aujourd'hui: Est-ce qu'on emporte son pays à la semelle de ses souliers? Vous passez du sublime au ridicule.

Un Anglais change volontiers de contrée; un Français peut changer de pays, mais jamais il ne change de patrie.

PEU S'EN FAUT QUE NE.—QUELQUE QUE.—QUI QUE CE SOIT QUI.

Au lieu de cette longue locution vide, peu s'en faut que ne, nos pères disaient à peu,—à peu n'enrage vif,—à peu d'ire ne fend, c'est-à-dire, peu s'en faut qu'il n'enrage vif, qu'il ne crève de colère. Cette locution est si consacrée, qu'à peine est-il nécessaire d'en citer des exemples.—(Vous observerez, en passant, qu'à peine est une façon de parler calquée sur à peu, et aussi commode aujourd'hui qu'à peu l'était autrefois.)

Bègues le voit à pou n'enrage vis.
Aubris le voit à pou n'enrage vis.
(Garin, II, p. 173, 174.)
Le froit le prent en la vertiz,
Et puis d'ilec par tot le cors;
A poi que l'ame n'en ist fors.
(Partonopeus, v. 5166.)

«Le froid le prend au sommet de la tête, et de là se répand par tout le corps; peu s'en faut que son âme ne s'envole.»

Il n'est pas nécessaire d'avoir essayé de faire des vers, pour reconnaître combien l'ancienne locution a d'avantages sur la locution moderne. Je ne sais qui a embarrassé notre langue de ces façons de parler si pesantes, peu s'en faut que nequelque quequi que ce soit qui… Je ne pense pas qu'il y ait, dans toute la langue française, de pires expressions, et qui attestent mieux la barbarie latente sous les apparences du progrès.

L'ancienne langue disait, au lieu de quelque que, quel… que; quel étant toujours adjectif et que toujours adverbe. Par exemple: Quel puissant êtes-vous? Eh bien! quel puissant que vous soyez, vous ne me faites pas peur. Et non, avec un double emploi: Quelque puissant que vous soyez:

Je m'en vois, dame! a Dieu le creator
Commant vo cors, en quel lieu ke je soie.
(Chanson dou Chastelain de Coucy, dans le roman, p. 245.)

«Je vous recommande à Dieu, en quel lieu que je sois.»

Car trop aim, moi, a consevrer
Et ma volenté amendrir,
Quel duel que j'en doie soufrir,
Qu'on sevist rien de mon afaire.
(Ibid., v. 6151.)

«Car j'espère me priver et refrener mes désirs, quel chagrin que j'en doive éprouver, plutôt que de laisser pénétrer nos amours.»

La fée Mélior raconte que, par son art, elle agrandissait le cabinet de son père, et y faisait paraître des forêts pleines de bêtes sauvages, à sa volonté:

Li elefant et li lion,
Et quels bestes que je voloie,
De devant moi mesler faisoie.
(Partonopeus, v. 4635.)

En basse latinité: Et quales bestias quas volebam; mais jamais on n'a poussé la barbarie jusqu'à dire: Et qualescumque quas. C'est exactement ce que nous faisons.

Benoît de Sainte-More dit que les Danois s'étant établis dans Londres, les Anglais revinrent par surprise, et firent un horrible massacre de leurs ennemis. Dans ces espèces de Vêpres siciliennes, quelques jeunes gens nobles parviennent à se saisir d'une nacelle:

Emmi se colent par Tamise;
Ne lor nut tant nord est ne bise
Qu'en Danemarche n'arrivassent,
Queu mer orrible qu'il trovassent.
(Chron. des ducs de Normandie, t. II, v. 27550.)

«Ils se coulent par la Tamise au milieu du tumulte; ni vent de nord-est, ni bise, ne leur nuisit tant qu'ils n'arrivassent en Danemark, quelque horrible mer qu'ils trouvassent.»

L'expression de Benoît de Sainte-More est assurément plus vive et plus rapide que cette traduction. L'inversion du second et du troisième vers, l'idiotisme employé au quatrième, sont aujourd'hui hors de notre portée. Qu'on essaye de rendre les mêmes détails avec la même précision, on sentira la perte que nous avons faite, et que l'avantage n'est pas du côté de la langue moderne.

Quelque… que est barbare. On s'est avisé, par ignorance, de souder inséparablement le que à quel, et l'on s'est trouvé obligé de le répéter après le substantif, par une espèce de bégayement.

Puis sont venus les grammairiens, qui ont gravement posé une distinction entre quelque adverbe, un autre quelque adjectif, et un troisième quel que, dont les moitiés se séparent. Il faut dire sans s: Quelque méchants que soient les hommes…, et quelqueS honneurs que vous lui rendiez…, avec une s à que! Celui-ci appelle quelque, pronom indéfini; celui-là, adjectif-numératif-déterminatif. Quel désordre, quel gâchis! L'ancienne langue eût dit, avec autant de simplicité que de bon sens: Quels méchants que soient les hommes…, quels honneurs que vous lui rendiez…, quel s'accordant toujours, et que ne s'accordant jamais. Si l'on eût conservé la vraie locution, Corneille ne se fût pas vu dans l'impossibilité d'exprimer en vers: Quelque grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes; et cette impossibilité ne l'eût pas contraint de recourir à un hispanisme: Pour grands que soient les rois… Parlant la vieille et bonne langue française, il eût dit:

Quels grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.

Le peuple dit très-correctement: J'irai vous voir, quelle chose qu'il arrive; mais M. Boniface et les autres protestent que c'est un gros solécisme. Ils veulent quelque chose que.


QUI QUE CE SOIT QUI est encore plus affreux. Comment voulez-vous dire en vers, qui que ce soit qui? Nos aïeux disaient simplement qui qui ou qui que, avec la permission de contracter le second qui; de sorte que rien n'est plus doux.

Le roi Marsile fuit avec cent mille Sarrasins:

Ki qu'es rapelt ja n'en returnerunt.
(Roland, st. 160.)

«Qui qui les rappelle.»

Donnez cela à rendre à un poëte moderne; il sera obligé de dire qui que ce soit qui les rappelle… Il n'en viendra jamais à bout! Il sera obligé de subir ces six malheureux monosyllabes vides de sens et d'une extrême dureté, là où nos pères s'en tiraient avec deux syllabes. Alors le poëte usera son temps et son génie à tourner cette niaise difficulté. Croit-on que l'art ait beaucoup gagné à se forger de telles entraves, et la langue à se charger de mots inutiles?

Qui que ce soit qui s'en fâche. Huit syllabes où nos pères en employaient trois: Qui qu'en poist106:

[106] Du verbe poiser, peser. Qui est ici au datif, et s'écrivait mieux cui. L'identité de la prononciation a causé celle de l'orthographe.

Tranche li dux le cuer e le pulmon,
Que mort l'abat qui qu'en poist u qui nun.
Dit l'arcevesque: Cis cop est de barun.
(Roland, st. 96.)

«Le duc (Samson) lui traverse le poumon et le cœur, et l'abat mort, qui que ce soit qui s'en fâche ou ne s'en fâche pas. L'archevêque (Turpin) dit: C'est frappé en baron.»

Aubri le Bourguignon

Vint au palais, qui qu'en poist ou qui non;
Trois cops hurta au postis d'un baston.
(Bekker, Intr. de Ferabras, p. 155.)
J'y entrerai, qui qu'en poist ou qui non.
(Ibidem.)

PIEÇA.

PIEÇA, c'est-à-dire, il y a longtemps, piece a.—On disait aussi adverbialement grant piece. Dans les Cent nouvelles, une femme abuse deux amants à la fois; l'un des deux s'en aperçoit, et la quitte: «Il luy dict qu'il n'y retourneroit plus, et aussi ne fit-il de grant piece apres, dont elle fut tres desplaisante et malcontente.»

(Nouvelle 33.)
Mult grant piece a Gaines nos a vendu.
(La Desconfite de Roncevaux, Intr. à la Ch. de Roland, p. LVII.)

Dans le fabliau de Gombers et des deux Clercs, la femme de Gombers, surprise des retours extraordinaires de son mari (ou de celui qu'elle croit son mari), lui dit:

Ne sais or de quoi vous souvint;
Piece a mais qu'il ne vous avint107.

[107]

Qu'a mon mari, dit-elle, et quelle joie
Le fait agir en homme de vingt ans?
(LA FONTAINE, le Berceau.)

Les Italiens disent absolument de même, un pezzo, un pezzo di tempo, gran pezzo. Il y a apparence que c'est d'eux que nous avions emprunté cette locution.

On a remplacé pieça par il y a longtemps; cinq syllabes pour deux, et l'impossibilité d'entrer en vers. Notre langue a réellement beaucoup gagné!

Au XVIIe siècle, pieça était déjà tombé en désuétude. Scarron, Voiture, dans leurs compositions artificielles en vieux langage, le font synonyne de jadis; cela n'est pas exact: pieça marquait un temps bien moins éloigné que jadis.

On ne prononçait pas piéça en faisant entendre l'i, mais pessa, la notation ie servant dans l'origine à représenter un son approchant de notre é accentué un peu plus ouvert, comme celui de pezzo.

QUE, après DAVANTAGE.

Davantage est un adverbe de comparaison, comme plus; pourquoi lui veut-on interdire la marque du comparatif, que l'on accorde à plus? C'est une prétention moderne.—«Je n'ai jamais voulu rien avoir davantage que l'un d'entre vous.»

(AMYOT.)

Je ne connais pas une seule règle de grammaire inventée ou formulée par un grand écrivain. En revanche, je sais dans tous nos grands écrivains quantité de fautes de français déclarées telles par sentence des grammairiens les plus incapables d'écrire. Davantage que en est une; il n'est presque pas un bon livre du XVIIe siècle où il ne se trouve:

«Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous. Vous le serez davantage par cette conduite que par ne pas vous laisser voir.»

(LA BRUYÈRE, des Biens de fortune.)
Un certain amour de respect,
Amour d'ordinaire suspect,
Et qui demande davantage
Qu'il ne paraît sur son visage.
(SARRASIN.)

«Quel astre brille davantage dans le firmament que le prince de Condé n'a fait en Europe?»

(BOSSUET.)
Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage
Que ce que je lui dis pour le faire être sage.
(MOLIÈRE, l'Étourdi, I, 9.)

«Il n'y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements.»

(Le Bourgeois Gentilhomme, I, 1.)

Le père Bouhours n'est pas un écrivain qui brille par la force ni même par la justesse de la pensée, mais on peut le citer quand il s'agit d'élégance et de correction:

«La langue française, dit-il, n'affecte jamais rien; et si elle était capable d'affecter quelque chose, ce serait un peu de négligence, mais une négligence de la nature de celle qui sied aux personnes propres, et qui les pare quelquefois davantage que ne font les pierreries et tous les autres ajustements.»

(Ariste et Eugène, 2e Entretien.)

«Je ne sache rien qui dégoûte davantage les personnes raisonnables que le jargon de certaines femmes.»

(Ibidem.)

Et ce n'est point de sa part inadvertance; dans ses Remarques, il analyse cette locution, et voici ce qu'il en dit:—«Quand davantage est éloigné du que, il a bonne grâce au milieu du discours; par exemple: Il n'y a rien qu'il faille davantage éviter, en écrivant, que les équivoques.»

Le XVIIIe siècle employait encore davantage que:

«Une tuile qui tombe d'un toit peut nous blesser davantage, mais ne nous navre pas tant que une pierre lancée à dessein par une main malveillante.»

(J. J. ROUSSEAU, 8e Promenade.)

Mais voici l'oracle qui abat toutes ces autorités:

«Davantage ne peut pas être suivi d'un complément comme dans: J'aime davantage la campagne que la ville. Il faut, dans ce cas, employer l'adverbe plus

(M. BONIFACE, Gram. franç., p. 295.)

IL FAUT, vous entendez? Ne demandez pas pourquoi: IL FAUT.

Les grammairiens en général n'ont qu'un seul procédé: ils commencent par poser à priori un principe sans autre fondement que leur bon plaisir et souvent leur ignorance, qu'ils ne manquent pas d'appeler la logique. Voilà la loi faite. Armés de cette loi, ils regardent ensuite dans les écrivains. Naturellement tout ce qu'ils y rencontrent de favorable, ils ne manquent pas de le citer en confirmation de leur théorie; quant aux exemples contraires, ils savent encore en tirer parti dans leur intérêt: Rousseau a violé la règle dans tel passage… Bossuet a péché contre la pureté de la langue… J. J. Rousseau a méconnu le principe… Pascal ou Molière ne s'est donc pas exprimé correctement quand il a dit… Il faut bien se garder d'imiter Voltaire quand il écrit… etc., etc. Qui donc imiterons-nous pour être assurés de bien parler français? Qui? MM. Féraud, Girault, Andry de Boisregard, Landais, Boniface, Domergue, Demandre… Voilà les autorités véritables et les guides infaillibles.

(Voyez OU, p. 401.)

SOUVENIR (SE).

La logique s'en va des langues à l'user. Peu à peu les locutions vicieuses et inconséquentes prennent le dessus, comme en un jardin négligé les mauvaises herbes étouffent les bonnes. On sarcle, mais trop tard; le mal est fait. Quelque soin qu'on voulût prendre de sarcler notre langage, il y a de fâcheuses locutions qui s'y sont implantées si avant, qu'on ne peut même essayer de les extirper. On soulèverait jusqu'à des vers de la Fontaine. Par exemple, la Fontaine a dit:

Je ne me souviens pas que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous.
(Philomèle et Progné.)

Qu'est-ce que je me souviens? C'est subvenit mihi, sous-entendu in mentem. On disait, originairement, il me souvient. La forme impersonnelle est la seule bonne.

Au tournoi, le châtelain de Coucy ne songeait qu'à la dame de Fayel, et au rendez-vous marqué pour le retour:

Moult desire l'eure et le jour
Que sa dame mis li avoit,
Et nuit et jour l'en souvenoit.
(Coucy, v. 3247.)

Il lui en souvenait.

Le roi Dolopathos cherche pour son fils le meilleur précepteur; il lui souvient de Virgile:

Le roi de Virgile souvient.
(Dolopathos, p. 159.)

Regem meminit Virgilii.

Dans la première moitié du XVIIe siècle, on conservait encore il me souvient. Malherbe n'y manque jamais:

«Encore me vient-il de souvenir d'une chose que je veux que vous sachiez.»

(Lettres de Malherbe, p. 46.)

Et Corneille:

Qu'il te souvienne
De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
(Cinna, V, 1.)

Le verbe se souvenir n'est pas seul: nous en avons plusieurs construits aujourd'hui de même. Que veut dire, je me repens? est-ce qu'on repent soi-même? Les Latins disaient bien mieux, avec la tournure impersonnelle: Me pœnitet culpæ meæ; ce que les Allemands ont retenu: Es reuet mich. Pœnitere actif serait un affreux barbarisme, quoique l'excellent dictionnaire de MM. Quicherat et Daveluy cite pœnitere de Plaute, et pœnitebunt de Pacuvius. Il n'est Plaute ni Pacuvius qui tienne; le bon sens est plus fort que Pacuve et Plaute. La composition du verbe (pœna tenet) s'oppose à ce qu'il soit autre chose qu'impersonnel, comme l'ont fait tous les écrivains du bon temps108.

[108] S. Jérôme ménageait davantage la logique, en disant, pœniteor (pœna teneor).

Je m'ennuie; non, vous ne vous ennuyez pas, mais il vous ennuie:

Au Chastelain forment anoie
Li termes, tant li est qu'il voie
Venir l'heure tres desiree
Qu'il puist parler a la celee
A sa dame.
(R. de Coucy, v. 3365.)

Tout le monde a pu voir une petite lithographie représentant la Grève un jour d'exécution. Un polisson est grimpé sur le poteau d'un réverbère; un garde municipal veut l'en dénicher. L'enfant feint de pleurer, supplie, afin de garder son poste; il allègue qu'il a peur: s'il se dérange, il va tomber. A quoi l'autre répond: Je m'importe peu que tu tombes! Je m'importe est juste de la même force que je me souviens. Mais quoi! le Dictionnaire de l'Académie admettra je m'importe, et il sera tout de suite bon. Ce ne sera pas les académiciens actuels, mais leurs successeurs.

SOUS, SUR.

C'est une chose singulière mais assurée, qu'autrefois la prononciation confondait à l'oreille les mots sur et sous. On les écrivait sor et soz, l'o valant ou, ou bien sour et sous. Devant une voyelle, la consonne finale ôtait l'équivoque: SouR un arbre; souS un arbre; on ne pouvait s'y tromper. Mais devant une consonne, on n'avait pour se guider que le sens de la phrase. Voici des exemples:

Desour une coute vermeille
Fu li rois Loeys tout seus.
(La Violette, p. 38.)

«Le roi Louis fut tout seul dessur une couverture vermeille, un tapis, une coute pointe109.

[109] Coute-pointe, ou coulte-pointe, de cul(ci)ta puncta. On dit mal à propos courte-pointe, et l'Académie donne pour exemple la courte-pointe piquée; si la coute n'était piquée, elle ne serait pas pointe. L'Académie est punie d'avoir trop méprisé les étymologies.

Mais dans ce passage:

Desour sa dextre mamelete
A une bele violete.
(Ibid., p. 52.)

Il serait impossible à l'auditeur d'affirmer si la belle Euriaut avait la violette sur ou sous la mamelle droite. Heureusement il sait par d'autres passages qu'il faut comprendre dessus.

Gérars li biaus, sans nul arrest,
Descent dessouS un feu molt haut.
(Ibid., p. 55.)
DesouR un beaucent palefroi.
(Ibid., p. 41.)

Il est manifeste que Gérard descend sous un hêtre, et monte sur un cheval. Le sens de la phrase et la finale se détachant sur la voyelle u, ne laissent point de doute. Mais:

Et maintenant haste son oirre (son erre)
Que a Bouni, qui siet sou Loire,
Voulra jesir ancor anuit.
(La Violette, p. 41.)
La vostre foi car la me creanteiz
Que soz Viane en cel ille viendreiz?
(Gerars de Viane, v. 2270.)

L'oreille entend partout sous, et il faut traduire la première fois sur, la seconde fois, sous; «Il veut encore aujourd'hui coucher à Bouni-sur-Loire;—Vous me donnez votre foi de venir en cette île sous Vienne?»

Cette confusion de son s'est démêlée dans le langage moderne, mais non sans y laisser une trace bien marquée. C'est la double locution, sur peine de et sous peine de, exprimant la même chose: Il y a été condamné, sur ou sous peine de mort.

L'Académie, à la vérité, ne donne pas sur peine, et se borne à sous peine. Un étranger, sur la foi de l'Académie, pourrait croire que Saint-Évremond, Pascal et Molière ne parlaient point français:

«Si mon fils a jamais des enfants, je veux qu'ils étudient au collége de Clermont, sur peine d'être déshérités.» (Convers. du père Canaye et du maréchal d'Hocquincourt.)

«Est-ce un article de foi qu'il faille croire, sur peine de damnation?»

(18e Provinciale.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et lorsque d'en mieux faire on n'a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu'on n'y soit condamné sur peine de la vie.
(Le Misanthrope, act. IV, sc. 1.)

Mais, par compensation de cette excellente forme omise, le même dictionnaire autorise au mot sous cette locution détestable: Sous un rapport, sous le rapport de…, dont vous ne trouverez pas un seul exemple dans les écrivains du bon temps. Jusqu'au XIXe siècle, on n'avait jamais ouï parler de quoi que ce fût sous un rapport quelconque. Port-Royal avait bien dit que toutes nos actions «doivent être faites par rapport à Dieu;» mais de nos jours seulement on a pu nous assurer «qu'un des meilleurs moyens pour que le public croie voir les aspects qu'on lui décrit, c'est de les comparer entre eux sous le rapport de la couleur et de la forme.» (Rem. sur la composition littéraire, II, p. 435.) Et que, «depuis le siècle de François Ier, nous sommes fort appauvris sous ce rapport.» (Sous le rapport des vocables.) (Ibid., p. 255.) Que, «sous le rapport de la période travaillée, personne ne s'avisera de préférer les vaudevillistes du jour à Molière ou à Regnard.» (Ibid., p. 466.) «Que les romans de madame Radcliffe, de Mathurin, de Lewis, sont plus attachants, sous un certain rapport, que le Lutrin.» (Ibid., p. 593.) L'auteur montre cependant partout une rigueur extrême contre les vocables néologiques; mais on lui souhaiterait un peu plus d'indulgence pour Voltaire, et moins d'empressement à le condamner sous le rapport du style.

TRÈS, en composition.

Je ne sais d'où peut venir très; mais il date de l'origine de la langue, et dès lors il se joignait à toute sorte de mots, adjectifs, substantifs ou verbes, pour leur communiquer une valeur superlative. Trestous exprime plus absolument que tous:

Tenez, bel sire, dist Rolland a son uncle,
De trestuz reis vus present les corunes.
(Roland, st. 28.)

«Tenez, beau sire, dit Roland à son oncle, je vous présente les couronnes de trestous les rois.»

Li amiralz qui trestuz les esmut…
(Ibid., st. 197.)
Li emperere i fait suner ses graisles
E l'olifan qui trestuz les esclairet.
(Ibid., st. 239.)

Le sire de Coucy, la première fois qu'il est introduit dans la salle où se tient la dame de Fayel, salue l'assemblée en ces termes:

Dame, dist-il, Dieu, qui tout voit,
Vous doint santé et bonne vie,
Et trestoute la compagnie.
(Ibid., v. 450.)
Trestout cil qui ileuques erent
Mult en furent tuit esjoy.
(Ibid., v. 810.)

Ce dernier exemple présente les deux formes tout et tuit, qui sans doute, malgré la diversité d'orthographe, sonnaient de même.

On rencontre souvent ces deux formes dans le même auteur:

Trestuit escrient: Or, apres Fromondin.
(Garin, t. II, p. 164.)
Alons nous en trestuit a Saint Quentin…
Trestout le pas n'i ot noise ni cri.
(Ibid., I, v. 218.)

Trestous est encore dans Rabelais; il est dans Montaigne: «Les sens font trestous la ligne extresme de nostre faculté.» (Essais, II, 12.)

Il est regrettable qu'au moins, à ce titre, il n'ait pas été accueilli par l'Académie française. Elle a considéré trestous comme un mot patois abandonné aux paysans.


TRES-PAS, est le dernier pas, passus extremus, le pas qu'on franchit pour passer de ce monde en l'autre.


TRES-FOND, est le fond le plus profond.


TRESSUER, TRESSAILLIR, TRESSAUTER, expriment plus fortement l'idée du verbe simple:

Li quens Rollans gentement se combat,
Mais le corps ad tressuet e mult chalt.
(Roland, st. 54.)
Bernard l'oït, a pou enrage vis:
Tressaut la table, vers Garin se guenchit.
(Garin, II, p. 16.)

«Bernard l'entend. Peu s'en faut qu'il n'enrage vif: il franchit la table d'un saut, se jette du côté de Garin.»

Il est superflu, sans doute, de faire remarquer combien la vieille langue est plus concise et plus énergique que la langue moderne.

Elle disait aussi TRESTOURNER et TRESPRENDRE.

Le comte Gérin et son camarade Geres, ayant tué le page Timozel, détournent son cadavre dans un guéret:

Mort le tresturnent tres en mi un guaret.
(Roland, st. 106.)

Cet exemple est remarquable, en ce que très y figure deux fois, l'une en composition, l'autre à l'état libre. Les Latins disaient de même, depellere de, emergere ex, etc.


TRESPRENDRE, signifiait s'emparer puissamment, irrésistiblement de

Roland, blessé à Roncevaux, sent, malgré tout son courage et ses efforts, que sa dernière heure est venue:

Ço sent Rollans que la mort le tresprent:
De vers la teste sur le cœur li descend.
(Roland, st. 171.)

Ces deux vers sont d'une grande beauté. La langue moderne aurait peine, je crois, à égaler la force expressive du second.

On disait de même trespenser, trespercer, trestrembler, trestrancher, tresaller:

Or escoutez des joies de ce mund,
Que eles valent et que eles sunt:
Cume fumee trespassent et tresvunt.
(Roman des Romans, dans ROQUEFORT.)

et tresfiler, qui est demeuré comme terme technique: tréfiler du fil de fer, une tréfilerie.

Mais en supprimant l's dans tous ces mots, outre qu'on en a déguisé l'origine, on en a modifié la prononciation. Trépas, tréfond, tréfiler, comme les écrit l'Académie, ont certainement leur première syllabe plus fermée que ne l'avaient trespas, tresfond, tresfiler, et que ne l'a encore tressaillir. L'ancienne orthographe avait, pour marquer ces nuances délicates, bien plus de ressources que la moderne, réduite à trois misérables accents, dans lesquels il faut que tout rentre.

TROU DE CHOU, DE POMME.

La première édition du Dictionnaire de l'Académie mentionne Trou de chou, avec cette restriction, Il est bas.

Elle eût parlé plus juste, disant: Il est vieux.

Trou de chou a complétement disparu de l'édition de 1835. Cependant on aurait pu l'y maintenir par grâce, comme aussi par égard pour Rabelais, qui, au chapitre 17 du livre V de Pantagruel, nous représente Henri Cotiral, «compagnon vieulx,» tenant «en sa dextre un gros trou de chou

Ménage (Observations) autorise trou de chou; et, après avoir rapporté ce vers de Villon,

D'un trougnon de chou, d'un naveau,

il déclare que trou vient de thyrsus; un trou de chou, c'est un thyrse de chou. Ménage va jusqu'à citer là-dessus du grec. Il fallait, comme Ménage, en avoir de reste pour en dépenser sur les trous de chou.

Trou est dans les plus anciens monuments de la langue pour trognon ou tronçon, qui est évidemment dérivé de truncus, comme le pensait Nicot. Un trou de lance, dans Ogier l'Ardenois:

Entamés est en maint lieu vos escus:
Cil trox de lance i sont mult embalus.
(v. 12210.)

«Votre écu est entamé en mainte place, et les nombreux tronçons de lance y tiennent encore.»

Ce passage se lit autrement dans un manuscrit plus moderne:

Ses escus est et troés et fendus;
Ne s'en voit mie com vilains esperdus:
Dix trous de lance emporte en son escu.

«Il ne se retire pas du combat comme un vilain qui fuit: il emporte dix tronçons de lance plantés dans son bouclier.»

Plus loin:

La lance froisse dusqu'as poins du guerrier,
Li trols en volent contremont vers le ciel.
(Ogier l'Ardenois.)

«Il brise la lance au poing du guerrier; les tronçons en volent en l'air jusqu'au ciel.»

Observez que le mot tronçon était employé dans le même temps, car on lit, quelques vers avant ceux que je viens de citer:

Ogiers s'en torne, qi ben s'est conbatus;
Cinq gonfanon emporte en son escus,
Les fers de lance et les tronçons dessus.
(v. 12203.)

Et dans la description du tournoi donné par Fayel:

Li tronson volerent en haut
Des lances qui furent brisees.
(R. dou Chast. de Coucy, v. 1350.)

TROUSSER, TROUSSES.

Il serait bien important, dans un vocabulaire, d'indiquer le sens premier, le sens propre d'un mot, et de ranger ensuite chronologiquement, autant que faire se pourrait, les sens venus par extension, et parfois très-détournés du primitif.

Au mot trousser, l'Académie dit: «Replier, relever. Il se dit ordinairement des vêtements qu'on a sur soi.»

Le sens primitif de TROUSSER est charger, imposer un fardeau, ce qui ne se peut faire sans le lever; de là l'extension du sens: mais si l'on ne connaît le premier, on ne comprendra pas les rapports qui lient ces mots, trousse, trousseau, porter en trousse, trousser en malle, trousser bagage, etc.

RETROUSSER, c'est proprement charger une seconde fois un objet qui était déjà chargé, troussé; mais on ne le trouve pas assez haut, on le retrousse.

Blancandrin, ambassadeur de Marsile auprès de Charlemagne, détaille les présents offerts par le roi sarrasin à l'empereur français:

De sun aveir vos voelt asez duner,
Urs e leuns e veltres enchaignez,
Set cenz cameils e mil hosturs muez,
D'or e d'argent quatre cenz muls trussez.
(Roland, st. 9.)

«Il veut vous faire large part de ses richesses; vous donner ours et lions et vautours enchaînés, sept cents chameaux et mille autours qui auront passé la mue, quatre cents mulets chargés d'or et d'argent.»

L'épieu de Baligant, amiral de Marsile, était si énorme, que le seul fer dont il était garni eût fait la charge d'un mulet:

De sul le fer fut un mulet trusset.
(Roland, st. 217.)

Un marchand, allant à la foire, achète pour sa maîtresse une robe de Pers:

Si la ploia en un troussel;
Dessus son palefroi morel
La trousse et lie derriere soi.
(La Bourse pleine de sens.)

«Il la plia dans une valise; la charge et attache derrière soi, sur son cheval brun.»

Une TROUSSE est donc ce dans quoi l'on porte. Ce mot s'appliquait à l'étui d'un barbier aussi bien qu'au carquois de Cupidon. Le trousseau de la mariée, c'est le ballot de ses hardes. Un trousseau de clefs, ce sont toutes les clefs que l'on porte ensemble en un petit fardeau ou paquet. Porter en trousse, trousser en malle, c'est charger comme une trousse qu'on mettait derrière soi sur le cheval, ou comme une malle; trousser un vêtement, c'est le lever comme si l'on voulait le charger sur un cheval; trousser bagage, c'est charger son bagage, partir, décamper.

Trousse, désignait aussi une sorte de vêtement particulier aux pages; mais ceci se rapporte au sens secondaire de trousser. Ce vêtement s'appelait trousse, parce qu'il ne pendait pas, mais était relevé au corps. On employait le plus souvent ce mot au pluriel; de là l'expression: Mettre aux trousses de quelqu'un… avoir toujours quelqu'un pendu à ses trousses.

VASSAL, VALET.

Le premier sens de vassal était brave, courageux.

Le duc Robert de Normandie réunit les évêques, les barons, les abbés, et leur annonce son départ pour la terre sainte. Tous, d'une commune voix, le supplient de ne pas abandonner le pays:

Li unt respundu communal:
Cherismes dus, noble vassal,
Cum a ici fiere nouvelle!
(BENOÎT DE SAINTE-MORE, t. II, p. 570.)

«Très-cher duc, noble brave, comme voici fière nouvelle!»

Ganelon exaltant à Marsile la vaillance de Roland:

N'at tel vassal sous la cape du ciel.
(Roland, st. 40.)
N'avez barun de si grant vasselage.
(Ibid., st. 30.)

Olivier, à Roncevaux, s'aperçoit de la trahison de Ganelon, qui livre l'arrière-garde aux Sarrasins. Il presse Roland de sonner du cor pour rappeler l'avant-garde et Charlemagne: Cumpainz Rolland, sunez vostre olifant. Mais Roland ne veut pas corner pour des païens; il se confie, pour sortir d'affaire, à son épée et au courage des Français:

De Durandal verrez l'acer sanglant.
Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment;
Ja cil d'Espaigne n'aueront de mort guarant.
(Roland, st. 83.)

Si ferront vassaument. Ferrunt, frapperont, par syncope, du verbe férir. Réponse qui suggère au poëte cette réflexion:

Rollans est proz, e Oliver est sage;
Ambedui unt merveillus vasselage.
(Roland, st. 85.)

«Merveilleuse bravoure.»

Enfin, ce qui achève de mettre le fait hors de doute, c'est l'épithète vassal appliquée à Charlemagne lui-même:

Dient Franceis: Icis reis est vassals.
(Roland, st. 241.)
Mult est vassals Karle de France dulce.
(Ibid., st. 261.)

Cette acception persistait au XIIIe siècle, puisque Hébers, au commencement de son Dolopathos, applique le mot vasselage au fils du roi de France:

Car li fils Deu le volt doer
De proece et de vasselaige;
Mult est vaillanz de son aaige.
(Dolopathos, p. 156.)

VASLET, par syncope de vassalet ou vasselet, est un jeune homme, un jeune brave. Ce mot désigne souvent un fils de roi ou d'empereur. Benoît de Sainte-More l'applique au duc Robert de Normandie:

Tuit li plus riche et li plus saige
Sunt al valet devenu lige
De feautet e de servige.
(BENOÎT DE SAINTE-MORE, v. 31660.)

Dans le fabliau du Vallet aux douze femmes, ce valet est qualifié damoisiaus, preuve qu'il était gentilhomme:

Un damoisiaus de moult haut pris…
Quant le vallés espousé eut…

Le roman de la Rose met également sur une seule ligne les valets et les damoiselles:

Car malebouche est coustumiers
De raconter faulses nouvelles
De valets et de damoiselles.

Le mot valet conserve aujourd'hui même son acception primitive, sans que personne y prenne garde: c'est dans le jeu de cartes, où le roi, la dame et le valet représentent le père, la mère, et leur fils. Ce n'est pas à des laquais, à des garçons, qu'on eût donné les noms des chevaliers les plus illustres: Hector, Ogier, la Hire, Lancelot. Les quatre valets sont les quatre jeunes princes, héritiers des quatre rois. Le reste représente des groupes de simples soldats anonymes, les pions du jeu d'échecs.

Voilà donc un mot qui, après avoir honoré longtemps les fils de la plus haute noblesse de France, s'est vu relégué à désigner l'homme dans sa plus basse condition, et finalement est devenu si injurieux et si humiliant, qu'on ne l'applique plus à personne, et qu'il sortira ignominieusement de la langue où il était entré et a subsisté longtemps comme un titre d'honneur.

Il a fait sa révolution en six siècles à peu près: il était encore jeune au début du XIIIe; il est caduc au XIXe.

Le mot qui, au moyen âge, avait le sens actuel de valet, c'est garçon, augmentatif de gars; garcio, dans la basse latinité:

Portabat garcio parmam
Hunc præcedebat cum parma garcio.
(GUILLAUME LE BRETON, Phillippide.)

«Sa lance était portée par un garçon… Un garçon marchait devant lui, portant sa lance.»

Le sire de Coucy envoie un domestique porter un message à la dame de Fayel; il le récompensera, non avec un joyau, les laquais n'en tiennent point de cas, mais avec de l'argent sec, qu'ils préfèrent:

Garcon aiment joiel noiant,
Il ainment plus le sec argent:
Ainsois li donrai XV sous.
(R. de Coucy, v. 3123.)

Quinze sous, somme énorme pour le temps.

L'acception primitive de garçon, après tant de siècles, subsiste encore entière.

VERBES RÉFLÉCHIS.

Nos pères affectionnaient singulièrement la forme réfléchie pour tout verbe exprimant une action relative à la personne qui la faisait, action physique ou morale, il n'importe. Ils disaient se dormir, se mourir, se dîner; se combattre à ou contre quelqu'un; se forfaire envers quelqu'un; se repentir, se pâmer, se gésir, se partir de…; d'où il nous reste, par double emploi, se départir de; se feindre, s'oublier, etc.


SE DORMIR.—«Il se giseit sur sun lit, si se dormeit

(Rois, p. 134.)

«Entrerent en la chambre u Hisboseth se dormeit

(Ibid.)
Certes, dame, de me dormir
Me puige tres bien astenir.
(Coucy, v. 532.)

Nous disons encore s'endormir, témoignage de l'ancienne locution.


SE GÉSIR.—«E se vint à l'hostel Amon sun frere, u il se giseit

(Rois, p. 163.)

S'EMPARTIR.—«Lores s'empartid Sesac de Jerusalem.»

(Rois, p. 296.)

SE DISNER.—Jéroboam, au troisième livre des Rois, invite l'envoyé de Dieu à se disner avec lui:

—«Li reis preiad cel hume Deu qu'il remeist, e od lui se dignast

(Rois, p. 287.)

—«E tu m'as fait merci e receud entre ces ki se dignent a tun deis.»—Entre ceux qui dînent à ton dais.

(Rois, p. 194.)

SE COMBATTRE.—«Si se cumbatirent (les Syriens) cuntre lui (David).»

(Rois, p. 153.)

«Kar une gent se cumbaterad encuntre altre.»

(Rois, p. 301.)
Ja se combat vostre compains Ogiers.
(Ogier l'Ardenois, v. 2650.)

SE REPENTIR.—«Li fols reis l'en creid, e de sun mesfait s'en repentid

(Rois, p. 290.)

—«Saint Pols ne se repentivet mie.»

(SAINT BERNARD, p. 559.)

SE PASMER.—Corneille et Molière ont employé pâmer sans le pronom réfléchi:

Sire, on pâme de joie ainsi que de tristesse.
(Le Cid.)
… Ah! bons dieux, elle pâme.
(Sganarelle.)

Ils ne sont point parvenus à faire accepter cette forme neutre, et l'ancienne forme réfléchie a continué de prévaloir. Elle date de l'origine de la langue: Roland, monté sur Veillantif, trouve le cadavre de son cher Olivier, gisant à Roncevaux. Il lui adresse quelques mots touchants, et, succombant à la douleur, il s'évanouit:

Quant tu es mort, dulur est que je vis.
A icest mot se pasmet le marchis,
Sur son ceval que cleimet Veillantif.
(Roland, st. 149.)

«Quand tu es mort, douleur est que je vis. A ce mot se pâme le marquis, sur son cheval qu'il appelle Veillantif.»

Sur l'erbe verte li quens Rollans se pasmet.
(Ibid., st. 166.)

Charlemagne s'évanouit à son tour, en trouvant le corps de son neveu Roland:

Guardet a la terre veist son nevold gesir,
Tant dulcement a regreter le prist:
Amis Rollans, de tei ait Deus mercit!
Unques nuls hom tel chevaler ne vit
Por grans batailles juster e defenir.
La meie honor est turnet en declin!
Carles se pasmet, ne s'en pout astenir.
(Ibid., v. 203.)

«Il regarde à terre, et voit son neveu étendu. Il se prit à le regretter tant doucement: Ami Roland, que Dieu aie pitié de toi! Jamais on ne vit pareil chevalier pour assembler et mener à fin les grandes batailles. C'en est fait de ma gloire! Charles se pâme, il ne peut s'en empêcher.»


SE FORFAIRE.—«Pur ço que cil de Jerusalem forfaiz se furent envers nostre Seigneur.»

(Rois, p. 295.)

SE FAINDRE.S'épargner à quelque chose, être faignant:

Ne se doit pas faindre de lui aider…
(Ogier, v. 9638.)
De lui aider ne se va pas faignant.
(Ibid., v. 9632.)

SE MOURIR.Mourir était actif, comme aujourd'hui tuer. On disait mourir quelqu'un; au participe passé, mort:

Dist l'amirail: Carles, kar te purpenses,
Si pren cunseill que vers mei te repentes:
Mort as mun fils.
(Roland, st. 262.)

«Charles, dit l'amiral, réfléchis, et prends conseil de te repentir envers moi: tu as tué mon fils.

Trois freres m'a mort et mon pere.
(La Violette, p. 83.)

Le fils de Charlemagne, jouant aux échecs avec Bauduinet, le fils d'Ogier, s'irrite de perdre, lance l'échiquier d'or à la tête de son adversaire, et le tue:

Callos l'a mort d'un escekier d'or mier.
(Ogier, v. 3186.)
Les II ont mors et les II autres prins.
(Garin, I, p. 109.)

De là la forme passive se mourir, que nous gardons encore. Se périr, tant reproché aux gens du peuple, n'est pas plus ridicule que se mourir.


S'OUBLIER.—Coucy reçoit une lettre de la dame de Fayel:

On li mandoit qu'a l'anuitier
Ne se voelle mie oublier,
Ains vienne a Faïel tout droit,
Par l'huisset, si come il souloit.
(Coucy, v. 4010.)

«On lui mandait qu'à la tombée de la nuit il veuille ne pas s'oublier, mais vienne tout droit au château de Fayel, par la petite porte, selon sa coutume.»

Si ne se mist pas en oubli.
(Ibid., v. 4035.)

TROIS PÉRIODES DANS NOTRE LANGUE.

Je distingue dans notre langue trois périodes. Dans la première, la plus courte, et celle dont il nous reste le moins de monuments, les voyelles prédominent sur les consonnes.

Pendant la seconde, la plus longue et la plus féconde, au moins jusqu'ici, l'équilibre tend à s'établir.

Nous assistons à la troisième, qui donne visiblement la prédominance aux consonnes sur les voyelles.

Le caractère de la seconde période paraît celui du génie de notre langue, qui, dans la première, cherche à se développer, fleurit dans la seconde, et dans la troisième s'achemine à la décadence.

La langue française, dans sa jeunesse, se sentait trop de son origine italienne; dans sa vieillesse, elle porte trop les marques des influences étrangères; elle est sortie du midi, et va se perdre du côté du nord.

Mais quand elle ne sera plus, il lui restera toujours cette gloire d'avoir servi, plus qu'aucune autre, à la civilisation de l'univers.

APPENDICE.

CHAPITRE PREMIER.

ARLEQUIN.
Son origine, ses métamorphoses.

Il est avéré que Polichinelle a diverti les Romains de la république. Il s'appelait en ce temps-là Maccus; les farces atellanes n'étaient pleines que de son nom et de ses exploits. L'identité n'est pas douteuse: on a déterré, aux environs de Naples, je pense, une figurine de bronze antique représentant Maccus, bossu par derrière et par devant, et le visage orné de ce long nez crochu qui a valu au personnage son nom italien moderne: Pulcinella, bec de poulet. On peut s'assurer du fait dans Ficoroni, de Larvis scenicis (page 26). Les anciens (et ce n'est pas une des moindres marques de leur bon sens) avaient dressé des statues à Polichinelle; Polichinelle est antique, Polichinelle est classique comme Plaute et Térence. Il a même conservé jusqu'à nous un caractère natif: c'est ce bredouillement inintelligible qui le distingue parmi tout le peuple des marionnettes. D'où croyez-vous que provienne ce bredouillement? C'est un reste d'accent du pays, dont Polichinelle n'a jamais pu se débarrasser; car, tous les savants vous le diront, Maccus était né chez les Osques, si renommés dans les anciens auteurs pour leurs bons mots et leurs piquantes saillies. C'est de là que Maccus se transporta à Rome, où l'on représentait sur le théâtre des jeux osques. C'étaient de petites pièces qu'on jouait le matin avant la grande pièce. Maccus y paraissait dans toute sa gloire; mais comme à tous les cœurs bien nés la patrie est chère, il ne consentit jamais à parler une autre langue que sa langue natale. Les Romains, qui imposèrent leur idiome à tant de peuples vaincus, ne vinrent pas à bout de l'imposer à Polichinelle; et aujourd'hui encore, dans nos Champs Élysées, devant les soldats, les bonnes et les petits enfants ébahis, Maccus continue à parler osque, comme il parla jadis devant Coriolan. En effet, les Osques étaient voisins des Volsques, chez qui Coriolan alla chercher un asile; quelques historiens ont prétendu même confondre ces deux peuples. Il est naturel que le héros proscrit ait cherché à divertir son chagrin par les plaisanteries de Maccus, et il est probable que la scène pathétique de Véturie, accompagnée des dames romaines, eut pour témoin Polichinelle. Ce point d'archéologie pourra être éclairci plus tard; en attendant, il est hors de doute que la noblesse de Polichinelle remonte plus haut que la fondation de Rome. La plus ancienne noblesse de l'Europe est, sans contredit, la noblesse de Polichinelle.

Et le digne compagnon, le rival de Polichinelle, Arlequin, d'où vient-il? qui est-il? L'érudition a travaillé pour placer Arlequin aussi haut que Polichinelle. On est allé chercher dans le scoliaste de Martial un mime appelé Panniculus, et l'on a voulu que ce Panniculus fût une allusion à l'habit d'Arlequin, composé de petits morceaux de drap; conjecture plus ingénieuse que solide. L'habit d'Arlequin est certainement d'invention moderne. Allez en Italie, la patrie d'Arlequin, à ce qu'on prétend; Arlequin y est vêtu de noir de la tête aux pieds, y compris la tête, bien entendu. Le Panniculus ne serait-il pas plutôt ce personnage que je vois, dans Ficoroni, danser en déployant sur sa tête et autour de ses reins une petite écharpe, le palliolum? Au surplus, je n'ai point à faire un sort au Panniculus; c'est l'affaire des savants: tenons-nous à notre Arlequin.

Je dis notre, et non sans dessein; car j'espère bien établir qu'Arlequin est Français; mais ce ne sera pas en adoptant l'étymologie donnée par Ménage. Ménage raconte que le président de Harlay avait un bouffon favori qu'on appela, du nom de son maître, Harlay; on ajouta Quint, par une espèce de parodie du nom de Charles-Quint: cela fit Harlay-Quint ou Arlequin. Je doute qu'Arlequin lui-même fût capable d'inventer une étymologie plus grotesque et plus ridicule. Le docte Ménage en a par centaines de la même force. Comme il savait très-bien le grec, on a cru sur sa parole qu'il savait le français pareillement. Aujourd'hui, sa réputation est faite; la prescription y est, et l'on écrit, dans des articles de revues éblouissants d'érudition: «Ménage, savant linguiste, profondément versé dans les origines de notre langue, etc.» Ceux qui déclament ces belles choses n'ont probablement jamais ouvert le livre de Ménage.

Aujourd'hui, sans rien affirmer, je propose avec modestie une étymologie nouvelle du nom d'Arlequin.

Premier point: Arlequin est né dans la ville d'Arles, et l'autre moitié de son nom est une altération du mot camp: Arlecamp, Arlequin.

Second point: Arlequin était jadis un démon ou un fantôme qui hantait les cimetières. Sa noirceur accuse encore son origine, aussi bien que son geste souple, rapide, silencieux. Tout cela sent la tombe et les ténèbres. Le caractère d'Arlequin s'est, je l'avoue, modifié au soleil; nous verrons comment: mais je pose ici en fait que, sous deux noms différents, Arlequin le folâtre, et le funèbre Hellequin, chef d'une mesnie qui remplit d'épouvante tout le moyen âge, sont une seule et même personne.

Voilà ma thèse; elle est grave. J'ai besoin de reprendre les choses de haut: prêtez-moi, je vous prie, toute votre attention.


Arles fut la première ville de France qui reçut la foi chrétienne. Elle y fut convertie, disent les chroniques, vingt-sept ans après la passion de Jésus-Christ, par saint Trophine, son apôtre et premier évêque.

Cette ville possédait un magnifique cimetière païen; là reposaient les chefs des plus anciennes familles romaines, dans des mausolées dont les débris excitent encore de nos jours la surprise et l'admiration des antiquaires. La nouvelle religion ne changea pas la destination d'un lieu consacré par la piété de la religion précédente; mais elle voulut le régénérer en quelque sorte et le purifier par la bénédiction chrétienne. A cet effet, saint Trophine convoqua six autres évêques, en présence de qui la cérémonie devait s'accomplir. C'étaient saint Saturnin, évêque de Toulouse; saint Maximin, d'Aix; saint Martial, de Limoges; saint Front, de Périgueux; saint Paul-Serge, de Narbonne, et saint Eutrope, d'Orange110. Ils étaient réunis sur le terrain, et cherchaient à qui serait déféré l'honneur d'officier en cette circonstance solennelle, chacun s'en défendant par humilité, lorsque tout à coup le Sauveur des hommes, Jésus-Christ lui-même, parut au milieu d'eux, et mit fin à leur pieuse contestation en bénissant le cimetière de sa propre main. Ce lieu avait porté de temps immémorial le nom de Champs Élysées, qui témoignait à la fois sa splendeur, sa destination funèbre, et la croyance religieuse des fondateurs. Cette croyance venait d'être changée, mais on ne change pas facilement les habitudes du peuple: le cimetière continua donc à s'appeler Ely-Camps; quelques-uns, sans doute plus rigides, modifièrent ce mot en Arles-Camps. La pensée mythologique se trouvait ainsi effacée par la substitution d'une racine à l'autre, et l'on finit par employer indifféremment Arlecamps ou Elycamps. Mais il est essentiel d'observer que l'on grasseyait partout en France, et que le mot Arles sonnait Ales. Arleschamps ou Arlescamps n'a jamais été prononcé au moyen âge autrement que Alecamps. On écrivait avec ou sans r, selon qu'on se reportait à l'étymologie Arelatum, ou à la prononciation: les manuscrits usent de la double orthographe, et mettent bataille d'Arleschans ou d'Aleschans; mais la forme parlée était une111.

[110] La Royale Couronne des roys d'Arles, par P. Bouys, presbtre, p. 94.

[111] Voyez, page 22, du Grasseyement; et, page 26, de l'Assimilation ou substitution des liquides l, r. Voyez aussi le Glossaire de Roquefort, au mot Ale-le-blan (Arles-le-Blanc).

Pendant tout le moyen âge, le cimetière d'Arles fut le lieu le plus célèbre de la France et peut-être de l'Europe. Là se voyait, dit le père Bouys, la première chapelle qui eût été dédiée à la Vierge après son assomption, par le pape Virgile. Puis étaient venues les souffrances de l'Église chrétienne: le paganisme n'avait pas cédé la victoire sans combat; le sang des martyrs avait coulé sous le glaive des persécuteurs. Un cimetière est un terrain neutre: les Champs Élysées s'étaient ouverts, et avaient recueilli les corps des martyrs de la foi du Christ, saint Geniez, saint Eutrope et une foule d'autres. Comment cette terre sanctifiée de leur sang aurait-elle manqué de miracles? Aussi elle n'en manqua point. C'est dans le cimetière d'Arles que le Labarum apparut à l'empereur Constantin. «Dieu luy envoya un ange lorsqu'il estoit au mylieu du saint cimetiere d'Elyscamps, contemplant la grande quantité de sepultures de pierre et de marbre qui estoient et sont encore en iceluy (à quoy il se plaisoit grandement), qui, luy montrant une croix de feu en l'air, luy dict ces paroles: Constantine, in hoc signo vince!112» Constantin marcha contre Maxence, délivra Rome, et la paix fut donnée à l'Église.

[112] P. Bouys, la Royale Couronne des roys d'Arles, p. 20.

Il arrivait souvent que, au lit de la mort, des fidèles habitant une ville éloignée d'Arles exprimaient le désir de dormir dans le saint cimetière. Il leur semblait que leur âme avait plus de chances de salut lorsque leur corps reposerait en compagnie des reliques des martyrs, dans une terre bénie de la main et de la bouche de Jésus-Christ. On abandonnait leurs cercueils sur le Rhône; et soit qu'il fallût le descendre ou voguer contre le fil de l'eau, ils se rendaient tout seuls à leur destination, et s'arrêtaient d'eux-mêmes où il fallait, comme estant attirés à ceste terre pour y attendre la resurrection des morts, en la compagnie des saints qui sont enterrés en iceluy113.

[113] Bouys, p. 118.

Au récit de toutes ces merveilles, Charlemagne s'attendrissait, et faisait faire de continuelles prières en Arlecamps, car il y avait une partie de ses preux, voire des membres de sa famille: le père de Gérard de Viane, tué à Roncevaux, «et tant de barons et de chevaliers qui, comme saints athletes, estoient morts en la bataille de Montemayour.» Il y avait aussi Ogier le Danois, Guillaume au court nez, seigneur d'Orange, et Vivien, tous deux neveux du grand empereur. Ces derniers avaient perdu la vie en Arlecamps même; car, pour que rien ne manquât à la renommée ni à la poésie de ce glorieux cimetière, il avait été le théâtre d'une bataille livrée par Charlemagne contre les Sarrasins. La bataille d'Arlescamps a été chantée dans un poëme de dix mille vers par quelque Homère anonyme du XIIIe siècle; l'avenir sans doute réserve le sien à la bataille non moins épique que, neuf cents ans plus tard, un autre Charlemagne livra dans le cimetière d'Eylau. M. Paulin Paris114 analyse la chanson d'Arlescamps, il en extrait des passages d'une grande beauté et véritablement épiques. Par exemple, le discours de Guillaume à son bon cheval prêt à succomber de fatigue: Cheval, dit il, moult par estes lassés? Il l'encourage par la promesse de tout ce qui peut flatter un cheval: Baucent, le reste de sa vie, ne mangera que de l'orge bien pure, que du foin choisi; ne boira que dans un vase doré; sera pansé quatre fois par jour, etc.:

[114] Histoire des manuscrits français de la bibl. du Roi, t. II, p. 140 et 500.

Baucent l'oï, si a froncié le nez;
Ainsi l'entend com s'il fut hom senez;
La teste croule, si a des piez houez;
Reprent s'alaine, tout est revigorez;
Ainsi hannist comme se il fust jetés
Hors de l'estable et de nouvel ferrez.

«Baucent l'entend, il a froncé le nez; il le comprend comme s'il était un être humain doué d'intelligence. Il hoche la tête, fouit la terre du pied, reprend son haleine et sa vigueur. Il hennit comme s'il s'élançait de l'étable et ferré de neuf.»

Vivien, dans l'imprudence de sa jeune ardeur, avait fait vœu de ne jamais reculer d'une semelle devant les Sarrasins. En vain son oncle, le valeureux Guillaume d'Orange, dans un discours plein de naïveté, lui avait-il remontré l'imprudence d'un pareil vœu, et que bonne est la fuite dont le corps est sauvé; Vivien s'est obstiné, et il est victime de cette obstination. Blessé à mort, les entrailles à demi pendantes hors du ventre, il saisit son cor, comme Roland à Roncevaux, et en sonne trois fois tant qu'il peut:

Deux fois en graisle et li tiers fut en gros;

c'est-à-dire, deux sons aigus, suivis d'un son grave.

Guillaumes vint quanqu'il put les galops.

Là commence une scène déchirante, un dialogue de tragédie, mais de tragédie antique:

Beau nies115, vis-tu, par sainte charité?
—Oui voir, oncles; mais pou ai de santé.
N'est pas merveille quand ai le cueur crevé.

[115] Neveu, d'où nous avons encore le féminin nièce. Les romanciers ne sont pas d'accord sur le degré de parenté entre Guillaume et Vivien: les uns en font deux frères; selon les autres, c'était l'oncle et le neveu.

Guillaume lui demande s'il a, dimanche dernier, usé du pain bénit à la messe:

Dit Viviens: Je n'en ai pas goté.
Quand je y vins, si l'avoit on donné.
—Nies, j'ai del pain avec moy apporté
En m'aumosniere, quinze jors a passé.
Manges en, nies, au nom de charité!

Vivien y consent; mais, avant cette espèce de viatique qui va s'administrer dans le cimetière où tourbillonne la bataille furieuse, Guillaume appuie la tête de Vivien sur sa poitrine, et s'apprête à faire l'office de prêtre:

Moult bellement le prist à doctriner;
Lors se commence l'enfans à confesser
De ce qu'il pot savoir et remembrer.

Vivien se confesse en effet, mange le morceau de pain bénit, puis bat sa coupe, et ses yeux se voilent, son teint s'efface sous les ombres du trépas:

Le gentil comte a pris à regarder…
L'ame s'en va, plus n'y pot demourer!

Tel est, en bref, ce touchant épisode de la bataille et grant destruccion d'Alescamps. Le cimetière, dont le sol est formé de poussière humaine, engloutit indistinctement païens, chrétiens, Sarrasins. Tous dorment ensemble pêle-même; héros pour avoir donné la mort, héros pour l'avoir reçue.

Pendant le jour, la tranquillité et la bonne harmonie règnent dans le cimetière, parce que les morts ont peur du soleil; mais la nuit les fantômes sortent tumultueusement de dessous terre, les uns soulevant le marbre de leurs tombes, les autres n'ayant qu'à écarter le gazon. Ils mènent un bruit épouvantable de cris, de chocs, de hurlements, de menaces, de plaintes;… on ne sait pas au juste ce que c'est, mais la terreur est profonde.

Ce chœur infernal, cette famille du cimetière, s'appelait les Arlecamps (Allecans). Et comme le peuple garde plus fidèlement la tradition des mots que celle des idées, l'imagination populaire fit d'Alecan le nom du chef des fantômes dont la mesnie bruyait dans le cimetière d'Arles. Tous les chroniqueurs, poëtes, légendaires, vous attesteront que le cimetière d'Arles était le principal théâtre des apparitions de la mesnie Hellequin. Le nom d'Hellequin rappelle les Ely-Camps, comme la forme Arlequin, les Arlecamps. Dante a parlé du cimetière d'Arles et d'Arlequin, qu'il nomme, suivant la prononciation du moyen âge, Allequin:

Siccome ad Arli ove l' Rodano stagna,
Siccome a Pola presso del Quarnaro
Che Italia chiude e i suoi termini bagna,
Fanno i sepolcri tutto 'l loco varo…
(Inferno, IX.)

«Comme à Arles où séjourne le Rhône, comme à Pole, aux rives du Quarnaro qui baigne les frontières de l'Italie, on voit une immense quantité de sépultures rendre le sol inégal, de même des tombeaux épars s'offraient à ma vue.»

Plus loin, Satan évoque deux démons; c'est encore un souvenir de l'Arlescamps qui se présente à l'idée du poëte:

Tratti avanti Alichino e Calcabrina…
(Inferno, XXI.)

«Avancez, Arlequin et Calcabrina116

[116] C'est une chose merveilleuse que les extravagances où les commentateurs ont eu recours pour expliquer le sens de ce nom Alichino, qu'ils supposent forgé par Dante. Il y en a un qui a découvert qu'Alichino signifie «qui alios inclinat, id est, sodomita

Non-seulement les poëtes et les romanciers du moyen âge sont remplis de la mesnie Hellequin, mais les écrivains sérieux, les théologiens, les évêques, ne dédaignent pas de s'en occuper. Raoul de Presles, dans son commentaire sur la Cité de Dieu, cite la mesnie Hellequin; Guillaume de Paris, dans son traité de Universo (part. II, ch. 12), lui consacre un assez long passage. Cette sombre mesnie s'appelle en latin exercitus ou milites Hellequini; Pierre de Blois écrit Herlikini. C'est dans sa quatorzième épître, où il dit que les ecclésiastiques de son temps courent après la fortune et les honneurs à travers mille périls: «In quibus gloriam martyrii mererentur, si hæc pro Christi nomine sustinerent. Nunc autem sunt martyres sæculi, mundi professores, discipuli curiæ, MILITES HERLIKINI.» (Petri Bles., Opp., p. 22, col. 2.)—«Si ces prêtres, dit le pieux écrivain, supportaient ces périls pour l'amour de Jésus-Christ, ils mériteraient la gloire du martyre. Au lieu de cela, que sont-ils? Des martyrs du siècle, des professeurs du monde, des élèves de la cour, des arlequins.» Par cette dernière expression, Pierre de Blois entend assimiler ces ecclésiastiques vaniteux aux fantômes de la mesnie Hellequin, ombres formées de vent et d'un peu de nocturne vapeur.

Cependant la mesnie Hellequin ne renferma point ses apparitions dans l'enceinte bornée de l'Elycamps; elle se répandit par toute la France, et même dans l'Europe entière. Partout où il revenait, c'étaient des Hellequins. Le grand veneur de Fontainebleau, comme le Freyschutz allemand, ne sont autre chose que la chasse d'Hellequin. Le roi des aulnes, Erlenkœnig, est une seconde transformation d'Herlekin. Les frères Grimm nous en font connaître une troisième, sous le nom altéré, mais toujours reconnaissable, d'Hielkin. Walter Scott nous montre Hellequin en Écosse; Guillaume de Paris témoigne que, de son temps, l'Espagne connaissait, aussi bien que la France, les milites Hellequini; enfin, un poëme du cycle carlovingien, en patois flamand ou wallon, nous représente Arlequin orné d'une particule nobiliaire, sous le nom du comte Van Hellequin, tenant sa dignité au milieu des plus augustes héros: van Pepin, van Garin, van Fromont, et même van Charlemagne117.

[117] Manuscrit de la Bibliothèque royale, 184, supp. fr. cité par M. Fr. Michel, dans BENOÎT, t. II, p. 337.

Les métamorphoses d'Arlequin feraient un digne pendant aux Métamorphoses d'Ovide. Mais nous ne sommes pas au bout.

A la fin du XVe siècle, Hellequin, dont l'origine allait s'effaçant à mesure qu'il grandissait en réputation, Hellequin est devenu Charles V ou Charles-Quint, roi de France. La Chronique de Normandie, imprimée à Rouen en 1487, rapporte «comme le roy Charles le Quint, jadis roy de France, et ses gens avecques luy, s'aparurent après leur mort au duc Richard sans Paour.» Vous voyez, l'imprimerie est à peine née, et elle s'empresse de s'occuper d'Arlequin. Le chapitre est trop long pour être mis ici dans son entier. En voici le début, qui suffira pour notre propos:

«Une aultre moult merveilleuse aventure advint au duc Richard sans Paour. Vray est qu'il estoit en son chasteau de Moulineaux sur Saine; et une fois ainsy comme il se aloit esbattre après souper au bois, luy et ses gens ouyrent une merveilleuse noise et horrible de grant multitude de gens qui estoient ensemble, ce leur sembloit; laquelle noise s'approchoit toujours d'eux. Et si comme le duc et ses gens ouïrent la noise s'approcher, ils se resconserent delez ung arbre, et là le duc Richard envoya de ses gens espier que c'estoit. Et lors ung des escuiers au duc vit que ceux qui faisoient celle noise s'estoient arrestez dessoubs ung arbre, et commença à regarder leur maniere de faire et leur gouvernement, et vit que c'estoit ung roi qui avoit avec luy grant compaignie de toutes gens, et les apeloit on la mesgnie Hennequin en commun langage; mais c'estoit la mesgnie Charles Quint, qui fut jadis roy de France

Qui voudra savoir le reste de l'aventure la trouvera au second tome, p. 337, de la Chronique des ducs de Normandie, publiée par M. Francisque Michel.

On sent que le chroniqueur, voulant absolument assigner l'origine d'un nom qu'il ne comprenait pas, s'est laissé guider, pour la découvrir, à la dernière syllabe de ce nom. Ce chroniqueur devait être quelque aïeul de Ménage. Ici se termine le rôle héroïque et lugubre d'Arlequin; nous allons le voir entrer dans la période moderne de son existence. C'est encore une métamorphose.

L'habitude à la longue diminue la terreur et le respect, et engendre la familiarité, qui finit par conduire au mépris. C'est ce qui est arrivé au diable. Son nom n'a pas été plus ménagé que sa personne; on l'a mis partout: Quel diable!… Au diable!… Cela ne vaut pas le diable!… Cela est fait à la diable!… Le diable est compromis jusque chez les petits enfants. Faut-il s'étonner que la même chose soit arrivée à Hellequin? La Mesnie Hellequin était passée, elle aussi, en commun proverbe, et servait de terme de comparaison fâcheux: les avocats, disait-on au moyen âge, c'est la Mesnie Hellequin!

Avocas portent grant damage;
Pour poi metent lor ame en gage.
Lor langue est plaine de venin;
Par aus sont perdu heritage,
Et desfait maint bon mariage,
El mal fait por un pot de vin;
Il s'entrepoilent con mastin;
C'est la mesnie Hellequin.
(Le Mariage des filles au diable, Mss. de l'Arsenal, no 175, fol. 292.)

Quelle insolence! Mais on ne se borna pas à médire: on alla jusqu'à travestir et contrefaire la mesnie Hellequin. C'est une des inconséquences les plus remarquables de l'esprit humain, que ce penchant à railler les objets de son culte ou de sa frayeur; l'esprit d'opposition s'exhale et se soulage ainsi. A quelle époque le diable a-t-il été plus redouté et plus bafoué qu'au moyen âge? Hellequin partagea cette double fortune. Il fut craint comme le diable, et comme lui traduit en farce dans les mascarades et les charivaris. Le roman de Fauvel, composé vers la fin du XIIIe siècle, offre un détail curieux d'une arlequinade, ou, comme on disait alors, d'une hellequinade. Le héros du poëme vient de se retirer dans sa chambre à coucher; c'est l'instant qu'on attendait pour lui donner le charivari le plus étonnant qui jamais ait assourdi les oreilles humaines:

Puis faisoyent une crierie…
Jamais telle ne fut ouïe.
Li uns monstroit son cul au vent,
Li autres rompoit un auvent;
L'uns cassoit fenestres et huis,
L'autre jetoit le sel au puits;
L'un jetoit le bren aux visaiges;
Trop par estoient laids et sauvaiges:
Es testes orent barboères118,
Avec eux portoient deux bieres.
Il y avoit un grant jayant
Qui alloit trop forment brayant;
Vestu ert de bon broissequin;
Je cuids que c'estoit Hellequin,
Et tuit li autre sa mesnie
Qui le suivent toute enragie.
Monté est sur un roncin haut,
Si très gras que, par saint Quinault,
L'on li peut les costes compter.

[118] Masques dont la partie inférieure, la barbe, est un morceau d'étoffe triangulaire. Le mot est encore usité en Picardie.

Ces vers n'ont pas besoin de traduction. Nous voyons déjà figurer dans le même cortége les Arlequines:

Avec eux avoient Hellequines
Qui avoient cointises fines,
Et se deduisoient en ce
Lay chanter qui commence:
«En ce doux tems d'esté,
«Au joly mois de may.»

Hellequin une fois entré dans le ridicule, ma tâche d'historien est finie, et le reste vous est connu. Le peuple s'est vengé du fantôme par une amère dérision. Le costume d'Arlequin est évidemment parodié de celui d'Hellequin: le harnais militaire est remplacé par un vêtement bariolé comme celui des fous de cour; au lieu du glaive étincelant d'Hellequin, Arlequin brandit un sabre de bois, une latte, dont s'escrime sa malice inoffensive; le heaume de fer est devenu un petit chapeau de feutre risible. En expiation de l'épouvante semée par le seul nom d'Hellequin, Arlequin tremble aujourd'hui devant tout le monde: un enfant, son ombre, un rien, tout lui fait peur. Il a lui-même le caractère d'un enfant, et la grâce folâtre d'un petit chat. De toute son ancienne manière d'être, on ne lui a laissé que son visage noirci par la fumée de l'enfer, comme pour mieux constater son identité et son humiliation. Exemple frappant des vicissitudes de la fortune, Hellequin condamné à faire rire ceux qu'il faisait jadis frissonner! Qu'est-ce que Denys le tyran devenu maître d'école, au prix d'Hellequin changé en Arlequin!

Le camarade inséparable d'Arlequin, Pierrot, m'est suspect aussi de n'avoir pas toujours exercé le métier qu'il fait aujourd'hui sur le boulevard du Temple. A sa face blême, à l'espèce de suaire dont il s'habille, à sa malice malfaisante, à sa gravité sournoise, à ce silence funèbre et à ces affreuses grimaces qui, avec une pantomime d'une agilité surnaturelle, lui servent de langage, je crois reconnaître un habitant de l'autre monde; et, puisqu'il faut le dire, je soupçonne fort Pierrot d'avoir en son temps fait partie de la mesnie Hellequin. Il tient visiblement du fantôme et du démon: il paraît avoir formé une paire avec Arlequin, l'un représentant le fantôme blanc, l'autre, le fantôme noir. Chacun sait combien le bon roi René était admirable à organiser de belles processions dramatiques. Celle qu'il institua à Aix en 1474, pour le jour de la Fête-Dieu, mettait plusieurs heures à défiler. On y voyait figurer, dans l'attirail le plus fantasque, tous les dieux du paganisme et tous les personnages soit du Vieux, soit du Nouveau Testament; la Mort, la Renommée, des bouffons montés sur des ânes, les Parques et une légion de diables grands et petits, habillés de rouge et de noir, pour signifier les ténèbres de l'autre monde et le feu de l'enfer: «Leur vêtement était noir, mêlé de flammes, et tous avaient le visage caché par des têtières rouges ou noires.» Arlequin et Pierrot sont masqués: «Toutes les divinités de la procession portaient des masques semblables à ceux dont les anciens se servaient au théâtre119.» Est-il vraisemblable que parmi les légendes fameuses, comme la tarasque ou le dragon de saint George, représentées dans ses processions, le roi René eût négligé la plus célèbre, la mesnie Hellequin? La chose ne paraît pas possible. Plus j'y songe, plus je me persuade que c'est le roi René à qui nous sommes redevables d'Arlequin et de Pierrot. Peut-être même a-t-il prétendu guérir ses sujets de leurs craintes superstitieuses par l'habitude d'en railler les objets, et il y aurait réussi. Pourquoi une idée philosophique ne serait-elle pas entrée dans la tête du roi René, bon poëte, grand artiste, qui s'est montré si philosophe dans la pratique? Remarquez que Arles était une des deux capitales du roi René, que l'habit d'Arlequin est précisément rouge et noir, et qu'en Italie, où il n'y avait pas de bon roi René, Arlequin est demeuré vêtu de noir sans mélange. Décidément, Arlequin et Pierrot me paraissent deux échappés de la procession.

[119] Histoire du roi René, par M. de Villeneuve-Bargemont, II, 255 et 365.

On a fait au siècle dernier, sur les masques de la comédie italienne, quelques recherches très-superficielles, qui défrayent encore l'érudition contemporaine. On a répété d'écho en écho que Bergame est la patrie d'Arlequin: je le croirai, quand l'Italie fournira une étymologie satisfaisante du nom d'Arlichino. Je consens de bon cœur que Pantalon soit Vénitien120; Spavento, Napolitain; le Docteur, Bolonais, etc. Mais j'observe que, dans cette facile généalogie, il n'est jamais question de Pierrot; et cependant Pierrot passe avec Arlequin pour le plus ancien masque de la comédie italienne. C'est que leur berceau est ailleurs qu'en Italie.

[120] Chaque pays a ses patrons de prédilection: saint Patrice en Irlande; en Angleterre, saint Jean; saint Alexandre (Sauney) en Écosse; à Venise, saint Pantaléon, d'où, par antonomase, un Pantaléon pour un Vénitien, et, par corruption, Pantalon.

Si les auteurs du moyen âge redevenaient à la portée de tout le monde, si leurs textes étaient publiés correctement et rentraient dans la circulation, s'ils étaient fouillés par l'intelligence publique au lieu de l'être par la sagacité particulière de quelques érudits, que de secrets se révéleraient, que d'origines seraient mises au jour, qui paraissent aujourd'hui des mystères impénétrables, sur lesquels on écrit de gros livres bien pédants, et qui ne sont au fond que l'histoire d'Arlequin!

CHAPITRE II.

MALBROU121.
Est-il Anglais?—Est-ce un héros moderne?

[121] Ce morceau a été publié dans une Revue. En le réimprimant on n'a pas cru devoir retrancher l'exposition sommaire de quelques points de théorie traités avec plus de développements dans diverses parties de cet ouvrage, auxquelles ce chapitre peut servir de résumé.

Un autre personnage parmi le peuple, aussi célèbre qu'Arlequin, c'est monsieur d' Malbrou. L'immortalité est un quine à la loterie du temps; il ne faut pas une grosse mise pour y faire fortune: Saint-Aulaire gagna la sienne avec un quatrain, et tous les titres de monsieur de Malbrou sont une chanson.

Cette chanson, dont la vogue fut prodigieuse, n'était pas connue du beau monde avant 1783; mais vers cette époque elle fit tout à coup explosion; c'est le mot. Sa fortune, depuis fixée à un cran un peu plus bas, n'a plus varié, et, selon toute apparence, ne variera plus. Monsieur de Malbrou restera populaire jusqu'à la fin du monde; car il est solidement établi, non-seulement en France, mais dans l'Europe entière et par delà: on le chante en Afrique et en Égypte. Je ne serais pas surpris d'apprendre qu'il a pénétré à la suite des jésuites jusqu'à la Chine et aux Indes; le nouveau monde en fait ses délices comme l'ancien. Quelle catastrophe serait donc capable d'anéantir cette chanson? Je ne vois que le jugement dernier: Si fractus illabatur orbis.

Voici, en peu de mots, l'histoire de sa naissance, ou plutôt de sa renaissance; comme j'espère le faire voir tout à l'heure.

Le Dauphin, fils de Louis XVI, avait une nourrice appelée madame Poitrine; qui, vu la convenance de son nom et de son emploi, risque bien d'être prise pour un mythe par les Niebuhrs des siècles à venir. Cette bonne dame, un jour qu'elle berçait le petit prince en chantant pour l'endormir, reçut la visite inopinée de la reine. Or, madame Poitrine chantait justement Malbrou. Marie-Antoinette, excellente musicienne, élève de Gluck, prit en gré cette chanson, et mit à la mode Malbrou, comme un an plus tard elle y mit les Quesaco. La cour, à l'exemple de la reine, se passionna pour Malbrou; la ville se modela sur la cour. Malbrou se trouva dans toutes les bouches, sur les écrans, sur les éventails; on en fit des tableaux, des dessus de porte, jusqu'à des poëmes122. Les voitures, les habits, les perruques, tout fut à la Malbrou: c'était un engouement universel. Mais vous observerez que tout ce monde allait à gauche, en prenant la chanson de Malbrou au burlesque. Elle n'offre absolument de ridicule que les couplets ajoutés par les courtisans beaux esprits. Le seul Beaumarchais eut le tact assez fin pour sentir que l'air est une des mélodies les plus sentimentales: aussi l'employa-t-il pour la romance que chante Chérubin aux pieds de la belle comtesse. Ce trait d'un homme de goût ne détrompa point le public, le sot public, comme l'appelle Jean-Jacques; et la chanson de Malbrou est restée un type convenu de folle plaisanterie. Et pourquoi? parce qu'on y trouve le nom d'un général anglais qui battit une fois les troupes françaises. Il est clair qu'on ne pouvait chanter la mort de Marlborough que pour s'en moquer.

[122] L'anecdote, d'ailleurs bien connue, de madame Poitrine et de la reine, est attestée par un détestable poëme burlesque de Malbrough, que Beffroy de Regny publia en 1783, c'est-à-dire, le lendemain du fait.

Mais si, par hasard, dans cette pièce le nom de Marlborough était un nom substitué? A quel nom? direz-vous. C'est ce qu'il s'agit de déterminer, et la chose n'est pas facile; toutefois, on peut l'essayer.

Il est hors de doute que la chanson de Malbrou n'a pas été composée sur le duc de Marlborough, mort en 1722; car déjà, à la mort du duc de Guise, assassiné par Poltrot le 15 février 1563, les huguenots répandirent une chanson visiblement calquée sur celle qui porte aujourd'hui le nom de Malbrou; or, la copie ne saurait avoir précédé l'original. Mais sur quoi jugez-vous que Malbrou est l'original, plutôt que la complainte du duc de Guise? Je vous le dirai tout à l'heure. Voici, en attendant, pour constater la ressemblance, cette complainte du duc de Guise. Ce morceau est devenu rare.

LE CONVOI DU DUC DE GUISE (1563).

Sur un air noté.

Qui veut ouïr chanson?
C'est du grand duc de Guise;
Et bon, bon, bon, dan di, dan don,
C'est du grand duc de Guise,
Qui est mort et enterré.
Aux quatre coins du poêle,
Et bon, bon, bon, etc.
Aux quatre coins du poêle
Quatr' gentilshomm's y avoit,
Quatr' gentilshomm's y avoit,
Dont l'un portoit son casque,
Et bon, bon, bon, etc.
Et l'autre ses pistolets,
Et l'autre ses pistolets,
Et l'autre son épée,
Et bon, bon, bon, etc.
Qui tant d'hugu'nots a tués,
Qui tant d'hugu'nots a tués.
Venoit le quatrieme,
Et bon, bon, bon, etc.
Qu'estoit le plus dolent,
Qu'estoit le plus dolent.
Après venoient les pages,
Et bon, bon, bon, etc.
Et les valets de pied,
Et les valets de pied,
Avecque de grands crespes,
Et bon, bon, bon, etc.
Et des souliers cirés,
Et des souliers cirés,
Et des beaux bas d'estame,
Et bon, bon, bon, etc.
Et des culottes de piau,
Et des culottes de piau.
La ceremonie faite,
Et bon, bon, bon, etc.
Chacun s'alla coucher,
Chacun s'alla coucher;
Les uns avec leur femme,
Et bon, bon, bon, etc.
Et les autres tout seuls123.

[123] Laplace, Pièces intéressantes, III, p. 239.

Laplace, qui a recueilli cette platitude historique, se demande laquelle des deux chansons est l'aînée. Il n'est pas malaisé de s'en apercevoir: le Convoi du duc de Guise n'est évidemment qu'une fade et grossière parodie de quelque antique romance, encore populaire au XVIe siècle, oubliée au XVIIIe siècle, et que la bonne madame Poitrine apporta du fond de sa province dans le Louvre des rois de France. Le Convoi du duc de Guise affecte de ne point rimer, parce que la chanson de Malbrou ne rime pas; je veux dire qu'elle semble ne pas rimer pour ceux qui ignorent les règles de la poésie au moyen âge.

La chanson de Malbrou est en vers de douze syllabes et en couplets monorimes, comme les chansons de Geste du XIIe et du XIIIe siècle. Chaque vers se partageait alors en deux hémistiches bien marqués, dont le premier jouit du privilége aujourd'hui réservé à la finale du vers féminin, c'est-à-dire que l'e muet n'y compte pas. Par exemple:

Chy fine le matere de Regnaut le baron,
Qui tant jour guerroya l'empereour Karlon.
Oncques plus vaillant prince ne viesti haubergon,
Que fu li bers Regnaut, tant il estoit preudom.
(Les quatre fils Aymon.)

«Ici finit l'histoire du baron Renaud (de Montauban), qui guerroya si longtemps l'empereur Charlemagne. Jamais ne vêtit l'haubergeon plus vaillant prince que ne fut le baron Renaud, tant il était brave homme.»

Il est sûr que ces vers paraîtront dépourvus de la moitié de leurs rimes, si on les dispose ainsi:

Chy fine le matere
De Regnaut le baron,
Qui tant jour guerroya
L'empereour Karlon.
Oncques plus vaillant prince
Ne vestit haubergon
Que fu li bers Regnaut,
Tant il estoit preudon.

Le même inconvénient se produit pour les alexandrins modernes mis en musique, parce que la phrase musicale ne peut s'étendre assez pour enfermer douze syllabes. Le musicien est réduit à partager le vers. Ainsi Guillard a écrit, dans Œdipe à Colone:

Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins;
Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des charmes.
Elle les partageait, elle essuyait mes larmes;
Son amour attentif prévenait mes besoins.

Sacchini a chanté:

Elle m'a prodigué
Son amour et ses soins;
Son zèle dans mes maux
M'a fait trouver des charmes.
Elle les partageait,
Elle essuyait mes larmes;
Son amour attentif
Prévenait mes besoins.

Voilà huit vers qui ne riment que deux fois, et la première rime n'arrive qu'au sixième vers. Cependant l'oreille est satisfaite.

Cette expérience justifie pleinement le système de versification de nos aïeux, qui, sauf le droit de la rime, ne se seraient pas fait faute de disposer les hémistiches de la manière suivante:

Elle m'a prodigué
Son amour et ses soins. Son zèle dans mes maux
M'a fait trouver des charmes; elle les partageait,
Elle essuyait mes larmes. Son amour attentif
Prévenait mes besoins.

L'abbé de la Rue va jusqu'à prétendre que primitivement les rimes étaient placées à l'hémistiche dans l'intérieur des vers, et non à la fin. Je crois qu'il est tout à fait dans l'erreur. Au surplus, ce ne serait là qu'une question de copiste et non une question d'art, comme il paraît le croire. La différence n'existerait que sur le papier, et s'évanouirait à la récitation.

Revenons à la chanson de Malbrou. La voici comme on doit l'écrire, avec les consonnes euphoniques intercalaires124.

[124] J'omets le refrain, qui ne fait point partie de la chanson, et pourrait cependant servir à constater l'origine de l'air. On a prétendu que Mironton ton ton mirontaine était une altération (fort grave) de Massourah! Massourah! C'est une conjecture un peu hardie. Après tout, on voit des faits aussi extraordinaires.

Malbrou s'en vat en guerre, ne sais quand reviendra.
Il reviendrat à Pasques ous à la Trinité.
La Trinité se passe, Malbrou ne revient pas.
Madame à sa tour monte, si haut qu'el peut monter;
El voit venir son page tout de noir habillé:
—Beau page, mon beau page, quel nouvelle apportez?
—Aux nouvelles que j'apporte, vos beaux yeux vont pleurer:
* Monsieur d'Malbrouck est mort, est mort et enterré.
L'ai vu porter en terre par quatres officiers;
L'un portait sa cuirasse, l'autre son bouclier.
A l'entour de sa tombe romarin fut planté.
Sur la plus haute branche le rossignol chanta.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici commençait sans doute un couplet monorime en a, dont la suite est perdue.

Remarquons tout de suite, dans le premier couplet, un vers manifestement et grossièrement refait en 1783:

Monsieur d'Malbrouck est mort, est mort et enterré.

Le second hémistiche est pillé mot à mot du Convoi du duc de Guise; le premier ne va pas sur l'air, parce que seul il ne se termine pas par un e muet. Regardez tous les autres: guerre, Pasques, passe, monte, page, apporte, terre, cuirasse, tombe, branche; il n'en est pas un qui se dérobe à cette uniformité; et cette syllabe, qui ferait boiter le vers dans notre système moderne, est indispensable pour le rendre régulier musicalement; si bien que le vers interpolé, juste d'après les lois de la prosodie actuelle, est faux pour le chant, et qu'on est obligé de chanter: «Monsieur Malbrouck est more.» Les contrefacteurs n'ont pas pris garde à ce détail, si soigneusement observé par le vieux poëte. La particule nobiliaire mise au devant du nom de Malbrouck est une plaisanterie inepte qui trahit encore le faussaire. Les autres vers présentent tous les caractères de la versification du XIIIe siècle; ils ressemblent à ceux qu'on faisait sous saint Louis et sous Philippe-Auguste125.

[125] Voyez Des priviléges de l'ancienne versification, p. 237.

Les hiatus dont nous paraît fourmiller la poésie de ces temps reculés n'existaient pas même en prose. Ils étaient prévenus par des consonnes euphoniques qui s'intercalaient dans le langage, mais souvent omises dans l'écriture, surtout à mesure que la date des manuscrits se rapproche de nous. La tradition orale les a maintenues parmi le peuple. Les plus anciens monuments de notre langue, le livre des Rois, les sermons de saint Bernard, la chanson de Roland, et quelques autres, ne permettent aucun doute à cet égard:

«Achitofel parlad à Absalon.—Atalie entrad el temple (livre des Rois).—Tu as dous anemins: lo pechiet et la mort.—Chier frere, nos est mestier ke la chariteit aiens. (Saint Bernard.

Luisent cis elmes ki ad or sunt gemmés…
L'escus li fraint ki est à flurs et ad or…
(Roland, passim.)

«Ces casques brillent qui sont émaillés d'or…» (at or).

«Il lui brise son écu, orné de fleurs et d'or…»

Le participe passé passif prenait toujours à la fin un d ou un t euphonique, comme les substantifs en é, beautet, vanitet, nativitet; comme les troisièmes personnes en a, il at, il vat:

Un grant mouton cornut ocis.
(Dolopathos, p. 255.)
Apres iço i est Neimes venud,
E dit al rei: Ben l'avez entendud!
Guenes li quens ço vus ad respondud
(Roland, st. 16.)

«Après cela y est venu Naime (le duc de Bavière), et dit au roi: Bien l'avez entendu! le comte Ganelon vous a répondu cela.»

Ce t final euphonique est l'origine de la double forme bénie et bénite, le masculin étant, selon l'occasion, béni ou bénit, avec ou sans t126.

[126] Voyez le chapitre Des consonnes euphoniques, p. 89.

Ainsi, «Malbrou s'en vat en guerre.—Il reviendrat à Pasques,» sont parfaitement légitimes. Un académicien attendant son confrère pour condamner ces cuirs, comme on appelle arrogamment les archaïsmes du peuple, demande: Vat il bientôt venir? At il oublié l'heure de la séance? Peut-être dînet il en ville?

L's euphonique n'est pas plus extraordinaire à la fin de ou qu'à la fin de quatre; et puisque l'ancienneté de cet usage, autrefois général, a contraint l'Académie elle-même d'autoriser quatreS yeux, je ne vois pas pourquoi l'on ferait plus de difficulté pour quatreS officiers. Deux, qui vient de Duo, n'a pas plus de droit à l's finale: ou dit pourtant deuX hommes; la première forme était dous hommes. Pourquoi deux a-t-il gardé seul sa finale euphonique? En vertu de quelle logique accorde-t-on à deux ce qu'on refuse à quatre? Ils étaient jadis sur le même pied. L'histoire des mots ressemble à celle des hommes, égaux en naissant, inégaux par les hasards de la fortune.

Le pronom masculin sonnait i:—i viendra,… i dira… qu'i dit…

Le pronom féminin, entre é fermé et ai:—é sait… é fait… é va… Madame à sa tour monte si haut qu'é peut monter.

Mais devant une voyelle, l'l euphonique reparaissait: il ira… el aura.

Puis l'usage de faire constamment sonner cette l s'est établi dans les classes soi-disant lettrées: ile va… ile dort. Il en est résulté que le pronom féminin el s'est allongé d'une syllabe sur le papier: elle part, elle donne. Le bon sens, l'analogie auraient voulu qu'on modifiât de même l'autre, et qu'on écrivît ille, puisqu'on le prononce maintenant ainsi. Point! il est resté monosyllabe à l'œil, tandis qu'il a deux syllabes pour l'oreille.

Mais enfin, si nous manquons de logique, nos pères n'en sont pas cause; et vraiment ce serait pousser trop loin la fatuité de l'ignorance que de les blâmer d'avoir écrit: El voit venir son page… si haut qu'el peut monter.

Quel nouvelle… et non quelle nouvelle. Quel, tel, étaient invariables pour le genre. Tout adjectif était dans ce cas, venant d'un adjectif latin en is, et n'ayant par conséquent qu'une seule terminaison pour le masculin et pour le féminin. De là vient que mortel, royal, grand, etc., n'avaient qu'une forme pour les deux genres: c'est qu'ils dérivent de mortalis, regalis, grandis.

Cela vous démontre en passant l'absurdité d'écrire avec une apostrophe, grand'route, grand'messe, comme s'il y avait une élision de l'e sur une consonne. Cet e n'a jamais existé.

Cela vous explique aussi cette locution demeurée technique au palais, lettres royaux. M. Chicaneau, dans les Plaideurs:

J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
Ne sais quel chose traïnoient.
(Dolopathos.)

Ayez soin surtout de bien prononcer queu chose, queu nouvelle, comme vous prononcez queu diable! pour quel diable! Vous sentez en effet qu'en faisant sonner l'l, vous introduiriez un e muet qui romprait la mesure. Nos aïeux étaient bien autrement que nous attentifs à l'euphonie! ils avaient l'oreille bien autrement délicate que la nôtre par rapport à la musique du langage! Le XIIIe siècle était, à cet égard, incomparablement plus avancé que le XIXe. Cela blesse un peu notre vanité et la doctrine du progrès: j'en suis fâché; mais la vérité est ce qu'elle peut.

Nous avons, je crois, passé en revue toutes les fautes de français, c'est-à-dire, tous les vénérables archaïsmes de la chanson de Malbrou. Passons de la forme au fond.

Comment a-t-on pu trouver le mot pour rire dans cette romance naïve? Relisez-la donc, dégagé de vos préjugés et de vos habitudes d'enfance, et dites de bonne foi si vous connaissez rien de plus touchant que ces détails empreints de tout le charme et de toute la simplicité antiques? Il n'en est pas un qui ne respire la poésie des temps chevaleresques et ne nous reporte en plein moyen âge. Si madame à sa tour monte, et même si haut qu'el peut monter, autant en fait la pauvre femme de Barbe-Bleue, autant en fait Bramidone, la femme du roi Marsile, pour assister à la déconfiture des Sarrasins par l'armée de Charlemagne:

En sum la tour est muntee Bramidonie;
Ensemble od li ses clers e si canonie.
(Roland, st. 266.)

«Au sommet de la tour est montée Bramidone; ensemble avec elle ses clercs et ses chanoines.»

Entendez que ce sont chanoines et clercs de la cathédrale de Mahomet, car le roi Marsile et la reine Bramidone étaient païens. Il faudrait, pour ignorer cela, n'avoir pas lu le vingt-sixième chapitre de la seconde partie de Don Quichotte.

Et ce page tout de noir habillé, ce dialogue si rapide et si douloureux, ce guerrier tombé sur le champ de bataille, cette tombe entourée de romarin, ce rossignol qui chante sur la plus haute branche: comme toute cette poésie mélancolique convient bien au XVIIIe siècle, et s'adapte merveilleusement à ce vieux Curchill de Marlborough, mort à 72 ans, dans son lit, par suite d'une apoplexie qui l'avait rendu fou! N'est-ce pas là effectivement une agréable et piquante satire? et combien doit-on admirer le jugement de ceux qui, les premiers, ont interprété dans ce sens le chant de Malbrou!

Leur bon goût et leur intelligence éclate surtout dans les couplets qu'ils ont ajoutés au fragment de la nourrice:

Chacun mit ventre à terre, et puis se releva
Pour chanter les victoires que Malbrough remporta.
* La ceremonie faite, chacun s'en fut coucher,
* Les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls127.
Ce n'est pas qu'il en manque, car j'en connois beaucoup
Des blondes et des brunes, et des chataignes aussi.
J'n'en dis pas davantage, car en voilà z'assez.

[127] Pillé du Convoi du duc de Guise.

Cela n'a pas plus de raison que de rime. Les continuateurs n'ont pas même soupçonné l'ordonnance de ce qu'ils prétendaient finir. On voit qu'ils ont pillé la parodie de 1563, et n'ont réussi en définitive qu'à être, quand ils se croyaient réjouissants, bêtement plats ou platement bêtes. Aussi le peuple s'est-il bien gardé de consacrer leurs prétendus vers. La première moitié de Malbrou est dans toutes les mémoires; personne ne connaît ou n'a retenu la seconde. L'instinct populaire est infaillible à discerner le faux du vrai; et son arrêt lui seul, sans autre indication, suffirait pour mettre sur la trace de l'imposture.

Mais enfin, dira-t-on, si la chanson de Malbrou date du moyen âge, et si, comme il paraît, elle n'a nul rapport à Curchill de Marlborough, qui donc en est le héros? Ah! voilà le grand problème! Ici, nous nous engageons dans des landes inconnues, sur des sables mouvants. Avançons avec précaution.

Si nous possédions une leçon authentique du fragment chanté par madame Poitrine; si seulement nous avions le vers qu'on a remplacé par Monsieur d'Malbrouck est mort, cela nous aiderait beaucoup et peut-être nous mettrait tout soudain hors de peine; car certainement il y avait un nom dans ce fragment, et il y a dix mille à parier contre un que ce nom n'était pas Malbrouck. Mais on peut supposer que c'était quelque nom approchant, et que la ressemblance a conduit à la substitution, surtout si le personnage dépossédé était inconnu à Marie-Antoinette et à ses courtisans. Or, s'agissant d'un héros du XIIe ou du XIIIe siècle, le fait est assez vraisemblable.

Je trouve, dans le Romancero de Duran, une très-jolie pièce que je regrette de ne pas voir traduite dans l'excellent recueil de M. Damas-Hinard. A la vérité, don E. de Ochoa, qui a réimprimé à Paris le travail de Duran, ne donne cette pièce qu'en note, et avec la date du XVIIIe siècle. M. Ochoa s'est laissé abuser aussi par la ressemblance d'un nom propre; il a partagé l'erreur commune relativement à la personne de Malbrou, et, sans y regarder de plus près, il a rapporté au temps des guerres de la succession un morceau beaucoup plus ancien. Il donne positivement comme une imitation d'après Juan de Rivera ce qui peut-être a servi à Juan de Rivera de point de départ et de modèle128.

[128] Voyez, dans le Tesoro, la romance Caballero de lejas tierras; et dans le Romancero de M. Damas-Hinard, la page 265 du tome second.

Les acteurs de ce petit drame sont une épouse inquiète comme celle de la chanson de Malbrou, et un soldat, apparemment un croisé, qui revient de la guerre, et qui a le visage couvert par la visière de son casque.


—«Écoute, écoute, bon soldat, si tu es tel que tu me sembles: as-tu jamais rencontré mon mari à l'armée?

—«Je ne sais, madame. Donnez-m'en quelque signalement.

—«Mon époux est bon gentilhomme, bon gentilhomme et très-courtois, et monté sur un poulain blanc, plus léger qu'un cheval anglais. Il porte à l'arçon de sa selle les armoiries de notre roi, et son épée est suspendue avec ceinturon de Morlaix129.

[129] De toile de Morlaix, en Bretagne.

—«L'homme que vous dites, madame, depuis un bon mois il est mort, et par testament vous ordonne de vous marier avec moi.

—«Ne permette le Dieu du ciel, ni feu ma sainte mère Ignès, que femme de notre lignage se marie plus d'une fois! De ses trois filles qu'il me laisse, la première je marierai, la seconde prendra le voile; la troisième je garderai, qui me guide et qui m'accompagne, et qui me prépare à manger, et qui par la main me conduise dans la maison du colonel.

—«Ne vous affligez pas, madame; dame, ne vous affligez pas. (Il lève sa visière.) Tenez, regardez mon visage, pour voir si vous me connaissez?

—«Ah! vous êtes mon cher Mambrou! vous êtes mon mari, mon maître! vous…» Elle chut évanouie dans les bras de son cher trésor, la pauvre dame, défaillante de sentiment et de plaisir.

«Puis étant à soi revenue, tous deux s'en furent chez le roi, qui les reçut entre ses bras comme ils se jetaient à ses pieds.

«Voilà, messeigneurs, le Mambrou que tout le monde défigure130, et qu'une Égyptienne chante sur la grand'place d'Aranjuez.»

[130]

Este es el Manbrù senores
Que se canta del revez.

Ce second vers est obscur, parce que l'expression est impropre, l'auteur ayant été contraint sans doute par la rime d'Aranjuez. J'ai choisi le sens qui m'a semblé le seul raisonnable: la gitana accuse d'inexactitude toute version autre que la sienne, et donne son adresse aux amateurs de la véritable complainte de Mambrou.

Il est clair qu'au temps où fut composée cette romance, le sujet en était populaire ainsi que le héros. Cette expression le Mambrou le fait assez entendre. Le Mambrou appartenait à tout le monde, mais tout le monde n'en savait pas l'histoire exactement; chacun l'accommodait à sa guise, d'où vient que notre poëte accuse ses rivaux d'infidélité et de chanter le Mambrou tout de travers, del revez. Effectivement, on peut voir une de ces versions dans le romancero de M. Damas-Hinard (II, 265). Dans cette dernière, Mambrou n'est point nommé; le récit est visiblement tronqué; il n'est question ni du testament du défunt, ni de ses trois filles, ni de la visite de la veuve au colonel de son mari, ni de la visite au roi. La dame annonce le dessein de se faire religieuse; le soldat lui répond: «Ne vous mettez pas en religion, madame, car votre mari bien-aimé, vous l'avez devant vous;» et tout finit là. De la première narration à cette copie sèche et décharnée, il y a la même distance qu'entre la chanson de Malbrou et celle du duc de Guise; et, par une conformité de destinée vraiment bizarre, dans l'une comme dans l'autre, on a pris, selon moi, l'original pour la copie, et la copie pour l'original. Ce malheureux nom de Malbrou en est la cause; il a tout brouillé.

Mais peut-être je saisis un héros de hasard pour étayer une hypothèse caduque? Nullement. Les témoignages sur Mambrou ne sont pas nombreux, mais ils suffisent pour qu'on ne puisse nier et son existence et son antique célébrité. L'auteur d'un livre allemand intitulé Deux ans chez les Mores, ou le Renégat par contrainte, parlant du goût de ses hôtes pour la musique, dit: «Ces braves gens, dans leur ignorance, se passionnaient pour toute espèce de chant; dans leur répertoire, ils donnaient le premier rôle à la vieille chanson de Malbrough, ou de Mambrun, comme on l'appelle en Espagne131;» et il ajoute en note: «Ce nom de Mambrun a passé dans la légende espagnole; toute pierre monumentale dont on ignore l'origine, on dit aux étrangers que c'est le tombeau de Mambrun.» Il cite à cette occasion le premier vers de la chanson de Mambrun:

[131] Zwei Jahre unter den Mohren, p. 34.

Mambrun se fué a la guerra…

Par malheur, il s'en tient là, ne supposant pas que le moindre intérêt puisse s'attacher à ce qu'il regarde comme une traduction d'une chanson des rues du XVIIIe siècle, tandis que cette chanson de Mambrun ou de Mambrou, car c'est tout un, est peut-être l'original de notre Malbrou. Si elle n'en est l'original, elle peut du moins en être contemporaine. Ce qui tendrait à le faire croire, c'est qu'une tradition bien connue, et que M. de Chateaubriand n'a pas jugée indigne d'être recueillie, attribue à l'air de Malbrou une origine arabe. Les soldats de saint Louis l'auraient rapporté d'Afrique; ce serait l'air d'une complainte composée par les Sarrasins sur leur défaite à la Massoure. La complainte des vaincus aura passé dans le camp des vainqueurs; et comme le peuple ne retient guère un air qu'à la faveur des paroles, tout porte à croire qu'une chanson française aura été composée sur la mélodie arabe; cette chanson célébrait l'aventure de Mambrou, apparemment un des croisés, et même un croisé français. Quiconque a jeté les yeux sur les chansons de geste de ce temps-là, sait que rien n'y est plus fréquent que l'épithète de membré ou de membru, accolée au nom du héros:

Non ferai, sire, dit Rolant li membré.
(Gerard de Viane, v. 3260.)
Li grans barnages est encontre venus:
Mille de Puille et Harnaus li membrus.
(Ibid., v. 3180.)

Le membrou, c'est-à-dire, le vigoureux, l'homme aux formes athlétiques.

Il est important d'observer que le roi de France et le roi d'Aragon partirent l'un et l'autre pour la terre sainte en 1269. Les Espagnols et les Français étaient réunis dans la même cause, en sorte que le chant de Mambrou dut être rapporté en Espagne par les soldats de Jayme Ier, en même temps qu'il arrivait en France par les soldats de Louis IX. Cette circonstance explique la simultanéité de la tradition dans les deux pays.

Sur le caractère oriental de la mélodie de Malbrou, nous avons encore le témoignage de l'auteur allemand déjà cité, d'autant moins suspect que cet auteur rapporte un fait en passant, sans y soupçonner aucune conséquence historique:

«Au surplus, il ne faut pas s'étonner que cet air plaise tant au peuple espagnol, précisément à cause de sa simplicité, qui le rapproche du style de la musique moresque.»

L'air de Malbrou est répandu dans tout l'Orient. Un de mes amis m'a assuré l'avoir entendu en Égypte. Pendant quelques jours il fut dérouté par la manière de chanter particulière au pays. Il se disait, Je connais cela! mais il faisait de vains efforts pour saisir et fixer ce souvenir fugitif. A la fin, il reconnut, à sa grande surprise, que cet air dont on lui rebattait les oreilles n'était que l'air de Malbrou. Il y a là-dessous un autre héros que le Curchill de 1722. Ce n'est pas au XVIIIe siècle que se sont formées les légendes et les traditions populaires; la mémoire du vainqueur de Malplaquet n'aurait pas subitement poussé de si profondes racines en France, en Afrique, et dans le Levant132.

[132] Ce n'est pas que nous ayons manqué en France de chansonner le duc Curchill de Marlborough. Le recueil manuscrit des chansons historiques en trente et un volumes, qui a passé du cabinet de M. de Maurepas à la Bibliothèque royale, contient vingt-sept chansons sur Marlborough; mais celle qui seule a survécu, et qui devrait par conséquent avoir été la plus célèbre, ne s'y trouve pas; et, parmi les vingt-sept qui s'y trouvent, aucune n'offre le moindre rapport de détail avec la chanson de Malbrou, aucune n'est sur l'air de Malbrou, aucune enfin ne présente le nom de Marlborough autrement qu'en trois syllabes, et écrit ainsi, Malboroug.

En 1783, il y avait longtemps qu'on ne composait plus de chansons sur Marlborough, mais on se souvenait encore de celles qui avaient été composées. Voilà pourquoi ce nom célèbre a été si leste à se glisser dans une chanson dont le héros était inconnu.

Voilà beaucoup de circonstances qui se réunissent en faveur de notre thèse. Mais à moins qu'un bienheureux hasard ne vienne répandre sur cette question un supplément de lumières dont j'avoue qu'elle aurait grand besoin, il ne me paraît pas possible de déterminer avec certitude qui était le héros de notre chanson de Malbrou. Peut-être cette chanson avait-elle, comme dans l'espagnol, un dénoûment heureux et inattendu; peut-être le héros dont on annonce la mort au commencement, reparaissait-il à la fin. Nous saurions sans doute à quoi nous en tenir, si les seigneurs qui entouraient Marie-Antoinette se fussent trouvés aussi zélés archéologues qu'ils étaient empressés courtisans. Plût à Dieu que la chanson de madame Poitrine fût tombée dans quelque oreille, je ne dis pas savante, mais du moins intelligente et attentive, dont le propriétaire eût pris soin de transmettre à ses petits-fils ce singulier morceau de poésie! Par malheur, le seul homme capable de ce procédé, le marquis de Paulmy, terminait alors sa carrière. Il était né précisément en 1722, l'année de la mort de Marlborough; il mourut au moment où Marlborough ressuscitait. En arrivant dans l'autre monde, il aura appris le secret de Malbrou, dont il faut nous passer en celui-ci, au moins jusqu'à nouvel ordre.

Toutefois, un point semble mis hors de litige, savoir, que la chanson de Malbrou appartient au moyen âge et aux premières époques de la littérature française. La chanson de Malbrou est peut-être un fragment vivace de quelque vieille chanson de geste; avant de courir les rues, elle a peut-être été chantée dans les castels et dans les palais, devant les hauts barons et les nobles châtelaines, à la table des seigneurs et des rois. C'est une beauté qui a trop longtemps vécu, et que dans sa décrépitude personne ne reconnaît. C'est l'histoire de Marion Delorme, en son printemps maîtresse du cardinal de Richelieu, puis disparue tout à coup de la société, et si oubliée pendant un demi-siècle, que, lorsqu'elle mourut de misère à cent trente-quatre ans, on l'enterra sans se douter qui elle était. Accident bizarre! quand la littérature du moyen âge est morte depuis si longtemps, quand la prononciation de cette langue de Louis IX est devenue par les érudits une espèce d'énigme, l'objet d'une étude presque désespérée, nous avons là, au milieu de nous, une voix mystérieuse, une voix infatigable qui chante encore et retentit obstinément du fond du XIIIe siècle! tout le monde l'entend, et personne n'y prend garde; et les doctes se bouchent les oreilles avec mépris et indignation, pour n'être pas dérangés dans leurs recherches grammaticales. La réalité qu'ils poursuivent dans les nuages, ils la foulent aux pieds sans s'en apercevoir: c'est une grâce d'état.

CHAPITRE III.

DU DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

§ Ier.

Voici un livre élaboré depuis deux cents ans par la plus illustre compagnie de France. Il est arrivé à la sixième édition; et, en dehors même de la docte assemblée, que de travaux se sont produits, grammaires, vocabulaires, remarques sur la langue, dont l'Académie n'aura pas manqué de tirer le suc pour embellir et corroborer son propre travail! C'est l'œuvre collective de quarante immortels; on n'en saurait concevoir d'espérances trop hautes. Voyons pourtant si l'ouvrage répond à tout ce qu'on avait droit d'attendre.

L'Académie, au mot soupe, dit: «SOUPE, potage, sorte d'aliment, de mets ordinairement fait de bouillon et de tranches de pain, et qu'on sert au commencement du repas.»

L'Académie confond ici le genre et l'espèce. Le potage n'est pas de la soupe; mais la soupe est un potage au pain.

Potage vient de potare, boire, parce que c'est un aliment liquide. Du Cange le définit: «POTAGIUM, potio quævis. Nostri potage vocant jus seu jusculum.» Le potage se faisait de légumes ou de riz: «Attendu que cette année-là fut la disette de pois, féves, et autres légumes dont on fait potage… (Novæ Galliæ christ. III, instr. ad ann. 1351.)» Dans les statuts du monastère de Saint-Claude, potagium de riz, potagium de grus (de gruau). (DU CANGE, au mot Potagium.)

Potage est le terme primitif, et fut longtemps le seul. Soupe est tard venu dans la langue.

Sopa, en espagnol, est une tranche de pain mince; soupe, au XVe siècle, n'avait pas d'autres sens. Le trouvère Cuvelier dit que Duguesclin ne restait à table que le temps nécessaire pour prendre à la hâte un morceau de pain trempé dans du vin:

Onques ne just Bertrand ne dormit nullement,
Ne a table ne sist por son repastement,
Fors une soupe en vin prendre hasteement.
(La Vie vaillant B. Duguesclin, v. 19707.)

Un historien, parlant du cérémonial usité à l'avénement des rois d'Espagne, mentionne la coutume de présenter au nouveau monarque trois soupes dans un gobelet. Suivant l'Académie, ce serait donc trois potages?

Ouvrez Tallemant des Réaux, tome V, p. 103. C'est l'historiette d'un grand original appelé Vandy. Un jour, ce Vandy s'en va dîner en ville:—«On servit devant lui un potage où il n'y avait que deux pauvres soupes qui couraient l'une après l'autre.»—Vandy s'efforce d'en attraper une; il n'y peut réussir, car elles fuient dans le bouillon. Alors il appelle son laquais, et se fait débotter; on lui demande quel est son dessein:—«Je veux, dit-il, me jeter à la nage dans ce plat, pour voir si je pourrai attraper cette soupe

L'Académie cite quantité de locutions où entre le mot soupe, qui toutes démontrent la fausseté de sa définition. Ivre, trempé, mouillé comme une soupe, sont des façons de parler très-justes, si la soupe est la tranche de pain plongée dans le bouillon; ivre comme un potage serait absurde.

L'Académie permet de dire «un cheval soupe de lait;—un pigeon soupe de lait, ou de plumage soupe de lait.» Il s'ensuit qu'elle autorise concurremment soupe DE lait et soupe AU lait. On peut faire un potage de lait, mais la soupe est faite nécessairement de pain, qu'on peut ensuite mettre au lait ou dans du lait. Le moyen âge aurait dit, à couvert de toute équivoque, soupe EN lait, comme soupe EN vin. La définition de l'Académie semble autoriser soupe de vermicelle, de légumes, de semoule, qui seraient intolérables, puisque dans ce dernier cas la soupe est remplacée par le vermicelle, la semoule, les légumes. Il faut dire alors potage au vermicelle.

Je suppose que tout cela était exposé bien au long dans un savant ouvrage que l'âge nous a ravi, et qui se voyait encore, du temps de Pantagruel, dans la bibliothèque de l'abbaye Saint-Victor: c'est le beau traité de frère Bricot, De differentiis souparum. On ne saurait trop le regretter133.

[133] Quelques érudits ont pensé que soupes, au pluriel, signifiait ici des potages, et qu'ainsi ce titre faisait contre notre opinion.

On répond que rien n'est moins démontré. Il est certain que de tout temps on a connu des soupes de différentes espèces de pains, de gâteaux, etc. Il n'est pas probable qu'un moine, un victorin, ait confondu des choses aussi diverses que la soupe et le potage; mais enfin, supposé que ce malheur lui fût arrivé, ce qu'il est impossible d'éclaircir, nous nous rejetterions sur l'autorité de Regnier. Voici ses vers (l'épigramme est un peu malpropre, c'est pourquoi nous l'avons cachée dans une note):

Cette femme à face de bois
En tout tems peut faire potage,
Car dans sa manche elle a des pois,
Et du beurre sur son visage.

Faire potage, mais non faire la soupe: les éléments n'y étaient pas.

Tailler, tremper la soupe, sont encore des expressions exclusivement applicables au potage au pain, et qui condamnent l'Académie.

On répondra que beaucoup de gens, induits en erreur par l'habitude, entendent par le mot soupe un potage quelconque. Il est vrai; mais l'Académie est-elle instituée pour consacrer ou pour corriger les effets de l'ignorance? Elle est la greffière de l'usage, soit; mais du bon usage. Sa faute en cette occasion est d'autant plus considérable, qu'en terminant son long article, elle met: «Soupe se dit aussi d'une tranche de pain fort mince.» Ainsi voilà l'acception véritable, l'acception unique du mot présentée comme une extension, une exception rare. Il faut espérer que, dans l'édition prochaine du Dictionnaire, cette ligne aura complétement disparu, et que l'erreur régnera sans partage.

Il est clair que confondre la soupe et le potage, c'est ignorer le français plus qu'il n'est permis même à l'Académie française; l'Académie a là fait un article que ne voudrait signer la cuisinière d'aucun académicien. Mais en voilà assez sur la soupe et le potage.

M. Arago a égayé la chambre des députés en citant les définitions mises par l'Académie aux mots éclipse, marée, tirer de but en blanc. Selon l'Académie, tirer de but en blanc, c'est tirer en ligne droite. Sur quoi M. Arago observe que l'Académie a trouvé le moyen de tirer un boulet sans qu'il retombe jamais à terre. M. le secrétaire perpétuel a répondu que c'étaient là des singularités et des distractions. En ce cas, l'Académie se permet des singularités bien étranges et des distractions bien fortes. Son article vaisselle en offre un curieux échantillon.

L'Académie appelle vaisselle montée, la vaisselle «composée de plusieurs pièces avec de la soudure; et vaisselle plate, celle où il n'y a point de soudure.» Il résulte de cette définition que les assiettes de bois sont de la vaisselle plate, car il n'y a point de soudure, non plus qu'à la faïence ni à la porcelaine. Mais attendez! L'Académie a prévu l'objection: «Cela ne se dit que de la vaisselle d'argent ou d'or.» L'expression vaisselle plate n'a jamais pu s'appliquer à la vaisselle d'or, attendu que dans l'espagnol, d'où cette expression est tirée, plata signifie argent, et qu'ainsi vaisselle plate veut dire à la lettre vaisselle-argent ou d'argent. Comment se fait-il que dans les séances où tous ces articles sont débattus, il ne se soit pas rencontré un seul académicien instruit d'une étymologie si simple! Enfin l'Académie arrive à nous apprendre que vaisselle plate «se dit aujourd'hui plus particulièrement des plats et des assiettes d'argent.» Supprimez le mot aujourd'hui; au lieu de plus particulièrement, lisez exclusivement, et la phrase sera juste.

Du temps de Furetière, si l'Académie n'était pas plus habile, elle semblait du moins plus soucieuse de l'exactitude; elle s'informait, elle cherchait à s'éclairer. «J'ai remarqué, dit Furetière, que toute l'après-dînée du 18 novembre 1684 se passa à examiner ce que c'étoit qu'avoir la puce à l'oreille… Après avoir, pendant trois vacations, fait la définition du mot oreille, on en employa deux autres à la corriger, et on trouva à la fin que l'oreille étoit l'organe de l'ouye. Cette définition coûte deux cents francs au roi.» (Second factum, p. 36 et 37.) Si MM. les académiciens de nos jours étaient aussi scrupuleux, certainement ils eussent rencontré dans Paris quelqu'un capable de leur apprendre au juste ce que c'est que la soupe, le potage et la vaisselle plate.

L'Académie, avertie par le malin Furetière, a retranché sa définition de l'oreille, mais elle en a composé depuis d'aussi naïves, en sorte que les amateurs du genre n'y perdent rien. Par exemple, il serait intéressant de savoir combien coûte aux contribuables cette définition du pavé, qu'on lit dans l'édition de 1835: «PAVÉ, morceau de grès qui sert à paver.» Véritablement, le pavé de bois n'est venu qu'après l'édition de 1835.

L'Académie donne Anspessade, qui vient de lancia-spezzata, sans avertir que c'est mal dit, et que le mot véritable est lancepessade. Lancepessade ne se trouve même pas dans le Dictionnaire de l'Académie.

Elle permet de prononcer énivrer, énorgueillir, et consacre la ridicule prononciation dorénavant; en sorte que les racines semblent être é-nivrer, é-norgueillir, doré-navant. Il est superflu sans doute de remarquer que dorénavant est pour d'ore (de maintenant) en avant. On disait mieux autrefois, dores-en-avant.

Voici un article encore plus étrange, et dont l'Académie aurait pu s'épargner les frais, car le mot est du vieux langage, dont elle avait déclaré ne vouloir pas s'occuper. Il s'agit du mot houser, qui signifie botter. L'Académie ne donne que le participe, qu'elle appelle un adjectif: «HOUSÉ, ÉE, adj.; crotté, mouillé. Il est arrivé tout housé. Crotté, housé. Il est vieux.»

Au contraire, il est tout neuf dans ce sens. L'Académie a procédé ici par devinaille et conjecture. Elle paraît avoir cru que housé était pour bousé, racine, boue; de là son explication.

Il est incroyable de combien de détails inutiles, souvent même déplacés, on a surchargé le Dictionnaire de l'Académie. Le mot chien remplit trois colonnes; on y énumère toutes les espèces de chiens, avec leurs qualités: chien sage, chien fou, chien traître, qui mord sans aboyer, etc., etc.; on y trouve jusqu'au chien savant, avec l'explication de ce que c'est qu'un chien savant. L'Académie a pris là beaucoup de peine: mais cette peine était-elle bien nécessaire?

Furetière élevait déjà contre la première édition du Dictionnaire les plaintes que l'on est obligé de reproduire contre la sixième. Il reproche aux académiciens d'avoir été chercher des exemples saugrenus. La délicatesse du choix paraîtra, dit-il, dans les exemples suivants (je saute six lignes, et pour cause): «Ils font comme les grands chiens, ils veulent pisser contre les murailles; ou bien: Ils veulent pisser contre les murailles comme les grands chiens (agréable variété), en parlant des petits garçons qui veulent faire comme les grands hommes. Pendant que le chien pisse, le loup s'enfuit. Voilà des marques du peu de part qu'ont les prélats et les gens de qualité au travail du Dictionnaire, parce qu'il n'y a pas d'apparence qu'ils eussent souffert qu'on y eût mis ces ordures.» (Second factum, p. 42.) L'Académie, notre contemporaine, a conservé textuellement ces deux exemples, sauf qu'elle a substitué, dans le premier, grandes personnes à grands hommes, et, dans le second, s'en va à s'enfuit. Si, d'ailleurs, on en juge par d'autres exemples trop grossiers pour être rapportés, l'argument de Furetière subsiste dans toute sa force: de tout temps, les prélats et les gens de qualité académiciens ont été fort indifférents au Dictionnaire de l'Académie, car leur intervention n'est pas plus sensible dans la dernière édition que dans la première.

Mais ce sont là des bagatelles de détail; passons à quelque chose de plus important, et qui intéresse davantage le fond de la doctrine.

Les mots qui servent exclusivement à nier sont très-rares; chaque langue ne possède guère qu'une seule négation, ordinairement un monosyllabe, avec lequel on transforme des mots de sens positif en d'autres mots de sens négatif.

Les Grecs avaient οὐ, devant une voyelle, οὔκ.

Les Latins, non, qu'ils nous ont transmis.

Nihil, est une négation artificielle. Hilum, était le point noir empreint sur la féve de marais et sur le pois chiche. On l'avait choisi comme le terme de comparaison le plus réduit possible. Ne hilum, pas même ce point; et par syncope nihil, très-peu de chose, rien.

Les Grecs avaient adopté, pour le même usage, l'expression qui signifie une rognure d'ongle, gry. «Mon maître, dit un valet dans Aristophane, ne répond rien, absolument rien, pas même gry! τὸ παράπαν οὐδὲ γρύ.»

Chez les Français, le terme de comparaison fut longtemps une miette de pain: Il n'y en a mie.

Les Italiens du XVIe siècle disaient de même miga.

Mie est tombé en désuétude. On y a substitué un pas, ou un point. Mais ces trois mots, mie, pas, point, sont tous trois positifs, et n'acquièrent la vertu négative que par l'adjonction de ne, l'unique négation que possède notre langue.


RIEN (rem), chose, quelque chose.

Le roi, voyant sa fille guérie par le médecin malgré lui, lui en témoigne sa reconnaissance:

Et dist li rois: Or, sachiez bien
Que je vos aim sur tote rien.
(Du Vilain Mire.)

«Que je vous aime sur toute chose.»

El chapel sont trestuit entré,
Mais il n'ont nule rien trové.
(Le Fabel d'Aloul.)

«Quand un soldat, dit Pascal, se plaint de la peine qu'il a, ou un laboureur, etc., qu'on les mette sans rien faire

(Pensées de Pascal, p. 219.)

C'est-à-dire, qu'on les mette sans faire quelque chose.

Beaucoup de gens écriraient aujourd'hui, «qu'on les mette à rien faire,» qui exprimerait le contraire; et, ce qu'il y a de pis, c'est que ces gens auraient pour eux l'autorité de l'Académie française, qui, dans sa dernière édition, malgré les réclamations maintes fois élevées à ce sujet, dit encore: «RIEN, néant, nulle chose,» et donne pour exemples à l'appui: Rien ne me plaît davantage; il n'y a rien de si fâcheux; je ne demande rien; ce n'est rien, etc., etc.

On parlerait correctement, suivant l'Académie, en disant: Je fais rien, je demande, je dis rien; car puisque rien contient en soi la négation, pourquoi la répéter, ne… rien?

Il y a beaucoup de cas où rien est effectivement négatif, mais c'est en vertu d'une ellipse: Avez-vous rien vu de plus beau?—Rien. Le premier rien est positif: Avez-vous vu quelque chose?—Le second est négatif: Rien; c'est-à-dire, je n'y ai rien vu. La négation est enfermée dans l'ellipse, c'est ce qui fait illusion, et semble attribuer à rien la force négative.

Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous?

Ce vers d'Athalie signifie: Comptez-vous pour quelque chose, oui ou non? Le mot rien se prête à l'incertitude; mais essayez une réponse, l'homme pieux dira: Je le compte pour quelque chose; l'athée: Je ne le compte pour rien. Vous voyez que celui qui veut nier est obligé d'introduire la négation.

M. J. J. Ampère, dont l'opinion sur ces matières doit toujours être consultée, dit: «Originairement rien voulait dire quelque chose.» (Hist. de la form. de la lang. franç., p. 275.) Je ne crois pas qu'on puisse le regarder aujourd'hui comme ayant un autre sens134.

[134] M. Ampère ajoute: «Rien est le cas régime de res (chose), qui était le nominatif latin et provençal. Mais ici, comme bien souvent, la forme du régime l'a emporté sur la forme du nominatif, et on a dit rien dans les deux cas, pour rem et pour res.» (Form. de la lang. franç., p. 275.)

Cette phrase semblerait indiquer qu'on se soit jamais servi de la forme res en français. Assurément ce ne saurait être la pensée de l'auteur. Quant au cas régime rien, je n'accorderai pas plus celui-là que les autres. Je crois avoir montré que les substantifs français s'étaient formés, non pas du nominatif, mais de l'accusatif latin (p. 194); rien est donc venu directement de rem par suite de l'usage établi, et nullement par suite d'aucune déclinaison française.

Ainsi, j'expliquerai le mot asne par asinum, asine, et, en contractant, asne; et non, comme le veut M. J. J. Ampère (p. 239), par la métamorphose de l'u en e muet. M. Ampère, pour dériver arbre d'arbor, est obligé de poser en règle que l'o final se changeait parfois en e muet; pour tirer utile du nominatif utilis, il est réduit à opérer une nouvelle métamorphose de l'i en e muet. Cela fait bien des règles, et qui paraissent improvisées pour le besoin du moment. N'est-il pas plus simple de n'en avoir qu'une? Arborem s'est contracté en arbre, et utile vient d'utilem, par le seul rejet de la consonne finale.

On m'opposera l'autorité de Molière.

Il semble que Molière ait considéré rien comme un terme négatif. Bélise, expliquant à Martine en quoi consiste le vice d'oraison dont la reprend Philaminte:

De pas mis avec rien tu fais la récidive;
Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

Molière ici s'accommode aux idées reçues. Le discours de Martine,

Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien,

signifie, à la lettre: Et tous vos biaux dictons ne servent pas de quelque chose. Ce qui est irréprochable considéré logiquement. Mais au point de vue de l'usage, c'est autre chose: l'usage défend de réunir, dans la même phrase, ne, pas et rien, ce dernier servant avec ne à composer une négation complète; pas y est donc superflu. Songez que pas est un substantif, comme rien. Ne, l'unique négation de notre langue, se construit avec l'un ou avec l'autre:—Ne croyez pas;—ne dites rien;—mais non avec l'un et l'autre en même temps: Ne dites pas rien;—ne servent pas de rien.—Il y a double emploi, superfétation. Voilà où est la faute de Martine, faute qui blesse l'usage, une convention, mais nullement la logique, je le répète.

Et cela est si vrai, que Molière lui-même, plus attentif à la logique et au sens des mots qu'à l'usage, est tombé souvent dans le pléonasme de Martine:

CLAUDINE.

«Ah! madame, tout est perdu! voilà votre père et votre mère, accompagnés de votre mari.

CLITANDRE.

«Ah, ciel!

ANGÉLIQUE.

«Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous deux.»

(Georges Dandin, act. II, sc. 10.)

«Je ne suis point un homme à rien craindre.»

(L'Avare, act. V, sc. 5.)

«Ce n'est pas mon dessein de rien prétendre à un cœur qui se serait donné.»

(L'Avare, act. V, sc. 5.)

«Il ne faut pas qu'il sache rien de tout ceci.»

(Georges Dandin, act. I, sc. 2.)

«Mon intention n'est pas de vous rien déguiser.»

(Ibid., act. III, sc. 8.)

On en pourrait citer beaucoup d'autres exemples.

Il reste à décider si un pléonasme est un solécisme; pour moi, je n'en crois rien. Un solécisme, proprement dit, blesse non-seulement l'usage, mais encore la raison; or, ce n'est pas ici le cas.


AUCUN était primitivement alque (pour auque), contracté d'aliquem, et signifie quelque. (Voy. ALQUE, p. 328.)

L'habitude de voir aucun employé dans des tournures négatives, a fait croire qu'il portait en soi la négation, et beaucoup de gens le prennent comme synonyme de son contraire nul. Il est fâcheux que l'Académie soit tombée dans ce piége, en disant que aucun signifie pas un. On n'est pas surpris de rencontrer de telles erreurs dans le Dictionnaire de M. Napoléon Landais, où elles pleuvent; mais l'Académie se devrait à elle-même d'être un peu plus circonspecte. Comment, sur ces quarante personnes, ne s'en est-il pas trouvé une seule pour faire observer aux autres que, dans les phrases où aucun n'est pas suivi d'une négation, il affirme, comme aliquis en latin, alcuno en italien, et alguno en espagnol? Aucuns ont dit… aucuns ont écrit… C'est quelques-uns ont dit, ont écrit:

Aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui
Ne m'ont donné le droit de faillir comme lui.
(Phèdre.)

C'est-à-dire, quelques monstres ou plusieurs monstres que j'aurais domptés, ne m'ont donné le droit…


GUÈRE, JAMAIS, PERSONNE, sont dans le même cas: ce sont mots affirmatifs qui ne servent jamais à nier qu'en vertu d'une négation exprimée ou sous-entendue.

Guère, c'est-à-dire, beaucoup:

Avant qu'il soit guères, j'entends
Qu'en la fin seront mal contens.
On les pugnyra, les menteurs!
(Les Langues esmoulues.)
L'aigle monta chez elle, et lui dit: Notre mort,
Au moins de nos enfants (car c'est tout un aux mères),
Ne tardera possible guères.
(LA FONTAINE.)

A-t-on jamais vu?… A-t-on vu quelquefois?

Y a-t-il quelqu'un?—Personne. C'est-à-dire, en ôtant l'ellipse: Il n'y a personne.

Au lieu de personne, on pourrait répondre: Ame qui vive. Prétendez-vous que âme qui vive soit une négation?

On ne passe qu'à M. Landais de nous dire, dans sa grammaire, que l'adjectif personne signifie absence de personne, à peu près comme si l'on disait que blanc signifie noir.

Ouvrez maintenant l'Académie, vous y lirez, comme dans la Grammaire des grammaires: RIEN, néant, nulle chose;—AUCUN, pas un;—JAMAIS, en aucun temps;—GUÈRE, pas beaucoup, peu;—PERSONNE, nul, qui que ce soit135.

[135] Qui que ce soit donné comme équivalent de nul! Ainsi, lorsqu'on dit: Qui que ce soit qui vienne me voir, je n'y suis pas, cela veut dire, selon l'Académie: Nul qui vienne me voir, etc. Évidemment, l'Académie avait en tête une phrase de cette forme: Il n'y a qui que ce soit; et elle a encore transporté au mot affirmatif la valeur de la négation. Quelle légèreté pour une Académie!

Ces fautes visibles avaient été signalées dans le Dictionnaire de M. Napoléon Landais; il est triste que l'Académie française s'obstine à les reproduire136.

[136] Ménage dérive guères d'avarus; M. Ampère, de l'allemand gar, beaucoup.

Ce sont là des fautes de commission, et je n'ai pris que la fleur du sujet. La liste des péchés d'omission serait bien plus considérable encore.

Je reçus, il y a quelques jours, la visite d'un jeune Allemand. «J'entends, me dit-il, répéter chaque jour, et par les littérateurs de toutes les écoles, que Molière est le plus parfait écrivain de votre langue, celui qui en a le mieux connu l'étendue et le génie. Sur les autres, on dispute; sur Molière, tout le monde est d'accord. J'ai donc résolu d'étudier Molière, et j'ai acheté exprès pour cela le Dictionnaire de l'Académie. Mais je suis bien embarrassé: je n'ai essayé de lire que les deux premières pièces, et j'y rencontre à chaque pas des difficultés de mots que l'Académie n'a pas levées.»

Parlant ainsi, il tira la liste de ces difficultés; en voici un extrait. Dans l'Étourdi:

Donnez-lui le loisir de se désattrister.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J'ai grand'peur de vous voir comme un géant grandir,
Et tout votre visage affreusement laidir;
Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure!
J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.

«On ne trouve ni désattrister ni laidir dans le Dictionnaire; et au mot prou, il est dit que ce mot ne s'emploie que dans les locutions peu ou prou, ni peu ni prou.

Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon.

«Qu'est-ce qu'un momon, et jouer un momon? L'Académie, au mot jouer, n'en parle pas, et j'ai vainement cherché momon. Il est pourtant assez fréquent dans Molière, car, en ouvrant le Bourgeois gentilhomme, je suis tombé sur ces mots: «Ah! mon Dieu, miséricorde! Quelle figure! est-ce un momon que vous allez porter?»

Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime.

«Qu'est-ce que fourbissime?

Et bien à la malheure est-il venu d'Espagne,
Ce courrier que la foudre et la grêle accompagne!

«A la malheure ne se trouve pas dans le Dictionnaire de l'Académie; on n'y trouve que malheur, substantif masculin.

«Ce dictionnaire m'assure que parmi ne se met qu'avec un pluriel indéfini; que dedans, dessus, davantage, sont des adverbes; or, je lis dans Molière que les ouvriers d'une maison,

Parmi les fondements qu'ils en jettent encor,
Auraient fait par hasard rencontre d'un trésor.
. . . . . . . . . . . un trésor supposé,
Dont parmi les chemins on m'a désabusé.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mon argent bien-aimé, rentrez dedans ma poche.
Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière,
Et ne veut point de jeu dessus cette matière.
Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage
Que ce que je lui dis pour le faire être sage.»

L'Académie, lui dis-je, a raison, en ce sens que ces mots, jadis employés comme prépositions et comme adverbes, sont aujourd'hui adverbes exclusivement; mais elle a tort de n'avoir pas averti du changement survenu dans la langue à cet égard.—Sans doute, dit mon jeune Prussien; l'Académie a l'air de déclarer que Molière ne savait pas le français.

«Mais voici deux passages terribles que je vous prie de m'expliquer:

Et là premier que lui, si nous faisons la prise,
Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise.
(L'Étourdi, act. III, sc. 7.)
Sans que mon bon génie au-devant m'a poussé,
Déjà tout mon bonheur eût été renversé.
(Ibid., act. I, sc. 11.)

«Je ne comprends absolument rien à l'un de ces exemples, et il me semble que dans l'autre il y a une faute d'impression, et qu'on doit lire, Sans que mon bon génie au-devant m'eût poussé.—C'est ainsi que le veulent toutes les grammaires et le Dictionnaire de l'Académie au mot Sans.

«—Vous vous trompez. Sans que, construit avec l'indicatif, a un sens tout particulier, et les vers de Molière signifient: Si mon bonheur ne m'eût poussé au-devant. La Fontaine a dit de même:

Sans que je crains de commettre Géronte,
Je poserais tantôt un si bon guet…
(La Gageure des trois Commères.)

C'est-à-dire: Sans cette circonstance que je crains de commettre Géronte; ou: Si je ne craignais de commettre Géronte. Premier que lui veut dire avant lui. Ce sont deux idiotismes aujourd'hui perdus, dont le premier surtout était précieux pour la poésie, car il substituait une tournure brève et rapide à la forme traînante qui emploie le conditionnel. Rien n'est plus commun que ces façons de dire chez les auteurs du commencement du XVIIe siècle. Il a plu à l'Académie de les rayer de son dictionnaire; elles ont péri bientôt dans l'usage.

«—Voilà un beau privilége qu'a votre Académie, de prévaloir sur des gens comme la Fontaine et Molière! Il est vrai que Molière ne fut pas académicien. L'Académie peut donc faire que des écrivains qui étaient à la tête de leur siècle, et sont restés la gloire de la France, se trouvent, par un effet rétroactif, n'avoir pas écrit en français? Je ne m'étonne plus de l'obstination de certains auteurs vivants à écrire en baragouin; ils ont la chance de devenir quelque jour, par l'autorité de cette même Académie, des modèles de style; au lieu qu'en écrivant la langue du temps de Louis XIV, ils se verraient en naissant mis au rebut.»

Croit-on que les expressions de Molière ne valussent pas la peine d'être recueillies autant, pour le moins, que carroter, carroteur et percer les nuits, c'est-à-dire, les passer au jeu ou à l'étude?

N'eût-il pas mieux valu recueillir des expressions consacrées par les chefs-d'œuvre du siècle de Louis XIV, que les néologismes barbares inventés par la tribune politique et les journaux? Par exemple, sous le rapport de, pour exprimer par rapport à. L'Académie a-t-elle jamais rien vu sur ou sous un rapport? Un rapport est une abstraction; comment peut-on être placé dessus ou dessous? Vous me dites que monsieur un tel est un homme très-distingué sous le rapport de la science, sous tous les rapports. Qu'est-ce que le rapport de la science? qu'est-ce que tous les rapports? rapports à quoi? Comment se figurer quelqu'un distingué sous tous les rapports? Dites-moi qu'il est distingué à tous égards, je vous comprendrai: égard est ici pour regard, qu'on employait autrefois dans cette locution: au regard de… Un homme distingué à tous les regards, sous tous les aspects où on le peut envisager, m'offre une image claire et sensible. Un homme distingué par rapport à la science me satisfait également: je rapproche l'idée de cet homme de l'idée de science, et de ce rapport jaillit une troisième idée, celle de la distinction. Fort bien! Mais un homme distingué sous tous les rapports ne sera jamais, en dépit de l'Académie, qu'une phrase du plus abominable jargon.


Quel but s'est proposé l'Académie on rédigeant son dictionnaire? D'aider à l'intelligence des bons auteurs? Eh bien! je défie un étranger d'entendre Corneille, Molière, la Fontaine ni Pascal, avec le secours du Dictionnaire de l'Académie.

A-t-elle voulu fixer la langue et en consacrer le bon usage? C'est à merveille; mais où prend-elle ses autorités? Ce n'est pas au moins dans nos grands écrivains, car elle les traite avec un visible mépris, omettant la moitié, ou plus, de leurs termes, et frappant de réprobation un bon quart de leurs façons de dire. Il se trouve aujourd'hui que ceux qui ont fait le français n'ont pas su le français, ne parlaient pas français! Et cela n'empêche pas l'Académie de les recommander en toute occasion comme de parfaits modèles; elle les déclare inimitables: c'est apparemment parce qu'elle les trouve inimitables qu'elle défend de les imiter?

Tel est ce livre auquel un corps de quarante membres, l'élite de la littérature, travaille depuis deux cents ans, et qui coûte des millions à la France.


Il n'a pas manqué de gens qui, avec des ressources infiniment moindres, ont essayé de compléter le travail de l'Académie. Malheureusement, en fuyant Charybde, ils se sont engouffrés dans Scylla. L'Académie péchait par indigence, ils périssent accablés sous le luxe. La bégueulerie académique avait repoussé une foule d'expressions de nos meilleurs écrivains; ceux-ci ont recherché jusqu'aux mots les plus bas et les plus honteux de l'argot des voleurs, jusqu'aux barbarismes les plus obscurs à la fois et les plus effrontés. Ils ont eu si peur d'un choix arbitraire, qu'ils ont tout admis indistinctement; comme si un dictionnaire, un livre quelconque, pouvait être fait sans critique, et dispenser l'auteur d'avoir du discernement! La langue française, même prise dans cette étendue, ne leur a pas suffi: ils ont mis à contribution toutes les langues anciennes et modernes, le latin et le grec, l'anglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien. On trouve jusqu'à du turc dans M. Landais, dont le dictionnaire français serait mieux intitulé Dictionnaire de la tour de Babel. C'est là qu'on apprend à connaître le verbe diatessaroner, l'adjectif acamalos, et les substantifs cobale, artien, fiolant, etc., etc.137.

[137] Diatessaroner, c'est, en grec, employer une succession de quartes en musique; acamatos, et non acamalos, signifie, dans la même langue, infatigable. Un cobale est un bouffon; un artien, un écolier de philosophie; un fiolant, un homme qui fait le brave. L'auteur n'a pas reculé devant les termes de la plus sale débauche. Dans son livre De l'Instruction publique, il appelle les études universitaires, qui n'enseignent pas ces belles choses, des âneries de grec et de latin; les colléges de l'université, des cloaques; et il espérait voir bientôt les professeurs de l'université mourir de faim: il n'a pas assez vécu lui-même pour goûter ce plaisir.

Le Complément, publié par MM. Didot, ne tombe pas précisément dans ces extravagances: c'est, à beaucoup d'égards, un livre précieux et nécessaire; mais on peut encore lui reprocher un plan si vaste qu'il est impossible d'en saisir les limites, et que cela équivaut à l'absence de plan.

A quoi bon donner, dans un dictionnaire français, Puteal, Bidental, Epulum, Lacunar, Laquear, etc.; ramasser dans Homère, Virgile, Ovide, dans toute la grécité et la latinité les épithètes et les noms patronymiques, par exemple: Lampouris, surnom d'Ulysse; Boopis, surnom de Junon; Mammosa, épithète de Cérès; Bicorniger, épithète de Bacchus; Othryadès, Pelidès, Laertiadès? A quoi bon dépouiller le Gradus et le dictionnaire latin, surtout lorsqu'on ne doit pas même être complet en ce genre? On a omis Pallantiadès et bien d'autres.

Qui est-ce qui s'avisera d'aller demander à un dictionnaire français les titres de tous les ouvrages grecs ou latins? «Propempticon, titre de la seconde silve de Stace adressée à Métius Celer.» Voilà un renseignement bien placé! Je trouve les mots Rudens, Mostellaria, accompagnés de cette explication, titre d'une comédie de Plaute, et je cherche vainement Curculio et Epidicus; vous inscrivez l'Aululaire, et vous passez sous silence l'Asinaire: pourquoi cette inconséquence? Dès que vous donniez un de ces titres, vous vous obligiez à les donner tous; à mentionner chaque traité de Sénèque, de Lucien, de Plutarque, d'Aristote et de Platon; chaque discours de Cicéron; chaque poëme d'Ovide; chaque comédie d'Aristophane, de Ménandre, de Térence: on sent où ce détail conduisait! Mais, loin de s'en effrayer, les auteurs du Complément ont encore compliqué la difficulté en s'imposant la tâche de recueillir aussi les noms propres, tâche mal remplie, et qu'il était impossible de remplir bien.

Le rédacteur en chef de ce livre se vante, dans son introduction, d'offrir 30,000 mots de plus que tous les dictionnaires connus jusqu'à ce jour, et d'avoir atteint un total de CENT MILLE mots!… Il y a bien de quoi se vanter, en effet! A quel prix est-il arrivé à ce chiffre? Il a été jusqu'à enregistrer le nom baroque forgé par Plaute pour un personnage de comédie! Avouez que c'est un singulier mot français que THÉSAUROCHRYSONICOCHRYSIDÈS!

Catabaucalèse n'est guère moins étrange. Catabaucalèse s'appelle la chanson avec laquelle les nourrices grecques endormaient les petits enfants. Les archéologues et les antiquaires n'auront pas besoin de chercher ce mot dans le dictionnaire français, et les autres, qui ne le connaissent pas, ne s'aviseront jamais de le chercher nulle part.

A l'article Alcmanicon (devrait-il y avoir un article Alcmanicon?), il est dit que c'est une figure familière au poëte Alcman: on en cite un exemple en grec, et l'on ajoute: «Eustathe lui donne l'épithète de Proépizeuxis.» Est-il possible d'imaginer de l'érudition plus hors de propos?

Mais on voulait arriver à CENT MILLE MOTS!

Par l'application du même système, on a été conduit à insérer dans un dictionnaire français, Niebelungen, Heldenbuch, Narrenschiff, Morgengabe, etc.

Pourquoi donner pronunciamento, estatuto real, ayuntamento, carcere duro, romancero? Est-ce parce que ces mots se rencontrent quelquefois dans les gazettes et dans quelques livres spéciaux? Sont-ils devenus français pour cela? En ce cas, vous n'avez pas besogne faite! Pourquoi omettez-vous Abanico, Deleytar, Vivere, Coucaratcha, dont on a fait des titres de romans? Si vous vous engagiez à expliquer tous les mots étrangers dont la puérile affectation de quelques auteurs enlumine leurs pages, le seul M. Victor Hugo, avec sa seule Notre-Dame de Paris, vous met sur-le-champ en défaut. A ne considérer que les titres de ses chapitres, nous l'y voyons parler quatre langues: grec, latin, italien et espagnol. Comment, avec votre dictionnaire, puis-je entendre le fameux Ananké ou besos para golpes;—la creatura bella bianco vestita;—lasciate ogni speranza;—immanis pecoris custos;—abbas beati Martini? et tout cet allemand répandu à profusion dans le Rhin? car M. Victor Hugo est l'écrivain polyglotte par excellence.

Je lis dans le Ruy Blas:

Ce bois de calembour est exquis…
Portez cette cassette en bois de calembour
A mon père, monsieur l'électeur de Neubourg.

J'ai la douleur de ne trouver le bois de calembour ni dans le Dictionnaire de l'Académie, ni dans le Complément. Je ne puis croire que M. Hugo ait créé une nouvelle essence de bois, uniquement pour en fabriquer une cassette à l'électeur de Neubourg. Vous me faites perdre là une intention du poëte, et peut-être une des plus profondes.

Après les mots étrangers, antiques ou modernes, le Complément a recueilli avec soin les barbarismes à forme française, ingracieux, ingrammatical, inamoureux, indispot, injudideux, ingoûté, inoisif, indulger (traiter avec indulgence). Cette catégorie féconde a contribué le plus à parfaire le glorieux nombre des CENT MILLE MOTS!… Mais ici ces Messieurs m'arrêtent: nous ne reconnaissons pas de barbarismes. Nous faisons un lexique tout exprès pour y consigner les mots qui ont été, ne fût-ce qu'une fois, écrits ou prononcés. Ainsi, il a plu à M. Nodier de faire laxité: la laxité du style de Cicéron; il a plu un jour à M. Ch. Pougens de dire mordillage, quand il avait à son service mordillement; Laujon a créé redanser, dont personne n'a fait usage après lui; n'importe: nous nous empressons d'enregistrer laxité, mordillage et redanser; nous ne cherchons pas ce qui est bien, mais ce qui est, n'importe comment. Autrefois les écrivains suivaient le dictionnaire et la grammaire; sottise! Aujourd'hui les écrivains s'élancent en avant, et le dictionnaire et la grammaire courent à perte d'haleine derrière eux, pour ramasser ce qu'ils laissent tomber avec intention ou par mégarde. Voilà le progrès. Nous aurons dans peu une grammaire et un vocabulaire pour chaque écrivain. On a déjà publié une grammaire d'après les écrits de M. Hugo, grammaire sérieuse, grammaire à part, où l'auteur a enfin réhabilité l'interjection, et restitué à cet oiseau-mouche du langage son rang à la tête des neuf parties du discours; maintenant nous faisons un dictionnaire d'après l'autorité de quiconque parle ou écrit, et cette œuvre de tout le monde ne peut manquer d'être bien accueillie par tout le monde.

Un dictionnaire rédigé dans cette idée, présente un avantage et un inconvénient essentiels. L'avantage, c'est que le livre doit être complet; l'inconvénient, c'est qu'il ne peut jamais l'être. Il l'était, je suppose, le jour de son apparition; il ne l'est plus le lendemain, car dans l'intervalle on a joué les Burgraves, et le Complément ne donne pas le mot Burgrave.

Le marquis Legendre de Saint-Aubin s'est donné, dans le siècle dernier, beaucoup de mal pour rassembler, dans son Traité de l'Opinion, toutes les opinions qui ont régné sur la terre. C'est une compilation très-bien exécutée, qui est tombée à plat et très-légitimement, car l'ouvrage est très-inutile. Il ne s'agit pas, dit à ce propos Voltaire, de savoir tout ce qu'on a pensé, mais ce qu'on a pensé de bien. De même il ne s'agit pas ici de savoir tout ce qu'on a dit, mais ce qu'on a eu raison de dire.

On s'est arrêté à ces détails sur le Complément, parce qu'il vaudrait la peine d'un examen autant que le Dictionnaire de l'Académie; parce que c'est dès aujourd'hui un livre utile, le meilleur en son genre, sans comparaison, et que des améliorations successives doivent l'amener à un point très-satisfaisant. C'est un devoir de dire leurs vérités aux gens susceptibles de s'amender; aux autres, ce serait temps perdu.

MM. Charassin et Ferdinand François ont eu l'idée d'un ouvrage remarquable: c'est un Dictionnaire des racines et dérivés, où les mots sont rangés par familles. Cet ouvrage, exécuté avec une sobriété judicieuse et pleine de talent, est peut-être ce qu'on saurait faire de mieux pour le matériel de notre langue. C'est là qu'on la voit réduite à ses éléments, et que l'on peut prendre une juste idée de ses procédés et de ses ressources.

Combien de mots renferme notre langue? Cette question mène à des calculs assez curieux.

MM. François et Charassin en reconnaissent VINGT-DEUX MILLE, tant racines que dérivés, qui suffisent à tout. Le reste n'est que barbarisme et superfétation.

L'Académie a découvert VINGT-HUIT MILLE mots;

Les auteurs du Dictionnaire de Trévoux, SOIXANTE MILLE (dont trente-huit mille à peine usités);

M. Laveaux se borne à CINQUANTE-SEPT MILLE;

M. Gattel atteint SOIXANTE-DOUZE MILLE;

M. Raymond s'enorgueillit de QUATRE-VINGT MILLE;

M. Boiste pousse à CENT DIX MILLE!

M. Napoléon Landais triomphe de tout le monde sur un amas de CENT QUARANTE MILLE mots!

Encore n'a-t-il pas mis thésaurochrysonicochrysidès!

§ II.

Voltaire écrivant à Damilaville lui parle du Dictionnaire de l'Académie: «Les étrangers se plaignent qu'il est sec et décharné, et qu'aucun des doutes qui embarrassent tous ceux qui veulent écrire n'y est éclairci. Il est triste que nous ne puissions parvenir à donner un dictionnaire tel que ceux de la Crusca et de Madrid.»

(Du 28 mai 1762.)

Le jour même où il fut saisi de la maladie qui l'emporta, Voltaire devait lire à l'Académie le plan d'un dictionnaire.

Voici ce plan, tel que M. Beuchot, le modèle des éditeurs, l'a copié sur l'original de la main de Voltaire.

PLAN.

«On propose de faire un dictionnaire qui puisse tenir lieu d'une grammaire, d'une rhétorique, d'une poétique française.

«Chaque académicien se chargera de la composition d'une lettre.

«A chaque mot de cette lettre on apportera l'étymologie reçue et l'étymologie probable de ce mot.

«Les diverses acceptions de ce mot, les exemples tirés des auteurs approuvés depuis Amyot et Montaigne.

«On remarquera ce qui est d'usage et ce qui ne l'est plus; ce que nos voisins ont pris de nous, et ce que nous avons pris d'eux.»


Lorsque l'Académie voulut, il y a quelques années, s'occuper d'une nouvelle édition de son Dictionnaire, son premier devoir n'était-il pas de consulter le plan de Voltaire et de le suivre, sauf à le compléter, s'il y avait lieu, en raison du progrès des études de linguistique?

Mais on n'y songea même pas; et, loin que l'Académie se montre en 1835 en avant du plan tracé en 1778, c'est au contraire ce plan qui se trouve encore aujourd'hui fort en avant de l'Académie.

Que dire, par exemple, d'un dictionnaire rédigé au hasard, sans qu'on ait pris la précaution d'en poser les bases, et d'en fonder l'autorité sur une liste d'ouvrages qui auraient servi de textes de langue? Et cela quand on avait sous les yeux l'exemple de la Crusca et la recommandation expresse de Voltaire! La primitive Académie avait commencé par arrêter cette liste, que Pellisson nous a conservée; et l'Italie a profité d'une idée française, que la France n'a pas même su reprendre pour en tirer parti à son tour.

Voilà comment il se fait que Molière, la Fontaine, Pascal et la Bruyère ne parlent pas français, par arrêt de l'Académie française; et comment les décisions contenues au Dictionnaire de l'Académie doivent avoir force de loi, sur la simple garantie du titre.

Le plan de Voltaire est resté jusqu'ici le meilleur, le plus complet, et le seul raisonnable. Seulement, le progrès des études veut que le point de départ, que Voltaire fixait à Montaigne, soit reculé jusqu'à l'origine de la langue, et qu'ainsi l'exécution du travail ait lieu en deux parties.

La première comprendrait un vocabulaire de la langue du moyen âge, depuis le XIe siècle, date des plus anciens monuments, jusqu'à l'entrée du XVIe, où la langue se renouvelle: cinq cents ans.

La seconde partie irait depuis l'entrée du XVIe siècle jusqu'au milieu du XIXe: deux cent cinquante ans.

On aurait ainsi en deux volumes toute la vieille langue et toute la langue moderne. On pourrait, à l'aide de ce dictionnaire, remonter la langue française jusqu'aux sources, ou bien la descendre, en observant les changements survenus sur les rives, et qui ont déterminé les sinuosités du cours.

Pour la première partie: dresser un catalogue de textes par ordre chronologique, où ne seraient admis, pour éviter l'erreur, que ceux dont on connaîtrait sûrement l'âge et l'origine. On en ferait ensuite des index, d'où l'on tirerait la matière du dictionnaire, ayant soin d'accompagner chaque mot de son étymologie et de nombreux exemples, mais surtout d'exemples datés; en sorte qu'on saisirait chaque mot à son entrée chez nous, et on ne le laisserait aller qu'avec son acte de naissance et son passe-port.

Ce travail n'est pas, à beaucoup près, si long ni si difficile qu'il le paraît. Les index y seraient d'un secours rapide et incalculable. Si le gouvernement avait exigé des index aux textes anciens qu'il a fait publier, la besogne, serait aujourd'hui bien préparée. Faute de cette précaution, pourtant bien simple, l'utilité de ces publications se trouve restreinte des trois quarts. Par exemple, un bon index où seraient dépouillés fidèlement la chanson de Roland, le livre des Rois, le commentaire sur Job et les sermons de saint Bernard, nous fournirait le noyau de la langue française; il n'y aurait plus qu'à guetter les accroissements successifs qui l'ont grossi. Ce n'était pas un grand surcroît de peine à l'éditeur, et c'eût été pour le lecteur studieux une différence prodigieuse.

Voltaire voulait les étymologies, avec raison. L'étymologie tient à l'histoire politique et morale de la nation, et renferme le secret de la langue. L'Académie n'en donne aucune, parce que, dit sa préface, c'est un travail qu'il ne faut point essayer à demi. Mais c'est là un tour de rhétorique. La maxime est leste et commode pour se dispenser d'un embarras, ou pallier quelque chose de pis. Comment! parce que sur vingt-huit mille mots il y en aura le quart dont l'étymologie vous échappe, il faut que j'ignore les trois autres quarts138? Parce que vous ne pouvez payer la dette entière, vous vous croyez autorisé à me faire banqueroute du tout! Et vous venez de sang-froid me proposer ce beau principe! En vérité, c'est une étrange doctrine pour une Académie! Je doute qu'aucun créancier l'acceptât de son débiteur: Eh! mon ami, paye-moi toujours ce que tu pourras: je t'attendrai pour le reste.

[138] Cette proportion est très-exagérée, à dessein; car il ne serait besoin que de l'étymologie des racines.

Mon fils n'a pas en lui l'étoffe d'un Jean-Jacques ni d'un Montesquieu; il est donc inutile de lui faire apprendre à lire et à écrire. Que penseriez-vous d'un père qui raisonnerait de la sorte? Il serait hué par les marmots des frères Ignorantins.

Mais il faut se garder d'un autre excès. Prenant au pied de la lettre la maxime de l'Académie, M. Napoléon Landais s'est cru tenu de fournir toutes les étymologies, celles même qu'il ignorait. C'est pour remplir cet engagement imaginaire qu'il dérive croup de roupie, et spencer de sphincter. Il prétend que spencer est un mot corrompu, et veut qu'on dise, sans corruption: un sphincter bleu; voilà un beau sphincter; mon sphincter est à raccommoder. Je doute qu'il obtienne cela des dames. Il vaut mieux s'abstenir que de donner de pareilles étymologies, comme il vaut mieux rester débiteur de quelque chose que de s'acquitter en recourant à la fausse monnaie.


Le second volume reproduirait exactement le plan du premier. J'y voudrais la même fidélité aux dates de l'apparition des mots, le même zèle et les mêmes scrupules pour l'étymologie, la même abondance d'exemples. Les explications grammaticales ont l'inconvénient d'être diffuses, lourdes et obscures; au lieu que l'esprit le plus ordinaire saisit sans effort une analogie qui le frappe. Ainsi, moins d'explications, et plus d'exemples. La pédanterie n'est bonne qu'à assommer les gens; il faut donc la fuir tant qu'on peut, surtout dans les matières où elle paraît le plus inévitable. Je voudrais qu'un dictionnaire offrît une lecture intéressante par le choix et le rapprochement des citations; que ce fût un livre de littérature et de chronologie, presque autant que de scolastique.

Vous me direz que cela entraînerait bien loin. Non; car je me ferais de la place en écartant beaucoup de choses qu'on a fait entrer dans les dictionnaires compilés de nos jours. Il s'agit, avant tout, de savoir ce que nous voulons faire: Une histoire des mots si exacte qu'elle éclaire toutes les époques de la langue. Cela posé, je supprime comme superfétation tout ce qui ne va pas directement à ce but.

Je ne mettrai pas au mot Jésuites un long abrégé de leur histoire depuis saint Ignace jusqu'à leur chute; ni au mot Proposition l'histoire des cinq propositions de Jansénius, avec les dates; ni à DANSE un article comme celui-ci: «Danse d'ours, composition dans laquelle on cherche à imiter les airs de musette. Dans une danse d'ours, les basses ronflent en pédale, tandis qu'un hautbois ou un violon exécute à l'aigu un air villageois. La finale de la seizième symphonie d'Haydn est une danse d'ours.» C'est divaguer. De quoi sert au mot Jésus la nomenclature de toutes les institutions religieuses où ce nom se trouve associé? Je n'aurais même pas le mot Jésus, ni aucun nom propre, attendu qu'ils ne sont pas plus d'une langue que d'une autre139. Cela me dispenserait de résumer sous le mot Ossian toutes les querelles pour et contre l'authenticité des poésies gaëliques. En un mot, je bannirais de mon plan la Géographie, la Mythologie et l'Histoire, dont on a encombré le Complément du Dictionnaire de l'Académie. Un dictionnaire n'est pas fait pour tenir lieu d'une bibliothèque. Par cette raison, je ne me piquerais pas d'entasser dans le mien la technologie complète des arts et métiers, les faunes, les flores, la nomenclature chimique, etc., etc. Je me contenterais des termes généraux qu'on est exposé à rencontrer dans les livres ou dans la conversation; le surplus appartient aux vocabulaires spéciaux, et reste en dehors de la langue proprement dite.

[139] Un livre infiniment précieux serait un dictionnaire universel des noms propres ramenés tous à des noms communs. Ce serait un trésor pour la linguistique.

Les proverbes sont dans le même cas: ils valent la peine d'être recueillis à part. Je ne les voudrais pas exclure lorsqu'ils se présenteraient naturellement et à propos; mais je fuirais la prétention d'être complet sur ce point, d'autant qu'on ne l'est jamais.

Il existe une quantité de proverbes niais, bas, ridicules, et peu connus: «Il a mangé des œufs de fourmis;—il est fait comme quatre œufs,» et bien d'autres que je trouve dans le Complément. Est-ce là la langue française? La plupart des proverbes roulent sur une métaphore. Je tiendrais avant tout à donner le sens propre de chaque mot, d'où l'esprit descend de lui-même au sens figuré, parce qu'il n'y a rien de plus naturel que les figures. Le sens propre, au contraire, n'existant qu'en vertu d'une convention, c'est celui qu'il importe de déterminer et de fixer.

Ce principe admis retrancherait encore une foule de détails parasites. J'ai déjà dit que l'article Chien du Dictionnaire de l'Académie avait trois colonnes in-quarto; l'article cœur en a cinq. Évidemment, c'est trop: il y a du luxe. J'aurais voulu réduire ce chien des deux tiers, et encore j'y aurais observé que Racine, l'industrieux Racine, comme l'appelle Voltaire, a su faire entrer chien dans le style de la tragédie:

Les chiens a qui son bras a livré Jézabel…
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés…

Pour introduire cette remarque, je n'aurais pas hésité de supprimer: «Il est fait à cela comme un chien à aller nu-tête!» En faveur de qui cette citation? Il n'y a là aucune difficulté qui tienne à la langue; il n'y en a d'aucune espèce.

Il n'est que trop aisé d'enfler un livre ou un article. En toute chose, le mérite est moins grand d'atteindre au nécessaire que de savoir s'y tenir. Je vous remercie de m'expliquer ce que c'est que le chien d'un pistolet; quant au chien savant, je vous en tiens quitte.

Mettez le mot cul, puisqu'il est français; mais croyez-vous bien nécessaire d'expliquer, même à un étranger, ce que c'est que baiser le cul à quelqu'un, et le sens moral de ce précepte: Il ne faut pas péter plus haut que le cul? N'est-ce pas ici le cas de dire, avec la comtesse d'Escarbagnas: Cela s'explique assez de soi? Le Dictionnaire de l'Académie est trop riche de pareilles superfluités, qui sont les immondices du langage.

Passons aux définitions. L'Académie, qui a repoussé les étymologies, admet les définitions, et pourtant elle semble professer à l'égard des unes et des autres la même doctrine: qu'il faut ou n'en point donner, ou les donner toutes. C'est une erreur; car comment et à quoi bon définir la lumière, le feu, l'âme, le soleil? etc. Le premier tort de pareilles définitions, c'est d'être inutiles; le second, d'être inexactes ou trop naïves. Rien n'est plus difficile qu'une bonne définition. Il ne faut donc pas s'y risquer légèrement; encore moins doit-on s'y étendre au delà du nécessaire. L'Académie définit le cœur: «Viscère qui est le principal organe de la circulation du sang, et qui est situé dans la poitrine.» Cela suffisait; mais elle ajoute: «Il consiste en un muscle creux, dont la forme est à peu près celle d'un cône renversé, légèrement aplati de deux côtés, arrondi à la pointe, et ovoïde à la base.» Cette description anatomique est de trop; ce n'était point là sa place. Au contraire, à l'article Moulin, je vois moulin à vent, moulin à foulon, sans aucune explication ni description. Les étrangers qui n'ont pas de ces moulins dans leur pays, auraient été peut-être aussi curieux de les connaître que d'apprendre la structure du cœur. Il est vrai qu'on leur explique ce que c'est qu'un moulin à paroles.

Au mot cul (pardon, lecteur), l'Académie française définit l'objet; elle en donne même deux définitions à choisir. En bonne foi, n'est-ce pas trop de deux? Passe encore pour le cœur.

Voltaire, dans son projet, ne mentionne pas les définitions. Sans doute il ne les eût pas rejetées absolument, comme aussi ne s'en fût-il pas fait une loi. Il se fût réservé de juger l'opportunité.

Quant à vouloir noter la prononciation, c'est une puérilité qui ne soutient pas l'examen. En vertu de quelle règle y procéderez-vous? En quoi Kotizâcion, Bourguoignie, Èlelipece, sont-ils plus exacts que Cotisation, Bourgogne et Ellipse? Convention pour convention, j'aurai encore plutôt fait d'apprendre les valeurs de l'orthographe publique, que d'étudier l'orthographe privée de M. Landais, qui ne me dispensera point de l'autre.

La critique est la qualité essentielle qui doit présider à la rédaction d'un dictionnaire. Par quelle étrange fatalité a-t-on jusqu'ici commencé toujours par l'exclure?

L'opinion publique conserve au Dictionnaire de l'Académie l'autorité nominale dont il est en possession depuis si longtemps. C'est une affaire d'habitude, une religion extérieure; car, dans l'usage, on consulte plus souvent le Dictionnaire de Boiste. Un seul mortel a triomphé de quarante immortels: Hercule et Diomède n'en ont pas tant fait. Mais, malgré sa supériorité relative, le Dictionnaire de Boiste n'est pas encore le Dictionnaire français. Ce livre reste à faire. Il faudra que ce soit un ouvrage d'érudition solide, claire et piquante; ne péchant ni par le luxe ni par l'indigence; qui institue une comparaison perpétuelle entre la vieille langue et la langue moderne, et relie entre elles toutes les époques de notre littérature depuis son origine. Cet inventaire judicieux de notre passé et de notre présent contiendrait en germe notre avenir, et le placerait sous l'influence et les auspices de tout ce que la France enfanta jamais d'hommes de génie. Ce serait un service considérable rendu non-seulement à la patrie, mais à l'esprit humain. L'Académie, dit-on, s'en occupe: puisse-t-elle y réussir mieux que dans son premier travail! mais l'idée de le lui confier est peut-être dans le projet de Voltaire l'unique point à réformer:

Vivite felices, quibus est fortuna peracta.

INDEX.

A.

A, s'élidait, 182-184.

—de l'infinitif latin remplacé par e, en français, 208.

—suivi de l, sonnait au, 54.

—élidé, 118.

—substitué à l'e dans guerre, pierre, etc., 291, 292.

ABBON, son témoignage sur la suppression de l's, 40.

Abre et mabre, 22.

ACADÉMIE, consacre le barbarisme mie, pour amie, 343;—et le contre-sens de madame de Sévigné sur chape-chute, 344.

—se trompe sur faire à savoir, 324.

—ne se décide qu'après 160 ans à réformer l'orthographe vicieuse des imparfaits, par l'orthographe dite de Voltaire, 305.

—commet deux erreurs sur le mot fonts, fonts baptismaux, 382.

—veut que fort soit invariable dans se faire fort, ce qui ne saurait se justifier, 370;—a omis le substantif masculin fleur, 379;—autorise de la fleur d'orange, et même un bouquet de fleur d'orange, Ibid.

—admet dans son Dictionnaire des définitions et des explications inutiles ou fausses, 526, 527.

—n'autorise parmi qu'avec un pluriel indéfini: règle arbitraire, 411, 412, 413.

—donne pour des négations les mots positifs rien, aucun, jamais, guère, personne, 505.

—contre-sens de l'Académie sur le mot Houzé, 498;—l'Académie autorise l'emploi d'accents vicieux, 497.

—semble déclarer que Molière, Pascal, la Fontaine, etc., ne parlaient pas français, 508, 509;—repousse les expressions consacrées par les chefs-d'œuvre du XVIIe siècle et admet d'affreux néologismes, 509.

—son erreur sur la soupe et le potage, 492 à 495;—définit mal tirer de but en blanc, 495;—et vaisselle plate, 496;—sa définition d'un pavé, 497.

—distingue ou pris dans un sens moral, 405.

—omet sur peine de…, 431; et autorise sous le rapport de, néologisme détestable, 432.

—(du Dictionnaire de l'), 492-528; Lancepessade ne s'y trouve pas, 497. (Voy. Dictionnaire.)

Accents, comment notés dans l'ancienne orthographe, 6.

—vicieux chez les modernes, 175, 177, 178 et suiv.

—autorisés par l'Académie, 497.

Accusatif latin, a servi à former nos substantifs français, et non pas le nominatif, 194.

Accusatifs latins, contractés pour former des substantifs français, 502 (note).

Accuser réception d'une lettre, locution créée par Balzac, 315.

Acte de naissance de chaque mot, indispensable pour faire un bon dictionnaire français, 308.

ADAM, ADANES, ADENES, transformé en Adenez, 178.

Adenes, auteur de Berte aus grans piez, 32, 33.

Adjectifs invariables en genre, 226 et suiv.;—à quelles conditions, 228.

Adverbes ou prépositions terminés par s euphonique, 102.

Æ, sonnait, par diérèse, a-é, 131.

—sonnait dans les premiers temps de la langue latine, 129.

, âge, par apocope d'ætas, 131.

Aga, agardez, pour regarde, regardez, 225.

Age de quelques mots et de quelques locutions, 308 à 320.

—étymologie de ce mot, 310.

AI, a-i, 132, 137.

—en quelle occasion sonnait â, 148 et suiv.

Aïe, 332;—aïer, aider, 332.

Aigre-doux, créé par Baïf, 317.

Ail, substantifs terminés par ail: bail, corail, émail, etc., 322, 323.

Ail, al, au, aulx, 320 et suiv.

Aim (j'), j'aime, 222.

Aimont (ils), 295.

Ain, terminaison qui marque le cas régime dans les substantifs féminins, selon M. Ampère, 255, 257;—exemples de cette même terminaison au nominatif, ibidem.

—cette terminaison marque le cas régime dans les noms féminins, selon M. Ampère, 255 et suiv.

Ainsin, 95.

Ainsis, 97.

Aiue, aide, 137, 332.

Ajussiane (l'), c'est-à-dire l'Égyzziane ou l'Égyptienne, 396.

Alches ou alques, 328.

ALES, c'est ainsi qu'on prononçait le nom d'Arles, 455, 456.

ALESCHANS, 456.

ALES-LE-BLANC, ARLES-LE-BLANC, 456 (note).

Alesine, c'est comme on devrait dire, et non pas lésine, 390, 391;—compagnie de l'Alesine, ibidem.

Alexandrins (vers), sont nécessairement partagés par la musique en deux petits vers de six syllabes, 475.

ALICHINO, étymologie proposée par un commentateur de Dante, 461 (note).

Almarie, armoire, 374.

Alquanz, 328.

Alques ou auques, fait aussi l'office d'adverbe traduisant aliquantum ou aliquando, 328, 329.

Altération des finales pour le besoin de la rime, 239, 240 et suiv.

Altisme (altissimus), 353.

AMPÈRE (M. J. J.), son opinion sur le son primitif de l'u, 166, 168.

—son opinion sur l'antiquité des formes al, el, ol, 59.

—voit dans amin le cas régime d'ami, 95.

—son opinion sur l'a latin traduit en ai, dans aimer, pain, main, 148.

—examen de son système sur les prétendues déclinaisons françaises, 251 et suiv.;—explique par l'habitude l's ou le t final ajouté aux adverbes ou prépositions, 254;—repousse l'idée de l's euphonique, en affirmant que la vieille langue ne craignait point l'hiatus, 255.

—sa proposition sur les noms composés, comme Fête-Dieu, Ferté-Milon, Château-Thierry, etc., combattue, 266 à 269;—son argument tiré des noms composés par juxtaposition se retourne contre lui, 268.

—explique par la métamorphose des voyelles la formation des mots âne, arbre, utile, 512 (note).

Amphore, voy. Hydrie.

Anatolie (l'), transformée en la Natolie, 397.

ANDRIEU (saint), André, 178.

Aneme, syncopé en anme, 20.

anme, âme (d'animam), 196.

Anglais, peuple remarquable par l'esprit de vagabondage et d'émigration; ne connaissent pas le mot patrie, qu'ils remplacent par contrée, country, 417.

Angle (angelum), 197.

Ans-guarde ou enguarde (avant-garde), 197.

Anspessade, on doit dire lancepessade, 497.

Ante (angl., aunt), première forme de tante, 342.

AO, par diérèse, 136-138.

AOI, 324 et suiv.

Aoi, avoi, 116.

Apocope, 218.

—selon M. J. J. Ampère, marque le cas régime, 269.

APOLIN, syncope d'Apollinem, 195.

Apostrophe, absurdité de l'apostrophe dans grand'messe, grand'route, etc., 480.

Appelont, enmenont (ils), 295.

Appenser, mal écrit à penser, 324.

Arbre, formé par contraction d'arborem, 502 (note).

Ardene, Ardane, 61.

Ardenois, on prononçait Adanois, 396.

Ardre et arder, 207.

Argent sec, expression du temps de saint Louis, 319.

ARLEQUIN, son origine, ses métamorphoses, 451;—n'est point le Panniculus des mimes romains, 453;—son habit bariolé est moderne, Ibid.;—est vêtu de noir en Italie, Ibid.;—nouvelle étymologie qu'on propose de son nom, 454.

—est le même que Hellequin, 454;—cité dans la Divine comédie, 461.

—qualifié comte van Hellequin dans un poëme flamand, 462.

—son costume parodié de celui d'Hellequin, 466;—Arlequin est le fantôme noir, et Pierrot, le fantôme blanc, 467;—doit avoir figuré dans les processions dramatiques du roi René, 468;—Bergame n'est point sa patrie, et l'Italie ne saurait fournir d'étymologie satisfaisante de son nom, 468, 469.

Arlequins, prêtres ainsi appelés par Pierre de Blois, 462.

ARLES, son magnifique cimetière des Champs Élysées, ou Elyscamps, 455.

ARLESCAMPS (les) ou Allecans, fantômes qui revenaient dans le cimetière d'Arles, 460.

ARLESCAMPS ou Arleschamps, 455 et suiv. Le labarum y apparaît à Constantin, 456;—guerriers de Charlemagne qui y étaient enterrés, 457;—chanson d'Arlescamps, 458.

Arlichino, l'Italie ne saurait donner d'étymologie satisfaisante de ce nom, 469. (Voy. ALICHINO.)

Arpent, mot employé dans la chanson de Roland, 309.

Article (déclinaison de l'), 269;—invention savante et chimérique, 385-387;—la forme de son datif sing. à le, à la, à li, à lo, se réduisant par l'élision à celle-ci, al', a causé une confusion de genres, 386.

Article redoublé dans le mot lierre (l'ière, hedra), 200;—dans le lendemain (l'endemain), 199, 397.

Articulation des consonnes chez les modernes, et conséquences du système actuel, 277 et suiv.

As per se, et non percé; as tout seul, 410.

Asi ou arsi, participe passé de ardre, 24.

Asne, formé par contraction d'asinum, 502 (note).

Assavoir, assavourer, assécher, 323.

Atapir (s'), 312.

At-il, at, 109, 110 et suiv.

AU, a-ü, 132, 133, 135.

AUBÉRÉE, s'introduit chez une jeune dame sous prétexte de demander la charité, 240, 241.

—son désespoir d'être obligée de payer trente sous, 212.

Aucun, alques, 327;—contracté d'aliquem, ne peut être un mot négatif, 504, 328.

AUDAIN, au cas régime, 357;—au nominatif, ibidem.

AUDE, au nominatif, 257;—au cas régime, ibidem.

AussiS, 96.

Avec, 330;—étymologie de ce mot, 331.

Avec z'un cuir, 299.

Avenant, invariable en genre; 229.

Avérai (j'), futur primitif d'avoir, 210, 211.

Avidité, créé par Ronsard, 317.

Avocats, comparés à la mesnie Hellequin, 463, 464.

Avoi, à voi, ou away, 327.

Avoient, en trois syllabes, 137.

Avoir la haute main, expression du XIe siècle, 311.

Avommes (nous), 293.

A'vous, sa'vous, 225, 298.

Ay! exclamation, faisait toujours deux syllabes, et signifie secours! 333.

Aye, son étymologie, 331.

AYMES ou AYMON, servaient indifféremment pour le nominatif et pour le cas régime, 265.

AYMON (LES QUATRE FILS); leur nom prouve contre le système de M. Ampère, 265, 266.

Away, mot anglais pris du français aoi ou avoi, 324 et suiv.

B.

B final, 44.

Baal, où le verbe actif requerrait Baalim, si le système de M. Ampère était vrai, 387.

Baalim, 259.

Bailler la cotte verte, et non baisser, comme l'a imprimé le dernier éditeur des Contes de la Reine de Navarre, 336, 337.

Baptismaux, au féminin, 383.

Barbarie prétendue de l'ancien langage français, 1.

Barboires, masques à barbe d'étoffe, 466 (et en note).

Bargagne (angl., bargain), barguignage, action de marchander, d'hésiter, 334.

Bargain, mot anglais pris du vieux français bargagne, 333, 334.

Barguigner, marchander, 333, 334.

Bataille d'Arlescamps, 457.

Battant, tout battant neuf, expression du XIe siècle, 310.

Beaugency, Bois-Gency, 160.

BEAUMARCHAIS, a pris dans le Petit Jehan de Saintré ses personnages de la comtesse Almaviva et de Chérubin, 369.

—Juge bien le caractère mélancolique de l'air de Malbrou, 471.

BEFFROY DE REGNY, auteur d'un mauvais poëme sur Malbrough, 471 (note).

BEGONS ou BEGUES, au nominatif, 262, 263.

BEGUES DE BELIN.Begues est au nominatif, 262.

Béjaune, bec jaune, 44.

BELLEAN, BELLIAM, BÉLIANT, sont au cas régime, selon M. Ampère, 258.

Ben, bien, 154.

Béni, bénit; bénie, bénite; origine de cette double forme, 479.

BÉRAIN, avocat de Rouen, qui propose d'écrire par ais les imparfaits en ois, dès 1675, dix-neuf ans avant la naissance de Voltaire, 304.

Berbis, brebis, 33.

Bergame, passe à tort pour la patrie d'Arlequin, 468, 469.

Bergier, bregier, 33.

Berlan, brelan, 33.

Besoin, témoin, se sont prononcés beson, témon, 162.

Bévu, participe de boire, 144.

BÈZE (Théodore de), atteste que, de son temps, on prononçait un fan de biche, et faonner, 140.

—auteur d'un traité en latin sur la prononciation du français, 8;—son témoignage sur la rapidité de la prononciation, 9, 10.

—son témoignage sur le t intercalaire, 107.

—veut qu'on aspire l'h, 51;—témoigne qu'on prononçait il ont, il avaient, sans s, 82;—se trompe sur l'origine des consonnes muettes, 87.

—sur la liaison des mots en français, 42.

—autorise a'vous, sav'ous, pour avez-vous, savez-vous, 226;—blâme aga, pour regarde, ibid.

—atteste que toute la France prononçait hûreux, 171.

—son erreur sur la prétendue élision de l'e dans grand messe, 230;—ne doit être écouté qu'avec circonspection, Ibid.

—ne veut pas admettre l'orthographe fesant, parce qu'elle change le spondée en ïambe, 305.

Blouque, 34.

Bœuf, bœu, 47.

Bois rimant à dos, 159, 160.

Bois-Gency, Bos-Gency, Beaugency, 160.

BONIFACE (M.), veut qu'on dise quelque que, 422;—proscrit davantage que, 426.

Bonisme pour bonissime, 352.

Border, broder, 36.

BOUHOURS (le P.), critique injustement le mot prosateur, créé par Ménage, 314.

—rejette les mots calvitie, obscénité, et les locutions: impatient du joug…, bien mériter de…, il n'est pas donné de…, 315.

—attaque les mots nouveaux que MM. de Port-Royal s'efforçaient d'introduire, 319.

—rejette insidieux, 312.

—prétend à tort qu'il n'y a point en français de superlatif en issime, 351;—écrivain correct et élégant, autorise davantage que, 425.

Bouquet d'orange, dans Corneille, 379.

BRAMIDONE, femme du roi Marsile, monte à sa tour, 481, 482.

Bues, bœufs, 173.

Burgrave, mot qui manque au Complément du Dictionnaire de l'Académie, 516.

Burlesque, créé par Sarrazin, 318.

By, employé chez les Anglais comme autrefois par en France, by himself; tout seul, tout par lui, 408.

C.

C final, 44;—adouci en g, 45.

—ajouté, marque du cas régime, selon M. Ampère, 253.

—transformé devant t, 45, 46;—final euphonique, 92;—employé par les Romains, 127.

—adouci en g dans grouiller, comme dans gras, qui viennent de l'italien crollare et du latin crassus, 338.

Ca d'Antifé, 64, 68.

Caiens, ça ens, 389.

Calembour (bois de), paraît créé exprès par M. V. Hugo pour en faire une cassette à l'électeur de Neubourg, 515.

Candelabre, anciennement candelarbre, 23.

Care (esp., cara), tête, 395.

Cas régime ou oblique; ce que c'est, 251 (note);—caractères à quoi on le reconnaît, selon M. Ampère, 251 à 257.

—protée insaisissable, tel que le font M. Ampère et Fallot, 269.

CATULLE a dit unda camandri, 39.

Cavalier, cavalièrement, expression gasconne, introduite au XVIIe siècle, 313.

Céans, ça ens, 389, 390.

Celui, au féminin, 384.

CH avait le son dur du K, 52 et suiv.

chevauchent rimant avec alques, 328.

—sonnait comme le K dans marche, d'où la confusion entre l'Adane-marche, la marche d'Ardene, et le Danemark, 397.

Chair. Nos pères écrivaient sans i, carn, apocope de carnem, 150.

Chaires publiques, nécessité d'en fonder où soient expliquées notre vieille langue et notre vieille littérature, Introd., XXVII, XXVIII;—nous en avons pour toutes les langues du monde, excepté pour la nôtre, Ibid., XXXII.

Chanson de Malbrou, inconnue du beau monde avant 1783, 470;—connue dans tout l'univers, Ibid.;—existait bien avant le duc de Marlborough, 472;—comment on doit en écrire les vers, 476;—le refrain ne compte pas, 476 (note).

—le vers où se trouve le nom de Malbrough est interpolé, 477;—maladresse des contrefacteurs, Ibid.

Chanson de Roland, chantée à la bataille d'Hastings, en 1066, 325.—Age reculé de la copie d'Oxford, Ibid.;—présente les caractères d'une rédaction inachevée, 326.

Chanson de Roland, aussi digne que l'Iliade ou l'Énéide d'être publiquement expliquée, et plus intéressante pour nous, Introd., XXXIII.

Chape-chute, c'est chape tombée, 343.

CHARASSIN et FERDINAND FRANÇOIS (MM.), auteurs d'un Dictionnaire des racines et dérivés, 517.

CHARLEMAGNE, sa douleur pendant la nuit qui suit la bataille de Roncevaux, 119, 120;—accorde à Ganelon le jugement de Dieu, 121.

—livre bataille aux Sarrasins dans le cimetière d'Arles, 457 et suiv.

—s'évanouit en trouvant le cadavre de Roland, 446.

CHARLES V de France, métamorphosé en Hellequin, 463, 464.

Charn, chair, de carnem, 197.

Chef, ché, 46, 47.

Chen, chien, 154.

Cherisme, 353.

Chien, mot qui occupe trois colonnes du Dictionnaire de l'Académie, 525.

Chinois qui prétendrait juger nos grands poëtes, ne connaissant que la langue écrite, Introd., XVII.

Choisy-le-Roi, Bar-le-Duc, et composés semblables, ne renferment pas de génitif, contre l'opinion de M. J. J. Ampère, 268.

Chol, chou, 57.

Chouse, j'ouse, prononciation du temps de François Ier et de Henri III, 291.

Chute, participe passé féminin de choir, 344.

Cicogne ou cigoigne, 161, 162.

Ciel, s'est prononcé cié, 56.

Cimetière d'Arles, appelé Elyscamps ou Arlescamps, 455 et suiv.;—bénit par Jésus-Christ en personne, 455;—les corps morts s'y rendaient d'eux-mêmes par eau, 457;—fantômes qui y reviennent, 460;—cité par Dante, 461.

Cintième, origine de cette mauvaise prononciation, 65.

Cit, cité, 221.

Clergastes, mauvais clercs, 374 (note).

Cœur, ce mot remplit cinq colonnes du Dictionnaire de l'Académie, 525, 526.

Com, con (comme), uni à l'adjectif grand: congrant; ou à l'adverbe bien: combien, 335.

Combattre (se) à ou contre quelqu'un, 444.

Combien, formé de deux racines françaises com(me), bien, 334.

Comédie française (la) prononce mal certains monosyllabes, 69.

—a supprimé les monosyllabes par sa manière de les prononcer, 283.

Commant (je), je recommande, 222.

Comment le faites-vous? ancienne formule française de salut que les Anglais n'ont fait que traduire en saxon dans leur how do you do, 375.

Comparaison des deux systèmes de prononciation, l'ancien et le moderne, par rapport à la poésie, 284-287.

Comparatif en or, 349, 350.

Complément du Dictionnaire de l'Académie française, 511;—Complément publié par MM. Didot, le meilleur, sans comparaison, de tous ceux qu'on a tentés, 512, 517;—sur un plan trop vaste, 512, 513, 514, 515;—avantages et inconvénient de cette idée, 516.

Cons (je), je conte, 222.

Conseiller (se) à, 223.

Consonne finale, à quel mot appartient, 43;—de deux consonnes finales laquelle se détache sur l'initiale suivante, 81, 82.

Consonne finale supprimée; marque du cas régime, selon M. Ampère, 253.

—la mesure des vers exige qu'on la prononce, 282;—affectation à la faire sonner raillée par Molière, 283.

Consonnes articulées à la moderne, 277 et suiv.

Consonnes consécutives, règle qui en gouverne la prononciation, 5.

Consonnes doubles, initiales, 6;—médiantes, 8.

Consonnes euphoniques intercalaires, 89;—l'abolition de ces consonnes a bouleversé la physionomie du langage, Ibid.;—les principales consonnes finales euphoniques sont l's et le t, 91;—résumé du système, 117;—sont un legs des Latins, 125.

Consonnes finales dans la chanson de Malbrou, 476.

Consonnes intercalaires dans le corps des mots; recherches dont elles pourraient être l'objet, 346, 347.

Consonnes superflues, leur rôle dans l'ancienne orthographe, 3.

Contraction malgré une syllabe intermédiaire, 213, 214 et suiv.

Contractions, ne sont pas des licences poétiques, mais étaient aussi employées en prose, 243.

—marque du cas régime, selon M. Ampère, 255;—la non-contraction le marque aussi, Ibid.

—de l'accusatif latin pour former le substantif français, 502 (note).

Contralier, forme primitive de contrarier, 374 (note).

Contrée, remplace chez les Anglais le mot patrie, 417.

Convoi (le) du duc de Guise, complainte de 1563, calquée sur la chanson de Malbrou, 472, 473.

CORNEILLE, fait sanglier, bouclier, de deux syllabes; pourquoi, 153.

—a dit des bouquets d'orange, 379;—comment on peut l'en justifier, 380.

Corner, les oreilles me cornent, expression usitée dès le XIe siècle, 311.

Cors, rimant à genoux, 66.

Cotte verte, 336;—erreur d'un éditeur moderne de la reine de Navarre sur bailler la cotte verte, Ibid.

COUCY, le roman du châtelain de Coucy, une des œuvres les plus remarquables de la littérature du XIIIe siècle, 345.

Coulpe, pr. coupe, 25.

Critique (la), est la première qualité requise dans un dictionnaire, 527.

Crouller, est le même mot que grouiller, 337 et 338;—autrefois verbe actif; l'Académie n'indique que le sens neutre, 338;—la tête lui grouille, 339.

CRUSCA (le Dictionnaire de la), recommandé comme un modèle par Voltaire, 518, 519.

Crûte, participe passé féminin de croître, 344.

Cue, queue, 173.

Cui, qui, la prononciation les confondait; c'est pourquoi le premier a disparu de l'écriture, 422 (note).

Cuider ou quider, se prononçait kider, 54.

Cure, cuire, 169.

Curé dénoncé pour avoir enterré son âne en terre chrétienne, 223.

D.

D final euphonique, 92;—employé par les anciens Romains, 125, 126, 127.

—supprimé, marque du cas régime, selon M. Ampère, Ibid.

—ajouté, marque du cas régime, selon M. Ampère, 353.

D ou T euphonique: vestiges dans la langue moderne, 339.

D intercalé dans chiedent (tombent), 246.

DAMAS-HINARD (M.), traducteur du Romancero, 484;—donne une des leçons de la romance de Mambrou, 486.

Dame, damne, dame Dieu, 347.

Damp, le même mot que dame (dominum), 348.

Danois, Ogier le Danois est par corruption pour Ogier l'Adanois, c'est-à-dire de la Marche ou frontière d'Ardène, 397, 398;—étymologie savante que donne de ce surnom M. Barrois, en recourant au celtique, 398, 399.

Danoise, hache danoise, c'est-à-dire, adanoise (ardennoise), du pays de Liége, célèbre pour ses fabriques d'armes, 398.

DANTE, a parlé du cimetière d'Arles et d'Arlequin, 460, 461.

DANTON, son mot sur la patrie mis en style parlementaire du jour, 418.

D'aucuns, 340.

Davantage que, 425, 426;—dans Molière, 508.

De, après le comparatif, 354, 355.

Débonnaire, l'Académie consacre la faute d'y mettre un accent aigu, 175;—étymologie de ce mot, 176.

Débrutaliser, créé par madame de Rambouillet, 318.

Déclinaisons françaises, erreur des savants, 249.

Déclinaison de l'article, n'existe pas plus que celle des substantifs, 383.

Dedans, comment ce mot s'est formé, 93.

—formé de de-in, avec deux lettres euphoniques, le d intercalaire et l's finale, 339, 340;—était jadis préposition, et en a tous les droits, 340.

Définitions, admises par l'Académie, 526.

Degrés de comparaison, formés comme en latin, 349.

De par le roi, expression du XIe siècle, 310.

Deputaire, opposé à débonnaire, 176.

Des, de les, 215.

Désagrément, mot nouveau en 1675, 312.

DESPERRIERS (Bonaventure), sa règle pour le z final des pluriels, 76.

—sa règle rimée par l'emploi de l's ou du z à la fin des pluriels, 76.

Dessus, dessous, employés au moyen âge comme prépositions, avec un régime, 430.

Détails parasites dans les dictionnaires, 525, 526.

Deu, duesse, devesse, et non déesse, 71.

Diable à quatre (faire le), 356.

Diableries, 356;—les plus célèbres étaient celles de Saumur, d'Angers, de Doué, de Mont-Morillon, 358.

Dialectes, 250, 270 et suiv.;—on peut étudier sans eux la formation du français, 272. (Voyez Patois.)

Dictionnaire des racines et dérivés, par MM. Charassin et Ferd. François, 517.

Dictionnaire de l'Académie; il est impossible d'entendre avec son secours Corneille, Molière, la Fontaine, ni Pascal, 510;—qu'a prétendu l'Académie en le rédigeant? Ibid. (Voyez Complément.)

—surchargé de détails inutiles, 498;—Furetière y reprend des exemples grossiers, 498, 499.

Dictionnaire de l'Académie, on n'y trouve pas désattrister, laidir, momon, fourbissime, à la malheure, etc., 506, 507.

Dictionnaire de la langue moderne, ce qu'il serait souhaitable d'y trouver, 522, 523.

Dictionnaire des noms propres ramenés à des noms communs, serait un trésor pour la linguistique, 524 (note).

Dictionnaire à faire (plan d'un), 520 et suiv.

Dictionnaire français, livre à faire, 528;—l'Académie ne doit point s'en charger, Ibid.

Diérèse des participes en eu aujourd'hui en u, comme vu, bu, reçu, 32 (note).

DIETZ (M.), ses travaux sur le vieux français, 249;—invente un système de déclinaisons françaises, 250.

Diminutifs, firent irruption dans la langue au XVIe siècle, 313.

Diphthongues, cause de leur introduction et de leur multiplication, 146, 147.

—y en avait-il en latin? 129, 130;—inconnues dans l'origine de la langue française, ibidem;—diphthongues italiennes, 130.

Dis, (jour), midi, lundi, 241.

Disner (se), 444.

Docteur (le) de la comédie italienne, personnage bolonais, 469.

Documents inédits de l'Histoire de France, collection sans unité, pourrait être beaucoup plus utile, Introd., p. XX et suiv.

Does, deux; erreur de Fallot, qui prend does pour le féminin de deux, en dialecte bourguignon, Introd., XIV.

DOLET (Étienne), sa règle pour l'emploi de l's ou du z à la fin des pluriels, 76.

Dom des bénédictins, 348;—se retrouve dans beaucoup de noms de lieu, ibidem.

Don des Espagnols, ne se met que devant le nom de baptême, 348.

Donras, donneras, 213.

Dorenavant, mal écrit avec un accent aigu, 175.

Dorer, on a dit primitivement orer, 341.

Dormir (se), 444.

Drapeau, 359.

Draps, 358, 359.

Droit, comment dérivé de dexter, 31.

Dru, adverbialement, 361.

Du d'or, 341.

Duel, deuil, 173.

Dur, dru, rude, 360 et 361.

Durandal, épée de Roland; reliques enfermées dans sa poignée dorée, 341;—Roland à l'agonie lui fait ses adieux, 352.

Durement, aimer ou pleurer durement, 360.

E.

E, avait naturellement le son muet, 152;—se combinait avec l'i pour être accentué, Ibid.

—suivi d'une l, sonnait eu, 54;—muet, finale primitive de la 1re pers. sing. de l'imparfait de l'indicatif, 98.

—suivi de st, se prononçait avec l'accent aigu, 71;—de même suivi d'un Z, 75.

—finales en é fermé, prenaient un t euphonique, 111.

—finales en e muet, prenaient un t euphonique, 111, 112.

E muet final, supprimé dans les temps des verbes au singulier, 222.

—muet, surabondant à l'hémistiche, ne comptait pas, 237, 238, 239.

—accentué, ne s'élidait pas, 184;—muet, élidé au commencement d'un mot, 184.

—de l'infinitif latin remplacé par i, ou par oi en français, 208.

Écrire comme l'on parle; est-ce possible? Introd., VII, VIII, IX.

Écriture, insuffisance de l'écriture à peindre les sons articulés de la voix humaine, Introd., VI.

—déterminer le rapport de l'écriture à la prononciation doit être le premier soin de qui veut travailler utilement sur notre vieille langue, Introd., XII.

Éditeurs des vieux textes, les falsifient par les accents, 177 et suiv.

Ei, équivalant à l'è ouvert, 158;—forme normande, selon Fallot, Ibid.

—par diérèse, e-ï, 141.

Ekevos ou eykevos (ecce vobis), voici, 233.

Élégie, créé par Baïf, 317.

Élision, on élidait les cinq voyelles, 182 et suiv.

—impossible admise par la Grammaire des grammaires, 229.

—s'accomplissant malgré une consonne intermédiaire, 192.

—d'une voyelle sur elle-même, 191, 192

Ellipse de la négation, a induit en erreur sur la valeur réelle et toute positive de certains mots employés souvent à nier, 504, 505.

Élogner, sans i, 161.

Élycamps, 455.

Em, en, sonnaient an, 60.

Emportement, créé du temps de Bouhours, 315.

Emprunté, dans le sens métaphorique, expression commune au XIIIe siècle, 311.

En, composé avec un verbe; on devrait dire il s'est enallé, comme il s'est envolé, 237.

Enapeler, 111, 112.

Endemain ou l'endemain, 199.

—véritable forme du mot, et non pas le lendemain, 397.

Enfant, cas régime d'enfès (sic), selon M. Ampère, 269.

Enfes, par apocope d'enfant, 179.

Engele, ange, syncope d'angelum, 196.

ENNIUS, supprime l's finale, 39.

Ennuyer, je m'ennuie; la bonne locution est il m'ennuie, 429.

Ens, 96.

Entonnois, 296.

Épée dorée, est pour espeed orée, 342.

Épervier, éprevier, 35.

Épigramme, créé par Baïf, 317.

Ere (j'), imparfait du verbe être, tiré d'eram, 362.

Eret (erat), forme primitive de l'imparfait du verbe être, 209.

Erlenkœnig, transformation d'Herlekin, 462.

Escrols, écreux, chaussons de lisières, en Picardie, 174.

Esperites, espir, 242.

Espir, esprit, 34, 55.

Esserai (j'), forme primitive du futur d'être, d'où la forme actuelle je serai, 210.

Estant, en estant, 362, 366.

Ester (stare), 362;—prononcé être, 366.

Esterai (j'), futur de ester, 363, 364.

Estes-vous (voici), conjecture sur l'origine de cette forme bizarre, 233;—exemples, 234.

Estevenne, Estene, Esteve, Étienne, 201.

ESTIENNE (Henri), son avis sur la prononciation de l'x, 73.

—son témoignage suspect en matière de philologie française, 230.

—jugement sur ses Dialogues du langage français italianisé, 290.

Estore, estorer, histoire, historier, 160;—erreur de Trévoux sur ce mot, Ibid.

Estrie, sorcière, 242.

Estu (j'), tu estus, il estud, prétérit du verbe être, dérivé de steti, 365, 366.

Esvous, voici, souffrait la tmèse, 231, 233.

Être, ses formes primitives, 361 et suiv.

Étude de l'ancienne langue, quel en doit être le résultat, 275.

Étymologies, Voltaire les voulait faire entrer dans le Dictionnaire de l'Académie, 521;—l'Académie les rejette; sous quel prétexte, 521;—ridicules de croup et de spencer, données par M. Napoléon Landais, 522.

Eu, par diérèse, é-ü, 143.

—sonnait u, 171.

—notations diverses de ce son, 172.

Euil final sonnait eu, 58, 59.

Euphonie, a été avec la logique la principale régulatrice de l'ancienne langue, 4;—loi d'euphonie transmise par les Grecs et les Latins aux Français, 41;—a fait la fortune de la langue française au moyen âge, 89.

—nos aïeux y étaient plus attentifs que nous, 481.

Évertuer (s'), employé dans la chanson de Roland, 309.

Évu, participe passé d'avoir, 92, 116, 144.

Exactitude affectée de prononciation, raillée par Molière, 283.

Exemples tirés des auteurs seraient très-utiles dans un dictionnaire français, 523.

F.

F finale, 46.

—marque du cas oblique, selon M. Ampère, 251, 252.

Faible, anciennement floible, de flebilis, 31.

Faignant, 371 à 373;—erreur de M. Crapelet sur ce mot, 372.

Faindre (se), 446.

Fainéant, très-distinct de faignant, 373.

Faintise, distinct de fainéantise, 373.

Faire, se substituant à un verbe déjà exprimé qu'il faudrait répéter, 366 et suiv.;—conservé par les Anglais dans cet emploi, 368;—le faire, comment le faites-vous? 375 et 376.

Faire à savoir, orthographe vicieuse adoptée par l'Académie, 324.

Faire fort (se), 369, 370.

FALLOT, a supposé l'unité d'orthographe dans une époque où l'on ne savait ce que c'était qu'orthographe, Introd., XIII;—s'est égaré sur les pas d'Orell, Ibid., XV.

—assigne jusqu'à vingt-cinq formes de l'article décliné, 383.

—se trompe sur la distinction entre chol et chou, 58;—s'imagine que l's finale de quatres est la marque d'une déclinaison, 106.

—a signalé le t final dans les substantifs en é comme marque d'une haute antiquité dans les manuscrits, 113.

—signale l'orthographe par ei comme une forme normande, 158.

—prend suer et duel pour des formes de dialectes, 173; et Introd., XIV.

—idée de son travail, 250

—avait entrepris une tâche herculéenne, 270;—a renversé l'ordre naturel des opérations, en cherchant les dialectes du français avant le français, 271;—ne s'était pas fait une idée nette de ce qu'il entendait par dialectes, 272;—n'a pas songé à déterminer les rapports de l'écriture à la prononciation, 272; et Introd., XIV.

—Incertitude des caractères de ses dialectes, 272.

Fauxbourg, la véritable et primitive orthographe est forsbourg, 23.

Favoriser à…, prier ou supplier à… Exemples de ce latinisme, 165.

Feindre, feignant, 371;—se feindre, 373. (Voy. Faindre, faignant.)

Feint, feignant, 206 (note).

Féis (je), (feci), 142.

—prétérit de fere, qu'il est impossible de tirer de faire, 305.

Féliciter, créé par Balzac, 318.

Femme, fan-me et fame, 21.

Fere, orthographe primitive et la véritable du verbe faire, 305.

Ferai, ferais (je), prouvent, avec la prétérit je féis, que la bonne et primitive orthographe est fere, 305.

Ferté, de firmitas, freté, 37.

Ferté ou freté, 201.

Fesant, c'est la bonne orthographe, et non faisant, 305;—condamné par Th. de Bèze, approuvé par Ménage, Ibid.

Festival, 374.

Fierte, fêtre, de feretrum, 35.

Fils, ancienne prononciation de ce mot, 279;—prononciation moderne, 283, 284.

Finale des pluriels, 77;—exclut le t, 80.

—en ain, marque du cas régime dans les noms féminins, selon M. Ampère, 255, 256.

Fiz (fixi), 364.

Fizer, frise, 34.

FLAGY (Jean de), compose au XIIe siècle, ou du moins termine le roman de Garin, 84.

Flepes, aller à flepes, efflepé, 30.

FLEURANT (M.), nom d'un apothicaire dans Molière, 378.

Fleur (le), 378;—omis par l'Académie, 379.

Fleur d'orange, c'est comme il faut dire, et non fleur d'oranger, 376.

Fleur de coin, autrement le flou, 382.

Fleur d'oranger, on ne s'est avisé qu'au XIXe siècle de vouloir le substituer à fleur d'orange, 378;—Rabelais a dit fleurs d'orangiers; en quel sens, 379.

Fleurer, exhaler une odeur bonne ou mauvaise. M. Fr. Wey prétend mal à propos, contre l'Académie, restreindre le sens de ce verbe, 380.

Fliche, flèche de lard, 242.

Flou, ancienne prononciation de fleur (flur), 381;—peindre flou, pinceau flou, Ibid.;—double emploi dans la Bruyère au sujet de ce mot, 382.

Flouet, de flou, 381, 382.

Font, fontaine, 218, 219.

—substantif féminin, abrégé de fontaine, 382.

For l'évêque, ou four l'évêque, 66.

Forfaire (se), 446.

Forment, fortement, 204.

Fort, invariable en genre, 227.

—invariable, selon l'Académie, dans se faire fort; cette opinion combattue, 370, 371.

Fourbissime, 507.

Fourmis, 97.

Frai (je), le livre des Rois n'emploie que cette forme contractée, 305.

Français (vieux). Voy. Langue.

France du moyen âge, était le foyer d'où la lumière rayonnait sur l'Europe civilisée, Introd., XXIX.

FRANÇOIS Ier, donnait l'exemple d'italianiser, et toute sa cour le suivait, 291.

Fransoués (les), les Francés, les Français, 297, 301.

Fremer, fremi, ancienne prononciation de fermer, fourmi, 30, 31.

Freté, ferté, fermeté, du latin firmitas, forteresse, 37, 201.

FURETIÈRE, raille l'Académie sur sa définition de l'oreille, 497.

—blâme qu'il jette sur le Dictionnaire de l'Académie, 498, 499.

Fus (je), primitivement je fui ou je fuid, 365.

Futurs syncopés, 210 et suiv.;—forme primitive du futur, Ibid.;—les deux formes usitées concurremment, 211, 212.

Futur du verbe être, j'esterai, j'esserai, je serai, 363 et suiv.

Fuvit, pour fuit, dans Ennius, 39, 115.

G.

G final, 48;—s'efface devant le d, 49;—durci en c, 45.

GABRIEUS (saint), 178.

GANELON, trahit les Français à Roncevaux, 118, 119;—condamné par le jugement de Dieu en la personne de Pinabel, son chevalier, 122.

Garçon, M. Ampère veut que ce soit un cas oblique de gars, 263;—est au nominatif, 264;—augmentatif de gars, emportait un sens défavorable, 264.

—signifiait un laquais, un écuyer, 443.

GARIN, si c'est un cas régime, 259.

Gars, avait un sens différent de celui de garçon, 263, 264;—le féminin, devenu une grossière injure, n'était jadis que la traduction de puella, 265.

Gas, gâçon, 23.

Gerra, gésira, 213.

Gésir (se), 444.

GN, sonnait simplement N, 11.

Grammaire, se prononçait grand-mère, 20.

des grammaires (la), admet une élision impossible là où il n'y a qu'un archaïsme, 229.

—donne comme des mots négatifs, rien, aucun, jamais, guères, personne, 505.

Grammaire française d'après les écrits de M. Victor Hugo, par M. LOUIS DIREY, 516.

Grammairiens, ne voient jamais que la langue écrite, et ne tiennent nul compte de la langue parlée, 87.

—de profession, n'ont qu'un seul procédé, et quel, 426, 427.

Grammairiens (ou soi-disant tels), leur insolence envers les grands écrivains; sont une cause de la décadence du français, Introd., XXXI.

Gramment, 203.

GRAMMONT, se prononce Grand-mont, 21.

Grand, invariable en genre, 228;—variable quand il suit le substantif ou qu'il en est séparé, 228.

Grand messe, grand route, grand faim, 226, 229.

Grandisme, pour grandissime, 352.

Grandissime, 354.

Grandson, grand sommet, 221.

Grasseyement, 22;—melle, paller, Challot, 27.

Grecs, nous ont transmis par les Latins une loi d'euphonie, 41;—employaient l'n finale euphonique additionnelle, 95.

Greignour, comparatif de grand, 349, 350.

GRINGOIRE (Pierre), 393;—a travaillé au Mystère de la Passion, Ibid. (note).

Grouiller, 337.

Gry (γρύ), une rognure d'ongle, servait en grec de terme de négation, 500.

Guastine ou wastine, 195.

Guères, c'est-à-dire beaucoup, mot positif, 505.

—Ménage le dérive d'avarus, et M. Ampère de l'allemand gar, 506 (note).

GUESSARD (M.), a relevé, d'après M. Ampère, dix-huit formes du cas régime, et n'a pas tout compté, 269.

Guet appens ou appensé, et non guet-à-pens, 324.

GUICHARD (M.), son édition du Petit Jehan de Saintré est la seule qu'on puisse lire désormais, 370.

GUILLAUME D'ORANGE, oncle ou frère de Vivien, 459 (note);—son discours à son cheval, 458;—confesse Vivien à l'agonie, et lui donne du pain bénit, 459.

GUISE (le duc de), complainte dont sa mort est le sujet, 472.

GUYENNE, mot corrompu pour Aquitaine, 150.

H.

H, servait à marquer la diérèse, 49;—aspirée, inconnue dans les mots dérivés du latin, 49 et suiv.;—aspirée dans haine, honte, etc., 52.

Haltisme, 353.

Harer les chiens, 395.

Havet de cuisine, 357.

Haz (je), je faz, forme primitive de je hais, je fais, 148, 149.

Héberger, hébreger, 33.

HELLEQUIN, 141.

HELLEQUIN, nom formé d'Élicamps, 460.

—devient le fantôme de Charles V, 462.

—devient le nom commun des revenants, 462.

Hellequinade, description d'une hellequinade dans le roman de Fauvel, 465, 466.

Hellequines, 466.

HÉLOÏSE, son vrai nom est Hélouis, 165.

Hémistiche, avait jadis tous les priviléges d'une fin de vers, 237, 238, 239.

—règle de l'hémistiche dans la versification du moyen âge, 474.

Her, hersoir, hier, hier soir, 155.

Heuse, houser, houseau, 181.

Hiatus, introduit dans la poésie de la seconde époque par l'oubli des usages de la première, 247;—proscrit de nouveau sous Louis XIII, 248.

—nos vers modernes en sont remplis, grâce à la prononciation, 286, 287;—il y en a de très-doux et de très-musicaux, 288;—absurdité de la règle qui les proscrit tous indistinctement, Ibid.

—n'existait ni en vers ni en prose dans le langage du moyen âge, 477 et suiv.

Hilum, le point noir empreint sur le pois chiche, 499.

Historiaus, Bible historiaus, 160.

HOMÈRE, fait la voyelle brève devant st, sk, 39.

Hôtel de Rambouillet, là se tenaient les bureaux de l'administration de la grammaire française, 318.

Housé, vieux mot qui signifie botté; l'Académie le traduit mal par crotté, 498.

How do you do, formule de salut traduite littéralement du français, 375.

HUEDES, EUDE, 173.

HUES, HUEDES, au nominatif, 261, 262;—à l'accusatif, 262.

HUGO (M.), sa distinction subtile et chimérique entre métal et métail, 322.

—affecte de parler toutes les langues, 515;—grammaire française publiée d'après ses œuvres, 516.

Huguenots (les), font une complainte sur le convoi du duc de Guise (1563), 472.

Huis, sonnait hus, 170.

Huit et uit, 50.

Hulleu, hurleur, rue de Hulleu, 28.

HUON DE BORDEAUX: M. Ampère prétend que Huon est au génitif comme Ciceronis, 260, 268;—exemples de Huon au nominatif, 260, 261, 262;—au cas régime, ibidem.

Hûreux, 171.

Hydrie, mauvaise plaisanterie du jésuite Bouhours sur hydrie et amphore, 318.

I.

I élidé, 114, 186, 187.

—ajouté à une voyelle, sert à en modifier l'accent, 147 à 160.

—long de l'infinitif latin conservé en français, 208.

—des mots latins changé en e français, 208;—moyen de reconnaître les mots formés à une bonne époque, Ibid.

Ie, équivalent à e simple, 154, 155;—sert à noter la terminaison des participes passés en é, 155, 156.

—note la terminaison des substantifs aujourd'hui en é, 156, 157.

—au milieu d'un mot sonnait é, 153, 154, 155.

Ier, finales en ier, 152, 153.

Ierre ou yerre, vraie forme du mot lierre, 200.

Il, pronom de la 3e personne, ne changeait jamais de forme, 388;—nous l'avons mal à propos remplacé par la forme du datif lui, 388.

Il, li, sont les deux moitiés de ille, 383.

Il a, pour il y a, l'y élidé, 185, 186.

Illec, vient du latin illuc, 388, 389.

Impardonnable, créé par Segrais, 318.

Imparfait en oi, 99.

—de l'indicatif. La forme en usage est syncopée, 208, 210;—forme primitive de l'imparfait calquée sur le latin, 209.

—du verbe être, se tirait d'abord des deux imparfaits eram et stabam; aujourd'hui dérive tout entier de stabam, 362.

Impatient du joug, 315.

Importer: je m'importe aussi légitime que je me souviens, quant à la logique, 429.

Improbation, immodération, infatuation, nés au XVIIe siècle, 313.

In, inter, étaient, traduits par en, entre;—conservés sous la forme latine comme dans instruire, interdire, témoignent de la formation moderne des mots, 208.

Index; on ne fera un bon dictionnaire qu'à l'aide des index, 520, 521;—indispensables dans la collection des Documents inédits de l'histoire de France, Introd., XX, XXV, XXVI.

Infinitifs terminés en er, ir, 41, 42.

Infinitifs à double finale en re et en er, 207.

Infinitifs syncopés, 204, 205 et suiv.

Infinitifs en ir et en oir, 207.

Influence italienne dès le temps de S. Louis, 356.

Insidieux, mot fait par Malherbe, 312.

Interjection (l'), réhabilitée et qualifiée oiseau-mouche du langage dans une grammaire dédiée à M. Victor Hugo, 516.

Intolérance, inexpérimenté, indévot, irréligieux, impardonnable, introduits au XVIIIe siècle, 316.

J.

J'ais, 98.

Jamais, souffrait la tmèse, 231, 232.

—c'est-à-dire, quelquefois, mot tout positif, 505.

Jardin des olives, M. F. Wey veut qu'on dise Jardin des oliviers; à tort, et pourquoi, 379.

J'avons, 291.

JEAN DE MEUNG, surnommé le père et inventeur de l'éloquence; ami de Dante; ses œuvres en prose, Introd., XXIV, XXV.

Jérusalem, Jérusalan, 62.

Jes, je les, 214.

Je sommes, 290.

Jésuites, l'abrégé de leur histoire déplacée dans un dictionnaire, 523.

Joene, joenesse, 174.

JOYEUSE, épée de Charlemagne, avait le poignée dorée et ciselée; origine de son nom, 341.

JUIFS, juis, 47.

June, juner; jeûne, jeûner, 171.

Jussienne (rue de la), c'est rue de (Ste.-Marie) l'Égyptienne, 396.

K.

K initial, 52.

KARLES ou KARLON, formes du cas régime aussi bien que du nominatif, 265.

K'es, ki's, qui les, 216, 218.

L.

L finale, 54;—après les voyelles a, e, o, 54, 55 et suiv.;—finale euphonique, 93.

—pénultième: ses droits paraissent à jamais prescrits dans le mot fils (filius), 279.

—supprimée, marque du cas régime; selon M. Ampère, 253.

L, M et N redoublées, 18.

La, forme du féminin employée concurremment avec le, 386.

LA BRUYÈRE, a nommé mal à propos, comme choses distinctes, le flou et la fleur de coin, 382.

LA FONTAINE, met une s euphonique à fourmi, à l'imitation des anciens, 97;—supprime, par archaïsme, l's finale des premières personnes, 99.

—ses prétentions à la noblesse, 15.

Laiens, la ens, 389.

LANDAIS (M. Napoléon), son Dictionnaire, 511, 512;—ses injures contre l'Université, 512 (note).

—son Dictionnaire renferme cent quarante mille mots prétendus français; c'est douze mille de plus que le Dictionnaire de l'Académie, 518.

—prétend noter la prononciation exactement par son orthographe particulière, 527.

Langage du peuple, conserve aujourd'hui les vestiges de notre ancienne langue, Introd., XVI.

Langage (étude du vieux), sera utile pour le langage moderne, Introd., XXX, XXXI;—comment aller du langage à l'écriture, Ibid., XVI.

Langue française, fondée avec une logique admirable, et défaite au hasard, Introd., XIX.

—ses trois périodes, 448;—entraves dont on l'a chargée sous prétexte de progrès; 421 et 422; 424.

—n'a point fait de progrès par rapport à l'euphonie, 481.

Langue (notre vieille), méprisée par Voltaire sur la foi de l'empereur Julien, Introd., X, XI;—il nous faut l'étudier, Ibid., XII;—ce n'est qu'en la possédant qu'on possédera la langue moderne, Ibid., XXXII;—nous les jugeons par les règles modernes, Ibid., XVIII;—réclame d'être enseignée dans des chaires publiques, Ibid., XXII;—était déjà au moyen âge la langue universelle, indispensable, Ibid., XXIX;—témoignage en sa faveur, Ibid., XXX.

LA RUE (l'abbé de), son opinion sur la place de la rime au milieu du vers, 476.

LAZARON, Lazare, 259.

Le, aussi féminin que li et la, 385, 386.

Léans, la ens, 389, 390.

LEBEUF (l'abbé), étymologie qu'il propose du nom de la rue du Grand-Hurleur, 29.

Lendemain, mot qui renferme son article, 199.

—mot vicieux; la vraie forme est endemain, l'endemain, et non, avec deux articles, le lendemain, 397.

Lequel, mot très-rare chez Molière, 403.

Lere, lire, 243.

LEROUX DE LINCY (M.), son édition des Cent Nouvelles citée, 307.

Lerrai (je), je laisserai, 213.

Les, forme constante de l'accusatif pluriel; 336.

—commun aux deux genres, 385;—marquait exclusivement l'accusatif pluriel, le nominatif étant li, 387.

Lésine, alesine, 390, 391.

Li, nominatif pluriel de l'article, distinct de l'accusatif les, 336.

—au féminin aussi bien qu'au masculin, 383, 384, 385;—forme du nominatif pluriel, l'accusatif était les, 387.

Li, prononciation populaire de lui, 297.

Liaison; la plus douce est celle qui se fait sur une liquide, 279.

Liberté, on prononçait libreté, comme de liberum, libre, 37.

Libertin, synonyme d'esprit fort, indévot, 316;—le sens primitif était favorable, 317.

Libreté, 37.

Lie, sonnait , et lie, 176, 177.

Lierre, mot qui renferme son article, 200.

Lieu, rimant à nului, 172.

Lin, par apocope, lignage, 221.

Linge, primitivement adjectif, 358.

Liperquam (faire du), 415.

Liquide transformée ou transposée, 26.

—substituée à l'autre dans almarie, armoire;—contralier, contrarier, 374 (note).

Liquides supprimées, 22.

Lo, aussi masculin que li, 386.

Loherain, Loheraine, comment doivent se prononcer, 49.

LOUIS, ne prend un u que depuis Louis XIII, 166.

Loyaument, 203.

LUCRÈCE, ne tient pas compte de l's, 39, 40.

LuiS, lui, devant une voyelle, 96.

Lut, lute, participe passé de lire, 113, 112, 345.

M.

M et N finales, 59;—redoublées au milieu d'un mot, étaient réparties entre les deux syllabes adjacentes 20.

M finale, marque du cas régime, selon M. Ampère, 258.

—figurative de la première personne du pluriel dans les verbes, 293.

MACCUS, personnage osque, le même que Polichinelle, 451, 452.

MADELAINE (la), tirade élégante qu'elle récite dans le Mystère de la Passion, 393.

MAIGRET, cité par rapport au b et à l'f muets, 11.

—atteste que l'a, de son temps, ne sonnait déjà plus dans saouler, 140.

Main (je), je mène, 222.

Main, syncope de matin, 198.

Mais, ma-ïs, 137.

Maise, syncope pour mauvaise, 202, 244.

MALBROU, est-il Anglais? est-ce un héros moderne? 470 et suiv.;—sa vogue prodigieuse, 471.

s'en vat en guerre, ce t justifié, 479.

MALBROU (chanson de), 106; justifiée, 109.

—ineptie des couplets ajoutés au fragment ancien, 482, 483;—qui en est le héros? 483;—paraît se retrouver dans le romancero général de Duran, 484.

—est probablement un fragment de quelque chanson de geste, 490.

—l'air de Malbrou d'origine arabe, 487, 488, 489;—ne se retrouve à aucune des chansons dont Marlborough a été le sujet, 489 (note).

MALHERBE, fait réformer l'orthographe du nom propre Loys, 163.

—prétendait apprendre tout son français des gens du port, Introd., XVI.

Malheure (à la), 507.

MAMBROU. Romance espagnole de Mambrou, 484, 485;—courait défigurée parmi le peuple, 486;—témoignage sur Mambrou ou Mambrun 487;—était peut-être un croisé français, 488.

MAMBRUN ou MAMBROU, 487.

Mameluc, mamelu, 45.

Manœuvrer ou manouvrer, employé dans la chanson de Roland, 309.

MARGUERITE, reine de Navarre, n'aspirait point l'h de haut, hautesse, 51.

MARIE-ANTOINETTE, met en vogue la chanson de Malbrou, 471.

MARLBOROUGH (le duc de Curchill de), mort à soixante-douze ans dans son lit, ne peut être le héros de la chanson de Malbrou, 482, 489;—chansonné en France, 489 (note).

MAROT, élide encore l'a, 183.

—ignorant dans la vieille langue, gâte le roman de la Rose en prétendant le rajeunir, 247.

MARTHE, son couplet rempli d'élégance dans le Mystère de la Passion, 394, 395.

MARTINE, justifiée de pas mis avec rien, par Molière lui-même, 502, 503, 504.

Martre, syncope de Martyrem, 201.

Masques de la comédie italienne, ont été l'objet de recherches superficielles, 468.

Matin, de matutine, par syncope, 199.

Mecine, médecine, 200.

Mecredi, bonne prononciation, et non mercredi, 25.

MEIGRET ou MEYGRET. Voy. MAIGRET.

Méisme, en trois syllabes, syncope de medesimo, 103, 142, 201.

Mellor (melior), 350.

Mellusine, mère Lusine ou des Lusignan, 29.

Membré ou membru, épithète fréquente des héros du moyen âge, 488.

Même, adjectif on adverbe; distinction chimérique: il est toujours adverbe, 103.

MEN, mien, 154.

MÉNAGE, veut qu'on prononce un anneau pour un agneau, 15.

—son opinion sur le mot éprevier, 36;—sur for l'évêque, 67;—son avis sur l'origine de l'x final des pluriels, 75.

—veut qu'on dise l'Ile de Cypre et poudre de Chypre, 134;—dérive Pandore de mandore, 135;—discute si l'on doit dire aigu ou agu, 151.

—veut qu'on écrive cicogne sans i, et roignons avec un i, 162.

—admet fesant et non faisant, parce que c'est la prononciation du peuple parisien, 305;—admet par la même raison nentilles et de la castonnade, 306.

—veut qu'on prononce pié à terre, et qu'on écrive à tor et à travers, 278.

—son étymologie ridicule d'Arlequin, 453;—loué comme versé profondément dans les origines de notre langue, 453.

—dérive trou (de chou) de thyrsus, 436.

Menour, comparatif de petit, 349.

Menut (menu), 346.

Mer, rimait à aimer très-exactement, 68.

Merlan, mellan, 28.

Mesme et mesmes, 100, 101 et suiv.

Mesnie Hellequin, citée dans Raoul de Presles, Pierre de Blois, Guillaume de Paris, 461, 462.

—son apparition à Richard sans Peur, 463, 464;—son nom passe en proverbe injurieux, 464, 465.

Mestier, de ministerium, 201.

Métail, 320 et suiv.

Mi, milieu, 218.

—abrév. de milieu, 411;—exemples de mi, 411, 412.

MICHEL (Jean), désigné par Lacroix du Maine comme l'auteur du Mystère de la Passion, ce qui ne peut être, 393 (note).

MICHIEUS (saint), 178.

Mie, forme une négation composée avec ne, 500.

—pour amie, mot créé par une erreur d'orthographe, 343.

Milites Hellequini, 461, 462.

MOLIÈRE, le mot auquel ne se rencontre que deux fois à peine dans ses œuvres, il se sert de , 403.

—emploie parmi, contrairement à la règle de l'Académie, 413.

—a mis souvent pas avec rien, 503.

—emploie dedans, dessus, davantage, comme adverbes et comme prépositions, 507, 508.

Momon, jouer, porter un momon, 507.

MOMORENCY, 60.

Mont, mo, 59.

MONTAIGNE, doit se prononcer sans i, aussi bien que Champaigne, 152.

—cité, 106, 107.

MOREVEL, MAUREVEL, 59, 60.

Mosieu, 59.

Mots, combien notre langue en contient-elle? 517.

MOULINEAUX-SUR-SEINE, château de Richard sans Peur, 463.

Mourir, verbe actif, 446;—se mourir, Ibid.

Moustier, de monasterium, 201.

Multiplicité des formes écrites, quelle en est la cause, Introd., XIII;—on ne peut en conclure la multiplicité des formes parlées, Ibid., XV.

Multitudine, 195.

Mutisme complet des consonnes finales démontré par les rimes, 82, 83, 84, 85, 86, 87.

Mystères, 392, 495;—le Mystère de la Passion connu dès 1402; retouché successivement: Gringoire y a travaillé, 393 (note);—exemples de la versification d'un mystère, 393, 394, 395.

N.

N finale euphonique, 95.

—ajoutée à la fin d'un mot, marque du cas régime, selon M. Ampère, 253.

—caractérise la 3e pers. du pluriel dans les verbes, 294.

Négation, ellipse de la négation. (Voy. Ellipse.)

Négations, rareté des mots qui servent exclusivement à nier, 499;—en grec, en latin, en français, 499, 500.

Nen o ne non, ni oui ni non, 95.

Nenni, véritable prononciation de ce mot, 21;—nennil, 93.

Nes, ne les, 214, 215.

Nihil, négation artificielle composée de ne et de hilum, 499, 500.

NINIVEN, 259.

NODIER, partage l'erreur de Voltaire sur la barbarie prétendue de l'ancien langage, 2;—jugé comme linguiste, 3.

—et son école, se sont fourvoyés dans la querelle qu'ils font à Voltaire sur l'orthographe, 307.

—comprenait mal la question des imparfaits notés par oi ou par ai, 300, 304.

Nombres ordinaux, 203.

Nominatifs, deux nominatifs juxtaposés exprimaient le rapport de possession de l'un à l'autre, aujourd'hui marqué par le génitif, 266 et suiv.

Noms propres terminés par en ou an, 62, 63.

—argument sans valeur dans la question des terminaisons, et pourquoi, 258;—diminutifs ou augmentatifs en in, en on, en ot: Colin, Robin, Pierron, Pierrot, etc., indiqués par M. Ampère comme des cas régimes de Colas, Robert, Pierre, etc., 259, 260, 263.

—doivent être exclus du dictionnaire de la langue, 524.

Non fait, 369.

Normands, prononcent par è ouvert les finales en é fermé, 158.

Nos, vos, notre, votre, 219, 220.

Notre-Dame de Paris, roman de M. V. Hugo, 395.

Nous, il, manières modestes de remplacer le je, qui est trop orgueilleux, 292.

Nului rimant à lieu, 172.

O.

O ou od, avec, 330.

—suivi de l, sonnait ou, 57.

—naturellement long et fermé, 159.

—suivi de r, 66.

O, od, avec, 114.

—mots terminés en o, 189;—o final s'élidait, 190.

—suivi d'une autre voyelle, sonnait ou, 164.

—des substantifs latins changé en ou ou en eu dans les dérivés français, 181.

Obscénité, mot raillé par Molière, 315.

OCHOA (don E. de), s'est laissé induire en erreur sur la date d'une pièce du Romancero, 484.

Ode, créé par Ronsard, 317.

OE, par diérèse, o-é, 145.

—servait à noter le son eu, 173, 174.

OE, à la fin des mots, sonnait oue, 164.

OGIER LE DANOIS, origine de ce surnom, 396-399.

Ogre de Barbarie, 401.

Ogres, prononciation primitive de orgues, 400.

Ohe, notation allemande, prononcé au très-long et mouillé, comme dans Hohenlohe, 49.

Oi, par diérèse, o-ï, 145.

—si l'on doit écrire avec ou sans i les mots cicogne, rognons, éloigner, témoigner, etc., 161, 162.

—a sonné par diérèse o-i, puis o ouvert, puis oué, puis oi, comme dans poix, François, 177.

—prononcé oa dans roi, moi, etc., prononciation du temps de Henri III, 291, 297, 298.

—dans les imparfaits notés par ai avant la naissance de Voltaire, 300;—le livre des Rois les écrit par oué, 303.

—sonnait oué très-bref, 301;—histoire rimant à douaire; paroisse à pécheresse; étoiles à demoiselles, 301, 302, 303.

Oïl, langue d'oïl, 94;—oui, ou-i, 94.

Olive, nom commun autrefois à l'arbre et au fruit, 379, 380;—Jardin des Olives, cette locution n'a rien de choquant, 379.

Olivier, mot de formation récente, 373.

Ondre, ongement, pour oindre, oignement, 163.

On z'a, on z'entra, 299.

Onze, onzième, aspirés mal à propos, 51.

Orange, paraît avoir été autrefois le nom commun à l'arbre et au fruit, comme grenade, olive, 379, 380.

Ordene, 196.

ORELL (M.), ses travaux sur le vieux français, 249.

Orer, première forme de dorer, 341, 342.

Orgenes, orgues, 196, 400, 401.

Orgue de Barbarie, David en jouait en dansant devant l'arche, 400.

Orgues, pourquoi est-il masculin au singulier et féminin au pluriel? 399;—le premier orgue qu'on vit en France, envoyé à Pépin par Constantin Copronyme en 757, était un orgue de Barbarie, 400.

Orine, pour origine, syncope d'originem, 195.

Orthographe moderne, ses vices, 88.

—de Voltaire, 300-308;—adoptée par l'Académie en 1835, cent soixante ans après qu'elle avait été proposée par Bérain, 305.

—toute orthographe repose sur des conventions, Introd., VIII, IX;—conditions d'une bonne orthographe, Ibid., IX.

—Discordances d'orthographe, servent à constater les lois de la prononciation, Introd., XVIII.

Ost (armée), primitivement féminin, devenu masculin par l'équivoque de l'article élidé, 386.

Ostiné, 10.

OU, par diérèse, o-ü, 145.

—n'est point une diphthongue en latin, 129.

Ou de l'infinitif se change en eu à l'indicatif, 179, 180.

OU, EU, se remplaçant, 179.

, avait jadis un emploi beaucoup plus considérable qu'aujourd'hui, 401 et suiv.;—Molière emploie toujours pour auquel, 403;— dans un sens moral, selon l'Académie, 405.

—remplaçait au XVIIe siècle ces locutions traînantes, dans lequel, par laquelle, etc., 405;—règle pour l'emploi des trois termes corrélatifs a, y, , 406;—nécessité de reprendre l'usage ancien de , 405.

Oubli (se mettre en), 447.

Oublier (s'), 447.

Oue, oie, la rue aux Oues, comment est devenue la rue aux Ours, 65, 66.

Outre-mer, quand il s'agit d'Ogier, ne signifie que outre-Meuse, 398.

Ove, oue, avec, 331.

P.

P final, 63.

—suivi d'un t dans le même mot, s'efface, 64.

PANNICULUS, personnage des mimes, dont on a voulu faire le type d'Arlequin, 452, 453.

PANTALÉON (saint), patron favori des Vénitiens, 469 (note).

PANTALON, masque vénitien; origine de son nom, 469.

Par, sa force en composition, 235, 236;—encore usité en anglais, 237.

—joint à un adjectif, par hardi, 410;—par trop, ibid.

—souffrait la tmèse dans un emploi qu'il a perdu, 231, 235, 236.

parmi, 407;—par lui, par elle, 407, 408;—A ou E par soi, 409.

de par le roi, on devrait écrire avec un t: de part le roi, 410;—abréviation de parmi, 413.

Parasine, dans Rabelais; il faut lire porasine, 161.

Parhardi, 144.

Parmi, règle arbitraire prescrite par l'Académie, 411;—il faut reprendre l'ancien usage de parmi, 414.

Parra, paraîtra, 213.

Par, à part; on devrait écrire sans t, à par, 408, 409.

Participe passé en u, 144, 145.

—passif, terminé en ut, ute, 344, 345.

Par trop, explication de cette locution, 236.

Pas, forme une négation composée avec ne, 500;—pas mis avec rien, 502, 503, 504.

Pasmer (se), 445, 446;—Corneille et Molière ont voulu retrancher le pronom réfléchi, 445.

Passionner et se passionner; Vaugelas rejette le premier dans le sens de aimer passionnément, 315.

Patois, ennoblis sous le titre de dialectes, 270;—l'étude en serait intéressante et profitable, mais elle offre de grandes difficultés; pourquoi, 272. (Voy. Dialectes.)

Patois des paysans de comédie, 289, 300;—n'est que l'ancienne langue populaire, 299.

PATRICE (saint), patron des Irlandais, 469 (note).

Patrie, mot expulsé par la politique et remplacé par le pays, 417, 418.

Patrons, chaque pays a ses patrons de prédilection, 469.

Pavé, comment l'Académie définit un pavé, 497.

Pays, sens légitime de ce mot, 417.

pays légal (le), locution barbare qui a remplace le mot patrie dans le style parlementaire, 417.

Paysans, originairement les gens d'un pays, ville ou village, 418.

Pékin, voy. Péquin.

PELLETIER (Jacques) du Mans, son témoignage sur le t intercalaire, 107;—son avis sur l'origine de l'x substitué à l's comme finale des pluriels, 75.

—fut le premier qui s'avisa de vouloir conformer l'orthographe à la prononciation, 302, 303.

Peor (pejor), pire, 350.

Péquin, 414, 415.

Périodes, trois périodes en notre langue, 448.

Personne, c'est-à-dire, quelqu'un, mot tout positif, 505.

Pertuis, sonnait pertus, 170.

Pesme, contraction de pessime, 202, 352, 353.

Peu s'en faut que ne; on disait jadis à peu, 418, 419.

Peuple, sa ténacité à ses vieilles habitudes, 289;—subit à la longue l'influence de la classe supérieure, Ibid.

PICARDIE, influence de sa prononciation, 33;—prononce le ch dur comme le k, avec raison, 53.

Picards, ont gardé la prononciation primitive du ch, 53, 54.

Pièça, pièce a, en italien, c'è un pezzo, 423, 424.

PIERRE (S.), se prononçait S. Père, 153, 154.

PIERROT, doit avoir fait partie de la mesnie Hellequin, 467;—représente le fantôme blanc, et Arlequin le fantôme noir, Ibid.,—doit avoir figuré dans les processions dramatiques du roi René, 468;—n'est pas d'origine italienne, 469.

Pigeonne, créé par mademoiselle de Scudéry, 318.

Pindariser, verbe créé par Ronsard, 317.

Piqueux, porteux, etc., 69.

Pis (je);—je sis;—et pis;—pisque;—de pis;—li; 297.

Pité, pitié, 156.

Piteable, pitoyable, 156.

Plan, pour une collection de textes représentant l'histoire de la langue, Introd., XXII et suiv.

PLAUTE, élide l'e initial de est, 185.

Pléiade des romanciers à la cour de Henri II d'Angleterre, Introd., XXIII.

Plouviner, 115.

Plumeux, créé par Desmarets, 318.

Pluriel, 3e personne du pluriel aujourd'hui en ent, jadis en ont: ils aimont, ils lisont, etc., 295.

—verbe au pluriel joint à un pronom au singulier, 290;—pronom au pluriel joint à un participe au singulier, 292.

—1re personne du pluriel des verbes aujourd'hui en ons, jadis en omes, 293, 294.

Pœniteor, se trouve dans S. Jérôme, 429 (note).

Poésie, comment elle s'est appauvrie en se perfectionnant, 248.

Poëtes, leur influence sur la formation de la langue, 245;—ce qu'il y aurait à faire pour les étudier utilement, Ibid.

—latins, maintenant la voyelle brève devant st, sp, sc, 70.

Poing, se prononçait pong, 163.

Point, forme une négation composée avec ne, 500.

POITRINE (madame), nourrice du Dauphin, chante la chanson de Malbrou, 471.

POLICHINELLE, connu des anciens sous le nom de Marcus, 451;—étymologie de son nom moderne, et origine de son bredouillement, Ibid.

Politique, la politique nous gâte notre langue française, 417.

Pooir, pouvoir, 115.

Porasine (poix raisine), c'est comme il faut lire au chapitre 13, livre IV de Pantagruel, et non, comme portent toutes les éditions, parasine, 161.

PORT-ROYAL, a fourni son contingent de mots nouveaux, 318, 319.

Potage, n'est pas la soupe, 493.

Pouete, pouesie, ancienne prononciation, 164.

Poultre (pullitra), jument non saillie, 356.

Poverté, povreté, 37.

Précieuses, réformaient ce qu'elles ne comprenaient pas, 3, 4.

Premier que lui, dans Molière, 508.

PresqueS, 102.

Prétérits syncopés, 210, 365.

Preux, au féminin, 229.

Prins, pris, 86.

PRISCIEN, son témoignage sur la suppression de l's, 38.

Procession de la Fête-Dieu, à Aix, instituée par le roi René, 467.

Professeur, ce mot tend à remplacer le mot maître, 415, 416;—distinction entre le maître et le professeur, 416.

—de canne, 417.

Progrès des modernes dans la versification, en quoi il consiste, 288.

Pronom de la troisième personne, substitué à celui de la première pour plus de modestie, 291.

Pronoms il, el; comment se prononçaient, 479, 480.

Prononciation; il y avait deux prononciations, l'une familière et l'autre d'apparat, 282.

—c'est une puérilité de prétendre la noter, 527.

—ancienne, plus douce que la moderne; pourquoi, 89.

—moderne; combien elle est mauvaise et inconséquente, 88.

—du peuple; à quelle condition elle peut servir de guide, 305.

Propositions, l'histoire des cinq propositions n'est pas à sa place dans un dictionnaire, 523.

Prosateur, créé par Ménage; critique injuste de Bouhours, 314.

Prose, née au XVe siècle, et rivalisant la poésie, 246.

Prospreté, prospérité, 201.

Prou, preu, profit, 219.

Proussime (proximus), 353.

Proverbes, méritent d'être recueillis dans un dictionnaire spécial, 524.

Prusme, contraction de proussime (proximus), 253.

Pudeur, créé par Desportes.

Q.

Q final muet, 65.

Quatorzième siècle, époque de malheurs qui bouleversent la littérature française, 246;—substitue dans la littérature la prose à la poésie, Ibid.

QuatreS, 104, 105, 106.

—officiers, 479.

Que, redondant dans quelque que, 421.

—après davantage, 424 et suiv., 508.

—après le comparatif, plus ancien que la forme italienne de, 355.

Quel, queu, 55;—qué, 57.

—invariable en genre, 480.

Quelque, les grammairiens distinguent trois espèces de quelque, 421.

Quelque… que, la vraie locution est quel… que, 419, 420, 421.

Quem, sonnait kan, 54.

Queu, prononciation de quel, 172.

Queu diable, 55.

Quelqu'un, queuques uns, 55, 56.

Quiconque, son étymologie, 188.

Qui et li élidés, 188.

Qui que ce soit qui, expression barbare, 419;—l'ancienne expression qui… qui, ou qui que, 422.

—donné par l'Académie comme une locution négative, 505 (note).

Qui qui, formule remplacée par qui que ce soit qui, 188;—qui qu'en poist, 422 et 189.

Quincampoix (rue), signification de ce nom, 189.

Quinzième siècle, n'a pas compris le XIIIe et n'a pas été compris du XVIe, 247.

QuiS a, 188.

R.

R pénultième, ses droits peuvent être défendus, comme dans mor affreuse, discour écrit, 279, 280.

—finale muette, 65;—après a et o, les modifie en au et ou, 66;—tombait par le grasseyement en allongeant la voyelle précédente, 67;—précédée de l'e, 67, 68.

—transposée, 30.

—transposée produit les trois formes dur, dru, rude, 360.

—transposée dans le mot orgues, 400.

RACINE, avait pour armes parlantes un rat et un cygne, 16.

RABELAIS, déteste les faiseurs de rébus, 56.

RAMUS, distingue le V de l'U, 71.

Rapport, sous le rapport de… sous un certain rapport… 509, 510.

sous le rapport de… pour exprimer par rapport à, à l'égard de…, affreux néologisme consacré par l'Académie, 432.

Rapport du caractère écrit au son, la nature n'a aucune loi qui serve à le déterminer, Introd., VI.

RAYNOUARD (M.), a donné trop d'extension à son système de la langue romane, 250;—a trouvé sa célèbre règle de l's dans une grammaire provençale, 251;—M. Ampère développe jusqu'à l'abus une de ses idées, 250, 251.

Réformateurs de l'orthographe, Introd., VII.

Refrain de la chanson de Malbrou, 476 (note).

REGNIER, comme Malherbe se faisait une autorité du langage du peuple, Introd., XVI.

Règle pour la prononciation des doubles consonnes finales au singulier et au pluriel, 278, 279.

Renaissance, nouveau en 1675, 315.

Renard, nom propre devenu nom commun; roman de Renart, 12 et 13.

Ren, rien, 154.

RENÉ (le roi), institue la procession de la Fête-Dieu, à Aix, en 1474, 467;—nous lui sommes redevables d'Arlequin et de Pierrot, 468.

Rengréger, 350.

Repens (je me), 428, 429.

Repentir (se), 445.

Rere guarde, arrière-garde, 197.

Retrousser, charger de nouveau, 438.

Rhume, était jadis du féminin, la rhume, 243.

Rian, bian, 296.

RICHARD SANS PEUR, rencontre la mesnie Hellequin, 463.

Rien, chose, quelque chose, 500, 501;—Rien, mis avec pas, 502, 503, 504.

Rime, auxiliaire puissant de nos recherches, Introd., XVIII.

—riche; on donne souvent ce nom à une rime fausse, 284.

—facilité de la rime dans la versification primitive, 123;—raffinements qui ont retiré la versification des mains du peuple, 124.

Rimes en i, prouvent que les consonnes finales n'avaient point d'action rétrograde sur la voyelle précédente, 81, 83, 84, 85, 86;—le roman de Garin est presque tout entier sur la rime en i, 84.

—fausses rimes autrefois exactes, 68, 69.

ROEDERER (M.), a trop vanté les services de la société polie, 4.

ROHAN; la reine de Navarre écrit toujours Rouhan, 165.

Rois (le livre des), texte mêlé de vers et de prose, 243 (note).

ROLAND (chanson ou poëme de); extraits, 117 et suiv.

—étymologie de ce nom, 205 (note);—on devrait prononcer Roulant, 206.

Romans des douze pairs, étaient continuellement retouchés, 396.

RONSARD, permet l's euphonique à la 1re pers. de l'imparfait en oir, 99.

ROUSSEAU (J. J.), emploie le mot mie, barbarisme pour amie, 343.

Routine (la), procédé naturel de l'esprit humain, Introd., VII.

Royal, invariable en genre, 227.

Ru, ruisseau, 220.

Rudement, se dit encore en Picardie pour marquer l'abondance, l'idée du superlatif, 361.

Rue aux Oues, c'est-à-dire aux Oies, comment est devenue la rue aux Ours, 65, 66.

Rue de la Jussienne, ce que signifie ce nom, 396.

Rue du Grand Hurleur, et non de hue-le, 28.

Rue Tiquetonne, est la rue Qui qu'entonne, 189.

Rue Quincampoix, est la rue Qui qu'en poist, 189.

S.

S finale, 69;—finale euphonique intercalaire, 96, 97 et suiv.

—supprimée, 40;—précédée d'une liquide l ou r, à la fin des mots, ne sonne pas sur l'initiale suivante, 82.

—règle de l's, 97, 250, 251.

—finale, comment on la prononce au Théâtre-Français, 280;—était supprimée dans les pluriels à terminaison féminine, 280, 281.

—donnée à que, par les grammairiens, dans quelque que, 421.

SACCHINI, comment il a chanté des vers de douze syllabes, 475.

Sagacité, créé au XVIIe siècle, 313.

Saint Lis, saint NECTAIRE. Voy. SENLIS, SENNETERRE.

Saintissime, pour sanctisme, 352.

SAINTRÉ (le PETIT JEHAN DE), a servi de modèle au page du Mariage de Figaro, 369, 370.

Sanglier, bouclier, et autres mots en ier, pourquoi n'étaient que de deux syllabes, et sans blesser l'oreille, 152, 153.

Sans que, suivi d'un verbe à l'indicatif dans Molière et dans la Fontaine, 508.

Sarqueu, ancienne prononciation de cercueil, 58.

Saume, sautier, 8.

SAUNEY, diminutif d'Alexandre, nom de baptême très-commun en Écosse, 469 (note).

Saus, sous, pour la rime, 240.

Se, le, même devant une consonne, souffrent une espèce d'élision, 216, 217.

Sec et sel, sonnaient , 44.

Sedme, septième, 64.

SENLIS, saint Lis, 151.

SENNETERRE, saint Nectaire, 151.

Senon, sinon, souffrait la tmèse, 231, 232.

Serai (je), pour j'esserai ou j'esterai, 365.

Ses, se les (si les), 216.

SÉVIGNÉ (madame de), emploie à contre-sens le mot chape-chute, 344.

Séyu, un sureau, en picard, 143.

Si fait, 369.

Sigmatisme, 40 (note).

Si's, si les, 216.

Sommet, forme antérieure à som, 222.

Sonner le mot (ne), expression du XIe siècle, 310.

Soupe, confondue par l'Académie avec le potage, 492;—sens de l'espagnol sopa; 493.

Sous, sur, se confondaient jadis à l'oreille, 430, 431.

Sous le rapport de, néologisme barbare autorisé par l'Académie, 509, 510, 432. (voy. Rapport.)

Sous peine de mort et sur peine de mort, locutions équivalentes; leur origine, 431.

Souvenir (se), la bonne locution est il me souvient, 427, 428.

SPAVENTO, masque napolitain, 469.

Spencer; M. Nap. Landais veut qu'on dise sphincter, 522.

Sublimité, créé par Chapelain, 314.

Substantifs autrefois en ie, ont fourni deux classes à la langue moderne, ceux en é et ceux en , 157.

—français, formés, non du nominatif, mais de l'accusatif latin, 194, 502 (note).

Suer, sœur, 173.

SULPICE (saint), ou SUPLICE, 32.

Sum, som, son, le sommet, 221.

Superlatifs en issime, 350 et suiv.;—niés par le père Bouhours, 351.

Sur peine de…, locution omise par l'Académie, 431.

Sus (je), pour je suis, prononciation picarde, 169.

Syncope dans les noms, 193.

—dans les verbes, 204. condition qui a déterminé les finales diverses de nos infinitifs, 206.

—des infinitifs, 205 et suiv.;—des imparfaits, 208 et suiv.;—des prétérits, 210 et suiv.;—des futurs, Ibid.

T.

T final, toujours effacé, 70;—T précédé d'une s, prévaut sur elle, 71;—T final euphonique ajouté aux substantifs et participes en u, 118.

—ou D euphonique, se suppléant indifféremment, 112.

—intercalaire dans appelle-t-on, 88, 90, 107, 108, 111;—on a disputé mal à propos sur cette qualification d'euphonique, 107;—final intercalaire, n'empêchait pas l'élision, 111, 112.

—final ajouté, marque du cas régime, selon M. Ampère, 253, 258.

—supprimé par Voltaire dans les pluriels en ants, 306.

TAILLEFER, chantait la chanson de Roland à la bataille d'Hastings, 364.

Talent, faire son talent, 240.

TALMA, sonnait le c et le t de respect humain, 279.

Tandis, accusatif absolu comme toujours, 241;—c'est Vaugelas qui s'est avisé d'y joindre le que, Ibid.

Tant seulement, 299.

Tante, formé d'amita, 342.

Tapin, tapinois (en), 312.

Tel quel, invariables en genre, 227.

Tempest, pour la rime, tempête, 242.

Terminaisons altérées pour le besoin de la rime, 239, 240 et suiv.

Tes, te les, 214.

Testonner, têtonner, 70.

Teuse, touse, toux, pour la rime, 240, 241.

Textes de langues, indispensables pour servir de base à un bon dictionnaire, 519; Introd., XXVI.

THIERRY D'ARDENNE, vainqueur de Pinabel, 122.

—ou le Danois (l'Adanois), oncle d'Ogier, 397, 398.

Tiquetonne (rue), signification de ce nom, 189.

Tmèse (de la), 231.

Toujou, 296.

Tout et tuit employés concurremment, 433, 434.

Tozdis, toudis (toujours), 241.

Tra, apocope, pour trahi, 244.

Traduction orale, plus fidèle que l'écriture, 128.

Tré, cherchez par très les mots composés qui commencent ainsi, par exemple, tréfiler, trépas, etc.

Treizième siècle (le), est pour notre vieille littérature ce que le siècle de Louis XIV est pour les temps modernes, Introd., XXIV.

Tremper une harpe, 37.

Très, en composition, 432 et suiv.

—mots où il entre comme racine. 433 à 436.

Tresaller, 435.

Tresfiler, tresfilerie, 435.

Tresfond, 434.

Trespas, 434.

Trespenser, 435.

Tresprendre, 435.

Tressaillir, 434.

Trestourner, 434.

Trestous, 433.

Trestrembler, 435.

Treuve, 180, 181.

TRÉVOUX, donne pour étymologie à flouet, fluxæ et non firmæ sanitatis, ridiculement, 382.

Triolets, dans le Mystère de la Passion, 392, 393.

Troie, trois, pour la rime, 240.

Trol ou trox, voyez Trou.

Tronçon, employé concurremment avec trou (de truncus), 437.

Trou de chou, de pomme, 436, 437;—trou vient de truncus, et signifie tronçon, 437;—trou de lance, Ibid.

Trousse, ce dans quoi l'on porte;—vêtement de page, 439, 440.

Troussel, valise, porte-manteau, 439.

Trousseau de mariée, trousseau de clefs, 439.

Trousser, mal défini par l'Académie, 438;—signifie charger, 438, 439;—trousser en malle, Ibid.;—trousser bagage, 439.

Tuit, employé concurremment avec tout, 433, 434.

TUROLD, gouverneur de Guillaume le Conquérant, auteur de la chanson de Roland, 117.

TURPIN (l'archevêque), mourant, pansé par Roland, 215.

—sa harangue aux soldats qu'il bénit avant la bataille de Roncevaux, 364.

U.

U, jusqu'au milieu du XVIe siècle n'eut pas de figure distincte du V, 71.

—voyelle, les éditeurs d'anciens textes ont pris sur eux de le distinguer de l'u consonne (v) mal à propos, 71, 294 (note).

—pourquoi s'élidait rarement, 191;—le peuple l'élide toujours dans tu as, Ibid.

—M. Ampère croit qu'il sonnait autrefois comme aujourd'hui, 166;—sonnait ou dans l'origine, 166, 167, 168.

Ui, valeur de cette notation, 168 et suiv.

ULSTAN (saint), évêque de Vigorgne à la fin du XIe siècle, banni du conseil du roi parce qu'il ignorait le français, Introd., XXIX.

Unité du langage, comment il faut ramener la multiplicité des formes écrites, Introd., XV.

Unité de direction nécessaire dans la collection des Documents inédits de l'histoire de France, Introd., XXVI.

UnS, uneS, au singulier, 104.

Urbanité, nouveau du temps de Balzac, qui n'en est pas le père, 313.

V.

V euphonique, 114, 115, 116.

—commençant deux syllabes consécutives; cause de syncope, 224.

Vaillant, invariable en genre, 229.

Vais (je) ou je vas, pourquoi cette double forme, 152.

Vaisselle plate, 496.

Valet ou varlet, étymologie de ce mot, 25.

—a désigné dans l'origine le fils d'un prince ou d'un gentilhomme, 309.

—diminutif de vassal, 441, 442;—valets, au jeu de cartes, sont les fils des rois, 442;—le sens moderne de valet était exprimé par garçon, 443.

Vallot, pour rimer, au lieu de valet, 243.

Vassal et vasselage, ont signifié brave et bravoure, 309.

Vassal, le sens primitif est brave, courageux, 440, 441.

Vassalment (vassaument), vaillamment, 441.

Vasselage, signifiait valeur, bravoure, 441.

Vaste, saint Évremond a fait une dissertation sur ce mot, 317.

Vat (il) en guerre, justifié, 109.

VAUGELAS, motif qu'il assigne de l'aspiration de l'h dans héros, 50.

—décide qu'il faut dire je hais, 133.

—veut qu'on prononce Chypre et non Cypre, 134.

—est le premier qui ait prescrit le que après tandis, 241.

—rejette passionner dans le sens d'aimer avec passion, 315.

Vehue (la), la vue, 243.

Veir (voir) en deux syllabes, 143.

Veneur (le grand) de Fontainebleau, n'est autre que Hellequin, 462.

Verbes qui ayant à la forme de l'infinitif ou, le changent en eu à l'indicatif, 180.

Verbes réfléchis, affectionnés de nos pères, 443 à 447.

Vermeu, ancienne prononciation de vermeil, 59.

Vers de Racine dans la bouche d'un homme du moyen âge, 285.

—estropiés par la prononciation moderne, 284, 285.

Versification (ancienne), ses priviléges réduits à deux, 237.

—(moderne), pleine d'hiatus, de vers faux et de rimes fausses, 277 et suiv.

—à quel degré d'habileté on la voit portée dans un mystère du XVe siècle, 393, 394, 395.

Vert, invariable en genre, 227.

Verté, vérité, 201.

Vertu, vretu, 37.

Vestiges de l'ancien langage, conservés dans la langue moderne, où elles apparaissent comme des bizarreries et des inconséquences, Introd., X, XVI.

VestuS ert, 100.

Vez-ci, voici, souffrait la tmèse, 231, 232, 234, 235.

VIALARDI, auteur d'une satire contre les avares, intitulée la Compagnia dell' Alesina, d'où est venu le mot lésine, 390, 391.

Vidame (vice dominus), comme viroy ou visroy, 348.

VILLON, emploie indifféremment mesme ou mesmes, avec ou sans s, 101.

—tour qu'il joue au sacristain des cordeliers de Saint-Maixant, 357.

VIRGILE, ne tient pas toujours compte de l's, 38.

Virginal, invariable en genre, 227.

Virgine, vierge, syncope de virginem, 194.

Vis, visage, 218.

VIVIEN, Vivian, 61.

—meurt dans la bataille d'Arlescamps, 459, 460;—frère ou neveu de Guillaume d'Orange, 459 (note).

Vocabulaires techniques, excellents témoins du vieil usage, 69.

Voir, de verus, 36.

VOLTAIRE, a traité avec trop de mépris notre vieille langue, sur la foi de l'empereur Julien, Introd., X.

—son opinion sur la barbarie de l'ancien langage, 1, 87.

—se trompe sur la prononciation du p dans loup, 63;—blâmé à tort d'avoir supprimé le p de temps, 64;—supprime avec raison le t au pluriel dans les terminaisons en ant, 81.

—attribue aux barbares l'habitude d'abréger les mots, 193.

—se trompe au sujet des sons en oin, 164.

—accusé d'avoir corrompu l'ancienne orthographe en supprimant le t des pluriels, 306;—son instinct s'est rencontré juste avec les créateurs de notre langue, 307.

—de l'orthographe de Voltaire, 300, 308;—double erreur de ses adversaires sur la question des oi et des ai, 304;—l'orthographe de Voltaire proposée dès 1675 par Bérain, avocat rouennais, 304.

—s'est moqué de la formule anglaise, How do you do? sans soupçonner que c'était une ancienne formule française, 376.

—rédige pour l'Académie le plan d'un dictionnaire, 518;—ce plan est encore le meilleur et le plus complet, 520;—voulait mettre les étymologies dans le dictionnaire, 518, 521.

Voyelles, on en prévenait le concours avec autant de soin que celui des consonnes, 90.

—simples, 147;—leur valeur individuelle, 148.

—françaises substituées aux latines, d'après quelles lois, 208.

Vreté, verté, vérité, 201. (Voy. Freté.)

W.

Wastine, on Guastine, désert, du latin vastitudinem, 195;—employé concurremment avec désert, Ibid. (note).

WEY (M. Francis), son argument contre un point de l'orthographe de Voltaire, 306.

—reprend les expressions fleur d'orange, et Jardin des olives, à tort, 377 à 381;—blâme l'Académie d'avoir mal défini le mot fleurer, à tort, 380;—emploie souvent sous le rapport de, 432;—trop prompt à condamner d'incorrection le style de Voltaire, Ibid.

X.

X, représente deux ss, 72;—précédé d'une voyelle a, o, e, lui donne le son d'une diphtongue, 73;—son origine comme finale des pluriels, 75.

Y.

Y, s'élidait dans il y a, 185, 186.

Ydles, idoles, 203.

Z.

Z, final, donne le son fermé à l'e qui le précède, 75, 76.

FIN DE L'INDEX.

Note sur la transcription électronique

On a conservé à l'identique l'orthographe de l'original, y compris lorsqu'il présentait des variantes (par exemple chancelle/chancèle, Eglise/Église, Abélard/Abeilard/Abailard, etc.).

On s'est également abstenu de toute altération des citations, y compris lorsque une même citation est reproduite diversement, comme par exemple:

Garcon/Garçon/Garson aiment joiel niant:/noiant,
Il aiment/ainment plus/miex le sec argent

On a corrigé les errata ainsi que: