The Project Gutenberg eBook of L'autre monde; ou, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune

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Title: L'autre monde; ou, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune

Author: Cyrano de Bergerac

Illustrator: Albert Robida

Release date: March 1, 2016 [eBook #51338]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUTRE MONDE; OU, HISTOIRE COMIQUE DES ETATS ET EMPIRES DE LA LUNE ***


Au lecteur

L’AUTRE MONDE
ou
Histoire Comique
des
Etats et Empires de la Lune


Il a été tiré à part 100 exemplaires numérotés
sur papier vergé
spécialement fabriqué par les usines d’Arches
tous souscrits par
Monsieur Lucien Dorbon
6, Rue de Seine.

Paris

4

SAVINIEN DE CYRANO BERGERAC

Ce portrait peut être considéré comme authentique, ayant été fait par ordre et sous les yeux de ses amis Le Bret et de Prade, comme l’indique l’inscription suivante: «Savinianus de Cirano de Bergerac, nobilis gallus ex iconè apud Nobiles Dominos Le Bret et de Prade amicos ipsius antiquissimos depicto.» C’est une eau-forte avec ces indications: «Z. H. pinxit. M del et sculpsit.» La marque Z. H. est certainement celle de Zacharie Heince, peintre d’histoire et graveur français, né en 1611, mort en 1669.

Il en existe un autre portant la double signature Heince del. et Ledoyen sc. Celui-là nous fournit le dessin des armes de Cyrano, qui portait de.... au chevron de.... accompagné en chef de deux pattes de lion et en pointe d’une merlette de.... au chef de... Aucun émail n’est indiqué.


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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

Dans «l’avertissement de l’Editeur» de l’édition des Œuvres de Cyrano de Bergerac, publiée par Paul Lacroix, celui-ci s’excuse de ne pouvoir publier l’œuvre intégrale de Cyrano:

«En publiant une nouvelle édition des œuvres de Cyrano de Bergerac, nous aurions voulu pouvoir remplir les déplorables lacunes qui existent dans l’Histoire comique des Etats et Empires de la Lune. Mais le savant M. de Monmerqué, qui possède un manuscrit complet de cet ouvrage, se propose de le publier lui-même.

«Il y a plus de vingt ans, nous écrit-il à ce sujet, que j’ai acquis un manuscrit des Etats et Empires de la Lune, du singulier Cyrano de Bergerac, dans lequel les passages retranchés, et dont l’absence est indiquée par des points, se trouvent, sans que le sens éprouve d’interruption. Je le publierai, dès que j’aurai achevé de payer mon tribut à Madame de Sévigné... Publiez donc votre édition sans moi et sans mes manuscrits; je viendrai après vous et je profiterai de vos recherches.

«Tout ce que je puis vous dire, c’est que les passages retranchés dans les Etats de la Lune, outre certaines bizarreries propres à Cyrano, sont les avant-coureurs de la philosophie du dix-huitième siècle.

«Mon manuscrit est du temps de Bergerac; je ne serais pas éloigné de croire qu’il est de sa main; mais je n’ai jamais vu une lettre écrite et signée par lui. Quand je le publierai, les morceaux inédits seront, je pense, imprimés en caractères italiques, pour les faire mieux distinguer des autres, sauf les observations de mon éditeur, qui pourrait demander de simples guillemets.»

«Les indications que nous fournit la lettre de M. de Monmerqué sont de nature à nous faire regretter davantage de n’avoir pu faire usage de son manuscrit.»

Une rapide investigation à la Bibliothèque Nationale me permit de constater que toutes les éditions du «Voyage aux Etats et Empires de la Lune» reproduisaient mot à mot l’édition princeps, publiée par Le Bret, l’ami et l’exécuteur testamentaire de Cyrano.

Néanmoins je trouvais dans la première édition des Œuvres complètes de Cyrano (Lyon 1663) un passage de 27 lignes, n’existant que dans cette édition. Les suivantes, et même celles publiées de nos jours, remplacent ce passage par une ligne de points, n’oubliant pas de mettre en note:

«Il y a ici une lacune qui provient évidemment de la perte ou de la suppression d’un ou deux feuillets du manuscrit!»

Au département des «Manuscrits», je fus plus heureux, car je trouvai catalogué dans les «Nouvelles acquisitions», deux manuscrits de Cyrano, l’un no 4557, contenant les lettres et le Pédant joué, l’autre 4558, contenant «L’autre Monde, ou l’Histoire Comique des Etats et Empires de la Lune».

Sur la feuille de garde, des notes manuscrites, que je transcris ci-dessous:

En haut, d’une écriture très fine:

Livre rare 21 d...

Il y a trois exemplaires en France.

Payé fr. 66 70. Vente Monmerqué no 3851.

Au dessous, d’une écriture plus grasse:

«Ce livre a été écrit sous Louys XIII. Il y est fait mention de Tristan l’Hermite, poète attaché à Gaston.

«Il est de Cyrano de Bergerac, mais je serais étonné qu’il eût été imprimé tel qu’il est ici, car il y a des passages bien hardis pour le temps.

6

«Il a été imprimé dans les œuvres de Cyrano de Bergerac T. 1, page 288, éd. d’Amsterdam 1710, mais avec des grands retranchements que la hardiesse du livre, et plus souvent son impertinence nécessitèrent.

«Cette circonstance donne de la curiosité à ce petit manuscrit.

«J’indiquerai, en les soulignant, les passages retranchés à l’impression.»

Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale n’est autre, en effet, que celui découvert par M. de Monmerqué aux environs de Saint-Sulpice en 1833 et qui fut offert en 1890 à la Bibliothèque Nationale par M. Deullin d’Epernay.

Je vais donc pouvoir, pour la première fois, publier cet ouvrage dans son intégralité. Tous les passages supprimés par Le Bret s’y retrouvent. Je les ai imprimés en italique.

J’ai remarqué quelques différences entre le mot à mot de ce manuscrit et le texte publié par Le Bret. Mais il m’a semblé inutile de publier ces «variantes»; en effet, Le Bret, possesseur des manuscrits de Cyrano, a dû publier un texte exact.

N’oublions pas en effet que les copies manuscrites du «Voyage dans la Lune» couraient sous le manteau, du vivant de Cyrano. C’est vraisemblablement l’un de ces manuscrits que possède la Bibliothèque Nationale. J’estime donc que nous ne devons lui emprunter que les passages supprimés, et conserver comme texte général, celui de l’édition princeps de 1656.

Voici d’ailleurs, à titre documentaire, le début du manuscrit et de l’Edition de Le Bret.

EDITION LE BRET MANUSCRIT
La Lune était en son plein, le Ciel était découvert et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, près Paris (où M. de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalé, plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel: tantôt un autre assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon: un autre que ce pouvait bien être le Soleil lui-même qui, s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était pas. La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin; les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel, par où on entrevoyait la gloire des Bienheureux, tantôt l’autre assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats  d’Apollon; tantôt un autre s’écriait que ce pouvait bien être le Soleil lui-même qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.

J’ai d’ailleurs collationné par la suite de nombreuses pages sans trouver un mot différent.

*
*   *

L’Histoire Comique ou Voyage dans la Lune, parut d’abord sans lieu, ni date, ni privilège. On estime généralement que cette édition remonte à 1650 et fut imprimée à Toulouse ou Montauban.

L’édition véritable date de 1656, elle parut un an après la mort de Cyrano, sous la direction de son ami Le Bret, format in-12. Le privilège est du 23 décembre 1656, et donné à Charles de Sercy pour cinq années. Cet ouvrage fut réimprimé en 1659 et 1663.

Les Œuvres complètes furent publiées pour la première fois à Lyon en 1663 en deux volumes in-12 chez Christophe Fourmy. Elles parurent, enrichies de figures en taille-douce à Amsterdam en 1709.

*
*   *

Tel est l’historique de la publication des œuvres de Savinien de Cyrano Bergerac.

M. Auguste Vitu lors d’une conférence faite au théâtre de la Gaieté, le 7 10 novembre 1872, avant la représentation de la Mort d’Agrippine, traça de notre auteur un portrait définitif[1]. Son fils, M. Maxime Vitu, m’a très aimablement autorisé à reproduire ici les passages relatifs à la vie de notre héros. C’est un pur chef-d’œuvre. Il n’y a rien à y ajouter.

*
*   *

Tallemant des Réaux, ce Saint-Simon bourgeois du XVIIe siècle, aurait pu connaître notre auteur. Il ne lui a cependant consacré que dix lignes, et quelles lignes! En voici le début: «Un fou, nommé Cyrano, fit une pièce de théâtre intitulée Agrippine. La pièce était un vrai galimatias».

Un fou, voilà pour le poète; un galimatias, voilà pour le poème. Jugement sommaire, exécution sans phrases.

Boileau, le sévère Boileau, ne fut pas aussi dur que le licencieux narrateur des Historiettes:

J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace
Que les vers où Motin se morfond et nous glace.

Toutefois, la comparaison n’est pas extrêmement flatteuse; Cyrano est ici le clou qui fixe Motin au gibet dressé par le justicier du Parnasse. Le glacial Motin et l’audacieux Bergerac, l’un portant l’autre, sont précipités dans l’immortalité comme Jupiter lança Vulcain sur la terre, par un furieux coup de pied.

De nos jours Bergerac rencontre enfin un juge non prévenu, un esprit ouvert, original, sensible lui-même à toutes les originalités.—Ah! messieurs, je me refuse vainement à cette interruption dans le cours de mes idées, mais j’ai sur les lèvres et dans le cœur le nom de celui que nous venons de perdre, de notre illustre Théophile Gautier; je ne puis l’omettre en parlant du Cyrano qu’il a touché d’un rayon de sa gloire, et je ne puis pas le prononcer sans payer à une chère mémoire ce dernier tribut de regrets et de douleurs...

Théophile Gautier a rendu sur Bergerac un jugement équitable, j’y reviendrai tout à l’heure; d’ailleurs le livre est dans toutes les mains. Mais enfin, ce livre est intitulé les Grotesques; mais enfin, pour Théophile Gautier lui-même, le poète grandiose de la Mort d’Agrippine, l’humoristique et profond penseur qui écrivit le Voyage à la Lune, un demi-siècle avant les Mondes de Fontenelle et les Voyages de Gulliver, un siècle avant Micromégas, Cyrano est un grotesque.

Fou, burlesque, grotesque, voilà quelle formidable trinité d’épithètes méprisantes le nom de Cyrano traîne après lui devant la postérité indifférente, qui a bien d’autres soucis plus pressants que de reviser des jugements littéraires.

Mon Dieu, je ne viens pas m’inscrire en faux. Cyrano fut un fou, un burlesque, un audacieux, un grotesque, j’en conviens; mais il fut aussi quelque chose de très différent.

Dans cette opinion générale sur Cyrano, il faut faire la part de deux influences, celle de sa vie et celle de ses œuvres. Parlons de sa vie d’abord. Ici encore il faut subdiviser, car il y a sa vie réelle, qui est peu connue, et sa légende, qui est populaire.

La légende, c’est le Cyrano fier-à-bras, le Cyrano duelliste, tranche-montagne, 8 le matamore au nez immense tout balafré de coups de sabre, et qui défend aux passants d’en rire sous peine de mort; le débauché, le libertin, l’impie; ce sont surtout les contes ridicules accrédités par le Menagiana et dont la critique littéraire avait déjà fait justice au XVIIIe siècle.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que Cyrano fut très brave, c’est qu’il servit de second en maintes rencontres, mais sans avoir jamais suscité ou soutenu une querelle pour son compte personnel; c’est qu’à l’âge de dix-neuf ans, simple cadet aux gardes, il se battait comme un lion contre les Espagnols et tombait percé d’une balle au siège de Mouzon; l’année suivante, en 1640, au siège d’Arras, dans un combat corps à corps, un coup d’épée lui traversait la gorge. Cyrano fut certainement un duelliste, ce dont on le blâme, mais ce fut avant tout un héroïque soldat, ce dont on ne l’a jamais loué.

De même pour ses œuvres: Cyrano cédait au goût du temps. Ses lettres descriptives, satiriques, burlesques, amoureuses, offrent le plus parfait modèle de ce qu’on appelait alors le bel esprit; en littérature comme en fait d’armes, on ne recherchait que les rencontres extraordinaires. L’idée d’être naturel était la seule qui ne se présentât jamais à ces constructeurs de rébus. Mais, si extravagantes qu’on juge les prouesses de Cyrano en ce genre, il faut avouer qu’elles restent gaies, spirituelles et bien françaises; ce sont, comme il l’a dit lui-même, «des imaginations pointues dont on chatouille le temps pour le faire marcher plus vite». Et que d’invention comique en ce genre dont Voiture est le roi! Je ne rappelle à votre mémoire que la Lettre à un gros homme, c’est-à-dire à Montfleury, ce roi de théâtre, si prodigieusement «entripaillé», pour me servir de l’expression de Molière: «Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages, et le jour que vous éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre hémisphère ou, pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques cantons... Pensez-vous donc, à cause qu’un homme ne vous sauroit battre tout entier en vingt-quatre heures et qu’il ne sauroit en un jour échiner qu’une de vos omoplates... Si les coups de bâton s’envoyoient par écrit, vous liriez ma lettre des épaules... Une longe de veau qui marche sur ses lardons...»

Ces folles et robustes gaietés sentent la gasconnade, je le sais; la littérature entière était gasconne, c’est-à-dire espagnole; le capitan, ce type obligé des comédies à la mode, aurait pu descendre du théâtre dans le parterre sans s’y trouver dépaysé. Cyrano, que des hommes qui s’y connaissaient avaient surnommé le démon de la bravoure, tint à honneur de se montrer plus gascon à lui seul que la Gascogne entière, et il y parvint aisément, car ce gascon fieffé était... un Parisien...

Oui, Messieurs, un Parisien; j’en suis fâché pour les biographes qui, sur la foi de son nom, l’ont fait compatriote de l’illustre baron de Crac, et particulièrement pour l’estimable érudit qui, en 1856, écrivit une vie de Cyrano en l’honneur de la jolie ville de Bergerac en Périgord; mais notre Cyrano fut un Parisien certain, authentique, fils de Parisien, petit-fils de Parisien. Cela est attesté par l’acte de son baptême, retrouvé dans les registres de la paroisse Saint-Sauveur par un travailleur infatigable, un véritable savant celui-là, par le vénérable M. Jal, chargé de la garde de nos archives municipales, qui ne sont plus hélas! qu’un peu de cendres.

9

Donc, Savinien de Cyrano fut baptisé à Paris, sur la paroisse Saint-Sauveur, le 6 mars 1619. Il était le cinquième fils d’Abel de Cyrano, écuyer, seigneur de Mauvières, et de demoiselle Espérance Bellanger. En 1612, époque de leur mariage, M. et Mme de Mauvières habitaient rue des Prouvaires, sur la paroisse Saint-Eustache, à deux pas de la maison où naquit Molière. Je trouve que le grand-père de notre poète, nommé Savinien comme lui, était secrétaire du roi en 1570 et auditeur de la chambre des comptes de Paris en 1573, sous Charles IX. Vous le voyez, c’est bien à nous Parisiens qu’appartient Cyrano, véritable enfant de Paris. Il l’avait bien dit lui-même dans son Voyage à la Lune; mais nul n’y avait pris garde: si peu de gens lisent les livres dont tout le monde parle!

La vie de Cyrano fut courte et peut se condenser en peu de faits. Après une éducation classique rapidement ébauchée par un prêtre de campagne, Savinien revint à Paris avec l’autorisation de son père et y battit le pavé, poursuivant tant bien que mal ses études sur les bancs du collège de Beauvais. Je ne veux pas faire le pédant avec vous, Messieurs; permettez-moi cependant de vous rappeler que le collège de Beauvais était établi à Paris, dans la rue qui a retenu son nom, la rue Saint-Jean-de-Beauvais, et non pas à Beauvais en Picardie, comme l’a cru, dans un moment d’oubli, un érudit quelque peu distrait. Molière, plus jeune que Cyrano de trois ans, étudiait à peu près dans le même temps au collège de Clermont, non pas au collège de Clermont en Beauvoisis, ni de Clermont en Auvergne, mais au collège de Clermont tenu par les Jésuites, rue Saint-Jacques à Paris, et qui est devenu en 1682 le collège Louis-le-Grand.

Lorsque Cyrano eut atteint l’âge de 19 ans (1640), se conformant au conseil et à l’exemple d’un de ses amis, M. Le Bret, qui fut depuis son exécuteur testamentaire, et à qui nous devons le peu que nous savons de lui, il s’enrôla dans les cadets du régiment des Gardes et fut admis dans la compagnie commandée par M. de Carbon Castel-Jaloux, presque entièrement composée de Gascons. C’est alors, à ce que je suppose, qu’il prit un nom de guerre, celui de Bergerac, et il signa toujours de Cyrano Bergerac. Si l’on voulait à toute force que ce fût un nom de terre, je n’irais pas en chercher l’origine au milieu de la Loire, mais plutôt du côté de la Bretagne. Le premier et le plus authentique des quatre portraits gravés que possède le cabinet des estampes, présente à l’œil le moins exercé le type saisissant du Kymri breton.

D’ailleurs, il y a eu des fiefs du nom de Bergerac en Bretagne et la seigneurie de Mauvières appartenant au père de notre Cyrano, était située dans l’Ouest de la France.

Je n’insiste pas sur ces détails. Cyrano, à peine soldat, fit un rude apprentissage sur les champs de bataille, et se rebuta promptement du métier. Les deux blessures qu’il reçut aux sièges de Mouzon et d’Arras ne lui avaient pas donné d’avancement. Le dégoût des services inutiles, joint à l’attrait qu’il ressentait pour les sciences, l’arrachèrent sans retour à la carrière des armes. Le poétique soldat, qui rimait de tendres élégies dans le tumulte d’un corps de garde, redevint un étudiant plein de zèle et d’ardeur. Il cultiva l’astronomie, la physique, la philosophie avec Rohault et Gassendi. Convaincu par l’évidence des idées de Copernic, il aida par l’attrait de l’esprit le plus aiguisé et le plus alerte à la propagation des 10 doctrines nouvelles. Il y avait à cela quelque courage, car, en plein siècle de Louis XIV, il n’était pas admis par tout le monde que la terre tournât autour du soleil; Le Bret, l’ami et l’éditeur de Cyrano, invoque au profit de son illustre ami, le bénéfice des circonstances atténuantes et s’excuse, quant à soi, de prendre parti dans ces matières délicates. Voilà où l’on en était en 1663, Cyrano exposa avec une remarquable netteté la théorie très explicite de l’attraction planétaire, comme principe du système du monde, et cela 34 ans avant les premières publications de Newton. Je ne me hasarderai pas à lui faire honneur de cette grande pensée et je n’ai pas eu le loisir de rechercher auquel de ses maîtres cet honneur appartient. Mais je ne puis lui refuser la gloire d’avoir fait pour la science nouvelle de son temps, ce que Voltaire fit au siècle suivant, avec plus de bonheur et d’éclat, pour les doctrines scientifiques de Locke et de Newton. Admirable spectacle que donne le génie littéraire se faisant le messager et le défenseur du progrès des sciences!

Ce qui appartient bien en propre à Cyrano, c’est d’avoir conçu clairement la première idée de l’aérostation. Il indique l’emploi de globes creux remplis d’un gaz dilatable, plus léger que l’air atmosphérique; il va même jusqu’à calculer le moyen de redescendre en laissant échapper du gaz, lorsqu’on s’est élevé trop haut.

Cet homme-là n’était pas un homme ordinaire; et s’il faut absolument que ce soit un fou, avouez que ce n’était pas là un fou à mépriser.

Il avait d’ailleurs conformé la conduite de sa vie aux doctrines qu’il avait embrassées. En même temps qu’il se rendait savant, il se fit modeste, frugal et chaste comme un vrai pythagoricien.

Sa fortune était loin d’égaler son mérite. Il était le cinquième enfant d’un gentilhomme assez pauvre lui-même. Après avoir repoussé les œuvres flatteuses du maréchal de Gassion, un des grands hommes de guerre de ce temps-là et l’ami de Gustave-Adolphe, qui voulait se l’attacher par estime pour ses talents et pour ses connaissances, Cyrano avait fini par accepter le patronage d’un personnage d’une valeur non moins éclatante et non moins éprouvée, je veux parler du duc d’Arpajon, marquis de Severac, à qui La Mort d’Agrippine est dédiée. Il rentrait un soir à l’hôtel de ce seigneur, lorsqu’il fut atteint à la tête par la chute d’une pièce de bois. Il languit quelque temps et mourut en 1655, à l’âge de trente-six ans.

Ses derniers moments, adoucis par l’amitié de sa cousine Mme de Neufvillette, et de sa vénérable tante, Catherine de Cyrano, prieure du couvent des Filles-de-la-Croix, rue de Charonne, furent ceux d’un chrétien. Catherine de Cyrano réclama sa dépouille mortelle qui fut ensevelie sous les dalles de l’église.

Auguste VITU


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PIÈCES JUSTIFICATIVES

Mariage d’Abel Ier de Cyrano avec Espérance Bérenger

(1612).

«Le troisiesme septembre mil six cent douze ont receu la benediction nuptiale, apres la publication de trois bans et veu une lettre de trois autres de St-Eustache, noble homme Abel de Cyrano, de la paroisse de St-Eustache, et damoiselle Esperance Berenger, de cette paroisse.» (Anciennes archives de la Ville de Paris, aujourd’hui brûlées, registre Saint-Gervais.)

Baptême de Denys de Cyrano

(1614).

«Le treiziesme de mars mil six cent quatorze a été baptisé Denys, fils de noble homme Abel de Cyrano, escuyer, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance Bellanger (sic), sa femme demeurant rue des Prouvaires à Paris; le parin Denys Fedeau, conseiller et secretaire du roy; la marine dame Anne Le Maire, femme du feu noble homme messire Savinien de Cyrano, vivant conseiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France.» (Reg. de Saint-Eustache.)

Baptême de Savinien II de Cyrano

(1619).

«Le sixiesme mars mil six cens disneuf, Savinien, fils d’Abel de Cyrano, escuier, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance de Bellenger (sic); le parrain noble homme Antoine Fanny, conceiller du Roy et auditeur en sa Chambre des comptes, de cette paroisse; la marraine damoiselle Marie Fedeau, femme de noble homme Me Louis Perrot, conceiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France, de la paroisse de St Germain l’Auxerrois.» (Reg. de Saint-Sauveur.)

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A MESSIRE
TANNEGUY RENAULT DES BOISCLAIRS

Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils,
et Grand Prévôt de Bourgogne et Bresse

Monsieur,

Je satisfais à la dernière volonté d’un Mort que vous obligeâtes d’un signalé bienfait pendant sa vie. Comme il était connu d’une infinité de gens d’esprit, par le beau feu du sien, il fut absolument impossible que beaucoup de personnes ne sussent la disgrâce qu’une dangereuse blessure, suivie d’une violente fièvre, lui causa quelques mois devant sa mort. Plusieurs ont ignoré par quel bon Démon il y avait été secouru; mais il a cru que le nom n’en devait pas être moins public que l’action lui en fut avantageuse. Vous étiez son ami, vous l’en aviez souvent assuré, et même vous le lui aviez témoigné en plusieurs rencontres où vous saviez le besoin qu’il en avait; mais qu’était-ce faire, que quelques autres hommes n’eussent fait comme vous? qu’était-ce paraître envers notre ami, que ce que vous paraissiez envers cent autres qui n’étaient point de sa trempe? Il fallait donc le tirer de la presse, et que votre générosité le distinguant du grand nombre de ceux que vous obligiez, fit voir non seulement, comme parle Aristote, qu’elle n’avait pas dégénéré, mais qu’elle avait enchéri sur soi-même en faveur d’un si digne sujet. De sorte que quand vous eûtes la bonté de lui rendre des preuves de votre protection et de votre amitié dans sa maladie, dont vous arrêtâtes le cours par vos soins et les assistances généreuses que vous lui rendîtes en l’extrémité de ses maux les plus violents, ce fut d’une si puissante protection pour lui, qu’il espéra de vous encore celle qu’un peu devant sa mort il me pria de vous demander pour cet ouvrage; et ce sera aussi de cette grande confiance et de ce dernier sentiment que vous jugerez de ceux qu’il doit avoir eus de votre amitié, puisque c’est dans ce moment fatal que la bouche parle comme le cœur:

Nam veræ voces tum domum pectore ab imo
Eliciuntur...

Et je me suis rendu l’interprète du sien d’autant plus volontiers, que je prenais part également à ses disgrâces, comme au bien qu’on lui faisait; et que, par cette raison, comme par mon inclination particulière, je suis, en vérité,

Monsieur,

Votre très-humble et très-affectionné serviteur,

LE BRET.


14

A L’AUTEUR

DES

ETATS ET EMPIRES DE LA LUNE

EPIGRAMME

Accepte ces six méchants vers
Que ma main écrit de travers
Tant en moi la frayeur abonde
Et permets qu’aujourd’hui j’évite ton abord
Car autant qu’une affreuse mort
Je crains les gens de l’autre monde.

SONNET (du même au même)[2]

Ton esprit, qu’en son vol nul obstacle n’arrête,
Découvre un autre monde à nos ambitieux,
Qui tous également respirent sa conquête
Comme un noble chemin pour arriver aux cieux.
Mais ce n’est point pour eux que la palme s’apprête.
Si j’étois du conseil des destins et des Dieux,
Pour prix de ton audace, on chargeroit ta tête
Des couronnes des rois qui gouvernent ces lieux.
Mais non, je m’en dédis; l’inconstante fortune
Semble avoir trop d’empire en celui de la Lune:
Son pouvoir n’y paroît que pour tout renverser.
Peut-être verrois-tu, dans ces demeures mornes,
Dès le premier instant ton Etat s’éclipser
Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes.

DE PRADE.


15

PREFACE

Lecteur, je te donne l’ouvrage d’un mort, qui m’a chargé de ce soin, pour te faire connaître qu’il n’est pas un mort du commun,

Puisqu’il n’est point couvert de ces tristes lambeaux,
Qu’une Ombre désolée emporte des tombeaux
.

qu’il ne s’amuse point à faire de vaines plaintes, à renverser les meubles d’une chambre, à traîner des chaînes dans un grenier, qu’il ne souffle point la chandelle dans une cave, qu’il ne bat personne, qu’il ne fait point le Cauchemar, ni le Moine bourru, ni enfin aucune des fadaises dont on dit que les autres morts épouvantent les sots; et qu’au contraire de tout cela il est d’aussi belle humeur que jamais. Je crois qu’une façon d’agir si agréable et si extraordinaire dans un mort, suspendra le chagrin des plus Critiques en faveur de cet ouvrage, parce qu’il y aurait double lâcheté d’insulter à des Mânes si remplies de bienveillance, et si soigneuses du divertissement des vivants; mais que cela soit ou ne soit pas, que le Critique le révère ou le morde, je suis assuré qu’il s’en souciera d’autant moins que sa belle humeur est l’unique chose de ce monde qu’il ait retenue en l’autre; de sorte qu’étant impassible à tout le reste, quelque coup que la médisance lui porte, il ne fera que blanchir. Ce n’est pas, raillerie à part, que je veuille imposer à personne la nécessité de n’en juger que par mes yeux: je sais trop bien que la lecture n’est agréable qu’à proportion de ce qu’elle est libre; c’est pourquoi je trouve bon que chacun en juge selon le fort ou le faible de son génie; mais je prie les plus généreux de se laisser prévenir par cette favorable pensée qu’il n’a eu pour but que le plaisant, et c’est ce qui lui a pu faire négliger quelques endroits, auxquels, à cause de cela, on doit une attention d’autant moins austère, que par ce moyen on l’excusera plus facilement de la circonspection, qu’autrement 16 on y désirerait trop grande de sa part, de la mienne, et de celle des Imprimeurs.

Quid ergo?
Ut scriptor si peccat, idem librarius usque,
Quamvis est monitus, venia caret.[3]

J’avoue, toutefois, que, si j’eusse eu le temps, ou que je n’y eusse pas prévu de très grandes difficultés, j’aurais volontiers examiné la chose de sorte qu’elle t’aurait semblé peut-être plus complète; mais j’ai appréhendé d’y mettre, ou de la confusion, ou de la difformité, si j’entreprenais d’en changer l’ordre, ou de suppléer à quelques lacunes, par le mélange de mon style au sien, dont ma mélancolie ne me permet pas d’imiter la gaieté, ni de suivre les beaux emportements de son imagination, la mienne, à cause de sa froideur, étant beaucoup plus stérile. C’est une disgrâce qui est arrivée à presque tous les ouvrages posthumes, où ceux qui se sont donné le soin de les mettre au jour ont souffert de semblables lacunes, dans la crainte (s’ils en avaient entrepris le supplément) de ne pas cadrer à la pensée de l’Auteur. Ceux de Pétrone sont de ce nombre-là; mais on ne laisse pas d’en admirer les beaux fragments, comme on fait des restes de l’ancienne Rome.

Peut-être, toutefois, que, sans mettre ces choses en considération, le Critique, qui ne se dément jamais, biaisant au reproche qu’il pourrait encourir s’il attaquait un mort, changera seulement d’objets, et prétendra me rendre caution de l’événement de ce Livre, sous ombre que je me suis donné le soin de son impression; mais j’appelle dès à présent de son sentiment à celui des Sages, qui me dispenseront toujours d’être responsable des faits d’autrui, et de rendre raison d’un pur effet de l’imagination de mon ami, qui lui-même n’aurait pas entrepris d’en donner de plus solides que celles qu’on rend ordinairement des fables et des romans.

Je dirai seulement, par forme de manifeste en sa faveur, que sa chimère n’est pas si absolument dépourvue de vraisemblance, qu’entre plusieurs grands hommes anciens et modernes, quelques-uns n’aient cru que la Lune était une terre habitable; d’autres, qu’elle était habitée; et d’autres plus retenus, qu’elle leur semblait telle. Entre les premiers et les seconds, Héraclite a soutenu qu’elle était une terre entourée de brouillards; Xénophon, qu’elle était habitable; Anaxagoras, qu’elle avait des collines, des vallées, des forêts, des maisons, des rivières et des mers; et Lucien, qu’il y avait vu des hommes avec lesquels il avait conversé et fait la guerre contre les habitants du Soleil; ce qu’il conte toutefois avec beaucoup moins de vraisemblance et de gentillesse d’imagination que Monsieur de Bergerac. En quoi certainement les modernes l’emportent sur les anciens, puisque les Gansars, qui y portèrent l’Espagnol, dont le Livre parut ici, il y a douze ou quinze ans, les bouteilles pleines de rosée, les fusées volantes et le chariot d’acier de Monsieur de Bergerac, sont des machines bien plus agréablement imaginées que le vaisseau dont se servit Lucien, pour y monter. Enfin, entre les derniers, le Père de Mersenne, (dont la grande piété et la science profonde ont été également admirées de ceux qui l’ont connu), a douté si la Lune n’était pas une terre, à cause des eaux qu’il y remarquait, et que celles qui environnent la terre où nous sommes en pourraient faire conjecturer la même chose à ceux qui en seraient éloignés de soixante demi-diamètres terrestres, comme nous sommes de la 17 Lune. Ce qui peut passer pour une espèce d’affirmation, parce que le doute, dans un si grand homme, est toujours fondé sur une bonne raison, au moins sur plusieurs apparences qui y équipollent. Gilbert se déclare plus précisément sur le même sujet, car il veut que la Lune soit une terre, mais plus petite que la nôtre, et il s’efforce de le prouver par les convenances qui sont entre celle-ci et celle-là. Henry le Roy et François Patrice sont de ce sentiment, et expliquent fort au long sur quelles apparences ils se fondent, soutenant enfin que notre Terre et la Lune se servent de Lunes réciproquement.

Je sais que les Péripatéticiens ont été d’opinion contraire, et qu’ils ont soutenu que la Lune ne pouvait être une terre, parce qu’elle ne portait point d’animaux, qu’ils n’y auraient pu être que par la génération et la corruption, et que la Lune est incorruptible, qu’elle a toujours été portée d’une situation stable et constante, et qu’on n’y a remarqué aucun changement depuis le commencement du monde jusqu’à présent. Mais Hevelius leur répond que notre Terre, quelque corruptible qu’elle nous paraisse, n’a pas laissé de durer autant que la Lune, où il s’est pu faire des corruptions, dont nous ne nous sommes jamais aperçus, parce qu’elles s’y sont faites dans ses moindres parties, et sur sa simple surface; comme celles qui se font sur la surface de notre Terre, où nous ne les pourrions découvrir, si nous en étions aussi éloignés que de la Lune. Il ajoute plusieurs autres raisonnements qu’il confirme par un télescope de son invention, avec quoi il dit (et l’expérience en est facile et familière) qu’il a découvert dans la Lune que les parties plus luisantes et plus épaisses, les grandes et les petites, ont un juste rapport avec nos mers, nos rivières, nos lacs, nos plaines, nos montagnes et nos forêts.

Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modeste, et si savant en toutes ces choses, ayant voulu se divertir, comme je crois qu’ont voulu faire les autres, a écrit sur ce sujet de même que Hevelius, ajoutant qu’il croit qu’il y a des montagnes dans la Lune, hautes quatre fois comme le mont Olympe, à prendre sa hauteur sur celle que lui donne Xénagoras, c’est-à-dire de quarante stades, qui reviennent environ à cinq milles d’Italie.

Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d’autant plus à louer, qu’il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité trop sérieusement: aussi, avait-il cela de particulier, qu’il croyait qu’on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement; en sorte que je lui ai ouï dire beaucoup de fois qu’il avait autant de Farceurs qu’il rencontrait de Sidias (c’est le nom d’un pédant que Théophile, dans ses fragments comiques, fait battre à coups de poing contre un jeune homme à qui le pédant opiniâtrait qu’odor in pomo non erat forma, sed accidens), parce qu’il croyait qu’on pouvait donner ce nom à ceux qui disputent, avec la même opiniâtreté, de choses aussi inutiles.

L’éducation que nous avions eue ensemble, chez un bon prêtre de la campagne qui tenait de petits pensionnaires, nous avait fait amis dès notre plus grande jeunesse, et je me souviens de l’aversion qu’il avait dès ce temps-là pour ce qui lui paraissait l’ombre d’un Sidias, parce que, dans la pensée que cet homme en tenait un peu, il le croyait incapable de lui enseigner quelque chose; de sorte qu’il faisait si peu d’état de ses leçons et de ses corrections, que son père, qui était un bon vieux Gentilhomme assez indifférent pour l’éducation de ses enfants, et trop crédule aux plaintes de celui-ci, l’en retira un peu trop brusquement; et, sans s’informer si son fils serait mieux autre part, il l’envoya à Paris, où il le laissa 18 jusqu’à dix-neuf ans sur sa bonne foi. Cet âge, où la nature se corrompt plus aisément, et la grande liberté qu’il avait de ne faire que ce que bon lui semblait, le portèrent sur un dangereux penchant, où j’ose dire que je l’arrêtai; parce qu’ayant achevé mes études, et mon père voulant que je servisse dans les Gardes, je l’obligeai d’entrer avec moi dans la Compagnie de Monsieur de Carbon Casteljaloux. Les duels, qui semblaient, en ce temps-là l’unique et le plus prompt moyen de se faire connaître le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui composaient presque seuls cette Compagnie, le considéraient comme le démon de la bravoure, et en comptaient autant de combats que de jours qu’il y était entré. Tout cela cependant ne le détournait point de ses études, et je le vis un jour dans un corps de garde travailler à une Elégie avec aussi peu de distraction, que s’il eût été dans un cabinet fort éloigné du bruit. Il alla quelque temps après au siège de Mouzon, où il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et depuis, un coup d’épée dans la gorge, au siège d’Arras en 1640. Mais les incommodités qu’il souffrit pendant ces deux sièges, celles que lui laissèrent ces deux grandes plaies, les fréquents combats que lui attirait la réputation de son courage et de son adresse, qui l’engagèrent plus de cent fois à être second (car il n’eut jamais une querelle de son chef), le peu d’espérance qu’il avait d’être considéré, faute d’un patron, auprès de qui son génie tout libre le rendait incapable de s’assujettir, et enfin le grand amour qu’il avait pour l’étude, le firent renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout un homme, et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres le font ami de la paix. Je t’en particulariserais quelques combats qui n’étaient point des duels, comme fut celui où, de cent hommes attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de la porte de Nesle, deux, par leur mort, et sept autres, par de grandes blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein. Mais, outre que cela passerait pour fabuleux, quoique fait à la vue de plusieurs personnes de qualité qui l’ont publié assez hautement pour empêcher qu’on n’en puisse douter, je crois n’en devoir pas dire davantage, puisque aussi bien en suis-je à l’endroit où il quitta Mars pour se donner à Minerve; je veux dire qu’il renonça si absolument à toutes sortes d’emplois depuis ce temps-là, que l’étude fut l’unique auquel il s’adonna jusqu’à la mort.

Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion, à celle qu’exigent les Grands auprès desquels on s’attache; il l’étendait encore plus loin, et même jusqu’aux choses qui lui semblaient contraindre les pensées et les opinions, dans lesquelles il voulait être aussi libre, que dans les plus indifférentes actions; et il traitait de ridicules certaines gens, qui, avec l’autorité d’un passage, ou d’Aristote, ou de tel autre, prétendent, aussi audacieusement que les disciples de Pythagore avec leur Magister dixit, juger des questions importantes, quoique des preuves sensibles et familières les démentent tous les jours. Ce n’est pas qu’il n’eût toute la vénération qu’on doit avoir pour tant de rares Philosophes, anciens et modernes; mais la grande diversité de leurs sectes, et l’étrange contrariété de leurs opinions, lui persuadaient qu’on ne devait être d’aucun parti:

Nullius addictus jurare in verba magistri.

Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus raisonnables de l’antiquité; encore, n’était-ce qu’à cause que le premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur, qu’il était impossible de la voir; et 19 que Pyrrhon avait été si généreux, qu’aucun des savants de son siècle n’avait pu mettre ses sentiments en servitude, et si modeste, qu’il n’avait jamais voulu rien décider; ajoutant, à propos de ces savants, que beaucoup de nos Modernes ne lui semblaient que les échos d’autres savants, et que beaucoup de gens passent pour très doctes, qui auraient passé pour très ignorants, si des savants ne les avaient précédés. De sorte que, quand je lui demandais pourquoi donc il lisait les ouvrages d’autrui, il me répondait que c’était pour connaître les larcins d’autrui; et que, s’il eût été juge de ces sortes de crimes, il y aurait établi des peines plus rigoureuses que celles dont on punit les voleurs de grands chemins; à cause que, la gloire étant quelque chose de plus précieux qu’un habit, qu’un cheval, et même que de l’or, ceux qui s’en acquièrent par des livres qu’ils composent de ce qu’ils dérobent chez les autres étaient comme des voleurs de grands chemins, qui se parent aux dépens de ceux qu’ils dévalisent; et que, si chacun eût travaillé à ne dire que ce qui n’eût point été dit, les bibliothèques eussent été moins grosses, moins embarrassantes, plus utiles, et la vie de l’homme, (quoique très courte), eût presque suffi pour lire et savoir toutes les bonnes choses; au lieu que, pour en trouver une qui soit passable, il en faut lire cent mille, ou qui ne valent rien, ou qu’on a lues ailleurs une infinité de fois, et qui font cependant consumer le temps inutilement et désagréablement.

Néanmoins, il ne blâmait jamais un ouvrage absolument, quand il y trouvait quelque chose de nouveau; parce qu’il disait que c’était un accroissement de bien aussi grand pour la République des Lettres que la découverte des terres nouvelles est utile aux anciennes; et la nation des Critiques lui semblait d’autant plus insupportable, qu’il attribuait, à l’envie et au dépit qu’ils avaient de se voir incapables d’aucune entreprise (qui est toujours louable, quand bien l’effet n’y répondrait pas entièrement), la passion qu’ils font paraître à reprendre les autres.

Non ego paucis, disait-il.
Offendat maculis quas aut incuriat fudit
Aut humana parum cavit natura.

Et, en effet, si on souffre bien des ombres dans un tableau, pourquoi ne pas souffrir dans un Livre quelques endroits moins forts que d’autres, puisque, par la règle des contraires, le noir sert quelquefois à faire davantage briller le blanc.

Cependant, comme il n’avait que des sentiments extraordinaires, aucun de ses ouvrages n’a été mis entre les communs. Son Agrippine commence, continue, et finit d’une manière que d’autres n’avaient point encore pratiquée. L’élocution y est toute poétique, le sujet bien choisi, les rôles fort beaux, les sentiments romains dans une vigueur digne d’un si grand nom, l’intrigue merveilleuse, la surprise agréable, le démêlé clair, et la règle des vingt-quatre heures si régulièrement observée, que cette Pièce peut passer pour un Modèle du Poème dramatique.

Mais en quoi particulièrement il était admirable, c’est que du sérieux il passait au plaisant, et y réussissait également. Sa comédie du Pédant joué en est une preuve et très forte et très agréable; de même que plusieurs de ses autres ouvrages; témoignage très fidèle de l’universalité de son bel esprit. Son Histoire de l’Etincelle et de la République du Soleil, où, en même style qu’il a prouvé la Lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l’instinct des plantes, et le raisonnement des brutes, était encore au-dessus de tout cela, et j’avais résolu de la joindre à celle-ci; 20 mais un voleur, qui pilla son coffre pendant sa maladie, m’a privé de cette satisfaction, et toi, de ce surcroît de divertissement.

Enfin, Lecteur, il passa toujours pour un homme d’esprit très rare; à quoi la Nature joignit tant de bonheur du côté des sens, qu’il se les soumit toujours autant qu’il voulut; de sorte qu’il ne but du vin que rarement, à cause, disait-il, que son excès abrutit, et qu’il fallait être autant sur la précaution à son égard que de l’arsenic (c’était à quoi il le comparait), parce qu’on doit tout appréhender de ce poison, quelque préparation qu’on y apporte; quand même il n’y aurait à en craindre que ce que le vulgaire nomme qui pro quo, qui le rend toujours dangereux. Il n’était pas moins modéré dans son manger, dont il bannissait les ragoûts tant qu’il pouvait, dans la croyance que le plus simple vivre, et le moins mixtionné, était le meilleur: ce qu’il confirmait par l’exemple des hommes modernes, qui vivent si peu; au contraire de ceux des premiers siècles, qui semblent n’avoir vécu si longtemps qu’à cause de la simplicité de leurs repas.

Quippe aliter tunc orbe novo cœloque recente
Vivebant homines...

Il accompagnait ces deux qualités d’une si grande retenue envers le beau sexe, qu’on peut dire qu’il n’est jamais sorti du respect que le nôtre lui doit; et il avait joint à tout cela une si grande aversion pour tout ce qui lui semblait intéressé, qu’il ne put jamais s’imaginer ce que c’était de posséder du bien en particulier, le sien étant bien moins à lui qu’à ceux de sa connaissance qui en avaient besoin. Aussi le ciel, qui n’est point ingrat, voulut que d’un grand nombre d’amis qu’il eut pendant sa vie, plusieurs l’aimassent jusqu’à la mort, et quelques-uns même par delà.

Je me doute, Lecteur, que ta curiosité, pour sa gloire et ma satisfaction, demande que j’en consigne les noms à la postérité; et j’y défère d’autant plus volontiers, que je ne t’en nommerai aucun qui ne soit d’un mérite extraordinaire, tant il les avait bien su choisir. Plusieurs raisons, et principalement l’ordre du temps, veulent que je commence par Monsieur de Prade, en qui la belle science égalait un grand cœur et beaucoup de bonté, que son admirable histoire de France fait si justement nommer le Corneille Tacite des Français, et qui sut tellement estimer les belles qualités de Monsieur de Bergerac, qu’il fut après moi le plus ancien de ses amis et un de ceux qui le lui a témoigné le plus obligeamment en une infinité de rencontres. L’illustre Cavois, qui fut tué à la bataille de Lens, et le vaillant Brissailles, Enseigne des Gens-d’armes de son Altesse Royale, furent non seulement les justes estimateurs de ses belles actions, mais encore ses glorieux témoins, et ses fidèles compagnons en quelques-unes. J’ose dire que mon frère et Monsieur de Zedde, qui se connaissent en braves, et qui l’ont servi, et en ont été servis dans quelques occasions souffertes en ce temps-là aux gens de leur métier, égalaient son courage à celui des plus vaillants; et, si ce témoignage était suspect, à cause de la part qu’y a mon frère, je citerais encore un brave de la plus haute classe, je veux dire Monsieur Duret de Monchenin, qui l’a trop bien connu et trop estimé, pour ne pas confirmer ce que j’en dis. J’y puis ajouter Monsieur de Bourgongne, Mestre de Camp du Régiment d’Infanterie de Monseigneur le Prince de Conti; puisqu’il vit le combat surhumain dont j’ai parlé, et que le témoignage qu’il en rendit avec le nom d’intrépide, qu’il lui en donne toujours depuis, ne permet pas qu’il en reste l’ombre du moindre doute, au moins à ceux qui ont connu Monsieur de Bourgongne, qui était trop savant à bien faire le discernement de ce qui 21 n’en mérite point, et dont le génie était universellement trop beau pour se tromper dans une chose de cette nature. Monsieur de Chavagne, qui court toujours avec une si agréable impétuosité au-devant de ceux qu’il veut obliger, cet illustre Conseiller Monsieur de Longueville-Gontier, qui a toutes les qualités d’un homme achevé, Monsieur de Saint-Gilles, en qui l’effet suit toujours l’envie d’obliger, et qui n’est pas un petit témoin de son courage et de son esprit, Monsieur de Lignières, dont les productions sont les effets d’un parfaitement beau feu, Monsieur de Châteaufort, en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, et l’application si heureuse d’une infinité de belles choses qu’il sait, Monsieur des Billettes qui n’ignore rien à vingt-trois ans de ce que les autres font gloire de savoir à cinquante, Monsieur de la Morlière, dont les mœurs sont si belles, et la façon d’obliger si charmante, Monsieur le Comte de Brienne, de qui le bel esprit répond si bien à sa grande naissance, eurent pour lui toute l’estime qui fait la véritable amitié, dont à l’envi ils prirent plaisir de lui donner des marques très sensibles. Je ne particulariserai rien de ce fort esprit, de ce tout savant, de cet infatigable à produire tant de bonnes et si utiles choses, Monsieur l’Abbé de Villeloin, parce que je n’ai pas eu l’honneur de le pratiquer, mais je puis assurer que Monsieur de Bergerac s’en louait extrêmement, et qu’il en avait reçu plusieurs témoignages de beaucoup de bonté.

J’aurais ajouté que, pour complaire à ses amis qui lui conseillaient de se faire un Patron qui l’appuyât à la Cour, ou ailleurs, il vainquit le grand amour qu’il avait pour sa liberté, et que, jusqu’au jour qu’il reçut à la tête le coup dont j’ai parlé, il demeura auprès de Monsieur le Duc d’Arpajon, à qui même il dédia tous ses Ouvrages; mais, parce que dans sa maladie il se plaignit d’en avoir été abandonné, j’ai cru ne pas devoir décider si ce fut par un effet du malheur général pour tous les petits, et commun à tous les grands, qui ne se souviennent des services qu’on leur rend que dans le temps qu’ils les reçoivent, ou si ce n’était point un secret du Ciel, qui, voulant l’ôter sitôt du monde, voulait aussi lui inspirer le peu de regret qu’on doit avoir de quitter ce qui nous y semble de plus beau, et qui pourtant ne l’est pas toujours.

Je ferais tort à Monsieur Roho, si je n’ajoutais son nom sur une liste si glorieuse, puisque cet illustre mathématicien, qui a tant fait de belles épreuves physiques, et qui n’est pas moins aimable pour sa bonté et sa modestie que relevé au-dessus du commun par sa science, eut tant d’amitié pour Monsieur de Bergerac, et s’intéressa de telle sorte pour ce qui le touchait, qu’il fut le premier qui découvrit la véritable cause de sa maladie, et qui rechercha soigneusement, avec tous ses amis, les moyens de l’en délivrer; mais Monsieur des Boisclairs, qui jusque dans ses moindres actions n’a rien que d’héroïque, crut trouver en Monsieur de Bergerac une trop belle occasion de satisfaire sa générosité, pour en laisser la gloire aux autres, qu’il résolut de prévenir, et qu’il prévint en effet, dans une conjoncture d’autant plus utile à son ami, que l’ennui de sa longue captivité le menaçait d’une prompte mort, dont une violente fièvre avait même déjà commencé le triste prélude. Mais cet ami sans pair l’interrompit, par un intervalle de quatorze mois, qu’il le garda chez lui, et il eût eu, avec la gloire que méritent tant de grands soins et tant de bons traitements qu’il lui fit, celle de lui avoir conservé la vie, si ses jours n’eussent été comptés et bornés à la trente-cinquième année de son âge, qu’il finit à la campagne chez Monsieur de Cyrano, son cousin, dont il avait reçu de grands témoignages d’amitié, de qui les conversations, si savantes dans l’Histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient 22 extrêmement, et chez qui, par une affectation de changer d’air qui précède la mort, et qui en est un symptôme presque certain dans la plupart des malades, il se fit porter, cinq jours avant de mourir.

Je crois que c’est rendre à Monsieur le Maréchal de Gassion une partie de l’honneur qu’on doit à sa mémoire, de dire qu’il aimait les gens d’esprit et de cœur, parce qu’il se connaissait en tous les deux, et que, sur le récit que Messieurs de Cavois et de Cuigy lui firent de Monsieur de Bergerac, il le voulut avoir auprès de lui. Mais la liberté dont il était encore idolâtre (car il ne s’attacha que longtemps après à M. d’Arpajon) ne put jamais lui faire considérer un si grand homme que comme un maître; de sorte qu’il aima mieux n’en être pas connu et être libre, que d’en être aimé et être contraint; et même cette humeur, si peu soucieuse de la fortune, et si peu des gens du temps, lui fit négliger plusieurs belles connaissances que la Révérende Mère Marguerite, qui l’estimait particulièrement, voulut lui procurer; comme s’il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie lui eût été inutile pour s’assurer celui de l’autre. Ce fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses jours d’autant plus sérieusement, que Madame de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son prochain, parce quelle est toute à Dieu, et de qui il avait l’honneur d’être parent du côté de la noble famille des Bérangers, y contribua, de sorte qu’enfin le libertinage, dont les jeunes gens sont pour la plupart soupçonnés, lui parut un monstre, pour lequel je puis témoigner qu’il eut depuis cela toute l’aversion qu’en doivent avoir ceux qui veulent vivre chrétiennement.

J’augurai ce grand changement, quelque temps avant sa mort, de ce que, lui ayant un jour reproché la mélancolie qu’il témoignait dans les lieux où il avait accoutumé de dire les meilleures et les plus plaisantes choses, il me répondit que c’était à cause que, commençant à connaître le monde, il s’en désabusait; et qu’enfin il se trouvait dans un état où il prévoyait que dans peu la fin de sa vie serait la fin de ses disgrâces; mais qu’en vérité son plus grand déplaisir était de ne l’avoir pas mieux employée:

Iam invenes vides, me dit-il,
Insteteum ferior œtas
Merentem stultos preterisse dies.

«Et en vérité, ajouta-t-il, je crois que Tibulle prophétisait de moi, quand il parlait de la sorte; car personne n’eut jamais tant de regret que j’en ai de tant de beaux jours passés si inutilement.»

Tu me dois pardonner cette digression, Lecteur, et si je me suis si fort étendu sur le mérite d’un ami, sa mort m’exempte du blâme que j’aurais encouru de l’avoir voulu flatter, outre que de si belles choses ne sauraient jamais déplaire. Pour donc reprendre la suite des autorités sur lesquelles il s’est fondé, je dis que le Démon dont il se fait servir si utilement pendant son séjour dans la Lune n’est pas une chose inouïe, puisque Thalès et Héraclite ont dit que le monde en était rempli; outre ce qu’on a publié de ceux de Socrate, de Dion, de Brutus, et de plusieurs autres. La pluralité des mondes, dont il a parlé, est appuyée sur le sentiment de Démocrite, qui l’a soutenue; de même que l’infini et les petits corps ou atomes, dont il a discouru en quelques endroits après ce Philosophe, Epicure et Lucrèce.

Le mouvement qu’il donne à la Terre n’est pas nouveau, puisque Pythagore, Philolaus et Aristarque soutinrent autrefois qu’elle tournait autour du Soleil, qu’ils mettaient au centre du monde. Leucippe, et plusieurs 23 autres ont presque dit la même chose; mais Copernic, dans le dernier siècle, l’a soutenue plus hautement que tous, puisqu’il a changé le système de Ptolémée, auparavant suivi de tous les Astronomes, dont la plupart approuvent aujourd’hui celui de Copernic, d’autant plus simple et plus aisé, qu’il met le Soleil au centre du Monde, la Terre entre les Planètes, à la place que Ptolémée y donne au Soleil, c’est-à-dire qu’il fait mouvoir autour du Soleil la sphère de Mercure, puis celle de Vénus, puis celle de la Terre, au bord de laquelle il met un Epicicle, sur lequel il fait tourner la Lune autour de la Terre, et achever sa révolution en vingt-sept jours, outre celle qu’il lui fait faire avec la même Terre autour du Soleil en un an.

Je te confesserai toutefois, Lecteur, que ce changement m’est indifférent, parce que je ne professe point ces Sciences, qui sont trop abstraites pour moi; et je te proteste que tout ce que j’en sais ne consiste qu’en quelques termes que me fournit la mémoire de quelque lecture des ouvrages qui en traitent. C’est pourquoi je déclare que, par ce que j’ai dit de Copernic, je n’ai point prétendu offenser Ptolémée; il me suffit que Cœli enarrant gloriam Dei, et que leur admirable structure me prouve qu’ils ne sont point l’ouvrage de la main des hommes. Quoi qu’en ait dit Ptolémée, ils ne sont que ce qu’ils ont toujours été; et, quelque changement qu’y ait apporté Copernic, ils sont demeurés dans le même lieu et dans la même fonction que leur a donnés l’Etre Souverain, qui, sans changer, peut seul changer toutes choses. J’ai dit, au commencement de ce discours, le sujet qui me l’a fait entreprendre; et, dans la suite, on peut connaître comment et pourquoi j’ai cité, tous ces Savants. Je te prie, Lecteur, de t’en souvenir, afin de justifier le peu ou point de déférence que j’ai pour tout ce qui peut commettre la vérité de ma croyance avec les imaginations d’autrui.

LE BRET.

24

Reproduction de la figure placée en tête du second volume
des «Œuvres || de Monsieur || de Cyrano || Bergerac
Nouvelle Édition || ornée de figures en taille-douce ||
A Amsterdam || chez Jacques Desbordes, Libraire ||
vis-à-vis de la grande porte de la Bourse
1709.


25

La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, près Paris (où M. de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalés plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, les yeux noyés dans ce grand Astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel; tantôt un autre assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon; un autre, que ce pouvait bien être le Soleil lui-même, qui, s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde, quand il n’y était pas.

—Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois, sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde comme celui-ci; à qui le nôtre sert de Lune.

Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire.

—Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant, dans la Lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde.

26

Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et de notre âge Copernic et Keppler[4] avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle.

Cette pensée, cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de Lune, dont je ne pouvais accoucher: de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en fallait peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère ou folie, si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours.

Etant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’était celui de Cardan, et, quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe qui dit qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidents pour une inspiration de faire connaître aux hommes que la Lune est un monde.

—Quoi! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui est peut-être le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais!—Sans doute, continuais-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre et qui l’ont ouvert sur cette page pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan.—Mais, ajoutais-je, je ne saurais m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là?—Et pourquoi non? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui? et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable?

A ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage: de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où, après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comment je montai au Ciel.

J’avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le Soleil dardait ses rayons si violemment, que la chaleur, qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais, comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la Lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu’à mon départ, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l’attraction, et que je redescendais vers la terre.

Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après; et, à compter de l’heure que j’en étais parti, il devait être minuit. 27 Cependant, je reconnus que le Soleil était alors au plus haut de l’horizon, et qu’il était là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné: certes, je le fus de si bonne sorte que, ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le Soleil aux Cieux, afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d’où j’étais parti. Equipé pourtant comme j’étais, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée; et j’en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre, car j’étais le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et, pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu’en marchant je ne touchais presque point à la terre: aussi ne savaient-ils pas qu’au moindre branle que je donnais à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et que, sans que mes fioles n’étaient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs.

Je les voulus aborder; mais, comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le cœur. Je lui demandai, avec bien de la peine (car j’étais tout essouflé), combien l’on comptait de là à Paris, et depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d’épouvante. Cet homme, à qui je parlais, était un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux; et, joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien: de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.

A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros, pour me reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur demandai où j’étais.

—Vous êtes en France, me répondirent-ils, mais qui Diable vous a mis en cet état? et d’où vient que nous ne vous connaissons point? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés? En allez-vous donner avis à monsieur le Gouverneur? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles?

A tout cela, je leur répartis que le Diable ne m’avait point mis en cet état; qu’ils ne me connaissaient pas, à cause qu’ils ne pouvaient pas connaître tous les hommes; que je ne savais point que la Seine portât de navires à Paris, que je n’avais point d’avis à donner à Monsieur de Montbazon[5]; et que je n’étais point chargé d’eau-de-vie.

—Ho, ho, me dirent-ils, me prenant les bras, vous faites le gaillard? Monsieur le Gouverneur vous connaîtra bien, lui!

Ils me menèrent vers leur gros, où j’appris que j’étais véritablement en France, mais en la Nouvelle[6], de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté à Monsieur de Montmagnie, qui en est le Vice-Roi, qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité; et, après que je l’eus satisfait, lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crût, 28 soit qu’il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point, quand je lui dis qu’il fallait que la Terre eût tourné pendant mon élévation, puisque, ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étais tombé, par une ligne quasi-perpendiculaire, en Canada.

Le soir, comme je m’allais coucher, il entra dans ma chambre, et me dit:

—Je ne serais pas venu interrompre votre repos, si je n’avais cru qu’une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en un demi-jour n’ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d’avoir pour vous avec nos Pères Jésuites? Ils veulent absolument que vous soyez magicien; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d’eux est de ne passer que pour imposteur. Et, en effet, ce mouvement que vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat; et, pour moi, je vous dirai franchement que ce qui fait que je ne suis pas de votre opinion, c’est qu’encore qu’hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez être arrivé aujourd’hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné; car le Soleil, vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amené ici, puisque, selon Ptolémée, Tycho Brahé et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites marcher la Terre? Et puis, quelle grande vraisemblance avez-vous, pour vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher? et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand nous la sentons ferme dessous nous?

—Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire que le Soleil a pris la place au centre de l’univers, puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical; qu’il habite au cœur de ce Royaume, pour être en état de satisfaire promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir également et plus aisément: de même que la sage Nature a placé les parties génitales dans l’homme, les pépins dans le centre des pommes, les noyaux au milieu de leur fruit; et de même que l’oignon conserve, à l’abri de cent écorces qui l’environnent, le précieux germe où dix millions d’autres ont à puiser leur essence; car cette pomme est un petit univers à soi-même, dont le pépin, plus chaud que les autres parties, est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur conservatrice de son globe; et ce germe, dans cette opinion, est le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l’influence de ce grand feu, elle tourne autour de lui pour recevoir également en toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il serait aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un point dont il n’a que faire que de s’imaginer, quand nous voyons une alouette rôtie, qu’on a, pour la cuire, tourné la cheminée alentour. Autrement, si c’était au Soleil à faire cette corvée, il semblerait que la médecine eût besoin du malade; que le fort dût plier sous le faible; le grand servir au petit; et qu’au lieu qu’un vaisseau cingle le long des côtes d’une province, la province tournerait autour du vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux, que vous faites si solides, sont-ils plus légers? Encore est-il plus aisé à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son mouvement par sa 29 figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque vous ne le sauriez savoir, et que, de toutes les figures, s’il n’a pas celle-ci, il est certain qu’il ne se peut mouvoir? Je ne vous reproche point vos excentèques, ni vos épicicles, lesquels vous ne sauriez expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints, vous autres, de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent vos globes? Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Etre, qui sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il est de l’avoir achevée, de telle sorte que, l’ayant accomplie pour une chose, il ne l’ait pas rendue défectueuse pour une autre; je dis que les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus, par leur circulation, la font tourner, comme nous faisons tourner un globe en le frappant de la main; ou de même que les fumées, qui s’évaporent continuellement de son sein, du côté que le Soleil la regarde, répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, et de nécessité, ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi pirouetter. L’explication des deux autres mouvements est encore moins embrouillée. Considérez un peu, je vous prie...

A ces mots, Monsieur de Montmagnie m’interrompit:

—J’aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine; aussi bien, ai-je lu, sur ce sujet, quelques livres de Gassendi, mais à la charge que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères, qui soutenait votre opinion: «En effet, disait-il, je m’imagine que la Terre tourne, non point pour les raisons qu’allègue Copernic, mais parce que, le feu d’enfer ainsi que vous apprend la Sainte-Ecriture, étant enclos au centre de la terre, les damnés, qui veulent fuir l’ardeur de sa flamme, gravissent, pour s’en éloigner, contre la voûte, et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, lorsqu’il court enfermé dedans.»

Nous louâmes quelque temps cette pensée, comme un pur zèle de ce bon Père, et enfin Monsieur de Montmagnie me dit qu’il s’étonnait fort, vu que le système de Ptolémée était si peu probable, qu’il eût été si généralement reçu.

—Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux, et de même que celui dont le vaisseau vogue terre à terre croit demeurer immobile, et que le rivage chemine, ainsi les hommes, tournant avec la Terre autour du Ciel, ont cru que c’était le Ciel lui-même qui tournait autour d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre, n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi bien loin de consentir à leur insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes autour d’eux, c’est-à-dire, des mondes que nous ne voyons pas d’ici à cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne saurait venir jusqu’à nous. Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y campons une douzaine de glorieux coquins ait été bâti pour commander à tous? Quoi! parce que le Soleil compasse nos jours et nos années, est-ce à dire, pour cela, qu’il n’ait été construit qu’afin que nous ne frappions pas de la tête contre les murs? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par accident, 30 comme le flambeau du Roi éclaire par accident au Crocheteur qui passe par la rue.

—Mais, me dit-il, si, comme vous assurez, les étoiles fixes sont autant de Soleils, on pourrait conclure de là que le monde serait infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ce monde qui sont autour d’une étoile fixe, que vous prenez pour un Soleil, découvrent encore au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va de cette sorte à l’infini.

—N’en doutez point, lui répliquai-je, comme Dieu a pu faire l’âme immortelle, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini, une étendue sans limites. Et puis, Dieu serait fini lui-même, supposé que le monde ne fût pas infini, puisqu’il ne pourrait pas être où il n’y aurait rien, et qu’il ne pourrait accroître la grandeur du monde qu’il n’ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d’être où il n’était pas auparavant. Il faut donc croire que, comme nous voyons d’ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l’un ou dans l’autre, nous découvririons beaucoup de mondes que nous n’apercevons pas, et que l’univers est à l’infini construit de cette sorte.

—Ma foi! me répliqua-t-il, vous avez beau dire, je ne saurais du tout comprendre cet infini.

31

Dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées... (Page 33).

—Hé! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au delà? Point du tout. Car, quand vous songez à ce néant, vous vous l’imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l’air, et cela, c’est quelque chose; mais l’infini, si vous ne le comprenez en général, vous le concevez au moins par parties, puisqu’il n’est pas difficile de se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d’air, du feu, d’autre air, et d’autre terre. Or, l’infini n’est rien qu’une tissure sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces mondes ont été faits, vu que la Sainte-Ecriture parle seulement d’un que Dieu créa[7], je réponds qu’elle ne parle que du nôtre à cause qu’il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa propre main, mais tous les autres qu’on voit ou qu’on ne voit point, suspendus parmi l’azur de l’Univers, ne sont rien que de l’écume des Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourraient-ils subsister, s’ils n’étaient attachés à quelque matière qui les nourrit? Or, de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est étouffé, de même que l’or, dans le creuset, se détache en s’affinant, du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre cœur se dégage, par le vomissement, des humeurs indigestes qui l’attaquent; ainsi le Soleil dégorge tous les jours et se purge, des restes de la matière qui nourrit son feu. Mais, lorsqu’il aura tout à fait consumé cette matière qui l’entretient, vous ne devez point douter qu’il ne se répande de tous côtés pour chercher une autre pâture, et qu’il ne s’attache à tous les mondes qu’il aura construits autrefois, à ceux particulièrement qu’il rencontrera les plus proches; alors ces grands feux, rebouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle de toutes parts comme auparavant, et, s’étant peu à peu purifiés, ils commenceront de servir de Soleil à d’autres petits mondes qu’ils engendreront en les poussant hors de leur Spère. Et c’est ce qui a fait sans doute prédire aux Pythagoriciens l’embrasement 33 universel. Ceci n’est pas une imagination ridicule: la Nouvelle-France, où nous sommes, en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent de l’Amérique est une moitié de la Terre, laquelle, en dépit de nos prédécesseurs, qui avaient mille fois cinglé l’Océan, n’avait point été encore découverte; aussi n’y était-elle pas encore, non plus que beaucoup d’îles, de péninsules, et de montagnes, qui se sont soulevées sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se nettoyait ont été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez pesants, pour être attirées par le centre de notre monde, possible peu à peu, en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une masse. Cela n’est pas si déraisonnable, que saint Augustin n’y eût applaudi, si la découverte de ce pays eût été faite de son âge; puisque ce grand personnage, dont le génie était éclairé du Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre était plate comme un four, et qu’elle nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. Mais, si j’ai jamais l’honneur de vous voir en France, je vous ferai observer, par le moyen d’une lunette excellente, que certaines obscurités, qui d’ici paraissent des taches, sont des mondes qui se construisent.

Mes yeux, qui se fermaient en achevant ce discours, obligèrent Monsieur de Montmagnie à me souhaiter le bonsoir. Nous eûmes, le lendemain et les jours suivants, des entretiens de pareille nature. Mais, comme, quelque temps après, l’embarras des affaires de la Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la Lune.

Je m’en allais, dès qu’elle était levée, rêvant, parmi les bois, à la conduite et à la réussite de mon entreprise; et enfin, une veille de Saint-Jean, qu’on tenait conseil dans le Fort pour déterminer si l’on donnerait secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois, je m’en allai tout seul, derrière notre habitation, au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai. J’avais fait une machine que je m’imaginais capable de m’élever autant que je voudrais, en sorte que, rien de tout ce que j’y croyais nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans, et me précipitai en l’air, du haut d’une roche. Mais, parce que je n’avais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée. Tout froissé néanmoins que j’étais, je m’en retournai dans ma chambre, sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étais tout meurtri, depuis la tête jusqu’aux pieds; et, après m’être fortifié le cœur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine; mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avait envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avaient apportée au Fort, où, après plusieurs explications de ce que ce pouvait être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il y fallait attacher quantité de fusées volantes, parce que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y aurait personne qui ne prît cette machine pour un dragon de feu. Je la cherchai longtemps, cependant, mais enfin je la trouvai, au milieu de la place de Québec, comme on y mettait le feu.

La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril me transporta tellement que je courus saisir le bras du soldat qui y allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle était environnée; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui 34 m’arriva en cet instant. Car, dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avait disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasait, puis un autre; en sorte que le salpêtre, prenant feu, éloignait le péril en le croissant. La matière, toutefois, étant usée, fit que l’artifice manqua, et, lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis, sans que je remuasse aucunement, mon élévation continuée, et, ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre.

Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune que, ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais, des yeux et de la pensée, ce qui en pouvait être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étais enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit, avec d’autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affaiblissait point la vigueur.

Quand j’eus percé, selon le calcul que j’ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon; encore, ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde; car, encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignais de l’une à mesure que je m’approchais de l’autre, j’étais assuré que la plus grande était notre globe; parce qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avait plus paru que comme une grande plaque d’or: cela me fit imaginer que je baissais vers la Lune; et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avais commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin.

—Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que, par conséquent, j’aie senti plus tard la force de son centre.

Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber (à ce que je préjugeai, car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer), le plus loin dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre, embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avais éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme qui s’était écachée contre.

Par bonheur, ce lieu-là était, comme vous le saurez bientôt, le paradis terrestre et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’arbre de vie.

Ainsi vous pouvez bien juger que, sans ce miraculeux hasard, je serais mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé avant de toucher la terre; et j’ai conclu, de mon aventure, qu’il en avait menti, ou bien qu’il fallait que le jus énergique de ce fruit, qui m’avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’était pas loin de mon cadavre encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet, sitôt que je fus à terre, ma douleur s’en alla, avant même de se perdre en ma mémoire et la faim, dont pendant mon voyage j’avais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.

A peine, quand je fus relevé, eus-je observé les bords de la plus large 35 des quatre grandes rivières qui forment un lac en s’abouchant, que l’esprit ou l’âme invisible des simples, qui s’exhalent sur cette contrée, me vint réjouir l’odorat; et je connus que les cailloux n’y étaient ni durs ni raboteux, et qu’ils avaient soin de s’amollir, quand on marchait dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, dont les chênes qui la composent semblaient par leur excessive hauteur porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux, de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au pied, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient point la terre pendue à leurs racines; leur front, superbement élevé, semblait aussi plier, comme par force, sous la pesanteur des globes célestes, dont on dirait qu’ils ne soutiennent la charge qu’en gémissant; leurs bras, étendus vers le Ciel, témoignaient, en l’embrassant, demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir, avant qu’elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des Eléments.

Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d’autre Jardinier que la Nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat; là, l’incarnat d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre; là, le Printemps compose toutes les Saisons; là, ne germe point de plante vénéneuse, que sa naissance ne trahisse sa construction; là, les ruisseaux, par un agréable murmure, racontent leurs voyages aux cailloux; là, mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille, dans ce bois, ait pris la langue et la figure d’un rossignol; et même l’Echo prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on dirait, à les lui entendre répéter, qu’elle ait envie de les apprendre.

A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures, que le Printemps attache à cent petites fleurs, en égare les nuances l’une dans l’autre avec une si agréable confusion, qu’on ne sait si ces fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On prendrait même cette prairie pour un Océan, à cause qu’elle est comme une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil, épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoyait vitement ma pensée; et ma pensée, doutant que ce fût l’extrémité du monde, se voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le Ciel de se joindre à la Terre.

Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d’argent une fontaine rustique, qui couronne ses bords d’un gazon émaillé de pâquerettes, de bassinets, de violettes, et ces fleurs, semblent se presser à qui s’y mirera la première: elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu’elle promène en revenant mille fois sur elle-même montrent que c’est bien à regret qu’elle sort de son pays natal; et, comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la voulait toucher. Les animaux qui s’y venaient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir qu’il faisait grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardaient le Soleil aux Antipodes, et n’osaient se pencher sur le bord, de la crainte qu’ils avaient de tomber au Firmament.

Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses, je me 36 sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent l’embryon, à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical; enfin, je reculai sur mon âge environ quatorze ans.

J’avais cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus, couché à l’ombre, je ne sais quoi qui remuait. C’était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration. Il se leva pour m’en empêcher:

—Ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces humilités!

—Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations; car, venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je pensais être abordé dans un autre, que ceux de mon pays appellent la Lune aussi; et voilà que je me trouve en Paradis, aux pieds d’un Dieu qui ne veut pas être adoré et d’un étranger qui parle ma langue.

—Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il,[8] ce que vous dites est véritable; cette terre-ci est la Lune, que vous voyez de votre globe; et ce lieu-ci où vous marchez est le paradis, mais c’est le paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes, Adam, Eve, Enoc, moi, qui suis le Vieil Elie, Saint-Jean l’Evangéliste et vous. Vous savez bien comme les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre monde. Sachez donc qu’après avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam qui craignait que Dieu irrité par sa présence ne rengregeast sa punition, considéra la Lune, votre terre, comme le seul refuge où il se pourrait mettre à l’abri des poursuites de son créateur.

—Or, en ce temps-là, l’imagination chez l’homme était si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des aliments, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé, de la même sorte qu’il s’est vu des Philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissements que vous appelez extatiques. Eve, que l’infirmité de son sexe rendait plus faible et moins chaude, n’aurait pas eu sans doute l’imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avait très peu qu’elle avait été tirée du corps de son mari, la sympathie, dont cette moitié était encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montait, comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et Adam attira l’ouvrage de sa côte, comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie; les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam et les Idolâtres sous celui de Prométhée, que leurs Poètes feignirent avoir dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendants, qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont il était rempli. Ainsi, pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci désert; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse restât sans habitants: il permit, peu de siècles après, qu’Enoc, ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompait, eût envie de les abandonner. Mais ce Saint personnage ne jugea point de retraite assurée contre l’ambition de ses parents, 37 qui s’égorgeaient déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bienheureuse dont jadis Adam son aïeul lui avait tant parlé. Toutefois comment y aller. L’Echelle de Jacob n’était pas encore inventée, la grâce du Très-Haut[9] y suppléa; car, elle fit qu’Enoc s’avisa que le feu du Ciel descendait sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étaient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche, «L’odeur des sacrifices du Juste est montée jusqu’à moi». Un jour que cette flamme divine était acharnée à consumer une victime qu’il offrait à l’Eternel, de la vapeur qui s’exhalait, il remplit deux grands vases qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt, qui tendait à s’élever, et qui ne pouvait pénétrer que par miracle le métal, poussa les vases en haut, et, de la sorte, enlevèrent avec eux ce Saint homme. Quand il fut monté jusqu’à la Lune, et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connaître que c’était le paradis terrestre où son grand-père avait autrefois demeuré. Il délia promptement les vaisseaux qu’il avait ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine était-il en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant était assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de charité qui le soutint doucement, jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases, ils montèrent toujours jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel, et c’est ce qu’aujour’d’hui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste qui eut les balances pour ascendants.

Il n’était pas encore toutefois en ces jardins et n’y arriva que quelque temps après.

Ce fut lorsque déborda le déluge, car les eaux où votre monde s’engloutit montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’arche voguait dans les cieux à côté de la Lune.

Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui partageait sa lumière, chacun d’eux crut que c’était un canton de la terre qui n’avait pas été noyé.

Il n’y eut qu’une fille de Noé nommée Achab, qui, à cause peut-être qu’elle avait pris garde qu’à mesure que le navire haussait, ils approchaient de cet astre, soutint à cor et à cris qu’assurément c’était la Lune.

On eut beau lui représenter que, les sondes jetées, on n’avait trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondait que le fer avait donc rencontré le dos d’une baleine qu’ils avaient pris pour la terre, que quant à elle, elle était bien assurée que c’était la Lune en propre personne qu’ils allaient aborder.

Enfin, comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent ensuite.

Les voilà donc, malgré la défense des hommes, qui jettent l’esquif en mer; Achab était la plus hasardeuse, aussi voulut-elle la première essayer le péril, elle se lance allègrement dedans et tout son sexe l’allait joindre sans une vague qui sépara le bateau du navire. On eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester qu’elle serait cause qu’un jour on reprocherait à toutes les femmes d’avoir dans la tête un quartier de 38 la lune, elle se moqua d’eux. La voilà qui vogue hors du monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer le voyage, impatients de la première prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là; des quadrupèdes même, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en était sorti près de mille avant que les fils de Noé pussent fermer les étables que la foule des animaux qui s’échappaient tenait ouverte. La plupart abordèrent ce nouveau monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab descendit et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet cette terre était la lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères. Elle s’habitua quelques temps dans une grotte et comme un jour elle se promenait, balançant si elle serait fâchée d’avoir perdu la compagnie des siens ou si elle en serait bien aise, elle aperçut un homme qui abattait du gland.

La joie d’une telle rencontre la fit voler aux embrassements; elle en reçut de réciproques, car il y avait encore plus longtemps que le vieillard n’avait vu visage humain. C’était Enoc le juste. Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfants et l’orgueil de la femme l’obligea de se retirer dans les bois ils auraient achevé ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des justes. Là tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offrait à Dieu, d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand, de l’arbre de science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombé une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut portée à la merci des vagues hors le Paradis en un lieu où le pauvre Enoc pour sustenter sa vie prenait du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le filet, il le mangea; aussitôt il connut où était le Paradis terrestre et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vous n’avez mangé comme lui de la pomme de science, il y vint demeurer.

Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu.

Vous n’avez pas oublié je pense que je me nomme Hélie car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étais en votre monde et que j’habitais avec Elisée, un Hébreu comme moi, sur les agréables bords du Jourdain, où je menais, parmi les livres, une vie assez douce pour ne pas la regretter, encore qu’elle s’écoulât. Cependant, plus les lumières de mon esprit croissaient, plus aussi croissait la connaissance de celles que je n’avais point. Jamais nos prêtres ne me ramentevaient Adam, que le souvenir de cette Philosophie parfaite qu’il avait possédée ne me fît soupirer. Je désespérais de la pouvoir acquérir, quand un jour, après avoir sacrifié pour l’expiation des faiblesses de mon être mortel, je m’endormis et l’Ange du Seigneur m’apparut en songe; aussitôt que je fus réveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avait prescrites[10]: je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau puis lorsqu’il fut bien purgé, précipité et dissous, j’en tirai l’attractif, je calcinai tout cet élixir et le réduisis à la grosseur d’environ une balle médiocre.

Je fus mené droit à l’Hôtel de Ville.

En suite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et de là, à quelques mois, tous mes engins étant achevés j’entrai dans mon industrieuse charrette: vous me demanderez possible à quoi bon tout cet attirail. Sachez que l’Ange m’avait dit en songe que si je voulais acquérir une science parfaite comme je le désirais, je montasse 39 au monde de la Lune, où je trouverais devant le Paradis d’Adam, l’arbre de la Science, parce qu’aussitôt que j’aurais tâté de son fruit, mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une créature est capable, voilà donc le voyage pour lequel j’avais bâti mon chariot. Enfin, je montai dedans et, lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je jetai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or la machine de fer, que j’avais forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à mesure que j’arrivais où l’aimant m’avait attiré et dès que j’avais sauté jusque-là ma main le faisait repartir...

40

—Mais, l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté?

—Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il; car l’aimant poussé qu’il était en l’air, attirait le fer droit à lui; et, par conséquent, il était impossible que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que, tenant ma boule en ma main, je ne laissais pas de monter, parce que le chariot courait toujours à l’aimant que je tenais au-dessus de lui; mais la saillie de ce fer, pour s’unir à ma boule, était si violente, qu’elle me faisait plier le corps en quatre doubles, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette nouvelle expérience. A la vérité, c’était un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avais poli avec beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la lumière du Soleil si vive et si brillante, que je croyais moi-même être emporté dans un chariot de feu[11]. Enfin, après avoir beaucoup rué et volé après mon coup, j’arrivai, comme vous avez fait, à un terme où je tombais vers ce monde-ci; et, pour ce qu’en cet instant je tenais ma boule bien serrée entre mes mains, mon chariot dont le siège me pressait pour approcher de son attractif, ne me quitta point; tout ce qui me restait à craindre, c’était de me rompre le col; mais, pour m’en garantir, je rejetais ma boule de temps en temps, ainsi que ma machine, se sentant naturellement rattirée se ralentît, et qu’ainsi ma chute fût moins rude, comme en effet, il arriva; car, quand je me vis à deux ou trois cents toises près de la terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que je m’en visse à une certaine distance; et aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et, ma machine l’ayant suivie, je la quittai et me laissai tomber d’un autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je ne vous représenterai point l’étonnement qui me saisit à la vue des merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui dont je vous viens de voir consterné.

Vous saurez seulement que j’ai rencontré dès le lendemain l’arbre de vie par le moyen duquel je m’empêchai de vieillir. Il consomma bientôt et fit exhaler le serpent en fumée.

A ces mots, vénérable et sacré patriarche, lui dis-je, je serais bien aise de savoir ce que vous entendez par le serpent qui fut consommé.

Lui d’un visage riant me répondit ainsi:

J’oubliais, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut pas vous voir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Eve et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu pour punir le serpent qui les avait tentés le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous les nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpents pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles, quand vous entendez vos entrailles crier, c’est le serpent qui siffle et qui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi, car Dieu, qui pour vous chasser voulait vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ou si lorsque avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que vos docteurs appellent la 41 bile et vous achevât tellement par le poison qu’il inspire à vos artères que vous ne fussiez bientôt consumés.

Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles Martel et d’Edouard d’Angleterre qui se nourrissaient encore des cadavres de leurs hôtes.

En effet, lui dis-je, en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce serpent essaye toujours à s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir seul au bas de nos ventres, mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée, et, pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au Serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête.

Je voulais continuer ces fariboles, mais Hélie m’en empêcha:

Songez, dit-il, que ce lieu-ci est saint.

Il se tient ensuite quelque temps comme pour se ramentenoir de l’endroit où il était demeuré, pris il prit ensuite la parole.

Je ne tâte du fruit de vie que de cent ans en cent ans, son jus a pour le goût quelque rapport avec l’esprit de vin, ce fut je crois cette pomme qu’Adam avait mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent si longtemps parce qu’il était coulé dans leur semence quelque chose de son énergie jusqu’à ce qu’elle s’éteignît dans les eaux du déluge.

L’arbre de science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté et qui, sous l’épaisseur de cette pelure, conserve les spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois après avoir chassé Adam de cette terre bienheureuse, de peur qu’il n’en retrouvât le chemin, lui frotta les gencives de cette écorce. Il fut depuis ce temps-là plus de quinze ans à radoter et oublia tellement toutes choses que lui ni ses descendants jusqu’à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la création.

Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce grand prophète. Je m’adressai par bonheur à l’une de ces pommes que la maturité avait dépouillée de sa peau et ma salive à peine l’avait mouillée que la philosophie universelle m’absorba.

Il me sembla qu’un nombre infini de petits yeux se plongeaient dans ma tête et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis l’ai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que je n’aurais pas pu vaincre par les vertus occultes d’un simple corps naturel la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce Paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, je crus qu’il m’avait inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la former de terre aussi bien que lui.

Je demeurai longtemps dans ce jardin à me promener sans compagnie. Mais enfin comme l’ange portier du lieu était mon principal hôte, il me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage car au bout de ce temps j’arrivai en une contrée où mille éclairs se confondaient en un, formaient un jour aveugle qui ne servait qu’à rendre l’obscurité visible.

42

Je n’étais pas encore bien remis de cette aventure que j’aperçus devant moi un bel adolescent.

Je suis, me dit-il, l’archange que tu cherches, je viens de lire dans Dieu qu’il t’avait suggéré les moyens de venir ici, et qu’il voulait que tu y attendisses sa volonté.

Il m’entretint de plusieurs choses et me dit entre autres: que cette lumière dont j’avais paru effrayé n’était rien de formidable, qu’elle s’allumait presque tous les soirs quand il faisait la ronde parce que, pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être vus, il était contraint de jouer de l’espadon avec son épée flamboyante autour du Paradis terrestre et que cette lueur était les éclairs qu’engendrait son acier.

Ceux que vous apercevez de votre monde, ajouta-t-il, sont produits par moi, si quelquefois vous les remarquez bien loin, c’est à cause que les nuages d’un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir cette impression font rejaillir jusqu’à vous ces légères images de feu ainsi qu’une vapeur autrement située se trouvât propre à former l’arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la pomme de science n’est pas loin d’ici, aussitôt que vous en aurez mangé, vous serez docte comme moi, mais surtout gardez vous d’une méprise, la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d’une écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l’homme au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l’ange.

Hélie en était là des instructions que lui avait données le séraphin quand un petit homme nous vint joindre.

C’est ici cet Enoc dont je vous ai parlé, me dit tout bas mon conducteur.

Comme il achevait ces mots, Enoc nous présenta un panier plein de je ne sais quels fruits semblables aux pommes de grenades qu’il venait de découvrir ce jour-là en un bocage reculé. J’en serrai quelques-unes dans ma poche par le commandement d’Hélie, lorsqu’il lui demanda qui j’étais.

C’est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon guide, ce soir, quand nous serons retirés, il nous conduira à même les miraculeuses particularités de son voyage.

Nous arrivâmes en finissant ceci sous une espèce d’hermitage fait de branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrthes et des orangers. Là j’aperçus dans un petit réduit, des monceaux d’une certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvait passer pour l’âme de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues çà et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servaient.

A filer, me répondit-il, quand le bon Enoc veut se débander de la méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il tourne du fil, tantôt il tisse la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille vierges. Il n’est pas que n’ayez quelquefois rencontré en votre monde je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ des semailles, les paysans appellent cela coton de Notre-Dame, c’est la bourre dont Enoc purge son lin quand il le carde.

Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Enoc dont cette cabane était la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt fut que de six en six heures il fait oraison et qu’il y avait bien cela qu’il avait achevé la dernière.

Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l’histoire des assomptions 43 qu’il m’avait entamée et lui dis qu’il en était demeuré ce me semblait à celle de saint Jean l’Evangéliste.

Alors, puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre que la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les apprendre, sachez donc que Dieu...

A ces mots je ne sais pas comment le diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler.

Je m’en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l’âme de cet évangéliste était si détachée qu’il ne la retenait plus qu’à force de serrer les dents, cependant, l’heure où il avait prévu qu’il serait enlevé céans étant presque expirée de façon que n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vivement sans avoir le loisir de l’y faire aller.

Elie pendant tout ce discours me regardait avec des yeux capables de me tuer si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim.

Abominable, dit-il en se reculant, tu as l’imprudence de railler les choses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément, si le Tout-Sage ne voulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde, va impie hors d’ici, va publier dans ce petit monde et dans l’autre, car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu porte aux athées.

A peine eut-il terminé cette imprécation qu’il m’empoigna et me conduisit rudement vers la porte, quand nous fûmes arrivés proche un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courbaient presque à terre.

Voici l’arbre de savoir, me dit-il, où tu aurais puisé des lumières inconcevables sans ton irreligion.

Il n’eut pas achevé ces mots que feignant de languir de faiblesse je me laissai tomber contre une branche où je dérobai adroitement. Il s’en fallait encore plusieurs enjambées que je n’eusse les pieds hors de ce parc délicieux, cependant la faim me pressait avec tant de violence qu’elle me fit oublier que j’étais entre les mains d’un prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avais grossi ma poche, où je cachai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Enoc m’avait fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avais cueillie à l’arbre de science et dont par malheur je n’avais pas dépouillé l’écorce.

J’en avais à peine goûté, qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme: je ne vis plus ma pomme, plus d’Hélie auprès de moi et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du Paradis terrestre et, avec tout cela, je ne laissais pas de me souvenir de tout ce qui m’était arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que cette écorce ne m’avait pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversèrent, et se sentirent un peu de jus de dedans, dont l’énergie avait dissipé la malignité de la pelure. Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connaissais point. J’avais beau promener mes yeux et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offrait pour les consoler. Enfin, je résolus de marcher jusqu’à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie, de quelques bêtes, ou de la mort.

Elle m’exauça, car, au bout d’un demi-quart de lieue, je rencontrai deux fort grands animaux, dont l’un s’arrêta devant moi; l’autre s’enfuit légèrement au gîte: au moins, je le pensai ainsi, à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce, qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me 44 fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter, à ma nourrice, des sirènes, des faunes et des satyres. De temps en temps, ils élevaient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir que je croyais quasi être devenu monstre. Enfin, une de ces bêtes-hommes, m’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.

Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient que, la Nature ayant donné aux hommes, comme aux bêtes, deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir comme eux. Et, en effet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’était point trop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu’ils ne sont encore instruits que de la Nature, marchent à quatre pieds et qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices, qui les dressent dans de petits chariots et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.

Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la Reine. Ainsi je fus, en qualité de tel ou d’autre chose, mené droit à l’Hôtel de Ville, où je remarquai, selon le bourdonnement et les postures que faisaient et le peuple et les Magistrats, qu’ils consultaient ensemble ce que je pouvais être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois, qui gardait les bêtes rares, supplia les Echevins de me commettre à sa garde, en attendant que la Reine m’envoyât quérir pour vivre avec mon mâle. On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m’instruisit à faire le godenot, à passer des culbutes, à figurer des grimaces; et, les après-dîners, il faisait prendre à la porte un certain prix de ceux qui me voulaient voir. Mais le Ciel, fléchi de mes douleurs et fâché de voir profaner le Temple de son maître, voulut qu’un jour, comme j’étais attaché au bout d’une corde, avec laquelle le charlatan me faisait sauter pour divertir le monde, j’entendis la voix d’un homme qui me demanda en grec qui j’étais. Je fus bien étonné d’entendre parler, en ce pays-là, comme en notre monde. Il m’interrogea quelque temps; je lui répondis et lui contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon voyage. Il me consola et je me souviens qu’il me dit:

—Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire, ici comme là, qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n’est point accoutumé. Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille et que, si quelqu’un de cette terre avait monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos savants le feraient étouffer comme un monstre.

Il me promit ensuite qu’il avertirait la Cour de mon désastre; et il ajouta qu’aussitôt qu’il avait su la nouvelle qui courait de moi, il était venu pour me voir et m’avait reconnu pour un homme du monde dont je me disais parce qu’il y avait autrefois voyagé et qu’il avait demeuré en Grèce où on l’appelait le Démon de Socrate; qu’il avait, depuis la mort de ce Philosophe, gouverné et instruit, à Thèbes, Epaminondas; qu’ensuite, étant passé chez les Romains, la justice l’avait attaché au parti du jeune Caton; qu’après sa mort, il s’était donné à Brutus; que tous ces grands personnages n’ayant laissé en ce monde à leurs places que le fantôme 45 de leurs vertus, il s’était retiré, avec ses compagnons, dans les temples et dans les solitudes.

... Un jour, comme j’étais attaché au bout d’une corde...

—Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de nous, car on nous appelait Oracles, Nymphes, Génies, Fées, Dieux Foyers, Lemures, Larves, Lamies, Farfadels, Naïades, Incubes, Ombres, Manes, Spectres et Fantômes; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d’Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portait la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois; depuis cent ans en çà, j’ai eu commission d’y faire un voyage: j’ai rôdé beaucoup en Europe et conversé avec des personnes que possible vous aurez connues. Un jour, entre autres, j’apparus à Cardan, comme il étudiait; je l’instruisis de quantité de choses, et, en récompense, il me promit qu’il témoignerait, à la postérité, de qui il tenait les miracles qu’il s’attendait d’écrire. J’y vis Agrippa, l’Abbé Tritème, le Docteur Fauste, La Brosse, César, et une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de Chevaliers de la Rose-Croix, à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer pour de Grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle; ce fut moi qui lui conseillai, pendant qu’il était à l’Inquisition dans Rome, de styler son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avait besoin de connaître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avait appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménagerait mieux leur arme, quand il la connaîtrait, et il commença, à ma prière, un Livre, que nous intitulâmes de Sensu rerum. J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en Philosophe que ce premier y vit. J’ai connu quantité d’autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup de babil et beaucoup d’orgueil.

Enfin, comme je traversais, de votre pays, en Angleterre, pour étudier les mœurs de ses habitants, je rencontrai un homme, la honte de son pays; car, certes, c’est une honte aux grands de votre Etat, de reconnaître 46 en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, tout cœur, et il a toutes ces qualités, dont une jadis suffisait à marquer un Héros: c’était Tristan l’Hermite. Véritablement, il faut que je vous avoue que, quand je vis une vertu si haute, j’appréhendai qu’elle ne fût pas reconnue; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois fioles: la première était pleine d’huile de talk, l’autre, de poudre de projection, et la dernière, d’or potable; mais il les refusa avec un dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre. Enfin je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que c’est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai fréquentées; toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.

Au reste, je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci; je suis né dans le Soleil. Mais, parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitants, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies, de temps en temps, nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs. Quant à moi, je fus commandé pour aller au vôtre et déclaré chef de la peuplade qu’on y envoyait avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites; et ce qui fait que j’y demeure actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité; qu’on n’y voit point de Pédants; que les Philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange, quand il raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne compte pour insensés que les Sophistes et les Orateurs.

Je lui demandai combien de temps ils vivaient: il me répondit trois ou quatre mille ans, et continua de cette sorte:

Encore que les habitants du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple, pour être d’un tempérament fort chaud, est remuant et ambitieux et digère beaucoup.

Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous, après un demi-siècle, apprenez que, tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux que de plantes, ni tant d’hommes que d’animaux, ainsi, il n’y doit pas avoir tant de Démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé parfait.

Je lui demandai s’ils étaient des corps comme nous: il me répondit oui; qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous, ni comme aucune chose que nous estimons telle; parce que nous n’appelons vulgairement corps que ce que nous pouvons toucher; qu’au reste, il n’y avait rien en la Nature qui ne fût matériel, et que, quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connaître et que c’était sans doute ce qui avait fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient d’eux n’étaient qu’un effet de la rêverie des faibles, à cause qu’ils n’apparaissent que de nuit; et il ajouta que, comme ils étaient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il fallait qu’ils se servissent, ils n’avaient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choisir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe, comme les voix des Oracles; tantôt la vue, comme les ardents 47 et les spectres; tantôt le toucher, comme les Incubes, et que, cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière, par sa chaleur, les détruisait, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.

Ils agiteront un point de théologie ou les difficultés d’un procès par un concert.

Tant de belles choses qu’il m’expliquait me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort; si au pays du Soleil l’individu venait au jour par les voies de génération et s’il mourait par le désordre de son tempérament ou la rupture de ses organes.

—Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel ou qu’il n’est point; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses, qui, pour être connues, demanderaient en vous un million d’organes tous différents. Moi, par exemple, je connais par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne saurait s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau et les nuances de l’iris; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable, comme le manger, comme un son ou comme une odeur. Tout de même, si je voulais vous expliquer ce que j’aperçois, par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré ou savouré et ce n’est rien cependant de tout cela.

Il en était là de son discours, quand mon Bateleur s’aperçut que la 48 chambrée commençait à s’ennuyer de mon jargon, qu’ils n’entendaient point et qu’ils prenaient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde, pour me faire sauter, jusqu’à ce que, les spectateurs étant saouls de rire et d’assurer que j’avais presque autant d’esprit que les bêtes de leurs pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

J’adoucissais ainsi la dureté des mauvais traitements de mon maître par les visites que me rendait cet officieux Démon; car, de m’entretenir avec ceux qui me venaient voir, outre qu’ils me prenaient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne savais leur langue, ni eux n’entendaient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion; car vous saurez que deux idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands et l’autre qui est particulier pour le peuple.

Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique, quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable; car, quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de Théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert, le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille.

Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation, par exemple, d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue feront, chacun en particulier, une oraison ou une période, avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, les battements de pied, les contorsions de bras; de sorte que, quand ils parlent, avec la coutume qu’ils ont prise d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas un homme qui parle, mais un corps qui tremble.

Presque tous les jours le Démon me venait visiter, et ses merveilleux entretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin, un matin, je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connaissais point et qui, m’ayant fort longtemps léché, me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenait, de peur que je me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisait sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis, ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à la course.

Je m’affligeais cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois Démon, et, le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenais dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme, fort jeune et assez beau, me vint rire au nez et jeter à mon col ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré:

—Quoi! me dit-il en français, vous ne connaissez plus votre ami!

Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes, ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la Lune, tout ce qui m’y était arrivé, et tout ce que j’y voyais n’était qu’enchantement; 49 et cet homme-bête, étant le même qui m’avait servi de monture, continua de me parler ainsi:

—Vous m’aviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne vous sortiraient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu!

—Achevez votre potage. (Page 50).

Mais, voyant que je demeurais dans mon étonnement:

—Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate.

Ce discours augmenta mon étonnement; mais, pour m’en tirer, il me dit:

—Je suis le Démon de Socrate, qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui, pour vous continuer mes services, me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier.

—Mais, l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue et qu’aujourd’hui vous êtes très court; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse; qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme? Quoi donc! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir?

—Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, et, vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informais si fort atténué de lassitude, que tous les organes me refusaient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’Hôpital, où, entrant, j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venait d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays.... Je m’en suis approché, 50 feignant d’y connaître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étaient présents qu’il n’était point mort et que ce qu’on croyait lui avoir fait perdre la vie n’était qu’une simple léthargie; de sorte que, sans être aperçu, j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle; lors mon vieux cadavre est tombé, et, comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle.

On nous vint quérir là-dessus, pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande, lorsque je périssais de faim, m’obligea de lui demander où l’on avait mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfants de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusqu’à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide, qui me demanda par où je voulais commencer, put tirer de moi ces deux mots: Un potage; mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée; mais mon porteur m’en empêcha.

—Où voulez-vous aller? me dit-il. Nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger; achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose.

—Et où diable est ce potage? lui répondis-je presque en colère. Avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui?

—Je pensais, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu, à la Ville d’où nous venons, votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas; c’est pourquoi je ne vous avais point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer, dans de grands vaisseaux moulés exprès l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant; et, quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. A moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse, pour nourrir l’homme, l’office de la bouche; mais je vous le veux faire voir par expérience.

Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés:

—Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu, sans avoir observé qu’en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vocation, sont pourtant beaucoup plus gras. D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excréments, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez peut-être été surpris, lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas 51 usitée en votre pays; mais c’est la mode de celui-ci, et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée.

—Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serais bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents.

Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produirait une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher. Un homme, au haut de l’escalier, se présenta à nous, et, nous ayant envisagés attentivement, me mena dans un cabinet dont le plancher était couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon Démon, dans un autre, rempli d’œillets et de jasmins; il me dit, voyant que je paraissais étonné de cette magnificence, que c’étaient les lits du pays. Enfin, nous nous couchâmes chacun dans notre cellule; et, dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisants enfermés dans un cristal (car on ne se sert point de chandelles), ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’avaient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupi.

Je vis entrer le lendemain mon Démon, avec le soleil.

—Je vous veux tenir parole, me dit-il; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier.

A ces mots, je me levai, et il me conduisit, par la main, derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’Hôte nous attendait avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulais une douzaine d’alouettes, parce que les magots (il croyait que j’en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine eus-je répondu oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties.

—Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe, en notre monde, d’un pays où les alouettes tombent toutes rôties! Sans doute que quelqu’un était revenu d’ici.

—Vous n’avez qu’à manger, me dit mon Démon; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit et assaisonne le gibier.

J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et, en vérité, je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent, quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non; qu’il ne lui devait rien et que c’étaient des Vers.

—Comment, des vers? lui répliquai-je. Les taverniers sont donc ici curieux de rimes?

—C’est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. Je ne craignais pas de demeurer court; car, quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux Epigrammes, deux Odes et une Eglogue.

—Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde! J’y connais beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feraient bonne chère, si on payait les Traiteurs en cette monnaie.

52

... mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui.

Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu’on les transcrivît: il me répondit que non, et continua ainsi:

—Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnaies, où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là, ces versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et, si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe, non pas selon leur prix, c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le mérite de la pièce; et ainsi, quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grande chère.

J’admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon:

—Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent, à proportion des frais, un acquit pour l’autre monde; et, dès qu’on le leur donne, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes du grand Jour, à peu près en ces termes: «Item, la valeur de tant de Vers, délivrés un tel jour, à un tel, qu’on m’y doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera;» et, lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent, parce qu’ils croient que, s’ils n’étaient ainsi digérés, cela ne leur profiterait de rien.

Cet entretien n’empêchait pas que nous ne continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la Ville où le Roi 53 fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au Palais, où les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avait fait le peuple, quand j’étais passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étais sans doute la femelle du petit animal de la Reine fut celle des grands comme celle du peuple. Mon guide me l’interprétait ainsi; et cependant lui-même n’entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la Reine; mais nous en fûmes bientôt éclaircis. Le Roi, quelque temps après m’avoir considéré, commanda qu’on l’amenât, et, à une demi-heure de là, je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes qui portaient la fraise et le haut-de-chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds; sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un Criado de vuestra merced; je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas! ils ne nous eurent pas plutôt vus parler ensemble, qu’ils crurent tous le préjugé véritable; et cette conjecture n’avait garde de produire un autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus de ferveur protestait que notre entretien était un grognement que la joie d’être rejoints, par un instinct naturel, nous faisait bourdonner. Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la vieille Castille; qu’il avait trouvé moyen, avec des oiseaux, de se faire porter jusqu’au monde de la Lune où nous étions alors; qu’étant tombé entre les mains de la Reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard en ce pays-là, les singes à l’espagnole, et que, l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce. «Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n’est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner du plaisir.

—Ce n’est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation, en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne saurait engendrer que des matières de rire.

Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étais osé hasarder de monter à la Lune avec la machine dont je lui avais parlé: je lui répondis que c’était à cause qu’il avait emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et, environ un quart d’heure après, le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l’Espagnol et moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de point en point la volonté du Prince; de quoi je fus très aise, pour le plaisir que je recevais d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la solitude de ma brutification. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour la femelle) me conta que ce qui l’avait véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la Lune, était qu’il n’avait pu trouver un seul pays où l’imagination même fût en liberté.

—Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des Docteurs de drap, vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m’a voulu mettre, en mon pays, à l’Inquisition, parce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide, et que je ne connaissais point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre.

Je lui demandai de quelles probabilités il appuyait une opinion si peu reçue.

—Le petit homme me conta qu’il était Européen...

—Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu’il n’y a 54 qu’un élément: car, encore que nous voyions de l’eau, de la terre, de l’air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs, qu’ils ne soient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n’est pas du feu, ce n’est que de l’eau beaucoup étendue; l’air n’est que de l’eau fort dilatée; l’eau n’est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même n’est autre chose que de l’eau beaucoup resserrée; et ainsi, à pénétrer sérieusement la matière, vous connaîtrez qu’elle n’est qu’une, qui, comme excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits; autrement, il faudrait admettre autant d’éléments qu’il y a de sortes de corps, et, si vous me demandez pourquoi le feu brûle et l’eau refroidit, vu que ce n’est qu’une seule matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la disposition où elle se trouve dans le temps qu’elle agit. Le feu, qui n’est rien que de la terre encore plus répandue qu’elle ne l’est pour constituer l’air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu’elle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon, étant le feu le plus subtil et le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse au commencement, parce que c’est une nouvelle matière qui nous remplit et nous fait exhaler en sueur; cette sueur, étendue par le feu, se convertit en fumée et devient air; cet air, encore davantage fondu par la chaleur de l’antipéristase, ou des astres qui l’avoisinent, s’appelle feu, et la terre, abandonnée par le froid et divisée, tombe en terre; l’eau, d’autre part, quoiqu’elle ne diffère de la matière du feu qu’en ce qu’elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause qu’étant serrée, elle demande par sympathie à resserrer les corps qu’elle rencontre, et le froid que nous sentons n’est autre chose que l’effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de la terre ou de l’eau qui la contraint de lui ressembler. De 55 là vient que les hydropiques remplis d’eau changent en eau toute la nourriture qu’ils prennent; de là vient que les bilieux changent en bile tout le sang que forme le foie. Supposé donc qu’il n’y ait qu’un seul élément, il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité, inclinent également au centre de la terre.

«Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, le bois descendent plus vite à ce centre qu’une éponge, si ce n’est à cause qu’elle est pleine d’air, qui tend naturellement en haut? Ce n’en est point du tout la raison, et voici comment je vous réponds: Quoiqu’une roche tombe avec plus de rapidité qu’une plume, l’une et l’autre ont même inclination pour ce voyage; mais un boulet de canon, par exemple, s’il trouvait la terre percée à jour, se précipiterait plus vite à son centre qu’une vessie grosse de vent; et la raison est que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d’espace; car toutes les parties de la matière, qui logent dans ce fer, jointes qu’elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l’union, à cause que, s’étant resserrées, elles se trouvent à la fin beaucoup à combattre contre peu, vu qu’une parcelle d’air, égale en grosseur au boulet, n’est pas égale en quantité.

«Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils? Si ce n’est à cause que l’acier étant une matière où les parties sont plus proches et plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair, dont les pores et la mollesse montrent qu’elle contient fort peu de matière répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de même qu’un escadron bien pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu; car pourquoi une loupe d’acier embrasée est-elle plus chaude qu’un tronc de bois allumé? si ce n’est qu’il y a plus de feu dans la loupe en peu d’espace, y en ayant d’attaché à toutes les parties du métal, que dans le bâton, qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent beaucoup de vide, et que le vide n’étant qu’une privation de l’être, ne peut être susceptible de la forme du feu. Mais, m’objecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous l’aviez prouvé, et c’est cela dont nous sommes en dispute! Eh bien, je vais vous le prouver, et, quoique cette difficulté soit la sœur du nœud gordien, j’ai les bras assez forts pour en devenir l’Alexandre.

«Qu’elle me réponde donc, je l’en supplie, cette bête vulgaire, qui ne croit être homme que parce qu’on le lui a dit! Supposé qu’il n’y ait qu’une matière, comme je pense l’avoir assez prouvé, d’où vient qu’elle se relâche et se restreint selon son appétit? d’où vient qu’un morceau de terre, à force de se condenser, s’est fait caillou? Est-ce que les parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en telle sorte que là où s’est fiché ce grain de sablon, là même ou dans le même point loge un autre grain de sablon? Tout cela ne se peut, et selon leur principe même, puisque les corps ne se pénètrent point; mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et, si vous voulez, se soit raccourcie, en sorte qu’elle ait rempli quelque lieu qui ne l’était pas.

«De dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde, que nous fussions en partie composés de rien: hé! pourquoi non? Le monde entier n’est-il pas enveloppé de rien? Puisque vous m’avouez cet article, confessez donc qu’il est aussi aisé que le monde ait du rien dedans soi qu’autour de soi.

«Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l’eau, restreinte 56 par la gelée dans un vase, le fait crever, si ce n’est pour empêcher qu’il ne se fasse du vide? Mais je réponds que cela n’arrive qu’à cause que l’air de dessus, qui tend aussi bien que la terre et l’eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une hôtellerie vacante, y va loger: s’il trouve les pores de ce vaisseau, c’est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop étroits, trop longs, trop tortus, il satisfait, en le brisant, à son impatience, pour arriver plus tôt au gîte.

«Mais, sans m’amuser à répondre à toutes leurs objections, j’ose bien dire que, s’il n’y avait point de vide, il n’y aurait point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps. Il serait trop ridicule de croire que, quand une mouche pousse de l’aile une parcelle de l’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une puce allât faire une bosse derrière le monde. Quand ils n’en peuvent plus, ils ont recours à la raréfaction; mais, en bonne foi, comment se peut-il faire, quand un corps se raréfie, qu’une particule de la masse s’éloigne d’une autre particule sans laisser ce milieu vide? N’aurait-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer eussent été en même temps au même lieu où était celui-ci, et que de la sorte ils se fussent pénétrés tous trois? Je m’attends bien que vous me demanderez pourquoi donc, par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monter l’eau contre son inclination: à quoi je vous répondrai qu’elle est violentée, et que ce n’est pas la peur qu’elle a du vide qui l’oblige à se détourner de son chemin, mais qu’étant jointe avec l’air d’une nuance imperceptible, elle s’élève, quand on élève en haut l’air qui la tient embarrassée.

«Cela n’est pas fort épineux à comprendre, quand on connaît le cercle parfait et la délicate enchaînure des éléments; car, si vous considérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l’eau, vous trouverez qu’il n’est plus terre, qu’il n’est plus eau, mais qu’il est l’entremetteur du contrat de ces deux ennemis; l’eau, tout de même, avec l’air, s’envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux humeurs de l’un et de l’autre pour moyenner leur paix, et l’air se réconcilie avec le feu par le moyen d’une exhalaison médiatrice qui les unit.»

Je pense qu’il voulait encore parler; mais on nous apporta notre mangeaille; et, parce que nous avions faim, je fermai les oreilles à ses discours, pour ouvrir l’estomac aux viandes qu’on nous donna.

Il me souvient qu’une autre fois, comme nous philosophions, car nous n’aimions guère ni l’un ni l’autre à nous entretenir des choses basses:

—Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez, malgré le pédantisme d’Aristote, dont retentissent aujourd’hui toutes les classes de votre France, que tout est en tout, c’est-à-dire que dans l’eau, par exemple, il y a du feu; dedans le feu, de l’eau; dedans l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air. Quoique cette opinion fasse aux scolares les yeux grands comme des salières, elle est plus aisée à prouver qu’à persuader. Car je leur demande premièrement si l’eau n’engendre pas du poisson; quand ils me le nieront: creuser un fossé, le remplir du sirop de l’aiguière, et qu’ils passeront encore, s’ils veulent, à travers un bluteau, pour échapper aux objections des aveugles, je veux, en cas qu’ils n’y trouvent du poisson dans quelque temps, avaler toute l’eau qu’ils y auront versée; mais, s’ils y en trouvent, comme je n’en doute point, c’est une preuve convaincante qu’il y a du sel et du feu. Par conséquent, de trouver ensuite de l’eau dans le feu, ce n’est pas une entreprise fort difficile. Car qu’ils choisissent le feu, même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il 57 y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur onctueuse dont ils sont engendrés, réduite en soufre par la chaleur de l’antipéristase qui les allume, ne trouvait un obstacle à sa violence dans l’humide froideur qui la tempère et la combat, elle se consommerait brusquement comme un éclair. Qu’il y ait maintenant de l’air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n’ont jamais entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été si souvent agitées: outre cela, nous voyons la terre toute poreuse, jusqu’aux grains de sablon qui la composent. Cependant personne n’a dit encore que ces creux fussent remplis de vide: on ne trouvera donc pas mauvais que l’air y fasse son domicile. Il me reste à prouver que dans l’air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d’atomes, si nombreuses, qu’elles étouffent l’Arithmétique.

La grande foule de monde qui venait nous contempler.

«Mais passons des corps simples aux composés: ils me fourniront des sujets beaucoup plus fréquents; et pour montrer que toutes choses sont en toutes choses, non point qu’elles se changent les unes aux autres, comme le gazouillent vos Péripatéticiens; car je veux soutenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde le sera toujours; je ne suppose point, à leur mode, de maxime, que je ne prouve.

58

«C’est pourquoi, prenez, je vous prie, une bûche, ou quelque autre matière combustible, et y mettez le feu: ils diront, quand elle sera embrasée, que ce qui était bois est devenu feu. Mais je leur soutiens que non, et qu’il n’y a point davantage de feu, quand elle est tout enflammée, qu’auparavant qu’on en eût approché l’allumette; mais celui qui était caché dans la bûche, que le froid et l’humide empêchaient de s’étendre et d’agir, secouru par l’étranger, a rallié ses forces contre le flegme qui l’étouffait et s’est emparé du champ qu’occupait son ennemi; aussi, se montre-t-il sans obstacles, en triomphant de son geôlier. Ne voyez-vous pas comme l’eau s’enfuit par les deux bouts du tronçon, chaude et fumante encore du combat qu’elle a rendu? Cette flamme, que vous voyez en haut, est le feu le plus subtil, le plus dégagé de la matière, et le plus tôt prêt, par conséquent, à retourner chez soi. Il s’unit pourtant en pyramide jusqu’à certaine hauteur, pour enfoncer l’épaisse humidité de l’air qui lui résiste; mais, comme il vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de ses hôtes, alors il prend le large, parce qu’il ne rencontre plus rien d’antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent cause d’une seconde prison; car, cheminant séparé, il s’égarera quelquefois dans un nuage. S’ils s’y rencontrent, d’autres fois, en assez grande quantité, pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, ils foudroient, et la mort des innocents est bien souvent l’effet de la colère animée de ces choses mortes. Si, quand il se trouve embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n’est pas assez fort pour se défendre, il s’abandonne à la discrétion de son ennemi, qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre; et ce malheureux, enfermé dans une goutte d’eau, se rencontrera peut-être au pied d’un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se loger avec lui; ainsi le voilà qui revient au même état dont il était sorti quelques jours auparavant.

«Mais voyons la fortune des autres éléments qui composaient cette bûche. L’air se retire à son quartier, encore pourtant mêlé de vapeurs, à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de respiration, remplit le vide que la Nature fait, et peut-être que, s’étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par les feuilles altérées de cet arbre, où s’est retiré notre feu. L’eau que la flamme avait chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusqu’au berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt que sur un autre; et la terre, devenue cendre, et puis guérie de sa stérilité, ou par la chaleur nourrissante d’un fumier, où on l’aura jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne, qui, par la chaleur de son germe, l’attirera, et en fera une partie de son tout.

«De cette façon, voilà ces quatre éléments qui reçoivent le même sort, et rentrent en même état d’où ils étaient sortis quelques jours auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme. Enfin, de cette façon, toutes choses se rencontreront en toutes choses; mais il nous manque un Prométhée, qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je veux bien appeler matière première

59

L’Oiseleur de la Reine prenait soin de me venir siffler.

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps; car ce petit Espagnol avait l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’était que la nuit, à cause que, depuis six heures du matin jusqu’au soir, la grande 61 foule du monde, qui nous venait contempler à notre logis, nous eût détournés; car quelques-uns nous jetaient des pierres; d’autres, des noix; d’autres, de l’herbe. Il n’était bruit que des bêtes du Roi. On nous servait tous les jours à manger à nos heures, et le Roi et la Reine prenaient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre, pour connaître si je n’emplissais point, car ils brûlaient d’une envie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue et à l’écorcher un peu: ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avait fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le Royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance allait prendre racine à force d’être confirmée, sans les Docteurs du pays, qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce.

—Il y aurait bien plus d’apparence, ajoutaient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité, et de l’immortalité, par conséquent, à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la Lune et puis, considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement, il n’arrivât malheur à l’homme; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber; mais, dédaignant de se mêler de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

«Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air, quand nous les éconduirons de chez nous; au lieu que la Nature, en ôtant les deux pieds à ces monstres, les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice.

«Voyez un peu, outre cela, comment ils ont la tête tournée vers le Ciel! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses, qui l’a située de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais, nous autres, nous avons la tête penchée en bas, pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie.»

J’entendais tous les jours, à ma loge, faire ces contes, ou d’autres semblables; et ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet sans plumes; car ils confirmaient les persuadés, sur ce que, non plus qu’un oiseau, je n’avais que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

Là, tous les jours, l’Oiseleur de la Reine prenant le soin de me venir siffler la langue, comme on fait ici aux sansonnets, j’étais heureux, à la vérité, en ce que je ne manquais point de mangeaille. Cependant, parmi les sornettes dont les regardants me rompaient les oreilles, j’appris à 62 parler comme eux, en sorte que, quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenaient plus que de la gentillesse de mes bons mots et de l’estime que l’on faisait de mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire publier un Arrêt, par lequel on défendait de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes, de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’était l’instinct qui me le faisait faire.

Cependant la définition de ce que j’étais partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenait en ma faveur grossissait de jour en jour, et enfin, en dépit de l’anathème par lequel on tâchait d’épouvanter le peuple, ceux qui tenaient pour moi demandèrent une assemblée des Etats, pour résoudre cette controverse. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineraient; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porterait dans l’assemblée, comme l’on fit; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les Examinateurs m’interrogèrent, entre autres choses, de Philosophie: je leur exposai, tout à la bonne foi, ce que jadis mon Régent m’en avait appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes; de sorte que, n’y pouvant répondre, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote, qui ne me servirent pas davantage que les sophismes; car, en deux mots, ils m’en découvrirent la fausseté.

—Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodait sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu d’accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devait-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes dont vous nous avez parlé. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains.

Enfin, comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, sinon qu’ils n’étaient pas plus savants qu’Aristote, et qu’on m’avait défendu de discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix que je n’étais pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que je marchais sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étais tout semblable; si bien qu’on ordonna à l’Oiseleur de me reporter en cage. J’y passais mon temps avec assez de plaisir, car, à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la Cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la Reine, entre autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était si transportée de joie, lorsqu’en étant en secret, je l’entretenais des mœurs et des divertissements des gens de notre monde, et principalement de nos cloches et de nos autres instruments de musique, qu’elle me protestait, les larmes aux yeux, que, si jamais je me trouvais en état de revoler en notre monde, elle me suivrait de bon cœur.

Un jour, de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinait contre les bâtons de ma cage.

—Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la guerre contre le Roi . J’espère, parmi l’embarras des préparatifs, pendant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver.

—Comment, la guerre? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles 63 entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre? Hé! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre.

—Réjouissez-vous, me dit-elle, hier on conclut la guerre contre le Roi...

—Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés, d’un côté, sont tous enrôlés dans une compagnie, et, lorsqu’on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp ont soin de les exposer aux estropiés; de l’autre côté, les géants ont en tête les colosses; les escrimeurs, les adroits; les vaillants, les courageux; les débiles, les faibles; les indisposés, les malades; les robustes, les forts; et, si quelqu’un entreprenait de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il ne pût justifier que c’était par méprise, il est condamné comme couard. Après la bataille donnée, on compte les blessés, les morts, les prisonniers; car, pour les fuyards, il ne s’en trouve point; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

«Mais, encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, 64 ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées, plus nombreuses, de savants et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des Etats.

«Un savant est opposé à un autre savant, un spirituel à un autre spirituel, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste, le triomphe que remporte un Etat en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire, on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui des ennemis ou le sien.»

Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles; et j’alléguais, pour exemple d’une bien plus forte politique, les coutumes de notre Europe, où le Monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre; et voici comme elle me parla:

—Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs armements, du droit?

—Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause.

—Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects, pour être accordés? Et, s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étaient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en dispute?

—Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes?

—Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé, et lui, non; s’il n’avait qu’un poignard, et vous une estocade; enfin s’il était manchot, et que vous eussiez deux bras? Cependant, avec toute l’égalité que vous recommandez, tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils; car l’un sera de grande, l’autre, de petite taille; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée; l’un sera robuste, l’autre faible; et, quand même ces disproportions seraient égales, qu’ils seraient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seraient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre; et, sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avait le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’était pas, aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer, et d’ôter la vie à ce pauvre homme, qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle poltronnerie. Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et, le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à la destruction. Et, à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnait l’avis parla ainsi:

«Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendait pas, ou plus vite qu’il n’était 65 vraisemblable; ou, feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela, c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux. S’il a triomphé par force, estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté? Non sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même, celui-là n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé, dans ce moment, disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ç’a été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune qu’on doit couronner: il n’y a rien contribué; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix-huit.»

Il n’y a pas, dans cette armée, un seul homme plus fort que l’autre...

On lui confessa qu’il avait raison; mais qu’il était impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valait mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance.

Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignait d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce Pays l’impudicité soit un crime; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout de même pourrait appeler un homme en Justice, qui l’aurait refusée. Mais elle ne m’osait pas fréquenter publiquement, à cause que les gens du Conseil avaient dit, dans la dernière assemblée, que c’étaient les femmes principalement 66 qui publiaient que j’étais homme, afin de couvrir sous ce prétexte le désir qui les brûlait de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

Cependant il fallait bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car, comme je ne songeais plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. Je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de Courtisans, sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, en satisfirent un, car celui qui présidait m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du Monde: elles me semblèrent ingénieuses; et, sans qu’il passa jusqu’à son origine, qu’il soutenait éternelle, j’eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais, sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la Foi nous apprend, je brisai avec lui, dont il ne fit que rire; ce qui m’obligea de lui dire que, puisqu’ils en venaient là, je recommençais à croire que leur Monde n’était qu’une Lune.

—Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers; que serait-ce donc tout cela?

—N’importe! repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la Lune; et, si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j’ai fait mes études, on vous aurait sifflés.

Il se fit, sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

Mais d’autres savants, plus emportés que les premiers, avertis que j’avais osé dire que la Lune d’où je venais était un Monde, et que leur Monde n’était qu’une Lune, crurent que cela leur fournissait un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau: c’est la façon d’exterminer les impies. Pour cet effet, ils furent en corps faire leur plainte au Roi, qui leur promit justice, et ordonna que je serais remis sur la sellette.

Me voilà donc décagé pour la troisième fois; et lors, le plus ancien prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étais trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce aussi qu’il s’était servi, pour déclamer, d’un instrument dont le bruit m’étourdissait: c’était une trompette qu’il avait tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie. Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui va vous surprendre. Comme j’avais la bouche ouverte, un homme, qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais que c’était la posture où ils se mettaient, quand ils voulaient discourir en public. Je rengaînai seulement ma harangue; voici celle que nous eûmes de lui.

—Justes, écoutez-moi! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d’où il venait; car, s’il est homme, quand même il ne serait pas venu de la Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra? Quoi! pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n’est pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant; car, pour croire quelque chose, il faut qu’il 67 se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

Les savants furent en corps faire leur plainte au Roi.

«J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans la catégorie des bêtes.

«Car, supposé qu’il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle? Il a dit que la Lune était un monde; or, les bêtes n’agissent que par instinct de la Nature; donc, c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres, qui n’avez de connaissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais, quand même la passion vous ferait renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr, qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage? Comment donc, vénérable assemblée, défendrez-vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal? Justes, j’ai dit.»

Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle; et, après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le Roi prononça:

«Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé serait modifiée en une amende honteuse (car il n’en est point en ce pays-là d’honorable); dans laquelle amende je me 68 dédirais publiquement d’avoir soutenu que la Lune était un Monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter dans l’âme des faibles.»

Cet Arrêt prononcé, on m’enlève hors du Palais; on m’habille par ignominie fort magnifiquement; on me porte sur la tribune d’un magnifique Chariot; et, traîné que je fus par quatre Princes qu’on avait attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la Ville:

«Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais un Monde; et que ce Monde là-bas n’est pas un monde, mais une Lune. Tel est ce que le Conseil trouve bon que vous croyiez.»

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, j’aperçus mon Avocat qui me tendait la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnaître, quand je l’eus envisagé, que c’était mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser:

—Et venez-vous en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste, il faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes, aussi bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre vos ennemis, en votre faveur, la protection des Grands.

La fin de mes remerciements nous vit entrer chez lui; il m’entretint, jusqu’au repas, des ressorts qu’il avait fait jouer pour obliger mes ennemis, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avaient embabouiné le Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais, comme on nous eut avertis qu’on avait servi, il me dit qu’il avait, pour me tenir compagnie, ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie de cette Ville de venir manger avec nous.

—Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils enseignent en ce Monde-ci, et, par même moyen, vous verrez le fils de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie jamais rencontré; ce serait un second Socrate, s’il pouvait régler ses lumières, et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage, comme il fait, par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les occasions de l’instruire.

Il se tut, comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir; puis, il fit signe qu’on me dévêtît des honteux ornements dont j’étais encore tout brillant.

Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table, où elle était dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avait parlé, qui mangeait déjà. Ils lui firent grande saluade et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur: j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’était à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendaient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes; bien plus, que les pères obéissent à leurs enfants, aussitôt que, par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avaient atteint l’âge de raison.

Un magnifique chariot traîné par quatre princes.

—Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays? Mais elle ne répugne point à la droite raison; car, en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille, qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de 69 soixante hivers a glacé l’imagination, qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement, il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse; mais, pour se désabuser, il faut qu’il sache que ce qu’on appelle prudence en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre, qui l’obsède. Ainsi, quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât sa catastrophe, mais il n’avait pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser; au lieu que l’audace de ce jeune homme était comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution était celle qui le poussait à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferais tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action; et, si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs? et est-ce par autre considération que par pure habitude, que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont 70 échauffées? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits et sucé la moelle de ses os? Si vous adoriez une femme, n’était-ce pas à cause de sa beauté? Pourquoi donc continuer vos génuflexions, après que la vieillesse en a fait un fantôme qui ne représente plus qu’une hideuse image de la mort? Enfin, lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’était à cause que, par la vivacité de son génie, il pénétrait une affaire mêlée et la débrouillait; qu’il défrayait par son bien dire l’assemblée du plus haut carat; qu’il digérait les sciences d’une seule pensée; et cependant, vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison? Concluez donc par là, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles, que les vieillards. D’autant plus même que, selon vos maximes, Hercule, Achille, Epaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auraient mérité aucuns honneurs,[12] parce qu’à votre compte ils auraient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards? Il est vrai; mais, aussi, tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avaient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions, un mystère de ce qu’ils n’ont pu trouver.

«Oui mais direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet une longue vie si je l’honore.»

Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux inspirations du très-haut, je l’admets; autrement, marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parents vicieux ont arraché à votre faiblesse soit tellement agréable au Ciel qu’il en allonge pour cela vos fusées, je n’y vois guère d’apparences.

Quoi! ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez le superbe de votre père, crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à travers votre estomac vous casse-t-il une pierre dans la vessie. Si cela est, les médecins ont grand tort. Au lieu de potions infernales dont ils empestent la vie des hommes qu’ils n’ordonnent pour la petite vérole trois révérences à jeun, quatre «grand mercy» après dîner et douze «bonsoir mon père et ma mère» avant que de s’endormir. Vous me répliquerez que sans lui, vous ne seriez pas il est vrai, mais aussi lui-même sans votre grand-père, sans votre bisaïeul, ni sans vous votre père n’aurait pas de petits-fils.

Lorsque la nature le mit au jour c’était à condition de rendre ce qu’elle lui prêtait, ainsi quand il vous engendra il ne vous donna rien, il s’acquitta encore. Je voudrais bien savoir si vos parents songeaient à 71 vous quand ils vous firent? Hélas, point du tout, et toutefois vous êtes obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser.

Comment, parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous rêverez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce, quoi parce que cet autre avare acheta les riches biens de sa femme par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux, ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car autrement, ni vous, ni lui, n’auriez jamais été, mais je voudrais bien savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, s’il n’eût point tiré le coup! Juste Dieu! qu’on en fait accroire au peuple de votre monde.

«Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement; votre âme vient des Cieux; il n’a tenu qu’au hasard que votre père n’ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s’il ne vous a point empêché d’hériter d’un diadème? Votre esprit peut-être était parti du Ciel, à dessein d’animer le Roi des Romains au ventre de l’Impératrice; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, et peut-être que, pour abréger sa course, il s’y logea. Non, non, Dieu ne vous eût point rayé du calcul de tous les hommes, quand votre père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous aurait associé à sa gloire comme à ses biens? Ainsi peut-être vous n’êtes non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée, que vous le seriez au Pirate qui vous aurait mis à la chaîne, parce qu’il vous nourrirait. Et je veux même qu’il vous eût engendré Prince, qu’il vous eût engendré Roi: un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on la donna à Cassius; cependant Cassius en est obligé à l’Esclave dont il impétra non pas César à des meurtriers, parce qu’ils le forcèrent de la recevoir. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu’il embrassa votre mère? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre? si vous vous contenteriez d’être fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme? Hélas! vous, que l’affaire concernait tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenait point l’avis! Peut-être qu’alors, si vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez dit à la Parque: «Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d’un autre: il y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime encore mieux demeurer cent ans à n’être pas, que d’être aujourd’hui, pour m’en repentir demain!» Cependant il vous fallut passer par là; vous eûtes beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous arrachait, on faisait semblant de croire que vous demandiez à téter.

«Voilà, ô mon fils! les raisons à peu près qui sont cause du respect que les pères portent à leurs enfants; je sais bien que j’ai penché du côté des enfants plus que la justice ne le demande, et que j’ai en leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais, voulant corriger cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui, pour redresser un arbre tortu, le tirent de l’autre côté, afin qu’il redevienne également droit entre les deux contorsions. Ainsi, j’ai fait restituer aux pères ce qu’ils sont à leurs enfants, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenait, afin qu’une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que j’ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards; mais qu’ils se souviennent qu’ils ont été enfants avant que d’être 72 pères, et qu’il est impossible que je n’aie parlé fort à leur avantage, puisqu’ils n’ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin, quoi qu’il en puisse arriver, quand mes ennemis se mettraient en bataille contre mes amis, je n’aurai que du bon, car j’ai servi tous les hommes, et je n’en ai desservi que la moitié.»

A ces mots, il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole:

—Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé, par votre soin, de l’Origine, de l’Histoire, des Coutumes et de la Philosophie du Monde de ce petit homme, que j’ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, et que je prouve que les enfants ne sont point obligés à leurs pères, de leur génération, parce que leurs pères étaient obligés en conscience à les engendrer.

«La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu’il est plus avantageux de mourir (à cause que, pour mourir, il faut avoir vécu) que de n’être point. Or, puisqu’en ne donnant pas l’être à ce rien, je le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le pas produire que de le tuer. Tu croirais cependant, ô mon petit homme! avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avais égorgé ton fils; il serait énorme, à la vérité, mais il est bien plus exécrable de ne pas donner l’être à ce qui le peut recevoir; car cet enfant, à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d’en jouir quelque temps. Encore, nous savons qu’il n’en est privé que pour quelques siècles; mais, pour ces pauvres quarante petits riens, dont tu pouvais faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes reins, au hasard d’une apoplexie qui t’étouffera.....»

Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité, cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont le vulgaire l’idolâtre ne sont rien même entre vous autres que des conseils, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils en ne le faisant point plus malheureux qu’un mort: c’est le commandement pourquoi je m’étonne fort que la continence au monde d’où vous venez est tenue si préférable à la charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas fait naître de la rosée du mois de mai, comme les champignons, ou tout au moins comme les crocodiles du limon gras de la terre achevés par le sommeil; cependant il n’envoie point chez vous d’eunuques que par accident, ils n’arrachent point les génitoires à vos moines, ni à vos cardinaux. Vous me direz que la nature les leur a données, oui, mais il est le maître de la nature et s’il avait reconnu que ce morceau fût nuisible à leur salut il aurait commencé de le couper aussi bien que le prépuce aux juifs dans l’ancienne loi, mais ce sont des inventions trop ridicules par votre foi. Y a-t-il quelque place sur votre corps plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre; pourquoi commette-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon, est-ce à cause qu’il y a du chatouillement? Je ne dois donc pas me purger au bassin car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté, ni les dévots ne doivent pas non plus s’estener à la contemplation de Dieu car il goûtent un grand plaisir d’imagination; en vérité je m’étonne que combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements des hommes, que vos prêtres ont fait un crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent. Avec tout cela, j’ai remarqué que la prévoyante nature a fait pencher tous les grands personnages et vaillants et spirituels aux délicatesses de l’amour, témoin Samson, David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, afin que se moissonnassent l’organe de ce 73 plaisir d’un coup de serpe elle alla jusque sous un cuvier détacher Diogène, maigre, laid et pouilleux et le contraindre de composer des vents dont il soufflait les soupirs à Lays, sans doute il en usa de la sorte que pour l’appréhension qu’elle eût que les honnêtes gens ne manquassent au monde. Concluons que votre père était obligé en conscience de vous lâcher à la lumière et quand il penserait vous avoir beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au fond que ce qu’un taureau banal donne au veau tous les jours dix fois pour se réjouir.

—Vous avez tort, interrompit alors mon démon, de vouloir régenter les sujets de Dieu, il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir, mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion nous fît mériter la gloire qu’il nous prépare, mais que savez-vous si ce n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense, mais que savez-vous s’il ne prévoyait point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, les rapprochements trop fréquents énerveraient leur semence et marqueraient la fin du monde aux arrière-neveux du premier homme, mais que savez-vous s’il ne l’a point voulu faire afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se sont fiés en sa parole.

Cette réponse ne satisfit pas, à ce que je crois, le petit hôte, car il en hocha trois ou quatre fois la tête; mais notre commun Précepteur se tut, parce que le repas était en impatience de s’envoler.

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis; et un jeune serviteur, ayant pris le plus vieil de nos Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée; d’où mon Démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il aurait mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause:

—Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur.

—Je ne suis pas si surpris, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair, et de toutes choses qui ont eu vie sensitive; car, en notre Monde, les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime; mais de n’oser, par exemple, couper un chou, de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule.

—Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son opinion. Car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas comme vous un être existant de la Nature? Ne l’avez-vous pas tous deux pour mère également? Encore, semble-t-il qu’elle ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’elle a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut, selon son plaisir, l’engendrer ou ne l’engendrer pas: rigueur dont cependant elle n’a pas voulu traiter avec le chou; car, au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme si elle eût appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, elle les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête. De dire que la Nature a pourtant plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons, pour nous faire rire: étant incapable de passion, elle ne saurait ni haïr ni aimer personne; et, si elle était susceptible d’amour, elle aurait 74 plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait l’offenser, que pour cet homme qui voudrait la détruire, s’il le pouvait. Ajoutez à cela, que l’homme ne saurait naître sans crime, étant une partie du premier criminel; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa pas son Créateur. Si on dit que nous sommes faits à l’image du premier Etre, et non pas le chou? Quand il serait vrai, nous avons, en souillant notre âme, par où nous lui ressemblons, effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front et par les oreilles, que ce chou, par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon et par sa tête. Ne croyez-vous pas, en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler, quand on la coupe, qu’elle ne dît: «Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort? Je ne crois que dans les jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage, où je vivrais en sûreté; je dédaigne toutes les autres sociétés, hormis la tienne; et, à peine suis-je semé dans ton jardin, que, pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfants en graine, et, pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête!» Voilà le discours que tiendrait ce chou, s’il pouvait s’exprimer. Hé quoi! à cause qu’il ne saurait se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne saurait empêcher? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre? Au contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté; car, combien que cette misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort. Quoi! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de rejeter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez le chou, en le faisant mourir; mais, en tuant un homme, vous ne faites que changer son domicile; et je dis bien plus, puisque Dieu chérit également entre nous et les plantes, qu’il est très juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous naquîmes les premiers; mais, dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse: si donc les choux n’eurent point de part avec nous du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui, par sa grandeur, récompensât sa brièveté; c’est peut-être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes; et c’est aussi pour cela que ce sage Moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont qu’un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées? Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné certains êtres, que nous admettons au-dessus de nous, avec lesquels nous n’avons aucun rapport ni proportion, et dont nous comprenons l’existence aussi difficilement que l’intelligence et les façons avec lesquelles un chou est capable de s’exprimer à ses semblables, et non pas à nous, à cause que nos sens sont trop faibles pour pénétrer jusque-là?

«Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisait la connaissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifiait cette vérité, lorsqu’il parlait de l’Arbre de Science, et il voulait sans doute nous enseigner, sous cette énigme, que les plantes possèdent, privativement à nous, la Philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les 75 animaux le plus superbe! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme vous; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois, par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment je sais que les choux ont des belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel d’entre eux, à votre imitation, ne dise pas le soir, en s’enfermant: «Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur, Chou Cabus

Dans toutes les maisons il y a un physionome.

Il en était là de son discours, quand ce jeune garçon qui avait emmené notre Philosophe le ramena. «Eh quoi! déjà dîné?» lui cria mon Démon. Il répondit que oui, à l’issue près, d’autant que le Physionome lui avait permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n’attendit pas que je lui demandasse l’explication de ce mystère:

—Je vois, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, quoi qu’en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le régime de celui-ci n’est pas à mépriser.

«Dans toutes les maisons, il y a un Physionome, entretenu du public, qui est à peu près ce qu’on appellerait chez vous un médecin, hormis qu’il n’y gouverne que les sains et qu’il ne juge des diverses façons dont il nous fait traiter, que par la proportion, figure et symétrie de nos membres, par les linéaments du visage, le coloris de la chair, la délicatesse du cuir, l’agilité de la masse, le son de la voix, la teinture, la force et la dureté du poil. N’avez-vous pas tantôt pris garde à un homme, de taille assez courte, qui vous a considéré? C’était le Physionome de céans. Assurez-vous que, selon qu’il a reconnu votre complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Regardez combien le matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos lits: sans doute qu’il vous a jugé d’un tempérament 76 bien éloigné du nôtre, puisqu’il a craint que l’odeur qui s’évapore de ces petits robinets sous notre nez ne s’épandît jusqu’à vous, ou que la vôtre ne fumât jusqu’à nous. Vous le verrez, ce soir, qui choisira les fleurs pour votre lit avec la même circonspection.» Pendant tout ce discours, je faisais signe à mon hôte qu’il tâchât d’obliger les Philosophes à tomber sur quelque chapitre de la science qu’ils professaient, il m’était trop ami, pour n’en pas faire naître aussitôt l’occasion; c’est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières qui firent l’ambassade de ce traité; aussi bien, la nuance du ridicule au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres choses, continua ainsi:

«Il me reste à prouver qu’il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un animal; que les étoiles, qui sont des Mondes, sont dans ce grand animal, comme d’autres grands animaux, qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, sommes aussi des Mondes à l’égard de certains animaux encore plus petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, des cirons; que ceux-ci sont la Terre d’autres plus imperceptibles; qu’ainsi, de même que nous paraissons chacun en particulier un grand Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et, se laissant aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que nous appelons la Vie. Car, dites-moi, je vous prie, est-il mal aisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un Monde, et que, quand quelqu’un d’eux voyage depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, ses compagnons disent qu’il a voyagé aux deux bouts de la Terre ou qu’il a couru de l’un à l’autre Pôle? Oui, sans doute, ce petit peuple prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges; et, quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette agitation pour le flux et le reflux de l’Océan. La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran de son pays? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi les éléphants sont plus grands que nous, et les Hibernois, que les Espagnols? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption de leurs ennemis que ces petits géants ont massacrés, ou que la peste, produite par la nécessité des aliments dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran, après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs corps bouchaient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, laquelle, étant extraversée hors la sphère de la circulation de notre sang, s’est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en produit tant d’autres? Ce n’est pas chose malaisée à concevoir; car, de même qu’une révolte en produit une autre, aussi ces petits peuples, poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et la faim. Mais, me direz-vous, certaines personnes sont bien moins sujettes à la démangeaison que d’autres. Cependant chacun est rempli également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, 77 qui font la vie. Il est vrai; aussi, remarquons-nous que les flegmatiques sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le peuple, sympathisant au climat qu’il habite, est plus lent en un corps froid; qu’un autre, échauffé par la température de sa région, qui pétille, se remue, et ne saurait demeurer en une place. Ainsi, le bilieux est plus délicat que le flegmatique, parce qu’étant animé en bien plus de parties, et l’âme étant l’action de ces petites bêtes, il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue; au lieu que le flegmatique, n’étant pas assez chaud pour faire agir qu’en peu d’endroits cette remuante populace, n’est sensible qu’en peu d’endroits. Et, pour prouver encore cette cironité universelle, vous n’avez qu’à considérer, quand vous êtes blessé, comment le sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu’il est guidé par la prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées: ce qui ferait conclure qu’outre l’âme et l’esprit il y aurait encore en nous une troisième substance intellectuelle qui aurait ses fonctions et ses organes à part. C’est pourquoi je trouve bien plus probable de dire que ces petits animaux, se sentant attaqués, envoient chez leurs voisins demander du secours, et qu’étant arrivés de tous côtés, et le pays se trouvant incapable de tant de gens, ou ils meurent de faim, ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive, quand l’apostume est mûre; car, pour témoigner qu’alors ces animaux sont étouffés, c’est que la chair pourrie devient insensible; que si bien souvent la saignée, qu’on ordonne pour divertir la fluxion, profite, c’est à cause que, s’en étant perdu beaucoup par l’ouverture que ces petits animaux tâchaient de boucher, ils refusent d’assister leurs alliés, n’ayant que médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi.»

Il fouetta l’effigie pendant un grand quart d’heure.

Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s’aperçut que nos yeux assemblés sur les siens l’exhortaient de parler à son tour.

—Hommes, dit-il, vous voyant curieux d’apprendre à ce petit animal, notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je dicte maintenant un Traité que je serais bien aise de lui produire, à 78 cause des lumières qu’il donne à l’intelligence de notre Physique. C’est l’explication de l’origine éternelle du Monde. Mais, comme je suis empressé de faire travailler à mes soufflets (car demain sans remise la Ville part), vous pardonnerez au temps, avec promesse toutefois qu’aussitôt qu’elle sera arrivée où elle doit aller, je vous satisferai.

A ces mots, le fils de l’Hôte appela son père pour savoir quelle heure il était; mais, ayant répondu qu’il était huit heures sonnées, il lui demanda tout en colère pourquoi il ne les avait pas avertis à sept, comme il le lui avait commandé; qu’il savait bien que les maisons partaient le lendemain et que les murailles de la ville étaient déjà parties.

—Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié, depuis que vous êtes à table, une défense expresse de partir avant après-demain.

—N’importe, repartit le jeune homme; vous devez obéir aveuglément, ne point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie.

Lorsqu’elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un gros quart d’heure.

—Or sus! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, je veux que vous serviez aujourd’hui de risée à tout le monde, et, pour cet effet, je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée.

Le pauvre homme sortit fort éploré, et son fils nous fit des excuses de son emportement.

J’avais bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à m’empêcher de rire d’une si plaisante punition, et cela fut cause que, pour rompre cette burlesque pédagogie qui m’aurait sans doute fait éclater, je le suppliai de me dire ce qu’il entendait par ce voyage de la Ville, dont tantôt il avait parlé; et si les maisons et les murailles cheminaient. Il me répondit:

—Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de sédentaires; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L’architecte construit chaque Palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger; il pratique dessous quatre roues; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place dix gros soufflets, dont les tuyaux passent, d’une ligne horizontale, à travers le dernier étage, de l’un à l’autre pignon, en sorte que, quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d’air à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis quantité de larges voiles au-devant des soufflets; puis, ayant bandé un ressort pour les faire jouer, leurs maisons, en moins de huit jours, avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont emportées, si on veut, à plus de cent lieues. Quant à celles que nous appelons sédentaires, les logis en sont presque semblables à vos tours, hormis qu’ils sont de bois, et qu’ils sont percés au centre d’une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusqu’au toit, pour les pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or, la terre est creusée aussi profond que l’édifice est élevé, et le tout est construit de cette sorte, afin qu’aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à l’abri des intempéries de l’air. Mais, sitôt que les douces haleines du printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour, par le moyen de leur grosse vis, dont je vous ai parlé.

Leurs maisons, en moins de huit jours, sont emportées à plus de cent lieues.

Je le priai, puisqu’il avait déjà eu tant de bonté pour moi, et que la Ville partait le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine éternelle du Monde, dont il m’avait parlé quelque temps auparavant:

79

—Et je vous promets, lui dis-je, qu’en récompense, sitôt que je serai de retour dans ma Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon Démon) vous témoignera que je suis venu, j’y sèmerai votre gloire, en y racontant les belles choses que vous m’aurez dites. Je vois bien que vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune dont je vous parle soit un Monde, et que j’en suis un habitant; mais je vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là, qui ne prennent celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que votre Lune est un monde, et qu’il y a des campagnes avec des habitants.

Il ne me répondit que par un sourire, et parla ainsi:

—Puisque nous sommes contraints, quand nous voulons recourir à l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c’est l’éternité du Monde; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers, si beau, si bien réglé, pût s’être fait soi-même, ils ont eu recours à la création; mais, semblable à celui qui s’enfoncerait dans la rivière, de peur d’être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras nains, à la miséricorde d’un géant; encore, ne s’en sauvent-ils pas; car cette éternité, qu’ils ôtent au Monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils la donnent à Dieu, comme s’il avait besoin de ce présent, et comme s’il était plus aisé de l’imaginer dans l’un que dans l’autre. Car, dites-moi, je vous prie, a-t-on jamais conçu comment de rien il se peut faire quelque chose? Hélas! entre rien et un atome seulement, il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus aiguë n’y saurait pénétrer; il faudra, pour échapper à ce labyrinthe inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu. Mais, 80 me direz-vous, quand je vous accorderais la matière éternelle, comment ce chaos s’est-il arrangé de soi-même? Ah! je vous le vais expliquer.

«Il faut, ô mon petit animal! après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis, très solides, très incorruptibles et très simples, dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d’autres angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, d’autres hexagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement chacun selon sa figure. Et qu’ainsi ne soit, posez une boule d’ivoire ronde sur un lieu fort uni: à la moindre impression que vous lui donnerez, elle sera un demi-quart d’heure sans s’arrêter. Or, j’ajoute que, si elle était aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns de ces atomes dont je parle, et la surface où elle serait posée, parfaitement unie, elle ne s’arrêterait jamais. Si donc l’art est capable d’incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne croirons-nous pas que la Nature le puisse faire? Il en est de même des autres figures desquelles l’une, comme carrée, demande le repos perpétuel, d’autres un mouvement de côté, d’autres un demi-mouvement comme de trépidation; et la ronde, dont l’être est de se remuer, venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous appelons feu, parce que non seulement le feu s’agite sans se reposer, mais perce et pénètre facilement. Le feu a, outre cela, des effets différents, selon l’ouverture et la qualité des angles, où la figure ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du fagot. Or, le feu, qui est le constructeur des parties et du Tout de l’Univers, a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures nécessaires à composer ce chêne. Mais, me direz-vous, comment le hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires à produire ce chêne? Je vous réponds que ce n’est pas merveille que la matière, ainsi disposée, ait formé un chêne; mais que la merveille eût été plus grande si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas été produit; un peu moins de certaines figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou bien deux six et un, direz-vous: «O le grand miracle! A chaque dé, il est arrivé le même point, tant d’autres points pouvant arriver! O le grand miracle! il est arrivé trois points qui se suivent. O le grand miracle! il est arrivé justement deux fiches, et le dessous de l’autre fiche!» Je suis assuré qu’étant homme d’esprit, vous ne ferez jamais ces exclamations, car, puisqu’il n’y a sur les dés qu’une certaine quantité de nombres, il est impossible qu’il n’en arrive quelqu’un. Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu’il y avait tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous ne savez donc pas qu’un million de fois cette matière, s’acheminant au dessein d’un homme, s’est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu’il fallait, ou qu’il ne fallait pas, à désigner un homme? Si bien que ce n’est pas merveille qu’entre une infinité de matières qui changent et se remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d’animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons; non plus que ce n’est pas merveille qu’en cent coups de dés il arrive une rafle; aussi bien est-il impossible que de ce 81 remuement il ne se fasse quelque chose, et cette chose sera toujours admirée d’un étourdi qui ne saura pas combien peu s’en est fallu qu’elle n’ait pas été faite. Quand la grande rivière de fait moudre un moulin, conduit les ressorts d’une horloge, et que le petit ruisseau de ne fait que couler et se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a bien de l’esprit, parce que vous savez qu’elle a rencontré les choses disposées à faire tous ces beaux chefs-d’œuvre; car, si son moulin ne se fût pas trouvé dans son cours, elle n’aurait pas pulvérisé le froment; si elle n’eût point rencontré l’horloge, elle n’aurait pas marqué les heures; et, si le petit ruisseau dont j’ai parlé avait eu la même rencontre, il aurait fait les mêmes miracles. Il en va tout ainsi de ce feu qui se meut de soi-même, car, ayant trouvé les organes propres à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné; quand il en a trouvé de propres seulement à sentir, il a senti; quand il en a trouvé de propres à végéter, il a végété; et qu’ainsi ne soit, qu’on crève les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il cessera de voir, de même que notre grande horloge cessera de marquer les heures, si l’on en brise le mouvement.

«Enfin, ces premiers et indivisibles atomes font un cercle, sur qui roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de la Physique; il n’est pas jusqu’à l’opération des sens que personne n’a pu encore bien concevoir, que je n’explique fort aisément par les petits corps. Commençons par la vue: elle mérite, comme la plus incompréhensible, notre premier début.

«Elle se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques de l’œil, dont les pertuis sont semblables à ceux du verre, transmettent cette poussière de feu, qu’on appelle rayons visuels, et qu’elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir chez soi; car, alors, rencontrant en chemin l’image de l’objet qui l’a repoussée, et cette image n’étant qu’un nombre infini de petits corps qui s’exhalent continuellement, en égale superficie, du sujet regardé, elle la pousse jusqu’à notre œil. Vous ne manquerez pas de m’objecter que le verre est un corps opaque et fort serré, et que cependant, au lieu de rechasser ces autres petits corps, il s’en laisse pénétrer? Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de même figure que ces atomes de feu qui le traversent, et que, comme un crible à froment n’est pas propre à l’avoine ni un crible à avoine à cribler du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince et qu’elle laisse pénétrer les sons, n’est pas pénétrable à la vue; et une pièce de cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n’est pas pénétrable au toucher.»

Je ne pus là m’empêcher de l’interrompre.

—Un grand Poète et Philosophe de notre Monde, lui dis-je, a parlé après Epicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps, presque comme vous; c’est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours; et je vous prie, en le continuant, de me dire comment, par ces principes, vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir?

—Il est fort aisé, me répliqua-t-il; car figurez-vous que ces feux de votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étaient venus; et, trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le miroir, ils les rappellent à nos yeux; et notre imagination, plus chaude que les autres facultés de notre âme, en attire le plus subtil, dont elle fait chez soi un portrait en raccourci.

«L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et, pour 82 être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comment il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne vois point? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit cette musique pour me la rapporter? ou ce joueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme un écho les mêmes airs? Non; mais ce miracle procède de ce que la corde tirée venant à frapper de petits corps dont l’air est composé, elle le chasse dans mon cerveau; le perçant doucement avec ces petits riens corporels; et, selon que la corde est bandée, le son est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement; et l’organe, ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son tableau; si trop peu, il arrive que, notre mémoire n’ayant pas encore achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, afin que, des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que les autres, par lesquelles, à l’aide du même organe, nous sommes émus tantôt à la joie, tantôt à la rage, tantôt à la pitié, tantôt à la rêverie, tantôt à la douleur.

«Et cela se fait, lorsque, dans ce mouvement, ces petits corps en rencontrent d’autres, en nous remués de même façon, ou que leur propre figure rend susceptibles du même ébranlement; car alors les nouveaux venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux; et, de cette façon, lorsqu’un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait incliner au même branle, et il l’anime à se pousser dehors: c’est ce que nous appelons ardeur de courage. Si le son est plus doux, et qu’il n’ait la force de soulever qu’une moindre flamme plus ébranlée, en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de notre chair, elle excite ce chatouillement qu’on appelle joie. Il en arrive ainsi de l’ébullition des autres passions, selon que ces petits corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement qu’ils reçoivent par la rencontre d’autres branles, et selon qu’ils trouvent à remuer chez nous; c’est quant à l’ouïe.

«La démonstration du toucher n’est pas maintenant plus difficile, en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission perpétuelle de petits corps, et qu’à mesure que nous la touchons, il s’en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, comme l’eau d’une éponge, quand nous la pressons. Les durs viennent faire à l’organe le rapport de leur solidité; les souples, de leur mollesse; les raboteux, etc. Et qu’ainsi ne soit, nous ne sommes plus si fins à discerner par l’attouchement avec des mains usées de travail, à cause de l’épaisseur du cal, qui, pour n’être ni poreux, ni animé, ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu’un désirera d’apprendre où l’organe de toucher tient son siège? Pour moi, je pense qu’il est répandu dans toutes ses parties. Je m’imagine, toutefois, que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et plus vite nous distinguons; ce qui se peut expérimenter, quand, les yeux clos, nous patinons quelque chose, car nous la devinons plus facilement; et, si, au contraire, nous la tâtions du pied, nous aurions plus de peine à la connaître. Cela provient de ce que, notre peau étant partout criblée de petits trous, nos nerfs, dont la matière n’est pas plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les menus pertuis de leur contexture, avant que d’être arrivés jusqu’au cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de l’odorat et du goût.

83

«Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n’est-ce pas à cause de la chaleur de la bouche qu’il fond? Avouez-moi donc que, y ayant dans une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits corps d’autre figure que ceux qui composent la saveur d’une pomme, il faut qu’ils percent notre palais d’une manière bien différente, tout ainsi que l’escarre, enfoncé par le fer d’une pique qui me traverse, n’est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d’un pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m’imprime une autre douleur que celle d’un carreau d’acier.

«De l’odorat, je n’ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes confessent qu’il se fait par une émission continuelle de petits corps.

«Je m’en vais, sur ce principe, vous expliquer la création, l’harmonie et l’influence des globes célestes avec l’immuable variété des météores.»

Il allait continuer; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fit songer notre Philosophe à la retraite. Il apportait des cristaux pleins de vers luisants, pour éclairer la salle; mais, comme ces petits feux-insectes perdent beaucoup de leur éclat, quand ils ne sont pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n’éclairaient presque point. Mon Démon n’attendit pas que la compagnie en fût incommodée; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec deux boules de feu si brillantes, que chacun s’étonna comment il ne se brûlait point les doigts.

—Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelotons de verre. Ce sont des rayons du Soleil, que j’ai purgés de leur chaleur; autrement, les qualités corrosives de son feu auraient blessé votre vue en l’éblouissant. J’en ai fixé la lumière, et l’ai renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous doit pas fournir un grand sujet d’admiration, car il ne m’est pas plus difficile à moi, qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons, qui sont la poussière de ce Monde-là, qu’à vous, d’amasser de la poussière ou des atomes, qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci.

Là dessus, notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce qu’il était nuit, avec une douzaine de globes à verres pendus à ses quatre pieds. Pour nous autres (savoir: mon Précepteur et moi), nous nous couchâmes, par l’ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là dans une chambre de violettes et de lis, et m’envoya chatouiller à l’ordinaire; et le lendemain, sur les neuf heures, je vis entrer mon Démon, qui me dit qu’il venait du Palais où l’une des Demoiselles de la Reine l’avait prié de l’aller trouver, et qu’elle s’était enquise de moi, témoignant qu’elle persistait toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que, de bon cœur, elle me suivrait si je la voulais mener avec moi dans l’autre Monde.

—Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage était de se faire Chrétienne. Ainsi, je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer, pour cet effet, une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise: c’est pourquoi, afin de vous divertir, pendant que je ne serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal; il est intitulé; les Etats et Empires du Soleil[13]. Je vous donne encore celui-ci, que j’estime beaucoup davantage; c’est le plus Grand Œuvre des Philosophes, 84 qu’un des plus forts esprits du Soleil a composé. Il prouve là-dedans que toutes les choses sont vraies et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme, par exemple, que le blanc est noir et que le noir est blanc; qu’on peut être et n’être pas, en même temps; qu’il peut y avoir une montagne sans vallée; que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point. Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte: son esprit a beaucoup de charmes; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonnerait de rompre compagnie; mais, comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendrait cette fuite pour une défaite, et il se figurerait que notre croyance serait sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes.

Il en sort comme de la bouche d’un homme tous les sons distincts et différents.

Il me quitta en achevant ces mots; mais il fut à peine sorti, que je me mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses; l’une était taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres; la seconde ne paraissait qu’une monstrueuse perle fendue en deux. Mon Démon avait traduit ces Livres en langage de ce monde; mais, parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

A l’ouverture de la boîte, je trouvai, dans un je ne sais quoi de métail presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un Livre, à la vérité; mais c’est un Livre miraculeux, qui n’a ni feuillets ni caractères; enfin, c’est un Livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles: on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, cette machine; puis, il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort, comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous 85 les sons distincts et différents qui servent, entre les grands Lunaires, à l’expression du langage.

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient plus de connaissance à seize et dix-huit ans, que les barbes grises du nôtre; car sachant lire aussi tôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un Livre: ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les Grands Hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure; et enfin me les étant attachés en forme de pendants d’oreilles, je sortis pour me promener; mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue, que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes[14].

Quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai, d’un regardant, ce que voulait dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays; il me répondit que ce méchant et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avait été convaincu d’envie et d’ingratitude, était décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avait condamné, il y avait plus de vingt ans, à mourir, dans son lit, et puis à être enterré après sa mort.

Je me pris à rire de cette réponse; et lui, m’interrogeant pourquoi:

—Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire.

—Quoi! vous prenez la sépulture pour quelque chose de précieux? me repartit cet homme. Et, par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues; enfin, la peste revêtue du corps d’un homme? Bon Dieu! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique de terre, me donne de la peine à respirer! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être assisté dans une fosse, a été condamné d’être assisté, dans son convoi, de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paraître à ses funérailles avec un visage triste; et, sans que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auraient ordonné d’y pleurer. Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde; aussi, est-ce une coutume très décente et très raisonnable; car nous croyons que, le feu ayant séparé le pur d’avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisait l’âme et lui donne la force de s’élever toujours, en montant jusque quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent.

«Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvements de son âme, il assemble ses 86 amis par un banquet somptueux; puis, ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire qu’on lui permet de mourir, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc, à la pluralité de voix, on lui a mis son souffle entre les mains, il avertit ses plus chers et du jour et du lieu: ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures; puis, arrivés qu’ils sont au logis du Sage, et sacrifié qu’ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre, où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le vient embrasser; et, quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et, joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant, qu’il ne le sente expirer; et lors, il retire le fer de son sein, et, fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie; et, quatre ou cinq heures après, on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans; et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort, qu’on leur fait manger toute crue, afin que, si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit.»

Quand un de nos philosophes arrive à l’âge où il sent ramollir ses esprits.

J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisait que ces façons de faire avaient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre Monde; et continuai ma promenade, qui fut si longue, que, quand je revins, il y avait deux heures que le dîner était prêt. On me demanda pourquoi j’étais arrivé si tard:

—Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier, qui s’en plaignait; j’ai demandé plusieurs fois, par les rues, quelle heure il était, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents et tournant le visage de travers.

—Quoi! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montraient l’heure?

87

Ils font un cadran avec leurs dents.

—Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer leur grand nez au Soleil, avant que je l’apprisse.

—C’est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer d’horloge; car, de leurs dents, ils font un cadran si juste, que lorsqu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres; et l’ombre de ce nez, qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine. Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au maître du Séminaire; et justement, au bout de l’an, les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus et mis entre les mains de gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comment il peut se faire que nous, chez qui la virginité est un crime, établissons des continences par force? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé, depuis trente siècles, qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral; et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne pas avoir d’enfants que d’en avoir qui leur fussent semblables.

Il parlait encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse, en ce pays-là, témoigner à quelqu’un.

—Le Royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre Monde, vous en avertissiez les Magistrats, à cause qu’un Mathématicien vient tout à l’heure de promettre au Conseil, que, pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci.

A quoi je promis de ne pas manquer.

—Eh! je vous prie, dis-je à mon Hôte, quand l’autre fut parti, de 88 me dire pourquoi cet envoyé portait à la ceinture des parties honteuses de bronze? ce que j’avais vu plusieurs fois, pendant que j’étais en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étais toujours environné des Filles de la Reine, que je craignais d’offenser, si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse.

De sorte qu’il me répondit:

—Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous, en mémoire de leur mère Nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier.

Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher de rire.

—Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée.

Mais l’Hôte, sans s’émouvoir:

—O mon petit homme! s’écria-t-il, quoi! les grands de votre Monde sont si enragés de faire parade d’un grand instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit; et de cacher, au contraire, un membre, sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la Nature! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus honteux que de l’ôter!

Pendant tout ce discours, nous ne laissions pas de dîner; et, sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air, et là, prenant occasion de la génération et conception des choses, il me dit:

—Vous devez savoir que la Terre se faisant un arbre, d’un arbre un pourceau, et d’un pourceau un homme, nous devons croire, puisque tous les êtres dans la Nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie animale avec la raisonnable. C’est ce qu’on ne peut nier, sans être pédant, puisque nous voyons qu’un prunier, par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même, et qu’un homme mange le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce. Ainsi, cet homme, que vous voyez, était peut-être, il y a soixante ans, une touffe d’herbe dans mon jardin; ce qui est d’autant plus probable, que l’opinion de la Métempsycose Pythagorique, soutenue par tant de grands hommes, n’est vraisemblablement parvenue jusqu’à nous, qu’afin de nous engager à en rechercher la vérité, comme, en effet, nous avons trouvé que tout ce qui est sent et végète, et qu’enfin, après que toute la matière est parvenue à cette période, qui est sa perfection, elle descend et retourne dans son inanité pour revenir et jouer derechef les mêmes rôles.

Je descendis, très satisfait, au jardin, et je commençais à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avait appris, quand le Physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

Le lendemain, dès que je fus réveillé, je m’en allai faire lever mon Antagoniste.

89

—C’est un aussi grand miracle, lui dis-je en l’abordant, de trouver un fort esprit, comme le vôtre, enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action.

Il souffrit de ce mauvais compliment.

—Mais, s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour, ne vous déferez-vous jamais de ces termes fabuleux? Sachez que ces noms-là diffament le nom de Philosophe, et que, comme le Sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de prodiges et d’événements de Nature, qu’ont inventés les stupides, pour excuser les faiblesses de leur entendement.

Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper.

—Encore, lui répliquai-je, que vous soyez fort obstiné dans vos sentiments, j’ai vu plusieurs choses arrivées surnaturellement.

Si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure...

—Vous le dites, continua-t-il; mais vous ne savez pas que la force de l’imagination est capable de guérir toutes les maladies que vous attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque: ce qui se fait quand notre imagination, avertie par la douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de votre Monde conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant, qu’on estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile, qu’on estimera ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination, travaillant à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, est capable de nous guérir; mais que les plus puissants étaient trop faibles, quand l’imagination ne les appliquait pas. Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre Monde vivaient tant de siècles, sans avoir aucune connaissance de la médecine? Non. Et qu’est-ce, à votre avis, qui en pouvait être la cause, sinon leur nature encore dans 90 sa force, et ce baume universel, qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos Médecins vous consument; n’ayant lors pour rentrer en convalescence, qu’à le souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris? Aussi, leur fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile, en attirait l’élixir, et, appliquant l’actif au passif, ils se trouvaient presque dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant: ce qui, malgré la dépravation de la Nature, ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, quoiqu’un peu rarement, à la vérité; mais le populaire l’attribue à miracle. Pour moi, je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela n’est facile à faire; car, je leur demande: Le fiévreux, qui vient d’être guéri, a souhaité bien fort, pendant sa maladie, comme il est vraisemblable, d’être guéri, et même il a fait des vœux pour cela; de sorte qu’il fallait nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât dans son mal, ou qu’il guérît; s’il fût mort, on eût dit que le Ciel l’avait récompensé de ses peines, et même on eût dit que, selon la prière du malade, il a été guéri de tous ses maux; s’il fût demeuré dans son infirmité, on aurait dit qu’il n’avait pas la foi; mais, parce qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus vraisemblable, que sa fantaisie, excitée par les violents désirs de la santé, a fait son opération? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étaient vouées, périr misérablement avec leur vœu?

—Mais, à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre âme, puisque, sans se servir des instruments de notre raison, sans s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même, comme si, étant hors de nous, elle appliquait l’actif au passif. Or, si, étant séparée de nous, elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle soit spirituelle; et, si vous la confessez spirituelle, je conclus qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par le changement des formes, dont la matière seule est capable.» Ce jeune homme alors, s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait asseoir, discourut à peu près de cette sorte: «Pour l’âme des bêtes, qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est, possible, qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés; mais je m’étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle soit contrainte de sortir de chez nous, par la même cause qui fait périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps, que, quand il aurait un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison?... Et, si cette âme était spirituelle, et par soi-même si raisonnable, qu’elle fût aussi capable d’intelligence, quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils s’imaginer ce que c’est que de voir? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés, par le trépas, de tous leurs sens? Quoi! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche?...

Et enfin, pour faire une comparaison juste et qui détruise tout ce que vous avez dit, je me contenterai de vous apporter l’exemple d’un Peintre, qui ne peut travailler sans pinceau; et je vous dirai que l’âme est tout de même, quand elle n’a pas l’usage des sens.

—Oui, mais, ajouta-t-il...

«Cependant ils veulent que cette âme, qui ne peut agir qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses désirs dans le cours de la vie, puisse 91 alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte.

Il voulait continuer dans de si impertinents raisonnements; mais je lui fermai la bouche, en le priant de les cesser: comme il fit de peur de querelle; car il connaissait que je commençais à m’échauffer. Il s’en alla ensuite et me laissa dans l’admiration des gens de ce Monde-là, dans lesquels, jusqu’au simple peuple, il se trouve naturellement tant d’esprit, au lieu que ceux du nôtre en ont si peu, et qui leur coûte si cher. Enfin, l’amour de mon pays me détachant petit à petit de l’affection, et même de la pensée que j’avais eue de demeurer en celui-là, je ne songeai plus qu’à mon départ; mais j’y vis tant d’impossibilité, que j’en devins tout chagrin. Mon Démon s’en aperçut; et, m’ayant demandé à quoi il tenait que je ne parusse pas le même que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie; mais il me fit de si belles promesses pour mon retour, que je m’en reposai sur lui entièrement. J’en donnai avis au Conseil, qui m’envoya quérir, et qui me fit prêter serment que je raconterais dans notre Monde les choses que j’avais vues en celui-là. Ensuite, on me fit expédier des passe-ports, et mon Démon, s’étant muni des choses nécessaires pour un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulais descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfants de Paris se proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s’imaginant pas, après cela, qu’il y eût rien de beau ni à faire, ni à voir, je le priais de trouver bon que je les imitasse.

—Mais, ajoutais-je, dans quelle machine ferons-nous ce voyage, et quel ordre pensez-vous que me veuille donner le Mathématicien qui me parla l’autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre?

—Quant au Mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c’est un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la Cour.

—Comment? dis-je, l’air deviendra pour soutenir vos pas aussi solide que la terre? C’est-ce que je ne crois point.

—Et c’est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne croyez pas! Eh! pourquoi les Sorciers de votre Monde, qui marchent en l’air et conduisent des armées, des grêles, des neiges, des pluies, et d’autres tels météores, d’une province en une autre, auraient-ils plus de pouvoir que nous? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma faveur.

—Il est vrai, lui dis-je, que j’ai reçu de vous tant de bons offices, de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d’amitié, que je me dois fier à vous, comme je fais, en m’y abandonnant de tout mon cœur.

Je n’eus pas plutôt achevé cette parole, qu’il s’enleva comme un tourbillon, me tenant entre ses bras: il me fit passer, sans incommodité, tout ce grand espace que nos Astronomes mettent entre nous et la Lune, en un jour et demi; ce qui me fit connaître le mensonge de ceux qui disent qu’une meule de moulin serait trois cent soixante et tant d’années à tomber du Ciel puisque je fus si peu de temps à tomber du globe de la Lune en celui-ci. Enfin, au commencement de la seconde journée, je m’aperçus que j’approchais de notre Monde. Déjà je distinguais l’Europe d’avec l’Afrique, et ces deux d’avec l’Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d’une fort haute montagne: cela m’incommodait, de sorte que je m’évanouis. Je ne puis pas dire ce qui 92 m’arriva ensuite; mais je me trouvai, ayant repris mes sens, dans des bruyère par la pente d’une colline, au milieu de quelques pâtres qui parlaient italien. Je ne savais ce qu’était devenu mon Démon, et je demandai à ces pâtres s’ils ne l’avaient point vu. A ce mot, ils firent le signe de la Croix, et me regardèrent comme si j’en eusse été un moi-même.

Déjà je distinguai l’Europe d’avec l’Afrique.

Mais, leur disant que j’étais Chrétien, et que je les priais par charité de me conduire en quelque lieu où je pusse me reposer, ils me menèrent dans un village, à un mille de là, où je fus à peine arrivé, que tous les chiens du lieu, depuis les bichons jusqu’aux dogues, se vinrent jeter sur moi et m’eussent dévoré si je n’eusse trouvé une maison où je me sauvai. Mais cela ne les empêcha pas de continuer leur sabbat, en sorte que le maître du logis m’en regardait de mauvais œil; et je crois que, dans le scrupule où le peuple augure de ces sortes d’accidents, cet homme était capable de m’abandonner en proie à ces animaux, si je ne me fusse avisé que ce qui les acharnait ainsi après moi était le Monde d’où je venais, à cause qu’ayant accoutumé d’aboyer à la Lune, ils sentaient que j’en venais, et que j’en avais l’odeur, comme ceux qui conservent une espèce de relent ou air marin, quelque temps après être descendus de dessus la mer.

Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai sur une terrasse, durant trois ou quatre heures, au Soleil: après quoi, je descendis, et les chiens, qui ne sentaient plus l’influence qui m’avait fait leur ennemi, ne m’aboyèrent plus et s’en retournèrent chacun chez soi.

Le lendemain, je partis pour Rome, où je vis les restes des triomphes de quelques Grands Hommes, de même que ceux des siècles: j’en admirai les belles ruines et les belles réparations qu’y ont faites les Modernes. Enfin, après y être demeuré quinze jours en la compagnie de M. de Cyrano, 93 mon Cousin, qui me prêta de l’argent pour mon retour, j’allai à Civita-Vecchia, et me mis sur une galère qui m’amena jusqu’à Marseille.

Pendant tout ce voyage, je n’eus l’esprit tendu qu’aux merveilles de celui que je venais de faire. J’en commençai les mémoires dès ce temps-là; et, quand j’ai été de retour, je les mis autant en ordre que la maladie qui me retient au lit me l’a pu permettre. Mais, prévoyant qu’elle sera la fin de mes études et de mes travaux, pour tenir parole au Conseil de ce Monde-là, j’ai prié M. Le Bret, mon plus cher et mon plus inviolable ami, de les donner au Public, avec l’Histoire de la République du Soleil, celle de l’Etincelle, et quelques autres Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui rendent, comme je les en conjure de tout mon cœur.

95

Voici à titre documentaire la fin du Manuscrit de la Bibliothèque Nationale. Cette fin différant entièrement de celle de l’Edition Le Bret, la voici dans son intégralité:

Mais lui dis-je, si notre âme mourait, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne serait donc qu’une chimère, car il faudrait que Dieu les recréât, et cela ne serait pas la résurrection.

Il m’interrompit par un hochement de tête:

Hé, par votre foi, s’écria-t-il, qui vous a bercé dans ce peau d’asne, quoi vous, quoi moi, quoi ma servante, ressusciter.

Ce n’est point, lui répondis-je un conte fait à plaisir, c’est une vérité indubitable que je vous proférais.

Et moi dit-il, je vous proférerais le contraire. Pour commencer donc je suppose que vous mangiez un mahométan, vous le convertissez par conséquent en votre substance n’est-il pas vrai, ce mahométan digéré se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme, vous embrasserez votre femme et de la semence tirée tout entière du cadavre du mahométan vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande le mahométan aura-t-il son corps sur la terre, luy rend le petit chrétien n’aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’aura reçu que de celui du mahométan, ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque de corps; vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira les matières pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez, oui, mais une autre difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant et Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien lui a volé comme le corps tout seul, comme l’âme toute seule ne fait pas l’âme, mais l’un et l’autre joint en un seul sujet, et comme le corps et l’âme sont partie aussi intégrante de l’âme l’une et l’autre, si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien ce n’est plus le même individu, ainsi Dieu donne un autre homme que celui qui a mérité l’enfer, ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement abusé de tous ses sens, et Dieu pour châtier ce corps en jette un autre au feu, lequel est vierge, lequel est pur et qui n’a jamais prêté ses organes à l’opération du moindre crime, et ce qui serait encore bien ridicule, c’est que ce corps aurait mérité l’enfer et le Paradis tout ensemble, car en tant que mahométan il doit être damné, en tant que chrétien il doit être sauvé, de sorte que Dieu ne le saurait mettre en paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation qu’il avait méritée comme mahométan, et ne peut le jeter en enfer qu’il ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude qu’il avait méritée comme chrétien. Il faut donc s’il veut être équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme.

Et alors, je pris la parole:

Hé je n’ai rien à répondre, lui répondis-je, à vos arguments sophistiques contre la résurrection tant y a que Dieu le dit, Dieu qui ne peut mentir.

N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes à Dieu le dit, il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat.

Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les philosophes se sont servis pour l’établir, il faudrait 96 redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables, je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez de le croire, je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter aucun puisque donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que vous ne le persuadez-vous car s’il y a un Dieu, outre que ne le croyant pas, vous vous serez mécomptés, vous aurez désobéi aux principes qui commandent d’en croire, et s’il n’y en a point, vous n’en serez pas mieux que nous.

Si fait me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu, mais au contraire s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyais n’être point, puisque pour pécher, il faut ou le savoir, ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme même tant soit peu sage ne se piquerait pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur aurait pensé ne le pas faire, s’il l’avait pris pour un autre ou si c’était le vin qui l’eût fait parler, à plus forte raison, Dieu tout inébranlable s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, mais par votre foi, mon petit animal, si la croyance de Dieu nous était si nécessaire, enfin, si elle nous importait de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en aurait-il pas infus à tant de lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne, car de feindre qu’il ait voulu entre les hommes à cligne-musette faire comme les enfants toutou le voilà, c’est-à-dire tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot, ou malicieux, vu que ceci était par la force de mon génie que je l’aie connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvait me donner une âme ou des organes imbéciles qui me l’auraient fait méconnaître et si au contraire il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’aurait pas été ma faute, mais la sienne puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je l’eusse compris.

Cette opinion diabolique et ridicule me fit naître un frémissement par tout le corps, je commençai alors de contempler cet homme avec un peu plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage ce je ne sais quoi d’effroyable que je n’avais point encore aperçu. Ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs.

Oh! Dieu, songé-je, ce misérable est réprouvé dès cette vie et possible même que c’est l’Antéchrist dont il se parle tant dans notre monde.

Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime que je faisais de son esprit et véritablement le favorable esprit dont Nature avait regardé son berceau m’avait fait concevoir quelque amitié pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse avec imprécations qui le menaçaient d’une mauvaise fin. Mais lui remuant sur ma colère:

Oui, s’écria-t-il; par la mort...

Je ne sais pas ce qu’il préméditait de dire, car sur cette entrefaite on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme noir tout velu, il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à bras-le-corps il l’enleva par la cheminée.

La pitié que j’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser pour l’arracher des griffes de l’Ethiopien, mais il fut si robuste qu’il nous enleva tous deux de sorte qu’en un moment, nous voilà dans la nue. Ce n’était plus l’amour du prochain qui m’obligeait à le serrer étroitement, mais l’appréhension de tomber.

97

Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le ciel sans savoir ce que je demanderais, je reconnus que j’approchais de notre monde. Déjà je distinguai l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique. Déjà même mes yeux, par mon abaissement ne pouvaient se courber au delà de l’Italie, quand le cœur me dit que ce diable sans doute emportait mon hôte aux enfers en corps et en âme et que c’était pour cela qu’il le passait par notre terre à cause que l’enfer est dans son centre.

J’oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m’était arrivé depuis que le diable était notre voiture à la frayeur que me donna le feu d’une montagne tout en feu, que je touchai quasi.

L’objet de ce brûlant spectacle me fit crier Jésus Maria.

J’avais encore à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline et deux ou trois pasteurs autour de moi qui récitaient les litanies et me parlaient italien.

Oh! m’écriai-je alors, Dieu soit loué, j’ai donc enfin trouvé des chrétiens au monde de la lune: hé, dites-moi mes amis, en quelle province de votre monde suis-je maintenant?

En Italie, me répondirent-ils.

Comment, interrompis-je, il y a une Italie aussi au monde de la lune?

J’avais encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étais pas encore aperçu qu’ils me parlaient italien et que je leur répondais de même.

Quand donc je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha plus de connaître que j’étais de retour en ce monde, je me laissai conduire où ces paysans voulurent me mener, mais je n’étais pas encore arrivé aux portes de ..... que tous les chiens de la ville se vinrent précipiter sur moi; et sans que la peur me jeta dans une maison où je mis barre, entre nous, j’étais infailliblement englouti.

Un quart d’heure après, comme je me reposais dans ce logis, voici qu’on entend à l’entour un sabat de tous les chiens, je crois, du royaume, on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon hurlant de plus épouvantable furie que s’ils eussent fait l’anniversaire de leur premier Adam.

Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes qui la virent, mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette circonstance, je m’imaginais tout à l’heure que ces animaux étaient acharnés contre moi à cause du monde d’où je venais car, disais-je en moi-même, quand ils ont accoutumé d’aboyer à la lune pour la douleur qu’elle leur fait de si loin, sans doute, ils se sont voulu jeter dessus moi parce que je sens la lune dont l’odeur les fâche.

Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposais tout nu au soleil dessus une terrasse, je m’y allais quatre ou cinq heures durant au bout desquelles je descendis et les chiens ne sentant plus l’influence qui m’avait fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.

Je m’enquis au port quand un vaisseau partirait pour la France et lorsque je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ramener aux merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu qui avait reculé ces hommes naturellement impies en un lieu où ils ne pussent corrompre ses bien-aimés et les avait punis de leur orgueil en les abandonnant à leur propre suffisance, aussi je ne doute point qu’il n’ait différé jusqu’ici d’envoyer leur prêcher l’Evangile, parce qu’ils savaient qu’ils en abuseraient et que cette résistance ne servirait qu’à leur faire mériter une plus rude punition en l’autre monde.

FIN


NOTES

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[1] Jouaust.—La Mort d’Agrippine, 1875.

[2] Ce sonnet, se trouve dans les Œuvres poétiques du sieur de P. (Prade), publiées en 1650 (Paris, Nicolas et Jean de la Coste, in-4). Il prouve que le Voyage dans la Lune était composé longtemps avant la mort de Cyrano, auquel il causa de graves ennuis, comme lui-même nous l’apprend dans l’Histoire des Etats et Empires du Soleil.

[3] Horace, Art Poétique.

[4] Var: plusieurs grands hommes. (Edition Le Bret.)

[5] Var: le maréchal de l’Hôpital. (Edition Le Bret.)

[6] Le Canada ou Nouvelle-France.

[7] Je réponds que je dispute plus; car, si vous voulez m’obliger à vous rendre raison de ce que me fournit mon imagination, c’est m’ôter la parole, et m’obliger de vous confesser que mon raisonnement le cédera toujours en ces sortes de choses à la Foi.

Il me dit qu’à la vérité sa demande était blâmable, mais que je reprisse mon idée. (Edition Le Bret.)

[8] Variante: Dont je ne suis que la créature. (Edition Le Bret.)

[9] Il y a dans l’édition Le Bret: son imagination.

[10] Après avoir longtemps rêvé. (Edition Le Bret.)

[11] Que je croyais moi-même être tout en feu. (Edition Le Bret.)

[12] Et qu’à un vieux radoteux, parce que le soleil a quatre-vingt dix fois expié sa moisson, vous lui deviez de l’encens (Variante).

[13] Edition Le Bret: Les Etats et Empires de la Lune avec une addition à l’histoire de l’étincelle. Je ne vois pas comment il peut donner les Etats de la Lune, puisqu’il est précisément... dans la Lune, la phrase du manuscrit est plus logique.

[14] Ce paragraphe entier n’existe que dans l’édition de 1663; il a disparu de toutes les éditions postérieures.


Au lecteur

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