The Project Gutenberg eBook of Delphine Gay, Mme de Girardin, dans ses rapports avec Lamartine, Victor Hugo, Balzac, Rachel, Jules Sandeau, Dumas, Eugène Sue et George Sand (documents inédits)

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Title: Delphine Gay, Mme de Girardin, dans ses rapports avec Lamartine, Victor Hugo, Balzac, Rachel, Jules Sandeau, Dumas, Eugène Sue et George Sand (documents inédits)

Author: Léon Séché

Release date: February 8, 2016 [eBook #51156]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DELPHINE GAY, MME DE GIRARDIN, DANS SES RAPPORTS AVEC LAMARTINE, VICTOR HUGO, BALZAC, RACHEL, JULES SANDEAU, DUMAS, EUGÈNE SUE ET GEORGE SAND (DOCUMENTS INÉDITS) ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

1

DELPHINE GAY

2

3

LÉON SÉCHÉ


MUSES ROMANTIQUES
Delphine Gay
Mme de Girardin
DANS SES RAPPORTS AVEC
Lamartine, Victor Hugo, Balzac,
Rachel, Jules Sandeau, Dumas, Eugène Sue
et George Sand
(Documents inédits)

PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI


MCMX

4

JUSTIFICATION DU TIRAGE
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

5

A
MADAME LÉONCE DÉTROYAT
HOMMAGE RECONNAISSANT
L. S.

6

7

DELPHINE
O matre pulchrâ filia pulchrior!
(HORACE.)

C'est plus qu'un nom, c'est un symbole. Symbole de beauté, de bonté et d'esprit. J'ajouterai d'honnêteté pour ceux qui, chez la femme de lettres, attachent encore du prix à la vertu. Car, à la différence de Corinne, qui fut sa marraine d'élection, Delphine ne connut ni les orages du cœur ni les aventures galantes. On peut consulter la chronique scandaleuse du règne de Louis-Philippe, elle est muette à son égard—et ce n'est pas la moindre originalité de cette Muse romantique.

Quand j'entrepris d'écrire ce livre, quelqu'un, que j'avais lieu de croire bien informé, me dit en clignant de l'œil: «Hum! hum!... cherchez donc du côté de Théo!»—J'ai cherché par acquit de conscience et je n'ai rien trouvé. Je vous dirais 8 bien pourquoi, car il y a plus d'une cause à cela, mais à quoi bon?

Certes, Théophile Gautier aima profondément Delphine, mais il l'admira plus encore, en sa qualité d'esthète de l'art plastique. Pour lui, c'était avant tout une magnifique statue de marbre,

La bella creatura di bianco vestita,

dont parle Dante. On connaît le portrait qu'il nous a tracé d'elle: «Le col, les épaules, les bras et ce que laissait voir de poitrine la robe de velours noir, sa parure favorite aux soirées de réception, étaient d'une perfection que le temps ne put altérer... Sa belle âme était heureuse d'habiter un beau corps [1]

Aussi bien, quand Théo lui fut présenté, Delphine avait-elle fixé depuis longtemps son cœur. Je ne fais pas ici allusion à son caprice pour Alfred de Vigny, sous-lieutenant aux escadrons nobles des Gendarmes rouges. «L'ange de l'adultère», comme l'appelait alors Sophie Gay, Alfred de Vigny, ne fut qu'une étoile filante dans le ciel de Delphine [2]. 9 Mais il est une autre étoile qui y brilla toujours d'un éclat incomparable: c'est Alphonse de Lamartine.

On lira plus loin le chapitre qui lui est consacré, et l'on verra qu'il ne tint qu'à lui de devenir le seigneur et maître de celle qu'il avait «vue déesse à Terni.» Mais précisément parce qu'il l'avait vue déesse, les sens n'entrèrent pour rien dans le sentiment particulier qu'il lui voua dès ce jour. Eût-elle, d'ailleurs, été plus humaine, c'est-à-dire moins belle, qu'elle ne lui eût probablement inspiré aucune passion. Il avait dit adieu à l'amour, après la mort de Mme Charles, et c'est ce qui explique qu'on ne trouve dans sa vie aucune histoire de canapé.

Il lui écrivait une fois: «J'aime mieux une femme qui m'aime comme vous que deux femmes qui m'adorent.»—Je le crois sans peine. L'amitié amoureuse que Delphine témoigna jusqu'à la fin à son poète favori dépassa en dévouement tout ce qu'on peut imaginer. Elle fut son ancre de salut, son port de refuge dans sa détresse finale; elle lui arracha le pistolet des mains. Et Lamartine ne fut pas seul à éprouver la bonté de son cœur. Tous ceux qui l'approchèrent, tous ceux qu'elle admit dans son intimité, aussi bien Victor Hugo que Balzac, et Jules Sandeau que George Sand, l'éprouvèrent à leur tour de la façon la plus discrète et la plus touchante. 10

Après avoir goûté longtemps «le bonheur d'être belle», Delphine avait fini par goûter presque exclusivement celui d'être bonne, sans abdiquer pour cela les droits naturels de l'esprit. Car l'esprit qui, chez elle, éclatait d'ordinaire en fusées d'artifice, ne blessait pas de ses baguettes, ou bien c'était contre sa volonté. De ce côté-là elle fut supérieure à sa mère qui, pour le vain plaisir de faire un bon mot, ne craignit jamais d'égratigner son prochain. Aussi n'eut-elle point à proprement parler d'ennemis, ou ceux qu'elle eut sans le vouloir déposèrent-ils les armes à leur première rencontre avec elle.

Pendant vingt-cinq ans elle fut le trait d'union entre tous les rivaux de talent et de gloire qui fréquentèrent son salon de la rue Laffitte ou des Champs-Élysées. Elle empêcha Victor Hugo de se brouiller avec Lamartine; elle resta l'amie de Balzac envers et contre son autocrate de mari. Elle encouragea Gautier, consola George Sand; elle eut pour chacun le mot qui charme, et toujours et partout son beau rire—même quand elle avait envie de pleurer.

Je ne m'étonne donc pas qu'elle ait emporté tant de regrets avec elle, ni que Victor Hugo, proscrit de Décembre, lui ait écrit un jour, de Marine-Terrace: «Quand je pense à la France—et c'est 11 toujours—il me semble que vous soyez pour moi une partie de la figure de la France. Je ne vois pas la patrie en laid, comme vous voyez [3]

Elle était, du reste, si patriote, voire si chauvine, elle avait si bien conscience de la mission qu'en cette qualité elle avait à remplir, qu'à peine âgée de vingt ans elle s'était donné le nom de «Muse de la Patrie», tant elle était pressée de mêler des lauriers à ses roses.—Et il faut croire qu'elle ne fut pas au-dessous de sa tâche ambitieuse, puisque, malgré tous ses succès retentissants de chroniqueur et d'auteur dramatique, c'est sous ce nom glorieux qu'elle entra dans la postérité, et qu'elle y demeure.

Telle fut la femme chez Delphine: belle et bonne fille pour commencer,—«bon garçon» [4] pour finir.

J'aurais pu, comme tant d'autres, étudier surtout l'écrivain en elle. Mais après tout ce qu'en ont dit les meilleures plumes de son temps, c'eût été porter de l'eau à la rivière [5].

Sur la femme, au contraire, de la jeunesse à l'âge mûr, il restait beaucoup à dire, et je ne saurais 12 trop remercier Mme Léonce Détroyat de m'avoir fourni le moyen de la peindre au naturel dans ses relations d'amitié avec les grands premiers rôles de l'école romantique. Encore Mme Détroyat n'a-t-elle pu me donner que ce qu'elle avait sauvé de la vaste correspondance de sa tante. On trouvera, par exemple, ici, très peu de lettres d'elle, en dehors de celles qu'elle adressa à Lamartine avant et après son mariage, Delphine n'ayant guère écrit que des billets à partir du jour où il lui prit fantaisie de rédiger les chroniques du vicomte de Launay. Elle y dépensa la meilleure partie de son temps et de son encre. C'est une lacune regrettable sans doute, mais les lettres de Lamartine et de Victor Hugo, sans parler de celles de Balzac et de Rachel, d'Eugène Sue et de George Sand, qui illustrent ce livre, en sont une compensation précieuse; non seulement, en effet, elles projettent une très vive lumière sur toute la vie de Delphine, mais elles éclairent du même coup certains points ignorés de la leur.

Paris, 27 avril 1910.

13

CHAPITRE PREMIER
LA JEUNESSE DE DELPHINE

§ I.—Sophie Gay.—Le congrès d'Aix-la-Chapelle en 1818. Lettres inédites.—«Sophie de la parole» et «Sophie de la musique».—Le salon de Mme Gail.—Son talent de musicienne, ses romances et son opéra-comique des Deux Jaloux.—Elle rejoint Sophie Gay à Aix-la-Chapelle.—Delphine et M. Villemain.—Benjamin Constant et Ballanche patronnés à l'Académie Française par Sophie Gay.—Mme Récamier à Aix-la-Chapelle.—Elle se lie avec la mère de Delphine.—Histoire du tableau de Gérard: Corinne au cap Misène.—Lettres inédites de Sophie Gay à Mme Récamier.—Sur la mort de Chateaubriand.

§ II.—Comment Delphine devint poète.—Conseils que lui donna sa mère.—Son maître Alexandre Soumet.—Delphine à l'Abbaye-aux-Bois.—Un billet de Chateaubriand.—Sophie Gay après la mort de son mari.—Son appartement de la rue Gaillon.—Les premières couronnes poétiques de Delphine.—Elle quête pour les Grecs.—Sa Vision lui vaut une audience du roi.—La duchesse de Duras la protège.—Vues de certains courtisans sur elle.—Charles X et Mme de Polastron.—Alfred de Vigny aimé de Delphine.—Mariage manqué.—Delphine part pour l'Italie.—Impression qu'elle fait à Lyon.—Lettre à ce sujet de Mme Desbordes-Valmore.—Lamartine rencontre Delphine et sa mère à Terni.—Delphine à Rome.—Elle célèbre le retour d'Alger des Romains captifs chez les Musulmans.—Ce qu'écrivait à cette occasion M. Desmousseaux de Givré, secrétaire d'ambassade, à Mme Charles Lenormant.—Une lettre inédite de la reine Hortense à 14 Delphine.—La Muse de la Patrie.—Comment, à son retour en France, Delphine fut dépouillée de sa pension.—Son Te Deum de gloire et le général de Bourmont.

I

En ce temps-là Sophie Gay partageait sa vie entre Aix-la-Chapelle, où son mari avait fondé une maison de banque, après sa disgrâce de trésorier-payeur général, et Paris, où la rappelaient tous les hivers ses relations de société et le souci de l'établissement de ses filles [6]. Elle habitait, à Paris, rue Neuve-Saint-Augustin, no 12, à deux pas de l'hôtel Richelieu, où Lamartine avait coutume de descendre. Mais, dès que revenait l'été, elle l'allait passer à Aix-la-Chapelle dont les eaux étaient aussi recherchées que peuvent l'être aujourd'hui celles de Spa.

La «saison», à Aix-la-Chapelle, en 1818, fut tout particulièrement brillante, grâce au Congrès que les puissances étrangères y tinrent au mois de septembre, pour délibérer sur l'évacuation anticipée du territoire français. On se souvient qu'aux termes du second traité de Paris, et par aggravation de celui du 30 mai 1814, il avait été stipulé que le territoire français demeurerait occupé par 15 une armée de 150.000 soldats étrangers. La durée de cette occupation avait été fixée à cinq ans; mais elle pouvait être réduite à trois, au cas où la situation politique de la France n'inspirerait plus, passé ce délai, aucune inquiétude à la Sainte-Alliance.

En 1818, le gouvernement français, par l'organe du duc de Richelieu, ayant réclamé le bénéfice de cette clause, les souverains alliés convinrent de se réunir à Aix-la-Chapelle pour examiner cette demande. Naturellement, ce congrès y attira, en outre du monde officiel, un certain nombre de personnages de marque, dont la princesse d'Orange, sœur de l'empereur de Russie, le prince Auguste de Prusse et—rencontre toute fortuite, à ce qu'il paraît—madame Récamier, venue là, suivant un joli mot d'Adrien de Montmorency, «comme sixième puissance [7]».

Ce milieu cosmopolite n'était pas pour déplaire à Sophie Gay. On pourrait même dire qu'elle y était dans son élément, car, en vraie Parisienne qu'elle était, elle avait toujours eu un faible pour les étrangers morts ou vivants [8].

16 Elle écrivait d'Aix-la-Chapelle à un ami, le 31 août 1818:

«Si, vraiment, Monsieur, il me souvenait très bien de la promesse que vous aviez eu la bonté de me faire et que vous venez enfin d'accomplir. Je suis presque tentée d'en rendre grâce à ce mal d'œil qui, vous forçant à plusieurs jours de retraite, vous a donné le loisir de penser à vos engagements et de les satisfaire, car, soit dit sans vous offenser, mon souvenir aurait peut-être eu bien de la peine à se faire jour à travers les plaisirs qui se disputent votre tems. Ainsi donc pardonnez-moi ce mouvement de reconnaissance pour une indisposition qui m'a valu la plus aimable lettre.

«D'anciens amis qui me tiennent au courant des nouvelles parisiennes m'avaient appris le duel de M. de Jouy et les tracasseries du Comité des 15. J'ai vu avec peine le mauvais effet que celles-ci produisaient sur l'esprit des étrangers; ils sont par nature disposés à nous croire trop vains, trop légers pour sacrifier nos intérêts particuliers à ceux d'un parti vraiment patriotique. Ces sortes d'intrigues, leur prouvant que l'ambition personnelle dirige autant les libéraux que les ultras, leur servent de prétexte pour surveiller plus longtemps ce qu'ils appellent notre esprit révolutionnaire. Quand donc l'amour du bien public l'emportera-t-il sur l'amour-propre?

«J'avais prévu que la convalescence de notre 17 ami Benjamin Constant serait longue et pénible: aussi ma rancune contre cet affreux accident [9] et tout ce qui en est cause sera-t-elle éternelle. J'ai la consolation d'en parler souvent ici avec madame Récamier, dont l'intérêt n'est pas moins vif que le mien pour cet aimable malade. Nous lisons toujours avec un plaisir nouveau ses articles dans la Minerve [10], et je les prête ici à tous les illustres diplomates que je rencontre. Nous en possédons déjà de fort importans, et que l'on croit chargés de préparer les affaires du Congrès de manière à ce que les souverains n'ayent plus qu'à signer.

«Les soirées que je passe au milieu de ces grands personnages ressemblent bien peu à celles où le Rival de Totin nous amusait tant l'hiver dernier, mais c'est un autre genre de mélodrame qui ne manque pas d'intérêt, et le plaisir d'y jouer le rôle d'une bonne Française à la barbe de tous ces Cosaques a quelque chose d'assez piquant. Cependant, je ne compte pas m'en amuser plus d'un mois encore. Je n'ai pas la moindre nouvelle de madame Gail, on croit qu'elle arrivera ici le 15 septembre. Si cela est, nous reviendrons ensemble à Paris. Les souverains se réuniront le 18 27, et le 28 les conférences s'ouvriront [11]. On nous avait flattés d'une troupe de comédiens français pour cette époque, mais l'empereur d'Autriche s'est opposé à cette mesure anti-germanique et nous en serons réduits à nous moquer de leurs acteurs burlesques. Que n'êtes-vous là pour en contrefaire le sublime? La partie de ma famille qui vous est inconnue sait déjà vos talents en ce genre. Isaure en a fait des récits merveilleux et, pendant qu'elle vantait votre gaieté, je parlais de tout ce qui vous rend sérieusement aimable, mais, pour qu'on ne vous croie point parfait, j'ai supposé que vous étiez frivole, inconstant, que sais-je? il fallait bien vous imaginer quelques 19 défauts: comme ceux-là n'empêchent pas d'être un ami sincère et dévoué, ils ne sauraient porter atteinte au bon sentiment que vous m'inspirez, et c'est pour cela que je les ai choisis.

«SOPHIE GAY.

«Je suis très touchée du souvenir de M. Marin [12] et vous prie de l'en remercier de ma part. Dites-lui que je le charge de vous inviter à m'écrire souvent. Quand vous verrez M. de Jouy, rappelez-lui qu'il y a dans un petit coin de la Prusse une de ses amies qui s'intéresse beaucoup à ses succès et lui en demande de nouveaux [13]

Mme Gail, dont il est question dans cette lettre, était, en 1818, la meilleure amie de Sophie Gay. Elle était née Sophie Garre, et, comme elle était aussi laide que Mme Gay était belle, on avait pris l'habitude de les désigner l'une et l'autre par «la belle» et «la laide»,—ou encore par «Sophie de la parole» et «Sophie de la musique». Mme Gail était, en effet, une musicienne accomplie.—Mariée, en 1794, à dix-neuf ans [14], à l'helléniste de ce nom, elle s'était si vite dégoûtée du grec qu'elle 20 avait planté là son mari, au bout de quelques mois, pour cultiver la musique en pleine liberté. Après avoir pris des leçons de Mengozzi, Fétis, Perne et Neukomn, elle se mit à faire des romances qui eurent tout de suite une grande vogue. Mais sa réputation ne datait vraiment que des Deux Jaloux, petit opéra-comique en un acte, qu'elle avait fait jouer au Théâtre Feydeau, le 27 mars 1813. A partir de ce moment, la moindre de ses compositions, romance ou nocturne à deux voix, obtint un succès que n'atteignirent pas les ouvrages de Loïsa Puget ou de Pauline Duchambge. Il faut dire aussi que ses interprètes ordinaires étaient Ponchard, Levasseur, la jeune Cinti, voire Garat, qui, dans les dernières années de sa vie, ne chantait qu'accompagné par elle. Elle-même avait un joli filet de voix, dont le sentiment faisait le principal charme.

J'ai dit qu'elle était laide. Par contre, elle était si bonne et si facile à vivre, elle avait une telle distinction de langage et de manières, tant de tact et de simplicité, que les femmes du monde l'aimaient pour ses qualités morales presque autant que pour son talent. Elle avait conquis, entre autres, l'affection très dévouée de la baronne Lydie Roger, fille du fermier général Vassal, laquelle vendit ses diamants et ses perles pour venir en aide aux républicains et bonapartistes traqués par la Restauration, et elle avait loué avec elle, rue Vivienne, dans la maison que plus tard occupèrent 21 les frères Galignani, un grand appartement pour y donner des concerts et des fêtes. Le «tout Paris» d'aujourd'hui ne saurait se faire une idée de ce qu'était, en 1818, le salon de Sophie Gail. Tous les mondes y étaient représentés. On y rencontrait, tour à tour et quelquefois ensemble, la princesse de Chimay, ancienne Mme Tallien, encore resplendissante en dépit des injures du temps, Mme de Pontécoulant, la belle Mme de Lacan qui se vantait d'avoir enlevé Talma à Mme Dubuc de Sainte-Olympe, sa mère, Mme Blondel de la Rougerie, créole piquante qui, par la grâce de M. de Montalivet, le père, ministre de l'Intérieur sous l'Empire, avait fait un auditeur au Conseil d'Etat du poète Alexandre Soumet;—parmi les étrangères de distinction, l'Anglaise Mme Hutchinson, dont le mari avait contribué à l'évasion de M. de La Valette, la comtesse de Furstenstein, nièce de Mme Benjamin Constant;—puis quelques hommes sérieux, comme l'historien Lemontey et le mathématicien de Prony;—enfin quelques jeunes hommes d'avenir comme M. Vatout, que M. Decazes avait pris pour secrétaire, quand on forma le ministère de la Police, ce qui avait fait dire à Mme Roger, un jour que Mme de Constant lui demandait si l'on pouvait encore avoir des relations avec un tel fonctionnaire:

—Certainement, ma chère amie! On ne doit craindre que ce qu'on ne sait pas.

La manière d'être de Mme Roger dans ce salon retentissant et encombré ne laissait pas voir 22 qu'elle était chez elle. Elle s'effaçait complètement et ne paraissait qu'une invitée. C'était Mme Gail qui faisait tous les honneurs. Mme Roger ne s'occupait que des chanteurs, du vieux Berton, de Nicolo, de Fétis, dès qu'ils arrivaient. On se groupait là, dit un mémorialiste bien informé [15], dans un pêle-mêle fort commode et des plus amusants. Après le concert, on dansait quelquefois, et Delphine Gay, rose encore en bouton, et sa sœur grassouillette, Mme O'Donnell, étaient parmi les danseuses les plus courtisées.

Sophie Gay, depuis quelque temps, s'était emparée de Mme Gail, au point qu'on ne les voyait plus l'une sans l'autre. Elles avaient composé ensemble un opéra-comique qui avait obtenu un certain succès au Théâtre Feydeau. «Sophie de la parole» avait simplement ajusté une petite comédie de Regnard, la Sérénade, et «Sophie de la musique» y avait fait entrer quelques-uns des morceaux les plus appréciés dans son salon, entre autres une barcarolle vénitienne: O pescatore dell' onda, qu'elle avait mise à la mode, et dont les variations, chantées par le célèbre baryton Martin, avaient couru sur toutes les lèvres.

L'idée leur était venue de transporter la Sérénade à Aix-la-Chapelle, pour charmer l'esprit et le cœur des souverains et des diplomates pendant 23 le Congrès: d'où l'impatience avec laquelle Sophie Gay attendait sa bonne amie, à la date du 31 août 1818.

Relisons, s'il vous plaît, sa lettre. J'y trouve deux ou trois lignes qui méritent qu'on s'y arrête. Elle dit: «Le plaisir de jouer le rôle d'une bonne Française à la barbe de tous ces Cosaques a quelque chose d'assez piquant.»—Très piquant, en effet, et le correspondant de Sophie aurait pu lui répondre qu'elle n'avait pas toujours eu ce beau dédain pour les Cosaques.

En 1814, elle avait été l'une des premières à aller au-devant des Alliés, quand ils entrèrent dans Paris. Il est vrai qu'elle avait fait ce vilain geste, moins par amour pour Louis XVIII que par ressentiment contre Napoléon. Aussi bien n'avait-elle pas tardé à s'en repentir, et, tout en caquetant à Aix-la-Chapelle avec les diplomates de la Sainte-Alliance, elle jouait, selon son expression, «le rôle d'une bonne Française».

Le 10 septembre 1818, elle écrivait à Mme Gail:

«Venez vite, chère amie, que je vous embrasse de tout mon cœur pour vous remercier de cette bonne idée de choisir notre maisonnette pour asile pendant ce Congrès. A toute autre je répondrais que, ma nombreuse famille remplissant déjà nos appartements, il ne nous en reste pas un digne d'être offert à une belle dame; cela est vrai, 24 mais non pas pour vous, chère bonne, car je me souviens de vous avoir vue rue Saint-Honoré et je sais que vous pouvez momentanément habiter une petite chambre: en conséquence, vous aurez celle de Delphine que je niche dans mon cabinet. Ma chambre, celle de mon mari, tout sera à votre disposition, et vous aurez de plus un très joli salon où vous recevrez votre beau monde et le mien. Si vous n'amenez personne, j'ai ici femme de chambre, domestique, cuisinière à vos ordres, et trois petites filles qui servent à la fois de secrétaires, de servantes et de société: ainsi donc, vous ne manquerez pas de soins. J'avais d'abord pensé à vous donner ma chambre, mais vous seriez capable de regarder cette offre comme un honnête refus et je veux m'assurer de vous avant tout. J'avais aussi la ressource de vous louer un prix fou un vilain appartement dans le quartier, mais j'aime mieux que vous soyez mal chez moi qu'ailleurs. Ainsi donc, j'attends, chère amie, que vous me disiez: «J'accepte la petite niche de Delphine», et cette réponse mettra toute la famille en joie.

«Mme Récamier, à qui j'ai annoncé la bonne nouvelle de votre arrivée, m'a déjà fait promettre de vous lier avec elle. Nos diplomates aspirent au même honneur; moi, je ne pense qu'au plaisir, mais il se fait déjà sentir à chacun de nous; mon mari fait déjà provision du meilleur thé pour le prendre avec vous; Isaure vous 25 apprête un café délicieux; Delphine veut être votre copiste de musique; Hortense [16], votre secrétaire. Moi, je me réserve l'emploi de confidente, et Dieu sait comme nous bavarderons. Je garde pour ce moment tout ce que j'aurais à répondre à votre aimable lettre. Vous ne me dites rien des succès de ce cher Francisque [17], mais je sais que c'est déjà un professeur important et pour l'amour du grec je l'embrasse familièrement. Dites mille choses tendres pour moi à cette bonne sœur [18] qui a dû être si heureuse de vous revoir! Ma foi, vous êtes revenue à temps, car j'allais l'aimer, je crois, tout autant que je vous aime. Obligez-moi de dire au phénix des grognons une foule de choses désagréables de ma part, pour l'engager à me répondre.

«Eh bien, voilà notre Sérénade au croc. La partition est-elle enfin terminée? Gavaudan vous a écrit ici pour l'avoir, ainsi que celle de Mlle de Launay. Et ce cher Fétis, comment va-t-il? A-t-il avancé son opéra? A combien de questions vous aurez à répondre!

«Mandez-moi vite le jour fixé pour votre départ. Songez que tous les plénipotentiaires arriveront 26 ici le 20, et les souverains le 27 [19], et qu'il faudrait être ici avant eux pour être un peu reposée du voyage quand ils arriveront.

«A bientôt, chère amie. Je n'ai plus d'autre idée que celle de vous revoir et de causer avec vous de tout ce qui nous intéresse.

«Recevez d'avance les caresses de toute une famille.

«SOPHIE GAY.

«P. S.—Rappelez-moi au souvenir des amis qui attachent quelque prix au mien. Je vais répondre à Emmanuel, quoiqu'il ait mis un peu trop de temps à se décider à m'écrire. On dit ici que le comte de Cazes pourrait bien venir au Congrès. Je pense qu'il amènerait MM. Villemain et Vatout et je serais charmée de retrouver notre salon ici. Les grands seigneurs que j'y vois me ragoûtent d'autant plus des gens d'esprit, et je descendrais sans le moindre regret des beaux équipages où l'on me traîne avec six chevaux dans la ville, pour m'y promener, bras dessus bras dessous, avec un homme de lettres aimable. Je n'ai pas plus de vanité que cela [20]

«Excusez du peu!» aurait dit Villemain, s'il 27 avait eu connaissance de cette lettre. Mais au fond il n'aurait pas été autrement surpris de l'honneur qu'on lui réservait: lorsque Sophie résidait à Paris il était vraiment le roi de son petit salon, et c'est lui, bien plus que M. de Chateaubriand, qui fut le vrai parrain littéraire de Delphine. A ceux qui en douteraient je rappellerai qu'en 1822 ce fut sur son rapport [21] que l'Académie-Française décerna une particulière mention à la jeune fille pour ce poème, le Dévouement des sœurs de Sainte-Camille dans 28 la peste de Barcelone, et que, trois ans après, il contribua largement à sa popularité en la chargeant de quêter pour les Grecs. Delphine lui a même dédié, à cette occasion, une petite pièce de vers qui vaut d'être reproduite ici:

ENVOI A M. VILLEMAIN

Vous le voulez: qui peut résister à sa voix

Lorsque l'éloquence commande?

Pour ceux que votre esprit eût charmés autrefois,

Pour ces Grecs malheureux voici mon humble offrande.

La fortune en fuyant m'a ravi ses trésors,

Et ma richesse est dans ma lyre;

Je n'ai, pour seconder vos généreux efforts,

Que les bienfaits de ceux qui daigneront me lire.

Puisse ma faible voix, unie à vos accents,

Rendre à ce beau pays tout le bonheur du nôtre!

Puissent un jour les Grecs reconnaissants

Sur le marbre sacré de leurs noms renaissants

Graver mon nom auprès du vôtre!

Paris, 25 août 1825.

Enfin comme autre preuve de l'admiration de Villemain pour le talent de Delphine, voici un tout petit billet qu'il lui adressait le 29 novembre 1827:

«Je vous envoie le plus humble des hommages, un discours que j'ai prononcé il y a quelques mois et dont vous n'avez guère entendu parler. Ce n'est pas du Casimir Delavigne ou du Lamartine. C'est de la prose colorée dans quelques endroits par l'éclat du sujet. Il y a quelques traits qui auraient mérité d'être anoblis par vos vers.

29 «Un faible tribut est porté à vos pieds par un admirateur qui saura par cœur l'Épître sur l'Italie dès le premier jour, et avant même qu'elle soit à la seconde édition.

«Veuillez agréer mon respect.

«VILLEMAIN [22]

Mais avec Villemain, «de son naturel un peu fou», comme disait Sophie, il y avait toujours à redouter un changement d'humeur. Quelque temps avant son mariage (janvier 1830), il vint faire une scène à la mère de Delphine à propos de rien, comme si la Muse «avait eu quelque prétention sur sa destinée conjugale [23]»—ce qui fit dire à Lamartine:

C'est mal débuté. L'amitié va très bien à un homme marié, et la vôtre et celle de votre aimable mère m'auraient semblé, à sa place, un présent de quelque prix [24]

Tout autre était Benjamin Constant, dont Sophie Gay déplorait tout à l'heure l'«affreux accident» et la longue convalescence. Celui-là était plus qu'un ami pour elle, c'était, en politique, quelque chose comme un compère et un complice, et il n'avait 30 pas dépendu d'elle qu'en 1815 il n'eût reçu par son élection à l'Académie-Française le prix de ses palinodies. Elle écrivait, le 24 janvier de cette année, à un académicien dont j'ignore le nom:

«Cher comte,

«Un de vos collègues, qui pense avec raison, je crois, qu'un bon prosateur, fort instruit en politique et en littérature, courageux dans ses opinions, ingénieux dans ses ouvrages, est digne de siéger parmi vous, doit proposer demain à votre assemblée l'ami Benjamin de Constant, pour remplacer le brave et aimable chevalier de Boufflers. Je suis chargée de réclamer votre appui pour ce nouveau candidat, qui ne veut se présenter devant votre noble aréopage qu'autant qu'il pourra compter sur le suffrage de ses anciens amis. Je n'ai pas besoin de vous dire tout le prix qu'il attache au vôtre; vous devinez que son amour-propre en serait aussi fier que son amitié en serait reconnaissante.

«Comment se porte-t-on au Val [25], par ce vilain froid? J'ai bien de la peine à le supporter, même au coin de mon feu; prenez pitié de moi, et venez par votre bonne présence m'aider à braver tous les maux de la vie.

«Edmond implore votre grâce pour obtenir aujourd'hui, 31 demain ou après, la faveur des Anglaises pour rire.

«Mille tendres et éternelles amitiés.

«SOPHIE GAY [26]

Mais Benjamin Constant n'avait pas l'oreille de l'Académie: il ne fut élu ni en 1815, ni en 1819, ni même en 1830 [27], malgré les démarches réitérées de Sophie Gay.

Elle était, en effet, inlassable, quand il s'agissait de servir ses amis, et Mme Récamier, qui connaissait son influence à l'Institut, la mit souvent à contribution, notamment en 1841, lors de la candidature de Ballanche à l'Académie-Française.

Sophie écrivait alors à la belle Juliette:

«M. Ballanche aura la première voix de M. de Lamartine, chère Madame, il me charge de vous en donner l'assurance, et je lui rends grâces de m'offrir cette occasion de vous prouver le zèle de ma vieille amitié.

«SOPHIE GAY [28].

«14 janvier 1841.»

Et quelques jours après:

32 «Je vous envoye le petit billet que je reçois de Mme de Lamartine, chère Madame, pour vous prouver le vif intérêt qu'elle et son mari prennent à M. Ballanche. J'y ajouterai que la voix nécessaire est, dit-on, acquise. C'est ce que nous a bien affirmé hier M. (illisible) qui est ordinairement très instruit des votes académiques. J'ai tant le désir de vous donner, la première, cette bonne nouvelle que je l'aventure peut-être, mais vous me le pardonnerez, n'est-ce pas?

«SOPHIE GAY [29]

Cependant Ballanche ne fut élu que le 17 février 1842, en remplacement d'Alexandre Duval, ce qui fit dire à Alfred de Vigny, son concurrent:

«Ballanche est nommé, et j'en ai été très content. C'eût été pour lui un malheur véritable que de n'être pas reçu cette fois, car ce refus eût été le dernier! Que d'académiciens à qui je prêchais son mérite, à qui j'apprenais le nom de ses œuvres et qui ne les ont pas encore lues [30]

Revenons quelque peu en arrière. Mme Récamier et Sophie Gay avaient fait assaut plus d'une fois de beauté et d'esprit dans les mêmes salons, sous le Consulat; mais, tout en ayant l'une pour l'autre une réelle sympathie,—et quelques amis communs, dont Mme de Staël et Benjamin 33 Constant,—elles n'avaient jamais eu l'occasion de se lier avant leur rencontre à Aix-la-Chapelle. Elles rattrapèrent pendant le Congrès tout le temps perdu. Nous avons une lettre de Sophie Gay à sa belle-sœur, où elle parle de Mme Récamier en ces termes:

«Là, comme en exil, comme à Rome, comme à Paris, comme partout, son salon était le rendez-vous de tout ce qu'il y avait de personnages marquans ou de gens aimables. Le prince Auguste de Prusse, que j'y voyais souvent, me parla un jour du désir qu'il avait de satisfaire un vœu de son amie, la baronne de Staël, en faisant peindre par un grand peintre sa Corinne dans un des moments où elle se livre à son inspiration poétique. Ce vœu que la mort de Mme de Staël [31] ne lui avait pas permis d'accomplir, cette œuvre doublement importante par le sujet et par le prix qu'il y voulait mettre, le prince désira en charger David. Tout le monde approuva cette idée, que le talent de David justifiait assez et que sa position d'exilé rendait généreuse; mais, je l'avoue, mon amitié jalouse s'affligeant de voir cette palme ravie aux mains de Gérard, je fis valoir vainement la volonté posthume de Mme de Staël, son admiration, ses sentiments affectueux pour Gérard, qui l'auraient sans doute portée à le choisir pour rendre sa plus noble pensée, pour offrir sa douloureuse image d'une 34 femme de génie, belle, aimante et sacrifiée sans pitié aux préjugés du monde.

«Sigismond [32]fut chargé d'écrire à David, et, le croirez-vous? ce grand peintre, qu'un chef-d'œuvre de plus pouvait ramener dans sa patrie, loin de saisir cette occasion, marchanda sur la somme considérable offerte par le prince, et cela d'une manière si peu digne de l'artiste, du sujet de ce tableau et du sentiment qui le faisait commander, que Mme Récamier, dont la bonté avait d'abord craint de s'opposer aux intérêts d'un exilé, se joignit à moi pour dire que Gérard n'aurait jamais rien écrit de semblable. Il fut aussitôt décidé qu'il ferait Corinne [33]

Telle est l'histoire du fameux tableau qui décorait la cheminée du salon de l'Abbaye-aux-Bois. Cette négociation mit d'emblée une certaine intimité dans les rapports des deux femmes, et cette intimité devint plus grande encore lorsqu'elles se retrouvèrent à Paris.

Le 15 octobre 1818, Sophie écrivait à Mme Récamier:

«Je suis bien touchée, Madame, de votre aimable souvenir, mais vous ne deviez pas moins aux regrets que j'éprouve depuis votre départ; nous avons des fêtes, il est vrai; quant aux plaisirs, vous 35 y avez mis bon ordre; cependant M. Dalopeus [34] a donné hier un bal étonnant, où je m'étais parée de votre lettre pour être mieux accueillie que personne. Le talisman n'a pas manqué son effet, et je vous dois bien la moitié des bonnes grâces dont ma famille a été comblée. On médite encore plusieurs autres réunions de ce genre, mais j'espère n'en pas être, car j'ai le projet de me mettre en route le plus tôt qu'il me sera possible pour aller réclamer quelque preuve d'un intérêt que vous avez rendu aussi doux que nécessaire à mon cœur. Rappelez-vous, Madame, votre engagement de la cathédrale [35], et tâchez d'y rester aussi fidèle que je suis sûre de l'être au sincère attachement que vous m'inspirez.

«SOPHIE GAY.

«Recevez les compliments affectueux de toute cette petite famille pour laquelle vous aviez tant de bonté et agréez les hommages respectueux de M. Gay.

«Comme le prince Lubomirski est persuadé que M. Dalopeus ne vous parle jamais que de lui, il me charge de mettre à vos pieds toutes ses adorations et tous ses regrets. Je vous prie à mon tour de me rappeler au souvenir de M. Récamier [36]

36 Et voilà qui explique suffisamment l'accueil que Delphine reçut, quelques années plus tard, à l'Abbaye-aux-Bois.

D'ailleurs, en dépit de tous les événements qui traversèrent leur vie, Sophie Gay demeura fidèle à Mme Récamier. J'ai sous les yeux une des dernières lettres qu'elle lui ait écrites: elle a trait à la mort de Chateaubriand. La voici:

«Que de douleurs! Pauvre et divine amie! Encore une plaie sur ce cœur adorable! Ah! vous ne doutez pas, j'espère, de ce que j'éprouve à cette perte si grande pour le monde pensant, si cruelle pour vous. Mais ce monde, tel qu'il devient aujourd'hui, n'était plus digne de ce génie si vaste et si noble et si religieux. Le ciel l'a réclamé, vous l'y retrouverez, vous l'ange consolateur de tout ce qui souffre. Mais, pendant le temps d'épreuves qui nous reste à subir, n'oubliez pas la vieille amie qui, après avoir joui de vos éclatans succès, pleure sur toutes vos peines.

«SOPHIE GAY [37].

«Versailles, 6 juillet (1848).»

Les deux amies devaient se suivre de près dans la tombe: Mme Récamier mourut le 11 mai 1849; Sophie Gay, le 6 mars 1852.

37 II

Si l'on s'en rapportait à la pièce de vers qui ouvre son volume de poésies, Delphine serait devenue poète en voyant pleurer sa mère, et c'est pour la consoler qu'elle se serait mise à chanter.—Je ne dirai pas que c'est trop joli pour être vrai, mais alors Sophie Gay aurait eu d'autres chagrins avant la perte de sa belle-sœur et de son mari, puisque Delphine composa la Noce d'Elvire au mois de septembre 1820 et que Mary et Sigismond Gay moururent, la première au mois de février 1821, le second au mois de décembre 1822.

Quoi qu'il en soit, dès que Delphine se fut révélée sous ce jour, sa mère, après avoir essayé vainement de l'arrêter, ne lui ménagea pas les conseils. Sachant par expérience qu'on est trop disposé à traiter légèrement la littérature des femmes, elle lui dit:

«Si tu veux qu'on te prenne au sérieux, donnes-en l'exemple, étudie la langue à fond; pas d'à peu près, montres-en à ceux qui ont appris le latin et le grec, et puis n'aie dans ta mise aucune des excentricités des bas-bleus; ressemble aux autres par ta toilette et ne te distingue que par ton esprit. En un mot sois femme par la robe et homme par la grammaire [38]

38 Ces conseils étaient trop sages pour n'être pas suivis,—d'autant que Delphine ne voyait que par les yeux de sa mère.—Ses premiers vers, très purs de forme, avaient quelque chose de mâle, comme sa beauté. On sentait qu'elle avait profité des leçons: aussi Alexandre Soumet était-il fier de son élève.

Quant à sa toilette, elle était aussi simple que possible. Elle se composait, le plus souvent, d'une robe de mousseline blanche unie et d'une écharpe de gaze bleue. Quand Delphine allait dans le monde avec sa mère, et qu'on lui demandait des vers, elle s'exécutait sans se faire prier, et elle disait bien, sans aucune emphase.

«Son organe était plein et vivant, son attitude décente, son air noble et sévère. Grande et un peu forte, la tête fièrement attachée sur un cou d'une beauté antique, le profil aquilin, l'œil clair et lumineux, elle avait, dans toute sa personne, un air de sibylle accoutrée et quelque peu façonnée à la mode du temps [39]

Mais, dès qu'elle avait fini de réciter, elle redevenait une jeune fille comme une autre. Un soir, qu'elle était complimentée par une jolie femme à la mode, elle lui répondit:

«Ce serait plutôt à moi, Madame, à vous complimenter; 39 pour nous autres femmes, il vaut mieux inspirer des vers que d'en faire [40]

La réponse était d'une femme d'esprit, mais de ce côté-là encore elle avait de qui tenir: sa mère était réputée pour ses bons mots, la vivacité de ses réparties. D'aucuns trouvaient même qu'elle en abusait quelquefois [41], et c'est un fait que sa mauvaise langue coûta à son mari le poste de trésorier-payeur général que Napoléon Ier lui avait confié à Aix-la-Chapelle. Mais Delphine avait reçu de la nature un don plus précieux que celui de l'esprit: elle était bonne autant que belle; c'est pour cela sans doute qu'elle n'eut jamais d'ennemis, même sous le masque transparent du vicomte de Launay.

J'ai dit que son maître en l'art poétique avait été Soumet [42]. Il n'était pas encore «notre grand Alexandre». On n'avait pas encore applaudi ses tragédies de Saül et de Clytemnestre, mais on s'en 40 occupait beaucoup dans le monde, et son élégie de la Pauvre Fille [43] lui avait ouvert tous les salons.

La première fois que Delphine parut à l'Abbaye-aux-Bois, elle voulut payer sa bienvenue en récitant le petit chef-d'œuvre de Soumet. Elle y obtint un si grand succès que, sur les instances de Mme Récamier, à qui sa mère avait donné le mot, elle consentit à dire son propre poème le Dévouement des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone. On lui fit une ovation. C'était en 1822. Il y avait là, parmi les auditeurs, la reine de Suède, la femme du général Moreau, le peintre Gérard et les courtisans habituels de la belle Juliette, dont Ballanche et Mathieu de Montmorency. Il ne manquait que le dieu du temple, autrement dit Chateaubriand, alors ambassadeur à Londres. Mais ayant reçu, quelque temps après, un exemplaire du poème, il en complimenta l'auteur par la lettre suivante:

«5 février 1823.

«Mme Récamier m'a appris, à mon grand étonnement, Mademoiselle, que vous n'avez pas reçu la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire de Londres. Le Dévouement des Sœurs de Sainte-Camille m'a enchanté. Je sais maintenant pourquoi vous dites si bien les vers: vous parlez votre langue. Mais je crains, Mademoiselle, que vous ne soyez réduite un jour à demander à Dieu pardon 41 de votre gloire. Moi qui suis plus faible que vous, je vous remercie de m'avoir associé à votre futur repentir, en répandant sur une ligne de ma prose le charme et l'éclat de votre poésie [44]. J'ai à peine le temps d'écrire, Mademoiselle, pardonnez à ce griffonnage. Agréez mes obéissances et offrez, je vous prie, à Mme Gay tous mes hommages [45]

Mme Gay était une vieille connaissance de Chateaubriand. Quand il était rentré en France, en 1800, elle s'était employée auprès de Mme Regnaud de Saint-Jean d'Angély, qui avait invité le duc de Rovigo à le laisser à l'écart. Et il lui en avait exprimé sa gratitude par la lettre que voici:

«Vous êtes, Madame, si bonne et si douce pour moi, que je ne sais comment vous remercier. J'irais à l'instant même mettre ma reconnaissance à vos pieds, si des affaires de toutes sortes ne s'opposaient à l'extrême plaisir que j'aurais à vous voir. Je ne pourrai même aller vous présenter tous mes hommages que jeudi prochain, entre midi et une heure, si vous étiez assez bonne pour me recevoir. Je suis obligé d'aller à la campagne. Pardonnez, Madame, à cette écriture arabe. Songez que c'est une espèce de sauvage qui vous écrit, mais un sauvage qui n'oublie jamais les services qu'on lui a rendus et la bienveillance qu'on lui témoigne.»

42 Et c'était vrai: chaque fois que, de près ou de loin, il put être utile ou agréable à Delphine, Chateaubriand s'empressa d'en saisir l'occasion. Il n'oublia jamais ce que sa mère avait fait pour lui dans cette circonstance mémorable.

Le succès de Delphine à l'Abbaye-aux-Bois, consacré peu de temps après par la distinction dont elle fut l'objet à l'Académie, lui ouvrit tous les salons du faubourg Saint-Germain, à commencer par ceux de Mme de Custine, de la duchesse de Maillé, de la duchesse de Duras et de sa fille, la duchesse de Rauzan.

Elle fut d'autant plus sensible à ces gracieux témoignages qu'ils lui arrivèrent au moment où elle en avait le plus besoin. Elle venait, en effet, de perdre son père, et cette mort inattendue avait obligé sa mère à restreindre singulièrement son train de maison.

Elle avait quitté son appartement de la rue Neuve-Saint-Augustin pour aller habiter dans un petit entresol humide et bas de la rue Gaillon. Lamartine, plus tard, en a fait ce pittoresque inventaire:

«Deux chambres basses, où l'on montait par un escalier de bois, des meubles rares et éraillés, restes de l'antique opulence, quelques livres sur des tablettes suspendues à côté de la cheminée, une table où les vers de la fille et les romans de la mère, corrigés pour l'impression, révélaient assez les travaux assidus des deux femmes; au fond de 43 l'appartement, un petit cabinet de travail où Delphine se retirait du bruit pour écouter l'inspiration, voilà tout. Ce boudoir ouvrait sur une terrasse de douze pas de circuit, sur laquelle deux ou trois pots de fleurs souffrantes de leur asphyxie recevaient à midi un rayon de soleil entre deux toits, et où les moineaux d'une écurie voisine piétinaient dans l'eau de pluie [46]

Si ce n'était pas la misère, c'était la gêne, noblement supportée du reste par la mère et la fille, mais les courtisans et les admirateurs n'en étaient que plus nombreux, et tout ce qui avait un nom dans la politique et les lettres connaissait le petit entresol de la rue Gaillon.

Voilà donc Delphine engagée sur le chemin de la gloire à l'âge de dix-huit ans. De 1822 à 1827, date de son apothéose au Capitole de Rome, on peut dire qu'elle cueillit par brassées les lauriers et les roses. Elle ne s'était pas encore donné le surnom de «Muse de la Patrie», qu'elle en remplissait le rôle aux applaudissements de la France entière [47].

44 Les événements, d'ailleurs, semblaient se multiplier pour faire son jeu. Quand elle ne vendait pas les élégies de Guiraud au profit des «Petits Savoyards» [48]; quand elle ne quêtait pas pour les Grecs,—et sa pièce intitulée la Quête [49] leur rapporta quatre mille francs,—elle déplorait la mort du général Foy en des vers qu'on gravait ensuite sur son tombeau, ou bien elle donnait la réplique à Victor Hugo, à Lamartine, à Mme Tastu, dans les chants du sacre de Charles X. Sa Vision est un excellent morceau de poésie. Sainte-Beuve peut dire que c'est du Racine vu à travers Soumet; pareille critique est encore un éloge: ne fait pas du Racine qui veut, même édulcoré par Soumet [50]. Cette Vision valut à la jeune fille l'honneur 45 d'être reçue en audience privée par le roi [51]: Mme de Duras avait intercédé pour elle.

J'ai sous les yeux le billet que l'auteur d'Ourika adressait quelque temps avant à M. de Lourdoueix chargé de la direction des sciences, beaux-arts et belles-lettres au ministère de l'Intérieur, afin de lui demander une pension pour Delphine:

«Il me semble que des paroles de bonté de la bouche du roi devraient être suivies de cette marque de munificence pour une jeune personne d'un talent unique. On peut craindre que cette grâce fasse planche, comme on dit. Il n'y a pas deux Mlle Gay [52]

Ce billet est du 2 décembre 1824. Mme de Duras, savait-elle, quand elle l'écrivit, que Delphine avait été en passe de devenir la favorite ou la femme morganatique du comte d'Artois? J'en 46 doute, et cependant le bruit en avait couru sous quelques manteaux. Certains courtisans, informés de la situation où végétait Sophie Gay depuis son veuvage, s'étaient mis en tête de faire un sort à Delphine en la chargeant de distraire les ennuis de Monsieur, frère du roi.

Malheureusement, il avait fait vœu de continence au lit de mort de Mme de Polastron, et leur ingénieux dessein n'avait pu être rempli. Je ne crois pas, d'ailleurs, que Delphine eût consenti à jouer le rôle qu'on lui ménageait. Elle avait alors un autre amour en tête, elle était éprise d'un beau militaire, d'un ancien officier des gardes du corps, dont sa mère elle-même raffolait [53]. Et Alfred de Vigny, car c'est de lui qu'il est question, n'aurait pas demandé mieux que de se marier avec elle. Mais la mère du jeune poète—de «l'ange de l'adultère», comme l'appelait Sophie Gay, par allusion à l'un de ses Poèmes antiques—Mme de Vigny, qui savait le prix de l'argent, ayant beaucoup souffert de la médiocrité de sa fortune, n'avait pas voulu que son fils unique épousât une fille sans dot, 47 habituée au train du monde. Et Delphine en avait été pour son rêve et Sophie pour ses larmes [54].

Cependant le comte d'Artois, une fois monté sur le trône, saisit la première occasion de témoigner sa bienveillance à la jeune Muse. Après l'avoir reçue en audience privée, et lui avoir annoncé qu'il lui accordait une pension de cinq cents écus, il l'engagea paternellement à voyager, en lui donnant pour raison qu'elle éviterait ainsi bien des périls.

Quelques jours après, le 6 juin 1835, elle se présentait au Panthéon, avec ce laisser-passer du baron Gros:

«Le gardien laissera monter à la coupole Sainte-Geneviève, Mlle Delphine Gay et sa société. Ce billet restera à la personne [55]

Qu'allait-elle faire sous la coupole? Elle n'allait pas seulement faire admirer les peintures dont le baron Gros venait de la décorer; elle allait surtout montrer la place d'où, au mois d'avril, elle avait déclamé publiquement son hymne à Sainte-Geneviève [56].

Ce jour-là, son auditoire d'élite lui avait fait une ovation dont l'écho se répercuta jusqu'à Rome.

48 Le lendemain, l'auteur d'Ourika lui écrivait:

«M. Villemain m'a dit, Mademoiselle, votre aimable souvenir. Vous me gâtez, mais en vérité vous me devez bien un peu de cette bonne grâce en retour de ma sincère admiration. Vous voulez donc bien réjouir par votre présence et le son de votre voix la plus aimable des vieilles et des aveugles? Puisque vous me laissez le choix du jour, je vous propose mercredi prochain, à une heure. Je me réjouis d'avance des moments que je vais passer avec une personne qui réunit tant de bonté à tant d'esprit, c'est-à-dire les deux meilleures choses qu'il y ait en ce monde. Si vous ne me faites rien dire, je serai à votre porte mercredi à une heure.

«Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de madame votre mère. Je suis charmée que votre sœur soit mieux.

«DUCHESSE DE DURAS [57]

Sans doute, la voix de Delphine fit son effet, 49 car, peu de jours après, la duchesse lui écrivait de nouveau:

«J'ai un vrai plaisir à vous envoyer la lettre ci-jointe, Mademoiselle: ce n'est pas encore tout ce que j'aurais voulu, mais c'est quelque chose que d'être sur le chemin de la justice. Ce bon duc [58] vous dit la vérité et aurait désiré faire mieux. Accordez-lui sa demande. J'en ai une aussi à vous faire, c'est de vous mener encore une fois chez cette pauvre tante aveugle à laquelle vous avez fait passer une heure si délicieuse: elle s'en souvient et voudrait entendre la Coupole. Dites-moi votre jour et si, pour éviter les lenteurs, lundi à midi et demie vous conviendrait [59]

C'est au milieu de ces témoignages flatteurs d'admiration et de sympathie que Delphine, en obéissant au conseil du roi, partit pour l'Italie avec sa mère.

Elles firent une halte à Lyon pour se reposer et voir Mme Desbordes-Valmore, et voici comment Marceline a raconté cet événement dans une lettre privée:

«Quand je l'ai vue pour la première fois, belle, imposante comme la Rachel de la Bible, elle était couverte de cheveux blonds retombant sur toutes ses roses, et semblait en être formée. Jamais rien 50 de si éclatant n'est apparu dans une ville. Sa mère la conduisait alors en Italie et s'arrêtait quelques jours à Lyon. Mon mari, qui l'avait entrevue au balcon de l'hôtel, vint me chercher vite, vite, pour me faire voir, disait-il, ce que je ne verrais plus de ma vie. Il y avait là une foule qui passait et repassait émerveillée. Comme il faisait affreusement chaud, la jeune fille fut obligée de s'étouffer en fermant ses fenêtres très basses, et les curieux la regardaient encore au travers des vitres. J'appris dans le jour que c'était Mlle Delphine Gay, et je sus bientôt par moi-même qu'elle était bonne, vraie comme sa beauté. En l'examinant avec attention, on ne tombait que sur des perfections, dont l'une suffit à rendre aimable l'être qui la possède [60]...»

Quelques jours après, Delphine rencontrait Lamartine à Terni, près des cascades de Velino. Il a donc eu tort d'écrire qu'il l'avait vue pour la première fois en 1825. S'il avait seulement pris la peine de consulter sa correspondance, il eût vite reconnu son erreur. Cette rencontre eût lieu en 1826, peu de temps après le duel de Lamartine avec le colonel Pepe. Le grand poète était alors secrétaire d'ambassade à Florence, et Mme Gay et sa fille se rendaient à Rome. Il fut si charmé de les connaître, Delphine fit tant d'impression sur lui, qu'il les invita à passer quelque temps à Florence, ajoutant que la jeune Muse ne serait vraiment inspirée que 51 là. Mais elles n'acceptèrent son invitation que pour plus tard, et sous la promesse, exigée en riant par Delphine, qu'il leur enverrait des vers à Rome. Nous allons voir qu'il tint parole. Le 16 septembre 1826, Mme Gay lui écrivait de cette ville:

«L'admiration et la joie sont deux sentiments impossibles à cacher, et voilà, Monsieur, ce qui nous rend aujourd'hui si coupables envers vous. L'autre jour à dîner chez M. le duc de Laval, il m'a remis votre lettre à la condition absolue de lui lire les vers qu'elle pourrait contenir. Je n'osais me flatter d'une si précieuse confidence: nous brûlions de vous lire, j'ai tout promis. Mais à peine le cachet a-t-il été rompu que Delphine s'est écriée: «Il y a des vers!» et puis, m'enlevant la lettre sans aucun respect, elle les a dévorés dans un coin en laissant seulement échapper quelques mots, comme: «C'est ravissant, divin! et lui seul a le secret de cette poésie à la fois si brillante et si triste!»

«Une admiration si bien sentie a redoublé l'impatience de connaître ces beaux vers. Delphine les a lus d'une voix très émue, et M. de la Rochefoucauld vous dira mieux que moi l'effet qu'ils ont produit. Ah! par grâce, ne nous punissez pas de ce succès, envoyez-nous bien vite ce que vous avez ajouté à cette noble élégie. Ce sera le plus sûr encouragement pour ma fille. Voici les vers impromptus que M. de Laval vous a trop vantés. Elle vous les livre uniquement pour vous prouver 52 sa soumission. Vous aviez mille fois raison de lui prédire qu'elle ne serait inspirée qu'à Florence. Aussi ne pensai-je qu'à l'y ramener. Visiter avec vous ces montagnes, ces vallées fleuries, qui vous ont fourni tant de pensées sublimes, doit rendre à l'inspiration la muse la plus endormie! Et puis trouver de l'amitié, toutes les grâces de l'esprit, réunies au plus beau talent du monde, voilà de quoi charmer les vieilles mères comme les jeunes poètes! On est bien loin ici d'apprécier ces plaisirs-là, personne ne se doute de celui que nous a causé votre lettre. Vous qui le savez n'en soyez pas avare.

«Delphine, qui prétend que vous faites chérir les fléaux et les désastres, ne veut plus vous écrire en prose, elle attend ce que vous pensez d'elle pour vous répondre.

«Adieu, nous n'avons jamais plus désiré le printemps [61]

Les vers de Lamartine auxquels Sophie Gay fait allusion dans cette lettre étaient son élégie, ou le commencement de son élégie [62], sur la Perte de l'Anio. On se souvient qu'un éboulement de rochers 53 détruisit à cette époque les merveilleuses cascatelles de Tivoli. Je ne m'étonne pas que ces vers aient eu tant de succès à l'ambassade de France à Rome. C'est une des meilleures choses que Lamartine ait faites, et il en avait si bien conscience qu'il écrivait à Aymon de Virieu, le 13 février 1827:

«Je suis confondu que tu ne trouves pas mes vers sur Tivoli à ton plein gré. Je trouve que c'est le seul morceau par lequel je voudrais lutter avec lord Byron: Italie, Italie! etc.; mais on se trompe sur soi-même [63]...»

Quelques jours après, les dames Gay allaient passer une quinzaine à Florence avec Lamartine, et le 26 octobre 1826 elles repartaient pour Rome où elles arrivèrent en même temps que les marins français qui avaient ramené d'Alger les Romains captifs chez les Musulmans. L'ambassadeur de France, M. de Laval-Montmorency, les invita au dîner qu'il donnait à l'équipage de la corvette française, et, pour le remercier de cette attention délicate, Delphine récita, au dessert, la pièce de vers qui lui avait été inspirée par cette belle action. Ce dîner avait lieu le 12 décembre 1826. Trois semaines après,—le 2 janvier 1827,—M. Desmousseaux 54 de Givré, secrétaire d'ambassade, écrivait à Mme Charles Lenormant:

«Je répondrai bien mal à vos questions sur Tivoli; j'entends beaucoup parler de ce désastre, il a inspiré de beaux vers à M. de Lamartine; mais je n'en ai rien vu moi-même, et tout ce que j'en sais, c'est qu'il ne faut plus espérer de retrouver les cascatelles. Je n'ai point entendu parler de querelle entre des Français et des Romains. J'ai vu, au contraire, des Romains délivrés d'esclavage par des Français, et que leurs libérateurs ont ramenés à Rome. Ce spectacle était fait pour inspirer la «Muse de la Patrie». Aussi a-t-elle chanté cet événement dans une espèce d'improvisation que je joindrai à ma lettre, si je puis. Mlle Delphine ajoute à un fort beau talent et à de fort bonnes qualités le mérite de vous connaître et de parler de vous à mon gré. Cela fait que je lui pardonne sa façon d'être belle. Madame sa mère est fort amusante et très bon diable [64]

Sur le compte de Sophie Gay, M. Desmousseaux de Givré ne faisait qu'exprimer là l'opinion générale; mais il fallait qu'il fût bien difficile pour ne pas trouver la beauté de Delphine à son goût, car elle avait conquis tous les cœurs en Italie, à commencer par la duchesse de Saint-Leu, autrement dit la reine Hortense.

55 Peut-être, pour M. Desmousseaux de Givré, savait-elle trop qu'elle était belle, mais comment aurait-elle pu l'ignorer quand tout le monde le lui disait? Le miracle, c'est que, le sachant, elle soit restée «simple et bonne fille».

Le 26 avril 1834, la reine Hortense lui écrivait d'Arenenberg:

«Je vous ai retrouvée tout entière dans votre aimable lettre, ma chère Delphine. Que votre mari ne m'en veuille pas d'aimer à vous appeler de ce nom: c'est celui que vous portiez à Rome, quand vous me répétiez vos jolis vers et que je me plaisais à entendre cet organe si français et si expressif! Vous ne m'avez donc pas oubliée? Je vous en remercie, car je pensais qu'à Paris l'on oubliait tout! Il m'est bien doux de voir que cette méfiance, trop motivée peut-être, n'est pas aussi générale que je le craignais. Certainement je suis charmée de recevoir souvent de vos ouvrages et vos lettres; vous ne pouvez douter du plaisir que me feront toutes les preuves de votre souvenir. J'ai demandé si souvent: «Est-elle mariée? Est-elle heureuse?» Vous me deviez bien de me répondre d'une manière qui me satisfasse autant. Je penserai à la proposition que vous me faites; le plus difficile est de trouver quelque article qui puisse être amené naturellement [65]. Mon fils fait un ouvrage 56 sur l'artillerie [66], ce ne serait guère intéressant à lire; il veut après faire quelque chose sur son oncle; nous verrons ce qu'il pourra vous envoyer. Il s'est bien formé depuis que vous ne l'avez vu, et il me rend bien heureuse par la bonté de son caractère, sa noble résignation qui tempère la vivacité et la fermeté de ses opinions: je n'ose lui souhaiter la patrie, car je fais trop de cas de la tranquillité, et là où l'on vous craint, on ne peut plus espérer d'être aimé. Aussi la résignation pour toutes les injustices comme pour les mécomptes est devenue la vertu qui nous convient le mieux. Croyez au plaisir que j'aurais à vous revoir, à faire connaissance avec votre mari et à vous renouveler l'assurance de mes sentiments.

«HORTENSE [67]

Le 2 novembre 1836, à la première nouvelle de la tentative malheureuse que le fils de la reine Hortense avait faite à Strasbourg, Delphine écrivait à Lamartine:

«Il ne pouvait parler de la France sans attendrissement. Nous étions ensemble à Rome, lorsqu'on nous apprit la mort de Talma. Chacun alors de déplorer cette perte, chacun de rappeler le rôle dans lequel il avait vu Talma pour la dernière fois. En écoutant tous ces regrets, le prince Louis, qui 57 n'avait pas encore dix-huit ans, frappa du pied avec impatience; puis il s'écria, les larmes aux yeux: «Quand je pense que je suis Français et que je n'ai jamais vu Talma [68]...»

Dix-sept ans après, le prince Louis, devenu Napoléon III, régnait sur la France, et Victor Hugo, exilé à son tour, écrivait à Delphine (8 mars 1853) que, lorsqu'il pensait à la patrie, elle lui apparaissait sous ses traits.

«Sa façon d'être belle», que M. Desmousseaux de Givré «pardonnait» à Delphine, n'était donc pas si mauvaise. Au surplus, s'il fallait une dernière preuve des succès de Delphine en Italie, je la trouverais dans ce fait qu'elle manqua de nous être ravie par un riche mariage romain. Mais elle ne put se résigner à perdre sa qualité de Française. C'est du moins ce qu'elle nous apprend dans la pièce de vers intitulée le Retour et dédiée à sa sœur, la comtesse O'Donnell:

Je reviens dissiper le vain bruit qui t'alarme.

De ces beaux lieux, ma sœur, j'ai senti tout le charme;

Mais loin de mon pays, sous les plus doux climats,

Un superbe lien ne m'enchaînera pas.

Non! l'accent étranger le plus tendre lui-même

Attristerait pour moi jusqu'au mot: «Je vous aime.»

Un sort brillant, par l'exil acheté,

Comblerait mes désirs! ma sœur n'a pu le croire.

D'un plus noble destin mon orgueil est tenté;

Un cœur qu'a fait battre la gloire

Reste sourd à la vanité.

58

Ce bonheur dont l'espoir berça ma rêverie,

Nos rivages français pouvaient seuls me l'offrir.

J'ai besoin, pour chanter, du ciel de la patrie;

C'est là qu'il faut aimer, c'est là qu'il faut mourir!

On ne dira plus, j'espère, qu'elle avait usurpé le titre de «Muse de la patrie».

Au mois de mai 1827, elle revint en France avec sa mère, après avoir été couronnée au Capitole [69]. Un an plus tard, elle aurait eu la joie d'y monter au bras de Chateaubriand lui-même, puisqu'il remplaça M. de Laval en 1828. Mais il ne fut pas le dernier à lui envoyer ses compliments, et c'est lui encore qui, en 1830, lorsqu'elle fut privée de la pension que lui faisait le roi Charles X, éleva le premier la voix pour la venger de cette injure.

Célébrant la prise d'Alger dans un beau Te Deum de gloire, elle avait eu l'audace d'écrire, à l'adresse du général de Bourmont:

O mystère du sort! ô volonté suprême!

Un Français dans nos murs amena l'étranger;

On l'appela transfuge,—et cet homme est le même

Que Dieu choisit pour nous venger.

A l'amour de nos rois sa valeur asservie

Voyait dans leur retour un gage de bonheur,

Et pour eux il fit plus que de donner sa vie:

Guerrier, il donna son honneur.

59

Faisant d'un nom maudit un souvenir qu'on aime,

La victoire lui jette un éclatant pardon,

Et du pur sang d'un fils le glorieux baptême

Lave la tache de son nom.

C'étaient là de nobles vers et des sentiments vraiment patriotiques. Mais le ministère Polignac ne l'entendit pas de la sorte. Il jugea que c'était offenser le roi que de rappeler la «ragusade» du général qui venait de recevoir le bâton de maréchal pour la prise d'Alger, et Delphine fut rayée de la liste des pensionnaires de Charles X [70].

60

CHAPITRE II
DELPHINE ET LAMARTINE

§ I.—Portrait de Delphine par Lamartine.—Comme quoi toute sa vie il resta sous le charme de son apparition à Terni.—Elle riait trop.—Ce que Lamartine pensait du rire.—Les premiers vers de Delphine à Lamartine.—Nisida et Fido.—Lamartine et l'amour des bêtes.—Sa réponse aux vers de Delphine.—Souvenir de sa réception à l'Académie-Française.—Ressemblance physique et morale des deux amis.

§ II.—Mariage de Delphine avec Emile de Girardin.—Elle regrette de n'avoir pas d'enfant.—Lamartine et les Droits civils du curé.—La Politique traditionnelle.—Delphine aurait voulu l'empêcher de partir pour l'Orient.—Son chagrin en apprenant la mort de Julia.—Lamartine entre à la Chambre des députés.—Ses débuts à la tribune.—Ce que lui écrivait Delphine après l'avoir entendu.—Elle rêve de mettre un journal à sa disposition.—Billets inédits que lui adresse Lamartine pour lui donner rendez-vous ou s'excuser de ne pas aller la voir.—Emile de Girardin fonde la Presse.—Lamartine y collabore.—Cependant ils ne sont pas toujours d'accord ensemble.—Premiers froissements.—A propos d'une lettre de Lamartine à Granier de Cassagnac.

§ III.—Le Rhin allemand du poète Becker et la Marseillaise de la paix.—Lamartine promet sa pièce de vers à Delphine et la donne à la Revue des Deux-Mondes.—Lettre de Delphine à ce sujet.—Explications de Lamartine.—Alfred de Musset réplique à Becker.—La Genèse du Rhin 61 allemand, d'après le vicomte de Launay.—Petite vengeance de femme.—Le Ressouvenir du lac Léman dédié à Huber-Saladin.—Lamartine l'offre à Delphine pour la Presse.—Mort de Mme O'Donnell.—Son éloge par Jules Janin.—Lettre inédite.—La Presse refuse le Ressouvenir.—Delphine intervient et paie les vers 1000 fr. à Lamartine.—Variantes du Ressouvenir.

§ IV.—Huber-Saladin.—Sa famille, son éducation, son amour pour la France.—Mission que lui confia Lamartine en 1848.—Le grand poète le charge, en 1841, de lui trouver 150.000 fr. à Genève.—Embarras financiers de Lamartine.—Leur cause première.—Lamartine «premier agriculteur de France».—Pour ne pas être déraciné.—Lettre inédite à Huber-Saladin sur la mort de sa fille.

§ V.—La question des fortifications de Paris.—Lamartine combat, dans la Presse et à la Chambre, le projet de M. Thiers.—Il voit la révolution maîtresse de ces murs et les honnêtes gens foudroyés par les canons qu'ils ont chargés.

§ VI.—Lamartine refuse un portefeuille et la présidence de la Chambre.—Critiques que Delphine lui adresse à cet égard.—Il veut faire de l'histoire et de la philosophie.—Préparation des Girondins.—Comment ce livre fut accueilli par Delphine.—La campagne des Banquets.—Description du banquet offert à Lamartine par la ville de Mâcon le 8 juillet 1847.—Une page inédite de M. de Ronchaud.—Mot de Doudan sur ce banquet.—La Révolution de 1848.—Le rôle de Lamartine.—Lettre que lui adresse Sophie Gay pour le mettre en garde contre son entourage.—Article de Delphine sur la présidence de la République.—L'élection présidentielle.—Lamartine part pour l'Orient.—Le Grand Turc lui offre un immense domaine.—Lettre inédite qu'il adresse à Delphine à son retour.—Le coup d'Etat met fin à sa carrière politique.—Il se réfugie dans la littérature.—Le testament de Mme de Girardin.—Dernier service qu'elle demande à Lamartine.—Il s'excuse de ne pouvoir le lui rendre.—Article qu'il lui consacre dans son Cours de littérature.

62

I

Lamartine, qui fut aimé de tant de femmes, n'eut vraiment—après Mme Charles—que deux amies selon son cœur.

La première en date fut cette gracieuse Eléonore de Canonge, qu'il avait rencontrée, l'année du Lac (1817), à Aix-les-Bains, et qui, devenue plus tard Mme Duport, le demanda comme parrain de sa fille [71].

La seconde fut Mme Emile de Girardin. Elle n'était encore que Delphine Gay, quand elle lui apparut, en 1826, dans l'arc-en-ciel des cascades du Velino, et l'apparition de cette jeune muse de vingt-deux ans lui avait laissé un tel souvenir que, lorsqu'elle sortit de ce monde, il se plut à l'évoquer dans cette page éblouissante:

«C'était, disait-il, de la poésie, mais point d'amour, comme on a voulu par la suite interpréter en passion mon attachement pour elle. Je l'ai aimée jusqu'au tombeau, sans jamais songer qu'elle était femme. Je l'avais vue déesse à Terni.»

Et quelle déesse!

«Elle était à demi assise sur un tronc d'arbre 63 que les enfants des chaumières voisines avaient roulé là pour les étrangers; son bras, admirable de forme et de blancheur, était accoudé sur le parapet. Il contenait sa tête pensive; sa main gauche, comme alanguie par l'excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenches et de fleurs des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l'herbe humide.

«Sa taille élevée et souple se devinait dans la nonchalance de sa pose; ses cheveux abondants, soyeux, d'un blond sévère, ondoyaient au souffle impétueux des eaux, comme ceux des sibylles que l'extase dénoue; son sein, gonflé d'impression, soulevait fortement sa robe: ses yeux, de la même teinte que ses cheveux, se noyaient dans l'espace... Son profil, légèrement aquilin, était semblable à celui des femmes des Abruzzes, elle les rappelait aussi par l'énergie de sa structure et par la gracieuse courbure du cou. Ce profil se dessinait en lumière sur le bleu du ciel et sur le vert des eaux; la fierté y luttait dans un admirable équilibre avec la sensibilité; le front était mâle, la bouche féminine; cette bouche portait, sur des lèvres très mobiles, l'impression de la mélancolie. Les joues, pâlies par l'émotion du spectacle, et un peu déprimées par la précocité de la pensée, avaient la jeunesse, mais non la plénitude du printemps: c'est le caractère de cette figure qui attachait le plus le regard en attendrissant l'intérêt pour elle.

64 «Elle se leva enfin au bruit de mes pas. Je saluai la mère, qui me présenta sa fille. Le son de sa voix complétait son charme. C'était le timbre de l'inspiration. Son entretien avait la soudaineté, l'émotion, l'accent des poètes, avec la bienséance de la jeune fille; elle n'avait, à mon goût, qu'une imperfection, elle riait trop; hélas! beau défaut de la jeunesse qui ignore la destinée; à cela près, elle était accomplie. Sa tête et le port de sa tête rappelaient trait pour trait en femme celle de l'Apollon du Belvédère en homme; on voyait que sa mère, en la portant dans ses flancs, avait trop regardé les dieux de marbre [72]

Elle riait trop... C'est toujours le reproche que lui fit Lamartine, car les chagrins de la vie n'éteignirent jamais son beau rire. Il lui écrivait, le 16 juillet 1841:

«Prenez votre sérieux tout à fait. Ne touchez plus que dans le journal la corde semi-sérieuse de l'esprit. La gaieté est amusante, mais au fond c'est une jolie grimace. Qu'y a-t-il de gai dans le ciel et sur la terre [73]?...»

Et une autre fois, qu'on l'avait amusé avec je ne sais quelle histoire, il lui écrivait encore:

65 «Voilà le rire. Il est si rare que je vous le renvoie précieusement. J'aimerais mieux le sourire, mais je ne le vois que quand je vous vois [74]

Mais il n'y avait pas que le rire qui lui déplût alors en elle. La réputation qu'on lui avait faite, le surnom qu'elle s'était donné de «Muse de la patrie» quelque justifié qu'il fût, bien loin de le disposer en sa faveur, l'aurait plutôt prévenu contre elle. Il craignait que cette belle jeune fille ne tournât au bas-bleu, et c'est pour cela sans doute qu'il écrivait au marquis de la Grange, peu de temps après leur rencontre à Terni:

«Elle paraît une bonne personne, et ses vers sont ce que j'aime le moins d'elle. Cependant c'est un joli talent féminin, mais le féminin est terrible en poésie [75]

Il ne devait pas tarder à revenir de ses préventions; si nous ouvrons le recueil de poésies de Mme de Girardin, nous y trouvons une pièce de vers intitulée le Rêve d'une jeune fille, dont Lamartine, à la suite d'une gageure, fit le commencement, et elle la fin. Et dans la Correspondance du poète je 66 lis cette lettre qu'il adressait à Delphine Gay, le 31 décembre 1828:

«Mademoiselle,

«J'ai reçu la lettre et le volume. J'ai lu les vers avec le sentiment que j'avais en les entendant. C'est tout dire. Quand l'impression froide n'enlève rien du charme que l'auteur lui-même (et quel auteur!) peut donner à ses vers, on ne doit rien désirer. Ils ajouteront, s'il est possible, à votre renommée, et vous feront des amis de plus.

«Cependant il y règne un ton de mélancolie qui était moins senti dans les premiers volumes. Est-ce que vous seriez moins heureuse? Quand on vous a connue, c'est-à-dire aimée, on a le droit de s'intéresser non seulement à l'ouvrage, mais plus encore à l'écrivain. Pardonnez-moi donc cet intérêt, fût-il indiscret [76]...»

Et, en effet, Delphine était moins heureuse à la fin de 1828 que deux ans auparavant. D'abord elle avait éprouvé une cruelle déception du côté du mariage. On l'avait fiancée longtemps dans le monde au marquis de la Grange, celui-là même qui les avait recommandées, elle et sa mère, à Lamartine, quand elles étaient parties pour l'Italie, et le marquis, pour une raison ou pour une autre [77], avait 67 épousé, au mois de juin 1827, une jeune femme qu'il avait connue chez Mme de Montcalm. Et puis, faut-il le dire, à ce chagrin s'en était ajouté un second encore moins guérissable: elle nourrissait un sentiment très noble et très pur, mais très ardent tout de même, pour un homme qu'elle n'avait pas le droit d'aimer, et cet homme n'était autre que Lamartine. Qu'on lise plutôt la pièce de vers qu'elle lui adressa quelque temps après sous ce titre: le Départ:

Quel est donc le secret de mes vagues alarmes?

Est-ce un nouveau malheur qu'il me faut pressentir?

D'où vient qu'hier mes yeux ont versé tant de larmes

En le voyant partir?

La nuit vint... et j'errais encor sur son passage.

Regardant l'horizon où l'éclair avait lui,

Sur la route, de loin, je vis tomber l'orage,

Et je tremblai pour lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, pour tromper son âme généreuse,

J'ai caché ma douleur sous l'adieu le plus froid...

Pourquoi de son départ être si malheureuse?...

Je n'en ai pas le droit.

68

Quel est ce sentiment, ce charme de s'entendre,

Qui, montrant le bonheur, le détruit sans retour...

Qui dépasse en ardeur l'amitié la plus tendre...

Et qui n'est pas l'amour?

C'est l'attrait de deux cœurs, exilés de leur sphère,

Qui se sont d'un regard reconnus en passant,

Et que, dans les discours d'une langue étrangère,

Trahit le même accent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On parle à son ami des chagrins de la terre,

On confie à l'amour le secret d'un instant;

Mais au poète aimé l'on redit sans mystère

Ce que Dieu seul entend.

Ces vers sont du mois de juin 1829. Lamartine venait de passer un mois à Paris quand il les reçut un matin à Mâcon. Il en fut d'autant plus flatté qu'ils étaient accompagnés d'un joli portrait de Nisida, la petite chienne qu'il avait donnée à Delphine.

«Nisida est parfaite, lui écrivait-il le jour même, et le nom de sa maîtresse m'empêchera de l'égarer [78]...»

A quoi Delphine répondait:

«Venez bien vite consacrer par votre voix poétique notre nouvelle demeure dont le plus grand mérite est d'être aussi fort près de l'hôtel de Rastadt [79]. 69 Il me tarde bien de vous y voir, et de m'entendre annoncer le monsieur qui a un chien. Nisida appelle à grands cris Fido, et maman le petit chien que vous lui avez promis. Moi, je demande des vers, toujours des vers et un souvenir [80]

Lamartine avait hérité de saint François d'Assise l'amour des bêtes, et quand on les aimait, on était sûr de trouver le chemin de son cœur. Au plus fort de sa détresse (1852), il mandait un jour à Dargaud:

«Tout est triste, mais rien n'est désespéré tant qu'il reste un Dieu dans le ciel, des amis sur la terre, un cheval à l'écurie, un chien au foyer [81]

La perte d'un chien lui était presque aussi cruelle que celle d'un ami. Quand il perdit Fido, il écrivait à Aymon de Virieu:

«Ces jours-ci mes chagrins passés ont été remués et soulevés en moi par une perte que vous trouverez insignifiante, et qui pour moi en a été une immense, celle de mon ami Fido. Il est mort entre mes pieds, après treize ans d'amour et de fidélité, après avoir été le compagnon de toutes les heures de mes années de bonheur, de voyages, de larmes. La vie est affreuse [82]

70 Et à Mme de Girardin:

«Je vous remercie de cette larme pour Fido. C'est tout ce que vous pouviez me dire de plus affectueux. J'espérais passer une soirée avec vous, mais il n'y a mal que pour moi. Si vous n'avez pas confiance, moi je n'ai pas d'espérance. Tout va mal en moi et autour de moi. Je ne serai pas ce soir chez moi. J'ai une migraine à fendre les rochers. J'irai vous voir dès qu'elle passera. Mille respectueuses affections [83]

Delphine, en 1829, avait donc fait sous tous les rapports la conquête de Lamartine. Pour achever de faire la sienne, il avait cru bon de lui présenter, avant de quitter Paris, son ami, Louis de Vignet, qui était attaché à la légation de Sardaigne et qui, à force d'avoir pensé et vécu avec lui, lisait dans son cœur comme dans un livre. Vignet avait été parfait pour elle et sa mère, ayant deviné à quel point elles aimaient Alphonse, mais Delphine n'avait eu besoin de personne pour se souvenir de l'absent. N'était-il pas candidat à l'Académie française? Aussitôt elle s'était mise en campagne pour lui gagner des voix, et Brifaut et Villemain aidant, sans parler de l'ami Rocher, Lamartine avait été élu sans avoir eu la peine de faire les visites traditionnelles.

Cela valait bien, n'est-il pas vrai? les vers qu'elle 71 lui avait demandés naguère en réponse aux siens. Aussi s'exécuta-t-il tout de suite, mais après les avoir copiés sur papier anglais à grande marge pour les lui adresser officiellement, le malheur voulut qu'il en donnât lecture à quelques amis qui la connaissaient. Ils lui ordonnèrent de les garder in petto, prétendant «qu'ils n'étaient pas assez compassés, mesurés, rognés, limés, pour être adressés à une jeune et belle personne comme elle; qu'on mettrait sur le compte de sentiments personnels ce qui n'était que de l'admiration poétique; que cela ferait un mauvais effet pour elle, un pire pour lui.» Bref, il fut convaincu, et il renferma dans l'ombre d'un secrétaire des stances qui étaient cependant bien pures de toute méchante interprétation.—«Je vous en ferai juge, lui écrivait-il, quand nous nous verrons [84]

Mais il craignait si peu d'afficher les sentiments qu'il éprouvait pour elle que, six mois après, le jour de sa réception à l'Académie, il sortit de la salle en lui donnant le bras.

«J'étais bien fière ce jour-là, lui disait-elle, le 2 juin 1841, et toutes les femmes étaient bien envieuses de moi! Vous en souvient-il [85]

S'il s'en souvenait! et comment aurait-il pu l'oublier? Quand ils avaient traversé ensemble la cour de l'Institut, il y avait eu un murmure d'admiration parmi la foule des spectateurs qui faisaient la haie, 72 et tous avaient remarqué, comme M. de Montmorency-Laval [86], que Delphine et Lamartine se ressemblaient comme frère et sœur.

Ressemblance réelle, en effet, et qui nous fera mieux comprendre ce qui va suivre.

II

Sur ces entrefaites, Delphine épousa M. Emile de Girardin [87]. Ce n'était pas précisément le mari qu'elle avait rêvé, et je ne crois pas non plus que, du côté du cœur, il l'ait jamais rendue vraiment heureuse. Mais, étant donnés l'admiration qu'elle professait pour son talent et le dévouement qu'elle lui montra dans deux ou trois circonstances mémorables, il est permis de penser qu'elle eût trouvé le bonheur avec lui, s'il y avait eu entre eux ce lien naturel qui est l'enfant.

«Vous avez donc été malade, lui écrivait Lamartine le 3 novembre 1831. Je croyais que c'était mieux qu'une maladie et que vous nous promettiez une œuvre belle et poétique de plus. N'en est-il rien? Je ne parle pas du Lorgnon, car son nom 73 est venu jusqu'ici; je parle d'une œuvre comme Julia [88]

Hélas! Mme Girardin ne devait pas connaître les joies de la maternité. Elle le regretta un jour dans une poésie charmante [89], mais je gagerais bien qu'elle remercia Dieu de ne pas lui avoir envoyé d'enfant, le jour où on lui apprit la mort de la fille de Lamartine.

Elle avait été une des premières à s'élever contre l'idée du Voyage en Orient, et son mari, pour 74 d'autres raisons que les siennes, en avait également dissuadé le grand poète. Emile de Girardin avait l'esprit positif et, depuis qu'il avait inséré dans son journal des Connaissances utiles le remarquable article que Lamartine lui avait donné sur les Droits civils du curé, il avait acquis la conviction qu'il y avait en lui l'étoffe d'un homme de gouvernement. Que n'avait-il naguère, à Bergues, fait précéder sa candidature politique de quelque article de ce genre? Il eût suffi, d'après lui, pour assurer son élection. Et faisant allusion à la brochure sur la Politique rationnelle que Lamartine avait publiée au mois d'octobre 1831, Emile de Girardin lui disait:

«Ce ne sont point des brochures qu'il faut faire en ce temps, Monsieur, mais des articles; les journaux sont le pain quotidien de l'esprit. Comme pour la cuisson du pain, il faut un four chauffé à l'avance; pour l'effet d'un article il faut cette publicité dont l'ardeur est entretenue par la périodicité. Tout autre mode de publication est froid.

«Si j'osais vous donner un conseil, Monsieur, ce serait de rechercher plus souvent les occasions de publier quelques articles. Le public est souvent dédaigneux, plus souvent encore oublieux, il est rarement injuste. Cette haute et impartiale raison que vous avez n'échappe point au bon sens dont il est doué. Ne vous éloignez pas, restez isolé des partis, faites souvent entendre votre voix, et l'avantage 75 de l'avoir pour interprète sera brigué par autant d'arrondissements que député populaire ou doctrinaire puisse s'enorgueillir d'avoir été l'élu dans une même session [90]

On voit qu'Emile de Girardin était assez bon prophète. Mais la politique n'intéressait guère Delphine, et si elle regrettait que Lamartine n'eût point été élu député, c'était uniquement parce qu'elle l'avait vu d'avance établi pour longtemps auprès d'eux.

«Que je déteste les voyageurs, les gens qui voyagent pour voyager! lui disait-elle, qu'il y a d'inquiétudes dans un cœur capable de cette passion! Je ne comprends un départ que lorsqu'on fuit ou qu'on rejoint quelqu'un qui vous trahit ou qui vous aime. Lord Byron, en quittant l'Angleterre, où il était méconnu, persécuté, fuyait des ennemis, une patrie ingrate, qui n'avait plus de charmes pour lui; mais vous, qu'allez-vous faire si loin? chercher des inspirations; n'en avez-vous pas à revendre? Quelles images, quels souvenirs, quelles couleurs étrangères peuvent ajouter à votre talent dont le plus grand mérite est d'être vous, dont l'individualité est toute la puissance, toute la grâce! Pourquoi quitter avec dépit un pays où l'on vous admire, où vous avez tant d'amis, et cela pour une terre classique et rebattue, dont on ne veut plus entendre parler, pour de vieux souvenirs fanés par tous 76 les mauvais poètes et que tout votre génie ne pourrait rajeunir? Je suis si indignée, si affligée de votre départ, que je fais vœu de ne rien lire de ce que vous écrirez pendant cette longue absence: je ne veux plus de Léonidas, de l'Eurotas, ni d'Epaminondas. Je sens que je ne pardonnerai jamais à ces vieilles perruques de héros d'avoir été abandonnée pour eux. Mais je ne puis croire que tout soit encore décidé: n'y a-t-il donc dans le monde des obstacles que pour ce qu'on désire? ne s'en trouverait-il pas pour ce malheureux voyage qui me désole? Ah! si j'étais reine, qu'un ordre serait vite donné pour vous retenir! ce n'est pas la peine de mort que j'abolirais [91], c'est l'exil [92]

Mais Delphine n'était pas reine, ou plutôt elle n'était que reine de beauté, et Lamartine, malgré tout ce qu'on pouvait lui dire, se sentait attiré vers l'Orient par un attrait irrésistible. Tant il est vrai que si le malheur vous attend quelque part, on n'y va pas, on y court.

Parti de Marseille avec sa fille malade, au commencement de juillet 1832, il revint au mois de novembre 1833 avec son cercueil. Il était encore en Syrie quand on apprit en France la triste nouvelle. On juge du chagrin de Delphine. Comme elle était à peine convalescente de la petite vérole, 77 on la lui cacha le plus longtemps possible, mais un jour il fallut bien lui dire la vérité; ce jour-là, quoiqu'on lui défendît d'écrire, elle sauta sur sa plume pour envoyer à son illustre ami quelques paroles de consolation:

«... J'avais raison, lui disait-elle, de détester ce voyage. Vous savoir malheureux et si loin de nous!... Revenez vite: à de tels malheurs il faut de grandes distractions, des occupations, des devoirs graves, et j'espère que ces tristes affaires politiques dans lesquelles vous allez entrer [93] vous aideront à vivre même en vous tourmentant. J'espère aussi que notre vraie affection vous sera encore douce et que votre cœur brisé n'a pas dit adieu à tout ce qui l'aime. Je n'ose pas vous dire, pour vous rattacher un peu à moi, que je viens d'être dangereusement malade, j'ai peur que vous m'en vouliez d'être échappée, moi qui n'étais pas tout pour vous...

«Mon Dieu, que je vous plains, elle était si belle! Que je voudrais vous revoir! Je ne sais si mon amitié s'augmente de votre malheur et de la crainte que j'ai eue moi-même de ne plus vous revoir, mais il me semble que jamais cette tendresse n'a été plus vive, et pourtant, depuis un an, je n'ai pas eu un souvenir de vous. J'en ai été bien affligée, croyez-le. Emile et ma mère se joignent à moi pour 78 vous demander en grâce de vos nouvelles. Adieu, que le chagrin ne vous rende pas ingrat envers nous, vos bons amis [94]

Delphine n'avait pas tort de croire que la politique était seule capable, sinon de le consoler de la perte irréparable qu'il venait de faire, du moins de l'en distraire en occupant puissamment son esprit. D'abord il avait toujours eu l'ambition de jouer un grand rôle dans le maniement des affaires publiques, et puis, étant donnée son habitude de rapporter à la volonté divine tout ce qui lui arrivait d'heureux ou de malheureux depuis quinze ans, la première pensée qui lui était venue après la mort de Julia, avait été—comme l'y invitait l'abbé de Lamennais après la mort de sa mère,—de voir la main de la Providence dans le nouveau coup qui l'atteignait, de la remercier de lui avoir créé des devoirs nouveaux en plantant cette autre croix dans son cœur. Et ces devoirs étaient de se consacrer tout entier désormais à la défense des intérêts primordiaux du pays, de travailler à l'amélioration matérielle et morale du sort de la classe ouvrière, de mener enfin à la Chambre où il allait entrer ce que, dans son langage imagé, il appelait un jour la bataille de Dieu.

Mais il n'avait pas attendu jusque-là pour exposer son corps de doctrines. Dès le mois d'octobre 79 1831, à la suite de son échec électoral, il avait eu à cœur de définir la Politique rationnelle qu'il voulait inaugurer, dans une lettre au directeur de la Revue européenne, et comme il n'était pas homme à rougir de ses sentiments religieux, pour bien montrer, au contraire, qu'il entendait rester fidèle à son idéal politique, il avait pris pour épigraphe cette maxime de l'Evangile: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu, le reste vous sera donné par surcroît.»

Personne ne fut donc surpris, à la Chambre, de le voir traiter en philosophe et en chrétien toutes les questions du problème social qui faisaient partie de son programme ou qui s'y rapportaient de près ou de loin.

Cela ne veut pas dire qu'il imposa tout de suite silence au tumulte intéressé des partis. Oh! non, il suffisait qu'il se fût mis au-dessus d'eux et en dehors d'eux, en ayant la prétention de siéger au plafond de la Chambre, pour qu'on l'accusât d'avoir des desseins inavouables et même d'être vendu au gouvernement.

Mais cette dernière accusation était si ridicule, portée contre un homme qui ne s'était rallié que par patriotisme à la monarchie de Juillet, qu'elle tomba peu à peu d'elle-même, quand on le vit s'attaquer tour à tour à M. Guizot, à M. Thiers, à M. Molé, à tous ceux qui exerçaient le pouvoir, et soutenir, avec le courage et la foi d'un apôtre, des idées qui n'appartenaient qu'à lui,—qu'il s'agît 80 de la liberté d'association, d'enseignement et des cultes, de la décentralisation politique ou de la représentation proportionnelle, des chemins de fer ou des fortifications de Paris, de la question d'Orient ou de la Pologne, de la paix ou de la guerre.

«Mieux vaut seul, disait-il, que compagnie suspecte. Ma devise est: conscience du pays

Fort de ses dons merveilleux et de la valeur morale de la cause qu'il défendait, il était convaincu qu'un jour ou l'autre on finirait par l'écouter et par le suivre. Et, en effet, l'heure sonna au cadran de la Chambre où ceux-là mêmes qui avaient ri de ses premiers discours l'applaudirent à tout rompre et comptèrent avec lui.

C'est qu'à force de batailler, il était devenu très vite un des maîtres de la tribune. Lorsqu'il y montait, le silence se faisait sur tous les bancs. Sa voix avait beau manquer de médium [95], il en tirait parfois, dans le feu de l'improvisation, des accents qui vous remuaient jusqu'aux entrailles. Le geste sobre, éloquent, mesuré, ajoutait à l'autorité du verbe, et le visage inspiré, avec ses cheveux soulevés en ondes frissonnantes et ses lignes admirables, achevait de donner l'impression que le dieu qui était en lui vaticinait du haut d'un trépied.

«Enfin, lui écrivait Mme de Girardin après avoir entendu ses discours sur la Pologne et la 81 politique de la France en Orient [96], vous avez dompté la tête; vous l'avez maintenant dans la main. C'était plaisir de la voir se cabrer hier sous le fouet de vos invectives. Villemain trouve que vous vous êtes surpassé, et Berryer, qui ne vous est pas toujours très tendre, m'a dit que vous gagniez chaque jour du terrain, que l'avenir vous appartenait. Il ne vous manque plus qu'un bon journal qui répande partout votre parole. Mais patience, Emile y songe et vous le donnera bientôt. Vous verrai-je demain [97]

Delphine ne pouvait se passer d'entendre Lamartine. Quand elle était deux jours sans le voir, ses réunions privées, qu'il appelait «des petits couverts de rois sans sujets», n'avaient plus le même entrain. Elle n'était vraiment heureuse que lorsqu'elle était assise entre lui et Victor Hugo, mais il fut toujours l'ami préféré de la maison, et personne n'en était jaloux.

—Le dieu viendra-t-il ce soir? lui demandait un jour Balzac.

—Non, lui répondit-elle, il a la migraine.

—C'est comme moi, répliqua-t-il. Ça me flatte et je reste au lit [98].

Seulement, quand Lamartine avait la migraine,—et 82 cela lui arrivait souvent,—il avait l'habitude de prévenir Delphine qui, comme Louis XIV, n'aimait pas attendre.

J'ai sur ma table une multitude de petits billets du matin ou du soir où il s'excuse de garder la chambre et de ne pouvoir «se rendre à l'autre». En voici quelques-uns:

«Je tenais la plume (historique) pour vous baiser les doigts qui ont écrit, quand votre mot m'arrive. Et je n'avais pas écrit hier parce que j'ai espéré jusqu'à onze heures aller vous remercier.

«Oh! non, je ne suis pas, comme M. Molé, difficile ni ingrat. Mon cœur depuis longtemps vous rend plus que vous ne lui donnez, et c'est beaucoup.

«Mais aujourd'hui je suis retombé malade. Je ne pourrai pas sortir. Je ne parlerai pas ou je dirai peu de chose à la Chambre. Cela ne vaut pas la peine d'un regard encourageant.

«A revoir souvent et à ne remercier jamais assez.»

—«Je savais vos trois billets. Je ne sais si je parlerai jeudi: c'est probable, si l'horrible évanouissement ne me chasse pas de mon banc.

«Si vous êtes là, je parlerai moins mal.

«Je parlerai vendredi si je manque jeudi et puis plus. Adieu et mille sentiments toujours plus vieux et aussi jeunes.»

—«Je vous griffonne un remerciement en rentrant d'une nuit passée à la Chambre pour m'inscrire. 83 C'est le bivouac de la politique. Je n'enverrai que dans quelques jours la lettre au général (Leydet).»

—«J'irai vous voir ce soir si je ne suis pas si misérablement souffrant que ce matin. Non, ni vers, ni prose, ni homme ne valent rien. Il n'y a plus d'illusion à se faire. La seule triste gloire qui reste est de se connaître. Il n'y a de grand en moi que ma tristesse et mon amitié pour vous qui grandit réellement toujours. Conservez-en un peu quand même.»

—«Voilà l'album avec six mauvaises rimes. Mais je suis trop triste et trop malade ce matin pour plus, et puis, et puis, j'aimerais mieux votre album, si votre album n'était pas un livre de gloire de ce temps [99]

—«Je suis de nouveau dans mon lit. Une rechute légère du rhumatisme mal fini. Je déménage les 18, 19, 20. J'irai vous demander à dîner, mais je vous écrirai avant.

«Priez Girardin de faire des efforts vigoureux 84 avant le 20 pour ce qu'il sait, car il faut, sous peine de nullité, que tout soit irrévocablement fixé avant le 1er mai.

«A vous de cœur.»

—«Demain, non; je me fais arracher une dent, triste fête!—Les Huguenots, non! Je n'aime que le chant dans les notes [100]. Il y a mis de l'érudition.

«Vous, oui, et toujours. Mais je travaille jour et nuit et je n'aime plus que l'entretien à deux ou à quatre.»

—«Seriez-vous assez bonne pour achever cette adresse? J'ai voulu aller vous voir tous ces jours-ci, mais je n'ai pas un moment le matin, et le soir rhumatisme encore douloureux.

«Laissez-moi vous dire de plus en plus combien je vous suis reconnaissant et touché de la persévérance de votre amitié. Je crois que cela ne finira plus et je m'en réjouis.

«Ne dînerons-nous pas ensemble avant la fin du mois?»

—«Je pars cette nuit, non sans vous dire adieu de cœur et surtout à revoir. J'ai reçu ce matin le testament de ma tante, qui est en ma faveur. Les terres vendues et les legs payés, je crois qu'il me restera 400.000 francs. Dites cela à Emile. Priez-le 85 aussi de faire insérer ce mot pour dépister les ennuyeux. Je n'y suis que pour vous et vos amis.»

—«J'ai été repris hier de névralgie. Je ne puis me tenir debout. Sans cela, j'aurais été vous voir hier chez Mme de Chastenay. Je tâcherai, ce soir, de vous rencontrer chez Mme Belmontet. Mais je ne sais si je pourrai m'y tenir. Quel martyre qu'une telle vie, et combien cela fait rougir des Confidences! Il n'y en a qu'une qui coûtât un peu, c'est celle d'une tendre et croissante amitié. Gardez-m'en un peu, et je vous dirai plus tard pourquoi je la désire réservée à de meilleurs jours. Je vous écrirai ce soir quelques lignes politiques, et voici seulement le mot sur Napoléon. Du reste, citez-moi, ou prenez les mots pour le feuilleton, sans me citer. Je l'aime mieux.

«Voyez si je vous oublie, même dans la fièvre de l'improvisation la plus remuante!

«Voici un bon billet pour demain, où vous aurez de belles choses, mais rien de moi, je suis trop fatigué.

«A vous de cœur.»

—«Je vous envoie la phrase prononcée, mais il vaut peut-être mieux laisser dormir tout cela.

«Quant aux vers, je viens de passer la matinée à en réunir 3.500. Ils sont si crayonnés, si griffonnés, que je n'en trouve pas 100 dignes de se présenter 86 sous vos yeux. Je vous en enverrai en épreuves. Mon libraire les prend demain [101].

«Adieu. Voilà un beau soleil. Mais je reçois prière d'aller à l'Académie. Puissiez-vous avoir une aussi bonne promenade qu'hier! Vous n'aurez pas le bras d'un ami plus ancien, plus affectionné et plus désintéressé quand même.»

—«J'ai bien regretté d'être au banquet, pendant que vous étiez au salon. J'irai ce soir ou demain m'en dédommager. Je viens de passer deux heures à rechercher, avec deux convives, le discours que j'ai fait hier soir. Demandez à M. de Girardin s'il veut l'insérer, peu m'importe quel jour. Tout est bon à ce qui traite de matières permanentes. Le ministère y est bien traité, cela a excité un murmure. Le reste a bien été.

«Mille tendres respects.»

—«Voilà le discours et celui de l'année dernière. Si vous pouvez en faire insérer dans la Presse, merci. Mais c'est trop lourd pour votre feuilleton;

ce serait dommage que vos beaux doigts y touchassent.

«Je ne vous envoie celui de l'année dernière que pour mémoire. Mais la Presse pourrait citer toute la deuxième partie et celui d'hier.

«Adieu et à demain.

«LAMARTINE.»

87 Tous ces billets restés inédits prouvent que les rapports entre Lamartine et Mme de Girardin étaient devenus avec le temps aussi étroits que possible, et qu'elle lui avait donné le journal politique qu'elle avait fait naguère miroiter à ses yeux.

En effet, Emile de Girardin, qui avait déjà révolutionné la presse périodique avec des publications populaires, telles que la Mode, le Voleur, le Journal des Connaissances utiles, avait également révolutionné la presse quotidienne en publiant, le 1er juillet 1836, un journal d'un bon marché extraordinaire où Delphine allait s'illustrer bientôt, comme courriériste, sous le pseudonyme du vicomte de Launay. Et, naturellement, il avait mis cette feuille à la disposition de Lamartine dont il était, depuis 1834, le collègue à la Chambre des députés.

Mais disposition n'est pas dévotion. Et de ce que la Presse soutenait habituellement les idées de Lamartine et reproduisait tous ses grands discours, on aurait tort d'en conclure qu'elle était toujours d'accord avec lui.

Outre que les opinions d'Emile de Girardin étaient extrêmement flottantes, et qu'il sautait souvent d'un bord à l'autre, sans autre raison que de prendre le vent ou de satisfaire ses intérêts, ses petites rancunes, Lamartine, qui évoluait lentement, mais sûrement, vers la République, ne pouvait manquer de heurter la ligne de conduite de la Presse qui, jusqu'en 1848, fut malgré tout constitutionnelle. Il pensait autrement que son directeur, même sur des 88 questions étrangères à la politique proprement dite, comme en témoigne la lettre suivante:

«J'espérais vous voir hier, écrivait Lamartine à Mme de Girardin, au mois de décembre 1840, mais j'ai parlé vingt-deux fois avant-hier, commission ou Chambre, et, hier, une bonne fois contre Berryer; la migraine hideuse s'ensuit et j'ajourne tout plaisir. Lisez, ce matin, ma réplique à Berryer, dans le Moniteur, et dites à M. de Girardin qu'il est indigne à lui, qui vit du journal, de ruiner comme il le fait ceux qui vivent du livre. N'est-ce pas le même autel? Je voudrais qu'on le condamnât à ne le rémunérer de la Presse que par une rente que les acheteurs lui payeraient, après avoir réimprimé à volonté la première épreuve. Si je n'étais rapporteur et obligé de ne pas me fâcher à la tribune, je répondrais vigoureusement à tous ces sophismes contre notre travail à vous et à moi [102]

De son côté, Lamartine n'était pas toujours exempt de reproche, et je sais deux ou trois affaires où sa légèreté, il disait son «étourderie», l'aurait brouillé avec Emile de Girardin, si Delphine, avec sa bonne grâce ordinaire, ne s'était interposée entre eux.

Exemple: le 4 novembre 1840, quelques jours après la constitution du ministère Soult-Guizot, la 89 Presse publiait la lettre suivante que Lamartine avait adressée à M. Granier de Cassagnac:

Saint-Point, 10 octobre.

«... Vous faites ce que j'allais vous demander de faire. J'écrivais à M. Doisy, pour avoir vos cinq lettres et les lire avant d'y répondre. J'ai du loisir et de la liberté pour quelques jours; et quant au fond de la question, il y a longtemps que mon système est fait. Je ne suis pas de ceux qui jettent des théories à croix ou pile, au risque d'écraser une nation ou une race. Pratique et politique, c'est le même mot pour moi, quoi qu'on en dise; mais politique et morale, c'est aussi le même mot pour vous comme pour moi.

«Je vous félicite de quitter vos rivages en ce moment. Nous marchons à un Dix-Août prochain et à un démembrement possible. Plaignez ceux qui, comme moi, voient le mal depuis deux ans et n'ont pas un parti assez fort pour l'empêcher.

«Adieu donc et bonne fortune, pendant que nous allons lutter contre la mauvaise. Que les vents soient pour vous et Dieu pour nous.

LAMARTINE.»

Le lendemain, 5 novembre, on lisait dans le Constitutionnel:

«Il y a quelques jours, M. le maréchal Soult 90 proposait à M. de Lamartine un portefeuille. Ce n'est pas la bonne volonté qui a manqué au député de Saône-et-Loire, et s'il n'est pas ministre, c'est la faute du président du Conseil, qui n'a pas su donner quelque attention aux paroles et aux écrits d'un homme qui a été sur le point de devenir un des dépositaires du pouvoir, un des conducteurs de la nation.»

Suivait la lettre de Lamartine à Granier de Cassagnac, accompagnée des réflexions désobligeantes que voici:

«Nous ne pensons pas qu'une lettre pareille fût destinée à la publicité, et M. de Lamartine aura été sans doute surpris, comme nous, en voyant mettre au jour ses rêveries inédites. Quoi qu'il en soit, M. de Lamartine désespère de l'avenir de son pays et, dans ses sombres prévisions, il ne voit, pour la France, que le déshonneur et l'anarchie. Heureusement, c'est un poète qui parle, c'est-à-dire un homme qui méprise souverainement les faits et qui s'abandonne à tous les délires de son imagination. Les frayeurs de M. de Lamartine ne sont pas fondées, est-il besoin de le dire? Nous vivons sous un régime de lutte et de labeur que M. de Lamartine ne comprend pas: voilà tout ce que sa lettre prouve. On ne fonde pas une ère nouvelle du gouvernement sans avoir à résister à bien des attaques...»

Lamartine ne pouvait laisser passer cet article 91 sans y répondre. On ne fut donc pas surpris de lire cette lettre dans le Constitutionnel du 6 novembre:

«Monsieur le Rédacteur,

«Vous supposez avec raison que j'ai été fort étonné de voir imprimer un billet confidentiel de moi à M. de Cassagnac, qui me demandait mon avis sur des travaux économiques.

«J'ai dit cent fois, et je suis loin de m'en dédire, que le cabinet du 1er mars perdait la France. Mais je l'ai dit en termes convenables et avec la mesure et le respect que tout écrivain doit au public. Un homme n'est responsable que de ce qu'il publie. La vie privée est murée. Les correspondances intimes sont de la vie privée. Celui qui les imprime sans aveu est aussi indiscret que celui qui les décachette.

«Recevez, etc.

«LAMARTINE [103]

Cette lettre—que Lamartine en ait eu l'intention ou non—atteignait par ricochet le journal qui avait commis l'indiscrétion [104]. Aussi Delphine 92 s'en plaignit-elle amèrement à son ami. Mais le jour même il lui répondit en ces termes:

«Je suis tout abasourdi de votre lettre. Qu'y a-t-il de commun entre M. de Girardin, qui insère une lettre croyant le faire avec mon aveu, et l'impression indiscrète d'un billet confidentiel par celui qui l'a provoqué et reçu? L'idée m'est si peu venue que rien de tout cela pût retomber sur lui et sur vous, que j'ai envoyé dans la même minute la rectification à lui et au Constitutionnel. Excusez donc ma trop prompte étourderie, s'il y en a eu, et surtout n'accusez pas ceux qui vous ont toujours aimée et défendue.

«Si vous pensez qu'on puisse réparer cela par un mot, je ferai avec empressement ce que vous voudrez. Mais j'ai vu cinquante personnes aujourd'hui qui m'ont parlé de la publication de ce billet, et pas une n'a eu l'idée seulement que ma plainte se rapportât ou pût se rapporter à M. de Girardin, dont on connaît l'amitié et la bonne intention pour moi, comme on sait mes sentiments pour lui et 93 pour vous. Je suis désolé de ce malentendu, et si je n'étais pas au lit, j'irais vite vous demander pardon.

«LAMARTINE [105].

«6 novembre 1840. Paris.»

A cette lettre était jointe la note ci-dessous que Lamartine avait rédigée pour être insérée dans la Presse:

«Cela par exemple.

«M. de Lamartine nous écrit pour nous donner l'assurance que la plainte qu'il a portée, dans le Constitutionnel, sur la publication d'un billet confidentiel de lui à M. de Cassagnac ne se rapporte qu'à la publicité donnée par d'autres que nous à cette lettre et nullement à un journal dont il a reçu tant de preuves de sympathie et de loyauté.»

Mais la note ne fut pas insérée, et je suppose que Delphine pria Lamartine de passer chez elle, car on a trouvé dans ses papiers cette lettre du poète:

«Je rentre et je reçois, trop tard pour aller ce soir, votre second billet.

«J'irai demain vers deux heures. Ce soir je reçois. Je cherchais moi-même un moyen de réparer mon étourderie et d'expier mon tort involontaire. 94 Je croyais l'avoir trouvé aussi. J'accepterai le vôtre. Rien ne peut, je vous assure, égaler le chagrin que je ressens d'avoir ainsi, par une phrase à deux tranchants, et à qui je n'en voulais pas même un, contristé deux personnes à qui je dois et à qui je porte autant de reconnaissance que d'affection. Dieu sait si c'était par ma main qu'une goutte de tristesse devait tomber dans votre cœur et une tache sur votre manteau. Je dis cela pour tous les deux. Pardonnez-moi du cœur ou je ne vous verrai plus, et je me frapperai la poitrine de ma légèreté à écrire.

«Au reste, j'ai vu aujourd'hui cinquante personnes à la Chambre à qui j'ai parlé ainsi et pas une n'a eu la pensée que ma phrase tombât sur vous.

«LAMARTINE [106]

Cette fois l'incident fut clos:

III

Six mois après, un nuage d'une autre sorte s'éleva de nouveau entre Lamartine et Delphine dans les circonstances que je vais rapporter.

Il était à Saint-Point, aux prises avec des difficultés dont nous parlerons plus loin, quand, un matin du mois de mai 1841, il reçut du poète Becker, 95 qui la lui avait dédiée, sa Marseillaise allemande:

Non, vous ne l'aurez pas le libre Rhin allemand.

Un autre que lui aurait pris cela pour une provocation. Lamartine n'y vit qu'une riposte, un défi aux rodomontades du parti de la guerre français. Et comme il avait combattu énergiquement à la Chambre la politique aventureuse de ce parti, comme il avait horreur du sang et qu'il voulait, en bon patriote, la paix dans la dignité, non seulement pour la France, mais pour toute l'Europe, il répondit séance tenante à Becker par les strophes admirables de la Marseillaise de la Paix. En même temps il écrivit à Mme de Girardin qu'il les lui enverrait le surlendemain.

Ceci se passait le 17 mai. Huit jours après, Delphine n'avait encore rien reçu. Or, quelle ne fut pas sa stupéfaction de trouver les vers qu'elle attendait impatiemment, dans le numéro du 1er juin de la Revue des Deux Mondes! La nuit portant conseil, elle écrivit le lendemain à Lamartine:

«Je ne comprends pas que, si malade et désolé, vous ayez encore des inspirations si admirables: ces vers qui me désolent sont bien beaux. Je les ai relus ce matin avec Théophile Gautier. Il en était enchanté, et ce soir j'ai vu Alfred de Musset qui les savait par cœur. Il m'en a apporté de très jolis sur le même sujet. Ils sont railleurs et insolents. Lui, m'a priée de les publier, lui, me les a donnés 96 pour la Presse. Il ne devinait pas tout le chagrin qu'il me faisait en me les apportant [107]

A cette lettre piquée et qui sentait le dépit, Lamartine répondit aussitôt:

«Moi! avoir songé à vous faire froidement et systématiquement un chagrin! Je rougirais de moi devant mon ombre. Voulez-vous savoir la grosse bête de vérité? Au moment de vous envoyer ces vers pour la Presse, je reçus la demande de 500 francs bien pressés d'un homme que j'aime et qui en a bien besoin. J'écrivis à Buloz: Envoyez-moi 1.000 francs courrier par courrier, si vous jugez à ce prix quelques mauvaises rimes de mon nom. Trois jours après, il m'adressait un billet de 1000 francs dans une lettre, seul argent que j'aie jamais touché d'un journal ou d'une revue, et voilà tout. Je pensais que la Presse, si elle trouvait les vers bons, les reprendrait le lendemain. C'est toute ma confession. J'espère que je suis absous [108]

Absous! il l'était d'avance; mais, quand une femme pardonne, fût-elle la meilleure du monde, elle est toujours heureuse de vous donner une petite leçon.

Et donc, le 6 juin, le vicomte de Launay publiait dans la Presse, à la suite de la Marseillaisse de la Paix, les vers «insolents» d'Alfred de Musset et 97 racontait à ce propos, pour leur donner plus de sel encore, une histoire moitié vraie, moitié fausse, qui dut bien amuser Lamartine, malgré le trait du Parthe qu'on lui décochait sous les roses.

Le vicomte de Launay, oubliant ce que Mme de Girardin avait écrit, le 2 juin, à son ami, disait qu'un soir plusieurs ouvriers en poésie étant réunis chez Mme de Girardin s'étaient disputé les vers de la Marseillaise de la paix comme des confrères, non comme des corbeaux avides [109], et avaient vanté, à tour de rôle, la strophe que chacun aimait le mieux. «Voilà ma strophe», s'était écrié Balzac. «Voilà la mienne», avait clamé Théophile Gautier. «Et moi, dit Musset, qui était assis dans un coin du salon, voilà la strophe que je préfère.» Et il avait récité par cœur ces vers magnifiques:

Amis, voyez là-bas! la terre est grande et plane!

L'Orient délaissé s'y déroule au soleil!

L'espace y lasse en vain la lente caravane,

La solitude y dort son immense sommeil!

Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides;

Là d'empires poudreux les sillons sont couverts;

Là, comme un stylet d'or, l'ombre des Pyramides

Mesure l'heure morte à des sables livides

Sur le cadran nu des déserts!

Quant à Mme de Girardin, après avoir lu les dernières stances, qu'elle trouvait les plus belles, elle dit:

—C'est très beau, mais c'est trop généreux. J'aurais voulu qu'on dît des choses désagréables à 98 ce monsieur. Nous autres femmes, nous n'entendons rien à ces beaux sentiments humanitaires; nous sommes, en toutes choses, orgueilleuses, vindicatives, passionnées, jalouses; c'est là notre seul mérite; nous ne saurions y renoncer. Pour ma part, je professe un égoïsme national, féroce, j'en conviens; j'ai le préjugé de la patrie, et j'aurais aimé à répondre à cet Allemand des vers cruels.

—Moi aussi! s'écria Alfred de Musset.

—Faites-les donc vite, reprirent en chœur tous les assistants.

Et Musset, après être sorti sur la terrasse, le cigare à la bouche, revint un quart d'heure après, avec les strophes cavalières du Rhin allemand.

Voilà l'histoire telle que la raconta le vicomte de Launay dans le feuilleton de la Presse du 6 juin. En la lisant Lamartine dut bien rire, lui qui savait de Mme de Girardin elle-même que les vers de Musset n'avaient pas été improvisés, de nuit dans son jardin. Mais il avait l'âme trop haute pour s'émouvoir de la petite leçon de patriotisme qu'on avait voulu lui donner, ou pour en vouloir à Musset, d'avoir fait, sur son dos, à l'Allemand Becker, la réponse qu'il méritait. Il voyait beaucoup plus loin que les autres. Il pensait qu'un jour viendrait, quand? Dieu seul pouvait le dire, où, selon la parole de l'Ecriture, les instruments de guerre serviraient à faire des socs de charrue, et où les peuples ennemis qui se défiaient des deux côtés du Rhin chanteraient à l'unisson:

99

Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races

Ces bornes ou ces eaux qu'abhorre l'œil de Dieu?

De frontières au ciel voyons-nous quelques traces?

La voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu?

Nations! mot pompeux pour dire barbarie!

L'amour s'arrête-t-il où s'arrêtent vos pas?

Déchirez ces drapeaux; une autre voix vous crie:

L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie,

La fraternité n'en a pas.

Cependant, j'ai comme idée,—car, si généreux qu'il fût, il n'en était pas moins homme,—que Lamartine se souvenait de cet incident, quand il écrivait à Mme de Girardin, à quelque temps de là:

«Certainement j'y serais allé, car, malgré votre dureté pour moi, je vous aime comme quand vous n'étiez que Delphine. Mais je suis dans mon lit avec une courbature et une migraine à ne pas tourner la tête.

«Je regrette bien M. de Musset, dites-le-lui, mais donnez-moi ma revanche avec lui et avec vous.

«Quelle divine soirée vous nous fîtes mercredi [110]

Lamartine n'eut jamais cette revanche, il ne devait rencontrer Alfred de Musset qu'à l'Académie où il avait contribué à le faire entrer, pour être agréable à Delphine. Mais il trouva le moyen de lui donner sa revanche à elle, deux mois et demi après l'affaire de la Marseillaise de la paix. Voici à quelle occasion.

100 Il lui écrivait de Saint-Point, le 10 août 1841:

«Je viens d'écrire, pour soulager ma tristesse, environ 250 vers que j'avais promis d'adresser à votre ami Hubert-Saladin, de Genève. C'est une allusion politique dont il était flatté d'être l'objet. C'est au fond une apostrophe poétique à la Suisse. Cela s'appelle Ressouvenir à M. Hubert-Saladin.

«Si un feuilleton de la Presse peut contenir 250 vers environ, dites-le-moi et je vous les enverrai. Dites-moi aussi, mais ceci entre nous, si la Presse, comme journal, et non comme confident de nos pensées, donnerait une rétribution à ces vers, et si cela est, chargez-vous de mes intérêts. Si cela n'est pas, prenez toujours les vers; au lieu de la Presse, journal, c'est à vous alors que je les offre. Je les fais copier ce matin pour vous, ils partiront vite.

«Je suis au plus mal dans mes affaires. Tout m'a manqué: Genève et Paris. Je n'ai plus qu'un reste d'espoir pendant encore quinze jours. Après cela il faudra peut-être me résoudre à vendre même Saint-Point et la terre foulée des pieds de ma mère à Milly. Je cherche où je pourrais aller hors de France vivre et mourir. Ce n'est pas aisé.

«J'ai le cœur débordant de cela un peu, et beaucoup plus d'autres chagrins bien plus dans la moelle qui se sont accrus très inopinément et très extraordinairement depuis vous. Ma santé, du reste, va bien mieux et la névralgie s'en va aussi lentement qu'elle est venue.

«Adieu. Je vous quitte à regret pour des hommes 101 de chiffres. Un mot de vous de tems en tems. Vous êtes mon ami! On dit que cela vaut mieux que tous les autres noms humains. Je le crois, car quand la mort ne me les prenait pas je n'en ai jamais perdu.

«LAMARTINE [111]

Cette lettre, où la poésie et les affaires sont mêlées de façon si triste, parvint à son adresse le lendemain de la mort de Mme O'Donnell, sœur aînée de Mme de Girardin. Aussi n'est-ce point Delphine, mais l'administrateur de la Presse qui répondit à Lamartine, et la réponse était que le journal déclinait son offre gracieuse.

Mme O'Donnell passait pour une des femmes les plus spirituelles de son temps. Plus âgée que Delphine et mariée quatorze ans avant elle, elle était très répandue dans le monde et c'est elle qui fournissait à sa sœur ses mots les plus piquants, quand elle entreprit d'écrire les chroniques du vicomte de Launay.

Lamartine, avant même de la connaître, lui avait adressé, en 1826, les vers suivants qu'elle lui avait fait demander par le marquis de la Grange:

De la lyre les doux accents

Sont un parfum qui s'évapore:

Il faut respirer cet encens

Au moment qui le voit éclore.

Je voudrais, sur l'aile des vents,

102

T'adresser un son de ma lyre,

Mais toi qui demandes des chants

Peux-tu m'envoyer un sourire?

Sa mort soudaine causa une impression profonde dans la société parisienne, et l'on peut dire que Jules Janin fut l'interprète du sentiment général en écrivant sur elle la page éloquente que voici:

«Oui certes, je l'ai connue cette aimable et charmante femme que nous aimons tous. J'étais à la campagne quand la fatale nouvelle est arrivée, j'ai été frappé comme par un coup de foudre. Je me disais: «C'est impossible! Quoi! cette femme si jeune, si belle, si bienveillante, tant d'esprit, tant de grâce, tant de verve, si dévouée à celui dont elle était le bras droit, tout cela est mort si vite, tout d'un coup, en cinq minutes, c'est impossible!» Hélas! ce n'était que trop vrai. Elle n'est plus notre admirable et ingénieuse causerie, cette rare vivacité d'esprit, cette Parisienne qui représentait à peu près toute l'urbanité de ce temps-ci. Et, d'ailleurs, elle était des nôtres. Elle était un frère d'armes, seulement elle ne voulait de ces batailles de chaque jour que les belles actions sans songer à les faire. Elle était sur la brèche quand il fallait se montrer; au jour de la récompense on ne la trouvait plus nulle part. Fille et sœur de tant d'esprit, elle a passé sa vie à faire valoir l'esprit de sa mère, à reconnaître par un sourire l'esprit de sa sœur. Elle avait deviné qu'elle devait rester près de l'une 103 et de l'autre, dégagée de toute gloire qui lui fût personnelle, pour soutenir sa mère, pour encourager sa sœur. Elle était vive, animée, heureuse souvent, elle n'était guère inquiète que la veille d'un nouveau poème de Delphine. Mais aussi, le lendemain, quelle joie dans ses yeux! quel triomphe dans son cœur! C'était un si adorable naturel! Une femme sans envie, un honnête homme qui savait remplir à merveille tous les devoirs de l'amitié, une prodigue qui jetait à qui les voulait prendre et mettre en usage les plus rares trésors de l'imagination et du bon sens. Je ne l'ai pas revue depuis cette soirée de l'hiver où elle encourageait de si bon cœur cette jeune fille qui lui exécutait des fantaisies de Schubert, et à cette belle Allemande qui devait débuter le lendemain à l'Opéra, elle donna bien du courage.

«Maintenant qu'elle n'est plus, et malgré le peu de bruit qu'elle voulait faire, on verra quel grand vuide elle va laisser. Elle était un des juges les mieux disposés et les plus absolus de toutes les études littéraires. Au théâtre, les plus habiles se tournaient vers elle pour savoir ce qu'ils devaient penser du drame nouveau; dans les salons, il n'était pas une femme à la mode qui n'eût besoin de l'approbation tacite de la comtesse O'Donnell, pas un vers ne se disait sans son aveu; elle avait un certain petit froncement de sourcil imperceptible qui faisaient pâlir les plus braves. Et comme on se pressait autour d'elle! et comme on voulait savoir la 104 pensée qu'elle disait souvent tout haut et avec une entière franchise, ou tout au moins la deviner, lorsqu'elle l'entortillait dans les mille détours de son atticisme avec son sourire!—Ainsi, à son insu, et malgré elle, c'était la vie et le charme des salons parisiens. Elle savait rendre à chacun ce qui lui était dû d'honneur et de confiance, tout aussi bien qu'elle savait remettre chacun à sa place. «Tant promis, tant payé», c'était là sa devise, et jusqu'à la fin elle y a été fidèle. Et cette femme entourée de tant d'avantages, assez belle pour pouvoir se passer de tout cet esprit, assez spirituelle pour avoir tous les droits du monde, d'être laide et difforme, élégante dans son parler, dans son silence, dans son travail, dans ses mœurs, dans ses amitiés, élégante partout et toujours, cette femme a été pleurée sincèrement même par les femmes!

«Mais de quoi donc est-elle morte? Et pourquoi? Et comment? Qu'est-ce que cela signifie? On n'en sait rien, nul ne peut le dire, nul ne sait le dire. Dans tout Paris on s'aborde encore en se disant: «Est-ce bien vrai?» Hélas! ce n'était que trop vrai. Et vous le verrez surtout cet hiver, lorsque nous reverrons ce cher gîte des poètes, les hommes de cour, les grandes dames, les artistes célèbres, les vieilles femmes qui l'aimaient comme une sœur, tous ceux, en un mot, qui l'ont connue, tous ceux qui l'ont aimée et qui ne la verront plus, qui ne l'entendront plus, les uns et les autres cette 105 fois-ci porteront le deuil du plus sincère esprit qui fût encore parmi nous.

«JULES JANIN [112]

En apprenant la fatale nouvelle, Lamartine, qui, dans l'intervalle et avant d'avoir reçu la réponse de l'administrateur de la Presse, avait envoyé ses vers à Delphine, pensant qu'ils lui seraient agréables et que, dans le misérable état de ses affaires, elle s'arrangerait de manière à l'en rétribuer, lui écrivit la lettre suivante:

«Saint-Point, 15 août 1841.

«J'ai malheureusement fait partir hier mes trois cents vers pour vous. Ne vous en occupez que pour les envoyer à M. de Champvans, employé au ministère de la Guerre, rue de Lille, no 17, qui les remettrait à la Revue des Deux-Mondes. Vous avez bien autre chose à penser qu'à corriger et à imprimer ma poésie! Cependant, ce n'est point un ordre, c'est une faculté; s'ils vous sont utiles ou agréables, gardez et faites imprimer, demandez seulement qu'on maintienne les alinéas et ponctuations, et lignes de points, indiquant les interruptions de ma pensée.

«Quel horrible coup vous frappe aussi! Je ne savais rien de la maladie et j'apprends la mort! Je suis atterré pour vous, pour votre mère, pour vous tous! Ecrivez comment vous soutenez tous ces 106 chocs: ceux qui vont au cœur tuent plus que tous ceux que vous éprouvez si souvent et moi aussi.

«Mme de L(amartine) est désolée, elle vous écrivait pour vous demander une visite ici. Je pense qu'elle va suspendre. Elle n'est pas là.

«J'espère aller vous voir dans un mois. Ecrivez-moi un mot seulement.

«LAMARTINE.

«Si les vers vous paraissent mauvais, renvoyez-les-moi promptement, j'en ferai un abrégé qui satisfera seulement au désir d'Huber.

«Rien de conclu dans mes affaires; quelques espérances seulement nouvelles moins incertaines [113]

Mais au lieu de recevoir son manuscrit du Ressouvenir, Lamartine reçut le même jour un billet de 1.000 francs [114] de Delphine, et le lendemain la Presse publiait cette note:

«Nous recevons de Genève une épître que M. de 107 Lamartine vient d'adresser à M. Huber-Saladin, quelques jours après un voyage en Suisse où M. Huber avait accompagné M. de Lamartine. Nos lecteurs liront avec le plus vif intérêt ces beaux vers qui rappellent les anciennes habitudes d'esprit du poète et qui échappent encore de temps en temps aux préoccupations de l'homme politique.»

Suivait la poésie que Delphine avait voulu payer à son illustre ami, au tarif de la Marseillaise de la paix [115].

108 Ah! qu'il avait donc raison de lui écrire un jour:

«J'aime mieux une femme qui m'aime comme vous que deux femmes qui m'adorent [116]!» Je ne crois pas, en effet, qu'il ait eu, dans toute sa vie, deux amies comme elle.

IV

Et quel était donc ce M. Hubert-Saladin à qui Lamartine avait dédié ces vers sur le Léman? C'est ce que je vais dire.

Né à Rome le 25 janvier 1798, il descendait d'une ancienne famille du Tyrol, les barons Huber de Mauër, qui se réfugièrent en Suisse, en 1509, pendant la guerre de Souabe. Son père était citoyen de Genève; sa mère, Isabelle Ludovisi, était issue d'une famille princière. Il avait traversé le champ de bataille de Marengo dans les bras d'un vieux serviteur, ce qui lui faisait dire en riant qu'il était le plus ancien blessé de l'armée française; sans compter qu'il s'en fallut de peu qu'il ne fût tué 109 sous nos drapeaux. Chargé, en 1835, par le gouvernement fédéral, d'une mission militaire en Algérie, il avait été attaché, en arrivant, à l'état-major du maréchal Clausel. Un jour, c'était au combat de la Tafna, il s'offre au maréchal pour une mission que l'on ne pouvait remplir qu'en franchissant à cheval un escarpement rocheux battu des feux de l'ennemi. Il part, dégage deux pièces de canon menacées par les Arabes et rentre au camp après avoir reçu une grave blessure. Décoré de la Légion d'honneur pour cette action d'éclat, il fut toute sa vie si fier de cette distinction que, trente ans plus tard, en 1863, il résigna ses fonctions d'attaché militaire de la légation suisse à Paris, pour ne pas déposer, selon son expression, la croix arrosée de son sang, que les règlements de son pays lui interdisaient de porter officiellement.

Il faut dire que son éducation avait été toute française. Commencée à Lausanne par sa grand'mère et par son oncle François Huber, le célèbre observateur des abeilles, continuée à Genève sous l'œil vigilant d'une tante, Mme Rilliet-Huber, dont le salon était très fréquenté, il l'avait achevée à Coppet, chez Mme de Staël, qui l'avait présenté à Schlegel, Sismondi, au duc de Montmorency, à Dumont, Pictet, Diodati, lord Byron. Et son mariage, en 1825, avec la baronne de Courval, née Saladin-Egerton, avait fait le reste. A partir de ce moment, sa riante villa de Montfleuri devint le rendez-vous 110 des poètes, des diplomates et des beaux esprits. On y rencontrait Cavour, Bonstetten, le comte de Circourt et surtout Lamartine, qui le prit tout de suite en amitié, peut-être parce qu'ils parlaient tous deux la même langue. Car je n'ai pas dit qu'Huber-Saladin courtisait les Muses. Il a même fait de très beaux vers dont quelques-uns—ceux notamment en réponse au Ressouvenir du lac Léman,—font regretter qu'il n'ait pas donné plus de temps à la poésie. Mais il était de l'avis de Lamartine qui la regarda toujours comme un brillant accessoire à ses facultés intellectuelles. «La mission du poète, disait Huber, s'est agrandie avec l'horizon du siècle.»

Il habitait Paris depuis un an, quand éclata la Révolution de 1848. Lamartine, qui le voyait souvent chez lui ou chez Mme de Girardin et l'estimait autant pour son rare esprit que pour son cœur, le chargea alors d'une mission de confiance auprès du gouvernement fédéral. La Suisse sortait à peine d'une longue période d'agitation et, bien que menacée encore d'une revendication armée de la Prusse, se refusait à toute concession dans l'affaire embrouillée de Neuchâtel. Lamartine dont elle attendait un secours militaire, lui fit savoir par le colonel Huber-Saladin qu'il était prêt à l'appuyer diplomatiquement vis-à-vis de la Prusse, mais qu'il ne lui était pas possible de lui accorder davantage.

Dans le même temps, le comte de Circourt, dont Huber nous a laissé une remarquable biographie, 111 était envoyé par Lamartine à Berlin [117].

Mais le plus grand service qu'Huber-Saladin ait rendu à sa patrie d'adoption fut de recueillir, en 1870, au nom de la Société de secours aux blessés, toutes les ambulances françaises qui revenaient désorganisées de nos armées prisonnières ou vaincues. Dans cette œuvre, tout particulièrement délicate et difficile, il fut tout simplement admirable. Il mourut subitement en Suisse, le 21 septembre 1881 [118].

A présent que nous savons à qui nous avons affaire, reprenons le cours de notre récit.

Lamartine écrivait de Mâcon à Huber-Saladin, le 10 juin 1841:

«Cher et aimable confrère en poésie et en politique, je présume que c'est à vous que je dois le Fédéral [119] et les très remarquables articles qu'il contient quelquefois. Soyez-en donc remercié non seulement en mon nom, mais au nom de tous ceux qui ne veulent pas que cette machine infernale qu'on appelle la presse révolutionnaire incendie l'Europe. Déjà vieux dans la liberté, votre pays donne l'exemple de la sagesse au jeune monde libre. C'est juste et c'est utile.

112 «Etes-vous à Genève ou dans vos belles campagnes d'où l'on est encore à Genève en quelques minutes? Si cela est ainsi j'aurai un vrai et grand service à vous demander. Je l'avais demandé il y a deux ans à M. Eynard, qui avait réussi à me le rendre. Je le sçus trop tard, je n'en profitai pas, maintenant j'en ai besoin plus qu'alors et, ne sachant où est M. Eynard, je vous le demande à vous. Voici ce que c'est.

«Une banqueroute assez considérable pour ma médiocre fortune et des remboursements rendus imminents par la mort prochaine de quelqu'un à la succession de qui je dois me rendent indispensable un emprunt de 150.000 francs pour sept ou huit ans, six ans au moins à 4 1/2 ou 5 pour 100. Je ne trouve rien en ce moment à Lyon; à Paris, c'est trop loin, on n'y place que sur les hypothèques voisines. Les miennes sont dans Saône-et-Loire. Cela touche l'Ain, où Genève prête volontiers. Vous savez combien Mâcon est près de Genève.

«J'offre pour hypothèque de cette somme de 150.000 francs de deux choses l'une, savoir: ou une seconde hypothèque sur la terre de Monceau, rendant 24.000 francs environ et valant 600.000 francs. Elle a subi une première hypothèque de 245.000 francs, il reste donc près de 400.000 francs libres sur cette terre plus que suffisants pour servir à double gage à 150.000 que je demande.

«Ou une première hypothèque sur la terre de Saint-Point valant environ 350 et 400.000 francs 113 et qui n'est grevée que d'une somme de 40.000 francs par un contrat viager.

«L'un ou l'autre de ces gages serait au choix du prêteur. Cependant, je serais très heureux qu'il voulût préférer le premier, au moins aussi infaillible, parce que Mme Lamartine, qui s'engage avec moi, voudrait garder Saint-Point intact.

«Je payerais les intérêts à Genève sans frais en deux termes égaux.

«Voilà l'affaire. Soyez assez bon pour dérober quelques minutes à nos doubles mises pour la négocier et écrivez-moi quand vous aurez réussi, pour prendre alors les mesures de conclusion. J'irais à Genève ou le prêteur viendrait à Monceau, à volonté. Si je ne trouve pas cela pour affranchir mon esprit et mes affaires pendant ces sept ans, je suis forcé de quitter Paris et toute politique. A d'autres l'avenir et le combat.

«Nous sommes à Monceau auprès d'un mourant, un jeune homme que vous avez vu chez moi et qui a épousé une de mes nièces, M. de Pierreclos, bien tristes comme vous voyez.

«Adieu. Viendrez-vous secouer la poussière de quelques grands voyages à Saint-Point?

«Mme de Lamartine vous dit mille choses et moi autant.»

«LAMARTINE [120]

Et voilà les difficultés financières auxquelles il faisait allusion dans sa lettre du 10 août 1841, quand 114 il disait à Delphine: «Tout m'a manqué, Genève et Paris.» Ces difficultés ne dataient pas d'hier, elles remontaient, comme je l'ai dit naguère [121], à son contrat de mariage où, sous couleur de lui constituer une dot et de l'avantager, ses parents lui avaient donné un château qui lui constituait une charge immédiate, et, depuis, elles n'avaient fait qu'augmenter. C'est au point qu'il écrivait à Aymon de Virieu, le 19 septembre 1839:

«Ma fortune a reçu de graves échecs, elle en est où était la tienne il y a quelques années; tes capitaux engouffrés dans les mines du Rhône, et les miens ensevelis dans les ceps du Mâconnais. Je suis à présent dans ce défilé étroit où je devais me trouver si mes charges de famille, acceptées pour en garder les terres, se prolongeaient au-delà des calculs ordinaires de la vitalité humaine. Je donne 40.000 livres de rentes viagères ou non, sur des terres qui les rendent à peu près; avec cela il faut vivre de la vie d'homme public dans Paris, chose écrasante aujourd'hui... [122]

En sorte que, plus il héritait, plus il s'enfonçait dans la dette.

Au lieu de chercher à emprunter de nouveau, il eût mieux fait de vendre et de liquider sa situation. 115 C'est le conseil que les Pereire lui donnèrent après 1848 par le canal de Béranger. Mais, tout en parlant quelquefois de cette éventualité, il ne pouvait se résigner à vendre.

«S'il me fallait vendre une terre, disait-il à Mme de Girardin, le 16 juin 1838, je me sentirais déraciné (on voit que le mot n'est pas nouveau). Ce serait comme vendre mon père et ma mère et moi-même dans tout mon passé. Cela me rend triste quelquefois, et j'embrasse mes arbres pour qu'on ne nous sépare pas [123]

C'est pourtant le sort qui l'attendait. Mais, en 1841, il faisait flèche de tout bois, il se raccrochait à toutes les branches pour ne pas entamer son patrimoine.

Elevé parmi les vignerons et les cultivateurs, il aimait la terre comme un enfant sa mère-nourrice, et de toutes les professions, de toutes les conditions sociales, celle qu'il préféra toujours était celle d'agriculteur. Il avait pris au pied de la lettre le vers fameux de Virgile: O fortunatos nimium!... La preuve en est que, dès 1819, il avait formé le projet avec son ami Nansouty, d'obtenir du gouvernement italien la concession d'une petite île située vis-à-vis de Livourne, nommée la Pianozza, qui était inculte et n'appartenait à personne.

«Nous réunissons tout l'argent que nous pouvons, mandait-il à Virieu, cela va déjà à 60 et 100.000 116 francs. Nous y portons des charrues, des ânes, des mulets et nous y semons du blé. Nos minimum de produit sont de 100 pour 100, dès la première année, bien calculés. Peu à peu, nous élevons quelques baraques et y faisons pour nous et nos amis un petit champ d'asile. Mande-moi si tu veux en être, et ce que tu pourras y mettre... [124]

Mais Virieu, plus pratique, ne voulut pas entrer dans la combinaison. Il connaissait son Lamartine. Il lui répéta toute sa vie qu'il n'était que poète, et l'autre mourut, persuadé qu'il avait manqué sa vocation.

Il écrivait à Mme de Girardin, le 16 juillet 1841:

«L'homme est venu, il a examiné mes terres. Il les a trouvées très larges et très bien cultivées. Il a compris enfin, m'a-t-il assuré, ce mot mystérieux du Courrier de Paris: «Lamartine, le premier agriculteur de France.» Vous croyiez badiner, eh bien! il l'a pris au sérieux [125] en voyant mes vignes et mes familles heureuses et bien gouvernées de vignerons. Me prêtera-t-il sur cette valeur morale? C'est là toute la question. En attendant, je vais aller à Genève un de ces jours pour voir si je trouverai là un appui qui ne perce la main... [126]

Il ne devait pas l'y trouver, malgré les bons 117 offices d'Huber-Saladin. Nous savons comment celui-ci fut payé de sa peine. Huber fut plus reconnaissant à Lamartine des vers du Ressouvenir que de tout ce qu'il aurait pu lui offrir. Quelques jours après, il répondit au grand poète:

Je ne t'ai demandé ni palmes ni couronne;

J'estime toute fleur au parfum qu'elle donne.

Si du ciel de ta gloire un rayon égaré

Brille pour un moment sur mon nom ignoré,

Si ton cœur tout rempli du charme qui l'oppresse

Grandit le compagnon de quelques jours d'ivresse;

L'hommage trop brillant je l'accepte à demi;

Mais je presse la main que tu me tends, ami.

Et ce noble échange ne fit que resserrer le lien qui les unissait depuis longtemps.

Le 30 mars, Lamartine écrivait à Huber:

«Mon cher et excellent ami,

«Oh! quelle truite! et quelle chair blanche, fraîche et savoureuse comme les eaux du lac où vous me l'avez élevée. Nous avons été bien touchés de ce souvenir splendide qui a décoré et humilié les jambons et les dindons de Saint-Point.

«J'ai là sur ma table, seule et attendant son heure d'amitié libre, votre longue et belle lettre politique. Mais l'heure ne vient pas. Je suis accablé d'audiences et de billets. Je vous écris donc pour vous dire que je ne vous écrirai pas sérieusement avant le printemps et le repos de Monceau.

«Votre démocratie ressemble à la démagogie d'Athènes: son patriotisme consiste surtout à bien 118 haïr ce qui la dépasse. Que voulez-vous? c'est comme chez nous. Tyrannie si le pouvoir est en haut, envie s'il est en bas. Voilà la condition humaine, et, cependant, il faut lutter à la fois contre ces deux vices, c'est ce que nous faisons.

«Vous voyez que, depuis que j'ai pu prendre terre sur le terrain de l'opposition, je travaille à l'élever et à l'agrandir. Je lui prêche impunément la paix quand elle veut la guerre; l'humanité, quand elle veut l'égoïsme, et l'unité, quand elle veut l'ostracisme. Mais moi-même, on essaye déjà de m'ostraciser. Je suis tenté de dire comme Périclès: «L'ostracisme n'est pas fait pour si peu que moi!»

«Sérieusement, l'opposition mesquine et ambitieuse est furieuse de ce que l'opinion et les journaux me suivent comme un seul homme en ce moment. J'ai treize journaux tous les matins qui me servent gratis: avec cette armée, on intimide ses ennemis dans ce pays de moutonnerie.

«Ma femme est malade, moi souffrant. Nous vous aimons beaucoup. Nous parlons tous les jours de vous dans ce salon avec vos amis ou amies. Venez donc un moment et, en attendant, écrivez, rimez, rêvez. Regardez le lac et plaignez-moi.

«LAMARTINE [127]

Hélas! le plus à plaindre, ce fut bientôt Huber, tant il est vrai que chacun de nous a son tour dans 119 les épreuves et dans les larmes. Au mois de janvier 1844, la mort lui prit sa fille, et voici la lettre que Lamartine lui adressa à cette occasion:

«Monceau, 14 janvier 1844.

«Cher et malheureux ami,

«A la nouvelle de votre douleur, nous n'aurions pas hésité à aller à vous si nous n'étions pas forcés impérieusement de partir ce matin même pour Paris où mon devoir, longtemps ajourné, me pousse au dernier moment. Tout ce que Mme Huber et vous avez éprouvé a tellement retenti en nous que Mme de Lamartine et moi nous en avons été malades depuis quarante-huit heures. Nous ne pouvons pas croire que le ciel ait exigé un tel sacrifice de cette pauvre mère et de vous. Comment vous consolera-t-il jamais? Quant à ces anges que Dieu enlève avant l'heure des tristesses, ils sont bien heureux, mais nous!

«Les cruels détails où vous occupe encore la férocité de nos mœurs religieuses nous sont sans cesse présents. C'est pour cela que je serais parti à l'instant, je vous le jure, si je n'étais attendu à Paris samedi par la Chambre sans pouvoir reculer de quinze jours. Vous est-il impossible de faire embaumer l'enfant et de le rapporter près de votre séjour habituel? Mais, d'un autre côté, comment laisseriez-vous Mme Huber? Je m'y perds comme vous. Quand vous aurez un instant de force, écrivez-nous 120 souvent deux lignes. Dites bien à Mme Huber que nos pensées et nos cœurs ne vous quittent pas. Rien n'unit comme une douleur commune. Rien ne fond les cœurs comme des larmes versées pour la même cause et les uns pour les autres, tour à tour. Je ne vous parle pas de consolation devant l'image de notre pauvre fille [128] qui ne me quitte pas depuis huit ans. La consolation de semblables pertes c'est de les rejoindre et d'achever sa tâche en pensant que chaque heure nous en rapproche.

«Adieu. Je vous quitte pour monter en voiture. Nous serons samedi à Paris. Ecrivez-nous bien vite et bien souvent et pensez à nous quand vous vous croirez seuls sur la terre. Nous y serons sans cesse d'âme, de cœur, et de tristesse.

«Mme de Lamartine ne cesse de pleurer depuis hier. Que ces larmes adoucissent les vôtres!

«LAMARTINE [129]

V

Revenons à l'année 1841, cause de cette digression un peu longue, et reprenons le fil des événements politiques.

Nous avons vu qu'au mois d'octobre 1840 le maréchal Soult avait offert un portefeuille à Lamartine 121 dans son ministère. L'année 1841 était à peine commencée que le roi le manda aux Tuileries. Dans quel but? Les uns disaient que c'était pour l'entrenir des fortifications de Paris auxquelles s'intéressait tout particulièrement la cour; les autres, que c'était pour le décider à accepter l'ambassade de Vienne que lui offrait M. Guizot.

En tout cas, Lamartine, qui avait pour principe que «l'on doit servir des idées ou rien», ne céda pas plus au roi qu'il n'avait cédé au maréchal Soult et à M. Guizot.

Adversaire déclaré des fortifications de Paris, il entendait lutter jusqu'au bout contre le projet du gouvernement, qu'il qualifiait de «mesure barbare», d'autant qu'il se sentait appuyé par la majorité de l'opinion.

Au mois de décembre précédent, il écrivait à Aymon de Virieu:

«Je viens de recevoir ta lettre de douze pages et de la lire haut devant des hommes d'esprit qui se trouvaient là: elle a eu le plus grand succès. Ton idée des forts détachés à l'envers est une découverte de génie. Je n'y avais pas songé, ni personne, mais c'est évident. Certes, je le dirai, si j'ose, et si par là je n'assure pas le succès de cette démence dont le dernier mot est révolutionnaire, je la définirai ainsi: La fortification de la guillotine et de la Convention assiégée. Cela n'est inventé et soutenu que pour cela. Je serai seul contre tous, les 122 uns par perversité, les autres par obséquiosité pour le roi, les autres, en plus grand nombre, par lâcheté. Tout dit: Amen! Ego non [130]

Lamartine exagérait. S'il était le principal adversaire des fortifications de Paris à la Chambre des députés, il y en avait d'autres à la Chambre des pairs qui étaient tout aussi ardents que lui. De ce nombre étaient Pasquier et Molé. Mais c'est un fait que la plus grande partie des représentants avait peur de déplaire au roi, et je lisais hier dans la Chronique de la duchesse de Dino que le duc d'Orléans ne quittait pas le palais du Luxembourg, où il pointait lui-même les pairs pour et contre.

Là encore Lamartine fut très fortement soutenu par la Presse, à laquelle, entre deux discours, il faisait passer des notes dans le genre de celles-ci:

«M. de Lamartine, en attendant le vote sur les fortifications, disait tout haut, au milieu d'un groupe de députés au pied de la tribune: «Je ne me fie pas aux réserves que fait la gauche pour la liberté. Qu'est-ce qu'un article de loi devant vingt forts et une enceinte pouvant tourner, sur un signe du télégraphe, trois mille bouches à feu sur la constitution? Quand Bonaparte s'empara du pouvoir absolu, le 18 Brumaire, il appela son despotisme du nom de République. Les libéraux du temps se 123 déclarèrent contents, comme ceux d'aujourd'hui, et la liberté fut perdue.»

—«M. Guizot, dans son discours sur les fortifications, a parlé de l'art de récompenser la majorité et de la consolider. Entendons-nous: oui, sans doute, des majorités de raison et de dévouement comme celles qui réunissent depuis M. Dufaure jusqu'à M. de Lamartine, pour sauver le pays d'une conflagration imminente, méritent bien des ménagements; il ne faut pas jouer avec elles.

«Combattre contre la moitié de cette majorité, contre l'autre moitié, comme a fait le ministre dans les fortifications, se mettre à la tête de l'opposition pour venir démolir cette majorité, lutter avec ses ennemis contre ses amis, nous ne savons pas si c'est ainsi que, dans certains gouvernements, on consolide les majorités, mais nous savons qu'en France, où la politique a du cœur, c'est ainsi qu'on les humilie, qu'on les contriste et qu'on les dissout.

«Cette majorité de patriotisme ne se dissoudra pas pour cela, mais elle est contristée et humiliée; il ne faut jamais mettre une majorité dans le cas d'exécuter ses chefs; on défend mal des mesures dont on ne s'honore pas. Le ministère a remporté une victoire où il a lui-même sinon perdu, du moins démoralisé son armée. Mauvaise victoire [131]

124 Et la Presse ajoutait pour son compte, dans son numéro du 17 janvier 1841:

«M. Thiers, afin de persuader que les Parisiens peuvent résister longtemps à un grand nombre d'assiégeants, dit dans son rapport:

«Nous pourrions citer l'exemple des habitants de Vienne, assiégés en 1683 par 200.000 Turcs, se défendant 2 mois.

«Un peu plus loin, M. Thiers avance d'une manière tranchante cette assertion contradictoire: «Jamais un ennemi ne sera 60 jours devant Paris. Un approvisionnement de 60 jours va au-delà de toute vraisemblance.»

«A quoi nous répondrons:

«Si, en 1590, avec une armée de 20.000 hommes, Henri IV investit Paris et le tint assiégé jusqu'en 1594, comment peut-on croire que 3 ou 400.000 étrangers n'en feraient pas autant aujourd'hui?»

C'est que M. Thiers, qui n'avait pas prévu les chemins de fer, n'avait pas prévu davantage les canons à longue portée. D'ailleurs, c'était aussi bien contre les Parisiens que contre l'étranger que, dans sa pensée de derrière la tête, étaient élevées les fortifications de Paris. Lamartine ne s'y trompait pas et se montrait une fois de plus bon prophète, lorsqu'il écrivait à son ami de Virieu, le 6 février 1841, après le vote du projet du gouvernement:

«Trahis par le roi, livrés par le ministère, nous avons succombé, et la France aussi. C'est un crime 125 du cabinet. Cette dynastie le paiera trop un jour. Ici l'opinion tourne déjà à nous. Paris prend peur; on voit la révolution maîtresse de ces murs et les honnêtes gens foudroyés par les canons qu'ils ont chargés. N'en parlons plus, habent sua fata [132]...»

Si Lamartine avait vécu jusqu'en 1871, il aurait vu M. Thiers retourner contre Paris les canons qui avaient été armés contre les Prussiens, et je l'entends lui crier: «Je vous l'avais prédit, c'était fatal!»

VI

Battu sur ce point comme sur tant d'autres, le député de Mâcon n'en continuait pas moins la lutte. Il savait qu'il y a des défaites qui valent des victoires et que chaque discours qu'il prononçait, en augmentant le prestige de son nom, ajoutait à son autorité. Mais il s'était promis de n'entrer au ministère que par une brèche. On n'avait de 126 force, suivant lui, que dans les places conquises d'assaut. C'est pourquoi il refusa, au mois de novembre 1841, de se laisser porter à la présidence de la Chambre malgré les instances de Mme de Girardin.

—Acceptez, lui disait-elle, faites ce sacrifice aux muses que vous délaissez et qui vous le rendront. La présidence vous donnera des loisirs.

—Les muses, répondait Lamartine, je suis devenu trop vieux pour les courtiser. Je veux maintenant faire de l'histoire et de la philosophie. Je ne vois plus que cela, et cela se fait en prose. En politique j'attends quelques événements qui en vaillent la peine. Je ferai l'insurrection de l'ennui; mais, pour cela, il faut des forces dans le pays.

—Voilà encore un blasphème, ripostait Delphine, je dis plus, un non-sens. Les vers sont trop jeunes pour vous! Et Homère! et Milton! Avaient-ils donc quinze ans lorsqu'ils ont exhalé leurs plus beaux chants? Vous ferez de la philosophie et de la politique: est-ce que ces deux choses-là se peuvent faire en même temps? Est-ce que la politique n'est pas l'action dans toute sa véhémence? Est-ce que la philosophie n'est pas le repos dans toute son impassibilité? Non, non, ces deux choses-là ne peuvent marcher de front. Vous n'êtes pas encore un philosophe, heureusement pour notre pays. Vous pouvez être un homme d'Etat. Vous nous parlez d'événements qui vous amènent, de révolutions, de grandes émotions qui passionnent 127 le pays; cela m'effraye, je crains que vous ne soyez comme les pompiers qui n'ont rien à faire quand il n'y a point d'incendie. J'ajouterai même que vous m'avez l'air assez disposé à mettre le feu pour l'éteindre [133].

Delphine ne savait pas dire si vrai. Lamartine avait effectivement entrepris un ouvrage d'histoire et de philosophie mêlées qui devait mettre le pays en feu et le libérer lui-même d'une partie de ses dettes,—ce qui n'était pas à dédaigner. Cet ouvrage, qui lui fut payé 350.000 francs, n'était autre que les Girondins. Comme il avait besoin de temps et de solitude pour l'écrire, il s'enferma près de quatre ans dans son manoir de Saint-Point, ne venant à Paris que de loin en loin, pour prononcer quelque grand discours à la Chambre dans les questions qui lui tenaient au cœur, comme les chemins de fer, l'Orient, la régence, la suppression du timbre des journaux, l'impôt sur le sel, la traite des noirs, ou pour attaquer le règne tout entier. Car il n'avait pas plus de goût pour Louis-Philippe que le roi n'en avait pour lui. Seulement, si, chez le roi, c'était presque de la haine, chez Lamartine, c'était de l'indifférence et un peu de mépris. Légitimiste converti de la veille, il ne pouvait pardonner à l'usurpateur.

Quand les Girondins parurent en librairie,—le 20 mars 1847,—il courut dans toute la France 128 un frisson d'enthousiasme mêlé de stupeur, que l'on ne saurait mieux comparer qu'à celui qui marqua l'aurore de la première République. Cette histoire avait beau se vendre en huit gros volumes, l'éditeur n'avançait pas à la tirer, elle était dans toutes les mains, les journaux ne parlaient que d'elle, et je ne surprendrai personne en disant que Delphine fut une des premières, ses réserves faites sur le fond, à proclamer la souveraine beauté de la forme.

«L'apparition des Girondins, écrivait-elle dans la Presse, le 4 avril 1847, réveille toutes les fureurs des partis: cela devait être; ce livre est une révolution; c'est un présage, c'est un symptôme, c'est un décret peut-être!... Car ce n'est pas sans raison que Dieu a permis à un tel homme d'écrire un tel livre. L'âme du poète est une lyre sublime que le souffle divin fait vibrer, elle n'est pas responsable de ses accords. Quand nous voyons les idées d'une époque s'incarner dans un homme de génie, quelle que soit notre répugnance pour ces idées, nous nous attristons avec respect; inquiets, mais résignés, nous disons: Il faut que ces idées, que nous redoutons comme dangereuses, soient nécessaires et qu'elles servent les mystérieux desseins de Dieu, puisqu'il charge une de ses plus dignes créatures de les propager, puisqu'il n'inspire à aucun génie rival le besoin, le devoir de les combattre. Aussi, à chaque page de ce livre, nous rêvons, 129 troublés et charmés. Que c'est beau! pensons-nous, quelle admirable lecture! quel style! quel bonheur dans ces expressions! quelle ampleur dans cette phrase! Vivacité, coloris, verve, grâce, violence, fraîcheur, toutes les qualités sont là réunies. Comme cet homme est bien largement doué, en favori! Ah! que c'est beau! mais que d'événements vont naître de ce livre! Je voudrais bien ne pas les voir! Oh! je voudrais mourir! N'est-ce pas un effet étrange que cette admiration excessive qui vous fait souhaiter la mort?

«Sans doute, la Révolution de 89 est une belle chose, une généreuse réforme; mais que voulez-vous, nous n'aimons pas les révolutions. M. de Lamartine semble dire que si la révolution a été cruelle et imparfaite, c'est que malheureusement elle a été accomplie par les hommes. Eh bien! voyez comme nous sommes inintelligents et sottement bornés: nous ne voudrions même pas non plus d'une révolution qui serait faite par des anges: il y en a eu autrefois, elle a produit l'enfer, et rien que cela suffit pour nous donner des préventions invincibles. On aura beau dire, les procédés révolutionnaires sont défectueux; mais expliquez-nous comment il se peut que, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, dans un pays où l'industrie découvre des merveilles, on n'ait encore trouvé qu'un moyen de donner de l'argent aux pauvres, c'est de couper la tête aux riches; le moyen est expéditif, mais, franchement, il n'est pas très 130 ingénieux. Il nous semble que, en cherchant bien, on pourrait trouver autre chose. M. de Lamartine parle des idées révolutionnaires comme un homme qui aurait découvert le secret de les appliquer, sans crime et sans violences, sans orages. Dieu veuille qu'il ait raison, et que son livre soit le commencement de son entreprise.»

Suivait une dissertation très habile où Delphine, répondant aux vociférations du parti légitimiste contre l'Histoire des Girondins, s'appliquait à démontrer que c'était la reine qui était la grande figure du livre, la victime bien-aimée de l'auteur, que c'était Marie-Antoinette, qui était l'héroïne du poème.

Il est bien certain que Lamartine n'avait pas eu l'intention, suivant le reproche que lui fit alors Chateaubriand, de dorer la guillotine, mais en jetant le manteau des fils de Noé sur les épaules de la Révolution, il avait voulu familiariser les classes dirigeantes avec l'idée de la République qui leur causait une peur mortelle, et c'est un fait que l'Histoire des Girondins, qui remua l'opinion de fond en comble, eut plus d'influence sur les événements de Février 1848 que la campagne des banquets dont elle fut la préface retentissante.

Le plus célèbre de ces banquets fut justement celui qui fut offert à Lamartine par la ville de Mâcon, le 8 juillet 1847. Le soir même de ce jour mémorable, le grand poète écrivait à Mme de Girardin:

131 «Voici en toute hâte une charmante description du banquet colossal que nous venons de quitter. Je vous l'envoie tout de suite pour vous servir d'élément. Demain, vous aurez le discours, la tempête en a emporté la moitié, c'est égal, c'est beau comme l'antique, un colysée exhumé dans une prairie de Mâcon! Pas de bulletin. C'est M. de Ronchaud, qui était venu du Jura, qui vous écrit ce mot descriptif. Seulement il y avait plus de convives, près de trois mille fourchettes.

«Adieu et amitiés. Ma femme est à Vichy avec ses nièces. Moi seul ici.

«LAMARTINE [134]

La Presse, pour une raison ou pour une autre, n'ayant pas inséré le compte-rendu de M. de Ronchaud, nous le publions ici à titre de document:

«Le jour du banquet offert à M. de Lamartine, Mâcon présentait dès le matin un aspect inaccoutumé; un mouvement bien différent de celui qui anime les grands industriels avait changé pour un jour la face de la ville; on s'abordait, on se saluait au nom des mêmes sentiments. Les bateaux à vapeur, les voitures publiques ne cessaient de verser sur le quai et dans les murs de la ville natale de M. de Lamartine l'affluence des étrangers. Les hôtelleries étaient pleines de voyageurs venus de tous les points de la France; chaque maison avait son 132 hôte. A trois heures s'ouvrait la salle du banquet, si l'on peut ainsi appeler un espace de 4 ou 5 arpents, couvert de tables et abrité par des toiles tendues sur la tête des convives comme les voiles d'un navire. De larges bandes tricolores pendaient du plafond mobile et portaient les noms de chacune des villes qui avaient des députés à cette fête patriotique; 2.200 souscripteurs étaient assis dans cette immense enceinte ornée de drapeaux et de verdure; d'autres, venus trop tard, remplissaient plus qu'à demi les intervalles laissés entre les tables. Des tribunes avaient été disposées pour les femmes accourues pour témoigner à l'auteur des Girondins leur reconnaissance pour le rôle qu'il leur a restitué dans l'histoire de notre grande révolution [135]. On en voyait aussi, au bas des murailles, comme une frange vivante aux mille couleurs; les toilettes étaient fraîches et élégantes. On peut porter à 5.000 le nombre des personnes présentes; à quatre heures, M. de Lamartine paraît; il fut accueilli par de nombreux vivats et par des cris d'enthousiasme. Le dîner commence. Sur la table à laquelle 133 était assis M. de Lamartine et qu'il devait tout à l'heure transformer en tribune, un immense plateau d'étain était apporté et un veau flanqué de quatre agneaux rappelait la naïve abondance des festins homériques. M. Roland, maire de Mâcon, devait prendre la parole et fournir l'occasion à M. de Lamartine d'une de ces improvisations qui font courir du feu dans les âmes des auditeurs. Tout à coup un vent s'élève, précurseur de l'orage; les tentes palpitent comme les voiles d'un vaisseau dans la tourmente; quelques-unes cèdent; un tourbillon passe sur les convives; tables et mets sont couverts à l'instant de poussière. Mais des cris de vive Lamartine! s'élèvent comme pour braver, par l'enthousiasme de cette manifestation même, les éléments qui semblent conjurés contre elle. En un moment, les tables sont abandonnées, la foule se presse autour d'une tribune improvisée; on semble attendre que M. de Lamartine jette à la foule assemblée de si loin pour l'entendre ses paroles mêlées aux éclats de la foudre. On lui demande de lutter avec elle. Tous veulent l'entendre, nul ne se retire. Les femmes mêmes font à l'enthousiasme le sacrifice de leurs toilettes, et, malgré la pluie qui commence, demeurent intrépides à leurs places. Le maire engage les convives à se retirer devant les intempéries de l'atmosphère. Pour lui, fidèle à son poste, il ne le quittera qu'après avoir été auprès de M. de Lamartine l'interprète des sentiments de tous; il attendra le moment 134 favorable, et M. de Lamartine fait annoncer qu'il croit de son devoir de répondre. Alors vous eussiez vu une heure d'attente héroïque sous les torrents de la pluie qui pénétrait de toutes parts à travers les tentes déchirées.

«Au moment où M. de Lamartine se lève, la foule se presse aussi compacte autour de la tribune que si la salle du festin n'eût pas été dévastée par la tempête. Seulement les tables, balayées par le vent de tout ce qui les couvrait, avaient été à leur tour changées en tribunes d'auditeurs. Toute la première partie du discours de M. de Lamartine fut moins un discours qu'un dialogue de reconnaissance et d'enthousiasme entre la foule et lui, un échange de protestations et de serments auxquels un reste d'agitation donnait un caractère à part, vraiment dynastique. Mais lorsque l'orateur aborda les hautes considérations historiques et politiques, le silence s'établit. Pendant une heure, on n'entendit que le bruit des applaudissements que l'enthousiasme ne pouvait contenir, et celui des tables chargées d'auditeurs qui, de moment en moment, gémissaient et s'écroulaient, sans qu'un cri, un mouvement perturbateur, parmi toutes ces chutes d'hommes et de femmes victimes de leur zèle, vînt troubler la solennité d'une audition religieuse.

«Le discours achevé et applaudi avec énergie, la foule s'est écoulée en silence emportant comme une relique dans la mémoire, le souvenir d'une fête unique dans l'histoire de notre pays et d'un 135 de ces jours qui, suivant l'expression de M. de Lamartine lui-même, ne se couchent pas avec le soleil [136]

Le lendemain, après avoir lu le récit de cette journée héroïque, Doudan disait: «Le tonnerre a dû se retirer tout mouillé et bien attrapé d'avoir trouvé son maître [137]

Oui, mais il ne devait pas tarder à prendre sa revanche.

Le proverbe dit qu'il ne faut pas jouer avec le feu. Pour avoir joué durant des mois avec l'élément révolutionnaire et risqué vingt fois sa vie en voulant le dompter, on osa accuser un jour Lamartine de pactiser avec le communisme, de transiger avec le terrorisme, et il fut renié, flétri, lâché par ceux-là mêmes qu'il avait préservés de l'anarchie.

Que n'avait-il écouté la voix de Delphine et de sa mère! Ce n'étaient pourtant que deux femmes, mais les femmes voient souvent plus juste que les hommes dans les temps de Révolution.

«Non, je ne peux pas y tenir, lui écrivait Sophie Gay, il faut que je vous dise à quel point les belles paroles de votre voix divine ont fait battre mon cœur, à quel point ma vieille admiration en est exaltée, ma vieille amitié en est fière.

«Ah! pour l'amour de cette France qui vous inspire de si nobles pensées, restez à votre rang, 136 et après avoir si bien défini la seule égalité possible, ne mêlez pas votre génie aux misérables intérêts de la mauvaise compagnie politique. Ce conseil tire toute sa valeur de mon expérience, songez que j'ai vu les grandeurs et les horreurs de la première Révolution, que j'ai connu presque tous les acteurs de ce drame sanglant et que j'ai vu succomber les plus forts, les plus éloquents à l'influence mystérieuse et désastreuse de l'entourage [138]

C'est, en effet, son entourage qui perdit Lamartine. S'il avait jeté par-dessus bord les Ledru-Rollin, les Louis Blanc et leurs acolytes, ont l'eût porté sur le pavois, et la France entière eût été—pour un temps du moins—à ses genoux. Mais comme il le disait un jour à Mme Duport (Eléonore de Canonge), il ne voulut pas «prendre la dictature au prix du sang, de la trahison, de l'homicide». Fort de sa conscience et des gages éclatants qu'il avait donnés au monde de son esprit de sagesse et de son amour de l'ordre, il pensait qu'en gardant partie liée avec ses pires compagnons du gouvernement provisoire il faisait preuve de loyauté et de courage, et que personne ne se méprendrait sur ses intentions. Ne valait-il pas mieux les réduire en ayant l'air de se solidariser avec eux, que de les soulever contre soi et contre la paix publique en leur signifiant un congé brutal? Mais les mécontents, 137 dont le nombre augmentait chaque jour, avec leur bonne foi ordinaire, dénoncèrent cet acte de courage et de vertu civique comme un acte de faiblesse et de complicité criminelle. Et Lamartine vit peu à peu s'éloigner de lui ses adulateurs d'hier et ses amis des anciens jours. Delphine elle-même eut toutes les peines du monde à échapper à la contagion.

Quelque temps avant l'élection qui devait porter Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence, elle écrivait dans le courrier de la Presse ces lignes qui étonnent et détonnent quelque peu sous sa plume:

«On s'attend à de violents orages parlementaires et politiques et l'on prétend que, cette fois, c'est le paratonnerre lui-même qui lancera la foudre. Quelle horrible comparaison! nous ne la pardonnerons jamais à notre illustre maître; qu'est-ce que c'est qu'un aigle qui se ravale à l'état de paratonnerre? L'aigle peut-il jamais trahir l'Olympe et divertir les carreaux divins que Jupiter lui confie? Pourquoi la ruse quand on a la force? pourquoi la fraude quand on a le droit? La loyauté est l'attribut de la toute-puissance; il ne faut jamais tricher au jeu, même quand on joue avec la foudre. Mais, hélas! M. de Lamartine, comme homme d'Etat, a un grand défaut, un défaut qui a déjà perdu M. Guizot et qui le perdra lui-même, si le destin de la France ne le sauve pas. M. de Lamartine a la monomanie de l'habileté. Ses ennemis lui ont tant 138 crié qu'il était poète, rien que poète, que maintenant il se défie de son inspiration, c'est-à-dire de sa véritable force. Il repousse l'idée qui lui vient pour courir après la combinaison qui lui échappe: il est naturellement inspiré, il se fait péniblement ingénieux: c'est l'oiseau du jour qui a la prétention de se faire oiseau des ténèbres; il s'imagine que c'est beaucoup plus habile de voir la nuit que de supporter l'éclat du soleil. Mais vienne une circonstance impérieuse, un beau danger qui le retrempe malgré lui dans sa nature, et l'homme de génie étouffera le factice homme d'Etat; vienne l'aurore resplendissante, et l'aigle retrouvera son instinct glorieux. D'épaisses vapeurs l'enveloppent encore, les nuages noirs amoncelés autour de lui dérobent pour quelques moments à nos regards les méandres capricieux de son vol; mais, patience! il ne lui faut qu'un coup d'aile pour remonter dans l'azur.

«Nous le disons avec tristesse; disciple inquiet, tremblant à l'écart, nous n'avons plus la même confiance dans le caractère politique de notre maître, du moins dans le caractère politique qu'il se fait, mais nous avons toujours foi dans son génie. Nous puisons notre espérance dans notre constante admiration. Chez les êtres favorisés les trésors sont des promesses. Dieu n'a pas légèrement comblé de tous ses dons un mortel, pour que ces dons précieux deviennent entre ses mains fatals ou stériles. Dieu n'a pas allumé avec tant de rayons, avec tant d'amour, ce flambeau, 139 pour qu'il s'éteigne avant l'heure, avant d'avoir jeté au monde tout sa clarté. Dieu n'a pas mis sur une même tête une triple couronne de poète, d'orateur, d'historien, pour la frapper tout à coup de démence. Dieu n'a pas pris plaisir à familiariser ainsi un homme de génie avec toutes les royautés, pour permettre qu'une royauté de plus l'étonne et l'enivre comme un Mazaniello éperdu!... Le pauvre pêcheur du rivage peut devenir fou en atteignant si vite au trône populaire; l'habitant des vallées a le vertige, transporté tout à coup sur les pics sublimes; mais le poète, c'est l'habitant naturel des hauteurs, son œil est exercé aux pièges des profondeurs terribles, il est accoutumé à regarder le monde à ses pieds, à mesurer l'espace, à interroger l'abîme; pourquoi donc aurait-il le vertige du trône? Pour y parvenir il ne monte pas, il descend [139]...»

Lamartine n'avait nullement le vertige du trône, et, sans désirer la présidence, nous savons qu'il l'eût acceptée par patriotisme si on la lui avait donnée. Mais en demandant à l'Assemblée nationale, dans un discours d'autant plus impolitique qu'il prévoyait les conséquences de sa motion, en demandant aux constituants de rendre au pays l'élection du président de la République, il descendait du trône avant d'y monter. Ce fut la grande faute de sa vie publique, car si le président avait été élu par l'Assemblée constituante, il est probable que 140 nous n'aurions jamais connu le second Empire. Mais il était d'un âge, d'une génération où l'on sacrifiait tout aux principes. Et son idée était que le premier magistrat du pays, du moment que le droit divin avait fait place au droit populaire, devait recevoir le baptême et l'investiture du suffrage universel.

Quoi qu'il en soit, Lamartine fut très sensible à l'article de Delphine et il lui écrivit sur-le-champ qu'il lui en coûtait beaucoup de ne pas aller lui répondre de vive voix. «La République est si jalouse, lui dit-il, qu'elle croirait que je la trahis pour une femme auprès de laquelle on a trop récemment médit non de la République, mais des républicains.»

Il voulait parler de la campagne néfaste d'Emile de Girardin qui, après avoir arraché en quelque sorte son abdication au roi Louis-Philippe et s'être rallié franchement à la République, n'avait cessé de jeter le discrédit sur le gouvernement provisoire [140].

L'élection présidentielle lui ayant fait des loisirs, Lamartine se réfugia dans ses souvenirs d'enfance et de jeunesse, se consolant de ses déceptions politiques et de l'ingratitude de ses contemporains avec 141 les épisodes de Raphaël et de Graziella, que lui avait demandés la Presse, et dont le charme captivant lui ramena une partie de l'opinion.

Et puis il fit un second voyage en Orient pour visiter l'immense domaine que le Grand Turc, plus généreux que la République, lui avait donné en apanage et qu'il ne put mettre en valeur, faute d'avoir trouvé l'argent nécessaire. Car, chose remarquable et tout à la honte des hommes de ce temps, ce dictateur improvisé, qui avait mangé 160.000 francs de son bien pendant ces trois mois de pouvoir, et qui pour se rembourser avait négligé d'enlever les fonds secrets de son ministère—ce dont on l'accusa quand même pour lui faire une suprême injure, Lamartine ne trouva pas un financier pour lui venir en aide. Laffitte était mort trop tôt et n'avait pas été remplacé. En sorte que c'est lui qui, avec sa plume et un courage inlassable, entreprit la tâche héroïque de se libérer envers la meute de ses créanciers. Mais c'était vouloir remplir le tonneau des Danaïdes!

Il écrivait à Mme de Girardin à son retour de Smyrne:

«Mardi, 13 août 1850.

«Vous souvenez-vous de moi? Moi, j'ai pensé à vous sur la terre et sur les mers, souvent et toujours avec bonheur. J'en ai même parlé aux flots du Caïstre, mon fleuve, et aux ombres du Taurus, mes ombres.

142 «Me voilà revenu, mais, hélas! en route, en pleine mer, j'ai perdu, par une fièvre inflammatoire, mon ami et compagnon M. de Champeaux. Nous en sommes bien tristes au retour d'un voyage tout enthousiasme et charme autrement.

«Je me repose ici deux jours chez mon beau-frère [141]. Je vais de là à Mâcon pour le conseil général, puis à Paris quatre jours, dont un, j'espère, pour vous. Je verrai si je trouverai un capital quelconque à jeter dans mon empire agricole vraiment, vraiment magnifique. Mais magnifique comme un million de rentes en cinq ans, si j'avais un million de capital à y semer en troupeaux et en vers à soie.

«En attendant, ma richesse platonique ne m'empêche pas d'être poursuivi par mille créanciers et de mourir de faim sous trente lieues de sol en Asie et quatre en Europe.

«Voulez-vous dire à M. de Girardin, dans le cas où le 2e volume des Confidences aurait réussi près des lecteurs, s'il voudrait m'acheter le 3e beaucoup plus varié et m'en payer à mon passage à Paris ou à peu près 10 ou 12.000 francs, comme l'année dernière; il faut que je sue de l'encre pour mes sangsues financières.

«Ecrivez-moi un mot à Mâcon. J'y serai dix ou douze jours. Ma femme a été bien en route, souffrante au retour, mieux à présent.»

143 «Tout à vous de cœur, dans le passé, présent et avenir.

«LAMARTINE [142]

Le coup d'Etat mit fin à sa carrière politique.

Il était à Mâcon et sur le point de rentrer à Paris quand il en eut connaissance. Il retarda son voyage par bienséance, estimant qu'il n'était pas convenable,—ce sont ses propres expressions,—que la République qu'il personnifiait malgré tout assistât à ses propres funérailles [143]. Et quelque temps après il adressait à un professeur de philosophie ces mots dignes de figurer en tête de sa vie publique:

«Je n'ai jamais mis mon espérance, comme Strafford, dans le fils de l'homme, elle est plus haut. Cependant, elle s'éclipse quelquefois. Dieu semble toujours se déclarer contre ceux qui veulent faire son œuvre. Il combat pour ses ennemis contre ses amis. On s'étonne peu du manichéisme, quand on a vécu un certain nombre d'années et bien étudié l'histoire: la terre entière est bien un calvaire et une roche tarpéienne, calvaire pour les philosophes, roche tarpéienne pour les patriotes... Je m'y perds. Je mourrai, du moins, avec cette conscience de n'avoir pas dit un mot et pas fait un acte dans ma vie publique qui n'eût pour objet le service de la vérité divine à mes dépens. Fût-ce 144 une folie de la croix? fût-ce une duperie de la bonne volonté? le ciel seul me le dira, c'est son affaire [144]

A partir de ce moment, il ne vécut que pour les lettres et pour quelques rares amis. J'ai à peine besoin de dire que Delphine était de ce nombre. On le rencontrait surtout chez elle, aux heures de joie et de tristesse, car elle fut très éprouvée, elle aussi, à commencer par la mort de sa mère, arrivée le 6 mars 1852 [145].

On sait que, stimulée par Rachel, qui avait interprété sa Judith et sa Cléopâtre, elle avait quitté la plume et le masque du vicomte de Launay pour se consacrer entièrement à l'art dramatique.

Voici deux petits billets qui ont trait à la représentation de Lady Tartuffe.

Le premier était adressé par Lamartine à Mme de Girardin l'avant-veille de cette représentation:

«J'aurais à cœur de rendre service au meilleur des hommes qui m'a souvent rendu service à moi-même et qui ne veut pour récompense que trois billets payants à Lady Tartuffe. Pouvez-vous me les faire obtenir? Faites que je réussisse comme vous réussirez.

145

«De mon lit, le 8 février 1853.

«LAMARTINE [146]

Le second était adressé par Mme de Girardin à Arsène Houssaye, le lendemain de cette représentation:

«Mme de Lamartine me fait demander à voir Lady Tartuffe aujourd'hui; son mari est un peu mieux, elle oserait le quitter ce soir. Vous serait-il possible de me donner votre loge? Vous seriez le plus aimable des voisins.

«D. G. DE GIRARDIN [147]

Depuis lors, chaque fois que Delphine fit représenter une pièce nouvelle, Lamartine, qui se plaisait à dire que tout allait à sa «nature souple et forte, le cothurne et le sabot [148]», fut au premier rang des spectateurs. Mais il ne devait pas l'applaudir longtemps. Après avoir donné toute sa mesure dans ces deux chefs-d'œuvre, la Joie fait peur et le Chapeau d'un horloger, qui sont comme les deux faces de son talent, elle s'alita tout à coup pour ne plus se lever, et la marche du mal qui la minait fut si rapide que le public apprit sa mort presque en même temps que sa maladie.

Sa dernière pensée avait été pour Lamartine. 146 Quand on ouvrit son testament, on y trouva cette recommandation:

«Priez M. de Lamartine d'achever mon poème de la Madeleine auquel il manque des chants, et qui est celui de mes ouvrages poétiques auquel j'attache le plus de ma mémoire. J'attends cela de son souvenir pour moi. J'ai beaucoup espéré autrefois de l'amitié de M. de Lamartine; je l'ai trouvé toujours gracieux et bon avec moi, mais jamais complètement dévoué. Cette froideur a été mon premier désillusionnement dans la vie. Quand je serai morte, il ne refusera pas d'exaucer ce dernier vœu de mon cœur.»

C'était lui demander l'impossible, et il s'en est excusé en termes qui n'admettent pas de réplique. On ne complète pas, à soixante-cinq ans, l'œuvre d'une femme de vingt-deux ans. Mieux vaut une œuvre inachevée que faite de pièces et de morceaux mal joints et de matière différente.

Quant au reproche que Delphine faisait à son illustre ami, il aurait pu s'en justifier aisément. Plus dévoué, lorsqu'il était jeune, il l'aurait peut-être compromise, et il n'était pas homme à le faire.

Plus tard, quand elle fut mariée, il se peut qu'elle lui ait plus donné que reçu, mais cela tint principalement à la différence de leur condition sociale. A la place de Delphine, il aurait probablement agi comme elle et moins reçu que donné. Et, d'ailleurs, 147 il n'est pas prouvé que celui qui reçoit ait plus de plaisir que celui qui donne.

En tout cas, Lamartine s'acquitta largement de sa dette envers Delphine en lui consacrant après sa mort les pages admirables que l'on sait.

«...Avant, pendant, après (la Presse), a-t-il écrit, j'étais resté son ami quand même, je lui devais bien cette constance d'affection, et celle qu'elle avait pour moi, bien que désintéressée, méritait l'immutabilité d'une reconnaissance surnaturelle.

«Tous les jours, quand je passe triste devant cette place vide des Champs-Elysées, où fut sa maison, plus semblable à un temple démoli par la mort, je pâlis, et mes regards s'élèvent en haut. On ne rencontre pas souvent ici-bas un cœur si bon et une intelligence si vaste [149]

148

CHAPITRE III
DELPHINE ET VICTOR HUGO

§ I.—Victor Hugo présenté à Mme Récamier par Sophie Gay.—Delphine à la première représentation d'Hernani, d'après le récit de Théophile Gautier.—Lettres inédites de Victor Hugo à Mme de Girardin.—Une tragédie de M. de Custine: Béatrix Cenci.—Napoline.—Une lettre de Chateaubriand sur ce poème de Delphine.—La première représentation d'Angelo.—Vers écrits par Victor Hugo sur la chambre de Mlle de La Vallière à Saint-Germain.—Le Rhin et le discours de réception de Victor Hugo à l'Académie.—Lettre inédite.—Chronique du vicomte de Launay sur une soirée donnée par Mme de Lamartine.—Mme de Girardin perd coup sur coup son frère et son beau-frère.—Lettre de condoléances de Victor Hugo à ce sujet.—Mort tragique de Léopoldine.

§ II.—Judith et les Burgraves à la Comédie-Française.—Alexandre Soumet défend Judith.-Un incident à propos d'un discours de Lamartine.—Victor Hugo se croit visé.—Delphine s'interpose entre Lamartine et lui.—Lettres inédites des deux poètes à ce sujet.—La Lucrèce de Ponsard.—Dialogue entre Viennet et Victor Hugo à l'Académie.

§ III.—Victor Hugo après le coup d'Etat.—Lettres inédites de Marine-Terrace (Jersey) à Mme de Girardin.—Attitude d'Emile de Girardin en 1851.—Lady Tartuffe, Napoléon-le-Petit et les Châtiments.—Le docteur Cabarrus.—Son amitié avec Lamartine, Victor Hugo et Théophile Gautier.—Pierre Leroux à Jersey.—Les tables 149 tournantes à Marine-Terrace.—Sainte-Beuve et Mme de Girardin.—La Joie fait peur.—Delphine se rend à Jersey au mois de septembre 1853.—Victor Hugo et le spiritisme.—Un article de Jules Bois à ce sujet.—Dernière lettre de Victor Hugo à Delphine.—Poésie dédiée par lui à son ombre dans les Contemplations.

I

C'était en 1822. Victor Hugo était alors, en poésie, sous l'influence directe d'Alexandre Soumet, le triomphateur de Saül et de Clytemnestre. Et Soumet, qui était la bonté même, accablait littéralement Victor Hugo de ses faveurs. Ainsi, après l'avoir introduit coup sur coup chez Mlle George et Mlle Duchesnois, ses grandes interprètes, il lui ouvrit le salon de Mme Sophie Gay, où fréquentaient toutes les illustrations des arts et des lettres.

Quelques années après, Sophie Gay offrait à son tour à «l'Enfant sublime» de le présenter à Mme Récamier. J'ai tenu entre mes mains la lettre où Victor Hugo remerciait la mère de Delphine de cette offre gracieuse.

«Mme Récamier, lui disait-il, est une noble femme et un charmant esprit que j'admirais de loin, et je serais heureux de la contempler de près [150]

Cette lettre n'est pas datée; je ne saurais donc dire au juste à quelle date elle remonte, mais elle 150 ne doit pas être antérieure à 1830, parce que, dans Victor Hugo raconté, j'en trouve une autre de Mérimée qui me laisse croire que le jeune poète ne connaissait pas Mme Récamier au moment où fut représenté Hernani.

«L'Univers s'adresse à moi, écrivait Mérimée à Victor Hugo, pour avoir des loges et des stalles; je ne vous parle que des demandes que me font les sommités intellectuelles, comme dirait le Globe. Mme Récamier me demande si, par mon entremise, etc. Voyez ce que vous pouvez faire. Vous savez qu'elle a une certaine influence dans un certain monde. J'ai dit qu'il était impossible d'avoir une loge. Alors elle m'a demandé s'il était possible d'avoir deux bonnets d'évêque. Où la vertu va-t-elle se nicher [151]

Delphine avait été plus heureuse que Mme Récamier dans cette circonstance. Victor Hugo lui avait envoyé une loge pour elle et sa mère, et nous savons par Théophile Gautier que son entrée fit sensation dans la salle du Théâtre-Français.

«La première fois que nous vîmes Delphine Gay, c'était à cette orageuse représentation où Hernani faisait sonner son cor comme un clairon d'appel aux jeunes hordes romantiques. Quand elle entra dans sa loge et se pencha pour regarder la salle, qui n'était pas la moins curieuse partie du spectacle, 151 sa beauté—belleza folgorante—suspendit le tumulte et lui valut une triple salve d'applaudissements; cette manifestation n'était peut-être pas de très bon goût, mais considérez que le parterre ne se composait que de poètes, de sculpteurs, et de peintres, ivres d'enthousiasme, fous de la forme, peu soucieux des lois du monde.—La belle jeune fille portait alors cette écharpe bleue du portrait d'Hersent, et, le coude appuyé au rebord de la loge, en reproduisait involontairement la pose célèbre; ses magnifiques cheveux blonds, noués sur le sommet de la tête en une large boucle selon la mode du temps, lui formaient une couronne de reine, et, vaporeusement crêpés, estompaient d'un brouillard d'or le contour de ses joues, dont nous ne saurions mieux comparer la teinte qu'à du marbre rose [152]

C'est ainsi que Delphine fut associée, le soir du 25 février 1830, au triomphe et à la fortune du grand poète. Les lettres suivantes vont nous prouver qu'elle ne l'oublia jamais. Victor Hugo n'en a guère écrit de plus intéressantes; il y en a même dans le nombre qui éclairent d'un jour tout à fait inattendu sa vie littéraire et politique; raison de plus pour regretter qu'il ne nous ait pas conservé les lettres de Mme de Girardin. Nous aurions pu les comparer à celles qu'elle écrivit à Lamartine, et certes la comparaison n'aurait pas manqué de piquant—bien que je puisse dire sans crainte 152 de me tromper dans quel plateau de la balance Delphine avait mis le plus de son cœur.

La première en date des lettres de Victor Hugo est de 1832. En voici la teneur:

«Que vous êtes bonne, Madame, de garder quelque souvenir à un pauvre solitaire aveugle, inutile et oublié! Je ne dîne pas chez moi aujourd'hui par extraordinaire, et je croyais M. de Custine malade. Je ferai tout au monde pour être libre de bonne heure, et je courrai rue Louis-le-Grand [153]. J'aurai grand plaisir à entendre la tragédie de M. de Custine, à l'entendre chez vous, à l'entendre près de vous.

«Permettez-moi, Madame, de mettre à vos pieds tous mes hommages les plus empressés.

«Ce vendredi matin.

«VICTOR HUGO [154]

Il s'agissait de la lecture de Béatrix Cenci, tragédie en cinq actes et en vers qui fut représentée à la Porte-Saint-Martin, le 23 mai 1833. M. de Custine, dont la femme avait servi de marraine à Delphine, était un de ces amateurs du grand monde qui touchent à tout avec une égale aisance. Il écrivait d'ailleurs avec autant d'élégance que d'agrément et si, au lieu de s'exercer dans le genre 153 tragique, il s'était contenté de faire des madrigaux aux grandes dames du faubourg Saint-Germain, nul doute qu'il n'eût eu beaucoup de succès. Dans le temps même qu'il composait sa Béatrix, il publia dans le livre des Cent-et-un, sous le titre: les Amitiés littéraires en 1831, un dialogue fort spirituel entre l'Impartial, le Novateur et le Poète. En le relisant, l'autre jour, je pensais, malgré moi, à l'article fameux que Latouche avait donné en 1829 à la Revue de Paris sur la Camaraderie littéraire. Mais dans le dialogue du marquis de Custine il n'y a aucune personnalité blessante. Il ne prend parti ni pour les classiques ni pour les romantiques. Il s'amuse à leurs dépens, voilà tout, et quand il a fini, il déclare le plus sérieusement du monde qu'il n'a prétendu peindre la littérature parisienne qu'en 1831, et qu'elle est déjà remplacée avantageusement par celle de 1832. Impossible de mieux pirouetter sur un talon rouge!

La seconde lettre de Victor Hugo est du 9 mars 1833.

«Votre invitation, Madame, est la plus gracieuse du monde. J'ai tous les lundis, chez mon beau-père, une manière de dîner de famille [155]. Mais il faudra bien que je me dérobe à la réunion du soir, ne fût-ce qu'une heure ou deux, pour aller entendre 154 quelque chose de cette Napoline que j'ai soif de connaître et d'aimer. Je compte sur votre indulgence pour ne pas me demander de vers, Madame, je n'en sais plus, je n'en fais plus, je ne suis plus qu'un vil prosateur, qu'un régisseur de coulisses, qu'un metteur en scène, rien moins qu'un poète. Je vous admire, plaignez-moi.

«Humblement à vos pieds.

«VICTOR H. [156]

A cette époque, en effet, Victor Hugo paraissait avoir renoncé au théâtre en vers. Après avoir donné Lucrèce Borgia à la Porte-Saint-Martin, le 2 février 1833, il faisait répéter au même théâtre une nouvelle pièce en prose intitulée Marie Tudor, qui devait être jouée au mois de novembre suivant. Cependant il faisait encore des vers, ne fût-ce que pour charmer le cœur de Juliette Drouet, avec qui il était en pleine lune de miel. Alla-t-il entendre la lecture de Napoline? Je ne saurais le dire, mais s'il tint sa promesse, il ne dut pas regretter sa soirée, Napoline étant sans contredit la meilleure œuvre poétique de Mme de Girardin. Lorsqu'elle parut en librairie, Chateaubriand écrivait à son auteur:

«J'ai été transporté d'aise, quand j'ai lu que l'amie de Napoline aimait René; mais, hélas! j'ai vite trouvé qu'un amour de roman change avec le 155 livre. Ces personnes qui se disent rieuses et point méchantes sont pourtant de grandes traîtresses. René est bien fâché, Madame, de n'avoir plus que la perruque du maître d'écriture et d'être le plus vieux de vos admirateurs [157]

L'amie de Napoline, dont parlait Chateaubriand, n'était autre que Mme de Girardin.

Je me souviens encor d'avoir été jalouse

De l'amour exclusif qu'elle eut pour Charles douze.

Elle aimait Charles douze et moi j'aimais René

Combien avons-nous ri quand nous étions petites!

De ce rire bien fou, de ces gaîtés subites

Que rien n'a pu causer, que rien ne peut calmer.

Riant pour rire, ainsi qu'on aime pour aimer.

Je plains l'être sensé qui cherche à tout sa cause,

Qui veut aimer quelqu'un, rire de quelque chose!

Mes grands bonheurs, à moi, n'eurent point de sujets;

Mes plus vives amours se passèrent d'objets.

La perruque de mon vieux maître d'écriture,

Pendant plus de deux ans, a servi de pâture

A ma gaîté...

Mais je ne vois pas de quoi se plaignait Chateaubriand. Tout vieux qu'il était, il avait toujours de grands succès de femmes, et hier encore, en 1831, pour bien préciser, il avait comme maîtresse la cousine même de Delphine, cette folle d'Hortense Allart, qui ne le traitait pas de vieille perruque—on peut en croire les Enchantements de Prudence.

Deux ans plus tard, au mois d'avril 1835, Victor Hugo écrivait encore à Mme de Girardin:

156 «Je suis furieux, Madame, contre le théâtre où l'on a rejeté sur moi toute la responsabilité de la place que vous avez la bonté de désirer. Je viens de voir M. Jouslin de la Salle, votre lettre à la main, et je l'ai sommé de vous placer. Les listes sont si encombrées qu'il ne sait s'il le pourra. Jugez de mon influence. Il y a un proverbe sur les cordonniers mal chaussés, qui s'applique parfaitement à moi dans ce moment. Je ferai tout au monde cependant pour que vous ayez ce que vous souhaitez. Soyez assez bonne pour envoyer au théâtre la veille de la représentation. Je ne saurai qu'à ce moment-là si mes efforts auront réussi. Veuillez excuser mon griffonnage. J'ai les yeux plus malades et plus perdus que jamais. Que vos beaux yeux aient pitié des miens qui ne sont ni beaux ni bons.

«Je me mets à vos pieds.

«VICTOR HUGO [158]

Il s'agissait de la première représentation d'Angelo, qui eut lieu au Théâtre-Français le 28 avril 1835. Quelques années après, Victor Hugo n'aurait pas été en peine de placer Delphine. Il se serait souvenu de l'homme d'esprit qui, le voyant un jour, pendant un entr'acte à la Porte-Saint-Martin, assailli par les quémandeurs de billets, l'avait tiré d'embarras de la façon suivante:

—Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, 157 Monsieur, mais j'espère que vous voudrez bien me permettre de vous faire un cadeau.

—A moi, Monsieur?

—A vous-même!... une chose qui vous fera grand plaisir...

—Laquelle, je vous prie?

—Je veux vous offrir un billet pour le jour de votre réception à l'Académie. On m'en a promis un, et c'est à vous que je l'enverrai, car je vois bien que vous n'en aurez jamais assez!

En entendant ce petit dialogue, les importuns, comprenant leur indiscrétion, s'éloignèrent, et Nestor Roqueplan se nomma.

Voici maintenant un petit billet du 1er juillet 1840, dont j'ai cherché longtemps l'objet.

«Je vous remercie, Madame, disait Hugo, de tenir à ces vers. Vous les aurez, soyez tranquille. Seulement vous, si charmant poète, vous me faites un peu l'effet d'un oranger chargé de fruits d'or qui réclame une noisette. Vous aurez votre noisette... [159]

Quels pouvaient bien être ces vers? En remuant les papiers de Delphine, j'en fis tomber une feuille sur laquelle on pouvait lire ces lignes, non datées, de Victor Hugo:

Ecrit sur la cheminée de la chambre de Mlle de La Vallière, à Saint-Germain.

Ici vous vous aimiez, toi douce, lui vainqueur,
Lui roi par ses aïeux, toi reine par le cœur.

158 Et, au-dessous, ce quatrain que j'ai vu naguère imprimé au pied d'une magnifique gravure représentant Homère conduit par un enfant:

Aveugle comme Homère et comme Bélisaire,

N'ayant plus qu'un enfant pour guide et pour appui,

Il ne la verra pas, mais Dieu la voit pour lui

La main qui donnera du pain à sa misère

Continuons à dépouiller cette correspondance où rien n'est à négliger, les plus petites choses dans la vie d'un poète comme Hugo ayant leur importance.

«24 avril 1841.»

«Vous avez été, Madame, bien charmante et bien gracieuse avant-hier! j'étais ravi et confus en vous quittant de vous quitter si tard. Aujourd'hui me voilà replongé dans mes griffonnages, plaignez-moi.

«La Presse raconte ce matin toutes sortes de nouvelles littéraires à mon endroit: que j'ai lu un drame à la Porte-Saint-Martin, que Frédérick y joue, etc., etc.—S'il y avait quelque chose de fondé dans ceci, vous l'auriez su une des premières, et je vous l'aurais écrit l'autre soir. Mais il n'en est rien. Je n'ai lu aucun drame à la Porte-Saint-Martin ni ailleurs. J'ai assez à faire de mes deux volumes et de mon discours. (Entre nous, Madame.)

«Cette historiette a le léger inconvénient de me faire recevoir depuis ce matin dix visites de comédiens et de comédiennes me demandant des rôles. Si vous pensez, Madame, que la chose vaille la 159 peine d'être rectifiée, je dépose ma petite réclamation, non entre vos mains, mais à vos pieds,—avec toutes mes admirations, tous mes respects et tous mes hommages.»

«VICTOR HUGO [160]

Les deux volumes auxquels il est fait allusion dans cette lettre étaient son livre sur le Rhin, et le discours, son discours de réception à l'Académie française (3 juin 1841).—Depuis six ans, Delphine avait détendu les cordes de sa lyre et s'était improvisée courriériste dans le journal de son mari, sous le pseudonyme du vicomte de Launay. Ce changement de front ne lui avait pas nui, au contraire. Tout le monde admirait l'extraordinaire talent avec lequel elle passait en revue chaque semaine, d'une plume aussi légère que sûre, les grands et les petits événements de la vie parisienne. Qu'il fût question de théâtre, de littérature, de musique, de mode et de chiffons, elle était toujours prête, elle avait un mot sur tout, et le mot était presque toujours aussi juste que spirituel. Si bien qu'à plus de soixante ans de distance ses chroniques de la Presse, tout en ayant perdu leur actualité, se relisent encore avec plaisir et profit. C'est le tableau le plus pittoresque et le plus vivant qui ait été tracé du Paris de Louis-Philippe. Celui de Napoléon III n'a pas eu son pareil, en dépit du talent des nombreux imitateurs du vicomte de 160 Launay. C'est que le genre est plus difficile qu'il n'en a l'air, et que la plupart de ceux qui s'y sont risqués, sans parler de la touche originale et personnelle, n'avaient pas les moyens d'information de Mme de Girardin. Songez que dans son hôtel de la rue de Chaillot—je laisse de côté son salon de la rue Laffitte—elle reçut pendant plus de dix ans les hommages et les confidences de tout ce qui portait un nom dans les arts et les lettres.

Voulez-vous un échantillon de ses chroniques? Voici un autre billet de Victor Hugo qui va nous donner l'occasion de la citer:

«7 mars 1841.

«Ce que c'est que de vouloir trop bien faire les choses! Je voulais aller vous porter la réponse moi-même hier, après avoir lu votre ravissant Courrier. J'allais partir pour la rue Laffitte, quand je ne sais quel incident est survenu, qui m'a retenu chez moi. Mais je ne me plains pas trop, puisque cela m'a valu deux billets de vous au lieu d'un.

«Je serai vôtre demain comme toujours, Madame, et puis permettez-moi de baiser vos belles mains et de vous offrir l'hommage de mes plus tendres respects.

«VICTOR H.

«C'est pour six heures et demie, n'est-ce pas [161]

161 J'ouvre à présent le tome III des Lettres parisiennes du vicomte de Launay et j'y lis, page 152:

«Le premier concert de Mme Merlin a été magnifique.—Le lendemain de ce concert, il y avait chez Mme de Lamartine une réunion bien intéressante, à laquelle, pour rien au monde, nous n'aurions voulu manquer, d'abord par curiosité, et puis aussi par orgueil. C'était ce que nous avons appelé une soirée de célébrités; or, plus on est obscur, et plus on tient à faire partie de ces réunions merveilleuses. Jamais collection de supériorités ne fut plus complète. Jugez-en plutôt:

«Il y avait là aussi de grandes dames célèbres par leur esprit, leur instruction profonde, leur conversation brillante et gracieuse. On ne connaît point d'ouvrages littéraires signés de leurs noms; 162 cependant quelques initiés bien informés assurent que ces dames écrivent comme elles parlent. Il y avait là enfin Mme de Lamartine; elle a beau nous défendre de parler d'elle, il nous est impossible de ne pas déclarer qu'elle était chez elle ce jour-là, de ne pas reconnaître, avec tout le monde, que c'est une femme supérieure, et une des plus spirituelles de notre pays.

«Cette soirée, si intéressante, a été de plus fort animée. Duprez a chanté l'air de la Dame Blanche: Ah! quel plaisir d'être soldat! d'une manière admirable et toute nouvelle. Il en fait une comédie entière. Quelle verve! Pourquoi ne donnerait-on pas à Duprez un rôle bouffe? Il le jouerait à merveille, et cela le reposerait. Etre au désespoir tous les deux jours pendant cinq heures de suite, cela doit être très fatigant. Le duo de Guillaume Tell, chanté délicieusement par Duprez et Mme Damoreau, a excité des transports d'enthousiasme. «Rossini! Rossini! s'écriait-on, quand reviendra-t-il? Allons le chercher; il nous est impossible de vivre une année de plus sans lui.» Alors on a décidé, séance tenante, c'est-à-dire en plein enchantement, qu'une pétition allait être adressée au célèbre maëstro pour le supplier de revenir à Paris. Cette pétition est déjà couverte de signatures, et quelles signatures!...»

Je le crois, quand il n'y aurait eu que celles du «grand poète Hugo», et du «grand agriculteur Lamartine»! Ce grand agriculteur est une trouvaille, 163 quelque chose comme «M. Ingres, le grand violoniste»!

Mais voici venus les jours d'épreuves. Mme de Girardin perdit coup sur coup sa sœur, son beau-frère M. de Canclaux, et son frère Edmond, blessé mortellement, le 11 mai 1842, sous les murs de Constantine. Ces deux derniers deuils lui valurent deux billets de condoléances de Victor Hugo. Le premier, daté du 3 novembre 1841, lui disait:

«Encore une épreuve, Madame, encore une douleur pour votre noble et généreux cœur! J'ai été bien éprouvé moi-même de la même façon. J'ai assez souffert pour vous demander ma part de vos afflictions, vous savez comme je vous aime. Mon amitié se mesure à mon admiration. Voulez-vous bien dire à Mme de Canclaux ma profonde et douloureuse sympathie.

«VICTOR HUGO [162]

L'autre billet était ainsi conçu:

«31 mai 1842.

«Quand j'ai appris votre nouvelle affliction, j'ai couru chez vous, Madame; vous a-t-on remis mon nom? Je ne venais pas vous apporter de consolations. On ne console ni une grande douleur ni une si grande âme. Vous en savez plus long qu'aucun de nous sur ce profond mystère de la souffrance.

164 J'étais venu seulement vous baiser la main et vous dire que je suis votre ami.

«Hélas! à chaque nouveau malheur qui vous frappe, le contre-coup que j'en reçois me fait sentir que je suis à vous jusqu'au fond du cœur.

«VICTOR H. [163]

Vous en savez plus long qu'aucun de nous sur ce profond mystère de la souffrance! Pauvre Hugo! il ne se doutait pas, quand il écrivait cette phrase, qu'il était à la veille de boire le calice jusqu'à la lie. On sait dans quelles circonstances tragiques mourut sa fille Léopoldine, le 4 septembre 1843... Quelques jours après, il écrivait à Mme de Girardin:

«Jeudi soir, 16 septembre.

«J'arrive à Paris, Madame; ma pauvre femme anéantie me dit comme vous avez été bonne pour elle. Je reconnais bien là votre cœur si noble et si doux. J'éprouve le besoin de vous en remercier dans mon accablement et de vous dire que je suis à vous du fond de l'âme. Vous êtes excellente comme vous êtes admirable, naturellement; moi qui souffre, je vous bénis et je vous aime.

«A vos pieds.

«VICTOR H. [164]

165

II

Le malheur a cela de bon, du moins, qu'en les frappant il nous fait oublier tous les torts de nos amis. Au mois de février 1843, il s'était élevé entre Victor Hugo et Delphine un de ces petits nuages, issus de l'intérêt et de l'amour-propre, qui sont souvent le point de départ de la brouille, voire de l'inimitié.

Voici à quel propos. Delphine avait fait recevoir à la Comédie-Française une tragédie intitulée Judith, dont le principal rôle devait être tenu par Rachel, et les répétitions de cette pièce étaient assez avancées pour qu'elle pût être représentée au début de l'année 1843. Malheureusement, on répétait en même temps les Burgraves, et Victor Hugo, qui n'avait rien donné au théâtre depuis 1838, était très pressé d'être joué. La question était donc de savoir quelle pièce passerait la première. Pour qui connaissait Victor Hugo, elle était résolue d'avance: ego nominor leo. Seulement, comme il s'était déjà brouillé avec Vigny, dans des circonstances identiques, pendant les répétitions d'Othello, il ne tenait pas à se brouiller avec Mme de Girardin, qui était non seulement son amie, mais encore une puissance avec qui il fallait compter. Il prit donc les devants, en fin renard qu'il était, et écrivit cette lettre à Delphine:

«Ce mardi, 2 février 1843.

«On me dit ce soir, Madame, que le Théâtre-Français 166 vous ajourne à cause de moi. Je ne puis le croire et, dans tous les cas, j'accours pour vous dire que je consentirais de grand cœur à être ajourné à l'automne à cause de vous. Je fais plus que vous le dire, je vous l'écris. Avant tout la glorieuse trinité: Judith, Delphine, Rachel.

«Si tout cela est vrai, acceptez. Sinon, oubliez ce chiffon de papier, mais aimez toujours un peu votre bon et fidèle ami.

«VICTOR HUGO.

«Pardon pour le griffonnage. J'écris chez votre portier [165]

La pilule, certes, était roulée dans le miel comme à plaisir, mais avant de l'avaler Delphine la montra à Rachel qui lui dit (je l'entends d'ici): «Ça, Madame, c'est du Victor Hugo tout pur, et il mériterait que vous le preniez au mot. Mais gardez-vous-en bien. Je connais les Burgraves pour en avoir entendu parler par mes camarades. Ça ne fera jamais queue. Effacez-vous donc devant lui. Judith n'en souffrira pas, au contraire!»

Et Delphine suivit le conseil de Rachel et fit bien. Les Burgraves, représentés pour la première fois le 8 mars 1843, disparurent assez tôt de l'affiche pour permettre à Judith d'y figurer le 18 avril suivant. La tragédie de Delphine n'eut, d'ailleurs, pas plus de succès que le drame de Victor, malgré Rachel et les beaux vers, car il y en avait, et beaucoup. Le 167 temps n'était plus aux grandes machines bibliques, genre Soumet, et c'est encore notre «grand Alexandre» qui avait inspiré Delphine dans ce malheureux ouvrage. Il lui écrivait, le lendemain de la première représentation:

«Madame et illustre amie,

«... Ne vous laissez pas décourager par une ignoble cabale, votre premier acte est admirable; la scène des Rois, que j'avais entendu blâmer, l'année passée (lors de la lecture), est merveilleusement conduite et produit beaucoup d'effet. Si vous m'aviez engagé d'assister à une répétition, je vous aurais suppliée, et peut-être il en est temps encore, de donner à Mlle Rachel quelques strophes au troisième acte avec des intervalles de musique après la retraite d'Olopherne. Ne vous laissez pas décourager; vous êtes, plus que jamais, notre grande Delphine.

«Héritage sacré, la gloire t'environne!

Deux éclairs de la lyre ont lui sur ta beauté,

Ta mère te berça longtemps sous sa couronne

Dans les souffles divins de l'immortalité.

«ALEX. SOUMET [166]

Cependant, il y eut du froid pendant quelque temps entre Hugo et Mme de Girardin, et il ne fallut rien moins que la catastrophe de Villequier pour faire fondre la glace sous les pleurs.

168 Je passe vite sur deux ou trois billets du poète qui remontent à l'année 1844 [167] et j'arrive à une très belle lettre de lui sur Lamartine.

«Mardi matin.

«Ce que vous m'écrivez, Madame, me suffit. Vous êtes admirable en toute chose, en amitié comme en poésie. Je n'ai jamais douté de Lamartine, vous le savez. J'avais été froissé de l'effet public. C'est une si belle chose pour tout le monde, c'est une chose si douce pour moi que cette fraternité entre Lamartine et moi sans nuage pendant vingt-six ans! Qu'il continue de m'aimer un peu dans un coin de son cœur, moi je ne puis faire autrement que de l'admirer de toutes les forces du mien. Saluer son nom, louer son génie, glorifier le siècle qu'il remplit et qu'il honore, c'est pour moi 169 un de ces bonheurs profonds dans lesquels on sent un devoir. Qu'il m'aime, rien de plus, et que tout ceci, commencé par un sourire de vous, finisse par un serrement de mains entre nous.—Cela ne veut pas dire que je ne serais pas rayonnant et très fier, si Lamartine mêlait quelqu'un de ces jours mon nom à son admirable parole. Grand Dieu! cela me comblerait et me toucherait plus que je ne puis dire. Seulement, ce serait du luxe, du luxe magnifique, comme celui qui vient du cœur. Faites là-dessus ce que vous voudrez; tout ce que vous faites est excellent et charmant, parce que tout ce que vous faites vous ressemble. Mais dites-lui qu'à cette heure où j'écris je me tiens pour absolument content et satisfait; qu'y a-t-il de meilleur au monde qu'une parole de lui redite par vous.

«Je crains, chère et illustre amie, de n'être libre ni ce soir ni demain, mais j'irai certainement avant la fin de la semaine mettre tout ce que j'ai dans l'âme et dans l'esprit à vos pieds.

«VICTOR [168]

Cette lettre fait autant d'honneur à celui qui la signa qu'à celle qui la reçut. Mais comme elle n'est pas datée, elle m'intrigua longtemps. A quoi pouvait-elle bien se rapporter? De quelle année était-elle? Les vingt-six ans dont parlait Victor Hugo semblaient la faire remonter à 1847. Et cependant je penchais pour 1848, où Lamartine 170 joua un si grand rôle. Je pris la France parlementaire, mais je n'y trouvai rien qui ait pu justifier le froissement et la plainte de Victor Hugo. J'allais donner ma langue aux chiens, lorsque je me souvins tout à coup que M. Gustave Simon avait publié, en 1904, dans la Revue de Paris, toute une suite de lettres de Lamartine à Victor Hugo. Je m'y reportai immédiatement et je lus sous la date du 3 juin 1846, le billet suivant:

«Je suis désespéré. Je me couperais un morceau de la langue plutôt que de dire un mot qui désavouât ou qui froissât une amitié de vingt ans, ma plus glorieuse amitié.

«Est-ce vrai? Que faire? Tout pour convaincre le public qu'il n'y a dans mon esprit pour vous que l'admiration la plus égale à celle de l'avenir, et dans mon cœur qu'attachement et fidélité.»

Ce billet de Lamartine, auquel M. Gustave Simon ne dut rien comprendre, car il n'en fit l'objet d'aucun commentaire, se rapportait évidemment à l'incident qui avait mis la plume à la main de Victor Hugo.

Je repris alors la France parlementaire et, après avoir cherché aux alentours de la date du 3 juin 1846, je vis que Lamartine avait prononcé à la chambre, le 30 mai précédent, un discours sur la subvention du théâtre de l'Odéon.

Ma première pensée fut que j'allais faire buisson creux. Mais, à la réflexion, je me dis: Qui sait? 171 Lisons toujours. Et je lus. Au bout d'une minute j'arrivai à ce passage qui me fit dresser l'oreille:

«M. Vavin nous citait tout à l'heure, aux applaudissements de la Chambre, le nom de deux hommes dont on peut parler tout haut sans être suspect de flatter autre chose que leur mémoire: Casimir-Delavigne qui a débuté sur le théâtre de l'Odéon; M. Ponsard, qui a attaché son nom à la plus difficile des rénovations, la plus difficile en fait d'art dramatique comme en toutes choses, la rénovation du théâtre, en remontant aux grands caractères, aux beaux exemples de l'antiquité la plus romaine, la plus sévère, et au style des plus mâles écrivains de notre langue. Il a fait faire ainsi un pas immense dans la voie de la réforme dramatique, telle qu'une assemblée de législateurs comme nous sommes doit désirer de la voir grandir et se perfectionner.» (Très bien.)

J'étais tombé sur le nid de guêpes, et le très bien dont avaient été soulignées les paroles de Lamartine venait de m'expliquer «l'effet public» qui avait tant froissé Victor Hugo. Certes, en les prononçant, Lamartine n'avait eu aucune arrière-pensée. Professant, depuis Lucrèce, une grande admiration pour Ponsard, il avait tout bonnement saisi la première occasion de l'exprimer de son mieux à la tribune. Mais rien ne pouvait piquer Victor Hugo plus au vif que cet éloge en pleine Chambre d'un poète de second ordre qui, avec une pièce en somme très ordinaire et par suite de circonstances 172 indépendantes de son talent et de sa volonté, avait eu l'honneur de clore au théâtre le cycle romantique.

Et je me rappelai certaine conversation rapportée par l'auteur des Burgraves au tome second de ses Choses vues:

«Au cours des représentations de la Lucrèce de M. Ponsard, dit Victor Hugo, j'eus avec M. Viennet, à l'Académie, le dialogue que voici:

«M. Viennet.—Avez-vous vu la Lucrèce qu'on joue à l'Odéon?
«Moi.—Non.
«M. Viennet.—C'est très bien.
«Moi.—Vraiment, c'est très bien?
«M. Viennet.—C'est plus que bien, c'est beau.
«Moi.—Vraiment, c'est beau?
«M. Viennet.—C'est plus que beau, c'est magnifique.
«Moi.—Vraiment, là, magnifique?
«M. Viennet.—Oh! magnifique!
«Moi.—Voyons, cela vaut-il Zaïre?
«M. Viennet.—Oh! non. Oh! comme vous y allez! Diable! Zaïre! Non, cela ne vaut pas Zaïre!
«Moi.—C'est que c'est bien mauvais, Zaïre

La lettre de Victor Hugo à Mme de Girardin et la réponse de Lamartine sont donc maintenant situées, comme on dit. Dorénavant, quand on parlera 173 174 de l'amitié des deux poètes, on devra en faire état comme d'un argument sans réplique [169].

Lettre Victor Hugo à Mme de Girardin

Ils étaient dignes d'avoir entre eux «un chaînon» aussi brillant que Delphine [170].

III

De 1848 nous passons à l'année 1852. Victor Hugo est maintenant en exil. Après avoir habité quelque temps Bruxelles, il s'est vu chasser de Belgique pour son pamphlet de Napoléon-le-Petit et il a élu domicile à Jersey.

Désormais il n'aura pas d'autre but que de clouer au pilori de l'histoire «le bandit» qui a violé la Constitution pour régenter la France. Mais les jours sont longs dans une île. Pour couper le temps il entretient avec ceux qui lui sont restés fidèles une correspondance qui se ressent de ses loisirs. Quand il était à Paris, il n'écrivait guère que des billets. A présent qu'il est à Jersey, ce sont de vraies lettres où il n'est guère question que des choses de France. Lisons celles qu'il adressa à Delphine, de Marine-Terrace: il y a mis tout son esprit et tout son cœur.

175

«Jersey, 5 septembre 1852.

«Quelle charmante lettre, et quelle douce pensée de me l'avoir envoyée ce jour-là [171]! Il y a dans cette idée tout le cœur d'une femme de génie. Je vous remercie, je baise vos mains qui ont écrit ces belles et tendres pages, je baise vos pieds qui vous amèneront peut-être à Jersey. Mais quel reproche dans la dernière ligne! Comment avez-vous pu rappeler que je ne vous avais pas écrit! Le jour où parvint à Bruxelles la nouvelle de votre deuil [172], un Français, M. Liodet, vint me voir; il rentrait à Paris, je lui remis une lettre qu'il se chargea de vous porter lui-même. Je ne puis comprendre comment elle ne vous est pas arrivée. Croyez tout de moi excepté que je vous oublie. Ce serait un crime de tromper l'attente d'un cœur comme le vôtre.

«Lady Tartuffe par Mme Molière. Ceci est déjà du génie. Qui a trouvé cela trouvera le reste. Mais venez donc à Jersey me lire cette œuvre où vous mettrez tant de choses qui ne sont qu'à vous. Le voyage est ce qu'il y a de plus simple au monde: deux cents francs pour l'aller et le retour en tout, trois heures de mer par Saint-Malo, deux heures par Granville. Vous à Jersey! j'en rêve déjà. Que votre mari vous y rejoigne et il me semble qu'il ne restera plus rien en France.

176 «Vous comprenez que je ne vous dis rien de ce qui pourrait empêcher cette lettre de vous parvenir. Mais venez, et comme nous vous dédommagerons! que de choses! quelles avalanches de conversations! Arrivez bien vite. Nous vous logerons fort mal dans un petit coin de notre cabane, mais vous n'aurez qu'à sortir pour que l'Océan baise vos pieds, et je lui ferai concurrence.

«L'île est charmante et superbe; on voit à l'horizon la France comme un nuage, et l'avenir comme un rêve. Soyez la figure qui sort du rêve et l'étoile qui sort du nuage. Venez!

«Ma femme et ma fille vous embrassent tendrement et tous nous nous mettons à vos pieds.

«Serrez là-bas pour moi cette main que je voudrais serrer ici.

«La Presse nous vient. Elle nous apportera votre roman [173]. Nous vous remercions en admirant.

«VICTOR H. [174]

Cette lettre établirait, s'il en était besoin, qu'Emile de Girardin avait embrassé la cause des proscrits. Hélas! il avait été, comme tant d'autres, un chaud partisan de Louis-Napoléon. Il avait même commis la faute, moitié par ambition, moitié par rancune, de lâcher le général de Cavaignac, voire son noble ami Alphonse de Lamartine, pour soutenir la candidature 177 du prince à la Présidence. Et quand celui-ci fut installé à l'Elysée, le bruit courut à plusieurs reprises qu'il allait recevoir un portefeuille dans la prochaine combinaison ministérielle. Mais on ne le trouva probablement pas assez sûr, et tout ce qu'il obtint du cabinet du 2 décembre ce fut la permission de rester en France en mettant, bien entendu, une sourdine au grelot antigouvernemental de la Presse. Cependant il ne craignit pas d'afficher après le coup d'Etat son opinion et ses sympathies, et les exilés le trouvèrent à Bruxelles pour leur donner du courage, s'ils en avaient manqué.

—Terminez vite votre livre sur Napoléon-le-Petit, disait-il à Victor Hugo, si vous voulez qu'il paraisse avant la fin de ceci [175].

Il ne croyait pas, lui non plus, à la durée du régime de Décembre.

Pendant ce temps-là, Delphine montait la garde au journal la Presse. Quoiqu'elle eût cessé, depuis 1848, le Courrier qui l'avait rendue si populaire, et qu'elle s'occupât presque exclusivement de théâtre, la politique générale ne la laissait pas indifférente, tant s'en faut, elle en faisait dans la coulisse, en attendant que la force des choses ramenât la liberté avec les proscrits [176].

«Je ne sais plus que faire, lui écrivait Victor 178 Hugo, le 8 mars 1853. Mes lettres vous arrivent-elles? Avez-vous reçu la dernière? Je prends le parti de vous écrire directement et tout bêtement par la poste, à la grâce de Dieu et à la garde du diable! Que la police de M. Bonaparte soit clémente à ces quelques lignes: je ne parlerai ni d'elle ni de lui. Quelle bonne chose que l'exil quand on joue en France toutes les comédies qui ne sont pas de vous, mais quelle triste chose quand on joue Lady Tartuffe! Je vous avais écrit dans la joie du succès, je vous envoyais mon bravo et mes applaudissements, et penser qu'ils ont probablement intercepté cela! faut-il qu'ils soient bêtes! Qu'y a-t-il de commun entre mes applaudissements et eux, entre l'enthousiasme et eux, entre la gloire et eux! Mais pardon, j'avais promis de n'en point parler.

«Donc, face à face avec ce régime, vous continuez l'esprit, la lumière, la poésie, le succès, toutes les grandes traditions de la pensée et de la France. Je vous en remercie au nom de toutes deux. On me 179 dit le succès de Lady Tartuffe immense. L'autre jour, jouant avec l'avenir, c'est le jeu favori des proscrits, je disais: «Oui sait? Nous serons peut-être à Paris avant que les représentations de Lady Tartuffe soient finies.»—Victor m'a dit: «Cela ne prouverait pas que l'Empire durera peu.»—Je vous envoie le mot [177].

«D'ici je n'ai rien à vous dire que vous ne sachiez. Nous vous aimons. Nous aimons tout ce talent et tout ce courage qui se dépense à côté de vous. Quand je pense à la France, et c'est toujours, je pense à vous. Il semble que vous soyez pour moi une partie de la figure de la France. Je ne vois pas la patrie en laid comme vous voyez [178]!...»

Oh! non, Victor Hugo n'était pas de ces proscrits qui faisaient payer à la France le coup de force qui les en avait chassés. Il savait qu'elle avait péché par ignorance. Et pendant qu'Eugène Sue, pour citer un exemple, déblatérait contre elle dans le style du Juif-Errant, Victor Hugo chantait:

Là-haut, qui sourit?

Est-ce un esprit?

Est-ce une femme?

Quel front sombre et doux!

Peuple, à genoux!

Est-ce notre âme

Qui vient à nous?

180

C'est l'ange du jour;

L'espoir, l'amour

Du cœur qui pense;

Du monde enchanté

C'est la clarté,

Son nom est France

Ou Vérité.

C'est l'ange de Dieu;

Dans le ciel bleu

Son aile immense

Couvre avec fierté

L'Humanité.

Son nom est France

Ou Liberté [179].

Et il écrivait à Mme de Girardin:

«Marine-Terrace, 8 juillet 1853.

«Voici le printemps qui arrive. On me dit que dans un mois Jersey sera un bouquet. Je vous l'offre. Oui, venez. Vous l'avez promis. Vous verrez ma petite cabane sur laquelle viennent écumer sans lui faire peur ni trouble la mer et la haine. Ce sera charmant de vous voir; nous mettrons en commun chacun ce que nous avons, vous vos triomphes et votre splendeur, moi ma solitude et mes rêves. Vous échangerez votre Paris contre mon Océan. Et puis vous me permettrez de vous aimer sous les deux espèces, comme une charmante femme et comme un grand esprit [180]

181 Et comme Mme de Girardin ne venait pas, le grand poète reprenait sa romance d'amour:

«O grand esprit, et charmante femme, que de choses à vous dire et par où commencer? D'abord je gronde, je bougonne, je me plains, je hurle comme Isaïe qui hurlait comme un loup, je suis très malheureux, je n'ai pas Lady Tartuffe [181]! Je la vois dans tous les journaux faire un tour d'Europe triomphal, je l'appelle, je l'entends, je crie:

«La méchante qu'elle est se bouche les oreilles
Et me laisse crier.

«Et elle ne vient pas, malgré vos promesses qui ressemblent à celles de l'été 1853, malgré vos serments qui ressemblent à ceux de l'hiver 1848.

«C'est de Lady Tartuffe livre que je parle, bien entendu, car Lady Tartuffe en chair et en os, autrement dit Rachel, quoi que m'en dise votre lettre, je ne l'attends pas du tout et je ne l'ai jamais attendue. A Bruxelles, elle n'avait que la place à traverser pour trouver ma porte, et s'en est bien gardée; il est peu probable qu'elle traverse maintenant la mer pour trouver mon île. Du reste, je suis de son avis; une visite ici serait peu saine: exilé, pestiféré.

«Votre somnambule nous a charmés. C'est toujours bon de se voir prédire un peu d'avenir 182 bleu. Charles a été particulièrement ému. Quant à moi, je soupçonne cette lucide d'être quelque peu bonapartiste. Ah! elle n'aime pas les livres faits de haine; ah! elle repousse

ces haines vigoureuses
Que doit donner le CRIME aux âmes vertueuses!

«J'en suis bien fâché, mais je reste avec Molière. Je reste avec André Chénier, avec Chateaubriand qui a le croc dur, le vieux républicainquinquiste qu'il est, avec Jean-Jacques, avec Milton, avec Dante, avec Juvénal, avec Tacite, avec Cicéron, avec Démosthène, avec Eschyle, avec Jean de Pathmos, avec Diogène dans son tonneau, avec Job sur son fumier, avec le loup Isaïe déjà nommé, avec tous ces hommes qui ont prouvé par la haine du mal tout leur amour du genre humain.

«Voilà la mauvaise compagnie avec laquelle je me mets à vos pieds, si vous voulez bien me le permettre, Madame.

«J'avais vu chez vous ce pauvre jeune homme qui vient de mourir et j'en avais conservé un souvenir gracieux; mes fils, qui étaient plus près de lui, le trouvaient charmant. Hélas! pour nous un bon cœur et un noble esprit de moins. Quant à lui, il n'a pas droit de se plaindre puisque vous l'avez pleuré.

«Que faites-vous en ce moment? Quelle belle œuvre allez-vous dater du Paris de 1853? Quelle gloire allez-vous faire éclater au milieu de cette honte? 183 Murmurez donc le soir, sous vos colonnes et parmi vos fleurs, quelques vers au vent; il me les apportera peut-être. Du temps de Virgile le vent avait cet esprit-là.

«Ce qui se passait sous Octave peut bien se passer sous Louis Bonaparte.

«Comprenez-vous la bêtise de cet homme? Vous savez, mes œuvres à 4 sous, sur lesquelles la Presse a fait ces jours-ci un si beau et si excellent article, eh bien, M. Bonaparte refuse le timbre nécessaire au colportage. Ces œuvres du dernier quart de siècle sont pleines du nom de l'oncle, mais qu'importe au neveu? Il s'imagine de cette façon, en empêchant la vente de mes ouvrages, me couper les vivres. Il fait ce qu'il peut pour que je ne puisse pas vivre de littérature, afin, sans doute, de me forcer à ne plus faire que de la politique. Voilà qui est intelligent.

«Au reste, je fais ce qui me plaît, et je fais ce que je dois (les deux choses sont identiques); les petitesses de M. Napoléon ne me font ni chaud ni froid. Je vais publier, cette année, de la politique, après quoi, Dieu aidant, je publierai de la littérature et je continuerai de mêler les deux encres dans le bec de ma plume. Je m'aperçois en finissant qu'il y a dans cette lettre tout ce qu'il faut pour que l'honnête poste de France l'arrête. Je vais lui faire faire un vaste détour. Laissez-moi vous rabâcher tout bêtement que je vous admire et que je vous aime.

184 «P.-S.—Quand vous verrez mon excellent et cher docteur Cabarrus, parlez-lui donc un peu de moi. J'enverrai bientôt le dessin promis au grand publiciste [182]

Cabarrus était le frère de lait d'Emile de Girardin et son ami le plus intime. Fils naturel et légitime—c'est ici le cas de le dire—de Mme Tallien, à qui il ressemblait par beaucoup de côtés, au lieu de faire de la finance comme son grand-père maternel, il avait étudié la médecine homœopathe et s'était fait une clientèle magnifique dans le monde des arts et des lettres, en soignant tout particulièrement la voix. J'ai sous les yeux une lettre de Victor Hugo, du 27 novembre 1851, où il dit en propres termes qu'il a usé du nitrate d'argent pour sa gorge, «mais sans grand effet» et que «c'est l'homœopathie qui lui a réussi». «Je conseillerais à tout malade du pharynx le docteur Cabarrus», ajoutait-il. Et Victor Hugo n'était pas seul à se louer de sa science, les ténors et les sopranos de notre Académie de musique lui avaient tant d'obligations qu'ils l'avaient surnommé le Docteur-Miracle.

Il était également très lié avec Lamartine, qui lui a dédié une pièce de vers intitulée les Saisons. Le 8 mars 1848, il lui adressait une lettre que la Presse publia six jours après, dans laquelle il préconisait l'emprunt, pour sortir de la situation embarrassée que la monarchie de Juillet avait léguée à la République: 185 «N'oublions pas, disait-il, que l'impôt tue et que la dette vivifie: empruntons donc courageusement et ne regrettons pas d'enrichir nos prêteurs. Il n'y a pas de violences possibles en finances, et la jeune République ne doit s'en permettre aucune.»

«Que de fois, dit Théophile Gautier, m'est-il arrivé de revenir à deux ou trois heures du matin, avec Victor Hugo, Cabarrus et ce pauvre Chassériau, au clair de lune ou à la pluie, de ce temple grec (lisez le pavillon Marbœuf) qu'habitaient cette Apolline non moins belle que l'Apollon antique—qui avait nom Delphine!»

Quand le docteur Cabarrus mourut, le 18 mai 1870, Emile de Girardin, qui pourtant n'avait pas la larme facile, lui consacra les lignes suivantes:

«Celui qui fut l'ami de toute ma vie depuis le jour de ma naissance, sans avoir jamais cessé de l'être, Edouard de Cabarrus, s'est éteint ce matin, comme il avait toujours vécu, le sourire sur les lèvres... C'est donc un frère que je perds aujourd'hui. Il m'avait précédé de quatre ou cinq ans [183] dans la vie; il était mon aîné; sa mort me montre le chemin où je n'aurai plus qu'à le suivre, le deuil dans le cœur.»

Revenons à la correspondance de Victor Hugo avec Mme de Girardin.

Il lui écrivait de Marine-Terrace, le 13 octobre 1853:

186 «Je date du 13. C'est un vilain jour, Madame. Je suis tout triste. Mon fils Victor part demain, ma pauvre famille se déchire encore. Je me sens plein d'anxiété et de deuil, et je me tourne vers vous, comme on se tourne vers l'aube quand on est dans la nuit.

«Vous avez fait un sombre et charmant poème [184]; cette situation étrange, et pourtant moins dure qu'on ne croirait, d'un cœur tiré en sens contraire par deux amours, vous l'avez admirablement peinte. Il y a dans votre livre des mystères de charme, de tristesse et de grâce qui n'appartiennent qu'à vous parmi les femmes. Mme de Meuilles est une ravissante figure, Mme d'Arzac est un daguerréotype. Quant à l'enfant, c'est une création exquise. J'ai été un peu mère autrefois, et j'ai reconnu là des mots que la nature seule dit, mais que le génie seul recueille. Vous me demandez une critique, peut-être voudrais-je une autre façon d'amener le baiser final. Le dénouement est profond et saisissant. Somme toute, c'est un chef-d'œuvre où il semble que vous ayez mêlé, comme Virgile raconte que cela se faisait par la foudre, trois rayons: votre style, votre beauté et votre cœur. Je vous écris tout cela à la hâte, mais si je vous croyais, ce serait bien pis, je raisonnerais et je déraisonnerais avec vous de ce charmant livre, des jours entiers.

«Quelque chose me dit que vous viendrez peut-être. 187 Vous souhaiter l'exil, c'est peut-être affreux, mais que voulez-vous? cette horreur me sourit. J'espère. Ce qui est arrivé à Corinne peut bien arriver à Delphine.

«Mon fils vous dira quel beau pays c'est que Jersey. Cependant le voici qui s'assombrit, l'automne vient et l'ouragan, et l'équinoxe. Demain, grande marée. On nous dit que nous allons avoir pendant six mois la même pluie et le même brouillard. Pendant ce temps-là, vous aurez le même Bonaparte. C'est vous qu'il faut plaindre.

«VICTOR H.

«Je serre la main du grand publiciste.

«P.-S.—Je m'aperçois que je ne vous ai pas même parlé, tant l'absence nous affaiblit l'intelligence, des deux beaux et élégants coureurs de cette course à l'amour, Gustave et Robert. C'est l'amour blond et l'amour brun. Vous n'avez rien peint d'une touche à la fois plus virile et plus féminine. Quand vous les rencontrerez,—car ils vivent, et celui que vous avez tué, vous ne pouvez l'empêcher de vivre—faites-leur compliment de ma part. Tous deux méritent le prix. C'est pour cela qu'ils ne l'ont pas. Refuser le prix à qui le mérite, c'est assez l'usage là-haut; je soupçonne parfois le bon Dieu d'être un vieil académicien.

«Chaque numéro de la Presse qui nous arrivait faisait émeute. Bataille à qui lirait le premier. Vous mettiez le trouble dans notre solitude. Ma 188 femme réclamait son droit et prenait le journal, mais elle relisait, ce qui faisait massacre. Elle vous envoie toutes ses admirations, ma fille tous ses souvenirs, Charles tous ses respects [185]

Delphine, après cette lettre, ne pouvait pas dire que Victor Hugo ne l'avait pas lue. Elle avait même gagné cela à son exil, car, autrefois, quand il était à Paris, il se sauvait d'une lecture par un compliment banal.

«Voilà deux ans d'exil faits, lui écrivait-il encore le 29 décembre 1853. Savez-vous, Madame, que je remercie tous les jours Dieu de cette épreuve où il me trempa. Je souffre, je pleure en dedans, j'ai dans l'âme des cris profonds vers la patrie, mais, tout pesé, j'accepte et je rends grâces, je suis heureux d'avoir été choisi pour faire le stage de l'avenir. Ce grand stage, vous le faites de votre côté, vous et ce profond penseur qui est auprès de vous. Vous accomplissez merveilleusement chacun votre œuvre; vous, vous désenflez le ballon des vanités, des sottises et des ridicules; lui, il sape la vieille forteresse des préjugés, des oppressions et des abus; j'admire vos coups d'épingle et ses coups de pioche. Continuez tous les deux, je vous suis des yeux de loin à travers cette sombre nuit qu'on appelle l'exil, le rayonnement des étoiles la perce.

«Tout à l'heure Pierre Leroux [186] était à un coin 189 de ma cheminée de bois peint, et moi à l'autre coin, et le vicomte de Launay est venu s'asseoir entre ces deux démagogues [187]. Vrai, nous nous sommes mis à causer avec vous. En général, les proscrits ne peuvent que pleurer ou rire, vous avez eu ce triomphe, vous nous avez fait sourire. Un moment, grâce à vous, malgré la neige qui glace la terre, malgré la proscription qui assombrit nos âmes, il y a eu un salon à Marine-Terrace—et vous en étiez la reine, et nous, les anarchistes, nous en étions les sujets! Quel charmant livre que ce beau livre! Je l'ai lu autrefois feuilleton à feuilleton! Je le relis aujourd'hui page à page. J'y retrouve les anciens diamants et de nouvelles perles. Vous avez ajouté toutes sortes de choses exquises. Il y a sur les femmes une page admirable.—Vous dites: «Tout est perdu, les femmes sont pour les vainqueurs et contre les vaincus!»—Moi, je dis: «Tout est sauvé! une femme est avec nous, et quelle femme! la vraie, vous.»

«Oui, vous êtes la vraie femme, parce que vous avez la beauté et le cœur attendri, parce que vous comprenez, parce que vous souriez, parce que vous aimez. Vous êtes la vraie femme, parce que vous enseignez le devoir aux deux sexes, parce que vous savez dire aux hommes où ils doivent diriger leur âme et aux femmes où elles doivent mettre leur cœur.

190 «J'ai compté les jours sur mes doigts avant d'écrire cette lettre, et si elle ne vous arrive pas le jour de l'an, je serai bien attrapé. Savez-vous que vous avez ébloui Marine-Terrace! Vous nous avez expédié la cassette d'Aboul-Kasan, des trésors sous formes de livres, des bijoux sous forme de notes, des miracles sous forme de tables [188].

«En ce moment nous laissons un peu reposer ce que j'appelle la science nouvelle; nous avons chacun un travail vers lequel nous faisons force de voiles; nos plumes crient à qui mieux mieux sur le papier; nous sommes en classe, mais à la sortie quelle récréation, et comme nous allons nous en donner du A-B-C! Moi je n'ai nul fluide, vous savez? et je n'aboutis qu'à A B A X (table) et A B R A C A D A B R A (abracadabra), je mets cette magie blanche à vos pieds, blanche magicienne [189]

Je ne m'étonne pas que Victor Hugo, lisant les Lettres parisiennes du vicomte de Launay, ait été frappé de ce que dit Mme de Girardin des femmes. La page où se trouvent les lignes qu'il a relevées vise précisément celui de tous ses anciens amis qui était devenu, on sait comment, son pire ennemi. J'ai nommé Sainte-Beuve. Et c'est à propos de sa réception à l'Académie que cette page cinglante 191 fut écrite. On me saura gré de la reproduire ici tout entière:

«24 février 1845.—On se dispute, on se bat pour aller jeudi à l'Académie. La réunion sera des plus complètes, il y aura là toutes les admiratrices de M. Victor Hugo; il y aura là toutes les protectrices de M. Sainte-Beuve, c'est-à-dire toutes les lettrées du parti classique. Qui nous expliquera ce mystère? Comment se fait-il que M. Sainte-Beuve, dont nous apprécions le talent incontestable, mais que tout le monde a connu jadis républicain et romantique forcené, soit aujourd'hui le favori de tous les salons ultra-monarchiques et classiquissimes, et de toutes les spirituelles femmes qui règnent dans ces salons? On répond à cela: il a abjuré. Belle raison! Est-ce que les femmes doivent jamais venir en aide à ceux qui abjurent? La véritable mission des femmes, au contraire, est de secourir ceux qui luttent seuls et désespérément; leur devoir, d'assister les héroïsmes en détresse; il ne leur est permis de courir qu'après les persécutés; qu'elles jettent leurs plus doux regards, leurs rubans, leurs bouquets, au chevalier blessé dans l'arène, mais qu'elles refusent même un applaudissement au vainqueur félon qui doit son triomphe à la ruse. Oh! le présage est funeste! ceci n'a l'air de rien, eh bien, c'est très grave; tout est perdu, tout est fini dans un pays où les renégats sont protégés par les femmes; car il n'y a au monde que les femmes qui puissent encore maintenir dans le cœur 192 des hommes, éprouvé par toutes les tentations de l'égoïsme, cette sublime démence qu'on appelle le courage, cette divine niaiserie qu'on nomme la loyauté.»

Quand on a lu ces lignes, on s'explique fort bien que Sainte-Beuve se soit peu occupé de Mme de Girardin, et que, dans le seul article qu'il lui a consacré [190], il ait fait précéder son éloge de ces précautions oratoires:

«Et d'abord je tracerai un cercle au tour de mon sujet, et je dirai à ma pensée et à ma plume: Tu n'iras pas plus loin. A l'intérieur de ce cercle, de ce cadre indispensable dont il faut entourer toute figure de femme belle et spirituelle, n'entreront point du tout, ou du moins n'entreront qu'à peine et à mon corps défendant, les éclats, les ricochets de la politique, de la satire, les réminiscences de la polémique, toutes choses du voisinage et auxquelles, si on se laissait faire, un riche sujet pourrait bien nous convier. Je ne prendrai en Mme de Girardin que la femme, le poète de société et de théâtre, le moraliste du monde et des salons, Delphine, Corinne 193 et le vicomte Charles de Launay, rien que cela. Vous voyez que je suis modeste, que j'élude hardiment les difficultés, et que je ne suis pas homme à me mettre de grosses affaires sur les bras.»

On ne pouvait pas être plus malicieux, tout en restant galant homme, et je suis sûr que Victor Hugo aura su gré à Sainte-Beuve de sa réserve généreuse.

Le 2 mai 1854, le grand poète écrivait à Delphine:

«Puisqu'il pleut, je pense à vous, et je me fais du soleil comme cela, à travers les froides larmes de l'averse qui inonde les vitres de mes fenêtres-guillotines, j'évoque votre beau sourire, Madame, votre grâce souveraine, votre esprit éclatant, votre conversation pleine d'un rayonnement d'Olympe, vous m'apparaissez déesse, vous me parlez femme, vous m'enchantez esprit, et je me fiche de la mauvaise humeur du mois de mai.

«Ah! ça, ne me dites donc pas que vous m'écrivez des lettres de huit pages pour ne pas me les envoyer. A l'instant même, d'affamé que j'étais, je deviens goulu, et les quatre petites pages que j'ai dans la main, si exquises et si ravissantes qu'elles soient, ne me suffisent plus. Tel est l'exilé depuis Adam, notre ancien, à nous bannis. Conclusion: écrivez-moi douze pages la prochaine fois.

«Comment! vous me faites cette question: «Faut-il vous envoyer?» Est-ce que je suis de ceux à qui «la joie fait peur»? Je veux, oui, 194 Madame, je veux mon exemplaire. C'est déjà bien assez de n'avoir pas eu ma loge [191]. Meurice me le fera parvenir. Remettez-le lui. Je sais déjà de la Joie fait peur deux choses: l'idée qui m'a charmé et le succès qui m'a ravi—retournez cette bête de phrase, je vous prie, car l'idée m'a fait encore plus de plaisir que le succès.

«Donc, on a dit que j'étais à Paris, à l'Opéra en domino, et que probablement je m'étais mis un faux nez pour ressembler à M. Bonaparte. Vous avez eu raison de répondre: «Il serait venu chez moi!» Ajoutez-leur ceci: que je ne me mettrai pas derrière un masque le jour où je me mettrai derrière une barricade.—En attendant, dans la Baltique et dans la Mer Noire, l'Anglo-France jette un triste fulmi-coton.

«Ce que vous me dites du livre en question m'enchante. Ce genre de succès est le bon; c'est une lettre de change tirée sur l'avenir. Vous rappelez-vous le temps où ces gros dindons d'hommes dits d'Etat (ce dindondomdêta fait harmonie imitative), où ces dindons se moquaient du poète et disaient: «A quoi cela sert-il?»—Cela sert d'abord à être exilé. Ensuite cela sert à lui mettre l'écriteau au cou quand par hasard ces dindons s'avisent de devenir vautours. Voilà à quoi cela sert. Quand la littérature empoigne la politique, voilà ce qui se passe. Nous serrons bien et nous serrons ferme.

195 «Oh! que je voudrais avoir ici une de ces merveilleuses glaces allemandes dont vous me parlez, comme je sais bien quelle figure j'y ferais paraître! Je me redonnerais à toute heure la splendide et douce vision du 6 septembre 1853, ce jour où, entrant dans ma serre, je dis: Tiens! et où vous me dites: Oui!—Je relis le livre Solution d'Orient [192]. Entrez, je vous prie, chez le grand penseur d'à côté, et dites-lui de ma part que c'est un beau et profond livre. Je voudrais qu'il y eût au bout de vos doigts une tache de votre encre pour la baiser.

«Quand vous verrez Th. Gautier et Cabarrus, dites-leur que je les aime.»

Cette lettre prouve que Mme de Girardin était allée à Jersey au mois de septembre 1853 [193]. C'est la 196 seule visite qu'elle ait faite à l'illustre exilé. Elle avait promis de revenir à la fin de l'été de 1854. Nous verrons tout à l'heure qu'elle se fit représenter par des fleurs—et des tables tournantes.

197 Marine-Terrace, 4 janvier 1855.

«Cette année 1855, lui écrivait Hugo, a eu pour nous un point du jour; c'est votre lettre. Elle nous est arrivée pleine de rayons, comme l'aube, et, comme l'aube avec quelques larmes. En la lisant il me semblait voir votre beau visage calme qui ressemble à l'espérance. Tout Marine-Terrasse a été éclairé un moment comme par un éclair de joie...

198 «Je ne suis pas pressé, moi, car je suis beaucoup plus occupé du lendemain que de l'aujourd'hui. Le lendemain devra être formidable, destructeur, réparateur et toujours juste. C'est là l'idéal. Y atteindra-t-on? Ce que Dieu fait est bien fait; mais quand il travaille à travers l'homme, l'outil va quelquefois à la diable et fait des siennes malgré l'ouvrier. Espérons pourtant et préparons-nous. Le parti républicain mûrit lentement, dans l'exil, dans la proscription, dans l'épreuve. Il faut bien qu'il y ait un peu de soleil dans l'adversité, puisque c'est elle qui fait lever la moisson et qui fait croître l'épi dans la tête de l'homme.

«Je ne suis donc pas pressé, je suis triste; je souffre d'attendre, mais j'attends et je trouve que l'attente est bonne. Ce qui me préoccupe, je vous le répète, c'est l'énorme continuation révolutionnaire que Dieu met en scène en ce moment derrière le paravent Bonaparte; je crève ce paravent à coups de pied, mais je ne souhaite pas que Dieu l'enlève avant l'heure. Du reste vous avez raison, la fin est visible dès à présent. Nulle autre issue à 1855 que 1812; Balaklava s'appelle Bérézina: le petit N tombera comme le grand dans la Russie. Seulement la Restauration se nommera Révolution. Vous, votre nom est Mme de Staël en même temps que Mme de Girardin, vous n'êtes pas Delphine pour rien, et, avec une charmante indifférence d'astre, vous couvrez de rayonnements le cloaque.

«Vous avez tous les succès qui vous plaisent; 199 hier chez Molière aujourd'hui chez M. Scribe [194]. Il vous convient de sacrer le vaudeville comédie, et vous le faites, et Paris bat des mains, et Jersey recommande à Guyot de toucher de bons droits d'auteur qui amèneront peut-être la muse dans ce Carpentras de l'Océan.—Car vous nous le promettez un peu; n'oubliez pas ce détail, je vous en prie.—En vous attendant, notre Carpentras donne des bals, où vos fleurs font merveille. Votre bouquet et ma fille ont dansé, l'une portant l'autre, et ont fort ébloui les Anglais chez lesquels la Crimée n'a pas encore tué le rigodon. On me dit Paris moins folâtre, je le comprends. La honte est encore plus triste que le malheur.

«Du reste, la foi à une chute prochaine de M. B. est dans l'air; on me l'écrit de toutes parts. Charles disait tout à l'heure en fumant son cigare: 1855 sera une année œuvrée.

«J'ai causé hier de vous avec Leflô, qui vous admire et vous adore: contagion de Marine-Terrasse. Comme il vient souvent me voir, cela lui vaut à Paris l'ouverture de ses lettres, et dernièrement le préfet de police en aurait envoyé une au ministre de la guerre qui l'aurait montrée à NUMÉRO III, lequel aurait lu, puis dit: Allons, Victor Hugo a fait de ce Leflô un rouge.

«Leflô m'a redit le mot; je l'ai félicité. 200 «D'ici à deux mois, vous aurez les Contemplations. Envoyez-moi votre nouveau succès. Vous trouverez sous cette enveloppe le speach dont vous me parlez, qui a fait bruit en Angleterre, et m'a valu une menace en plein parlement à laquelle j'ai riposté. Je vous envoie, sous ce pli, ma réplique à la menace [195].

«Les Tables vous disent, en effet, des choses surprenantes. Que je voudrais donc causer avec vous, et vous baiser les mains, les pieds ou les ailes! Paul Meurice vous a-t-il dit que tout un système quasi-cosmogonique, par moi couvé et à moitié écrit depuis vingt ans, avait été confirmé par les tables avec des élargissements magnifiques? Nous vivons dans un horizon mystérieux qui change la perspective de l'exil,—et nous pensons à vous, à qui nous devons cette fenêtre ouverte.

«Les Tables nous commandent le silence et le secret. Vous ne trouverez donc dans les Contemplations rien qui vienne des Tables, à deux détails près, très importants, il est vrai, pour lesquels j'ai demandé permission (je souligne) et que j'indiquerai par une note [196]

Hélas! l'homme propose et c'est trop souvent la mort qui dispose. Les Contemplations, qui devaient paraître au printemps de 1855, ne parurent qu'en 1856, quand Mme de Girardin n'était plus de 201 ce monde. C'est pour cela, sans doute, que Victor Hugo supprima la note et les détails relatifs aux tables tournantes de son illustre amie [197]. Mais il mit à la place quelque chose qui vaut infiniment mieux pour sa mémoire. Ouvrez le premier volume de ces Contemplations, vous y trouverez les vers suivants sous les initiales D. G. D. G. (Delphine Gay de Girardin), qui la désignent au lecteur averti:

Jadis je vous disais: Vivez, régnez, Madame!

Le salon vous attend, le succès vous réclame!

Le bal éblouissant pâlit quand vous partez!

Soyez illustre et belle! Aimez! riez! chantez!

Vous avez la splendeur des astres et des roses!

Votre regard charmant, où je lis tant de choses,

Commente vos discours légers et gracieux.

Ce que dit votre bouche étincelle en vos yeux.

202

Il semble, quand parfois un chagrin vous alarme,

Qu'ils versent une perle et non pas une larme.

Même quand vous rêvez, vous souriez encor.

Vivez, fêtée et fière, ô belle aux cheveux d'or!

Maintenant vous voilà pâle, grave, muette,

Morte et transfigurée, et je vous dis:—Poète!

Viens me chercher! Archange, être mystérieux,

Fais pour moi transparents et la terre et les cieux!

Révèle-moi, d'un mot de ta bouche profonde,

La grande énigme humaine et le secret du monde!

Confirme en mon esprit Descarte ou Spinosa!

Car tu sais le vrai nom de celui qui perça,

Pour que nous puissions voir sa lumière sans voiles,

Ces trous du noir plafond qu'on nomme les étoiles!

Car je te sens flotter sous mes rameaux penchants;

Car ta lyre invisible a de sublimes chants!

Car mon sombre Océan, où l'esquif s'aventure,

T'épouvante et te plaît; car la sainte nature,

La nature éternelle, et les champs et les bois

Parlent à ta grande âme avec leur grande voix.

Heureux ceux dont la mort peut inspirer de tels accents! Ces vers auraient donné l'immortalité à Delphine, si elle ne l'avait déjà possédée de par quelques œuvres de son propre fonds, comme Napoline, la Joie fait peur, et le Chapeau d'un horloger.

203

CHAPITRE IV
DELPHINE ET BALZAC

§ I.—Lettre inédite de Lamartine sur Balzac.—Figaro du génie.—Où se cachait Balzac en 1840.—Une anecdote de Werdet à ce sujet.—Les Ressources de Quinola.—Balzac, Lautour-Mezeray et Auger.—Ernest Sain de Bois-le-Comte.—Balzac rue Cassini.—Il collabore à la Mode et au Voleur.—Ses premières difficultés avec Emile de Girardin.—Mme de Girardin met la paix entre eux.—Lettres inédites de Balzac et de Delphine.—«La taupinière des Gay».—La Brouille.—Pour ramener le romancier, Delphine écrit la Canne de M. de Balzac.—Une canne monstre.—Réclame et reliquaire.—Une miniature d'Eva Hanska en costume d'Eve.

§ II.—La Canne de M. de Balzac le réconcilie avec les Girardin.—«Faites un grand et beau livre!»—Delphine courriériste de la Presse.—Elle passe la direction du feuilleton à Théophile Gautier.—Lamartine veut pousser Balzac à l'Académie.—Pourquoi Balzac n'y fut jamais élu.—Un mot de Berryer.—Deux billets inédits de Théophile Gautier.—Balzac et la politique.—Le roman des Paysans et la Reine Margot.—La guerre éclate entre Balzac et Emile de Girardin.—Leur correspondance à propos des Paysans.—Balzac liquide son compte avec la Presse.—Une saisie-arrêt d'Emile de Girardin.—La rupture finale.—Delphine en apprenant la mort de Balzac s'évanouit.

204

I

Lamartine écrivait un jour à Mme de Girardin:

«Voici Balzac qui me demande réponse sans me donner d'adresse. J'ai recours à vous, vous qui savez tout, même où se cache un homme de génie.

«Il s'agit d'une loge pour l'applaudir. Je veux la prendre. J'aurai assez de fortune et d'amitié pour la remplir si vous y venez ce soir-là. J'aurai même assez de gloire s'il triomphe. J'aime Balzac. C'est le figaro du génie. Mais ne lui dites pas son nom.

«Adieu! J'arrive de la campagne, sans cela j'irais vous voir, mais, ô migraine, tu es mon mal.

«Mille tendresses respectueuses.

«LAMARTINE [198].

«Dimanche soir.»

Cette lettre n'est pas datée, mais je ne crois pas me tromper en disant qu'elle est du 13 mars 1842. A cette époque, Delphine était, en effet, une des rares personnes sachant où Balzac se cachait à cause de ses dettes. Lireux lui-même, qui dirigeait le théâtre de l'Odéon, ignorait sa retraite, et l'on a raconté qu'au moment de répéter la pièce intitulée les Ressources de Quinola, qui devait passer le 205 206 19 mars 1842, Lireux lui ayant demandé où lui adresser le bulletin de répétition, Balzac lui répondit:

—«Avez-vous un garçon de théâtre intelligent, discret?

—Parfaitement.

—Eh bien, voici ce que devra faire ce garçon. Muni de mon bulletin de répétition, il se rendra, chaque matin, aux Champs-Elysées.

—Aux Champs-Elysées? s'écria Lireux.

—Oui, vers l'Arc de l'Etoile, et au 20e arbre, à gauche, au-delà du rond-point; il verra un homme qui fera semblant de chercher un merle dans les branches.

—Un merle? dit Lireux.

—Un merle ou tout autre oiseau!... Alors, votre garçon s'approchera de cet homme et dira: «Je l'ai.» Cet homme lui répondra: «Puisque vous l'avez, qu'attendez-vous?»—Sur cette réponse, votre garçon lui donnera le bulletin de répétition et s'en ira.»

Lettre de Lamartine

Werdet, qui a mis cette histoire en circulation, aurait mieux fait de se taire [199].

La vérité, c'est que, de 1836 à 1840, Balzac qui, comme la souris, avait plusieurs trous pour ne pas être pris, se faisait adresser ses lettres à M. A. de Pril (nom de son domestique), rue des Batailles, 13, à Chaillot, ou encore à Mme veuve Durand [200], même 207 rue, et qu'à partir de 1841 il habita tantôt au no 47 de la rue des Martyrs, et tantôt au no 19 de la rue Basse, à Passy [201], sans parler des Jardies, sa fameuse maison de campagne, où l'architecte, qui n'était autre que lui-même, avait oublié l'escalier.

Lamartine avait rencontré pour la première fois Balzac à la table de Delphine, au mois de juin 1839. Il relevait d'une maladie pendant laquelle il n'avait «vécu» que des romans de la Comédie humaine, et c'est pour remercier Balzac du bien qu'il lui avait fait, qu'il avait prié Delphine de l'inviter à dîner avec lui [202]. Mais il y avait longtemps déjà que le grand romancier connaissait Emile de Girardin. D'après une lettre écrite par celui-ci à Armand Baschet, le 22 décembre 1851, c'est en 1829 que Levavasseur, qui venait de publier la Physiologie du mariage, lui présenta Balzac. Quelque temps après, l'auteur de ce livre lui apportait un article intitulé El Verdugo, qui parut dans la Mode, où collaboraient Delphine et sa mère [203].

208 Emile de Girardin avait alors pour associé Lautour-Mezeray, fils d'un notaire d'Argentan dont il avait fait la connaissance en Normandie et avec qui il avait fondé le Voleur. C'était un jeune homme de vingt-trois ans [204], d'apparence frêle. «Son visage avait des traits fins, son regard était vague, une sorte de pâleur qui n'avait rien de maladif lui donnait de la distinction, mais sa parole nette et son accent ferme annonçaient une énergie de volonté précoce et de la soudaineté dans ses résolutions.»

Les cabinets de rédaction des journaux, grands ou petits, ont cela de bon qu'on y retrouve souvent d'anciens amis qu'on avait perdus de vue. A peine Balzac était-il entré à la Mode, qu'il renoua connaissance avec Hippolyte Auger, dont il avait imprimé, en 1828, le Gymnase, organe éphémère des Saint-Simoniens nuance Buchez, et avec Ernest Sain, un de ses camarades du collège de Vendôme, Tourangeau comme lui, qui se faisait appeler Bois-le-Comte, depuis, disait Balzac, qu'il avait cessé d'être sain [205].

209 Auger raconte en ses Mémoires que Balzac, après avoir jeté son brevet d'imprimeur aux orties, s'était réfugié, rue Cassini, dans une maison dont le jardin avait une petite porte sur la place de l'Observatoire.

«Cette habitation, dit-il, protégeait une intimité mystérieuse avec une belle dame que j'aperçus un jour et qui me sembla sèche et laide, motif bien certain du mystère; et pour y avoir les illusions du luxe et de l'élégance, attelage ordinaire de sa pensée, il s'était fait l'artisan des choses. Henri de Latouche [206] et moi l'aidâmes à tendre un salon avec du calicot bleu bien lustré qui jouait la soie, et vraiment tous trois nous faisions merveille: «On est toujours ce qu'on veut être», disait le lion de cette cage en se cognant sur les doigts.

«Il cessa de s'y plaire, malgré les bosquets du jardin, et nous proposa, à Bois-le-Comte et à moi, de nous établir ensemble dans un petit hôtel. Son imagination avait très minutieusement procédé à l'arrangement de ce projet, où les armoiries des deux nobles familles, réciproquement contestées, devaient figurer, et ce qui le fit avorter fut ma déclaration bien formelle de n'avoir pas d'écusson à mettre en vedette.»

On est toujours ce qu'on veut être. Si Balzac ne put jamais prouver sa noblesse, malgré ses prétentions 210 à la particule, il réussit d'assez bonne heure à devenir le grand écrivain qu'il voulait être, mais ce ne fut pas sous les auspices du jeune directeur de la Mode et du Voleur. Balzac et Emile de Girardin étaient tous les deux trop autoritaires et trop violents pour faire longtemps bon ménage ensemble. Le premier, tout en étant un bourreau d'argent, aurait cru se déshonorer en subordonnant son art à des questions de mercantilisme industriel. Le second n'estimait la littérature qu'autant qu'elle faisait aller ses affaires. Emile de Girardin avait donc demandé un jour à Balzac de lui donner des romans-feuilletons qu'on pût couper par tranches et sur un effet dramatique, comme ceux de Dumas et d'Eugène Sue. Mais Balzac lui avait répondu que c'était au-dessus de ses moyens. Et il en avait été d'autant plus contrarié que Delphine avait pris le parti de Balzac. Ce n'était pas la dernière fois que cela devait lui arriver. Chaque fois que, par la suite—car ils passèrent leur temps à se quereller, à se quitter et à se reprendre—chaque fois qu'Emile de Girardin eut à se plaindre de Balzac, il trouva devant lui Delphine pour l'excuser et prendre sa défense.

Leur première contestation sérieuse remontait à l'année 1834. Balzac, qui n'écrivait plus à la Mode, s'étant permis de reproduire ailleurs des articles qu'il avait donnés à ce journal, Emile de Girardin lui écrivit que ces articles étaient sa propriété et qu'il ne pouvait en disposer sans son consentement. 211 A quoi Balzac s'empressa de répondre qu'il s'arrogeait là un droit qu'il n'avait point. Il s'échauffa même jusqu'à lui dire des choses qui font sortir ordinairement l'épée du fourreau.

«Vous dites, riposta Emile de Girardin, que, du centre d'intérêts où je suis placé, je n'ai peut-être pas le temps de reconnaître les changements qui s'opèrent dans la situation des hommes. C'est ce que tous les parvenus disent à leurs amis, et je ne vous savais pas encore parvenu!

«Quant au plaisir que vous trouvez à être seul, chacun ses goûts, mon cher Balzac. Vous avez peut-être raison. Vous dites que votre nom ne peut plus être vendu ni acheté. Il fallait ajouter: par un éditeur de journal, pour distinguer d'un éditeur-libraire, car, autrement, la phrase n'est pas claire.

«Je ne comprends pas davantage cette phrase, tout homme d'esprit que vous me fassiez l'honneur de me croire:—«Vous saurez reconnaître qui de nous a le plus de fer dans ses pots.» Je ne savais pas encore qu'un pot fût la gaîne de votre épée.»

Cela donne le ton de la lettre de Balzac. Naturellement Delphine en eut connaissance aussitôt. Qu'allait-elle faire? Son rôle était assez difficile. Si elle donnait tort à Balzac, elle manquait au devoir de l'amitié; si elle lui donnait raison, elle manquait d'égards à son mari et aussi de justice. En femme d'esprit qu'elle était, elle leur donna tort à tous les deux, et quand elle crut que leur colère était passée, elle adressa cette lettre à Balzac:

212

«(Mars) 1834.

«J'ai laissé quinze jours à votre colère. Maintenant que vous devez être de sang-froid, je vous déclare que je trouve votre querelle absurde. Emile et vous n'avez pas le sens commun. En voilà assez. Redevenons bons amis, et ne perdez pas à vous bouder les beaux jours que nous pouvons passer à rire ensemble. Vous me devez un dîner pour celui que vous avez si généreusement refusé l'autre jour. Voulez-vous venir dîner avec nous dimanche, jour de Pâques [207]?

«Vous aurez pour convives deux arrivants de Normandie, M. Lautour (-Mézeray) et M. Génial. Ils ont eu des aventures à mourir de rire; ils seront de retour dimanche, pour dîner. Quel bonheur pour eux de vous trouver là! Venez. Ce sera de la bonne amitié,—ce sera mieux,—et ce sera de l'esprit! Et puis Mme O'Donnell, qui est malade, se lèvera ce jour-là pour vous voir. Elle prétend que votre vue seule la guérira.

«Mille amitiés.

«G(AY) DE GIRARDIN [208]

Un autre que Balzac aurait accepté l'invitation de Delphine, ne fût-ce que pour lui tenir compte de ce qu'elle avait fait jusque-là pour lui, et, par exemple, de s'être mis «un peu de noir aux doigts» en 213 écrivant, en 1832, la préface ratée qu'il lui avait demandée pour ses Etudes de femmes. Mais il avait la tête si près du bonnet, et l'aversion si prompte, il avait été si mortifié de la lettre d'Emile de Girardin que, sans prendre le temps de réfléchir, il avait sur-le-champ écrit à Mme Hanska qu'il se brouillait «à peut-être se battre, mais avec bonheur, avec lui». Et ce qui prouve que cela partait du cœur, c'est que le jour de Pâques, au lieu d'aller dîner chez Delphine, il mandait encore à l'Etrangère:

«J'ai dit adieu à cette taupinière des Gay, des Emile de Girardin et compagnie. J'ai saisi la première occasion, et elle a été si favorable que j'ai rompu net. Il a failli s'ensuivre une affaire désagréable; mais ma susceptibilité d'homme de plume a été calmée par un de mes amis de collège, ex-capitaine sous l'ex-garde royale [209], qui m'a conseillé. Tout a fini par un mot piquant (en réponse) à une plaisanterie [210]

Cependant il prit encore des gants pour décliner l'invitation de Delphine. Voici, en effet, quelle fut sa réponse:

«Je suis vivement touché, Madame, de votre aimable souvenir et de la bonne opinion que conserve Mme O'Donnell de ma présence. Mais je ne saurais accepter votre invitation. Il n'y aurait pas cette cause—que vous trouvez absurde—que les travaux et des occupations qui s'aggravent de jour 214 en jour ne me permettent plus d'être un homme sociable. Vous étiez une des quelques personnes que je me permettais de voir; ainsi vous devez juger de l'étendue de mes regrets. Je suis si las de tout ce qui n'est pas étude et silence, j'ai si peu de plaisir, que, pour renoncer à une personne dont la conversation amie et le commerce m'ont paru sincères, pour me refuser aux quelques bonnes heures, toujours trop rares, que je trouvais près de vous, il faut des déterminations où il n'y a ni entêtement, ni fausse susceptibilité. L'entêtement doit, je crois, prendre chez moi un autre nom, et la susceptibilité n'a jamais été le défaut d'un homme qui a autant d'indulgence que j'en ai, sans compter ma mollesse particulière en fait de douce existence.

«Ainsi donc, agréez mes souvenirs pleins de bienveillance, et les respectueux hommages que je suis heureux de pouvoir vous offrir directement.

«Votre dévoué serviteur

«DE BALZAC [211]

Que pensez-vous que fit Mme de Girardin après avoir lu cette lettre? Qu'elle prit son parti de la bouderie du romancier? Oh! que non! Elle se promit tout bas au contraire de le ramener bon gré malgré chez elle; et trois mois ne s'étaient pas écoulés, qu'elle profita d'une absence de son mari pour prier le boudeur à déjeuner.

«Vous trouverez, lui disait-elle, de beaux yeux 215 noirs qui vous feront mille agaceries délicieuses.»

Ces yeux noirs n'étaient autres que ceux de Mme O'Donnell. Quant aux siens, qui étaient bleus comme le ciel, Delphine, pour le quart d'heure, les mettait dans sa poche.

Mais le temps n'avait pas encore fait son œuvre. Balzac répondit à Delphine qu'il y aurait quelque chose d'illogique à se présenter chez elle, du moment qu'il s'abstenait d'y aller quand M. de Girardin s'y trouvait. En quoi m'est avis qu'il n'avait pas tort. Et il ajoutait:

«Les regrets que j'éprouve sont causés autant par les yeux bleus et les blonds cheveux d'une personne qui, je crois, est votre meilleure amie, et dont je ferais volontiers la mienne, que par ces yeux noirs coquets que vous me rappelez, et qui, en effet, m'ont impressionné; mais je ne puis [212]

En sorte que Delphine fut obligée, pour ramener l'infidèle, d'inventer tout un petit roman, si tant est que la Canne de M. de Balzac soit autre chose qu'une éblouissante fantaisie. On en connaît l'intrigue légère.

Tancrède Dorimont—le beau jeune homme éconduit trois fois pour sa beauté—est allé à l'Opéra, un soir qu'on jouait Robert-le-Diable. A peine était-il assis dans sa stalle d'orchestre, qu'un objet étrange attira ses regards. Sur le devant d'une loge d'avant-scène se pavanait une canne comme il n'en avait jamais vu, une canne-monstre, tellement colossale 216 qu'elle faisait songer à celle d'un tambour major.

Tancrède, intrigué, prend sa lorgnette et regarde longuement cette canne. C'était une sorte de massue terminée par un énorme pommeau enrichi de turquoises, d'or et de ciselures merveilleuses. Elle brillait cependant moins que les deux yeux noirs qui par instants flambaient au-dessus.

La toile se leva, le second acte commença, et l'homme à qui appartenait cette canne s'avança pour regarder la scène.

—Pardon, Monsieur, dit Tancrède à son voisin, oserais-je vous demander le nom de ce monsieur qui porte de si longs cheveux?

—C'est M. de Balzac.

—Lequel? L'auteur de la Physiologie du mariage?

—Ou, si vous le préférez, de la Peau de Chagrin, d'Eugénie Grandet et du Père Goriot.

—Merci mille fois, Monsieur.

Et Tancrède, tout en lorgnant de nouveau la canne, se dit à part lui: «Comment un homme aussi spirituel a-t-il une si vilaine canne? On dirait d'un fourreau de parapluie. Il doit y avoir quelque mystère là-dessous, mais lequel?»

C'est ce que je vais avoir l'honneur de vous dire.

Et d'abord n'allez pas vous imaginer—comme le donne à entendre Mme de Girardin—que Balzac ne tenait à cette canne que parce qu'elle avait la vertu de le rendre invisible, ni plus ni moins que 217 l'anneau de Gigès ou le rameau d'or de Robert le Diable. S'il était invisible rue Saint-Georges, ce n'était point la faute de sa canne; je crois même que Balzac ne lui avait donné ces dimensions énormes que pour être vu de plus loin et se faire mieux remarquer, les grands hommes ayant leurs faiblesses comme les autres.

Balzac avait beau avoir du génie et compter des admirateurs et des admiratrices dans le monde entier, cela ne suffisait pas à sa gloire. Il voulait, lui aussi, jeter de la poudre aux yeux, comme un simple «bourgeois de Paris», et il s'était fabriqué des quartiers de noblesse, il avait une voiture au mois et sa loge à l'Opéra, qu'on appelait la loge infernale, pour faire concurrence aux viveurs de l'époque et donner dans l'œil aux belles petites du boulevard de Gand.

Quant à sa canne, elle était à deux fins: article de réclame d'un côté, reliquaire d'amour de l'autre.

Werdet, son ancien éditeur, a raconté que c'est à l'Hôtel des Haricots, en donnant à dîner à des amis, que Balzac en avait conçu la première idée. C'est fort possible: la prison de la garde nationale a vu éclore des rêves plus extravagants que celui-là [213].

Mais où Werdet me semble avoir inventé une histoire, c'est quand il ajoute que Balzac voulut utiliser ainsi les bijoux et les pierres précieuses qu'il 218 recevait de tous côtés de l'admiration de ses lectrices. De tous côtés c'est beaucoup dire. Certes, Honoré de Balzac mit plus d'une tête de femme à l'envers avec ses créations romanesques, mais il ne fallait pas l'approcher de trop près, et s'il eut quelques bonnes fortunes, il n'inspira, je crois, qu'un grand amour, encore cet amour ne résista-t-il pas à l'épreuve du feu, j'entends de la possession. Or, c'est justement de ce côté-là que vinrent «les bijoux et les pierres précieuses» dont se servit l'orfèvre Gosselin pour ciseler et enrichir le pommeau de la canne de Balzac. Nous savons par une lettre de Mme Hanska [214] que le bracelet d'or orné de myosotis qui entourait le jonc de cette canne fut, à l'origine, un collier de jeune fille, mais quoi qu'elle en dise, «tout le mystère» de ce bâton de maréchal de lettres ne tenait pas dans ce souvenir. Ce qu'il y avait de réellement mystérieux dans la canne de Balzac, c'était la petite boîte fermée surmontant le groupe de singes qui en décoraient le pommeau.

219 Cette boîte ne contenait pas une natte blonde, comme le dit Werdet, mais un portrait de femme si décolletée que je m'explique l'affolement de Balzac, le jour où il crut avoir perdu sa canne. Figurez-vous Eva Hanska dans le costume d'Eve! Le nom évidemment appelait la chose, mais cette chose ne pouvait tout de même courir les rues et faire l'amusement des profanes. La preuve en est qu'après la mort de Balzac Eve quitta sa boîte, et nul ne sait ce que devint la jolie miniature.

II

La façon spirituelle dont Mme de Girardin avait parlé de Balzac à propos de sa canne ne pouvait pas le laisser indifférent. Il était absent de Paris quand parut le roman de Delphine. A peine était-il de retour qu'il lui écrivit la lettre suivante:

«Paris, vendredi 27 mai 1836.

Madame,

«Je ne suis arrivé qu'hier à Paris, et je n'ai pas voulu vous remercier de votre envoi sans avoir lu le livre.

«Vous avez trop d'esprit pour ne pas deviner les mille compliments de la vanité caressée, mais vous avez aussi trop de cœur pour ne pas savoir par avance tout ce que celui d'un vieil ami (car nous sommes de vieux amis, quoique nous ayons de jeunes 220 cœurs) vous garde de gracieusetés! Aussi vais-je vous parler de ceci en ami.

«Il y a là le même esprit fin et délicat qui m'a ravi dans le Marquis de Pontanges [215]. Mais, je vous en supplie (prenez garde); en voyant d'aussi riches qualités dépensées sur des mièvreries (comme sujet) je pleure. Vous êtes une fée, qui vous amusez à broder d'admirables fleurs sur de la serge. Vous avez une immense portée dans le détail, dont vous n'usez pas pour l'ensemble. Vous êtes au moins aussi forte en prose qu'en poésie, ce qui, dans notre époque, n'a été donné qu'à Victor Hugo. Profitez de vos avantages. Faites un grand, un beau livre. Je vous y convie de toute la force d'un désir d'amant pour le beau.

«Mme O'Donnell est, je crois, un excellent critique, et un esprit très distingué. Bâtissez à vous deux (ne croyez pas que je vous rabaisse en vous disant: mettez-vous deux, car je n'ai, pour mon compte, rien combiné sans soumettre mes plans à la discussion), bâtissez une forte charpente. Vous saurez toujours vous éloigner du vulgaire et du convenu. Soyez, dans l'exécution, tour à tour poétique et moqueuse; mais ayez un style égal, et vous franchirez cette désolante distance qu'il est convenu de mettre entre les deux sexes (littérairement parlant), car je suis de ceux qui trouvent que ni Mme de Staël ni Mme George Sand ne l'ont effacée.

221 «Que si j'assistais à ces conférences, ce serait un de ces jours rares que je ne connais plus, car le travail use et je deviens taciturne, bête, ennuyé, de tant d'efforts pour de si maigres résultats!

«Permettez-moi de croire que vous ne verrez dans mes observations que les preuves de l'amitié sincère que vous inspirez à ceux qui ont l'heureux privilège de vous bien connaître. Portez aux pieds de Mme O'Donnell une partie des hommages que je vous adresse collectivement, et croyez que, si le travail absorbe, il y a des moments où je me souviens que je suis votre tout dévoué.

«DE BALZAC [216]

Faites un grand, un beau livre! C'était également le conseil que Lamartine donnait à Mme de Girardin, mais, quels que fussent ses dons, je ne crois pas qu'elle était de force à effacer la distance dont parlait Balzac. Elle était trop femme, elle avait trop d'esprit pour faire une œuvre vraiment virile. Et personne ne fut étonné de lui voir prendre, peu de temps après, le masque de velours du vicomte Charles de Launay. En s'improvisant chroniqueur, elle cédait à une inclination naturelle, elle créait un genre où nul ne s'était encore essayé, où elle devait rester sans rival. J'ajoute que ses amis auraient eu bien tort de s'en plaindre, puisqu'elle les servit tour à tour dans son «Courrier» 222 de la Presse avec un zèle qui n'eut d'égal que sa bonne humeur.

Naturellement, Balzac, après ce que je viens de raconter, fit sa paix avec Emile de Girardin. Ils s'étaient brouillés pour une question de propriété littéraire. Au mois de novembre 1836, Emile, voulant se montrer beau joueur, autorisa Honoré à donner tout ce qu'il voudrait au Figaro, dès qu'il lui aurait remis la Torpille et la Femme supérieure, et cela malgré l'engagement pris par le romancier de ne rien écrire, jusqu'au mois de juin 1837, pour aucun autre journal que la Presse. Mais, avec eux, une difficulté n'était pas aplanie, qu'un mauvais génie en faisait surgir une autre. A peine Balzac avait-il livré la Torpille à Emile de Girardin, que celui-ci, prétextant des nombreuses réclamations que lui avait attirées la publication de la Vieille Fille, lui demanda de choisir un «autre sujet qui fût de nature à être lu par tout le monde». Balzac ayant proposé la Haute Banque, premier titre de la Maison Nucingen, Emile de Girardin accepta cet échange, en exprimant le désir que l'on commençât à la fin de l'année 1836. Mais Balzac, qui avait coutume de faire imprimer ses romans en placards et de les corriger trois et quatre fois sur épreuves, avant de les livrer aux journaux, n'était pas encore prêt au mois de juin 1837—ce qui ne l'avait pas empêché, d'ailleurs, de se faire avancer par la Presse une somme de plusieurs milliers de francs.

223 Tant il y a que, de guerre lasse, Emile de Girardin refusa la Maison Nucingen, et publia, faute de mieux, le Curé de village, après avoir reçu de Balzac une lettre de protestation qui finissait ainsi:

«Quels que soient mes sentiments à votre égard, Monsieur, vous ne trouverez jamais rien chez moi qui ne soit conforme aux règles les plus strictes de la justice et je puis certes ajouter de la plus haute, délicatesse, car je vous laisserai toujours ignorer combien j'y ai sacrifié à propos de votre refus de la Maison Nucingen; mais, moi plus que tout autre, j'ai égard aux droits de l'amitié, même brisée.»

Pendant ce temps-là, Delphine, tout heureuse qu'elle était d'avoir reconquis son grand homme, ne savait quelles prévenances lui faire, et Balzac, qui n'était pas moins heureux d'avoir retrouvé sa grande amie, la payait de retour, allant des yeux noirs aux yeux bleus, qui lui souriaient à qui mieux mieux, sans laisser poindre les soucis que lui causaient ses perpétuelles discussions avec Emile.

Que si parfois il avait l'air de vouloir y faire allusion, Delphine s'empressait de lui fermer la bouche en lui disant: «Oh! non, je vous en prie. Adressez-vous à Théophile Gautier. Ce n'est pas pour rien que je l'ai chargé de la direction du feuilleton de la Presse. Ça ne me regarde plus, arrangez-vous avec lui.»

Et c'était vrai. Pour ne pas avoir d'histoires avec les romanciers, ses amis, elle avait conseillé à 224 son mari de céder la direction du rez-de-chaussée de la Presse à Théo, qui l'exerçait en général à la satisfaction des intéressés. Mais Théo ne faisait pas toujours ce qu'il voulait, et quand il s'agissait d'un feuilleton de Balzac, celui-ci avait de telles exigences que presque toujours le maître était obligé d'intervenir, la férule ou le marché à la main.

«Ma belle reine, écrivait une fois Théo à Delphine, si ça continue, plutôt que d'être pris entre l'enclume Emile et le marteau Balzac, je vous rendrai mon tablier. J'aime mieux planter des choux ou ratisser les allées de votre jardin [217]

A quoi Delphine avait répondu:

«J'ai un jardinier dont je suis très contente, merci; continuez à faire la police du palais [218]

C'était l'heure où Lamartine ne jurait, rue Laffitte, que par «le figaro du génie» qu'était à ses yeux Balzac. Nous avons vu que, pour charmer les loisirs que lui avait faits une maladie assez longue, le grand poète, sur le conseil de Delphine, avait lu une bonne partie des œuvres du grand romancier. 225 A partir de ce moment Lamartine ne pensa qu'à faire un sort à Balzac, en marge de la littérature. Sachant qu'il avait eu l'idée, quelques années auparavant, de briguer un siège à l'Académie, il lui offrit, en 1839, de lui servir de patron. Mais, tout en acceptant ces offres, Balzac sentit qu'il n'y avait rien à faire pour lui, tant que Victor Hugo ne serait pas assis sous la Coupole et il retira sa candidature devant la sienne. Deux ans après, toujours avec l'appui de Lamartine, il voulut se présenter au siège de Bonald, dont il se disait le disciple. Victor Hugo l'en dissuada. En 1844-45 il hésita encore à se porter à la place de Campenon et de Royer-Collard. Enfin, en 1849, quand il était en pleine gloire, il eut l'ambition légitime de succéder à Chateaubriand. L'Académie lui préféra le duc de Noailles. Et le soir même Victor Hugo écrivait dans son journal:

«J'ai voté pour Balzac, avec Empis, Pongerville et Lamartine. Puis je suis allé à l'Assemblée nationale. En y arrivant, j'ai rencontré Berryer qui m'a pris la main. Je lui ai dit: «Vous auriez bien dû nous tirer d'embarras.»—Berryer a repris: «Pour remplacer Chateaubriand, il vous fallait un grand talent, et vous ne l'aviez pas sous la main.»—Si! précisément, ai-je dit en la lui serrant.»

Ainsi, en 1849, aux yeux de Berryer, le grand talent qu'il fallait pour remplacer Chateaubriand n'était pas Balzac. J'aime mieux croire, pour l'honneur de l'Académie, qu'elle avait d'autres raisons 226 de lui préférer le duc de Noailles. Elle n'a jamais aimé les gens endettés, et le caricaturiste avait peint exactement la situation, qui, voulant dire son mot sur la candidature de Balzac, l'avait représenté sous les traits de l'aveugle du pont des Arts, recevant dans sa sébile l'obole des immortels.

C'est peut-être pour cela que Lamartine avait essayé, en 1845, de l'attirer dans la politique. Balzac écrivait alors à Mme Hanska:

«Lamartine veut plus que jamais que j'aille à la Chambre. Mais soyez tranquille, je ne dépasserai jamais le seuil de la mienne pour y entrer [219]

Le temps n'était plus où il aurait couru tout le pays à cette fin. Sa renommée littéraire en grandissant lui avait créé d'autres devoirs et lui avait donné d'autres satisfactions, au premier rang desquelles il mettait l'amitié de Delphine. Pourquoi faut-il qu'elle ait eu un mari si désagréable? Elle avait 227 beau se multiplier pour calmer les susceptibilités de l'un et les colères de l'autre, un jour vint où elle dut céder à la force des événements. C'était en 1847. Balzac, qui avait donné à la Presse, au mois de décembre 1844, la première partie de son roman les Paysans, ne pouvait se décider à écrire le reste. Pourquoi? pour plusieurs raisons dont celle-ci, que je trouve sous la plume de Théophile Gautier [220]. Pendant la publication des Paysans en feuilleton, le directeur de la Presse, ayant reçu plus de sept cents menaces de désabonnements, eut le tort impardonnable d'interrompre le roman de Balzac et de le remplacer par la Reine Margot, d'Alexandre Dumas.

Cette sorte de désaveu avait d'autant plus mécontenté Balzac qu'il était jaloux du traitement de faveur dont jouissait Dumas dans tous les journaux, voire à la Presse, et que c'était en vue d'obtenir des conditions d'argent égales aux siennes qu'il avait entrepris ce roman à grand orchestre.

Cependant il avait été convenu, entre lui et le gérant de la Presse, que la seconde partie des Paysans paraîtrait aussitôt après la Reine Margot. Dujarrier, ayant avancé neuf mille francs sur cet ouvrage, tenait à rentrer dans ses fonds. Sur ces entrefaites, Dujarrier fut tué en duel. Cette mort tragique, en rendant à Emile de Girardin la gérance du journal, ne fit que compliquer la situation.

228 Au mois de mars 1846, il écrivait à «mon cher de Balzac»:

«Le retard que vous mettez à donner à la Presse la suite des Paysans se prolonge si indéfiniment que, s'il ne doit pas y avoir un terme prochain, je renoncerai à publier la fin. Depuis que la Presse a commencé, en décembre 1844, à publier les Paysans, elle a vu ses abonnés s'augmenter de sept à huit mille. Quelle sera la position de ces abonnés, qui n'auront pas eu le commencement? En vérité, la Presse paie assez chèrement les feuilletons qu'elle publie, pour avoir le droit d'exiger qu'on ne la traite pas si légèrement.

«Rancune.

«ÉMILE DE GIRARDIN [221]

Rancune était de trop. Aussi Balzac s'empressa-t-il de relever ce mot malencontreux. Voici sa réponse:

«Passy, 16 mars 1846.

«Mon cher Emile,

«Si quelqu'un devait avoir de la rancune, ce serait moi.

«Dujarrier a interrompu la publication de l'introduction des Paysans dans l'intérêt purement pécuniaire de la Reine Margot, qui devait être publiée à jour fixe en librairie. Ce temps d'arrêt a été fatal à mes travaux, et mes voyages ont été nécessaires pour rétablir ma santé.

229 «Depuis mon retour, la Presse, annonce les Paysans après cinq ouvrages, en dernier. Et vous avez fait tomber sur les Paysans une note qui me donne tort vis-à-vis du public.

«Aujourd'hui je me vois si fatigué de mes travaux, qui ont terminé la première édition de la Comédie Humaine, que je prends un mois de vacances pour me rafraîchir la cervelle, car j'ai la conviction que je ferais peu de chose en voulant forcer la nature.

«En somme, les Paysans seront finis cette année. Ils peuvent paraître quand la session sera terminée, et, à mon retour, si cela ne vous convient pas, vous me le direz. Jamais les Deux Frères [222] n'ont souffert de l'interruption plus considérable qui a séparé la première partie du reste. Vos abonnés sont venus après la Reine Margot et la situation pour eux eût été la même, dans ce temps comme à présent.

«Présentez à Mme de Girardin mes hommages affectueux et mes adieux, car je pars aujourd'hui même pour Rome, et je reviendrai, bien chagrin, pour terminer la seule obligation que j'aie: celle d'achever les Paysans.

«Mille amitiés.

«DE BALZAC [223]

230 Balzac en prenait tout de même un peu trop à son aise. Mais Delphine, qui le savait mal pris de toutes les façons, en proie qu'il était à ses créanciers d'un côté, et de l'autre aux exigences de Mme Hanska, laquelle, étant venue le voir à Paris, ne le quittait pas d'une minute, Delphine avait obtenu de son mari qu'il le laisserait tranquille quelque temps encore. Et pour faire attendre les Paysans, Balzac avait remis au journal la Dernière incarnation de Vautrin.

Mais tout a une fin, la patience comme le reste. Au mois de juillet 1847, Emile de Girardin, las des temporisations de Balzac, lui écrivit qu'il ne publierait certainement pas les Paysans, s'il n'avait pas un compte à éteindre, la Dernière Incarnation de Vautrin n'ayant pas répondu à son attente.

«Si donc, lui disait-il, vous pouvez sans vous gêner rembourser à la Presse ce qu'elle vous a avancé, je renoncerai volontiers aux Paysans

Mis ainsi au pied du mur, Balzac bondit sous l'injure, faite à son amour-propre d'auteur, et, quels que fussent alors ses embarras d'argent, il répondit à Emile de Girardin qu'il était prêt à le rembourser:

«Il n'y a point la moindre équivoque, lui mandait-il, le 14 juillet 1847.

«Vous m'avez écrit que vous ne vouliez point des Paysans, que vous ne les donniez que parce que j'étais débiteur de la Presse, et qu'il y avait pour ainsi dire force majeure.

«Je vous ai répondu que je ne pouvais pas accepter 231 une pareille proposition. Je la regarde comme une injure, et je n'en souffre de personne. Comme celle-ci ne concerne que mon talent d'écrivain, je n'ai qu'une manière de vous la laisser, c'est de verser la somme dont je serai reliquataire, une fois mon compte établi. C'est ce qui sera fait dans un espace de temps qui ne dépassera pas vingt jours.

«Demain, 15 juillet, j'irai demander mon compte à M. Rouy, l'examiner avec lui, et je ferai mes versements en écus dans l'espace de temps que j'indique.

«J'ai pris la liberté fort naturelle de vous dire que la copie composée du temps de Dujarrier et lors de la publication (des premiers chapitres) des Paysans réduit de beaucoup l'avance, ce qu'il est facile de vérifier. Cela veut dire que c'est vous qui ne voulez pas de l'ouvrage. Je pose les faits comme ils sont. Je n'ai de ma vie équivoqué. Je regarde, contre votre opinion, mon manuscrit et mon œuvre comme excellents, ET JE NE FERAI PAS COMPTER CE QUE VOUS N'EN PUBLIEZ POINT, quoique cela soit écrit et composé pour la Presse et à la Presse.

«Je crois tout ceci assez clair pour que nous n'échangions plus de notes à ce sujet.

«Vous pouvez avoir personnellement une opinion sur la Dernière Incarnation de Vautrin. Mais ce n'est pas à la Presse, c'est à l'Epoque à trouver l'ouvrage mauvais. Il n'était pas destiné à votre journal; il était composé, vous l'avez eu à examiner; vous pouviez le refuser! Quant à l'œuvre en 232 elle-même, le temps donnera tort à ceux qui la trouvent mauvaise. C'est mon droit de démentir ces jugements, non pas par des défenses élogieuses, mais par mes écrits subséquents.

«Cette dernière observation était nécessaire, car vous avez l'air de ne pas vouloir publier les Paysans à cause de la Dernière Incarnation de Vautrin.

«DE BALZAC [224]

Nous avons dit qu'en 1844 Dujarrier avait avancé neuf mille francs à Balzac sur le prix total des Paysans. Au mois de juillet 1847, défalcation faite du prix des chapitres parus, Balzac était redevable à la Presse de 5.221 fr. 85 sur lesquels il versa en deux fois, le 5 août et le 1er septembre, la somme de 4.500 fr. On lui donna trente jours pour s'acquitter du reste, soit 721 fr. 85 c. Mais il partit dans l'intervalle pour l'Ukraine, et le caissier du journal s'abstint de lui réclamer quoi que ce soit jusqu'au 18 avril 1848.

A cette époque, la Révolution de Février l'avait littéralement mis à sec. Au lieu de demander du temps, qu'on lui eût sans doute accordé, Balzac reprit tranquillement le chemin de l'Ukraine, pensant qu'on lui tiendrait compte de ses versements antérieurs. Mal lui en prit. A peine avait-il quitté Paris que M. de Girardin, se vengeant de son silence, eut le front d'adresser au président du 233 tribunal civil une requête en autorisation «de former opposition entre les mains des directeurs et administrateurs du Théâtre-Français sur le sieur Honoré de Balzac, pour sûreté de la somme de 721 fr. 85» qu'il restait lui devoir. Cette opposition portait sur les recettes futures de Mercadet, qui était alors en répétition à la Comédie.

Balzac averti désintéressa la Presse, et ce fut à tout jamais fini entre lui et M. de Girardin.

Quant à Delphine, si vous me demandez ce que devint son amitié avec Balzac, je vous répondrai: Hélas! depuis que les yeux noirs de Mme O'Donnell s'étaient fermés à la lumière du jour, les yeux bleus de Delphine avaient perdu pour Balzac une partie de leur charme, et ce qui en restait s'évanouit dans cette malheureuse affaire.

Ce qui n'empêche que, lorsque Balzac mourut, Delphine s'évanouit en apprenant cette triste nouvelle.

234

CHAPITRE V
DELPHINE ET RACHEL

§ I.—Les débuts de Rachel à la Comédie-Française.—Comment Delphine en parla dans la Presse.—La première visite de Rachel à Delphine.—Rachel à l'Abbaye-aux-Bois.—Rachel à Londres.—Accueil que lui fit la reine d'Angleterre.—Lettres inédites de Rachel à Buloz et à Mme de Girardin.—Rachel à Bordeaux.—La tragédie de Judith.—Première représentation de cette pièce.—Ce qu'en pensait Paul de Saint-Victor.

§ II.—Rachel à Rouen.—«Son grand nigaud de fils de Dieu!»—Une histoire de guitare racontée par Mme Hamelin.—Rachel à Marseille.—Méry se fait son chevalier servant.—Pendant une représentation de Bajazet.—Rachel à Nantes.—Un huissier d'Angers la somme de jouer dans cette ville.—La Cléopâtre de Mme de Girardin à la Comédie-Française.—Lamartine offre à Rachel un exemplaire de ses Girondins.—Opinion de Mme d'Arbouville sur la Cléopâtre de Shakespeare et celle de Mme de Girardin.—Ce que Lamartine écrivait à Delphine après avoir vu sa pièce.

§ III.—Rachel quitte la Comédie-Française.—Ce qu'elle écrit à Mme de Girardin pour expliquer sa résolution.—Un vrai mémorandum.—Crémieux secrétaire de Rachel.—Brouille et réconciliation de la tragédienne avec son avocat-conseil.—L'anarchie à la Comédie en 1849.—Merle candidat de Rachel à la direction de la Maison de Molière.—Rachel dans Angelo.—Lady Tartuffe à Paris et à Londres.—Ce que Victor Hugo écrivait à ce sujet à Mme de Girardin.—Exilé, 235 pestiféré!—Rachel après la mort de Mme de Girardin.—Son départ pour l'Egypte.—Sa mort au Cannet.

I

Rachel avait débuté, le 12 juin 1838, à la Comédie-Française, dans le rôle de Camille, la sœur des Horaces. Mme de Girardin, qui, par goût et par devoir, depuis qu'elle rédigeait, à la Presse, le «Courrier de Paris», se faisait volontiers l'écho de tous les bruits qui en valaient la peine, attendit, pour s'occuper de la jeune débutante, que Musset eût pris sa défense contre celui qui l'avait lancée [225],—car elle avait eu le malheur de déplaire à Jules Janin dans le rôle de Roxane, et il le lui avait dit un peu durement. Pourtant, avant Roxane, Rachel avait joué déjà Hermione, Eriphile, Monime, et, comme l'écrivait le vicomte de Launay, Racine était la grande passion de Delphine. Ses vers chéris gardaient encore le parfum des belles années où elle s'en inspirait; ils vivaient tout-puissants dans sa mémoire. Mais le théâtre alors ne l'attirait que médiocrement: elle avouait, un jour, n'être encore allée au spectacle, en cette année-là, qu'une seule fois, le 8 novembre, à la 236 première représentation de Ruy-Blas, par amitié pour Victor Hugo.

Cependant Rachel ne perdit rien pour attendre, et voici en quels termes Mme de Girardin parla de ses débuts, le 24 novembre 1838:

«...Mademoiselle Rachel?

«Nous ne l'avons pas encore vue, mais d'avance notre bienveillance lui est acquise. Ses détracteurs prétendent que son immense succès est une affaire d'association nationale. «Mademoiselle Rachel est juive, disent-ils, et chaque fois qu'elle joue, la moitié de la salle est occupée par ses coreligionnaires. Ils agissent avec elle comme avec Meyerbeer, avec Halévy. A l'Opéra, voyez les jours où l'on donne les Huguenots et la Juive: toutes les places qui ne sont pas à l'année sont prises par les juifs.» Cela est vrai, et nous ne pouvons nous empêcher d'admirer cette belle union de tout ce peuple qui se parle et se répond d'un bout du monde à l'autre, qui se comprend avec une si prodigieuse rapidité, qui relève un de ses fils malheureux à son premier cri, et qui court chaque soir applaudir en foule celui de ses enfants qui se distingue par son génie. Cela fait rêver. N'avoir point de patrie, et garder un sentiment national si parfait! quelle leçon pour nous, qui nous desservons mutuellement sans cesse, qui nous détestons si bien, et qui pourtant sommes si fiers de notre belle France! Faut-il donc des siècles d'exil et de persécution pour que les enfants d'une même terre apprennent à s'aimer 237 entre eux? Peut-être!... Quoi qu'il en soit, mademoiselle Rachel obtient un succès mérité, les triomphes factices n'ont pas cet ensemble et cette durée. D'ailleurs nous entendons chaque soir vanter la jeune tragédienne par des juges qui nous inspirent la plus grande confiance, de vieux amateurs de tragédie qui ont vu Talma, qui ont applaudi mademoiselle Raucourt, mademoiselle Duchesnois, et qui ne sont pas juifs du tout.»

N'est-il pas vrai que cette tirade eût fait merveille, il y a quelques années, si quelqu'un s'était avisé de la jeter dans la mêlée des partis, au fort d'une certaine affaire?... Je ne sais quelle impression elle fit sur la colonie juive d'alors, mais Rachel, qui lisait tout ce qui pouvait l'intéresser, en fut très reconnaissante à Mme de Girardin, et c'est de là que datent leurs premières relations. Relations de politesse et d'admiration d'abord, de sympathie et d'amitié ensuite.

Le 26 novembre 1838, Mme de Girardin écrivait à Lamartine:

«J'ai reçu aujourd'hui la visite de mademoiselle Rachel: elle est charmante et a tout à fait grand air. On ne dirait jamais la fille de bohémiens [226]

Oh! non, et quand elle voulait, Rachel aurait pu rendre des points à plus d'une grande dame pour la distinction. Je dis: «quand elle voulait», car il y avait deux femmes en elle, et pas n'était besoin de 238 la gratter pour retrouver la petite fille des rues, la gamine mal embouchée, l'enfant terrible. Il suffisait d'être admis dans son intimité. C'est même ces deux faces de sa nature heureuse et primesautière qui la rendaient si amusante et parfois si insupportable. Mais à Mme de Girardin elle ne se montra jamais que par ses beaux côtés, ayant toujours vécu avec elle sur le pied d'une amitié distante et respectueuse.

Les premières lettres qu'elles semblent avoir échangées remontent au mois de juin 1841, c'est-à-dire au premier voyage que Rachel fit en Angleterre. Mais elles se fréquentaient depuis longtemps déjà, et je crois bien que ce fut Delphine qui ouvrit à Rachel les portes de l'Abbaye-aux-Bois. Chateaubriand, vieilli et plus ennuyé que jamais, n'allait plus au théâtre; Mme Récamier, pas davantage. Cependant ils auraient bien voulu entendre la jeune tragédienne dont tous les journaux et tous leurs amis faisaient l'éloge. L'occasion leur en fut donnée au mois de février 1841. A la suite des inondations de Lyon, Ballanche avait eu l'idée d'organiser un concert à l'Abbaye au profit des sinistrés. Mme Récamier s'en ouvrit à Mme de Girardin, qui lui promit le concours de Rachel. Et, le 10 février, on pouvait lire dans le feuilleton de la Presse, sous la signature du vicomte de Launay:

«Mlle Rachel a parfaitement dit le songe d'Athalie, et toute la scène avec Joas. Son succès a été complet. M. de Chateaubriand, M. le duc de 239 Noailles, M. Ballanche, toutes les illustrations de l'endroit, l'ont applaudie avec enthousiasme. On l'a trouvée très belle comme tragédienne et très jolie comme femme. Elle était mise à merveille: son costume, d'un goût exquis, tenait à la fois du salon et du théâtre; c'était une robe blanche garnie de chefs d'or et nouée autour du cou par un chef d'or, avec de longues manches flottantes; puis, dans ses beaux cheveux noirs, des bandelettes d'or. Ce n'était pas une Athalie sans doute: Athalie ne devait pas être si agréable; mais c'était une Cléopâtre, gracieuse jusque dans sa violence, séduisante jusque dans sa haine, délicate jusque dans sa cruauté.»

Retenez bien ce dernier membre de phrase: il contient en germe la première idée de la Cléopâtre de Mme de Girardin.

Quelques mois après, Rachel partait pour Londres et débutait sur le théâtre de la Reine dans la tragédie d'Andromaque. Elle y obtint un succès considérable et qui dépassa toutes ses espérances. Le 15 juin 1851, elle écrivait à M. Buloz, alors commissaire du roi près la Comédie-Française:

«Je n'ai pas douté un moment de l'intérêt que vous prendriez à mes succès. Je vous assure que j'en suis pleine de joie pour le théâtre plus encore que pour moi-même; croyez que je ne vois dans tous ces triomphes que de nouveaux encouragements pour me soutenir dans une carrière qui est désormais mon bonheur, ma vie. Vous désirez de 240 plus grands détails; mais que puis-je vous dire? Chacune des représentations a été pour moi la source d'un succès incroyable. Hermione, Roxane, Camille, Marie Stuart, tous ces rôles ont été si vivement applaudis que je ne sais, en vérité, auquel on a donné la préférence. Je crois pourtant qu'Hermione a produit le plus d'effet. Cet effet me semble du reste bien senti chez les Anglais. On a tort de croire qu'ils ne comprennent pas bien, je suis surprise de la manière dont ils saisissent les nuances, il me semble souvent, à tel passage d'un rôle, que je suis jugée par ce public parisien qui m'a comblée de tant de bontés. Les bouquets, les fleurs pleuvent sur le théâtre, on me traite en véritable enfant gâtée. C'est pour cela que j'ai renoncé au voyage de Marseille, voyage que les soins de ma santé me rendaient d'ailleurs trop pénible. Mon médecin redoutant beaucoup les chaleurs de juillet au Midi, moi me trouvant si bien dans cette ville, où je suis acclimatée, la Reine ayant absolument voulu donner au directeur les 15.000 francs de dédit pour payer à Marseille, je me suis décidée. Quant à mes projets, les voici: je quitterai Londres le 15 juillet; je ferai le voyage de Bordeaux, mais je serai rentrée à Paris, c'est-à-dire dans Montmorency [227], vers le 20 du mois d'août. Je consacrerai deux mois au repos et à l'étude. Ne croyez pas pourtant qu'à Londres même je reste inoccupée. Je sais Chimène, Frédégonde et Jeanne d'Arc. Je n'ai pas 241 encore composé mes rôles, mais je les sais et je me fais une grande joie de les créer tous trois cet hiver dans la salle que j'aime tant et que vous appelez si bien ma maison paternelle [228]

On vient de voir avec quelle générosité la reine d'Angleterre se conduisit envers Rachel. Non contente de payer son dédit à Marseille, elle voulut la recevoir chez elle, à Windsor, et à l'issue de la soirée où elle joua le 2e acte de Bajazet et le 3e acte de Marie Stuart, elle lui offrit un joli bracelet où son nom était gravé avec la date [229]. J'ouvre la Presse du 14 juin 1841 et je lis:

«Windsor, 10 juin.—Mlle Rachel est arrivée, cet après-midi, à Windsor; des appartements lui avaient été préparés à l'hôtel du Château. Le splendide banquet qui doit être donné ce soir par S. M., dans la grande salle Saint-Georges, sera de 102 couverts. La magnifique vaisselle plate de la couronne sera déployée à cette occasion et placée au-dessous de la galerie de musique. Au nombre des plats qui seront exposés, on remarque la précieuse tête de tigre (connue sous le nom de marche-pied de Tippo-Saïb), le superbe paon, orné de pierres précieuses d'une immense valeur, et le magnifique bouclier d'Achille. De chaque côté du buffet contenant la vaisselle, sont les bannières bleues de Tippo-Saïb, brodées de perles et de 242 joyaux d'un grand prix. La table du banquet sera brillamment éclairée par 200 bougies placées dans des candélabres d'un travail exquis. A chacun des vingt-quatre écussons qui se trouvent placés le long des murs de la salle sont fixées les lampes massives qui contiennent chacune quatre bougies. En résumé, l'illumination générale de la salle sera des plus magnifiques, car il n'y aura pas moins de 400 becs de lumière.»

Je me demande pourquoi tous les biographes de Rachel ont négligé la relation de cet événement. Il est pourtant assez glorieux pour elle!

Le lendemain du banquet de Windsor, elle écrivait à Mme de Girardin:

«Madame,

«C'est surtout loin de Paris qu'on se préoccupe de ce qui s'y dit et de ce qui s'y fait: je sais que vous avez fait et dit des choses bien obligeantes pour moi, j'éprouve le besoin de vous en remercier; les applaudissements que la bienveillance anglaise me prodigue en ce moment me seront surtout précieux si mes juges naturels de Paris consentent à les ratifier; et je sais que votre plume si spirituelle a bien voulu se faire l'écho des fêtes dont à Londres on veut bien m'honorer. J'en suis trop heureuse, Madame, pour ne pas vous écrire et pour ne pas vous prier de recevoir ici l'expression de mes sentiments de reconnaissance sincère et respectueuse [230]

243 Au mois de juillet suivant, Rachel, traversant Paris pour se rendre à Bordeaux, vit Mme de Girardin qui l'entretint de ses projets. Depuis qu'elle s'était exercée par l'Ecole des Journalistes, dont la censure avait interdit la représentation à la Comédie-Française, Delphine ne pensait plus qu'au théâtre et cherchait des sujets à la convenance et à la taille de Rachel. Le 24 juillet 1841, celle-ci lui mandait:

«Je suis préoccupée de ce que vous m'avez dit. Assurément, pendant mon séjour à Bordeaux, je ne manquerai pas de vous exciter par mes lettres à mettre la dernière main à votre œuvre. Je suis trop heureuse et trop fière de savoir par vous que mes lettres vous serviront d'aiguillon. Mon père ne me semble pas à portée de vous donner les indications nécessaires; mais j'ai pensé, Madame, à M. Crémieux, qui connaît parfaitement tous ces détails. Je suis sûre d'abord qu'il ne me refusera aucun renseignement, et bien sûre aussi qu'il sera charmé de vous les donner à vous-même et de m'accompagner chez vous à ma première visite. Pourtant, Madame, je ne veux lui en parler qu'après votre réponse. Je vous prie d'agréer l'expression de mes sentiments les plus dévoués [231]

De quoi s'agissait-il? De la tragédie de Judith, que Mme de Girardin avait entreprise en vue du Théâtre-Français. Auteur consciencieux, elle avait 244 voulu se documenter sur son héroïne et les mœurs juives, et elle avait tout naturellement pensé au père de Rachel. Mais le bonhomme ne connaissait à fond qu'une chose, l'argent, et c'est pour cela que Rachel avait adressé Mme de Girardin à Crémieux, son protecteur naturel et de tous les jours, qui, lui, avait des lettres, en plus des qualités de sa race. Elle écrivait de Bordeaux à Delphine le 9 août 1841:

«Je rêve Judith et l'auteur de Judith. Notre conversation revient souvent à ma mémoire, et j'espère que vous achèverez ce que vous avez si bien entrepris. Vous avez la bonté de vouloir que je vous encourage; j'en aurais de l'orgueil, si je ne comprenais toute votre modestie. S'il est vrai pourtant que ma promesse de me charger avec bonheur du rôle que vous voulez bien me destiner soit pour vous un motif de terminer votre ouvrage, croyez bien, Madame, que je ne vous ai pas même dit tout ce que je pense à cet égard. C'est pour moi que je vous prie de ne pas laisser un instant votre plume inoccupée. J'espère qu'à mon retour vous pourrez me lire un travail complet dans une grande partie.

«Je suis ici, Madame, entourée de la même bienveillance qui me suit partout. Je ne sais, en vérité, comment me rendre digne de tant de faveur. N'est-ce pas, Madame, que vous ne croyez pas que ceci est de ma part une fausse modestie? vous croirez que je dois être confuse d'une bonté si grande 245 et que je sais faire la part de l'intérêt, qu'inspirent ma jeunesse et le souvenir si récent de ma situation d'où l'on m'a vue sortir. Adieu, Madame; je voudrais vous écrire plus longuement, mais le temps manque à ma volonté. Je me consolerai, si vous voulez bien m'écrire vous-même que vous me gardez un souvenir et que vous agréez l'expression de mes sentiments les plus dévoués».

En ce temps-là, Rachel était, en effet, très modeste, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir conscience de sa valeur et de la faire sentir, le cas échéant, à ceux qui pouvaient l'oublier. Et comment ce sentiment lui aurait-il fait défaut, quand tout le monde la couvrait de fleurs et d'encens et quand ses camarades eux-mêmes lui répétaient sur tous les tons qu'elle avait sauvé la Comédie? Le temps n'était pas si loin où Corneille et Racine faisaient 400 francs de recette au Théâtre-Français. Maintenant il suffisait que le nom de Rachel fût sur l'affiche pour qu'on y encaissât le maximum [232]. On était plein d'égards pour elle, et, du moment qu'une pièce lui plaisait, on s'empressait de la reprendre, si elle appartenait au répertoire; de la recevoir et de la monter, si c'était une pièce nouvelle. Le 15 août 1841, elle écrivait encore de Bordeaux à Mme de Girardin:

246

«Je reviens à la charge, Madame. Il ne dépendra pas de moi certainement que cette belle Judith ne vienne se faire admirer sur le théâtre de la rue Richelieu, pendant le cours de cet hiver. Puisque vous me demandez souvent quelques lignes d'excitation, je ne manquerai pas à votre vœu, que je regarde comme un devoir pour moi. Croyez-le bien, Madame, je ne doute pas d'un grand succès pour vous, et je vous promets mon dévouement le plus absolu. Mais, hélas! qu'est-ce donc que mon opinion, à moi, si peu faite pour juger la portée d'une œuvre tragique? C'est vous qui comprendrez bien tout ce qu'il y a d'imposant et de grand dans votre ouvrage. Moi, je ne puis que vous dire les impressions que j'ai éprouvées et le désir que j'éprouve.

«Le public de Bordeaux me comble, comme le public de Londres m'a comblée. Camille, Hermione, Émilie, Roxane ont reçu le plus bel accueil. Mon Dieu! mon Dieu! pourvu que le public de Paris ne se refroidisse pas pour moi! C'est ma peur au milieu de ma joie. Je vous quitte, Madame, en vous priant d'agréer mes sentiments les plus dévoués.»

La «peur» de Rachel n'était ici qu'une façon de parler. Toutefois le public de Paris commençait à trouver qu'elle le négligeait et que ses vacances étaient un peu longues: il y avait cinq mois qu'il ne l'avait pas entendue! Enfin elle reparut au début d'octobre 1841; c'est par la lettre suivante qu'elle avait annoncé cette bonne nouvelle à Mme de Girardin:

247 Paris, 28 septembre 1841.

«Madame,

«En attendant que le public vienne applaudir Judith, voulez-vous permettre à Camille de vous convier pour jeudi à sa rentrée, à ses amours, à sa terrible mort? Vous comprenez mieux que personne combien j'aurai besoin, cette fois surtout, de reposer mes yeux sur des visages amis; et vous, Madame, si bonne pour moi, vous ne me refuserez pas de me donner des applaudissements, pour me préparer à en recevoir des autres quand je leur ferai entendre votre belle poésie. Vous voyez que j'ai lu votre dernière scène du second acte.

«Agréez, Madame, mes compliments les plus dévoués [233]

Mais Mme de Girardin ne se pressait pas de terminer sa pièce. On eût dit qu'elle avait le pressentiment que cet ouvrage ne ferait que passer sur la scène, en dépit de l'intérêt qu'y prenait son illustre interprète et du bruit qu'elle menait autour de lui dans le monde. Rachel lui écrivait, le 6 février 1843:

«Madame,

«Je suis souffrante et fatiguée; cependant il faut que je joue Phèdre demain; il faudra peut-être encore que je joue vendredi: la Comédie crie misère et me persuade que son salut est en moi. Je suis fière d'être sa planche de salut; mais, pour 248 le moment, j'en suis bien contrariée, car je dois tout me refuser pour ne pas manquer à mon devoir.

«Soyez, assurée, Madame, que sans cette circonstance rien ne me serait plus agréable que d'accepter votre aimable invitation. Je regrette d'autant plus de ne pouvoir m'y rendre que j'avais la perspective non seulement d'une très aimable société, mais encore de très beaux vers, et je vous avoue un faible égal pour tous les deux.

«Je m'occupe tous les jours de Judith; j'ai le désir d'en répéter quelques fragments, un jeudi, chez moi, en petit comité. Veuillez me dire si vous m'y autorisez. Si vous y trouviez le moindre inconvénient, ne me le cachez pas, je vous en prie [234]

Judith fut jouée pour la première fois le 24 avril 1843 et n'eut que peu de représentations. Pourtant Mme de Girardin y avait déployé des qualités de premier ordre et la pièce contenait de grandes beautés. Longtemps après, Paul de Saint-Victor aimait à citer le discours de Judith apprenant l'amour de la patrie à son peuple:

Oh! je vous apprendrai l'amour de la patrie!

Le plus saint des amours!... La patrie est le lieu

Où l'on aime sa mère, où l'on connaît son Dieu;

Où naissent les enfants dans la chaste demeure;

Où sont tous les tombeaux des êtres que l'on pleure.

En vain l'on nous condamne à n'y plus revenir,

Notre pieux instinct l'habite en souvenir.

249

Nous l'aimons malgré tout, même injuste et cruelle,

Et pour ce noble amour il n'est point d'infidèle.

La haïr dans l'exil c'est l'impossible effort;

Proscrit, nous revenons lui demander la mort.

Et nous mourrons joyeux, si l'ingrate contrée

Daigne garder nos os dans sa terre sacrée!...

Oh! ne repoussez pas des sentiments si beaux,

Défendez vos autels, défendez vos tombeaux!...

Donnez aux nations un éternel exemple!...

Soldats, peuple, aux remparts! Et vous, femmes, au temple!

Il fallait entendre Rachel dire ces vers! C'était l'âme de Delphine, de «la Muse de la Patrie», qui parlait par sa bouche. Que si les situations pathétiques et tout le talent de la tragédienne ne purent conjurer la chute de cet ouvrage plus lyrique que dramatique et qui sentait par trop l'inexpérience, il laissa du moins l'impression que l'auteur était né pour le théâtre et ne tarderait pas à prendre sa revanche. Et, en effet, quatre ans après, Delphine triomphait avec Cléopâtre.

II

Cependant Rachel continuait ses voyages à travers la France. Au mois de mai 1843, dès que Judith eut disparu de l'affiche, elle partait pour Rouen avec son «grand nigaud de fils de Dieu», comme Mme Hamelin appelait Walewski, et dans les circonstances que je vais rapporter. L'anecdote est typique et peint Rachel au naturel.

250 «Un jour donc qu'elle était allée chez une saltimbanque de ses amies, Rachel vit une horrible guitare accrochée: «Vends-moi cette guitare?—Vingt francs!—C'est dit.» Elle revient et accroche la guitare dans un intime cabinet.—«Qu'est-ce que cette guitare? dit Walewski.—Ah! ah! s'écrie Rachel.—Quoi donc?—Ah!—Mais enfin, cette guitare?—Ah! elle vient des temps misérables de mon enfance; je la garde pour me préserver de l'orgueil!—Donnez-la moi?—Jamais, c'est un talisman!—Je la veux à deux genoux.»

«L'échange est conclu, et le lendemain une agrafe magnifique est acceptée pour prix. La guitare est alors placée sur du velours, chargée de dates, d'inscriptions, et, huit jours après, la perfide amie vient demander on ne sait quoi à Walewski: elle reconnaît l'instrument, lit les inscriptions, éclate de rire, apprend tout à l'amant consterné, arrive aux preuves, et, malgré la conviction, la bouderie n'a duré que trois jours, tant la vanité tient le pauvre sot.»

Et Mme Hamelin, à qui j'emprunte cette anecdote, ajoute:

«Il est parti pour Rouen avec toutes les comédiennes du théâtre, leur a donné un festin pour les adieux. Il ne lui manquait que de porter la guitare sur le dos. O pauvre sang de Napoléon [235]!

251 Cela donne à penser qu'on ne s'ennuya pas à Rouen. Le 1er juin, Rachel écrivait à Mme de Girardin:

«Madame,

«Vous m'avez dit de vous rendre compte de mes pérégrinations lointaines, et je vous obéis, dussiez-vous maudire mille fois la mauvaise inspiration qui vous condamne aujourd'hui à déchiffrer mon griffonnage. Je suis assez contente de mon commencement. Le public rouennais qui a la réputation d'être difficile et la prétention de le paraître, a bien voulu se montrer indulgent à mon égard; il m'a applaudie, et il a fait un bien plus grand effort: il m'a écoutée. Or, vous savez sans doute que les habitants de cette bonne ville se promènent dans le parterre pendant la représentation et ne prêtent aux acteurs qu'une attention dédaigneuse. J'ai joué Phèdre d'abord, ensuite Marie Stuart, puis Polyeucte. Cette dernière pièce a surtout excité l'enthousiasme: tout l'honneur est au grand Corneille, bien entendu. Couronnes, bouquets, rien n'a manqué à la fête. Je devais partir aujourd'hui même pour Marseille, mais j'ai été obligée de résister aux instances réitérées de la direction, des abonnés, des collèges, etc.; je joue donc encore demain, et samedi je serai à Paris pour vingt-quatre heures seulement. Je ne sais si pendant ce court séjour j'aurai le temps d'aller vous remercier du charmant dîner auquel vous avez bien voulu m'inviter; en 252 tout cas, je compte sur votre bienveillance pour m'excuser. Vous seriez bien aimable de répondre à cette lettre à Marseille: une lettre de vous est trop précieuse pour que je vous en tienne quitte, et, d'ailleurs, si vous tenez à avoir la corvée de lire ma mauvaise écriture, il me faut un encouragement.»

Vingt jours après, nouvelle lettre, datée cette fois de Marseille:

«21 juin 1843.

«Les Marseillais sont charmants. Si leur enthousiasme pouvait être un peu moins bruyant, je les aimerais tout à fait. Ils ne détellent pas mes chevaux, à la vérité, mais ils empêchent ma voiture d'avancer. Pour revenir chez moi après le spectacle, je mets environ une heure à faire cent pas. La dernière fois que j'ai joué, espérant m'esquiver plus facilement à pied, je priai M. Méry de me donner le bras. A peine avions-nous franchi le seuil de la porte, nous fûmes reconnus aussitôt, poussés, pressés, étouffés par une foule toujours croissante. L'éloquence de mon chevalier échoua devant l'enthousiasme de ces bons Marseillais. Nous ne trouvâmes de salut que dans la boutique d'un chapelier dont la porte fut bientôt assaillie, et le commissaire de police vint nous offrir l'appui de son écharpe, escorté d'une vingtaine de soldats; mais je vous prie de croire que nous refusâmes dédaigneusement ce secours, et, confiants dans les sentiments de la 253 multitude, nous nous présentâmes à elle, lui demandant de nous livrer passage. Alors ce furent des applaudissements, des acclamations, un vrai triomphe; je parvins enfin à rentrer chez moi, très flattée, mais rendue, moulue, fondue, et promettant qu'on ne m'y reprendrait plus.

«Jusqu'à présent, c'est Horace qui a eu les honneurs; la scène muette a été particulièrement appréciée: franchement je n'attendais pas tant du public de Marseille. Je suis bien ingrate cependant de ne pas le porter aux nues, car il me témoigne son affection de toutes les manières. Le côté positif ne reste pas en arrière. Les recettes ont atteint un chiffre jusque-là inconnu, celui de 8.200 francs: j'en suis toute fière, quand on m'assure que celles de Talma n'avaient pas dépassé 5.500; il est vrai que les temps sont changés.

«Je ne finirai pas ma lettre sans vous raconter un petit trait d'audace qui me fait peur quand j'y repense de sang-froid. Au milieu d'une des scènes les plus vives de Bajazet, ne voilà-t-il pas qu'on s'avise de me jeter une couronne! Moi de ne pas y faire attention, voulant rester en situation, et le public de crier: «La couronne! la couronne!» Atalide, plus au public qu'à son rôle, relève la couronne et me la présente. Indignée d'une interruption aussi vandale, digne vraiment d'un public d'Opéra, je prends avec colère la malencontreuse couronne et je la jette brusquement de côté pour continuer Roxane. La fortune aime les audacieux; jamais 254 preuve plus forte de cet axiome: trois salves d'applaudissements accueillirent ce premier mouvement irréfléchi.

«Pardon mille fois de ce long griffonnage; j'espère qu'il aura pour effet de vous rappeler votre promesse de m'écrire.

«Agréez, Madame, la nouvelle expression des sentiments que je vous ai voués [236]

Comme tous les acteurs à la mode, Rachel ne pouvait se déplacer sans avoir toutes sortes d'aventures. Quelque temps après, étant à Nantes en représentation, elle reçut la visite d'un huissier d'Angers qui, la plume sur l'oreille et la bosse au dos, venait lui signifier, par exploit en bonne et due forme, d'avoir à jouer devant les Angevins. Et cela parce que Rachel avait, dans la conversation, lâché une parole en l'air, qu'un sieur Gombette, directeur du théâtre d'Angers, avait prise pour une promesse. Quelque neuve que fût cette façon d'être engagée, Rachel la trouva mauvaise et se révolta. Mais voilà que derrière le petit bossu d'huissier paraît Gombette lui-même qui, des menaces, passe aux larmes. Il pleurait à vous fendre l'âme. Pensez donc qu'il avait promis aux Angevins que Rachel jouerait devant eux! Quelle déception et quelle colère! Jamais il n'oserait reparaître à Angers. Ce que voyant, Rachel, qui était bonne fille, se laissa 255 toucher. Le lendemain elle jouait Andromaque dans la ville du roi René, et elle n'eut pas à s'en repentir. Elle écrivait à Mme de Girardin:

«J'ai été ravie de la salle, des spectateurs et des spectatrices dont le goût et la toilette m'ont rappelé le public de Paris.»

Et comme, au milieu de ces tournées triomphales, elle n'oubliait pas les intérêts de ses amis, elle ajoutait:

«Si vous étiez assez aimable pour jeter à la poste quelques lignes à mon adresse, envoyez-les à Lyon, où je serai dans peu de jours, et dites-moi ce que devient Cléopâtre

Ce que devenait Cléopâtre? On y travaillait lentement, Delphine étant accaparée par la politique, ses devoirs de femme du monde et les événements de la vie parisienne dont s'alimentait son «Courrier» de la Presse. Cependant Cléopâtre était assez avancée, en 1846, pour qu'elle songeât à la faire représenter. La veille du jour où elle devait la lire au comité du Théâtre-Français, Rachel lui adressait le petit billet suivant:

«Madame,

«Le temps est sombre, mais il n'y a plus d'orage. Plus tôt vous lirez Cléopâtre, mieux cela vaudra; pour ma part, vous savez le désir ardent que j'ai de jouer bientôt votre magnifique rôle. Je veux être du comité de lecture jeudi prochain; 256 quel est le Thésée assez fort pour m'en défendre l'entrée?»

Impossible de traduire avec plus de vigueur le sic volo, sic jubeo, mais Rachel n'eut pas besoin de faire son petit Jupiter: le comité de lecture, qui attendait impatiemment l'œuvre nouvelle de Mme de Girardin, reçut Cléopâtre par acclamation et, à quelques jours de là, Rachel mandait à son illustre amie:

«Chère Madame,

«Je vous envoie ma loge pour admirer le port majestueux de votre future Octavie. Voilà ce qui peut s'appeler être une véritable artiste, car enfin nous sommes rivales. Elle est plus belle, mais je me crois meilleure. Tout mon dévouement.»

Octavie, c'était Mlle Rimblot, dont personne ne se souvient aujourd'hui, mais en ce temps là quelques-uns l'opposaient tout simplement à Rachel qui, du reste, n'en était pas jalouse.

Sur ces entrefaites, la jeune tragédienne tomba malade. Le 11 février 1847, elle écrivait à Mme de Girardin:

«Avez-vous distribué tous les rôles de notre Cléopâtre? Je suis dans mon lit depuis mes évolutions avec le Vieux, mais le désir ardent que j'ai de dire bientôt vos beaux vers à mon public de la rue Richelieu me fait espérer un prompt rétablissement. Cette indisposition fâcheuse pour l'auteur du Vieux 257 de la Montagne [237] n'est point arrivée trop malencontreusement. J'avais besoin d'un peu de repos et de quelques jours de solitude pour achever de mettre Cléopâtre dans ma mémoire. Je viens d'envoyer au théâtre faire demander au copiste Lambin dit Alexandre mon cinquième acte. Dès que je serai en état de sortir, il faudra nous exiger de suite la mise en scène de votre ouvrage, et certes avec un peu de zèle on pourra le jouer vers la fin de mars ou le 3-5 avril. Voilà ma conviction. J'espère vous aller répéter mon rôle prochainement. Si vous vouliez vous charger de mes remerciements à M. Gautier (sic) pour sa bienveillance à me juger dans ma dernière création, je suis certaine que l'effet de ma reconnaissance lui serait bien mieux prouvé: c'est dans le journal la Presse que j'ai lu ses flatteuses louanges, je tâcherai d'en être digne en devinant l'auteur de Cléopâtre,

«Votre toute reconnaissante et dévouée

«RACHEL [238]

Heureusement que la maladie de Rachel fut de courte durée. Au mois de mars suivant, elle reparaissait sur la scène dans le rôle d'Athalie, et tel fut son succès que Lamartine voulut l'y voir. Elle écrivait alors à Mme de Girardin:

258 «Madame,

«Un rendez-vous que j'avais oublié me force de rester chez moi. Je vous envoie la loge que M. de Lamartine veut bien me faire l'honneur d'accepter. Quoique un peu souffrante et très fatiguée par les représentations suivies d'Athalie, je ferai tout mon possible pour ne point faire regretter à M. de Lamartine le temps précieux qu'il nous donnera ce soir.

«Recevez, Madame, l'expression de mes sentiments dévoués,

«RACHEL [239]

Lamartine fut si content de sa soirée que, le lendemain, il se présentait chez Rachel, et, ne l'ayant pas trouvée, lui laissait cette lettre:

Paris, avril 1847.

«Mademoiselle,

«Nous sommes allés, Mme de Lamartine et moi, vous exprimer notre admiration toute chaude encore de la soirée de la veille et vous remercier de cette occasion de plus que vous avez bien voulu nous procurer d'applaudir au génie de la poésie, sous la plus sublime et la plus touchante incarnation.

«Je retourne encore ce matin à votre porte, mais, dans la crainte de n'être pas reçu, je prends la liberté de vous y laisser un billet de visite en huit énormes volumes [240]. C'est la tragédie moderne qui se présente humblement en mauvaise prose à la 259 tragédie antique. Elle deviendra drame et poème à son tour, et, à ce titre, elle vous appartient de droit, car le drame est l'histoire populaire des nations et le théâtre est la tribune du cœur.

«Recevez, Mademoiselle, avec bonté ce faible hommage de l'enthousiasme que vous semez et que vous recueillez partout et permettez-moi d'y joindre l'expression de mes respectueux sentiments.

«LAMARTINE [241]

Le grand poète, en déposant au domicile de Rachel ce «billet de visite», ne se doutait pas que la lecture des Girondins allait enfiévrer l'âme de Rachel et que son enthousiasme se traduirait, en 1848, par le chant de la Marseillaise, sur la scène du Théâtre-Français. Car elle était «peuple», elle aussi, et elle prenait plaisir alors à s'entendre appeler et à signer «la citoyenne Rachel»,—comme en témoigne ce petit mot écrit par elle, un jour, chez le portier de l'hôtel de Delphine:

«Mlle Rachel était venue pour s'informer de la santé de Mme de Girardin et pour lui dire que l'ordre nous venait d'être donné de jouer une tragédie de circonstance,—que, Cinna ayant été choisi 260 pour ma rentrée, mes camarades m'avaient envoyée auprès de Mme de Girardin pour lui annoncer que Cléopâtre serait jouée pour la seconde rentrée de la citoyenne tragédienne.

«RACHEL [242]

Il s'agissait ici d'une reprise de cette pièce,—Cléopâtre ayant été représentée pour la première fois le 13 novembre 1847. Ce jour-là, l'auteur et l'interprète furent dignes l'un de l'autre. Cléopâtre n'est ni une tragédie, ni un drame, mais elle participe à la fois des deux profils du masque dramatique:—tragédie par la dignité de sa démarche, par l'éclatante pureté du style, par le fond sobre et simple sur lequel elle se détache; drame par sa ressemblance avec l'histoire, par la liberté de son allure, par ses fins et splendides détails d'intérieur, de costumes, de vie privée, par le rayon d'Orient qui la colore et l'éclaire. Quel magnifique tableau que celui du deuxième acte où Cléopâtre, couchée sur une estrade au milieu de sa cour de devins et de mages, attend Antoine, et s'ennuie, en l'attendant, de l'immense ennui des reines! Et quel effet produisait, soupirée par Rachel, cette élégie de la zone torride qui ouvre à l'imagination des espaces infinis de tristesse:

Oh! comme l'heure est lente!

Et que cette chaleur sans air est accablante!

Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur,

Pas une larme d'eau dans l'implacable azur.

261

Ce ciel n'a point d'hiver, de printemps ni d'automne,

Rien ne vient altérer sa splendeur monotone.

Toujours ce soleil rouge à l'horizon désert,

Comme un grand œil sanglant sur vous toujours ouvert.

De ce constant éclat l'esprit rêveur s'ennuie,

Et moi, pour voir tomber une goutte de pluie,

Iras, je donnerais ces perles, ce bandeau...

Ah! la vie en Egypte est un pesant fardeau!

Va, ce riche pays, à tant de droits célèbre,

Est pour moi, jeune reine, un royaume funèbre...

On vante ses palais, ses monuments si beaux,

Mais les plus merveilleux ne sont que des tombeaux.

Si l'on marche, l'on sent sous la terre endormie,

Des générations d'innombrables momies.

On dirait un pays de meurtre et de remords:

Le travail des vivants c'est d'embaumer les morts.

Partout dans la chaudière un corps qui se consume;

Partout l'âcre parfum du naphte et du bitume;

Partout l'orgueil humain, follement excité,

Luttant dans sa misère avec l'éternité...

Des peuples disparus qu'importent ces vestiges?

Art monstrueux! je hais tes vains et faux prodiges.

Tout dans ce pays, tout est odieux pour moi;

Tout jusqu'à ces beautés m'inspire de l'effroi,

Jusqu'à son fleuve illustre, énigme dans sa course,

Dont depuis trois mille ans on cherche en vain la source.

Son bonheur même a l'air d'une calamité,

Car le sombre secret de sa fertilité

N'est pas le don du sol, l'heureux bienfait d'un astre;

Cette fécondité naît encor d'un désastre:

Il faut pour qu'il obtienne un éclat passager

Que son fleuve orgueilleux daigne le ravager.

Il perdrait tout, sa gloire et sa fortune étrange,

Si ce fleuve, un seul jour, lui refusait sa fange.

Oh! c'est triste pour moi d'avoir devant les yeux

Toujours ce fleuve morne aux flots silencieux,

Et, regardant monter cette onde sans rivages,

De mettre mon espoir en d'éternels ravages!

C'étaient là de très beaux vers: or, d'un bout 262 à l'autre de la pièce le style éclate en cette magnificence. Je ne m'étonne donc pas que Lamartine, après avoir entendu Cléopâtre, ait écrit à Mme de Girardin:

«Jamais aucune femme n'avait eu ce triomphe tout viril depuis Vittoria Colonna, à qui vous ressemblez de traits, de génie et, je crois, aussi d'héroïsme [243]

Hélas! Rachel, après avoir partagé les ovations faites à l'auteur de Cléopâtre, se vit obligée de suspendre les représentations de cet ouvrage. Depuis quelque temps elle commençait à sentir les premières atteintes du mal qui devait l'emporter; elle éprouvait, par moments, une lassitude du corps et de l'âme, un dégoût de tout, qui se traduisait par 263 des crises de larmes. Et elle écrivait à Mme de Girardin le 13 décembre 1847:

«Non, je ne suis pas malade; mais, malheureusement je ne me sens pas toutes les forces que je voudrais avoir dans ce moment. On ne vous a pas dit vrai en disant que je ne voulais plus jouer, mais ce qui n'est que trop vrai c'est que je ne peux plus jouer ce que je voudrais et que j'aime mieux m'éloigner complètement de la scène que de paraître encore dans un autre rôle que celui de Cléopâtre, et je suis sûre, chère madame de Girardin, que vous vous ne douterez pas un instant de mes paroles quand je vous dirai que je ne me sens plus assez de force pour rendre votre beau rôle comme il doit être rendu.

«Quant à toutes les petites tracasseries du théâtre, nous devons, vous et moi (permettez-moi de m'associer à vous dans cette circonstance), nous mettre très au-dessus de leur atteinte. N'écrivez donc point à M. Buloz, et j'espère que bientôt nous pourrons prouver par des faits que le beau est toujours beau, et que le vrai mérite triomphe toujours de l'envie et des petites intrigues dont elle marche accompagnée [244]

Mais les tempéraments, les natures comme Rachel ont une force de résistance, un ressort inouïs. Jamais elle n'était plus près de se relever, de rebondir, que lorsqu'elle était accablée et paraissait anéantie. Ce n'est pas sans raison qu'elle avait pris pour 264 armes parlantes un ballon montant dans les nuages, avec cette devise: la tempête m'élève, une piqûre m'abat. Nous avons vu que la révolution de 48 lui rendit ses nerfs d'acier. Il ne fallut rien moins que les journées de Juin pour la chasser de Paris. Elle entreprit, à cette époque, une tournée en Bourgogne et voici la lettre qu'elle adressait de Dijon à Mme de Girardin, le 12 juillet 1848:

«Chère Madame,

«J'espère que vous ne doutez pas de la part que j'ai prise aux chagrins de toute sorte par lesquels vous venez de passer. Pendant que votre noble et pauvre mari était prisonnier, je n'osais vous écrire, dans la crainte que ma lettre ne fût décachetée à la poste peu discrète de Paris; mais j'avais de vos nouvelles par ma sœur Sarah et par quelques-uns de nos amis dévoués. Aujourd'hui que M. de Girardin vous est rendu, je veux vous assurer combien j'en suis heureuse, et je vous prie, Madame, en voulant bien me rappeler à son souvenir, de lui dire que, s'il a fait des ingrats dans la grande cité, la France entière, que je parcours en ce moment, sait lui rendre justice, et qu'il y a encore de bien nobles cœurs qui battent comme le sien pour la digne, grande et sainte cause. Que Dieu le garde: le chaos a besoin de plus d'une étoile [245]

265

III

Un an après, Rachel abandonnait la Comédie-Française, à la suite de ses démêlés avec le ministre de l'Intérieur, dont relevait ce théâtre, et elle expliquait sa détermination dans la lettre suivante, qu'elle adressait à son amie:

«Paris, le 14 octobre 1849.

«Madame,

«Avant de quitter la Comédie-Française, j'aurais voulu passer en revue tous les rôles de mon répertoire. J'aurais été heureuse d'acquitter ainsi ma dette de reconnaissance envers les auteurs à qui j'ai dû mes succès. Le temps m'a manqué pour exécuter mon projet. Forcée de faire un choix, j'avais demandé, entre autres reprises, celle de Cléopâtre. L'indisposition de M. Beauvallet ne m'a pas permis de jouer la pièce. Vous le voyez, Madame, dans cette circonstance encore j'ai été malheureuse et non pas ingrate. Je tiens à ce que vous le sachiez, afin que nulle interprétation fâcheuse ne vienne tenter de m'enlever une part de cette bienveillance que vous m'avez toujours témoignée et dont je suis fière. Que ne puis-je aussi facilement prévenir toutes les suppositions malveillantes auxquelles le bruit de ma démission donne lieu! 266 Que ne m'est-il permis surtout de parler au public comme je vous parle et de le faire juge de ma conduite! Je me sentirais forte alors, car ce public, qui m'a prise par la main à mon début, qui m'a faite ce que je suis, ce public à qui je dois tout, se convaincrait que je n'ai pas cessé de mériter ses encouragements, son estime, et il me couvrirait encore de sa toute-puissante protection dès que devant lui j'aurais fait justice des calomnies dont je suis l'objet.

«On a dit d'abord que l'envoi de ma démission était le résultat d'un caprice, puisque cette démission n'avait pour objet que d'arracher à la Comédie-Française des concessions d'argent. En d'autres termes, on m'a accusée de demander à mes camarades la bourse ou la vie. Un mot tout de suite sur cette honteuse supposition, afin qu'il n'en reste rien. J'ai répondu à des propositions extrêmement brillantes, qui m'ont été faites par certains aspirants à la direction du Théâtre-Français, que, loin de demander une augmentation de traitement, j'irais jusqu'à faire des sacrifices, si, dans cette nouvelle organisation, les rênes de l'administration étaient confiées à des mains intelligentes et habiles. Est-ce là exploiter ma position? Je le demande. Et qui pourrait révoquer en doute la sincérité de mes paroles en cette occasion, lorsque, après la révolution de Février, le lendemain même de l'installation d'un directeur [246] que l'unanimité 267 de nos suffrages avait désigné au choix du ministre, j'ai offert de donner l'exemple du désintéressement et d'abandonner, s'il en était besoin, pour assurer le service des pensions, dix mille francs sur mes appointements et mon congé tout entier de 1849? C'est que mes intérêts sont intimement liés à ceux de la Comédie et que sa prospérité m'importe autant que mes propres succès.

«Voilà pourquoi, dès que le choix du ministre se fut arrêté sur l'homme qui avait à juste titre toutes nos sympathies, je me fis un devoir, un bonheur, de contribuer autant qu'il était en moi au succès de la nouvelle administration. Les circonstances étaient difficiles, les salles de spectacle désertes; il fallait des efforts surhumains pour arracher le public aux préoccupations politiques; je jouai trois fois, quatre fois par semaine... Je chantai pour la Comédie. Oui, Madame, vous vous en souvenez? Après Camille, après Hermione, après Phèdre, je chantai, et le public, témoin de mes efforts, ne se méprit pas sur mes intentions. Il m'en tint compte. Les applaudissements me donnèrent la force qui m'eût manqué sans eux. Je partis pour mon congé, heureuse des résultats obtenus, puisque la Comédie avait pu faire face à toutes ses dépenses, fière des témoignages de reconnaissance que me donnèrent mes camarades.

«J'étais loin de prévoir alors, au mois de juin, que le zèle dont je venais de faire preuve serait trouvé étrange, excessif, trois mois plus tard, et 268 qu'on s'en ferait une arme contre moi. C'est cependant ce qui arriva. Dès la fin de ce mois, le ministre de l'Intérieur [247] crut devoir adresser au commissaire du gouvernement des observations d'une nature telle que celui-ci le pria d'accepter sa démission. De ces observations, il ressortait que les intérêts de la Comédie étaient sacrifiés aux miens, et que j'exerçais au Théâtre-Français une influence funeste.

«Je défie qui que ce soit de citer une preuve, un fait, quelque minime qu'il soit, à l'appui de la première allégation. Quant à la seconde, je n'y réponds pas, autant par considération pour l'homme que nous avions l'honneur d'avoir à notre tête que par respect pour moi-même.

«Ainsi mon dévouement aux intérêts de la Comédie était devenu une cause de disgrâce pour celui qui la dirigeait. J'aurais pu me contenter de le déplorer en silence, si sa révocation subite [248] n'était venue me révéler toute l'étendue du mal que lui avait fait mon zèle. En présence d'un fait aussi grave et dont j'étais involontairement cause, je ne crus pas pouvoir rester plus longtemps au Théâtre-Français.

«Voilà le motif de ma démission.

«Est-ce le résultat d'un caprice? Prononcez. Cependant un nouveau ministre [249] arrivait au 269 pouvoir. Je m'empressai de lui soumettre la cause de ma détermination, m'en reposant avec confiance sur ses lumières et son intégrité bien connue du soin de rendre justice à qui de droit et de donner à la Comédie-Française une institution définitive.

«Les circonstances n'ont pas permis encore sans doute de faire cesser le provisoire qui nous régit. La Comédie reste placée sous le régime social, et aucune solution n'a eu lieu.

«On a souvent calomnié les sociétaires du Théâtre-Français en leur supposant le désir de se gouverner eux-mêmes. Non, depuis longtemps les inconvénients et les vices d'un pareil mode d'administration leur sont connus. Chacun sait qu'il n'est plus possible. Comme mes camarades, je n'ai pas cessé de souhaiter ardemment une organisation qui, en concentrant le pouvoir dans les mains d'un directeur, donnât à l'administration l'unité de vue qui lui manque et garantît à chaque comédien la liberté d'esprit, le repos dont il a si grand besoin dans l'exercice de son art.

«Cette nouvelle organisation, si impatiemment désirée, m'eût peut-être affranchie de toute crainte pour le présent et donné confiance dans l'avenir: je l'ai attendue un an. Me voici arrivée au terme fixé par ma démission même. Je me retire. Ce n'est pas sans une profonde douleur, Madame, que je quitte cette scène qui me rappelle tant d'heureux souvenirs. On a dit que je m'empresserais d'aller chercher des succès loin de France. On s'est 270 trompé, Madame. Où donc trouverais-je un public comme celui que je quitte? Non, je ne suis pas ingrate envers lui, croyez-le bien. Non, le souvenir de son indulgence pour moi, de sa bienveillance, de sa bonté ne s'effacera pas si facilement et si vite de ma mémoire. Non, je lui prouverai, en restant à Paris, en attendant encore, tout le prix que j'attache à son suffrage, toute la peine que j'aurais à me séparer de lui.

«Permettez-moi, Madame, de résumer en deux mots cette lettre beaucoup trop longue. Ma démission a été le résultat d'un sentiment honorable. Je n'ai voulu ni ne veux d'augmentation de traitement. Je n'ai souhaité et ne souhaite encore qu'une seule chose, la prospérité de la Comédie-Française. Je ne la crois possible que sous le régime d'une direction omnipotente.

«Maintenant, je n'ajouterai plus qu'un mot: j'ai besoin d'applaudissements pour vivre, j'ai donné hier ma dernière représentation de la rue Richelieu. Je compte certainement faire quelques bonnes créations sur le charmant petit théâtre que vous vous proposez de faire bâtir dans votre jardin [250]. Vous m'avez fait entrevoir ce dédommagement à ma retraite de la Comédie-Française. Je saisirai chaque occasion pour vous rappeler le désir bien vif que j'aurais de jouer chez vous. Mille 271 pardons, Madame, et mille reconnaissances de m'avoir lue jusqu'au bout.»

On ne m'ôtera pas de l'idée que ce long mémoire, j'allais dire ce mémorandum, était destiné, dans la pensée de Rachel, à passer par-dessus la tête de Mme de Girardin, et qu'un homme de loi,—Crémieux, par exemple,—y avait collaboré [251]. 272 En d'autres termes, je suis convaincu que cette lettre digne d'un diplomate était faite pour la publicité—et ma surprise a été grande de ne pas la trouver dans les colonnes de la Presse. Après cela, qui sait? peut-être que Rachel, une fois sa lettre partie, en eut quelque regret; peut-être que Mme de Girardin fut d'avis de la passer sous silence afin de donner à Rachel le temps de réfléchir et de se reprendre. Ce qu'il y a de sûr, c'est que «Cléopâtre» retira, quelques jours après, sa démission, dans les circonstances que je vais dire.

Le 29 octobre 1849, elle écrivait à Mme de Girardin:

«Madame, vous qui m'avez vue verser un torrent de larmes au récit des petites misères de nos coulisses, vous comprendrez ma fuite de la capitale, si vous n'en approuvez pas la résolution. Depuis quatre jours, la fièvre me gagnait, et Paris allait me rendre folle, lorsque je me déterminai à aller abriter mon imagination déjà quelque peu en délire à la campagne verte encore et dorée parfois d'un soleil tiède. Me voilà donc partie et installée dans une modeste petite chambre d'auberge. Mais, loin d'éloigner de mon cœur et de ma tête ces colonnes plus ou moins antiques, ces portiques plus chinois que romains si salement reproduits sur la triste toile de nos coulisses, j'y pense sans cesse et je demande en vain à mes chanteurs d'Ionie de calmer l'impatience que j'ai de rentrer brillante 273 et riche des amours d'Antoine et de Xipharès.

«Mais, ô bonheur! une étoile me parle. Elle m'annonce un directeur dirigeant seul et sans partage la vieille, trop vieille Comédie-Française. Le directeur serait M. Merle, connu pour ses vertus et son esprit. Dans un temps de fraternité, ne serait-il pas bien de le nommer? M. Merle est digne en tous points de cet insigne honneur. Avec lui, je rentrerais au théâtre d'autant plus volontiers que je me débats en vain comme un pauvre exilé, et que, tout bien vu, tout parfaitement considéré, je ne puis vivre plus longtemps sans ce public qui m'enivrait et pour lequel je donnerais volontiers ma vie, si, en l'abandonnant, il m'applaudissait une fois de plus.

«Madame, vous avez été si bonne, si bienveillante pour moi, plus encore dans ces derniers jours, que j'ose vous demander votre bonne grâce, votre crédit d'une heure. Parlez pour M. Merle, faites qu'il soit notre directeur. Je travaille en ce moment pour lui fournir un hiver brillant et fructueux. Je repasse mon répertoire et j'apprends Marion Delorme, Desdemona (de Vigny) et Mademoiselle de Belle-Isle. Ma sœur, qui a l'honneur de vous porter cette lettre, attendra un petit mot de réponse, si vous en aviez une à faire à ma demande.

«Agréez, Madame, l'assurance de ma gratitude et de mon entier dévouement [252]

274

Nous n'avons pas la réponse de Mme de Girardin, mais c'est tout comme. Elle ne put qu'applaudir à la résolution prise par Rachel,—sans la subordonner au choix de Merle, qui ne fut pas nommé directeur de la Comédie. Quels que fussent «ses vertus et son esprit», Merle avait le tort d'être associé à cette pauvre et grande Dorval. Le ministre trouva probablement qu'il avait assez de diriger les affaires embrouillées de sa femme in partibus; en tout cas, il lui préféra un homme qui était pour le moins aussi compétent que lui en matière de théâtre: Arsène Houssaye. Et, loin d'avoir à s'en plaindre, Rachel n'eut qu'à se louer de cette nomination [253], Arsène Houssaye ayant toujours été pour elle plein d'une déférence amoureuse.

Après avoir fait sa rentrée dans Cléopâtre, Rachel parut au mois de mai 1850 dans le rôle de la Tisbé d'Angelo. Elle écrivait, à ce propos, à Mme de Girardin:

«Chère Madame,

«Je vous offre lundi: mardi, j'espère me montrer, non sous les traits, mais bien sous les costumes de Cléopâtre; mercredi et jeudi, grandes répétition d'Angelo; il n'y a plus à choisir, car vendredi 275 sera la veille de mon grand début dans le très haut drame.

«Vous m'avez qualifiée de page, donc je me jette à vos pieds [254]...»

Cette lettre est marquée de son chiffre R, entouré de sa fièvre devise: Tout ou Rien.

Le succès de Rachel dans la pièce de Victor Hugo, où elle tenait le rôle créé par Mlle Mars, lui suggéra l'idée de jouer le plus souvent, désormais, dans «le haut drame» en prose, ces sortes d'ouvrages n'exigeant pas la même somme d'efforts continus que les tragédies de Corneille et de Racine. Elle était, à ce moment, très fatiguée et sentait le besoin de ménager ses forces. Mais elle voulait avant tout jouer des rôles écrits pour elle. C'est alors qu'elle incita Mme de Girardin à écrire la comédie qui a pour titre Lady Tartuffe.

Représentée pour la première fois, au Théâtre-Français, le 10 février 1853, cette comédie alla aux nues, grâce à Rachel et aussi à ses camarades, qui tous se montrèrent dignes d'elle. Rachel jouait le rôle de Virginie de Blossac; Mme Allan, celui de la comtesse de Clairmont; Emilie Dubois, celui de Jeanne; Samson faisait le maréchal d'Estigny; Régnier, le baron de Tourbières; Maubant, le jardinier Léonard... A la vérité, quelques critiques, et non des moindres, reprochèrent à Mme de Girardin d'avoir fait un monstre de Lady Tartuffe. 276 Comment, disaient-ils, une femme si prude, si fausse et si perfide est-elle capable d'aimer? A quoi Mme de Girardin répondait: «C'est un bouquet que j'ai fait des noirceurs de cinq ou six femmes de ma connaissance!» Et ce bouquet s'épanouissait à merveille dans le jeu de Rachel,—qui, pour plaire à son amie, ne signait plus que «Lady Rachel» ou «Lady Tartuffe». Elle fit plus; comme, en 1853, elle devait aller passer l'été en Angleterre, elle emporta la comédie de Mme de Girardin dans ses bagages et la joua à Londres avec le même succès qu'à Paris. Le 16 juin 1853, elle écrivait à l'auteur:

«Je veux vous annoncer avant tout le monde les grands succès de Lady Tartuffe à Londres. Hier était la première représentation. Bien avant l'heure du spectacle, une queue formidable se formait autour du petit théâtre Saint-James, chose qui n'arrive jamais en Angleterre. Puis enfin le renvoi des musiciens pour augmenter le nombre des stalles, qui, malgré le prix de vingt-cinq francs, étaient demandées avec rage... La soirée a été des plus brillantes, des plus chaudes: je me croyais sur un théâtre à Paris, devant un public payant. Les Anglais ont saisi les plus petites nuances du caractère de Mme de Blossac, et Régnier les a fait rire aux éclats! Songez que ce sont des Anglais qui ont ri! Voilà dix ans que je viens à Londres, je n'ai jamais assisté à pareil phénomène. Je suis heureuse de vous apprendre cela, et deux fois heureuse 277 278 s'il vous a plu d'apprendre votre nouveau triomphe par votre bien dévouée.

«RACHEL.

«Mes tendresses à M. de Girardin [255]

Lettre de Rachel

Le bruit fait autour des représentations de Rachel à Londres fut tel qu'il arriva jusqu'aux oreilles de Victor Hugo qui habitait alors à Marine-Terrace, dans l'île de Jersey. Nous avons vu ce qu'il écrivait à Mme de Girardin à propos des représentations à Londres de Lady Tartuffe. Elle lui avait fait espérer la visite de Rachel. Il lui répondit qu'il ne l'attendait pas, pour cette excellente raison que, lorsqu'il était à Bruxelles, elle n'avait que la place à traverser pour trouver sa porte et qu'elle s'en était bien gardée. «Exilé, pestiféré!» disait-il [256].

En effet, Rachel n'alla pas voir l'auteur d'Angelo. Peut-être n'est-ce pas l'envie qui lui manqua. Elle admirait grandement le génie de Victor Hugo; mais, avant ce voyage de Londres, l'Empereur lui avait accordé un congé d'hiver pour lui permettre d'aller jouer six mois en Russie,—ce qui lui valait la jolie somme de 400.000 francs:—pouvait-elle décemment, après cela, faire visite à l'auteur de Napoléon le Petit [257]? Victor Hugo lui-même aurait été d'un avis contraire:—«Exilé, pestiféré!»

279 Quelques mois après, le 18 novembre 1853, elle écrivait à Ponsard:

«... Je ne veux pas me plaindre: la Russie me paye assez bien, si bien que je compte fort et sérieusement quitter le Théâtre-Français le 1er décembre 1854. Tu sais que telles étaient depuis longtemps mes idées, j'ai donc envoyé ma démission à la Comédie! Le 1er juin, je serai à Paris pour jouer pendant six mois. J'aurai fait exactement ce que le décret de Moscou exige avant qu'un sociétaire puisse quitter la scène française, et aussi pour ne pas laisser à mes camarades ma petite maison de la rue Trudon, qu'ils ont en ce moment comme garantie de mon retour; puis je quitterai la rue Richelieu. J'y regretterai mon public, mais vraiment pas la composition de la grande boutique dégénérée [258]

Ce dernier mot n'était pas très flatteur pour les camarades, mais, comme tous les acteurs hors rang, Rachel ne voyait qu'elle:—«Moi seule, et c'est assez!...»

Elle partit donc pour la Russie au mois de décembre 1854, après avoir embrassé longuement Mme de Girardin qui lui dit: «Je ne sais pas si nous nous reverrons!»

Elles ne devaient pas se revoir, en effet. Depuis quelque temps Delphine se sentait touchée, mais s'efforçait de n'en rien laisser paraître. La dernière fois que Lamartine la vit,—c'était le 28 juin 1855,—il 280 la trouva «étendue à demi sur un canapé placé en plein air, sur le seuil de la porte-fenêtre, entre la chambre basse et la petite cour, afin que la fraîcheur de l'atmosphère et le bruit de l'eau [259] l'aidassent à respirer plus largement l'air qui manquait à sa poitrine». Il la trouva «peu changée; elle avait maigri pendant son séjour à Saint-Germain, mais une coloration plus vive de ses joues, un éclat plus vif de ses yeux, un repos plus visible de ses traits, un timbre plus naturel de sa voix le remplissaient de l'illusion d'une convalescence...».

Le lendemain elle n'était plus. La nouvelle de sa mort causa une véritable stupeur. Il parut à tout le monde qu'une grande et belle lumière venait de s'éteindre.

Delphine fut portée en terre au milieu des témoignages d'admiration et de regrets unanimes. Tout Paris suivit son convoi, il ne manquait que Rachel, absente. Mais dès qu'elle apprit la fatale nouvelle elle écrivit à Lamartine, sachant quel lien d'amitié les unissait l'un à l'autre: «Vous qui l'avez aimée, plaignez-moi [260]!»—Et son premier geste, en rentrant à Paris, fut d'aller déposer sur sa tombe, au pied de la petite croix que Delphine avait désirée pour tout monument, une couronne de roses et d'immortelles où tous les passants purent lire: «Rachel à Cléopâtre.»

281 C'était un hommage rendu tout à la fois au talent et à la beauté. Il y a mieux: comme si elle avait voulu montrer par là quelle place Delphine et cette pièce avaient tenue dans son cœur, deux ans après, lorsqu'elle ressentit à son tour le premier frisson de la mort, elle partit pour l'Egypte, elle alla demander au ciel de Cléopâtre, à la vallée du Nil, l'air doux et pur dont sa poitrine meurtrie avait si grand besoin. Mais elle s'aperçut bientôt que cet air la brûlait comme du feu; elle se rappela, sans doute, les beaux vers de son amie:

Oh! comme l'heure est lente!

Et que cette chaleur sans air est accablante!

Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur,

Pas une larme d'eau dans l'implacable azur!

Le ciel n'a point d'hiver, de printemps, ni d'automne,

Rien ne vient altérer sa splendeur monotone,

Toujours ce soleil rouge à l'horizon désert,

Comme un grand œil sanglant sur nous toujours ouvert!...

Et elle s'enfuit d'Egypte pour venir mourir en France.

282

CHAPITRE VI
DELPHINE ET EUGÈNE SUE

Une visite à Annecy.—La statue de Rodin du Juif errant. Comment Eugène Sue vint échouer en Savoie.—Une lettre de Lamartine sur les Mystères de Paris.—Sue-le-fat.—Socialiste à la Proudhon.—Un mot de la princesse de Solms.—La Fronde en 1851.—Lettre d'Eugène Sue à la cousine de Louis-Napoléon.—Elle l'attire à Aix-Les-Bains.—Les Barattes à Annecy.—Eugène Sue s'y installe.—Sa popularité dans le pays.—Eugène Sue et Mme de Girardin.—Leurs relations dataient du journal la Mode.—Lettres inédites d'Eugène Sue à Delphine.—Le pays des Aigles.—L'apostasie de M. Dain.—Eugène Sue admirateur de Lamartine.—Ses travaux d'exil.—Un arrêté du ministre de la Police lui interdit l'entrée de la France.—Lettre inédite à ce sujet.—Et s'il n'en reste qu'un!...—Mort d'Eugène Sue.—Ses funérailles.—Le chalet des Barattes.

Si, dans les choses humaines, le hasard, suivant le mot de Royer-Collard, joue souvent le rôle de ministre de la Providence, il faut reconnaître que parfois aussi il joue celui d'agent du diable.

C'est la réflexion que je me faisais naguère en parcourant les vieilles rues à arcades de la ville d'Annecy. J'y étais venu attiré par le souvenir politique 283 et religieux de saint François de Sales et de sainte Françoise de Chantal; or, pendant que je les cherchais autour de la cathédrale et du couvent de la Visitation qui, malheureusement, ne sont pas de l'époque, voilà que tout à coup, au bout de la rue du Pâquier, je me heurte à la figure en pierre de Rodin! Le Juif errant statufié au cœur de la cité où fut écrite l'Introduction à la vie dévote! C'est sans doute l'anticléricalisme qui inventa cette œuvre de mauvais goût.

Eugène Sue n'était pas de la Savoie. C'était un Parisien de naissance et d'éducation, et si on lui avait dit, vers 1840, alors qu'il faisait la fête sur le boulevard avec les dandys de la jeunesse dorée, qu'il finirait ses jours au bord du lac d'Annecy, il aurait certainement trouvé la plaisanterie mauvaise. Il était alors très fier d'être le filleul du prince Eugène de Beauharnais et de l'impératrice Joséphine, et rien ne faisait prévoir que, dix ans plus tard, il serait l'adversaire acharné du fils de la reine Hortense. Qui donc lui avait fait faire cette volte-face? Cette chose essentiellement parisienne qu'on appelle le succès de presse et de librairie. Jamais romancier, pas même Zola, n'en obtint un comparable à celui des Mystères de Paris. Zola était lu principalement dans le peuple et la petite bourgeoisie. Eugène Sue recrutait ses lecteurs dans toutes les classes de la société, voire les plus hautes [261]. J'ouvre 284 la correspondance de Lamartine et j'y trouve cette lettre adressée au marquis de la Grange:

«... Je n'ai pas vu M. Sue... Son livre fait fureur ici tous les soirs. Mes belles nièces en lisent ce qu'on leur permet et ne rêvent que lui. Qu'est-ce qu'un philosophe, un politique, un poète auprès du Richardson populaire qui fait vivre et aimer tout cela en drame [262]

Le succès du Juif errant fut peut-être encore plus grand que celui des Mystères de Paris, mais il eut aussi un autre caractère et d'autres conséquences. Un jour, en se regardant dans la glace, Eugène Sue se trouva la figure d'un socialiste à la Proudhon. A partir de ce moment, Sue-le-fat, comme l'appelait Nestor Roqueplan ou Roger de Beauvoir, ses camarades de noce du Café de Paris, Sue-le-fat changea son fusil d'épaule. Il devint un ardent démocrate et ne fut satisfait que lorsqu'il se fut assis, en 1848, sur le haut de la montagne révolutionnaire. N'est-ce pas lui qui, le 28 février de cette année, demandait au gouvernement provisoire, dans une lettre datée de sa propriété de Bordes (Loiret), de faire des crèches, des salles d'asile et des maisons de retraite pour les travailleurs invalides [263]?

Cela ne l'empêchait pas, remarquez bien, de mener la vie à grandes guides. Il était toujours le commensal du docteur Véron; on était sûr de le rencontrer partout où l'on s'amusait, mais enfin il 285 était démocrate, et de ses opinions nouvelles il n'aurait pas fait bon se moquer devant lui: c'était sincère!

—Cela ne vous mènera pas loin, lui dit un jour en riant la princesse de Solms.

—Plus loin que vous ne pensez, répondit Eugène Sue d'un air piqué.

Il ne savait pas dire si vrai. Deux ans après il prenait le chemin de l'exil, sur le conseil du comte d'Orsay, et c'est la princesse qui l'attirait en Savoie. La Fronde n'en fit jamais d'autres. Ce filleul de l'impératrice Joséphine ne pouvait mieux s'allier, dans sa haine des décembriseurs, qu'avec la cousine du prince Louis-Napoléon:

Il lui écrivait à cette époque:

«Je vous aime, en effet, Marie, non parce que, par la jeunesse, par la beauté, par l'entraînement passionné du cœur, enfin par votre rare esprit, vos invraisemblables talents, vous êtes la femme la plus complète que j'aie connue, mais parce que, dès le premier jour, nous avons pris l'habitude d'une telle franchise, d'un tel dédain du convenu, du faux, du simulé, que nous sommes entrés de prime abord dans une vie de confiance absolue que les meilleurs amis n'ont, je crois, jamais eue et n'auront jamais l'un pour l'autre. Est-ce un mal? Est-ce un bien? Je crois que c'est un bien, en cela que nous sommes un peu comme ces amants qui n'ont qu'à gagner à se déshabiller jusqu'à la chemise inclusivement aux regards l'un de l'autre.»

286 Le voilà donc parti pour Aix-les-Bains. La saison étant finie, cette ville d'eaux manquait de gaieté. Pour l'habituer à son nouveau régime, la princesse de Solms lui donna un bâton de perroquet. Je veux dire qu'elle l'hébergea chez elle. Elle lui donna une jolie petite chambre où il fit porter un fauteuil d'une forme particulière, appropriée à ses habitudes de travail, que lui avait offert sa sœur. Et quand il fut acclimaté, il chercha dans la région un endroit pittoresque où il fût à proximité des deux résidences de la princesse; car, si elle passait l'été à Aix, elle passait l'hiver à Genève. Justement Annecy était entre les deux. Il trouva au-dessus de la ville une petite habitation nommée les Barattes, qu'il loua pour la somme de 400 francs par an. La situation était admirable: d'un côté la vue s'étendait sur le lac et sur la ville; de l'autre sur les montagnes. Il n'y avait ni fleur ni bosquets; mais autour de la maison de bois, exposés au soleil, un peu de gazon inculte et quelques arbres poussant en liberté. L'intérieur était aussi simple que le dehors. On pénétrait de suite dans une salle assez grande, garnie d'étagères portant des livres: c'était le cabinet de travail. A côté, une salle à manger si petite qu'on n'y pouvait pas tenir plus de quatre à table. En haut, il y avait trois chambres plus que modestes, dont celle de Marie, quand elle s'attardait aux Barrattes; mais elle y venait le moins possible pour ne pas le déranger dans son travail. Car il travaillait comme un mercenaire, huit et dix heures par jour. 287 Il se levait, hiver comme été, à six heures du matin, passait une robe de chambre, prenait une tasse de café pour achever de se réveiller et se mettait à écrire. Vers dix heures il déjeunait avec du thé et continuait sa besogne jusqu'au milieu de l'après-midi. Alors, armé d'un long bâton ferré, et muni d'une gourde pleine de kirsch, il allait dans la montagne presque toujours seul. Il n'aimait pas à marcher en plaine, il avait besoin de grimper. «N'avait-il pas été allaité par une chèvre?» disait Mme de Solms, à qui j'emprunte ces détails. De peur d'accident il avait une espèce de corne, qui rendait un son aïgu pouvant s'entendre de très loin; à ce signal qu'ils connaissaient, tous les pâtres seraient accourus, car tous l'adoraient comme un bienfaiteur. Il n'avait d'ailleurs que des amis dans la contrée. C'est au point que les ouvriers horlogers de Genève lui offrirent un jour un superbe chronomètre. Quand il rentrait de promenade, il mettait sa correspondance à jour et ce n'était pas une petite affaire. En dehors des proscrits de Décembre qui s'étaient dispersés un peu partout et qu'il soutenait généreusement de ses deniers, il avait laissé à Paris un cœur de femme qui lui avait toujours été dévoué et qui plus que tout autre regrettait son absence. C'était Mme de Girardin. Ils se connaissaient de vieille date. Il avait collaboré avec elle à la Mode (1830), quand elle n'était encore que Delphine Gay, et depuis son mariage il n'avait cessé de fréquenter son salon. Le coup d'Etat en les séparant les unit davantage encore.

288 Il écrivait d'Annecy à Mme de Girardin, le 3 juin 1852:

«Je ne ferai ni mines ni phrases pour excuser non pas mon oubli mais ma paresse, je vous avouerai donc naïvement, humblement que, partageant tout mon temps entre des promenades merveilleuses dans ce pays véritablement enchanté et un travail acharné, j'ai beaucoup songé à vous écrire; certain d'ailleurs que, si méchante opinion que vous ayez de moi, vous ne me croirez jamais insoucieux ou oublieux. J'ai eu dernièrement indirectement de vos nouvelles et j'ai appris avec grand plaisir et que vous vous portiez bien et que vous commenciez à prendre le dessus d'un chagrin dont j'ai compris toutes les nuances [264], car je sais combien vous aimiez votre pauvre mère. La nouvelle de ce triste événement, lorsque je l'ai apprise ici, m'a profondément attristé. Cela me reportait à bien des années déjà, plus de vingt ans! et les souvenirs de votre pauvre sœur [265] et tant d'autres qui ne sont plus. Je ne suis point déjà fort gai dans ce pays, car, sauf le temps où je travaille et mes promenades, j'ai souvent des moments de défaillance et de tristesse amère—je ne croyais pas l'exil si pénible et les ressentiments de ce qui se passe en France si vifs et si profonds. Enfin ma vie se passe. Je vis dans une solitude absolue à une lieue d'Annecy sur les bords du lac dans une maisonnette assez bien exposée, 289 et, ce qui me plaît surtout, complètement isolée! Vue d'ici, de ce pays fort libre après tout, la France me fait l'effet environ de la Turquie ou de la Russie. Et je ne suis point fier du tout d'être Français, croyez-le bien, et je nie effrontément le fait, lorsque, dans la montagne, les bonnes gens qui vivent au milieu des neiges me demandent ma nationalité.

«Et vous? que faites-vous dans le beau pays des Aigles?

«Quel bon prince que le vôtre! de ne pas faire habiller ses sujets en aigles, aiglons, aiglonnes, avec des plumes et des becs postiches... vous en viendrez là, vous verrez.

«Travaillez-vous? colèrez-vous? ou résignez-vous? Que devient d'Orsay? si vous le voyez, un bon souvenir de ma part. Et Lamartine? l'on me dit qu'il continue d'être parfaitement digne, et à la hauteur de lui-même [266]. Nous n'avons heureusement à déplorer que l'apostasie de ce Dain [267]; il 290 est du moins bon de voir par cette indignité, que ce ne sont pas les occasions qui ont manqué aux démocrates pour se vendre s'ils l'avaient voulu. Adieu, bien affectueusement adieu! si vous voulez me donner une grande leçon, un grand et salutaire exemple dont je profiterai, mettez autant de célérité à me répondre que j'ai mis de longueur à vous écrire (ce n'est pas très français mais enfin.)—A propos de pas très français, quel discours que celui d'Alfred de Musset à l'Académie! J'en ai été profondément affligé pour lui.—Adieu encore. Croyez à mon sincère attachement.

«EUGÈNE SUE. [268]»

On voit que, malgré son peu de fierté d'être Français, Eugène Sue s'intéressait tout de même à ce qui se passait en France.

L'année suivante, il écrivait à Mme de Girardin:

«Avec quel bonheur j'ai reçu, lu, relu, et admiré votre Lady (Tartuffe): Ç'a été pour moi une bonne fortune de toutes sortes de bonnes fortunes, un bon souvenir de vous, l'une des lectures les plus attachantes que j'aie faites depuis longtemps et en même temps une excellente étude pour moi, car c'est une œuvre de maître et elle porte en soi 291 des enseignements; que vous dirai-je? Enfin, j'ai été tout fier de m'être rencontré avec vous en un point, car vous verrez dans la seconde partie de Fernand Duplessis, une sorte de Tartuffe femelle, mais qui ne va pas à la cheville de Mme de Blossac, et la donnée est d'ailleurs toute autre. Vous devez bien vous réjouir de ce grand et éclatant succès de théâtre, après ce non moins grand succès de Marguerite [269]. Ces succès ne consolent certes pas de tout, mais ils occupent l'esprit, et c'est beaucoup. Je ne sais encore si j'aurai le plaisir de bientôt vous revoir: 1o je ne sais encore si l'on visera mon passeport à Turin pour la France;—2o j'ai commis ici un délit de presse justiciable de la législation française à propos d'un petit livre écrit par moi, et vendu au profit de ceux de nos compatriotes dans l'exil qui sont sans ressources. Ce petit livre: Jeane et Louis ou les Familles des transportés [270], retrace les malheurs de deux familles, femmes et enfants (l'une de paysans, celle de Jeane, l'autre de bourgeois, celle de Louis), après la proscription du père et du mari. Ce petit livre a eu, dit-on ici, en Belgique et en Angleterre, un grand succès de larmes. Mais le 2 Décembre n'aime guère que l'on attendrisse de cette façon les gens à son endroit. Aussi le livre a été saisi à la frontière, où on le faisait passer en contrebande, et il se pourrait que je fusse happé à mon arrivée à Paris—à moins qu'il 292 n'y ait prescription, ce dont j'ignore, et vous devriez bien demander à Emile s'il peut me renseigner à ce sujet. Ce livre a été publié à Genève le 5 janvier de cette année.

«Je ne suis pas au bout de mes indiscrétions, la Presse va bientôt publier la deuxième partie des Mémoires d'un mari [271], les deux premiers volumes sont imprimés, combien vous seriez aimable de faire demander chez Cadot les bonnes feuilles et de les lire, si vous aviez un moment à perdre, afin de me dire votre opinion. Vous devez penser que j'ai été aussi modéré, aussi réservé que possible, mais enfin quelque mot aurait pu m'échapper, et dans ce triste temps où nous vivons, c'est chose grave, et, prévenu par vous, je me ferais envoyer les bonnes feuilles et je corrigerais pour la Presse.

Excusez donc toutes mes indiscrétions, et soyez assez charitable pour me donner bientôt de vos nouvelles. Je crains de perdre la vue, tant elle se fatigue, vous voyez quelle grosse et horrible écriture! ayez en-pitié!»

Eugène Sue n'eut pas la peine de faire viser son passeport à Turin. Le 13 mai 1853, un arrêté du ministre de la Police lui interdit l'entrée de la France. Cette mesure lui causa un très vif chagrin, car il songeait déjà aux moyens de rentrer en France. Il écrivit à Mme de Girardin:

«... Ma sœur m'a donné de vos nouvelles que j'attendais bien impatiemment, et elle m'a cependant 293 294 attristé en me parlant d'un chagrin que vous cause la perte d'un ancien ami. Lequel? Voilà ce dont j'ignore. Ce qui ne m'empêche pas de prendre part à votre peine, car je sais combien vous êtes affectionnée à vos vrais amis.—Ma sœur me dit aussi que vous avez été contente de la fin des Mémoires. Je n'ai pas besoin de vous assurer que votre approbation m'a été bien douce—vous jugez de ma joie en voyant arriver ma sœur, mais, hélas! cette joie a été de courte durée, je suis au jour du départ de ceux que j'aime, et mon exil va me paraître doublement pénible.—A ce propos, un mot, la seule faveur que je désirerais obtenir par votre intermédiaire, si vous en trouvez le moyen, serait de savoir si la mesure qui me frappe est temporaire ou doit se prolonger indéfiniment. J'aurais dans ce dernier cas certains arrangements d'affaires, certaines mesures à prendre; donc si vous le pouvez, je vous serais très reconnaissant de me renseigner à ce sujet. Je n'ai pas besoin de vous dire que je ne consentirais à aucun prix, dût mon exil durer 20 ans, à faire aucune démarche, aucune promesse, à prendre aucun engagement, afin de faire cesser la monstrueuse iniquité dont je suis victime. Vous avez le cœur trop haut pour ne pas me comprendre [272]

295 C'était déjà le mot fameux de Victor Hugo:

Et s'il n'en reste qu'un!...

Lettre d'Eugène Sue

Mais il ne fut pas celui-là. Quatre ans après—le 3 août 1857—il mourut presque subitement entre les bras du colonel Charras qui était venu le visiter. Cette mort inattendue causa une telle émotion dans le pays que, malgré l'heure assez matinale fixée pour les obsèques par l'Intendant général du Genevois, une foule énorme accourue de tous les villages voisins accompagna la dépouille mortelle d'Eugène Sue à sa dernière demeure.

Marie de Solms, Ponsard [273] et Charras marchaient en tête du cortège. On avait interdit les cloches et les discours. Le hasard ayant voulu que le cortège funèbre traversât la ville un peu avant la grand'messe, ce fut au son des cloches de la cathédrale et des autres églises que le corps du grand romancier fut conduit au cimetière protestant. Et s'il n'y eut pas de discours au bord de la fosse, l'éloge du défunt était sur toutes les lèvres.

Depuis lors, le chalet des Barattes est visité chaque année par tous les touristes qui ont lu les Mystères de Paris et le Juif errant.

296

CHAPITRE VII
DELPHINE, JULES SANDEAU, A. DUMAS
ET GEORGE SAND

§ I.—Jules Sandeau et Alfred de Vigny.—Pour Mme Dorval.—Les Jeudis de Madame Charbonneau.—Jules Sandeau et Armand de Pontmartin.—Marphise et Eutidème.—L'Ecole des Journalistes et Jules Sandeau.—Ce que Sainte-Beuve écrivait de cette pièce.—Sandeau chevalier de la Légion d'honneur.—Lettre inédite à Mme de Girardin à ce sujet.—La Croix de Berny.—Les droits de la pensée écrite défendus par Jules Sandeau dans la Presse.—Jules Sandeau et Cléopâtre.—Il prédit un grand avenir à Mme de Girardin.—Armand de Pontmartin chez «Marphise».—Son portrait et ceux de ses familiers dans les Jeudis de Madame Charbonneau.—Lettres inédites de Jules Sandeau et d'Alexandre Dumas.

§ II.—Jules Sandeau et George Sand.—Ce que Delphine pensait et écrivait de Lélia, en 1837.—Commencement de leurs relations.—Mme de Girardin éblouit George Sand.—Cabarrus médecin de George Sand et de sa fille Solange.—Lettres inédites de George Sand à Mme de Girardin.—La mort de sa petite-fille.—Sa colère contre Bethmont, avocat de Clésinger.—Lettre poignante de George Sand à l'occasion de cette perte.—Ce qu'elle dit de Mme de Girardin en apprenant sa mort.—La maternité chez Delphine.—Comment elle adopta le fils de son mari.—Pensée de Mme de Girardin sur la mort.

297

I

Je n'ai pas connu Jules Sandeau, mais, en dépit de son air bonhomme, il ne semble pas qu'il ait été très bon camarade. Je possède un certain nombre de lettres de lui où quelques-uns de ses confrères de l'Académie sont arrangés à la sauce moutarde. Alfred de Vigny, pour ne citer que celui-là, y est traité presque aussi durement que dans la correspondance de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier. Pourquoi? Qu'y avait-il eu entre eux? Je ne sais, mais j'ai idée que l'auteur de Mademoiselle de la Séglière en voulait à l'auteur de Cinq-Mars et de Chatterton de l'avoir précédé dans le cœur de Mme Dorval. Il n'y avait pas de quoi, me dira-t-on; j'en tombe d'accord, et m'est avis qu'une fois délivré, sinon guéri, de cette passion qui lui fut si longtemps une torture, Alfred de Vigny aurait cédé volontiers à Sandeau son tour de faveur. Mais quand l'amour se mêle d'être jaloux, il l'est des morts aussi bien que des vivants, et Sandeau fut quelque temps très épris de la comédienne qui le fut de lui davantage encore [274].

Sous le bénéfice de cette observation, il ne m'en coûte pas de reconnaître que le célèbre romancier 298 eut malgré tout plus d'amis que d'ennemis et qu'il fut très dévoué à ceux qu'il aimait.

On n'a pas oublié le beau tapage que firent, en 1862, les Jeudis de Madame Charbonneau, ni le désaveu que Jules Sandeau infligea publiquement à M. Armand de Pontmartin, qui avait jugé à propos de lui dédier la préface de ce livre.

«J'ai cru pouvoir adresser cette préface à M. Sandeau, disait M. de Pontmartin en guise d'excuse, non pas, grand Dieu! pour faire peser sur lui la plus légère parcelle de responsabilités, non pas pour le compromettre dans mes jugements et mes portraits, mais plutôt pour dire à cet ami, dont je m'étais un peu éloigné depuis qu'il est dans les grandeurs: «Me voilà! je suis toujours là! La vieille amitié qui m'a fait écrire tant d'articles sur vos romans, à l'époque où votre célébrité naissante ne dédaignait pas mon humble appui, cette vieille amitié n'est pas morte: je vous dédiai, en 1845, mon premier ouvrage, je vous offre, en 1862, celui-ci, qui sera probablement le dernier; et la preuve que je n'ai pas voulu vous compromettre, c'est que j'ai même évité de vous flatter.

«Voilà mon crime; je m'en accuse auprès de M. Sandeau et du public.»

Ainsi s'exprimait notre pamphlétaire dans la deuxième édition des Jeudis de Madame Charbonneau.

Par malheur, les faits contredisaient ces belles paroles sur le point essentiel. Si nous n'avions pas 299 su que le pseudonyme d'Eutidème cachait le personnage de Jules Sandeau, le scandale eût certainement été moindre; mais comme M. Armand de Pontmartin, pour nous éviter la peine de chercher, s'était empressé de le démasquer, lui et les autres, il n'était pas permis à Jules Sandeau d'accepter, sans se compromettre, la dédicace d'un livre où ses meilleurs amis étaient tournés en ridicule et criblés de coups d'épingle.

De ce nombre était Marphise, lisez Mme de Girardin, à qui Sandeau avait toutes sortes d'obligations et chez qui précisément il avait introduit M. de Pontmartin.

On dira peut-être qu'elle était morte depuis sept ans. Raison de plus, car si l'on doit la vérité aux morts, on doit aussi, quand il le faut, les défendre, comme s'ils étaient encore de ce monde.

Les relations de Jules Sandeau avec Mme de Girardin n'étaient pas très anciennes. Je parle de leurs relations d'amitié et non de simple politesse. Elles ne remontaient pas au-delà de 1840.

La première lettre de lui à elle que nous ayons trouvée dans les papiers de Delphine est du mois de novembre 1839. Emile de Girardin l'avait prié d'assister à la lecture de l'Ecole des Journalistes, dont Sainte-Beuve disait le lendemain:

«Mme Delphine (Gay) de Girardin a lu avant-hier chez elle une comédie en vers, déjà lue aux Français, dirigée contre M. Thiers et son mariage. C'est une revanche. Elle s'est dit: on m'attaque, 300 où sont les purs? Et, en Romaine, elle a porté la guerre à Carthage; tout y est, la belle-mère, les frères, les sœurs; à la fin, M. Thiers, il est vrai, sort blanc comme neige; et cela s'intitule: l'Ecole du Journalisme, c'est-à-dire de la calomnie. Le piquant est qu'elle avait deux cents personnes, et tous les journalistes, qui faisaient la grimace, mais n'avaient pas résisté à l'honneur. D'ailleurs, des gens graves aussi: M. Ballanche y était [275]

Jules Sandeau n'y était pas. Il s'était excusé par la lettre suivante adressée au directeur de la Presse:

«Je regrette bien vivement, Monsieur, de ne pouvoir assister à la lecture de l'Ecole des Journalistes. Je vous prie d'en exprimer tout mon désespoir à Madame de Girardin. Je suis encore retenu chez moi par un mal de gorge qui ne me quitte guère et qui m'a empêché d'aller vous voir tous ces derniers jours. Je me suis entendu avec M. Dujarrier [276], mais il me reste un vif désir de vous voir, de vous remercier et de m'entretenir avec vous.

«Veuillez recevoir, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingués et présenter à Mme de Girardin l'hommage de mon admiration.

«JULES SANDEAU [277]

Tout mon désespoir était peut-être exagéré, mais 301 il ne faut pas serrer de trop près les formules de politesse, et Sandeau était la politesse même. A quelque temps de là il écrivait à Mme de Girardin:

«C'est vous, Madame, que je dois remercier la première avant de remercier M. le ministre de l'Instruction publique, c'est vous qui avez demandé et obtenu la distinction dont je viens d'être honoré. C'est pour ma famille et pour moi une joie dont j'aime à vous exprimer toute ma reconnaissance.

«Agréez, je vous prie, Madame, l'assurance de mon dévouement respectueux.

«JULES SANDEAU [278]

La distinction dont il s'agit était la croix de chevalier de la Légion d'honneur. Delphine récompensait ainsi Jules Sandeau de sa collaboration littéraire à la Presse; car il faisait maintenant partie de la maison et même, en 1846, il devait signer avec Mme de Girardin, Méry et Théophile Gautier, le roman par lettres intitulé la Croix de Berny. Il y a plus, et ce détail en surprendra plus d'un, lors de la révolution de Février, le directeur de la Presse, ayant fait appel à tous ses collaborateurs pour défendre les droits de la pensée écrite, Jules Sandeau lui envoya son adhésion dans cette lettre datée du 1er mars:

«Vous avez raison de compter sur notre concours empressé, tous les rédacteurs de la Presse répondront à votre appel. Le développement sincère 302 des institutions démocratiques ne condamne pas les lettres au silence: la République de Platon est la seule qui bannisse les poètes et se défie de l'imagination. Les lettres sont aujourd'hui parmi nous ce qu'elles étaient il y a huit jours, ce qu'elles seront éternellement, non pas un hochet pour l'oisiveté, mais un enseignement qui trouve sa place, qui a son rôle dans la République aussi bien et mieux encore que dans la Monarchie. Pour établir cette vérité, pour la rendre manifeste à tous les yeux, il suffit de mettre l'imagination au service d'une pensée élevée; c'est un devoir impérieux que ne doivent jamais oublier les écrivains vraiment dignes de ce nom. Chacun de nous, croyez-le bien, accomplira ce devoir dans la mesure de ses forces.

«Parfait dévouement.

«JULES SANDEAU [279]

Mais les événements furent plus forts que toutes les bonnes volontés. Pendant de longs mois la politique imposa silence aux lettres: ce n'est guère que sous le consulat du «baragouineur suisse [280],» comme disait Jules Janin, parlant de Louis-Napoléon Bonaparte, que les littérateurs purent se faire entendre. Mme de Girardin fut une des premières à être applaudie par le parterre du Théâtre-Français.

Le lendemain de la représentation de C'est la faute du mari, Jules Sandeau lui écrivait: 303

«Madame,

«Je ne veux pas être le dernier à vous féliciter. J'étais à la première représentation de cette jolie comédie qu'il vous a plu modestement d'appeler un proverbe: j'en ai été ravi. Venant de vous, tant de grâce et d'esprit n'a rien qui doive surprendre; cependant, après avoir applaudi Cléopâtre, il est permis de s'étonner d'un tour si vif et si charmant; on s'émerveille à bon droit de voir la même branche donner des fleurs et des fruits si divers. C'est mon avis que vous êtes destinée à écrire de grandes et belles comédies; vous serez notre maître à tous.

«Agréez, Madame, l'hommage respectueux de mon admiration la plus vive et la plus sincère [281]

Jules Sandeau avait vu juste. Mme de Girardin remporta coup sur coup trois éclatantes victoires avec Lady Tartuffe, la Joie fait peur et le Chapeau d'un Horloger. Mais comme elle n'avait obtenu, en 1847, qu'un succès d'estime avec Cléopâtre, en dépit de très sérieuses qualités et du talent qu'y avait déployé Rachel, Armand de Pontmartin, qui ne l'aimait guère, trouva le moyen, en 1862, quand elle n'était plus là pour lui répondre, de la tourner en ridicule, à propos de cette tragédie, dans les Jeudis de Madame Charbonneau.

«Conduit par Eutidème, dit M. de Pontmartin, rue de Chaillot, dans une espèce de temple 304 grec, bâti à dix mètres au-dessous du niveau de la chaussée, et où il fallait descendre comme dans une cave: c'était la demeure de Marphise; rien n'y manquait, ni colonnes, ni statues, ni fleurs, ni tableaux, ni candélabres, ni valets de chambre en habit noir et en culottes courtes; mais tout cela avait un air accidentel et provisoire que le comte de Saint-Brice, un très spirituel habitué de la maison, expliquait en ces termes: «Chaque fois que j'y retourne je crains toujours de trouver les chevaux vendus, les domestiques renvoyés, le mari parti, le salon fermé et la maison rasée.» M. de Saint-Brice avait dû se rassurer, au moins pour ce jour-là: le salon était au complet. Marphise, en grande tenue, son manuscrit sur les genoux; Olympio (Victor Hugo), Raphaël (Lamartine), Falconey (Alfred de Musset), les trois astres de notre ciel poétique, puis les planètes secondaires, Polychrome (Théophile Gautier), Bourimald (Méry), Caméléo (Paulin Limayrac), Lélia, le grand romancier amazone, des médecins, des artistes, deux ou trois sociétaires du Théâtre-Français et quelques hommes du monde.»

Suivait ce portrait de Marphise et de son mari:

«Marphise avait alors quarante-cinq ans; ses flatteurs parlaient encore de sa beauté. Sa conversation était éblouissante mais manquait de charme; son esprit s'imposait; ses bons mots montaient à l'assaut. Chez elle la force avait fini par dominer la grâce: deux heures de causerie avec Marphise équivalaient à une courbature ou à une migraine. 305 Et pourtant un de ses plus fervents admirateurs avait dit à son sujet ce singulier paradoxe: elle serait la première femme, si elle avait toujours causé, jamais écrit.

«Son mari, pâle, le teint lymphatique l'œil vitreux, le front découpé en cœur par une mèche prétentieuse, était déjà et est resté la personnification la plus exacte de l'homme de génie en carton-pierre, illuminé par deux quinquets de théâtre.»

Comprend-on à présent que Jules Sandeau ait décliné l'honneur que lui avait fait M. de Pontmartin en lui dédiant la préface de son livre?

Après avoir ainsi débiné la femme, le pamphlétaire s'attaquait à l'œuvre:

«C'était une tragédie de femme, mais de femme habillée en homme, décidée à quelque chose de bien viril, de bien vigoureux, et ne réussissant qu'à produire un ouvrage en plaqué, où tout était puéril, artificiel et convenu depuis le premier hémistiche jusqu'au dernier. Shakespeare y tendait la main à Campistron, Th. Gautier y coudoyait Dorat; Plutarque y combinait avec le Journal des Modes; Cléopâtre s'y livrait à des tirades démesurées sur l'archéologie, sur les hiéroglyphes, sur le soleil, sur le climat, sur la vertu; Antoine y commettait des concetti dans le goût de Sénèque; Octavie s'y exprimait comme une Parisienne bien élevée qui soigne la rougeole de ses enfants et leur cache les désordres de leur père; ce n'était ni antique, ni romain, ni classique, ni romantique, ni bon, ni mauvais, 306 c'était une gageure tragique, gagnée par une femme d'esprit aux dépens de ceux qui l'écoutaient.»

Et comme il fallait un mot de la fin à cette page «rosse», M. de Pontmartin disait assez haut pour être entendu de ses voisins:

—Décidément la Muse de la Patrie ne s'appelle pas Melpomène.

Ah! oui, Sandeau avait bien fait de renvoyer sa dédicace à cet ami compromettant! S'il s'était contenté de la mettre dans sa poche ou de hausser les épaules, tout le monde, à commencer par Emile de Girardin, l'aurait cru complice, et c'est ce qu'il ne voulait pas.

Et pourtant, tout admirateur qu'il était du talent de Delphine, il n'avait jamais été de ses courtisans; la lettre suivante en fait foi:

«C'est aujourd'hui seulement, à mon retour de la campagne, lui mandait-il en 1853, que je reçois votre lettre, écrite depuis plus de huit jours. Je vous dirai mal combien j'en suis touché. Il faut que vous soyez la bonté même pour penser encore quelquefois à moi. Je vous avais bien aperçue, l'autre soir au Théâtre-Français, mais j'étais si honteux d'avoir laissé passer tant de mois sans aller vous voir, que je n'ai pas osé me présenter dans votre loge. Dites que je suis un ours, un buffle, tout ce qu'il y a de plus lourd et de plus maussade dans la création. Quant à mon amitié, puisque vous me permettez de donner ce nom aux 307 sentiments de reconnaissance et d'admiration que je vous ai voués, je vous prie très sérieusement de n'en jamais douter. Faites-moi l'honneur de me compter au nombre de vos vieux amis, et croyez que, parmi ceux qui ont le bonheur de vous voir souvent, il en est peu qui vous soient plus attachés que moi, qui ne vous vois jamais.

«Agréez, Madame, l'expression de mon respectueux dévouement.

«JULES SANDEAU.

«Mardi.—M. Emile Augier est venu nous voir dimanche à la Celle-Saint-Cloud. Il nous parlait de votre soirée de mardi dernier, et Mme Sandeau disait avec regret: Mme de Girardin ne m'invite plus. Elle sera bien charmée d'apprendre que vous ne l'aviez pas oubliée [282]

Jules Sandeau était un peu comme Alexandre Dumas qui, sur le point de partir pour un long voyage, écrivait un jour à Delphine:

«J'ai l'amitié égoïste et jalouse comme l'amour. Vous voir au milieu de votre salon entourée de vingt personnes à qui vous souriez serait pour moi un motif de tristesse si ridicule que j'en serais doublement triste. Je n'ai plus assez longtemps à vous voir, et je serai trop longtemps loin de vous pour ne pas me faire un bonheur des derniers 308 instants où je vous verrai. Je me présenterai donc chez vous pour vous offrir mes excuses, aux heures où je vous saurai seule ou en petit comité. Dans le monde vous êtes comme une glace brisée. Chaque ami peut se mirer dans un fragment de vous-même, il est vrai, mais mieux vaut se regarder dans la glace entière.

«Je vous écris seul chez moi, tandis que vous dites vos beaux vers et qu'on vous applaudit, et je vous dis cela afin que vous sachiez bien que ce n'est pas quelque empêchement frivole qui me retient loin de vous, mais bien une résolution réfléchie. Vous devez être bien belle, toute joyeuse et toute inspirée à cette heure. Je ferme les yeux et je vous vois.

«Vous me laisserez vous écrire, n'est-ce pas? pendant mon voyage, des lettres bien longues, bien confidentielles et bien naïves. On peut tout dire à six cents lieues de la personne à laquelle on parle, et il ne peut y avoir de colère contre les amis tristes et absents.

«Adieu, Madame, je vous aime d'une amitié trop égoïste pour vous céder au monde, et loin de vous je vous ai du moins tout entière en souvenir.

«A vos pieds.

«AL. DUMAS [283]

309

II

Mais j'y songe: la raison pour laquelle Sandeau fréquentait si peu chez Mme de Girardin pourrait bien avoir été tout simplement la peur d'y rencontrer son ancienne moitié littéraire, car George Sand, dans les années qui suivirent la proclamation de l'Empire, voyait assez souvent Delphine, et sans fuir positivement l'auteur de Lélia, Jules Sandeau évitait de se trouver sur son passage.

Cependant Delphine n'avait pas toujours ménagé l'amour-propre de George Sand. En 1837, par exemple, quand George eut fait alliance avec Lamennais, Delphine lui dit, sans en avoir l'air, des choses assez désagréables.

«... Vous le voyez, écrivait-elle dans son feuilleton de la Presse, chacun de ses livres admirables porte l'empreinte de l'affection qui l'inspira; et la pensée de George Sand, qui se montre tour à tour froide et désenchantée avec les héros des salons, gracieuse, fraîche, riante avec le chanteur des ruisseaux et des bruyères, poétique avec le poète, républicaine avec l'avocat, apparaît aujourd'hui morale et religieuse avec le prêtre politique. Ce qui faisait dire l'autre jour à un mauvais plaisant: «C'est surtout à propos des ouvrages des femmes que l'on peut écrire avec M. de Buffon: «Le style, c'est l'homme.»

310 Elle l'avait égratignée ainsi à plusieurs reprises, mais George Sand, qui n'avait pas l'épiderme sensible, ne lui en avait gardé aucune dent. Elle saisit même avec empressement la première occasion qui s'offrit à elle de faire sa connaissance, et, comme elles avaient toutes deux un grand fonds de bonté, du jour où elles se virent tête à tête elles devinrent amies.

La lettre suivante n'est pas datée, mais elle doit être de 1852 ou de 1853, en tout cas du commencement de leurs relations. George Sand écrivait à Emile de Girardin:

«Permettez-moi de vous demander asile pour un article sur les poésies d'un mien ami, qui a du talent et peu d'aide. Accordez-moi un coin dans la Presse pour que je dise de lui ce que je pense.

«C'est une occasion que je saisis de me rappeler à votre bon souvenir et à celui de Mme de Girardin, dont je suis encore toute éblouie, c'est le mot. On passerait sa vie à l'écouter comme à vous lire. Mais de telles douceurs ne sont pas faites pour les ours de mon espèce, et ma récréation ici est de me rappeler les quelques bonnes heures que j'ai passées entre vous deux. Je vous en remercie et vous demande pardon d'être si ennuyeuse. Ce n'est pas ma faute. Je ne le fais pas exprès; mais cela me sert du moins à bien sentir le charme qui est dans les autres.

«Je vous remercie encore plus de l'amitié que vous témoignez à ma fille. Elle en est touchée 311 comme elle le doit. Mais je vis en tête à tête avec notre petite Jeanne [284]. Faites-nous donc une société où l'on ne soit pas triste, en voyant pousser une ravissante petite fille!

«Dites à Mme de Girardin que je l'aime beaucoup, beaucoup. Je la charge de vous en dire autant de ma part, et elle dira bien mieux que moi. J'ai vu que sa pièce avait été reçue aux Français avec acclamation. J'irai l'applaudir de grand cœur.

«GEORGE SAND.

«Solange m'écrit qu'elle a été malade et que M. Cabarrus l'a encore reguérie. Je dois donc remercier aussi votre illustre grenouille de docteur que vous prétendez avoir été intimidé par un pauvre vieux lièvre de ma connaissance. Je croirais plutôt l'avoir endormi, si Mme de Girardin n'eût été là pour combattre le narcotique [285].» On voit que M. et Mme de Girardin avaient passé, comme à la plupart de leurs amis, leur médecin à George Sand.

Quelque temps après, elle leur écrivait au sujet du docteur:

«Nohant, 23 juillet 1853.

«Je parie que vous n'avez pas lu la lettre ouverte que vous m'envoyez? Vous avez eu bien tort. C'est la lettre d'un fou, d'un inconnu suédenborgiste 312 qui me dit que je suis condamnée aux châtiments éternels et qu'il est trop tard pour que je me repente de mes erreurs—alors, vous comprenez que je ne me donnerai pas une peine inutile, et que je resterai dans mon péché.

«Le docteur m'a promis de venir voir le mois prochain une propriété à vendre par ici et qu'il prendrait gîte chez moi. Il m'a promis aussi de votre part que vous l'aideriez à enlever Mme de Girardin pour me l'amener. J'y compte, et vous autres qui prétendez ne pas m'oublier, il s'agit de le me prouver, entendez-vous?

«GEORGE SAND [286]

Mais Delphine, qui dans le même temps avait reçu une invitation de Victor Hugo, au lieu de se rendre à Nohant, prit la route de Guernesey, et George Sand trouve la chose toute naturelle.

L'année suivante, Lélia écrivait encore:

«Nohant, 26 décembre 1854.

«Chère Madame,

«J'envoie à votre valet de chambre, avec prière de les servir sur votre table... quoi? six fromages! mais quels fromages! Des fromages qui sentent aussi mauvais que vous sentez bon, mais qui sont aussi bons en tant que fromages que vous êtes bonne en tant que femme, et qui ont autant de 313 renommée en Berry, en tant que fromages, que vous avez de gloire, en tant que génie, dans le monde entier.

«Après un compliment du jour de l'an si heureusement tourné, permettez-moi de vous embrasser et de vous féliciter du beau succès que vous venez d'avoir à notre Gymnase [287] et qui vous y attirera tout à fait, j'espère.

«Et puis dites à M. de Girardin que je pense beaucoup à lui en général et en particulier, et dites-vous bien l'un à l'autre que je vous suis attachée et dévouée, en esprit et en vérité.

«GEORGE SAND.

«Est-ce que vous serez assez aimable pour rappeler à M. de Girardin mon ami Victor Borie et sa Revue agricole?

«Je vous renvoie M. Limayrac qui vous dira que nous avons dit grand mal de vous [288]

Mais voici venus les mauvais jours. Un deuil cruel s'est abattu tout à coup sur la maison de George Sand, à la suite d'un procès non moins triste. Solange, sa fille, a perdu sa petite Jeanne, que lui disputait avec un acharnement digne d'une meilleure cause, Clésinger, son mari, dont elle vivait séparée depuis près de trois ans. La pauvre enfant est morte à Paris, dans la nuit du 13 au 14 janvier 314 1835, loin de sa mère et de sa grand'mère, au moment où George Sand, qui en avait obtenu la garde, allait la placer au couvent du Sacré-Cœur. Et c'est encore tout étourdie de ce coup terrible, que la recluse de Nohant écrit à Mme de Girardin:

«Nohant, 18 février 1855.

«Chère Madame,

«Vous avez été bonne comme un ange pour ma pauvre fille, et naturellement émue de la mort de ma pauvre Jeanne. Je suis à vous pour la vie. M. Bethmont a gagné sa cause. Le parti Cavaignac ne rend ses prisonniers qu'après les avoir tués [289]. C'est dans l'ordre. Nous avons enseveli la victime sous les cyprès qui abritent mon père et ma grand'mère [290]. M. Bethmont va sûrement plaider pour que son client puisse venir profaner cette tombe [291]. Ce sera un thème nouveau pour faire des phrases d'avocat. Le client aliéné viendra donc. Je m'y attends. Nous le ferons suivre jusqu'au premier cabaret où il oubliera le cadavre de son enfant.

«Nous avons passé la matinée à regarder les poupées laissées ici par Jeanne; jusque sur mon bureau ses jouets favoris l'attendaient. Nous embrassons 315 comme des reliques les derniers petits chiffons qu'elle a cousus sur son lit de mort. Ma pauvre fille est brisée, et ce n'est pas seulement nous, c'est tout le pays qui pleure la belle, la malheureuse Nini. Elle a été bien aimée ici, mais aussi bien haïe là-bas, parce qu'elle était ma chair et mon sang! Chère Madame, votre grand cœur de poète et de femme comprend la douleur et l'amertume du nôtre. Je ne sais pas trop ce que je vous dis, mais démêlez là-dedans que je vous bénis et que je vous aime. Je dis cela à vous et à M. de Girardin qui à 5 heures du matin était auprès de mon enfant mort et de ma fille mourante. Ah! mes amis, mes amis! il y a une justice au-delà de ce monde.

«A vous.

«GEORGE SAND [292]

Quatre mois et quelques jours après avoir écrit cette lettre poignante, George Sand apprenait la mort de Mme de Girardin (29 juin 1855) [293]. Ce coup inattendu acheva de la terrasser. Quand elle fut 316 remise, elle prit sa plume, qui ne demandait qu'à courir, et fit l'éloge de Delphine dans une page admirable d'où j'extrais les lignes suivantes:

«... On a dit avec raison qu'elle avait eu le double charme de rester femme. Eh bien! elle était plus complète encore, elle était mère dans son cœur et dans ses entrailles, bien qu'elle eût été privée des joies et des douleurs de la maternité. Ses belles et saintes larmes avaient coulé par torrents sur notre désastre à nous! Elle avait été là, soutenant, consolant, partageant le désespoir des autres, l'éprouvant, le cherchant, voulant en prendre sa part, aimant ce que nous avions aimé, et nous montrant, sans y songer, quelle mère elle eût été elle-même. Ce ne fut donc pas une fantaisie, une idée littéraire quelconque, cette adorable pièce de la 317 Joie fait peur. Elle prit cette idée-là dans ses propres entrailles; elle eut le droit de faire parler une mère, et ce fut là l'apogée de son inspiration. Le sujet semblait scabreux pour elle. Qu'elle l'eût traité par l'esprit seulement, toute mère eût pu lui dire, comme Tell à Gessler: Ah! tu n'as pas d'enfants! Il n'en fut point ainsi: elle toucha juste et profondément, elle fit pleurer jusqu'au sanglot, jusqu'à l'étouffement, tous les hommes, et, chose plus victorieuse en un pareil sujet, toutes les femmes [294]

George Sand disait vrai. Delphine était si bien faite pour être mère que le jour où son mari lui amena par la main l'enfant qu'il avait eu d'une autre, bien loin de s'indigner et de crier à l'adultère, comme l'eussent fait les trois quarts des femmes, elle lui dit, sans essayer de maîtriser son émotion: «Merci pour cette marque de confiance!» Et elle adopta l'enfant et elle l'aima, comme s'il avait été son propre fils! 318

319

APPENDICE

POÉSIES

DÉDIÉES A Mme DE GIRARDIN

I

A Mlle DELPHINE GAY

La France a vu longtemps le sceptre poétique

D'homme en homme transmis comme un spectre de rois,

Laissant aux filles d'Eve, heureuses de leurs droits,

De la frêle beauté l'empire despotique.

Corinne, sous vos traits, du rivage italique

Aborda parmi nous, plus reine qu'autrefois:

Et si la grâce encore impose mieux ses lois,

Dans la France de l'art s'éteint la loi salique.

Dieu tenait ses trésors avec soin renfermés:

Il dotait, peu prodigue envers ses plus aimés,

L'un d'esprit scintillant, l'autre de poésie;

Mais désarmant, un jour, ses avares décrets,

Dans la coupe où votre âme a puisé ses secrets

Sa main mêla le sel attique à l'ambroisie.

ÉMILE DESCHAMPS.

320

II

A Mlle DELPHINE GAY

Saint-Point, 29 juillet 1829.

Celui qui voit briller ces Alpes, d'où l'aurore,

Comme un aigle qui prend son vol du haut des monts,

D'une aile étincelante ouvre les cieux, et dore

Les neiges de leurs fronts;

Celui-là, l'œil frappé de ces hauteurs sublimes,

Croit que ces monts glacés qu'il admire et qu'il fuit

Ne sont qu'affreux déserts, rochers, torrents, abîmes,

Foudre, tempête et bruit.

«Mesurons-les de loin», dit-il. Mais si sa route

Le conduit jusqu'aux flancs d'où pendent leurs forêts,

S'il pénètre, au vain bruit de leurs eaux qu'il écoute,

Dans leurs vallons secrets;

Il y trouve, ravi des solitudes vertes

Dont l'agneau broute en paix le tapis velouté,

Des vergers pleins de dons, des chaumières ouvertes

A l'hospitalité;

Des sources sous le hêtre, ainsi que dans la plaine,

De frais ruisseaux dont l'œil aime à suivre les bonds,

De l'ombre, des rayons, des brises dont l'haleine

Plie à peine les joncs;

Des coteaux aux flancs d'or, de limpides vallées,

Et des lacs étoilés des feux du firmament,

Dont les vagues d'azur et de saphir mêlées

Se bercent doucement.

Il entend ces doux bruits de voix qui se répondent,

De murmures du soir qui montent des hameaux,

De cloches des troupeaux, de chants qui se confondent

Au son des chalumeaux.

321

Marchant sur des tapis d'herbe en fleur et de mousse:

«Ah! dit-il, que ces lieux me gardent à jamais!»

La nature a caché ses grâces les plus douces

Sous ces plus hauts sommets.

Ainsi les noms qu'au ciel la renommée élève

De leur éclat lointain semblent nous consumer;

Jalouse de ses dons, la gloire leur enlève

Tout ce qui laisse aimer.

Ainsi quand je te vis, jeune et belle victime

Qu'un génie éclatant choisit pour ton malheur,

Je cherchai sur ton front le rayon qui t'anime

Et je fermai mon cœur.

Mais un jour (c'était l'heure où le soin du ménage

Retient la jeune fille à son foyer pieux,

Où l'on n'a pas encor composé son visage

Pour l'œil des envieux),

J'entrai comme un ami qui vient avec l'aurore

Solliciter sans bruit la porte d'un ami,

Qui l'entr'ouvre, et du seuil que son pied touche encore,

Demande: «A-t-il dormi?»

Les meubles dispersés dans la salle nocturne,

La lampe qui fumait, oubliée au soleil,

Etalaient ce désordre, emblême taciturne

D'une nuit sans sommeil.

Des harpes et des chants, souvenirs d'une fête,

Des livres échappés à des doigts assoupis,

Et des feuilles de fleurs qui couronnaient la tête

Y jonchaient les tapis.

La veille avait flétri de ta blanche parure

Les longs plis qu'à ton sein le nœud pressait encor,

Et les cheveux cendrés jusques à ta ceinture

Roulaient leurs ondes d'or.

322

Ton visage était pâle, une sombre pensée

De ton front incliné lentement s'effaçait,

Et dans ta froide main, la main entrelacée

Sur tes genoux glissait.

Au bord de tes yeux bleus tremblaient deux larmes pures,

La pervenche à ses fleurs ainsi voit s'étancher

Deux perles de la nuit, que des feuilles obscures

Empêchent de sécher.

Sur tes lèvres collé, ton doigt disait: «Silence!»

Car l'enfant de ta sœur dormait dans son berceau,

Et ton pied suspendu le berçait en cadence

Sous son mobile arceau.

La mort avait jeté son ombre passagère

Sur cette jeune couche; et dans ton œil troublé,

Dans ton sein virginal, tout le cœur d'une mère

D'avance avait parlé;

Et tu pleurais de joie, et tu tremblais de crainte,

Et, quand un seul soupir trahissait le réveil,

Tu chantais au berceau l'amoureuse complainte

Qui le force au sommeil.

Ah! qu'un autre te voie, enfant de l'harmonie,

Trouvant que sur les cœurs un empire est trop peu,

Lancer d'un seul regard l'amour et le génie,

La lumière et le feu!

Qu'il t'écoute chanter comme un autre respire,

Comme le vent murmure en s'exhalant des bois,

Harpe, écho de nos cœurs, et dont chaque vent tire

Une seconde voix!

Pour moi, quand la mémoire évoque ton image,

Je te vois, l'œil éteint par la veille et les pleurs,

Sans couronne et sans lyre, et penchant ton visage

Sur un lit de douleurs!

323

Je t'entends murmurer ces simples mots de l'âme

Que la douleur enseigne à ce qui sait sentir,

Et ces chants enfantins que la plus humble femme

Fait le mieux retentir;

Et je dis en moi-même: «Oh! périsse la lyre!

De la gloire à son cœur le calice est amer.

Le génie est une âme; on l'oublie, on l'admire;

Elle savait aimer!»

L'étoile de la gloire, astre de sombre augure,

Semblable à l'insensé qui secoue un flambeau,

Eblouissant nos jours, les pousse à l'aventure

Vers un brillant tombeau.

L'étoile de la femme est la pâle lumière

Qui se cache, le jour, dans l'azur étoilé,

Monde mystérieux que seul à la paupière

La nuit a révélé.

Sur le front qui l'admire elle luit en silence;

Elle illumine à peine un point du firmament,

Et de ses doux rayons l'amoureuse influence

N'enivre qu'un amant!

LAMARTINE

III

MADAME ÉMILE DE GIRARDIN

La mort vient de frapper les plus beaux yeux du monde.

Nous ne les verrons plus qu'en saluant les cieux.

Oui, c'est aux cieux déjà que leur grâce profonde

Comme un aimant d'espoir semble attirer nos yeux.

Belle étoile aux longs cils qui regardez la terre,

N'êtes-vous pas Delphine enlevée aux flambeaux,

Ardente à soulever le splendide mystère

Pour nous illuminer dans nos bruyants tombeaux?

324

Sa grande âme ingénue avait peur de la joie.

Lucide et curieuse à l'égal des enfants,

Du long regard humide où le rire se noie,

Elle épiait les pleurs sous les fronts triomphants.

Albert Durr l'avait vue à l'étude penchée,

Au monde intérieur où lui seul pénétrait,

Quand sa mélancolie éternelle et cachée

Dans un ange rêveur la peignit trait pour trait.

Son enfance éclata par un cri de victoire

Lisant à livre ouvert où d'autres épelaient.

Elle chantait sa mère, elle appelait la gloire,

Elle enivrait la foule... et les femmes tremblaient.

Et charmante, elle aima comme elle était: sans feinte.

Loyale avec la haine autant qu'avec l'amour.

Dans ses chants indignés, dans sa furtive plainte,

Comme un luth enflammé son cœur vibrait à jour!

Elle aussi, l'adorable! a gémi d'être née.

Dans l'absence d'un cœur toujours lent à venir.

Lorsque tous la suivaient pensive et couronnée,

Ce cœur, elle eût donné ses jours pour l'obtenir.

Oh! l'amour dans l'hymen! Oh! rêve de la femme!

O pleurs mal essuyés, visibles dans ses vers!

Tout ce qu'elle taisait à l'âme de son âme,

Doux pleurs, allez-vous-en l'apprendre à l'univers!

Elle meurt! presque reine, hélas! et presque heureuse,

Colombe aux plumes d'or, femme aux tendres douleurs;

Elle meurt tout à coup d'elle-même peureuse,

Et douce, elle s'enferme au linceul de ses fleurs.

O beauté souveraine à travers tous les voiles!

Tant que les noms aimés retourneront aux cieux,

Nous chercherons Delphine à travers les étoiles,

Et ton doux nom de sœur humectera nos yeux.

1855.

MARCELINE DESBORDES-VALMORE

(Poésies inédites.)

325

INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS PROPRES CITÉS DANS CET OUVRAGE

A

B

326

C

D

327

E

F

G

H

I

J

M

N

O

P

R

S

T

V

331

W

X

Z

332 333

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE 7
CHAPITRE PREMIER
LA JEUNESSE DE DELPHINE
§ I.—Sophie Gay.—Le congrès d'Aix-la-Chapelle en 1818, Lettres inédites.—«Sophie de la parole» et «Sophie de la musique».—Le salon de Mme Gail.—Son talent de musicienne, ses romances et son opéra-comique des Deux Jaloux.—Elle rejoint Sophie Gay à Aix-la-Chapelle.—Delphine et M. Villemain.—Benjamin Constant et Ballanche patronnés à l'Académie-Française par Sophie Gay.—Mme Récamier à Aix-la-Chapelle.—Elle se lie avec la mère de Delphine.—Histoire du tableau de Gérard: Corinne au cap Misène.—Lettres inédites de Sophie Gay à Mme Récamier.—Sur la mort de Chateaubriand.
§ II.—Comment Delphine devint poète.—Conseils que lui donna sa mère.—Son maître Alexandre Soumet.—Delphine à l'Abbaye-aux-Bois.—Un billet de Chateaubriand.—Sophie Gay après la mort de son mari.—Son appartement de la rue Gaillon.—Les premières couronnes poétiques de Delphine.—Elle quête pour les Grecs.—Sa Vision lui vaut une audience du roi.—La duchesse de Duras la protège.—Vues de certains courtisans sur elle.—Charles X et Mme de Polastron.—Alfred de Vigny aimé de Delphine.—Mariage manqué.—Delphine part pour l'Italie.—Impression qu'elle fait à Lyon.—Lettre à ce sujet de Mme Desbordes-Valmore.—Lamartine rencontre Delphine et sa mère à Terni.—Delphine à Rome.—Elle célèbre le retour d'Alger des Romains captifs chez les Musulmans.—Ce qu'écrivait à cette occasion M. Desmousseaux de Givré, secrétaire d'ambassade, à Mme Charles Lenormant.—Une lettre inédite de la reine Hortense à Delphine.—La Muse de la Patrie.—Comment, à son retour en France, Delphine fut dépouillée de sa pension.—Son Te Deum de gloire et le général de Bourmont. 334
13
CHAPITRE II
DELPHINE ET LAMARTINE
§ I.—Portrait de Delphine par Lamartine.—Comme quoi toute sa vie il resta sous le charme de son apparition à Terni.—Elle riait trop.—Ce que Lamartine pensait du rire.—Les premiers vers de Delphine à Lamartine.—Nisida et Fido.—Lamartine et l'amour des bêtes.—Sa réponse aux vers de Delphine.—Souvenir de sa réception à l'Académie Française.—Ressemblance physique et morale des deux amis.
§ II.—Mariage de Delphine avec Emile de Girardin.—Elle regrette de n'avoir pas d'enfant.—Lamartine et les Droits civils du curé.—La Politique rationnelle.—Delphine aurait voulu l'empêcher de partir pour l'Orient.—Son chagrin en apprenant la mort de Julia.—Lamartine entre à la Chambre des députés.—Ses débuts à la tribune.—Ce que lui écrivait Delphine après l'avoir entendu.—Elle rêve de mettre un journal à sa disposition.—Billets inédits que lui adresse Lamartine pour lui donner rendez-vous ou s'excuser de ne pas aller la voir.—Emile de Girardin fonde la Presse.—Lamartine y collabore.—Cependant ils ne sont pas toujours d'accord ensemble.—Premiers froissements.—A propos d'une lettre de Lamartine à Granier de Cassagnac.
§ III.—Le Rhin allemand du poète Becker et la Marseillaise de la paix.—Lamartine promet sa pièce de vers à Delphine et la donne à la Revue des Deux-Mondes.—Lettre de Delphine à ce sujet.—Explications de Lamartine.—Alfred de Musset réplique à Becker.—La genèse du Rhin allemand, d'après le vicomte de Launay.—Petite vengeance de femme.—Le Ressouvenir du lac Léman dédié à Huber-Saladin.—Lamartine l'offre à Delphine pour la Presse.—Mort de Mme O'Donnell.—Son éloge par Jules Janin.—Lettre inédite.—La Presse refuse le Ressouvenir.—Delphine intervient et paie les vers 1.000 fr. à Lamartine.—Variantes du Ressouvenir.
§ IV.—Huber-Saladin.—Sa famille, son éducation, son amour pour la France.—Mission que lui confia Lamartine en 1848.—Le grand poète le charge, en 1841, de lui trouver 150.000 fr. à Genève.—Embarras financiers de Lamartine.—Leur cause première.—Lamartine «premier agriculteur de France».—Pour ne pas être déraciné.—Lettre inédite à Huber-Saladin sur la mort de sa fille.
§ V.—La question des fortifications de Paris.—Lamartine combat dans la Presse et à la Chambre le projet de M. Thiers.—Il voit la révolution maîtresse de ces murs et les honnêtes gens foudroyés par les canons qu'ils ont chargés.
§ VI.—Lamartine refuse un portefeuille et la présidence 335 de la Chambre.—Critiques que Delphine lui adresse à cet égard.—Il veut faire de l'histoire et de la philosophie.—Préparation des Girondins.—Comment ce livre fut accueilli par Delphine.—La campagne des Banquets.—Description du banquet offert à Lamartine par la ville de Mâcon le 8 juillet 1847.—Une page inédite de M. de Ronchaud.—Mot de Doudan sur ce banquet.—La Révolution de 1848.—Le rôle de Lamartine.—Lettre que lui adresse Sophie Gay pour le mettre en garde contre son entourage.—Article de Delphine sur la présidence de la République.—L'élection présidentielle.—Lamartine part pour l'Orient.—Le Grand Turc lui offre un immense domaine.—Lettre qu'il adresse à Delphine à son retour.—Le coup d'Etat met fin à sa carrière politique.—Il se réfugie dans la littérature.—Le testament de Mme de Girardin.—Dernier service qu'elle demande à Lamartine.—Il s'excuse de ne pouvoir le lui rendre.—Article qu'il lui consacre dans son Cours de littérature.
60
CHAPITRE III
DELPHINE ET VICTOR HUGO
§ I.—Victor Hugo présenté à Mme Récamier par Sophie Gay.—Delphine à la première représentation d'Hernani, d'après le récit de Théophile Gautier.—Lettres inédites de Victor Hugo à Mme de Girardin.—Une tragédie de M. de Custine: Béatrix Cenci.—Napoline.—Une lettre de Chateaubriand sur ce poème de Delphine.—La première représentation d'Angelo.—Vers écrits par Victor Hugo sur la cheminée de la chambre de Mlle de La Vallière à Saint-Germain.—Le Rhin et le discours de réception de Victor Hugo à l'Académie.—Lettre inédite.—Chronique du vicomte de Launay sur une soirée donnée par Mme de Lamartine.—Mme de Girardin perd coup sur coup son frère et son beau-frère.—Lettre de condoléances de Victor Hugo à ce sujet.—Mort tragique de Léopoldine.
§ II.—Judith et les Burgraves à la Comédie-Française.—Alexandre Soumet défend Judith.—Un incident à propos d'un discours de Lamartine.—Victor Hugo se croit visé.—Delphine s'interpose entre Lamartine et lui.—Lettres inédites des deux poètes à ce sujet.—La Lucrèce de Ponsard.—Dialogue entre Viennet et Victor Hugo à l'Académie.
§ III.—Victor Hugo après le coup d'Etat.—Lettres inédites de Marine-Terrace (Jersey) à Mme de Girardin.—Attitude d'Emile de Girardin en 1851.—Lady Tartuffe, Napoléon-le-Petit et les Châtiments.—Le docteur Cabarrus.—Son amitié avec Lamartine, Victor Hugo et Théophile Gautier.—Pierre Leroux à Jersey.—Les tables tournantes à Marine-Terrace.—Sainte-Beuve et Mme de 336 Girardin.—La Joie fait peur.—Delphine se rend à Jersey au mois de septembre 1853.—Victor Hugo et le spiritisme.—Un article de Jules Bois à ce sujet.—Dernière lettre de Victor Hugo à Delphine.—Poésie par lui dédiée à son ombre dans les Contemplations.
148
CHAPITRE IV
DELPHINE ET BALZAC
§ I.—Lettre inédite de Lamartine sur Balzac.—Figaro du génie.—Où se cachait Balzac en 1840.—Une anecdote de Werdet à ce sujet.—Les Ressources de Quinola.—Balzac, Lautour-Mezeray et Auger.—Ernest Sain de Bois-le-Comte.—Balzac rue Cassini.—Il collabore à la Mode et au Voleur.—Ses premières difficultés avec Emile de Girardin.—Mme de Girardin met la paix entre eux.—Lettres inédites de Balzac et de Delphine.—«La taupinière des Gay».—La brouille.—Pour ramener le romancier, Delphine écrit la Canne de M. de Balzac.—Une canne monstre.—Réclame et reliquaire.—Une miniature d'Éva Hanska en costume d'Eve.
§ II.—La Canne de M. de Balzac le réconcilie avec les Girardin.—«Faites un grand et beau livre!»—Delphine courriériste de la Presse.—Elle passe la direction du feuilleton à Théophile Gautier.—Lamartine veut pousser Balzac à l'Académie.—Pourquoi Balzac n'y fut jamais élu.—Un mot de Berryer.—Deux billets inédits de Théophile Gautier.—Balzac et la Politique.—Le roman des Paysans et la Reine Margot.—La guerre éclate entre Balzac et Emile de Girardin.—Leur correspondance à propos des Paysans.—Balzac liquide son compte avec la Presse.—Une saisie-arrêt d'Emile de Girardin.—La rupture finale.—Delphine en apprenant la mort de Balzac s'évanouit.
203
CHAPITRE V
DELPHINE ET RACHEL
§ I.—Les débuts de Rachel à la Comédie-Française.—Comment Delphine en parla dans la Presse.—La première visite de Rachel à Delphine.—Rachel à l'Abbaye-aux-Bois.—Rachel à Londres.—Accueil que lui fit la reine d'Angleterre.—Lettres inédites de Rachel à Buloz et à Mme de Girardin.—Rachel à Bordeaux.—La tragédie de Judith.—Première représentation de cette pièce.—Ce qu'en pensait Paul de Saint-Victor.
§ II.—Rachel à Rouen.—«Son grand nigaud de fils de Dieu»!—Une histoire de guitare racontée par Mme Hamelin.—Rachel à Marseille.—Méry se fait son chevalier 337 servant.—Pendant une représentation de Bajazet.—Rachel à Nantes.—Un huissier d'Angers la somme de jouer dans cette ville.—La Cléopâtre de Mme de Girardin à la Comédie-Française.—Lamartine offre à Rachel un exemplaire de ses Girondins.—Opinion de Mme d'Arbouville sur la Cléopâtre de Shakespeare et celle de Mme de Girardin.—Ce que Lamartine écrivait à Delphine après avoir vu sa pièce.
§ III.—Rachel quitte la Comédie-Française.—Ce qu'elle écrit à Mme de Girardin pour expliquer sa résolution.—Un vrai mémorandum.—Crémieux secrétaire de Rachel.—Brouille et réconciliation de la tragédienne avec son avocat-conseil.—L'anarchie à la Comédie en 1849.—Merle candidat de Rachel à la direction de la Maison de Molière.—Rachel dans Angelo.—Lady Tartuffe à Paris et à Londres.—Ce que Victor Hugo écrivait à ce sujet à Mme de Girardin.—Exilé, pestiféré!—Rachel après la mort de Mme de Girardin.—Son départ pour l'Egypte.—Sa mort au Cannet.
234
CHAPITRE VI
DELPHINE ET EUGÈNE SUE
Une visite à Annecy.—La statue de Rodin du Juif-errant.—Comment Eugène Sue vint échouer en Savoie.—Une lettre de Lamartine sur les Mystères de Paris.—Sue-le-fat.—Socialiste à la Proudhon.—Un mot de la princesse de Solms.—La Fronde en 1851.—Lettre d'Eugène Sue à la cousine de Louis-Napoléon.—Elle l'attire à Aix-les-Bains.—Les Barattes à Annecy.—Eugène Sue s'y installe.—Sa popularité dans le pays.—Eugène Sue et Mme de Girardin.—Leurs relations dataient du journal la Mode.—Lettres inédites d'Eugène Sue à Delphine.—Le pays des Aigles.—L'apostasie de M. Dain.—Eugène Sue admirateur de Lamartine.—Ses travaux d'exil.—Un arrêté du ministre de la Police lui interdit l'entrée de la France.—Lettre inédite à ce sujet.—Et s'il n'en reste qu'un!... Mort d'Eugène Sue.—Ses funérailles.—Le chalet des Barattes.
282
CHAPITRE VII
DELPHINE, JULES SANDEAU, A. DUMAS ET GEORGE SAND
§ I.—Jules Sandeau et Alfred de Vigny.—Pour Mme Dorval.—Les Jeudis de Madame Charbonneau.—Jules Sandeau et Armand de Pontmartin.—Marphise et Eutidème.—L'Ecole des Journalistes et Jules Sandeau.—Ce que Sainte-Beuve écrivait de cette pièce.—Sandeau, chevalier de la Légion d'honneur.—Lettre inédite à Mme de Girardin à ce sujet.—La Croix de Berny.—Les droits de la pensée 338 écrite défendus par Jules Sandeau dans la Presse.—Jules Sandeau et Cléopâtre.—Il prédit un grand avenir à Mme de Girardin.—Armand de Pontmartin chez «Marphise».—Son portrait et ceux de ses familiers dans les Jeudis de Madame Charbonneau.—Lettres inédites de Jules Sandeau et d'Alexandre Dumas.
§ II.—Jules Sandeau et George Sand.—Ce que Delphine pensait et écrivait de Lélia, en 1837.—Commencement de leurs relations.—Mme de Girardin éblouit George Sand.—Cabarrus, médecin de George Sand et de sa fille Solange.—Lettres inédites de George Sand à Mme de Girardin.—La mort de sa petite-fille.—Sa colère contre Bethmont, avocat de Clésinger.—Lettre poignante de George Sand à l'occasion de cette perte.—Ce qu'elle dit de Mme de Girardin en apprenant sa mort.—La maternité chez Delphine.—Comment elle adopta le fils de son mari.—Pensées de Mme de Girardin sur la mort.
296
APPENDICE
POÉSIES DÉDIÉES A Mme DE GIRARDIN 319

NOTES:

[1] Th. Gautier: notice sur Mme de Girardin en tête des Lettres parisiennes du Vicomte de Launay.

[2] C'est même pour cela que je ne lui ai fait aucune place dans ce livre. Je réserve le peu de documents que j'ai recueillis sur cet amour d'un jour pour la prochaine réimpression de mon ouvrage sur Alfred de Vigny.

[3] Lettre inédite publiée intégralement, p. 179.

[4] C'est Lamartine qui l'appelait ainsi.

[5] Le lecteur fera bien tout de même de se reporter à notre Cénacle de la Muse française, où tout un chapitre est consacré à la «Muse de la Patrie».

[6] Elisa, qui était l'aînée, avait épousé, en 1817, le comte O'Donnell. Restaient à marier: Delphine,—née à Aix-la-Chapelle, le 26 janvier 1804,—qui épousa, le 1er juin 1831, Emile de Girardin, et Isaure, qui épousa, le 6 juin 1837, Théodore Garre, fils de Sophie Gail.

[7] Madame de Vitrolles s'y trouvait aussi, «pour faire valoir ses prétentions sur la principauté de Salm».

[8] C'est ainsi qu'elle avait, une des premières, admiré la poésie de Byron. Elle écrivait, le 12 mars 1820, à Alexandre Guiraud:

D'admirer lord Byron, chacun me fait un crime,

On médit de mon goût, on l'appelle un travers;

Mais mon amour pour lui paraîtra légitime,

Si jamais on apprend que je lui dois vos vers.

(Inédit.)

[9] On sait que Benjamin Constant s'était cassé la jambe, en se promenant un jour, en 1818, chez Mme Davillier, sur le coteau de Meudon, et qu'il resta boiteux jusqu'à la fin de sa vie.

[10] La Minerve Française, fondée par Benjamin Constant avec le concours d'Aignan, Etienne, Jay, E. de Jouy, Lacretelle aîné et Tissot, parut au mois de février 1818.

[11] Les réunions devaient avoir lieu à l'Hôtel de Ville, mais elles eurent lieu sans apparat, en tenue de ville, chez l'un ou l'autre des plénipotentiaires, tantôt chez lord Castlereagh, qui s'était installé Klein Borcette Strasse, no 218,—tantôt chez Metternich, Camphausbadstrasse, no 777,—tantôt chez le prince Hardenberg, logé sur le Markt, no 910.—Dans les intervalles des séances, la vie mondaine était brillante et animée. Les diplomates se retrouvaient au Kurhaus, sur la Camphausbadstrasse, autour des tables de jeu et le long des promenades à la mode. Entre temps, il y avait les ascensions en ballon de deux femmes aéronautes, les concerts de Mme Catalani, des frères Bohrer et du violoncelliste Lafon. N'oublions pas non plus les séances de pose dans l'atelier de Lawrence, que le prince régent avait envoyé à Aix pour peindre les hommes d'Etat du Congrès. Pour l'y loger, on avait construit, en Angleterre, une maison de bois portative avec un grand atelier; elle devait être élevée dans le jardin de l'ambassadeur anglais, lord Castlereagh, mais elle arriva trop tard, et Lawrence s'installa dans la grande galerie de l'Hôtel de Ville. (Sur le Congrès d'Aix-la-Chapelle, cf. les Lettres du Prince de Metternich à la comtesse de Lieven (1818-1819), 1 vol. in-8, chez Plon, 1909, et Une vie d'ambassadrice au siècle dernier, la princesse de Lieven, 1 vol. in-8, chez Plon, 1903.)

[12] Marin (Joseph-Charles), né et mort à Paris (1773-1834), sculpteur, était pensionnaire à la villa Médicis quand Chateaubriand le chargea d'exécuter le mausolée de Pauline de Beaumont, dans l'église de Saint-Louis-des-Français, à Rome.

[13] Lettre inédite, communiquée par Mme Léonce Détroyat.

[14] Née à Melun, en 1776, elle mourut, à Paris, le 24 juillet 1819.

[15] Mémoires d'Auger (Hippolyte), auteur dramatique né à Auxerre le 25 mai 1795, mort à Menton le 5 janvier 1881, publiés par Paul Cottin dans la Revue rétrospective en 1891.

[16] Il s'agit ici d'Hortense Allart, futur auteur des Enchantements de Prudence et cousine-germaine de Delphine.

[17] Fils de Sophie Gail, qui se fit, lui aussi, une grande réputation comme helléniste.—Né le 22 octobre 1795, il mourut le 22 avril 1845.

[18] La baronne Silvestre, née Garre.

[19] Le roi de Prusse arriva, le premier, le 27 septembre; l'empereur d'Autriche, le 28; l'empereur de Russie le 28 aussi. L'empereur de Russie habitait l'ancien palais des préfets français, dans la rue qui fut depuis baptisée, en souvenir de ce fait, la rue Alexandre.

[20] Lettre inédite.

[21] Ce rapport disait:

«Si l'auteur du no 103, en ne traitant qu'une partie du sujet (le Dévouement des médecins français et des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone) n'avait donné pour excuse et son sexe, et son jeune âge, l'Académie, à la perfection et au charme de plusieurs passages, aurait pu croire que la pièce était l'ouvrage d'un talent exercé dans les secrets du style et de la poésie; mais la simplicité touchante de divers tableaux, la délicatesse, je dirai même la retenue des pensées et des expressions, auraient permis d'attribuer l'ouvrage à une personne de ce sexe qui sait si bien exprimer tout ce qui tient à la grâce et au sentiment. En se restreignant à l'éloge des sœurs de Sainte-Camille, l'auteur se plaçait, en quelque sorte, hors du concours, et dès lors l'Académie, qui a jugé l'ouvrage digne d'une mention honorable, a cru juste de lui assigner un rang distinct et séparé de celui des autres mentions.»

Le 1er prix avait été décerné à M. Alletz; le 1er accessit, à M. Chauvet, poète et critique distingué, à qui Manzoni adressa sa lettre fameuse sur l'Unité de temps et de lieu dans la tragédie; le 2e accessit, à M. Michel Pichat, qui remporta, en 1825, un si grand succès avec sa tragédie de Léonidas.

Chose curieuse et digne d'être notée, c'est à peu près dans les mêmes conditions que Victor Hugo, âgé de quinze ans, avait été couronné, la première fois, à l'Académie, et je ne saurais oublier qu'au mois d'avril 1822 il envoya à l'Académie des Jeux Floraux, dont il était «maître» depuis le 28 avril 1820, une ode sur le Dévouement dans la peste, que Jules de Rességuier, son correspondant à Toulouse, baptisa le Dévouement, tout court, et qui fut publiée sous ce titre définitif dans les Odes et Ballades, livre IV, ode IV.

[22] Lettre inédite.

[23] Lettres à Lamartine.—Lettre de Delphine, en date du 6 janvier 1830.

[24] Corresp. à Lamartine.—Réponse à Delphine, en date du 25 janvier.

[25] Le Val-de-Loup ou la Vallée-aux-Loups, qu'habitait alors Chateaubriand.

[26] Lettre inédite.

[27] En 1815, il fut battu par Baour-Lormian, et en 1830 par Viennet. Royer-Collard disait à ce propos: «Pour éviter M. de Constant, j'aurais pris au-dessous de Viennet.»

[28] Lettre inédite.

[29] Lettre inédite.

[30] Lettre inédite à Alexandre Guiraud.

[31] Elle était morte le 14 juillet 1817.

[32] M. Gay, mari de Sophie.

[33] Lettre inédite.—Et il fit Corinne au cap Misène.

[34] Ambassadeur de Russie à Aix-la-Chapelle.

[35] Ce ne pouvait être, m'écrivait M. Charles de Loménie, qu'une promesse d'écrire ou de rester fidèle à l'amitié.

[36] Cette lettre, inédite, était adressée à «madame Récamier, rue Basse-du-Rempart, près le passage Sandrié», où elle habitait depuis 1808.

[37] Lettre inédite, communiquée par M. Charles de Loménie.

[38] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, t. II, p. 56.

[39] Daniel Stern, Mes Souvenirs.

[40] Victor Hugo raconté.

[41] Elle disait, par exemple, de Mme de Genlis, qu'elle mettait les vices en action et les vertus en précepte;—d'un poète à qui une épître avait valu une pension et avec qui elle s'était brouillée: «Je ne le vois plus depuis qu'il a des rapports avec le ministre de l'Intérieur»;—d'un académicien qu'elle avait beaucoup aimé, mais qui lui avait préféré une femme très riche: «Il est aimable, mais il est cher!»

[42] Quand parut la Divine Epopée (1841), elle écrivait dans son courrier de la Presse: «A côté du Compagnon du Tour de France, sur notre table se trouve un autre livre, un poème, un poème épique, signé d'un nom qui nous est cher, écrit par notre maître en poésie, par celui à qui nous devons nos faibles succès; celui qui, aux beaux jours de notre enfance, a corrigé notre premier vers: l'auteur de Clytemnestre, de Saül, de Jeanne d'Arc, Alexandre Soumet.»

[43] Ce poème remontait à l'année 1814.

[44] Delphine avait reproduit dans son poème une pensée du Génie du Christianisme.

[45] Lettre inédite.

[46] Cours de littérature, 2e entretien.

[47] Ce surnom lui vint des vers suivants qui terminent la Vision, son «chant du sacre»:

Le héros, me cherchant au jour de sa victoire,

Si je ne l'ai chanté, doutera de sa gloire;

Les autels retiendront mes cantiques sacrés,

Et fiers, après ma mort, de mes chants inspirés,

Les Français, me pleurant comme une sœur chérie,

M'appelleront un jour Muse de la patrie!

Lire dans le Cénacle de la Muse française le chapitre que nous avons consacré à Delphine.

[48] Alexandre Guiraud lui écrivait à ce sujet:

«Vous donnez à mes vers la vogue des vôtres, Mademoiselle, et je vous en remercie. Voici encore vingt exemplaires. (Elle avait vendu les premiers.) Vous voyez que j'use largement de votre charité. Soyez la patronne de mes petits Savoyards dans les salons, et vous serez bénie à tous les coins de Paris.» (Lettre inédite.)

[49] La duchesse de Duras lui écrivait:

«C'est à vous qu'on voudrait ressembler, aimable Delphine, mais cela n'est pas facile; il faut vous aimer pour se consoler de vos perfections. Venez donc dîner vendredi, si ce jour convient à madame votre mère; je suis impatiente d'entendre encore cette Quête éloquente, qui va amollir tous les cœurs et ouvrir toutes les bourses. Voulez-vous amener M. Valery! Mille tendres amitiés.» (Lettre inédite.)

[50] On lit dans les Réminiscences de Coulmann, t. I, p. 337:

«Delphine disait de Soumet, un jour qu'elle le défendait contre Casimir Delavigne: «Il ne faut pas savoir ce que c'est que la poésie pour ne pas apprécier Soumet. Ses vers sont frappés au coin de Racine; ils me touchent, ils me parlent au cœur et ne sont pas un vain clinquant. C'est là de la grâce, de la sensibilité vraie; je m'y connais, moi.»

[51] Sur cette Vision de Delphine et sa présentation au roi, nous avons une lettre de Sophie Gay, à Tastu, l'imprimeur:

«Vous êtes, Monsieur, le plus aimable et le plus obligeant du monde, voilà ce que ma fille veut que je vous dise avant tout; mais nous traitons si rarement avec les souverains que nous voudrions être bien sûres de ne pas leur manquer de parole. C'est pourquoi, s'il vous était possible de nous faire remettre l'exemplaire du roi (tout cartonné) dimanche soir, fût-ce à minuit, nous serions plus tranquilles, car il nous faut être à dix heures au château. Pour le public, il sera servi à loisir.

«L'épigraphe portée hier suffit. La citation de M. de Barante donnerait un air pédant à la Vision, et je crois que les propres paroles de Jeanne valent mieux que toutes celles de ses historiens.

«SOPHIE GAY.»

[52] Lettre inédite.

[53] Sophie Gay écrivait à Guiraud, le 24 août 1822:

«Monsieur Raynouard vient d'adresser à la Muse des billets de choix pour la séance de ce matin. Elle propose à son aimable flatteur de lui donner la main dans cette solennité pour supporter dignement l'attaque du classique étranger. Si le poète est déjà retenu et que le guerrier soit libre, nous lui offrons notre billet conducteur. Mille amitiés.—Un peu avant deux heures chez moi.

«SOPHIE GAY.»

(Lettre inédite.)

«Le guerrier», c'était Alfred de Vigny.

[54] Sur le projet du mariage de Delphine avec Alfred de Vigny, cf. notre livre sur le poète d'Eloa.

[55] Document inédit.

[56] On lisait, à ce propos, dans le Globe du 7 mai 1825:

«On a tort d'accuser les Jésuites de n'aimer ni les arts, ni les beaux vers, ni les femmes: tout Paris ignore donc qu'à Sainte-Geneviève, au-dessus du maître-autel, entre le ciel et la terre, il y a quinze jours, s'est tenue une véritable séance d'académie romaine! C'était une fête à la Léon X. Deux fauteuils d'honneur, un pour le peintre, un pour Corinne. Quarante amis, les uns, fixés sur les tableaux et sur la muse, d'autres en prières et en recueillement pieux; et la voix tombant des cieux comme celle de la sainte bergère, et allant faire tressaillir, dans un coin obscur des catacombes, les cendres oubliées d'un poète et d'un philosophe: n'est-ce donc pas un tableau merveilleux, digne presque des jours de la Grèce? Apelle, prends ton pinceau, et rends-nous cette scène magique: nous la placerons dans l'église souterraine: tu seras l'Alpha et l'Omega de notre vieux Panthéon.»

[57] Lettre inédite.

[58] Le duc de Doudeauville.

[59] Lettre inédite.

[60] Lettre inédite.

[61] Lettres à Lamartine, p. 50.

[62] Car Lamartine s'y prit à deux ou trois fois, comme il faisait souvent.—La fin de cette élégie n'arriva à Delphine qu'au commencement de janvier 1827, comme en témoigne une lettre de Sophie Gay au poète, datée du 4:

«En vérité, le ciel ne fait ni mieux ni plus vite. Cette seconde partie est encore plus admirable que l'autre. Delphine s'est empressée de les lire toutes deux au petit nombre de gens dignes que nous voyons ici (à Rome). Français, Italiens, Russes, tous ont admiré les grandes pensées, l'harmonie de ces beaux vers; enfin, ils obtiennent presque le succès qu'ils méritent...» (Lettres à Lamartine, p. 52.)

Un an plus tard, Lamartine récitait sa pièce dans le salon de Sophie Gay à Paris, et Villemain, qui assistait à cette audition, la lisait le lendemain, à son cours, au Collège de France.

[63] Correspondance de Lamartine, t. III, p. 8.

[64] Lettre inédite communiquée par M. Charles de Loménie.

[64-a] Réponse de Delphine à David d'Angers.

[65] Delphine, mariée à Emile de Girardin, avait-elle demandé à la reine Hortense un article de son fils, le prince Louis-Napoléon, pour le Musée des Familles ou l'Almanach de France? C'est probable.

[66] Nommé capitaine d'artillerie à Berne en 1834, le prince devait publier en 1836 son Manuel d'artillerie (1 vol. in-8).

[67] Lettre inédite.

[68] Lettre inédite.

[69] Et David d'Angers «l'envoyait tout droit à la postérité[A]» en faisant son médaillon. Il lui écrivait, le 2 septembre 1828:

«Mademoiselle, j'ai l'honneur de vous offrir le croquis en bronze que j'ai fait d'après vous. C'est un bien faible à peu près de vos traits, mais j'espère que celui que je ferai pour le bas-relief de Sainte-Geneviève réussira mieux.» (Lettre inédite.)

[70] Le plus joli, c'est que, deux ans après, en pleine Vendée, la duchesse de Berry disait au maréchal de Bourmont qui, après lui avoir monté la tête, lui conseillait de renoncer à la lutte: «Oh! vous, cela ne m'étonne pas, vous n'avez jamais fait que trahir.» (Cf. les Mémoires de Mme de Boigne, t. IV.)

[71] Elle habitait alors à Chivres, près Soissons. On montre encore dans le jardin de la maison un hêtre au feuillage pourpré sur l'écorce duquel Lamartine grava un jour au couteau l'initiale de son nom. (Note du maire de Chivres.)

[72] «Cours de littérature, 2e Entretien» (1856).

[73] Lettre inédite.

[74] Lettre inédite.—Mais tout le monde ne pensait pas comme Lamartine. Par exemple, le duc de La Rochefoucauld-Doudeauville disait: «Détestant l'ennui comme la peste, Delphine vous saura gré de la faire rire: et de même qu'elle sait féconder les sujets les plus élevés par les côtés inaperçus qu'elle y découvre, elle sait poétiser la plaisanterie en y jetant toutes les fleurs de son esprit.» (Esquisses et Portraits.)

[75] Corresp. de Lamartine, lettre du 8 octobre 1826, t. II, p. 350.

[76] Corresp., t. II, p. 129.

[77] S'il faut en croire cette mauvaise langue d'Eugène de Mirecourt, ce seraient les allures à la Madame Sans-Gêne de sa mère qui auraient fait manquer le mariage de Delphine. Et le fait est qu'elle était un peu trop tambour-major. Lamartine, qui l'aimait beaucoup et s'en serait voulu d'en dire du mal, ne lui trouvait qu'un défaut, c'était «un excès de nature qui lui faisait négliger quelquefois cette hypocrisie de délicatesse qu'on appelle bienséance. Elle avait, disait-il, conservé la franchise tragique d'idées, d'attitude et d'accent de cet interrègne de la société appelé la Terreur en France. Elle semblait défier la bienséance comme elle avait défié l'échafaud...»

[78] Corresp., lettre du 2 juillet 1829, t. II, p. 149.

[79] Delphine habitait alors avec sa mère au no 11 de la rue de Choiseul, et l'hôtel Rastadt était situé dans la rue Neuve-Saint-Augustin, à deux pas de l'hôtel du maréchal Richelieu.

[80] Lettres à Lamartine, p. 73.

[81] Corresp., t. IV, p. 352.

[82] Corresp., lettre du 25 avril 1837, t. III, p. 420.

[83] Lettre inédite.

[84] Corresp. Lettre du 15 septembre 1829, t. II, p. 159.

[85] Lettres à Lamartine, p. 182.

[86] Le duc de Montmorency-Laval écrivait à Lamartine, le 24 octobre 1829, de Londres: «Veuillez faire parvenir à Mlle Delphine, qui a des traits de ressemblance avec vous, mes meilleures amitiés romaines.» (Lettres à Lamartine, p. 80.)

[87] Ce mariage eut lieu le 1er juin 1831.

[88] Corresp., t. II, p. 252.—Julia, c'était la fille de Lamartine.

[89] Elle est intitulée la Fête de Noël. En voici quelques strophes:

C'est le jour où Marie

Enfanta le Sauveur;

C'est le jour où je prie

Avec plus de ferveur;

D'un lourd chagrin mon âme

Ce jour-là se défend,

O Vierge, je suis femme,

Et je n'ai point d'enfant!

Bénis ces larmes pures

Et je t'apporte en vœux

Tout l'or de mes parures,

Tout l'or de mes cheveux;

Mes plus belles couronnes,

Vierge seront pour toi,

Si jamais tu me donnes

Un fils, un ange à moi.

Alors dans ma demeure

Le plaisir renaîtrait,

Et la femme qui pleure

Pour l'enfant chanterait.

De ma gaîté ravie

Célébrant le retour,

Je vivrais... et ma vie

Serait toute d'amour.

[90] Lettres à Lamartine, p. 141.

[91] Allusion à la pièce de vers Contre la peine de mort, que le procès des ministres de Charles X avait inspirée à Lamartine.

[92] Lettres à Lamartine, p. 143.

[93] Il avait été élu député par le collège de Bergues, pendant son voyage.

[94] Lettres à Lamartine, p. 150.

[95] Je tiens ce détail de M. Emile Ollivier.

[96] Janvier 1836.

[97] Lettre inédite.

[98] Lettre inédite de Delphine à Lamartine.

[99] Voici quels étaient ces vers:

Cachez-vous quelquefois dans les pages d'un livre

Une fleur du matin, cueillie aux rameaux verts,

Quand vous rouvrez la page après de longs hivers,

Aussi pur qu'au jardin son parfum vous enivre.

Après ces jours bornés qu'ici mon nom doit vivre,

Q'une odeur d'amitié sorte encor de ces vers!

(Poésies inédites.)

Avril 1841.

[100] Cela me rappelle un joli mot de Jules Simon: «Le vrai musicien, disait-il, est celui qui chante.»

[101] Il s'agissait des vers des Recueillements.

[102] Lettre inédite.

[103] Ces lettres de Lamartine n'ont pas été recueillies dans sa Correspondance.

[104] Et d'autant plus cruellement, il faut bien le dire, que quelques jours avant cet incident, la Presse, répondant au Courrier français, qui avait appelé Lamartine «son candidat» au ministère de l'Instruction publique, publiait la note suivante:

«Certes, il n'est aucun homme politique avec lequel nous soyons dans des rapports d'idées plus étroites qu'avec M. de Lamartine, mais plus nous avons de confiance en son avenir, et moins nous devons désirer qu'il fasse partie d'une combinaison qui, avant même d'être formée, a déjà trahi le secret de sa faiblesse et de sa fragilité. M. de Lamartine, par l'élévation des idées, par l'élévation des sentiments, par l'élévation du langage, est aujourd'hui sans contredit et sans comparaison avec un autre, même avec M. Berryer, le premier orateur des deux Chambres. M. de Lamartine ne peut donc, ne doit donc entrer que dans un cabinet fortement constitué et où il occuperait l'un des deux grands départements politiques. Ce moment ne nous paraît pas venu pour lui.» (La Presse du 29 octobre 1840.)

[105] Lettre inédite.

[106] Lettre inédite.

[107] Lettres à Lamartine, p. 182.

[108] Corresp., t. IV, p. 102.

[109] Allusion aux Corbeaux avides de la ballade de Becker.

[110] Lettre inédite.

[111] Lettre inédite.

[112] Lettre inédite.

[113] Lettre inédite.

[114] «J'ai reçu les 1.000 francs en un billet de banque, lui écrivait-il alors. Je vous remercie de cette négociation plus que satisfaisante pour de mauvais vers. Je suis prêt à les renvoyer à ces messieurs s'ils jugeaient la chose onéreuse.

«J'ai écrit ce matin à votre pauvre mère. Je vous remercie de me dire: Je suis mieux, et moi aussi de santé, mais pas d'affaires. Je pars à l'instant pour Lyon et bientôt pour Genève encore, puis pour Paris, j'espère.

«Soignez-vous au milieu de ces chagrins et croyez que votre capital d'amitié se grossit de mille intérêts dans mon cœur.»

(Lettre inédite.)

[115] J'ai sous les yeux le manuscrit original du Ressouvenir du lac Léman. Il est daté du 12 août 1841 et contient les corrections suivantes de la main même de Lamartine:

Vers 66, version primitive:
De frapper sous l'esquif la vague recueillie.
Version définitive:
. . . . sur le bord . . . . . . . . .
Vers 182, 1re version:
Sa voix est dans tes bruits...
2e version:
Sa voix est dans tes cris...
Vers 191, 1re version:
Pendant que sous ses pieds l'univers avili
2e version:
Pendant que sous sa gloire un empire avili.
3e version:
Pendant que sous des fers l'univers avili
Du front césarien étudiait le pli.
Vers 202, 1re version:
On retrouva leurs feux éternels dans ton âme.
3e version:
. . . . . . . . . . . immortels . . . . . .
Vers 204, 1re version:
Suivent la servitude au fond de leur cercueil.
2e version:
Suivent leur servitude au fond d'un grand cercueil.
Vers 205, 1re version:
Qu'imitant des tyrans l'abjecte idolâtrie
2e version:
Qu'imitant des Césars...»
Vers 215, 1re version:
Si le grossier encens qui brûle dans leurs mains
2e version:
Si le banal. . . . . . . . . . . . . . . . .
Vers 229, 1re version:
Dans le tronc fédéral concentrez plus sa sève
2e version:
. . . . . . . . . . . . . . . mieux . . .

[116] Extrait d'une lettre inédite.

[117] Sur la mission du comte Circourt, cf. l'ouvrage en 2 volumes, publié récemment pour la Société d'histoire contemporaine par M. Georges Bourgin, sous le titre: Souvenirs d'une mission à Berlin en 1848.

[118] Renseignements fournis par Mme Huber, belle-fille de l'ancien colonel.

[119] Journal fondé en 1836 par Huber-Saladin, avec Rossi, pour assurer à son pays un organe politique à la fois conservateur et libéral.

[120] Lettre inédite communiquée par Mme Huber.

[121] Voy., dans le Correspondant du 25 septembre 1908, notre article sur «le Mariage de Lamartine».

[122] Corresp., t. IV, p. 29.

[123] Corresp., t. III, p. 463.

[124] Corresp., t. II, p. 4.

[125] C'est en effet Mme de Girardin qui l'avait surnommé ainsi, dans son Courrier du 6 mars 1841.

[126] Corresp., t. IV, p. 107.

[127] Lettre inédite communiquée par Mme Huber.

[128] La petite Julia.

[129] Lettre inédite communiquée par Mme Huber.

[130] Corresp. de Lamartine, t. IV.

[131] Le brouillon de ces notes m'a été communiqué par Mme Léonce Détroyat.

[132] Quatre ans plus tard, quand la question de l'armement des fortifications revint devant la Chambre. Lamartine écrivait encore à sa nièce, la comtesse de Pierreclos: «Les fortifications de Paris sont selon moi le plus monstrueux anachronisme qu'une politique à contre-sens du siècle ait jamais rêvé à défaut d'idées. C'est un contre-sens à la guerre, car le principe de la guerre moderne, c'est la mobilité des forces, c'est la locomotion des armées, c'est la stratégie qui combat en marchant. M. de Rémusat voudrait voir son nom inscrit sur les fortifications de Paris, et moi je désire voir mon nom inscrit sur les débris des fortifications de Paris.» Lettre publiée par Pierre de Lacretelle dans la Grande Revue du 25 septembre 1909.

[133] Lettres à Lamartine, p. 192.

[134] Lettre inédite.

[135] Se rappeler à ce propos la lettre que Lamartine écrivait à Boulay-Paty, le 24 mars 1849, en réponse à celle que lui avait adressée Mme Lamber, de Nantes, après la lecture des Girondins: «L'amour, disait Lamartine, fait partie de l'histoire. L'en bannir, comme on l'a fait jusqu'ici, c'est mutiler la nature humaine.

«Elle dit (Mme Lamber) que si les femmes faisaient la gloire, l'histoire des Girondins en aurait. Cela me fait espérer, car elle doit savoir que le pressentiment de la postérité est dans l'âme des femmes, et que tous les livres qui ont dû vivre ont commencé par être couvés dans leur cœur.» Corresp. de Lamartine, t. IV.

[136] Communiqué par Mme Léonce Détroyat.

[137] Mélanges et lettres de Doudan, t. II, p. 42.

[138] Lettre publiée par Mme Emile Ollivier dans son beau livre sur Valentine de Lamartine.

[139] La Presse, du 3 septembre 1848.

[140] Bien que ménagé personnellement par la Presse, Lamartine souffrait beaucoup des attaques d'Emile de Girardin contre ses collègues: «Nous sommes dans une si forte crise d'affaire ce soir et toute la nuit, écrivait-il un jour à Delphine, que nous ne pourrons pas nous voir ce soir. Les mots «la Révolution du ridicule» et «vous faites regretter M. Guizot» sont iniques et font beaucoup de mal. Tout va «divinement», hors un seul point, mais rien ne dépassera notre patriotisme.» (Lettre inédite.)

[141] M. de Ligonnès, père de l'évêque actuel de Rodez, qui habitait à Mende.

[142] Lettre inédite.

[143] Corresp. de Lamartine, t. IV, p. 356. Lettre au marquis de la Grange.

[144] Corresp. de Lamartine, t. IV, p. 357. Lettre à M. Valette.

[145] Lamartine lui écrivait à cette occasion: «Je passe à votre porte pour laisser une larme bien sincère et très chaude de mes yeux sur votre seuil. J'ai passé deux heures, ce matin, dans ce canapé où elle était hier. Elle est plus heureuse que nous aujourd'hui. Je ne demande pas à franchir cette porte que les consolations d'en haut doivent seules aborder en ce moment. Mais il y a aussi du ciel dans un cœur ami.» (Lettre inédite.)

[146] Lettre inédite.

[147] Lettre inédite de notre collection particulière. Nous la reproduisons en fac-simile en tête de ce livre.

[148] Corresp. de Lamartine, t. IV, p. 230.

[149] Cours de littérature. 2e Entretien.

[150] Lettre inédite communiquée par M. Charles de Loménie.

[151] Victor Hugo raconté, t. II, p. 306.

[152] Th. Gautier: Introduction aux Lettres parisiennes du vicomte de Launay.

[153] C'est là que Delphine habita aussitôt après son mariage. Plus tard elle alla demeurer rue Laffitte et, en 1842, elle transporta ses pénates rue de Chaillot, dans le pavillon Marbœuf, qui avait été bâti par M. de Choiseul sur le modèle de l'Erectheum.

[154] Lettre inédite.

[155] M. Foucher habitait, comme on le sait, rue du Cherche-Midi dans cet hôtel de Toulouse affecté aux Conseils de guerre, que vient d'éventrer le percement du boulevard Raspail.

[156] Lettre inédite.

[157] Lettre inédite.

[158] Lettre inédite.

[159] Lettre inédite.

[160] Lettre inédite.

[161] Lettre inédite.

[162] Lettre inédite.

[163] Lettre inédite.

[164] Lettre inédite.

[165] Lettre inédite.

[166] Lettre inédite.

[167] Il faut pourtant que je cite encore ce billet:

«7 décembre 1844.

«Est-ce que vous vous souvenez encore de moi, Madame? Moi, je pense toujours à vous. Si je n'avais pas grand'peur d'être horriblement pédant, je vous citerais un vers que Virgile a fait sur vous ou sur moi, il y a deux mille ans. Je voulais vous aller voir aujourd'hui, et voici que, sans respect pour ce qui est trois fois saint, on me prend mon dimanche, ce dimanche sacré qu'on ne devrait pas plus prendre à un ouvrier qu'au bon Dieu. Je me résigne à vous écrire ces inutilités. Oh! si vous saviez quels vœux je fais pour que le régisseur qui a transporté les Vosges près du Taurus ait un beau matin l'idée de transporter le pavillon Marbeuf près de la place Royale!

«Je mets à vos pieds mes plus tendres admirations et mes plus tendres respects.

«V. H.»

(Lettre inédite.)

[168] Lettre inédite.

[169] Et j'ai lu tout récemment, dans un très curieux dossier appartenant à M. Louis Barthou, une lettre écrite par Victor Hugo à Lacroix, son éditeur, à l'occasion de la publication de son William Shakespeare, qui m'a confirmé dans ce sentiment que Victor Hugo avait pour Lamartine une amitié exempte de jalousie.

[170] Le mot est de Lamartine, je le trouve dans une lettre de lui à elle en date du 17 mai 1841.

[171] C'était le jour anniversaire de la mort tragique de sa fille Léopoldine (4 septembre 1843).

[172] La mort de Sophie Gay, sa mère.

[173] Marguerite ou les Deux Amours.

[174] Lettre inédite.

[175] Corresp. de Victor Hugo pendant l'exil.

[176] Mme de Girardin, disait Emile de Girardin à Victor Hugo, est aussi rouge que vous. Elle est indignée et elle dit comme vous ce bandit.

Et Victor Hugo écrivait à sa femme, le 19 mars 1852: «Si tu vois Mme de Girardin, félicite-la de ma part de son courage et de sa grandeur d'âme.» (Corresp. de Victor Hugo pendant l'exil.)—Delphine se montrait d'autant plus résolue qu'elle s'était laissé surprendre par les événements. Le 19 août 1850, elle mandait à Lamartine: «On s'attend ici à un coup d'Etat, moi je n'y crois pas. Je n'ai qu'une seule raison d'y croire: c'est qu'il y a un espion dans mon quartier qui vient à chaque instant demander si M. de Girardin se porte bien et quand il doit revenir. Je lui réponds que je n'en sais rien. Du reste, je n'ai pas d'autres indices, celui-là n'est pas bien significatif; j'ai foi dans la république, la royauté ne me paraît plus une chose sérieuse.» (Lettres à Lamartine, t. IV, p. 260.)

[177] Le fils voyait plus clair que le père. Victor Hugo partageait à cet égard les nobles illusions de Michelet, qui disait de son air prophétique: «La loi morale s'oppose à ce que l'Empire dure!»—C'est pour cela qu'il a duré vingt ans!

[178] Lettre inédite.

[179] Les Châtiments, Jersey, septembre 1853.

[180] Lettre inédite.

[181] Lady Tartuffe, un des grands succès au théâtre de Mme de Girardin, fut représentée la première fois sur la scène de la rue Richelieu, le 10 février 1853.

[182] Lettre inédite.

[183] Il était né à Paris le 19 avril 1801.

[184] Marguerite ou les Deux Amours.

[185] Lettre inédite.

[186] Victor Hugo connaissait Pierre Leroux de longue date. En 1830, pendant qu'il travaillait à Notre-Dame, il lui lut le chapitre intitulé les Cloches, mais Leroux trouva ce genre de littérature bien inutile.

[187] Sous les espèces des Lettres parisiennes, que Mme de Girardin avait réunies en un volume publié en 1843. Elles forment aujourd'hui 4 volumes.

[188] Les tables tournantes, dont raffolait Mme de Girardin.

[189] Lettre inédite. Comme Gœthe, Victor Hugo fut pendant plusieurs années hanté par ce qu'on est convenu d'appeler l'au-delà. Il interrogea les tables et crut fermement correspondre avec la plupart des grands morts du passé. Les procès-verbaux de ces séances mémorables existent, il y en a tout un cahier de la main de Charles Hugo, le fils du grand poète.

[190] Cet article figure dans les Causeries du Lundi (t. III, p. 297) sous la date du 17 février 1851. Mais le lendemain de sa réception à l'Académie, Sainte-Beuve écrivait à M. Désiré Laverdant, rédacteur de la Démocratie pacifique: «...Il m'est très égal que Mme de Girardin vienne me dire que je fais de la réaction pure et simple, et je ne me donne pas même la peine d'y songer; mais si vous me le dites, je me permets de vous dire non, et que vous vous méprenez complètement, ce qui tient peut-être à ce que vous n'attachez pas la même importance que moi aux points purement littéraires sur lesquels je suis resté à peu près le même.» (Cf. Jules Troubat: la Vie de Sainte-Beuve, p. XXIX.)

[191] La Joie fait peur fut représentée la première fois au Théâtre-Français le 25 février 1854.

[192] Solution de la question d'Orient, par Emile de Girardin, 1 vol. in-8. Librairie nouvelle (1853).

[193] M. Jules Bois écrivait dans le Matin du 14 septembre 1909: «Mme de Girardin, férue de spiritisme, arriva à Jersey le mardi 6 septembre 1853. Les premiers essais furent infructueux. La table, carrée, «contrariait le fluide». On acheta dans un magasin de jouets d'enfants une tablette qui ne bougea pas davantage.

«Hugo, croyant, mais incrédule, répugnait aux premières séances qui lui semblaient une parodie presque sacrilège.

«Mme de Girardin s'entêta: «Les esprits dit-elle, ne sont pas des chevaux de fiacre qui attendent le bon plaisir du client; ils sont libres et ne viennent qu'à leur heure.»

«Enfin, le petit meuble s'anima. «Devine le mot que je pense», lui demanda Vacquerie. La réponse fut juste. «Traduis maintenant le mot qui est dans ma tête.» Le guéridon répliqua: «Tu veux dire souffrance.» L'interrogateur pensait: amour. On s'intéressait de plus en plus. «Qui es-tu?» demanda-t-on à l'esprit. Il épela: «Léopoldine.»

«Au nom de la fille que Victor Hugo venait (?) de perdre, il y eut une émotion inexprimable. Mme Hugo pleurait. Charles questionna sa sœur. La nuit fut vite passée en un dialogue où la curiosité alternait avec la joie, l'espérance et l'angoisse. A Léopoldine succédèrent d'autres personnages historiques ou fabuleux. On consulta le guéridon même pendant le jour. Les esprits donnaient des rendez-vous à heures fixes. Tant que brillait la lumière du jour, la table était envahie par les «Idées». La nuit, fidèles à la tradition qui nous montre l'essaim frileux des ombres préférer les ténèbres, du fond des siècles accouraient vers la table hospitalière de Hugo philosophes, poètes, criminels, pitres, héros, prophètes, rois et tribuns.

«Les poètes s'exprimaient en vers, les autres en prose. Chacun exigeait d'être questionné à sa manière. Hugo, qui ne doutait pas de l'identité de ces visiteurs, prenait la peine d'improviser pour eux des strophes et des paragraphes...

—«Mais, dira-t-on, il y a eu là un simple phénomène d'illusion. Hugo se jouait à lui-même, sans s'en douter, une comédie lyrique et dramatique. Nous savons comme les tables sont dociles aux mouvements inconscients. Hugo faisait à la fois des questions et des réponses.»

«Je vous arrête. L'objection ne tient pas debout, car Hugo n'est jamais à la table: même il n'est pas toujours dans la chambre. Quand il assiste aux séances, il se contente de reproduire passivement et à leur suite les lettres qu'indique par coups frappés le meuble. Sauf pour les demandes, il n'est qu'un secrétaire machinal. Bien mieux, les réponses du trépied moderne sont si indépendantes de lui qu'il les désapprouve parfois, ne les comprend pas, discute avec elles. Il leur arrive de lui donner de rudes leçons, mais Hugo les traite toujours avec le plus grand respect.

«Quel était donc le médium?

«Car pour toute expérience de spiritisme il faut un médium, c'est-à-dire quelqu'un qui serve de transmetteur aux messages de l'invisible, comme l'employé du télégraphe enregistre les lettres et les mots qui lui sont adressés aussi par quelqu'un qu'on ne voit pas.

«Le médium fut quelquefois Mme Hugo, surtout Charles, son fils. On peut même dire que celui-ci (en consultant le programme des séances, on s'en rend compte) est presque indispensable aux manifestations.

«Vous allez me dire: «Pourquoi ne pas supposer que Charles s'est amusé à faire parler la table? Il avait de l'esprit et même du talent; les cahiers de Jersey sont ses œuvres.»

«Avec Auguste Vacquerie et Paul Meurice, nous avons examiné cette objection et nous avons conclu que la tricherie était improbable et impossible.

«Improbable, car il faudrait admettre que ce fils très admirant se fût moqué non seulement d'un père très vénéré, mais aussi de la douleur de sa mère. Songez que c'est sa sœur Léopoldine, morte récemment, qui a parlé la première à la table et amené avec elle le cortège des autres ombres.

«Impossible, car il eût fallu préparer dans l'intervalle des séances les très belles réponses en vers ou en prose que la table improvisait. Et l'on se serait vite aperçu de la supercherie. D'autre part, Charles était l'indolence même. Combien de fois il se plaint de lassitude au milieu des séances. Minuit a sonné, il a fait des armes toute la journée, il demande grâce. Mais dans la table l'esprit s'acharne, les assistants supplient; Charles se résigne.

«Une anecdote entre mille démontrera que Charles était bien l'inconscient médium de ces messages, et non pas leur auteur conscient:

«Un jeune Anglais qui fréquentait la maison appela, un soir, lord Byron. Celui-ci se refusa à parler français. Charles, ne sachant pas un mot d'anglais, fit l'observation qu'il lui serait difficile de suivre les lettres. Alors Walter Scott se présenta et, comme pour jouer un tour au médium, répondit ce qui suit:

Vex nat the bard, his lyre is broken
His last song sung, his last word spoken.

—«Je n'y comprends rien, dit Charles après avoir épelé.

«Le jeune Anglais expliqua:

Ne tourmentez pas le barde, sa lyre est brisée,
Son dernier poème chanté, sa dernière parole dite.

«La table avait parlé dans une langue inconnue du médium. La preuve était faite: la table avait parlé.»

[194] Après la Joie fait peur, donnée à la Comédie-Française, elle avait fait représenter au Gymnasse le Chapeau d'un horloger, qui n'est qu'un long éclat de rire.

[195] Cf. le livre de Victor Hugo intitulé Actes et Paroles pendant l'exil.

[196] Voir: la Correspondance de Victor Hugo.

[197] Mais M. Gustave Simon a publié depuis la note que Victor Hugo avait écrite sur le manuscrit de la Légende des siècles. La voici:

«Continuation d'un phénomène étrange, auquel j'ai assisté plusieurs fois: c'est le phénomène du trépied antique. Une table à trois pieds dicte des vers par des frappements, et des strophes sortent de l'ombre. Il va sans dire que je n'ai jamais mêlé à mes vers un seul de ces vers venus du mystère; je les ai toujours religieusement laissés à l'Inconnu qui en est l'unique auteur. Je n'en ai même pas admis le reflet, j'en ai écarté jusqu'à l'influence. Le travail du cerveau humain doit rester à part et ne rien emprunter aux phénomènes.

«Les manifestations extérieures de l'Invisible sont un fait et les créations intérieures de la pensée en sont un autre. La muraille qui sépare les deux faits doit être maintenue dans l'intérêt de l'observation et de la science. On ne doit lui faire aucune brèche. A côté de la science qui le défend, on sent aussi la religion, la grande, la vraie..., qui l'interdit. C'est donc, je le répète, autant par conscience religieuse que par conscience littéraire, par respect pour le phénomène même, que je m'en suis isolé, ayant pour loi de n'admettre aucun mélange dans mon inspiration, et voulant maintenir mon œuvre telle qu'elle vit, absolument mienne et personnelle.»

[198] Lettre inédite.

[199] Werdet, Portrait intime de Balzac, in-12, 1859.

[200] Léon Gozlan lui écrivit un jour: à «Mme Durand, née Balzac», histoire de l'ennuyer.

[201] Le 1er juin 1841, Balzac priait Victor Hugo de lui envoyer les 2 billets qu'il lui avait demandés (probablement pour l'Académie) au no 47 de la rue des Martyrs. Et quelques jours après, Victor Hugo, qui avait sans doute égaré sa lettre, lui répondait: «Si j'avais su où vous écrire, je vous aurais épargné hier un dérangement.»

[202] Nous avons la lettre par laquelle Mme de Girardin invitait Balzac à ce dîner: «M. de Lamartine, lui écrivait-elle, doit dîner chez moi dimanche, il veut absolument dîner avec vous. Rien ne lui ferait plus de plaisir. Venez donc et soyez aimable. Il a mal à la jambe, vous avez mal au pied, nous vous soignerons tous deux, nous vous donnerons des coussins, des tabourets. Venez, venez! Mille affectueux souvenirs.»

[203] C'est même Sophie Gay qui avait obtenu pour la Mode le patronage de la duchesse du Berry.

[204] Il était né à Paris le 22 juin 1806 et avait été inscrit à l'état civil sous le nom d'Emile Delamotte et comme étant né de parents inconnus. Il était, comme on sait, fils adultérin du comte Alexandre de Girardin, dont il prit le nom en 1828, et de Mme Dupuy, femme d'un conseiller à la Cour impériale de Paris.

[205] André-Olivier-Ernest Sain de Bois-le-Comte, né à Tours le 20 juin 1799, mourut en 1862; d'abord garde du corps, il donna sa démission en 1830, reprit du service quelque temps après et démissionna de nouveau pour collaborer à l'Histoire parlementaire de la Révolution par Buchez et Roux. Lamartine le prit comme chef de cabinet en 1848 et l'envoya comme ministre de France à Naples. Nommé quelque temps après à Washington, il fut destitué au mois de mars 1851.

[206] Cela prouve, une fois de plus, quoi qu'en disent certains biographes, que Latouche se faisait, dès ce temps-là (1828), appeler Henri, bien que son vrai nom fût Hyacinthe.

[207] Pâques était le 30 mars en 1834.

[208] Lettre inédite.

[209] Bois-le-Comte.

[210] Corresp. de Balzac.

[211] Lettre inédite.

[212] Lettre inédite.

[213] Sur les murs de l'Hôtel des Haricots quelqu'un avait écrit: «M. de Balzac, prisonnier d'Etat, du 7 au 15 mars.»

[214] Cette lettre, datée du 7 octobre 1850, a été publiée par Jules Claretie dans le Temps du 11 juin 1908. Elle était adressée au docteur Nacquart, qui fut le médecin dévoué de Balzac.

«Permettez-moi, lui disait Mme Hanska, de vous offrir un objet qui a appartenu à votre illustre ami... Cette canne, que je prends la liberté de vous offrir, et dont on a beaucoup parlé dans le temps, cette fameuse canne dont tout le mystère consiste en une petite chaîne de jeune fille qui a servi à faire sa pomme, vous rappellera non seulement cet ami si cher, mais aussi cette jeune fille, devenue, avec les années la triste et malheureuse femme dont vous avez essayé de soutenir le courage et de calmer la douleur...»—La canne de Balzac appartient aujourd'hui à Mme la baronne de Fontenay, fille du docteur Nacquart.

[215] Roman de Mme de Girardin paru en 1835, chez Dumont, 2 vol. in-8o.

[216] L'autographe de cette lettre appartient au comte Primoli.

[217] Les lettres de Théophile Gautier sont extrêmement rares. D'abord il en a écrit très peu, sous prétexte que c'était de la copie qui n'était pas payée et puis le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul leur a fait pendant vingt ans une chasse effrénée. En dehors de ce petit billet inédit vraiment amusant, je n'en ai trouvé qu'un autre de Théo dans les papiers de Delphine. Le voici: «Madame, je suis aux regrets de m'être engagé aujourd'hui, mais j'irai le soir et j'assisterai au bouquet de feu d'artifice qui se tirera après le dessert; comme les gamins dans les fêtes publiques je reviendrai avec cinq ou six fusées. A vos pieds.»

[218] Lettre inédite.

[219] Le 18 juillet de la même année, Balzac écrivait encore à son amie: «Je suis revenu à 1 heure du matin de chez Mme de Girardin. Le dîner était donné pour Mme de Hahn, fameuse actrice d'Allemagne, qu'un monsieur doué de cinquante mille francs de rente a retirée de la scène et qu'il a épousée en dépit de tous les hobereaux de sa famille et de sa caste. Mme de Girardin avait ses deux grands hommes, Hugo et Lamartine... Le dîner a fini à dix heures. A la suite d'une tartine politique de Hugo, je me suis laissé aller à une improvisation où je l'ai combattu et battu, avec quelque succès, je vous assure. Lamartine en a paru charmé; il m'en a remercié avec effusion... J'ai conquis Lamartine par mon appréciation de son dernier discours (sur les affaires de Syrie) et j'ai été sincère, comme toujours, car véritablement ce discours est magnifique d'un bout à l'autre. Lamartine a été bien grand, bien éclatant pendant cette session.» (Corresp. de Balzac.)

[220] Théophile Gautier, souvenirs intimes, par Ernest Feydeau, p. 120.

[221] Cf. la Genèse d'un roman de Balzac, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.

[222] Première partie de la Rabouilleuse, qui parut dans la Presse au mois de février 1841.

[223] Lettre publiée par le vicomte de Lovenjoul dans la Genèse d'un roman de Balzac.

[224] La Genèse d'un roman de Balzac, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.

[225] L'article de Musset sur Rachel parut dans la Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1838.—Voir à ce sujet notre livre sur Alfred de Musset, t. II.

[226] Lettre inédite.

[227] Où elle avait une villa.

[228] Lettre inédite.

[229] Sur la réception de Rachel au château de Windsor, cf. les Autographes de la collection Ad. Crémieux, Hetzel, 1885, p. 177.

[230] Lettre inédite.

[231] Lettre inédite.

[232] Dans ses Mémoires d'un Bourgeois de Paris, le Dr Véron dit que, du 12 juin 1838 au 28 juin 1839, Rachel fit encaisser à la Comédie-Française la somme de 452.595 fr. 15.

[233] Lettre inédite.

[234] Lettre inédite.

[235] Lettres de Mme Hamelin, publiées par M. André Gayot dans la Nouvelle Revue, août 1908.

[236] Lettre inédite.

[237] Tragédie de Latour Saint-Ybars.

[238] Lettre inédite.

[239] Lettre inédite.

[240] L'Histoire des Girondins, qui venait de paraître.

[241] Correspondance de Lamartine, t. IV, p. 241, éd. in-18.—Le grand poète n'avait pas attendu cette circonstance pour témoigner son admiration à Rachel. Dès 1839, il avait entrepris pour elle sa tragédie de Toussaint-Louverture. Il écrivait, le 20 septembre de cette année, à Mme de Girardin: «Je vais me remettre aussi à ma tragédie interrompue au 3e acte, et j'espère la terminer avant Paris. Mais voilà Mlle Rachel condamnée au silence quand je veux la faire parler.» Corresp. de Lamartine, t. IV, p. 28.

[242] Lettre inédite.

[243] Corresp. de Lamartine; extrait d'une lettre du 18 novembre 1847.—On sait pourtant que Sainte-Beuve ne goûtait pas beaucoup Cléopâtre. Un an avant la représentation de cette pièce, Mme d'Arbouville, devançant le jugement sévère du critique et se fiant aux on-dit, lui écrivait:

«... Je viens de relire sur mon banc solitaire la Cléopâtre de Shakespeare pour me convaincre que ce n'est pas là que Mme de Girardin a puisé la fatale idée de faire de Cléopâtre une Messaline. On y indique à peine qu'elle a aimé César, et encore rien n'en transpire. Entre César et elle, qui ne se voient qu'après la mort d'Antoine, tout est d'une convenance et d'une réserve parfaites. C'est seulement dans un paroxysme d'amour que Cléopâtre, «étant seule», s'écrie: «Oh! je n'ai jamais aimé César ainsi!» J'aimerais mieux que le mot n'y fût pas. Mais il y est. Du reste l'amour le plus passionné remplit seul le rôle de Cléopâtre, ce qui intéresse bien mieux que toutes les réminiscences de la Tour de Nesle à la façon de Mme de Girardin.»

(Muses romantiques: Madame d'Arbouville, d'après ses lettres à Sainte-Beuve (1846-1850), par Léon Séché, p. 141) (Mercure de France, 1909).

[244] Lettre inédite.

[245] Lettre inédite.

[246] Lockroy.

[247] Senart.

[248] A Lockroy succéda Sevestre,—sous le titre de «régisseur général agent de la Société du Théâtre-Français».

[249] Ferdinand Barrot.

[250] C'est la première fois que nous entendons parler de ce petit théâtre. Il est à croire que les événements empêchèrent Delphine de donner suite à son projet.

[251] Pendant longtemps ce fut effectivement Crémieux, «mon cher papa Crémieux», comme elle l'appelait, qui servit de secrétaire à Rachel et qui lui rédigeait ses lettres. Quand elle était en voyage, elle lui envoyait les noms et qualités de ceux qui lui faisaient des politesses et à qui elle était obligée de répondre, ne fût-ce que pour décliner leurs invitations, et Crémieux lui adressait de petits billets, voire de longues lettres, qu'elle n'avait qu'à copier et à mettre à la poste. Elle ne faisait d'exceptions que pour ses amis intimes à qui elle écrivait sans brouillon, dans le style émaillé de fautes d'orthographe qui était le sien. «S. M. la reine, mandait-elle de Londres à Crémieux, au mois de mai 1841, a exprimé à lady Normanby le désir d'avoir ma signature dans son petit album: j'en ai fait part à quelques personnes des mieux posées; elles m'ont conseillée d'écrire une petite lettre à Sa Majesté le lendemain de la soirée de Windsor. Mon cher monsieur Crémieux, vous voyez que, malgré les grands progrès que je fais dans le style, il me faudra cette fois encore avoir recours à vos complaisances éternelles.»—«A qui ai-je à écrire? lui mandait-elle encore. Cherchons. Vous me parlez de Cavé: j'y ai pensé, et, comme il connaît mon style, je lui ai envoyé sans crainte; il m'a répondu une petite lettre charmante. Un petit billet à ce brave Milbert, qui m'a écrit deux fois et à qui je n'ai pas répondu... Dites un mot aimable à ce brave vieillard comte de Cherval... M. Defresne m'a écrit aussi deux ou trois fois; faut-il lui écrire? Voyez: c'est vous que cela regarde puisque c'est vous qui écrivez, mon aimable et bon secrétaire.» (Voir à ce sujet les Autographes de la collection Crémieux, pp. 178 et 184.)—Mais il vint un jour—c'était en 1841—où le «cher papa Crémieux», ferma sa porte à Rachel. J'ai raconté dans quelles circonstances au t. II de mon livre sur Alfred de Musset, et tout récemment Mlle Thomson, confirmant mes renseignements, a publié la lettre par laquelle Mme Crémieux signifia son congé à la tragédienne. (Cf. la Vie sentimentale de Rachel, p. 77.) Ce n'est qu'en 1848 que Rachel parvint à franchir le seuil du grand avocat, encore Mme Crémieux lui tint-elle rigueur jusqu'en 1854.

[252] Lettre inédite.

[253] S'il faut en croire M. Frédéric Loliée (la Comédie-Française, p. 254), c'est elle-même qui aurait désigné Arsène Houssaye à l'Elysée et qui l'aurait emporté sur Mazères, dont la candidature était appuyée par M. de Rémusat.

[254] Lettre inédite.

[255] Lettre inédite.

[256] Voir le chap. III de ce livre, p. 1810. Après le coup d'Etat, Victor Hugo habitait à Bruxelles, place de l'Hôtel-de-Ville.

[257] Voir la lettre de Rachel à Ponsard publiée par M. Jules Claretie dans le Temps du 30 avril 1909.

[258] Voir le Temps du 30 avril 1909.

[259] La salle à manger de l'hôtel de la rue de Chaillot donnait sur une petite pelouse au centre de laquelle s'élevait une fontaine, formée du groupe des Grâces de Germain Pilon.

[260] Extrait d'une lettre inédite.

[261] Il ne faut pas oublier que les Mystères de Paris avaient paru en feuilleton dans le Journal des Débats.

[262] Corresp., t. IV.

[263] La Presse du 2 mars 1848.

[264] La mort de Sophie Gay (5 mars 1852).

[265] Mme O'Donnell, morte le 10 août 1841.

[266] Eugène Sue était un fervent admirateur de Lamartine. Il était entré en relations avec lui, dès 1830, à la suite d'un article qu'il avait consacré dans la Mode de Girardin aux Harmonies poétiques et religieuses et qui finissait ainsi: «Maintenant qu'il est bien avéré que M. de Lamartine n'est pas un jésuite, il ne nous reste qu'un fait à constater, c'est l'immense succès des Harmonies poétiques et religieuses.» Quand Lamartine partit pour l'Orient, Eugène Sue eut l'idée de l'accompagner, mais il se récusa au dernier moment. Quelques années après, durant un séjour qu'il fit à Saint-Point, Lamartine lui lut des fragments de Jocelyn. (Cf. la Correspondance de Lamartine.)

[267] Dain (Charles), né à la Guadeloupe le 29 août 1812, mort à Bordeaux le 22 février 1871. Avocat à Paris, il entra dans le petit groupe des Phalanstériens et publia, dans la Démocratie pacifique, des articles sur l'esclavage qui eurent un grand retentissement dans son pays. Elu député de la Guadeloupe à l'Assemblée nationale de 1848, il ne fut cependant pas réélu à la Législative, mais, le 10 mai 1850, le département de Saône-et-Loire, qui l'année précédente avait renié Lamartine, le choisit pour son représentant. Il siégea alors à l'extrême-gauche. Cela ne l'empêcha pas de se rallier à l'Empereur, qui le nomma conseiller à la Cour de la Guadeloupe.

[268] Lettre inédite.

[269] Marguerite ou deux amours, roman paru en 1853.

[270] Genève, Laffer et Cie, 1853.

[271] Cadot, éditeur, 4 vol., 1853.

[272] Cette lettre finissait ainsi:

«Ma sœur m'a appris, et j'en suis ravi, que vous allez publier en volumes vos anciens feuilletons—ne m'oubliez pas, lors de l'apparition du livre—j'y compte pour mes longues soirées d'hiver—je retrouverai là tant et tant de souvenirs!... Je reverrai ainsi le monde que vous peigniez avec tant de grâce, de finesse et de profondeur, et où nous nous rencontrions si souvent—de grâce encore, ne m'oubliez pas, les soirées passées avec vous dans ma solitude me seront si précieuses!... Adieu, adieu, je suis horriblement triste, ma sœur part dans deux heures, et ma pauvre petite maison va me paraître bien grande et bien vide... Mille choses de ma part à Emile. Si vous avez un moment à perdre, un mot, et vous me rendrez bien heureux. Encore adieu à tous et bien à vous.» (Lettre inédite).

[273] A cette époque, en effet, Ponsard était dans le plein de sa passion pour Mme de Solms.

[274] Leur correspondance, qui a été un certain nombre d'années en la possession de M. Bégis, chez qui je l'ai lue, se trouve aujourd'hui entre les mains de M. Chéramy.

[275] Corresp. inédite de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier.

[276] Gérant de la Presse.

[277] Lettre inédite.

[278] Lettre inédite.

[279] Cette lettre fut publiée dans le feuilleton de la Presse du 1? mars 1828.

[280] Lettres à Lamartine, p. 259.

[281] Lettre inédite.

[282] Lettre inédite.

[283] Lettre inédite.

[284] Jeanne-Gabrielle, fille de Solange, née à Guillery le 20 mai 1849.

[285] Lettre inédite.

[286] Lettre inédite.

[287] Le Chapeau d'un horloger, représente au Gymnase le 16 décembre 1854.

[288] Lettre inédite.

[289] Allusion aux journées de Juin.—Bethmont faisait partie, comme ministre de la Justice, du premier cabinet formé le 28 juin 1848 par le général Cavaignac.

[290] Le petit corps, ramené à Nohant, fut déposé sous le grand if, auprès des restes d'Aurore de Saxe, grand'mère de George Sand.

[291] M. Bethmont, qui défendait Clésinger, avait fait appel du jugement qui confiait à George Sand la garde de sa petite-fille.

[292] Lettre inédite.

[293] Elle l'avait vue pour la dernière fois le 21 mai, et, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin prochaine, Delphine avait abordé devant elle la question de l'au-delà: «Je ne crois pas, lui disait-elle, à aucun mystère et à aucun miracle transmis ou expliqués par les hommes. Tout est mystère et tout est miracle dans le seul fait de la vie et de la mort. Je ne crois pas à une table tournante autant qu'on se l'imagine: ce n'est qu'un instrument qui écrit ce que ma pensée évoque. Je me sens très bien avec Dieu; je ne crois ni au diable ni à l'enfer. Si je n'ai pas la foi, j'ai l'équivalent: j'ai la confiance.»

Mme de Girardin devait penser souvent à la mort, car on a trouvé dans son album, sous ces dates: mars 1841-juillet 1851, les réflexions que voici:

«La mort n'égalise rien: à sa dernière heure, l'homme qui a lâchement vécu n'est pas l'égal de celui qui a vécu noblement. A son dernier soupir, l'homme dont l'existence est douce et belle n'est pas non plus l'égal de celui qui a souffert toujours. Les vertus sont des titres, les souffrances sont des droits. On ne s'améliore pas en vain; on ne souffre pas inutilement. Dieu est un maître équitable qui récompense chacun selon ses œuvres, et surtout selon ses peines. Heureuse l'âme qui a l'intelligence de ses douleurs; pour elle, les larmes ont un langage qu'elle comprend, le désespoir a des promesses qu'elle écoute.

«Oh! qui de nous ne l'a senti, qu'en nous frappant Dieu s'engage et qu'il est de certains chagrins, tourments inouïs, insupportables, horribles, qui le compromettent avec nous pour l'éternité.

«Non, ceux qui auront toujours ignoré ces affreuses peines ne seront pas, au jour du jugement dernier, les égaux de ceux qui les auront connues et dévorées.

«D. GAY DE GIRARDIN.»

(Communiqué par Mme Léonce Détroyat.)

[294] L'Esprit de Madame de Girardin, p. 316.

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ACHEVÉ D'IMPRIMER
le seize mai mil neuf cent dix
par
BLAIS & ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE