The Project Gutenberg eBook of Barnabé This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Barnabé Author: Ferdinand Fabre Release date: February 11, 2016 [eBook #51179] Language: French Credits: Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNABÉ *** Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. BARNABÉ OUVRAGES DE _FERDINAND FABRE_. LES COURBEZON 1 vol. (ouvrage couronné par l’Académie française.) JULIEN SAVIGNAC 1 vol. MADEMOISELLE DE MALAVIEILLE 1 vol. LE CHEVRIER 1 vol. L’ABBÉ TIGRANE 1 vol. LE MARQUIS DE PIERRERUE:—LA RUE DU PUITS-QUI-PARLE 1 vol. —— —— —LE CARMEL DE VAUGIRARD 1 vol. BARNABÉ 1 vol. BARNABÉ PAR FERDINAND FABRE [Illustration: LOGO] PARIS E. DENTU, ÉDITEUR _Libraire de la Société des Gens de Lettres_ PALAIS-ROYAL, 17-19, GALERIE D’ORLÉANS 1875 Tous droits réservés. _Je dédie ce livre_ _à_ _HECTOR MALOT,_ _Comme un témoignage de mon amitié._ _FERDINAND FABRE._ _Septembre 1874._ TABLE DES MATIÈRES. Page PRÉAMBULE 1 LIVRE PREMIER——_LA COMÉDIE_ I. 7 II. 16 III. 29 IV. 40 V. 50 VI. 60 VII. 69 VIII. 80 IX. 93 X. 104 LIVRE DEUXIÈME—_L’IDYLLE_ I. 117 II. 129 III. 144 IV. 156 V. 171 VI. 185 VII. 197 VIII. 209 IX. 222 X. 233 LIVRE TROISIÈME—_LE DRAME_ I. 249 II. 262 III. 274 IV. 286 V. 301 VI. 316 VII. 330 VIII. 343 IX. 358 X. 377 CONCLUSION 399 BARNABÉ _PRÉAMBULE_ ...C’est une chose désolante! On m’écrit du Midi qu’un à un les ermitages se ferment, que les ermites, besace au dos, quittent leurs chapelles solitaires et qu’on ne les voit plus revenir. Les ordres sont-ils partis de la préfecture ou de l’évêché? Des deux côtés à la fois, pense-t-on. Quel dommage! Ah! le pittoresque, cette richesse de nos contrées, va perdre singulièrement! Mon Dieu, je sais bien que les _Frères libres de Saint-François_, comme aimaient à se faire appeler les membres de cette corporation absolument laïque, avaient à la longue infiltré dans la pratique de la règle plus de liberté qu’il ne convenait. Par exemple, il était peu édifiant, à Bédarieux, de voir, le lundi, jour de marché, les ermites des montagnes voisines sortir du cabaret de la _Grappe-d’Or_ en titubant, en se bousculant, en vociférant, puis regagner, à la nuit, leurs demeures isolées en décrivant des zigzags ridicules dans la poussière des chemins... Mais puisque ces frocards grotesques, qu’on regardait s’en aller «_dodelinant de la tête et marmottant de la bouche_,» ne scandalisaient en aucune façon nos populations méridionales, qui ne confondirent jamais les détenteurs des ermitages avec les curés des paroisses, pourquoi leur enlever violemment ces moines fantaisistes, sans caractère religieux véritable, recrutés dans les fermes, non dans les séminaires, paysans dans le fond, nullement prêtres, et capables, quand la besogne pressait aux champs, de manœuvrer pour le premier venu ou la serpette dans la vigne, ou la gaule dans l’olivette, ou la faucille dans les blés? Hélas! ils avaient leurs faiblesses, paraît-il, et ces faiblesses les ont perdus. Qui tiendra désormais les ermitages en état? Va-t-on laisser s’écrouler, à la cime de nos montagnes sourcilleuses, ces maisonnettes parfois si gaies, parfois si terribles, selon les dispositions gracieuses ou violentes du site, mais toujours si hospitalières et si charmantes? En décembre, étiez-vous surpris par la neige, chassant la grive parmi les genévriers de Camplong, ou le lièvre dans les pierrailles semées de thym de Lunas, vite vous couriez frapper à l’ermitage de Saint-Sauveur ou à celui de Notre-Dame de Nize, et vous étiez accueilli à bras ouverts. Quel feu flambant de ramures sèches de châtaigniers dans l’âtre, et quelles santés à saint Hubert avec le vin quêté aux meilleurs endroits du pays! Pour les chiens, vous n’aviez pas à vous en occuper; cela regardait l’ermite, qui les caressait, les pansait s’ils étaient blessés, et les installait en un coin sur de la paille fraîche, une écuelle bien remplie sous le nez. Ces braves Frères libres de Saint-François, quel entrain, quelle verve et quels rires éclatants avec les chasseurs! Du reste, il était de tradition en nos Cévennes, quand le titulaire d’un ermitage venait à mourir, de lui donner pour successeur un homme «_gai et bien délibéré_.» Les curés exigeaient bien du candidat certaines garanties: il fallait qu’il fût réputé honnête par toute la contrée, qu’il pratiquât très ostensiblement la religion, qu’il fût célibataire ou veuf... Mais il avait beau réunir les conditions requises, si on lui connaissait l’esprit morose, il était impitoyablement rejeté. «Avant d’endosser l’habit de saint François, va-t-en apprendre à rire,» dit un jour Simon Garidel, maire des Aires, à un rustre mélancolique qui sollicitait en larmoyant son appui pour obtenir l’ermitage de Saint-Michel. * * * * * Maintenant, un mot, au point de vue historique, sur nos ermites cévenols. _La Confrérie des Frères libres de Saint-François_, qui vient de disparaître, était fort ancienne; les renseignements puisés aux meilleures sources en font remonter l’établissement dans nos pays au commencement du treizième siècle, à la guerre des Albigeois. Après le sac de Béziers, des reîtres, détachés des bandes de Simon de Montfort, s’éparpillèrent dans nos villages où, trouvant le vin bon, les femmes jolies, ils contractèrent des alliances et se fixèrent. Mais le mariage et le jus de nos vignes plantureuses n’eurent pas des douceurs égales pour tous ces guerriers vagabonds. On compta bon nombre de réfractaires. Ceux-ci, gens farouches, échappés sans doute des cloîtres, que le légat Pierre de Castelnau avait fait ouvrir à deux battants pour grossir les rangs des Croisés, une fois les hérétiques dépêchés par le fer et le feu, ne songèrent qu’à revenir à la vie paisible du couvent. A la cime de nos montagnes, qu’ils avaient couvertes de ruines, ils se bâtirent d’étroits sanctuaires, et d’autorité, sous le vocable d’«_ermites_», s’en impatronisèrent les maîtres. Ce fut seulement vers 1218, quand le concile de Latran eut reconnu solennellement l’Ordre des Franciscains, que nos Réguliers sans règle des Cévennes s’arrogèrent le nom pompeux de _Frères libres de Saint-François_. Après la mort de ces moines-soldats, comme nos populations enthousiastes goûtaient fort les pèlerinages, les abbayes sur le territoire desquelles on avait édifié ces chapelles rustiques, en prirent la direction souveraine, en y maintenant un frère-lai, lequel, veuf de toute onction sacerdotale, vivait au milieu des paysans, recevait leurs aumônes, et, aux termes de la Chronique, avait la mission expresse de les «_édifier_». La célèbre abbaye de Joncels pourvut, durant des siècles, à nos ermitages de la haute vallée d’Orb. A la Révolution française, éclipse totale des Frères libres de Saint-François; on n’en découvre la trace nulle part. Cependant, dès 1805, l’apaisement s’était fait dans les esprits, et le catholicisme, un moment aboli, ayant reparu triomphant depuis le Concordat, on parla, chez nous, de restaurer les pèlerinages aux chapelles votives. Les chapelles étaient bien demeurées debout; mais où retrouver les ermites? Le fait est que les curés des paroisses, heureux de céder à l’entraînement général, chargèrent des laïques pieux du soin de nettoyer les ermitages et de mettre ces sanctuaires, dédiés aux saints de la contrée, dans un état de décence qui permît d’y célébrer la messe, au jour marqué des processions. Jusqu’en 1819, ce furent ces honnêtes et dévots paysans—tantôt le maître d’école, tantôt le sacristain, quelquefois le maire lui-même du village—qui furent les ermites bénévoles de Saint-Michel des Aires ou de Notre-Dame de Cavimont. Mais vers cette époque, tout changea brusquement. Amnistiés d’avance par l’exaltation religieuse que, sur divers points de nos campagnes, la plantation des croix de Mission avait portée au paroxysme, quelques-uns des laïques affectés à l’entretien des ermitages, se réclamant de la tradition, osèrent revêtir l’habit monastique et ressusciter la corporation éteinte des Frères libres de Saint-François. En vain les desservants, effrayés d’une telle audace, en appelèrent-ils à l’autorité diocésaine; les évêques, enfiévrés eux-mêmes par l’excitation devenue endémique, négligèrent de prendre une décision et finirent par fermer les yeux. C’est grâce à cette tolérance inouïe, qui prit sa source, nous en sommes convaincu, dans un sentiment respectable de propagande pieuse, que, durant quarante années, nous avons vu, dans tout le midi de la France, les Frères libres de Saint-François, rustauds masqués en Religieux, commettre toutes sortes d’exactions. Au lieu de se vouer exclusivement, ainsi que l’avaient fait les soldats de Simon de Montfort ou les frères-lais des abbayes, à la propreté des sanctuaires rustiques, ils quêtèrent partout pour vivre, et comme l’argent salit ceux qui n’ont pas l’âme assez haute pour le mépriser, nos ermites-paysans se vautrèrent dans l’ignominie. Certes, le clergé des campagnes, si méritant, si respecté au pays cévenol, tenta tous les moyens pour rendre les Frères libres plus dignes de l’habit qu’ils s’étaient indûment attribué. Rien n’y fit. L’homme de la terre resta, sous le froc, âpre, violent, purement instinctif comme sous le sarrau, et il n’a pas fallu moins que la gendarmerie pour délivrer la religion d’auxiliaires capables seulement de la compromettre et de la déshonorer. LIVRE PREMIER _LA COMÉDIE_ I M. Brémontier, mon maître d’école, me prouve qu’il a du nerf. Dans mon enfance, la haute vallée d’Orb, à elle seule, comptait six ermitages: Notre-Dame de Nize, Saint-Pantaléon de Boubals, Saint-Sauveur de Camplong, Saint-Raphaël de la Bastide, Saint-Michel des Aires et Notre-Dame de Cavimont. Trop jeune à dix ans pour être autorisé à suivre les processions qui, à certains jours de fête, au branle-bas de toutes les cloches de la ville, escaladaient nos rudes pics cévenols vers les chapelles votives, je me souviens encore avec quel étonnement ébahi je contemplais les Frères libres de Saint-François, soit que le frère Barnabé, envoyé par mon oncle, curé des Aires, vînt nous voir à la maison, soit que par hasard j’avisasse un de ses confrères dans la rue. Tout me charmait en eux: et le miroir du bourdon, et les coquilles de la pèlerine, et la croix en laiton de l’énorme chapelet. —Frère, une image!... Je vous en prie, Frère, donnez-moi une image! Lui s’arrêtait court, tirait un rouleau de papier des profondeurs de ses grandes poches, le dépliait à mes yeux éblouis, découpait prestement un saint ou une sainte avec son couteau aiguisé comme un rasoir, et me remettait son cadeau en me demandant ma demeure et mon nom. —Voilà notre maison, répondais-je levant la main. Souvent il me suivait, et ma mère reconnaissait sa générosité envers moi, tantôt par un long pli de saucisses, tantôt par une grosse tranche de jambon. Quelquefois, ayant feint de m’oublier, le finaud paraissait juste au moment où nous nous mettions à table, et, malgré mon père, un peu bien surpris de l’arrivée d’un pareil convive, ma mère lui indiquait un siége. Pauvre mère! pauvre mère!... J’avais fini par faire la connaissance presque intime des six ermites de la vallée; je savais leurs noms, et les jours de foire, bien sûr de les voir arriver tous les six pour quêter dans la foule, j’allais les attendre au pont de la rivière d’Orb, à l’entrée du faubourg Saint-Louis. —Hé! frère Barnabé!... Hé! frère Venceslas!... Hé! frère Barthélemy!... Hé! frère Adon!... Hé! frère Agricol!... Hé! frère Gratien!... m’écriais-je, les appelant au fur et à mesure qu’ils passaient et battant joyeusement des mains. Combien de fois je fus admis à l’honneur de les soulager de leur besace encore vide ou à celui encore plus grand de marcher, tenant entre mes doigts la croix luisante de leur chapelet flottant! Mes camarades—des gamins ébouriffés—m’enviaient tant de préférences, et nous regardaient défiler, les yeux pleins de cette bonne grosse envie des enfants, d’où les luttes, les douleurs, les déconvenues de la vie n’ont pas encore chassé la naïveté. —Est-il heureux! avaient-ils l’air de me crier avec une sorte de rage. En effet, j’étais heureux. Songez donc, être devenu l’ami des ermites, qui distribuaient des images, racontaient des histoires merveilleuses, et, au besoin, si mon gousset sonnait creux, pouvaient payer ma place à la _comédie_. Ah! la comédie!... Chez nous, tout spectacle, de quelque nature qu’on le suppose, s’appelait la comédie. Une représentation de _Sainte Geneviève de Brabant ou l’Innocence reconnue_, dans un vaste hangar de la rue du Moulin-à-l’Huile, comédie! Les tours de passe-passe d’un escamoteur ambulant dans une maison suspecte du quartier du Château, comédie! Un combat féroce entre des ours pyrénéens et nos terribles chiens-loups des Cévennes, sous la tente, au Planol, petite place située au bout de la grande rue, comédie, toujours comédie! A ces réunions bruyantes, les Frères libres de Saint-François n’avaient garde de manquer. Que de fois, je vis les têtes des ermites Barnabé Lavérune et Venceslas Labinowski, deux robustes gaillards, grands comme des peupliers de la rivière d’Orb, émerger au-dessus de la foule! Que de fois, j’entendis leurs éclats de rire détonner sur l’assistance pareils à des fanfares joyeuses! Que de fois je me sentis transporté par leurs applaudissements frénétiques, soit que Geneviève de Brabant eût fait faire une gentille cabriole à sa biche, soit que l’escamoteur fort habilement eût extrait sa muscade du nez d’un paysan tout ébaubi, soit que nos chiens, race obstinée et courageuse, eussent roulé sous le poteau du cirque l’ours, hurlant, ensanglanté, vaincu. Cependant, si je voyais avec plaisir tous les ermites de la haute vallée d’Orb, j’avoue que deux seulement me tenaient au cœur: Barnabé Lavérune, frère de Saint-Michel des Aires, et Venceslas Labinowski, frère de Notre-Dame de Cavimont. Pour Barnabé, la chose allait de soi. Ermite de Saint-Michel des Aires, petit village des bords de la rivière dont mon oncle était desservant, il n’avait jamais cessé de fréquenter chez nous. Depuis des années, il était comme une sorte de trait d’union ambulant entre le presbytère des Aires et notre maison de la rue de la Digue. Mon oncle avait-il besoin que ma mère lui achetât un rabat neuf; sa gouvernante Marianne, pour fêter quelque gros doyen des environs, manquait-elle de pâtisseries:—«Barnabé!» lui criait-on.—Il partait. Du reste, il était le premier Frère libre de Saint-François que j’eusse vu. Puis il possédait un âne... oh! un âne! Il s’appelait Baptiste. Un jour, Barnabé eut la patience admirable, comme je m’entêtais à vouloir monter sur sa bête, de me faire faire le tour de la ville, tenant la bride de Baptiste à la main. Le brave homme! Les circonstances et les considérations de famille n’entraient pour rien dans l’affection que, dès longtemps, j’avais vouée au frère Labinowski. Je m’étais attaché à lui spontanément, charmé par la douceur de sa voix, l’affabilité séduisante de ses manières. Oh! il n’avait eu besoin de me bourrer les poches ni d’images ni de médailles. Les jours où l’ermite de Cavimont paraissait à Bédarieux, je ne le quittais point d’une semelle, et lui, brusque, hautain, sévère, qui ne savait souffrir aucun enfant auprès de sa personne, me prenait par la main et m’amenait partout, même au cabaret. Quels bons petits dîners en un coin de la _Grappe-d’Or_, tandis que ma famille, inquiète, me cherchait par toute la ville! Comme il était Polonais et parlait assez mal le français, je rendais quelques menus services au frère Venceslas: il n’était pas rare, par exemple, que je l’aidasse à formuler ses demandes d’argent aux portes des riches où il osait aller frapper, car l’ermite de Cavimont n’eût accepté, lui, ni saucisse, ni boudin, ni lard, ni victuailles d’aucune sorte. Il lui fallait de l’argent, rien que de l’argent. Il se disait le dernier rejeton d’une famille noble de son pays, et certainement sa tournure fière, ses façons un peu insolentes étaient bien faites pour donner quelque vraisemblance à de pareilles prétentions. Bien que je marchasse à peine sur mes onze ans, et qu’il y eût quelque naïveté à m’abreuver de longs récits, cet homme ne tarissait pas avec moi sur ses aventures. Il avait fait la guerre en Pologne en 1831; s’était distingué au premier rang; avait traversé la Russie sur un chariot au milieu des tourbillons de neige et des bandes hurlantes de loups affamés; avait passé trois ans en Sibérie; s’était sauvé après avoir tué deux de ses gardiens; avait pu gagner la France, et le chanoine Kostka, arrière petit-neveu de saint Stanislas Kostka, de Pologne, aujourd’hui prêtre auxiliaire de Saint-Roch, à Montpellier, lui avait obtenu de monseigneur l’évêque l’ermitage de Notre-Dame de Cavimont... J’ai toujours pensé qu’en récitant à un enfant le long journal de sa vie, le frère Venceslas n’avait d’autre but que de s’exercer dans la pratique de notre langue, laquelle lui devenait, me disait-il, de première nécessité. * * * * * Mais Barnabé, un peu marri sans doute de l’abandon où je le laissais les jours de foire et de marché, me dénonça à mes parents comme allant mendier aux portes avec l’ermite de Cavimont et poussant les choses jusqu’à tendre la main pour lui. Le coup était de bonne guerre, il porta. Mon père, furieux, me reconduisit lui-même chez M. Brémontier, le maître d’école avec qui je labourais péniblement les premières pages de l’_Epitome_, et me recommanda au chapitre. M. Brémontier, un sous-officier du premier empire échappé de la Bérésina,—pourquoi ne s’y était-il pas noyé avec tant d’autres!—n’avait pas besoin de stimulant, quand il s’agissait de dauber ses élèves. Il me réprimanda de sa grosse voix bourrue. Puis, quand mon père fut sorti, décrochant un nerf de bœuf, jaune, desséché, noueux, qui pendait derrière la porte, il m’en asséna le long des épaules plusieurs coups qui me jetèrent à plat sur le carreau. —Cela t’apprendra! ricanait mon bourreau, cela t’apprendra! Cela ne m’apprit rien; car, un mois après, comme les souvenirs de cette scène s’étaient effacés, et que ma mère, indignée des brutalités du maître d’école, avait presque congédié Barnabé, première cause de mon malheur, je parvins à dépister la surveillance des miens et à me rendre bien en avant de la ville pour attendre Venceslas. Justement nous étions au 22 septembre, jour où se tient, à Bédarieux, la foire la plus belle, la plus populeuse de l’année. Evidemment, l’ermite de Cavimont ne pouvait manquer de passer bientôt sur la route d’Hérépian. Je me rasai dans un champ, au milieu d’une luzernière assez haute, derrière une haie épaisse, non loin de la grange de M. Lautrec, et j’attendis. Des paysans, des paysannes défilaient sous mon œil attentif, les hommes juchés royalement sur leurs montures, les femmes marquant la trace de leurs pieds nus dans les ornières du chemin. Je vis passer M. Combal, maire des Aires. Il se prélassait à califourchon sur un mulet noir magnifique et avait en croupe sa fille Juliette, toute fraîche et toute contente. Sa femme, la Combale, courbée sur un bâton tout défléchi par le service, cheminait péniblement à quelques pas. Pourquoi Juliette laissait-elle sa mère se fatiguer ainsi, au lieu de lui céder sa place et de marcher? Ah! mauvais cœur!... Sur un chariot attelé d’un gros cheval de labour, je remarquai le marguillier Simon Garidel avec son fils Simonnet. Il me parut que Simonnet faisait des signes à Juliette Combal et lui souriait, mais je n’en suis pas sûr absolument. Je reconnus encore bien des visages: entre autres celui de Jean Maniglier, dit _Braguibus_, le joueur de fifre, le sorcier, le chanteur... Ah! j’aperçus aussi M. Martin, curé d’Hérépian... On jasait avec animation. Deux fois, au milieu de phrases volubiles, je saisis au vol le nom de Venceslas. Que lui voulait-on? Je tendis l’oreille. Plus rien... Il allait sans doute arriver, le Frère que j’aimais tant! J’explorai la route d’un regard rapide. Là-bas, un groupe de jeunes gens s’avançaient en chantant. Je ne l’ai pas oublié, il était environ sept heures du matin, et le soleil, émergeant au-dessus des montagnes comme la gueule chauffée à blanc d’une fournaise, rougissait déjà les grands blocs granitiques du mont Caroux.—Mon Dieu! mon Dieu! mon Venceslas qui ne paraissait point.—Enfin le voilà! pensai-je, démêlant, dans les derniers lambeaux de la brume matinale, à quelque distance de ma luzernière, une longue silhouette couronnée d’un vaste chapeau. On s’approchait. Ciel! c’était Barnabé. Mon oncle, maigre et pâle, se tenait sur Baptiste, que son maître, armé d’une houssine, fouaillait impitoyablement à tour de bras. Je reconnus également le personnage qui, monté sur une mule aux yeux farouches, cheminait à côté de mon oncle. C’était M. Anselme Benoît, le médecin des Aires et autres lieux. Quand tout ce monde, parlant haut, frôla la haie qui me cachait, on devine si ma tête disparut dans les hautes herbes et si je retins ma respiration. —Ce Venceslas est un véritable brigand de la Calabre! s’exclama frère Barnabé de sa voix de basse profonde. —C’est un scélérat digne de la corde! ajouta M. Anselme Benoît. —C’est pis que tout cela, conclut mon oncle, frère Labinowski est un sacrilége! Ils s’éloignèrent. II Notre héros saigne du nez devant la statue de Paul Riquet, à Béziers. Je fus atterré. Qu’avait fait Venceslas, mon Venceslas? Je restai longtemps couché dans la luzerne, non que je redoutasse de me montrer,—Barnabé et mon oncle étant passés, je n’avais désormais plus rien à craindre,—mais je sentis tout à coup mes forces m’abandonner. Que reprochait-on au Frère de Notre-Dame de Cavimont? Quel était son crime? Dieu! moi qui étais l’ami de Venceslas, ne me trouverais-je pas confondu dans l’accusation qui pesait sur lui? Certes, les jours de foire, le curé des Aires, frère Barnabé, M. Anselme Benoît, quelquefois M. Combal, le maire, avaient l’habitude de venir à Bédarieux; mais, après le méchant coup de l’ermite de Cavimont, qui sait si ce n’était pas pour me juger qu’ils y venaient aujourd’hui? Tous avaient un air indigné bien fait pour justifier mes appréhensions. La paralysie me gagnait les membres, et je me sentais la tête lourde. Un instant, il me sembla que la haie vive qui me séparait du chemin exécutait une sarabande folle autour de moi. Tout tournait: et la grange de M. Lautrec avec son pigeonnier bariolé de pigeons, et les longues rangées de mûriers de la Bastide, et le clocher de l’ermitage de Saint-Raphaël, dont, à travers les touffes épaisses des saules blancs, j’entrevoyais la toiture rouge, de l’autre côté de l’Orb. J’ignore combien de temps je passai dans cet état d’écrasante prostration. Oh! les peurs de l’enfance, qui les a oubliées! Mes terreurs obsédantes—il était évident qu’à mon insu j’avais dû tremper dans le forfait dont Venceslas s’était rendu coupable—finirent par avoir raison de ma pensée haletante, de mes nerfs malades, et je m’endormis, pelotonné dans ma luzernière comme un lapin que les chiens ont traqué,—quels chiens féroces que nos pensées!—et qui retrouve enfin son trou. Quand je revins à moi, la route d’Hérépian à Bédarieux se trouvait absolument déserte. Mes regards se portèrent au ciel. Le soleil avait marché à pas de géant, et remplissait la vallée tout entière de gerbes d’or à profusion. Qui sait? peut-être était-il tard déjà. Et personne pour demander l’heure! Je me passai la main sur le front, comme tout étourdi. Je pensai à ma mère, à mon père, qui en ce moment sans doute se mettaient à table avec mon oncle, Barnabé, M. Anselme Benoît... Comment les aborder?—Si je partais pour Notre-Dame de Cavimont?—L’audace des enfants ne mesure pas les obstacles. Je me mis debout et, sans plus ample délibération, par un bond de jeune chevreau, je sautai sur le chemin. —Et que fais-tu donc là, toi? me cria une voix féroce. Je me retournai. O terreur! des broussailles de la haie je vis saillir le bicorne d’un gendarme. —Je ne fais rien... je ne fais rien... —Veux-tu bien filer chez ton père, polisson, et laisser la justice tranquille. —La justice!... la justice!... Je n’attendis pas qu’on me répétât le commandement, car on avait commandé. Par le sentier de la grange de M. Lautrec, je gagnai les bords de la rivière au pas de course, traversai vivement la passerelle sur l’Orb, franchis le petit bois du Cros tout d’une haleine, et rentrai dans la ville par le faubourg Trousseau. Comme je passais devant l’église Saint-Alexandre, les douze coups de midi sonnèrent à la grosse horloge du clocher. * * * * * Sauf mon père, que ses travaux d’architecture retenaient souvent dans une vaste chambre au troisième, où il lavait à l’encre de Chine des plans que je trouvais admirables, quand j’entrai, tout le monde était assis autour de la table: mon oncle, le Frère, le médecin. Ma mère et Marion, notre bonne, vaquaient dans la cuisine aux derniers apprêts du repas. —Tu cours donc toujours? me dit le curé des Aires voyant mon front ruisselant. —Vous comprenez, mon oncle, les jours de foire..., balbutiai-je. Il m’embrassa et n’ajouta plus un mot. —Eh bien! as-tu vu ton Venceslas aujourd’hui, pétiot? me demanda Barnabé en m’allongeant une tape amicale sur la joue. —J’étais au Planol tout à l’heure, répondis-je, esquivant la question, et comme ces hommes de la Catalogne ont perdu l’ours qui leur restait, cette après-midi on fera battre des ânes avec les chiens-loups de la montagne. Si vous voulez que j’amène faire battre Baptiste? —Est-il fou, cet enfant! s’écria le Frère: attacher ma bête au poteau et la laisser tranquillement dévorer! —Baptiste ruera pour se défendre comme les autres, dis-je. Mon père entra. Une fois la soupe dépêchée,—à Bédarieux, on la mange à midi,—chacun respira. —Savez-vous, demanda mon père, si l’on a mis la main sur le Frère de Cavimont? Depuis ce matin, toute la ville est en rumeur à cause de lui. —La gendarmerie est à ses trousses, répondit mon oncle; mais elle ne l’a pas saisi. —Le saisira-t-elle? intervint M. Anselme Benoît. Je ne le crois pas. Venceslas Labinowski, qui a passé trois années en Sibérie, y dépista la police russe. Comment n’échapperait-il pas à nos bons gendarmes? Ils sont si bêtes!... —Oh! pour ça, j’en réponds, interrompit Barnabé, éclatant de rire. On leur en fait voir de grises tout de même, à ces pauvres gendarmes. Et tenez, moi qui vous parle, une fois, à Saint-Pons, avec M. Cœurdevache... Il s’arrêta court. —Une fois? interrogea mon oncle, arrêtant un regard sévère sur l’ermite de Saint-Michel... Cette aventure n’est pas à votre louange, et je vous invite à ne pas réveiller le souvenir de M. Cœurdevache, de Saint-Pons. Barnabé, subitement terrifié, laissa tomber son nez dans son assiette, et dévora, sans oser relever la tête, le bouilli de mouton que ma mère venait de lui servir. —Mais enfin, reprit mon père, après un silence de quelques minutes, vous qui êtes renseignés, fixez-moi sur cette aventure, car on la raconte de mille façons. —Voici la vérité vraie, dit mon oncle. Et, ayant déposé avec précaution sa fourchette et son couteau, s’étant essuyé les lèvres par ce geste à la fois solennel et recueilli dont les ecclésiastiques contractent l’habitude à l’autel, il allait prendre son élan, quand M. Anselme Benoît, lui faisant un signe: —Prenez garde, monsieur le curé, vous êtes atteint d’une affection de la gorge qui, pour le moment, n’offre rien de grave, je le crois, mais qui vous condamne à de grands ménagements... —Pourtant, mon ami..., hasarda le pauvre saint homme, pris brusquement d’une légère toux. —Vous voyez... vous voyez, s’écria le docteur, voilà une quinte! Quand je vous le disais!... Taisez-vous, je vous en prie, et au besoin je vous l’ordonne... Barnabé parlera pour vous. Il n’a pas la langue trop mal pendue, notre Frère... Allons, Barnabé! L’ermite leva sur l’assistance une face radieuse. Heureux de saisir la balle au bond, avant d’avaler le morceau qui lui emplissait la bouche: —Tous, ici, vous connaissez mon fils Félibien Lavérune? barbouilla-t-il. —Nous le connaissons, répondirent mon père et M. Anselme Benoît. —Comme vous le savez, il est dans les horlogeries, et travaille présentement à Moret, département du Jura, un pays aussi loin des Aires que Pâques est loin de la Trinité. S’il vous faut son adresse, il demeure rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier... —Eh! que nous fait votre fils! interrompit M. Anselme Benoît, prêt à se fâcher. Parlez-nous de Venceslas Labinowski et laissez à tous les diables Félibien Lavérune avec son bourrelier. —Figurez-vous donc, poursuivit Barnabé, difficile à intimider, figurez-vous donc que, toutes les fois que je vais à Béziers,—ce qui m’arrive de cent en quarante, car les quêtes ne rapportent pas un fétu de ce côté-là,—je n’en reviens jamais sans être allé boire un coup chez M. Briguemal, horloger dans la rue Française. Pensez, c’est là que Félibien apprit son métier; puis ce sont des gens si bien éduqués, ces Briguemal! Madame Briguemal porte au cou une chaîne en or, en or fin, s’il vous plaît, qui pèse au moins une demi-livre... Pour lors, voici qu’avant-hier, vers les onze heures du soir, après avoir mis à sec, de compagnie avec M. Briguemal, trois bouteilles de vin blanc de Maraussan... —Trois bouteilles! se récria mon oncle. —Oh! des fioles de rien, aussi petites que des fioles d’apothicaire... —Eh bien? demanda M. Anselme Benoît. —Eh bien, je descendais pour me coucher vers l’_Auberge des Deux-Mulets_, où m’attendait Baptiste, quand, traversant la Place de la Citadelle, devinez qui j’aperçus sous les arbres de la promenade?... Pardi! Venceslas... Ah! j’en jure Dieu, il me fallut plus d’un coup d’œil pour le reconnaître. Ni froc, ni capuchon, ni pèlerine, ni chapelet, ni chapeau de Frère; un monsieur, je vous prie, un monsieur, le cigare à la bouche et la canne à la main. Etait-ce possible, paradis du Seigneur? Le maraussan—un coquin de vin tout de même qui fait des siennes sans en avoir l’air—ne m’avait-il pas brouillé les vitres? Comptez que ce n’était pas tout: notre homme se pavanait comme un roi, tenant à son bras gauche une femme qui laissait flotter une écharpe de soie à sa taille et sur sa tête un bonnet à rubans... Peut-être ne le savez-vous pas, mais moi qui ai voyagé, une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle et deux fois jusqu’à Rome, je vous apprendrai qu’il y a comme ça, dans les grandes villes, des créatures sans conduite ni religion qui... —Barnabé! interrompit mon oncle avec un clignement d’yeux qui me désignait. L’ermite, trop prompt à battre l’amble sur un sujet scabreux, demeura tout interdit. —Continuez, voyons, c’est très amusant, lui dit M. Anselme Benoît. Les rênes lui étant rendues, le Frère reprit carrière. —Il y a au bout de la promenade de Béziers le piédestal de la statue de Paul Riquet, un homme tout en bronze, à ce que l’on dit, de pied en cap..... Vous allez voir... Semblablement au renard qui cherche son terrier, je me faufilai derrière ce piédestal de marbre, et, n’osant aborder mon couple sans être bien sûr du fait, je l’observai attentivement... Monsieur le curé, fâchez-vous si vous ne pouvez retenir votre colère: tout d’un coup, comme il n’y avait pas grand monde rôdant par là, Venceslas prit cette femme dans ses bras et l’embrassa, en répétant: «Catherine! Catherine!...» —Barnabé, c’est inconvenant, à la fin! s’écria mon oncle. —Je le sais, monsieur le curé. Aussi je ne fis ni une ni deux; je sautai de ma cachette et posai cinq doigts au collet du Frère de Cavimont. «—Ah! rufian! ah! homme sans foi ni loi! lui criai-je. «—Eh bien! qu’est-ce que je fais? eut-il le front de me répondre. «—Comment, misérable, tu ne vois pas que tu déshonores le métier? «—Alors, parce qu’on est Frère libre de Saint-François, on n’a pas le droit de se promener avec sa sœur? «—Ta sœur!... Est-ce que les sœurs ont des écharpes de soie et des bonnets à rubans? Tu crois donc parler à un conscrit? Tu crois donc que je ne connais pas les femmes, moi? J’ai été marié; la preuve, c’est que j’ai un enfant dans les horlogeries, à Moret, département du Jura; et je saisies femmes par cœur, les honnêtes aussi bien que...» —Les autres, interjeta vivement mon oncle, toujours à l’affût de quelque énormité. «—Les honnêtes et les autres...» Mais comme je ne le lâchais mie, et que mon poignet commençait à lui peser lourd sur la poitrine, sans que j’y prisse méfiance, Venceslas passa une de ses jambes à travers les miennes, fit un mouvement brusque de tout le corps, pareillement à Baptiste quand je l’étrille à rebrousse-poil, et nous nous trouvâmes séparés. Seulement lui disparaissait dans une ruelle obscure avec sa Catherine, tandis que moi, étendu comme une bête morte sur le gravier de la promenade, je ramassais un à un mes quatre membres endoloris et essayais de les faire jouer. Quel coup! Je ne vis pas le fil de la chose. C’est un coup de la Pologne sans doute... Je pus enfin me relever, rattraper mon chapeau que la bise emportait, secouer la pauvre soutane que me donna M. le curé, tout endommagée par la chute, et me traîner jusqu’à un banc de pierre qui se trouvait là. Lorsque je fus assis, je m’aperçus que le sang coulait de mon nez comme coule l’eau claire de ma fontaine de Saint-Michel... Ah! scélérat de Venceslas! si nous nous rencontrons jamais à la fourche de deux chemins!... Mon oncle resta grave. Mon père réprima une furieuse envie de rire. Quant à M. Anselme Benoît, moins discret, il éclata bruyamment. * * * * * Les transports exhilarants du docteur blessèrent l’ermite. Le paysan, que l’ignorance où il se débat rend ombrageux, a comme nous la peur terrible du ridicule. De ses deux petits yeux noirs, où la malice et la colère pétillaient ensemble, il dévisagea d’abord M. Anselme Benoît, placé en face de lui; puis, lestement, projetant son bras par-dessus la table, il le saisit à l’épaule et le secoua. Cette familiarité, qui dépassait toutes les bornes, ne parut offusquer en aucune façon le médecin des Aires, un rustre qu’on avait arraché à la charrue pour aller appliquer des cataplasmes à l’hôpital Saint-Eloi, à Montpellier, et qui en était revenu trois ans après avec un diplôme d’officier de santé; mais elle agréa médiocrement à mon père. —Barnabé, dit-il au Frère, je crains un peu que vous ne confondiez ma maison avec le cabaret de la _Grappe-d’Or_. Une autre fois, je vous prierai de prendre votre repas à la cuisine, en compagnie de Marion. —Et j’y serai mieux qu’avec vous, car Marion au moins ne se gaussera pas de moi, riposta-t-il. —Personne, ici, ne songe à se moquer de vous. On vous permet donc de continuer l’histoire de Venceslas, à une condition pourtant, c’est que vous surveillerez vos expressions. —Mes expressions! mes expressions!... Ah ça! croyez-vous que moi, j’ai, durant des années, poli comme vous le banc des écoles avec le fond de mes chausses! J’étais vannier quand ce bon M. le curé, qui avait dit un mot de la chose à Monseigneur, me fit présent d’une soutane et du même coup m’accorda l’ermitage de Saint-Michel. Voilà. Je parle donc avec les mots de chez nous, et, lorsque la langue se trouve à court, les bras l’aident à finir la besogne... Je vous baille présentement l’histoire amoureuse de Venceslas, et M. le médecin me rit au nez. Qui sait s’il rirait d’aussi bon appétit, si je vous racontais la sienne. Tout le monde connaît, aux Aires et dans les environs, que les jupons ne lui font pas peur, à M. Anselme Benoît. Mon oncle leva la tête et fut au moment de lancer quelques paroles vives à Barnabé, peut-être à le sommer d’avoir à quitter la table; mais un chatouillement qu’il éprouva soudain à la gorge lui ravit toute haleine, et il recommença à tousser. —Voilà ce dont vous êtes cause, vous! dit le docteur à l’ermite d’un ton irrité. Ce reproche atteignit profondément le Frère de Saint-Michel. Sa face se crispa, et ses _vitres_, comme il appelait ses yeux, se troublèrent. Obéissant à son cœur, resté bon dans la perversion native du sens moral, il se leva et alla tomber à genoux aux pieds de mon oncle. —Monsieur le curé, mon excellent monsieur le curé, je vous jure, foi d’honnête homme, que je ne vous occasionnerai plus le moindre déplaisir. Et, pour donner une idée des regrets qui lui bouleversaient l’âme, de son poing fermé il s’asséna un coup terrible sur la poitrine. Mon oncle, touché, se pencha. A l’étonnement général, il embrassa le Frère. —Pardonnez-lui tous, balbutia d’une voix éteinte le curé des Aires. Si vous saviez avec quel dévouement Marianne et lui me soignèrent, pendant la longue pneumonie qui m’a laissé cette affreuse toux... Ce pauvre ermite!... Tout le temps que dura la crise, le jour, la nuit, Barnabé ne déserta pas mon chevet, me souriant, m’encourageant, m’administrant tisanes et potions, ses deux yeux inquiets fixés sur moi. Et comme il était docile à la moindre parole de Marianne, comme il volait au moindre geste, ici, là, partout où on avait besoin de l’envoyer! Ah! il ne ressemble guère à Barthélemy Pigassou, ermite de Saint-Raphaël! Barnabé seul, je m’en souviens, parvenait, sans me faire souffrir, à me retourner dans mon lit, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit, tantôt sur le dos. Un malade est toujours exigeant. Eh bien! tous mes caprices ne purent lasser sa bonne volonté. Jusqu’au moment où il me fut permis de me lever, le Frère se montra aussi serviable, aussi empressé, aussi généreux. Et quelle joie quand il me vit debout! Je ne puis y songer encore sans me sentir ému et sans lui redire ces mots que je lui ai répétés si souvent: «Merci, mon Barnabé, merci!» Il fut contraint de s’arrêter. Il y eut un long moment de silence. Ma mère pleurait presque. Quant à moi, il s’en fallait que je fusse à mon aise. Je n’avais plus faim. III Venceslas Labinowski, par des arguments péremptoires démontre qu’il n’est pas boiteux. Cependant le dîner, qui n’était pas près de finir, Marion ayant voulu se distinguer, après avoir commencé d’une façon joyeuse, menaçait de se terminer fort tristement. Chacun tenait les yeux fixés sur son assiette et mangeait d’un air ennuyé. Le plus morne était mon père, désolé de sa sévérité envers l’ermite de Saint-Michel, sévérité qui avait pu affliger mon oncle, habitué à tout supporter du Frère et à tout lui passer. Comment réparerait-il sa faute? C’est à quoi il songeait. A la longue, rien ne lui sembla plus capable de faire oublier à Barnabé l’admonestation un peu dure de tout à l’heure, que de l’inviter à poursuivre le récit de l’aventure de Venceslas Labinowski. La mauvaise humeur de l’ermite, s’il en conservait, disparaîtrait bientôt, noyée dans les flots de son éloquence, un peu trop salée sans doute, mais abondante, curieuse, singulièrement drôle et imagée. —Eh bien, Barnabé, lui dit-il, vous nous avez mis l’eau à la bouche et vous nous plantez là maintenant? —Mais..... balbutia le Frère, promenant des yeux pleins d’hésitation autour de la table. —Il nous faut la fin de votre histoire, insista mon père. —Il nous la faut absolument, appuya M. Anselme Benoît. —Puis-je parler, monsieur le curé? demanda-t-il d’un ton humble, presque piteux. Mon oncle se contenta d’acquiescer du geste. —Vous comprenez, dit l’ermite, repartant toutes voiles dehors, que voir couler son sang rouge sur le gravier, à la nuit, dans une ville étrangère, il y a là de quoi vous bouleverser tout l’estomac. Pourtant je ne perdis pas la caboche. Je m’encourus à l’_Auberge des Deux-Mulets_, où, m’étant plongé, comme fait un canard, quatre ou cinq fois la tête dans l’abreuvoir aux bêtes, la fraîcheur de l’eau arrêta la rivière de mon nez... Vous voyez d’ici la nuit que je dus passer. Ah! je vous le déclare, je ne rêvai point, ainsi que cela m’arrive quelquefois, de mon magot de Saint-Michel.—Vous ne le répéterez à personne, mais sachez que, sans que ça paraisse, j’ai bien six mille francs de bons écus blancs au fond d’un bas pour établir Félibien, «_quand son heure sera venue_», comme on lit dans le saint Evangile.—Au petit jour, je bridai hardiment Baptiste, et nous allâmes rôder à travers la ville. Pour dire vérité, je comptais bien achever de remplir l’outre de peau de bouc que ma bête portait sur son dos et où il manquait dix litres encore; mais au fond, si j’allais vaguer par tout Béziers, c’était dans l’espoir de rencontrer Venceslas. Quelle bataille! Rien ne m’eût empêché d’assommer sur place ce vaurien, ni ma soutane, ni mon bourdon, ni la règle de Saint-François, ni le bon Dieu lui-même en personne. On est homme avant d’être ermite, me semble-t-il... J’eus beau fouiller les places, les boulevards, n’oublier aucune de ces ruelles où s’abritent, semblablement à des taupes en leurs terriers, les méchantes femmes sans vergogne, pas plus de Venceslas que sur ma main.—Oh! je rencontrai M. Briguemal. Il allait porter une pendule à la sous-préfecture. Quelle pendule, Seigneur-Jésus! Figurez-vous que c’était un homme en bronze, tout pareil à Paul Riquet, et que les heures lui sonnaient dans le ventre... —Avançons, Barnabé, avançons! interrompit M. Anselme Benoît. —M. Briguemal fit jouer le grand ressort, puis... —Et Venceslas? interjeta mon père. —M’y voilà, les amis, m’y voilà... Il se recueillit quelques secondes. Il continua: —Cependant notre promenade, de Saint-Aphrodise à Saint-Jacques et de Saint-Jacques à la Madeleine,—il y a cinquante églises dans ce Béziers, mais on n’y est pas plus dévot pour ça,—ennuyait visiblement Baptiste, et d’autant plus que, un verre de vin par-ci, une bouteille de vin par-là au pauvre Frère, l’outre de bouc était devenue comble à souhait... Que faire?..... Peut-être, ayant rompu le licou de Saint-François pour courir après Catherine, mon gueux de Venceslas, son régal fini, était-il rentré à Notre-Dame de Cavimont. «—En route, Baptiste, mon ami! m’écriai-je en montrant le chemin de chez nous. «Et nous laissâmes Béziers et M. Briguemal derrière les talons. «Tout en cheminant, il me vint bien comme ça dans les esprits d’aller au plus pressé, et, auparavant de bouter pieds à Saint-Michel, de monter en droiture à Notre-Dame de Cavimont. Malheureusement, à la descente de Pétafy, laquelle dévale profond pareille à une route qui piquerait sa pointe en enfer, Baptiste eut un faux pas, s’abattit sous sa charge un peu lourde en vérité, et mon outre s’endommagea. J’arrangeai la chose vivement, ne pouvant souffrir que mon vin arrosât les cailloux. Mais j’eus beau serrer de force la peau de bouc avec ma ficelle, l’outre resta malade, et je dus songer à regagner la maison sans pratiquer le moindre crochet. Une fois mon vin mis dans la barrique, nous verrions bien du reste de quoi il retournerait entre Venceslas Labinowski et moi. J’étais pour qu’il retournât une bonne volée de coups de trique à rompre les os à ce Polonais.» Il respira, vida son verre, s’essuya le front, puis reprit: —Hier donc j’étais debout dès trois heures du matin... Quelle lune grosse et ronde!... Vous comprenez, j’avais le plan de prendre mon drôle entre les deux draps, la pie au nid, comme on dit. Je cassai une croûte, dis un bonjour au vin nouveau, un petit bonjour de rien, car il s’agissait de garder la tête en clarté, fis mes adieux à Baptiste, et me voilà déboulant vers la vallée d’Orb. Une nuit aussi claire que le jour, et pas un homme, pas une charrette sur la route. J’étais si content que j’en riais tout seul.—A propos, j’oubliais d’ajouter que moi, qui plus que pas un aime à accompagner ma marche du bourdon, je n’avais pas pris le mien à cette fête. Il y aurait bagarre entre le Frère de Cavimont et celui de Saint-Michel, il grèlerait des coups, et je ne devais point exposer mon bourdon, lequel est joli, délicat, orné des quatre animaux évangéliques taillés au couteau par Caramel, de Bédarieux... Tenez! ce Caramel possède des doigts d’ange. Il m’a montré une canne en buis, qu’il fabrique pour M. Lautrec, de la rue du Château, qui vaut son pesant d’or. Il y a, pour appuyer la main, une tête de chien parlante, et, à chaque nœud que forme le bois, il a figuré des coquilles de la mer en tout pareilles à celles de ma pèlerine. Il n’y manque rien, à ces coquilles de la mer... —Allons, bon! s’écria M. Anselme Benoît; après M. Briguemal, c’est Caramel à présent. —Barnabé, dit mon père impatienté, il s’agit de Venceslas Labinowski. Un moment, le Frère regarda dans le vide. Évidemment, perdu lui-même dans la trame de son récit, qu’il compliquait à plaisir, il avait quelque peine à se retrouver. Néanmoins, l’angoisse de ce rustre trop prolixe ne fut pas de longue durée. Tout à coup, son œil vague redevint vif et clair: l’esprit égaré entrevoyait sa route et de nouveau allait y marcher librement. Il poursuivit: —En escaladant la côte de Cavimont, je réfléchis que peut-être conviendrait-il, avant de sauter au combat, de s’armer les mains d’un long et solide gourdin. Venceslas avait bataillé dans son pays contre les armées des Russes, puis il était très expert dans la savate polonaise, comme il m’en cuisait encore au nez. Justement, à deux pas du sentier, l’aube, qui souriait à peine, me montra un épais taillis de rouvres.—Ce taillis appartient à M. Étienne Baticol, maire d’Hérépian.—J’y entrai, j’étendis le bras et je coupai un jeune plant. Il était fort tout ensemble et souple à l’égal d’un osier. Il ferait bon travailler avec cet instrument. Ah! je vous promets que j’atteignis promptement le plateau de Cavimont. Deux enjambées, et je touchai à la porte de l’ermitage. «—Venceslas! Venceslas! m’écriai-je, descends de là-haut! Viens donc: un particulier qui passe par ici aurait deux mots à te dire à l’oreille. «J’attendis, mon bâton en arrêt. «La maison garda le silence. «—Venceslas! Venceslas Labinowski! criai-je encore. «Et mon rouvre ébranla les volets du rez-de-chaussée. La danse commençait. «Aucune réponse... Ni les volets ni la porte ne bougèrent. «—Je suis Barnabé, Barnabé Lavérune! dis-je, collant mes lèvres au trou de la serrure. Descends! J’arrive pour te rendre ce que tu me donnas à Béziers, près du piédestal de Paul Riquet... «Un hibou que le jour levant dérangeait, car le ciel ouvrait de plus en plus son grand œil du côté de la terre, sortit d’un trou de la muraille et s’en alla battant des ailes. Voilà toute la réponse qu’on me fit. «—Ohé! Frère sans conduite et sans règle! ohé! gibier de potence! repris-je, frappant encore à tour de bras, tantôt la porte, tantôt les volets. Ah! tu ne veux pas sortir du lit; tu trouves sans doute qu’il est plus commode de faire le flambart sur les promenades des villes, avec des femmes de perdition, que de regarder en face le visage de l’honnête homme qui te réclame. Sois tranquille, je vas m’asseoir ici sur ton seuil, et tu ne perdras rien pour attendre. Nous verrons, bête féroce, quand la faim te fera sortir du terrier, si ta mère de la Pologne te mit dans les veines de l’eau de sa cruche ou du véritable sang. «Pendant que je bataillais ainsi tout seul, le soleil avait montré le bout de son nez. Aucun bruit sur le haut plateau de Cavimont, si ce n’est celui des oisillons voletant parmi les buissons de cades poussés aux crevasses du rocher. Je crois pourtant avoir ouï le cri rauque d’un aigle. Vous savez, l’aigle noir des Hautes-Cévennes, assez rare chez nous. Pour sûr, il y en avait un par là guettant quelque lièvre ou quelque lapin, comme moi je guettais Venceslas. «Ah ça! pensai-je, si finalement le Frère n’était pas revenu de ses caravanes à Béziers! «C’est toujours la bonne idée qui nous arrive la dernière... Mon rouvre, très dur encore que très pliant, avait singulièrement endommagé les volets de la fenêtre basse. Une des planches, mangée aux vers sans doute, était tombée en morceaux sous mes frappements. Par cette brèche, je regardai en l’intérieur de l’ermitage. Quel désordre, ciel du bon Dieu! On eût dit que le diable était passé par là avec toute sa clique de démons. Lit bouleversé et vide, chaises renversées, cruche cassée au milieu de la pièce.—Quand je songe à Saint-Michel, où tout reluit comme la prunelle de mon œil!—Je ne balançai pas une minute, et je donnai un coup de poing dans une vitre en papier.—Quoi, un ermitage si joli, et des vitres en papier aux fenêtres! Ça me fit mal à voir...—L’espagnolette, peu assujettie, céda, et je m’insinuai dans la maison. Je courus de la cave au grenier, tenant, bien entendu, mon rouvre haut levé. Il faut des précautions en ce monde. «O mes amis, quelle désolation! L’ermitage était pillé, pillé comme par des voleurs, quand ils ne laissent aux gens que les yeux pour pleurer. Les armoires, ouvertes à deux battants, ne contenaient plus de linge; les tableaux des murailles—j’en avais connu trois dans des cadres dorés représentant: le premier, Notre Seigneur donnant lui-même notre règle à saint François; le second, Notre Seigneur aux Oliviers; le troisième, la Sainte Vierge se promenant, entourée d’anges, sur le plateau de Cavimont, avec sainte Anne, sa mère,—décrochés; les missels où lisaient les curés voisins les jours de procession, emportés. Mon pied heurta sur les dalles quelque chose qui fit du bruit, c’était la clef de la chapelle. «Pourvu qu’il ne l’ait pas dévalisée aussi, cet ennemi du bon Dieu! me dis-je. «J’y courus. «Ah! je pleurerais tout mon soûl, quand j’y pense. Vous savez, monsieur le curé, la couronne toute en diamants, qui valait bien au moins six mille francs, un cadeau de madame la baronne de Serviès à Notre-Dame de Cavimont, au temps où M. Courbezon était curé de Villecelle-Mourcairol, volée. Le tabernacle était entr’ouvert. J’y fourrai l’œil. Le calice d’argent, le saint-ciboire d’argent, l’ostensoir d’argent, volés. Volées aussi les croix d’honneur que des malades dévots, anciens soldats de Napoléon guéris par Notre-Dame, lui avaient baillées en reconnaissance. Volés encore tous ces cœurs en or massif qui pendaient aux gradins de l’autel, présents de personnes pieuses et pénitentes. Ce misérable Venceslas, ce Polonais enragé, n’avait oublié aux murailles de la chapelle que les béquilles des boiteux redressés par la Sainte Vierge. Au fait, il avait laissé aussi, derrière la tribune du fond, quelques bandages déposés là par ces gens qui ont des maladies au bas-ventre...» —Barnabé! murmura mon oncle, le regardant. —Enfin, reprit-il, se frottant les mains, je vous ai raconté de fil en aiguille le commencement et la fin du mauvais coup de Venceslas Labinowski. —C’est vous alors qui avez prévenu la gendarmerie? lui demanda mon père. —Je vous promets qu’une fois toutes ces abominations vues de mes yeux, je ne me suis pas amusé à ferrer des cigales sur le rocher de Cavimont. Je suis monté au galop vers la ferme de l’Olivette, où demeure le maire d’Hérépian, commune de laquelle dépend l’ermitage. M. Baticol, encore que malade d’une enflure aux jambes, était à ses étables, en train de panser ses moutons qui ont le piétin. Je lui ai baillé la chose toute fraîche. J’en ai dit autant deux heures après à M. Combal, notre maire des Aires, et ce sont eux qui, hier au soir, sont venus prévenir le brigadier de gendarmerie. —En vérité, dit mon père, ce Venceslas me paraît un coquin des plus audacieux. Mais que va-t-il faire de tous ces objets volés?... Allons, il ne sera pas trop difficile de le prendre. —Ce ne sera pas toujours le gendarme que nous avons rencontré tapi dans la haie de la grange de M. Lautrec qui le prendra, intervint M. Anselme Benoît. —Faut-il être dépourvu de sens et de ruse! s’écria Barnabé; la gendarmerie se porte sur la route d’Hérépian, comme si Venceslas devait aujourd’hui venir à la foire de Bédarieux. C’est à Béziers, à Montpellier, à Marseille, à Toulon, dans les villes où il y a des femmes de méchante conduite, qu’il faut aller traquer ce brigand. —La misère l’obligera bien à se débarrasser de son butin, reprit mon père. Or, il ne sera pas commode dans nos pays de trouver à vendre un calice, un ostensoir, un saint-ciboire... —Et les Juifs donc, ces assassins du bon Dieu! interrompit l’ermite de Saint-Michel. —O Seigneur! soupira mon oncle, qui sait si le saint-ciboire ne contenait pas des hosties? Quelle profanation épouvantable, le corps de Jésus-Christ aux mains de ce scélérat! Peut-on songer à cela sans frémir... Il se signa dévotement. Ma mère, Barnabé et moi nous l’imitâmes. —Dois-je servir le café, monsieur? demanda Marion, entr’ouvrant la porte de la cuisine. —Surtout qu’il soit bien chaud! lui répliqua mon père. IV A Saint-Michel, l’argent du tronc est comme la glu, il se colle aux doigts de l’ermite. Je respirai. Dieu merci! je n’étais pas dans l’affaire. Égoïsme des enfants! dans le contentement que j’éprouvai, Venceslas Labinowski, ce Venceslas Labinowski que j’avais tant aimé, je l’abandonnais sans regrets à la gendarmerie, je l’eusse abandonné au bourreau. Peut-être, aujourd’hui même, agrippé au fond de quelque réduit de la montagne, allait-il traverser la ville, les menottes aux poignets. Oh! je ne serais pas le dernier, quand il passerait devant notre porte, à lui crier avec tout le monde: —Voleur, voleur, tu n’es qu’un voleur! J’osai relever la tête, que j’avais tenue penchée tout le temps du récit de Barnabé. Il fallait voir avec quelle volupté, à la fois complaisante et sérieuse, l’ermite de Saint-Michel, après avoir par un signe invité Marion à lui remplir de café et la tasse et la soucoupe, humait le moka brûlant! Dans sa longue fréquentation des ecclésiastiques, gens qui officient à la table comme à l’autel, le Frère avait fini par prendre quelque chose de leurs manières graves, cérémonieuses, apprêtées. —C’est bon! répétait-il à chaque gorgée, en se caressant l’estomac de sa large main étendue, c’est très-bon! Une fois, sa langue claqua bruyamment. Mais mon oncle fit les gros yeux, et cet homme exubérant de sève et de vie, qui ne demandait qu’à se répandre en gestes, en paroles, en démonstrations de toute sorte, courba le front et demeura coi. Pour moi, je m’ennuyais horriblement, et j’aurais voulu partir. Comment m’y prendre pour déserter cet interminable repas? Deux fois, sous la table, je pressai le genou à ma mère, essayant par ce contact de l’initier aux longues angoisses de mon martyre. Mais ma mère, occupée à faire fondre un énorme morceau de sucre dans un petit verre de _carthagène_, liqueur du crû que M. Anselme Benoît permettait à mon oncle, n’entendit pas mon appel ou feignit de ne pas l’entendre. Cependant il s’en allait deux heures, et c’était à trois heures que devait avoir lieu, en plein Planol, le combat des ânes et des chiens. Comment ne point assister à cette lutte unique, si terrible, si solennelle, moi qui n’en manquais aucune, ni les jours de foire, ni les jours de marché! Les Catalans me connaissaient bien avec ma blouse trouée aux coudes, mon pantalon poussiéreux aux genoux, mes chaussures rougeâtres et fripées, mon feutre sans forme ni couleur. Tout à coup, dans mes nouvelles préoccupations,—il est bien évident que Venceslas Labinowski n’occupait plus ma pensée,—je crus ouïr de lointains roulements de tambour. Probablement, selon une habitude ancienne, on commençait à travers les rues la promenade des ânes qui devaient soutenir l’assaut de nos féroces chiens-loups cévenols. Je ressentis d’intolérables picotements le long de l’échine, et je me secouai sur ma chaise comme je l’eusse fait sur une pelote d’épingles. —Eh bien! vas-tu rester tranquille? me dit mon père sévèrement. Eperdu, je regardai Barnabé. —Ah! je comprends le fillot, moi, intervint le Frère, devinant mon intime désir. Je suis sûr qu’un brin de comédie l’amuserait plus que l’histoire de Venceslas. Attends, mon garçonnet, attends que j’aie fini mon café, et je te mènerai au Planol. Parce que ton ami l’ermite de Cavimont a pris du champ, ce n’est pas une raison pour que tu passes ta foire de septembre aussi triste qu’un rat dans une ratière. D’ailleurs, je ne serais pas fâché de voir comment les ânes de la Catalogne se comportent... —Barnabé, interrompit mon oncle, à qui la _carthagène_ sucrée venait de restituer quelque voix, dernièrement, quand j’agonisais dans mon lit, vous me fîtes deux promesses: celle de ne plus fréquenter les spectacles et celle de ne plus rimer de chansons pour les jeunes gens à qui il prend envie, en compagnie de Braguibus, de donner des aubades aux filles. En soi, ces deux choses sont innocentes, et nos mœurs méridionales, peut-être trop tolérantes, les acceptent; mais elles peuvent devenir, pour certains, une cause de scandale, et je désire que vous vous en absteniez d’une manière absolue. Quoique laïque, l’habit dont mes mains vous revêtirent jadis, vous oblige à plus de réserve, à plus de dignité. —Mais, monsieur le curé, tous les ermites de la contrée vont à la comédie. Tenez! à la dernière foire, M. le curé de Vasplongue assistait, à côté de moi, à la _Tentation de Saint-Antoine_. Que c’est joli! Il y a un cochon, un vrai cochon qui... —M. le curé de Vasplongue et les ermites eurent tort, repartit mon oncle d’un ton bref. Il ne put en dire davantage: la respiration lui manquait. —Tu auras beau prêcher, mon pauvre ami, intervint mon père s’adressant à mon oncle, tu ne changeras pas le paysan. Le paysan, revêtu du froc, n’a pas tort de rester ce qu’il est foncièrement; mais l’évêque a tort de laisser l’habit ecclésiastique à des hommes généralement ignorants, grossiers, quelquefois vicieux... —Ohé, là-bas! s’écria Barnabé, je crois, monsieur l’architecte, que vous secouez les pruniers de mon jardin. —Je ne veux rien dire de désobligeant pour ton Frère de Saint-Michel. Barnabé est un brave et excellent homme. Malgré sa fréquentation trop assidue de la _Grappe-d’Or_, ton ermite conserve plus de tenue que ses confrères; d’ailleurs il te prodigua des soins qui me touchent, et il me trouvera toujours indulgent pour ses peccadilles. Mais l’exception n’est malheureusement pas la règle, et, si j’avais l’honneur d’être prêtre, je me hâterais de réclamer de l’autorité compétente la dissolution de la _Confrérie des Frères libres de Saint-François_. —Alors, que deviendraient nos ermitages? demanda mon oncle levant les bras au ciel. —On s’en passerait. —Tu en parles bien à ton aise, toi qui trouves toujours des plans à dresser et des maisons à bâtir. Tu ignores donc que Saint-Michel, à lui seul, fournit de messes cinq ou six desservants des environs, lesquels ne sauraient vivre avec leurs minces émoluments. La chapelle de Notre-Dame de Nize, confiée aux soins du pieux ermite Adon Laborie, rapporte, bon an mal an, quatre mille francs de messes basses, dont profitent les curés les plus pauvres de la montagne. —Ma foi, je ne suis pas d’avis que, pour un revenu quelconque, et celui-ci me paraît misérable, il convienne d’exposer la religion à devenir un objet de risée et de mépris. La corporation des Frères libres est une source perpétuelle de scandales. Aujourd’hui, c’est Venceslas Labinowski qui disparaît après avoir dévalisé sa propre chapelle; il y a deux ans, ce fut le frère Mercadier, de Saint-Pantaléon de Boubals, qui s’en alla, ayant enlevé je ne sais quelle fille dans une ferme de Caunas. Tu te réclameras en vain de nos mœurs méridionales, un peu trop faciles, j’en conviens; il n’en est pas moins vrai que les quêtes des ermites aux portes, où ils paraissent maintes fois dans un état complet d’ivresse, est quelque chose de profondément lamentable. Et sans aller plus loin, ce matin même, avant ton arrivée, le Frère de Saint-Raphaël, Barthélemy Pigassou, s’est présenté ici chancelant déjà et la langue embarrassée. Barnabé ne sut réprimer un éclat de rire. Mon père, presque offensé, le toisa dédaigneusement. —Auriez-vous quelque intérêt à m’interrompre? lui dit-il. Peut-être, à l’endroit de la bouteille, vous sentez-vous la conscience un peu chargée? —Et quel mal y a-t-il à s’oublier devant son verre, quand le vin est bon? riposta cyniquement l’ermite. Il me semble qu’en ce moment vous ne jetez pas votre café sous la table, vous... Écoutez donc, il faut passer quelque chose à ces pauvres Frères, qui nettoient les ermitages, invitent MM. les curés à dîner le jour des processions, versent dans leurs mains tout l’argent des troncs pour des messes... —Tout? interrompit mon père avec une vivacité pleine de malice. —Oh! quand même quelques piécettes s’arrêteraient au bout des doigts de ces pauvres Frères, interjeta M. Anselme Benoît. L’argent est si poisseux! c’est de la glu... —Pour moi, s’écria Barnabé, dont le teint du rouge passa à l’écarlate, je jure... Et il tendit ses deux mains jointes vers mon oncle. —Que voulez-vous? ajouta méchamment M. Anselme Benoît, on a un fils dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier, et il faudra bien l’établir, «_quand son heure sera venue_...» Mon oncle crut le moment arrivé de rompre les chiens sur un sujet qui allait s’envenimant de plus en plus. Que n’avait-il pas à redouter de la brutalité de son ermite, si on le poussait à bout! Il posa sa serviette sur la table et se leva. —Allons-nous voir M. le docteur Barascut? demanda-t-il au médecin des Aires. Voici l’heure de sa consultation, je crois. M. Anselme Benoît se mit debout. Au moment où l’officier de santé sortait de la salle à manger sur les traces de mon père et de mon oncle, en train de descendre déjà l’escalier, Barnabé l’arrêta; puis, lui plantant son poing fermé sous le nez: —Priez Dieu, lui murmura-t-il, de ne jamais sentir mes caresses sur vos os. M. Anselme Benoît haussa les épaules et sortit. Ma mère à son tour se retira, et nous restâmes seuls, Barnabé et moi. —A-t-on jamais vu, s’écria l’ermite, ne jugeant plus à propos de contenir sa fureur, a-t-on jamais vu, me traiter de cette façon? Ne dirait-on pas à l’entendre, ce médecin de malheur, qu’il m’a surpris comme ça faufilant la main dans le tronc de Saint-Michel? Oui, j’ai six mille francs, peut-être sept, au fond d’un sac; oui, je les ai, et ils ne doivent rien à personne, ni au bon Dieu particulièrement... Vois-tu, mon pétiot, on est jaloux, aux Aires, de savoir qu’un jour Félibien aura dans une grande ville, à Bédarieux ou à Béziers, un magasin rempli de pendules et de montres en or, à l’exemple de M. Briguemal. Raison pourquoi les méchantes langues voudraient insinuer... Quand je songe pourtant que je lui ai rendu mille et mille services, à cet Anselme Benoît, lequel a le front de se faire appeler _monsieur_ gros comme le bras, encore que son père fût vannier et tressât des corbeilles dans les oseraies de l’Orb côte à côte avec le mien. Quelle pitié, Seigneur du ciel, quelle pitié!... Enfin, qu’il me charge derechef, quand j’irai pour mes quêtes dans la montagne, de lui emporter des drogues à ses malades, c’est moi qui lui flanquerai ses fioles à la figure. Puisque je suis un voleur, va-t’en administrer toi-même les remèdes à tes pratiques, et ne leur vole pas leur argent, honnête homme que tu es!... Il s’assit, épongeant son front qui ruisselait. —J’ai tous les sens tournés, barbouilla-t-il, et il ne faudrait pas qu’en ce moment un ennemi me tombât sous le bourdon. * * * * * Abandonnant le Frère à ses déportements, j’avais ouvert la fenêtre. Il me semblait que les tambours, dont tout à l’heure j’avais perçu le premier bruit, se rapprochaient et qu’ils battaient le rappel. Je ne me trompais pas. Au bout de la rue de la Digue, une foule énorme rassemblée m’annonçait, sur ce point, la présence des _comédiens_. Tout à coup la multitude des curieux, qui formait un cercle compacte, s’entr’ouvrit et, dans l’écartement des groupes, apparurent les Catalans. Ils s’avancèrent vers notre maison, lentement, menant en laisse toutes espèces de bêtes muselées. —Barnabé! Barnabé! appelai-je. Le Frère lâcha M. Anselme Benoît, qu’il retenait entre ses dents, et sur mon invitation prit place à la fenêtre à côté de moi. Les meneurs d’animaux marchaient toujours dans une tourbe de gamins, les uns gambadant, les autres regardant ahuris. Ces hommes allaient gravement, solennellement. Leur mine avait une expression sévère, presque terrible, contractée sans doute dans l’exercice de leur affreux métier. La bête, avec laquelle ils vivaient depuis trop longtemps, avait laissé je ne sais quel reflet féroce sur leurs traits amaigris et durs. Une large ceinture écarlate ceignait leurs reins souples, nerveux, et, jusque vers le milieu de leur dos rebondi, retombaient les pompons d’une longue bonnette de laine bleue. —La comédie sera belle! soupira Barnabé, quand les Catalans défilèrent sous nos yeux... Est-ce possible? ajouta-t-il avec enthousiasme, un taureau de la Camargue, deux loups, trois ânes et une hyène! —Cette bête hérissée, c’est une hyène? —Oui, une hyène, une vraie. Ça ne vient pas dans nos pays, ce bétail. —Et où ça vient-il? —Dans les Afriques... Tu sais, les Afriques où les armées de la France se battent avec les Bédouins. Quand il était soldat, mon Félibien a bataillé dans ces contrées. C’est un luron, celui-là! Les Catalans avaient disparu, gagnant le Planol par la rue du Vignal. —Eh bien? demandai-je à l’ermite, en proie à toutes les angoisses et à toutes les sueurs. —Chut! me fit-il portant un doigt à ses lèvres. Puis à voix basse: —Descends doucement l’escalier, pareillement à un chat qui va faire un mauvais coup. Une fois dans la rue, tu t’en iras en avant, n’ayant l’air de rien, surtout tu ne courras pas. Il ne faut point laisser croire que nous nous échappons. Moi, je te suivrai, mais à distance... Je m’arrêterai même à deux ou trois portes, tout comme si je pratiquais mes quêtes, à l’habitude. Tu m’attendras à l’entrée de la rue du Vignal. S’il le fallait, il y a là de grands platanes, tu pourrais te cacher derrière les troncs qui sont énormes... Je te rejoindrai... —Et alors? interrompis-je le cœur palpitant d’espoir. —Alors, fillot, nous irons voir si la hyène des Afriques a les dents et les griffes aussi bien établies que les chiens du pays cévenol. —Vous me mènerez à la comédie, Barnabé? —Je t’y mènerai, mon garçonnet, tout droit comme mon bourdon. —Et mon oncle? —S’il vit, c’est à moi qu’il le doit. Il fermera les yeux sur cette comédie du Planol, comme il l’a fait sur tant d’autres menues escapades. Je ne suis pas un saint, moi, à l’exemple de Laborie... Allons, pars! Ce qui fut dit fut fait. V Mon oncle prend le parti d’acheter une calotte neuve. Cependant il était écrit que mon engouement tout à fait désordonné pour les Frères libres de Saint-François, lesquels représentaient à mes yeux la vie sans contrainte, la vie en plein air, la vie rustique enfin, m’attirerait quelque méchante affaire sur les bras, et que, Venceslas Labinowski ayant commencé ma perte, Barnabé Lavérune la consommerait. Comme l’aventure, aussi singulière que terrible, à laquelle je fus mêlé presque à mon insu, me paraît faite pour mettre de plus en plus en relief le caractère à la fois très simple et très complexe du Frère de Saint-Michel, on me permettra d’entrer dans quelques détails. Ayant à peine entrevu Venceslas, malgré l’attrait d’un type fort original, même dans le milieu de nos ermites cévenols, où l’originalité déborde, je n’ai pu m’étendre longuement sur son compte. Mais j’ai connu à fond Barnabé, mon enfance est remplie du souvenir de cet homme, et je demande à le raconter tout entier. Six mois après la disparition de Venceslas Labinowski, qu’aucun gendarme n’était parvenu à harponner ni dans la montagne, ni dans la plaine, je me trouvais installé au presbytère des Aires, bataillant, en compagnie de mon oncle, contre les _Fables de Phèdre_, lesquelles ne laissaient pas de nous offrir de nombreuses difficultés. Mon oncle avait bien reçu une traduction d’un libraire de Montpellier, M. Seguin; mais il avait négligé de la demander interlinéaire, et, quand il fallait en arriver au mot à mot... Pourtant nous finissions par nous sortir d’embarras. Oh! quelle joie alors, et comme l’élève et le professeur s’embrassaient, encore tout chauds de la lutte et tout enivrés de la victoire! Malheureusement la phthisie laryngée dont souffrait le pauvre curé des Aires s’était aggravée à la longue, et il avait dû demander un congé de vingt jours à Monseigneur pour aller prendre les eaux d’Amélie. Quelles préoccupations, bon Dieu!... Durant tout l’hiver, au coin du feu avec sa vieille gouvernante Marianne, dans la sacristie avec les marguilliers de la paroisse, sur la place du village avec ses simples ouailles, mon oncle s’était entretenu de ce voyage, le plus gros événement de sa vie. Il est certain que, n’ayant point quitté les Aires depuis vingt-cinq ans qu’il desservait ce modeste hameau, il lui en coûtait de s’en éloigner brusquement, surtout pour un motif aussi douloureux qu’une maladie de gorge passée à l’état chronique. Songez donc, plus de cinquante lieues à faire en diligence, car la Compagnie des chemins de fer du Midi n’avait pas encore étendu son réseau jusqu’à nos chaînons cévenols! Maintes fois, sentant la tête lui tourner à l’idée d’une pérégrination si lointaine, le saint homme avait essayé, réprimant, Dieu sait par quels efforts, un irrésistible besoin de tousser, de faire revenir son médecin, l’aimable Anselme Benoît, sur une décision qui le remplissait d’effarement. Mais le farouche officier de santé, s’appuyant sur l’opinion de M. le docteur Barascut, de Bédarieux, s’était montré inflexible. «_Laryngite: eaux d’Amélie!_» avait-il répondu, lisant dans un grand livre ouvert. Mon oncle donc avait dû se résigner. Il partirait vers Pâques, quand la neige serait fondue aux pentes du mont Caroux et que le soleil nouveau aurait un peu réchauffé la haute vallée d’Orb. * * * * * Le jour de Pâques arriva, et, avec lui, les effluves tièdes du printemps s’épandirent dans l’air, devenu plus transparent et plus doux. Après une messe basse mélancolique,—M. Anselme Benoît avait défendu au curé des Aires de chanter,—après des vêpres sans sermon,—M. Anselme Benoît avait presque interdit la parole au curé des Aires,—on rentra au presbytère pour ne songer désormais qu’au départ. La malle était préparée en un coin de la cuisine. C’était une petite malle mince et longue, consolidée aux encoignures par des lamelles de tôle épaisses, le couvercle hérissé de crins rudes comme le dos d’un porc-épic. Une grosse corde l’étreignait étroitement. —Tout y est-il? demanda mon oncle, préoccupé. —Voyons, répondit Marianne, comptant sur ses doigts: votre soutane neuve de drap du Nord, votre ceinture à glands de soie des grandes fêtes, deux rabats de fin mérinos, vos souliers à boucles d’acier, six paires de bas, quatre chemises, une étole, un surplis... —Et ma calotte? —Elle est si sale! —N’importe, il me la faut, mettez-la. —Que je la mette! Y pensez-vous, monsieur le curé? Tenez, regardez-la. Et la gouvernante, par un geste dépité, saisissant sur un meuble un petit couvre-chef en cuir bouilli, dont l’usure et la crasse avaient à la longue effacé les côtes élégantes des premiers jours, le fit passer sous les yeux de son maître. —Comment, vous oseriez?... —Je la veux. —Elle n’est plus bonne que pour Barnabé. —Je vous répète, Marianne, que je la veux! —Et si vous rencontrez quelque évêque dans ce pays où vous allez, vous présenterez-vous devant lui avec?... —Un évêque! murmura mon oncle levant ses deux bras et les laissant retomber aussitôt... Miséricorde! un évêque... —Croyez-vous que le bon Dieu épargne les évêques plus qu’il ne vous a épargné? Cela ne serait pas dans la justice, et le bon Dieu est plus juste que les hommes, heureusement. Allez, vous en verrez plus d’un Monseigneur geignant et toussant à faire pleurer comme vous... C’est décidé, vous achèterez une autre calotte dans les villes, puisque aussi bien vous devez traverser beaucoup de villes avant d’arriver à ces eaux de M. Anselme Benoît... Jésus-Maria! est-il possible? aller boire de l’eau dans des montagnes plus hautes et plus froides que nos Cévennes, quand je fais de si bonnes tisanes, moi! —Elles ne m’ont pas guéri, vos tisanes! —Mais elles vous guériront... Je suis bien sûre que si, au lieu d’un morceau de sucre, j’en mettais deux dans votre tasse... —Non, non, il faut partir, articula mon oncle d’un ton stoïque. La vieille gouvernante considéra son maître avec une sorte de stupeur. —Eh bien! partez, puisque ma tête ne sait rien trouver qui vous retienne, dit-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre ferme, mais au fond de laquelle on devinait des larmes contenues. Apprenez pourtant que, vous voyant aller en voyage, moi aussi je vas m’encourir à travers routes, comme vous. Vienne Notre-Dame d’août, il y aura vingt-cinq ans que je n’ai bouté pieds hors des Aires, toujours à votre service et à votre soumission. Peut-être serait-il séant, à la fin des fins, d’aller voir un peu si mon pays natal n’a pas changé de place. J’ai enterré presque tous les miens, c’est vérité, et là-haut des tombes tant seulement m’attendent. Néanmoins cela, il me reste un frère encore du côté d’Eric-sous-Caroux... —Mais, Marianne, si vous partez pour Eric, que deviendra notre enfant, tout seul, à la cure? Et mon oncle arrêta sur moi des yeux attendris. —Notre enfant?... notre enfant?... —Songez que je ne resterai pas moins de vingt jours absent. —Vingt jours, ciel du bon Dieu, vingt jours! Ah ça! et si vous avez besoin de quelque chose dans ce pays des grandes montagnes? demanda-t-elle avec une vive inquiétude. —Je n’aurai besoin de rien. —Hélas! moi, je suis sur l’âge, j’ai soixante-deux ans bien comptés, mais le jarret est bon, et si la maladie vous tourmentait plus fort, vous me le feriez dire au moins par le facteur de la poste... Il y a un facteur, je pense, dans ce pays comme chez nous... Surtout ne vous tracassez pas les idées pour le chemin. Elles sont bien loin, ces sources de la médecine, puisque M. Anselme Benoît avoue que, de là, on touche l’Espagne de la main. Malgré tout, avec mon bâton et l’aide du bon Dieu, je finirai bien par arriver... Sa voix était devenue chevrotante. —L’Espagne!... Aller à la porte de l’Espagne! marmotta-t-elle en se laissant tomber sur le perron du foyer. Mon oncle, en proie d’ailleurs à un accablement profond, sentit toute résolution l’abandonner. N’osant regarder sa gouvernante, en train de s’essuyer les yeux, il se tourna de mon côté. —Mon enfant, me dit-il, si Marianne part pour Eric, tu iras demeurer jusqu’à son retour chez notre voisin, M. Anselme Benoît. M. Benoît t’aime, il te gâte même; tu te trouveras on ne peut mieux dans sa maison. Du reste, il va venir, et je le préviendrai. J’étais consterné. Ce grand M. Anselme Benoît, sévère et dur, avec sa redingote longue, son large chapeau, sa barbe qui lui avait dévoré le visage jusqu’aux yeux, ses lunettes vertes et rondes comme des pièces de deux sous, en dépit de quelques caresses distribuées par-ci par-là en courant, m’avait toujours un peu effrayé. Je regardai piteusement Marianne. Mon regard était un appel, il criait: «Sauvez-moi! Sauvez-moi!» —Mais, monsieur le curé, intervint la bonne gouvernante, flairant mes secrètes angoisses, notre pétiot va bien s’ennuyer avec un médecin qui, les trois quarts du temps, court dans la montagne après ses malades, et, durant l’autre quart, a le nez fourré dans les livres de son métier. Encore si M. Anselme Benoît était marié, s’il y avait une femme chez lui; mais on raconte... —Marianne! —Oui, on raconte qu’il court après cinquante jupons à la fois, quand il serait si honnête d’en tenir un tant seulement à la maison. Au fait, interrogez Barnabé. —Marianne! s’écria mon oncle avec un effort pour grossir sa voix. —Enfin, je tais ma langue. Mais mon avis est que nous ne pouvons abandonner notre enfant en de pareilles mains. —Où voulez-vous alors, si vous persistez à aller voir votre frère, que je laisse mon neveu? Vous savez bien que ses parents habitent, en ce moment, à plus de vingt lieues des Aires, et que le temps me manque pour entreprendre un voyage à Lunel. Il se tourna vers moi. —Veux-tu aller demeurer chez M. Combal? me demanda-t-il. —Chez M. le maire? répondis-je, implorant plus que jamais la vieille gouvernante de mes deux yeux suppliants. —Préfères-tu attendre notre retour chez les Garidel? insista mon oncle. Simonnet Garidel est un ami pour toi... —Oh! il a vingt-deux ans, et je n’en ai que douze, murmurai-je. —Et pour quelle raison, monsieur le curé, courir chercher si loin ce que vous avez sous la main? s’écria tout à coup Marianne. Que le bon Dieu vous bénisse! Qui vous empêche de confier l’enfant à Barnabé? Tous les jeudis, après ses devoirs, ne va-t-il pas à l’ermitage de Saint-Michel, pour y faire les cent coups? Puis Baptiste a de l’esprit, sans comparaison, comme vous et moi, et cette bête distraira notre pétiot. —Comment, il te plairait de passer plusieurs jours à l’ermitage? —Barnabé est si complaisant pour moi! répondis-je. La semaine passée, Baptiste, que j’avais monté avec la permission du Frère, a galopé jusque par delà le hameau de Margal. Quelle partie!—«Baptiste, ici!» Il venait.—«Baptiste, halte!» Il s’arrêtait. —Et travailleras-tu un peu à Saint-Michel? —Je travaillerai, mon oncle, je vous le promets. —N’oublie pas qu’à mon retour je te ferai réciter la grammaire latine jusqu’au «_Que retranché_.» —Je la réciterai sans une faute! Mon oncle m’embrassa. Des pleurs brillaient au coin de ses paupières. Etait-ce regret de me quitter, ou bien mes brusques transports lui avaient-ils fait faire un retour pénible sur lui-même? Qui sait? peut-être avais-je été bien cruel sans le savoir. Je restai tout interdit, n’osant lever mes yeux, qui, sans bien démêler pourquoi, venaient subitement de se remplir de larmes. Marianne, troublée, pour dissimuler un chagrin accablant, quitta sa place sur le granit du foyer, et vint considérer la malle, dont elle ferma à double tour la serrure et le cadenas. Cependant mon oncle demeurait immobile, pétrifié, promenant des regards vagues à travers les diverses pièces du presbytère, bouleversé de fond en comble. Tout à coup son visage pâle se colora d’une rougeur suspecte. Il toussa. Ce fut une quinte terrible, une quinte qui, ébranlant toute la machine de la tête aux pieds, ne lui permit pas de rester debout. Suant, soufflant, rendu, il s’assit. A ce moment si triste, parut M. Anselme Benoît. —Vous voyez, mon ami, lui dit-il, qu’il n’y a plus à hésiter. Plût au ciel que vous eussiez suivi plus tôt mes conseils et ceux du docteur Barascut! Je ne prétends pas que les eaux des Pyrénées vous guérissent radicalement; mais, je vous le garantis, elles produiront de l’amélioration. Un peu de courage, que diable! A cinquante ans, un homme est dans toute la vigueur de l’âge, et vous avez encore de longs jours devant vous. —Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses! gémit mon oncle. —Allons, reprit l’officier de santé, la carriole des Garidel est attelée, êtes-vous prêt? —Je suis prêt. —La diligence part de Bédarieux pour Béziers à sept heures, et il est cinq heures et demie à présent. Nous n’avons pas de temps à perdre. Êtes-vous heureux! vous allez voir des villes superbes: Béziers, Narbonne, Perpignan... M. Anselme Benoît se courba et passa sa main droite à l’une des poignées de la malle. —Marianne, fit-il, désignant l’autre poignée à la gouvernante. La malle fut enlevée. Une minute après, la carriole, dirigée par Simonnet Garidel, disparaissait derrière le four communal des Aires, et descendait vers la grande route, dans le fond de la vallée d’Orb. Marianne et moi, qui avions accompagné mon oncle jusque sur la place du village, nous rentrâmes à la cure en pleurant. VI Pour rôtir une brochette d’oisillons, ayez du lard frais et des braises vives. Le lendemain, Barnabé, que Marianne avait fait prévenir aussitôt après le départ de mon oncle, arriva de bonne heure chez nous. * * * * * Mais, avant d’aller plus loin en ce récit, il me paraît indispensable d’en portraire minutieusement le héros. Barnabé Lavérune, ou mieux frère Barnabé, comme on l’appelait aux Aires et partout dans les environs, était un énorme paysan de cinquante-cinq ans, aussi grand, aussi robuste qu’un châtaignier de la montagne. Il avait des bras démesurés, se terminant par des mains cartilagineuses, armées de doigts longs, durs et poilus. Son visage, au beau milieu duquel s’épatait, semblable à un champignon dans les bruyères, un gros nez tuberculeux sillonné de veinules violacées, avait un caractère de gouaillerie ironique qui faisait songer à ces personnages plantureux dont le génie de Rabelais peupla l’abbaye de Thélesme. Les yeux de Barnabé, noirs, petits, étaient singulièrement perçants. Une barbe touffue lui descendait jusqu’au bas de la poitrine, grise autour de la bouche largement coupée, d’un blanc ambré au-dessous du menton. Notre homme, qui, depuis plus de dix ans, appartenait à la Congrégation des Frères libres de Saint-François, était habillé, accoutré devrais-je dire, d’une soutane. Cette soutane, dans laquelle mon oncle s’était trouvé à son aise, craquait en maints endroits sur la vigoureuse armature de l’ermite de Saint-Michel. Il faut le reconnaître, c’est seulement après huit ans de bons et loyaux services que le curé des Aires avait consenti à se séparer de ce vêtement, élimé par la brosse, aminci par l’usure, un peu troué par-ci par-là. On devine comme ce fourreau de vieux drap, luisant à tous les plis, et dans lequel notre Frère s’était glissé non sans effort, ainsi que dans une gaîne, devait lui aller. Mon oncle étant de petite taille, l’étoffe de la soutane tombait ni plus ni moins jusqu’aux genoux de l’ermite, et là, abandonnait ses tibias à un pantalon de velours bleu, dit chez nous velours d’Espagne, et très en faveur auprès des paysans cévenols. Aux premiers jours de sa _moinerie_, pour emprunter le mot de maître François, dans toute la ferveur de sa vocation nouvelle, Barnabé avait caressé le rêve de s’acheter un froc de bure avec capuchon, en tout pareil à celui de la plupart de ses confrères. Mais à la longue, il était revenu de cette coquetterie, ne pouvant se résoudre à toucher au magot de Félibien. Tirer vingt francs du bas sacro-saint au fond duquel gîtait son trésor, c’était, lui semblait-il, ruiner Félibien, lui voler ses montres, ses pendules, le magasin qu’il entrevoyait pour lui dans l’avenir, et il avait accepté avec résignation toutes les loques qu’on lui offrait. Notre Frère étalait un chapelet à grains énormes noué autour des reins; une croix brillante se balançait sur sa poitrine, retenue par une chaînette de laiton; une pèlerine, bossuée pittoresquement de coquilles polies sur la pierre, lui couvrait les épaules. Son bicorne, autre cadeau de mon oncle, affichait, en guise de bourdaloue, une suite non interrompue de petites images encastrées dans des lamelles de plomb. Ce chapeau, rappelant le couvre-chef célèbre de Louis XI, seyait on ne peut mieux à Barnabé, qui le portait penché sur l’oreille droite avec beaucoup de crânerie. L’ermite de Saint-Michel, entêté à ne pas être confondu avec ses confrères de Cavimont, de Saint-Raphaël, de Boubals, de Notre-Dame de Nize, de Saint-Sauveur, lesquels depuis longtemps ont abandonné le bourdon, marchait toujours, lui, le bourdon à la main. «C’est l’insigne de notre Ordre!» répétait-il. De ce long bâton, souvenir des pèlerinages aux époques de foi, Barnabé avait fait un véritable objet d’art. Outre qu’après de minutieuses recherches, il l’avait coupé lui-même dans un bois de châtaigniers sauvages, nous connaissons que Caramel, de Bédarieux, s’y était appliqué de tout son talent. Un petit miroir enchâssé dans un cadre de cuivre poli étincelait à la cime de cette canne majestueuse, et, à une petite croix surmontant le tout, pendaient, gracieuses et brunes, deux gourdes sèches curieusement historiées à la pointe du couteau. Ces deux gourdes toujours pleines de vin, qui autrefois figuraient le dévouement des ermites aux pèlerins de la Terre-Sainte, Barnabé les vidait aujourd’hui à la plus grande gloire de Dieu. Que diable! on n’est pas Frère libre de Saint-François pour mourir de soif sur la route si âpre de la vie. * * * * * —Barnabé, lui dit la gouvernante, je vous ai fait venir parce que M. le curé m’a chargée de vous demander un service. —Je suis à la disposition de M. le curé et à la vôtre pareillement, Marianne... Ah! par exemple, je voudrais bien voir que l’ermite de Saint-Michel refusât quelque chose aux gens de la cure! La barbe du Frère s’agita, sa bouche s’ouvrit large et profonde comme un gouffre, et il éclata en bruyants éclats de rire. —Je sais que vous êtes reconnaissant envers M. le curé, et... —Reconnaissant! reconnaissant! interrompit-il, riant toujours... Ah ça! Marianne, soyons de bon compte, s’il vous plaît. Croyez-vous que Barnabé Lavérune, parce qu’il est le Frère le plus propre de la contrée, qu’il occupe l’ermitage le plus beau et le plus en vue de toute la montagne, qu’il a mis un peu de foin dans ses bottes, que son fils étudie dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, croyez-vous qu’il ait oublié qu’il y a dix ans à peine il n’était qu’un misérable vannier de la rivière d’Orb? Dieu de Dieu! en ai-je tordu, en mon temps, de ces osiers, pour confectionner corbeilles, paniers, claies à cribler le sable et différentes autres marchandises! Mais M. le curé tenait un œil ouvert sur moi, et comme le travail ne m’avait pas fait abandonner l’église, que je ne manquais aucunement les offices pour aller boire au cabaret, que je laissais les filles à M. Anselme Benoît, il me confia Saint-Michel, avec la permission de Monseigneur... Quelle joie quand j’y pense!... Et vous voudriez que je fusse capable de refuser un service! Ah! si ma vie pouvait augmenter celle de M. le curé, qui est un saint sur la terre, je la lui donnerais des deux mains. —Il ne vous demande pas un si grand sacrifice: il vous demande tant seulement de garder son neveu à Saint-Michel, tandis que moi j’irai voir ce qui se passe chez mon frère, à Eric-sous-Caroux... Vous entendez bien que nous ne pouvons laisser notre enfant ici tout seul. Barnabé me caressa les deux joues du bout de ses gros doigts; puis, avec une hilarité débordante: —Allons-nous faire des nôtres par là-haut! dit-il. C’est Baptiste qui ne sera pas content, par exemple! Tu me promets au moins de ne pas me le crever dans nos affreuses pierrailles. Un âne, quelque courage à la course qu’on lui suppose, n’est jamais comme un cheval tout de même... Si j’avais un cheval, comme mes confrères des environs enrageraient! Sans compter que je pourrais alors pousser mes quêtes jusque du côté de Saint-Affrique, dans l’Aveyron. Mais un Frère mendiant à cheval, cela occasionnerait du scandale, puis cela ne serait pas selon la règle de saint François... peut-être. Enfin, on verra plus tard avec les économies, quand Félibien sera revenu de Moret, département du Jura... —C’est donc une affaire convenue? interrompit Marianne. —C’est convenu semblablement à la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur le Calvaire, quand les Juifs se révoltèrent tous contre lui. —Vous prendrez bien soin de notre enfant, vous le promettez? —Je vous promets qu’avec moi il ne maigrira ni d’âme ni de corps. D’abord je suis gai comme toute une nichée de passereaux, et je chante à bouche-que-veux-tu tout le long de la journée. Au demeurant, vous savez que je m’entends plus que pas un aux chansons, moi! Demandez à Baptiste!... Voici notre vie: le matin, nous réciterons notre prière à la chapelle, devant la statue de saint Michel. Ah! je l’ai nettoyée, cette pauvre statue si noire! Dans le fait, tout est luisant au nid comme une image... Puis nous déjeunerons avec quatre doigts, peut-être six, de saucisse. C’est de la saucisse de Saint-Gervais. Vous connaissez sa réputation, n’est-ce pas, Marianne? Je l’ai quêtée en janvier, quelques jours après la grande tuerie de cochons qui se fait au carnaval. Aujourd’hui, la coquine vous a un air! On dirait, tant elle est rouge, ferme et fraîche, du saucisson de M. Cœurdevache, le charcutier... Puis nous irons mener Baptiste jusqu’à ma prairie. Il faut bien qu’il pâture à son tour, ce mien ami! Baptiste, encore qu’il soit de petite taille, vous a un appétit à faire reculer les deux mulets de M. Combal. Qu’ils sont beaux ces mulets de M. le maire, des mulets comme on en a au ciel!... Puis, quand l’idée nous en viendra, à genoux sur le sol, nous chanterons un _Adoremus_... Puis nous retournerons à l’ermitage sur le coup de midi, où, ayant pris une nouvelle becquée, nous dormirons notre sieste, à la bénédiction du Seigneur! La sieste, tout le monde sait ça, entretient l’homme en force et en vertu... Enfin, dans la vesprée, je raconterai à ce fillot mon voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, une ville de l’Espagne, et mes deux voyages à Rome, la ville du pape et des chrétiens. M. le curé vous a annoncé, sans doute, que j’ai parlé au saint-père, là-bas, dans les Vaticans. C’est vrai tel que vous me voyez, malgré ma mine de loup. Le saint-père—apprenez toujours cela, Marianne, pour votre salut—est un homme grand. Il s’appelle Grégoire XVI. Pour la pâleur, il ressemble à l’hostie consacrée. Mais, malgré sa figure blanche comme sa soutane, car il porte une soutane blanche à pèlerine sans coquilles, il va très bien. Il m’a dit: «_Fra Barnabeo, fra Barnabeo._» Puis il ma béni. En ce moment, il me semblait que le bon Dieu en personne me descendait dans l’estomac... Donc, c’est convenu, Marianne, ne vous mettez pas chagrin en tête, nous mangerons bien, nous boirons mieux, nous rossignolerons à plaisir, et saint François fera le reste. —Voulez-vous prendre le petit paquet de l’enfant? demanda la vieille gouvernante. —J’en prendrai cent paquets, si vous me les donnez, pardi! Marianne atteignit sur une chaise un mouchoir à carreaux rouges, dont les quatre coins étaient retenus ensemble par des nœuds. —J’ai serré là-dedans, dit-elle, deux chemises, trois paires de bas, un bonnet pour la nuit... —Combien de temps comptez-vous séjourner à Eric? —De dix à quinze jours environ. Il faut bien dix jours pour voir les vivants et prier sur la tombe des morts. Hélas! j’en ai mis de mon monde au trou, par là-haut dans mon pays! —Qui a vie doit avoir mort, répondit philosophiquement Barnabé. Chacun son tour. Tenez, Marianne, c’est comme les lapins qui vont se prendre à mes collets dans les taillis, du côté de Margal. Sont-ils assez maladroits de passer par là! Mais c’est écrit aux Evangiles, le chemin du cimetière est attaché aux pieds des bêtes et des gens. Que voulez-vous? il faut ça, car, encore que la vie soit mauvaise, on se ferait joliment tirer l’oreille pour aller en paradis..... Oh! puis, ajouta-t-il en manière de consolation et toussant à ébranler les murailles du presbytère, on a le coffre plus ou moins solide. —Jésus-Seigneur! si notre pauvre M. le curé était bien en chair et en os comme vous! gémit Marianne, dont l’âme pleine d’anxiété courait, haletante, après la diligence qui emportait son maître vers les eaux d’Amélie. Cette note douloureuse tombant au milieu de ma joie me fit courir un frisson par tout le corps. L’expansion, la gaieté de frère Barnabé reçurent un coup dont elles ne se relevèrent point. Après un moment de silence fort embarrassé, l’ermite ne songea plus qu’à détaler. Il glissa mon paquet sous son bras, puis ouvrit la porte de la cure. —Je retourne de ce pas à Saint-Michel, me dit-il; tu m’y trouveras toujours, ainsi que Baptiste. Viens au plus tôt. Les nichées commencent leurs gazouillements dans les amandiers; je vois beaucoup de becs rouges à travers les feuilles nouvelles, et tu jugeras si je m’entends à rôtir à point les brochettes. Ayez sous le gril des braises vives et claires, puis, autour des bestioles, du lard frais... Plus d’une fois tu te lécheras les doigts, pétiot! Il descendit quatre à quatre l’escalier de notre perron. VII Marianne fait main basse sur le chocolat de mon oncle, du chocolat de quarante sous! Marianne me réveilla dès l’apparition de l’aube. —Allons, enfant! appela-t-elle. Je sautai à bas de mon petit lit de sangle et m’habillai vivement. J’entrai dans la cuisine. La vieille gouvernante trempait de longues mouillettes de pain en un bol de lait crémeux. —Voici ta tasse pleine, me dit-elle. Nous mangeâmes silencieusement. Tout à coup, l’_Angelus_ sonna. Nous nous mîmes à genoux et nous le récitâmes, Marianne estropiant le latin du verset, moi lui marmottant en réponse l’_Ave Maria_. —Cette cloche me fait mal, dit-elle, quand nous nous fûmes rassis. —Et pourquoi? lui demandai-je. —Il me semble qu’elle a le son plus triste que du temps de ton oncle. _Le temps de mon oncle!..._ J’eus peur. Qui sait? peut-être Marianne avait-elle déjà reçu une lettre qui lui annonçait quelque malheur. Incontinent, de grosses larmes tombèrent de mes yeux dans mon lait. La servante, qui n’avait pas vidé son bol, le déposa sur la table, s’amusa à rechercher les miettes de pain arrêtées dans les plis de son tablier et fit un effort pour ne pas regarder de mon côté. Enfin elle se leva, traversa la cuisine, le salon, puis disparut dans la chambre à coucher de mon oncle. Où allait-elle? Je l’entendis ouvrir la bibliothèque. Le cri de chaque meuble m’était devenu si familier! Que cherchait-elle dans la bibliothèque, elle qui ne savait pas lire? Elle reparut, tenant à la main un objet plié dans du papier jaune et qu’il me fut impossible de reconnaître. —Mon cher petit, me murmura-t-elle, voici une livre de chocolat. Tu l’emporteras à Saint-Michel. Tu en mangeras un morceau comme ça de temps en temps. Nous t’avons habitué aux douceurs ici, et je ne veux pas que tu t’en passes. C’est du chocolat de quarante sous, c’est le chocolat de ton oncle! Il le serre dans la bibliothèque, derrière les livres; mais je connais la cachette, et j’y ai passé la main pour toi. —Merci, Marianne. Je pris le paquet. —Je dois te prévenir, mon enfant, poursuivit-elle, que Barnabé est un peu porté sur sa bouche, le brave homme! Peut-être serait-il sage à toi de compter les billes de ton chocolat, et, chaque fois qu’il te sera arrivé d’en manger une, tu diras, sans avoir l’air d’y toucher, car il ne conviendrait pas de fâcher le Frère: «Barnabé, il m’en reste dix billes... Barnabé, il ne m’en reste plus que deux billes.» Si tu agis avec cette prudence, il n’osera pas entamer tes provisions. —Alors vous croyez, Marianne, qu’il serait capable?... —Oh! je ne voudrais pas faire de jugement téméraire; mais il a la dent si cruelle, le Frère! On ne pourrait croire ce qu’il a dévoré à la cure, durant la maladie de ton oncle. Il n’était jamais rassasié. Ah! comme notre jambon s’en allait! J’en pleurais. Chaque matin, il y pratiquait des entailles où l’on aurait logé les deux poings. J’avais toujours envie de lui crier comme ça: «_Voulez-vous le laisser à la fin des fins!_» Mais je n’osais pas, de peur de contrarier M. le curé. Et puis, afin qu’on l’aidât à retourner notre pauvre malade dans son lit, n’eut-il pas l’idée d’appeler chez nous le frère Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël! Ce fut le tour de notre cave, par exemple! Ils buvaient tous les deux, ils buvaient comme de vrais moucherons de vendange. Ils n’épargnèrent même pas le vin vieux! Est-ce que M. Combal, est-ce que Simon Garidel, est-ce que son fils Simonnet, qui sont les amis de la maison, n’auraient pas donné un coup de main par ici? Quel besoin avions-nous du frère Barthélemy, de Saint-Raphaël, pour nous avaler tout vifs?... —Soyez tranquille, Marianne, je mènerai les choses d’après vos recommandations. Silencieux, nous nous regardâmes pendant quelques minutes. —Maintenant, reprit la vieille, les mains croisées sur ses genoux et comme se parlant à elle-même, moi je pars pour Eric-sous-Caroux. Ciel du bon Dieu! cela est-il possible qu’à soixante ans passés je retourne voir le pays de mon enfance? C’est à Eric que je naquis, un jour de Noël, dans une pauvre cabane, contre de gros rochers... Puis, toute jeunette, je fus placée chez M. Bergon pour garder ses ouailles dans la prairie. Enfin, étant un peu plus en taille et en force, je devins pastoure à la ferme des Ormes, près de Douch. Quel temps! Vous êtes heureux, les enfants tout de même comparés aux vieux comme moi... Elle s’interrompit. —C’est drôle, continua-t-elle, qu’on ne puisse pas oublier ses jeunes ans, et, encore qu’on ait eu beaucoup de mal à gagner sa misérable vie, qu’on revienne toujours à ses souvenirs, tout comme à une fontaine quand on a soif. Le bon Dieu l’a voulu ainsi peut-être pour nous apprendre à ne jamais mettre nos parents en oubli. Mes malheureux parents, si travailleurs, si rudes! Je vais trouver, au cimetière, l’herbe qui pousse sur leurs corps; mais eux, je ne les trouverai point... —Vous trouverez votre frère, Marianne. —Oui, certes! et une tante aussi à Douch, et mon parrain également à Saint-Gervais. Il s’appelle Pierre Tournel, autrement dit _le Borgne_, parce que d’un coup de corne une chèvre lui creva un œil, étant petit. Il a quatre-vingt-cinq ans. Mais pourrai-je, en dix jours, visiter tout ce monde de la montagne? —Moi, je serai très heureux chez Barnabé, et vous demeurerez là-haut quinze jours, si cela vous convient. —Et penseras-tu un peu à moi, mon pétiot, bien que je chemine loin de la cure? —Certainement, Marianne. —Il ne faudrait pas non plus oublier ton pauvre oncle. —Oh! Marianne!... —Soir et matin, je réciterai une dizaine de mon chapelet à son intention. —Je ferai comme vous, à Saint-Michel, avec Barnabé. Les premiers rayons du soleil s’infiltrèrent doucement dans la cuisine. —Voici le grand jour, dit la vieille; il faut que je parte. J’ai bien trois ou quatre montagnes à traverser et deux rivières avant de toucher à Eric. Elle alla fermer les volets du presbytère, verrouilla toutes les portes, puis saisit en un coin le bâton de cornouiller dont elle se servait pour assurer sa marche. A mon tour, je mis sous le bras mes livres, mes cahiers; je glissai mon encrier dans la poche. Nous sortîmes. Nous traversâmes la place des Aires sans échanger une parole, Marianne partagée entre le regret de me quitter et la joie intime d’aller revoir le hameau natal, moi, inquiet, troublé, sentant sur ma poitrine un poids qui l’écrasait, la gorge sèche, les jambes coupées. Nous devions nous séparer au ruisseau de Lavernière, qui coule au bas du village. Là, Marianne prendrait à droite, se dirigeant vers le roc de Caroux, dont le front de granit domine la vallée d’Orb, tandis que moi, tirant à gauche, je m’acheminerais vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies. Nous traversâmes le ruisseau sur les hautes passerelles luisantes. Les tiges vert-jaune des amarines, où pointaient des feuilles légères et transparentes comme des gouttes d’eau, cachaient en partie le courant. Nous nous arrêtâmes sur l’autre rive. Devant nous s’ouvraient, semblables aux deux branches d’un compas, nos deux routes différentes. Marianne, torturée par l’angoisse, me regarda. Quel regard! Elle agita les lèvres, mais ne put articuler un mot. Tout d’un coup elle laissa aller son bâton sur le sol, et m’enveloppa de ses bras tremblants. L’embrassement fut long. Dans le sein de cette femme, j’éprouvai des impressions que le temps n’a pas effacées et dont je ne saurais traduire ni la puissance, ni les délices, ni la profondeur. —Bonne paysanne, simple et grande par le cœur, comme vous m’avez aimé!—Elle dénoua ses bras, recueillit son bâton, s’éloigna. Je tombai dans les oseraies qui forment un rideau grisâtre le long de Lavernière, et je crois que je m’évanouis. * * * * * Quand je revins à moi, je m’aperçus avec surprise que mes pieds portaient sur la dernière passerelle et que les deux extrémités de mon pantalon flottaient dans l’eau. Quant à mes livres, à mes cahiers, ils avaient volé dans toutes les directions. La grammaire latine, par miracle, était restée sur le bord; mais mon cahier de _corrigés_—un cahier relié!—et mon _Phèdre_ buvaient tranquillement dans le ruisseau. Comment tout cela était-il arrivé? Je ne saurais le dire. Vivement je palpai mes poches: l’encrier n’avait pas bougé. Je me levai, regardant autour de moi. Sauf les lavandières du village dont j’entendais les battoirs avec les caquets et entrevoyais les coiffes blanches à travers les rameaux encore grêles des noisetiers, j’étais seul. Je m’en souviens, je m’étirai les bras comme après un long sommeil; puis, ayant recueilli livres et cahiers, je m’engageai dans le chemin de Saint-Michel. C’est un véritable chemin de chèvre, zigzaguant tantôt à droite, tantôt à gauche, obstrué par les branches qui menacent les yeux, toujours encombré de pierres qui roulent sous les pieds, et, malgré ces inconvénients multiples, très agréable à gravir, parce qu’il demeure constamment à l’ombre des arbres et qu’à mesure que l’on monte on découvre les plus magnifiques perspectives. A peine a-t-on fait cinquante pas en grimpant le long de cette rampe très raide, que, si l’on s’arrête une minute pour respirer et si l’on se retourne, on est tout à coup saisi d’admiration. A vos pieds se déroule, avec ses prairies d’un vert cru, ses hautes rangées de peupliers, ses saulées touffues, ses hameaux tapis sous des amoncellements de feuillage, la partie la plus large de la vallée d’Orb. Là-bas, la petite ville du Poujol, si pittoresque au milieu des blocs détachés de la grande montagne; plus près, dans un bouquet d’yeuses, la chapelle solitaire de Saint-Pierre de Rèdes, dont les voûtes surbaissées, le portail à plein cintre écrasé, les colonnes trapues et à chapiteaux grimaçants datent de l’époque carlovingienne; vis-à-vis, le joli établissement thermal de La Malou avec ses eaux chaudes jaillissantes, ses mille ruisselets rayant la plaine de leurs sédiments cuivrés; enfin, comme pour faire opposition à la grâce épanouie d’une nature à la fois sévère et charmante, à l’autre extrémité du tableau, le gros bourg d’Hérépian, à demi noyé dans la fumée noire ou les flammes rougeâtres de ses verreries. L’Orb, un peu maigre, serpente tout au fond de la vallée, laissant à découvert des roches micacées que le soleil, de temps à autre, allume ainsi que de gigantesques diamants. Et puis, si l’œil s’égare au-dessus de la rivière, semée d’îlots, quel splendide spectacle que celui des épaisses forêts de châtaigniers prenant racine aux premiers mamelons de la plaine et se prolongeant, avec leurs frondaisons qui moutonnent sous le vent ou étincellent sous la lumière, jusqu’aux crêtes sourcilleuses du roc de Caroux! Du sentier de Saint-Michel, distant de plusieurs kilomètres, ces énormes masses de verdure affectent les formes les plus étranges. On dirait parfois une grande mer verte, où les cimes saillantes des arbres figurent assez bien les mâts élevés des vaisseaux; puis on croit apercevoir des carrières immenses d’ardoises, où travaillent des légions d’ouvriers armés de pics. Si la tempête, sifflant aux pitons du mont Caroux, plie ces vastes rameaux, des trous béants, des gouffres insondables se creusent, et l’on distingue, à l’orifice de ces cavernes mouvantes, se pressant pour les envahir, comme un peuple effaré de géants. Certes, à douze ans, les mots me manquaient pour traduire les sensations que me faisait éprouver ce grandiose paysage. Mais je n’ai pas oublié avec quelle sorte de saisissement profond je le contemplais. Dès le berceau, par une pente mystérieuse de mon âme que personne n’expliquera, j’avais été conquis à la nature, à nos montagnes surtout, à nos superbes montagnes cévenoles, d’un profil si sévère, si noble, si hardi, où se découvrent toutes les richesses: des eaux qui défient l’éclat et la pureté du cristal, des bêtes fidèles et aux pieds sûrs, des hommes honnêtes, énergiques et courageux. _Alma tellus!..._ Ce matin-là, escaladant cette montée tortueuse et presque à pic, je me retournais à chaque pas vers la vallée: non que j’eusse grande envie de m’abandonner aux songeries muettes, absorbantes, hiératiques, où je m’étais complu tant de fois; mais il me semblait toujours que, dominant toutes les routes du point élevé où je me trouvais, j’allais apercevoir Marianne au crochet de quelque chemin. Hélas! la pauvre vieille était déjà bien loin sans doute, car mon œil eut beau fouiller les sentiers, qui m’apparaissaient, ici comme de petits rubans bleus, plus loin comme de longues entailles pratiquées à la serpe dans le feuillage tassé des arbres, il ne découvrit rien. Encore une fois le sentiment de ma solitude m’écrasa et je dus m’asseoir sur une pierre. Toutes sortes d’idées bizarres me traversèrent l’esprit:—Si je courais après Marianne, peut-être parviendrais-je à la rattraper?... Oh! pourquoi ne m’avait-elle pas amené à Eric-sous-Caroux?—Je songeai même, en ma subite détresse, bien que mes parents demeurassent loin, à aller les rejoindre à pied, du côté de Lunel. Peut-être rencontrerais-je, sur la grande route, quelque roulier complaisant qui me permettrait de monter sur sa charrette quand je serais fatigué? Moi, d’abord si joyeux d’aller passer dix jours de franche et bonne liberté à l’ermitage de Saint-Michel, je ne pensais plus à Barnabé. Dans les suprêmes angoisses, le cœur va droit à ceux qui lui sont familiers, à ceux qu’il aime, et les étrangers demeurent les étrangers. Maintenant, je ne me révoltais plus contre les exigences, parfois tyranniques, de mon oncle; maintenant, je ne trouvais plus les réprimandes de Marianne trop sévères. J’eusse voulu que ces deux êtres, lesquels laissaient mon âme vide comme un flacon dont la liqueur s’est répandue, fussent près de moi, me morigénant, me menaçant, me punissant. Que n’aurais-je pas donné, en ce moment, pour être châtié de leur main, de leur propre main!... «O mon oncle! balbutiai-je d’une voix étranglée et pressant contre ma poitrine, par un mouvement convulsif, mes livres et mes cahiers, je travaillerai bien, vous serez content de moi.» Un coup de vent écarta les branchages des châtaigniers. J’aperçus les hautes murailles blanches de Saint-Michel. Je gravis au galop l’extrémité du sentier. VIII L’âne Baptiste plus aimable que son maître L’ermitage de Saint-Michel, juché à la cime d’un mamelon boisé mesurant une hauteur de six cents mètres environ, est un reste de monument féodal. Cette forteresse, destinée à commander un point important de la haute vallée d’Orb, donnait la main à vingt autres, échelonnées sur le flanc des montagnes, de l’un et de l’autre côté de la rivière. A l’époque des guerres de religion, toutes ces murailles à meurtrières et à mâchicoulis, dont la ceinture formidable devait protéger les Albigeois, succombèrent. Saint-Michel ne put tenir plus de trois jours devant les hordes fanatiques, sauvages, que Simon de Montfort avait répandues comme une mer dans le Midi. De ce château à triple enceinte, sur lequel le vicomte de Béziers avait compté pour défendre le défilé de Pétafy, il ne reste aujourd’hui que la chapelle, dédiée à saint Michel, sauvée, rapporte la légende, par l’archange lui-même, «_qui, dans la mêlée, batailla d’estoc et de taille_,» et deux ou trois salles basses recouvertes à grand’peine de tuiles rouges, où l’ermite industrieux s’arrangea vaille que vaille un logement. Du reste, partout sur le plateau, un gigantesque bloc granitique, ramification robuste de l’ossature des Cévennes, se découvrent des ruines, d’énormes entassements de pierres, dont les siècles n’ont pas encore détaché les ciments primitifs. Des herbes folles poussent sur ces amoncellements, y répandant la gaieté, la grâce, la poésie. Quelques arbres fruitiers, que les vents sans doute semèrent en des jours de tempête, entés depuis, jaillissent çà et là du rocher cyclopéen et lui donnent en certains coins l’aspect débonnaire d’un verger. Une fontaine d’eau vive sourd d’une crevasse derrière la chapelle, et, se répandant par mille rigoles, a créé le long des pentes du monticule une prairie artificielle, dont le vert tendre contraste agréablement aux yeux avec la verdure plus sombre des châtaigniers. Je courus à la porte d’ordinaire ouverte de Barnabé. Elle était fermée. Je frappai. Pas de réponse. Qu’était devenu l’ermite? La claie à montants solides qui barrait l’écurie de Baptiste avait été ramenée dans sa rainure de pierre et y tenait fortement. Glissant un regard à travers les intervalles de l’osier, je ne vis pas l’âne devant la crèche. Quoi, personne! Je retournai vers la chapelle: le grand portail à double battant en était clos aussi. J’étais bien seul, abandonné sur ce plateau désert. Je frissonnai. —Barnabé! m’écriai-je, la voix altérée par l’angoisse, Barnabé! Rien, rien... Je m’avançai jusqu’aux bords extrêmes de la roche de granit, explorant le pays à la ronde. Pas âme qui vive. Là-bas seulement, tout au fond, le long du ruisseau de Lavernière, à peu près à l’endroit où je m’étais trouvé mal, un troupeau de chèvres fauves et blanches buvaient au fil de l’eau. Sans doute les chèvres de M. Combal. Je distinguai le berger batifolant avec son bouc. Le vent continuait à souffler très vif. Sur les hauteurs, il cassait les pousses menues des châtaigniers, trop tendres pour lui résister. Songez donc, nous n’étions qu’aux premiers jours d’avril! Sentant mes genoux flageoler sous mes pensées de peur, je craignis d’être emporté par quelque rafale, et je reculai jusqu’au mur de la chapelle. Je me promenai quelques minutes, essayant de me donner le courage d’attendre, car Barnabé ne pouvait tarder à rentrer... Ah! ce vent, il avait, à travers les ruines, des hurlements, des miaulements, des cris qui tantôt me remplissaient d’épouvante et tantôt m’eussent fait pleurer. Pour échapper à ces bruits sinistres, je me réfugiai sous le porche de la chapelle, un porche à tympan, s’il vous plaît, représentant Jésus au milieu des Évangélistes, et à trumeau portant une statue de saint Michel qui piétine le Démon. Que faire cependant?... J’ouvris mon _Phèdre_. Si je parvenais à travailler, le temps passerait plus vite... Hélas! ce fut en vain qu’avec une sorte de joie nerveuse je disposai toutes choses autour de moi: la grammaire latine, l’écritoire, les cahiers; mon pauvre cerveau, que la tendresse excessive de mon cœur avait poussé à l’effarement, ne voulut rien entendre à la besogne que je lui imposais, et, après quelques barbouillages ineptes, je dus refermer mes livres, reboucher mon encrier—il était en verre bleu avec fermoir en cuivre—et reparaître, éperdu, au milieu du plateau. Pour le coup, s’il n’arrivait pas quelqu’un pour mettre fin à mon martyre, je ne tarderais pas à succomber. Je regardai la statue de saint Michel, je lui tendis des bras suppliants. Mais la pierre demeura immobile sur son piédestal... Des hirondelles, revenues depuis peu des pays chauds, voltigeaient joyeusement sous le porche. Heureuses hirondelles! elles n’avaient pas perdu leur oncle, elles; elles étaient là, dans les nids coutumiers, avec leur jeune famille, tandis que moi, j’avais perdu le presbytère et tous les miens... Un instant, mes yeux les suivirent tournoyant le long des corniches, leurs becs chargés de pâture, de brindilles de paille, ou de plume, ou de duvet. Je vis des martinets noirs, par troupe, s’élancer, rapides comme des flèches, du haut de Saint-Michel jusqu’au fond de la vallée d’Orb. Quelle souplesse! quel élan! et quel éclat sous le soleil! J’entendis le cri bizarre des engueulevents... «Oh! que ne suis-je une hirondelle, moi aussi, pour m’envoler bien loin retrouver mon oncle ou Marianne!» pensai-je. Ce spectacle de nature calma la fièvre qui me dévorait et fit un peu de repos à mon être physique et moral, en complète ébullition. Je réfléchis qu’après tout je n’étais pas délaissé, qu’une ressource me restait: M. Anselme Benoît. Certes, je n’aimais guère le médecin.—N’était-ce pas lui qui venait de me séparer de tout ce que j’aimais?—Mais, en fin de compte, sa maison m’était ouverte, j’étais sûr d’y être accueilli avec plaisir, et j’irais frapper là ce soir, si Barnabé, parti pour quelqu’une de ses tournées dans la montagne, ne reparaissait pas à Saint-Michel. Du reste, en y songeant bien, n’avais-je pas aussi les Combal, les Garidel, chez qui je trouverais également asile? Je respirai. Cependant, mon estomac, creusé par le grand air matinal et aussi peut-être par mes trop vives alarmes, commençait à bramer la faim. Je retirai la livre de chocolat de mon oncle de la poche où elle était restée enfouie. J’en croquai une bille sans désemparer.—Il était bon, le chocolat de quarante sous, et comme Marianne avait bien fait de passer la main derrière les livres de la bibliothèque!—Je donnai un coup de dent à la seconde bille; puis, réprimant ma gourmandise, je descendis derrière la chapelle pour boire un coup sur ce repas. Quelle eau limpide, fraîche, délicieuse! J’en puisai à plusieurs reprises dans le creux de mes mains réunies et m’en grisai à plaisir. Encore une fois j’allais plonger à la source mes deux poings jusqu’aux coudes, quand une voix large, sonore, retentissante, emplit soudain les châtaigneraies. Dieu! c’était Baptiste... Je me redressai vivement. La voix reprit la même antienne. Baptiste, à coup sûr, paissait dans la prairie de Saint-Michel, et Barnabé était avec lui. Comment n’avais-je pas pensé à cela? Je dégringolai à travers les hautes herbes. * * * * * Quand l’âne m’aperçut, il courut à moi. Encore que je l’eusse fouaillée souvent et d’importance, elle m’aimait, la brave bête! —Bonjour, mon Baptiston, lui dis-je de bonne humeur et lui passant la main sur les naseaux, qui se dilatèrent avec délices, bonjour! Il s’enleva des quatre pieds et se prit à gambader follement à travers la prairie. —Eh bien! quelle mouche t’a piqué, _imbecillas_? s’écria Barnabé. Je vis le Frère. Il était accroupi à l’ombre d’un bouquet de chênes verts, lequel poussait aux marges du ruisseau formé par les eaux vives de la fontaine où je venais de me désaltérer. Avec mon cœur tout à la joie, mes jambes d’un élan s’emportèrent vers l’ermite. Mais, lorsque je comptais qu’il allait se lever pour m’embrasser ou me donner sur les épaules la tape affectueuse que j’avais reçue tant de fois, il ne bougea aucunement. Je lui souhaitai le bonjour, comme je l’avais fait à Baptiste, mais d’une voix timide, presque troublée. Il me regarda et ne répondit point. —Bonjour, frère Barnabé, répétai-je, essayant de lui sourire. —Tu arrives bien mal à propos, mon garçon, me dit-il. Mes peurs me ressaisirent. —Vous ne pouvez donc pas me garder jusqu’au retour de Marianne? lui demandai-je, tremblant. —A cette heure, je n’ai point la tête à ça, fit-il avec un geste dépité. —Alors, il faut que je m’en retourne au presbytère? —Où tu trouveras visage de bois... Ah ça! voyons, pétiot, es-tu venu céans pour me tourner les esprits à l’envers? Par exemple, je voudrais bien voir que tu m’empêchasses de gagner aujourd’hui un gros écu de cinq francs! Crois-tu que ça coûtera quatre deniers tant seulement, le magasin de Félibien, quand il faudra acheter plus de cent pendules et des montres en or à n’en plus finir? Va-t-en donc voir si les murailles reluisent chez M. Briguemal, à Béziers. Sache, si tu peux comprendre cela, que je gagne de l’argent avec ma cervelle en ce moment, et que je ne veux pas entendre voler une mouche autour de moi. Braguibus attend mes vers pour sa musique, voilà!... Il plongea sa grosse tête, hérissée de cheveux et de poils, dans ses deux mains velues, et, silencieux, demeura roulé en boule sous les arbres. Usant de mille précautions, je déposai doucement à ses pieds mes livres, mes cahiers, mon écritoire bleue, puis j’allai retrouver Baptiste. Quelle bête admirable! Jamais, à Saint-Michel des Aires, ni peut-être en toutes les Cévennes méridionales, ne se rencontra âne plus fort, plus doux, plus complaisant. Il avait presque la taille d’un mulet de la plaine, et son poil long, soyeux, était d’un noir bleuâtre pareil à l’aile lustrée des corbeaux. Les oreilles, droites, semées çà et là de petites taches grisâtres, lui retombaient gracieuses, barbelées, le long des mâchoires et du col, qu’elles éventaient nonchalamment. Il possédait des yeux magnifiques, d’un brun luisant à la fois et amorti; c’étaient deux morceaux de velours qu’on venait de détacher d’une pièce neuve. Ses dents, régulièrement plantées, affichaient de haut en bas des rayures ambrées qui en rendaient l’émail plus éclatant. Avez-vous vu quelqu’une de ces grandes coquilles comme les marchands ambulants, venus des bords de la mer, en montrent pour les vendre dans nos montagnes? Mon oncle en étalait deux sur la cheminée de son salon. La bouche profonde de Baptiste avait le même ton rose-tendre, avec le même air de fraîcheur et les mêmes miroitements. Devinant que j’allais à lui, l’âne cessa de battre le pré; il s’avança vers moi à petits bonds. Les bêtes, dans la jeunesse—Baptiste avait à peine cinq ans—sont de véritables enfants; elles recherchent les enfants pour courir avec eux, folâtrer avec eux, jouer avec eux. L’enfance a le privilége de certaines folies innocentes, et ce privilége, parcourant l’échelle des êtres, engendre dans toute la création de touchantes affinités. Je m’agrippai à la crinière de Baptiste et lui grimpai sur le dos. Il partit au galop avec des reniflements joyeux. Comme c’était bon d’aller ainsi à travers les grandes herbes qui frôlaient le ventre de ma bête, où disparaissaient mes pieds pendants! Des hautes ramures des châtaigniers tombaient sur nous de larges nappes d’ombre. Plus loin, le soleil allumait, semblables à des clartés jaunes, rouges, bleues, toutes les fleurettes du gazon. Nous ne nous occupions pas de ces contrastes. Nous allions à travers l’ombre, à travers le soleil, ne songeant qu’à rire, qu’à nous amuser; car, tandis que Baptiste s’emportait davantage en son élan insensé, moi je riais aux éclats, le talonnant, le pinçant, lui parlant ainsi qu’à une personne humaine, et le caressant des deux mains à l’envi. Barnabé, couché comme un ours sous les chênes verts, se leva. Un sifflement suraigu retentit. Ma bête, emportée, s’arrêta court. —Descends! me cria le Frère. Je descendis. —Tu as de l’encre, je crois? me dit l’ermite, qui s’était rapproché. —Oui, Barnabé. —Et du papier aussi? —Certainement. —Nous aurons besoin de tout cela, fit-il, se passant la main droite sur le front et m’entraînant à l’ombre des arbres. —Asseyons-nous! reprit-il. Nous nous assîmes. —Voyons, fillot, serais-tu assez savant pour écrire du patois sur une de tes feuilles blanches? —J’ai copié, l’autre jour, pour mon oncle, un noël en patois, et peut-être, en m’appliquant bien... —Oh! si tu as copié un noël, tu copieras bien ma chanson... Je l’examinai avec surprise. —Comment, Barnabé, lui dis-je, vous avez fait une chanson? —Elle sera très jolie; elle aura cinq couplets... Braguibus va mettre son fifre en train... —Et la défense de mon oncle? —Je porte tous les respects à M. le curé des Aires, qui doit à mes soins le peu de souffle qui lui reste; mais faut-il, pour lui plaire, refuser de gagner cinq francs, peut-être dix? Ton oncle croit-il, par hasard, que les alouettes tombent rôties à l’ermitage de Saint-Michel? La famine m’aurait mis au trou depuis longues années, si j’avais dû me passer de mes industries. Le bon Dieu m’aurait-il donné des talents, ne devant pas m’en servir? Je ne gagne pas vingt sous chaque jour, moi, à dire une messe basse, et je ne connais pas la couleur des écus du gouvernement. Ton oncle parle toujours comme le riche, qui, ayant le ventre plein, dit aux personnes affamées: «_Ne mangez point ceci, ne mangez point cela._» D’ailleurs, les autres ermites de la vallée se gênent-ils pour besogner chacun à sa façon? Je ne parle aucunement de ton ami Venceslas Labinowski, lequel faisait un métier de déshonneur. Mais, sauf Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize, qui pratique la règle par le menu, les Frères libres de nos Cévennes marchent-ils tous en droiture dans le chemin de saint François? Est-ce que, par exemple, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur, ne s’amuse pas un brin à l’usure, du côté de Camplong et de Graissessac? Il prête un pois, le malin, mais il faut lui rendre une fève. Et Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, qui aime la terre plus que le paradis, ne va-t-il pas à la journée afin d’avoir le plaisir de gagner une pièce de dix sous et de trousser par-ci par-là les jupons aux filles de Boubals? Je passe Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. Pour celui-là, il sent la vieille futaille d’une lieue, et l’on n’a pas besoin de lui tirer les vers du nez pour savoir qu’il passe moins de temps à nettoyer sa chapelle qu’à siffler la linotte dans son cellier. Moi, dès le premier âge, de tant loin qu’il me souvienne, j’aimai toujours inventer des chansons, et j’en invente encore quand on me paie. —Cependant, après sa maladie, vous promîtes à mon oncle... —Je lui promis tout ce qu’il voulut. Autant lui promettre le merle blanc, pardi! Fallait-il m’exposer à perdre la soutane et Saint-Michel avec? Fallait-il ruiner Félibien et son magasin? Tu ne sais donc pas, innocent, que, si M. le curé des Aires m’a mis son habit sur les épaules et le bourdon à la main, il a le pouvoir de me déplumer de tout cela, moyennant quelques lignes qu’il écrirait à Monseigneur? Ce n’est pas très solide, notre Ordre. Me vois-tu, dépouillé de mon costume d’ermite, obligé, pour gagner pain, de redevenir ce que je fus au temps jadis, un misérable ouvrier en vannerie?... Si quelque malheur me forçait jamais à retourner tordre les osiers, là-bas, au bord de l’Orb, j’en mourrais de honte. Songez donc, avoir été Frère de Saint-Michel; avoir dominé dans ce pays; avoir tiré un pied de nez à tous mes confrères, jaloux de mes richesses; avoir cheminé une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans l’Espagne, deux fois jusqu’à Rome; avoir vu le saint-père, qui m’a parlé; et puis retomber aux corbeilles, aux paniers, à tous ces ouvrages grossiers des pauvres diables de la rivière!... Cela n’est pas possible et cela ne sera pas. —Alors, renoncez aux chansons! —Tu m’ennuies, toi, à la fin des fins, pétiot, et si tu es venu ici pour me prêcher, à l’exemple de ton oncle, tu agiras sagement en reprenant le chemin de la cure. A-t-on jamais vu un blanc-bec comme cela, qui ose tourmenter un homme de mon âge, un homme qui connaît tous les pays et tous les mondes de la terre, puisqu’il a pu arriver jusqu’en Italie à travers mille villes et mille villages, à un homme... —Ne vous fâchez pas, Barnabé. Soyez tranquille, mon oncle ne saura rien de cette chanson. Voulez-vous me la dicter? Je suis prêt à l’écrire, et vous serez content de moi. Je possédais une plume métallique superbe dans un petit étui en argent. Je la retirai délicatement du fourreau. Barnabé sourit. Il prit lui-même l’encrier abandonné sur le gazon et en releva le couvercle. —Ah! si je savais écrire! murmura-t-il avec un soupir douloureux... Et dire que le maître d’école des Aires me fait payer dix sous chaque fois qu’il me copie une chanson! Le voleur! Je détachai une feuille de papier réglé de mon cahier de versions, et, ramenant mes genoux pour m’arranger une façon de pupitre, j’attendis. IX Barnabé, pris de délire poétique, déchire la Muse à belles dents Au moment où je trempais le fin bout de ma plume dans l’encrier, le Frère me retint le bras. —Voici la chose tout uniment, mon garçonnet, me dit-il. C’est le fils Garidel qui voudrait se marier à la fille de M. Combal, le maire. Cet enfant a vingt-deux ans, il est donc en force de jeunesse; mais s’il ne porte pas deux tondus et un pelé dans sa besace, il ne s’en faut guère, tandis que la fillette possède du bien au soleil, elle. Oh! ces Combal, c’est riche comme la mer. Simon Garidel fut, lui aussi, notre maire dans les temps de Charles X; malheureusement, il eut des pertes, entreprenant de grosses affaires sur les osiers, et il dut laisser l’écharpe à un autre. Pour un brave homme, c’est un brave homme, franc comme l’or et honnête comme le bon Dieu... Quel dommage que tout le saint-frusquin des Garidel ne vaille pas vingt mille francs, quand les Combal ne savent pas ce qu’ils ont!... Tu comprends, de cette différence dans leur fortune naissent journellement des discussions entre les deux pères. Moi, je crois que si l’affaire dépendait tant seulement de M. Combal, elle serait bientôt bâclée, car il n’est pas porté sur les écus, notre maire; puis il aime Simonnet, lequel est un garçon robuste et plein de vaillance. Mais la Combale est là, et, quand il s’agit de ne point laisser s’éparpiller les sous, elle a des griffes partout, cette vieille: aux pieds, aux mains et à la langue principalement. L’autre jour, en ma présence, comme son mari revenait encore aux Garidel, ne lui a-t-elle pas jeté mille paroles insolentes au visage, l’accusant de lui manger son bien, et, pour marier _Liette_, de vouloir la réduire à la besace et au bâton! Ah! si ma défunte, à l’époque déjà ancienne où je vivais en ménage, se fût avisée de m’envoyer pareils lardons à la face, quelle danse, avec accompagnement d’amarines en guise de tambourin!... —Et Juliette Combal, que dit-elle de cela? —Liette! elle pleure et ne souffle mot. —A sa place, je ne pleurerais point, et j’épouserais Simonnet. —A la bonne heure! s’écria Barnabé content. Tu seras un homme, toi, fillot, je vois ça. Tu as raison: en ce monde, on doit en faire à sa tête, surtout quand l’amitié se met de la partie et vous fait cabrioler le sang dans l’estomac. Après une interruption de quelques minutes, il ajouta: —Simonnet est venu me trouver hier au soir; il était pâle comme l’écorce du bouleau et des larmes noyaient ses prunelles. J’ai pensé que Dieu l’aiderait en besogne amoureuse si je lui donnais une de mes chansons pour la chanter, la nuit, selon l’usage de chez nous, sous la fenêtre de sa belle, en compagnie de Braguibus. Mes chansons ayant porté bonheur à d’autres, pourquoi n’en irait-il pas de même pour le jeune Garidel? Il me comptera cinq francs, vingt sous par couplet. C’est convenu entre nous. Les branches des taillis penchées sur nos fronts s’agitèrent soudain, les arbres eux-mêmes secouèrent leurs panaches de petites feuilles clair-semées, que la séve nouvelle—elle monte lentement aux troncs des chênes—vivifiait goutte à goutte. Entre le Frère et moi, passa la longue tête noire de Baptiste. —A-t-on jamais vu bête plus curieuse! s’écria l’ermite, riant à gorge déployée. Il faut qu’elle fourre son museau partout. Puis, s’adressant à Baptiste: —Eh! que te font, à toi, qui vas à quatre pattes, les amourettes de Simonnet Garidel et de Liette Combal? Réponds, grand _Nicodème_, si tu l’oses. L’âne, interrogé, se mit à braire bruyamment. Barnabé rit de plus belle, et je ne me fis pas prier pour l’imiter. —Il n’existe pas de bourriquet plus esprité en toute création du bon Dieu, dit le Frère regardant Baptiste d’un œil attendri. Du reste, c’est moi qui l’ai éduqué, et l’on sait dans nos montagnes combien je m’entends aux animaux. S’il m’était arrivé, comme à ton oncle ou comme à toi, de pratiquer les écoles, je serais devenu un flambeau de sapience. Mais on était vannier chez nous, et, au lieu de m’envoyer aux livres des savants, mon père m’envoyait aux oseraies de la rivière, en m’allongeant des coups de houssine sur le dos. J’étais mauvais sujet, paraît-il, étant petit. Je me suis bien amendé tout de même au long des années. Cela ne veut pas dire que je sois encore aussi sage que saint Michel, lequel, toute sa vie, n’eut qu’une idée en tête: tuer le Démon pour faire plaisir au bon Dieu. Et la preuve que je ne suis pas toujours le droit sentier de la perfection, où saint François marcha sans broncher, c’est que, ton oncle m’ayant défendu de travailler aux chansons, j’y travaille tout de même. Que voulez-vous? malgré qu’on en ait, il faut que le naturel se montre... Ah! puis c’est si joli, une chanson! ça sonne si doux à l’oreille et au cœur, quand Braguibus l’accompagne du fifre ou de la voix... Tu vas en juger. Baptiste, autour de nous, broutait négligemment des touffes de sauge, de mauve, de pimprenelle... —Écoute, toi, mon Baptiston, dit-il. Cela t’instruira toujours un brin. Baptiste leva la tête, puis, à ma très grande surprise, s’accroupissant dans l’herbe, arrêta sur nous ses yeux, où l’on eût cru voir luire de vagues pensées. Je trempai vivement la plume dans l’encrier tout grand ouvert. Barnabé avait repris son attitude recueillie. —M’y voici, dit-il. Il s’arrêta court. Puis, s’étant à plusieurs reprises tapoté le front avec les phalanges noueuses de sa main droite: —Ciel du bon Dieu! reprit-il, quelle peine m’a coûtée ce premier couplet, car je n’ai inventé qu’un couplet depuis hier au soir! C’est toujours ainsi avec moi: le commencement se fait tirer l’oreille. Par exemple, une fois deux rimes désembourbées, ma chanson roule toute seule jusqu’au bout de son chemin; c’est absolument comme une charrette tirée par de bons chevaux. Mais il faut trouver ces deux rimes, et c’est le diable à confesser. Me suis-je cassé la tête!... Enfin, écris, pétiot. Il me dicta lentement ces vers de sa villanelle amoureuse. Je les traduis: «_Dis-moi, fillette_ _Si jolie,_ _Quand tu portes ton rouge tablier, Pourquoi, comme une peureuse Qui de l’amour craint l’étincelle, Te cacher toujours dans la maison?_» —C’est fini! fit l’ermite, se frottant les mains tout aise. J’essuyai ma plume avec une feuille souple de chêne vert. —Comment trouves-tu ça, enfant? reprit-il. —Superbe, superbe! m’écriai-je émerveillé, en effet, que ce rustre eût pu réaliser une strophe que, malgré mon _Epitome_ défriché et le problème des _Fables de Phèdre_ si laborieusement résolu, j’eusse été bien empêché de mettre debout. —Je suis bien sûr que tu n’en inventerais pas autant, toi, encore que tu lises et écrives couramment, me dit-il, flairant mes préoccupations. —Je n’en serais pas capable, Barnabé. Il saisit par un mouvement brusque la page où je venais de tracer mes pattes de mouche, et la regarda avec des yeux effroyablement dilatés. —Et dire que j’ai beau ouvrir mes deux lanternes comme des lunes rondes, je ne distingue, sur ce papier, que du noir et du blanc. Ils sont heureux, ceux qui s’entendent aux écritures et aux lectures! Moi, encore que je ne sois pas une bête, je suis un âne semblablement à Baptiste. Cela est-il bien possible que ma chanson soit là devant moi et que je ne la voie point! Ces petits signes que vous appelez des _lettres_ en votre français, n’ont donc été créés que pour les riches? Oh! si je les avais connus, je ne serais pas ermite... Qui sait ce que je serais!... Quoique Polonais, ce gueux de Venceslas lisait et écrivait... Ses yeux s’obscurcirent d’une buée épaisse. Le sentiment de son ignorance venait d’arracher presque des larmes au Frère libre de Saint-François. Il plia la feuille de papier, et, avec mille précautions pour qu’elle ne se froissât point, la glissa dans la fausse poche de sa soutane. —Tu n’as rien oublié au moins? me demanda-t-il. —Rien, Barnabé. —Présentement, il s’agit de remercier le bon Dieu. Allons, fillot, un _Adoremus_. Nous tombâmes à genoux sur le gazon, et à pleine voix nous chantâmes, comme nous l’eussions fait dans l’église des Aires: «_Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum._» Nous nous remîmes debout. L’ermite siffla de nouveau, plaçant deux doigts entre ses dents. Baptiste, prévenu, se dressa sur pieds. —Le soleil arrive à mon bourdon, me dit le Frère. Il me montra son bourdon fiché en terre à quelques pas; le soleil, en effet, en incendiait le petit miroir. —Il va être onze heures. Montons à Saint-Michel. Aussi bien, l’un et l’autre, poserons-nous nos coudes sur la table avec plaisir. Pour moi, quand la minute a sonné, on ne me vit jamais tourner le dos à la mangeoire. Nous enfilâmes un sentier ombreux dans les rocailles. Baptiste se prélassait gentiment devant nous. * * * * * Je n’ai jamais bien compris pourquoi les chardonnerets, qui volent aux monts d’Orb par bandes innombrables,—il pousse tant de chardons pour les nourrir au pays cévenol!—choisissent de préférence pour y bâtir leurs nids les fourchettes des amandiers. Est-ce la fleur parfumée de cet arbre, lequel s’endimanche de blanc dès les premiers jours de février, qui les attire? Pourtant ces pauvres chardonnerets devraient se méfier, les branches de l’amandier étant si maigres et si grêle étant son feuillage. Cette transparence fait tout découvrir, tout jusqu’au fin bout du bec de l’innocente bestiole, étendue comme morte sur sa couvée. Au lieu de tirer à gauche vers la porte de l’ermitage, Barnabé tira à droite, m’entraînant du côté du verger. —Les nichées mûrissent de jour en jour, mon garçon, me dit-il, les oiseaux seront aussi tendres que des prunes. Il leva la main au-dessus de sa tête, et j’ouïs de petits piaulements étouffés. —Oh! Barnabé, ne leur faites pas de mal! implorai-je. —Tu les veux? —Oui, oui, je les élèverai au presbytère. J’entr’ouvris mon gilet pour les recevoir dans mon sein, les y réchauffer, les y sentir... Mais des taches de sang me rougirent la chemise. —Comment, vous les avez blessés? demandai-je. —Je te l’ai promis, je veux que tu fasses un déjeuner à te lécher babines jusqu’à demain. —Mon Dieu! balbutiai-je bouleversé. Ma voix s’embarrassa. —J’ai du lard de cette année, frais et tendre comme le beurre du mont Caroux, reprit l’ermite promenant sa langue large et pointue sur les poils hérissés de sa moustache. —Je n’aime point le lard, moi, Barnabé! Il décrocha deux autres nids du milieu des branchages, puis de nouveau étouffa les petits entre ses mains. —Méchant! méchant! m’écriai-je. Le Frère rit à faire trembler sur ses épaules les coquilles de sa pèlerine de lasting. —Oui, vous êtes un méchant! continuai-je exaspéré. Je vous en préviens, du reste, si vous persistez à tuer ces chardonnerets qui sont si gentils, au lieu de me les donner pour être apprivoisés dans une cage, je vous dénoncerai à mon oncle, dès son retour. L’ermite s’amusa de ma fureur enfantine. Pour me narguer, il atteignit un nid de linottes dans un fourré, au-dessus d’un grand chèvrefeuille pourpre, à l’extrémité du plateau. Tant de cruauté me fit perdre la tête. —Soyez tranquille, Frère de démon, dis-je les dents serrées, mon oncle saura à quelle besogne impie vous employez votre temps à l’ermitage de Saint-Michel. —Ton oncle se moquera de toi, pétiot. Il commença à plumer les bestioles. —Pourvu qu’il ne vous oblige pas à lui restituer votre soutane, qui est à lui, en apprenant que vous vous occupez toujours de chansons avec Braguibus... J’avais à peine articulé ces mots, que la lourde main de Barnabé s’abattit sur mes épaules. Épouvanté, je jetai les yeux sur lui. Toute sa face, si débonnaire, si joviale, avait soudainement pris un aspect farouche. Sa bouche ricanait, montrant des dents acérées semblables aux crocs de nos chiens-loups, chez les Catalans du Planol. —As-tu envie que je te lance par delà ces granits? Il me désigna l’effroyable précipice que masquait à peine un rideau d’épines et de genévriers confondus. —C’est pour m’effrayer sans doute! balbutiai-je, affectant une assurance que j’étais bien loin de posséder. Il me happa au collet de ma veste, et, avec cinq de ses doigts crochus, résistants, me souleva de terre comme une plume. Je me crus perdu et fermai les yeux à tout événement. —Barnabé! râlai-je, Barnabé, je vous demande pardon!... Il me lâcha. Je m’affaissai à ses pieds sur la roche nue. —Tout ça n’est qu’un amusement, pétiot, c’est pour rire, fit-il, m’aidant à me replanter sur quilles... Aussi, pourquoi me contrarier les esprits? Tu comprends bien que je suis plus fort que toi, que tu ne pèses pas une once à mon poignet. Mettons que je t’eusse jeté là-bas sur les pierrailles du ruisseau de Lavernière; n’ayant pas des ailes aux côtes, tu te serais aplati la tête comme une fougasse dans un four, n’est-il pas vrai? Eh bien, qui m’aurait demandé raison de ta mort? La justice? Je me moque bien de la justice. J’en ai fait des farces, moi, au nez des gendarmes, durant mes quêtes dans la montagne et dans la plaine. Une fois, à Saint-Pons, avec M. Cœurdevache... Enfin... J’aurais répondu à ta justice que tu avais glissé au long de quelque pente en courant après des nids de martinets, et tout aurait été fini... Ces paroles scélérates, bien que mon âge ne me permît pas d’en sonder toute l’horreur, me glacèrent jusqu’aux moelles. —Allons, allons, ajouta le Frère reprenant son gros rire, assez de sornettes et d’almanachs. Le temps se passe, et mon estomac reste vide comme une gourde fêlée. Il regarda la raie d’ombre que la corde de la cloche, tombant du haut du toit, dessinait sur la muraille blanche de Saint-Michel. —Il est midi, dit-il. Enfant, sonne l’_Angelus_; moi je vais allumer le feu pour nos brochettes. En chancelant, je m’acheminai vers la chapelle, et Barnabé, après avoir fait le signe de la croix, disparut, marmottant dans sa course le latin des versets et des _Ave Maria_. X On boit le frontignan de Gathon Molinier, mais on guigne son jambon. Ce fut à peine si mes bras, paralysés par une terreur qui me faisait trembler sur pieds comme un roseau, eurent la force de tirer la corde et de frapper sur la cloche les coups répétés de l’_Angelus_. Je me sentais mourir. Je balbutiai la prière, ainsi que j’en avais contracté l’habitude avec mon oncle au presbytère. Mais combien ma ferveur fut plus profonde ici que là-bas! Pour décider la Sainte-Vierge à intervenir en ma faveur, quand j’étais tombé aux mains d’un homme qui semblait en vouloir à ma vie, je récitai, en outre des _Ave Maria_, l’oraison de saint Bernard commençant par ces mots: «_Souvenez-vous, ô très pieuse vierge Marie_...» Je me sentis un peu rafraîchi, soulagé, rassuré. Cependant je ne savais me décider à rejoindre le Frère en son ermitage. La pensée me traversa l’esprit de lui fausser brusquement compagnie et de courir frapper à la porte de M. Anselme Benoît. Ah! certes, depuis que je commençais à connaître Barnabé, il s’en fallait que M. Anselme Benoît m’inspirât l’effroi qui m’avait empêché, le matin, d’aller prendre gîte chez lui! Je me mis à longer le mur de la chapelle au hasard. Bientôt, sans trop me rendre compte du but de mes pas, je m’acheminai vers la fontaine cristalline où je m’étais désaltéré. Une fois arrivé là, j’entrevoyais, dans les effarements de ma pauvre cervelle troublée, le moyen de me dissimuler derrière les troncs énormes des vieux châtaigniers et de m’échapper jusqu’aux Aires sans être aperçu. Je tournais, en m’effaçant dans l’ombre projetée par les hautes murailles, l’angle de la chapelle, et j’engageais le pied dans l’échancrure du granit, lequel, en cet endroit, forme comme un gigantesque escalier, quand une voix rude, hélas! trop connue, m’appela soudainement. —Eh bien! où t’en vas-tu? me dit l’ermite, qu’en une seconde ses jambes démesurées avaient porté jusqu’à moi. Je demeurai interdit. —Comment, le séjour de Saint-Michel te pèse déjà? reprit-il. —Non, Barnabé, répondis-je. Puis j’ajoutai avec un effort qui fit perler des gouttelettes de sueur à mon front: —J’allais à votre fontaine, là-dessous, pour me laver les mains avant le déjeuner. —Si c’est parce que, tout à l’heure, je t’ai refusé les chardonnerets que tu cherches à t’ensauver, c’est bien une folie d’enfant, cela. Sois tranquille, mon garçonnet, les oiseaux ne te manqueront point, puisque tu aimes ces bestioles. Dans le verger tant seulement, j’ai découvert plus de trente nichées; tu pourras les prendre à mesure qu’elles mûriront; je te fais présent de toutes. —De toutes, Barnabé? —As-tu une cage? —J’en ai une petite à la cure. —Je t’en fabriquerai une grande, moi-même, en osier. Ça me connaît, l’osier. Il faut voir comme je le travaille! Mes doigts s’entendent aux treillis les plus compliqués. J’invente des fleurs, je fais des rosaces, des cocardes, des calices, des ostensoires, et pour les cages à deux, quatre, six compartiments, il n’existe pas d’ouvrier pareil. Ah! je suis un fier homme, va, quand je veux m’en donner la peine... Es-tu content à présent? —Vous êtes bon, Barnabé, vous êtes le meilleur des ermites! m’écriai-je, subjugué à la fois et un peu servile. Au même instant, je sentis tout mon visage comme noyé dans la barbe profonde du Frère, et des baisers bruyants claquèrent sur mes joues. Baptiste, qui vaguait à travers le plateau, vint me flairer amicalement aux jambes. Foin de mes peurs! je suivis Barnabé et son âne vers la porte entr’ouverte de l’ermitage. * * * * * Dans la cheminée, large et haute, un fagot de branchettes sèches achevait de se consumer. Les braises incandescentes lançaient de courtes flammes blanches. Le Frère, avec une large pelle, ramena sur le devant du foyer les charbons rouges accumulés, puis abaissa dessus un gril de fer noir et luisant. —Fais-moi passer les brochettes, pétiot, me dit-il. Sur le coin d’une table en noyer massif, qui occupait le milieu de la vaste pièce,—sans doute salle d’armes de l’ancien château féodal,—trois brochettes avaient été disposées en un plat de grosse faïence verte. Pauvres chardonnerets du verger! ils tenaient leurs pattes et leur bec repliés dans une chemisette blanche de lard fin, et une lancette acérée d’épine leur avait traversé le corps d’outre en outre. L’ermite tendant la main vers moi, je lui abandonnai le plat. —A la saucisse maintenant! s’écria Barnabé, ayant posé les oiseaux sur le gril. Il ouvrit une porte à gauche et s’éclipsa. Je me trouvai seul avec Baptiste, lequel, s’étant faufilé dans l’ermitage sur nos talons, baguenaudait librement à travers l’immense cuisine, flairant de temps à autre la table, comme pour se renseigner sur les mets qu’on allait servir. —Tu as donc toujours faim, toi? lui demandai-je. Il vint à moi... Il regarda les chardonnerets qui crépitaient en rôtissant. Barnabé rentra. —Eh bien! grand poilu, fit-il apostrophant Baptiste, vas-tu me débarrasser le plancher, et au galop!... En même temps il leva sa main droite, où pendait un long pli de saucisse, désignant à l’âne le fond de la cuisine. La pauvre bête, les oreilles basses, la queue entre les deux cuisses comme après quelque horion, s’éloigna, et finalement disparut dans l’ombre d’un arceau. L’ermite retourna les chardonnerets, serra les brochettes l’une contre l’autre, maintenant que le feu en avait réduit le volume, et installa la saucisse sur le gril. —C’est de la saucisse de Saint-Gervais, dit-il, me la montrant du doigt. Remarque si elle est ronde et fraîche! Il n’y a pas une mie de pain là-dedans, c’est tout cochon et pur cochon. Ah! bien oui, du pain et des œufs dans la saucisse! On ne connaît pas cette fabrication-là à Saint-Gervais... A Murat, on arrange des andouillettes si bonnes qu’on en mangerait sans fin jusqu’aux portes de l’enfer. A Douch, les boudins sont excellents. A Rosis, avec les oreilles du porc, on fait des fromages de chair qui vous remontent l’appétit. Mais pour la saucisse, vois-tu, mon fillot, il n’y a que Saint-Gervais. J’ai quêté celle-ci dans le courant de janvier, vers la semaine des Rois, chez une fournière qui demeure au bord de la rivière de Mare. Elle s’appelle Agathe Molinier, ou _Gathon_ tout simplement. Il lui reste encore deux jambons pendus à une poutrelle. Enfin, on verra plus tard pour ces jambons. Il retourna la saucisse. Il reprit: —Quelle femme, cette Gathon Molinier! religieuse comme une image, et donnante comme la main du bon Dieu qui remplit le bec à sa créature chaque matin... Ça me remet dans l’idée que cette brave dévote de Saint-Gervais—elle ne me renvoya jamais besace vide—m’a donné une bouteille de frontignan. En voilà du vin qui vous feutre chaudement l’estomac! Le mari de Gathon, Jacques Molinier, un raccoutreur de barriques et de tonneaux, en retournant de par là-bas d’une ville marinière qui s’appelle Mèze, lui avait rapporté cette fiole. Nous la boirons à sa santé. Je n’ai pas chaque jour à ma table le neveu de M. le curé des Aires! Il s’en alla de nouveau. J’entendais encore le pas de Barnabé sur les marches retentissantes de la cave, quand il se produisit dans la cuisine un événement qui manqua de me faire perdre la tête. Les braises où venaient de rôtir doucettement les chardonnerets, imbibées de graisse par la grosse saucisse de Saint-Gervais, laquelle rendait du jus par tous les pores, s’enflammèrent. En moins d’une seconde, tout disparut dans un effroyable incendie, qui non-seulement embrasait le gril, mais s’était encore répandu jusqu’aux pierres du foyer, humides et fumantes. —Barnabé! Barnabé! m’écriai-je au désespoir. Il m’entendit et remonta quatre à quatre. —Miséricorde! fit-il. Il sauta sur le gril, souffla, souffla, souffla si fort et si dur que les flammes cédèrent. La saucisse de Gathon Molinier et les chardonnerets du verger apparurent légèrement charbonnés. —Cela leur vaut une flambée, dit le Frère, renversant le gril sur le plat... A table, mon garçonnet! Tandis que, d’une dent indolente, peu convaincue, je m’exerçais sur la saucisse de Saint-Gervais, Barnabé avala deux brochettes. Il fallait voir avec quel entrain il dépêchait la besogne. Une bête pour une bouchée, et je néglige les gros morceaux de pain qu’il engloutissait avec les oiseaux. —Allons donc, me répétait-il, allons donc, mange. Nous ne sommes pas ici pour compter les solives du plafond. Il est clair que, n’ayant aucune faim,—le chocolat de mon oncle me remplissait encore l’estomac,—je faisais assez piètre mine au repas. Du reste, pourquoi ne point avouer que la saucisse de Gathon Molinier ne stimulait en aucune façon mon appétit? Je regardais dans le vide, portant les yeux tantôt aux murailles, tantôt sur Barnabé, surtout vers la porte par laquelle Baptiste venait de disparaître sous les arceaux. —Si tu ne peux mordre à la pitance, bois un coup alors, me dit le Frère entre deux pauvres linottes qu’il engouffra comme des noisettes. Et, me remplissant le verre de frontignan, lequel coulait sans bruit comme l’huile d’or de la plaine: —Vois-tu, mon pétiot, me dit-il, je suis de l’avis de Barthélemy Pigassou, l’ermite de Saint-Raphaël: le vin est ce qu’il y a de meilleur dans la vie de ce monde. Le frontignan, voilà un vrai paradis! Va, va, tu sauras ça un jour... Quelle différence entre le frontignan et le maraussan, Jésus-Dieu! Si M. Briguemal, qui aime tant le vin blanc de sa cave, goûtait celui-ci! Dans le fait, il vaut mieux que nous soyons seuls à cette heure: elle est si petite, cette fiole de la brave Gathon! Il l’atteignit encore sur la table et acheva de la vider sans façon, à la régalade. —Si Anselme Benoît, qui fait tant de ravages dans nos montagnes, barbouilla-t-il, au lieu de ses drogues baillait du bon vin à ses malades, il ne les mènerait pas au cimetière par douzaines... Mais finalement, il faut que les médecins vivent et que les curés mangent de bonne soupe. Il allongea le bras pour saisir une bouteille de vin rouge. —Ciel de Dieu! marmotta-t-il en faisant sauter le bouchon, comme ces chardonnerets altèrent! Toutes les fois que j’ai le malheur de toucher à ces coquins d’oisillons, il faut de toute nécessité que plusieurs litres y passent. Ça se comprend dans le fond: ces bêtes avalent toutes sortes de graines sèches, elles se rafraîchissent rarement le bec, encore que l’eau ne manque point ici, et ça vous a un sang chaud, chaud!... A moi, ces oiseaux allument l’enfer dans l’estomac et dans le gosier... Sans compter que le lard rôti, flambé, brûlé, me gratte la langue comme une râpe et achève de me faire courir des charbons par tout le corps... Tu ne sens rien, toi, pétiot? —Non, Barnabé, je ne sens rien. —C’est qu’aussi tu es là, devant ton assiette et ton verre, aussi emprunté que le dimanche, quand tu te plantes debout pour chanter l’épître dans l’église... Oh! tu as une jolie voix, une voix de rossignol dans la feuillée. Moi, quand j’étais enfantelet,—il y a plus de quatre matins,—je piaulais aussi comme le fifre de Braguibus. Je montais, je descendais, je remontais, je redescendais... Il s’interrompit, et soudain entonna ce noël très populaire aux Cévennes: «Jésus est né dans l’étable, _Sanctum Dominum Jesum_. Voyez comme il est aimable! _Sanctum Dominum nostrum._» L’ermite, qui s’était mis debout, alla ainsi jusqu’à la fin du quatrième couplet, ayant bien soin, après chaque strophe, de s’arrêter quelques secondes pour vider son verre et me forcer à toucher au mien. Comme je savais, moi aussi, le cantique par cœur, dès le quatrième verset, entraîné presque à mon insu, je joignis ma voix de fausset à la voix de basse du Frère, et, durant une heure, l’ermitage de Saint-Michel envoya aux échos d’alentour le plus étrange concert qui fut jamais. Cependant, tandis que j’étais toujours en verve et disposé à poursuivre,—le noël n’a pas moins de vingt-cinq couplets,—Barnabé m’abandonna tout à coup. Effrayé d’entendre ma voix unique, laquelle avait atteint un diapason absolument inconnu dans l’art musical, je me tus à mon tour. L’ermite éclata de rire. Il se rassit. Alors seulement je m’aperçus que la face de Barnabé était effroyablement rouge et que ses yeux, noyés dans des vapeurs humides, n’avaient plus ni regard ni vie. Qu’allait-il lui arriver? Dix fois, il tenta de décrocher les hauts boutons de sa soutane pour donner aisance à son cou musculeux. Malheureusement ses doigts, qui tremblaient, ne réussirent pas à rencontrer les boutonnières. Pourquoi ses doigts tremblaient-ils? Sa main était si sûre lorsqu’elle saisissait les nids aux branchettes fourchues du verger! Enfin la soutane, tourmentée à tort et à travers, céda, et le Frère laissa voir, non-seulement son cou aux veines saillantes et pleines, mais aussi toute sa poitrine puissamment arquée, nerveuse, velue comme le dos de la hyène des Catalans. A ce spectacle nouveau pour moi, je rougis et ne pus m’empêcher de baisser pudiquement les yeux. L’ermite rit de plus belle; mais ce rire sans éclat, saccadé, presque bourbeux, m’épouvanta. —Barnabé! m’écriai-je. Sa prunelle recouvra quelque lumière. —Eh bien, quoi? me dit-il. —Si vous vouliez me le permettre, j’irais me promener un peu avec Baptiste... par là..., pas bien loin. —Baptiste! bredouilla-t-il. Ah! bien, avec Ba... Baptiste. —Oui: je ne le fatiguerai pas... Je retournerai ici bientôt. —Oh! oui... bien... bien.... tôt. Au moment où je m’effaçais dans l’ombre des arceaux, le Frère se souleva. —Je le défends! je le défends! s’écria-t-il. Je revins vers la table, tout intimidé. —Je voudrais bien voir, reprit l’ermite avec un geste de menace, je voudrais bien voir que tu eusses l’audace de mener mon âne au Planol pour l’y faire mordre par toutes les bêtes sauvages des Catalans. Pour le coup, si tu t’avisais d’endommager Baptiste en quelque façon, c’est moi qui te travaillerais les côtes. Je tremblais comme la feuille d’un amandier exposé au vent sur le plateau. —Mais, Barnabé, balbutiai-je, retenant les larmes dont mes yeux s’étaient remplis soudainement, je n’ai jamais eu l’intention de conduire Baptiste chez les Catalans. —Tu n’as jamais eu l’intention?... —D’ailleurs, nous sommes loin du Planol, ici, à Saint-Michel. —Tu n’as jamais eu l’intention? vociféra-t-il. —Non, Barnabé, non... —Et l’autre fois, chez ton père?... Il se mit debout, furieux, allongeant les mains pour me saisir. Je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte. Au moment où je la franchissais comme affolé, j’entendis des chaises qui se renversaient, des verres et des bouteilles qui se brisaient, puis le bruit sourd d’un corps qui tombait lourdement. Je me retournai. L’ermite, ivre-mort, s’était de tout son long étendu sur le carreau. Je m’esquivai précipitamment. FIN DU LIVRE PREMIER. LIVRE DEUXIÈME _L’IDYLLE_ I La tombée de la nuit, qui ferme le calice des fleurs, entr’ouvre l’âme des enfants. Je courus tout d’une haleine jusqu’à l’extrémité du plateau. Là, des bouillons blancs, qui formaient, amalgamés avec des églantiers en fleurs, une sorte de muraille, m’arrêtèrent heureusement. Encore un pas, et, du haut de la roche à pic, je roulais dans le précipice au fond duquel babille sur des cailloux ronds le ruisseau clairet de Lavernière. J’eus un frisson quand, à travers la frondaison transparente, mon œil plongea dans l’abîme, et vivement je me rejetai en arrière. Je pris le premier sentier s’offrant à mes pas: c’était celui du verger. En arrivant à la porte de ce Jardin de Délices,—car en cet endroit charmant piaulaient des nichées par centaines, et Dieu sait si les oiseaux me tinrent au cœur tout le long de mon enfance!—une réflexion m’arrêta: pourquoi, ne pouvant vivre chez Barnabé, qui m’effrayait sans cesse et finirait par m’allonger quelque mauvais coup, ne profiterais-je point de cette occasion unique pour me sauver? Harcelé par la peur, je vaguai je ne sais combien de temps à travers le plateau ronceux, cherchant le chemin des Aires et ne parvenant pas à le découvrir. Tout à coup, à ma grande surprise, je me retrouvai devant la porte à claire-voie du verger. J’avais un mal de tête horrible, et les arbres fruitiers, grêles et noueux, me paraissaient grands et droits comme des peupliers. Que se passait-il donc en moi? Les jambes me faisant à peu près défaut, je tâtai de mes deux mains mal assurées les fragments de granit, qui, pareils à des vertèbres, saillent à l’échine du plateau, et je gagnai un petit coin écarté, assez éloigné de l’ermitage. Juste à ce point cessent les amandiers, les abricotiers, les sorbiers, et le châtaignier, un moment délogé de son domaine, reprend royalement possession d’une terre qui lui appartient. Je connaissais cette retraite où disparaissaient les âpretés du rocher nu, que tapissait une herbe épaisse, où poussaient, en manière de bordure, chardons violets, menthes sauvages, asphodèles et giroflées. J’y étais venu plus d’une fois, les jours de congé, avec Baptiste et Barnabé. L’habitude maintenant m’y reconduisait. Jamais le gazon ne m’avait semblé plus touffu, plus frais, plus invitant. Je résistai peu à la séduction: mes genoux se plièrent d’eux-mêmes, et, comme le Frère étendu dans la cuisine de l’ermitage, moi, dont le frontignan de Gathon Molinier, le noël en vingt-cinq couplets, avaient alourdi les esprits, à mon tour je me laissai aller de toute ma taille, m’allongeai délicieusement, fermai les yeux et m’endormis. Quand je relevai mes paupières appesanties, l’ombre des arbres s’était singulièrement allongée sur le plateau de Saint-Michel. Je regardai autour de moi. Le verger bruissait comme une immense cage. C’était partout des pépiements timides, des cris aigus, des chants perlés, des bruits d’ailes. Pas une branche qui n’eût son oiseau perché. Quel réveil ravissant! Au-dessus de ma tête, un bouvreuil à son aise picorait les bourgeons tendres d’un néflier; je voyais sa jolie tête noire se baisser, puis se relever en cadence. Plus loin, un verdier, dont j’apercevais la queue jaune, les deux mignonnes jambettes roses, paraissait fort occupé à bâtir son nid dans une touffe de jeunes feuilles, à la cime d’un pommier. Enfin, à quelques pas du gazon où je demeurais vautré, le bec ambré d’un gros merle sortit d’un buisson de houx. Je fis un geste; le merle, sifflant, s’envola. Cependant, bien que la présence de tant d’oiseaux alertes, en quête de leur repas du soir, m’annonçât que l’heure était déjà avancée, je ne pouvais me décider à quitter mon réduit agreste, à la frontière extrême du verger. Où irais-je, d’ailleurs? Rentrerais-je à l’ermitage? Cette perspective, sans m’effrayer autant qu’on pourrait le croire, me souriait médiocrement. Partirais-je pour les Aires, maintenant que, remis de mon trouble par un sommeil réparateur, je ne devais plus hésiter à en découvrir le chemin sous bois? Je ne savais me résoudre à rien. En attendant de prendre un parti, dans la demi-somnolence où se complaisait mon âme, je m’intéressais à tout ce qui se passait sur le plateau. Après les oiseaux se chamaillant pour des bourgeons, des fleurs, des bouts d’herbe verte, des touffes de séneçon, de vieilles baies de genévrier desséchées découvertes sous l’arbuste qui faisait peau neuve, les arbres attirèrent mon attention. La plupart des troncs étaient tordus, déjetés, rogneux. Les branches, inclinées presque toutes dans la direction du midi, avaient des attitudes éplorées qui dénonçaient les luttes soutenues avec acharnement. Se pouvait-il, en effet, que le vent, les ayant à ce point infléchies, ne les eût pas du même coup emportées? Sans doute la roche dure, après avoir reçu ces hôtes malgré elle, habituée désormais à leur ombrage, se refusait-elle à les laisser partir et les retenait-elle par toutes les racines et par tous les fils. Le fait est que ces amandiers, ces pommiers, ces sorbiers, ces cerisiers, qui, le matin, étincelaient dans tout l’éclat de leur floraison blanche et rose, paraissaient, ce soir, à mesure que l’ombre les envahissait, singulièrement tristes et nus. Une chose me frappa: les fleurs, qui, dans les ténèbres commençantes, brillaient comme autant de lumières, au moment où les derniers rayons quittaient le plateau, s’éteignirent soudainement. Je me levai surpris, amenai à moi une branchette d’amandier et regardai. Les corolles, repliant leurs folioles éclatantes, venaient toutes de se refermer. Je dirigeai un œil irrité vers Caroux. Jamais cet énorme bloc de granit brun, que la main de Dieu roula dans la vallée d’Orb comme un nœud tout-puissant pour attacher la montagne à la plaine, ne mérita mieux que ce jour-là son nom de _Caroux_, tête rouge, _caput rubrum_. Le soleil couchant l’embrasait tout entier, vermillonnant ses crêtes dentelées, faisant resplendir ses crevasses, ses précipices, allumant par milliers des incendies à ses flancs rugueux. Tout d’un coup, l’astre tomba derrière la montagne, et la nuit, l’odieuse nuit, tira son rideau sur les cieux. —O Marianne! Marianne! êtes-vous au moins arrivée à Éric! m’écriai-je, saisi d’une émotion subite. Sans savoir pourquoi, j’éclatai en sanglots. —Eh bien! eh bien! mon garçonnet, que veut dire tout ceci? s’écria, dans le silence du plateau où les oiseaux ne bougeaient plus, la grosse voix de Barnabé. Je me retournai et vis le Frère. Assis à vingt pas de moi, au beau milieu de l’allée principale du verger, il tordait entre ses doigts agiles de longues tiges d’osier blanc. —Quelque abeille t’a donc piqué, que tu pleures comme un robinet de fontaine? me dit-il, riant de ce rire franc, communicatif, qui me réjouissait autrefois, et que je ne lui connaissais guère depuis ma venue à Saint-Michel. —Je pensais à Marianne, à notre Marianne du presbytère, balbutiai-je. —C’est que j’ai des abeilles ici. Elles me font du miel aussi jaune, aussi doux, que le miel du Narbonnais. Regarde! Il leva la main, me désignant de belles ruches, disposées dans les fentes du rocher. —Croyez-vous que Marianne soit arrivée à Éric maintenant? lui demandai-je, impuissant à distraire ma pensée de la pauvre vieille cheminant vers son pays natal. —Sois tranquille, mon pétiot; à cette heure, Marianne a vu le visage de son frère et l’a embrassé. —Ah! tant mieux! soupirai-je. Je sentis, dans ma poitrine, mon cœur qui se dilatait délicieusement. La nuit me remplissait de terreurs intimes indicibles, et je retournais, avec un attendrissement que je m’efforçais de contenir, à tous ceux qui m’étaient chers. Au moment où ma pensée inquiète visitait le presbytère, mon petit lit étroit dans l’alcôve où je ne coucherais pas,—où coucherais-je?—l’ermite me regarda avec bonté. J’allai à lui: j’avais besoin d’aller à quelqu’un. —C’est peut-être ma grande cage que vous commencez là, Barnabé? lui dis-je, osant toucher les branchettes d’osier. —Pour une vérité, voilà une vérité, enfant, répondit-il d’un ton joyeux. T’ayant un peu molesté ce matin, il faut bien que je te gâte un peu ce soir. Que veux-tu? j’étais en pointe de vin au déjeuner, ce qui ne m’était pas arrivé depuis tant et plus. Oh! moi, je ne ressemble point à Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. C’est le frontignan qui a fait le coup. Que Gathon Molinier aurait agi sagement, gardant sa bouteille et me donnant son jambon! Enfin, pour ce jambon, on verra: j’ai l’œil dessus... Il s’interrompit, et, d’une main preste, posa les premiers rayons de la porte de ma cage. —En avons-nous chanté un noël superbe! reprit-il. Si nous avions été à l’église, à la messe de minuit, toi portant ta soutanelle rouge de cardinal, moi ma pèlerine neuve à coquilles, comme ton oncle aurait été content!... D’abord, il faut lui rendre justice, ce frontignan vous donne une voix!... Tiens! il eût été prudent tout de même de garder un verre de cette liqueur pour après-demain, quand je serai obligé d’enseigner ma chanson à Simonnet et à Braguibus. Ils viendront tous les deux ici jeudi, à la vesprée. Mon Dieu! je sais bien que ce Braguibus manœuvre le fifre mieux que ne le fit jamais un autre en ce pays, et qu’il prend les airs d’un tour de main, comme moi les fourmis volantes, quand j’en attrape aux vendanges pour attirer les becfigues à mes trébuchets. Ça vous a des ventres, ces becfigues!... C’est égal, malgré les talents de Braguibus, une goutte de frontignan me rafraîchissant la luette, il me semble que j’aurais mieux rossignolé ma chanson. D’ailleurs, tant plus on fait valoir sa marchandise, tant plus on en retire de profit. Tu comprends cela, n’est-il pas vrai, fillot? —Mais votre chanson n’est pas finie, articulai-je timidement. —Voilà le malheur! Ah! si elle était finie! Dans les temps, j’allais vite en la besogne des rimes; à présent, ma tête se fatigue dans les chansons, tout comme mes jambes dans les chemins. J’ai Baptiste au moins pour les jambes; mais pour les chansons!... Pauvre moi! les vieux ans me tombent dessus et me mâchent les membres pareillement à des grêlons poussés par les giboulées de mars. Il me souvient de l’époque où, en un jour, j’inventais jusqu’à vingt-cinq couplets, et cela filait doux, agréable au cœur, facile à la voix. Aujourd’hui, j’ai besoin quelquefois d’une semaine pour tirer du fond de ma cervelle tant seulement vingt-cinq lignes, et c’est maladroit, peu galant, souvent mélancolieux à la mort... Pourvu que je sois prêt jeudi, lorsque ces gens des Aires frapperont à ma porte! Ayant à établir Félibien dans les horlogeries, il m’en coûterait de perdre les cinq francs convenus, mais il m’en coûterait bien davantage de laisser croire à la contrée que Barnabé Lavérune, si fameux par ses complaintes, ses chansonnettes, n’est plus capable de rien, et désormais ne rend pas plus de son en ce monde qu’une cloche qui aurait perdu son battant. Par un geste désespéré, il porta une main crispée à sa tête et s’arracha des poignées de cheveux. Cela me fit mal. —Ah! Barnabé, lui dis-je, que je regrette de ne rien entendre aux vers, moi! Quel plaisir j’aurais à vous aider! —Tu es un brave enfantelet, murmura-t-il, pénétré d’une émotion très vive, et c’est à présent que je m’en veux de t’avoir taquiné pour des nids de chardonnerets. Mais ne te tourmente aucunement les esprits et ne te bouleverse les sens: après la peine, viendra le tour du plaisir. Premièrement, c’est dimanche l’octave de Pâques, et lundi tout Bédarieux, avec ses deux curés, ses huit vicaires, ses Confréries de Pénitents, se dirigera vers Notre-Dame de Cavimont. Nous serons de la fête. —Eh quoi! Barnabé, vous m’amènerez à Notre-Dame? m’écriai-je, sautant de joie. —Je n’ai pas mémoire d’avoir manqué une procession à Cavimont, depuis ma première paire de sabots; et, passant la rivière lundi, je ne puis te laisser seul à Saint-Michel. Du reste, ma présence là-haut est, paraît-il, indispensable. Est-ce que M. le doyen Michelin pourrait dire la messe, si je n’allais mettre un peu d’ordre en la chapelle pillée par Venceslas Labinowski? Sans compter qu’il serait convenable peut-être de donner un coup de balai et de torchon dans l’intérieur de l’ermitage, que ton ami le voleur laissa en un bouleversement complet. On m’a fait entendre, à la cure de Bédarieux, qu’étant le Frère le plus proche de Notre-Dame de Cavimont, c’est moi que tous ces soins regardent. Aussi, depuis plus de six mois, pourquoi n’a-t-on pas nommé un autre ermite?... Ah! ces curés, comme ça nous fait trotter, nous autres pauvres Frères, et par des chemins où les ronces nous arrachent toujours un peu de laine, autrement dit un peu d’argent... Par exemple, si ce gros M. Michelin, ventru pareillement à une outre de bouc quand elle est pleine; si ses vicaires, maigres et pointus comme des clous, espèrent que je vas leur servir un dîner après la grand’-messe, je leur promets un pied de nez aussi long qu’un carême de quarante jours. Je nettoierai la chapelle, l’ermitage, le petit autel de Sainte-Anne-la-Marieuse: c’est pour le bon Dieu. Mais, quant à mettre la broche en branle, à rôtir des croustades au four, à plumer des volailles, à déboucher des bouteilles de vin vieux, je suis votre serviteur! Est-ce que j’empoche les revenus de Notre-Dame de Cavimont, moi, pour en endosser les charges? A ce compte, que deviendrait Félibien Lavérune, qui étudie les horlogeries à Moret, département du Jura?.... D’abord, j’ai dit au curé de Bédarieux: «Si vous plantez ce bât sur mon échine, je vous préviens que je ruerai des quatre fers, et gare à celui d’entre vous qui me serrera la sous-ventrière!...» La nuit peu à peu avait enveloppé le plateau de ses ombres de plus en plus épaisses. L’ermite laissa couler sur le roc les brins de saule blanc, jeta un dernier coup d’œil satisfait sur la cage, dont les quatre montants, fermement établis aux angles, indiquaient les proportions gracieuses, et, d’un mouvement brusque, se mit sur pieds. —Je n’y vois plus, dit-il. Demain, je terminerai cet ouvrage... Maintenant, c’est drôle, il me vient tout d’un coup des idées pour la chanson. C’est comme ça, ce travail de tête: encore qu’on n’y pense pas, on y pense, et la besogne se trouve quelquefois très avancée, quand on désespérait de la finir. Croirais-tu, pétiot, que, tandis que je te baillais mes raisonnements sur Notre-Dame de Cavimont, le second couplet de la chanson se fabriquait tout seul dans ma cervelle?... Il s’arrêta, se tiraillant les deux oreilles. Un moment, il demeura immobile, la tête basse, les yeux attachés au sol. Moi, je le regardais, saisi d’une crainte respectueuse. —C’est cela... Je le tiens! s’écria-t-il enfin. Fillot, courons à l’encre et au papier: le deuxième couplet est trouvé! Nous nous précipitâmes vers la maison. * * * * * Quel agréable petit lit me prépara l’ermite, douillet, chaud, sentant la lavande et le romarin! Au lieu de paille de maïs, la paillasse ne contenait que de la fougère, mais elle me parut si mollette! Ah! comme j’y dormis! Décidément, en dépit des malencontres de mon arrivée, il faisait bon vivre à Saint-Michel, et Barnabé Lavérune était bien le meilleur des Frères libres de Saint-François. Nous passâmes toute cette nouvelle journée et les trois quarts de la suivante à rimer, Barnabé et moi, en l’honneur de Juliette Combal. Pour la troisième strophe de sa singulière pastorale, ayant eu occasion de fournir au poète, qui daigna recourir à moi, deux rimes qu’il put utiliser, je devins incontinent son collaborateur. Je me fusse passé de cet honneur insigne, car désormais je fus privé de tout amusement. Baptiste, avec qui j’avais repris mes courses folles sur le plateau, dans le verger, à travers la prairie, me regardait d’un œil triste tenant entre mes deux mains mon front obsédé. Que de fois la pauvre bête dut, comme moi, envoyer la muse rustique à tous les diables. Mais, harponné par le Frère, lequel avait l’inspiration terrible, je fus tenu de me mettre l’esprit à la torture, et, malgré que j’en eusse, de rimailler jusqu’à la fin. Ce fut seulement le jeudi, à six heures du soir, que, sur une belle feuille blanche, j’écrivis la cinquième et dernière strophe de notre poème. —Maintenant tu peux aller sonner l’_Angelus_! me dit le Frère. Et il entonna: «_Adoremus in æternum..._» On devine si je dus secouer la cloche: les vibrations métalliques qui s’éparpillaient dans la vallée, c’était le chant de ma délivrance, et je tirai la corde de toute la force de mes bras. II Promenade au clair de lune de M. Cœurdevache, charcutier rue de Castres, à Saint-Pons. Après un souper frugal, composé d’oignons doux et d’une poignée de pois-chiches, le tout assaisonné à l’huile d’olive et au vinaigre rouge, l’ermite de Saint Michel, qui s’était montré d’une sobriété remarquable,—à peine avait-il vidé deux ou trois fois son verre plein,—m’entraîna brusquement à travers le plateau. —Moi, me dit-il, je ressemble au jeune levron: je n’aime pas le terrier, à moins qu’il ne pleuve à verse ou que je n’aie les chasseurs à mes trousses. —Les chasseurs? demandai-je étonné. —Les gendarmes, si tu n’entends point la comparaison. —Comment! les gendarmes vous ont poursuivi quelquefois, Barnabé? —Et ils allaient d’un bon train, montés sur leurs chevaux. Cela se passait il y a deux ans, sur la route de Saint-Pons, du côté d’Olargues. Mais, moi qui connaissais les petits chemins aussi bien que les grands, je fis un crochet tout d’un coup, me jetai dans la montagne à travers des taillis, cachai Baptiste dans un fourré, et les gendarmes perdirent mes pas. Ah! que gentiment je m’esclafai de rire, voyant là-bas au-dessous de moi, dans la plaine, ces hommes plantés sur leurs bêtes qui cherchaient des yeux leur gibier. Enfin, tirant mon âne par la bride derrière les feuillages, je finis par échapper aux brigands. Que de peines, de sueurs, dans les rocailles de Caroux! Le soir, par exemple, j’étais rompu de fatigue, et, quand j’arrivai au Poujol, chez une brave femme qui fut toujours secourable aux pauvres Frères, je te réponds, mon pétiot, que je demandai plutôt un lit pour m’étendre qu’une table pour m’ébaudir. —Et qu’aviez-vous donc fait? —Rien, pardi! Est-ce qu’on a besoin de faire quelque chose au gouvernement pour qu’il tracasse le pauvre monde? Va-t’en voir si M. Combal, qui lui rend des services, puisqu’il est maire de la commune sans paye, est dispensé de fournir les écus de ses impositions. Aux riches, le gouvernement prend leur argent; aux misérables comme moi, il prend leur peau, s’ils ne savent la défendre. Il faut bien, se les étant mis sur la croûte, qu’il donne du travail à ses percepteurs et à ses gendarmes. —Encore si les gendarmes attrapaient tous les voleurs! —Il ne manquerait plus que ça, par exemple! Plus d’un goujon glisse à travers les mailles du filet et s’en revient nager dans la rivière, dit Barnabé joyeusement. —Témoin, Venceslas Labinowski. L’ermite rit aux éclats. —Oh! pour celui-là, c’est un finaud, un Polonais de la Pologne, et s’il donne du fil à retordre à la justice, je n’en suis aucunement fâché. —C’est vous pourtant qui le dénonçâtes à M. Etienne Baticol, maire d’Hérépian, ainsi qu’à M. Combal, maire des Aires. —Pourquoi avait-il employé la savate avec moi, quand je lui donnais tout simplement un bon conseil, près de la statue de Paul Riquet, à Béziers? —Alors c’était de vous avoir jeté par terre, non d’avoir pillé Notre-Dame de Cavimont, que vous lui teniez rancune? —Moi, d’abord, qu’un particulier me tire un cheveu de la tête, je n’ai plus de tranquillité que je ne lui aie cassé un membre ou deux. Je suis ainsi fait: qui m’égratigne, je l’écorche... Crois-tu, par exemple, que si le charcutier de Saint-Pons qui m’accusa de lui avoir volé cent francs, et me lança la gendarmerie aux chausses, me tombait sous la griffe, je n’éprouvasse pas quelque satisfaction à lui caresser l’échine avec un gourdin de rouvre ou de châtaignier?... —Eh quoi! Barnabé, on osait vous accuser?... —Mon Dieu! je comprends que le frère Laborie, de Notre-Dame de Nize, fasse don à l’hôpital de Bédarieux du lard, de la saucisse, du boudin, mêmement des _grattons_ qu’il ramasse chaque année dans ses quêtes. Cette bienfaisance aux pauvres lui vaudra une belle place dans le ciel. Mais viderait-il son sac à plein bord sans exiger la moindre pièce blanche, si, comme moi, il avait un fils dans les horlogeries, à Moret, département du Jura? Je suis Frère libre de Saint-François, mais je suis père également, et le bon Dieu, qui me donna Félibien, me punirait si je le laissais en oubli. Je vis donc de mon métier, et je ne me fais pas tirer l’oreille toutes les fois que l’occasion se présente de m’arrondir le gousset... Il s’interrompit brusquement. Il porta les yeux vers le sentier qui débouche sur le plateau, à deux pas de la chapelle. —Personne encore! murmura-t-il.... Ah ça! est-ce que Simonnet Garidel ne se souvient plus qu’il m’a commandé une chanson? —Et ce charcutier de Saint-Pons? demandai-je. —Voici le fait. Je revenais de Marthomis, où les cochons, toujours bien nourris, ont une graisse!.... C’est moi qui ai découvert ce trou dans les Montagnes-Noires, et, tous les ans, je ne manque pas d’y descendre. La quête avait été à ce point prospère que Baptiste pliait sous les victuailles: andouilles, jambons, vessies pleines de saindoux... Tu comprends si je riais tout seul, marchant derrière ma bête, les yeux fixés sur mon butin... Ayant évité l’octroi par une ruse, j’entre dans Saint-Pons et je m’arrête, rue de Castres, à la porte de M. Cœurdevache, charcutier. Il a pour enseigne un cochon de lait si blanc qu’on le mangerait tout cru... «—Combien du tout? me demanda M. Cœurdevache, ayant vu et tâté ma marchandise. «—Soixante francs. «—Cinquante. «—Soixante. «Et je détachai Baptiste comme pour nous en aller. «—Marché conclu! s’écria le charcutier. «Alors, il ouvre un tiroir et a le front de m’offrir en paiement un morceau de papier. «—Frère, rendez-moi quarante francs et nous sommes quittes. «—Je ne veux pas de ce chiffon, lui dis-je. «—Mais c’est un billet de banque de cent francs. «—Il me faut de l’argent liquide et rond. «Il rejette le billet de banque au milieu de beaucoup d’autres dans le tiroir et monte au premier étage de sa maison. Un moment après, il redescend avec douze écus qui rendaient, en sa main, une musique plus jolie que celle de Braguibus. Il me les compte un à un. «La vente finie, j’enjambe Baptiste, et nous allons bravement souper à l’_Auberge du Cheval-Blanc_ chez Alexandre Morel, rue Neuve-de-Saint-Chinian.» Barnabé s’arrêta de nouveau. Pour s’enquérir de l’heure sans doute, il regarda le ciel, où la lune, un moment obscurcie par des nuages légers, brillait désormais d’un incomparable éclat. —C’est égal, dit-il, si Simonnet Garidel me manquait de parole, ce ne serait pas honnête... Enfant, toi qui as l’ouïe aussi fine qu’un perdreau, écoute un peu. N’entends-tu rien? —Je n’entends rien, Barnabé. —Ce que c’est que de nous! reprit le Frère. Il y a peu de temps encore, pas une feuille n’eût remué aux alentours de Saint-Michel que je n’en eusse été prévenu. A présent, c’est à peine si la voix du coucou arrive jusqu’à moi... Il se fait tard, mon pauvre Barnabé, il se fait tard... Ayant articulé ces paroles mélancoliques comme un glas, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur un bloc feutré d’un gazon épais. De ce point, non-seulement on pouvait sonder les sentiers aboutissant à l’ermitage, mais explorer la vallée d’Orb tout entière, endormie dans la paix de cette belle nuit. Je me plaçai près de l’ermite et demeurai silencieux. * * * * * Cependant, je faisais des réflexions singulières. Entraîné soudain par un courant d’idées tristes et esquivant la fin de son histoire avec le charcutier de la rue de Castres, Barnabé me donna des soupçons sur sa parfaite probité. Qui sait si cet homme, que j’avais connu depuis quelques jours tour à tour bon et méchant, compatissant et cruel, fermement dévoué en apparence à mon oncle et néanmoins, à propos des chansons, infidèle à ses engagements formels, n’avait pas, en effet, volé les cent francs à M. Cœurdevache, de Saint-Pons? Dieu! si Barnabé Lavérune était un autre Venceslas Labinowski! Un frisson me parcourut les membres, et c’est poussé par l’épouvante que, de moi-même, je me rejetai dans la malheureuse aventure avec le charcutier, comme, du haut de Saint-Michel, je me fusse précipité dans le ruisseau de Lavernière, si le vertige tout d’un coup fût venu griser mon cerveau. —Enfin, balbutiai-je, M. Cœurdevache vous accusait de lui avoir dérobé cent francs? —Pour le moment, je dépêchais, à l’_Auberge du Cheval-Blanc_, chez Alexandre Morel, un jeune poulet blanc de peau et tendre comme du caillé. Mon Dieu! je ne faisais de mal à personne, ayant distrait cette bête de ma quête à Marthomis. A mon dernier coup de dent, un homme entre, et je reconnais le charcutier de la rue de Castres. «—Un peu tard, monsieur Cœurdevache, lui dis-je: le rôti est enterré. Pourtant la besace est en fonds, et, s’il vous était agréable de trinquer avec moi... «—Ce n’est ni pour boire ni pour manger que je vous cherche, me dit cet homme, qui ne paraissait pas content. «—Est-ce pour me compter les poils de la barbe, par hasard? Venez-y, voyons. «—Frère, il me manque cent francs. «—Il me manque bien plus que cela, à moi, pour être riche comme vous. «—Frère Barnabé, je ne ris point. «—Pleurez à votre aise alors, et laissez-moi finir de souper. «—Il n’y avait que vous dans ma boutique, quand j’ai laissé mon tiroir ouvert. «Je me soulevai sur mes ergots. «—Ah ça! compère, allez-vous bientôt finir de me jeter vos accusations à la face? Savez-vous qu’au bout du compte vous pourriez me mettre les bras en danse, et qu’il ne vous en reviendrait rien de bon sur le dos? Attention! j’ai le sang vif comme la poudre à fusil, et, là où je pose la main, il reste des marques. «En barbouillant ces paroles, car la salive m’embarrasse les mots dans la colère, je regardais une fenêtre toute grande ouverte et, me trouvant seul avec M. Cœurdevache, l’envie me prenait aux ongles de le saisir par le drap de sa veste et de l’envoyer faire un voyage dans la basse-cour. Sans doute, le charcutier eut le pressentiment de mes intentions, car il recula de plusieurs semelles. Croyant qu’il allait appeler du secours dans la salle voisine, où ripaillait une bande nombreuse de charretiers, je lui appliquai une griffe sur l’épaule droite et le retins. «—Je ne veux pas, lui dis-je, que tous ces gens, en train de vider bouteille, viennent ici m’appeler voleur, comme vous avez osé le faire vous-même. Gardez donc bouche close, si vous tenez à votre vie. Oh! moi, je ne suis pas méchant, pratiquant la règle de saint François. Pourtant, si on me tarabuste trop les esprits, gare l’averse!... Je ne demande pas mieux que d’écouter vos explications, et, s’il y a erreur dans nos arrangements, d’en arriver à restituer le bien d’autrui. Mais vous conviendrez, monsieur Cœurdevache, que ce n’est pas dans une auberge, au milieu des allants et venants, que nous pouvons régler définitivement notre compte. Nous allons sortir du _Cheval-Blanc_ bras dessus bras dessous semblablement à de vieux amis que nous sommes, et nous nous entendrons dehors pour le mieux. Surtout pas un mot de cette affaire à Alexandre Morel, quand je vas lui payer le souper de Baptiste et le mien. «—Alors, vous allez venir à la maison? me demanda le charcutier, dont, moyennant ma main toujours appuyée sur lui, la voix devenait plus douce. «—Chez vous, ailleurs, où vous voudrez, chez M. le juge de paix, si cela vous plaît. «Une minute après, ayant baillé vingt sous à Alexandre Morel, détaché Baptiste du râtelier, avec M. Cœurdevache, dont j’avais rattrapé le bras vivement, nous enfilions la belle allée de platanes qui fait une si magnifique entrée à la petite ville de Saint-Pons. «—Où allons-nous de ce pas? me demanda M. Cœurdevache, un peu épeuré. «—Moi, je vais à mon ermitage de Saint-Michel, selon mon habitude, après mes quêtes, et vous, vous m’accompagnez un bout de chemin, pour causer des cent francs qu’on vous a volés.... Voyons, il fait nuit noire, personne ne nous écoute, contez-moi ça. «—La chose est bien simple, fit le charcutier; c’est pendant que je suis monté dans ma chambre, au premier étage, pour y chercher vos douze pièces d’argent, que le billet de banque de cent francs a disparu de mon tiroir. «—En êtes-vous bien sûr? «—J’avais compté. «—Il fallait recompter, que diable! «—J’ai recompté. «—Vous referez vos calculs en rentrant chez vous. «—Donc vous n’avez pas pris mon billet? «Je ne lui répondis point, mais je le serrai davantage, sentant à quelques mouvements qu’il ramassait ses forces pour essayer de s’échapper. «Nous marchâmes plus d’un quart d’heure sans débrider langue ni l’un ni l’autre. Moi, je riais dans ma peau de la bonne farce; lui, semblait au contraire consterné, se faisant traîner un peu à la queue de Baptiste, lequel, comme son maître, devait jubiler en son dedans à s’étouffer. «—A la fin des fins, me laisserez vous tranquille? s’écria M. Cœurdevache. «—Avec moi tout se paye, lui répondis-je. Pourquoi m’avez-vous appelé voleur... «—Je ne marcherai plus! «Il s’arrêta sur le coup. Je le regardai dans les prunelles. «—Suivez bien mes raisonnements, monsieur Cœurdevache, lui dis-je. Si je vous ai emmené hors de la ville, ce n’est pas pour le plaisir de faire société avec vous. Je fréquente MM. les curés, quelquefois monseigneur l’évêque, j’ai mêmement parlé à notre saint père le Pape, chaque fois que je suis allé à Rome pour le voir. Vous comprenez alors en quel état je tiens les charcutiers, lesquels, à ne point mentir, s’entendent merveilleusement à saigner les cochons, à confectionner andouilles, saucisses et boudins, mais ne chantent jamais la messe, ne confessent jamais personne et demandent une chose tant seulement au ciel: que les tripes soient bien succulentes et bien grasses, les lards bien blancs et bien épais... Vous m’accusez de vous avoir volé cent francs, et vous ne vous feriez pas scrupule, si d’aventure je vous lâchais les quatre membres, de vous encourir vers Saint-Pons et de lancer sur ma piste toute la meute des gendarmes. Je n’aime point ce peuple boutonné et moustachu, et ne veux aucunement, encore que je sois innocent comme l’enfant à la mamelle, me laisser agripper par lui. Raison pourquoi je vous mène faire une promenade au clair de lune et vous conseille de marquer le pas tranquillement à mes côtés. «—Alors vous m’enlevez? «Le mot me fit rire: il était si drôle! «—J’aimerais mieux enlever la belle madame Cœurdevache que vous, lui dis-je. Mais vous savez le proverbe: _Faute de grives, on prend des merles..._» * * * * * Barnabé se tut un moment. Son récit m’intéressait au delà de toute expression, et je ne pus me tenir de lui en demander la suite. —Eh bien? insistai-je. —Les hommes forts, ayant leurs bras, ne se méfient de rien ni de personne; il n’en va pas ainsi des hommes faibles, mon pétiot, me dit-il. Ceux-ci sont rusés et remplacent la force par la malice. Tu te souviens, je pense, de Venceslas Labinowski, et de son coup de savate, à Béziers? M. Cœurdevache, voyant miséricorde se perdre, s’était décidé à reprendre route avec moi. Il marchait même d’un bon pas. Seulement il arrivait de temps à autre que, sans motif visible, ses jambes se trouvaient embarrassées dans les miennes. Il était clair que le charcutier, comme y réussit plus tard Venceslas Labinowski, cherchait à me faire tomber pour prendre le large, tandis que je me ramasserais. Les loups, n’osant trop attaquer l’homme, qui les effraye avec sa haute taille, lui passent et repassent entre les deux mollets et travaillent par ce manége à le jeter à bas afin de le dévorer paisiblement après. Je savais ça, et, sans plus délibérer, saisissant M. Cœurdevache qui ne s’y attendait mie, je le plantai sur Baptiste à califourchon. «—Vous m’avez plusieurs fois marché sur les orteils, lui dis-je, et cela m’a porté à l’estomac. Allons, tenez la bride; moi, je tiens la queue, et battons la route vivement. J’ai hâte de revoir mon ermitage de Saint-Michel. «—Vous m’amenez chez vous? «—Oh! que nenni! «—Et quand me laisserez-vous retourner à Saint-Pons? «—A l’aube. La nuit est si douce! «—Et ma femme? «—Oh! les femmes, il y a tant et plus qu’elles savent se passer de leurs maris. «—La mienne m’aime, et je le lui rends. «—Je le rendais aussi à ma défunte, et à d’autres dans l’occasion; mais elles, tout en me le rendant, étaient fort capables de s’en laisser conter par les vanniers de la rivière, quand ils étaient jeunes et vigoureux. Allez, monsieur Cœurdevache, en amitié, l’homme et la femme se valent bien. «—Et mon petit garçon qui va sur ses sept ans, comme il doit sangloter à cette heure, ne me voyant plus revenir! «Le charcutier, finissant ces mots, pleura. Moi, je demeurai étourdi, et je pensai à mon Félibien qui était si loin, à Moret, département du Jura. Tout d’un coup, Baptiste, à qui le chagrin du charcutier faisait mal, s’arrêta. «—Monsieur Cœurdevache, dis-je, puisque vous avez, en votre maison, rue de Castres, un enfant qui vous espère dans l’inquiétude, la farce que je vous ai jouée est finie. Descendez et retournez chez vous. Jurez-moi tant seulement de ne souffler mot de ceci à personne qui vive, principalement à la gendarmerie. «—Je vous le jure, Frère. «Il sauta au milieu de la route. Je lui tins une minute les deux mains dans les miennes. «—Je n’ai point touché à votre tiroir, lui dis-je. Peut-être, fouillant toutes mes poches, trouverais-je un billet de banque plié en quatre dans mon gilet. Mais ce n’est le vôtre aucunement, je vous le promets. Les billets se ressemblent tous. Adieu donc, et embrassez pour moi votre femme, sans oublier votre pétiot. «Un instant après, il disparaissait à l’un des détours du chemin. Je traversai le gros bourg endormi de Riols... Voyez-vous, ce Simonnet Garidel qui se moque de ma chanson à présent qu’elle est faite!» Il se remit debout, impatient et inquiet. —Et les gendarmes de Saint-Pons? osai-je lui demander. —L’homme est menteur et manque facilement à ses promesses, répondit Barnabé, attentif à tous les bruits de la nuit. Le charcutier, qui avait juré, me lâcha les gendarmes. C’est dans les environs du Mas-de-l’Église que je les aperçus dans la brume, au premier matin; mais ils n’eurent pas assez de nez, et je leur échappai à travers les broussailles. —Ils ne vinrent pas jusqu’à Saint-Michel? —Jamais.... Pourtant, il me fallut avoir une explication avec le brigadier de gendarmerie de Bédarieux, qui, paraît-il, avait reçu des ordres contre moi. —Et que lui dites-vous, à ce brigadier? —Pardi! la vérité, la seule vérité. Je lui racontai que M. Cœurdevache, lequel, en sa ville natale, a la réputation de boire à l’égal d’une barrique sèche, était venu à ma rencontre à l’_Auberge du Cheval-Blanc_, et que là, l’un et l’autre, nous étant longuement aspergé la luette avec de l’eau bénite de cave, nous avions fini par nous prendre de bec, ainsi que cela arrive entre gens que le vin met en danse; puis, en compagnie de Baptiste, trop sage pour s’être laissé troubler la cervelle à l’abreuvoir, et qui conséquemment nous guidait en droiture vers Saint-Michel, nous avions batifolé toute la nuit à travers les chemins. Quant au billet de banque de cent francs et plus, c’était une lubie de M. Cœurdevache, dont la tête pour l’instant variait comme une pendule détraquée... Le brigadier pouffa de rire, m’appela, je crois, _ivrogne_, ce qui ne m’a pas dégoûté de vider mon verre, et je quittai la maison de la gendarmerie un peu plus content que je n’y étais entré. Diantre! c’est que la prison n’est pas bien loin de là... Enfin, ton oncle arrangea l’affaire... Un chant alerte, sonore, vif comme l’ariette d’un rossignol, éclatant dans les châtaigneraies, coupa la parole à l’ermite. —Braguibus! s’écria-t-il; j’entends le fifre de Braguibus! Il me prit une main et m’entraîna. III Jean Maniglier, mal culotté, comme le bon roi Dagobert, reçoit le surnom de _Braguibus_. A peine le Frère avait-il allumé son _carel_, lampe à trois becs de forme antique avec récipient de cuivre jaune, très en faveur chez les paysans de nos montagnes, que Simonnet Garidel et Jean Maniglier, dit _Braguibus_, parurent au seuil de l’ermitage. —J’ai cru que le loup vous avait mangés dans le bois, leur dit Barnabé, moitié ironique, moitié fâché. —Le loup? Je voudrais bien qu’il osât tant seulement me regarder! fit Simonnet, projetant en avant ses bras musculeux, aussi velus que la poitrine de l’ermite, cette poitrine que je n’avais pu voir sans rougir. —Oh! tu es fort, toi, je le sais, lui dit le Frère; mais pas contre Juliette Combal, par exemple!... Tandis que le jeune Garidel et Barnabé échangeaient ces paroles de bienvenue, Braguibus, avec l’aisance d’un habitué de l’endroit, avait pris une chaise, s’était assis, et, portant à plusieurs reprises le fifre à ses lèvres, en avait tiré, à la sourdine, des sons légers, comme pour mettre en train l’instrument. * * * * * Au fait, nous ne pouvons laisser passer ce personnage, historique en toute l’étendue des Cévennes méridionales, sans le faire connaître au lecteur. A l’époque où se déroulent les divers événements de ce récit, Jean Maniglier avait quarante-cinq ans environ. C’était un petit homme délicat et menu, vêtu en toute saison d’une veste de serge coupée rond sur les reins et à collet droit, selon la mode de chez nous. Par-ci par-là, parmi l’étoffe élimée, éclataient quelques boutons de métal soigneusement astiqués, un surtout, large comme un gros sou, où l’artiste suspendait son fifre au repos. A l’encontre de nos montagnards robustes, qui laissent volontiers flotter leur vêtement, la veste de Jean Maniglier demeurait constamment fermée. Sa poitrine, d’où sortait le précieux souffle qui filait des notes tour à tour tristes et gaies, paraissait grêle; de là, tant de précautions pour la préserver de la bise ou du froid. Le pantalon était large, à grand pont-levis jusque par-dessous les aisselles, toujours trop ample du fond, à la ceinture mal attachée. De ce pantalon incommensurable, où se perdaient les maigres tibias du musicien, où ses pieds mignons demeuraient perpétuellement engouffrés, lui était venu le surnom sous lequel tout le monde le désignait dans le pays. De _braies_, vieux mot qui signifie chausses, l’esprit comique de nos Cévenols n’avait pas eu de peine à déduire _Braguibus_, et, en homme d’esprit, Jean Maniglier avait été le premier à rire de cette joyeuse invention. Une grosse tête ronde, à figure poupine, presque glabre, souriante, surmontait ce corps débile. Le cou, caché sous de lourdes mèches de cheveux noirs, longues et droites comme des sabres, paraissait court, enfoncé entre les deux épaules, lesquelles tendaient à se relever en ailes, ainsi que cela arrive fréquemment chez les bossus. Evidemment Braguibus portait une gibbosité en un endroit quelconque de sa machine. Etait-ce par devant? était-ce par derrière? On l’ignorait. La bosse n’avait pas abouti jusqu’à fleur de peau; mais, pour être demeurée enfouie dans les profondeurs de l’organisme, elle n’en existait pas moins. On la pressentait, on la voyait, on la touchait. En nos rudes campagnes cévenoles, où la terre tour à tour argileuse et empierrée, mais toujours résistante et forte, réclame des hommes de fer, on devine le sort réservé aux malheureux que la nature marâtre n’a point armés pour le terrible combat de la culture. Non-seulement, dans les familles, que leur présence inutile épuise, ils deviennent l’objet du plus cruel abandon, mais aussi du plus affligeant mépris. Chez les paysans aisés, on arrive quelquefois à faire d’un infirme un maître d’école, un tailleur, un horloger: malheureusement, ces divers métiers, parce qu’ils exigent des sacrifices, sont rarement le lot de ces êtres pour qui l’injustice en ce monde commença dès le ventre de leur mère. En général, ils sont voués à la mendicité, à une existence toute de honte et d’abjection. Une intelligence surprenante—Dieu daigne souvent toucher du doigt sa créature la moins parfaite—avait préservé Jean Maniglier de la dégradation où tombent les faibles sur notre terre de granit. Né en pleine paysannerie, comme ses parents acharnés contre un sol ingrat, après avoir, dans les années de son enfance maladive, gardé les ouailles à travers les prairies et plus d’une fois, dans les forêts de chênes, au risque de se faire dévorer, les truies avec leurs marcassins, vers dix-huit ans, il avait essayé de se prendre à la terre. Impossible! Ses bras tremblants n’avaient soulevé le pic qu’avec peine et avaient totalement manqué de puissance pour peser sur l’oreillette de la charrue et enfoncer le soc dans les sillons. Il fallut tourner bride à un labeur qu’il eût aimé. Les champs, où il eût passé délicieusement sa vie, lui devenaient inaccessibles. Il quitta les Aires tout honteux, et, en pleurant, s’enfonça dans les Montagnes-Noires. Certes, le dessein de cet infortuné n’était pas de tendre la main aux portes des fermes. Malgré le sac de toile de genêt que sa mère prudente lui avait passé au col, il était déterminé, au contraire, à gagner son pain, à le gagner sans s’avilir à la sueur ensemble de toute son âme et de tout son corps. Cela était beau, et je ne sais, moi qui, dans ces dernières années, reçus les confidences de Braguibus, quelle intuition native ce rustre avait de la noblesse humaine. Il entra, en qualité d’aide-berger, de _pillard_, selon l’expression cévenole, à la borde des Quatre-Chemins, non loin de Rieussec. C’est dans les solitudes de ce pays pauvre et morne jusqu’à la désolation que s’éveilla l’instinct musical de Jean Maniglier. En un séchoir de châtaignes, où l’on passait la veillée, ayant ouï un pâtre jouer un noël sur le fifre, il en rêva plusieurs nuits et n’eut de cesse qu’il n’eût acquis, à Saint-Pons, l’instrument auquel il avait dû des jouissances si pures, si inconnues. Désormais, ce fut pour lui comme une fête éternelle, à travers les garrigues. Ayant inspiré quelque intérêt à l’éminent artiste du séchoir, frappé de ses dispositions naturelles, il en reçut des leçons, et ne tarda pas à savoir guider ses doigts sur les six trous. Quelle joie! quel enivrement! quand, un soir, ramenant ses longues files de chèvres et de moutons aux étables, il modula son premier accord. Cet enfant délicat et sensible, en qui la nature, avare du côté du corps, avait déposé tous les trésors de l’âme, faillit se trouver mal de plaisir. Les cieux venaient de s’ouvrir sur sa tête. La voie de Braguibus était trouvée. Il serait musicien. Comme le vieux pâtre de Rieussec, lequel, depuis vingt ans, avait abandonné son premier métier, trouvant plus lucratif et moins pénible d’aller sonner du fifre aux fêtes des villages, aux noces, aux baptêmes, voire aux enterrements, lui aussi se ferait _fifreur_. D’ailleurs, pouvait-il demeurer toute sa vie _pillard_, c’est-à-dire berger sans gages, pour la soupe et le pain seulement? Il était bien évident que, chétif des jambes, des bras, de toute sa personne, incapable par conséquent d’en imposer aux loups, très hardis aux Montagnes-Noires, il ne se trouverait jamais un propriétaire pour lui confier la garde exclusive d’un grand troupeau. Il s’acharna d’autant plus à son instrument, qu’il deviendrait sa ressource unique dans l’avenir; qu’il entrevoyait l’espoir de retirer, un jour, de ce morceau de buis, habilement manœuvré, de gros sous et la liberté. On avait complétement oublié Braguibus aux Aires, ses parents eux-mêmes ne songeaient plus à lui, quand, un soir d’été, un dimanche, au moment où, sur la place du village, jeunes gens et jeunes filles, vieux bonshommes et vieilles commères, devisaient de diverses façons, assis autour du four communal, une ariette légère et vive comme l’aile d’une hirondelle, vola au-dessus des têtes et les fit toutes se redresser. D’où partaient ces sons éclatants, plus purs que le bruit des cascatelles de Lavernière, plus suaves que les notes perlées du rossignol? Chacun s’interrogeait, lorsque Jean Maniglier surgit au point culminant du sentier qui, des profondeurs de la vallée d’Orb, grimpe droit jusqu’au hameau. Je laisse à penser si l’accueil fut bruyant, enthousiaste, chaleureux. Il y avait huit jours à peine que Barnabé Lavérune résidait à Saint-Michel, affublé de la soutane de mon oncle et nanti de la situation qu’il avait longtemps guignée, quand se produisit, aux Aires, l’extraordinaire événement de l’arrivée de Braguibus. Chaque famille tint à honneur de fêter le nouveau venu, dont le fifre du reste paya toujours l’écot avec usure; mais Barnabé mit une sorte d’acharnement à l’attirer à Saint-Michel. Jean Maniglier, qui avait besoin d’être patronné dans les environs, jusque dans son propre village, où, d’habitude ancienne, à la fête patronale, on engageait des ménétriers étrangers, comprit tout de suite le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec le Frère, et se laissa faire volontiers. On mangeait copieusement à l’ermitage, on y buvait mieux encore, puis Barnabé entamait son inépuisable répertoire de chansons, de noëls, et Braguibus l’accompagnait. Le Frère était aux anges. Certes, au Poujol, à Villecelle, à Rosis, où l’ancien vannier de la rivière d’Orb, que l’œil de mon oncle ne pouvait suivre partout, s’était plus d’une fois ébaudi en des bourrées mirifiques, Barnabé avait entendu le fifre souffler tous ses vents par tous ses trous. Mais nulle part, il ne lui était arrivé d’ouïr rien de semblable à la musique de Braguibus. Ailleurs, l’instrument partait en notes criardes, suraiguës; à Saint-Michel, sous les doigts souples de Jean Maniglier, il ne laissait échapper que des sons doux, moelleux, allant droit au cœur pour le faire délicieusement s’entr’ouvrir, ou bien aux yeux pour les faire pleurer. Et quelle incroyable variété dans les airs! A présent, c’étaient les soupirs si pénétrants de la fauvette; un moment après, le cantilène incomparable de la grive sous les genévriers; puis les trilles entre-croisés de la linotte et du chardonneret; enfin la fusée sonore du loriot, ce ténor infatigable de nos châtaigneraies. Oh! décidément, c’était passe-temps céleste que d’entendre le fifre de Braguibus! Le Frère le crut un peu sorcier. Cette intimité, d’abord toute d’enthousiasme artistique, tourna bientôt, chez l’ermite comme chez le musicien, à des calculs positifs. Pour le paysan, l’argent est au fond de toutes choses, et son âme paraît-elle intéressée à la partie, il ne faut pas s’y méprendre, c’est à l’argent qu’il en veut. Après deux semaines de relations, nos Cévenols s’étant tâtés mutuellement, sachant bien de quel profit ils pouvaient devenir l’un pour l’autre, signèrent un traité d’alliance offensive et défensive. Barnabé, très recherché aux Aires, très répandu dans la montagne, partirait le premier en guerre et découvrirait la besogne à Braguibus. Il le recommanderait dans les fermes riches pour les baptêmes, les premières communions, les mariages, au besoin pour les enterrements, car notre artiste gardait en réserve, dans les profondeurs de son fifre et de son génie, des chants funèbres aussi tristes, aussi désolés, que le _Dies iræ_ ou le _Requiem_. L’ermite de Saint-Michel s’engageait, en outre, à présenter son protégé à tous les Frères libres de la vallée d’Orb, surtout à Adon Laborie, de Notre-Dame de Nize, à qui sa sainteté avait créé dès longtemps une situation tout à fait prépondérante dans le pays. Braguibus, de son côté, promettait sous la foi du serment de tenir grand compte, durant ses pérégrinations, de l’œuvre poétique de Barnabé, dont il jouerait les airs sur le fifre et chanterait les paroles au besoin. Non-seulement, pour solenniser les fêtes où ses talents seraient réclamés, il mettrait en avant le répertoire fort riche en motifs variés de l’ermite; mais à l’église, les jours de Pâques, de Noël, il ne consentirait jamais à accompagner d’autres cantiques que les siens. Il va sans dire que Barnabé, absorbé par ses préoccupations paternelles, ne négligea point de régler la question des droits d’auteur: il toucherait dix sous toutes les fois que Braguibus serait engagé soit aux Aires, soit dans les villages environnants. C’était la part de Félibien. Mais l’article le plus longuement débattu de cette convention très diplomatique fut celui où il était question des ouvrages encore inédits de l’ermite de Saint-Michel. Barnabé, bien qu’investi désormais de fonctions semi-religieuses, ne comptait nullement fausser compagnie à la muse, et il exigeait de son associé qu’il lui fournît le plus souvent possible l’occasion de lui donner de nouveaux rendez-vous. Grâce aux bons offices de tous les Frères libres de la vallée, Braguibus serait bientôt le _fifreur_ le plus en renom des Cévennes méridionales: lui en coûterait-il beaucoup, tout en vulgarisant les anciennes chansons de son ami, de prévenir les filles et les garçons que, pour changer de métier, Barnabé Lavérune n’avait pas changé de caractère, et qu’il lui restait, comme par le passé, au fond du sac, des rimes amoureuses pour les galants? Je le proclame à son honneur, Jean Maniglier, assez naïf, assez religieux pour croire les devoirs d’ermite peu compatibles avec les libertés du chansonnier, osa lutter contre l’âpreté violente du Frère, tout entier à son Félibien; mais il fut rageusement traqué sur tous les points, menacé d’un abandon qui le précipitait de nouveau dans l’aventure, et cet homme faible céda. * * * * * Le lecteur sait désormais comment Simonnet Garidel, épris de Juliette Combal, fut amené à donner à l’ermite de Saint-Michel commande d’une chansonnette amoureuse: incontestablement, il y avait sous roche du traité passé, dix ans auparavant, entre le Frère et Braguibus. Du reste, il faut le reconnaître, Simonnet Garidel était bien le garçon des Cévennes le plus timide en amour, le plus empêché, par conséquent le moins capable de se tirer par ses seules forces du pas difficile où il avait laissé tomber son cœur. Nos villageois s’amusant peu aux bagatelles du sentiment, les mariages, chez nous, se bâclent vite; mais Simonnet s’était avisé de devenir amoureux, et les choses traînaient en longueur. Depuis plus de six mois, il aimait Juliette Combal. Par malheur, rencontrant la jeune fille, ses parents, non-seulement il n’avait pu jusqu’ici prendre sur lui de leur souffler un mot de ses intimes intentions, mais il n’avait su que fuir ou se cacher. Le minois frais, souriant de Juliette l’effrayait plus encore que la face parcheminée de la vieille Combale, l’air sérieux du maire, et il prenait ses jambes à son cou. Franchement c’était pitié de voir un grand gaillard, vigoureux comme un chêne, poilu jusqu’au blanc des yeux, trembler ainsi qu’une feuille parce qu’une petite fille, que sa main trop robuste eût écrasée comme un papillon si elle avait tenté de la saisir, venait à passer sur son chemin; et Braguibus, ce ciron, avait reproché cent fois à ce géant son défaut d’audace, sa lâcheté. Mais rien n’y faisait, et Simonnet, en véritable bête fauve, continuait à s’éclipser dès qu’il apercevait Juliette, qu’il recherchait pourtant dans tous les sentiers de la campagne et dans toutes les ruelles du hameau. A la fin, Braguibus, ce médecin par état des cœurs malades, désespérant de l’efficacité de ses conseils, toucha un mot à Barnabé de la situation piteuse du jeune paysan. Du premier coup d’œil, l’ermite jugea l’affaire excellente. Les Garidel ne possédaient pas moins de vingt mille francs de bonne terre au soleil; quant aux Combal, la plus grosse fortune des Aires, ils en possédaient quatre fois plus. On pouvait donc s’occuper de Juliette et de Simonnet, car il en reviendrait toujours quelque profit. Le plan fut arrêté sans désemparer. Tandis que Braguibus endoctrinerait le vieux Garidel, Barnabé, lié de longue main avec le maire Combal, essayerait d’habiles démarches dans le but d’amener, entre les deux pères, une entente mutuelle. Si la Combale, avare et tenace dans sa volonté, faisait échouer ce commencement d’entreprise, on recourrait à la chanson et au fifre pour frapper un grand coup sur le cœur de la jeune fille. Enfin, si les vers du Frère et la musique de Maniglier n’obtenaient pas le succès qu’on était en droit d’en attendre, alors... eh bien! alors on travaillerait les jeunes têtes des amoureux et on disposerait tout pour un enlèvement. Les premières tentatives ayant avorté, et nos Cévenols, ne sachant se déprendre du gain qu’ils avaient reluqué, on en était arrivé au deuxième expédient, au fifre et à la chanson. IV Simonnet Garidel, qui ne sait pas le latin, éclate comme une bombe. Braguibus, dont le fifre, à la cantonade, avait essayé plusieurs motifs, jugeant sans doute son instrument suffisamment préparé, se mit debout: —Eh bien! y sommes-nous? demanda-t-il s’adressant à Barnabé. —Nous y sommes, répondit le Frère. Et sa voix, sans articuler la moindre parole, d’un ton de fausset, fredonna un air qui, pareil à l’oiseau prenant son vol, s’enleva d’abord par une mélopée assez lente et plana bientôt à une incommensurable hauteur. Il n’en fallait pas davantage au musicien: Barnabé s’étant tu, Braguibus attaqua les mesures qui servaient d’ouverture à la chanson: —Allons-y! fit-il tout à coup, mais retenant toujours le fifre aux lèvres. Alors le Frère, habilement suivi à travers les méandres où s’égarait son gosier fantaisiste, aborda ce premier couplet: «_Dis-moi, fillette_ _Si jolie_, _Quand tu portes ton rouge tablier, Pourquoi, ainsi qu’une peureuse Qui de l’amour craint l’étincelle, Te cacher toujours dans la maison?_» —Ah! c’est bien joli! dit Braguibus, tandis que l’ermite reprenait haleine; c’est bien joli! Cette _étincelle d’amour_, qui a mis le feu au cœur de Juliette Combal, voilà une idée heureuse! Et ce _tablier rouge_? Il n’y a que Barnabé pour trouver ces choses-là. —C’est très joli, en effet, répéta Simonnet Garidel; mais... —Mais? interrompit le Frère. —Mais, hasarda timidement l’amoureux, je n’ai jamais vu Liette avec un tablier rouge. Barnabé haussa les épaules, et, sur l’invitation du fifre, reprit son élan: «_Sors, fillette_ _Si jolie_, _Ouvre la porte avec ta main, Montre-moi ton front qui rayonne, Tes yeux,—deux lumières,—et la couronne De tes cheveux longs jusqu’à demain._» —Eh bien, Simonnet, que dis-tu cette fois? s’écria Braguibus transporté. Est-ce une comparaison assez belle que ces yeux semblables à _deux_ véritables _lumières_? —Plains-toi à présent si tu en as le front! dit l’ermite. —Mon Dieu! c’est très-beau, c’est plus beau que tout ce que j’ai entendu chanter jusqu’ici aux Cévennes, balbutia le malheureux jeune homme; seulement... —Seulement? demanda Barnabé, laissant transparaître sa mauvaise humeur. —Seulement, reprit Simonnet, vous dites que les cheveux de Liette sont _longs jusqu’à demain_, et je ne lui connus jamais que des cheveux courts, frisés, qui flottent autour de sa tête comme un léger nuage où le soleil aurait passé ses clartés. Cet amant, qui ne voulait pas, même pour l’embellir, que l’on touchât au portrait idéal qu’il emportait dans son cœur de sa maîtresse, manqua de faire sortir notre ermite des gonds. Il est certain que la critique obstinée de Simonnet dépassait toutes les bornes. Quoi! il osait se permettre de trouver à redire à des chants auxquels, en toute l’étendue de la montagne, on applaudissait des deux mains! Pauvre Simonnet Garidel! pourquoi ne savait-il pas le latin? pourquoi ne s’était-il pas rencontré un pédant capable de lui expliquer ces trois mots: _Genus irritabile vatum_? Braguibus, craignant de voir les cartes se brouiller,—ce qui n’était pas arrivé à Saint-Michel de mémoire d’amoureux,—s’empressa de donner du souffle à son fifre. Le Frère, appelé, répondit incontinent: «_Mon Dieu! fillette_ _Si jolie,_, _De moi tu n’auras donc point pitié! Tu ne m’aimes pas, moi je me meurs! Mais bientôt finira mon supplice: Je suis au trou pour plus de la moitié._» Barnabé n’avait pas fini de chanter cette strophe, que Simonnet Garidel levait les bras vers lui et donnait les marques d’un irrésistible enthousiasme. —C’est superbe! s’écria-t-il avec élan, c’est superbe! Ah! Frère, que je vous remercie! Vous avez raison, raison comme le bon Dieu, de dire que je suis à moitié mort. Moi, sentant mes jambes coupées, depuis que j’aime tant Liette, je me répétais en mon dedans: «_J’en mourrai, j’en mourrai bien sûr_;» mais jamais je n’eusse trouvé vos jolis mots pour conter ma peine. —Tu vois donc que je m’y entends à vos crève-cœur amoureux! interrompit l’ermite qui triomphait. —Certes, mieux que pas un!... Au demeurant, ni Braguibus ni vous, vous n’aurez à vous plaindre de moi. Les Garidel ne sont plus riches; mais il reste encore assez de miettes au fond du sac pour acquitter le service que vous me rendez... A propos, et le quatrième couplet? Braguibus et Barnabé, gonflés par l’espérance d’une grasse aubaine, s’enlevèrent de plus belle. «_Adieu, fillette_ _Si jolie_, _Je pars, puisque tu ne me veux pas; Je ne retournerai plus au village, Et si ton œil voit mon visage, Ce sera la nuit, quand tu songeras._» —Et, à présent qu’est-ce que tu vas me dire? interrogea le Frère, ne se donnant pas le temps de respirer. Le jeune Garidel ne répondit point. Il restait immobile, comme fiché dans les dalles de l’ermitage, regardant tantôt à droite, tantôt à gauche, mais ne desserrant les dents en aucune façon. —Tu n’as donc pas compris, Simonnet? lui demanda Braguibus. L’amant de Liette fit un effort, puis il articula péniblement ces mots: —Si fait bien, j’ai compris. A ce moment, moi qui avais pris place en un coin obscur de l’immense cuisine et suivais curieusement nos trois personnages noyés dans la lumière jaune de la lampe de cuivre, je vis distinctement Simonnet chanceler sur ses jambes. —Il tombe! il tombe! m’écriai-je bondissant vers lui pour le soutenir. Mais déjà Barnabé l’avait saisi dans ses bras, et le guidait vers une escabelle, où il l’assit solidement. —Comment, mon garçon, lui dit-il, riant de son plus gros rire, tu commences à battre de l’aile, parce que je te chatouille un peu le cœur avec ma chanson? Elle est fort belle ma chanson, je ne vas pas contre; mais Dieu me sauve! c’est la première fois que j’assiste à pareille fête de voir les galants se trouver mal à Saint-Michel... En voilà un triomphe dont on parlera dans le pays! Et Braguibus, aussi sot qu’un panier sans anse, qui me barbouillait comme ça que mes romancines de ce jour ne valent pas celles du temps jadis. Les vers, c’est comme le vin: tant plus c’est vieux, tant plus c’est bon... Au fait, si, pour te remonter l’estomac, on essayait une bouteille du bon coin? —Merci, Frère, murmura le jeune homme d’une voix qui se raffermissait. L’ermite ne l’entendit point: il descendait quatre à quatre l’escalier de la cave, hurlant à tue-tête et sans penser à mal, le pauvre homme: «_Adieu, fillette_ _Si jolie_, _Je pars, puisque tu ne me veux pas; Je ne retournerai plus au village, Et si ton œil voit mon visage, Ce sera la nuit, quand tu songeras._» Il reparut juste comme le dernier mot du verset tombait de ses lèvres. —Eh bien! Braguibus, tu n’as pas encore rincé les verres? dit-il. As-tu peur que l’eau de ma cruche ne te salisse les mains, par exemple! Hardi donc, l’endormi! Simonnet but le premier, puis Barnabé, puis Braguibus, puis moi, malgré que j’en eusse. On s’était attablé dans le rond lumineux que formait le _carel_ accroché au rebord de la cheminée. —C’est du vin de Faugères, dit l’ermite. Oh! pour fameux, il est fameux... Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël, un vrai moucheron de cave, ce Frère, s’y oublierait jusqu’à la vie éternelle... Quand on pense pourtant que ce vin, qui prend des couleurs si plaisantes dans mon verre, qui est doux au gosier comme le velours et chaud aux intérieurs du corps comme les braises du four communal, ça vient dans un terrain aussi empierré que la grave de la rivière d’Orb! Il faut croire que la pierre de ce pays renferme de bons sucs tout de même. Je l’ai quêté il y a huit ans viennent les vendanges, et mon palais m’annonce qu’il ne s’est pas mal comporté depuis ce temps ancien. Vivement il atteignit une seconde bouteille. —Toutes les fois que je donne dans les chansons, il me vient une soif qui m’étrangle... Allons, Simonnet, encore un coup, mon garçon. —J’en ai assez, fit celui-ci retirant son verre. —Songe qu’il faut que je te remette droit sur tes quilles. —Ma faiblesse est passée. —De la faiblesse à ton âge, Jésus-Seigneur! Ce n’est pas moi qui avais des faiblesses, quand mon temps était de courir après les cotillons... Mais expliquons-nous, puisque aussi bien nous causons, les coudes sur la table et la bouteille sous les yeux: tu l’aimes donc bien cette Juliette Combal? Simonnet nous regarda tous avec des yeux un peu troublés. —Moi, dit-il enfin, je fus toujours fort contre la terre, et, dans notre contrée, je ne crois pas que l’on découvre un homme plus déterminé, plus entendu à toutes les besognes des champs. Mais, de tant loin qu’il me souvienne, pour de la force, je n’en eus jamais aucune contre les femmes. Tenez! vous connaissez le père Garidel, il est rude semblablement à l’écorce du rouvre et aussi vif que le feu de bruyères; eh bien! dans mon enfance, il avait beau crier, menacer, s’encolérer contre moi à en devenir rouge comme un coquelicot des blés, je m’en souciais autant que s’il eût chanté; tandis que si ma mère, la bonne défunte Garidelle, levait tant seulement un doigt, je me rendais tout de suite à merci et sans trouver un mot à répliquer. Les pantalons ne m’effrayèrent de la vie, mais les jupons!... C’est comme ça. Barnabé eut un éclat de rire qui fit trembler l’ermitage. Il s’administra une rasade de faugères. —A présent, vous devez comprendre si Liette Combal me fait peur, reprit le jeune homme. Mon Dieu! tant que nous fûmes petits, nos maisons étant amies d’ancienneté, nous jouions sur la place du village comme agneaux et cabris ont coutume de s’ébattre dans les champs. Mais un jour, Liette devint honteuse de nos jeux, moi tout aussi honteux qu’elle, et, depuis ce jour-là, nous nous sommes aimés... Ah! si la Combale pense que mon cœur, quand il s’est rempli de sa fille, reluquait les richesses qui reviendront un jour à Liette, comme la Combale se trompe joliment! Que voulez-vous? pour cette vieille, maîtresse de son mari, des gens et des bêtes de sa maison, il n’y a au monde que de l’argent, et, encore que Liette en tienne pour moi, l’avaricieuse mère ne lui permettra aucunement de m’épouser, moi n’ayant pas assez d’écus dans mon sac... Oh! les écus! les écus d’enfer!... —C’est bon, c’est très bon, les écus! interjeta l’ermite. —Vous savez dorénavant le fort et le faible de ce qu’il en est de moi, continua Simonnet d’une voix dolente. Hélas! ainsi que le dit votre chanson, Frère, il ne me reste qu’à m’en aller ou à mourir. M’en aller, mourir, tout cela c’est la même chose, car je le sens, une fois les talons tournés aux Aires, je marcherai tant que je trouverai terre sous mes pas et ne reparaîtrai plus au pays. Il s’attendrit à ces derniers mots. Des larmes, que ses paupières gonflées ne retenaient qu’avec peine, roulèrent, rondes, brillantes, pressées, le long de ses joues. Braguibus, d’un geste rapide, décrocha son fifre du bouton où il dormait paisiblement, et sonna tout d’un coup le motif de la chanson. Barnabé, à cet hallali, dressa l’oreille; puis, se campant debout, chanta le cinquième et dernier couplet. «_Oui, oui, fillette_ _Si jolie_, _Mon amour n’est pas étouffé: Quand, je serai mort, je reviendrai encore Dans ta maison faire ténèbres, Pour t’offrir mon cœur éteint_.» [Pour ceux de nos lecteurs qui entendraient le patois languedocien, un des nombreux dérivés de la vieille langue romane, nous croyons devoir reproduire ici le texte même de la chanson de Barnabé: _Digos, filletto_ _Tan poulidetto_, _Quan portos toun rouché bantal, Per dé qué, coumo uno paourugo Qué d’amour crento la bélugo, T’amaga toujours din l’oustal?_ _Sourtis, filletto_ _Tan poulidetto_, _Oubris la porto ambé ta man, Mastro mé toun froun qué rayonno, Tous éls,—dous luns,—é la courouno De toun pel loun jusqu’à déman._ _Moun Diou, filletto_ _Tan poulidetto_, _Dé yeou n’auras dounc pas piétat? Tu m’aïmos pas, é yeou mourissi; Mais léou finiro moun supplici: Sioï al clot par maï dé mitat._ _Adiou, filletto_ _Tan poulidetto_, _Partici, dounc qué mé bos pas, Tournaraï pas pus al bilaché, E sé toun él béï moun bisaché Sero la neï, quan souncharas._ _Oï, oï, filletto_ _Tan poulidetto_, _Moun amour n’es pas estouffat: Quan seraï mort, bandraï encoro Din toun oustal faïré tantaro, Per t’ouffri moun cur attudat._ ] Simonnet Garidel, tout à sa douleur, ne hasarda pas une observation. Il se contenta de prendre les mains de Barnabé, de Braguibus dans les siennes et de les y presser en sanglotant. Pour moi, il me revint ma part dans cette distribution affectueuse: l’amoureux m’apercevant à son côté et ne sachant peut-être trop ce qu’il faisait, m’embrassa. Comme je me trouvais le plus jeune de la bande, je me figurai que ce baiser était à l’adresse de Juliette Combal. Je le reçus avec plaisir. —Te voilà content de nous, j’espère? dit Barnabé. Cette interrogation à double tranchant fut comprise de Simonnet. Trop bouleversé encore pour parler, il voulut néanmoins marquer sans retard sa satisfaction au Frère et au musicien. Il glissa donc ses doigts dans la poche droite de son gilet; de gros écus y cliquetèrent bruyamment. Barnabé reçut un coup, ses yeux s’allumèrent de convoitise. Quant à Braguibus, bien qu’ému dans le fond tout autant que son complice, je dois déclarer qu’il ne perdit rien de la dignité de son attitude. Le jeune homme, rendu prodigue par son cœur entr’ouvert, déposa jusqu’à six pièces sur la table. —Trente francs! s’écria le Frère couvant du regard les écus. —Quinze francs pour chacun de vous... Ah! si vous conduisiez les choses à ce point que j’épousasse Liette!... ajouta-t-il avec un soupir. —Tu l’épouseras, ou j’y perdrai mon fifre! dit Braguibus, dont les doigts osseux agrippèrent lestement trois rondelles d’argent. —Moi, j’y perdrai mon ermitage! s’écria Barnabé... Au fait, mon garçon, tu vas, dans ton amitié pour Juliette Combal, comme un aveugle va dans les chemins de la montagne, cognant ses sabots, sa tête à toutes les roches et à tous les troncs. Pour les sabots, passe encore, mais pour la tête!... Ayant traversé dans les temps le sentier où tu marches, je suis plus capable qu’un autre de te servir de lumière et de guide, et je t’en servirai, dussé-je y laisser ma soutane et mon bourdon... C’est vérité, je n’ai pas complétement réussi auprès de notre maire. Cependant je dois t’avouer qu’à mes raisonnements plus d’une fois il a secoué les oreilles comme quelqu’un qui ne dit pas non. Sa femme, à l’avenir, ne le fera pas marcher à sa volonté. Ce qui donne grosse voix à la Combale en sa maison, c’est uniquement qu’elle porta le bien, et que Combal entra dans le mariage à peu près comme il était entré dans ce monde, nu, sans besace et sans bâton. Son beau coup, quand il eut idée de se mettre en ménage, m’a servi à lui faire comprendre que toi, aujourd’hui, tu te trouves vis-à-vis de sa fille dans une meilleure posture, puisque tu possèdes plus de vingt mille francs, qu’il ne se trouva lui-même vis-à-vis de sa femme, ne possédant ni un châtaignier sur la montagne ni un sou vaillant dans le gousset. Pas un mot n’est sorti de sa bouche à telles ouvertures, et il est demeuré silencieux comme un terme au bout d’un champ. Mais laisse faire, il ne te méprise point et il pense à toi, j’en suis sûr. Barnabé, dont la voix s’était assombrie, s’arrêta court. Il saisit hâtivement une troisième bouteille de faugères, et, avant qu’on pût l’en empêcher, emplit nos quatre verres jusqu’aux bords. Il vida le sien d’un trait. —Je hausse bien le coude, n’est-il pas vrai? fit-il riant. Que voulez-vous? c’est de naissance. Oh! puis le chant, ça vous altère tout le corps... Il regarda Simonnet. —Toi, lui dit-il, apprends au plus vite la chanson par cœur. Le neveu de M. le curé, qui écrit mieux que le maître d’école et ne demande rien pour sa peine, l’a couchée tout entière là-dessus. Il lui tendit un papier plié en quatre. Il reprit: —Dans deux jours, tu peux savoir ton affaire, et, samedi soir, avec Braguibus, vous donnerez la première aubade à Juliette. La petite entendra tout de son lit, n’aie crainte, et mes rimes, lui gonflant le cœur, lui apporteront force et courage. Tu n’es pas un garçon trop mal partagé du côté de la voix. Au demeurant, si des chats te venaient à la gorge, Braguibus laisserait un moment la musique et entreprendrait les paroles avec toi. —J’ai bien peur de ne pouvoir trouver en mon gosier ni les mots ni les sons, murmura Simonnet. —A la fin des fins, tu me ferais perdre le bon sens, toi, avec toutes tes vergognes! s’écria l’ermite véritablement impatienté. A-t-on jamais vu pareil _Nicodème_! Moi, en mon temps, quand j’essayai de tourner prunelles vers la mère de Félibien, elle en fut comme épouvantée et s’encourut vitement parmi les oseraies de l’Orb. Mais je l’eus bientôt rattrapée, et j’aurais bien voulu voir que quelqu’un se fût mêlé de nous déprendre. Quelle époque! la rivière coulait fraîche à deux pas, l’herbe poussait épaisse sous les aulnes, et le soleil, qui embrasait tout Caroux, paraissait grand comme cinquante roues de moulin ensemble. Crois-tu que je baissais le front à cette fête de nature! Je le portais haut, bien au contraire, et allais dans les chemins de chez nous, où, malgré la nuit tombante, brillaient pour mes yeux trente-six chandelles, plus content que je n’irai jamais dans les chemins du paradis sur les pas de Notre-Seigneur... Ah ça! mais le monde va donc finir que les jeunes gens, sans séve et sans courage, fléchissent devant les femmes pareillement à des amarines sur les genoux du vannier! Veux-tu la vérité de ma bouche, Simonnet Garidel? Tu crois aimer Juliette Combal, mais dans le fond, puisque tu n’oses rien lui dire, rien lui faire, c’est que tu ne l’aimes point. Voilà ton paquet. —Je ne l’aime point! Ces cinq mots ne furent qu’un cri. Le jeune homme s’était mis debout, comme piqué par un aiguillon qui l’eût atteint au cœur. Je ne sais quelle flamme subite avait envahi son visage, mais il était devenu écarlate. Ses yeux, jusque-là mornes, sans expression, pétillaient de vie, et ses cheveux, secoués par une tempête intérieure, se tenaient droit sur son front. J’eus peur. —A la bonne heure! je retrouve enfin un homme! lui dit Barnabé, lequel, effrayé peut-être aussi de cette explosion inattendue, avait brusquement quitté sa place et caressait de tapettes amicales les épaules de Simonnet... A présent, que vas-tu faire, mon fillot? lui demanda-t-il d’une voix plus douce qu’on ne devait s’y attendre après tant de verres de faugères. —Tout! répondit-il. —Tout, excepté des sottises, je pense, intervint Braguibus. —Je préfère encore m’adonner aux dernières sottises que de perdre Liette et puis mourir. L’ermite et le musicien se regardèrent stupéfiés. A force d’exciter la bête, ils lui avaient mis le mors aux dents, et maintenant, ils redoutaient de ne pouvoir plus l’arrêter. Le Frère, dont de trop fréquentes libations avaient allumé le cerveau et qui venait de tituber en faisant quatre pas vers Simonnet, se tenait maintenant ferme sur ses jambes, totalement dégrisé. Il se tourna soudain vers moi. —Pétiot, me dit-il, la nuit est avancée; gagne ton lit et dors-y les poings fermés. Moi, j’ai affaire du côté de Cavimont pour nettoyer l’ermitage. Attends-moi tranquillement. Il prit un bras à Simonnet et l’entraîna vers la porte. Braguibus eut un saut de carpe. Ils disparurent dans les ténèbres. * * * * * Transi d’épouvante, le gosier trop serré pour en faire jaillir un cri, je courus vers mon lit, où je m’étendis tout habillé. Je grelottais; des gouttes de sueur froide me dégouttaient du front... Seul!... J’ignore comment et à quelle heure je m’endormis. V Les yeux de Juliette Combal, deux pervenches sur une tasse de lait. Quand je m’éveillai, il faisait plein jour. Une chose m’étonna, me saisit: l’écrasant silence qui m’enveloppait. Aux branches des châtaigniers qui poussaient leurs jets verdoyants jusqu’à ma fenêtre, les oiseaux, dont le bruyant ramage m’avait été si doux les matins précédents, se taisaient. Je penchai la tête, anxieux, et ne vis pas voltiger une linotte dans la feuillée toute neuve. Qui sait? peut-être était-il bien tard. Je bondis à bas de mon lit. Alors seulement je m’aperçus que j’étais habillé, et le souvenir des scènes de la dernière nuit me traversa le cerveau. «Qu’avait-on fait de Simonnet? Barnabé était-il revenu de Notre-Dame de Cavimont?» Je courus à la cuisine. Personne. J’ouvris la porte de l’ermitage. Le plateau s’étendait désert devant moi. Je le parcourus dans tous les sens, espérant encore découvrir le Frère assis en quelque coin, parmi les plantes et les granits. Hélas! pas de Barnabé. Au milieu de la grande allée du verger, j’aperçus ma cage commencée et les brins d’osier traînant sur le sol. Mon isolement m’effraya, et, tout frissonnant de malaise, je repris le chemin de la maison. Ne sachant à quoi employer mon temps, en attendant l’ermite, je me mis à laver à l’eau de la cruche, ainsi que Braguibus l’avait fait la vieille, les verres laissés sales sur la table; je serrai même les bouteilles vides sur une étagère du placard; puis, saisissant un balai de genêt, je balayai la vaste pièce; puis, avec un torchon, j’enlevai la poussière qui blanchissait le modeste mobilier de Barnabé; puis... Je me livrais à ces besognes peu coutumières, pénétré de je ne sais quelle joie enfantine et inquiète. Évidemment il y avait de la fièvre en mon état. Pourquoi? Je ne sais. Peut-être redoutais-je, quand tout à l’heure le Frère allait reparaître, d’apprendre quelque nouvelle funeste; car dans l’exaltation où je l’avais vu, il me paraissait impossible que Simonnet Garidel n’eût pas commis quelque mauvais coup. Peut-être avais-je peur seulement, et cherchais-je, par cette activité factice, à échapper au sentiment d’une solitude qui m’accablait. Harassé de fatigue, je m’assis enfin... Et Barnabé qui ne revenait pas..... A quel travail allais-je vaquer maintenant? Si, plantant là l’ermitage, je descendais vers les Aires? Quelques jours avant, n’avais-je pas tenté de m’enfuir? Chose incroyable! je n’osai pas mettre un pied hors du logis. Ah! si je mangeais, les heures passeraient plus vite. J’ouvris la huche, et en retirai un pain entamé. Je pris un des verres que j’avais lavés, puis le remplis d’eau goutte à goutte. Mon regard s’amusa un long moment aux dessins bizarres que le vernis rouge étalait au ventre dodu de la cruche. C’était bien drôle, et je ris, encore que je n’en eusse pas envie. Je tirai de ma poche le chocolat de mon oncle; j’en comptai les billes. Comme j’avais été gourmand! il ne m’en restait que deux. Décidément je les croquai. Je terminais ce déjeuner délicieux, quand un bruit de pas retentit au fond de la cuisine, sous les arceaux. O bonheur! c’était Baptiste. Un moment après, sans m’expliquer encore aujourd’hui où tout à coup j’avais puisé tant de courage, j’enfourchais l’âne de l’ermite et le guidais vers l’escalier de granit qui forme une déchirure au plateau. * * * * * Il y a je ne sais quel charme indéfinissable, au mois d’avril, quand le soleil de l’année nouvelle est encore jeune, à s’égarer, soit à pied, soit hissé sur une monture, à travers nos immenses châtaigneraies cévenoles. Les grands arbres qui, hier encore, levaient vers le ciel leurs mille bras de spectres maigres et noirs, montrent des troncs où la mousse desséchée reverdit et des branches au bout desquelles, se dégageant doucement de leurs bourgeons abreuvés de séve, pointent de frêles rameaux. Des panaches gommeux, collés fraternellement les uns aux autres, se séparent et se déplient avec lenteur sous les baisers du dieu reconquis. A cette heure mystérieuse où la vie renaît aux entrailles émues de la nature, où la création perpétuelle, un moment entravée par l’hiver, recommence pour ainsi dire, vous surprenez la feuille du châtaignier, cette feuille robuste, cartilagineuse, aux filaments presque indestructibles, qui bientôt défiera les ardeurs torrides de juillet, aussi tendre, aussi délicate que l’herbe menue des prairies. Au lieu de cette nuance de vert sombre qui sied aux fortes essences, les seules chez lesquelles éclatent les richesses des couches profondes du sol, maintenant, c’est un vert indécis, transparent, quelque chose de blanchâtre et de laiteux. Le lait de la grande nourrice monte, en effet, aux lèvres de tous les êtres, et les inonde à plaisir. Quand, juché sur Baptiste, lequel reniflait bruyamment, je pénétrai dans la châtaigneraie qui enceint l’ermitage de Saint-Michel d’une splendide ceinture de troncs centenaires, le silence y était imposant, presque religieux. Pas un chant, pas un cri, pas un bruit d’ailes. Il était deux heures environ, et les oiseaux, après avoir folâtré le matin dans les branchages assouplis par la première feuillaison printanière, autour de la fontaine d’eau pure de la chapelle, parmi les herbes en fleurs des rigoles, demeuraient sans voix et ne bougeaient plus. Où étaient-ils? Je pensai aux pauvres familles dont nous avions détruit la couvée, et je me demandai si les pères et les mères n’avaient pas quitté le pays à jamais... Je descendais donc mélancoliquement le sentier, laissant errer ma bête à l’aventure, les yeux attachés aux branches entrelacées pour y découvrir une linotte, un bruant, un chardonneret, quand, du bouquet d’yeuses sous lequel j’avais rencontré l’ermite le jour de mon arrivée à Saint-Michel, un piaulement timide s’échappa. J’arrêtai Baptiste. C’était un loriot! Oh! quelle voix fraîche, sonore, retentissante, et comme elle se prolongeait sous les hautes arcades à perte de vue des châtaigniers! Pauvre loriot! je l’écoutai jusqu’à la fin; mais sa chansonnette, si vive, si joyeuse d’ordinaire, me semblait déborder de notes plaintives. Qui sait si cette adorable bestiole ne pleurait pas, elle aussi, quelqu’un de ses enfants? Baptiste, dont mon talon frôla le poil sensible, poursuivit sa marche vagabonde. Il allait hors des voies frayées, tantôt faisant une halte et me tirant la bride de son col tendu pour saisir les surgeons tendres des églantiers, tantôt trottinant en haut, en bas, à droite, à gauche, à sa fantaisie. Moi, maintenant, bien que ravi et de ma bête et de ma promenade, je réfléchissais à ma situation et me demandais sérieusement si je retournerais à Saint-Michel. Il était bien évident que ni mon oncle ni Marianne ne connaissaient à fond Barnabé Lavérune, car ils se fussent bien gardés de me confier à lui. L’on disait que Barthélemy Pigassou, ermite de Saint-Raphaël, buvait à se griser comme un tourde qui a pris son saoul dans les vignes; et lui donc, Barnabé? et lui? Quel exemple il venait de me donner! Quand mon oncle reviendrait et qu’il apprendrait de ma bouche en quel état nous étions, le jour du noël en vingt-cinq couplets!... Mais oserais-je lui raconter cela? La réputation du Frère de Saint-Michel était des meilleures dans le pays. Du reste, depuis qu’il avait donné quelques soins à mon oncle, tout le monde, à la cure, se montrait si faible pour Barnabé! Comme s’il eût deviné les intimes obsessions de mon esprit, Baptiste, ayant gravi la montée raide de Margal, la dégringola tout à coup et s’échappa comme affolé vers les Aires. Certainement, sans que je l’eusse prévenu de mes intentions, l’âne,—quel dommage que l’ermite possédât une bête pareille, elle aurait dû appartenir à un curé!—l’âne me déposerait à la porte de M. Anselme Benoît. Baptiste ne modifiait pas son allure et descendait le sentier gazonné qui serpente le long du ruisseau tapageur de Lavernière. Déjà les oseraies, les saulées, ressources d’un hameau où chacun se livre au commerce de la vannerie, devenaient plus rares, et les maisonnettes des Aires apparaissaient derrière les ramures cotonneuses des bouleaux. «Si Baptiste frappe à la porte de M. Anselme Benoît, me dis-je, heureux de laisser à l’âne, si intelligent, la responsabilité et l’audace d’une décision, s’il frappe à la porte de M. Anselme Benoît, j’entre et je reste.» * * * * * Cependant, nous touchions à l’endroit où le ruisseau offre un gué praticable à toutes les époques de l’année. Mais, à ma grande surprise, Baptiste s’arrêta court. —Allons donc, lui dis-je, allons donc! Il ne bougea pas. Au même instant, un clapotage bruyant eut lieu dans le ruisseau de Lavernière. Je regardai. Une mule à pompons rouges traversait le courant au galop. Malgré l’eau qu’elle soulevait autour d’elle comme un tourbillon, je la reconnus: c’était la mule de M. Anselme Benoît. Elle portait son maître solidement établi sur les étriers, puis, en croupe, une dame, que je trouvai fort belle, ma foi, et habillée tout à fait à la façon des dames de Bédarieux. Robe de soie, bottines de cuir vernis, gants, chapeau à fleurs et à rubans couleur de feu. Je ne pus m’empêcher de penser à Venceslas Labinowski se promenant, à Béziers, devant la statue de Paul Riquet, avec Catherine, et d’autant plus que M. Anselme Benoît fit une grimace et ne parut pas enchanté de me voir. —Où vas-tu donc, petit? me demanda-t-il d’un air rude. —Je ne vais nulle part, je me promène avec Baptiste. —Es-tu sage, au moins? —Oh! oui, monsieur Anselme Benoît. —Tu diras à Barnabé que je m’absente pour quelques jours. Si des malades me réclament, qu’il retienne leurs noms: je les visiterai à mon retour. Il serra le flanc de sa monture, qui partit oreilles dressées vers la grande route du Poujol. J’étais consterné. Baptiste, lequel avait son idée sans doute, n’en persista pas moins à pousser vers le village; il posa avec précaution ses pieds dans l’eau, et toucha l’autre côté de la rive. —Où iras-tu maintenant, imbécile? lui demandai-je. Blessé dans son amour-propre, il voulut imiter la mule fringante de M. Anselme Benoît, et, incontinent, fit feu des quatre fers. Baptiste, suant, le mors blanc d’écume, s’arrêta au perron des Combal. Justement Juliette nous regardait venir en riant. Je descendis. —Au lieu de te moquer de nous, toi, tu ferais bien mieux d’ouvrir l’écurie, lui dis-je, irrité. Juliette dégringola les marches du perron. Elle poussa une porte à claire-voie. —Tu ne vois donc pas dans quel état se trouve ce pauvre Baptiste! continuai-je d’une voix grossie par la colère. Je débridai mon bourriquet. —Le râtelier est plein d’esparcette, se contenta de me répondre la jeune fille. Elle me planta là sans ajouter un mot de plus et remonta vivement l’escalier. Le râtelier, en effet, était bourré jusque par-dessus la haute traverse. Ah! chez M. le maire, les bêtes n’avaient pas l’habitude de crever de famine, de _lire la gazette_, comme on dit chez nous. Il fallait voir quels magnifiques mulets, à la croupe ronde, grasse, luisante, aux sabots toujours minutieusement nettoyés! M. Combal les conduisait avec orgueil à ses labours de la montagne et de la plaine.—«Ce sont des montures sans pareilles!» répétait chacun, quand elles défilaient matin et soir à travers le village, allant à leur besogne ou en revenant. Baptiste connaissait ces nobles bêtes, fortes et fières comme des étalons. Aussi, lorsqu’il pénétra dans l’écurie, les mulets de M. Combal s’empressèrent-ils de lui faire accueil. Baptiste les regarda en hochant la tête, et moi qui prêtais à l’âne de Barnabé tous les sentiments dont l’homme est capable, je crus discerner la gratitude dans l’expression de ses yeux. A leur tour, les mulets daignèrent abaisser vers lui un regard où l’amitié certainement tempéra ce qui, en toute autre circonstance, eût paru trop farouche ou trop altier. L’âne du Frère, sans plus ample politesse, passa ses dents à travers les barreaux du râtelier et amena une touffe d’esparcette. Je le laissai aux impérieux besoins de son estomac. * * * * * —Eh bien! qu’est devenu ton monde? demandai-je à Juliette, l’avisant seule dans la maison. —On travaille à la rivière aujourd’hui, répondit-elle sans discontinuer de retourner, en des faisselles de grosse faïence jaune, les fromages de chèvre, les _fromageons_, qui s’y égouttaient. —A la rivière! Pourquoi donc? —On lave et on sèche la lessive chez nous. —Alors, on goûtera au bord de l’eau? —Je prépare le goûter pour tous: un _fromageon_ à chacun, puis de la fougasse fraîche. —J’aime tant la fougasse, quand elle sort du four, moi! —Cela veut dire que j’en mette un morceau de plus dans la corbeille? —Et un _fromageon_ aussi..... Oh! les jours de lessive, c’était des jours de fête chez ma mère, à Bédarieux! On déjeunait, on dînait, on soupait même quelquefois le long de l’Orb, au milieu des serviettes et des nappes étendues sur les galets. Quelle gaieté, ces lessiveuses! Il y en avait une, Marthon, qui chantait toujours..... Pour moi, j’aimais beaucoup à faire des ricochets dans l’eau, avec de petites pierres plates et rondes comme des sous. Que de bergeronnettes j’ai dérangées! Un jour, je craignis d’en avoir touché une... Quel amusement! J’avais débité cette tirade, pleine de souvenirs qui me faisaient battre le cœur, avec une volubilité singulière. Les grands yeux de Juliette Combal, ses yeux bleus,—deux feuilles de pervenche sur une tasse de lait, comme a dit Henri Heine,—me regardaient tout ébahis. —Ton oncle ne se fâchera-t-il pas, si je t’emmène? me dit-elle. —Mon oncle!... mon oncle!... La voix m’expira dans le gosier. Je pris une chaise pour m’asseoir. —Tu ne sais donc pas, Liette, dis-je, les yeux humides et appelant la jeune fille par l’abréviatif plus affectueux de son nom, tu ne sais donc pas que mon oncle est parti? —Ah! il est parti!... Si tu courais demander la permission à Marianne? —Marianne!... Hélas! elle est partie également pour sa montagne. Et des larmes tachèrent mon gilet. —Quoi! tu pleures? s’écria-t-elle. Elle rejeta la longue cuiller de buis avec laquelle elle s’appliquait à presser les fromages dans les faisselles, et, s’élançant vers moi par un bond où éclataient ensemble et la grâce et la tendresse, elle me prit dans ses bras, me serra contre sa jeune poitrine, plus chaude des sentiments naïfs de l’enfant que de ceux moins désintéressés de la femme, puis me baisa de toutes ses lèvres et de tout son cœur. —Allons, allons, me dit-elle avec une série de douces caresses qui me rendaient le courage, je ne veux pas que tu sois triste..... Je finis d’arranger le goûter, et nous partons. Il y a des bergeronnettes encore qui se mouillent la queue sur les pierres de la rivière d’Orb. Elle retourna à son caillé. Juliette Combal, ou mieux _Liette_ tout court, était une jeune fille de dix-huit ans; mais soit que, par quelque rachitisme de nature, l’enfance se fût prolongée chez elle au delà du terme ordinaire, soit que son air vif, espiègle, donnât le change sur son extrait de naissance, elle n’en paraissait pas plus de quinze. Elle était plutôt petite que grande, mince et délicate comme une jeune tige de saule blanc, droite et flexible comme un roseau de Lavernière. Sa figure un peu courte—c’est le caractère distinctif du type cévenol—affichait au coin des lèvres, aussi rouges que les pétales d’un coquelicot, deux fossettes gracieuses où voltigeait, toujours épanoui, le plus aimable des sourires. Cette jovialité enfantine, qui était en quelque sorte le privilége, le charme particulier et savoureux de cette menue paysanne, faisait dire à ceux qui la connaissaient:—«Oh! Liette, elle est venue au monde en riant.» Une chevelure d’un blond très clair et frisant naturellement, lançait ses boucles d’or à droite, à gauche, et ne contribuait pas peu à accroître, chez Juliette Combal, ces airs de gamin ébouriffé bien faits pour tromper sur son âge, son caractère et la portée de ses actions. Certes, la pauvre enfant, qui, peut-être en regardant Simonnet Garidel le dimanche à l’église, avait senti la séve d’une vie nouvelle lui envahir jusqu’aux replis les plus profonds du cœur, prise de coquetterie, avait bien tâché de ramener cette crinière indomptable à des formes plus nettes, moins désordonnées. Mais les pommades des coiffeurs de Bédarieux, leurs cosmétiques poisseux, étaient demeurés impuissants, et les cheveux, un moment contenus, avaient soulevé de nouveau leurs ondes et submergé les tempes et le front. Ajoutez à cette tête, ravissante dans son expression un peu sauvage, un nez fin brusquement coupé, dont l’impertinence provocatrice se trouvait tempérée par des yeux éminemment doux, un peu farouches, où la lumière se reposait sans éclat criard comme sur l’eau dormante d’un lac, et vous aurez l’ensemble de cette physionomie toute pétrie de grâce agreste, de vivacité printanière et d’esprit. En ce moment, Liette portait un corsage de droguet clair qui dessinait admirablement sa taille souple et ronde comme le tronc d’un jeune bouleau. —Sais-tu que tu es bien jolie! lui dis-je, et que Simonnet Garidel n’avait pas les yeux dans sa poche quand il t’a choisie! —Choisie? murmura-t-elle. —Pardi! fais la mystérieuse. Je sais de tes nouvelles, va! —Tu crois alors que Simonnet?... Ses joues, déjà colorées, s’étaient subitement nuancées d’un rouge plus vif. Son regard s’alluma. Je craignis de lui avoir fait de la peine. —Ma foi, lui dis-je, si tu ne veux pas que je te parle de Simonnet, tu as peut-être raison, car ce garçon ne me revient guère. —Vite, vite, partons. Il est déjà tard. Elle saisit une corbeille abandonnée sous une table et y empila précipitamment les faisselles pleines. Ayant roulé une serviette en guise de coussinet, elle se planta la corbeille sur la tête. Ses mouvements avaient quelque chose de brusque, presque de fiévreux. Il est bien certain qu’en l’entretenant de Simonnet Garidel je lui avais déplu. Nous sortîmes de la maison et enfilâmes silencieux le sentier vers la rivière. —A propos, et la fougasse? lui dis-je après une centaine de pas. —Mon Dieu! c’est vrai, nous l’avons oubliée. Elle déposa la corbeille sur le gazon et repartit en courant. Peut-être, me tenant rancune, Liette ne me rapporterait-elle pas ma part de fougasse. Je m’élançai après elle, lui criant: —Pense à mon morceau, Liette, penses-y!..... Puis, sois tranquille, je ne te tourmenterai plus avec ce Simonnet. Nous pillâmes la huche et redescendîmes le perron. VI L’amour fait peur, quand on le voit pour la première fois. Ne sachant que dire, le noël en vingt-cinq couplets me traversa l’esprit, et je me mis à chanter: —_Jésus est né dans l’étable_, —Sanctum Dominum Jesum, me répondit Juliette Combal, mettant sa voix cristalline au diapason de la mienne. —_Voyez comme il est aimable!_ continuai-je. —Sanctum Dominum nostrum! me répondit la jeune fille. On devine si j’étais content! Puisque Liette chantait avec moi, elle ne m’en voulait plus. Nous poursuivîmes: MOI. —_La sainte Vierge Marie_, ELLE. —Sanctum Dominum Jesum, MOI. —_Fait téter l’Enfant chéri_, ELLE. —Sanctum Dominum nostrum. Ravi, j’allais attaquer le troisième couplet, quand Liette, faisant un mouvement avec ses deux bras: —Et ma corbeille! s’écria-t-elle. Je regardai le gazon. La corbeille avait disparu. Je devins tremblant. —Il est donc passé des voleurs par ici? balbutiai-je. Cependant Liette, debout au milieu du sentier, pâle, attristée, promenait des yeux inquiets dans toutes les directions. Je fus navré. —Que veux-tu? lui dis-je, prenant soudain mon parti de la perte des _fromageons_, nous goûterons avec de la fougasse pour aujourd’hui. J’avais à peine articulé ces mots, qu’une voix plus forte que la voix de Liette, mieux timbrée que la mienne, jeta dans l’air le troisième verset du noël: _Mais l’Enfant tout d’un coup pleure_, Sanctum Dominum Jesum: _Sur la croix il faut qu’il meure_, Sanctum Dominum nostrum. Liette se mit à rire. —Eh bien? lui demandai-je, surpris. —C’est Simonnet! dit-elle; tu ne l’as donc pas reconnu? —Simonnet! Et, les poings serrés, je m’avançai vers les osiers d’où partait le noël. La corbeille, avec le linge blanc qui recouvrait les faisselles, émergea peu à peu au-dessus du feuillage, puis je vis le front, puis les yeux, puis la barbe noire, enfin toute la poitrine de Simonnet Garidel. —Tu n’as pas honte, lui criai-je courroucé, tu n’as pas honte de voler comme ça les provisions d’autrui! Tu as mangé plus d’un _fromageon_, sans doute? Simonnet, tout penaud, s’avança vers Juliette Combal. —Est-ce que cela te déplairait que je te porte la corbeille jusqu’à la rivière? lui demanda-t-il. Sa voix chevrotait. —Tu parles comme un agneau qui fait _bê_!... au sortir de la bergerie. Crois-tu que, Liette et moi, nous ne soyons pas capables de nous tirer d’affaire? —C’est que la corbeille est bien lourde, murmura-t-il; puis elle foule les cheveux de Liette. —Les cheveux de Liette! Est-ce qu’ils te regardent, les cheveux de Liette? —Mais oui, puisque je les trouve beaux, et que je les aime! Je ne pus me tenir de rire à mon tour, et j’éclatai sans nulle retenue. Pourtant Liette et Simonnet s’étaient rapprochés l’un de l’autre et causaient _amitieusement_. Il est probable que mes reproches avaient troublé le jeune homme, car il rendait une parole pour dix que lui en donnait la jeune fille. J’avoue que la pâleur qui tout à l’heure blanchissait les traits de Juliette Combal—elle avait pâli en apercevant Simonnet—avait fait place sur son visage à une animation singulière. Son œil abattu était redevenu pétillant, et sa petite langue de chatte allait comme le battant de la clochette de l’église, quand elle entreprend ses roulements précipités au _Sanctus_ ou au _Domine, non sum dignus_... J’ignore quel instinct secret me fit deviner que j’étais de trop dans l’entretien des deux jeunes gens. Le fait est qu’en dépit d’une curiosité qui me brûlait l’âme ensemble avec la peau, je n’osais m’approcher d’eux. Je les regardais se parlant, se serrant les mains, se dévorant des yeux mutuellement, et je demeurais immobile, bouche close, frappé d’un hébêtement qui me paralysait tout entier. Que se passait-il? Ma vie, entre mon oncle et Marianne, ne m’avait encore révélé aucun des mystères du cœur. Le mien, ouvert à toutes les dissipations d’un écolier fantasque et vagabond, ne prévoyait encore rien au delà d’une bonne partie avec Baptiste, d’une cage pleine d’oiseaux, d’une lutte au Planol entre ours des Pyrénées et chiens-loups des Cévennes, rien au delà d’une longue, bien longue comédie, en compagnie de Barnabé, les jours de foire, à Bédarieux. Enfin Simonnet Garidel, qui avait tout d’abord déposé la corbeille aux pieds de Liette, la reprit et se la campa lestement sur la tête. —Tu me promets au moins, lui dit-elle d’un accent de prière, de me la rendre avant d’arriver à l’Orb? Peut-être mon père ne te verrait-il pas avec déplaisir, mais ma mère trouve que tu n’es pas assez riche, et tu comprends... Sans faire plus d’attention à moi que si je n’étais pas dans le sentier, ils allèrent en avant, bras dessus, bras dessous, sautillant, voletant, pirouettant. Le courage me manqua pour me plaindre. Je les laissai passer et les suivis tout honteux à une distance respectueuse. Il fallait voir comme Simonnet, si humble tout à l’heure, si courbé sous ma colère, s’était redressé maintenant, et de quelle allure royale il marchait! Ma foi, c’était un beau garçon que Simonnet Garidel: tout jeune encore, grand, fort, noueux comme un rouvre. Les épaules vigoureusement attachées, d’où partaient des bras musculeux, donnaient l’idée complète du paysan, d’un de ces athlètes obscurs mais sublimes qui livrent chaque jour à une terre avare la plus opiniâtre, la plus courageuse des luttes, pour lui arracher le pain qui perpétue la vie. Pendant cette course le long du ruisseau de Lavernière, course qui, pour le cœur de Simonnet Garidel, équivalait à une marche triomphale, que de fois cet enfant robuste des Cévennes, ne trouvant pas d’autre voie pour traduire au dehors la multitude d’émotions qui l’assiégeait, eut des mouvements de force qui émanaient de lui en quelque sorte à son insu! Il coulait un de ses bras autour de la taille de Juliette Combal, et les petits pieds de la jeune fille perdaient terre tout aussitôt. Une fois il l’enleva vers lui d’un geste si énergique, qu’il la monta jusqu’à la hauteur de ses lèvres. Alors, j’entendis un baiser éclatant. A ce spectacle, il me serait difficile d’analyser tout ce que j’éprouvai de sentiments étranges et confus. Je m’en souviens pourtant: j’eus une impression de malaise si forte, qu’il me prit envie de m’en aller. L’amour fait peur quand on le voit pour la première fois... Et ma fougasse? Je n’y pensais plus. C’est juste au moment où, d’un œil effaré, je fouillais les taillis environnants pour y découvrir un trou où me cacher que Juliette se retourna. —Allons donc! me dit-elle. Je m’élançai. Sans crier gare, Simonnet Garidel, négligeant de me dire adieu, s’engouffra dans les plantations de saules blancs, très touffus au bord du ruisseau, et s’éclipsa. —Eh bien! où va-t-il si vite? A-t-il peur de moi, par exemple? —Voulais-tu que ma mère le vît? répondit-elle avec une moue adorable. —Ta mère t’a donc défendu de causer avec lui? —Oui. —Et pourquoi? —Parce qu’elle a dans l’idée de me marier avec quelqu’un de plus riche. —Et toi, qu’est-ce que tu as dans l’idée, Liette? —Moi, je trouve Simonnet Garidel très gentil. As-tu remarqué comme il est fort? Et puis si tu savais quel bon cœur est le sien! Une petite femme, se soutenant sur un bâton, pointa à l’un des détours du sentier. —Jésus-Seigneur! dépêchons-nous, dit Juliette; voilà ma mère! C’était la Combale, en effet. En nous apercevant, elle doubla le pas, et bientôt je distinguai ses traits maigres, jaunis, parcheminés, éclairés par je ne sais quelle lueur d’atroce méchanceté. —A la fin des fins, te voilà, notre fille! s’écria-t-elle, quand nous fûmes à portée de sa voix. Qu’as-tu fait à la maison, je te prie, depuis tantôt trois heures que tu nous as quittés à la rivière? Ah! tu n’aimes guère trimer, toi, et tu laisses volontiers les autres se rôtir au soleil. Ciel du paradis! il te faut plus de temps pour mettre du caillé dans des faisselles qu’à M. le curé, le dimanche, pour dire la messe et débiter le prône... Et toi, marjolet, où t’en vas-tu de ce pas délibéré? me demanda-t-elle, m’apostrophant à mon tour. —J’allais par la montagne avec Baptiste, balbutiai-je... Puis Baptiste a eu faim, et je l’ai mené dans votre écurie... —C’est ça, c’est bien ça, Dieu me pardonne! il me faudra nourrir l’âne du Frère de Saint-Michel. A ce qu’il me semble, tu es né avec les mains ouvertes, toi, pour gaspiller le bien du prochain. Tu crois donc, parce que tu es le neveu de M. le curé, que tout t’appartient en ma maison et que tu as le droit de rassasier ton bidet avec l’esparcette de mes prairies? Est-ce toi, freluquet, qui payeras mes faucheurs, quand ces hommes viendront couper mes herbes? J’ai des mulets pour dépêcher mes foins, et je n’ai nullement besoin de l’âne de Barnabé. Va détacher ta bête de mon râtelier, et vivement je te prie! —Mais, Combale, murmurai-je ébaubi de l’algarade, Liette m’avait dit que vous me laisseriez goûter avec vous... —Pardi! la fougasse de mon four est si ronde et si grosse qu’il fallait ramasser des dents étrangères pour en venir à bout! Nous ne sommes pas assez de monde sans doute par là-bas... En même temps que, du bout de son bâton, elle désignait la rivière, elle lança à sa fille un regard froid et dur comme l’acier. —Si tu aimes la fougasse, pétiot, reprit-elle, dis à Marianne de M. le curé de t’en faire avec le blé de son champ... Allons, toi, ajouta-t-elle, se retournant de nouveau vers Liette, marche, au lieu de me regarder plantée là pareillement à une grande Sainte-Vierge dans sa niche. Tu ne sais donc pas, fille sans esprit, que quand on a des bouches à nourrir il ne faut pas leur faire attendre la pitance, car alors elles mangent le double et réduisent bientôt votre bien _à quia_? Juliette, habituée sans doute aux emportements de sa mère, avait supporté cette scène avec plus de calme que je ne lui en eusse jamais supposé. Ce qui me frappa surtout, ce fut une sorte d’indifférence courageuse où s’attestaient les virilités précoces d’une nature énergique et forte. Non-seulement, négligeant d’obtempérer à l’injonction brutale de la vieille, elle ne fit pas un pas, mais elle osa prendre ma défense. —Ma mère, dit-elle, bien souvent M. le curé a invité mon père à sa table; cent fois, quand j’étais petite, Marianne me donna des tartines de miel blanc. Vous ne pouvez donc aujourd’hui marchander un morceau de fougasse... —Veux-tu marcher, coquine! interrompit la Combale levant son bâton. Liette, sur les traits de laquelle venait de s’allumer une indignation superbe, saisit la corbeille par un geste dépité et la posa au milieu du chemin. —Ma mère, je n’ai faim ni de fougasse, ni de _fromageon_, dit-elle avec une dignité surprenante. Vous pouvez emporter tout. La Combale se jeta sur la corbeille comme sur une proie, l’enleva, l’établit du mieux qu’elle put sur sa hanche gauche, l’y maintint énergiquement avec l’un de ses bras, où les veines faisaient saillie pareilles à des ficelles bleues, et disparut en maugréant. * * * * * Tout à l’heure, quand le souvenir de mon oncle et de Marianne m’avait traversé l’esprit, le cœur, mes yeux s’étaient remplis de larmes; maintenant ce fut le tour de Liette de pleurer. Elle pleura tant et si fort que, ne sachant plus quels raisonnements lui bailler en consolation, je la menaçai d’aller quérir son père le long de l’Orb. —Celui-là te gâte, lui dis-je, Barnabé ne me l’a point caché, et certainement tu l’écouteras un peu mieux que tu ne m’écoutes. Elle me regarda étonnée; puis, tirant de sa poche son mouchoir blanc,—un fin mouchoir de fil, s’il vous plaît, la coquette!—elle essuya ses joues humides. —Tu es bien plus jolie à présent, repris-je. Allons, assez de pleurs. Du reste, je ferai ce que tu voudras... Faut-il que je m’en aille? Elle ne me répondit pas, mais me saisit la main droite et la retint. —Tu comprends, si ta mère doit t’adresser de nouveaux reproches à cause de moi, il vaudra mieux que je reprenne Baptiste et remonte vers Saint-Michel. Elle réfléchit un moment, deux doigts arrêtés sur ses lèvres. —Viens! dit-elle, m’entraînant tout à coup. —Et où courons-nous ainsi? —A la rivière... Mon père est là, et ma mère n’osera pas te renvoyer. —Et pourquoi irions-nous là-bas? On a sans doute avalé toute la corbeille depuis le temps... Ton père, ta mère, des lessiveuses..., ça mange beaucoup, tout ce monde. En échangeant ces paroles avec une certaine vivacité mutine, nous n’avions cessé de marcher, et nous touchâmes aux longues rangées de peupliers, de frênes, de bouleaux, dont les racines tortueuses, après s’être enfoncées dans l’humus gras du rivage, reparaissaient à fleur de terre et bossuaient le chemin en tous les sens. Nous entendîmes les voix des lessiveuses. Je me hissai sur la pointe des pieds, cherchant à deviner ce qui se passait parmi les galets.—Goûtait-on?—J’aperçus le père de Liette, sa mère, enfin deux femmes ramassant des pierres pour se fabriquer une manière de banc où s’asseoir. Brusquement la fougasse fraîche se montra aux mains de la Combale, et mon ouïe, aiguisée par mes désirs, perçut un léger craquement. Mon Dieu! les croûtes vives cédaient. Évidemment les morceaux allaient être distribués. La gourmandise est parfois héroïque—il faut dire que la saucisse de Gathon Molinier ne me soutenait plus guère—et, bien que j’eusse tout à redouter de la mère de Liette, n’y tenant plus, ce cri s’échappa de ma bouche malgré moi. —Gardez-en! gardez-en un peu! M. Combal se retourna. —Nous voici! continuai-je rassuré déjà, nous voici! Et, nous dégageant d’une forêt de troncs, la jeune fille et moi, nous surgîmes sur le rivage. M. le maire avait tout quitté pour courir à nous. —Bonjour, fillot, bonjour, me dit-il avec une caresse amicale. Liette a eu une bonne idée de t’amener ici: tu goûteras avec nous. —Avec nous! s’écria la Combale d’un ton sec, presque haineux. Ah ça! tu penses alors, mon homme, que je puis nourrir toutes les bouches de la création, moi? Oh! mon pauvre bien, si on l’abandonne aux affamés... Tu sauras, au fait, que notre fille est une fainéante, une sans-souci, une sans cœur, et, pour le neveu de M. le curé... —Tais-toi, Combale, dit M. le maire, plantant sa main calleuse sur la bouche de sa femme. La vieille, abasourdie, ne souffla mot. Ambroise Combal me montra une place au bout extrême d’un baquet à savonnage renversé, et, quand je fus installé, déposa lui-même sur mes genoux la faisselle la mieux remplie, accompagnée d’un beau quartier de fougasse. Ainsi que Baptiste, attaché là-haut devant l’esparcette fleurie, je ne me fis pas tirer l’oreille. VII Ambroise Combal réclame des cols raides pour faire le «_ci-devant_» parmi les conseillers municipaux. La grève de l’Orb—la _grave_, pour employer le mot cévenol, lequel, du reste, appartient au vieux français—est large et recouverte de pierres roulées affectant toutes les formes et toutes les couleurs. Ces fragments, charriés de la cime des montagnes par les nombreux affluents de la rivière, empierrent le sol à une profondeur de cinquante centimètres et même d’un mètre en certains endroits encaissés. On a beau, pour le besoin des grandes voies de communication ou la construction des murs de clôture qui partagent les propriétés, extraire de la grave des galets à pleins tombereaux, la mine entamée voit ses galeries comblées au premier orage, et le niveau primitif se rétablit. Il faut être né dans le pays, avoir le pied cévenol, habitué à tous les escarpements, à toutes les pierrailles, pour marcher facilement sur ces boules de grès, de basalte ou de granit. Nos pâtres qui, matin et soir, mènent leurs troupeaux se désaltérer aux eaux courantes de l’Orb, dansent, sautillent sur ce plancher roulant, mieux qu’ils ne seraient capables de le faire sur une surface parfaitement unie. Quant à nos moutons robustes, à nos chèvres vigoureuses et fortes, les hasards des bords de la rivière continuant pour eux les hasards de la montagne, ils ne s’en préoccupent en aucune façon. Que de fois n’ai-je pas vu deux boucs de compagnies différentes se prendre de querelle en pleine grave, et, se tenant debout, en équilibre, sur ce terrain qui fuyait, se cosser à qui mieux mieux sans la moindre glissade, le moindre trébuchement. Mais la grave, que bergers et troupeaux ne font que traverser, est le séjour habituel des lessiveuses. C’est là que ces femmes, vouées aux plus rudes besognes, ont en quelque sorte élu domicile. Non-seulement elles y passent la journée à étendre sur ces pierres lavées et relavées aux grands courants un linge qui ruisselle; mais souvent elles y viennent encore la nuit pour garder la meilleure place, la mieux exposée au soleil. Les contestations, du reste, sont fréquentes entre lessiveuses, et il n’est pas rare que ces femmes ergotées, solides du poignet, se prennent aux cheveux et se fassent voler la coiffe dans l’Orb. Ces batailles, qui n’ont rien d’homérique,—les héros d’Homère se taisaient en combattant et nos Cévenoles piaillent comme des brûlées,—éclatent d’ordinaire aux derniers soleils de l’automne ou aux premiers soleils du printemps, quand, chaque ménage soucieux d’avoir du linge blanc dans l’armoire pour l’hiver ou bien empressé de le remettre en état après la saison mauvaise, la grave se trouve envahie jusqu’au dernier galet. * * * * * Les lessiveuses des Aires, ce jour-là, n’avaient à se chamailler avec personne, car, sauf une douzaine de draps et de serviettes que j’apercevais à quelque distance et qui certainement n’appartenaient pas à la Combale, je ne voyais autour de moi que ces deux lettres se détachant en rouge: A. C., _Ambroise Combal_. —Allons, allons, ne mangez pas jusqu’à l’année prochaine, dit la mère de Liette, bousculant les femmes et les pressant de se remettre debout. Hardi! plions les chemises d’abord. Le soleil touche Caroux déjà, et l’humidité qui tombera bientôt ramollirait ma lessive. Ah! une lessive molle, que ça coûte d’empois!... _Monsieur_—elle désigna son mari par un geste où l’avarice mêlait je ne sais quel dédain—_Monsieur_ veut des cols raides pour aller faire le _ci-devant_ à son conseil municipal. Il est joli, ton conseil municipal, un tas de gens sans sou ni maille... Elle saisit une chemise de grosse toile de genêt et la plia, y promenant sa main osseuse comme un fer à repasser. M. le maire était un homme indulgent et bon: il ne répondit pas à sa femme, dont il connaissait l’intarissable loquacité; il se contenta, tandis que Liette et moi recueillions les mouchoirs de cotonnade à carreaux, de les empiler dans une corbeille. —Tu pourrais bien te donner la peine d’étendre ces mouchoirs, au lieu de les rouler en paquets, lui cria la Combale d’un ton agressif. Tu ne sais donc pas, toi, que le moindre de ces chiffons me coûte douze sous et que ça s’en va si vite, si vite!... Jésus-Maria! quels voleurs, tous ces marchands de Bédarieux! Au temps jadis, la toile durait; maintenant je ne sais plus comment va le monde, vous vous retournez, et votre toile est finie. Aussi faut-il avoir toujours de l’argent au bout des doigts.—«_Paye ceci, Combale; Combale, paye cela!..._» Elle tourna l’œil vers les lessiveuses. —Ne battez donc pas les draps si fort, vous autres! leur dit-elle. Et, reprenant ses jérémiades: —Je te dis, mon homme, que cette mairie où tu vas depuis tantôt six mois, nous ruinera. Miséricorde! à ton âge, à cinquante ans, entrer dans les grandeurs! Est-ce que c’est fait pour des paysans comme nous, les grandeurs! Écris donc au gouvernement qu’il nous laisse un peu de repos. Elle s’interrompit et tendit vers le couchant une nouvelle chemise. De nombreuses éraflures et quelques trous laissèrent passer le soleil. —Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, encore une là qui est bien malade, et pourtant il n’y a pas dix ans que je l’ai cousue de mes doigts... M. Combal, sans s’émouvoir, était passé des mouchoirs aux serviettes. Sa femme poursuivit ses doléances. —Autrefois, marmotta-t-elle, on ne voyait jamais chez nous le facteur de la poste. A présent, il y vient tous les jours porter un journal de Paris. Et c’est un morceau de pain par-ci, un verre de vin par-là! Ah ça! est-ce que les affaires du gouvernement me regardent, moi! Combien de sacs d’écus cela a-t-il rapporté à Simon Garidel d’être maire de la commune pendant dix ans et plus? Ne nous a-t-il pas avoué lui-même qu’il avait mangé pour le moins deux mille francs de son bien à porter l’écharpe?... Tiens, Combal, regarde là-bas ce pauvre homme, et compare sa lessive à la nôtre. Je vois cinq ou six malheureux draps, tandis que j’en ai vingt paires, moi, sur la grave. Et l’enfant des Garidel voudrait épouser notre fille! Oh! oh! les Garidel, doucement, n’allons pas si vite en besogne, il vous faut mon consentement pour faire réussir la chose, et je ne le lâcherai pas sans regarder au fond de votre besace, mon consentement. —Simon Garidel possède pour plus de vingt mille francs encore. C’est un joli denier cela, Combale, hasarda M. le maire. —Vingt mille francs! Je crois, mon homme, que tu fais bonne mesure à ces gens-là. Mais quand cela serait, notre fille n’aura-t-elle pas, un jour, mes châtaigneraies de Margal, mes oseraies de la rivière, mes prairies du ruisseau et nos deux maisons des Aires, une fortune de nonante mille francs au moins?... Ciel du bon Dieu! dire qu’il faudra abandonner tant de richesses à l’heure de la mort!... Elle eut un geste de dépit en articulant ces derniers mots. —Quand je pense tout de même, murmura-t-elle avec un désespoir amer et naïf, qu’on a beau travailler, employer toutes les sueurs de son corps à se ramasser un peu de subsistance, à la fin des fins nous devons en venir à chavirer dans le trou et à faire chanter M. le curé. Pour moi, je te préviens, Ambroise, je ne veux rien donner à Liette en la mariant; j’entends retenir mes terres de mes dix doigts jusqu’à l’extrême-onction. Que veux-tu? c’est mon plaisir. —Garidel se montre beaucoup moins exigeant que ne le serait un autre: en me demandant Liette pour Simonnet, il désire tant seulement que nous donnions à notre fille nos oseraies, le long de l’Orb. —Pardi! il est rusé, le vieux bonhomme, et surtout ses yeux y voient clair. Il ne réclame que le meilleur quartier de mon gâteau. Il n’aura rien. Réponds-lui cela de ma part. Liette restera fille. Après tout, quel besoin a-t-on de se marier? Le mariage! en voilà une sornette, par exemple! —Combale, dit M. le maire avec un calme indolent, ne te monte pas ainsi: nous causerons de tout cela à tête reposée... Allons, sois contente, voilà la lessive réussie et... —Ah! ce sont mes oseraies qu’ils reluquent, ces Garidel, continua vivement cette paysanne âpre, tout à fait incapable de se déprendre d’un sujet qui l’atteignait, la blessait à tous les endroits sensibles. Les oseraies sont à moi, c’est moi qui les versai avec tous nos lopins dans ta besace, car tu n’étais pas un gros monsieur, mon pauvre Ambroise, quand je te connus. Par ainsi ne me trouble pas les esprits avec ces affaires. Si les Garidel veulent des oseraies où donner de la besogne à dix vanniers ensemble, qu’ils en achètent. —Chut! femme, je t’en prie: voici Simon Garidel. * * * * * En effet, le père de Simonnet, abandonnant à son fils, lequel venait d’arriver sur la grave, le soin de recueillir le linge de sa lessive, s’avançait vers nous à pas lents. C’était un petit vieillard, aux traits creusés, sec, recroquevillé comme la feuille du noyer quand les vents de novembre la balayent à travers les gazons roussis par les premiers froids. Une chose seule frappait dans son visage, ramassis de rides s’entrecroisant à la façon des mailles serrées d’un filet: ses yeux enfoncés sous des sourcils buissonneux et d’une extraordinaire vivacité. —Bien le bonjour, Combale, bien le bonjour, dit le vieux Simon, tirant droit vers la mère de Liette et la saluant galamment. —Bonjour, se contenta de répondre celle-ci d’un ton bourru. Elle lui tourna les talons pour aller interpeller ses lessiveuses. Le vieux Garidel—il avait soixante ans, et un paysan est vieux à cet âge en nos Cévennes—marcha vers M. le maire. Celui-ci, qui manifestement voyait le père de Simonnet avec plaisir, se porta à sa rencontre. —Vous voilà donc, l’ami! lui dit-il. Et il lui serra la main, politesse peu en usage chez les gens de nos montagnes, mais dont l’ancien maire et le nouveau avaient sans doute contracté l’habitude dans leurs relations avec les autorités du département. Liette, qui, bien qu’occupée en apparence à retourner sur les galets quelques pièces humides de toile, n’avait pas perdu un mot de la conversation de ses parents, comme si la présence du père de Simonnet l’eût effrayée, prit son vol du côté de sa mère. Moi, je ne bougeai pas de ma place sur le baquet de savonnage, très appliqué à détacher l’écorce d’une amarine que la séve montante m’aidait à décoller facilement du bois, et à me fabriquer vaille que vaille de longs sifflets de berger. —Eh bien! Combal, nous ne pourrons donc jamais amener cette affaire à bonne fin? Tu le sais pourtant, l’amitié qu’ils ont l’un pour l’autre sèche nos enfants sur pieds. —Que voulez-vous, notre ancien maire, ma femme se met dans des états... —Quand la mienne vivait, je ne lui eusse pas permis de poser son _halte-là_ à l’encontre de mes décisions. Une femme—c’est le bon Dieu qui l’a voulu—n’est qu’une femme après tout, et un homme doit toujours rester un homme. —C’est vrai, Garidel; mais avec mon caractère, un esclandre me coûte. De quoi n’est pas capable la Combale! La connaissez-vous? —Si je la connais! Hélas! je la connais mieux que la mère qui l’a mise au monde. La Combale aime le bien, elle l’aime plus qu’elle ne t’aime, qu’elle n’aime sa fille, qu’elle ne s’aime elle-même, qu’elle n’aime la religion... Je ne suis pas indifférent à la terre: je l’ai tant travaillée! elle me donna tant de peine toute la vie! Vois, Combal, comme elle m’a fait vieux avant les ans!... Pourtant, quand il s’agit de Simonnet, je prendrais ta fille sans un sou. On a un cœur dans la poitrine, encore qu’on soit paysan. La voix de ce vieillard s’embarrassait. —Il est de fait que votre garçon est un homme robuste et vaillant. —Robuste! regarde donc sur la place du village, le dimanche, et dis-moi si tu découvres beaucoup de jeunes gens taillés en force comme Simonnet... Vaillant! tu connais ma grande prairie, celle qui avoisine tes oseraies de l’Orb? en un jour, Simonnet l’a fauchée tout entière. Quel ouvrier tu aurais en lui pour redresser ton bien, qui manque de bras! Tes arbres, le bois mort les dévore. Si tu savais comme mon enfant manœuvre la hache! Quand il la manie, c’est comme un tourbillon terrible qui vous passerait devant les yeux. —Garidel, soyez tranquille: ma femme pense trop à nos richesses; mais moi, je pense à Liette. Je veux que Liette soit heureuse, et votre garçon me plaît. Soyez tranquille, tout s’arrangera. —Quand? —Il ne faut qu’un peu de temps pour user les idées si mauvaises de la Combale. Je vous en prie, notre ancien maire, accordez-moi encore un peu de temps. —Voilà six mois que cela dure, mon ami. On jase déjà dans le village. Sais-tu que M. le curé, la semaine dernière, me dit une parole qui me fit cabrioler tout le sang:—_Garidel, il faudrait peut-être veiller sur votre garçon_!» Crois-tu que de pareils avertissements, on puisse les endurer en paix, quand on est honnête homme? J’ai considéré cela comme un affront, et, encore que je respecte M. le curé, je lui ai répondu dans ma colère: «—_Les coqs sont libres, à ceux qui ont des poules de les bien garder_.»—Alors ta femme refuse ses oseraies?... —Oui, je les refuse! glapit une voix aigre et criarde. Vous n’avez qu’à passer votre chemin, brave homme, on ne donne rien par ici. Garidel se retourna vivement. Il vit la Combale debout devant lui, les poings crispés, le teint plus que jamais injecté de bile, le dévisageant d’un regard haineux et cruel. La mère de Liette, devinant sans doute qu’un débat touchant ses intérêts s’agitait non loin d’elle, avait vivement expédié vers le village ses lessiveuses avec les corbeilles pleines et, marchant à pas de loup sur les galets, était venue surprendre l’entretien de ses ennemis. —Ah! vous voulez me dépouiller, vous autres! s’écria-t-elle furieuse et labourant la grave de son bâton. Vous ne vous êtes pas levés assez matin, les amis, pour m’arracher la chemise de sur les os. Si mes oseraies vous font envie, moi, je les garde. M’entendez-vous, Simon Garidel? C’est vrai, j’étais un peu sur les ans quand j’épousai mon homme, mais je lui apportai tout, tout, le pain, le vin; et ce que je reçus de mes parents au baptême, je le conserverai jusqu’au suaire par amour pour mes parents défunts... —Mais Combale..., interrompit le père de Simonnet. —Allez, allez, bâtissez des plans. Moi, je suis sûre, avec mes ongles et mes dents, de venir facilement à bout de toutes vos manigances. Est-ce une raison, parce qu’on a une fille qui marche sur ses dix-huit ans, de se mettre à son dernier sou? —Alors, Liette ne se mariera point? demanda M. Combal d’un ton où perçait je ne sais quel emportement contenu. —Elle est donc bien malheureuse à la maison, notre pauvre fille! Que lui manque-t-il à cette mijaurée, qui boit, mange, batifole, ne fait œuvre de ses dix doigts de la journée, et n’a pas l’air de se douter que toute créature en ce monde doit travailler pour se nourrir? —Eh bien! si tu ne veux pas que notre Liette se marie, je le veux, moi! s’écria M. le maire d’une voix ferme. La Combale était peu habituée aux coups d’autorité de son mari. Elle hocha la tête orgueilleusement, et, le regardant avec une curiosité aussi dédaigneuse qu’insultante: —Toi, mon homme, toi! se contenta-t-elle de dire. Ses lèvres minces se contractèrent, ses dents longues apparurent, et un rire amer, rauque, diabolique, cingla M. le maire à la face comme un coup de fouet. Ambroise Combal, par un geste de menace, leva la main sur sa femme; mais Garidel, s’interposant, lui retint le bras. —Assez, assez, murmura le vieux paysan épouvanté, qu’il ne soit plus question de rien entre nous. Mon fils ne vous convient pas, Combale? Je ne suis pas en peine de lui, et je le garde. Juste à ce moment, Simonnet, avec une corbeille de linge sur la tête, passait à quelques pas, regagnant les Aires à grandes enjambées. —Bonsoir, la compagnie! ajouta Garidel. Incontinent, il tira vers son garçon. * * * * * Qu’allait-il se passer désormais entre la Combale, toujours hérissée comme une louve forcée par les chiens, et son mari, en proie à une colère d’autant plus formidable qu’elle était plus silencieuse et plus concentrée? Ne me faudrait-il pas assister à quelque horrible bataille parmi les galets roulants de la grave? L’effroi me prit à mon tour, et, du baquet de savonnage, me glissant presque à quatre pattes vers les osiers rameux, je m’esquivai prudemment. VIII La Combale déclare que Simonnet est du bois dont sont faits les hommes, et que ce bois est dur. Je ne tardai pas à rejoindre Garidel et Simonnet. Les deux paysans allaient devisant avec calme le long du sentier, où la nuit tombante projetait des ombres profondes, interrompues çà et là par de rares rayons d’adieu. —Tu pars aussi, toi, mon garçonnet? me demanda le vieux Simon d’un ton affectueux. —La Combale me fait peur, répondis-je. Simonnet se retourna. —Elle a donc été méchante pour toi également? s’informa-t-il. —Elle ne m’a pas regardé. Mais, tout de même, je n’étais pas à mon aise, et je retourne à Saint-Michel. On fit quelques pas sans échanger une parole. Tout à coup, Simonnet posa sa corbeille sur le sol et mit une main amicale sur l’épaule droite de son père. Le vieux, saisi, demeura immobile au milieu du chemin. —Enfant, que veux-tu de moi? demanda-t-il, regardant son fils avec inquiétude de la tête aux pieds. —Oh! un service, père, un grand service! balbutia celui-ci. —Est-il quelque chose, en ce monde de la terre, que je ne sois capable d’entreprendre pour mon Simonnet! —Père, Liette est riche; mais supposons: si elle était pauvre, me refuseriez-vous de la prendre pour femme? Garidel ne répondit pas. Le jeune homme reprit: —Quand vous épousâtes ma mère,—que le bon Dieu ait son âme au ciel!—quand vous épousâtes ma mère,—elle me le raconta cent fois,—elle n’avait rien, ni vignes, ni olivettes, ni châtaigneraies, ni prairies d’aucune sorte, et pourtant, la trouvant à votre goût, encore que vous eussiez du bien au soleil, vous la prîtes avec plaisir. Le vieillard, bouleversé par l’émotion qui lui remplissait le cœur, laissait aller sa tête à droite, à gauche, par un balancement qui traduisait toutes ses indécisions, et restait muet. —Mon père, poursuivit Simonnet, incapable de se contenir, avez-vous été heureux, tout le temps que vécut notre chère défunte? —Oui, bien heureux, murmura Garidel avec effort. Et de grosses larmes, rondes comme des gouttes de pluie, arrosèrent ses joues desséchées. —Ainsi en sera-t-il de moi, si vous le voulez! s’écria Simonnet, en proie à une passion qui ne lui permit pas de mesurer ce qu’il y avait de cruel pour son père dans les souvenirs qu’il évoquait. —Mais, mon pauvre garçon, dit Garidel après s’être longuement essuyé les yeux, Ambroise Combal a sa fierté, et il ne voudrait pas marier sa fille sans lui mettre quelque chose dans le tablier. —Qu’il donne ce qu’il voudra, je n’y regarderai point. J’aime Liette! —Savons-nous, d’ailleurs, si la Combale n’a pas dans l’idée de bailler à sa fille un mari plus riche que toi? —Puisqu’elle refuse de compter à Liette tant seulement un denier le jour de ses noces, les maris ne s’abattront pas ici par troupes, comme les grives en novembre pour se faire plumer. —Sans doute. Mais la petite _aura de quoi_ à la mort des siens, car la Combale a beau s’accrocher à son bien, elle ne l’emportera pas avec elle au cimetière, derrière l’église, et quelque galant patient et rusé... —Un galant! Je voudrais bien qu’il en vînt rôder quelqu’un aux Aires! Simonnet laissa échapper un geste furibond. —Enfin, voilà assez de raisonnements en l’air, ajouta-t-il avec une accentuation rude, où perçait je ne sais quelle impétuosité farouche. Mon avis est qu’il faut aller trouver la Combale et lui dire tout uniment ceci: —«_Nous prenons Liette avec sa coiffe tant seulement et son jupon_...» —Comme la jeunesse a la tête au vent! s’exclama le vieux Garidel. Jamais aucun souci du lendemain. —C’est comme ça, la jeunesse. —Et s’il te vient des enfants après ton mariage, _nigaudinos_? —Des enfants de Liette et de moi! s’écria Simonnet devenu fou soudain, complétement fou... Des enfants de Liette et de moi! répéta-t-il égaré... Ah! mon Dieu!... Il chancela. Son père alarmé le saisit. —Et vous croyez, dit-il, se dégageant de l’étreinte du vieux et reprenant équilibre sur ses jarrets raffermis, et vous croyez que, si le bon Dieu nous envoyait des enfants, à Liette et à moi, je ne serais pas capable de les nourrir? Mais alors, mon père, vous ne connaissez pas mon courage! Vous ne m’avez donc jamais vu aux champs? Gardez le bien que vous avez gagné, il vous appartient, je n’en veux pas, et soyez sûr, comme il existe un ciel de l’autre côté de la vie, que ma famille ne manquera jamais de pain... Des enfants à nous! Ah! ce n’est pas deux bras que j’aurai pour gagner la vie à ces anges de ma Liette, mais dix, mais vingt, mais cent. Nous verrons bien quelle terre me résistera, et si je ne parviendrai point à rassasier ma couvée... Il s’arrêta, épuisé. —Allons, viens. Nous parlerons de tout cela chez nous. Et, oubliant la corbeille pleine, il essaya pour l’entraîner de saisir les deux mains de son fils. Mais celui-ci les lui refusa avec obstination. —Non! non! fit-il, reculant. S’il vous plaît d’aller manger la soupe, allez-y. Je ne vous suis point: le malheur me remplit assez l’estomac, à moi. —Pauvre enfant! marmotta Garidel d’une voix si basse que je l’entendis à peine. Puis, saisissant enfin les mains qu’on lui refusait: —Que ta volonté soit faite, Simonnet! dit-il. Les Combal sont encore à la grave; allons au-devant d’eux. J’avais écouté cette courte scène dans une sorte de stupeur. Les emportements de Simonnet, la violence de ses paroles me confondaient. Quoi! Simon Garidel permettait à son fils d’élever si haut la voix devant lui! Je n’en revenais pas, moi qui osais à peine regarder mon père, et qui, loin de lui résister, me fusse blotti en un trou de souris quand il manifestait sa volonté. Cette disposition singulière où je me trouvais ne me laissa pas la liberté de suivre les deux paysans qui dévalaient vers la grave, car le chemin incline à cet endroit. Ne sachant mieux faire, je m’assis à côté de la corbeille pleine de Simonnet. * * * * * Cependant, mon œil, qui de ce point élevé pouvait se porter indifféremment, à droite sur les toits rouges du village, à gauche sur les lignes des grands arbres bordant la rivière, ne se détacha pas un instant du vieux Garidel et de son fils. Je les voyais, tantôt traversant des marges lumineuses, car dans l’écartement des hauts peupliers, bien que le soleil eût versé violemment derrière Caroux, le ciel incendié lançait de splendides reflets, tantôt s’engouffrant dans les ombres noires des massifs que les lueurs mourantes n’avaient pu pénétrer. Soudain, dans le silence qui m’enveloppait et commençait à m’effrayer, s’éleva le glapissement aigu de la Combale. La guerre allait-elle toujours son train? Convaincu qu’il ne pouvait rien m’arriver de fâcheux, quand les Garidel doublaient M. le maire, je m’élançai à toutes jambes. Mes oreilles avaient ouï juste. C’était bien la mère de Liette qui pérorait, pérorait, pérorait. Je dois le reconnaître pourtant, bien que sa voix conservât toujours des notes criardes, le ton général s’en trouvait singulièrement apaisé. Les propositions désintéressées de Simonnet avaient-elles touché la vieille, et son avarice était-elle à bout d’arguments?... —Oui, oui, Garidel, disait-elle, vous êtes un homme de sens, et le travail, je le sais, ne fait pas peur à votre garçon. Malgré tant de qualités, vous me laisserez le temps de réfléchir un brin, je pense. Le mariage est plus large que le ruisseau de Lavernière, et je veux que Liette pèse la chose, avant de passer cette rivière où tant d’autres se sont noyées. Ah! quand on est de l’autre côté de l’eau avec une bague au doigt, bonsoir! il faut demeurer avec son homme, serait-il aigre comme une cerise à Pâques ou comme un raisin à la Saint-Jean. Voilà le sort des femmes ici-bas? —Vous savez bien, Combale, que Simonnet... interrompit Garidel. —Il est du bois dont sont faits les hommes, et ce bois est dur... Mais parlons sérieusement: Liette ira habiter avec vous, dans votre maison? —Certainement. —Vous la nourrirez? —Avec ce que nous aurons de meilleur: des choux, des châtaignes, du lard, quelquefois une bête de la basse-cour. —Vous la vêtirez? —Il y a des marchands d’étoffes à Bédarieux, et nous ne craindrons pas de leur montrer la couleur de notre argent. —Et vous ne me demanderez rien? —Rien! s’écria Simonnet, plus empressé que son père. La vieille paysanne écarquilla ses yeux et regarda dédaigneusement le jeune homme. Puis, frappant sur le bras à Garidel: —Répondez-moi donc, vous: les enfants sont les enfants, ils ne s’entendent nullement aux affaires. —Pas un sou ne sortira de votre poche, Combale, murmura le vieux. —Bon, bon! vous êtes du brave monde tout de même... Oh! pour du brave monde, il n’en existe pas de pareil aux Aires, et, si je ne dis pas oui, je ne dis pas non. On verra... On s’arrangera... Le temps est un grand maître... Nous étions arrivés à la corbeille; Simonnet, la saisissant derechef, se la planta sur la tête. On marchait dans le plus profond silence. Le seul bruit désormais qu’on entendît était celui du bâton de la Combale, frappant à intervalles égaux de petits coups secs sur le sol. Bientôt nous perçûmes les roulements clairs et vifs du ruisseau de Lavernière, lequel, aux approches du village, ayant à sauter par-dessus des roches élevées, bondit en cascatelles joyeuses au milieu des osiers blancs et des ajoncs aux feuilles longues et pointues comme des épées. Nous avancions, chacun en proie à sa pensée intime et retenant toujours sa langue au nid. Nous touchâmes au bout du ruisseau. Là, je retrouvai le carrefour où, le jour du départ de mon oncle, nous nous étions embrassés, Marianne et moi. Je crus, dans les creux du gravier, discerner encore les traces fraîches des pas de la vieille gouvernante, et je me plus à y poser mes pieds d’enfant avec je ne sais quel enthousiasme ému qui me bouleversait le cœur. Nous franchîmes le courant sur les hautes passerelles de pierre, les Garidel en avant, puis les Combal, moi le dernier, sentant, avec la nuit qui déjà enveloppait toutes les formes de ses ombres, mon âme, ma jeune âme tendre et affectueuse, habituée à toutes les caresses du presbytère, se noyer en une mélancolie dont il m’était impossible de déterminer clairement l’objet. —Bonsoir, les amis, bonsoir! dit la Combale, tirant tout à coup vers sa maison, située en amont du ruisseau, tandis que les Garidel faisaient mine de gagner la leur, bâtie tout à fait en aval, au milieu d’une prairie, derrière un rideau de frênes et de peupliers. —Bonsoir! répondit le père de Simonnet, essayant d’entraîner son fils, lequel, immobile, regardait M. le maire, ne finissait pas de le regarder. —Attendez! s’écria le trop taciturne M. Combal. —Qu’allez-vous faire, mon homme? interrogea la mère de Liette levant un visage refnogné. —Les jours de lessive, reprit M. le maire, sont dans nos ménages villageois des jours de réjouissance et de fête. C’est chez nous une coutume de la plus grande ancienneté. Pourquoi, ce soir, ne souperions-nous pas tous ensemble, puisque aussi bien nous sommes sur le point de nous entendre et que les accordailles sont à peu près conclues. —Rien n’est conclu, interrompit la vieille, rien n’est conclu de définitif. J’ai demandé le temps de me retourner, avant de dire à Liette:—«_Arrange ton paquet et va-t’en chez les Garidel_.» Crois-tu, par hasard, Ambroise, qu’on se dépouille de sa fille comme ça au pied levé, sans se donner une minute pour faire des réflexions? Moi, je veux peser le fort et le faible avant de poser _ma croix_ sur le contrat. —Réfléchis jusqu’à la fin du monde, femme, si cela te plaît. Mais je ne vois pas là une raison pour que les Garidel ne soupent pas avec nous. —Des raisons! il te faut des raisons? Eh bien, je suis lasse de tenir table ouverte pour tout le monde que tu gorges chaque jour avec mon bien. Une fois c’est le facteur de la poste, une autre fois la ribambelle des conseillers, puis des gens de la mairie de Bédarieux qui viennent voir _M. le maire des Aires_! Ne m’a-t-il pas fallu, cet hiver, mettre toute ma cuisine en branle pour recevoir M. le sous-préfet de Béziers? Ce repas m’a coûté plus de quinze francs de bel et bon argent. Jésus-Dieu! quand je pense à ces trois écus qui sont sortis de ma bourse et que je ne rattraperai plus... —Combale, intervint le vieux Simon avec une tristesse pénétrante, nous n’avons plus de femme, hélas! à la maison, mais notre pot y bout tout de même. Du reste, Simonnet, qui s’entend si bien à retourner la terre, s’entend également à fricoter les victuailles. —Tenez! aujourd’hui, j’ai tué deux poulets de notre basse-cour, interjeta vivement le jeune homme, et, avant d’aller à la grave, je les ai portés chez notre voisine la fournière pour les faire rôtir. —Deux poulets! s’écria la Combale avec une sorte de saisissement, deux poulets! Ah! quel monde vous êtes, Seigneur du ciel! Vous mangez donc comme ça votre volaille, vous autres? Ces poulets, vous les auriez vendus trois francs au marché de Bédarieux. Et, se retournant vers son mari: —Combal, ce n’est pas chez nous, ce soir, qu’on fait liesse, c’est chez les Garidel. Moi, je n’ai qu’une soupe de _châtaignons_ à te donner, et ce n’est pas une soupe de roi. —Ta femme a raison, mon ami, dit le vieux Garidel. Viens avec nous. Simonnet plus que jamais tenait les yeux attachés sur M. le maire. —Non, non! répliqua celui-ci d’un ton ferme. On soupe chez nous ce soir. Je l’ai dit et je ne m’en dédis point. Nous avons aussi une basse-cour, nous autres, où les ouailles sont en quantité. —Je te conseille de toucher à mes bêtes, toi! cria la Combale d’un ton menaçant. —Mais puisque nos poulets sont au four, insinua Simonnet, je pourrais bien aller les chercher, avec d’autres choses que nous avons là-bas..... Que pensez-vous de mon idée, Combale? Je porterais aussi quelques bouteilles de notre vin... —Je pense, répondit la vieille, apaisée, que je n’ai rien à la maison pour vous recevoir tous, et que, si tu trouves des provisions, toi... Avant qu’elle eût fini de parler, encore que la corbeille lui pesât lourdement sur la tête, Simonnet était parti comme un trait. Nous défilâmes à travers les rocailles qui, aux environs des Aires, dominent le ruisseau. La Combale, peu satisfaite dans le fond, ne cessait de marmotter entre ses dents: —Mais si ces Garidel ouvrent leur sac si largement devant leurs bouches et les bouches étrangères, le sac verra bientôt la dernière miette passer par-dessus les bords. Que restera-t-il alors? la toile, c’est-à-dire rien, absolument rien... Ah! malheur à ceux qui, dans leur jeunesse, s’oublient à manger le pain tendre; dans les vieux ans, il faudra mordre au pain dur, et on ne pourra pas, parce que nos dents tombent avant que nous soyons tombés... Le proverbe le dit d’ailleurs:—«_Après blanc pain, pain bis ou faim_...» Miséricorde! et Liette irait faire ménage avec ces gens prodigues, qui ne savent pas qu’un sou est un sou, et qu’un écu, quand nous avons le bonheur de le posséder, nous devons, pour qu’il ne nous échappe, l’enfermer sous trente-six clefs. L’argent, ça roule si vite! c’est tout rond..... Enfin, on mangera leurs poulets, puisque aussi bien ils sont morts à cette heure et rôtis; on boira leur vin, puisque le voilà sorti de la cave; mais pour ma fille... Liette parut sur le perron. —Tout le linge est aux armoires, mère, dit-elle. —Il faut que je recompte les pièces, moi! répondit la vieille, gravissant les degrés. Simon Garidel faisait encore des façons. M. Combal lui prit le bras, et ils montèrent à leur tour. * * * * * Personne ne s’étant occupé de moi, je demeurai seul au bas du perron, l’esprit perplexe, l’âme troublée. Tout à coup la porte de la maison se ferma. Évidemment on ne me voulait pas, on me renvoyait. Je m’assis sur la dernière marche, autant affligé de l’oubli où l’on me laissait, qu’effrayé de la nuit qui s’épaississait à vue d’œil. Déjà je ne distinguais plus les massifs touffus de noisetiers qui, semblables à un courant de verdure, dégringolent du haut de la montagne, accompagnant le ruisseau de Lavernière à travers ses paresseux méandres, bondissant avec lui en cascade de feuillages aux endroits où l’eau se précipite de la cime des rochers, puis le suivant en droite ligne sur une arène paisible jusqu’à la rivière d’Orb. Que devenir au milieu de ces ténèbres? Aurais-je le courage de remonter vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies désertes et noires? Découvrirais-je seulement le sentier que je devais suivre, perdu dans cette obscurité, dans cette horreur? Ma foi, j’essaierais de frapper à la porte des Combal, ainsi que je l’avais fait le matin. La peur me poussant comme une main invisible cachée dans les ténèbres, je montai et posai un doigt tremblant sur le loquet. En ce moment, la voix de Baptiste emplit de ses éclats bruyants, prolongés, la solitude où je sentais mon âme, mon cœur, tout mon être physique et moral se dissoudre en quelque sorte et s’anéantir. Qui sait? peut-être Barnabé venait-il d’entrer dans l’écurie. Je bondis vers la porte à claire-voie. IX Ma fureur quand Liette m’embrasse, croyant embrasser Simonnet. N’y voyant goutte, c’est à tâtons que je dus me diriger vers Baptiste. Quant à lui, il poursuivait sa chanson aux notes larges, aux roulades saccadées. —Tu es donc bien content, toi? lui dis-je, le saisissant aux naseaux pour lui rabattre le caquet. Il se tut, et sa langue moelleuse et douce me lécha délicatement les mains. Je n’étais plus autant effrayé: Baptiste me touchait, puis j’entendais les ruminements lents et cadencés des mulets de M. Combal. «Au fait, pensai-je, si personne ne songe à venir me chercher dans cette écurie, pourquoi ne me résignerais-je pas à y coucher sur une botte d’esparcette, en quelque coin isolé? Les pâtres ne dorment-ils pas dans les étables, au milieu de leur bétail?» En faisant ces réflexions pleines de cet effarement que l’isolement et la nuit provoquent chez tous les êtres faibles, en particulier chez les enfants, j’avais dénoué la longe de cuir qui retenait Baptiste à la mangeoire et l’avais conduit jusqu’à la porte de l’écurie, contre la claire-voie grande ouverte. Pourquoi avais-je délié ma bête? Je n’en savais rien. Je menai l’âne près du perron des Combal, et là je l’enfourchai sans plus ample délibération. Allais-je partir au galop? Point. Je demeurai vissé sur ma monture, immobile, prenant un plaisir aussi véritable qu’il me serait difficile de l’expliquer à sentir Baptiste entre mes jambes, à l’entendre renâcler de temps à autre, à le voir, à lui caresser l’encolure de mes deux mains. Je n’étais plus seul! Brusquement, les choses obscurcies reparurent à mes yeux, sous une lumière dont les ondes grises et blanches descendaient de Saint-Michel. J’attendis tout haletant. La lune se levait du côté de l’ermitage, derrière les masses monstrueuses des châtaigniers; je distinguai, à travers les rameaux que ses rayons timides pénétraient doucement, d’abord ses yeux, puis son nez, puis sa bouche, enfin toute sa large face ronde splendidement épanouie. Au même instant, les noisetiers de Lavernière, morts, ensevelis, ressuscitèrent, et, par intervalles, l’eau du ruisseau se montra luisante et polie comme un miroir. «Nous trouverions bien notre route à présent!» Et mes talons frisaient déjà le poil profond de Baptiste, prêts à s’y enfoncer, quand la porte des Combal s’ouvrit tout en haut du perron. Liette parut. —Que fais-tu là sur ta bête? me demanda-t-elle. —Je pars pour Saint-Michel... J’attendais la lune pour y voir. —Comment, tu ne soupes pas avec nous? —On ne me l’a pas dit. —Je te le dis, alors. Elle me retira les rênes, que j’avais ramenées au moment de lancer Baptiste. —Descends, descends! me répéta-t-elle. Je sautai sur le sol. —Oui, lui dis-je, à toi, tout t’est égal, maintenant que tu es sûre d’épouser ton Simonnet. Mais pour moi, c’est différent... Si Barnabé m’attend là-haut?... —Il t’attendra, pardi, le Frère! fit-elle, montrant l’étable à Baptiste, qui s’y précipita tout joyeux. Négligeant la porte à claire-voie, la jeune fille ferma la porte pleine de l’écurie. —A propos... me souffla-t-elle, se penchant vers moi au point que ses cheveux toujours au vent me dansèrent sur le front. Elle s’arrêta. —Que veux-tu? —A propos... reprit-elle d’une voix si faible que, par un mouvement instinctif, renversant ma tête, je collai presque mon oreille contre ses lèvres. Encore une fois, elle n’osa pas. —Enfin, parleras-tu? Nos poitrines étaient si rapprochées l’une de l’autre, que j’entendais son cœur battre distinctement. C’était comme le tic-tac de la pendule de mon oncle, seulement le balancier de Liette marchait plus vite. Elle me passa son bras droit sur les épaules par un geste caressant, familier, et je la suivis dans le chemin étroit qui va en pente vers le ruisseau. Où me conduisait-elle? —Je compte bien que tu ne me mènes pas à la grave à cette heure? lui dis-je. —Oh! non. —Alors, où? —Tu étais là, toi, lorsque Simonnet et son père ont parlé à mes parents? —Je crois bien! Je n’ai pas perdu une parole. —Et que leur ont-ils raconté? —Simonnet demande que tu deviennes sa femme, et Garidel, tout en se faisant tirer un peu l’oreille, a fini par appuyer son raisonnement. —Ah! je les aime bien tous les deux! —Simonnet d’abord? —Oui, Simonnet d’abord... répondit-elle avec simplicité... Et les miens, qu’ont-ils dit? —Pour ta mère, elle ne veut rien te donner, et ton mariage ne lui agrée en aucune façon. Mais ton père a manqué se fâcher, et il t’accordera Simonnet. Le bras droit de Liette eut une crispation; sans que j’y fusse pour rien, mes joues allèrent droit à la portée de ses lèvres. Elle me baisa. —Mon père est bon comme le bon Dieu du ciel! murmura-t-elle avec un enthousiasme qui la faisait vibrer tout entière. C’est lui sans doute qui a invité les Garidel à souper chez nous? —Assurément il ne faut pas accuser la Combale de cette bonne action: elle est bien trop avare! —Et Simonnet est allé chercher des poulets? —Votre soupe de _châtaignons_ aurait-elle suffi à tout le monde? Pour moi, je ne l’aime pas, la soupe de _châtaignons_, je t’en préviens. Elle se pencha pour couper une fleur d’ajonc. Elle me la donna d’un air distrait. —Que veux-tu que je fasse de cela? lui dis-je étonné. —C’est vrai! murmura-t-elle en me la reprenant et la lançant dans le ruisseau. Puis elle ajouta négligemment: —Parfois, il me semble, me promenant avec toi, que je me promène avec Simonnet, et que tu es Simonnet. —Tu te trompes: je suis le neveu de M. le curé! m’écriai-je, humilié qu’on pût me confondre avec un paysan. —Simonnet est grand et tu es petit; Simonnet est fort et tu es faible; Simonnet m’aime, et toi... tu ne sais pas ce que c’est. —Tant mieux, ma foi, si t’aimer devait me faire mettre en colère contre mes parents! répliquai-je d’un accent naïf et convaincu. —Simonnet s’est donc mis en colère contre son père? —Ah! je t’en réponds. Il lui a corné aux oreilles qu’à tout prix il voulait être ton homme, qu’il ne lui demanderait pas miette de son bien pour se marier, qu’il travaillerait pour nourrir ses enfants... —Ses enfants? —Les enfants qu’on a quand on est marié, parbleu! Liette, qui me retenait toujours aux épaules, me ramena à elle et m’embrassa de nouveau. —Ah ça! lui dis-je, fâché et me dégageant, tu me prends donc encore pour Simonnet? —Que veux-tu? ce baiser m’est venu aux lèvres: il me fallait bien le donner à quelqu’un... J’eusse mieux aimé le garder pour Simonnet, mais je n’oserai jamais avec lui ce que j’ose avec toi... —Il t’aime pourtant, ce garçon, tandis que tu ne m’es de rien, à moi. —C’est peut-être pour cela que je n’ose pas... Puis, si quelqu’un nous voyait!... Je la regardai, ébahi; mais il me fut impossible d’apercevoir son visage, tant elle tenait la tête inclinée sur sa poitrine. * * * * * La lune, dégagée des branchages des arbres, en pleine marche dans un ciel sans nuage criblé d’étoiles petites et pointues, répandait sur les campagnes tranquilles sa lumière égale et douce. Non-seulement les noisetiers, un moment engouffrés dans les ténèbres, avaient repris forme et couleur, mais aussi les saules et les osiers. On entrevoyait au bord de l’eau jusqu’à des touffes de germandrées, puis, parmi les fentes des roches, des rameaux vivaces de bruyères pourpres. L’air, d’une limpidité extrême, nous découvrait les maisonnettes du village, éparpillées çà et là capricieusement. Nous les eussions comptées une à une, s’il nous en eût pris fantaisie. Cependant nous marchions toujours, Liette, que j’avais connue enjouée, folâtre, pour la première fois de sa vie méditative et grave; moi, fidèle à mon caractère expansif en dépit d’une sorte de mélancolie native, parlant beaucoup et me démenant davantage, maintenant que j’avais reconquis la liberté complète de mes jambes et de mes bras. Enfin nous nous arrêtâmes. Nous étions sur la place du village. Préoccupé du gîte que je pourrais choisir, si je venais à me brouiller avec le Frère, je jetai les yeux sur la maison de M. Anselme Benoît. Les volets verts en étaient hermétiquement clos. Le médecin, selon son habitude, galantisait à la ronde. Mon regard s’égara dans la large rue qui aboutit à l’église. L’église était ouverte. Quelques paysans, quelques paysannes y entraient pour réciter leur prière du soir. «Comment, on priait, quand mon oncle n’était plus là dans sa grande stalle de noyer!» Je vis, s’appuyant à la haute muraille de l’église, notre pauvre demeure lézardée, la cure, d’où tout le monde s’était enfui. Mon Dieu! que la maison de mon oncle me parut triste! J’en détournai vivement les yeux et me suspendis au bras de Liette, craignant de défaillir encore une fois et de tomber. —Qu’as-tu? me demanda-t-elle. —Si nous rentrions chez toi? Elle leva la main et me désigna le four communal, qui occupe le milieu de la place des Aires. —Entres-y, me dit-elle, et informe-toi si les poulets rôtissent. Quelqu’un avait entendu la voix de la jeune fille, car, incontinent qu’elle eut parlé, un homme parut à la porte du four. Cet homme ne fit qu’un bond et se trouva auprès de nous. C’était Simonnet. —Une minute tant seulement, dit-il, et tout est prêt. Puis, saisissant Liette de sa main droite et moi de sa main gauche: —Venez, venez! Il nous entraîna. Simonnet tira à lui la lourde porte de granit qui clôt le four. Quatre poulets, saupoudrés de mie de pain, crépitaient en deux grands plats de faïence. Le ton de leur peau, d’un jaune d’or, annonçait que la cuisson de ces bêtes allait arriver à point. —Eh bien? interrogea le jeune homme, nous regardant d’un air satisfait. —C’est trop, cela, répondit Liette. Simonnet referma le four. —Il fait bien chaud ici, fit-il, nous ressaisissant une main à l’un et à l’autre. Sortons. * * * * * Le four communal des Aires est une vaste rotonde décrépite, ruinée. D’énormes verrues de mousse verte parsèment les vieilles murailles, et plus d’une giroflée a pris racine dans les crevasses où le vent a pu déposer un peu de terre dans le courant des années. Un perron, large assise de pierre à peine équarrie sur lequel on hissa en retrait ce monument rustique, troué çà et là comme le sarrau usé d’un paysan, fait saillie tout autour du four communal, et offre un siége naturel aux commères, qui y passent de longues heures à dégourdir leurs langues, tandis que cuisent les fougasses et le pain. De là partent les médisances, les disputes, les haines, tout ce qui agite, trouble, passionne le village, le fait rire ou le fait pleurer. Simonnet nous montra ce large perron lustré par les jupons rudes des paysannes et brillant sous la lune comme une glace. Nous nous assîmes tous les trois, lui occupant la place du milieu. Tout à coup, le jeune paysan lâcha ma main, mais continua à retenir celle de Liette. Je remarquai même que, renflant ses dix doigts, il gardait la mignonne menotte de la jeune fille avec la même attention, la même délicatesse du toucher, les mêmes précautions minutieuses que s’il eût tenu prisonnier un chardonneret ou un rossignol. Quant à Liette, elle ne bougeait, ne soufflait mot, se laissant faire, prenant plaisir à ce jeu où je ne comprenais rien. Du reste, leur attitude à tous deux était des plus singulière et provoquait chez moi le plus parfait étonnement. J’avais cru qu’en nous attirant si vite au dehors, Simonnet avait quelque chose d’intéressant, de curieux à nous raconter, une histoire comme Barnabé en savait par centaines; et voilà que, silencieux autant que Liette, il demeurait bec cousu, mangeant la jeune fille de ses deux grands yeux affamés, et capable seulement de frapper en cadence la pierre du perron avec les talons de ses souliers. A la fin des fins, je m’ennuyais horriblement, moi, à les contempler, et je me levai. —Où t’en vas-tu? me demanda Liette. —Ah ça! crois-tu que je m’amuse beaucoup avec vous? Vous êtes là muets comme des truites de l’Orb, et vous passez tout le temps à vous regarder à l’égal de gens qui ne se seraient jamais rencontrés. —Mais, pétiot, quand on doit se marier, il faut bien se regarder, dit Simonnet. —Se regarder!... Et pourquoi? Il hésita. —Pour se voir, répondit-il... Moi, bien que je connaisse Liette, il me semble que je la vois pour la première fois de la vie. Elle est toute nouvelle pour moi. Quels jolis yeux elle a! quel front et quelles joues, plus blancs et plus roses que la fleur de nos amandiers! quelle bouche, plus rouge qu’une fraise mûre sous bois! quels cheveux!... —Oh! pour les cheveux, interrompis-je, n’en parlons pas; Liette ferait mieux de les peigner souvent et d’y mettre de la pommade, que de les laisser ainsi flotter sur son visage. Regarde-la donc, Simonnet, elle est tout éborgnée, les mèches lui retombent jusque par-dessous le menton. La jeune fille, en effet, se sentant rougir aux compliments enthousiastes du jeune homme, avait fait un simple mouvement de tête, et sa chevelure indomptée, se dénouant, s’était abattue comme un voile sur ses traits. Simonnet leva une main tremblante. Il voulait écarter le nuage vaporeux qui lui cachait Liette. Celle-ci ne résista pas; je crois même que, pour faciliter l’amoureuse envie, elle se pencha vers lui légèrement. —Et si vous vous embrassiez? leur dis-je, devinant à je ne sais quel mouvement obscur de mon cœur que j’allais leur faire plaisir. Le jeune paysan robuste la souleva dans ses bras comme une plume. Incontinent deux baisers sonores réveillèrent les échos du four. —A propos, m’écriai-je, et les poulets? —Ah! mon Dieu! dit Simonnet. —Ah! mon Dieu! répéta Liette. Il était juste temps d’accourir pour retirer les bêtes, car du jaune doré elles étaient en train de passer au jaune noir. On atteignit, sur une haute étagère, la large pelle à désenfourner et on ramena les poulets vivement. * * * * * Nous nous arrêtâmes quelques secondes dans la maison des Garidel, afin d’y prendre les dix litres de vin que Simonnet, très-soucieux de plaire à la Combale, avait préparés d’avance pour notre souper; puis nous remontâmes les marges gazonnées du ruisseau. X Vive le vin des accordailles! La soupe de châtaignes sèches, de _châtaignons_, est, aux Cévennes, le plat de résistance de la plupart des ménages rustiques. Ça coûte si peu, et c’est si commode à préparer! Deux ou quatre poignées de châtaignes au fond d’un vase, de l’eau par-dessus, puis vous laissez bouillir trois heures environ. Au bout de ce temps, vous obtenez un bouillon roussâtre de couleur, légèrement gluant et très sucré. Chez les paysans aisés, il n’est pas rare que, sur les tranches de pain destinées à recevoir cette rosée bienfaisante, on répande une jatte de lait, le lait se mariant très-agréablement pour le goût avec l’eau des _châtaignons_. Mais ces hautes fantaisies culinaires demeurent absolument inconnues du pauvre, qui boit son bouillon tel que sa marmite le lui verse et ne s’en porte pas plus mal. Quand nous entrâmes dans la cuisine, les bras chargés de victuailles, tout le monde était assis autour de la table, en train de dépêcher la soupe traditionnelle, où du reste la Combale n’avait pas laissé tomber la moindre goutte de lait. —Et vous oserez, s’écria cette femme hargneuse, avisant les poulets aux mains de Simonnet, et vous oserez manger cela, un vendredi, chez moi? —Réfléchissez, Combale, qu’une soupe de _châtaignons_ c’est bien maigre aussi, hasarda le vieux Garidel. —Mais personne ne vous a forcés à venir la manger, cette soupe de _châtaignons_. Laissez-la, si elle ne vous plaît point. Dieu m’assiste! il vous faut des volailles rôties, à vous autres, les Garidel, qui n’avez su faire qu’une chose en ce monde: enseigner à vos terres le chemin de votre estomac. Jésus-Maria! voilà la première fois de mes jours que cela arrive de voir une liesse chez moi un vendredi. Mais je n’en serai pas de votre liesse, et aussi bien je finirai ma soupe loin de toutes vos viandes, sur le perron du foyer. Elle enleva son assiette à demi-pleine par un geste de fureur et s’éloigna incontinent. Cependant M. Combal, qui ne s’était pas ému outre mesure de la retraite de sa femme, avait saisi plats et bouteilles, et, aidé des lessiveuses, très empressées à de si appétissantes besognes, installait le tout sur une nappe blanche. —A la bonne heure! dit-il, voilà qui fait meilleure mine sous la lampe que les raves et les _châtaignons_. Et, montrant à Simonnet une chaise vide près de lui: —Ta place, mon garçon. —La tienne ici, Liette! s’écria Simon Garidel, indiquant un siége à ses côtés. Au moment où Juliette, un peu confuse des politesses du père de Simonnet, allait à son tour s’asseoir à la table, très abondamment pourvue désormais, elle se sentit saisie par des mains inconnues et fut secouée si rudement qu’elle faillit en être renversée. Elle se retourna. Sa mère se tenait devant elle, cheveux hérissés, griffes tendues. —Que voulez-vous? murmura la jeune fille. —Ah ça! tu crois donc, innocente, s’écria cette harpie cévenole, tu crois donc que je m’en vas te laisser manger de ces poulets rôtis, moi? Nous sommes chrétiens, nous autres, si les Garidel ne le savent point, et je n’ai aucunement envie de perdre ma place au ciel pour réjouir ta gourmandise. Les parents répondent devant Dieu des péchés de leurs enfants, ma fille, lorsque, ayant moyen de le faire, ils ne les ont pas empêchés. Hardi! viens près de moi: je t’ai gardé ta part de soupe et ta part de _châtaignons_. Juliette, abasourdie par cette algarade, suivit sa mère sans répliquer; mais elle n’avait pas encore atteint le perron du foyer, où la vieille, mâchonnant des mots inintelligibles, venait de s’accroupir de nouveau, quand M. Combal, que le vieux Garidel avait regardé d’une façon significative, rejeta brusquement sa chaise et se mit debout. A ce mouvement d’énergie tout à fait inattendu, la Combale, flairant une lutte, se redressa elle aussi sur ses ergots. —Eh bien! mon homme, quelle mouche t’a donc piqué? demanda-t-elle d’un ton rogue. M. le maire ne lui répondit pas, ne la regarda même pas; il marcha droit à Liette, lui prit doucement une main et la reconduisit à sa place première. —Reste là, lui dit-il, je le veux! —Je le veux! je le veux! ricana la Combale. Tu es donc le maître, ici? —Oui. —Alors, c’est toi qui portas les terres, le bétail, cette maison où je suis née?... —Je ne parle ni des terres, ni du bétail, ni de ta maison, je parle de ma fille. —Alors, Liette n’est pas à moi, à moi qui la portai, à moi qui la nourris de mon lait comme une chèvre fait son cabri... Miséricorde du Seigneur! suis-je assez malheureuse... Elle leva ses bras maigres comme des osiers secs et se les croisa désespérément sur la tête. —Ah! poursuivit-elle, arrêtant sur son mari des yeux où une sorte d’attendrissement le disputait à son indomptable courroux, ah! ce n’est pas dans les temps anciens que tu m’eusses jeté à la face tant de méchantes paroles. Jadis, mon homme, tu étais doux à l’égal d’un agneau, et tout marchait à satisfaction: le bien, les bêtes et l’enfant. A présent, la roue de la lune a fait un tour, et les terres attendent souvent la pioche, les mulets le coup d’étrille, et Liette les soufflets qu’elle a mérités. La malédiction est entrée chez nous, depuis que le Frère de Saint-Michel s’est mis à fréquenter notre seuil. Il fut une époque, tu t’en souviens, où Barnabé montrait son nez deux ou trois fois par an, pour ses quêtes; maintenant, il ne décesse de monter notre perron. Pourvu qu’un de ces soirs, il ne lui prenne pas fantaisie de nous amener son compagnon Braguibus! Ce matin, vers les quatre heures, à la fine pointe de l’aube, n’ai-je pas entendu le fifre de ce mendiant aux alentours de ma maison! Mais qu’il vienne, cet emboiseur de filles, qu’il vienne, ce sorcier, car il fait tous les métiers du Démon ensemble, qu’il vienne enfin, ce guenilleux; ce n’est pas ma langue qui le recevra, mais il entendra sur son échine parler les nœuds de mon bâton... Ce dernier mot tombait à peine des lèvres de la vieille, que la chanson de Barnabé, fort gentiment détaillée par le fifre de Braguibus, éclata dans l’air calme de la nuit. —Tiens, c’est joli! s’exclamèrent ensemble les deux lessiveuses, pensant sans doute aux aubades de leur jeunesse. Simonnet avait dressé l’oreille, et, tout en écoutant, dévorait Liette des yeux. —Vous l’entendez! vous l’entendez! Le voilà derechef, ce pouilleux de musicien! s’écria la Combale. Elle s’arma, en effet, de son bâton, et, du mieux qu’elle put, se hâta vers la porte, qu’elle ouvrit toute grande d’un vigoureux tour de main. —Bonsoir, les amis, bonsoir! dit une voix forte qui me fit tressaillir. Je regardai et vis, se détachant sur le fond du ciel, clair et transparent comme l’agathe, la silhouette robuste de Barnabé. Derrière lui, cheminait dans l’ombre, timide et honteux, Jean Maniglier, les doigts encore aux trous de son instrument. —Merci, Combale, continua Barnabé prenant les mains rigides de la vieille et les secouant, merci. Et puis on dira que vous n’êtes pas bonne, vous qui vous donnez la peine d’ouvrir votre porte au pauvre Frère de Saint-Michel, auparavant qu’il ait frappé. Nous étions là, Braguibus et moi, indécis, nous demandant s’il était de convenance d’entrer chez vous, quand nous entendions distinctement le bruit des verres, des fourchettes et des couteaux. Déranger les gens qui soupent, ce n’est pas honnête, et je suis pour les honnêtetés. Tout de même j’aurais soulevé votre cadole. Cependant, j’aime mieux que ce soit vous qui l’ayez fait sauter, car cela veut dire que l’on nous invite. —Moi, vous inviter, moi! Elle leva son bâton; l’ermite le lui saisit en riant; puis, se penchant à son oreille: —Combale, lui soupira-t-il doucement et avec une gravité singulière, battez-moi si vous le pouvez, mais avant de molester Braguibus, pensez à vos châtaigneraies, à vos vignes, pensez à vos chèvres, à vos mulets, pensez aux vôtres et à vous-même. Vous ne savez donc pas que cet homme maigre comme un pic jette des sorts, qu’il appartient plus à l’autre monde qu’à celui-ci, et qu’il n’aurait qu’à souffler sur votre maison pour y porter toutes les désolations de la ruine et de la mort?... La vieille paysanne demeura pétrifiée sur place. Barnabé, débarrassé du plus gros obstacle, alla vers la table, salua M. Combal, qui parut enchanté de le voir, appliqua une tape amicale sur le dos à Simonnet, caressa du bout de ses doigts carrés la joue pâlie de Liette, glissa deux mots au vieux Garidel, puis, avec une aisance parfaite, ayant décroché lestement deux assiettes du vaissellier, il les posa à la place que la Combale avait désertée. —Serrez les coudes! dit-il aux lessiveuses, qui se collèrent l’une contre l’autre... A la pitance, Braguibus! ajouta-t-il. Personne ne s’y opposant, ils s’installèrent à la table. * * * * * —Voici ce que c’est, poursuivit le Frère entre deux bouchées, car il s’était empressé de se servir et de couler quelques os dans l’assiette de Maniglier, nous arrivons tout d’une haleine de Cavimont. Il fallait bien remettre en état ce pauvre ermitage dépouillé, ainsi que l’église de Notre-Dame et la petite chapelle de Sainte-Anne-la-Marieuse. Quelle trotte à travers des chemins d’enfer! C’est Braguibus qui pilait du poivre! Heureusement qu’on a des amis aux Aires et qu’ils s’entendent à dresser une table sur pieds! Savez-vous qu’il fait meilleur ici que là-haut, où ce coquin de Venceslas Labinowski ne laissa ni coq, ni gâline, ni le moindre morceau de jambon à se mettre sous la dent... Et, tout à coup, montrant à M. Combal une bouteille vide: —A propos, notre maire, puisque cette fiole a rendu l’âme, si on en débouchait une autre? Moi, je bois à verre pleurant. Simonnet, qui croyait avoir intérêt à complaire à l’ermite, lui versa une pleine rasade. —En voilà un poignet solide et un bon cœur! s’écria Barnabé, se léchant les moustaches. Je pense qu’à la fin des fins les affaires sont conclues, et que ces poulets sonnent la fête de la noce. Soyez tranquilles, quand le jour précis sera venu, je n’aurai pas besoin qu’on me fasse signe; j’arriverai, et de bonne heure. Un Frère, d’abord, c’est magnifique dans un mariage, car ça apporte la bénédiction du ciel... Oh! puis moi, depuis tant et tant, je suis pour que ces jeunesses se marient. Il y a bien des semaines que je me demande, soir et matin, en récitant ma prière:—«_Quel garçon Juliette Combal pourrait-elle bien épouser?_» et toujours saint Michel, ami des gens courageux, ou saint Jacques, patron des ermites, ou saint François, notre fondateur, m’a répondu:—«_Pardi! Simonnet Garidel_.» Tout à l’heure, avec Braguibus, pour apprendre des nouvelles, nous sommes allés rôder du côté du four communal. Quelle odeur de volailles rôties! Comme des chiens de chasse, nous avons suivi cette piste, et, en touchant à votre perron, nous nous sommes dit:—«_Allons, tout va bien_.» Il se retourna, cherchant la Combale des yeux. La vieille, assise sur une escabelle de bois, en un coin obscur de la vaste pièce, soutint le regard du Frère hardiment. —N’est-il pas vrai, l’ancienne, que tout est fini? lui demanda Barnabé. —Il s’en manque un brin, marmotta-t-elle. —Ma foi! brave Combale, ayant à bailler mari à votre fille, je comprends que vous vous montriez difficile: sans compter qu’après votre mort la petite aura plus d’argent qu’elle n’est grosse, elle tient de votre côté et vous a des yeux, une mine de pomme fraîche qui font plaisir. Mais nonobstant cela, où trouverez-vous un gendre de meilleure qualité que Simonnet? Est-il, en toutes les Cévennes, un garçon s’entendant mieux à la terre, plus esprité pour la gouverne des bestiaux? Et puis avez-vous ouï dire qu’il fréquentât les cabarets? Jamais on ne le vit dans les cafés, à Bédarieux, les jours de foire ou de marché. Quant aux cotillons, il ne ressemble pas à M. Anselme Benoît; il n’en eut qu’un en tête toute sa vie, et celui-là vous touche de près. Il se complaît tant seulement à une chose, ce fillot: à la besogne des étables ou à celle des champs. Aussi, allez donc voir un peu si le joli bien qui reste encore aux Garidel, malgré leurs malheurs, est peigné; il est lisse et luisant comme le miroir de mon bourdon. Et vous refuseriez votre fille à cet enfant plein de vaillance pour vous servir! et vous voudriez qu’il mourût de chagrin, car il mourra si... Liette, qui ne mangeait plus depuis un instant, ne sachant désormais comment surmonter sa honte, son embarras, se leva vivement et se sauva vers le fond de la cuisine. Par un mouvement de nature où éclatait une grâce pudique ineffable, arrivée près de l’escabelle, elle ouvrit ses deux bras et se précipita dans le sein de sa mère. La Combale reçut un coup. Elle se secoua, croyant peut-être échapper ainsi à l’émotion qui l’envahissait tout entière. Quelque chose s’écroulait en elle: l’avarice sans doute, et elle essayait de lutter. —Eh bien? eh bien? balbutia-t-elle, effarée. —Ma mère, ma mère! répéta Liette, dont un flot de larmes étouffait la voix. Toutes deux, silencieuses, se tenaient embrassées, et le murmure d’un baiser vola légèrement. M. Combal était pâle, les membres lui tremblaient. Il alla lui aussi vers l’escabelle. Une fois devant sa femme et sa fille, il ne trouva pas un mot, ne put que les regarder. Ne sachant quelle attitude adopter en face de cette scène aussi poignante qu’inattendue, à notre tour nous quittâmes tous la table et rejoignîmes M. le maire. La Combale releva la tête. Sa face ridée, desséchée, hâve, était luisante de pleurs. Sous cette rosée maternelle, les traits si durs de cette paysanne obstinée avaient pris une expression d’incroyable douceur. Elle me parut refaite, rajeunie. —Allons, Liette, allons, mon enfant, du courage! murmura-t-elle d’une voix affectueuse que personne ne lui connaissait... Ne te désole pas ainsi, reprit-elle; va, Simonnet est un garçon que je ne déteste point. —Moi, je l’aime! balbutia la jeune fille entre deux sanglots. —Mais je ne te le refuse nullement. Comme elle avait été atteinte aux entrailles, elle articula ces paroles généreuses: —Mon Dieu! un peu plus de bien, un peu moins, cela ne fait pas le bonheur. Et, après un silence, elle conclut par ce glas qui la dédommageait peut-être de tant de capitulations: —J’ai beau être riche, fillette, il me faudra tout de même mourir un jour. M. le maire les ayant attirées toutes deux, nous reparûmes autour de la table. Le père Garidel était à ce point bouleversé qu’il ne savait trouver sa chaise. Quant à Simonnet, je fus obligé de le guider: la tête perdue, il s’en allait vers la porte en chancelant. * * * * * Cependant Barnabé, incapable de comprendre, par conséquent de partager ces émotions délicieuses, regrettait la gaieté qui avait signalé le commencement du repas. Espérant qu’un peu de musique divertirait agréablement les esprits, il interpella Braguibus: —Voyons, toi, lui dit-il, depuis ton entrée ici, tu restes sérieux comme un pape. Si tu nous faisais entendre un petit air de ta façon?... En avant deux! Jean Maniglier était-il un artiste véritable? était-il un de ces êtres à l’âme profonde, enthousiaste, inspirée, capables de faire jaillir d’eux-mêmes l’expression d’une douleur étrangère et de l’imposer à tous par les créations souveraines du génie? Je serais tenté de le croire. Pourquoi Dieu, à tous les échelons de l’humanité, n’aurait-il pas laissé tomber quelqu’une de ces natures vibrantes, pour charmer nos vastes misères et nous dissimuler les laideurs repoussantes de la vie? L’art, qui marche incessamment à la recherche du beau et le réalise parmi les hommes, n’est-il pas un consolateur? Braguibus n’avait rien des habitudes vulgaires, exubérantes, brutales de l’ermite de Saint-Michel; il était délicat de forme, discret d’esprit, réservé d’attitude. Au lieu de s’abandonner à la chère lie, qui remplissait à la fois la bouche et l’entendement de Barnabé, lui, dès son arrivée chez les Combal, avait dirigé ses yeux, c’est-à-dire ses facultés pensantes et sensitives, vers Simonnet, vers Liette, et n’avait pu les détacher d’eux. Ce joueur de fifre, qui, courant la montagne avec son buis percé de six trous, assistait à tant de fêtes amoureuses, ne se souvenait pas d’avoir été jamais à ce point remué. La simplicité primitive de Simonnet, sa passion puissante et forte comme la nature, mais contenue par une timidité adorable, la mélancolie de Liette, mâtée subitement par l’amour, une pâleur de lis chez une enfant légère et dont le sang s’épanouissait sur les joues en floraison de roses, tout cela lui causait un attendrissement auquel il avait beaucoup de peine à résister. Aussi, plus d’une fois, au lieu de saisir la fourchette, les doigts de Braguibus, se portant à sa veste, cherchèrent-ils le fifre suspendu au bouton de repos. Cet artiste naïf voulait dire ses inquiétudes, son trouble, sa _peine_, et, d’instinct, ses mains tentaient des efforts pour lui délier sa vraie langue, laquelle était son instrument. Jean Maniglier préluda sur un rhythme lent, par quelques notes larges et graves qui contrastaient singulièrement avec les ariettes légères, vives, joyeuses, où d’ordinaire il se complaisait. —Tu vas donc enterrer quelqu’un? lui demanda l’ermite. Braguibus n’interrompit point son motif, il le poursuivit, mêlant de temps à autre à des intonations profondes les vibrations rudimentaires d’un chant dont le dessin, d’abord obscur et comme enfoui, transparaissait de plus en plus et finissait par s’accuser clairement. Bientôt la mélodie tout entière se dégagea des voiles qui l’enveloppaient et éclata dans son idéale pureté. C’était quelque chose de doux, de mélancolique, de tendre, de douloureux, presque de déchirant, un de ces élans passionnés qui bouleversent les cœurs et mettent des larmes dans les yeux. A peine le fifre avait-il lancé cette longue suite de soupirs et de sanglots, que, par une habileté incroyable, si l’on songe à l’artiste qui le gouvernait, il se rejetait dans les sons un peu lourds des premières mesures, donnant ainsi plus de relief à la fois et plus de charme à la partie chantante du morceau. Trois fois Braguibus renouvela ce jeu, et toujours il obtint le même succès, car, à chaque reprise de la romancine qui faisait saillie à son canevas sévère, il voyait tous les visages se tourner vers lui avec l’embarras, l’inquiétude que procure une irrésistible émotion. Le Frère de Saint-Michel lui-même, dompté par une puissance inconnue, regardait le musicien tout ahuri, non-seulement n’osant plus l’interrompre, mais l’encourageant du geste à continuer. Enfin Jean Maniglier, épuisé sans doute par l’inspiration, s’arrêta. Il essuya son fifre tout fumant, puis l’accrocha de nouveau au bouton luisant de sa veste. Personne n’osait parler. Simonnet avait les yeux opaques, troublés. Quant à Liette, elle pleurait. La Combale et son mari demeuraient mornes. —Femme, dit enfin le maire avec un effort, si tu nous donnais une bouteille de vin cuit? Il conviendrait peut-être bien de remercier Jean Maniglier de sa belle musique. —Tu as raison, mon homme, répondit la vieille avec docilité. Elle souleva un trousseau de clefs noyé dans les plis de son tablier de cotonnade bleue, en prit une dans sa main et alla ouvrir un placard. —C’est le vin des accordailles! articula solennellement M. Combal, lequel, ayant reçu la bouteille, la déposa sur la table. —Vivent les accordailles! s’écrièrent ensemble Barnabé et Braguibus. Quand les verres furent remplis, M. le maire prit Liette par la main, puis le vieux Garidel en fit autant pour son garçon. Tous quatre ils s’avancèrent à pas comptés vers la Combale. —Femme, dit le père de Liette, voici notre fille, fais d’elle ce que tu voudras, et que Dieu la protége! Il laissa Liette, qui demeura debout au côté droit de sa mère. —Combale, dit Simon Garidel, voici mon fils, faites de lui ce que vous voudrez, et que Dieu le protége! Il abandonna Simonnet, qui prit le côté gauche de la vieille paysanne. Celle-ci, plus bouleversée qu’elle ne l’avait été de sa vie, regarda tour à tour les deux amoureux, et, d’une voix tremblante: —Embrassez-vous, mes enfants, murmura-t-elle, et que le bon Dieu du ciel, notre maître à tous, vous protége!... Lundi prochain, c’est la fête de Notre-Dame de Cavimont, vous irez vous recommander à sainte Anne-la-Marieuse, puis nous verrons... Les deux jeunes gens, saisis de bonheur, se regardaient immobiles. —Embrassez-vous donc, mes tourtereaux! s’écria Barnabé. Un peu de sang dans les veines, voyons! Simonnet reçut Liette dans ses bras et lui imprima sur les joues, selon l’usage, deux gros baisers retentissants. —Enfin, voilà de la besogne pour M. le curé, quand il sera de retour, dit l’ermite applaudissant des deux mains. —Mon oncle! mon oncle! bredouillai-je. Moi aussi, je sentis mes yeux se mouiller. —Hardi, pétiot, en route! reprit le Frère. Puis, ayant saisi son bourdon: —Bonsoir, la compagnie! dit-il. Les Garidel et Braguibus descendirent avec nous le perron des Combal. Tandis qu’ils tiraient vers le bas du ruisseau, nous détachâmes Baptiste du râtelier et remontâmes paisiblement vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies endormies. FIN DU LIVRE DEUXIÈME LIVRE TROISIÈME _LE DRAME_ I Baptiste et moi, nous traversons la rivière d’Orb sans encombre. Le dimanche, ce fut le curé d’Hérépian, M. Martin, qui, en l’absence de mon oncle, vint célébrer les offices aux Aires. Il dit une messe basse que je servis, habillé de la soutane de flanelle rouge et du surplis de mousseline que ma mère m’avait confectionnés elle-même, quand je m’étais éloigné de Bédarieux. J’avais aussi une petite calotte de cardinal. Le prône dura dix minutes: la lecture de l’Évangile du jour en français, quelques explications sommaires en patois; puis M. Martin, pressé sans doute de rentrer à son presbytère d’Hérépian pour y déjeuner, entonna le premier psaume des Vêpres: «_Dixit Dominus Domino meo_...» et soudain, dépouillant l’étole, nous laissa sous la direction de l’ermite de Saint-Michel. Tout se passa du reste dans un ordre parfait. Non-seulement les psaumes des Vêpres furent abordés sans interruption, mais nous attaquâmes les Complies et les terminâmes par un _Salve Regina_ solennel auquel Braguibus, averti par Barnabé, mêla les sons harmonieux de son fifre, comme mon oncle lui avait permis plus d’une fois d’en user aux fêtes de Pâques et de Noël. Pour moi, assis dans le chœur sur une escabelle de hêtre, non loin du maître-autel, je joignais ma voix à l’unisson général. Pourtant il m’arrivait de m’arrêter de temps à autre, soit pour diriger mes yeux vers la chaise de Marianne, que j’apercevais inoccupée contre la grande muraille blanche de la nef, soit pour regarder la stalle de noyer de mon oncle, où je ne distinguais plus son corps frêle, comme enfoui derrière les accoudoirs, mais la carrure athlétique de l’ermite de Saint-Michel. Cette vue m’éteignait la respiration, et je me souviens encore de plus d’un verset, commencé avec une sorte d’entrain joyeux, qui tout à coup s’achevait dans l’essoufflement et dans les pleurs. Certes, depuis mon installation chez Barnabé, pas un jour ne s’était passé que je n’eusse cent fois envoyé mon âme toute à mes chers absents; mais leur souvenir, supporté jusqu’ici avec une force qui n’allait pas sans quelque fierté chez un être sensible comme je l’étais, m’écrasait maintenant, m’anéantissait, me brisait. Quoi! l’église était ouverte, les cierges de l’autel avaient été allumés, les chantres manœuvraient l’énorme antiphonaire du lutrin, toute la paroisse chantait, et mon oncle n’était pas là, donnant le ton, son vespéral ou son graduel à la main! et, à travers les coiffes blanches des femmes recueillies, il m’était impossible de découvrir Marianne, faisant glisser entre ses doigts noueux les grains d’olive de son chapelet, et trouvant toujours une seconde pour lancer un regard de mon côté! «Ah! mon Dieu! soupirai-je à plusieurs reprises, ah! mon Dieu!...» Tout le monde était sorti de l’église, que, paralysé par mes regrets cuisants, je demeurais immobile au milieu du chœur, les yeux vagues, l’âme plus vague que les yeux, ne sachant ce que je devais faire ni où je devais aller. —Eh bien, pétiot, me cria la voix profonde de Barnabé, resteras-tu longtemps là-bas, perché sur ton escabelle comme un rouge-gorge sur une branche? Je me levai et rejoignis l’ermite dans la sacristie. —Vois-tu, dit-il, me montrant sur le rebord du vestiaire une _coque_, gâteau rond saupoudré de sucre qu’on sait pétrir dans tout ménage cévenol, je réfléchis que, M. le curé d’Hérépian ayant oublié son pain bénit, je ne dois pas l’abandonner aux rats de l’église. Moi, je n’aime point de voir se perdre les meilleurs présents du bon Dieu, et une _coque_, c’est fait pour la bouche d’un roi. Il entama la pâtisserie et en porta un gros morceau à ses lèvres. —C’est doux comme le miel! murmura-t-il. —Mais, Barnabé, mon oncle avait commandé cette _coque_ à la fournière tout exprès pour M. Martin. —Est-ce qu’il manque des _coques_ à Hérépian! Sois tranquille, fillot, les curés ont leurs tables toujours pleines jusqu’aux bords. Tu connais le proverbe: «_Dominus vobiscum_ ne vit jamais la famine chez lui.» Dieu ne le veut pas, et ça se comprend comme un et un font deux. Ces mots n’étaient pas sortis de sa bouche, que la dernière miette de la _coque_ s’y engouffrait avec d’imperceptibles craquements. J’étais furieux. Je savais quels soins avait pris mon oncle pour que M. Martin, en descendant de l’autel, trouvât, avant son déjeuner à Hérépian, un commencement de réfection, et j’en voulais au Frère de sa gloutonnerie. Peut-être avait-il caché la _coque_, peut-être M. Martin ne l’avait-il pas même aperçue. Pourtant, je n’osai hasarder le moindre reproche. Je dépouillai mon surplis, détachai les quarante boutons de ma soutanelle,—elle en avait quarante, enchâssés dans de jolies boutonnières de soie rouge,—et, selon les règles que mon oncle m’avait habitué à mettre en pratique, je pliai le tout soigneusement. Au moment où je glissais dans le vestiaire mon paquet, dont les plis,—je les vois encore,—offraient des lignes d’une correction admirable, l’ermite me retint le bras. —Tu n’emportes donc pas tes ornements à Notre-Dame de Cavimont? me demanda-t-il. —A Notre-Dame de Cavimont? —Est-il drôle, cet enfant! Puis, me regardant fixement; —Tu ne serais donc pas content de servir la messe à M. le curé de Bédarieux, quand, demain, il arrivera avec ses milliers de paroissiens à Notre-Dame de Cavimont? —Moi! moi! m’écriai-je transporté. —N’oublie rien; prends ta soutane, ta calotte et ton surplis. Je tremblais de joie et d’orgueil. Quoi! un jour de grande procession cantonale, ce serait moi qui aurais l’honneur, la gloire, d’être choisi pour servir la messe à M. le curé-doyen de Bédarieux!... J’étalai mes jolies nippes sacerdotales sur mon bras; puis, étant sortis de l’église, dont Barnabé ferma la serrure à double tour, nous rentrâmes à Saint-Michel. * * * * * Quelle charmante après-midi! Barnabé me proposa bien d’aller, en compagnie de Baptiste, m’ébaudir à travers champs, comme je l’avais fait l’avant-veille; mais je préférai demeurer à la maison, curieux de suivre le travail du Frère, qui venait de reprendre ma cage et paraissait décidé à la finir. Qui sait si, plus tard, quand mes oiseaux se trouveraient installés dans ce monument délicat d’osier, il n’aurait pas besoin de temps à autre de quelque réparation. Évidemment je n’aurais pas toujours l’ermite sous la main; tandis que j’aurais toujours des linottes, des verdiers, des bouvreuils, des chardonnerets... Pour l’enfant, l’enfance doit être éternelle. Nous nous étions établis, avec notre attirail de branchettes flexibles et vertes, à l’extrémité du verger, en cet endroit perdu où commence l’ombre noire des grands châtaigniers. Barnabé travaillait activement; moi, je lai passais une à une les amarines, et je prenais plaisir à les lui voir tordre comme des fils, après les avoir mâchonnées entre ses dents. Je ne l’ai pas oublié, je dépiquais aussi, les comprimant entre deux pierres plates, de longs épis de millet, dont j’enfouissais dans mes poches les grains précieux. Il me faudrait bien nourrir mes bestioles, un jour! Baptiste était non loin de nous, vaguant de ci de là, tantôt mordillant la cime des herbes menues, tantôt relevant tout à coup son col musculeux, tirant ses babines qui dénudaient ses gencives roses et reniflant l’air bruyamment. Il arrivait parfois que, faisant feu des quatre fers, notre bête s’emportait soudain en des courses tout à fait sans raison. Je suivais du coin de l’œil Baptiste filant comme un trait à travers les arbres du verger, puis je l’apercevais plus loin bondissant devant son ombre sur la roche nue du plateau, prenant des attitudes grotesques, faisant des mines singulières, dressant ses oreilles, les baissant avec lenteur pareilles à deux pistolets qui viseraient le même but, enfin les redressant d’un mouvement brusque, et, comme s’il s’était fait peur à lui-même, repartant au galop pour nous rejoindre, tout penaud et tout essoufflé. —Ta queue a donc pris feu, _imbécillas_? lui disait Barnabé. Il venait jusqu’à son maître et le regardait curieusement avec ses grands yeux farouches et doux. Le Frère, touché, lui donnait une tape amicale sur ses longues joues poilues, et lui, satisfait, de porter la tête au ciel et de braire solennellement. Quelle vie! quelle délicieuse, quelle enivrante vie, sur ces roches isolées, avec un âne, un ermite, la liberté pour compagnons! Souvent j’avais entendu mon oncle, qui se plaisait dans la solitude de son presbytère, répéter ces mots de saint Bernard:—«_O beata solitudo! ô sola beatitudo_!»—Bien qu’au milieu de mes divertissements rustiques, je négligeasse beaucoup mon _Phèdre_, je savais un peu de latin, et je ne me souviens pas combien de fois, à l’exemple de mon oncle, ces mots tombèrent de mes lèvres émues:—«_O solitude heureuse! ô seule béatitude_!» * * * * * Le lendemain matin, il faisait encore nuit noire quand l’ermite me réveilla. —Allons, debout! me dit-il. Il s’en va quatre heures, et nous avons de la besogne à Notre-Dame de Cavimont. Notre-Dame de Cavimont! J’écarquillai les yeux et sautai à bas de ma couchette. En deux minutes, je fus habillé. Un oignon doux, saupoudré de sel, m’attendait sur la table de la cuisine; je le happai, ainsi qu’une épaisse tranche de pain taillée dans la miche pour moi. Je suivis Barnabé très-impatient de partir. Au moment où le Frère fermait, refermait l’ermitage, je sentis quelques gouttes d’eau me tomber sur la figure et sur les mains. —Ah! mon Dieu! m’écriai-je, il pleut! —Pas assez pour mouiller un oiseau dans son nid, répondit Barnabé. Le vent est en bonne pointe, mon pétiot; quand le jour se lèvera, nous aurons un ciel clair comme une vitre. Il me saisit par la main et nous nous hâtâmes vers le sentier qui, du plateau de Saint-Michel, descend vers la vallée d’Orb par d’interminables détours. En passant devant la chapelle, je distinguai dans l’ombre brouillassante une forme bizarre qui remuait légèrement. Je ne fus pas maître de contenir un frisson. —Tu ne reconnais donc pas ton ami Baptiste? me dit l’ermite. L’âne, en effet, vint à nous; il était bridé, bâté, et portait, collés à ses flancs, deux énormes paniers en osier farcis jusque par-dessus les bords. —Ma bête se trouvant très chargée dans la circonstance et le chemin dévalant droit comme une échelle, me dit Barnabé, je voulais lancer mon bourriquet en avant: nous l’aurions rattrapé au ruisseau de Lavernière. Mais j’ai réfléchi que tu n’es point coutumier de la montagne, toi, et que Baptiste te serait d’une grande assistance à travers les châtaigneraies. Pour éviter les faux pas à mon âne, capable de broncher parmi les rocailles, je vas lui tenir la bride; quant à toi, accroche tes dix doigts à sa queue et laisse aller doucettement tes pas dans les siens. D’ici à une demi-heure, nous aurons touché le ruisseau, puis la route deviendra plane comme la main. Que de glissades! Une fois, Baptiste ayant brusquement accéléré sa marche, je tombai sur mes genoux et fus traîné pendant plusieurs secondes. Le plus horrible, c’est que, dans ma chute, j’avais senti craquer mon pantalon. Quel malheur! L’obscurité qui nous enveloppait était si épaisse, qu’il me fut impossible de voir en quel endroit mon pauvre vêtement venait de se déchirer. Comment servirais-je la messe désormais à Notre-Dame de Cavimont? Serais-je en état de paraître devant M. le curé-doyen de Bédarieux? L’angoisse me mit au front des gouttes de sueur. Je fis quelques pas, accablé. Soudain, un petit bruit me ranima. J’écoutai. C’était, à n’en pas douter, les cascatelles de Lavernière. Je levai la tête, et, à quelques pas, je discernai le miroir du ruisseau, où l’aube, qui imbibait peu à peu les arbres, faisait trembler ses premiers rayons. Je lâchai la queue de Baptiste. Cependant, à mesure que, nous dirigeant vers le pont d’Hérépian, nous pénétrions plus avant dans le cœur de la vallée d’Orb, le brouillard, qui ne nous avait pas quitté depuis Saint-Michel, s’épaississait toujours davantage. Tout à l’heure, dans la nuit, à travers les châtaigneraies, il se résolvait en une pluie fine, en une sorte de poussière humide, mais si transparente qu’en arrivant au bord de Lavernière, j’avais aperçu les troncs blanchâtres des bouleaux. Maintenant, quand la lumière naissante les imprégnait de toutes parts, les vapeurs semblaient se solidifier, et plus nous avancions vers la rivière, plus nous nous trouvions comme noyés dans leurs vagues moutonnantes, déroulant des volutes larges et profondes où la terre disparaissait complétement. A quelques mètres du sentier où nous cheminions, par un jour ordinaire, on eût remarqué la splendide plantation de peupliers de M. Combal, une forêt de fûts gros et gras, droits comme des mâts de vaisseaux; à présent, les nuées avaient roulé dans leurs voiles tous ces beaux arbres à n’en pouvoir découvrir ni une feuille ni un rameau. Du reste, pas une larme de pluie ne se dégageait de cette atmosphère dense, que nos têtes trouaient difficilement; nous allions à travers une galerie étroite, aux parois blanchâtres, quelquefois cristallines, et qui se prolongeaient sans fin. Nous perçûmes le vaste murmure de l’Orb s’engouffrant sous les arches du pont d’Hérépian. Nous arrivions au bord de l’eau. Baptiste s’arrêta. —Monte sur l’âne, pétiot, me dit le Frère. —Pourquoi? demandai-je timidement. La main large de Barnabé me prit aux chausses, et je me trouvai assis sur la barde entre les grands paniers d’osier. —Vois-tu, fillot, reprit l’ermite, j’ai besoin de faire des économies pour Félibien. Il se mariera, l’occasion venant. Or, figure-toi que, dans une barraque au bout du pont, il y a un homme affamé d’argent qui ne demande qu’à vous glisser la main dans le gousset. Moi, je déteste ces façons familières; si l’octroi veut vivre, qu’il demande des sous aux riches, qui sont coutumiers de la ripaille, non à un malheureux ermite, qui le plus souvent ne sait où mordre pour manger... Mon Dieu! aux bons jours, j’ai quêté dans les environs de Maraussan, une cinquantaine de litres de vin blanc. Mais est-ce une raison, parce que M. le curé d’Hérépian m’a acheté et payé le produit de ma quête, pour que je bâille une pièce de ma poche à l’employé de l’octroi? Tu le comprends, je ne dois rien à cet homme qu’on a placé au bout du pont pour aboyer aux jambes des passants:—«_Avez-vous quelque chose à déclarer_?»—Non, non, je n’ai rien à déclarer, et je vous engage à laisser passer tranquillement un Frère libre de Saint-François. Je demeurais interdit. Barnabé me passa les rênes de Baptiste dans les mains. —La rivière n’est pas du tout profonde en cet endroit, me dit-il; on voit les cailloux comme je te vois. D’ailleurs, Baptiste a fait souvent le chemin et tu n’as qu’à ne pas le contrarier dans sa marche. —Alors, je vais traverser l’Orb avec Baptiste? hasardai-je. —Il faut bien sauver les bouteilles, voyons!... Moi, je passerai seul sur le pont, je dirai même bonjour à l’homme de l’octroi pour l’amuser; puis nous nous retrouverons à l’entrée du bourg, le long de la prairie de M. Etienne Baticol. Baptiste sait tout, îl connaît terres et gens, laisse-le faire. —Mais si nous nous perdons dans le brouillard? marmottai-je, effrayé de l’aventure. —N’aie crainte. Le brouillard est moins épais à fleur d’eau. Tiens, regarde! Je mesurai, en effet, très distinctement du regard la rivière d’une rive à l’autre. Une buée légère s’en échappait, mais elle ne se condensait en vapeur qu’à une hauteur de deux mètres au-dessus du courant. L’eau miroitait, clapotait doucement et paraissait d’une limpidité admirable. Par endroits, les roches granitiques, prolongement des veines de la montagne, montraient leurs rondeurs solides et marbrées. L’âne but abondamment, puis releva ses babines toutes luisantes d’où s’échappaient des fils d’argent. C’était fort joli. —En avant, Baptiston! lui cria le Frère. Comme la bête, docile à la voix de son maître, engageait ses quatre sabots dans l’Orb, Barnabé s’éclipsa. * * * * * La traversée se fit sans encombre. Baptiste choisit intelligemment ses pas sur les rochers durs, dans le sable mouvant, parmi les cailloux moussus, et nous touchâmes au chemin creux, enfoui entre deux murailles de hauts églantiers, qui conduit droit à la prairie de M. Etienne Baticol. En ce moment, de grands déchirements se firent dans les lourdes vapeurs matinales; par ces trouées, un jour doux et tiède tomba sur nous. Baptiste, enchanté d’y voir clair une fois pour toutes, se prit à chanter de contentement; quant à moi, j’étais pleinement heureux: par-dessus le foin menu qui enveloppait les bouteilles de vin de Maraussan et les empêchait de cliqueter entre elles, je venais d’apercevoir, enveloppés dans un mouchoir de cotonnade à carreaux, ma soutanelle rouge, mon surplis, ma calotte de cardinal. Quelques boutons de soie brillaient aux ouvertures du linge comme autant de cerises mûres. Serais-je beau tout à l’heure à Notre-Dame de Cavimont, quand je précéderais vers l’autel M. le curé-doyen de Bédarieux! Ce qui portait ma joie au comble, c’était que mon pantalon n’était point trop endommagé. Une simple éraflure à la hanche gauche. Bah! sous la soutanelle... —Eh bien! eh bien! c’est donc la vie éternelle, ce chemin? me cria soudainement la voix de Barnabé. En proie à des rêveries délicieuses, bercé par la perspective d’un bonheur inouï, je ne m’étais pas aperçu que Baptiste s’était arrêté et broutait en paix les églantiers de M. Etienne Baticol. Je ramenai vivement les rênes qui ballaient au cou de ma bête, et nous entrâmes dans le bourg. II M. Martin, armé d’un coutelas, vient de commettre un meurtre. Quelle peur me fit M. le curé d’Hérépian, quand, après un carillon prolongé, il nous ouvrit enfin la porte de son presbytère! Je ne reconnus plus le M. Martin que j’avais vu la veille aux Aires, avec sa soutane proprette, son rabat fraîchement repassé, sa bonne face réjouie, sa crinière brune à peu près peignée et brossée. Le M. Martin qui m’apparut portait, noué à sa ceinture, un tablier de grosse toile écrue constellé de taches; sa figure bouleversée, ses cheveux en désordre lui communiquaient un aspect farouche, et, chose horrible! sa main droite tenait un long coutelas, d’où s’échappaient, une à une, de larges gouttes de sang. Saisi d’épouvante, je reculai jusqu’au milieu de la rue; Baptiste, effrayé, lui aussi, fit mine de lancer une ruade; quant à Barnabé, il ne put s’empêcher de pâlir légèrement. —Eh! Jésus-Seigneur, monsieur le curé, que se passe-t-il chez vous? demanda l’ermite. —Ah! la lutte a été terrible, répondit M. Martin, essoufflé. —Une lutte, ciel de Dieu! —Le scélérat! il m’a mordu le doigt jusqu’à l’os. —Qui vous a mordu? qui? —Le dindon, parbleu! —Le dindon! s’écria le Frère, éclatant de rire. Je me rapprochai curieusement. —Hier au soir, reprit le succursaliste d’Hérépian, M. le curé-doyen de Bédarieux m’a mandé un exprès pour me prévenir que, ne pouvant prendre le moindre rafraîchissement à Notre-Dame de Cavimont, puisqu’il a plu à ce coquin de Venceslas Labinowski de lever le pied, après la célébration de la messe à l’ermitage, il viendrait, sur le coup de midi, dîner chez moi avec tout son clergé. Certes, l’honneur est grand, mais quelle corvée!.... Tout de suite, j’ai fait prévenir le frère Pigassou, de Saint-Raphaël, d’avoir à se rendre ici de bon matin, pour nous aider de ses bras, Jeanneton et moi. Mais il n’est pas encore arrivé. Arrivera-t-il seulement, ce paresseux? Las de l’attendre, bien qu’il me répugne de verser le sang, je me suis armé d’un couteau... —Et vous êtes parti en chasse à travers la basse-cour? interrompit Barnabé, rejetant le foin léger qui capitonnait les bouteilles de maraussan. —Enfin, le vin ne manquera pas, au moins! dit M. Martin, reprenant l’air guilleret qui lui était habituel. —Regardez-moi ça! s’écria Barnabé, levant une bouteille dans les premiers rayons du jour. Puis il ajouta avec enthousiasme: —Est-ce clair? est-ce beau? Ce maraussan vous a une couleur jaune!... Ne dirait-on pas que ce vin contient de l’or? Oh! puis il faut voir comme il se comporte dans l’estomac!... Quand je songe que je vous ai cédé ce trésor pour rien, car dix sous le litre une liqueur pareille, ce n’est pas vendu, c’est donné... Enfin, vous êtes curé, je suis Frère, et je fais ce sacrifice pour le bon Dieu. M. Martin, ne songeant pas à son accoutrement ridicule, avait hasardé quelques pas en avant du presbytère, explorant de ses deux yeux inquiets la route qui s’enfonce vers le bois du Cros et serpente jusqu’à l’ermitage de Saint-Raphaël. —Vous verrez que ce frère Pigassou ne viendra pas, marmottait-il entre ses dents... C’est clair, il ne viendra pas... Un homme que j’ai comblé en toute occasion... Quelle ingratitude! —Mon Dieu! monsieur le curé, si c’est pour plumer le dindon que vous avez besoin de mon confrère de Saint-Raphaël, me voici! lui dit Barnabé. Je ne demande pas mieux que de rendre service aux gens embarrassés. Je suis bon, à condition que le temps ne me presse point trop. L’horloge de votre église sonne sept heures; vous pouvez donc disposer de moi ainsi que de mon pétiot jusqu’à huit. Par exemple, à huit heures, bonsoir la compagnie! nous filons vers Notre-Dame avec Baptiste, et rien ne nous retiendra, ni vin, ni fricot, ni rôti. Songez donc, quels arrangements je vais avoir à faire là-haut! Mais, coûte que coûte, il faut que tout soit propre sur les dix heures, quand la procession arrivera, bannières et drapeaux déployés. Tous les hommes fussent-ils curés, le bon Dieu avant tout le monde, voilà mon système à moi. —Vous êtes un brave Frère, Barnabé, lui dit le desservant heureux. Vite, à l’ouvrage! Nous nous mîmes à décharger Baptiste, lequel commençait à suer à grosses gouttes. L’ermite, avec précaution, retirait les bouteilles des paniers, me les donnait et je les passais à M. le curé d’Hérépian, qui les alignait le long de la muraille, dans le vestibule du presbytère. Comme nous finissions cette besogne amusante, Barnabé se mit à crier: —Pigassou! Pigassou! M. Martin, n’en croyant pas ses oreilles, bondit au seuil de la cure. En effet, à une portée de fusil, un vaste tricorne se balançait dans les brumes de plus en plus transparentes. —Enfin! murmura le pauvre desservant. Une minute après, l’ermite de Saint-Raphaël nous rejoignait. * * * * * Le frère Barthélemy Pigassou était un homme de quarante-cinq ans environ, petit, épais, tout rond de graisse comme un becfigue après vendanges. Dans le pays, on l’accusait d’être un maître buveur, et il suffisait, en effet, de jeter un coup d’œil sur sa large face en pleine lune, pour se convaincre que cette fois les méchantes langues n’avaient point menti. Sans parler de ses joues, luisantes de ce ton ardent et mordoré qu’on voit aux feuilles de vigne vers les premiers mois de l’automne; de ses oreilles, véritables coquelicots épanouis; de son nez, une grosse fraise mûre; ses yeux troubles, noyés dans un fluide où le regard semblait s’émousser, accusaient un alcoolisme invétéré. Seulement, chose singulière! le vin, qui chez la plupart des tempéraments dessèche le muscle, corrode les chairs, brûle pour ainsi dire la machine, avait au contraire chez l’ermite de Saint-Raphaël, par une disposition secrète de l’organisme, développé partout, de la tête aux pieds, une pléthore malsaine et débordante. Il allait dodelinant de la tête, tombant sur son pied droit, puis sur son pied gauche, toujours incertain et comme ahuri. Barthélemy Pigassou pénétra dans le vestibule. —Et ces fioles, que font-elles là? demanda-t-il, apercevant les bouteilles de maraussan rangées en bataille le long du mur. —Il est de fait, intervint Barnabé, qu’en un jour comme celui-ci, il vaudrait mieux qu’elles fussent à la cave qu’en cet endroit trop passant. Quelqu’un peut donner un coup de pied, et voilà mon maraussan faisant des rigoles entre les pavés. —Du maraussan! s’écria l’ermite de Saint-Raphaël; mais c’est du vin du bon Dieu, le maraussan! —Aussi ne l’ai-je point charrié pour toi, qui es toujours altéré comme une douve neuve! lui répliqua Barnabé. M. Martin ouvrit la porte de la basse-cour. —Frère Pigassou, dit-il, vous trouverez là un dindon que je viens de tuer. Il faut le plumer tant qu’il est chaud: vous aurez moins de peine. Ne vous occupez pas du fin duvet, j’ai des lavandes sèches pour flamber la bête. Du reste, vous aurez votre morceau... Quant à vous, Barnabé, puisque vous m’accordez une heure de votre temps, avec l’aide du neveu de M. le curé des Aires, ayez donc l’obligeance de descendre à la cave ces bouteilles, qu’il est peu prudent et peu convenable de laisser là. Cela fait, vous pourrez monter au pigeonnier et relever quatre nids qui sont à point. Pigassou plumera également ces bestioles... Pour moi, je cours rejoindre Jeanneton qui perd la tête. Je lui casserai les œufs et lui préparerai la farine pour sa croustade et ses biscotins... Il disparut dans les tournants de l’escalier. Baptiste, dont personne ne s’occupait, passa la tête dans l’entre-bâillement de la porte et remplit le presbytère d’un braiement splendide. —Je devine ce que tu demandes, toi, avec ta voix de chantre, lui dit Barnabé joyeusement. Il le débarrassa des paniers, de la barde, de la bride, puis, lui montrant de l’herbe fraîche, de l’autre côté du chemin: —La terre, avant d’appartenir aux hommes, appartient au bon Dieu et aux bêtes qu’il a créées. Va paître, mon Baptiston, va paître. Les oiseaux picorent bien dans le jardin d’un évêque, pardi! Et il lâcha l’âne à travers la prairie de M. Étienne Baticol. —Allons, pétiot, reprit-il, revenons aux bouteilles! * * * * * Nous fîmes plusieurs voyages à la cave. J’étais très content. Barnabé, dont les idées aussi inclinaient désormais à la gaieté, remontant et redescendant l’escalier, chantait à tue-tête: «_In exitu Israël de Œgypto..._» Nous reparaissions pour la cinquième fois dans le vestibule et nous saisissions les derniers litres, lorsque, les comptant, le Frère constata qu’il en manquait un. —Ah! ce brigand de Pigassou! s’écria-t-il. Il s’élança dans la basse-cour, et, d’un élan brusque, enlaça l’ermite de Saint-Raphaël. Hélas! l’alarme avait été donnée trop tard: la bouteille dérobée glougloutait déjà aux lèvres de Barthélemy Pigassou, qui la vidait dans un recueillement béat. Barnabé la lui arracha de haute lutte. —Tu es donc un païen de l’enfer! lui dit-il, furieux et le menaçant. —J’avais soif, balbutia l’autre, dont la langue, large comme une palette, recueillait en même temps sur ses lèvres les goutelettes d’or du maraussan. —Tu ne sais donc pas, malheureux, que c’est du vin pour la messe? —Il est bien bon! bredouilla Pigassou avec un soupir de profonde convoitise. Et, d’un mouvement instinctif, il tendit les deux bras pour ressaisir la fiole encore pleine à demi. Mais Barnabé me la passa lestement; puis, agrippant l’ermite de Saint-Raphaël aux épaules, le contraignit à se rasseoir. —Je te conseille, lui dit-il d’un ton quelque peu féroce, de te remettre à plumer ta bête, car sans cela, gare les prunes de mon prunier! Il leva sur lui ses deux poings fermés. Barthélemy Pigassou, terrifié, ne souffla mot; il regarda son confrère de Saint-Michel d’un œil craintif, effaré, et reprit sa besogne stupidement. Pour la dernière fois nous enfilâmes l’escalier de la cave. —Quel ivrogne, ce Pigassou! marmottait Barnabé se parlant à lui-même, quel ivrogne! C’est plus fort que lui: bouteille vue, bouteille vidée. Encore si ce maraussan lui appartenait!... Miséricorde de Dieu! quel Frère libre, ce Pigassou! Ah! s’il me ressemblait! Moi, ma langue prendrait-elle feu pareillement à une allumette, que, si je ne voulais point boire, je ne boirais point.... Il n’existe pas beaucoup de Frères de mon étoffe, vois-tu, fillot... C’est vérité, mon maraussan est un vrai vin du ciel, et ça vous tente, ça vous tente!... Il lança à la bouteille entamée un regard d’une expression absolument intraduisible. C’était quelque chose de tendre et c’était quelque chose de terrible. —Donne! s’écria-t-il, ne résistant plus au désir qui lui brûlait la gorge comme un fer rouge. J’hésitai. Ses grosses mains velues détachèrent mes doigts grêles du goulot, et le maraussan, désormais à la discrétion de l’ermite, prit la route, la grande route que le lecteur a devinée. —Le vin de la messe! le vin de la messe! répétai-je scandalisé et détournant les yeux. —Mais il n’est pas consacré, pétiot, me dit le Frère avec un geste de dénégation. Tu comprends bien que s’il était consacré!... —Oui, mais il ne vous appartient pas, puisque vous l’avez vendu à M. Martin, et que M. Martin vous l’a payé. —M. Martin?... Attends un peu. Quatre à quatre il remonta l’escalier de la cave. Je me jetai sur ses talons, curieux de ce qui allait advenir. Un puits, à margelle vermiculée par les ans, ouvrait sa bouche ronde en un coin de la basse-cour du presbytère. Barnabé débrouilla la chaînette de fer, la poulie grinça, et l’un des seaux descendit au fond. La tête penchée, j’observais tout. Ayant à plusieurs reprises heurté les parois de la muraille circulaire, le bois enfin brisa la glace sombre de l’eau et se remplit jusqu’aux bords. L’ermite tira de vigueur. Le seau reparut sur la margelle, laissant fuir le liquide par mille fentes. Incontinent, Barnabé y plongea la bouteille veuve du maraussan, et le goulot chanta, parla, geignit. Avec son litre plein, il traversa de nouveau la basse-cour sans même regarder Barthélemy Pigassou, occupé à sa volaille, et rentra dans la cure. Que signifiait ce manége? Reprenait-il le chemin de la cave pour y cacher cette bouteille adultérée parmi les autres, où reposait un vin franc, destiné au service divin? Le Frère, à ma grande surprise, s’arrêta au beau milieu du vestibule, leva les bras, me lança un regard où pétillait je ne sais quelle ironie diabolique, puis, ses doigts s’entrouvrant, il lâcha tout. Sur la dalle granitique, la chute de la bouteille produisit l’effet d’une détonation. Le verre s’éparpilla en mille morceaux, et le maraussan du puits coula dans toutes les directions. Au même instant, en haut de l’escalier, un loquet fut soulevé, et M. Martin, le visage enfariné, tenant aux mains, non plus un coutelas, mais un long bistortier de buis auquel adhéraient des fragments de pâte, apparut soudainement. —Eh bien? s’écria-t-il. —Quand je vous disais, monsieur le curé, que ces pavés boiraient leur coup de mon maraussan! répondit l’ermite sans sourciller. —Combien de bouteilles avez-vous cassées, Seigneur-Jésus? —Une tant seulement, monsieur Martin, une! Mais, à mon avis, c’est beaucoup trop... Un vin qui n’a pas son pareil!... Enfin, à la grâce de Dieu et de saint François!... Barthélemy Pigassou était accouru aussi, attiré par le bruit. N’ayant pas suivi l’opération de Barnabé au puits de la basse-cour, cet ivrogne naïf crut qu’en effet ce qu’il voyait reluire sur les dalles était du maraussan, et, pliant les genoux comme à l’église, il allait essayer de recueillir avec sa langue, démesurément élargie, quelques gouttes de ce nectar, quand son confrère le repoussant: —Tu n’es pas honteux! —Frère Pigassou! articula M. Martin indigné. L’ermite de Saint-Raphaël se releva. —Va donc quérir un balai, _imbecillas_, pour nettoyer le vestibule, lui dit Barnabé. Puis, s’adressant au curé d’Hérépian: —Soyez tranquille, monsieur Martin, rien de cet accident ne paraîtra tout à l’heure... Vous pouvez retourner à vos pâtisseries. * * * * * Tandis que le bon desservant, abusé par des mensonges odieux, courait rejoindre Jeanneton, Barnabé arrachait un balai des mains de Pigassou, et le promenait à travers le vestibule aussi sérieusement qu’il l’eût fait sur les dalles ébréchées de l’ermitage de Saint-Michel. La dernière gouttelette d’eau, à force d’être tendue, paraissant desséchée dans les rigoles; le Frère, dont je suivais les mouvements avec inquiétude,—je redoutais à chaque minute un nouveau méfait,—rejeta le balai, puis, tournant vers Barthélemy Pigassou un visage où s’épanouissait de nouveau le sourire bonasse qui lui était habituel: —Tu annonceras à M. le curé que le temps me manque pour grimper à son pigeonnier. Il saura bien tuer les pigeons, sachant tuer les piots. Braguibus et moi, nous avons donné un coup de coude, l’autre jour, à Notre-Dame; mais Venceslas laissa tout dans un état!... Au seuil de la porte, il siffla. Baptiste, noyé dans les hautes herbes de la prairie de M. Etienne Baticol, dressa les oreilles. Il accourut. Barnabé lui imposa de nouveau les deux paniers d’osier, sangla la barde, lui passa la bride. L’âne tressautait doucement, satisfait de sentir son estomac bien garni. —Il paraît qu’il fait bon dans les verdures de M. Etienne Baticol, lui dit l’ermite... Mon Dieu! comme on mange chez les riches!... Pétiot, ajouta-t-il, peut-être, après la fête de Notre-Dame, irons-nous faire ensemble quelques quêtes du côté de Saint-Gervais, de Rongas, de Douch, de Rosis; si je me décide, nous visiterons M. Etienne Baticol à sa ferme de l’Olivette. Je suis sûr que nous trouverons chez lui aise pour nos intérieurs, comme Baptiste. Il est si avenant, ce vieux M. Etienne Baticol! Il a des douleurs aux jambes malheureusement... Tu verras, à l’Olivette, des pigeons par milliers, des régiments de pintades et un paon qui a des plumes!... oh! mais des plumes!... —J’ai vu des paons à la grange de M. Lautrec. —Ces plumes de paon, ça vous regarde tout semblablement à des yeux, à des yeux humains qui n’ont pas besoin de lunettes... Enfin le bon Dieu fait bien ce qu’il fait, et son travail ne me regarde pas... Tout en devisant de la sorte, nous nous étions engagés dans le sentier de Notre-Dame de Cavimont. III Une dînette d’oiseaux à la Source de Notre-Dame de Cavimont. Le granit, cette armature solide des Cévennes, apparaît un peu partout aux divers endroits de nos montagnes. Ici, c’est un plateau de plusieurs kilomètres, comme le Larzac; ailleurs, des renflements isolés, comme du côté de Saint-Michel; plus loin, quelques veines perdues de la roche-mère, comme à Olargues ou à Eric-sous-Caroux. Là où le granit, devenu rare, plonge tout à coup aux entrailles du sol, le terrain se recouvre soit d’un humus gras et fertile, très propre à la culture du blé, soit de cailloux roulés très favorables à la vigne, soit de pierrailles volcaniques, tantôt dures, tantôt friables, toujours revêches à la végétation, ainsi qu’on peut l’observer dans les garrigues si attristantes de Carlincas. Le monticule absolument dépeuplé, à la cime duquel fut bâti l’ermitage de Cavimont, présente un vaste entassement de blocs de toute forme et de toute grosseur. Aux arêtes vives de ces énormes rocailles, on découvre encore comme la trace du feu qui les calcina. En effet, à quelque distance, sur le versant graveleux qui envisage le joli hameau de Villecelle-Mourcairol, s’ouvre un cratère béant. Partout les vestiges des explosions formidables de la terre cherchant son assiette et son repos. Cependant, à mesure qu’on gravit vers le sommet cette élévation encombrée de ruines, la roche primitive, un moment abolie, reparaît, et c’est sur un cube de granit mesurant huit cents mètres au moins d’étendue que portent les murailles de l’ermitage de Cavimont, celles de la chapelle de Notre-Dame, celles enfin du sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, édifié à l’extrémité du plateau. * * * * * Dans le sentier escarpé qui monte, monte, monte sans fin, Baptiste suait, soufflait, était rendu. Il s’arrêta. Barnabé s’essuya le front et haleta bruyamment. Moi, je m’assis sur une pierre plate, respirant avec délices à pleine bouche et à plein cœur. —Malgré les gouttes de ce matin, je savais bien que le soleil nous rôtirait les côtes, pétiot, me dit le Frère. Le soleil, en effet, après avoir lancé quelques lueurs timides, qui s’étaient comme émoussées sur le fond du ciel uniformément blanchâtre et brumeux, venait de paraître derrière le bois du Cros, aux environs de l’ermitage de Saint-Raphaël. Ce n’était pas la roue de métal en fusion qui signale les levers de l’astre aux jours torrides de l’été; c’étaient des flammes moins vives, d’une teinte pâle et que le regard pouvait affronter. Cependant, à mesure que, laissant bien au-dessous de lui les bouquets de chênes qui couronnent les collines méridionales de la vallée d’Orb, le soleil poursuivait sa route éternelle de l’un vers l’autre horizon, on devinait qu’en dépit de l’hiver d’où il se dégageait à peine, sa jeunesse aurait assez de force pour livrer bataille aux vapeurs accumulées, pour les étreindre, les réduire, les absorber. Le combat fut engagé coup sur coup, et je ne me souviens pas d’avoir admiré jamais spectacle plus grandiose et plus splendide. Comme s’il répugnait à la boule incandescente de continuer sa marche dans les ténèbres, elle envoya un jet de rayons en vedette pour éclairer sa route. Ces rayons fulgurants piquèrent droit au zénith, et soudain, au milieu des amoncellements, s’ouvrirent de larges voies de lumière. Çà et là, à travers des brèches éclatantes, se déployèrent des espaces bleus, et le vrai ciel apparut par lambeaux dans l’infini. Mais l’attaque commençait à peine. Bientôt, serrés de près, poussés, refoulés, bousculés par les flots rouges jaillis du globe en pleine ascension, les nuages effarés battirent en retraite et allèrent former, en des coins perdus du firmament, comme d’immenses villes aux contours enchevêtrés et confus. Oh! alors, ce fut le tableau le plus admirable à la fois et le plus saisissant! Maître désormais de son chemin et plus sûr de la portée de ses coups, le soleil, impitoyable comme tous les vainqueurs, voulut battre en brèche les énormes cités aux murs cyclopéens qui venaient de surgir aux marges extrêmes de son empire. Première sommation: il leur dépêcha une flèche de feu qui en dessina nettement les enceintes formidables, les portes colossales, les mille tours crénelées. Les villes, assises sur des blocs incommensurables, étincelèrent comme cuirassées d’or, de gigantesques saphirs, et ne changèrent pas d’attitude. L’astre jaloux montait toujours, inondant de clartés rutilantes les vastes campagnes de l’azur reconquises, et daignant à peine adresser de vagues reflets aux murailles lointaines qui lui résistaient. Une façon peut-être de leur dire:—«_Prenez garde, on ne vous oublie pas_.» Tout à coup une tour démesurée, une tour de Babel qui s’élevait au milieu de ces entassements babyloniens, étincela comme un phare. Des flammes jaillirent par mille crevasses qui se creusèrent à ses flancs; puis elle apparut découronnée de son faîte. Le ciel brûlait. En quelques secondes, l’incendie se propagea de proche en proche sur tous les points, et un univers fut anéanti. Mais si rien ne faisait plus obstacle au soleil du côté du firmament, que le feu venait de balayer, il n’en était pas ainsi du côté de la terre. Là, les vapeurs épaisses qui nous avaient aveuglés, Barnabé, Baptiste et moi, depuis notre départ de Saint-Michel, semblaient devoir séjourner éternellement. De l’endroit élevé où nous étions parvenus, je voyais ces manières de nuages, rasant le sol, se dérouler mollement en anneaux interminables tout le long de la vallée d’Orb. Non-seulement je n’apercevais pas, dans la plaine peuplée de grands arbres, la cime extrême d’une branche, mais il m’était impossible de retrouver le clocher d’Hérépian, noyé comme tout le bourg dans cette mer aux vagues blanchâtres et lourdes, dentelées d’une écume aussi légère que la fumée. Aux environs du bois du Cros pourtant, juste à quelque distance de l’ermitage de Barthélemy Pigassou, on eût dit que les brouillards, abordés par des rayons tombant à pic, commençaient à céder le terrain. Je crus distinguer le toit rouge de Saint-Raphaël, et un peu plus bas, à gauche, le pigeonnier à pignon pointu de la grange de M. Lautrec. Je ne me trompais pas. La chapelle du frère Barthélemy Pigassou et la grange tout entière de M. Lautrec arrivèrent à la lumière, et, avec elles, une énorme portion de la rivière d’Orb, qu’à travers les hauts peupliers restitués, je vis éclater en larges bandes d’argent. La terre si vague, presque indistincte, renaissait à mes yeux avec toutes les richesses de ma plantureuse vallée natale, à mesure que l’astre, imbibant les vapeurs violettes, roses, dorées, les dissipait, les volatilisait, les buvait. Malgré les efforts du conquérant céleste, quelques écharpes, fuyant les coups terribles de la lumière, vagabondaient encore dans l’espace, s’accrochant aux mûriers de la Bastide, aux rochers sombres de Pétafy, à tous les obstacles d’occasion pour ne pas mourir. Mais un nouveau trait lancé d’en haut les atteignait, et, de ces gazes légères, flottantes, c’en était fait incontinent. Que de formes charmantes, gracieuses, tout irisées, voyagèrent de la colline boisée du Cros à la colline dénudée de Canals, volant, dansant, pirouettant, laissant tomber de leurs épaules frémissantes d’amples manteaux brodés d’or, de vermillon, d’azur, étalant à leurs fronts des diadèmes criblés de pierreries éblouissantes, tenant des sceptres flamboyants comme des épées d’archanges, montrant des pieds faits de deux gouttes de soleil, et dont mon regard ne savait soutenir l’éclat! —Que c’est beau, tout cela, Barnabé! que c’est beau! m’écriai-je transporté. —Quoi, fillot? —Cette reine, là-bas, assise sur un trône d’étoiles, près du village de Nissergues. —Une reine!... Ah ça! mais quelque cigale te chante donc dans la cervelle, enfant! —Et cette musique... Est-ce que vous n’entendez pas une musique?... —Peut-être Braguibus chemine-t-il par là avec les Garidel ou les Combal. Ils viendront tous à Notre-Dame aujourd’hui, ils porteront des victuailles... —Non! non! ce n’est pas le fifre de Braguibus. Barnabé se pencha et colla son oreille droite contre le sol. Il se remit debout vivement. —Mon Dieu! s’écria-t-il, ce sont les cloches de Bédarieux, ta musique. La procession sort de l’église Saint-Alexandre en ce moment. Dans deux heures, une heure et demie peut-être, elle touchera à Cavimont. Hardi! pétiot, à nos nettoyages, à nos nettoyages! Il allongea une tape à Baptiste, qui s’en alla en galopant. * * * * * La chapelle de Notre-Dame fut ouverte. Quel désordre et quelle poussière! Les araignées avaient tissé leurs toiles jusque sur la porte du tabernacle. Je ne parle point des fenêtres, on n’en distinguait plus les vitres. Le cœur serré, nous pénétrâmes dans la petite sacristie. Les tiroirs du vestiaire qui avaient contenu les ornements sacerdotaux apparaissaient béants, mais ils étaient vides. Un corporal jaunâtre, un amict, une aube déchirée, un linge de _lavabo_, roulés en torchon, traînaient par-ci par-là au fond des boiseries dévastées. Quel brigand, ce Venceslas Labinowski! Pour la première fois je sentis bien réellement toute l’horreur de son crime, et m’en voulus d’avoir pu m’attacher à un semblable scélérat. —Tu vois, tu vois! ne manqua pas de me dire le Frère, m’indiquant d’un geste significatif, où je flairai un reproche, le bouleversement de la chapelle et de la sacristie. —Oui, Barnabé, je vois, lui répondis-je plein de componction, baissant la tête et faisant un signe de croix. L’ermite se prit à rire. —A propos, fillot, sais-tu où est la Source de Cavimont? me demanda-t-il tout à coup. —Oui, je le sais. Je suis déjà venu trois fois à Notre-Dame avec ma mère, et toujours nous avons dîné près de la Source. Il y a des rochers hauts comme des murailles... —Cours remplir cette cruche. Moi, je vais sortir les chaises et les battre au grand air; puis j’arroserai les dalles et je balayerai d’un bout à l’autre. Je saisis la cruche ventrue par son anse unique et gagnai les pentes du rocher qui envisagent le village de Villemagne, tapi à l’ombre épaisse des noyers. * * * * * La fontaine de Cavimont ressemble à la fontaine de Saint-Michel comme une rivière à un misérable ruisselet. De l’autre côté de l’Orb, l’eau est assez rare; ici, elle sourd de toutes parts. De chaque crevasse du rocher, de chaque fissure du sol s’élancent des jets de cristal. Aux temps primitifs, des fleuves de feu s’épanchaient des cimes de la montagne; aujourd’hui, des sources abondantes s’échappent des cratères éteints et vont, après mille détours capricieux, mille bonds retentissants, vivifier les prairies qui verdissent le fond de la vallée, depuis la Bastide jusqu’au Poujol. A mesure que je descendais vers le réservoir enfoui, miroitant en bas comme du plomb fondu, le chemin, taillé dans une fente du granit, devenait plus difficile; mais en dépit des obstacles, j’avançais allègrement. La fente allait se rétrécissant toujours davantage. Qu’importe! je tâcherais bien de n’y point casser ma cruche. Aux premiers pas que j’avais faits vers la fontaine, quelques oisillons, perchés au hasard sur de maigres arbustes, m’avaient suivi, et maintenant leur bande plus nombreuse voletait autour de moi, poussant de petits cris plaintifs qui me touchaient au cœur. Comment m’expliquer que des bestioles si timides, si farouches d’ordinaire, fussent devenues si familières? La faim seule, me parut-il, était capable de les pousser à me donner cette fête inattendue, et l’on devine avec quels tressaillements de joie, palpant les poches de mon pantalon, j’y découvris le millet dépiqué la veille dans le verger de Saint-Michel. Oublieux de la corvée, je déposai la cruche sur le roc et je m’assis. Mes pieds ballants pendaient à quelques dix mètres au-dessus de la Source, où je me voyais réfléchi tout entier. C’est étonnant l’éclat qu’en cette eau calme et profonde produisaient les clous luisants de mes souliers de montagnard: on eût dit des étoiles microscopiques dans un petit ciel grand comme la main. Cependant, parmi les touffes de cresson, de mauve, de doucette, parmi les flèches d’eau qui bordaient ce mignon lac perdu, les oiseaux, impatients, faisaient rage. Je commençai ma distribution. Dieu! quel tapage étourdissant! Mon millet n’avait pas touché le sol que, déjà aperçu, on se précipitait, on se bousculait, on se piétinait. Jamais je n’entendis pareils bruits d’ailes et de becs. Un instant, pour happer un dernier grain, les bestioles acharnées ne formèrent plus qu’une boule roulante d’où s’échappaient des pépiements confus. Saisi de commisération devant cette multitude affamée, je ne ménageai plus ma provision, et je jetai, je jetai, je jetai... Oh! le charmant spectacle! Devant la mangeoire pleine à souhait, les oiseaux, ne doutant plus qu’ils ne dussent être rassasiés jusqu’au dernier, se calmèrent. Chacun s’installa à la table. Alors seulement il me fut possible de reconnaître à quelle sorte de monde j’avais affaire; car jusqu’ici, dans la mêlée générale, je n’avais distingué nulle espèce. Je vis mes chardonnerets favoris à tête rouge, à plumules barrées de jaune. M’avaient-ils suivi depuis Saint-Michel? Les bouvreuils aussi étaient en nombre, mangeant, les ailes mi-ouvertes, un œil veillant à la ronde. A l’ombre d’un genêt en fleur, j’avisai tout un escadron joyeux de fauvettes babillardes luttant contre des bergeronnettes-lavandières, prestes et légères comme des papillons. Un martin-pêcheur raya l’espace de sa queue aux magnifiques reflets. Encore une fois l’occasion me fut fournie d’observer combien la mésange est bête méchante et cruelle. Une pauvre linotte, trop tard accourue, s’étant risquée à disputer la moitié de sa proie à une mésange, celle-ci, féroce, ainsi qu’un clou acéré lui planta son bec dans la tête; une gouttelette de sang jaillit et coula le long de son col comme un rubis. Vite, pour dédommager la blessée, je jetai dans sa direction quelques moucherons happés au vol, et que je tenais en réserve pour dessert à mes invités. Malheureusement une escouade de martinets, s’élançant d’une anfractuosité, traversa l’air comme un tourbillon et avala, malgré que j’en eusse, le plus délicat morceau du festin. Beaucoup d’oiseaux, repus, s’envolèrent; d’autres continuèrent à folâtrer aux bords de la fontaine. C’était pour moi comme un enivrement céleste de contempler ces bestioles alertes, vives, procédant sans façon, à l’ombre des rochers, à leur jolie toilette du matin. Celle-ci, ayant sautelé longtemps parmi les cailloux verdâtres, se décidait enfin à piquer l’eau de son bec délicat, puis à y laisser couler doucement sa tête, qu’elle relevait d’un mouvement brusque toute ruisselante de pierreries. Cette autre, d’un bond, plongeait au beau milieu de la Source, qui se ridait du battement de ses ailes et à la surface de laquelle, par un prodige d’élasticité, de légèreté, de grâce, elle semblait marcher. Quelques-unes se contentaient de se rouler délicieusement sur les herbes humides des bords, rondes de mangeaille, toutes leurs plumes ébouriffées. C’était absolument comme le frère Barthélemy Pigassou ayant fait chère lie au cabaret de la _Grappe-d’Or_, à Bédarieux. —Tu t’es donc cassé la jambe? me cria tout à coup une voix qui me remplit les oreilles et la tête. Barnabé surgit devant moi. —J’étais... j’étais un peu fatigué, balbutiai-je. —Regarde! me fit-il levant une main. La procession passe devant la grange de M. Lautrec. En effet, j’aperçus comme des drapeaux flottants, puis des masses mouvantes le long de la grande route. Tandis que mes yeux s’attachaient à ce nouveau spectacle, le Frère avait rempli la cruche. * * * * * Nous remontâmes en toute hâte vers le plateau de Cavimont. IV Après un plongeon de plusieurs mois, Venceslas et Catherine reviennent sur l’eau. Une heure de travail acharné nous suffit à peine pour débarrasser la chapelle de Notre-Dame de la poussière et des araignées qui l’encombraient. Peut-être, en y regardant bien, malgré les torchons promenés dans tous les sens à la cime d’une latte, eût-on découvert encore en maints endroits plus d’un lambeau de toile noirâtre tombant des voûtes; mais l’aspect général était décent, et Barnabé, dans sa sagesse, décida que nous devions nous en tenir là. Restait le petit sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, à cinquante mètres plus loin sur la roche nue. Nous y volâmes, et je passai le balai à travers les dalles branlantes, tandis que le Frère époussetait les candélabres en bois doré des gradins, lavait soigneusement la pierre sacrée de l’autel et étendait dessus une nappe blanche en gros fil de genêt. —Enfin, souffla l’ermite, la procession peut arriver! A ce moment, Baptiste, que nous avions laissé paissant les frigoules rares et maigres qui égayent les déchiquetures de l’énorme bloc, parut à la porte de la chapelle de Sainte-Anne; son poil était hérissé, ses oreilles étaient droites, et sa queue, soulevée, se tendait rigide comme un bâton. En nous apercevant, il fila les plus jolies notes de sa gamme. —Il y a du nouveau, dit Barnabé, attentif au chant et à toute l’attitude effarée de sa bête. Il lui fit un signe. Baptiste, la langue au repos, marcha devant. Nous le suivîmes. * * * * * Il y avait du nouveau, en effet. Sur le seuil de l’ermitage de Cavimont, une forme humaine était accroupie. Cette forme, habillée d’une grosse robe de bure, comme si elle n’avait pas assez des trois marches de pierre de taille pour la porter, projetait en avant ses deux mains fixées à un bâton noueux. D’où venait ce Frère libre de Saint-François? Qui était-il? Sa tête disparaissait entre les deux manches très amples de son habit monastique, du reste fort sale et déchiré par-ci par-là. Nous nous approchâmes. L’étranger, accablé sans doute par la fatigue et ayant trouvé une posture qui le délassait, ne bougea pas. Barnabé, impatienté, lui posa une de ses mains entre les deux épaules, et, le secouant: —Sommes-nous homme ou bête? lui demanda-t-il. Le voyageur n’articula pas un mot, mais se découvrit le visage. —Comment, Pastourel! —Oui, répondit l’autre avec un branlement de tête mélancolique, oui, Pastourel, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur. —Voyons, que se passe-t-il, Frère? —Hélas! mon Dieu!... —Vous voilà maigre comme un cent de clous, et vous paraissez triste à vous seul autant que tout un enterrement. Frère Gratien se mit debout; puis, étendant vers l’ermite de Saint-Michel son bâton blanc de poussière, il lui dit d’un ton grave, presque fatidique: —Barnabé Lavérune, prenez garde à vous! Celui-ci tressaillit; ses cheveux, rudes comme une crinière, eurent un frissonnement qui les mit debout. —Que veut dire ceci? que veut dire ceci? répéta-t-il. En même temps, il soulevait le loquet qui fermait l’ermitage, et, par un geste, invitait le Frère de Saint-Sauveur à entrer. Pastourel ne se fit pas prier. Il s’insinua dans la cuisine. En cette pièce, restaient deux ou trois chaises en fort mauvais état et autant d’escabelles en bois de hêtre; Barnabé, rendu poli par la peur subite qui l’avait mordu aux entrailles, choisit la moins effondrée des chaises et l’offrit à son confrère, qui s’y laissa tomber en soupirant. Barnabé considérait Gratien Pastourel avec un intétérêt ému, dont sa terreur secrète faisait tous les frais. Quant à moi, je demeurais interdit, à la fois surpris et épouvanté par les égards que l’ermite de Saint-Michel, si entier, si absolu, témoignait à celui de Saint-Sauveur, si chétif et si incapable, le cas échéant, de lui résister. Le frère Gratien Pastourel était un petit vieillard de soixante-cinq ans environ. Sa figure, marquée de rides comme un fruit trop mûr, avait un ton blafard qui dénonçait l’épuisement complet de l’organisme. Partout le sang manquait pour vivifier les membres et le tronc. Ses yeux de couleur verdâtre, qui, malgré les dépressions qu’avaient subies les traits avec l’âge, s’étaient conservés grands, n’accusaient la vie que par intervalles. Sa tête, ronde comme une sphère, apparaissait luisante et totalement dégarnie. On le devinait, un rachitisme natif n’avait pas permis au crâne de conserver longtemps ses cheveux, la toison tout entière était tombée. N’oublions pas son nez, très mobile, lequel avait la courbe du bec de la chouette, et ses doigts singulièrement courts et crochus. * * * * * Cependant, le frère Gratien Pastourel, immobile sur son siége, se taisait. De temps à autre seulement, il lançait un regard à Barnabé, devenu son unique préoccupation. L’ermite de Saint-Michel, dont les grosses joues rebondies, du vermillon, étaient passées au jaune pâle, paraissait fort inquiet, il tremblait presque. —Allons, frère Gratien, dit-il ne tenant plus à son intime supplice, il ne faudrait pas être méchant envers moi. Je sais que, pareillement à Braguibus, des Aires, vous avez des accointances avec le malin esprit, qu’il vous a donné de grands pouvoirs sur vos semblables. Soyez de bon compte avec un ami, et ne me faites pas de mal, pour saint François, notre fondateur. —Comment, vous aussi, vous croyez que je suis sorcier? répondit le petit vieux haussant les épaules. —Tout le monde, aux Cévennes, connaît que vous jetez des sorts, et que, s’ils ne s’acquittent tôt, vous livrez à _l’Autre_ vos créanciers récalcitrants. —Vous me baillez là un plein boisseau de sottises, Frère. Je vous en préviens, si vous n’avez mieux au bout de votre langue, il serait séant de vous taire. Je suis sorcier comme je suis usurier; c’est-à-dire que je m’entends à ces deux métiers comme je m’entends à faire tourner la roue de la lune et la roue du soleil. Je suis bon, je suis serviable, voilà pour mon caractère. A présent, si vous tenez à savoir pourquoi, cette année, négligeant la procession de Bedarieux, où j’aurais dû prendre rang avec les frères Adon Laborie et Agricol Lambertier, et ne portant nulle attention à la maladie qui me tourmente, je suis venu seul à Cavimont, à travers les chemins de traverse, apprenez que c’est pour vous... —Pour moi? —Posez la main sur votre conscience, frère Barnabé: n’avez-vous jamais, avec vos doigts ou des bûchettes chargées de glu, enfin avec des moyens de ruse quelconques, fait venir à vous des pièces d’argent, voire des sous, qui dormaient doucement pour le bon Dieu au fond du tronc de Saint-Michel? —Mais, frère Gratien!... s’écria l’ermite effaré. —Il n’y a pas de frère Gratien... Vous l’avez fait, n’est-il pas vrai?... Bon!... —Cependant, frère Gratien... —Il n’y a pas de frère Gratien... Je sais tout, je lis en votre vie comme en mon paroissien ouvert soit à la messe, soit aux vêpres, soit aux complies. Barnabé, atteint et convaincu, courba la tête. Le Frère de Saint-Sauveur continua: —Une autre fois, à Saint-Pons, vous avez passé votre main dans le tiroir de M. Cœurdevache, charcutier, rue de Castres, et un billet de banque de cent francs vous est demeuré collé aux ongles... —Chut! chut!... Il y a du monde, Frère... —Chut, tant qu’il vous plaira; mais la chose est arrivée, et à telles enseignes que la gendarmerie, mise sur pieds... Enfin, M. le curé des Aires, prévenu à temps, arrangea l’affaire. Il remboursa M. Cœurdevache, ce brave M. le curé... Barnabé, la tête perdue, était tombé à genoux et tendait vers son terrible confrère des bras suppliants. —Un jour, poursuivit l’implacable Pastourel, à la ferme de Castelsec, près de Maraussan, profitant du sommeil des hommes qui, sur le midi, dormaient leur sieste à l’ombre, vous vous êtes faufilé dans une cave où l’on filtrait le vin nouveau et avez, sans permission, rempli votre outre au robinet. Ah! si votre Baptiste pouvait parler comme l’ânesse de Balaam! Les bêtes parlaient du temps de Notre-Seigneur... —Mon Dieu! mon Dieu du ciel! répétait Barnabé se frappant la poitrine. —Et à Gathon Molinier, de Saint-Gervais, lui en avez-vous assez joué de tours!... Pauvre femme!... —Je me convertirai, frère Gratien, je me convertirai. Je vous le jure, je fais vœu de retourner à Saint-Jacques de Compostelle, à Rome, où vous voudrez, pourvu que vous ne me perdiez pas, que vous ayez pitié de mon Félibien, pour qui j’ai commis plus de péchés que n’avait d’ans Mathusalem. Vous savez, Félibien Lavérune qui apprend les horlogeries à Moret, département du Jura... —Vos litanies seraient trop longues, Frère; je saute plusieurs saints et je m’arrête. —Merci à vous de tout mon cœur! Il se releva. —Mais où avez-vous pris connaissance de mes caravanes? demanda-t-il, moitié sérieux, moitié riant. —Vous pensez sans doute que _l’Autre_?... —Certes! il m’en court encore comme des lézards par tout le corps. —L’_Autre_ n’entre pour rien en votre histoire, Frère. —Alors qui a pu deviner?... —Qui?... N’avez-vous confié vos caravanes, comme vous dites, à personne?... —A personne, frère Gratien Pastourel. —Pas même à Venceslas Labinowski? —Ah! le sacripant! —Le mois d’avril a été des plus venteux, cette année, chez nous. Joignez à cela la pluie qui le plus souvent se mettait de la partie. La semaine dernière, une nuit que l’ouragan furieux hurlait autour de l’ermitage, soulevant les tuiles de mon toit et cassant quantité de branches dans les châtaigneraies environnantes, on frappa tout à coup à ma porte. Je ne dormais pas, et vous devinez qui fut surpris de sentir à pareille heure quelqu’un gratter au seuil de sa maison. Par une petite lucarne qui me sert de judas, je regardai. Les nuages marchaient dans le ciel semblablement à de grands troupeaux pressés de trouver un gîte, mais la lune brillait tout de même parmi les toisons, et je vis très distinctement le pèlerin qui venait de me tirer du lit. C’était un homme grand, maigre, vêtu plus misérablement que Job sur son fumier. Ce qui me fit trembler, c’est qu’il tenait un fusil à la main. Comme je ne soufflais mot, observant mon particulier, il recommença ses frappements. «—Que me voulez-vous? lui criai-je enfin. «—D’abord je veux manger, j’ai faim, me répondit une voix qui ne m’était pas inconnue. «—Qui êtes-vous? «—Un Frère libre de Saint-François. «—Votre nom? «—Venceslas Labinowski. «Encore qu’une semblable visite me fâchât beaucoup, j’allumai la chandelle et fis jouer la clef dans la serrure. «—Comment, c’est vous, Frère? lui dis-je. Miséricorde! en quel état vous voilà. «Lui, avec l’aisance d’un homme qui rentre dans sa propre maison, déposa son fusil en un coin, rejeta sur une chaise la limousine trempée jusqu’au dernier fil qui l’enveloppait, et, me regardant avec des yeux égarés, presque furieux: «—Vite, du pain, du vin, de la viande... Depuis deux jours, je n’ai rien mis dans l’estomac. «Saisi de pitié, je courus à mes provisions. Il mangea à lui seul autant que toute une bande de loups. «—Enfin que vous arrive-t-il? lui demandai-je, lorsque, étant rassasié, je le vis un peu plus tranquille. «—Figurez-vous, me rapporta-t-il, que, depuis plus de trois semaines, les gendarmes de Bédarieux, d’Olargues, de Saint-Gervais sont à mes trousses. Ah! je lui donne du fil à retordre, à tout ce monde du gouvernement; mais je ne vous dirai pas ce qu’il m’en coûte de fatigues. Je ne mange guère et ne dors plus... Pourtant, si Catherine savait à quels dangers je m’expose pour elle!... «—Catherine? «—Vous avez bien entendu raconter qu’étant ermite de Cavimont j’enlevai la fille de la ferme des _Trois-Chênes_, près de Douch. La coquine! m’en a-t-elle fait voir de grises! Ah! frère Gratien, la femme, c’est un être terrible, voyez-vous. Comme cette fille aimait les rubans, les affiquets d’or, je pillai ma propre chapelle pour lui en procurer. Malheureusement, l’argent, même celui qu’on a volé au bon Dieu, n’est pas éternel, et les derniers sous de nos ventes à des juifs venaient d’être dévorés, que Catherine, prise soi-disant de remords, me quittait et rentrait dans son pays. D’abord, le coup ne me fut pas bien rude. Mais je n’étais pas seul depuis quinze jours, traînant mes pas dans les faubourgs écartés de Marseille, où nous nous étions réfugiés, que mon cœur revint à Catherine Verdelon pour ne plus s’en détacher. Il fallait que je la revisse, que je la revisse absolument. Pour la revoir, j’eusse bravé toutes les gendarmeries de la terre. Cela prouve que, lorsqu’une femme nous tient, elle nous tient sans retour. Je partis... Que de nuits passées dans les bois qui entourent les _Trois-Chênes_! que de jours, dans les grottes obscures du mont Caroux! Je la vis enfin, je la vis!... «Le frère Venceslas s’arrêta un moment comme pour remâcher ces derniers mots; ils semblaient avoir pour lui un goût plus délicieux que le goût de la fougasse fraîche et du vin. Comme j’allais lui poser une question sur cette fille qui l’avait perdu, il continua son histoire: «—Une nuit,—il y a quinze ou dix-huit jours de cela,—Catherine et moi, assis au fond d’une combe secrète, nous devisions paisiblement de nous-mêmes et nous nous entr’embrassions, quand, au lointain, le fourreau d’acier d’un gendarme éclata dans un rayon de lune. Catherine, légère comme un oiseau, s’envola, et moi, sans bruit, je détalai parmi les rocailles aussi lestement qu’un levron. Depuis cette nuit, les gendarmes, le nez dans mon vent, ne lâchent plus ma piste. Mais je leur échapperai, frère Gratien, je leur échapperai... J’ai mon plan: pour le mettre à exécution, il me faudrait mille francs tant seulement. Avec cette somme, en compagnie de Catherine, je passerais en Espagne. Une fois là, nous travaillerions... Mais qui me prêtera mille francs? Mes anciens confrères seuls me peuvent rendre ce service. D’abord, j’ai pensé à Barnabé, de Saint-Michel: je sais qu’il a de l’argent, connaissant de sa bouche toutes ses affaires. Ah! sans que ça paraisse, il est plus filou que moi, allez, frère Barnabé Lavérune! Malheureusement, nous eûmes une pique à Béziers, près de la statue de Paul Riquet, et j’ai bien peur de ne pouvoir lui arracher un sou. Mon Dieu! l’idée m’est venue d’aller à son ermitage tout de même, et de faire du ravage par là. Puis j’ai réfléchi. A quoi me servirait, en effet, d’abattre Barnabé avec mon fusil, comme on abat un renard ou un loup, car Barnabé ressemble à ces deux animaux? Quand il serait mort, aurais-je son magot? Point. Si je sais qu’il possède un sac bien replet, j’ignore absolument où ce sac est caché. Voilà la question. Me voyez-vous descendant de Saint-Michel, après avoir commis un crime inutile, ce qui est toujours une bêtise, et n’emportant pas un sou vaillant dans le gousset? C’est impossible!...» —Comment, interrompit Barnabé, que l’indignation soulevait, il m’aurait tué? —Je vous l’ai dit: comme un renard ou comme un loup rencontré en plein bois... —Après? «—Jugeant donc la lutte peu fructueuse de ce côté, reprit Venceslas me regardant avec des yeux allumés, je me suis retourné du vôtre, frère Pastourel. «—Du mien? «—Ne faites-vous pas, d’ailleurs, le métier de prêter de l’argent? «—J’ai tiré de peine, à l’époque des semailles, quelques paysans, mes voisins, lui dis-je. Mais je donnais cinq francs, quelquefois huit... «—Eh bien! je deviendrai votre débiteur, moi aussi. «—Et où voulez-vous que je prenne mille francs? «—Je vais vous l’apprendre, répondit-il. «Il alla vers son fusil et le saisit. Vous comprenez si je tremblais de tous mes membres. Mes jambes ne me soutenant plus, je tombai sur mon escabelle. Alors, ce brigand me posa ses deux mains sur les épaules, et, me secouant comme un sac de _châtaignons_ où l’on veut faire entrer encore plus d’un boisseau: «—La clef de votre armoire! me cria-t-il. «—Je n’ai ni armoire ni clef. «—Où serrez-vous votre argent? «—Dans ma poche, quand il m’arrive d’en posséder quelque miette. «Il me mit lui-même debout, et, me soutenant, car j’eusse glissé sur le plancher, à demi-mort que j’étais, il fouilla mes chausses, ma bure et mon gilet. Il découvrit treize sous logés en un pli fin, au fond de mon capuchon. «—Ces treize sous sont donc toute votre fortune? «—Toute. «Il recula de quelques pas. «—Frère Pastourel, me dit-il, faites votre acte de contrition; vous allez paraître devant Dieu! «J’étais un homme perdu si je poussais à bout ce bandit. «Je le compris, et, me traînant jusqu’à ma cheminée, j’amenai à moi la plaque de fonte du foyer et découvris ma cachette. «—Tenez, Venceslas, tenez, prenez toute ma fortune, lui dis-je, et laissez-moi la vie. «Il ne fit qu’un bond pour happer le magot: quatre cent trente-deux francs! «Tandis que ce Polonais, arrondi de mon bien, s’enfuyait à travers la nuit, pareil à quelque bête fauve, moi, sans force, la tête troublée ainsi qu’après un festin de noce, je m’allongeai par terre et m’évanouis.» De grosses larmes roulèrent sur les joues blêmes de l’ermite de Saint-Sauveur. Une perte sèche de quatre cent trente-deux francs!... * * * * * Barnabé, se promenant de long en large, articulait des mots entrecoupés et gesticulait furieusement. —Il veut me tuer! il veut me tuer! répétait-il, les dents serrées. Quant à moi, j’avais peur et me demandais s’il était vrai que j’eusse connu, que j’eusse aimé ce Venceslas Labinowski, lequel, ayant été voleur, devenait maintenant assassin. Horrible! horrible! horrible!... —Mais, frère Gratien, avez-vous porté plainte à la gendarmerie de Bédarieux et de Saint-Gervais? lui demanda Barnabé. —La secousse a été si vive, que j’en ai gardé le lit plusieurs jours. Pensez, à mon âge! Aujourd’hui, m’en retournant avec la procession, je verrai les gendarmes de Bédarieux dans la vesprée. Mais j’avais d’abord un devoir d’amitié à accomplir, c’était de vous prévenir vous-même, frère Barnabé. Peut-être, avec mon argent, Venceslas et Catherine ont-ils déjà fait route pour l’Espagne. Dans tous les cas, je vous le répète, veillez au grain. Verrouillez bien votre porte de Saint-Michel, surtout tenez l’œil à vos économies. Retenez un conseil: gardez pour vous seul le secret de vos entreprises... Croyez-vous que je sois sorcier à présent et usurier aussi? Il est bien possible que, par-ci par-là, pour gagner une pièce blanche, j’aie dit son sort à quelque fillette amoureuse ou que j’aie quelquefois prêté cinq sous pour en avoir dix en retour. Tout ça n’empêche pas que je ne sois un honnête homme, un Frère libre ayant souci de la règle, et, si j’ai su vos affaires, c’est uniquement que vous aviez eu la maladresse de les confier à ce coquin de Venceslas. Tenez-vous donc pour averti. —Merci, Frère, merci... Il faut faire arrêter le Polonais, et, demain matin, quand j’en aurai fini par ici, j’irai prévenir les gendarmes de Saint-Gervais... Ah! il veut me tuer!... Ah! le sac de Félibien lui fait envie!... Voleur! canaille! assassin! je... —_Refugium peccatorum_! glapit une voix claire sur le plateau. —_Ora pro nobis_! répondit-on de toutes parts dans le lointain. —La procession! la procession! m’écriai-je, jetant un regard par la fenêtre. Nous sortîmes tous trois de l’ermitage. V M. Michelin n’aime pas le veau: «_Viande peu mûre, viande creuse_!» Barnabé se précipita vers la chapelle pour y vaquer aux derniers apprêts de la messe; frère Gratien et moi, nous le suivîmes. Tandis que l’ermite de Saint-Michel, ému de tout ce qu’il venait d’entendre, remplissait en maugréant les burettes, plongées à plusieurs reprises dans l’eau; que son confrère de Saint-Sauveur, alerte, fourbissait avec un torchon la sonnette de l’autel et l’encensoir; moi, préoccupé des hautes fonctions que j’allais être appelé à remplir auprès de M. le curé-doyen de Bédarieux, je revêtais ma soutanelle rouge, glissais par-dessus mon surplis tout nouvellement repassé avec amour par Marianne, et ornais ma tête ébouriffée de ma calotte de cardinal. —Ah! il veut me tuer pour s’approprier mon bien! grommelait de temps à autre Barnabé. Ah! il veut me tuer, ce brigand de la Calabre! Il ne pouvait tenir en place, et, tout en rinçant les burettes, qui tremblaient entre ses mains, il marchait dans tous les sens à travers la sacristie. Tout à coup, le verre fuit de ses doigts, et clac! une burette vole en éclats sur le pavé. —Eh bien, Frère! lui dit Gratien Pastourel d’un ton d’affectueux reproche, ce que l’on casse ne sert ni aux hommes ni au bon Dieu. Barnabé releva sa tête; tous les poils en étaient hérissés. —Plût au ciel que ce fut Venceslas et non cette burette que j’eusse brisé ainsi en mille morceaux! articula-t-il, l’œil étincelant et farouche. Puis, s’avançant vers moi: —Pétiot, me demanda-t-il, sais-tu si M. Anselme Benoît a toujours ses pistolets? —Je les ai vus chez lui l’autre jour, j’ai même tiré un coup avec... —Nous les lui emprunterons, n’aie peur, nous les lui emprunterons. Je m’armerai comme saint Michel. Un bruit effroyable de pas et de voix se fit incontinent dans la chapelle. J’accourus. C’était une bande de deux à trois cents gamins, avant-garde obligée de toute procession en nos montagnes. Il y avait, mêlées aux enfants de la ville, parmi lesquels je reconnus d’anciens camarades de l’école Brémontier, des escouades de petits paysans, naturels de Nissergues, Villemagne, les Aires, Margal et autres lieux circonvoisins. Ils portaient avec eux une longue croix de bois peinte en noir, aux deux bras de laquelle étaient nouées des banderolles de ruban violet. Je passai au milieu d’eux grave et morne, sans vouloir reconnaître personne. Les plus téméraires, les plus effrontés me regardèrent ébahis, et, tenus à distance par mon allure sérieuse, la majesté de mon costume, aucun d’eux n’osa m’aborder. «C’est lui, chuchotait-on, c’est lui!» Mais il ne se trouva pas un audacieux pour m’adresser un mot. Une fois mon beau costume endossé, toutes sortes d’idées ambitieuses m’avaient envahi l’esprit. Mon plan, en quittant brusquement les ermites, n’était pas de me mêler à la procession; je méprisais cette tourbe: je voulais au plus vite rejoindre le clergé et me confondre avec lui. Quel honneur de paraître, aux yeux de tous les villages de la vallée d’Orb, au milieu des vicaires, des curés, de me trouver peut-être placé par le hasard à côté de M. le doyen, superbement paré de son rochet brodé et de son camail de soie! Je me voyais déjà mêlant ma voix aigre et perçante aux voix mesurées, capables, des ecclésiastiques pour achever le chant des _Litanies_. Malheureusement la foule, déferlant comme une mer sur le plateau, m’arrêta court au sortir de la chapelle. De quel côté tirer? Je me jetai en un escarpement difficile, comptant m’échapper par là. Impossible: le flot battait tout le rocher, et je me vis contraint de reculer. Cependant, les masses profondes des pèlerins, surexcitées sans doute à la vue de la chapelle de Notre-Dame de Cavimont, où s’accomplirent tant de miracles, du sanctuaire vénéré de Sainte-Anne-la-Marieuse, si fertile en prodiges, venaient de reprendre les _Litanies de la Sainte Vierge_, et les chantaient avec transport. C’était un concert à la fois admirable et effrayant, dont ces solitudes tremblaient, frémissaient, dont les rochers impénétrables, frappés directement par les voix, renvoyaient à la vallée tranquille les échos tonitruants et prolongés. Au-dessus des têtes, moutonnant comme des vagues qui eussent gravi le mamelon, flottaient les drapeaux des corporations laïques indigènes: les Aînés, les Cadets, les Pénitents-Blancs, les Pénitents-Bleus; les bannières des confréries de femmes: les Dames du Saint-Calice, les Dames-Noires, les Filles de la Sainte-Espérance, les Filles des Clous-du-Calvaire; enfin des croix énormes, où le divin Crucifié, grand comme un homme, pleurait de vraies larmes et saignait à la fois par les cinq plaies. Le clergé parut dans cette multitude chantante, aux costumes divers, bariolée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Non-seulement je vis M. Michelin, suant et soufflant au milieu de ses vicaires, moins accablés que lui; mais je reconnus les desservants des villages environnants, et, parmi eux surtout, M. Martin, d’Hérépian, redevenu luisant et propre comme un miroir. Derrière lui, marchait, d’un pas recueilli et récitant son chapelet, le frère Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize. C’était un grand vieillard, maigre, le dos voûté, la tête penchée en avant. Une barbe blanche, longue et annelée, comme en portèrent les rois assyriens, encadrait sa figure osseuse, jaunâtre, à profil d’ascète, une figure descendue d’un cadre de Zurbaran. Ses yeux, perdus au fond d’orbites noirs, couronnés de sourcils épais, lançaient des rayons timides et voilés. Il allait paisible, se retournant de temps à autre pour murmurer quelques paroles à l’oreille d’un confrère qui cheminait à ses côtés. Ce confrère, que je n’eus aucune peine à reconnaître, n’était autre que le robuste Agricol Lambertier. Hélas! il s’en fallait que l’attitude de l’ermite de Saint-Pantaléon de Boubals à la procession eût le caractère de noble réserve religieuse qui distinguait à un si haut point celle du frère Laborie! Au lieu de chanter les _Litanies_ ou de tourner dans ses doigts les grains de son chapelet, Agricol Lambertier, un plantureux gaillard débordant de séve et de vie, jacassait, riait, batifolait avec une jolie fille bien découplée, haute en couleur, à la chair appétissante, aux lèvres de vermillon. —Victoire! belle Victoire! lui disait-il en s’émancipant. —Frère! Frère!... lui répétait à tout propos Adon Laborie, scandalisé et lui touchant le coude. Mais la partie de la procession la plus curieuse, la plus pittoresque, la plus originale, était celle qui venait immédiatement après les prêtres. Là aussi on chantait, peut-être même les voix atteignaient-elles une sonorité plus éclatante; seulement, au lieu de s’échapper du gosier éraillé d’un paysan ou de la bouche étroite de quelque dévote au col déjeté, le cantique sortait de poitrines plus robustes et plus profondes. Les promenades religieuses aux chapelles votives sont, en toute l’étendue des Cévennes, l’occasion de festins sur l’herbe, de copieuses et franches lippées au bord des sources murmurantes, de _beuveries_ homériques à l’ombre des arbres et des rochers. Cet appétit féroce de nos pèlerins enthousiastes, que l’air plus vif des hauteurs stimule encore, nécessite d’énormes approvisionnements. Aussi, tandis que les enfants tout en fête marchent en avant, lançant les _Litanies_ aux échos de la vallée, quelque parent, placé en arrière du clergé, se résigne-t-il à pousser un âne chargé des croustades, des rôtis, des gâteaux, des bouteilles, qui tout à l’heure réjouiront les estomacs affamés. Il n’est pas rare, chose gracieuse et touchante! au-dessus des paniers collés aux flancs de la pauvre bourrique, de voir surgir soudain, du milieu des victuailles grouillantes, le visage rose et souriant d’un bébé. Cet être délicat, mignon, folâtre, a essuyé dans l’année quelque grave maladie, et on le mène à Cavimont pour l’y recommander à Notre-Dame. A un âge dont je n’ai pu conserver la mémoire, je fis moi-même trois fois ce voyage, et ma mère ne voulut laisser à personne la fatigue de conduire la bête qui me portait. Sainte et admirable femme! On devine les bruits étranges qui doivent retentir dans les rangs de cette deuxième procession. Les ânes, s’en donnant à cœur joie en ces jours de réjouissance universelle, entonnent leurs plus belles antiennes; les chevaux hennissent, hérissant leurs crinières et leurs queues; les mulets brutaux lancent des ruades mirifiques. C’est un brouhaha étourdissant, au milieu duquel se démène, à grand renfort de voix, de gestes, de gourdins, tout un peuple de conducteurs, de conductrices endimanchés, marmottant des prières ou fredonnant des chansons. * * * * * Le clergé, qui était devenu ma préoccupation unique, fendit la foule immobile sur le plateau débordant et pénétra dans la chapelle. Tous les prêtres, après la lecture d’une oraison faite par un vicaire, lecture destinée à clore les _Litanies_, s’acheminèrent vers la sacristie. M. Michelin, dont de grosses gouttes de sueur criblaient le visage écarlate, adressa quelques paroles à Barnabé, et demanda à s’habiller incontinent pour la messe. —Hâtons-nous, dit-il, car je suis très fatigué. Et, se tournant vers M. Martin, d’Hérépian: —Monsieur le curé, présentez-moi l’amict, je vous prie. M. Martin, sur le modeste vestiaire de Notre-Dame, saisit un carré de toile blanche, première pièce du vêtement compliqué que le prêtre revêt avant de monter à l’autel, et l’offrit au doyen, qui le baisa et se le passa sur les épaules. Impatient d’être remarqué,—jusqu’ici M. Michelin n’avait pas même abaissé un regard sur moi,—tandis que les vicaires vaquaient à des occupations diverses: se lavaient les mains à la cruche, se rafraîchissaient le front avec leurs mouchoirs tout imbibés, je me faufilai jusque sur le marchepied, où seuls se tenaient debout le curé de Bédarieux et son sacristain, le desservant d’Hérépian. —Eh bien, mon ami, avez-vous préparé un bon dîner au moins? demanda M. Michelin. —J’espère que M. le doyen sera satisfait. —Mon estomac bat la chamade, et je me sens d’un appétit à dévorer des cailloux. —Vous auriez dû prendre quelque chose avant de quitter Bédarieux. —C’est vrai. Un instant, j’ai eu l’idée, redoutant de ne pouvoir rester à jeun jusqu’à midi, de me décharger sur un de mes vicaires de la messe de Cavimont. Puis je n’ai pas osé. C’est moi qui célèbre cette messe tous les ans, et mon abstention eût produit un effet déplorable. —Ah! c’est qu’aussi il n’est pas d’ecclésiastique dans le diocèse qui s’entende comme M. le doyen à donner de la pompe à nos cérémonies. —Vous êtes trop aimable... Passez-moi le cordon. Avant que M. Martin eût pu le saisir, je m’étais précipité et avais happé le cordon de coton blanc à pompons que le prêtre se noue par-dessus l’aube. Un genou en terre, je le tendis à M. le curé de Bédarieux, qui le prit et ne me regarda point. Il se retourna vers M. Martin. —Quel potage? lui demanda-t-il tout bas. —Une soupe de mouton à la purée de pois. Les grosses lèvres rouges du doyen eurent une moue significative. —Enfin! murmura-t-il d’un ton résigné... Et après cette soupe de mouton, que je n’aime guère? —Un plat de veau aux carottes... —Des carottes! Mais ce n’est pas vendredi aujourd’hui, curé. Nous sortons à peine du carême. —Aussi ai-je noyé une bonne rouelle de veau parmi les légumes. —Du veau! du veau!... Viande peu mûre, viande creuse... Donnez-moi l’étole. Il se croisa l’étole sur la poitrine et murmura quelques mots latins. —Avez-vous songé aux hors-d’œuvre? reprit-il gravement. —Oui, monsieur le doyen: il y a un dindon à la broche. —Comment, un dindon pour hors-d’œuvre! Êtes vous fou, par exemple! —Il est fort beau, il pèse douze livres. —Vous ne me comprenez pas: je vous demande si vous vous êtes procuré du beurre frais, des olives, du saucisson, du thon mariné, des anchois... —Non, monsieur le doyen. Mais Jeanneton a fait une croustade magnifique. —Quels entremets? —Avec l’abatis du dindon... —Ne me parlez plus de votre dindon! interrompit M. Michelin, dont la gourmandise déçue avait enflé la voix. Venceslas Labinowski, ce voleur, nous traita mieux l’année passée dans son ermitage, que vous ne nous traitez dans votre cure. Quelle cuisine, Dieu m’assiste! quelle cuisine!... Avez-vous pensé aux vins? Le pauvre desservant, ahuri, balbutia: —J’ai acheté cinquante litres de vin de Maraussan au frère Barnabé, de Saint-Michel. —Du vin quêté aux portes!... Il doit être bon! dit M. Michelin, haussant les épaules. D’ailleurs, le maraussan est un vin liquoreux, c’est un vin de dessert, et j’espère que vous n’oserez pas nous le servir comme ordinaire. —Mais j’ai du vin rouge du pays de cette année... —Eh quoi! pas la moindre bouteille de saint-georges ou de faugères?... M. Martin, écrasé, ne répondit pas. Il prit sur le vestiaire le manipule et avec une épingle l’attacha au bras droit du célébrant. Celui-ci lui lança un regard où l’ironie et le dédain pétillaient ensemble; puis, avant que le malheureux curé d’Hérépian lui présentât la chasuble, l’enlevant de ses doigts crispés, il la revêtit tout d’un coup. Il en nouait vivement les cordons, quand les ermites, ayant mis quelque ordre parmi l’assistance, qui se bousculait dans la chapelle trop étroite, étant parvenus surtout à obtenir un peu de silence, reparurent dans la sacristie. M. le doyen leva la main, indiquant par un geste à deux de ses vicaires qui venaient d’endosser l’un la dalmatique de diacre, l’autre celle de sous-diacre, de se ranger devant lui, et l’on marcha processionnellement vers le chœur. «Et moi? et moi? Je n’aurais donc pas la gloire de servir la messe à M. le doyen?» Hélas! je venais de recevoir la première grande humiliation de ma vie. Malgré ma soutanelle rouge qui me seyait si bien, mon surplis amidonné et raide comme une planche, ma calotte de cardinal, qui me donnait un petit air de jeune pontife, je n’étais rien, on ne m’avait pas vu, je n’existais pas. * * * * * Soudain, des éclats de rire m’emplirent les oreilles et m’arrachèrent à ma mélancolie. C’étaient les ermites. Après avoir discrètement fermé la porte de la sacristie, au lieu d’assister à la messe qu’on célébrait solennellement, ils étaient là tous les quatre, le dos à la muraille, devisant de joyeusetés. Quels bons drilles que ces Frères libres de Saint-François! Pour l’instant, le frère Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, de Boubals, avait la parole: —... Vous comprenez bien, disait-il, continuant le récit de je ne sais quelle aventure galante, vous comprenez bien, mes amis, qu’en dépit du coup de fourche reçu sur le bras, je ne lâchai point Victoire. Je me souviens même que je l’embrassai au nez de celui qui voulait me la prendre. Cependant il fallait en finir avec mon ennemi, qui à la longue m’eût assommé sur place, et, retenant toujours la fillette d’une main, je dépêchai de l’autre un si joli soufflet au perruquier de Boubals qu’il en trébucha sur le sol.—«Pour t’apprendre, jeune homme, lui criai-je, qu’il ne faut point me déranger dans mes folies amoureuses, et que, parce qu’on tient un rasoir, on n’est pas capable de faire la barbe au frère Agricol Lambertier...» Barnabé éclata de rire, et si bruyamment que le frère Adon Laborie, quittant sa place, d’un geste rapide lui appliqua une de ses mains sur les lèvres. —Comment, lui dit-il, vous n’êtes pas honteux de faire tout ce tapage, quand, à deux pas de nous, on chante la sainte messe! Que voulez-vous que pensent les fidèles assemblés, s’ils vous entendent? Moi, malgré mes septante années, je suis allé à pied, ce matin, de mon ermitage à Bédarieux, et à pied je suis arrivé jusqu’à Notre-Dame avec la procession. J’ai cru que je tomberais de faiblesse en montant la côte de Cavimont, et si, à cette heure, on ne me voit pas suivre l’office divin, prosterné dans le chœur, c’est uniquement que je crains de me trouver mal et de troubler la solennité en quelque façon... Mais vous autres, ermites sans règle et sans discipline, que faites-vous dans la sacristie? Croyez-vous, frère Gratien, que le moment soit bien choisi pour nous parler de l’argent qu’on vous a volé?... Pensez-vous, frère Agricol, que le lieu où nous sommes soit l’endroit convenable pour y compter vos entreprises sur les filles de Boubals?... Êtes-vous bien sûr, frère Barnabé, qu’en ce jour de fête, nous nous soyons réunis ici, sous l’œil de la Sainte Vierge, pour y rire tant seulement et pour y folâtrer!... —Halte-là! frère Adon, je... —Où sont les temps d’autrefois! interrompit l’ermite de Notre-Dame de Nize avec mélancolie. Aux époques anciennes, les Frères libres de Saint-François ne ressemblaient pas aux Frères libres d’aujourd’hui. Au lieu de songer toujours à eux, comme nous autres ici présents, comme ce malheureux Barthélemy Pigassou, qui n’aime le prochain que pour le vin qu’il peut lui prendre, comme ce misérable Venceslas Labinowski, lequel a trahi le bon Dieu à l’exemple de Judas, ils étaient pieux, serviables à tous, ne quêtaient jamais pour entasser, mais tout au plus pour se nourrir... Frère Barnabé, j’ai connu l’ermite que vous remplaçâtes, c’était un saint; tandis que vous... —Oh! moi, s’empressa de dire le Frère de Saint-Michel, moi, j’ai plus d’une peccadille sur mon âme, comme j’ai plus d’une verrue sur mon corps. Que voulez-vous que j’y fasse, s’il n’a pas plu au bon Dieu de me donner plus de qualités? En fin de compte, la faute en est à lui qui, pouvant m’amender à plaisir, ne s’en occupe nullement... Du reste, vous savez, mon fils Félibien est dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, et, de toute nécessité, je dois travailler pour lui. —Si c’est afin de gagner de l’argent à votre fils que vous êtes entré dans notre Ordre, vous eussiez mieux fait de demeurer vannier aux bords de la rivière d’Orb. —Vannier! vannier! s’écria Barnabé presque furieux. Et vous, pourquoi n’êtes-vous pas resté à la verrerie du Bousquet à souffler des bouteilles. Je vois, frère Adon, que si pour moi il faisait trop froid aux bords de la rivière, il faisait trop chaud pour vous devant la bouche du four. Aux joues blèmes du vieil ermite de Notre-Dame de Nize s’allumèrent de petites flammes rouges, son œil à demi-éteint se ranima, et, levant ses deux bras tremblants vers la porte de la sacristie accédant au chœur: —Mon Dieu, dit-il, Seigneur mon Dieu, je vous prends à témoin. C’est pour mieux vous aimer, pour mieux aimer mon prochain, que voici bientôt vingt ans j’entrai dans l’Ordre des Frères libres de Saint-François. Dites à ces hommes qui m’accusent, dites-leur, mon Dieu, si jamais je demandai un sou à personne, et si les pauvres du pays ne profitèrent pas toujours des aumônes que m’avaient faites les braves gens... Sa voix faible expira dans les sanglots. Les frères Gratien, Agricol, saisis, l’entourèrent et le conduisirent vers son escabelle, qu’il ne retrouvait plus. Enfin, Barnabé, fort embarrassé de son personnage, s’approcha à son tour tout hésitant, tout penaud. —Ermite de Saint-Michel, lui dit le frère Laborie surmontant son émotion, le brigadier de gendarmerie de Bédarieux, avec qui je causais l’autre jour, m’a avoué que, depuis votre méchante affaire avec M. Cœurdevache, de Saint-Pons, il a les yeux sur vous. M. le curé des Aires a eu beau donner cent francs, on vous surveille, je vous en préviens charitablement. Je vous conseille à l’avenir d’imiter mon exemple: voyagez sans monture et sans besace, ayez tant seulement votre bourdon. Ainsi faisant, on ne vous soupçonnera pas d’en vouloir au bien d’autrui. Barnabé demeura interdit. Sa face se crispa et soudain devint écarlate. Il n’est pas sûr que ce rustre, entraîné par son tempérament sauvage, n’eût fait un mauvais parti à son confrère de Notre-Dame de Nize, s’il se fût trouvé seul avec lui. Contraint de réprimer les fureurs qui le soulevaient, il ouvrit brusquement la porte de la sacristie et disparut dans la chapelle. Il avait besoin d’éviter les lanières dont les coups lui bleuissaient la peau. Les frères Agricol et Gratien, «_qui n’étaient pas sans péché_,» redoutant aussi la correction, s’esquivèrent. «Quels ermites! marmotta frère Adon Laborie, joignant dévotement ses mains où reparurent les grains de son chapelet, quels ermites!» Moi, je dépouillai ma soutanelle, mon surplis, ma calotte, et, comme une anguille, m’étant coulé entre les flots des assistants, je me sauvai à travers le plateau. VI Un bataille de bébés sur «_les pas de la sainte Marie_.» La campagne, aux alentours de Notre-Dame de Cavimont, apparaissait encombrée de monde. C’était un véritable champ de foire, bariolé de coiffes et de fichus, au milieu desquels des pyramides de chapeaux se trouvaient noyées. De tous les coins s’élevaient des cris, des paroles vives, d’interminables chamaillements. Tandis que le petit nombre des pèlerins entendait la messe avec dévotion et recueillement, la foule, accourue ici pour se gaver de viandes et de vins, vautrée dans l’herbe, au bord des ruisseaux babillards, ne songeait qu’à découvrir une place commode pour y festiner à l’ombre noire des granits. Quelles contestations, quelles colères, quels bousculements sans pitié! Et, parmi tout ce désordre enragé, les bêtes, effrayées, de braire, de hennir, de se cabrer. Je vis un mulet, oreilles effilées, poil hérissé, queue en panache, passer devant moi rapide comme le vent, et disparaître tout à coup. Évidemment l’endroit recherché de préférence était la Source ou ses environs immédiats. L’eau chantant sur les cailloux invite doucement à la gaieté; puis quelles délices de boire frais, quand on vient de traverser la plaine sous le soleil! De véritables masses, bruissantes comme des essaims, se précipitaient vers ces parages privilégiés. J’avais hasardé un pas vers la Source,—peut-être comptais-je y retrouver mes hôtes ailés du matin;—malheureusement, pressé de toutes parts et redoutant d’être entraîné, je dus battre de toutes mes forces en retraite. Enfin je me retrouvai libre à l’autre extrémité du plateau. C’était l’endroit le plus désert, le plus sauvage du bloc de Cavimont, mais à coup sûr le plus intéressant. La tradition veut qu’à une époque difficile à préciser,—«_dans les siècles_,» comme disent nos paysans,—la Sainte Vierge, accompagnée de sainte Anne, sa mère, ait fait des apparitions nombreuses sur le rocher de Cavimont. Elle descendait du ciel tout exprès pour convertir la vallée d’Orb, adonnée en ces temps lointains à toutes les débauches, à toutes les impiétés. La trace des pas de «_la sainte Marie_» reste encore visible dans le granit, et c’est une croyance enracinée dans nos montagnes que, pour fortifier un enfant faible, _malingreux_, chétif, il suffit de lui poser les pieds dans ces vestiges sacrés. Du reste, chose singulière et touchante! cette partie du plateau demeure l’objet du respect de tous: c’est le côté de «_la sainte Marie_,» et il est abandonné sans conteste aux mères et aux enfants. J’arrivai là juste au moment où allait avoir lieu, sur la pierre nue, la promenade pieuse des bébés. Quatre-vingts mères, peut-être cent, de tout âge, de toute condition, les unes habillées de soie, les autres de simple droguet, se tenaient debout, portant chacune un poupon dans ses bras. Quelques-uns de ces pauvres petits, fatigués sans doute par le voyage, pleuraient; la plupart montraient des minois frais, éveillés et se contentaient de regarder avec de grands yeux étonnés. La cloche de la chapelle sonna le premier coup de l’Elévation. M. Martin, d’Hérépian, parut, une aumônière de velours rouge à la main, et le pèlerinage «_aux pas de la sainte Marie_» commença. Je ne me souviens pas d’avoir, de ma vie, rien vu de plus gracieux, de plus charmant que toutes ces mignonnes jambettes rebondies de petites filles, de petits garçons, s’entrecroisant sur le granit et cherchant, sous la direction des mères attentives, les trous où il fallait s’arrêter. Parfois il arrivait que trois pieds aux ongles éclatants comme des feuilles de roses se présentaient pour se «_fortifier_» ensemble dans la même trace. Alors, le plus énergique repoussait les deux autres avec indignation, et c’étaient des cris accompagnés de larmes. Combien j’en aperçus de ces beaux yeux d’enfants, limpides tout à l’heure comme l’eau de la Source, brouillés maintenant et battus! Les mères, certes, s’interposaient dans ces combats mutins, mais leurs voix étaient rarement écoutées. —Méchant! méchant! répétait avec orgueil une jeune femme à son fils récalcitrant et batailleur. Celui-ci la regardait, souriait, et elle, pour réduire le révolté, lui dévorait les joues de baisers. M. le curé d’Hérépian n’avait garde d’oublier pourquoi M. Michelin l’avait envoyé, et, tout en racontant les apparitions célestes dans la vallée d’Orb pervertie, de temps à autre il présentait aux pèlerines,—plus souvent aux dames qu’aux simples paysannes,—sa bourse de velours large et béante comme un gouffre. Des sous y tombaient des mains crochues des montagnardes, mais des doigts gantés des citadines s’échappaient des pièces blanches et quelques rares louis. A ces bruits de monnaies, les marmots dressaient l’oreille, puis reprenaient leurs enjambées. Le prêtre parfois, s’arrachant au récit de la légende, se tournait vers une pauvre femme inquiète et la rassurait sur l’état de son enfant. Il lui racontait des guérisons miraculeuses. Il fallait voir avec quelle avidité la malheureuse mère buvait ses paroles! L’espérance n’était-elle pas déjà une consolation? —Tenez, madame, dit M. Martin, au moment où la procession enfantine défilait devant moi, il y a quelques années, nous avons eu à Cavimont un enfant de Bédarieux que les médecins avaient abandonné. La Sainte Vierge l’a guéri; mettez votre confiance en elle. Une subite émotion m’envahit: dans mon enfance maladive, durant trois années, à la fête du printemps, ma mère, me guidant à travers le roc de Cavimont, m’avait fait parcourir un à un «_les pas de la sainte Marie_.» Qui sait si ce n’était pas de moi que voulait parler M. Martin? Le souvenir de ma mère m’emplit l’âme, et, comme quelqu’un qui a peur, je pris mes jambes à mon cou. * * * * * Me heurtant les coudes à chaque seconde, j’eus envie d’en finir une fois pour toutes avec la multitude des pèlerins, et, en attendant Barnabé qui me rejoindrait après la messe, de me réfugier à l’ermitage. D’ailleurs, dans la basse-cour dépeuplée, ne trouverais-je pas Baptiste paissant les herbes poussées çà et là le long des murs? Il devait bien s’ennuyer tout seul, ce mien ami! Je posais la main sur le loquet de la masure décrépite de Cavimont, quand je m’entendis appeler. Je me retournai surpris. Dieu! c’était Simonnet Garidel. Son visage épanoui rayonnait comme un soleil. Pensez donc, il avait Juliette Combal à son bras! —Eh bien! il paraît que vous faites des vôtres déjà! leur dis-je. Vous allez vite en besogne vraiment... Et vos parents, où les avez-vous laissés? —Mon père est par là, fit Simonnet, étendant son bras dans la direction de la Source. —Le mien aussi, se hâta d’ajouter Liette. —Et la messe? —Nous sommes sortis de l’église pour aller visiter sainte Anne la Marieuse, me répondit le jeune Garidel. Puis, d’un ton plus bas, presque mystérieux: —Tu sais bien, c’est au moment de la Communion que les personnes dans notre position vont la voir. —Bien! bien! m’écriai-je, vous n’avez qu’une idée en tête, vous autres, celle de vous marier. Bon Dieu! mariez-vous. Cela m’est bien égal. Et, d’une secousse, j’ouvris la porte de l’ermitage. —Alors, tu ne veux pas venir prier sainte Anne pour nous? C’était la petite voix de Liette, la voix flûtée d’un oiseau, qui avait prononcé ces paroles. Je regardai la jeune fille. Elle baissa son front tout rougissant. —Donc un _Pater_ de moi à sainte Anne la Marieuse te ferait plaisir, Liette? —Oui, soupira-t-elle. —Tu crois qu’au ciel on écoute mes prières? —N’es-tu pas le neveu de M. le curé des Aires, un véritable saint? L’argument me parut irrésistible. Puisque j’étais le neveu de mon oncle, je devais me montrer bon prince. Je refermai l’ermitage, et, Liette lui tenant déjà le bras gauche, je pris le bras droit de Simonnet. La légende citée plus haut rapporte que, tandis que «_la sainte Marie_» se promenait sur les granits, sainte Anne l’attendait à quelque distance, «_en récitant son chapelet tranquillement_.» On connaît la pierre sur laquelle elle s’assit, et cette pierre, conservée dans l’étroit sanctuaire édifié en l’honneur de la sainte, accomplit tous les ans de nombreux prodiges. Non-seulement elle a la vertu singulière de redresser les membres déviés qui la touchent, de guérir «_de tous maux et maladies_» les dévots qui la baisent pieusement; mais elle possède par-dessus tout le privilége incomparable de faire aboutir les mariages les plus hérissés d’obstacles, les plus invraisemblables, les plus empêtrés. Pourvu que «_les deux amis_» posent en même temps leurs lèvres sur la paroi du bloc miraculeux, qu’ils récitent cinq _Pater_ et cinq _Ave_, laissent une aumône «_pour l’entretien du culte_,» ils verront toutes les difficultés s’évanouir et leur mariage se réaliser dans un temps prochain. Pourquoi sainte Anne, qui elle-même était mariée à saint Joachim, ne se serait-elle pas faite la protectrice, la zélatrice du mariage? De là, en toute l’étendue des Cévennes méridionales, son nom de sainte Anne la Marieuse. Après avoir contemplé les petits bébés riant ou pleurant à travers les granits, je vis ici les grands bébés amoureux. Aucun ne riait, mais en retour plus d’un avait des larmes plein les yeux. Ils s’avançaient en colonne serrée, le jeune homme retenant doucement la jeune fille et la couvant de l’œil, de l’âme, de tout son être à qui la passion avait imposé son joug. Quelles chevelures splendides, brunes, blondes, rousses, débordaient des coiffes étincelantes de blancheur! Quels yeux adorables, depuis le bleu pâle jusqu’au noir luisant et profond, tantôt vaguant dans l’espace, puis regardant tout et ne voyant rien. Les jeunes gens étaient vraiment superbes avec leurs épaules carrées, leurs cheveux tenaces, leurs têtes que de temps à autre ils relevaient fièrement. L’amour, en leur faisant sentir l’aiguillon divin qui fait saigner le cœur, mais l’endurcit à la vie, avait allumé dans leurs prunelles je ne sais quelle flamme qui, les transfigurant, leur communiquait l’idéale beauté. Non, ce n’étaient pas les mêmes hommes que j’avais vus, hier encore, courbés sur le sillon, la mine inquiète, suant, acharnés à faire jaillir le pain de tous de notre sol ingrat. Maintenant ils étaient droits comme des peupliers, sereins comme des mages, inconscients comme la nature elle-même, leur mère et leur nourrice. Dieu tout à coup venait de les refaire neufs, pour célébrer la fête de l’amour, l’unique fête de la vie. Après une demi-heure d’attente, Juliette et Simonnet pénétrèrent enfin dans le petit sanctuaire. Bien que je ne fusse pas à la veille de me marier et qu’à mon bras manquât la fiancée, je m’y glissai en contrebande derrière mes deux amis. La pierre où se reposa sainte Anne la Marieuse, s’élance du milieu des dalles à deux pas de l’autel. C’est un bloc noirâtre, à peine équarri, d’une hauteur d’un mètre environ, une sorte de menhir que les attouchements, les frôlements, les baisers ont aminci vers le sommet. Pourquoi la mère de la Sainte Vierge, qui pouvait trouver tant d’autres endroits où s’asseoir, choisit-elle précisément cette colonne, où elle ne dut se maintenir que par des prodiges d’équilibre? La légende n’en parle point. Je retrouvai l’éternel M. Martin, perché sur une haute escabelle, à côté de la pierre miraculeuse. Les amants, avec des tremblements aux lèvres et aux genoux, ayant baisé la singulière relique, le brave homme, qui pourtant ne devait pas prélever un denier sur l’aubaine, car le curé de Bédarieux faisant aujourd’hui les frais de la procession, le casuel lui revenait de droit, leur présentait son sac de velours. Nous avancions peu à peu. Encore deux couples à passer, et notre tour arrivait. Liette était aussi pâle que son bonnet de batiste, dont les brides s’effaçaient dans la blancheur mate de ses joues. Simonnet avait les traits sérieux, les lèvres graves, le menton serré. Pour moi, je me sentais aux prises avec une grande inquiétude: baiserais-je, ne baiserais-je pas? Nous nous trouvâmes devant M. Martin. J’étais fort troublé. Soudain, derrière l’autel, semblable à un rossignol préludant dans la feuillée nouvelle, éclata le fifre de Braguibus. Les assistants levèrent la tête. M. Martin, étonné, se retourna. Je profitai du moment; je collai mes lèvres sur la pierre de sainte Anne la Marieuse, à côté des lèvres de Liette et de Simonnet. —Sainte Anne la Marieuse, mariez-moi, je vous prie! articula le jeune homme à haute et intelligible voix. Puis il laissa tomber une pièce de cinq francs dans l’escarcelle de M. Martin. —Sainte Anne la Marieuse, mariez-moi, je vous prie! murmura à son tour la jeune fille. Et, elle aussi, glissa un gros écu dans la bourse de velours. —Et toi, tu ne donnes rien, petit? me dit M. Martin, souriant. Je crus son invitation sérieuse, et, passant les doigts dans mon gousset, j’en arrachai deux sous doubles qui ressemblaient à des louis, tant je les avais polis en m’amusant au bouchon. Je jetai bruyamment mon trésor dans l’aumônière du curé d’Hérépian. Nous sortîmes. * * * * * Simonnet rayonnait de bonheur; quant à Liette, elle tenait la tête un peu baissée, mais elle allait si preste, si légère, qu’on eût dit plutôt un oisillon voletant parmi les lavandes et le thym, qu’une personne humaine marchant au milieu des pierrailles, les pieds serrés dans des souliers. —Es-tu contente, mignonne? lui demanda Simonnet, se décidant en fin de compte à déclaver les dents. —Je suis bien contente, répondit-elle... Et toi? s’informa-t-elle, relevant son visage où reparut quelque mutinerie. —Oh! moi, les anges me portent. Non, il ne me souvient pas de m’être trouvé jamais à pareille fête. Il me semble, ma Liette, en ce moment, que je suis plus riche que toi, que tout ce que nous voyons m’appartient: la terre, le ciel et même ce soleil que le bon Dieu fait briller là-haut près de lui. Ah! les jours de moisson, les jours de cueillette de nos châtaignes, quand tout était plein aux greniers et dans les séchoirs et qu’on n’avait plus de sacs pour recevoir la récolte, furent pour moi des jours malheureux comparés au jour d’aujourd’hui!... Tiens, veux-tu que, pour te prouver ce qu’il en est de moi présentement, je te presse dans mes bras et t’embrasse? —Et si l’on nous voit? —Que peut faire cela! Le bon Dieu nous voit bien, et son soleil aussi qui n’est pas aveugle. —Mais... Il lui ferma la bouche à grands coups de baisers. Des éclats de rire retentissants ébranlèrent l’air derrière nous. C’était Barnabé avec M. Combal. —En voilà des tourtereaux, en voilà des tourtereaux! s’exclama le Frère joyeusement. A la bonne heure! il paraît que sainte Anne la Marieuse n’a pas mis la brouille dans le ménage... Allons, consolons-nous de vieillir, monsieur le maire, le monde n’en est pas à son dernier poupon. Vive la vie! M. Combal, voyant sa Liette heureuse, la regardait tout ébahi. —Ah ça! les amis, reprit Barnabé, les embrassements ne valent ni fougasse ni vin, et encore que baiser une figure gentille et fraîche comme la figure de Liette soit un passe-temps de paradis, peut-être conviendrait il de ne pas oublier la pitance pour l’estomac. Le soleil étant dans sa rage, il nous amène midi. Nous agirons donc sagement en cherchant tout de suite une place à l’ombre pour y faire travailler nos mandibules en parfaite tranquillité. Le clergé s’en va dîner chez M. Martin, à Hérépian, tout est fini, et je n’en suis point fâché. «—Bon voyage, monsieur le curé-doyen de Bédarieux...» Allons, Simonnet, fais un peu trêve à ta Liette, et puisque, d’après ce que vient de me dire M. le maire, tu es venu jusqu’ici avec ton cheval chargé de provisions pour tous, dis-nous où nous devons nous asseoir et attaquer le rôti. Je sens les dents qui me tombent de besoin. —Suivez-moi, répondit laconiquement le jeune homme qui ne paraissait pas content. Et, sans laisser la main de Liette, il marcha, devisant avec elle, devant nous. * * * * * A cent mètres environ de la Source, en descendant vers Villemagne, la roche granitique qui couronne le monticule de Cavimont craque, s’entr’ouvre, s’écartèle pour ainsi dire. Au bas de cette cassure gigantesque, des prairies, avivées par l’eau qui sort du bloc à gros bouillons, étalent leur tapis d’un vert profond, presque noir. Le soleil ne pénétrant guère en ces endroits trop enfouis, les herbes n’ont pu prendre ces couleurs tendres, transparentes, lumineuses, dont elles se revêtent ailleurs. L’ombre éternelle qui les couvre leur a imprimé ses teintes de deuil et de mélancolie. Des sorbiers maigres, lépreux, poussent comme à regret aux bordures de ces gazons vivaces, mêlés aux lavandes, aux cystes, aux genévriers épineux, seule décoration végétale de ces laves éteintes et désolées. Au tronc d’un arbre chauve, je vis attaché le cheval des Garidel. Non loin, se trouvait assis le père de Simonnet. Braguibus était là aussi, occupé à tendre sur le gazon une grande nappe blanche, dont quelques pierres polies aux torrents retenaient les bords. Du reste, c’étaient partout des gens en train de dresser la table et de retirer les victuailles des paniers. Afin de rejoindre le vieux Garidel, lequel, bien que très religieux, s’était résigné à manquer la messe de Notre-Dame pour nous garder une place commode, nous dûmes descendre le cours de l’eau. Le ruisseau, s’échappant de la fontaine en bondissements tapageurs parmi les veinules du granit qui percent la peau çà et là, offrait en ce moment le plus singulier spectacle. Il était obstrué de bouteilles de haut en bas: ici, des bordelaises montrant leurs goulots capuchonnés de cire rouge; plus loin, des bourguignonnes aux cols plus allongés cachetées de vert; puis l’armée innombrable des flacons ordinaires de toute forme et de toute grosseur; enfin, clair-semés au milieu de ces verreries diverses, des cruchons de grès où la bière mousseuse rafraîchissait. —Quels jolis cailloux! s’écria Barnabé, dont l’œil s’alluma. Nous franchîmes le courant d’un bond et rejoignîmes notre monde. VII Braguibus, nouveau Pan, mène le chœur des Nymphes, des Faunes et des Sylvains. Les Garidel, autrefois, possédaient un troupeau de trois cents chèvres environ, la plus belle _cabrade_ peut-être des Cévennes méridionales; aujourd’hui, leur richesse en bétail avait diminué comme toutes leurs autres richesses, et c’était à peine si, à leur borde de Margal, vingt chèvres aux plantureuses mamelles broutaient parmi les rocailles, sous la conduite d’un bouc magnifiquement encorné. Cependant ces bêtes, chevrotant vers février, suffisaient à approvisionner la maison de cabris, et je ne fus pas étonné quand Simonnet déposa sur la nappe, tirée comme un linge sur la grave, deux chevreaux rôtis au four et panés. Tous les yeux s’équarquillèrent. Barnabé se frotta les mains bruyamment, et Braguibus eut un sourire discret. —Moi, dit l’ermite, donnant du fil à son couteau catalan en le passant et le repassant sur la queue de sa fourchette, je ne reculai jamais devant un quartier de cabri. Encore que cette viande ne soit pas des plus rassasiantes, elle est si blanche, si fraîche, qu’on y plante les gencives avec satisfaction. Ça ne résiste pas plus que le poulet de grain ou le caillé. La chose se comprend du reste, ces bêtes, jusqu’à ce jour, n’ont mordu qu’aux mamelles de leurs nourrices, et c’est bien naturel si elles sont tendres comme le lait qu’elles ont tété. D’un coup de fourchette hardi, il enleva un cuissot entier de chevreau. —Il paraît, Barnabé, que l’air de Cavimont vous a singulièrement creusé l’estomac, lui dit M. Combal un peu offusqué. Vous ne choisissez pas mal votre morceau. —Est-ce que par hasard vous avez la goutte aux dents, vous, monsieur le maire? Je vous plains. Pour moi, mes meules sont solides et ne demandent qu’à virer sur le bon froment. Au demeurant, il y aura de la pitance pour la compagnie. Vous, d’abord, vous ne mangez pas gros; le père Garidel n’a pas l’appétit d’un sergent; Braguibus porte en ses intérieurs un estomac de papier mâché; le neveu de M. le curé, c’est un oiseau, pas un homme; quant à nos deux amoureux, ils mordent à l’amour, et je vous réponds que ce pain-là en vaut bien un autre. Ce n’est pas du pain, l’amour, c’est de la fougasse de paradis... Connu! Il eut un éclat de rire si gras, si rond, qu’une dizaine de Pénitents-Bleus, qui, leur sac encore noué aux reins et leur capuchon renversé sur le dos, dînaient à quelques pas, avec femmes et marmots, tournèrent curieusement leurs têtes vers nous. —Eh bien! s’écria le Frère, heureux de l’émotion qu’il provoquait, est-ce que ma gaieté vous gêne, vous autres, par exemple? Moi, je ne ressemble pas à Braguibus, lequel est mélancolieux à la mort: je trouve le cabri bon, le vin excellent, la vie meilleure que tout cela, et je ris comme un coffre. D’abord, sachez cela, Pénitents de Bédarieux, la joie est chose divine, et les Apôtres furent bien contents lorsqu’ils virent ressusciter Notre-Seigneur... Une détonation se fit entendre. Un bouchon, volant à plusieurs mètres au-dessus de nous, tomba juste dans l’assiette de Barnabé. —Voilà la bière qui m’appelle! dit-il. Il se leva, saisit son verre, et alla vers le groupe des Pénitents-Bleus. Ceux-ci, qui étaient de bons et joyeux drilles, lui firent un accueil enthousiaste. Tandis qu’une main empressée lui versait de la bière, une autre lui tendait une assiette où se trouvait étalée une tranche de gigot froid. —Du mouton! s’écria le Frère. Enfin, je vais goûter de la vraie viande!.. Adieu, les amis, ajouta-t-il, nous envoyant une révérence ironique. Il plia les deux genoux et s’installa. * * * * * —Quel homme, ce Barnabé! murmura le père Garidel avec un haussement d’épaules. Encore qu’il soit ermite, il aime mieux la mangeaille que son habit et sa religion. —Que voulez-vous? intervint Braguibus, ce n’est pas sa faute au Frère de Saint-Michel, s’il a un appétit de loup. Malgré ses dents trop longues, il est bon et serviable tout de même. —Pour moi, je n’eus jamais à me plaindre de l’ermite, et sa nature franche, délibérée, me rendit son ami depuis bien des années, dit M. Combal. —Je lui donnerais la moitié de ma personne, moi! s’écria Simonnet tout d’un élan. —Et l’autre moitié, qu’en ferais-tu? lui demanda finement Braguibus. —L’autre moitié pour ma Liette, répondit-il. Le vieux Garidel, comme atteint par ces dernières paroles, ne sut contenir un geste de dépit. Puis, regardant le père de Liette avec des yeux où l’émotion de son cœur venait d’étendre un brouillard: —Ambroise Combal, lui dit-il, nos jeunes gens s’aiment; en eux, il ne reste plus rien pour nous. Nous pouvons mourir à présent. Liette et Simonnet courbèrent la tête, comme honteux de leur bonheur. —Ne soyez pas tristes, mes enfants, intervint M. le maire, dont la voix se mit à trembler. Ce que vous nous faites, au père Garidel et à moi, nous le fîmes nous-mêmes à nos parents, et vos enfants vous le feront un jour. La vie marche de ce pas cruel sur la terre, écrasant tout sur son chemin, les pauvres vieux principalement qui ne sont plus utiles à rien. Dieu a bien fait le partage des joies et des chagrins: d’abord les joies, pour que les lois du mariage, qui sont saintes, s’accomplissent; puis les chagrins, pour nous préparer à quitter ce monde où notre voyage est terminé... Néanmoins cela, je suis content et ne me contriste aucunement au mariage de ma Liette... Ma Liette se marie? Tant mieux! Je demande au ciel de les bénir, elle et son mari, afin qu’il y ait bientôt du bruit chez nous, et que, semblablement à un essaim d’abeilles, j’entende bruire des enfants sur le plancher de la maison. M. Combal s’arrêta court. En racontant son bonheur, les sanglots lui étaient montés à la gorge et avaient étouffé sa voix. Le vieux Garidel pleurait. Liette cachait sa tête dans son joli tablier de taffetas noir, tandis que Simonnet promenait dans le vide des regards sans pensée, presque éperdus. Je touchai le coude à Braguibus, tombé dans une contemplation singulière. —Allons, un coup de fifre! lui dis-je. Par un geste machinal, il porta l’instrument à ses lèvres, et d’un plein souffle lança aux échos profonds de la Source l’air très alerte de la chanson de Barnabé. —Eh bien! eh bien! s’écria le Frère, qui reparut incontinent au milieu de nous, et, d’un mouvement brusque, rabattit les doigts à Maniglier. Ce n’est point l’heure des chansons à présent, c’est l’heure des contredanses et des bourrées!... A deux pas d’ici, la prairie est large, et il s’y forme des groupes de filles et de garçons. On n’attend que le musicien pour commencer. Ah! bien oui, chanter, quand l’estomac a sa subsistance! Il faut donner aise aux jambes et laisser la voix en repos. En avant deux, l’ami! Saisissant Braguibus au bras droit, il l’enleva comme une plume, puis l’entraîna. Curieux de voir, je me jetai sur leurs talons. * * * * * L’eau appelle le gazon. A la naissance de la Source, les herbes commencent, et ce tapis de verdure, d’abord déchiré par les roches saillantes en maints endroits, s’élargit à mesure que les parois du granit s’écartent davantage et finissent par disparaître dans les profondeurs du terrain. A deux cents mètres environ de la fontaine jaillissante, c’est une véritable prairie avec ses marguerites blanches, ses boutons d’or, ses graminées aux lancéoles délicates et menues. M. Étienne Baticol, à qui, sauf l’ermitage, propriété de la commune d’Hérépian, appartient tout entier le monticule de Cavimont, prévoyant la multitude qui, aux approches de la fête, devait fouler ses foins, les avait fait couper huit jours avant Pâques. Les herbages, largement abreuvés, redressaient de nouveau leurs pointes, mais juste assez pour favoriser les glissades des danseurs, trop peu pour embarrasser leurs pieds. Quand nous arrivâmes à cette esplanade verdoyante, luisante encore sur ses bords du tranchant de la faux, elle était déjà envahie par la foule: partout des jeunes gens et des fillettes devisant, têtes penchées. Çà et là, des groupes de Pénitents; leurs sacs, fraîchement blanchis et repassés, trop éclatants au soleil, jetaient des notes criardes sur l’émeraude des gazons. Ces religieux de circonstance, dont plusieurs, bien que maçons, ébénistes, journaliers pour la terre, affichaient des panses rebondies, graves comme des chanoines, discutaient avec force gestes quel serait le drapeau qu’on planterait au milieu du bal. L’année précédente, le drapeau jaune des Pénitents-Bleus ayant obtenu l’honneur de présider aux danses, pourquoi le drapeau écarlate des Pénitents-Blancs ne flotterait-il pas à son tour sur le pré? Malgré les vociférations, les menaces de quelques Pénitents-Bleus difficiles à réduire, les Pénitents-Blancs l’emportèrent dans le débat, comme c’était justice, et leur couleur victorieuse fut déroulée aux yeux de tous. Ma surprise fut grande de rencontrer à travers cette foule affairée, turbulente, joyeuse, les ermites de Saint-Pantaléon de Boubals et de Saint-Sauveur de Camplong, que je croyais partis avec le clergé de Bédarieux. Certes, je n’ai rien à dire du frère Gratien, lequel, les mains embarrassées de chapelets et de médailles, cherchait à débiter sa pieuse marchandise parmi les pèlerins; mais peut-être pourrais-je affirmer que la conduite du frère Agricol était moins édifiante. Ainsi, sous mes yeux, je le vis pincer à la taille la même grande et forte fille avec laquelle il polissonnait à la procession. —Victoire! Victoire! lui disait-il toujours. Et celle-ci, de se retourner et de rire de ses trente-deux dents. Le frère Agricol Lambertier allait-il danser avec Victoire? Je pensai bien qu’il n’oserait pas. Cependant, de toutes parts, on avait aperçu Jean Maniglier, et on l’entourait, on le pressait. Barnabé, serré lui-même de près, joua des bras. Enfin, ayant réussi à repousser le flot, il se hissa sur la pointe des pieds; puis, élevant la voix: —Les amis, dit-il, Braguibus, qui à lui seul a plus de musique dans la cervelle que tous les musiciens des Cévennes ensemble, a inventé une contredanse nouvelle. Il l’appelle: «_La Montagnarde_.» Si vous voulez cette contredanse, plus amoureuse que les autres, puisque, au lieu d’embrasser tant seulement une fois sa danseuse, on l’embrasse trois fois: au commencement, au milieu, à la fin, Braguibus vous la jouera de grand cœur. Mais il pose une condition: c’est qu’avant d’engager le pas, chacun laissera tomber deux sous dans son chapeau. Braguibus «_n’a pas des chevilles d’or_» comme M. Étienne Baticol, et, pour que son fifre chante, il convient premièrement que son estomac soit bien plein. Vous êtes avertis. —_La Montagnarde! la Montagnarde_! vociférèrent mille voix. Barnabé arracha son chapeau à Jean Maniglier, et, tout en accompagnant l’artiste jusque sous le drapeau des Pénitents-Blancs, il quêta dans toutes les directions. Ce fut une grêle de monnaie. Au moment où Braguibus, installé sur le gazon, les jambes repliées et le dos appuyé à la hampe du drapeau, portait l’instrument à ses lèvres, Barnabé lui retint le bras, et, s’adressant à la foule: —Que tout se passe chrétiennement, au moins! s’écria-t-il. Incontinent, le fifre se donnant carrière, l’énorme branle-bas commença. Ce furent des va-et-vient rapides, des bondissements désordonnés, des bousculements formidables, d’où s’échappaient ensemble des cris de joie et des cris de douleur. Je vis plus d’un couple, pris de vertige, mesurer la profondeur du gazon, puis, se relevant, le front rouge de honte, repartir de plus belle à travers la prairie. L’entrain était admirable, le tournoiement diabolique. Lorsque Braguibus, par un silence, indiqua le moment venu des embrassements, la débandade devint générale. Tandis que de rares filles, honnêtes et simples, en toute naïveté, acceptaient sur leurs joues enflammées les gros baisers de leurs danseurs, le plus grand nombre de nos Cévenoles, subitement effarouchées, s’enfuirent vers les rocailles où l’ombre tombait épaisse pour s’y blottir et s’y cacher. Heureusement on les rejoignit bien vite, et ce n’est pas un baiser unique qu’elles reçurent, les ingénieuses coquettes, mais deux, mais trois, mais dix, mais autant qu’il en fallut pour dissiper leur épeurement. A quelques pas de nous, nous aperçûmes, Barnabé et moi, un Pénitent-Blanc qui s’en donnait, sur un frais visage, à cœur et à lèvres déboutonnés. Puis encore devinez qui nous avisâmes, derrière une haie d’épines abornant la salle de bal? M. Anselme Benoît, M. Anselme Benoît, des Aires, avec sa belle femme aux rubans de feu. —Gardez donc ces caresses pour vos malades, monsieur le médecin! et ne laissez pas tomber vos lunettes, lui cria l’ermite, dont un rire retentissant dilata l’immense bouche à en détacher le menton. Puis soudain m’interpellant: —Allons, pétiot, il va nous falloir remonter à Cavimont. Si ce matin nous avons tout dressé sur pied, c’est à nous encore, avant de partir, à mettre de l’ordre dans les deux chapelles et dans l’ermitage. Je pense que M. Michelin va bientôt nommer un Frère, et que la besogne de tout nettoyer par ici ne tombera pas sur mes bras à chaque procession... Braguibus travaillera tranquillement. D’abord j’ai confiance en lui, et je sais bien que j’aurai ma part des sous de son chapeau. Nous sommes associés pour les bals comme pour les chansons... Nous nous éloignâmes de la prairie, remontant vers Cavimont par le sentier vert de la Source. Barnabé se parlait à lui-même tout en cheminant: —Je m’étais promis, en quittant Saint-Michel, se disait-il, de faire une tournée aux environs de Saint-Gervais et de pousser peut-être jusqu’à Murat. Mais ce brigand de Venceslas Labinowski m’empêche, cette année, d’aller à la quête de la saucisse... Aux environs de Pâques, la saucisse est juste à point, dure, fraîche, savoureuse. C’est dommage! on est si généreux pour moi au Pradal, à Douch, à Rosis!... Que faire? Je ne puis pourtant pas laisser mon argent tout seul à Saint-Michel, pour que ce Polonais le découvre et me le vole. Seigneur du ciel! près de huit mille francs de beaux écus blancs, en un gros bas de coton bleu, sous un pavé de l’ermitage... Quand j’aurai dix mille francs, Félibien s’établira... Quel jour!... Je demanderai à Simonnet Garidel son fusil à deux coups et ses pistolets à M. Anselme Benoît; puis, si Venceslas se montre, avant qu’il ait ouvert la bouche pour me crier le mot de tous les voleurs: «_De l’argent! de l’argent!_» moi, je l’abats comme un gibier... Je m’arrêtai: j’avais entendu des bruits singuliers dans les roseaux qui, à l’endroit où nous étions parvenus, forment un épais rideau sur le courant de la Source. Le Frère lui-même, étonné et saisi, s’interrompit. Un peu effrayé, je me rapprochai de lui. Nous attendîmes, œil braqué, oreille au vent. Soudain deux têtes passèrent au-dessus des flèches des roseaux, puis vivement disparurent, puis se remontrèrent pour s’effacer encore. Je ne pus distinguer aucun visage. —Viens, fillot, viens, me dit Barnabé à voix basse. Quand les honnêtes gens s’amusent, il ne faut pas les inquiéter... Ça me rappelle le bon temps... Au demeurant, tu verras de quoi il s’agit... Marche doucement. Quittant le chemin gazonné du bord de l’eau, nous coupâmes à droite par les rochers. Je me retournai. Quel spectacle! Le frère Agricol Lambertier, les deux bras enlacés à la taille de sa Victoire, dansait sur le gazon, derrière les roseaux, avec une fureur de possédé. Il courait à droite, à gauche, faisant des pas démesurés avec ses pieds pointus tant il s’efforçait de les tendre, mais retenant toujours son fardeau qu’il couvrait de baisers à l’envi. Une fois, il manqua de rouler dans le ruisseau, ayant d’un seul bond arpenté trop de terrain. Une yeuse se trouva là, et, d’une main robuste comme un crochet de fer, il se retint au tronc vigoureusement. La mythologie m’avait souvent parlé des Nymphes, des Faunes, des Satyres, des Sylvains, sans que j’entendisse ces personnages fabuleux; désormais j’avais compris, et, rougissant jusqu’au blanc des yeux, je m’échappai vers Cavimont. * * * * * Pas plus de bruit autour de la chapelle de Notre-Dame qu’autour du sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse. Tout se taisait. Ce silence imposant—il l’est toujours sur les sommets—me permit de discerner des paroles qu’on murmurait en l’intérieur de l’ermitage. J’y courus. Adon Laborie et Gratien Pastourel, assis sur des escabelles, devisaient paisiblement à mi-voix. Un petit sac de grosse toile, farci d’écus, se tenait debout à la droite du frère Adon, et, devant le frère Gratien, se dressaient des piles de gros sous. Les ermites, tout en échangeant des paroles brèves, grignotaient des restes de victuailles, maigre fruit des quêtes qu’ils avaient dû pratiquer parmi les pèlerins de la Source et des rochers. Avant que les Frères, préoccupés, se fussent retournés vers moi, Barnabé parut. —Eh bien! demanda-t-il, frappant sur l’épaule à Laborie, combien de rondelles d’argent, cette année? —Quatre cent cinquante-trois francs huit sous. Notre-Dame a rendu deux cents francs, Sainte-Anne-la-Marieuse le reste. Barnabé soupesa le sac. —Sont-ils heureux, ces curés! articula-t-il l’œil enflammé de convoitise: rien pour les pauvres ermites, tout pour eux... —Et vous, frère Gratien, avez-vous rempli l’escarcelle? —J’ai vendu pour cinq francs trois sous de médailles, un franc de plus que l’an passé à pareille époque, répondit l’ermite de Saint-Sauveur. Il empocha lestement sa monnaie, tandis que le frère Adon, des deux mains serrait le sac aux écus, que Barnabé, bien à regret il faut le reconnaître, avait enfin remis sur la table. —Allons, bonsoir, Frère, portez-vous bien! murmurèrent à la fois les deux ermites. Ils détalèrent. Un peu ahuri, peut-être blessé de voir disparaître si brusquement ses confrères, Barnabé les regarda s’éloigner par la fenêtre ouverte. Une colère sourde, qu’il s’efforçait de contenir, lui crispait les poings. —Dites-moi donc, les amis, ne put-il s’empêcher de leur crier, au moment où ils atteignaient l’extrémité du plateau, avez-vous peur pour votre butin, par exemple? L’ermite de Saint-Sauveur seul se retourna. —Souvenez-vous de Venceslas Labinowski, glapit-il de toutes ses forces. Ce soir, je préviendrai moi-même la gendarmerie de Bédarieux; n’oubliez pas, demain matin, de prévenir celle de Saint-Gervais. Ils s’enfoncèrent dans une fente du granit. VIII M. Étienne Baticol, malade et vieux, regrette les beaux jours de sa jeunesse. Quelle nuit je passai, mon Dieu! Moi qui jusqu’alors, à Bédarieux, aux Aires, à Saint-Michel même, avais possédé un lit où m’étendre tout seul, je dus coucher avec Barnabé. Je renonce à décrire mes atroces souffrances durant de longues heures, au milieu des ténèbres, dans cet ermitage désert. Je n’ai pas oublié les frémissements de toute ma chair, chaque fois que, se retournant sur la paillasse trop étroite, le Frère venait à me frôler de ses jambes velues. Puis je dus entendre des ronflements épouvantables, mêlés à des paroles incohérentes et terribles. C’étaient surtout des menaces contre Venceslas Labinowski. Enfin, saturé de peur, transi de froid, à moitié mort, je m’endormis comme le jour pointait aux volets fendillés de Cavimont. Barnabé me réveilla. —Il est neuf heures, pétiot, me dit-il, et nous avons du chemin devant nous. Hardi! Le Frère, levé dès l’aube première, avait déjà mis toutes choses en état, tant dans la chapelle de Notre-Dame que dans le petit sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse et dans l’ermitage. Nous refermâmes les portes, et nous gravîmes un sentier raide, tirant droit vers la route de Saint-Gervais. Baptiste s’en allait d’un pas allègre, renâclant l’air à pleins naseaux. A un demi-kilomètre de Notre-Dame de Cavimont, vers le nord, le granit, surgi du bas de la vallée d’Orb comme les vagues moutonnantes d’un océan de pierre, cesse tout à coup. Le bloc énorme lance une dernière arête vive, puis se casse et ne reparaît plus. Le pays change absolument d’aspect. Tout à l’heure, sur le plateau de Notre-Dame, la nature cévenole ne laissait voir que son squelette rigide et froid; maintenant, aux environs de la ferme de l’Olivette, voici les muscles, la chair appétissante, la vie. A la ferme de l’Olivette, le plus riche morceau de la vaste propriété de M. Etienne Baticol, maire d’Hérépian, commence la belle plantation d’oliviers qui, se prolongeant à droite vers Olargues,—_olei ager_,—à gauche le long des collines de Canals, communique au paysage robuste de ces montagnes je ne sais quelle note de délicieuse mélancolie. Ces courants de verdure gris-pâle, traversant les masses sombres des châtaigniers, ressemblent à une sorte de rivière suspendue qui coulerait dans le voisinage du ciel. Enfin, à travers le feuillage grèle de troncs centenaires, nous aperçûmes les murs de la ferme. C’était un bâtiment à deux étages, blanchâtre, poussiéreux, fort pittoresque, grâce à de nombreuses lézardes d’où jaillissaient des touffes vertes, étoilées de fleurettes jaunes et bleues. Un pigeonnier s’élançait bien haut par-dessus les toits, montrant son rebord circulaire en briques rouges chargé de bestioles, les unes se becquetant à l’envi, les autres s’étirant les ailes, les yeux tournés vers le soleil. A notre approche, un chien courut à nous et proféra quelques abois étouffés; des pintades par bandes s’esquivèrent sur la pointe des orteils, tendant le col, criant de leurs voix tambourinantes; un paon, qui faisait superbement la roue au seuil de la maison, replia son éventail avec un rauquement d’alarme qui m’effraya. Cependant, personne ne paraissait. Barnabé laissa aller Baptiste vers une prairie voisine. —Eh bien! eh bien! tout le monde est donc mort à l’Olivette? s’écria-t-il, poussant la porte à claire-voie qui donnait accès dans la cuisine de la ferme. —Pas encore, Frère, pas encore, répondit-on. Nous entrâmes. * * * * * Devant un feu flambant de frigoules, de lavandes, de branchettes d’olivier, un homme se tenait assis dans un vaste fauteuil en planches de châtaignier. C’était le maître de céans, M. Étienne Baticol. Un bonnet de laine brune à rayures rouges, aussi court que la calotte d’un chanoine, lui recouvrait l’occiput et laissait déborder, sur les tempes, sur le front, le long du cou, les ondes d’une abondante chevelure blanche. Ses yeux étaient bleus, d’une extrême douceur. Pour le moment, M. Étienne Baticol lisait dans un gros livre relié en basane. Dès qu’il nous aperçut, il décrocha les lunettes à verres ronds, qui pinçaient son grand nez recourbé comme le bec d’un aigle, et nous adressa un sourire amical. —Bonjour, Frère, dit-il; et quel vent vous amène chez moi? —Le vent de la famine, monsieur Étienne, le vent de la famine. Nous tirions vers Saint-Gervais, le pétiot et moi, quand nous avons senti mourir nos jambes. —Tiens! ai-je pensé tout de suite, nous voici à deux pas de l’Olivette, et ce n’est pas M. Étienne Baticol, aussi riche que le bon Dieu et aussi bon, qui nous refusera un morceau de pain. —Et vous avez bien pensé, Frère. Seulement c’est dommage que quelqu’une de mes brus ou quelqu’un de mes garçons ne soit pas ici pour vous recevoir. —Où avez-vous votre belle famille? —Nos luzernes des bords de la rivière de Mare montaient en graines, et nous avons dû y mettre le fer samedi. A cette heure, on fait les balles par là-bas, et ce soir les chariots rentreront les foins. —La récolte est-elle prospère? —Je ne l’ai point vue, mon brave Barnabé. Puis, avec une mélancolie pénétrante: —Hélas! Frère, les vieux ans sont venus pour moi, j’en ai quatre-vingt-cinq, et la mort commence à me prendre par les jambes. Voilà deux mois que je n’ai bouté un pied dehors. Quelle punition, ne pouvoir marcher pour aller voir comment se portent mes terres! Il s’interrompit encore. Il regarda les vitres de l’immense cuisine que le soleil incendiait. Il reprit: —Encore s’il pleuvait! Mais voyez quel beau temps, Frère; c’est avril avec des feuilles, des herbes, de jeunes bestiaux, des oisillons sur toutes les branches... Enfin mes jambes, malgré les drogues de M. Anselme Benoît, ne savent prendre le chemin de se désenfler, et je demeure là tout seul avec les poules, les pintades, le paon, comme une chose inutile, comme un olivier qui ne doit plus donner de fruit et qu’il faut brûler... Les jérémiades éloquentes de ce vieux paysan attaché au sol par toutes ses fibres et que la mort allait déraciner, n’étaient point faites pour émouvoir Barnabé, uniquement attentif aux tiraillements de son insatiable appétit. —Ne vous tourmentez en aucune façon de l’absence des vôtres, monsieur Étienne, interjeta-t-il vivement; je ne suis point trop maladroit à la cuisine, et pourvu qu’il reste du jambon dans le placard, des œufs au poulailler... —La poêle est là, fit le vieillard levant la main et désignant la partie de la muraille entre les deux fenêtres. Barnabé ne tarda pas à découvrir le jambon; il en coupa deux mâles tranches, presque aussi larges qu’épaisses, et la poêle, exposée sur les flammes, commença à chanter. Huit œufs, encore chauds de la poule, furent jetés sur le jambon, et se roussirent en crépitant, se boursoufflant, lançant de petits jets de vapeur. En un tour de main, la table se trouva dressée; puis une bouteille de trois litres, découverte au fond d’un placard, fut installée au milieu. M. Baticol avait derechef affermi ses besicles au bout de son nez et repris tranquillement son livre. Comme les personnes peu habituées à la lecture, qui redoutent toujours de ne pas comprendre, le vieillard lisait à haute voix. «_En ce temps-là, Jésus dit aux Pharisiens: Je suis le bon Pasteur_...» —Et Dieu du ciel, c’est l’Évangile, cela! interrompit l’ermite, qui, m’ayant servi deux œufs, attaquait la première tranche de jambon. —L’évangile de dimanche prochain, le deuxième dimanche après Pâques, articula M. Baticol... Que Dieu me pardonne! je ne puis plus aller entendre la messe à l’église, dans mon banc de noyer, et M. Martin m’a conseillé de lire l’évangile, pour que le bon Dieu ne m’oublie pas tout à fait, quand bientôt j’aurai tant besoin de lui... Il poursuivit: «... _Le bon Pasteur donnera sa vie pour ses brebis; mais le mercenaire, et celui qui n’est point Pasteur, à qui les brebis n’appartiennent pas, ne voit pas sitôt venir le loup, qu’il abandonne les brebis et s’enfuit; et le loup les ravit et disperse le troupeau_...» —Je connais ça, monsieur Étienne, je connais ça, reprit Barnabé, la bouche libre après une rasade. Attendez une minute! Moi qui suis l’ami du bon Dieu, non tant seulement par l’habit, mais aussi par les bonnes intentions, je vas vous expliquer de quoi il retourne en cet évangile du deuxième dimanche après Pâques... Certainement il faut croire que, dans le pays de Notre-Seigneur, il existait, comme aux Cévennes, des loups, des brebis, des moutons, et même des vaches et des bœufs; mais, du reste, quand il dit un mot du bétail, est-ce une manière de parler... Apprenez ceci, monsieur Étienne, car encore que vous soyez maire, vous ne savez pas tout: par loup, Notre-Seigneur entend le démon, et par troupeau, tous les chrétiens qui sont dans l’univers sous le commandement du saint-père. Je le connais, le saint-père de Rome. Quel homme! magnifique comme le bon Dieu en personne... L’ermite planta sa fourchette dans la seconde tranche de jambon et la mordit vigoureusement. Le vieux paysan continua: «... _Or le mercenaire s’enfuit, parce qu’il est mercenaire, et qu’il ne se met point en peine des brebis_...» —Ce mercenaire se comporte tout juste comme Braguibus, quand il était _pillard_ à Rieussec, dit Barnabé éclatant de rire. Un jour, au coin d’un taillis de jeunes chênes, notre musicien voit briller pareillement à des braises les deux yeux d’un énorme loup. Que fait-il? Il fait comme un levron dont le plomb a frisé le poil, il saute et cabriole sans demander son chemin à personne. Ah! c’est que les bêtes ne lui appartenaient point. Voilà. «... _Je suis le bon Pasteur, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît et que je connais mon Père, et je donne ma vie pour mes brebis_...» —Attention! s’écria le Frère s’étirant le cou pour avaler au plus vite le gros morceau qui lui emplissait la bouche. Attention, monsieur Étienne! répéta-t-il. Vous avez remarqué, je pense, que Notre-Seigneur parle toujours des brebis, jamais des moutons. Écoutez la raison de ce mystère: Notre Seigneur savait d’avance que, dans les églises, on verrait plus de femmes que d’hommes, et, comme les femmes sont les brebis, les hommes les moutons, il fait premièrement honneur aux femmes, plus douces, plus religieuses que nous. Vous voilà instruit... «... _J’ai encore d’autres brebis qui ne sont point de cette bergerie. Il faut que je les amène. Elles écouteront ma voix, et il n’y aura qu’un troupeau et qu’un Pasteur._» —Oh! pour ça, je m’en vas vous raconter ce que c’est: il s’agit des protestants. Vous savez qu’ils sont en nombre dans nos montagnes et qu’ils ont fait la guerre aux catholiques, aux temps les plus reculés et les plus anciens? Quelle racaille que ce monde! Et Luther et son frère Calvin, les connaissez-vous? C’étaient de vrais brigands de la Calabre, à l’époque où ils commandaient les guerres cévenoles. Du reste, quelle différence entre les ministres des protestants et les curés des catholiques! L’enfer et le ciel, monsieur Etienne, l’enfer et le ciel... Une fois, du côté de Vérénous, en retournant de mes quêtes, je rencontrai le ministre du temple de Graissessac. Ah! quelle envie me prit de le jeter dans la rivière de Mare.—«Un de moins!» me disais-je.—Il me salua, et je n’osai pas l’entreprendre. Mais gare, si le hasard le pousse de nouveau sur mon chemin!... —C’est pourtant un homme très honnête et très bon, M. le ministre de Graissessac, dit M. Baticol, refermant son livre. —Alors, vous aimez les protestants, vous? interrogea Barnabé, dont la bouteille de trois litres, vidée jusqu’à la dernière goutte, des profondeurs de l’estomac, lui envoyait des flammes au visage et des étincelles aux yeux. —Je les aime comme fait le bon Pasteur, qui les appelle à lui pour leur ouvrir les portes du ciel. —Eh bien, moi, je les déteste! vociféra le Frère, éclatant comme une mine, et il ne faudrait pas qu’en sortant d’ici il m’en tombât un sous le bourdon! A-t-on jamais vu, des gens qui osent bâtir des églises où l’on ne voit pas le moindre confessionnal! qui appellent communier _faire trempette_ dans un verre! Moi, je me confesse et je communie, selon les règles établies par le bon Dieu dans sa Passion, et je pratique tous les devoirs d’un bon chrétien et d’un bon Frère libre de Saint-François. Barnabé parlait avec une extrême exaltation. M. Etienne Baticol le regardait, pénétré d’un étonnement indicible. —Calmez-vous, Frère, calmez-vous, lui repéta-t-il d’un ton presque affectueux. —Que je me calme, quand j’entends parler des protestants, qui n’ont qu’une idée en tête, se moquer de notre sainte religion! hurla-t-il exaspéré. Le vieillard appliqua ses deux mains amaigries sur les bras nus de son fauteuil, fit un effort et se mit debout. —Barnabé Lavérune, dit-il, puisque vous allez à Saint-Gervais, je vous engage à continuer votre route. —C’est bien ça, vous me renvoyez, à présent que je vous ai expliqué l’Évangile et que vous n’avez plus besoin de moi. —A l’heure où j’en suis arrivé, je n’ai besoin de personne ni de rien, sauf de l’assistance du bon Dieu. Nous nous esquivâmes. Comme s’il avait pressenti l’heure du départ, Baptiste était revenu de la prairie où nous l’avons vu courir et nous attendait à une portée de fusil de la ferme, vers l’extrémité de la basse-cour. Nous allâmes à lui. Les ouailles, encore une fois épouvantées, firent rage de leurs ailes et de leurs voix. Au moment où tout un escadron de pintades passait devant nous effaré, le Frère serra son bourdon, et, avec une agilité, une prestesse incroyables, le lança sur les bestioles, qui piaillèrent effroyablement. Horreur! deux pintades étaient demeurées sur le carreau. Tandis que, tremblant de tous mes membres, je contemplais les malheureux volatiles se débattant contre la mort, Barnabé, paisible comme je l’avais vu dans son verger de Saint-Michel, le jour de l’assassinat des linottes et des chardonnerets, retirait sa besace enfouie avec mon paquet dans les paniers de Baptiste, et en déliait les cordons. —Eh quoi! lui dis-je, vous oserez emporter ces pintades que vous venez de tuer? —Est-ce que M. Etienne Baticol n’a pas pris mes paroles sur l’Évangile sans me payer? Il glissa lestement les deux bêtes toutes chaudes au fond de son sac, et replaça celui-ci dans les paniers, contre ma soutanelle et mon surplis. Cela fait, avec la semelle de ses gros souliers, il effaça les traces de sang qui reluisaient sur les cailloux de la basse-cour. Le coup avait été si violent, que j’aperçus les barbillons rouges des pintades à plusieurs pas de là sur une touffe de mauve. Je les ramassai pieusement. Je pleurais. —Allons! allons! dit Barnabé, s’adressant à Baptiste. Nous gagnâmes le col des _Treize-Vents_. * * * * * Saint-Gervais est une petite ville de trois mille âmes, assise à califourchon sur la rivière de Mare. Vers le nord, se déploient de vastes prairies; mais au sud, à l’est, à l’ouest, de hautes montagnes enserrent de toutes parts ce maigre chef-lieu de canton, un des plus pittoresques des Cévennes méridionales. Pour atteindre jusqu’à l’hôtel de la Gendarmerie, où Barnabé avait hâte de se rendre, dans le but de dénoncer au brigadier les faits et gestes de Venceslas Labinowski, nous dûmes traverser la rue de l’Espinouse. Dieu! quelle ne fut pas notre surprise en abordant cette longue ruelle ordinairement solitaire,—j’étais venu maintes fois avec mon oncle dîner chez M. le curé de Saint-Gervais,—de la trouver toute fourmillante de monde! Hommes, femmes, enfants surtout, étaient là, encombrant le pavé, les bras et les yeux tendus vers le pont, où se balançait une houle de têtes. Que se passait-il? Tout à coup les canons de quatre fusils étincelèrent, et des baudriers de gendarmes se détachèrent en vigueur sur le fond brunâtre de la foule. —On en amène un! glapit une commère. —C’est un homme! cria un gamin hissé sur les épaules de son père. Barnabé qui, à la descente très raide des _Treize-Vents_, avait laissé Baptiste libre de toute charge, accota sa bête contre la muraille d’une maison, grimpa le long de la barde, et, pour mieux voir, se planta debout sur la cime des orteils. —Venceslas! Venceslas Labinowski! hurla-t-il, comme fou. Tous les badauds le regardèrent, niaisement ébahis. Lui cependant avait remis pied à terre, s’était débarrassé des guides de Baptiste dans mes mains, et s’efforçait contre le flot des curieux, pour arriver plus vite à son ennemi, l’ancien Frère de Cavimont. —Ah! le brigand! ah! le scélérat! vociférait-il, jouant des coudes et du bourdon. Mais les carabines et les bicornes approchaient. Soudain la multitude, qui avait résisté à l’ermite, se fendit d’elle-même, et, dans l’entre-bâillement, les gendarmes apparurent de la tête aux pieds. Ils étaient au nombre de quatre. Au milieu d’eux, marchait, les pas entravés par des cordes et les menottes aux poignets, Venceslas Labinowski. Bien que sale et affreusement déguenillé, je n’eus aucune peine à reconnaître mon vieul ami de la _Grappe-d’Or_, à Bédarieux. Il portait, aujourd’hui qu’une tourbe énorme le dévisageait, le front aussi haut qu’autrefois, et ses traits avaient le même air de bravade, d’impertinence et, pourquoi ne pas le dire? de noblesse que je leur avais connu. —Voleur! voleur! lui cria Barnabé, allongeant vers lui ses bras par un geste de menace. Venceslas nous regarda. Oh! quels sentiments différents exprimèrent ses yeux, quand ils ne firent qu’effleurer l’ermite de Saint-Michel pour s’arrêter complaisamment sur moi! Je devinai que ce Polonais, bien que tombé aux griffes de la justice, méprisait Barnabé Lavérune et m’aimait encore, moi qui l’avais tant aimé. Je ne sais à quelle impulsion secrète j’obéis; mais, abandonnant Baptiste, je poussai en avant afin de revoir mon Venceslas. En m’avisant de nouveau sur son chemin, il fit une courte halte, comme fatigué; puis, se tournant vers moi, de cette voix douce, de cet accent intraduisible auquel j’avais su si peu résister quelques mois auparavant: —Bonjour, mon cher petit, bonjour! me dit-il. Je me sentis rougir, et reculai tout honteux à la fois et tout ému. Jusqu’à la porte de la prison, laquelle, à Saint-Gervais, ainsi qu’en beaucoup d’autres endroits de nos Cévennes, est située dans le clocher de l’église paroissiale, Barnabé, pris d’une sorte de délire furieux, ne cessa d’invectiver son ancien confrère: —Ah! tu complotais de venir m’assassiner, gueux de Polonais! Mais il y a une justice pour les gens de ton espèce, misérable! Va, le bourreau t’attend sur la place de l’Esplanade, à Montpellier. Enfin, le prisonnier mis en lieu sûr, la foule se dispersa. —Allons-nous retourner aux Aires à présent, Barnabé? demandai-je. —Aux Aires? —Puisque vous n’avez plus rien à faire désormais du côté de la Gendarmerie, nous pourrions revenir chez nous, il me semble. —Tu ne veux donc pas, pétiot, que je vende mes pintades? —Vos pintades? m’écriai-je, abasourdi. —A l’_Auberge de la Chèvre-Double_, je suis bien sûr qu’Antonin Tabarié m’en donnera vingt-cinq sous, peut-être trente. —Mais ces pintades appartiennent à M. Etienne Baticol, et... —Et tu feras bien de taire ta langue, toi! interrompit-il, me saisissant l’oreille droite entre ses gros doigts cartilagineux et la tirant à me la déchirer. * * * * * Malgré que j’en eusse, je fus contraint de suivre Barnabé à l’_Auberge de la Chèvre-Double_, chez Antonin Tabarié. IX Gathon Molinier a dressé la table, tout est prêt, mais Jacques n’arrive pas. Le pont de la Mare est à dos d’âne, pavé de cailloux ronds recueillis aux bords de la rivière. A ce monument fort raide, le seul qu’on puisse admirer à Saint-Gervais, s’appuie l’_Auberge de la Chèvre-Double_. C’est une vaste masure, plus large que haute, et dont les murailles, envisageant le nord, baignent pittoresquement dans l’eau. La façade, embellie de deux rangées de fenêtres, donne sur la rue de l’Espinouse, la rue la plus spacieuse de l’endroit. Un peu au-dessus de la porte d’entrée, dans un carré blanchi à la chaux, un artiste ambulant, lequel sans doute, en Normandie, avait peint des veaux à deux têtes, a badigeonné je ne sais quel monstre avec un double chef. Rien de plus grotesque que cette peinture rudimentaire, véritable image d’Epinal colossale, où tout manque, même cette fleur de naïveté que l’inexpérience de la main et l’ignorance de l’esprit communiquent à tant d’ouvrages imparfaits. Quant à la couleur, un rouge d’ocre s’épand depuis les deux têtes mal attachées jusqu’aux huit pattes pendantes, dont deux seulement touchent le sol. On aperçoit une colonne vertébrale unique, monstrueuse, hérissée de poils rudes, d’où partent tous ces membres épars. C’est bête tout ensemble et hideux. Une légende flamboyante, en lettres capitales illustrées d’agréments bizarres, encadre l’animal-phénomène. On lit: A LA CHÈVRE-DOUBLE _ANTONIN TABARIÉ_, _Aubergiste_, LOGE A PIED ET A CHEVAL. Des bornes de granit, extraites des carrières du mont Caroux, protégent les murs antiques de la _Chèvre-Double_ contre les roues des charrettes et des tilburys. A ces bornes, on scella des anneaux de fer destinés à retenir les bêtes des gens qui ripaillent chez Antonin Tabarié. L’ermite attacha Baptiste, retira sa besace des paniers, et nous franchîmes le seuil de l’hôtellerie. Les tables regorgeaient de victuailles. Pas une escabelle de bois qui n’eût son homme assis et bâfrant. A travers la vaste salle à manger, sur les pas des servantes empressées, des chiens-loups à colliers garnis de pointes redoutables se traînaient avec des grondements étouffés. D’où venaient ces gens et ces bêtes? Le milieu d’avril est le moment où émigrent, de la plaine, desséchée déjà, vers les hauteurs herbues, les grands troupeaux de moutons. Saint-Gervais, situé à l’orée immédiate de la montagne, se présente comme la dernière station des pâtres; c’est là que bon nombre d’entre eux boivent leur dernière pinte de vin et finissent par se coiffer plantureusement de leur verre, comme on dit au pays cévenol. Demain, sur les pics escarpés, dans les solitudes près des nuages, à travers les landes perdues, recommenceront la responsabilité, les sueurs, la peine; demain, les luttes acharnées avec les loups dévorants, les sangliers au boutoir terrible; aujourd’hui, à Saint-Gervais, la dernière gaieté, la dernière liesse, le dernier oubli, la dernière bénédiction du bon Dieu! —Bon appétit, les amis, bon appétit! s’écria l’ermite. Trois ou quatre visages se retournèrent vers nous. —Ah! voilà le frère Barnabé! répondit-on... Bonjour, Frère. Au bout de la table, quelqu’un se leva. C’était un grand jeune homme à l’air fin, distingué. Comme aux autres bergers cévenols, les cheveux coupés ras sur la nuque, conservés très-longs au-dessus des oreilles, lui descendaient en tire-bouchons le longs des tempes, mais ses traits avaient une fraîcheur et je ne sais quelle noblesse native qui dénonçaient une condition supérieure. Du reste, sa _grisaoudo_, sorte de dalmatique en grosse toile de genêt que les pâtres des hauts herbages passent sur leurs vêtements, paraissait d’une étoffe moins commune, et aux courtes manches flottantes brillaient deux bouffettes de ruban de fil bleu. L’ermite considéra cet inconnu avec respect, puis, s’adressant à lui d’un ton d’humilité obséquieuse que je ne lui connaissais pas: —Maître, lui dit-il, que saint François accorde de l’eau à vos prairies, de la graisse à vos moutons, du lait à vos chèvres, et à vous la fortune avec la santé! Moi, en effet, je suis Barnabé Lavérune, le pieux Barnabé Lavérune, ermite de Saint-Michel des Aires, et j’implore votre assistance pour l’amour de Dieu. Il existait un brigand parmi les Frères libres de Saint-François, un Polonais de l’enfer, Venceslas Labinowski; mais je ne lui ressemble point..... Donnez-moi une petite pièce blanche, un sou si vous ne pouvez une pièce, deux liards si vous ne pouvez un sou. J’ai besoin de grandes ressources pour ma chapelle, ainsi que pour cet enfant que vous voyez avec moi... Je sentis tout mon jeune sang me monter à la face et me la brûler; mais je n’osai interrompre le Frère, dont la main droite appuyée sur l’une de mes épaules me meurtrissait l’omoplate par un attouchement significatif. —Alors, vous ne voulez pas déjeuner en notre compagnie? lui demanda le berger à la _grisaoudo_ élégante et enrubannée. —Mon estomac est coutumier du jeûne, mes amis, répondit-il d’une voix dolente... J’aimerais mieux recevoir quelque monnaie pour l’entretien de ma chapelle, que de boire et de manger. Il faut faire pénitence. En articulant ces derniers mots, il tendit sa main ouverte vers le maître-herbager. —C’est vous, le plus riche, que Dieu a choisi pour donner aujourd’hui l’exemple aux autres, lui dit-il. Le jeune homme, s’étant rassis, tira de la poche de son pantalon un boursicaut en cuir, en délia les cordons aux nœuds compliqués, y coula deux doigts et amena une pièce luisante. —Tenez, Frère, voici quarante sous! dit-il. Barnabé rougit de plaisir: il ne s’attendait pas à si grosse aubaine. Il saisit la lourde croix de laiton qui lui ballait sur la poitrine, fit sauter par-dessus sa tête la chaîne qui la retenait, et présenta le crucifix au jeune homme, qui le baisa dévotement. Cette cérémonie achevée, il promena son chapeau à larges bords le long des tables, recevant les maigres offrandes des bergers. Plus d’un ne donna rien. —Pour ma chapelle de Saint-Michel! pour ma chapelle de Saint-Michel! répétait-il d’un ton pitoyable. Il recueillit la monnaie, puis s’inclinant: —Que le bon Dieu vous le rende! articula-t-il, l’œil humide de gratitude. Au fond de la salle à manger toute bruissante de propos ronds et salés, saturée de l’odeur des viandes et du vin, une porte vitrée était entr’ouverte; Barnabé la poussa, et nous nous glissâmes dans la cuisine de la _Chèvre-Double_. —Eh bien! Tabarié, le commerce va donc toujours de mieux en mieux? s’écria le Frère joyeusement. Sa voix venait de retrouver la note gouailleuse qui en était l’accent particulier. —Mon commerce au moins est honnête, répondit un gros homme, lequel, armé d’un long _flamboir_ rougi au feu, laissait tomber des gouttes de graisse enflammée sur un énorme gigot tournant à la broche devant un brasier. —Voyons, camarade, est-ce que vous avez vu le loup aujourd’hui? Vous voilà hérissé comme un pelon de châtaignier. —Non pas le loup, mais le frère Venceslas Labinowski. —Ah! le gueux!... Mais il y a Frère et Frère, l’ami... —Venceslas me doit neuf francs depuis un an: trois francs d’argent prêté et six francs pour quatre repas faits dans mon auberge. —Pourquoi ne pas écrire sur votre enseigne: «_Crédit est mort_?» Alexandre Morel, l’aubergiste du _Cheval-Blanc_, à Saint-Pons, n’a pas été si simple que vous. —J’avais confiance, pleurnicha Antonin Tabarié... Un Frère, il me semblait... —Un Frère... un Frère... Il ne faut pas trop s’y fier... Ah! si c’était un Frère comme Adon Laborie, de Notre-Dame de Nize, ou comme moi!... Vous ai-je jamais fait perdre un liard, Tabarié? J’aimerais mieux que le soleil me tombât dessus et me roussît jusqu’au dernier poil que de retenir un sou à mon prochain... D’abord, les Lavérune, de père en fils, ont marché toujours la conscience droite et le front découvert... Ce scélérat de Venceslas!... Que voulez-vous? il n’est pas le premier homme que les femmes mènent à mal... Enfin, il vient avec la justice de trouver chaussure à son pied... En débitant ces phrases, entrecoupées de silences, Barnabé suivait attentivement les diverses opérations de Tabarié. Celui-ci, ayant flambé le mouton, l’ayant saupoudré de sel gris, venait de l’étendre sur un lit de haricots, au fond d’une immense jatte de faïence; il le livra, ruisselant de jus, la peau jaunie et boursoufflée, à une servante, qui l’emporta. —Quelle pièce! fit l’ermite, ne sachant retenir un geste d’enthousiasme, quelle pièce! —Il sera tendre. Tout d’un coup, Barnabé retira la besace de sur son épaule et la déposa aux pieds d’Antonin Tabarié. —Vous avez donc quelque chose à me vendre? lui demanda l’hôtelier, familiarisé avec les façons de l’ermite. —Deux bestioles, si vous êtes raisonnable. —Voyons. —Sont-elles grasses! s’écria Barnabé, soufflant sur les pintades pour en montrer la peau à travers les plumes... Ça pèse comme plomb... Ah! le grain ne leur manqua jamais en ma basse-cour de Saint-Michel... Moi, je ne ressemble pas à ce brigand de Venceslas: c’est toujours pour vous faire gagner de l’argent que je viens vous voir. —Combien? —Tabarié, vous êtes un brave homme, plus humain qu’Alexandre Morel, de Saint-Pons, qui non-seulement ne veut pas reconnaître les Frères libres de Saint-François, quand ils frappent à sa porte le gousset vide, mais qui ne reconnaîtrait pas Notre-Seigneur en personne avec sa croix... Tenez! si au petit prix que je vous demanderai, vous voulez ajouter une tranche de votre gigot et un verre de vin pour nous remonter les forces, à cet enfant et à moi, nous tomberons d’accord tout de suite. —Combien? répéta laconiquement l’aubergiste. —Avec la tranche et la bouteille? —Oui. —Trente sous. —Trop cher. Je n’en veux pas. —Alors, il faudrait vous les donner pour une miette de votre mouton! Vous croyez donc que ces bêtes m’embarrassent? Pensez-vous, par hasard, que je les ai volées? Oh! oh! tous les Frères ne sont pas de la Pologne... Moi, d’abord, je suis né aux Aires... Vingt-cinq sous, si cela vous plaît? —Vingt. Barnabé ramassa la besace et fit mine de reprendre les pintades, demeurées aux mains de Tabarié. —C’est le dernier mot? interrogea-t-il. —Le dernier. —Eh bien!... gardez ma volaille. Apprenez pourtant qu’on est plus avare à la _Chèvre-Double_, de Saint-Gervais, qu’au _Cheval-Blanc_, de Saint-Pons. Je ne fis pas grand honneur au gigot; mais Barnabé, en un tour de mâchoire, engloutit tout le festin. Il convient de le déclarer à sa décharge, pris sur le pouce en un coin de la cuisine, ce repas ne fut ni copieux en viande ni suffisamment approvisionné en vin. Le prix des pintades empoché, l’ermite appliqua une grosse tape familière sur le ventre rebondi d’Antonin Tabarié. —A propos, savez-vous si Jacques Molinier est revenu de Mèze, près de la mer? demanda-t-il d’un air distrait à l’aubergiste. —Pas encore; Gathon l’attend, je crois. * * * * * Le hameau de Rongas, à quatre kilomètres environ de Saint-Gervais, est célèbre par ses fromages de chèvre. Nous y quêtâmes jusqu’au soir. Le Frère fit baiser plus de cent fois sa croix de laiton à de pauvres paysannes, tout heureuses de se dépouiller pour «_l’homme de Dieu_.» Barnabé, du reste, avait une attitude d’une majesté superbe, et son éloquence, fertile en paraboles, qu’il n’empruntait pas toujours à l’Évangile, était irrésistible. —Ce n’est pas à moi que vous donnez, répétait-il, c’est au bon Dieu. A la nuit, nous redescendîmes vers la rivière, regagnant Saint-Gervais à petits pas. Comme nous touchions aux bords de la Mare, peu profonde en cet endroit, et nous nous disposions à la franchir, l’ermite, lui saisissant la queue, arrêta l’âne. Vivement il tira d’un des paniers le paquet qui contenait mes habits de chœur; puis, me regardant avec des yeux qui m’effrayèrent: —Mets ta soutane, pétiot, me dit-il. —Nous allons donc à l’église? balbutiai-je. —Nous allons chez Gathon Molinier, la fournière... Hardi! Et il me passa la soutanelle rouge, la tirant à la déchirer. —Je n’ai pas besoin de m’habiller en cardinal pour... Le souffle manquant à ma poitrine, je ne pus achever. —Il ne me reste plus miette de jambon à Saint-Michel, reprit Barnabé, disposant de mes bras, de tout mon corps absolument inertes pour me revêtir du surplis; mais Gathon Molinier en possède plusieurs tout entiers, et elle me fera présent de la meilleure pièce, j’en suis sûr, si tu veux m’aider dans ma quête aujourd’hui. Je lui dirai comme ça que je suis arrivé de Rome... que tu connais notre saint-père le pape... que tu es le neveu d’un archevêque italien... Laisse-moi faire... Une fois le jambon dans ma besace, je te déshabille de tes ornements, je te plante sur Baptiste, et nous filons vers Saint-Michel droit et vite pareillement à des martinets regagnant leur nid. Avec ces derniers mots, il m’enleva ma casquette de drap bleue à visière vernie pour me coiffer de la calotte rouge. —Eh bien, non! m’écriai-je, ne sachant résister à la révolte de tout mon être, je n’irai pas chez Gathon Molinier, je n’irai pas! Et je me cramponnai des deux mains au tronc déjeté d’un saule penché sur l’eau. Le Frère n’eut pas une parole. Avec un calme épouvantable, il enfourcha Baptiste, se disposant à franchir seul la rivière. Au moment où l’âne posait les pieds dans le courant, très brillant sous la lune naissante, l’effroi délia mes doigts crispés, et, m’élançant comme un fou après la bête qui s’éloignait: —Barnabé, mon Barnabé, m’écriai-je, ne m’abandonnez pas ici, dans la nuit! J’ignore comment de ma gorge serrée avaient pu sortir ces paroles. Au risque de trébucher dans l’eau, de me noyer peut-être, d’un élan instinctif, je m’étais jeté sur les traces de Baptiste. L’âne, qui m’aimait, s’arrêta; l’ermite, toujours silencieux, allongea une main jusqu’à la ceinture de mon pantalon, m’enleva, et je grimpai sur la barde derrière lui. J’avais des tressaillements convulsifs. —Je ne vous désobéirai plus, Barnabé, je ne vous désobéirai plus, soyez tranquille, marmottai-je. —Tu comprends que je ne t’aurais pas laissé là aux bords de la Mare... C’était tant seulement pour te faire peur... Il faut bien, puisqu’il leur a plu de te confier à moi, que je te rende à ton oncle et à Marianne. —Mon pauvre oncle!... Ma pauvre Marianne!... murmurai-je, sentant crever mon cœur. Nous avions atteint l’autre rive; déjà quelques toits apparaissaient parmi les masses noires des arbres découpées à vif par la lune. Le Frère glissa sur le sol. —Demeure sur Baptiste, toi, fillot, me dit-il, car tu dois être un peu fatigué... Oh! je ne suis pas méchant, va; puis je t’aime comme si tu étais mon Félibien en personne... Voici tout uniment de quoi il s’agit: quand, dans une minute, nous serons chez Gathon Molinier, tu ne parleras pas plus que si l’on t’avait coupé la langue... Tu n’es pas, toi, de ces pays-ci; tu es de l’Italie, et tu ne sais pas notre patois cévenol... C’est une idée à moi pour m’amuser... Pourtant, si je touche mon chapelet, tu diras: «_La Madona_,» et si je touche ma grande croix, tu diras: «_Il Bambino_.» Ça veut dire, en le langage du saint-père, «_la Sainte Vierge et Notre-Seigneur_.» As-tu bien compris la leçon? —Oui, Barnabé, oui, m’empressai-je de répondre. —_La Madona_, _il Bambino_... Voyons! —_La Madona_, _il Bambino_, répétai-je. —C’est très-joli. A mes signes, tu n’auras qu’à répondre par ces mots, et tout ira bien... Descends maintenant, nous sommes devant la maison de Gathon Molinier, ajouta-t-il à voix plus basse. J’obéis. * * * * * Baptiste, habitué à faire de longues stations aux portes, se mit à flairer les mousses égayant les fentes des murailles; quant à nous, nous gravîmes au pas accéléré les hautes marches du perron. —Dieu vous assiste, brave Gathon! s’écria l’ermite, pénétrant dans une vaste pièce à peine éclairée, tout imprégnée de l’odeur du pain cuit. Une femme se tenait à genoux en un coin obscur; elle fit vivement le signe de la croix, comme pour clore une prière, se leva et vint à nous. —Bonsoir, Frère, bonsoir, reprit-elle d’un accent où l’on démêlait une profonde tristesse. —Il vous est donc arrivé malheur, bonne Gathon? lui demanda Barnabé, déposant par un geste familier sa besace sur une chaise. —Hélas! bredouilla la pauvre fournière, mon homme devait retourner hier au soir à la maison, et il n’a pas encore paru... Je récitais cinq _Pater_ et cinq _Ave_ à sainte Philomène... Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé en chemin... Toutes les fois que Jacques revient de Mèze, il en rapporte les écus de son travail, et quelles mauvaises rencontres ne peut-on pas faire sur les grandes routes, encore qu’on soit dans une voiture! N’a-t-on pas arrêté un voleur, ce matin, du côté de Caroux... —Alors, vous espérez votre mari d’un moment à l’autre? interrompit l’ermite regardant Gathon avec inquiétude. —Je l’ai espéré hier, je l’ai espéré encore tout aujourd’hui; mais il n’arrivera pas à présent. —Et pourquoi n’arrivera-t-il pas? —La voiture de La Caune vient de passer, et personne n’est descendu. —Il est donc coutumier de prendre cette voiture? —Toujours, Frère, toujours, à cause d’une faiblesse aux jambes. C’est de naissance, cette faiblesse. Barnabé respira bruyamment. —A propos, Gathon, et si on allumait la chandelle? dit-il. Savez-vous qu’on ne se voit pas le bout du nez tant seulement chez vous. La paysanne atteignit sa lampe de cuivre à trois becs, son _carel_, et enfouit dans les cendres incandescentes du four une de ces longues allumettes soufrées comme on en fabrique tant dans le pays avec des brins de genêt. Incontinent la lumière tira de l’ombre tous les objets: les larges pelles de sapin blanches et lisses, l’énorme fourgon emmanché d’une latte démesurée, le cendrier de fer, les cruches ventrues se faisant vis-à-vis sur la double pierre de l’évier et dont le vernis éclatant lança des éclairs furtifs. Je vis enfin Gathon Molinier, à peine aperçue jusqu’ici. C’était une femme petite, maigre, pâle, âgée de quarante ans environ. Elle avait sans doute pleuré, car ses yeux bruns, assez grands, paraissaient tout maculés et tout rouges. —Jésus-Seigneur! quel est cet enfant, Frère? s’écria-t-elle, s’avançant pour me regarder. —C’est un enfant de Rome, ma chère Gathon... Je l’ai ramené des Vaticans, lors de mon dernier voyage par là-bas... Le saint-père l’aime beaucoup, et il me l’a confié pour l’instruire dans la règle de saint François. Ah! c’est qu’à Rome, où tout le monde va en soutane comme au paradis, on me prend pour quelque chose, moi! —Il est beau semblablement à un ange! Et, me prenant la main droite, la bonne et naïve créature y déposa le plus respectueux des baisers. Mes jambes mouraient sous moi. Au même instant, Barnabé, que mes regards attentifs ne quittaient guère, toucha sa grande croix de laiton. Je me souvins du commandement, et, la peur me dilatant le gosier: —_Il Bambino_! m’écriai-je, _il Bambino_! Gathon recula effrayée. —Que dit-il? demanda-t-elle. —Cet enfant est Italien comme notre saint-père et son oncle l’archevêque de... Enfin... Il ne sait parler encore que le langage de son pays. Avec les temps, je lui enseignerai le cévenol, bien plus beau, plus plaisant que l’italien et le français. De nouveau il porta la main à sa croix. —_Il Bambino! il Bambino_! répétai-je. —Qu’est-ce qu’il veut, Frère? je lui donnerai ce qui lui fera plaisir, à ce petit Enfant-Jésus de Rome. —C’est bien simple, Gathon. Ces mots: «_Il Bambino_» veulent dire «_Notre-Seigneur_.» Présentement mon petit garçonnet du pape et de Mgr l’archevêque de...—j’ai oublié le nom de la ville—veut que je vous présente à baiser ma grande croix bénite à Rome et sur laquelle est cloué le Sauveur, comme au Calvaire, vous savez... —Oh! vite, Frère, que j’embrasse votre croix! Si, par quelque miracle, elle pouvait ramener mon homme à la maison!... Tenez! ajouta-t-elle, enlevant une serviette qui recouvrait plusieurs plats sur une table dressée non loin du four, j’avais préparé à mon pauvre Jacques un quartier d’agneau, avec une sauce à l’ail comme il l’aime; j’avais entamé une barrique de vin nouveau; j’avais pétri et fait cuire une fougasse ronde passée au jaune d’œuf... Mais il ne revient pas... Il marche peut-être par les routes seul, voulant cette fois économiser le prix de la voiture, et moi, je me désole ici avec vous... Votre croix, Frère, votre croix! Et, tombant à genoux, ce cœur brisé, débordant de religion ensemble et de désespoir, articula ces mots sublimes: —Je mets ma confiance en Dieu! Barnabé n’avait lancé qu’un regard du côté de la table, mais il avait été féroce. Il saisit le lourd crucifix de laiton, qu’il tira de son cou avec la chaînette de même métal; puis, étendant ses deux mains vers la fournière par un mouvement solennel: —Gathon Molinier, lui dit-il, je ne demande pas mieux que de vous donner à baiser cette croix dont le saint-père me fit présent, à Rome, dans les Vaticans. Je vous préviens pourtant que jamais personne n’y posa les lèvres dessus, avant de me glisser quelque chose dans le sac. En retour de mes indulgences,—ma croix a été _indulgenciée_ par le pape en personne,—à la _Chèvre-Double_, un herbager de la montagne m’a baillé un gros écu; à Rongas, les bonnes chrétiennes ont rempli de fromages les paniers de Baptiste; à l’Olivette, chez M. Étienne Baticol, je crois qu’on aurait étranglé toute la basse-cour pour moi... Gathon Molinier, ouvrez votre âme au bon Dieu et vos dix doigts au pieux ermite de Saint-Michel. —Que vous faut-il, Frère? —Presque rien, tant seulement de quoi fermer le bec d’un oiseau... Tous les ans, en janvier,—c’est en votre maison une habitude ancienne,—vous tuez deux ou trois porcs gros et gras. Tantôt c’est quatre cents livres, tantôt cinq cents livres de viande, voilà..... Ce petit, qui est un ange, comme vous l’avez reconnu, aime bien le jambon de France, n’en ayant de ses jours mangé en Italie, et si vous pouviez nous faire l’aumône... —D’un morceau de jambon? —Aussi épais que possible, car nous sommes deux, sans compter les pauvres qui quémandent sans cesse à ma porte de Saint-Michel. Gathon, n’articulant pas un mot, prit sur la table un lourd coutelas de cuisine et s’élança vers un escalier de bois tournant au fond de la pièce, dans une demi-obscurité. Incontinent, le Frère toucha son chapelet. C’était un appel, et je me mis à glapir: —_La Madona! la Madona!_ La fournière, qui n’avait pas gravi toutes les marches, se retourna: —Que dit le petit du saint-père? demanda-t-elle. —_La Madona_, c’est le nom de la Sainte Vierge, et il dit qu’en ce moment la Sainte Vierge vous regarde, répondit Barnabé. Gathon avait à peine disparu au dernier détour de l’escalier que l’ermite, s’approchant des braises encore vives accumulées sous la margelle du four, y plongea soudain son crucifix, en ayant soin de le retenir par la longue chaînette de laiton. Qu’allait-il faire, mon Dieu?... Cependant, j’entendais les coups que la paysanne, là-haut, frappait sur l’os du jambon, pour en détacher un quartier. Ces coups répétés me portaient au cœur.—Ne me rendais-je pas complice d’un vol?—Enfin le bruit cessa, puis les pas de Gathon retentirent sur nos têtes. Elle allait redescendre sans doute... Barnabé, vivement, retira le crucifix enfoui; mais, n’osant y porter la main de peur de se brûler, moyennant la chaînette il le coucha sur les dalles et l’essuya tant bien que mal avec son mouchoir. La fournière parut. Elle tenait une énorme tranche de jambon. L’ermite la rejoignit dans l’ombre, au bas de l’escalier. —A genoux, Gathon Molinier! à genoux! lui cria-t-il d’une voix sévère. La malheureuse femme se prosterna. —Gathon Molinier, reprit l’ermite d’un accent de plus en plus dur, nous allons savoir si Notre-Seigneur et la Sainte Vierge sont contents de l’aumône que vous leur faites. En même temps, guidant le crucifix par la chaînette, il le lui colla sur le visage. Ce fut un cri déchirant. Je crois, du reste, que, ne pouvant la retenir, ma voix se joignit à celle de la fournière. —Vous voyez, Gathon Molinier, poursuivit froidement l’ermite, ni Notre-Seigneur ni la Sainte Vierge ne sont satisfaits de ce que vous ne leur accordez pas le jambon tout entier. Notre-Seigneur pourtant vous donna sa vie en mourant sur la croix, et la Sainte Vierge aussi quand elle monta au ciel. Enfin, le feu des damnés vous a brûlé la face pour vous rappeler qu’il y a un enfer. Je n’y suis pour rien, c’est un miracle... —Un miracle! un miracle! Quatre à quatre elle remonta l’escalier de la chambre haute. L’ermite fit deux pas, immergea lestement son crucifix dans une des cruches de l’évier, le roula parmi les plis d’un essuie-main accroché à un clou, puis attendit. La fournière ne tarda pas à reparaître. Ses deux bras avaient de la peine à soutenir le poids d’un jambon comme je n’en avais jamais vu de si gros. Le Frère, poussé par une convoitise irrésistible, s’élança d’un bond au-devant d’elle. Il reçut le précieux fardeau, et, chose insensée! colla ses lèvres sur la couenne et sur le lard. Il pleurait de joie. —Gardez-le, Frère, balbutia Gathon, éperdue, je vous le donne. Barnabé osa lui représenter la croix de laiton, et cette chrétienne héroïque eut le courage d’y appliquer sa bouche saignante. —Il est froid, Notre-Seigneur! il est froid! répéta-t-elle radieuse. Elle le baisa de nouveau. —C’est que vous avez fait votre devoir, lui répondit Barnabé..... Maintenant que tout est fini, avant de nous mettre à table pour manger votre agneau à l’ail, un _Adoremus_! Nous tombâmes tous trois à genoux, chantant à tue-tête: _Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum!_ X Pour un jambon, Barnabé Lavérune perdit son âne et la vie. Barnabé n’était pas assis à table depuis cinq secondes qu’il reprenait sa gaieté bruyante. Tout avait changé brusquement en lui: son attitude presque terrible était redevenue abandonnée, libre jusqu’au sans-façon le plus indiscret, et sa voix impérieuse, sourde, contenue, éclatait de nouveau à faire trembler les vitres dans leurs châssis. Tandis que Gathon Molinier, sans doute fort honorée de servir l’enfant de Rome et le Frère, se démenait, nous passant assiettes et couteaux, l’ermite promenait des regards joyeux, enivrés, de l’agneau rôti, douillettement couché sur un lit d’aulx au fond de sa jatte brune, au jambon colossal, qu’il avait déposé sur une chaise à côté de lui. En vérité, c’était un morceau superbe, pesant quarante livres au moins, et dont le lard épais, diamanté par le sel où la ménagère l’avait laissé tremper durant plusieurs mois, étincelait sous le _carel_ comme l’eût fait un plein boisseau de pierreries. Enfin la fournière s’assit. Pauvre femme! ses lèvres, son nez, sa joue gauche, étaient tuméfiés par la brûlure du crucifix. Pourtant elle nous sourit, à moi surtout qu’elle regarda avec une vénération qui me consternait. —Voyez-vous, Gathon, lui dit le Frère, plantant sa fourchette dans l’agneau pour le découper, ne soyez pas en peine à cause de votre mari. Ce soir, vous avez fait trop de plaisir à Notre-Seigneur, en secourant ses pauvres, pour qu’à son tour Notre-Seigneur ne s’occupe pas de vous rendre heureuse. La diligence de La Caune ne vous a rien dit aujourd’hui; soyez tranquille, elle vous parlera demain... —Ah! mon cher homme!... Dieu vous entende, Frère! —Il m’entend toujours, moi! et la preuve, c’est qu’il ne me refuse point un miracle dans l’occasion... Vous avez bien vu pour le jambon... Vivement, et tout d’un élan, Gathon Molinier se mit debout. —Qu’y a-t-il? demanda Barnabé, en train de remplir son assiette. —Cette voix... —Quelle voix? —Je me suis trompée. Je croyais que Jacques arrivait. —Ah! il est loin encore. Je vous ai dit que c’était pour demain... Soupons à présent. Mais la fournière demeurait fixe, l’oreille aux écoutes. Tout à coup, au lointain, ce couplet d’une chanson cévenole éclata dans la nuit: «_Tonnelier malin, Pour qu’en tes barriques Les bonnes pratiques Remisent leur vin, Tonnelier malin, Raccoutre-les bien._» —C’est lui, Frère, c’est lui! s’écria Gathon, folle de joie. Ayant ouvert la porte, elle dégringola le perron. Barnabé, atteint par cette nouvelle, se dressa sur ses quilles à son tour. De ses dix doigts il agrippa le jambon. —La besace, fillot! me dit-il. Je la lui présentai. O désespoir! l’ouverture en était trop étroite. L’ermite essaya de ployer le manche du jambon. Vains efforts! le manche, venu d’une bête solide, résista. Que faire? Où cacher cette énorme aubaine? Cependant, on entendait la voix de Jacques Molinier parlant à sa femme, et la voix des voisins souhaitant la bienvenue au voyageur. Barnabé suait à grosses gouttes, et moi, sous ma soutanelle et mon surplis, je sentais mes pauvres membres flageoler. Enfin, la besace eut un gémissement, elle craquait sous l’effort. Qu’importe! le jambon allait disparaître. Malheureusement, à cette minute même, Jacques Molinier parut. —Eh bien, Frère, que faites-vous là? demanda-t-il. —Rien, rien, bredouilla Barnabé parachevant sa besogne. —Il me semble pourtant... —Oh! mon homme, interrompit Gathon, il vient d’y avoir un miracle dans notre maison... J’ai vu le bon Dieu, près de l’escalier de notre chambre, et, pour lui rendre grâces, j’ai donné au Frère de Saint-Michel un de nos jambons, le plus gros. Molinier ne répondit pas à sa femme. Il alla vers l’ermite penché toujours sur le sac, et, le touchant légèrement à l’épaule: —Je pense bien, l’ami, que vous allez laisser ce jambon, et cela sans vous faire prier. Barnabé releva la tête d’un mouvement plein de lenteur. Il mesura du coin de l’œil son adversaire, lequel, à vrai dire, était encore jeune,—quarante-cinq ans peut-être,—vigoureux d’aspect, mais petit et «_mal assis sur ses jarrets_,» comme on dit des boiteux dans le pays. Son inspection achevée, il grommela: —Molinier, je tiens cette aumône de votre femme et je ne la lâcherai point. Voilà. —Frère, en passant devant la _Chèvre-Double_, j’ai vu du monde assemblé et je suis descendu de la voiture. Alors, j’ai appris de la bouche de Tabarié l’histoire de l’ermite de Cavimont... Est-ce que vous voulez devenir voleur, vous aussi, ermite de Saint-Michel? Le jambon, pressé, moulu, trituré de toutes les façons, avait fini par entrer dans la besace, qu’il gonflait démesurément. Barnabé se passa le sac sur l’épaule; puis, sans autrement prendre souci des réclamations de Jacques Molinier, fit quelques pas pour sortir. Mais celui-ci s’élança, et, avant que le Frère pût s’échapper, referma violemment la porte de la maison. Il se planta vis-à-vis de l’ermite, la mine résolue, les poings serrés. Barnabé pâlit, ses sourcils hérissés se heurtèrent, sa barbe eut un frémissement, et tous les muscles de sa face horriblement tendus lui communiquèrent une expression de férocité qui me le rendit méconnaissable absolument. —Laissez-moi passer! articula-t-il d’autorité. —Mon jambon! riposta l’autre. —Jacques! Jacques! intervint la fournière, tendant des mains suppliantes. —Frère Barnabé! frère Barnabé! mâchonnai-je, pleurant. Nos deux hommes se regardaient dans le blanc des yeux et ne bougeaient point. Tout à coup l’ermite, qui avait laissé couler la besace à ses pieds, leva la main droite. Cinq doigts noueux, résistants comme l’acier, s’abattirent sur le gilet de Molinier. L’étoffe, trop vivement ramassée, poussa un cri, et la poitrine du paysan, atteinte par les ongles du Frère, rougit la chemise de quelques taches de sang. —Au secours! s’écria Gathon, ouvrant l’unique volet de la fenêtre, au secours! Jacques Molinier, rendu furieux par une attaque aussi brusque que violente, avait accepté la bataille, et, de ses deux bras vigoureux, souples comme des branches de châtaignier sauvage, étreignait énergiquement son ennemi. Barnabé, dont ce gnome robuste collé à ses flancs, par la compression qu’il exerçait sur sa poitrine, embarrassait la respiration, sentit subitement le souffle lui manquer; une seconde encore, et toute sa machine, prise de paralysie, s’affaissait sur le carreau. Il eut un bondissement formidable pour se dégager. Mais il étouffait toujours, n’ayant pas réussi à décrocher les tenailles qui lui avaient harponné les deux poumons et, en se faufilant jusqu’au cou, menaçaient de l’étrangler. D’instinct, mû par un élan désespéré de la vie qui se révolte, il se laissa tomber sur les dalles, et, avec son adversaire, qui ne se déprenait en aucune façon de ses habits, de sa chair, roula du seuil de la porte, où avait commencé la lutte, jusqu’à la margelle granitique du four. C’était épouvantable et hideux. —Au secours! glapissait Gathon, au secours! Soudainement, j’ignore par quel prodige de force ou d’adresse, Barnabé se trouva libre. La figure ensanglantée, la bouche ouverte pour ressaisir l’air qui lui avait fait défaut, il était là debout, nous dévisageant d’un regard stupide et cruel. —Mon homme, mon pauvre homme! gémit Gathon s’empressant vers son mari. Jacques Molinier, étendu sur le pavé, ne bougeait pas; sa tête, qui dans la chute avait porté sur le cendrier du four, laissait échapper des flots de sang par une blessure béante. Sous la lueur blafarde du _carel, e malin tonnelier_ paraissait livide. Était-il mort? Était-il évanoui? Je m’assis, les jambes ne me soutenant plus. Mais l’ermite ne paraissait avoir aucune envie de s’attarder dans la maison. Il rejeta son sac, toujours alourdi du jambon, sur son dos, me saisit au bras d’une main rude, et souleva le loquet de la porte. En ce moment, des voix retentirent au dehors. Avant que nous eussions tiré la porte à nous, elle s’ouvrit toute grande sous l’impulsion de cinquante bras. —Il a tué mon homme! il a tué mon homme! se lamentait Gathon, la face égarée. Elle désignait l’ermite à la multitude qui entrait. Barnabé, comme un taureau donnant des cornes, essaya de donner de la tête à travers la foule des voisins, cherchant à s’échapper. Mais il n’avait pas descendu trois marches du perron que, saisi par trente mains à la fois, harcelé de griffes de la tête aux pieds, après avoir laissé aller la besace de ses épaules, il dut se rendre à merci pour ne pas être écharpé. —Une corde! cria quelqu’un. L’ermite, harassé, haletant, la peau déchirée, l’habit en lambeaux, encore farouche mais écrasé par le sentiment de son impuissance, s’abandonna tout entier à la corde et ne proféra ni une plainte ni un mot. —A présent, moi, je m’en vas quérir les gendarmes, dit tranquillement un autre voisin. Cependant, on s’empressait autour de Jacques Molinier, qu’on avait relevé et assis sur une chaise. Moi, je promenais sur tout ce monde turbulent des regards où devaient se traduire mon hébétement ensemble avec mon désespoir. Allait-on me garrotter à mon tour? Effaré, je portai les mains à mon front, tâchant sans doute d’y retenir ma pensée qui fuyait, et dans une minute me livrerait sans défense à cette foule ameutée. Mon front était un bloc de glace. Tout d’un coup, je sentis mes yeux devenir froids aussi, et, je m’en souviens encore en frissonnant, j’eus l’impression bien nette, et d’autant plus terrible, de quelqu’un qui va mourir. —Je n’ai rien fait! je n’ai rien fait! râlai-je du ton dont j’eusse rendu le dernier soupir. Et je m’affaissai sur une marche du perron, non loin de Barnabé. Quand je repris connaissance, l’ermite était debout; la longue corde qui l’étreignait avait été déliée; seulement je vis quelque chose briller autour de ses poignets: c’étaient les menottes. Quatre gendarmes, accourus en toute hâte, l’entouraient. Un de ces hommes se retourna vers moi. —Allons, marche, vermine! me cria-t-il brusquement. —Je n’ai rien fait!... je n’ai rien fait!... Les sanglots étouffèrent ma voix. La multitude avait grossi, et nous dûmes traverser ces masses mouvantes, éclairées par les lueurs indécises de cent lanternes, au milieu des apostrophes, des rires, des vociférations et des hurlements. —Bonne nuit, Frère! nous cria Antonin Tabarié, comme nous défilions devant la _Chèvre-Double_. * * * * * Enfin, nous touchâmes le sommet de notre calvaire, le seuil de la prison de Saint-Gervais! Nous étions chez nous. L’escalier se perdait dans une tour humide et noire. Nous atteignîmes bientôt un palier assez spacieux. Un homme était là, la tige d’un _carel_ accrochée au bout des doigts. —C’est donc le jour des Frères aujourd’hui? dit ce personnage sinistre. Les gendarmes éclatèrent de rire. —Il paraît bien! répondit l’un d’eux. —Il y avait longtemps que nous guettions Barnabé, ajouta un autre. —Il porte plus d’un gros péché sur la conscience, continua un troisième. —Sans parler de M. Cœurdevache, de Saint-Pons, conclut le quatrième gendarme. Une lourde porte, ferrée de gros clous faisant saillie sur le bois, fut ouverte. On nous poussa; puis la porte, retirée vivement, se referma. Nous restâmes debout dans les ténèbres, consternés, écrasés, anéantis. Après avoir pleuré, sangloté, je poussai des cris. Je n’étais pas maître de ne pas crier. Soudain, une main me frôla. C’était évidemment la main de Barnabé. J’eus un frisson d’horreur. —Voulez-vous me laisser! lui dis-je, reculant. —Pauvre mignon! articula une voix attendrie. Et la main, qui avait tenté de me saisir, me caressa. En un trou de la muraille, un lampion brûlait dans un verre huileux. Un à un les objets, indistincts à mon entrée dans la prison, émergeaient peu à peu de l’obscurité: une cruche, de la paille, une escabelle de bois... J’ouvris plus grands mes yeux obscurcis par les larmes, et, devant moi, la mine inquiète, apitoyée, se dressa Venceslas Labinowski. Il m’embrassa. Dans mon affreuse détresse, je me laissai faire, je m’en souviens, avec une sorte de plaisir. —Comment, misérable, s’écria l’ancien Frère de Cavimont, s’adressant à l’ermite de Saint-Michel toujours silencieux, immobile, pétrifié, comment, vous avez osé mêler le neveu de M. le curé des Aires à vos aventures! Vous ne savez donc pas que cette peur est capable de le tuer! Pour une femme, j’ai volé les vases sacrés de mon ermitage et les ai vendus à des juifs; mais jamais il ne me fût venu l’idée d’assassiner un enfant, et vous assassinez celui-ci, bête brute que vous êtes!... Venceslas ne put se tenir de m’embrasser de nouveau. —Ne pleure pas, mon cher mignon: tu ne passeras pas de longues heures en prison, va. Demain matin, le brigadier de gendarmerie viendra, il est l’ami de M. le curé de Saint-Gervais, il connaît même ton oncle, je crois, et, sois tranquille, tu sortiras d’ici et retourneras aux Aires... Il arrêta sur Barnabé des regards chargés d’une colère terrible. —Voyons, vous qui ne cessiez de m’injurier ce matin dans la rue, allez-vous me dire ce que vous avez fait, pour que je sache jusqu’à quel point vous avez exposé ce pauvre petit. L’ermite de Saint-Michel, fiché dans les dalles comme un pieu, ne bougeait ni pieds ni langue. Labinowski, incapable de se contenir, l’agrippa aux épaules et le secoua à le renverser. —Je suis perdu, frère Venceslas, bredouilla-t-il. —Je l’espère bien! —Oh! Frère, mon brave frère Venceslas!... Il pleura abondamment. —Est-il lâche, cet animal! s’écria Venceslas exaspéré... Je vous demande ce que vous avez fait? —J’ai tué Jacques Molinier. —Vous... avez... tué?... —Quand je pense que c’est pour un jambon... —Et le neveu de M. le curé était là? —Oui. —Mais il n’a pas trempé dans cette horreur, je suppose? —Oh! non. —Cher enfant! murmura Labinowski avec un soupir de soulagement. Il se tourna vers moi et me sourit. —Alors, Jacques Molinier est mort? s’informa-t-il. —Je le crains. Il s’est fendu la tête en tombant. —Eh bien! voilà le plus joli coup de votre vie, et si votre affaire avec M. Cœurdevache était embrouillée, celle-ci est claire comme le jour... —Quoi? demanda stupidement Barnabé. —Parbleu! en vous voyant entrer ici, j’ai bien compris que nous voyagerions ensemble jusqu’à Brest ou à Toulon. Mais puisque vous poussez les choses, vous, jusqu’à ce que mort s’ensuive, je vois que nous n’irons ensemble que jusqu’à Montpellier. —Vous me laisserez? —Certes! —Où donc, frère Venceslas? —Ecoutez, imbécile. De Saint-Gervais, on nous mènera ensemble et en voiture, s’il vous plaît, jusqu’au Palais-de-Justice, à Montpellier. Là on nous jugera, et, après le jugement, tandis que moi, je prendrai la route du bagne, vous, toujours en voiture, vous irez sur l’Esplanade, où un monsieur bien habillé vous dira deux mots à l’oreille. —Pourquoi faire? balbutia l’ermite, hébété. —Pour vous couper le cou, scélérat! Barnabé, qu’une tension nerveuse extrême, une sorte de tétanos momentané, avait maintenu debout, raide, inflexible comme une barre de fer, sentit fléchir ses genoux. Pour ne pas tomber, il s’appuya sur le bras de Venceslas. Celui-ci le conduisit vers une botte de paille étalée en un coin, et, sans le soutenir autrement, ainsi qu’une masse, le laissa s’affaisser sur le carreau. Le Polonais éprouvait je ne sais quel amer et profond dégoût. Cependant, Barnabé, dont une catastrophe aussi subite qu’inattendue avait pour ainsi dire paralysé le cerveau, sentit la lumière de la pensée s’y infiltrer peu à peu; sa langue incontinent se délia. —Que deviendra Félibien? marmotta-t-il, que deviendra mon Félibien?... Moi qui ne travaillais que pour lui!... Sachant trouver de l’ouvrage, je lui aurais gagné, à force de peine un magasin aussi beau que celui de M. Briguemal, à Béziers... Maintenant tout est fini: je suis pris, et, puisque j’ai tué Jacques Molinier, il faudra bien que la justice me tue. Chacun son tour, l’honnête homme comme celui qui ne l’est pas!... Ah! mon Dieu! moi qui suis si méritant aux yeux de toute la contrée, pour la bagatelle d’un jambon!... Aussi pourquoi Molinier est-il retourné de Mèze, près de la mer! D’abord, je suis vif de mon naturel... J’ai poussé mon ennemi, et le malheur est arrivé tout seul... Etre en prison, moi, Barnabé Lavérune, ermite de Saint-Michel, qui suis allé une fois à Saint-Jacques de Compostelle et deux fois à Rome pour voir le saint-père et lui faire mes compliments!... —Tiens, j’y suis bien, en prison, moi, Venceslas Labinowski, ermite de Notre-Dame de Cavimont... —Vous, c’est différent... —C’est cela, moi, je suis un brigand de la Calabre, comme vous dites; mais vous, vous êtes un petit Saint-Jean qu’il faudra placer dans une niche... Nous verrons devant la cour d’assises... —La cour d’assises? —Nous verrons, devant la cour d’assises, lequel de nous deux il conviendra de canoniser... Le brigadier de gendarmerie, durant la visite qu’il m’a faite cette après-midi, m’a longuement entretenu de vos fredaines; il les connaît toutes. —Toutes? gémit Barnabé, courbant le front. —Du reste, qu’a-t-on besoin de revenir sur tous les tours que vous avez joués pour vous condamner, l’assassinat de Jacques Molinier suffira bien. —Il suffira? —Et vous irez embrasser M. le bourreau. —M. le bourreau? répéta le Frère, dont une terreur écrasante bouleversait de nouveau les idées. —Oui, M. le bourreau, répéta énergiquement Venceslas Labinowski. Barnabé, terrassé par ce coup de massue, s’étendit de tout son long, les quatre membres inertes, les yeux morts, vitreux, la bouche contractée par un intraduisible désespoir. Il se retourna brusquement, enfouit son visage dans la paille profonde et recommença ses sanglots, pareils à des hurlements. Ce campagnard effronté, volontaire, cynique, violent jusqu’à la férocité, était vaincu. La structure puissante de sa machine, bâtie à chaux et à sable, arc-boutée des muscles d’un centaure, avait fait jusqu’ici toute l’audace de l’ermite, et, cette audace mise à néant par une défaite imprévue, il ne lui restait plus aucun ressort. Les sentiments qui, même quand le monde entier l’écrase, restent l’honneur de la nature humaine, en affirmant chez elle la prédominance d’un principe indestructible, divin: la fierté, le courage, cette noblesse de l’attitude, preuve manifeste qu’il ne dépend pas des hasards de la vie de nous abaisser jusqu’au niveau de la brute, étaient inconnus de Barnabé. Venceslas Labinowski, malgré les crimes qui le chargeaient, soit par quelque finesse de son organisme, soit par quelque culture dont autrefois dans son pays il avait enrichi son esprit, percevait la pleine sensation de sa dignité. Mais le Frère de Saint-Michel était le paysan grossier, avide seulement d’argent et de mangeaille, sourd aux voix élevées de l’âme, courageux tant qu’il avait été le plus fort, amoindri, déprimé, bas, abject, dès qu’une force supérieure, le saisissant au collet, lui faisait ployer les genoux. —Pétiot, mon pétiot, barbouilla-t-il, m’appelant. Je m’approchai. —Il ne m’arrivera rien de bon, mon pétiot, je le crains. Mais tu sauveras mon trésor de Saint-Michel pour Félibien, n’est-il pas vrai?... Oh! je demande bien pardon à ton oncle, à Marianne pareillement... Va, je ne t’aurais pas amené avec ta soutane et ton surplis, si j’avais su... Tu recommanderas à ton oncle de lever le troisième pavé de la sixième rangée, dans ma chambre de Saint-Michel... Mon ermitage si joli, il faut le quitter, je ne le verrai plus!... Et Baptiste? Je pense qu’on le nourrit bien à la Gendarmerie... Sous ce troisième pavé, M. le curé découvrira ma cachette, puis tout au fond, en un recoin, sous un tas de feuilles sèches, un long bas plein comme un œuf. Il y a sept mille neuf cent nonante-trois francs huit sous. Quelle fortune, Jésus-Seigneur!... C’est comme ça... Il s’interrompit, se redressa sur son séant, puis se fouilla. Un éclair fugitif de vie illumina ses yeux éteints, quand le bout de ses doigts toucha le fond de son gousset. J’ouïs un léger bruit de monnaie. —Tiens, mon fillot, reprit-il me tendant quelques menues pièces blanches, voici six francs douze sous, tout ce qui me reste de mes quêtes et de mes ventes. Justement ça complète les huit mille francs de Félibien... Tu donneras cette somme à ton oncle, et tu lui diras que, pour tout le bien que je t’ai fait pendant qu’il buvait les eaux de M. Anselme Benoît, je ne lui réclame qu’une grâce: c’est de veiller à ce que mon Félibien ait tout mon magot, à ce qu’il n’en revienne pas un denier à la justice. Je pense bien qu’ayant pris l’homme, elle n’a pas besoin de lui voler le sac de ses économies, la justice!... Pour mes malheurs d’aujourd’hui, tu n’en parleras ni aux Combal, ni aux Garidel, ni à Braguibus, ni à Baptiste... Sans mot dire, je reçus l’argent de Barnabé. —Alors, vous ne gardez pas un sou? lui demanda Venceslas. —A quelles fins, mon Dieu? —Pour vous procurer des douceurs dans les prisons de Montpellier, avant le jugement... Moi, je conserve en poche soixante francs. —Le magot de frère Pastourel, de Saint-Sauveur, sans doute? —La fin du magot, hélas!... Une chose me console, c’est que j’ai pu laisser une avance à Catherine... Qui sait si je ne parviendrai pas, un jour, à la rejoindre!... Enfin... Pourvu qu’on ne me fouille pas, du reste!... Il s’arrêta, puis se passa la main sur le front comme pour chasser des pensées pénibles. —Barnabé, reprit-il, gardez quelques sous, je vous le conseille. —Je n’ai besoin de rien, répondit l’ermite d’une voix accablée. —Dans ce cas, attendez-vous à tirer plus d’une fois la langue de faim, surtout de soif. —Et si je n’y allais pas, dans vos prisons de Montpellier! s’écria le Frère, se plantant debout et gesticulant avec fureur. —Comment ferez-vous pour ne pas y aller? —Et si je leur glissais dans les doigts, à ces gendarmes du gouvernement! vociféra-t-il. Venceslas lui cingla la face d’un rire ironique, cruel, impitoyable, haussa dédaigneusement les épaules, et, se retournant vers moi: —Mignon, me dit-il de sa voix si affectueuse de la _Grappe-d’Or_, avec de la paille je vais t’arranger un petit lit près de moi. Tu dormiras, et cette affreuse nuit passera plus vite... Demain matin viendra le brigadier de gendarmerie. C’est un brave homme, malgré son métier. Je te le promets, il te conduira lui-même chez M. le curé de Saint-Gervais, qui prendra soin de toi... En me consolant ainsi, Venceslas, qui avait enlevé plusieurs brassées de paille, m’accommodait une couchette le long du mur. Il me saisit une main. —Dieu! s’écria-t-il, quelle fièvre! Il m’embrassa sur le front, et, me sentant mourir, après m’être suspendu au cou de Venceslas, qui, j’ai quelque honte à l’avouer, était redevenu mon Venceslas de Bédarieux, je me couchai sans dépouiller ni ma calotte, ni ma soutanelle, ni mon surplis. J’ignore combien de temps je demeurai encore les yeux ouverts, regardant la lune, dont les rayons venaient de frapper les barreaux d’une haute fenêtre percée juste en face de moi. J’aurais pu compter des milliers d’étoiles tremblotant dans un ciel tranquille. Etaient-elles heureuses, ces étoiles, libres là-haut dans l’espace infini! Venceslas s’arrangea une place à mes pieds et s’y étendit, m’ayant souri une dernière fois. J’éprouvais de temps à autre comme des suffocations, des envies irrésistibles de pleurer. Ces convulsions de la peur et du désespoir, malgré que j’en eusse, me tenaient éveillé. Pourtant, il était des minutes où je me sentais rassuré, où je parvenais à fixer ma pensée haletante sur le bonheur qui m’attendait, le lendemain matin, quand le brigadier de gendarmerie, convaincu de mon innocence, me remettrait aux mains de M. le curé de Saint-Gervais. De quel élan je volerais vers les Aires, vers Lunel, si Marianne n’était pas de retour d’Eric! Un moment, je me trouvai amené, par mon extrême fatigue, à cet état indécis où l’intelligence se noie, où l’âme et le corps, de conserve, vont s’abîmer dans le sommeil... —Et Baptiste? et Baptiste? cria-t-on près de moi. J’eus un redressement galvanique. Qui donc avait parlé? C’était Barnabé. Il allait à travers la prison, tenant dans ses mains la corde blanche, à nœuds solides, qui lui ceignait les reins, et dont les bouts flottants se confondaient avec son chapelet. Evidemment le Frère détachait son vêtement et, comme moi, se disposait à se coucher. Venceslas ronflait bruyamment. Je me renversai sur la paille et m’endormis les poings fermés. * * * * * Après plusieurs heures d’un repos inquiet, agité, fiévreux, quelque chose m’effleura le visage. Peut-être une nouvelle caresse de Venceslas Labinowski. Non, l’aile d’une hirondelle qui m’avait frôlé légèrement. J’en vis une, deux, trois, dix, volant à travers la prison, comme des fleurs blanches et noires entraînées dans un tourbillon. Les premières clartés de l’aube blanchissant les murailles, je pus distinguer, bâti au-dessus de ma tête, contre une poutrelle vermoulue, un nid d’où sortait une queue fourchue. Mes yeux, en quête à travers l’espace, s’arrêtèrent à la grande fenêtre sans vitres, obstruée de tiges de fer entre-croisées. Quelle était cette forme longue accrochée aux barreaux? Oh! c’était Barnabé! Éveillé avant moi, il se hissait sur la pointe des orteils pour respirer l’air frais du matin et jouir du spectacle de la rue. Il n’avait pas son chapeau sur la tête, et le vent, d’ordinaire assez vif aux pays de montagnes, soulevait ses cheveux gris, en éparpillait les mêches pointues de toutes parts. Quelle immobilité! Peut-être le Frère suivait-il de l’œil les gendarmes, qui se dirigeaient vers le clocher et tout à l’heure allaient entrer ici. Soudain il me parut, le jour grandissant toujours davantage, que les pieds de l’ermite ne touchaient pas le sol. Je me mis debout... Je m’approchai pour voir... Horreur!... Il s’échappa de ma poitrine un cri terrible; puis je reculai d’épouvante, appelant: —Venceslas! Venceslas! —Eh bien? demanda celui-ci, réveillé en sursaut. Je bondis à la porte de la prison, et, frappant avec fureur, je criai désespérément, comme chez Gathon Molinier: —Au secours! au secours! L’homme qui, la veille, tenait la lampe de cuivre devant les gendarmes, ouvrit un petit judas. —Qu’est-ce que vous voulez, vous autres? demanda-t-il. —Le frère Barnabé s’est pendu, lui répondit Labinowski froidement. Vite, portez un couteau pour couper la corde. Le geôlier, lequel était en même temps sonneur et sacristain de la paroisse, occupait un logement sur le palier de la prison. Il entra chez lui et reparut tout de suite, un énorme couteau de cuisine à la main. Quand le bonhomme, ayant fait sauter les verrous, entra, suivi de sa femme à moitié vêtue, il était pâle comme un linge. Songez donc, pareille catastrophe ne s’était évidemment jamais produite à Saint-Gervais. —Que faut-il faire? que faut-il faire? répétait-il, la tête perdue. —Passez-moi le couteau, lui dit Venceslas avec un calme admirable, et courez au galop prévenir le brigadier de gendarmerie. Moi, je me charge de décrocher mon confrère et de lui donner les premiers soins. L’honnête geôlier partit comme une flèche. Quand le bruit de ses pas eut cessé de retentir sur les marches de pierre de taille, l’ancien ermite de Cavimont, d’une voix câline, insinuante, émue, dit à la femme du sonneur: —Brave personne, dépêchez-vous d’aller, rue de l’Espinouse, chez le médecin, car, pour sauver le pendu, il faut le saigner tout de suite, et ce n’est pas mon métier. A peine la naïve geôlière, en imbibant son mouchoir de ses larmes, se fut-elle éloignée à son tour, que Venceslas Labinowski, rayonnant, me prit dans ses bras, m’embrassa et disparut... * * * * * Que fis-je dans la prison de Saint-Gervais, durant les éternelles minutes que j’y passai tout seul avec Barnabé, dont la face violacée, hideuse, où se lisaient les convulsions d’une horrible agonie, m’avait rempli d’un effroi à me rendre fou? Je ne saurais le dire. Je ne me souviens ni de l’arrivée des gendarmes, ni des reproches qu’ils adressèrent sans doute au geôlier, coupable d’avoir laissé s’évader Venceslas, ni des efforts qu’on dut tenter pour rappeler à la vie l’ermite de Saint-Michel. Vraisemblablement la méningite qui, dans quelques instants, allait bouleverser ma pauvre tête et me retenir plusieurs semaines dans un lit au presbytère de Saint-Gervais, m’envahissait déjà le cerveau et ne me permettait aucune perception bien distincte. On m’a raconté depuis que, dans mon trajet du clocher à la cure de Saint-Gervais, je balbutiais à chaque pas: —Je veux retourner chez mon oncle... Je veux retourner chez mon oncle... J’ai peur de Barnabé... J’ai peur... FIN DU LIVRE TROISIÈME CONCLUSION Je ne restai pas moins de trois semaines à Saint-Gervais. Enfin mon oncle, arrivé la veille des Pyrénées, vint me chercher, et le médecin de la rue de l’Espinouse, dont j’ai oublié le nom, pas plus que M. Anselme Benoît, lequel, en cette circonstance, me témoigna la plus vive affection, ne s’y opposant, nous partîmes pour les Aires. Il faisait une journée de mai douce, tempérée, suave. Le cheval des Garidel traînait la carriole, où nous étions entassés pêle-mêle: mon oncle, Marianne, Liette, qui avait voulu être du voyage parce que Simonnet en était, M. Combal, attaché à ses chers enfants à ne pouvoir plus s’en déprendre, moi enfin. Devant nous, allait M. Anselme Benoît, éclairant la route avec sa mule fringante, magnifiquement caparaçonnée. Derrière, fermant la marche, venait Braguibus chevauchant Baptiste, retiré depuis peu de la fourrière et gravissant la montée des _Treize-Vents_ à petits pas. Mon oncle, à qui les eaux d’Amélie avaient procuré du soulagement, bien qu’il se reprochât certainement de m’avoir confié à Barnabé, paraissait tout heureux. Il ne hasarda pas un mot sur l’ermite. * * * * * Le lendemain, fut célébré le mariage de Simonnet Garidel avec Juliette Combal. La cérémonie eut lieu avec toute la pompe possible. C’est moi qui assistai mon oncle à l’autel, revêtu de mes jolies nippes sacerdotales, que Marianne, en vue de la cérémonie, avait fait remettre en état. J’étais content, et cela me donna des forces. Je dois avouer pourtant qu’à l’Élévation, quand j’entendis le fifre de Braguibus, autorisé à mêler, lui aussi, sa note joyeuse à la fête, je reçus un tel coup que je sentis comme si le cœur me manquait. Cette musique me rappelait trop Saint-Michel, Barnabé, le drame poignant où j’avais failli périr. Du reste, cette mélopée matrimoniale fut le dernier élan, comme qui dirait le chant du cygne de Braguibus. Le dimanche d’après, en effet, aux vêpres, mon oncle, avant de donner la bénédiction du Saint-Sacrement, annonça à ses ouailles assemblées qu’avec l’agrément de Monseigneur il venait de nommer Jean Maniglier ermite de Saint-Michel, en remplacement de Barnabé Lavérune, «_dont la paroisse devait oublier la vie et surtout la mort_.» Au même instant, Braguibus, ses membres grêles ensevelis dans un vaste froc de bure, un bourdon neuf et brillant à la main, sortit de la sacristie. Il s’avança vers le chœur à pas comptés, déposa en _ex-voto_ son fifre sur le maître-autel, à la porte du tabernacle, puis s’agenouillant, selon l’usage, récita: «_Je me confesse_....» Mon oncle, alors, lui adressa quelques paroles sur la Confrérie des Frères libres de Saint-François. Il rappela que Saint-Michel avait connu des ermites qui non-seulement furent des sujets d’édification pour la paroisse des Aires, mais pour toute la vallée d’Orb. Il anathématisa Barnabé Lavérune, lequel, ayant manqué de donner la mort à Jacques Molinier, de Saint-Gervais, dont la blessure heureusement se trouvait cicatrisée aujourd’hui, en était arrivé à désespérer du ciel et à s’ouvrir de ses propres mains les portes de l’enfer. Enfin il lança la malédiction divine contre le frère Venceslas Labinowski, de Notre-Dame de Cavimont, ce criminel endurci... «Si ce malheureux, dit-il, est parvenu, par la ruse, à fuir la justice des hommes, il ne réussira pas à éviter le jugement de Dieu.» Durant cette instruction, Braguibus ne cessa de pleurer à chaudes larmes, et de se frapper la poitrine en répétant: «_C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très-grande faute!..._» * * * * * —Et Félibien? va me demander le lecteur. —Félibien Lavérune n’avait eu garde, en apprenant la mort de son père, de demeurer à Moret, «_département du Jura_.» Il était accouru, avait palpé le magot enfoui sous «_le troisième pavé de la sixième rangée_;» puis, ayant vendu Baptiste à Braguibus, entiché de l’ermitage de Saint-Michel, était reparti allégrement. Félibien Lavérune est établi depuis longtemps; il possède un magasin qui laisse bien loin derrière lui, par le luxe de l’étalage et l’abondance des marchandises, la pauvre boutique de M. Briguemal, de Béziers, objet des convoitises de son père l’ermite. La devanture de cet établissement magnifique, qui se développe sur une façade de quinze mètres au moins, est surmontée de cette enseigne triomphante: AU MOUVEMENT PERPÉTUEL. _Félibien Lavérune, horloger de 1^{re} classe._ —Où donc? où donc? —A Lyon, cher lecteur, à Lyon, rue Mercière. —A Lyon! est-ce possible? —Dieu! si Barnabé vivait!... Libourne, septembre 1872.—Paris, octobre 1873. FIN [Illustration] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNABÉ *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.