The Project Gutenberg eBook of Visages This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Visages Author: Francis Chevassu Release date: December 2, 2015 [eBook #50594] Language: French Credits: Produced by Clarity, Nicole Pasteur and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VISAGES *** Produced by Clarity, Nicole Pasteur and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur Les mots en italiques sont _soulignés_. Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. La ponctuation et l'orthographe ont été conservées et n'ont pas été harmonisées. Visages _DU MÊME AUTEUR_ LES PARISIENS 1 vol. _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège._ _FRANCIS CHEVASSU_ Visages PARIS ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 M DCCCCIV _A Gaston Calmette_ _Directeur du_ Figaro VOUS _avez, mon cher ami, accueilli ces Essais dans le journal; laissez-moi leur conserver, dans le volume, votre parrainage._ _Ils ne sont pas d'un critique. Le Critique a de lourdes responsabilités: il rend des arrêts. Le bohémianisme de l'esprit lui est défendu. Le portraitiste fait de la partialité son privilège, et presque son devoir: il n'annonce que des impressions. Il ne déclare point avec orgueil, en parlant de ses modèles: «Voilà comment ils sont;» il se borne à dire: «Voici comment je les vois.»_ _Les portraits réunis en ce recueil ne sont que des promenades à travers des caractères. La vie des personnages représentatifs en qui notre âme est éparpillée y apparaît comme une aventure, la plus romanesque des aventures. Il est vrai que les romanciers choisissent de préférence d'autres héros: des sportsmen, des officiers de cavalerie, des ingénieurs des ponts et chaussées, voire des médecins, qu'ils engagent en des péripéties singulières afin de découvrir, au choc des événements, certaines façons de sentir et de comprendre qui sont les nôtres._ _Il faut parfois des yeux pénétrants et beaucoup d'attention pour apercevoir le sens secret de leurs apologues. Ma tâche est plus modeste: j'ai entrepris de déchiffrer les signes de l'époque, sur des exemplaires en relief, comme, aux enfants, on fait épeler l'alphabet sur des majuscules._ _Ce petit livre est la suite d'un ouvrage publié il y a quelques années. Dans les_ Parisiens, _je regardais des types sans déranger le masque que chacun d'eux posa sur sa figure, m'amusant au reflet brutal de la rampe sur les saillies et les enluminures du cartonnage. Cette fois, j'observe des individus à la lumière tempérée de la lampe, et ce sont des visages. Mon premier soin fut de les montrer sous leur aspect avantageux, comme les amateurs, pour faire valoir un tableau, l'inclinent selon l'éclairage qui lui est le plus favorable._ _Il m'est agréable, mon cher ami, d'inscrire votre nom à la première page de ce volume et de vous témoigner, par cette dédicace, ma gratitude et mes sentiments affectueux._ F. C. FRANÇOIS COPPÉE IL est certain que la gloire a un âge. Jean-Jacques nous apparaît à quarante ans, Voltaire à soixante, Musset à vingt-cinq, Hugo à cinquante, etc.: cette minute où l'aiguille de l'horloge semble s'être attardée complaisamment et que l'avenir souhaiterait fixer est pour M. François Coppée un peu antérieure à la trentaine. A vingt-sept ans, il a encore de la candeur et il a déjà des regrets. Il vient de publier _le Reliquaire_, et il porte, à travers les gaietés bruyantes et les ambitions des cénacles, les rêves lourds de sève printanière et de jeunesse en fleur dont bientôt sortira _le Passant_. Dans le personnage, élargi par la légende, qui révèle, par instants, des aspects de Dickens ou de Béranger et dans lequel on crut reconnaître vers 1894, quand il chroniquait pour chroniquer, l'enfant prodige de Séverine et de Sarcey, on ne retrouve pas sans effort le sage adolescent qui lisait _Rolla_ sous l'abat-jour d'une lampe familiale. Certains appels de clairon éclatent avec une sonorité inattendue dans son œuvre murmurée... Il est rare que la soixantaine voit fleurir des idées dont la vingtième année ne portait point le germe. Si l'on observe, en effet, M. François Coppée avec soin, les contradictions s'effacent, les phénomènes s'enchaînent et l'harmonie de la destinée apparaît. Dans le chantre des _Intimités_ il y a déjà le président de ligue pour lequel la patrie est un foyer élargi; et le sexagénaire militant est toujours le poète des _Intérieurs_. Comme ce chimiste qui découvrait de l'arsenic dans les bâtons de chaise, il a trouvé de l'idéal même dans l'économie. N'était-ce point une témérité charmante et un peu scandaleuse, pour un jeune aède qui fréquenta chez Baudelaire et chez Mme Sand, d'exalter l'ordre, les vertus domestiques, la douceur des existences étroites? Ce fut l'audace de M. François Coppée. Les lyriques ne nous étonnent point d'ordinaire par une telle mesure. Leurs somptueuses imaginations mènent un train dont l'humble raison ne réussit pas toujours à couvrir les frais. Ces magiciens rappellent parfois les opérateurs qui, dans les foires, étouffent sous le fracas des cuivres les cris des patients: leurs symphonies étourdissantes couvrent les protestations du bon sens ébloui et inquiet. Avec ces délicieux sorciers, on craint sans cesse d'être la victime de quelque magnifique supercherie. De leurs petites douleurs ils font de grandes chansons. _Les Orientales_ évoquent d'abord en notre souvenir le clocher du Val de Grâce... Et «se laisserait-on faire», au spectacle de _Ruy Blas_, sans le sortilège du Verbe? M. François Coppée nous rassure d'abord contre de telles surprises: sa probité exacte inspire confiance. Un coin de ciel découpé entre des fenêtres de mansardes lui suffit à confesser les étoiles. La Bièvre est son Permesse et son printemps tient dans un éventaire; les roses du nord qui n'ont pas fleuri sont ses préférées. Examinez aussi bien le personnage: il affectionne le veston rouge, qu'arboraient insolemment les Jeune-France de 1835; mais le sien est un _coin de feu_. Il a «le port de tête des romantiques», noté par Flaubert; et parfois les garçons coiffeurs penchés sur son profil de médaille lui disent avec un sourire confidentiel: «Monsieur est artiste?» Mais un regard de grisette éclaire le masque césarien. Et en contemplant ce Bonaparte qui rêve à la lune, on songe au compliment imprévu de Mme Helvétius, recevant le vainqueur de Marengo dans son jardinet d'Auteuil: «Vous ne savez pas ce qu'il peut tenir de bonheur dans quelques pieds de terre!» François Coppée est un homme heureux. Sa Muse honnête et dédaigneuse du péplum garde, sous son mantelet, une grâce de faubourienne alerte, vaillante et fière. Elle a la gouaille rapide, la larme facile, l'enthousiasme prompt,--et elle emboîte le pas à la musique militaire... C'est pourquoi l'on n'est pas surpris, en somme, de rencontrer une cocarde tricolore parmi les photographies effacées et les papiers jaunis que feuillette l'auteur du _Reliquaire_, sous des cierges mélancoliques... * * * Aucun homme n'est plus fortement enraciné ni plus étroitement «situé» que cet artiste. Il n'est pas seulement Français, il est Parisien, et de plus il appartient à un quartier. Imagine-t-on M. François Coppée habitant boulevard Haussmann? Une telle hypothèse est intolérable; elle est presque inconvenante. Il est du septième arrondissement, l'arrondissement dont M. Cochin fut député. On y rencontre des couvents et des hôtels, des parcs seigneuriaux et des immeubles endormis. Des rues tranquilles les séparent; il n'est point rare d'y apercevoir un ecclésiastique et un officier. Le pouls de la Ville bat moins fort qu'ailleurs en ces «bons quartiers déserts» qui suivent paresseusement le mouvement du siècle. Paris, le Paris des affaires et des plaisirs, des tripots et des théâtres, qui gronde à la cantonade, accompagne en symphonie bruyante--Grétry orchestré par Wagner--le joli air vieillot que chante ce coin oublié d'ancienne France... Avant M. Coppée, Chateaubriand et Lamartine avaient fréquenté dans le faubourg Saint-Germain. Mais ils le traversèrent en carrosse. En se rendant à l'Abbaye-aux-Bois, René ne distinguait point, à travers les vitres du coupé, le menu fretin des figurants qu'inventa la Providence afin d'animer les voies publiques. En cette plèbe, Jocelyn consentit à reconnaître des citoyens. Une sympathie compatissante, à laquelle il donnait des airs de fraternité, parut établir un trait d'union entre la foule et lui. Cependant, que sa pitié tombe encore de haut! Lamartine est un aristocrate pour république, tandis que Coppée est un démocrate pour monarchie. Quel beau républicain il eût fait sous l'Empire! On l'imagine formulant de dures vérités et offrant de sévères conseils au Prince, dans l'intérêt du peuple qui souffre. A ses yeux, les humbles sont vraiment des amis. Sa cordialité populaire ne dédaigne point les rêves du laitier matinal; il aime d'un cœur sans morgue le triste croque-notes et se plaît à confesser les mélancolies du négociant en denrées coloniales... * * * Ah! le petit épicier de Montrouge! comme il est prudent, respectueux, «centre droit»! Dans sa boutique silencieuse, qui ressemble à une épicerie de jouets d'enfants, tandis qu'il empaquette lentement des cacaos sincères ou des bougies pleines et sans artifice, il écoute avec déférence les maîtres d'hôtels des grandes maisons, qui expriment à voix basse des opinions édifiantes et parlent avec gravité de la peine qu'on éprouve aujourd'hui à recruter des valets de pied décents. Son commerce ne révèle pas ces combinaisons de grosse industrie, à dessous de capitalisme et de sociétés anonymes, qu'on pressent chez des confrères fiévreux de l'autre rive. Le petit épicier de Montrouge a une «vie intérieure». Le calme environnant l'invite à la méditation. A-t-on remarqué que cette province de la capitale est le seul endroit où l'on écoute le silence? Il y a diverses qualités de silence que goûtent les amateurs, comme les Espagnols, paraît-il, apprécient l'eau. Tacite parle du silence tragique qui précède les grandes colères du peuple. Celui de la rue Oudinot est pacifique et ouaté. On y entend les cloches qui annoncent les offices ou qui appellent à la table de famille les conservateurs riches. Le roulement lointain des tambours de la caserne de Babylone y arrive en échos amortis pour bercer de somptueux loisirs. Enfin, on y perçoit encore le chant des oiseaux. Les moineaux de Paris, persécutés par les ingénieurs et par les entrepreneurs, semblent avoir trouvé un refuge dans les jardins du septième arrondissement. Ces chanteurs inutiles sont comme les poètes: ils n'ont guère de place dans nos cités industrielles. Est-ce que, cet hiver, un conseiller municipal ne proposa point d'en décréter l'expulsion? Il avait calculé exactement les frais de leur entretien: 300.000 francs par an. N'accordons pas une foi sans réserve à ces positivistes impitoyables. M. Naquet m'a avoué que le plus beau discours sur les lois constitutionnelles avait été prononcé, en France, par l'auteur de _la Chute d'un ange_... Il faut savoir écouter les poètes et les oiseaux. En 1842, paraît-il, lors des obsèques du duc d'Orléans, les hirondelles demeurèrent silencieuses et attristées dans les draperies de Notre-Dame, comme si elles avaient compris. C'est une imagination de Toussenel. Cependant nos pierrots sont très intelligents. Quand il habitait son hôtel de la rue de Clichy, Aurélien Scholl forma un jeune merle à siffloter _la Marseillaise_. * * * En reprenant une image célèbre, on comparerait volontiers M. François Coppée à un moineau parisien qui aurait fait son nid dans un bonnet à poil. Il date de 1869, et son entrée en scène marque une époque dans l'histoire de l'Empire. Les grands viveurs du règne avaient inventé la violette; mais c'est Coppée qui lui donna une âme. On se rend compte malaisément, aujourd'hui, du genre d'émotion dont fut remuée la vieille garde d'Offenbach, un peu lasse, quand, sur la scène de l'Odéon, Sarah jeune chanta la tendresse comme une mélodie inconnue. On eût dit d'une bouffée d'air pénétrant, le matin, par la fenêtre brusquement ouverte d'un cabinet particulier... Zanetto fut le _mea culpa_ des cocodettes. Il mit la sincérité à la mode. Le tendre adultère en robe sombre recueillit les cascadeuses pénitentes, et l'on vit des larmes loyales glisser sur des visages bien fardés. L'amour illégitime apprit les baisers graves. On peut dire que le régime de Décembre subit son premier échec le jour où la grande duchesse de Gérolstein, avec une candeur retrouvée, releva pudiquement sa voilette dans la garçonnière d'un amant honnête. L'opérette de Meilhac et Halévy était frappée à mort: quelque chose de nouveau venait de naître dans l'Empire. Vingt ans plus tard, Zanetto était un gros personnage de la République des Lettres. Le gouvernement lui donnait la rosette; il s'attaquait aux problèmes sociologiques et il avait appris à sourire. Henri Meilhac, par contre, avait découvert la mélancolie. Il confessait les tristesses de célibataires sur le retour, sans trouver le seul sujet de pièce qu'eût rempli son charmant génie: _le Sceptique imaginaire_. Or, un hasard piquant mit enfin face à face le tumultueux parodiste de _la Belle Hélène_ et le délicat poète du _Passant_. Le premier souhaitait entrer à l'Institut. M. Ludovic Halévy, confus de ses victoires, avait intéressé François Coppée aux ambitions de son collaborateur. On se réunit dans un cabaret du boulevard--peut-être au Grand-Seize!--et Henri Meilhac, afin de marquer sans doute l'humilité de sa contrition, fit servir au dessert... une croix d'officier de la Légion d'honneur en pâtisserie! Elle dégage je ne sais quelle grâce de poésie automnale, propice aux furtifs examens de conscience, la rencontre, à cette heure et dans ce lieu, des deux charmants artistes, des deux vieux garçons si voisins et cependant si éloignés l'un de l'autre! Quinze cents mètres à peine séparent la place de la Madeleine de la rue Oudinot; mais c'est la distance de ces grands restaurants dont les maîtres d'hôtel, cérémonieux et confidentiels comme des ambassadeurs, présentent à des épicuriens soigneux de leurs jouissances les menus, tels des protocoles, à ces petits cafés qu'on appelle encore là-bas des estaminets, où des rêveurs insensibles à la qualité des «consommations» et à la vulgarité du voisinage, poursuivent une noble chimère d'art dans la fumée du maryland. _J'écris mes vers ainsi qu'on fait des cigarettes_, chante le nonchalant flâneur du _Reliquaire_, qui rôda longtemps autour de la religion et de la vertu, avant d'y entrer, laissant tomber la cendre de ses cigarettes sur les mythes profanes et chrétiens... Et comme le «petit fait» cher à Stendhal ne doit jamais être dédaigné, on note avec plaisir qu'il s'approvisionne de cigarettes «à la main» chez le frère portier d'une congrégation. JULES LEMAITRE JULES LEMAÎTRE offre à l'observateur un modèle redoutable et un peu déconcertant. Le portraitiste officiel dont la palette sage immobilise à loisir, sous des pâtes solides, des figures de tout repos, perdrait sa sérénité à poursuivre cette physionomie mobile: elle échappe sans cesse par un aspect nouveau à l'artiste qui croit la saisir. Pour la rendre avec quelque fidélité, il faudrait la fine poussière de pastel qui surprend la vie et en fixe les apparences fuyantes. Il a connu les enthousiasmes discrets et les applaudissements bruyants, la double volupté des ovations et des injures. Cependant le politique qui s'enveloppe dans les plis du drapeau est bien le même homme que l'essayiste qui drape ses paradoxes en des étoffes _Liberty_ et dont la pensée accuse ses contours, nets et purs, sous une ironie transparente. Entre leurs idées, on découvrirait peut-être, comme dit Gœthe, ce lien semblable à une chaîne d'acier qu'une guirlande de fleurs dérobe à la vue. C'est par le feuilleton des _Débats_ qu'il entra, avec nonchalance, dans la célébrité. En 1886, Sarcey occupait l'Empire. Sous sa tutelle avunculaire, l'ordre régnait à Cabotinville. Il veillait avec une jalousie ombrageuse à la séparation des genres. Sa critique robuste, qui entourait le gros drame ou le frêle vaudeville de lourds travaux de circonvallation, à la Vauban, ignorait les faiblesses charmantes de l'hésitation. Il semblait que M. Nisard lui eût confié, à son lit de mort, le secret de la vérité. Cependant, tandis qu'il faisait la police des grandes routes, encourageant les recrues, souriant aux briscards et gourmandant les insoumis avec une brutalité cordiale, son jeune confrère entraînait les amateurs, loin des chemins connus et des sites officiels, devant des «points de vue» ignorés des agences. Et ainsi Sarcey était notre conscience, mais Lemaître était notre péché. On était satisfait et reconnaissant de le suivre en ses vagabondages hardis où parfois il donnait l'impression de frôler des précipices, comme si de le comprendre vous classait déjà dans une aristocratie. Ce Lemaître de la première période, c'est, si j'ose dire, le Lemaître des «opinions à ne pas répandre». Comme il paraît peu tenir à ses idées! On dirait qu'il les sait, telles les femmes, impuissantes à donner ce qu'elles promettent. Il les aime pour leur charme et pour leur danger. De toutes il fait son plaisir. Et afin de rendre les nuances de cet intellectualisme voluptueux et inconstant, qui cueillit la fleur de nos façons de penser et de sentir, on souhaiterait disposer d'une formule inédite et on l'appellerait volontiers «un homme à idées», dans le sens où l'on dit: un homme à femmes. Est-ce que le XVIIe siècle n'usait point du même terme pour signifier ces différentes curiosités, exemptes d'attachement? Ces «libertinages» sont des jeux exquis et dangereux. Le coup de passion guette sans cesse les êtres charmants et volages qui, à force de posséder, finissent par être possédés à leur tour. M. Jules Lemaître connut, lui aussi, la crise qu'il contribua à rendre classique, car l'_Age difficile_, au fond, sonne à tout âge. C'est le théâtre qui éveilla en lui l'homme de tempérament: il fit à des idées fécondes de beaux enfants. _Le Pardon_, _le Député Leveau_ et _l'Aînée_ comptent, à mon sens, parmi les chefs-d'œuvre de la scène contemporaine. Mais bientôt une pensée plus tyrannique l'occupa tout entier... Devant ce nouvel avatar, ses admirateurs, d'abord surpris, songeaient: «Comme il est devenu fidèle!...» Et ce fut une grande aventure. * * * Le plus minutieux analyste ne distinguerait pourtant pas, en cette évolution, la moindre parcelle de dilettantisme (que ce mot, jeune encore, paraît aujourd'hui ridé!). Elle ne procède point d'un désir, plus ou moins obscur, d'alimenter sa sensibilité avec des émotions inconnues, mais au contraire d'un instinct profond et ingénu. Si pour Coppée le patriotisme est un foyer élargi, s'il semble être né, en Forain, derrière des portants de coulisses, de certaines hostilités de contact, chez Lemaître il vient directement des bords de la Loire. La Providence qui arrangea les paysages de l'Orléanais est un dieu qui ne s'en fait pas accroire. On imagine qu'il dut les exécuter le septième jour,--le jour du repos. Ces molles collines dessinées d'une main indolente, ces petits bois jetés çà et là avec une habile négligence et sans effort apparent de composition ont une beauté familière dont on ne découvre que lentement la secrète harmonie. C'est une création facile et sans prétentions à la majesté: elle ne déclame point, mais elle cause. Et l'on se plaît à croire qu'un demiurge intelligent guida vers l'abbaye de Beaugency les restes du délicieux Sérénus, le plus sage et le plus réfléchi des martyrs, afin que son ombre, accablée par la grandeur romaine, trouvât enfin sa patrie véritable et la terre qu'elle pouvait porter. M. Jules Lemaître a peint avec une piété fraternelle ce patricien qui aima la vérité sans être sûr de la tenir, et s'immola par tendresse, j'allais dire par obligeance--héros discret dont la figure idéale offre aux néo-chrétiens un saint excellent: car, en somme, qu'est-ce que le néo-christianisme, sinon une façon attendrie d'être incrédule? Dans cette campagne aimable, le patriotisme ne s'impose pas: il s'insinue... Quand on étudie la psychologie de M. Jules Lemaître, il faut tenir compte de Tavers. Tavers est une commune du Loiret (1,089 habitants, postes et télégraphes) où la sobriété de la nature se reflète en une administration économe et en des budgets équilibrés. L'auteur de _Mariage blanc_ y remplit les fonctions de maire; et ce fut une date considérable dans sa vie que celle où il revint de la capitale, le front ceint des lauriers tout frais cueillis rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois et rue Drouot, afin de siéger au Conseil municipal. Sans doute, au début de son mandat, l'ironie inquiète du philosophe dut énerver parfois l'énergie et la décision de l'édile, hésitant entre deux projets de voirie également avantageux. On ne saurait demander au disciple affectionné d'Ernest Renan la superbe intrépide du P. Didon, qui dans les ingénieurs des ponts et chaussées romains découvrait les délégués secrets et les fourriers du Christ, préparant des chemins commodes aux évangélistes. Mais bientôt le paysan prit sa revanche. La terre, toujours voisine, écarta doucement le penseur des arrangements impérieux et des dures disciplines qui font un Saint-Just ou un Brunetière. Sous son inspiration, il fut un critique sans orgueil et un apôtre prudent. * * * Ce sont là deux personnages que séparent d'anciens malentendus. M. Jules Lemaître les habitua à vivre côte à côte en bonne harmonie, comme l'instituteur et le curé de Tavers, à se soutenir et même à s'entr'aider. L'apôtre enseigna au critique la modestie; le critique apprit à l'apôtre la curiosité. La curiosité est la plus rare des vertus apostoliques. Les hommes d'action et les croyants s'abaissent rarement aux petites misères de la méthode expérimentale. Les mots qui, dans le commerce des idées, ont une valeur fiduciaire de billets de banque sont reçus par eux comme argent comptant. Ils se soucient peu de vérifier l'actif de leurs bilans ni les réserves de réalités auxquelles ils correspondent. Or il arriva qu'en inventoriant la notion de patrie, M. Jules Lemaître découvrit d'abord une menue monnaie d'humanité où il reconnut, profondément gravée, l'empreinte nationale. Il est des patriotes qui se décident sur d'éclatants spectacles et dont la sensibilité veut être mise en branle par de magnifiques parades, des arcs de triomphe, des gestes superbes et violents. On imagine que M. Jules Lemaître subit le charme de la patrie avant d'en sentir la grandeur. Et ce n'est pas dans des figures imposantes et augustes qu'il en retrouva d'abord l'image, mais plutôt en ces âmes polies et nuancées, fines et fortes, miroirs délicats où se reflète aussi l'histoire de la race. On n'a pas oublié les fêtes anniversaires de Port-Royal-des-Champs où l'illustre académicien célébra la gloire de Jean Racine. La veille, en l'église Saint-Étienne-du-Mont, où un prélat officiait pontificalement, les sociétaires en redingote, les dames de la Comédie en costume tailleur de coupe sévère et de couleur sombre, encadrés par de somptueux chanoines, avaient apporté des condoléances décentes, comme à un bout de l'an de parent riche. Mais dans le paysage où se forma le génie du divin poète, M. Jules Lemaître organisa pour quelques dévots un service intime, et sa parole pénétrante parut rattacher à leur sol les fleurs altières qu'il cultivait, jardinier passionné, dans les serres des théâtres officiels. Et ce fut une méditation spirituelle en même temps qu'une oraison patriotique. Si M. Lemaître n'était pas conseiller municipal de Tavers, c'est à Port-Royal qu'on se plairait à le voir exercer les fonctions édilitaires, _Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée!_ On découvre ainsi avec plaisir, parmi les intercesseurs de sa foi, à défaut d'un Marbot ou d'un La Tour d'Auvergne, une Junie et une Bérénice. C'est le privilège des vieux pays d'associer le passé d'un peuple à la grâce d'une femme. Devant ces modèles de perfection, M. Jules Lemaître admira les singulières fortunes et les prodigieux hasards, le long enchaînement de réussites qui avaient produit de telles combinaisons d'humanité. Cependant il connut aussi que la Beauté est la fille de la Force et que les âges de fer portent les chefs-d'œuvre, comme les anciens chevaliers arboraient des fleurs des champs au défaut de leurs cuirasses. C'est dans un silence assuré par les armes, quand Louis XIV fait la police de l'Europe, que montent majestueusement vers le ciel les fureurs ordonnées de Phèdre et les plaintes harmonieuses d'Andromaque. M. Jules Lemaître, après avoir souri naguère au vers de Boileau sur le regard de Louis, qui enfante des merveilles, se prit à respecter cet honnête courtisan. * * * Depuis quelques années l'homme d'action aux propos énergiques masqua un peu le moraliste au geste hésitant et dont l'indécision charmante, soulignant les remarques de l'intelligence la plus lumineuse et la plus ornée, semblait avoir une grâce d'artifice. C'est néanmoins en ce dernier portrait que l'avenir reconnaîtra M. Jules Lemaître. L'écrivain est si peu industrieux que c'est à peine si l'on sent en lui l'homme de lettres. Sous les formes souveraines de l'art, il poursuit toujours l'humanité qui répand dans le monde les copies hâtives, les répliques bâclées et les reproductions à la grosse des effigies parfaites ciselées par le génie. Ainsi sa dévotion aux belles figures qu'animèrent Racine, Molière ou Marivaux n'est point un culte idolâtre: il admire en elles la vitalité des petits contrats, faits de préjugés consentis et d'illusions magnifiées, qui constituent la physionomie morale de la France. L'an dernier, je rencontrai M. Jules Lemaître en province, à la table d'un conseiller général. On s'entretenait d'un adversaire politique, romancier encore peu notoire; quelqu'un fit observer qu'il ne manquait pas de mérite. --Oui, fit l'auteur des _Contemporains_ avec une gaieté narquoise, c'est un fin lettré! Et en l'écoutant je songeais à cet évêque de Nantes disant au jeune comte de Bouteville qui frisait sa moustache avant de recevoir l'absolution: --Je vois, mon enfant, que vous pensez encore au monde! M. Jules Lemaître aurait-il renoncé à briller et à plaire? La terre maternelle qui alimenta son talent d'une sève généreuse le reprendrait-elle au point de l'absorber tout entier? Ce serait un grand dommage. En demeurant dans le siècle, il peut contribuer aussi utilement à enrichir le patrimoine national. Quand ce délicieux artiste, qui fit le tour de toutes les idées et se plut à tous les paysages de la pensée, parle, comme un Père de l'Église souriant, de la vanité de la gloire, il a peut-être raison. Mais il ne faut pas le dire. Ne décourageons pas les innocents qui rêvent d'entreprendre, à leur tour, le beau voyage. L'ambition, après tout, est une illusion féconde, et quelle serait la valeur du jour si l'on ne croyait pas au lendemain? ANATOLE FRANCE SI M. l'abbé Guitrel, devenu par l'entremise de M. Worms-Clavelin, évêque de Tourcoing, s'ingéniait à fournir une preuve de l'existence de Dieu qui fortifiât saint Anselme sans désobliger les pouvoirs publics, j'imagine qu'il la trouverait dans le dessein prémédité de la Providence qui fit naître le romancier de _Sylvestre Bonnard_ entre le palais Mazarin et le ruisseau de la rue du Bac, en face du Louvre des Valois. Partout les pierres parlent, pourvu qu'elles aient un passé; mais, en ce petit coin de l'univers, elles font des discours. Une majesté familière, des souvenirs tragiques et galants, de la splendeur et de l'ordre: c'est en ce paysage chargé d'histoire que devait se former le génie du plus mesuré de nos écrivains. Dans les salons de l'Étoile et de la Plaine-Monceau, goûtant l'automne de sa gloire charmante, ce bibliothécaire passionné connut les dissipations spirituelles du monde et les molles douceurs d'une sorte de patriarcat. Cependant les conseils de prudence que sa jeunesse pensive reçut d'une beauté harmonieuse et disciplinée tinrent toujours son talent en garde contre les nouveautés du siècle. A la clarté des lustres, de jeunes étrangères, ignorant encore l'art d'éblouir sans étonner, resplendissent de mille pierreries; de même, d'éclatants poètes, de somptueux prosateurs dont le romantisme ne s'est point assagi, ne consentent jamais à paraître en public s'ils ne se couvrirent d'abord de tous leurs bijoux. L'auteur de _l'Anneau d'améthyste_ sait que la pureté de la forme possède une vertu plus sûre que ces ornements d'emprunt pour insinuer dans les âmes l'image de la beauté. Sur sa pensée unie, aucune surcharge de luxe barbare: un seul diamant, mais incomparable, que le long et obscur travail des âges prépara. * * * Par là, M. Anatole France apparaît comme le plus illustre représentant de la tradition, l'un des derniers conservateurs de la langue. Nul artiste ne mêla plus âprement le Temps à ses pensées. Qu'il raconte une anecdote mondaine ou une «histoire comique», le Passé se dresse toujours devant son esprit, tel un témoin; il en pare la minute fugitive et la forme fragile, rendues plus émouvantes par l'idée qu'on a de leur mort prochaine. Son imagination pathétique, qui accable du Cosmos des cerveaux de comédiennes, étend avec complaisance sur de faciles adultères l'ombre des cathédrales. Et le lys rouge plaît, au corsage de Mme Martin Belleyme quittant les fresques de Ghirlandajo, l'âme encore frissonnante des pieuses ivresses de Santa Maria Novella, pour chercher une voilette. Et le cilice sied à la courtisane Thaïs, sainte ingénue qui flagelle son corps gracieux, surprise de sentir sa chair tressaillir avec délices sous des brutalités qui ne sont point des caresses. Personnes adorables auxquelles notre dévotion reste attachée, inquiète seulement de décider laquelle des deux est la plus vivante... Ce sentiment de l'écoulement des choses, M. Anatole France en a fait sa grâce sévère. Le long de son œuvre, où tant de fines voluptés nous ravissent, on retrouve les membres dispersés d'un tragique poète. L'hymne précieux qu'avec une terrible allégresse il dédie à la Nature et au Néant fait songer à quelque végétation neuve jaillissant entre des ruines ciselées... C'est ainsi qu'en son enfance, sur ce quai Malaquais où les maigres arbres poussiéreux semblent eux-mêmes souffrir des livres, le futur ami de l'abbé Gérôme Coignard aperçut le docte M. Pigeonneau, portant avec peine les conceptions du monde qu'inventa au cours des siècles l'ingéniosité des philosophes, et le père Crainquebille, poussant ses laitues. Cependant M. Anatole France ne semble point gêné par le noble fardeau sous lequel pliaient les épaules du vénérable archéologue. Sa main légère se joue parmi les chartes et les papyrus. C'est qu'il sait que la science a d'abord pour but de soutenir des jolis contes. Des boîtes de bouquinistes, cimetières où gisent tant de rêves humains, sa magie évoque à plaisir de claires et rayonnantes visions. * * * Un jour, sur le pont des Arts, en compagnie de deux Immortels,--un grand poète et M. le duc de Broglie,--le confident de M. Bergeret développait des remarques abondantes et subtiles. Quand il fut parti, l'homme d'état académicien exprima son sentiment en une phrase où la pudeur du doctrinaire fortifie la réserve du gentilhomme: «Il est charmant, mais bien pervers!» On conçoit qu'un peu de surprise se soit mêlée à l'admiration de M. le duc de Broglie écoutant son nouveau collègue qui, en une forme polie, avec des phrases élégantes et discrètes, exposait tranquillement des opinions formidables. Le ministre du Maréchal était préparé contre tous les assauts des ennemis de la société,--il demeurait sans défense devant cet adversaire imprévu: un nihiliste souriant. C'est que le noble écrivain du _Secret du Roi_ était le plus généreux et peut-être le plus téméraire des idéologues: conférant à sa théorie de «l'ordre moral» une sorte de vertu rétroactive, il avait entrepris d'introduire le sens de la dignité dans les jugements de l'Histoire. Son rigorisme impérieux réglait celle-ci comme une maison solennelle et bien tenue où les Faits, introduits cérémonieusement par un invisible maître des Cérémonies, se succèdent à distance respectueuse et trouvent aussitôt dans l'harmonie préétablie la place qui leur était réservée. De cette façon de voir, les menues conjonctures prennent un caractère de nécessité et les rencontres fortuites reçoivent une grande considération. Peut-être la mauvaise humeur persistante de M. le duc de Broglie contre Frédéric II fut-elle moins excitée par les coups de force de ce monarque que par ses incorrections; il ne lui pardonna point d'avoir, avec son insolente franchise et sa désinvolture brutale, donné à l'Histoire des airs de bohémianisme. Mais le romancier de _l'Orme du Mail_ ne se contenta pas de troubler la majestueuse ordonnance en montrant dans l'enchaînement des phénomènes le jeu du hasard et quelque frivolité. Il fit pire: il entra avec déférence dans le génie des mystiques chrétiens. Un tel hommage semble plus redoutable que n'eût été une honnête violence. Quand Mme Worms-Clavelin fouille les paroisses afin de découvrir les vieilles étoles dont elle couvrira ces sortes de sièges appelés poufs, son âme de collectionneuse est sans malice. C'est qu'elle n'est point théologienne. M. Anatole France se plaît aussi à décorer ses livres d'ornements ecclésiastiques. Cependant il sait, lui, que la religion offre à un artiste la plus belle morale à façonner selon le goût d'Épicure... Stendhal rapporte qu'une marquise italienne lui dit un jour: --Voilà un bon sorbet; néanmoins il serait meilleur s'il était un péché! Plus heureux que cette dame, M. Anatole France connut les joies du sacrilège sans cesser d'être incrédule: son art, expert en voluptés savantes, enrichit le pauvre amour d'ingénieuses hérésies et de discrets blasphèmes. Des feux de l'enfer il garda juste ce qu'il faut pour cuisiner de délicats plaisirs. En mettant une goutte d'huile sacrée dans l'esprit de Voltaire, l'auteur du _Mannequin d'osier_ réalisa ce chef-d'œuvre vraiment pervers: l'Imitation de Notre-Seigneur le Malin. * * * Sans doute deux époques nous apparaissent dans la vie de M. Anatole France: celle où le chat Hamilcar, gardien de la cité des livres, somnolait sur les Bollandistes, et le temps, plus voisin de nous, où le petit Riquet se glissa sur le coussin de M. Bergeret, tandis que le maître de conférences édifiait les subtiles hypothèses de son _Virgilius nauticus_. _Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires!_ Malgré l'avis de Baudelaire, M. Anatole France ne réserva point le chat pour son âge mûr; il en fit son premier ami. Aristocrate et dédaigneux, dans sa gravité circonspecte, risquant vers le monde de rares et prudentes démarches, ce compagnon est bien le confident de l'écrivain qui s'amusait à suivre les élans sournois de la concupiscence et les ruses timides de l'ambition dans les âmes des grammairiens et des paléographes, et goûtait des jouissances égoïstes aux festins silencieux où la Grèce et Rome et la Renaissance sont servis. M. France approchait de la cinquantaine quand Riquet lui ouvrit son âme obscure et gentiment sociable; et il apprécia sa cordialité plébéienne, son désir de plaire, son facile altruisme qui recherche le commerce des hommes. Par quels détours de sa sagesse buissonnière le conteur de _Thaïs_ et de _l'Étui de nacre_, qui enveloppait d'une ironie compatissante les martyres puérils et les vains efforts, fut-il conduit des sensualités bibliographiques de M. Gérôme Coignard aux rêves intrépides de M. Jaurès? Aux fêtes des universités populaires, ce dernier convie volontiers M. France à poser l'abeille de Platon sur la fleur socialiste,--une fleur, hélas! artificielle: à côté du fougueux tribun qui ouvre pour ses ouailles les perspectives du futur Éden et invective contre la société pourrie, le grand artiste auquel notre corruption fournit la matière de pures images, étendu en son fauteuil d'honneur avec une élégante nonchalance, a l'air d'un répondant. Et les suprêmes paroles du maître de Jacques Tournebroche remontent du fond de notre mémoire, comme une obsession: «Mon fils, crains les femmes et les livres pour la mollesse et l'orgueil qu'on y trouve. Sois humble de cœur et d'esprit. Dieu accorde aux petits une intelligence plus claire que les doctes n'en peuvent communiquer. N'écoute pas ceux qui, comme moi, subtiliseront sur le bien et sur le mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et par la finesse de leur discours...» Peut-être, en somme, ce philosophe au pessimisme savoureux, plus confiant dans la vertu des humbles que dans la prévoyance des sages pour préparer la Cité idéale, caresse-t-il, en un coin secret de son cœur, l'espoir que le peuple fera un jour aux sociologues la jolie surprise d'une formule de bonheur universel, comme la petite Mme Coccoz, de ses mains innocentes de bonne fille, offrit le manuscrit de la _Légende dorée_ à M. Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut. LÉON BOURGEOIS ON distingue en M. Léon Bourgeois deux antagonistes qu'avec toute sa diplomatie le président de la Chambre ne parvint pas toujours à accorder: c'est l'intellectuel et c'est l'homme. Le député de la Marne présente cette anomalie paradoxale d'avoir le tempérament d'un modéré et l'esprit d'un jacobin. Tandis que sa nature facile le pousse secrètement aux solutions amiables, son intelligence se raidit en d'orgueilleuses formules. Sous l'embonpoint confortable qui lui donne l'aspect d'un haut fonctionnaire, rembourré de chaufroix truffés des galas officiels, M. Léon Bourgeois cache des tourments d'idéologue. Ce conflit du bon vivant et du philosophe se poursuit depuis quinze ans sous les yeux des observateurs intéressés, avec des alternatives de fortune changeante. Tantôt le premier l'emporta sur le second, et tantôt c'est le second qui eut l'avantage. Les adversaires se firent même, de temps à autre, quelques niches; cependant, sous la forte discipline du maître, ils apprirent à s'entr'aider et à se secourir. Ainsi l'apprentissage familier de la dignité d'arbitre préparait M. Léon Bourgeois à la haute magistrature dont l'investit la confiance de ses collègues quand ils l'appelèrent à la présidence de la Chambre. * * * L'émulation de ces compétiteurs raconte toute l'histoire, politique et intime, de l'homme d'État. Elle explique ses grands succès et ses menues disgrâces. Dans un monde où les caractères sont communément dépourvus de nuances, la physionomie de M. Bourgeois prend par là une originalité qui retient l'attention. Ce radical ombrageux qui dégage de la tolérance, ce sectaire cordial dont le sourire semble négocier encore quand son esprit se retranche dans de sévères _non possumus_, a je ne sais quel charme redoutable. Avec M. Mesureur, on est tout de suite prévenu. M. Trouillot est sans mystère et M. Combes se confesse à première vue. Par son seul aspect M. Brisson vous garantit contre les surprises. Certains même, comme M. Pelletan, poussent la coquetterie jusqu'à se donner bénévolement des airs terribles; tels les guerriers gaulois, afin d'étonner l'ennemi, se paraient de têtes d'animaux. Dans la congrégation de la Maçonnerie, qui a hérité de la Compagnie de Jésus le goût du pouvoir, on distingue des cardinaux, des théologiens et des inquisiteurs: M. Léon Bourgeois en est le prélat. Le grand Architecte lui a donné l'onction, vertu romaine. Comme Berryer, qui emplissait ses poches de dragées, il aime les sucreries; et les modérés notent cette faiblesse humaine avec complaisance. Cependant ce charmeur ferait avec un sourire passer la révolution. Qu'est-ce en effet que la solidarité, telle qu'il l'envisage, sinon un essai de socialisme par la cordialité? En 1896, j'eus l'honneur de le rencontrer à la table d'un spirituel écrivain. M. Léon Bourgeois était alors président du Conseil. Parmi les convives, se trouvait Mme Aubernon. Quand elle apprit que le farouche protagoniste de l'impôt sur le revenu allait venir, l'aimable femme, dont la sagesse réprouvait cette mesure fiscale, ne dissimula point son sentiment, et avec l'entrain de brave cantinière qui lui était familier elle déclara: --Comment recevez-vous cet homme affreux qui nous menace de couper un plat sur nos menus? Je ne me gênerai point pour lui dire son fait! En rentrant au salon, après le dîner, Mme Aubernon disait tout bas au maître de la maison, avec une stupéfaction comique: --Savez-vous qu'il est très bien élevé? Elle n'en revenait point. Deux heures de causerie avaient suffi à la conversion. En quittant le président du Conseil, la grande bourgeoise conservatrice était tout à fait conquise et, loin de lui marchander un rôti, elle lui eût, par surcroît, accordé un entremets. L'éminent homme d'État opéra d'autres miracles. Quand il était préfet du Tarn, la puissance de sympathie qui émane de sa personne et de son talent suffit à ramener au calme les mineurs déchaînés. Et les deux aventures prouvent que, dans les occasions périlleuses, M. Léon Bourgeois sait toujours ce qu'il faut dire. Elles attestent surtout que l'éloquence peut guérir les blessures qu'elle fait, unissant ainsi les vertus de la lance d'Achille aux avantages du sabre de M. Prudhomme. * * * La parole est l'arme, brillante et dangereuse, de M. Léon Bourgeois. Il la manie avec une finesse, une prudence, une possession de soi et un brio singuliers. Examinez-le à la tribune, solide et ramassé, tandis qu'avec sa belle voix enveloppante de baryton grave il glisse en douceur, parmi des ronrons rassurants, une petite mesure radicale. On a comparé M. de Freycinet à une souris blanche: M. Léon Bourgeois évoquerait plutôt l'idée d'un angora. Il pelote l'argument et le retourne avec volupté, comme s'il jouait. Cependant, même quand il fait le gros dos, on le devine, sous sa feinte indolence, souple, agile et prêt à rebondir. M. Jaurès et M. Millerand le caressent avec précaution, car ils savent que sous sa patte de velours cet orateur cache des griffes vigoureuses. Et M. Méline, de loin, le regarde avec considération. Le secret de son action oratoire est peut-être dans la surprenante faculté qu'il possède de s'adapter aux milieux, grâce à laquelle il peut modeler son personnage comme dans son atelier de sculpteur il pétrit ses bonshommes de glaise, quand la politique lui laisse des loisirs. De même qu'il ne parle pas le même langage à des artistes ou à des sous-vétérinaires, il est autre, physiquement, dans les salons diplomatiques ou dans les clubs. Son habit, qui aux soirs de banquets populaires a des illusions de lustre, des défaillances de fraternité, et semble presque mal coupé, retrouve dans le monde une élégance assouplie, des flottements aisés et des revers orgueilleux; tant il est vrai qu'une âme forte est vraiment maîtresse du vêtement qu'elle habite! Ainsi, à certaines fêtes de la rue Cadet, sa rhétorique s'habille humblement et sa pensée se fait modeste, par charité. * * * Ces dons réunis expliquent comment M. Léon Bourgeois obtint ses plus vifs succès dans les circonstances où l'on réclamait, plutôt qu'un homme d'action, un artiste capable, par son intelligence, d'envisager les différentes faces d'un problème, et, par son talent, d'en ajourner la solution avec une élégante maëstria. Quelle est, aussi bien, l'assemblée où s'affirmèrent avec le plus d'éclat la remarquable virtuosité et l'éloquence dilatoire de M. le président de la Chambre? C'est le congrès de La Haye en faveur du désarmement. Il fallait un esprit particulièrement subtil et prudent pour sortir, sans rien casser, de cette entreprise généreuse qui faisait marcher les vieux diplomates, dans leurs escarpins vernis, sur des pointes de baïonnettes. Le rapprochement, en une petite ville de Hollande, de tant de ministres dont chaque parole d'apaisement semblait appuyée par des régiments invisibles éveillait vaguement dans la mémoire le refrain de _Barbe-Bleue_: _J'ai là-haut dans la montagne Un petit gros de cavaliers..._ Auprès de cette conférence pacifique sur une poudrière, la danse sur un volcan de M. de Salvandy prend des airs de polka de famille... M. Léon Bourgeois était mieux placé que tout autre, en sa qualité de Français, pour sentir le danger de l'aventure: c'est en effet au lendemain de l'abolition officielle de la peine de mort que la guillotine fonctionna, dans notre pays, avec le plus d'entrain. La Terreur sortit tout armée d'un rêve d'idylle. Quelles surprises redoutables ne ménageait point à l'Europe le contact de tant de dignitaires internationaux animés d'intentions conciliantes? Notre délégué comprit aussitôt que les plénipotentiaires attendaient moins des résolutions positives que des méditations philosophiques. A la conférence organisée selon le vœu d'un jeune et charmant monarque, il n'y eut qu'un conférencier, et ce fut lui. Ainsi se vérifia, sous une forme imprévue, la justesse de l'observation faite par lord Dufferin, ambassadeur d'Angleterre, sur le ministre des Affaires Étrangères en 1896: «Avec celui-là, on peut causer.» * * * Nous reverrons sans doute quelque jour, sur la scène, dans un rôle qui sera nécessairement le premier, les deux personnages qui se disputent l'empire de M. Léon Bourgeois; ce sera un spectacle attrayant dont les amateurs peuvent attendre beaucoup de plaisir et les amis de l'ordre un peu d'espoir. Le politique, en somme, reste attaché aux vieilles conceptions de la propriété individuelle et du groupement patriotique. C'est déjà considérable. Mais l'artiste qui triompha à La Haye autorise d'autres espérances. Au congrès diplomatique de la Paix, il a rempli les fonctions de président; au fauteuil du Palais-Bourbon, il a fait office de diplomate. L'orateur qui réussit à émouvoir un parterre d'ambassadeurs--le public le moins sensible du monde--est bien capable de faire «pleurer de tendresse» les loups de la Montagne. Et ce serait un curieux sujet, pour un peintre symboliste, que cette adaptation moderne du mythe d'Orphée: M. Léon Bourgeois accordant sa lyre entre les collectivistes et les radicaux de gouvernement. Sans doute, il n'obtiendra pas plus le désarmement des partis qu'il n'obtint jadis le désarmement des peuples. Cependant sa belle chanson, qui berce harmonieusement le prolétariat, contribuera peut-être à ajourner les catastrophes. PAUL DESCHANEL DANS la série de portraits qui décore, au Palais-Bourbon, la salle de billard, la figure de M. Paul Deschanel met une note originale. A côté de M. Henri Brisson, de M. Burdeau, de M. Floquet et de M. Ch. Dupuy, il n'a pas l'aspect d'un successeur. M. Brisson, avec son air de condoléance distinguée, incarne «l'austère intrigant» de la troisième République. M. Floquet, pompeux et vide, spirituel et un peu sot, représente la noblesse du régime: insurgé décoratif et honoraire devenu un bousingot repenti qui sourit, du fauteuil, aux dames de la tribune diplomatique, et n'a conservé du rouge qu'à ses talons. M. Burdeau égaie ce Musée administratif par un profil embusqué d'homme d'affaire. Avec sa grosse franchise plébéienne et sa bonhomie très surveillée, M. Charles Dupuy est d'abord plus cordial. Son large dos auvergnat, dont on distinguait des galeries les vagues remous quand M. Jules Guesde agitait ses banderilles à la tribune, trouva tout de suite au fauteuil la courbe favorable à la sérénité. Certaines de ses répliques sont des modèles de bonne grâce meurtrière. Il distribuait les rappels à l'ordre comme des pensums, avec une brutalité distraite. Je sais un député qui, étant monté au bureau pendant une séance de tout repos, le surprit lisant les _Mémoires d'outre-tombe_. Le président Dupuy ne dissimula point son sentiment: --Je m'ennuie ici, fit-il; je veux redevenir ministre de l'Intérieur! On ne remarque sur le visage de M. Paul Deschanel aucun des traits qui frappent chez ses prédécesseurs. Il est remarquablement dénué d'ironie, de frivolité ou de dilettantisme. Durant ses quatre années de présidence, aucun geste, nulle parole, ne permirent de supposer qu'il eût conçu de doutes sur la toute-puissance de la raison. Il croit à la dignité de la Tribune, à la mission de l'orateur, à l'efficacité des beaux débats contradictoires, avec la foi d'un libéral de 1840. Et cette confiance est à la fois un phénomène de tempérament et d'éducation. * * * Aujourd'hui, quand on analyse la fortune d'un homme politique, on est contraint le plus souvent d'en chercher les causes en dehors de lui-même. Les traits de sa psychologie sont épars sur cinq cents visages d'électeurs ou de clients. Représentatif et anonyme, il est le délégué d'un syndicat d'intérêts ou le dépositaire d'un bloc de rancunes. M. Paul Deschanel, lui, connaît le privilège d'avoir une personnalité. Sa carrière se développe sans heurts et sans à-coups. Si on l'examine aux différents âges de sa vie, on aperçoit que chaque exemplaire prépare le suivant et le produit sans efforts. Le petit collégien que M. Émile Deschanel conduit par la main, aux sorties du dimanche, en des endroits où d'augustes libertinages revêtent une sorte de dignité historique, contient déjà le futur portraitiste des _Figures de Femmes_ et des _Hommes d'État_. On se rend en famille à la Vallée-aux-Loups et au parc de Sceaux, devant la petite maison où Chateaubriand faisait de l'exégèse religieuse avec Pauline de Beaumont, et au château où la duchesse du Maine réunissait une cour galante d'académiciens et de beaux esprits. A vingt-cinq ans, lorsqu'il entre à la Chambre, il est vraiment un joli fils de la Révolution. Celle-ci n'a guère produit encore que des héros et des bohèmes. Dans le personnel hasardeux formé au club ou au café--le salon du peuple, disait le bon Spuller,--ce député aux manières discrètes et polies, qui fréquente des économistes éminents et qui a des maîtresses presque respectables, détonne gentiment. Loin de promettre un nouveau couplet à la chanson du petit père Lepère sur le _Quartier Latin_; ses aventures semblent préparer les éléments d'un piquant feuilleton pour de jeunes essayistes distingués du _Journal des Débats_. Les vieux parlementaires dont le ralliement à la République garde la mélancolie d'un second mariage, les Dufaure, les Rémusat, républicains fidèles mais sans entrain, regardent avec complaisance ce jeune homme qui a le sens de l'État, qui parle de l'Europe avec réserve et de la civilisation avec assurance, qui semble avoir toujours Turgot de moitié dans ses rêves de sociologue, et Vauvenargues en tiers dans ses liaisons. A cette époque, M. Paul Deschanel est encore un peu grêle. On voit en lui une sorte de jeune premier de l'économie politique, admis à s'asseoir sur un tabouret devant le canapé fameux des derniers doctrinaires, et trempant avec déférence les tartines de Léon Say dans le thé d'une secrétaire perpétuelle. Sa vie, arrangée avec une symétrie un peu froide, s'appuie d'un côté sur le palais Mazarin et de l'autre sur le Palais-Bourbon; elle promet à la démocratie un élégant ministre de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes, capable de parler avec un égal bonheur d'expressions à des universitaires, à des actrices et à des évêques. Cependant, à travers les marivaudages de son adolescence politique, s'accuse déjà l'homme d'État. Au moment où ses premiers discours sur les céréales exaltent sur le problème du pain les belles parlementaires qui d'habitude s'intéressent surtout aux frivolités de la brioche, il écrit de fortes pages sur Frédéric II et M. de Bismarck, sur le second Pitt et sur Talleyrand, dans lesquelles on discerne déjà l'étroit accord de l'écrivain, du philosophe et du politique. Ces études n'attestent pas seulement une maturité, mais encore une âpreté singulières. Elles ne révèlent point un bon jeune homme d'État couvé par des idéologues afin de transposer dans l'action leurs doctrines orgueilleuses. Si l'on observe les visages de MM. Émile et Paul Deschanel comme on examine, sur les profils superposés d'une médaille les deux instants d'une race, on reçoit au contraire l'impression que la Providence commit une interversion de types et produisit, par mégarde, le premier avant le second. Dès vingt ans, M. Paul Deschanel paraît l'aîné. Alors que dans sa verte vieillesse l'éminent écrivain du _Romantisme des Classiques_ conserva la foi intrépide des vieilles barbes parmi lesquelles il promenait, un demi-siècle plus tôt, sa barbe finement taillée en pointe--exilé souriant qu'un scrupule de goût préserva de l'attitude prophétique et dont la main, au lieu de manier les foudres à la mode, lançait avec grâce les flèches brillantes d'un Athénien de la belle époque,--l'historien des _Orateurs_ et des _Hommes d'État_, à peine au sortir de l'école, montre une prudence qui, chez l'héritier spirituel d'un républicain de 48, ressemble presque à une capitulation,--si la sagesse implique toujours quelques faillites sentimentales. Il compose avec Hobbes; il défend Frédéric II contre le duc de Broglie, qui juge avec des scrupules de salon le dur ouvrier de la grandeur prussienne; il vante Louvois et ses «coups de main». On éprouve toujours quelque curiosité à voir marcher en bottines vernies, sur les pavés égaux et comme scellés des quartiers riches, un jeune politique dont les éducateurs furent de grands architectes en barricades, sous les pieds desquels les pavés de Paris ne tenaient jamais solidement en place. Mais M. Émile Deschanel naquit à la vie intellectuelle en 1849, tandis que son fils promena d'abord ses regards sur les réalités de 1871. Le premier admira la République dans la gloire de ses fiançailles, parée des illusions dont lui avaient fait présent, comme d'un cadeau de noce, de généreux utopistes; le second la vit, fille de l'Idéal guérie de ses chimères, succédant après une effroyable catastrophe à l'Empire qui, né de la Force, avait été conduit aux désastres pour avoir suivi les philosophes... Et c'est peut-être pour cela que le rire de M. Paul Deschanel est sans gaieté. * * * Ces nuances de physionomie ne furent point discernées par tous les collègues de M. Paul Deschanel. Ce député dont les soucis étaient singuliers, qui parlait familièrement de grandes dames mystérieuses et de ministres morts depuis cent ans, qui affectait de ne pas être troublé par l'odeur du maroquin, leur inspirait un respect mêlé de défiance, une admiration jalouse où il y avait presque l'amertume d'un reproche. Les parlementaires dont l'intrigue confesse avec une candide franchise les petits calculs lui tenaient secrètement rancune de sa réserve, comme s'ils lui eussent confié un secret sans recevoir de confidence en échange. Le menu fretin le soupçonnait d'entretenir avec la marquise Du Deffant des relations réactionnaires. Et l'on percevait vaguement autour de lui le cri fameux du 16 juin 1848: «A bas les gants!» Le malentendu n'est point inexplicable: les Chambres, riches de politiciens, sont d'ordinaire très pauvres d'hommes d'État. Ces deux variétés de personnages se proposent des tâches différentes. Les uns ne craignent point d'engager l'avenir afin d'assurer l'équilibre de forces menaçantes; ce sont des praticiens qui parfois pétrissent en cuisiniers habiles la pâte électorale: leur horizon est borné par la législature. Les autres se sentent responsables devant l'histoire, et la conscience d'être les dépositaires d'un long dessein les rattache plus étroitement aux anciens gérants de la France qu'aux gouvernants successifs de l'heure présente. Ils ont le sens de la continuité. Par son tempérament, M. Paul Deschanel appartient à la deuxième catégorie. Et l'on note avec surprise que sa hauteur de vues coutumière fut distinguée d'abord par les socialistes. En 1896, lorsqu'il prononça les beaux discours où la passion brisait enfin l'équilibre harmonieux de ses jolies harangues, un député d'extrême-gauche déclara: --C'est le seul homme de son parti qui ait des idées! L'hommage est un peu exclusif. Il signifie sans doute que, dans son souci de l'ordre public, l'ancien président ne confesse aucune de ces arrière-pensées égoïstes qui prêtent à certains chefs du centre des figures d'avoués montant la garde devant un coffre-fort,--basochiens qui opposent à la Révolution des exceptions de procédure et comptent l'empêcher de passer en lui demandant ses papiers. Dans ses deux manifestations les plus retentissantes, le discours de Carmaux et le discours sur le socialisme agraire, on trouve le mot: idéal. C'est une rencontre qui plaît dans le langage d'un modéré. Ce tourment du noble but à atteindre parmi la diversité des obstacles, perce toujours dans les entreprises politiques de M. Paul Deschanel. La _mutualité_ dont il se fait l'apôtre aurait ravi La Fayette comme «le meilleur des socialismes». C'est le socialisme raisonnable. Il renferme peut-être une solution. Mais il ne monte pas à la tête... Il lui manque sans doute, pour faire prime, d'être mis en valeur par les banquiers de Salente. A. NAQUET DANS le concert des orateurs et des romanciers qui prêchent la croisade pour l'élargissement du divorce, il est une voix qu'on est surpris de ne pas entendre: celle de M. Naquet. L'ingratitude des hommes, sinon des femmes, l'a rejeté dans l'oubli, ce Purgatoire des gens qui firent trop parler d'eux. Et aujourd'hui, dans le recul de sa gloire légendaire, l'auteur de la loi de 1884 semble être un personnage symbolique et lointain, un patriarche biblique et un peu bohème, le patriarche des petites divorcées. Cependant, avec sa belle tête de prophète et ses gestes menus de guignol, M. Naquet réalise encore, dans les mélancolies de l'honorariat, un des types les plus significatifs et les plus amusants de l'époque. J'ai souvent songé à l'admirable compère de revue qu'on ferait avec le personnage de M. Renan. On se le figure aux Champs-Élysées, en une bouffonnerie grandiose montée par Ézéchiel et mise en scène par Lucien de Samosate, faisant défiler devant sa bonhomie amusée les gros faits divers de l'histoire et les tragédies futiles de l'humanité. A côté de lui, M. Naquet serait une commère d'une ampleur et d'une dignité merveilleuses. Autour de cet apôtre flotte un vague parfum de demi-monde. Les caricaturistes de la monarchie de Juillet imaginaient volontiers M. Guizot partant en voyage avec un faux-col, une paire de chaussettes et le grand cordon de la Légion d'honneur enveloppés dans un journal. On se représente d'abord M. Naquet muni d'un cabas. En ce meuble intime, qui est son accessoire de théâtre, sont entassés pêle-mêle des théories et des potins, des projets de constitution et des recettes d'élixir. Ce n'est pas un fait indigne de remarque qu'au moment même où il forçait le Code avec la loi du divorce, M. Naquet inventait une excellente teinture de cheveux, offrant ainsi une suprême ressource de séduction aux épouses incomprises. Il tient à la fois de l'abbé Sieyès et de Mme Cardinal, du législateur et de la revendeuse à la toilette. Du premier il a le goût des constructions idéologiques; de la seconde, le liant, l'absence de morgue, la force persuasive, la cordialité un peu molle et l'obligeance insidieusement transactionnelle. C'est dans son arrière-boutique, propice aux abandons des confidences, qu'il reçut, un jour de 1888, la visite d'un charmant général qui musardait aux devantures. Avec sa courtoisie empressée, M. Naquet étala devant lui ses _occasions_. --Voici une bien jolie constitution, fit-il: elle est en excellent état et elle fut à peine portée... * * * Envisagée sous cet aspect, avec son comique sérieux, son intelligence supérieure et son dédain des partis pris, la figure, si complexe, prend une sorte d'unité qui impose. On ne saurait prétendre, en toute justice, qu'il ne se montra pas versatile; il fut surtout achalandé. Les idées n'offrent à ses yeux qu'une valeur d'échantillon. Et, s'il ne parvint jamais à fixer son choix entre les opinions des hommes, ce n'est point indigence intellectuelle, mais plutôt excès de richesse: une sorte de scrupule lui fait tenir la préférence pour une injustice. Son souci constant fut d'habiller les époques avec les systèmes qui leur seyaient le mieux. M. Naquet me conta jadis une anecdote qui marque agréablement son honnête soumission aux circonstances. C'était chez Victor Hugo, quand l'auguste poète, encore un homme et déjà presque un dieu, semblait une statue vivante que le bronze gagnait. M. Édouard Lockroy, qui était un peu son secrétaire, un peu son ami et un peu son gendre, servait sa gloire avec la piété d'un lévite et le zèle d'un _ménager_. Il introduisit un soir dans le sanctuaire son ami M. Naquet. Hugo l'accueillit avec bienveillance et, tout de suite, se montra familier. --Que pensez-vous, fit-il, de l'immortalité de l'âme? La question troubla M. Naquet, qui aperçut d'abord un conflit entre sa philosophie et sa politesse; il s'appliqua à être sincère avec prudence: --Mon cher maître... fit-il timidement, s'il faut vous dire le fond de ma pensée... non... je ne crois pas à l'immortalité de l'âme!... Mais aussitôt, confus de son audace et de sa partialité, il esquissa, par décence, un mouvement de retraite. --Je n'y crois point, ajouta-t-il, d'une manière générale. Sans doute, certains êtres d'exception, comme vous, par exemple, peuvent prétendre à vivre éternellement; toutefois, pour mon compte, je ne me vois pas immortel! Impassible, énigmatique, olympien, Hugo demeurait abîmé en sa méditation. Enfin une voix de basse profonde sortant de sa poitrine rompit le silence sacré: --Ça peut se soutenir! M. Naquet écouta la déclaration avec la gravité qui lui est habituelle, car il est remarquablement réfractaire à l'ironie: un augure qui ne rit pas. On peut même dire qu'il fut inconstant sans légèreté. Quand on observe la suite de ses actes publics, on aperçoit sans doute des sautes brusques et des raccourcis violents qui déconcertent; néanmoins, si, dans sa carrière, les phénomènes se succédèrent sans ordre apparent, les syllogismes qui constituent la trame de cette tapisserie bariolée s'enchaînent avec force. M. Naquet fut volage, mais sa versatilité resta rationnelle. Les raccords de ses évolutions furent cimentés avec soin. Après la défaite du boulangisme, pareil à Encelade sous sa montagne, il soulevait de loin en loin, avec de patients efforts, le poids des malédictions dont les parlementaires l'accablaient: «Il faut que je vous dise...» murmurait une voix sortant des décombres. Et le commentaire était toujours ingénieux et compliqué. * * * L'histoire des variations de M. Naquet ne serait pas un livre frivole. En 1889, il déclarait, avec une énergie communicative: «J'aimerais mieux me couper le bras que d'avoir écrit ce livre!» faisant allusion à une œuvre de jeunesse, _Religion, Propriété et Famille_; d'inspiration nettement libertaire. En 1900, il eût volontiers coupé l'autre, en se rappelant ses péchés de 1889. Cependant M. Naquet possède toujours ses deux bras qu'il agite avec une vivacité méridionale pour ramasser, dans le cercle de sa dialectique, ses conceptions aventureuses. On croirait qu'une divinité maligne, un Tentateur facétieux, goûtant un plaisir égoïste au spectacle de cet acteur exceptionnel, l'élut par décret nominatif en vue de se donner la comédie, et prépara les événements avec une sollicitude jalouse, à seule fin de ménager à M. Naquet des rôles dignes de sa souplesse et de sa fantaisie. De fait, ses efforts successifs vers la sincérité furent sans cesse trahis par les circonstances. Ennemi de toutes les armes à feu, des revolvers passionnels comme des artilleries internationales, il devint, par un concours imprévu d'incidents, le chef d'un parti où s'entre-choquaient les épées. Philosophe secrètement nihiliste, il fut convié par la fortune à plaider la cause de l'ordre et de la discipline. C'est de la même écriture cursive et fortement liée qu'il mandait à la _Croix_: «Nous autres catholiques, nous devons voter... etc.» et que, dix ans plus tard, il notait cette pensée charmante, dans la préface qu'il composa pour l'_Aurore de la civilisation_ de Spence: «Le livre que je crois intéressant de faire connaître aux lecteurs français est fort loin d'être conforme à mes doctrines et à mes idées...» En vérité, quand on observe cet acharnement diabolique du Destin contre M. Naquet, on se demande si l'on doit l'admirer comme un éminent virtuose ou le plaindre comme une illustre victime. * * * Son nom n'en demeure pas moins attaché à l'une des deux ou trois lois importantes de ces trente dernières années. Notre dessein n'est pas de produire ici un réquisitoire contre le divorce, ni un plaidoyer en sa faveur. Cependant on éprouve une sorte de satisfaction à reconnaître en M. Naquet son père légitime. C'est à ce philosophe qu'il appartenait d'introduire dans la famille le provisoire dont il fit la loi de la République. Tandis que les anciens ministres sanglaient la société dans des conventions rigides (M. Guizot, dont j'évoquais, pour l'amusement du contraste, l'austère image, ne signa-t-il point l'_Amour dans le mariage_ et _la Démocratie en France_?) M. Naquet dénoue les ceintures des épouses et les liens de l'État. Un seul article manque à son étalage: le corset. On devine aisément le tour que prendrait la causerie entre M. Naquet et Renan. --Sans doute, dirait le premier, le problème de «l'amour organisé» (excusez-moi si je n'ai pu me défaire encore des mauvaises habitudes de langage prises dans les Parlements) peut être réduit à cette alternative: est-il préférable de partir pour le provisoire avec l'idée du perpétuel ou d'aller au perpétuel avec l'idée du provisoire? A ce banquet des _Mânes du bon vieux temps_, où j'eus l'honneur de vous être présenté, je connus aussi deux écrivains qui furent célèbres sur la terre au XIXe siècle: MM. Benjamin Constant et Alphonse Daudet. Or le premier raconte, en son _Adolphe_, l'aventure d'un jeune homme infiniment distingué qui abandonna, après une courte liaison, une femme charmante en laquelle il avait cru voir la compagne de sa vie; et le second nous montre au contraire, dans _Sapho_, un amant qui ne peut se résoudre à quitter, dix ans après, un modèle dont il avait pensé faire le divertissement d'une semaine. Ce double phénomène, bien que ressortissant à la catégorie des passions illégitimes, ne vous paraît-il pas remarquable? --Je n'entreprendrai jamais, quant à moi, répliquerait M. Renan, de révoquer en doute la puissance de l'habitude. C'est une maîtresse astucieuse et tyrannique. Elle enserre hypocritement en des liens subtils l'amoureux désarmé, comme les habitants de Lilliput surent captiver Gulliver endormi. C'est pourquoi Jupiter, sans être, il faut bien en convenir, un esprit supérieur, témoigna de quelque sens lorsqu'il rangea l'Habitude parmi les suivantes de Vénus. Je compatis aux malheurs de M. Jean Gaussin et de cette demoiselle Sapho. Néanmoins un attachement fondé sur l'hygiène et la cordialité ne saurait me satisfaire. Avec ce charmant Adolphe que vous évoquez si fort à propos, M. Constant s'écrie: «Malheur à l'homme qui, dans les premiers moments d'une liaison d'amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle...» Voilà une belle pensée. --Elle ne l'empêcha point de lâcher Ellénore. --Il est vrai que cette dame éprouva, par la suite, de graves ennuis à cause de ses complaisances. Comment une personne, malgré sa séduction qui paraît certaine, monsieur, aurait-elle prétendu fixer une amitié qui échappa tour à tour à Bonaparte et aux Bourbons? Ce M. Benjamin Constant était un infidèle. Les abonnés des _Débats_ ne le virent point sans surprise, dans un court espace de temps, se déclarer avec une égale aisance impérialiste et royaliste... --C'était un excellent républicain. --Il n'en est pas moins remarquable que l'égoïsme d'un libertin se rencontre, sur ce chapitre, avec la prudence de l'Église. Et l'événement ne m'étonne pas: seuls les libertins savent parler de la pudeur avec convenance. Nos meilleurs saints furent d'éminents pécheurs. Les anathèmes et les cantiques, les cérémonies dont ils aggravent les volontés de la nature, prêtent à l'amour une sorte de beauté terrible et de grandeur inhumaine. Les hommes comme vous et moi, qui connaissent surtout les nobles passions de l'esprit, montrent d'ordinaire plus d'innocence. Ils estiment téméraire de placer une chose fragile comme l'œuvre de chair en face de l'éternité. C'est que la nature offre de faibles ressources pour égaler ces sublimes promesses... Ne regretteriez-vous point, cependant, la charmante illusion qui permit à une La Vallière de s'abîmer vingt ans en un cloître afin d'expier la faiblesse d'avoir obéi au désir d'un auguste amant? --Je le regretterais! Et la conversation continuerait ainsi, sévère et futile, entre les célèbres partenaires: M. Naquet négligé de langage et de tenue, M. Renan étalé en son fauteuil avec une majesté familière et roulant les pouces agiles de ses mains jointes sur son ventre de chanoine... * * * Toutefois si M. Renan, nihiliste onctueux, parut se complaire parfois à dire la messe devant des autels vides, M. Naquet, destructeur cordial, méprise les jeux illusoires. Quand il trottine de son pas menu, l'air grave et la tête penchée sur l'épaule, cet apôtre infatigable des Gentils parmi les Fidèles sait toujours où il va. Que des législateurs se rencontrent avec des gens de lettres afin de réclamer la revision de l'article 298 et s'emploient à rendre l'adultère respectable en instituant le principe de la fidélité par report, M. Naquet accueille leur concours avec gratitude; pour obliger les complices, il trouverait au besoin, dans son bric-à-brac, de l'estime en solde. C'est qu'en tombant tour à tour, chacune des petites barrières protectrices du mariage ouvre la voie à la réforme qui reste l'objet véritable de son apostolat: l'union libre. Du moins, il est logique. La logique fut son tourment, sa débauche et sa bonne foi. Les vieux docteurs reconnaissaient en elle un jeu démoniaque et le prince de Talleyrand confessait avoir appris au séminaire l'art de persuader les chancelleries. Produit brillant des laboratoires de toxicologie, agrégé précoce des facultés de médecine, M. Naquet a le tour d'esprit d'un théologien: longtemps il se plut, avec une joie presque coupable, au commerce des évêques et à la fréquentation des casuistes. C'est sans doute pour ce motif que le comte Dillon déclarait en 1889: --Naquet, ce sera notre ambassadeur auprès du Saint-Siège! PAUL DÉROULÈDE MONSIEUR PAUL DÉROULÈDE a été l'objet des égards particuliers de la démocratie française. Celle-ci lui réserva une faveur qu'elle accorde d'ordinaire aux seuls membres des familles régnantes: elle l'exila. Et ainsi elle le montre, isolé comme un prétendant, aux trente-six millions de citoyens qui sont libres de circuler dans les limites des frontières nationales. On se rappelle l'équipée qui valut à M. Paul Déroulède cet hommage exceptionnel. Un jour il arrêta dans la rue un cheval par la bride. Malheureusement il y avait un général dessus. Et ce fut un grand désarroi dans le monde parlementaire... Ce geste provoqua naturellement, entre le tribun et le général, quelques paroles d'explication auxquelles d'aucuns entendirent attribuer un sens criminel. A l'inverse de la Grande-Duchesse, les politiques n'aiment point les militaires; ils les couvrent d'or, de passementeries et de croix; ils ne réclament d'eux que le silence. L'appareil pompeux et le caractère entier de ces fonctionnaires leur inspirent à la fois du respect et de la défiance. Quand la République était mineure, elle eut un flirt avec un soldat de fortune; Boulanger lui avait murmuré à l'oreille les paroles qu'on dit en dansant. Elle sembla prendre plaisir à ces déclarations. Aussi bien, dès qu'elle devint une grande personne, ses tuteurs usufruitiers employèrent-ils leurs talents à la convaincre que les meilleurs mariages sont les mariages de raison. Seul Félix Faure lui permit d'accrocher sa robe de mousseline à des éperons d'officier, dans les sauteries officielles. Et entre ces vieillards jaloux, la petite songeait, comme les héroïnes de la fantaisie de Musset: _A quoi rêvent les jeunes filles._ Elle lut, dit-on, en cachette, le récit d'une belle aventure appelée l'_Histoire de France_, puis s'exalta, pendant des nuits, aux péripéties d'un feuilleton mal écrit, comme sont d'ordinaire les feuilletons, mais palpitant, et qui a pour titre: l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_... Les bibliothèques des hommes publics sont pleines de mauvais livres. C'est sans doute pour avoir remarqué sa mélancolie, ses facultés romanesques et son goût de la lecture que M. Paul Déroulède lui proposa de l'enlever. * * * Le geste était chevaleresque, charitable et imprudent. Quand on examine l'homme et non le politique, avec la seule curiosité de décrire une physionomie autour de laquelle s'agitent des passions, il est permis de prêter un sens arbitraire aux gestes. Et le geste de M. Paul Déroulède était esthétique. L'amoureux ne se proposait point d'enlever Marianne pour faire d'elle une gourgandine. Après lui avoir donné son bras, il lui eût offert sa main. M. Déroulède n'est pas, à proprement parler, un soldat. On ne distingue sur sa personne aucun des brandebourgs qui sont les signes manifestes d'une âme héroïque. Nul de ces artifices extérieurs ne fortifie sa séduction. Cependant les larges plis de sa redingote flottent au vent comme des drapeaux. Il porte à la boutonnière de son habit un énorme ruban rouge, à la façon des officiers en demi-solde. Il est le seul Français, enfin, qui puisse laisser tomber sur la nappe, à la fin d'un dîner intime, de grands mots solennels sans provoquer le sourire. Il est à l'aise dans la magnificence. M. le général Hervé a très justement marqué sa place dans nos effectifs de réserve: comme La Tour d'Auvergne était le premier grenadier de France, il en est le premier clairon. Et tout cela lui donnait, aux yeux de la pupille des Bartholos constitutionnels, la grâce martiale d'un jeune premier de Brumaire, dont les intentions seraient honnêtes. Le sympathique exilé me disait un jour: «Henri Martin aima la France comme un mari, mais Michelet l'aima comme un amant.» Parole profonde et charmante qui révèle tout de suite dans quelle catégorie il convient de ranger son auteur! Oui, M. Paul Déroulède apporta dans l'amour de la patrie des nuances de sensibilité que nous réservons d'ordinaire à l'amour tout court. Il ne se contenta point d'avoir pour la France une affection conjugale. Comme Michelet, il est un amant (non d'ailleurs dans le sens où l'on prend vulgairement ce titre, car il est des maris qui sont des amants et, d'autre part, des amants qui ne seront jamais que des maris): je veux dire que sa passion demeura toujours à l'état de crise et ne s'apaisa point dans l'accoutumance... Et c'est pour cette raison qu'il est téméraire et casse-cou. Peut-on demander à un amant de témoigner dans ses hommages la déférence conjugale que place dans les siens M. Wallon? Le poète dont les premiers vers à Ninon sont adressés à l'Alsace-Lorraine ne peut respecter comme une œuvre définitive les proses d'une Constitution. * * * Fort heureusement, ces nuances de sentiment ne furent point comprises--le jour de la _Folle Journée_--par le général Roget lui-même. Quand le barde, en proie au lyrisme, se précipita au-devant du brigadier, celui-ci se contenta d'indiquer au caporal-sapeur, avec son sabre, le chemin de la caserne de Reuilly. Et l'impassibilité superbe du général assura, sinon le salut de la République, du moins l'acquittement de M. Paul Déroulède. Le jury avait traité le séducteur avec l'indulgence d'un bon oncle; les Pères conscrits, assemblés en conseil de famille, voulurent donner à son coup de tête la gravité d'un coup d'État. Ils l'expulsèrent de la maison. Et la rigueur de l'ostracisme prolongé dont on l'honore incline les sceptiques eux-mêmes à admettre que l'auteur des _Chants du soldat_ pourrait bien être un homme dangereux... Que faut-il croire? M. Déroulède est-il un charmant et éloquent toqué capable de belles imprudences, un Don Quichotte fonçant au hasard sur les moulins à vent parlementaires, ou un citoyen en même temps généreux et adroit, enthousiaste et habile à diriger ses emballements? Qui le saurait, et le sait-il? En somme, Corneille lui-même a un fond de basoche... M. Paul Déroulède a l'œil bleu et aigu, il est poète et son père était avoué. M. BRUNETIÈRE FERDINAND BRUNETIÈRE revint, un jour, de Rome avec une bénédiction du Pape et la cravate de Commandeur de Saint-Grégoire le Grand dans sa valise. Il avait prêché sur Bossuet, au Vatican, devant une assemblée de princes de l'Église, comme Talma interprétait Corneille à la Comédie, devant un parterre de rois. Ce fut peut-être la minute suprême de sa carrière. Le succès qu'obtint dans la Ville Éternelle notre compatriote n'est point pour surprendre. Rome, la Rome moderne, avec ses cathédrales, ses palais et ses maisons de rapport, et où les tramways électriques balaient de la poussière d'histoire, est bien le cadre d'un théoricien qui aime à envisager les choses sous l'aspect de l'éternité et sous l'angle de la polémique. Sa phrase se pare naturellement du vertugadin et porte sans faiblir la gloire de la papillote; elle se trouve à l'aise dans les berlines de gala, munies de valets poudrés. C'est pour cette raison que, le rencontrant vers le pont des Arts--à l'époque où il fréquentait dans le quartier,--le romancier de _Pot-Bouille_, dont la Muse traîna toujours un peu la savate, comme ce «torchon d'Adèle», l'interpella en l'appelant chienlit de la langue. Cependant, M. F. Brunetière n'est point un doctrinaire apaisé que la majesté du cortège assoupit dans les doux cahots d'une allure solennelle. De même que M. de Vogüé, il se plaît aux «regards historiques». Mais il ne se contente pas d'observer le monde à travers la buée d'un songe mélancolique et lointain, derrière les vitres relevées d'une portière. Il abaisse le carreau afin d'apercevoir plus exactement le remous et le tumulte de la rue: au besoin, il descendrait sur le trottoir. M. Brunetière est un homme étonnant. Il évoque assez l'image d'un de ces gardes nobles, immobiles dans la pompe archaïque du costume dessiné par Michel-Ange, qui serait armé d'une carabine Lebel. D'ailleurs, pour être informé sur les progrès de la balistique, l'écrivain de «Science et Religion» n'en demeure pas moins attaché aux vieilles disputes d'école, qui offrent un vaste champ de bataille: la science est-elle en faillite? la chimie organique se suffit-elle à elle-même? la mécanique céleste ou la géométrie transcendante sont-elles capables d'élucider le mystère dont nous sommes entourés? voilà les problèmes qui éveillent sa passion et stimulent les merveilleuses ressources de sa stratégie. Les beaux travaux d'approche, les rares mouvements tournants, les rudes assauts, les vigoureux appels de triomphe! * * * On comprend que la curie romaine ait accueilli M. Brunetière avec des égards singuliers. De toutes les recrues qui lui viennent des chefs de la pensée contemporaine, celle-là est sans doute la plus précieuse. Mgr Dupanloup disait un jour de M. Jules Simon, en souriant: «Il sera cardinal avant moi!» M. Brunetière n'est pas de ces hommes égarés sur leur véritable vocation qui forcent un prêtre à reconnaître, dans l'enveloppement d'un geste, dans la caresse d'un accent, dans l'hésitation d'un regard, la complicité secrète d'un allié, un frère qui s'ignore ou qui se réserve. J'imagine, au contraire, qu'à la fin des dîners romains où l'on honore le Seigneur au moyen de rares volailles et de subtils coulis, ses signes de croix énergiques surprirent d'abord les monsignori qui escamotent un bénédicité distrait en glissant une main molle sur des surplis soyeux. Sa voix, qui déjà éclate dans un fumoir, déconcerta peut-être les familiers de la Cour pontificale, la cour du monde où l'on parle le plus bas et où, pour cette raison, le gouvernement de la République envoya un ambassadeur très remarquable et, dit-on, atteint de surdité. M. Brunetière n'est pas né «d'Église»: c'est visible. La perspective d'une belle direction d'âmes, une imposante armée de consciences à guider peuvent séduire un esprit comme le sien, né pour le commandement. Mais il ne montre ni l'humilité du curé de campagne qui poursuit sans bruit le train-train de son sacerdoce, ni la sérénité du chanoine qui accomplit paisiblement sa besogne de propagande, garanti par des douillettes ouatées contre les courants d'air du siècle. On ne lui découvre pas davantage cette patience, admirable de sécurité, du dignitaire ecclésiastique qui manie la faiblesse humaine comme un virtuose, en pressant d'un doigt discret un ressort subtil de vanité ou d'orgueil, et dont les sages lenteurs sont un si bel acte de foi dans l'avenir. Ces grands prélats opportunistes, qui se parent de nos misères comme les missionnaires de Chine s'habillent en mandarins, excellent dans l'art de différer les solutions avec grâce. L'évêque de Pékin, interviewé par un journaliste, déclarait: «Croiriez-vous, monsieur, que, sur les cinq mille élèves formés par nos Pères, nous n'avons pas eu, en dix ans, une seule conversion. Est-ce beau?» Cette diplomatie à longue échéance qui, d'aventure, s'attarde dans les sentiers de traverse en savourant des foies gras, comme l'armée de Grouchy, le jour de Waterloo, mangeait des fraises, cette manœuvre de temporisateurs qui laisse à la Providence tout le travail, ne nourrit point la combativité de M. Brunetière. Il est pressé d'agir par lui-même, de donner son coup de pouce personnel aux événements... Ainsi que les médailles, les événements ont une valeur propre, mais ils portent toujours l'effigie d'un maître. M. Brunetière ambitionnerait de les frapper à son image. Pour le surplus, son génie ambitieux nous garantit qu'il s'arrangera ensuite à les faire cadrer avec les desseins du Très-Haut. * * * On a dit: «Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.» M. Brunetière fit mieux: il rajeunit la Providence. Il s'institua son confident, son tuteur, son directeur de conscience--j'allais écrire: son imprésario--grâce au crédit exceptionnel dont jouissent toujours les conseillers auprès des souverains en exil. Avant que l'éminent doctrinaire ne prît en mains ses intérêts, celle-ci semblait se résigner à l'effacement. En l'amenant à douter de soi, Renan avait énervé sa puissance. M. Janvier de la Motte m'a raconté la jolie distraction de son doyen de Normandie qui, sur les instances d'ouailles alarmées par cinquante jours de sécheresse, avait organisé une procession afin d'attirer l'eau du ciel. Comme on rentrait au presbytère, des gouttes commencèrent à tomber. Le digne prêtre considérait les nuages avec extase: «Il pleut! fit-il; quelle heureuse coïncidence!» Avec la collaboration de M. Brunetière, la Providence est encore capable d'accomplir de grandes choses. Il lui donnera de l'esprit de suite, de l'ingéniosité, la foi en soi-même, le sentiment de son rôle, mais surtout la notion de l'ordre et le goût de la volonté. N'est-ce point par ces vertus que le célèbre académicien s'impose d'abord à l'admiration? Ce critique césarien, réduit par les circonstances à gouverner des ombres, a le tempérament d'un homme d'État. Dans l'idéologie, il n'est pas seulement un maître, il est un monarque. De même que Louis XIV, il dirait volontiers: «Mes belles lettres.» Notez aussi bien comme, sous sa discipline, les créateurs, qui ne sont pas toujours dans le secret de leur fécondité, viennent se ranger docilement à la place qu'il leur assigna! Ils font presque figure de fonctionnaires: préfets corrects, ou somptueux ambassadeurs du génie français, illustrant, à leur date et dans leur ordre, les systèmes de M. Brunetière. Molière paraît-il? Il l'attendait. Lesage sort-il du néant? Sa place était prête. Beaumarchais éclate-t-il? Sa venue était inévitable. M. Brunetière examine le défilé de ces illustres «témoins» d'un regard paternel, mais sans tendresse. Seules les incartades de l'individualisme ne trouvent point grâce à ses yeux. Malheur à l'imprudent que l'esprit de révolte ou le goût de l'indépendance poussent à s'évader de la règle ou à rompre la solidité de l'armature sociale! Tel que Gœthe, à des désordres il préférerait un crime. C'est ainsi qu'il fit comparaître devant son tribunal, en qualité de schismatiques, doña Sol et Marie de Neubourg, et qu'il requit contre Pauline, l'admirable Pauline de _Polyeucte_, comme entachée de romantisme. Que les rigueurs de cette juridiction impitoyable nous semblèrent tristes, parfois! A l'égard de Baudelaire, encore, notre pitié ne s'émeut pas trop: il commit, d'autre part, assez de péchés pour mériter de menus désagréments. Mais l'abbé Jérôme Coignard poursuivi pour vagabondage, voilà qui alarme notre sentiment de la gratitude! Tenez pour certain que nous apercevrons sur le banc, un de ces jours, M. J.-K. Huysmans, prévenu d'avoir cherché, aux matines du cloître, des jouissances équivoques. Et ce moine étrange, qui laisse émerger des poches de sa robe de bure des épreuves d'imprimerie, ne sera pas épargné... * * * On peut détester M. Brunetière,--la haine d'ailleurs n'est point un si banal hommage!--trouver son joug insupportable, sa tyrannie impertinente: il ne saurait laisser indifférent. Il est une force, et la force aussi est une grâce chez un homme. Néanmoins ce virtuose qui soulève, sans apparent effort, des paradoxes considérables, laisse au lecteur subjugué une sorte d'inquiétude. Son prosélytisme est-il l'acte de foi d'un croyant ou le scrupule d'un directeur de conscience soucieux de ses responsabilités, qui se propose d'assurer, par une obligeante tutelle, notre bonheur, sans nous mettre dans la confidence de sa politique? On conçoit que sa nature l'ait porté spontanément vers l'aigle de Meaux. Comme Bossuet avait offert le concours de Dieu à la monarchie absolue, son historiographe apporta l'appoint de la critique évolutive à la Providence. En cette conjoncture, M. Ferdinand Brunetière fut mieux qu'un éloquent moraliste: un habile tacticien. J'imagine toutefois que les succès d'Académie ne doivent pas apaiser sa fougue. C'est dans les luttes violentes du Parlement qu'on souhaiterait le voir dépenser son exubérance oratoire, ses vigoureux syllogismes et sa dialectique impérieuse. Si ceux de ses pairs qui tournent aujourd'hui leurs curiosités vers la chose publique semblent avoir des tempéraments de sénateurs, c'est à la chambre des députés qu'on aperçoit d'abord M. Ferdinand Brunetière, comme à sa vraie position de combat. HENRI LAVEDAN DE tous les écrivains que la grâce de Paris a touchés, M. Henri Lavedan est le seul qui ne soit pas un sceptique. Examinez-le dans la rue, tandis qu'il raconte à quelque ami une anecdote édifiante et scabreuse: c'est toute une comédie. Il la joue et il la mime avec un entrain surprenant. Le scénario posé, l'action se hâte vers le dénouement; et à travers le récit passent des silhouettes de snobs et de viveurs: on saisit une grimace furtive, une remarque d'une savoureuse drôlerie. La figure pétillante de malice, le narrateur invoque le témoignage du juge improvisé, le presse de goûter la joyeuse amertume de l'histoire. Mais bientôt les feux de la rampe s'éteignent. Le visage de M. Henri Lavedan prend une expression recueillie et presque confidentielle. Alors de l'épisode qu'il vient de conter--contribution inédite à _la Haute_ ou à _Leur Beau Physique_--il détache avec précaution un trait de muflisme innocent, de vanité ingénue, de cordiale sottise, qu'il vous présente du bout des doigts en amateur, avec une joie triomphante et une légère consternation. * * * L'œuvre entière de M. Henri Lavedan révèle cette inquiétude. Derrière ses fantaisies les plus débridées on devine, dans la coulisse, un régisseur attentif qui dirige la mise en scène, règle les entrées et vient saluer au dénouement: c'est le moraliste. On ne consentit point toujours à l'apercevoir, et lui-même sembla parfois garder son programme dans sa poche. C'est que les moralistes ne cherchent plus à s'afficher. Jadis ils officiaient avec apparat. Le siècle leur accordait de la faveur; ils étaient d'accord avec l'État. En surveillant d'un regard ironique les jeux des passions, ces dignitaires de la pensée gardaient par devers eux des secrets importants, comme font les ministres. Leur raison sûre de soi se plaisait à resserrer les forces contrariées de la nature en des formules élégantes, comme les ingénieurs des ponts et chaussées maintiennent le cours d'une rivière entre les maçonneries des quais. Et les initiés souriaient avec orgueil à ces jolis travaux d'art. Aujourd'hui l'État ignore les moralistes; les philosophes les chicanent; le peuple ne subit pas leur prestige. Le noble privilège dont ils étaient revêtus est devenu une tâche ingrate. Pour avoir quelque chance d'être entendus, il leur faut renoncer les signes extérieurs de leur dignité. Aussi apportent-ils autant de soin à se travestir sous des vêtements modestes que leurs prédécesseurs montraient de morgue à se parer de leurs titres. On ne distingue plus guère que M. Paul Desjardins qui se hasarde encore à dire le bien avec effronterie. Les autres moralisent avec précaution et, pour ainsi parler, en s'excusant. Au lieu de proposer une sagesse comminatoire, ils s'emploient à retenir les libertins, surpris et apprivoisés par des propos fraternels. La conscience avec laquelle, en leur apostolat utilitaire, ils adoptent les manières et le ton des épicuriens donna souvent le change, même aux personnes les plus recommandables. Néanmoins un avertissement détourné, une menace sournoise, démasquent bientôt, jusque dans le tapage des petites fêtes, ces faux compagnons de l'armée de la noce, solides à leur poste, appliqués à leur besogne et amenant à résipiscence un clubman fatigué: ainsi les anciens sergents de recrutement enrôlaient, la bouteille en main, les mauvais sujets dans les contrôles du Roy. Ce genre de propagande est périlleux. Car le consommateur qui ne contracte point d'engagement a fait un pas de plus dans le chemin de l'ivrognerie. Ah! c'est un métier difficile que le métier du moraliste! Sa tâche était aisée quand la Vérité sortait sans façon, à la première requête, de son puits, reconnue aussitôt et traitée avec égards par tout le monde, en un mot très _incessu patuit_, comme parle Huguenet dans _Georgette Lemeunier_. A présent il faut la dévoiler avec prudence tandis qu'elle se lève, fardée et demi-nue, d'un cocktail-champagne... Ce délicat sacerdoce n'exige pas seulement un esprit fécond en ressources et bien armé, mais encore un estomac à toute épreuve et aussi une rare prudence. Il arrive, en effet, que la peinture la plus vive des inconvénients, et je dirai des dangers du vice, flatte ceux qu'elle voudrait indigner. La malice des pécheurs est si subtile que certains éprouvent aux plus énergiques flagellations les joies hypocrites du petit Jean-Jacques fouetté par sa gouvernante. * * * M. Henri Lavedan épargne à sa clientèle de semblables surprises. Ce moraliste très ferme ne se laisse pas longtemps oublier. Alors qu'il paraît suivre avec complaisance les instincts qui folâtrent, sa volonté vigilante les rappelle par des détours hardis à un enseignement positif. Dans les _Nocturnes_ les plus montés de ton, on s'étonne parfois d'entendre un mot grave qui tombe sur le marbre d'un bar avec un bruit clair de sain métal. Et, tout le long de ses fantaisies outrancières, il y a des haltes dans l'honnêteté qui ressemblent à des reposoirs. Au début de sa carrière, il avait cru pouvoir se mettre en règle avec sa mission providentielle en écrivant allègrement des idylles bourgeoises où il avouait ses préférences, sans laisser au lecteur la tâche de les découvrir. Et j'apprécie autant que quiconque les délicieux petits romans où l'auteur d'_Une Cour_ fait fête à la candeur, exalte le décorum et habille la vertu d'ajustements avantageux... Il comprit vite que ces jolies pratiques d'un culte nonchalant, messes basses bonnes à édifier des fidèles de tout repos, ne sauraient suffire aux exigences complexes de l'évangélisation moderne. Et alors les gentils alléluias du moraliste triomphant firent place aux âpres ironies du moraliste militant. C'est dans ce dernier avatar qu'il décèle avec le plus de force ses intentions. Il est remarquable, en effet, que les satires les plus poivrées de M. Henri Lavedan ne sont pas seulement d'un excellent moraliste, mais encore d'un moraliste orthodoxe. A l'outrance de ses dialogues on reconnaît la frénésie et la dureté que montraient les grands sermonnaires et qui faisaient dire au prince de Condé se rendant au prône du P. Bourdaloue: «Allons entendre notre ennemi!» * * * Lui non plus, M. Henri Lavedan ne ménage point ses ouailles. Pour les créatures de son esprit, il est un père sans faiblesse. Et parfois, en considérant les fantoches qu'il _tombe_ avec une verve intrépide, on songe avec admiration: «Je ne les croyais pas si grands!» Cependant, alors même que le psychologue du _Nouveau Jeu_ tire du cœur de ses fêtards des richesses que ceux-ci peut-être ne soupçonnaient pas, il use d'un artifice habituel aux prédicateurs sacrés: il les appelle en témoignage contre eux-mêmes. «Que ne connaissons-nous mieux le péché ou que n'en perdons-nous toute connaissance!» s'écrie Bourdaloue dans son _Exhortation sur le jugement du peuple en faveur de Barrabas_. Le confesseur de la _Haute_, au moins, ne nous laisse rien ignorer: c'est déjà la moitié du salut. Et il ne lui suffit pas d'illustrer les méditations spirituelles du célèbre jésuite par de vives peintures où s'agitent «des hommes amateurs d'eux-mêmes» et de démontrer par de copieux exemples «les artifices et les prestiges de la chair, adroite à défendre ses intérêts»; il se propose, en outre, de faire sentir la pauvreté des désirs, le peu de ressource qu'offre la vie à l'épicurien le plus entreprenant. A côté des charmants héros de Capus, si ingénieux à faire de la joie, si cordialement optimistes, pour avoir mesuré avec prudence leur idéal aux moyens de la nature, les viveurs d'Henri Lavedan s'étourdissent plutôt qu'ils ne s'amusent; il leur manque quelque chose. «Ça ne biche pas!» dirait Bobette... Et n'est-ce point là l'expression familière du pessimisme chrétien? La tragédie guette sournoisement ces _Marionnettes_; et, dans les fantaisies légères du moraliste des _Petites Fètes_, on croit surprendre l'écho lointain des bonnes vieilles foudres divines qui grondent à la cantonade parmi les oraisons des moralistes de la chaire. Les fêtards ne l'entendent point toujours,--comme les Parisiens habitant sur le boulevard et qui s'accoutumèrent au bruit des voitures. Toutefois, de loin en loin, une oreille attentive le perçoit... C'est le clubman qui s'en va lire l'_Imitation_ sur le Bosphore, «avant de tout lâcher». C'est le Vieux Marcheur qui fait répéter le catéchisme à une petite pensionnaire du docteur Charcot. Et quand Labosse, avant d'écrire son testament, murmure: «Dieu n'est pas myope,» il semble que tout bas une voix timide ajoute: «mes frères!»... * * * Oh! je ne prétends point que ces honorables efforts désignent M. Henri Lavedan pour la canonisation. Il lui manque certaines des vertus qui ornent agréablement une âme pastorale. L'esprit avec lequel il répand la bonne parole et qui éclate, pétille, fait sauter le mot comme un bouchon de champagne, est un vin trop capiteux pour la messe d'un curé de village. Mais un curé de village eût-il été de taille à remplir un sacerdoce si redoutable? Ses catéchumènes l'auraient vite dévoré. Les Hébreux, paraît-il, avaient interdit à leurs filles d'écouter Ézéchiel, parce que, dans son zèle pour le bien, ce prophète tenait des propos inconvenants. Et certes, M. Henri Lavedan n'est point non plus un prophète pour demoiselles. Il se plaît aux petits chemins et s'amuse d'aventure à écrire le menaçant _Mane, thecel, pharès_, avec des diamants de jolies pécheresses, sur des glaces de cabinet particulier. Il est le dernier apôtre chez les Gentils. Cet apôtre «nouveau jeu» a une doctrine solide: sur les idées de religion, de famille, de patrie, de devoir, il est inébranlable. Ses moralités transposées indiquent que le mariage est une affaire sérieuse, que l'existence manque de signification en soi et que la cohésion de l'État garantit la vertu des pactes particuliers où s'alimente la vie morale des citoyens. Son irrespect ne ménage ni le Sénat, ni la Chambre des députés, ni le gouvernement parlementaire, ni l'enseignement laïque, ni le divorce, ni la bicyclette, ni la démocratie; il ne craignit point de donner à l'honnête et sage _Marseillaise_ une allure galante d'entremetteuse, berçant les transports équivoques d'un jeune «progressiste» et d'une institutrice, dans un bal du 14 juillet. Il désarme comme par enchantement devant les représentants du vieil ordre social. Les magistrats qui dénouent les intrigues de M. et de Mme Paul Costard ont une respectabilité sans défaillance; et, parmi les nombreux ecclésiastiques qu'on rencontre dans l'œuvre d'Henri Lavedan, il n'en est pas un dont l'attitude ne soit décente et le ton parfait. * * * Les conservateurs de l'Académie ne s'y méprirent point. Sans doute Son Éminence le cardinal Perraud baissa souvent les yeux en lisant, dans les ouvrages de son jeune collègue, des commentaires imagés de ses sermons sur les mœurs d'une société athée, et M. le comte d'Haussonville affermit parfois son monocle à contempler les arabesques que brode l'étincelant humoriste sur le vieux thème familial et dynastique dont l'étoffe remonte au moins au règne de Louis-Philippe. Mais ils reconnurent vite un combattant de leur armée d'avant-garde, le seul écrivain qui, en fixant le souvenir de Meilhac dans un admirable pastel, put froisser avec grâce des chiffons de modiste sous la statue de Descartes. Il existe, dit-on, un vieux chouan dont le loyalisme s'emploie à rechercher les caricatures hostiles à la Restauration, non pour les réunir mais pour les brûler. M. Henri Lavedan se proposa, à l'égard de la troisième République, une tâche exactement opposée; peut-être même ajouta-t-il des horreurs à la collection. Cependant son réquisitoire, impitoyable pour notre «sale époque», reste bénin à l'endroit des individus. En dépit de leur corruption et de leur frivolité, ces victimes de l'anarchie sociale gardent une sorte d'innocence; et la preuve, c'est que les seuls personnages qui dans les études légères de M. Lavedan s'expriment avec quelque gravité sont les tailleurs et les enfants. Au fond, ses explorateurs de la grande vie ont de bons ports d'attache à de vieux foyers. Ils représentent la première génération de la noce. On en connaît dont le valet de chambre s'appelle Sulpice! Un fêtard dont le valet de chambre s'appelle Sulpice n'est pas irrémédiablement perdu. Et le sénateur Labosse lui-même ne siège-t-il pas au centre droit? Aussi bien n'est-on point surpris, quand on y songe, de rencontrer l'historiographe du _Vieux Marcheur_ sur la route de Varennes. C'est par antiphrase qu'il célèbre le Nouveau Jeu. Son goût secret est pour le passé; il aime ce qui fleure bon l'ancienne France dont il se plaît à voir rayonner la grâce, l'harmonie et l'ordre sur des meubles du dix-huitième... En réalité, M. Henri Lavedan a poursuivi avec ses armes propres la campagne que son père, M. Léon Lavedan, mena en des revues imposantes, avec un égal talent. Et j'imagine que plus tard, beaucoup plus tard, quand le temps aura éteint l'éclat de ses palmes vertes, s'il préside un jour la distribution des prix à l'école congréganiste d'Orléans, sa harangue ravira d'aise l'évêque, le supérieur, les mères et aussi les élèves, éblouis par le prestige de l'écrivain qui sait parler si agréablement du ciel et si délicieusement de l'enfer,--de cet enfer parisien dont il laissera de piquants croquis, peu propres, sans doute, à décorer la chapelle d'une église, comme font les «Jugements derniers» du moyen âge, mais exécutés à dessein, semble-t-il, pour sanctifier le parloir de la maison de retraite religieuse fondée par le Vieux Marcheur, «avec ascenseur, buvette et tous les adoucissements du confort moderne.» AURÉLIEN SCHOLL LES personnes âgées parlent encore, non sans égards, du Scholl turbulent et agressif qui, aux alentours de 1850, sautait dans la vie privée de ses contemporains avec une espièglerie de page effronté et affichait insolemment ses épigrammes sur le mur Guilloutet. Néanmoins le journaliste que connut la génération actuelle, le Scholl apaisé de la cinquantaine, devenu le prince de l'Écho, le maréchal de la Babiole, le connétable de la Baliverne, offrait également une figure bien caractéristique. La majesté ajoutait une ironie paradoxale et piquante au personnage qui avait haussé la frivolité jusqu'à la maîtrise. On l'appelait le roi du Boulevard. Et cette royauté n'était point illusoire. Elle comportait un territoire, un idiome et des sujets, venus pour la plupart de Marseille, de Bordeaux ou de... Cologne, mais offrant ces traits de nationalité communs: de la légèreté, du chic, des loisirs, une gentille bravoure de luxe et des affaires d'argent embarrassées. La poussière de Paris, qui flotte autour des maigres platanes accoutumés à vivre sans humus, cette poussière illustre chargée de musc et de nicotine et où traîne toujours un peu de vieille poudre, entretient chez les boulevardiers une griserie légère. Dans ce pays chimérique, chacun vit sur l'esprit comme sur la table des autres. Peut-être au vingt-deuxième siècle un membre de l'Académie des sciences morales et politiques, penché sur ce type disparu, n'examinera-t-il pas sans quelque inquiétude le personnage satanique et puéril qui fut honoré d'une malédiction de Dostoïewski. Cependant, au second examen, les boulevardiers confessent un autre caractère. Ces bohèmes sont des hommes rangés, ces fantaisistes sont ponctuels; ces libertins sont respectueux de la hiérarchie. Leur existence, réglée avec méthode et dénuée d'imprévu, tourne autour d'habitudes et de potins familiers,--comme celle de bureaucrates ou de bourgeois de petite ville. S'ils ignorent où ils vont dans la vie, ils savent où ils se rendent chaque jour. Ils sont exacts à leurs plaisirs, tels des administrateurs à leurs affaires. On en vit qui grossirent, maigrirent, grisonnèrent, blanchirent et noircirent de nouveau à la même terrasse de restaurant, comme des factionnaires oubliés. Leur loyalisme ferait l'admiration des familles régnantes et l'étonnement des philosophes... Scholl était leur souverain: il conférait l'investiture aux hommes spirituels, signait le passeport des bons mots qui courent la ville et fixait les droits de propriété en matière de «nouvelles à la main». * * * Chaque soir, à six heures, il arrivait à Tortoni, bourru et cordial, l'œil embusqué sous le monocle, distribuant les poignées de main comme des encouragements ou des récompenses. M. Percheron, le patron de l'établissement, le saluait avec la gravité discrète d'un chef de protocole. Et ne fut-il point le maître des cérémonies de l'ancien Boulevard, ce liquoriste aristocrate et autoritaire dont on aperçoit la silhouette derrière Aurélien Scholl, comme on distingue celle de Sancho derrière don Quichotte ou celle de Coquelin cadet derrière le marquis de Priola? M. Percheron avait, d'une certaine manière, une âme de croyant. Il aimait mieux servir un verre de bière à un gentleman authentique qu'une série de breuvages coûteux à des consommateurs sans mandat. Il écoutait même avec un secret orgueil les récits du grand chroniqueur racontant les dépenses qu'il avait faites la veille dans un autre cabaret à la mode. Pour lui, la République incarnait le triomphe du personnel des brasseries usurpant le pouvoir sur les maîtres légitimes du pays: les clients qui savent payer un louis deux œufs, une côtelette et une vieille bouteille transportée avec précaution, comme une convalescente, dans un panier d'osier. La foi de Scholl affichait moins de dogmatisme; elle n'était pas moins sincère. Pendant dix ans il ne put prendre un rhume que ce ne fût en se promenant avec le marquis de Massa ou avec le comte de Dion. Et ses moindres gastralgies étaient signées Verdier. On ne découvrait pas sans surprise un brin de conscience et en quelque sorte de probité scrupuleuse dans le souci qu'apportait le roi du Boulevard à déjeuner chaque jour en compagnie de barons de la finance et de princes exotiques. Mais la dissipation lui était une sorte de devoir professionnel, comme l'impertinence et «l'affaire d'honneur». Le cabaret à la mode n'était pas seulement son salon; c'était encore son cabinet de travail. La chronique de Scholl, ça ne se fait pas à domicile, et l'on en chercherait vainement la recette dans la _Cuisinière bourgeoise_: c'est un petit plat de l'ancien Bignon. On ignore avec quoi c'est fait: un rien d'aliment solide dissimulé en de mystérieux coulis, parmi des sauces violentes et subtiles; mets épicé, pour des gens qui n'ont pas faim. Les modes d'accommoder l'esprit purent changer; dédaigneux des copieux ragoûts de la presse démocratique, le fondateur du _Nain Jaune_ demeura le chroniqueur de Bignon. Ainsi l'illustre Joseph préféra manger ses économies en préparant pour de rares connaisseurs une cuisine artistique plutôt que d'écumer sans entrain, même au prix de cinquante mille francs d'appointements, les pot-au-feu de M. Vanderbilt. * * * En contemplant le maître des jolies frivolités qui portait sur un corps robuste son nom pimpant et coquet, comme une aigrette, des gens non avertis connurent parfois la surprise des admirateurs de Mme Alboni, à l'égard de «l'éléphant qui avala un rossignol». La mise en mouvement d'une machine énorme pour produire les délicieux riens de l'article-Paris les étonnait comme s'ils eussent vu chauffer un train pour porter un carton à chapeau. Ils ne se rendaient pas compte que la parisine distillée par Scholl était le résidu de laborieuses combustions; les étincelantes boutades qu'il laissait tomber sur la nappe étaient secrètement préparées par des mets émoustillants et par des crus vénérables. Chez Scholl, l'écrivain était, pour ainsi dire, le secrétaire du viveur. Il se souvenait des improvisations du boulevardier et il les notait posément, appuyé sur son bureau Louis-Philippe. C'est dans sa garçonnière, ornée de meubles sages, qu'on pouvait entrevoir le fond de sa sincérité lorsque, penché sur l'honnête acajou, après avoir remplacé par des bésicles son sourd monocle, il limait ses jolies boutades. Peut-être, un de ces jours, dressera-t-on le bilan des mousquetaires de la chronique qui, durant un quart de siècle, firent la parade pour les Parisiens. Braves et étourdis, ils payaient esprit comptant; et leur épée, comme leur plume, était toujours prête à la riposte. Cependant, si l'on examine de près ces petits maîtres de la presse, on admire les trésors de prudence que dissimulait leur désinvolture. En dépit de leurs airs turbulents, ils étaient excellemment mesurés. C'est Auguste Villemot, garde national déguisé en voltigeur, avec ses malices prudentes de Censitaire, gardien jovial de la colonne de Juillet; c'est Henri de Pène, homme du monde discret qui chiffonne des idées légères sur un lieu commun, avec une grâce de modiste; c'est Léon Chapron, moraliste dyspeptique expert à pomponner des truismes; c'est Claudin surtout, le serf de la bohème dorée, qui, par déférence pour un idéal, habita cinquante ans la même chambre d'hôtel garni... Tous ils expriment avec crânerie des opinions reçues. Ces brillants cavaliers de guérillas constituent la colonne volante des gens de bon sens, infanterie massive qui monte la garde autour des préjugés. Scholl respecta la noblesse, les pouvoirs publics, l'argent et le succès. Il ne se rallia à la République qu'après la chute du Maréchal, et au naturalisme que le jour où le suffrage universel parut favorable à cette découverte. L'oreille tendue aux bruits de la ville, il communiait d'instinct avec les majorités. Mais Voltaire lui-même ne s'appuyait-il pas sur le sens commun quand il égaya aux dépens de Leibnitz les bourgeois éclairés qu'avait divertis _Candide_? L'esprit est conservateur: un rapide éclair dans un joyeux cliquetis de lames suffit à sa brillante escrime. C'est l'ironie qui est anarchiste, dont les virtuoses manient, avec des gestes soigneux, les stylets à manches de velours... Scholl pose l'épigramme comme un coup de bouton; et sa flamberge garde une pointe d'arrêt. * * * La vieillesse lui réserva des amertumes. Sur le domaine où naguère son peuple défilait, il vit des passants au visage anxieux se hâter comme s'ils avaient un but. Dans les journaux, de jeunes hommes continuaient de réfléchir après qu'il eut enlevé quelque position difficile avec une maëstria étincelante, par quelque jolie boutade, à la française. Enfin Tortoni, à son tour, fut emporté. Dès le lendemain de cet événement, l'état-major boulevardier, obéissant à un secret mot d'ordre, se retrouva, fidèle à son poste, au café dit: napolitain. Mais ce n'était plus le glorieux établissement dont, l'été, s'écartaient avec défiance, en traversant la chaussée, les Parisiens inquiets, et où M. Percheron lui-même inspectait d'un œil sévère l'intrus dénué de parrains ou de références. Dans le nouveau cénacle, des profanes pénétraient ingénument, pour boire. Et parmi ce désordre et cette confusion, les vieux Tortonistes ressemblaient à des émigrés. Un jour du printemps 1903, je rencontrai, opulente et radieuse sous son ombrelle claire, Hélène, l'honnête et dévouée gouvernante du brillant écrivain. --Nous voulions nous installer chez nous, me dit-elle, mais monsieur Scholl veut nous garder. Du reste, je suis très heureuse: il vient de faire donner les palmes académiques à mon mari... Hélène et M. Midelair étaient depuis longtemps associés à la vie du maître. Elle connaissait sa cave, sa bibliothèque, ses manies et ses dossiers. Il lui donnait, chaque matin, la leçon d'épée. Scholl les maria ensemble. Aucun spectacle ne fut plus poignant que l'effort obscur, mais obstiné, du vieux chroniqueur vers la famille; une existence de représentation n'était point parvenue à combler la solitude morale de sa vie, organisée par un égoïsme sévère en vue des joies positives de l'amour-propre et de la gastronomie. Du moins il entendit «plastronner» jusqu'au bout. Il accueillit la rencontre avec la mort comme son dernier duel, ornant son esprit pour l'aventure suprême: après avoir rédigé son testament, il s'installa devant l'ancien guéridon de Tortoni, dont M. Percheron lui avait fait présent (quelle relique pour Carnavalet!),--et il prit son absinthe... Les épicuriens de la décadence romaine montrent souvent cette qualité de bravoure galante. Mais je trouve une beauté particulièrement émouvante au trait noté par les reporters: «C'est M. Midelair, le maître d'armes du Cercle de l'escrime, qui plaça sur la poitrine de M. Scholl un crucifix et sur sa table de nuit de l'eau bénite et une branche de buis.» HENRI ROCHEFORT IL serait injuste de ne voir en M. Henri Rochefort qu'un écrivain de beaucoup d'esprit. Ce chroniqueur, qui fut condamné à mort pour raison d'État, est mieux ou pire qu'un dilettante. Les gens de lettres n'ont point coutume d'inscrire leurs bons mots dans l'histoire de France: leur sagesse ingénieuse s'insinue vers ses fins par des voies plus détournées; elle agit sur les mœurs d'une façon moins immédiate. Parti du café de Madrid pour aller siéger au gouvernement de la Défense nationale, M. Henri Rochefort sortit de l'hôtel de ville pour se rendre au bagne, d'où il revint en triomphateur. Il fut l'ami de Mme Doche et de Louise Michel, le collaborateur de Lambert Thiboust et de Delescluze; il découvrit Léonide Leblanc quand elle ne mangeait que des pommes de terre frites, et M. Lavy quand il ne songeait pas encore aux spooms à la Lucullus. Gustave Flourens se fit son prophète; Morny tenta, en vain, de se le faire présenter; Victor Hugo en raffola. Sa vie est pittoresque et tourmentée comme sa silhouette. Pour comprendre cet insurgé badin, ce boulevardier héroïque qui rallie les masses à son toupet célèbre, comme à un panache blanc, il faut avoir senti battre le pouls de la foule un jour où, comme on dit, elle «manifeste». Elle est légère et redoutable, et sa gouaille est toujours près d'un éclat; même dans sa nonchalance, elle communique une petite sensation de danger. Partout ailleurs le peuple se soulève pour des intérêts; seul, le peuple parisien est capable d'un coup de tête pour une idée, pour un caprice, pour un rien. Une émeute eût-elle jamais mijoté chez nous, ainsi qu'il arriva dans la capitale belge en 1848, à une représentation de la _Muette de Portici_? Chef brillant aux nerfs impressionnables, M. Henri Rochefort est bien le directeur spirituel de Paris. Le feu follet de son esprit, qui pétille et qui brûle, contribue au rayonnement de la ville-lumière. Et sa souveraineté n'est point nominale ou bornée aux limites d'une circonscription. Née au boulevard, elle s'arrondit peu à peu; il y agrégea successivement Belleville, Charonne, Montmartre, le Croissant, le faubourg Saint-Germain, le bois de Boulogne... Unis sous sa tutelle, ces quartiers s'accordent mutuellement un fidèle appui. Le faubourg prête de la morgue à l'apôtre de Belleville fouaillant l'égoïsme d'un parvenu; et, parfois, l'ancien habitué du café des Variétés reparaît sous le citoyen de Charonne et fait surgir, au détour d'une phrase où quelque gouvernant est traîné sur la claie, l'image aimable de saint Agnan-Choler, soudain formidable, et dont les gentilles malices prennent une portée inattendue; tels les fédérés de 1871 empruntèrent des armes au magasin d'accessoires de la Gaîté pour combattre les troupes de Versailles... Les prévenances de vocabulaire par lesquelles M. Henri Rochefort honore, avec une équité impartiale, les différentes subdivisions de son fief en demandant à l'une son espièglerie, à l'autre son ardeur, à celle-ci sa grâce, à celle-là sa violence, font songer à la courtoisie des anciens monarques qui empruntaient leurs noms aux provinces, afin d'en orner les princes de sang... Cet usage procure d'ailleurs de rares commodités aux ennemis du Grand Électeur: s'ils sont domiciliés rue de Varennes, ils le traitent de libertaire; s'ils demeurent près de la Sorbonne, ils lui donnent du vaudevilliste; et s'ils campent sur le mont Aventin, ils le rappellent à l'humilité du péché originel en lui disant, avec de discrets reproches: «Monsieur le marquis!» * * * Ainsi, depuis un tiers de siècle, ce prodigieux journaliste réussit quotidiennement le miracle de satisfaire les duchesses et les cochers de fiacre, les révoltés et les sceptiques. Sa gaîté meurtrière a des intelligences dans la sensibilité des frêles patriciennes et sous les rudes crânes des travailleurs. De part et d'autre on lui ouvre un large crédit de tolérance. Lepelletier de Saint-Fargeau disait que, lorsqu'on a cinq cent mille livres de rente, il faut être à Coblentz ou au sommet de la Montagne. L'observation du gentilhomme conventionnel reste bonne, même si le titre nobiliaire ne s'appuie pas sur des titres de rente. En politique la distance à parcourir est plus courte de l'extrême-droite à l'extrême-gauche que de l'extrême-droite au centre. Et c'est pourquoi les belles lectrices de M. Henri Rochefort le trouvent moins éloigné d'elles, au milieu des prolétaires, qu'il ne serait dans les rangs des bourgeois. A lire ses proses virulentes, elles éprouvent l'espèce de satisfaction que pouvaient ressentir les romaines de 1793 aux bordées de l'Internonce à Paris, rédigeant, par égard pour les circonstances, ses rapports dans la langue du père Duchêne. De leur côté, les lutteurs d'avant-garde, les nourrissons de la Sociale, lui tolèrent des insolences qui, d'aventure, laissent percer une certaine hauteur de «ci-devant». Ils ont un goût et, j'allais dire, une faiblesse pour ce grand seigneur dont les dédains épousèrent les rancunes du peuple. Que pouvait importer à un républicain de 68 qu'aux jouissances du Lanternier acharné contre Napoléon III, se mêlât l'obscur plaisir de venger, par surcroît, une arrière-cousine, cette princesse de Rohan-Rochefort qui était fiancée au duc d'Enghien quand le premier consul le fit fusiller? La foule marqua toujours une prédilection pour les révoltés de bonne maison: peut-être les gens de peu lui paraissent-ils être des mécontents à trop bon compte, et qui n'ont point de mérite. Un brave automédon, dépliant le journal de M. Henri Rochefort avec lenteur, comme un gourmet qui s'apprête à savourer un fin repas, me dit un jour: «Voyons ce qu'Henri _leur_ raconte aujourd'hui!» Et dans la familiarité il y avait sans doute une satisfaction de partisan, mais aussi un secret orgueil de compagnon flatté. Enfin les sceptiques seraient ingrats s'ils ne gardaient, à cet artiste, de la gratitude. Ils se plaisent à voir traîner un gant blanc sur la table où, au sortir des Premières, M. Rochefort rédige d'une plume alerte ses vigoureuses diatribes. Les œuvres d'art, produits des fins loisirs, et les injustices qu'engendre une société mauvaise font vibrer également sa délicate sensibilité. Il entretient de jeunes peintres et de vieux communards. Enfin la première fois qu'il risqua la police correctionnelle, ce fut pour Donatello... Mais, surtout, il a abaissé le taux de l'injure. En même temps qu'il familiarisait les femmes du monde avec les gros mots, il initiait le populaire aux demi-mots. Imagine-t-on les épithètes dont on rehausse nos controverses tombant à l'improviste en des cervelles mal préparées de Norvégiens, de Suisses, d'Allemands ou d'Anglais? Ce serait un beau tapage! Grâce au pamphlétaire, qui reste un chroniqueur, le peuple le plus spirituel du monde connut le déchet que laissent les adjectifs de polémiques; il apprit ce que les nasardes ont d'opportun et, pour ainsi dire, de provisoire. Aujourd'hui, on ne pardonne pas toujours à l'adversaire qui vous appela imbécile; on se réconcilie volontiers avec celui qui vous traita de misérable. De cette façon, la violence porte en soi son remède et guérit les blessures qu'elle fait. * * * L'accord de sympathies si hétérogènes n'en stimula pas moins, comme un problème irritant, la sagacité des philosophes. Dans le paradoxe d'une telle situation, ils s'entendirent pour admirer un prodige d'équilibre ou un chef-d'œuvre d'artifice. Hypothèses téméraires, car on ne soutient pas quarante ans un personnage composé; en une si longue période, il arrive toujours une minute où l'acrobate se casse les reins. Le cas est bien plus curieux, si l'on considère que M. Henri Rochefort resta le même homme avec une parfaite aisance et une simplicité presque candide, sans consentir le moindre sacrifice de soi. J'ai conservé dans ma mémoire la vision d'un charmant tableau d'intérieur: M. Henri Rochefort dans son cabinet directorial, au moment où il vient d'achever son article. Celui-là était intitulé: _l'Homme des Champs_, et le héros rustique auquel le maître journaliste faisait les honneurs du Premier-Paris n'était autre que M. Constans. Le rédacteur en chef de l'_Intransigeant_ voulut bien, à ma prière, me faire connaître la page encore fraîche où il paraphrasait les déclarations faites la veille au bon Chincholle par le ministre de l'Intérieur, villégiaturant en son château de Sembel; et l'on sait de reste comment, pour Rochefort, M. Constans emploie ses loisirs. C'était d'un brio et d'une impertinence inouïs: un petit chef-d'œuvre de férocité joyeuse. Et tandis qu'il lisait ce morceau, s'esclaffant lui-même avec une bonhomie sans prétention aux trouvailles de sa verve, je regardais ce visage, populaire comme une affiche, où il y a un singulier mélange de passion, de cruauté et de gaminerie. Les yeux clairs, qu'il levait quelquefois par-dessus ses lunettes, étaient durs et froids, avec des reflets d'acier; et quand il riait, sa bouche, qui découvre des dents serrées et d'une blancheur éclatante, avait un modelé d'une douceur presque puérile. Cette persistante jeunesse est un phénomène surprenant. Peut-être M. Henri Rochefort doit-il, dans une certaine mesure, au gouvernement de M. Thiers la verdeur singulière qui lui conserva, devant les défaillances des politiciens, une inaltérable faculté d'étonnement et une spontanéité d'irritation toujours neuve. Si le petit Bourgeois, en l'expédiant aux antipodes, ne s'inspira vraisemblablement d'aucune arrière-pensée d'hygiène, il lui assura du moins, par cette cure violente, des vacances profitables à sa santé intellectuelle. Notez que la halte se place juste au milieu de sa carrière. Le repos forcé auquel l'ancien membre du gouvernement provisoire fut condamné par les Conseils de guerre semble avoir fixé l'âge où il se tint. Il n'a pas soixante-dix ans, comme le prétendent les frivoles lexicographes: voilà trente ans qu'il en a quarante. Les malveillants objecteraient qu'il en a plutôt vingt depuis un demi siècle. Mais n'a-t-il pas écrit lui-même qu'en présence d'une iniquité son âme redevient presque enfantine? Il y a en lui du gamin de Paris et du vieux français. Il est le fils intellectuel d'un héritier de Voltaire qui aurait épousé une descendante du duc de Beaufort, roi des Halles. Sa sympathie de démocrate a je ne sais quel air de fraternité distante. Il ne se montre pas sur le forum en sabots, à la manière des nobles républicains de 48, pressés d'attester leur loyalisme. Aussi bien ses papiers ont-ils toujours le même ragoût de trivialité et d'élégance. Ce libertaire déchaîné est un sujet soumis et un serviteur respectueux de la grammaire. Il peut faillir à la civilité puérile et honnête; jamais à la syntaxe. Sa langue est polie et dépouillée, comme celle des écrivains du XVIIIe siècle. Dans la guerre de classes où déjà l'on voit poindre les haches et les massues, il garde son arme claire. N'est-ce point un piquant sujet de méditation que les ancêtres de M. Henri Rochefort aient été les suzerains du pays où G. Sand vibra à tous les frissons de la terre et du ciel, se donna à toutes les utopies? Le rejeton des anciens seigneurs de Nohant est également imperméable à la chimère et à la nature. Les systèmes dont la lourde armature embarrasse et alourdit les mouvements de l'esprit; les constructions arbitraires, toujours embrumées de rêverie allemande, qui ont besoin de quelques nuages pour fondre les contours incertains de leurs architectures et en compléter l'harmonie, inspirent des défiances à sa raison agile. De même, il put traverser les paysages des tropiques sans être touché de leur splendeur (je sais bien qu'il avait, à cette époque, d'autres motifs d'émotion; cependant, les circonstances tragiques de 1871 ne l'empêchèrent point de songer à Watteau, menacé par les obus de Guillaume); enfin la vie anglaise, si intense, n'entama point sa personnalité légère, brillante et fortement trempée. Et il revint de Londres, comme il était revenu de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu'autrefois on sortait de la Bastille, avec belle humeur. * * * Cette fougue juvénile et cette réserve un peu hautaine demeurent les traits caractéristiques de sa physionomie. Il aime, comme un joli divertissement, la faveur publique, et j'imagine qu'il éprouve du plaisir à entendre, quand il passe, les badauds répéter: «C'est lui!» Toutefois son inaptitude au respect le garantit contre les mauvaises tentations de la popularité. Les politiciens ne savent point porter cette charmante parure. Elle ne leur inspire pas seulement des troubles malsains, mais encore des spéculations intéressées. A peine les électeurs témoignèrent-ils à leur endroit de la complaisance, qu'ils gèrent ce caprice avec une sagesse bourgeoise. Le premier souci des révolutionnaires arrivés est d'arrêter les frais de la révolution. En chacun d'eux veille un satisfait, prêt à dédaigner, pour un plat de lentilles servi dans la vaisselle de l'État, les plus doux sourires de la gloire. Les postes officiels leur inspirent des égards. Or on sait qu'actuellement le chef d'un cabinet n'offre pas un portefeuille au collaborateur capable de le mieux servir, mais au collègue qui serait susceptible de devenir gênant. Un ministère est d'abord une somptueuse prison où l'on enferme, par précaution, un adversaire éventuel... C'est la seule, qu'en sa vie accidentée, M. Henri Rochefort n'ait pas connue. Quel otage, cependant, pour un gouvernement! Il préféra demeurer le ministre _in partibus_ de l'opinion--de cette opinion que M. Villemain, avec quelque pompe, nommait: la seconde conscience des hommes d'État. C'est un beau rôle: il représente une fonction légitime et, pour ainsi dire, organique, dans un pays de représentation. L'ambitieux qui compte sur l'appui du peuple afin de parvenir est condamné à promettre: c'est la loi et l'expiation des succès démocratiques. Les plus sérieux: Gambetta, Ferry, le prudent Jules Simon lui-même, ne purent s'y soustraire. Et ils firent, parfois, d'éclatantes pénitences... L'Intransigeant n'en garde pas moins le droit de leur dire: «Si vos promesses étaient irréalisables, il ne fallait pas les faire; si elles étaient bonnes, tenez-les!» Il convient d'attribuer ce sens à la remarque de Villemain; interprétée différemment, elle ne serait que de M. Homais. Là est le secret de la vogue constante qui favorisa M. Henri Rochefort. La popularité qui rappelle des services positifs est toujours révocable et précaire; celle du célèbre journaliste évoque tout ce que les autres n'ont pas fait. C'est pour cela qu'elle est énorme, irréductible, et, en somme, édifiante. Lamartine siégeait au plafond; Rochefort est le délégué des vieilles lunes, où vont les affiches d'antan. Et afin de tenir dignement son emploi de trouble-fête sacré, dressant en face des _beati possidentes_ le spectre des vieux programmes, point ne lui fut utile de reculer peu à peu son poste de combat: pour être de l'opposition, il lui suffit de rester à sa place. Ses alliés seraient demain au pouvoir qu'il se trouverait, vis-à-vis d'eux, dans la même situation: celle d'un créancier exigeant à l'égard de débiteurs insolvables. Des moralistes lui reprochèrent de ne point observer avec assez de soin le ton qui conviendrait à un apôtre parlant au nom de la misère et de la vertu... Mais quoi? Shopenhauer lui-même, qui croyait également avoir ses raisons de ne pas approuver la conduite du monde, jouait chaque matin devant sa fenêtre un petit morceau de clarinette. Et, aux yeux du philosophe, il s'agissait d'une bien autre aventure; ce n'était pas la constitution nationale, c'était le Cosmos qui ne marchait point! On ne peut pas oublier que le député de 1871 joua de la clarinette, même quand sa peau fut l'enjeu de ses calembours. Et cette gaminerie a tout de même une gentille allure; on y retrouve encore l'âme de Gavroche, et celle du marquis de Rochefort-Luçay. ÉMILE OLLIVIER LES personnages illustres offrent rarement une agréable surprise et un motif nouveau d'enthousiasme au curieux qui les observe dans le particulier. Pour ces êtres d'exception, l'homme privé ajoute peu à l'homme public. Les uns ont une âme trop inégale à leur génie: ils portent gauchement, comme une parure étrangère, une renommée dont le sort, dirait-on, les gratifia par mégarde. L'indigence de leur caractère les réduit au rôle d'éminents spécialistes. Les autres ne disposent pas des ressources intellectuelles qui suffiraient à leurs aspirations morales. Ces désaccords, choquants ou douloureux, n'apparaissent pas en M. Émile Ollivier. Personne ne remplit avec tant d'aisance l'idée qu'on se fait du grand homme. Chez lui, l'abondance du cœur et la générosité du talent s'alimentent évidemment à la même source. Les invités de M. Pingard n'ont pas perdu le souvenir de la séance où, pour la première fois depuis 1870, M. Émile Ollivier parla dans une cérémonie officielle. Son éloquence, contenue par trente-six ans de silence, n'eut à s'élancer que vers la louange de la vertu. Et le spectacle était poignant, de ce tribun enchaîné offrant à la clientèle élégante de l'endroit, avec des gestes de sommation, les beautés oratoires dont il se libérait. Mais, dans l'hôtel de la rue Desbordes-Valmore, sa parole ample et mesurée au cadre d'une assemblée inspire une admiration à laquelle s'ajoute un peu d'angoisse. C'est dans la petite maison de Passy, calme et garantie contre les bruits du siècle, comme la retraite du sage, qu'il me fut permis d'admirer de près l'ancien ministre de Napoléon III. Il avait réuni quelques amis à déjeuner: un homme d'État considérable dans la République et le chantre inspiré de Joyeuse et de Durandal, le vicomte Henri de Bornier. A cette table il y avait un grand poète: M. Émile Ollivier. Alors que le bon lyrique de _la Fille de Roland_ suivait sa Muse vers les cimes, en soufflant un peu, et semblait goûter à terre une quiétude d'alpiniste au repos, M. Émile Ollivier, magnifique sans effort, trouvait sur les sommets son atmosphère naturelle. Il nous entretint, ce jour-là, de Guizot, dont il venait de découvrir la correspondance adressée à Victor de Broglie. En une lettre mélancolique, le philosophe confesse ses doléances d'homme d'action. «Il faut, dit-il, que nous fassions, afin d'arriver jusqu'au public, comme le chat pour passer sous les portes: se baisser et s'amincir, c'est la condition _sine qua non_...» Cette pensée désolante exaltait M. Émile Ollivier d'une généreuse indignation. Il voulut chercher le livre dans sa bibliothèque et vérifier la phrase de «l'austère intrigant». Cette hauteur familière, cette sorte de candeur virile qui ne consent point à composer avec la bassesse, montrent excellemment, sous son aspect essentiel, l'historien de _l'Empire libéral_. Je le vois encore qui, dans la pénombre de l'antichambre, encore obsédé par le souvenir de Guizot, me contait que Lamartine, dont il était alors le secrétaire, le présenta en 1845 au célèbre doctrinaire, comme un jeune homme ardent et «très optimiste». M. Guizot l'accueillit avec bienveillance et laissa tomber de sa triple cravate ces mots remarquables: --Vous avez raison, monsieur, d'être optimiste: les pessimistes sont des spectateurs! * * * Pensée profonde, que la vie de M. Émile Ollivier illustre pathétiquement. Il ne faut pas médire de l'optimisme, sous le prétexte que parfois il se donne les airs modestes d'un sentiment qui se contente à peu de frais. Il est l'heureux mensonge qui secrètement conseille l'audace aux gens d'action; il reste, en somme, le principal facteur des conquêtes de l'humanité. Pour avoir négligé, penché sur les manuscrits des Archives, le coup de soleil qui illumine les pages de Michelet, M. Taine, incomparable essayiste, ne fut pas un historien complet. C'est un phénomène notable que les grands mouvements populaires ont eu lieu l'été. Ces belles imprudences que sont les révolutions réclament, en effet, de leurs entrepreneurs une intrépidité d'esprit dont la nature en fête cautionne et avalise, en quelque sorte, les promesses, avec la bienveillance d'une complice. C'est en agitant une cocarde de feuillage prise aux arbres du jardin que Camille Desmoulins, monté sur une table du Palais-Royal, entraîne les citoyens à la Bastille. Et nous avons entendu le vénérable M. Gallichet--l'un des héros des Trois Glorieuses--rapporter de quelle façon, le 27 juillet 1830, ayant entendu le roulement du tambour, il prit son fusil et, comme il faisait beau, s'en alla gaillardement renverser une monarchie vieille de dix siècles. M. Émile Ollivier possède cette faculté merveilleuse qui, d'aventure, soulève les montagnes. Et par sa confiance dans l'idée il paraît plus proche, intellectuellement, de nos théoriciens d'avant-garde que des hommes dont le hasard le fit le contemporain. Son père, Démosthène Ollivier, était l'ami de Pierre Leroux; il prêcha comme une sorte de croisade l'évangile socialiste; enfin il donna à son fils aîné le prénom d'Aristide. M. Émile Ollivier, lui non plus, ne désespéra jamais de la justice immanente. Parmi les portraits du maître, il en est un que je trouve singulièrement révélateur: c'est la toile où Lévy-Dhurmer a représenté l'homme d'État vieilli. La figure garde la même expression inspirée et réfléchie qu'on remarque aux portraits du quadragénaire; les favoris sages encadrent un visage passionné: cependant une mèche rebelle, un peu chimérique peut-être, échappant enfin à une longue discipline, se dresse au sommet du front dégarni. Et ce double aspect d'un visionnaire et d'un juriste symbolise précisément le caractère du fondateur de l'Empire libéral. * * * On prétend d'ordinaire ne connaître que le premier: c'est juger imparfaitement M. Émile Ollivier. Le politique qui tenta de réaliser l'idéal avec prudence reste un peu l'apôtre qu'était son père,--mais un apôtre surveillé et guidé par un homme d'affaires. Comme tous les Méridionaux et comme presque tous les poètes, cet orateur à la parole chantante possède un sens très fin de la réalité. Les gens du Midi jouissent d'un charmant privilège: même quand ils sont transplantés, la chaleur emmagasinée en leurs veines par des générations d'ancêtres et qui pour eux colore les choses ne les empêche pas de mesurer avec exactitude le mirage. L'illusion est une force qu'ils emploient avec adresse, comme les ingénieurs utilisent en énergie motrice les beautés inutiles de la nature. Ils n'en sont jamais dupes. N'est-il pas curieux qu'en 1863, lorsque les Comités polonais de Paris se rendent auprès de M. Émile Ollivier afin de protester contre son attitude, le chef de la délégation soit un honorable bijoutier, M. Tirard, le futur président du Conseil de 1889? Ainsi l'utopie se trouva incarnée en un négociant, tandis que le réalisme avait pour interprète un poète... Au vrai, le sentimentalisme politique de M. Tirard n'était point personnel à cet excellent homme; depuis la Restauration, il soutenait les sympathies militantes des libéraux pour les peuples qu'opprimait la Sainte-Alliance: l'Italie, la Pologne, l'Allemagne. L'Empereur lui-même ne fut pas insensible à la suggestion. Et il n'est point téméraire de prétendre que cet état d'esprit, en empêchant une entente avec le Tsar, permit la guerre des duchés et, par voie de conséquence, la campagne de 1870. Mais en 1870 même, quand le ministre des Affaires étrangères déclare l'incident prussien clos par la renonciation formelle du prince Charles de Hohenzollern au trône d'Espagne, quel est le député qui s'institue le porte-parole de l'opinion publique, déchaînée pour la guerre, et déclare la dignité nationale mal défendue par le gouvernement? C'est M. Adolphe Cochery... * * * M. Émile Ollivier a évoqué, à propos de son accession au pouvoir, l'entrée des musiciens de _Roméo_ qui, conviés au festin nuptial, arrivent pour chanter les complaintes funèbres. Son existence, où la tragédie a le premier rôle, est dominée par une fatalité ironique. Pacifiste, il représente la guerre; la foule, qui a des nerfs et des caprices de femme, trouva plus commode de se décharger de ses responsabilités sur une victime expiatoire. Démocrate, il fait figure de réactionnaire. Après avoir introduit la République dans l'Empire, il vit les républicains qui le honnissaient en 1869 s'installer confortablement dans son programme, puis les jacobins restaurer les méthodes du bas Empire. Malgré les trahisons de la fortune et des hommes, la foi robuste de M. Émile Ollivier ne fut pas entamée. Il ne consentit jamais à admettre que les belles idées pussent être grosses de faits médiocres,--semblables à la princesse du conte oriental, dont la bouche délicieuse vomit des bêtes dégoûtantes. A quatre-vingts ans il est le même qui, jeune homme, jaloux de concilier l'ordre avec la liberté, affrontait les démagogues des Bouches-du-Rhône,--les Marseillais, sensibles à la caresse des phrases harmonieuses et sentant leur vertu civique mal assurée devant tant d'éloquence, lui criaient: «Taisez-vous!»--le même qui plus tard entreprit de féconder par des rêves généreux les combinaisons politiques du duc de Morny... Cet optimisme impénitent est un spectacle qui émeut: il faut qu'un cœur soit d'une grande pureté pour qu'à cet âge, et après de telles épreuves, l'illusion ne s'y fane point. Peut-être, d'ailleurs, M. Émile Ollivier dut-il à l'injuste disgrâce qui l'écarta de la vie active, autant qu'à sa grandeur d'âme, de conserver entières ses espérances. Quand il accepta des mains de l'Empereur le gouvernement, on appela d'abord le cabinet du 2 janvier le «ministère des honnêtes gens». Et sans doute le baptême n'impliquait aucune intention injurieuse à l'adresse de M. Rouher dont la probité fut inattaquable, pas plus que l'étiquette de «révolution du mépris» donnée au mouvement de 48 ne marchandait l'estime due au roi Louis-Philippe. Mais le séduisant paradoxe de l'Empire libéral donnait à la France un visage qui paraissait convenir davantage à «la plus grande personne morale du monde». Et elle ressemblait à la jeune Marianne comme une sœur, cette étrangère, noblement parée d'idéologies, qui fit son entrée dans les salons officiels en même temps que sainte Mousseline... Nous avons vu la divorcée de César, libérée de son idéal, épaissie dans les soins du ménage; et sa maturité sans grâce, égoïstement utilitaire, semble digne encore de recueillir des hommages de jeunes ambitieux. Nous ne concevons plus guère, toutefois, qu'elle puisse tourner les têtes... La République, hélas! devrait-elle rester une fiancée? M. Émile Ollivier conserve l'avantage de la voir toujours à vingt ans. Il croit à la fraternité, à la liberté, à l'égalité, de la façon qu'on y pouvait croire quand on ignorait tout ce que contiennent ces mots magiques. Et ainsi, d'une certaine manière, le premier ministre de 1870 apparaît comme l'un de nos derniers républicains. MAURICE DONNAY ON éprouve une volupté inquiète et une délicieuse surprise à entendre, au Théâtre-Français, les comédies de M. Maurice Donnay. Sur la scène majestueuse où M. Édouard Pailleron exposait naguère de jolis bouquets artificiels montés avec soin, voici de longues fleurs aux tiges encore humides et dont les racines gardent un peu de terre. L'auteur les lia en gerbe, à la façon des bouquetières du boulevard, d'une main nonchalante et experte; elles répandent une subtile ivresse. Et cet art, sans ordre apparent mais harmonieux, ne se contente point d'une admiration paisible: il requiert encore le consentement de tout l'être. C'est pour cette raison que la divine Bartet, appréciant l'œuvre si humaine qui s'appelle _l'Autre Danger_, put dire: --Cette pièce, on l'aime comme une personne! * * * Il faut chercher là le secret du charme propre à M. Maurice Donnay: parmi les poètes de l'amour, il est le plus voisin de la nature. La jeune et exquise duchesse de Choiseul écrivait à Mme du Deffant: «M. Walpole me parle toujours comme à une femme!» Tous les amoureux qu'on rencontre dans les pièces de M. Maurice Donnay révèlent cette secrète et hardie offensive; aucune amoureuse ne s'en étonne. Entre ces adversaires mal armés, une force d'animalité rayonnante et toujours en éveil négocie sans cesse, presque à l'insu des cœurs. Tandis que les lèvres prononcent des paroles impertinentes et frivoles, leurs corps, indifférents à ces jolis concerts, concluent de sérieuses ententes. Dans le merveilleux musée qu'est le répertoire de la Comédie-Française, on admire d'incomparables portraits de femmes, frémissantes et douloureuses. Mais ce sont des héroïnes. L'anathème chrétien qui flétrit les faiblesses de la chair pèse sur elles. Pour Andromaque, pour Bérénice et même pour Phèdre, l'âme reste la souveraine,--pauvre souveraine qui ne gouverne pas toujours, mais du moins règne. Sous sa tutelle précaire, les sens mènent un état de parents honteux, qu'on n'avoue point. Et ces esclaves exigeants, mal résignés au silence, peuvent gronder et cabaler en sourdine: si l'on pense toujours à eux, on n'en parle jamais. M. Maurice Donnay restitua aux sens une situation honorable dans l'amour; il reconnut leurs droits avec honnêteté. Quel autre écrivain que l'auteur du _Torrent_ aurait eu l'audace--et le droit--d'évoquer les «désillusions du corps»? Chez lui, l'âme semble être près de la peau, au point de se confondre avec elle. C'est pourquoi les femmes qu'il a créées sont peut-être plus femmes que les autres: Racine nous offrit l'âme de Bérénice, Maurice Donnay nous a livré son parfum. * * * Ainsi ce peintre si actuel et si aigu de la société contemporaine est le dernier des païens. Grâce à sa magie, le Désir retrouve sa place légitime parmi les lois augustes qui régissent le monde. Le peintre Degas prétend que Jupiter se promène encore dans les rues, mais que nous ne le reconnaissons point. M. Maurice Donnay, s'il croisait Vénus, ne s'y tromperait pas. Aux Variétés, quand le ténor José Dupuis décernait à cette déesse la pomme gagnée sur le mont Ida, elle était une étrangère: à l'ancien Chat-Noir, durant un hiver, elle fut vraiment chez elle. Et l'on eût sans surprise aperçu sa statuette, telle une madone familière, au-dessus de la lanterne magique où les hommes passaient avec des gestes brusques de pantins, comme des ombres néo-platoniciennes, tandis qu'adossé au guignol le poète, en des hymnes caressants, chantait Éros et les impudiques orchidées. C'est que Meilhac et Halévy furent, à la façon de M. Combes, bien qu'avec une autre grâce tout de même, des spiritualistes sans le savoir. Dès 1867, le jeune abbé Constantin suit d'un regard paternel les écarts de la belle Hélène, qui accumule de somptueux éléments de pénitence. La gouaillerie légère et sournoisement hostile de ces spirituels voltairiens présente Aphrodite comme une divine cocodette. Ils sont des profanes, et c'est pourquoi ils ne purent prétendre à s'élever jusqu'au sacrilège. La dévotion de M. Maurice Donnay l'autorisait à se montrer schismatique, et il le fut avec une grâce adorable. Aussi ne dit-il point la belle Hélène, mais la bonne Hélène. Jamais Vénus ne reçut d'un fidèle un culte plus ingénieux et plus délicat. C'est toujours la Vénus Victrix; et autour d'elle se pressent déjà ces gentilles petites proies, faciles et résignées au sacrifice, qui s'appellent Valentine Lambert, Claudine Rosay et Claire Jadain. Néanmoins ce n'est plus la déesse gloutonne qui accueillait sans discernement les hommages des hommes et par sa cordialité sans phrases enjôlait le berger Pâris. _Et la troisième, la troisième, La troisième ne dit rien. Elle eut le prix tout de même: Calchas... vous m'entendez bien!_ M. Maurice Donnay lui apprit à causer et à choisir. Afin de la rendre plus séduisante encore, il la para de scrupules et l'arma de dédains. Le Plaisir reste la loi suprême de ses abandons; mais il est devenu plus circonspect et, si j'ose dire, plus dégoûté. «Lorsqu'une femme aime, il y a autour d'elle une atmosphère qui la protège contre toutes les tentatives, et en elle une force qui la protège contre toutes les séductions.» N'est-ce point là une formule actuelle de la Pudeur qu'agréerait la fille de Zeus et de Dioné? Le champagne «extra-dry» par lequel le disciple respectueux remplace, dans ses offrandes, le sang des génisses, anime d'une aimable ivresse l'auguste impassibilité de la déesse, sereine comme le calme des mers. Et d'une divinité terrible il fit une femme charmante. * * * Il serait injuste de méconnaître la signification et la portée de cette école qu'on pourrait appeler l'école de Montmartre. Ses plus audacieux fantaisistes ne furent pas des sceptiques. A côté de Mac-Nab, l'élégiaque rigolo qui transposa la _Chute des feuilles en Ballade des Poèles Choubersky_ et devint poitrinaire, à la façon d'un garde national de 1840, en lisant l'_Imitation_ dans une chambre sans feu, M. Maurice Donnay fut un fataliste souriant, mais résolu. Et ce n'est point par surprise ou par complaisance pour une verve turbulente et gamine que dans le Voyage aux Enfers, où il guida Verlaine en des cycles inconnus de Dante, le poète d'_Ailleurs_ raille avec un brio étincelant «Adolphe ou le jeune homme triste»: _Il était pâle et maigrelet, Ayant sucé le maigre lait D'une nourrice pessimiste. Et ce fut un jeune homme triste!_ Un instinct sûr lui révélait un ennemi dans le doctrinaire dédaigneux qui compliqua des tourments de l'idée les tourments de la chair. Cette maladie infiniment distinguée qu'on pourrait appeler l'_adolphisme_ lui parut cacher une des plus graves atteintes de l'esprit à la majesté de l'amour naturel. D'où vient que le petit roman de cent cinquante pages écrit voici près d'un siècle exprime encore avec une acuité singulière les inquiétudes de la sensibilité contemporaine? C'est que Benjamin Constant y nota une des révolutions les plus profondes du sentiment: l'intervention abusive de l'intelligence dans les affaires du cœur et son indiscrète tyrannie. Peut-être, au fond, la crise de l'_adolphisme_ réside-t-elle uniquement dans la différence d'âge du cerveau et du cœur. Accorder un crédit d'influence anormal au spectateur qui, dans chacun de nous, surveille l'acteur, c'est réserver à celui-ci une situation misérable. En l'amant d'Ellénore, le témoin ingénieux à corrompre sa joie est un juge morose; en l'amant de Claudine Rosay, ou d'Hélène, ou de Claire, c'est un ami complaisant. L'émotion lui donne de l'esprit; mais l'esprit, serviteur docile, avec des espiègleries et des impertinences de jeune page, fait la police des préjugés et des rosseries. Aucune arrière-pensée ne trouble la volupté tranquille et l'espèce d'ingénuité passionnelle de ces séducteurs, qui regardent la Vie sans bouder. Ils ignorent délicieusement la faute. * * * M. Maurice Donnay présente une des physionomies les plus complexes de la littérature moderne. Si on lui cherche vainement un ancêtre, on lui découvrirait du moins des parents. Son âme, sensible à la beauté et qui ne se refuse point, subit le charme de différents idéals. Plutôt que de renier aucun dieu, elle les adorerait tous, à la condition qu'ils ne fussent point sévères. Tour à tour païen et mystique, néo-grec et néo-chrétien, cet Athénien à la ceinture lâche apprit, dans ses vagabondages d'un ciel à l'autre, à fortifier la tolérance antique par la miséricorde chrétienne. C'est aux accords de l'_Adeste fideles_, réglé par le gentilhomme-cabaretier, qu'il dédiait à la reine de l'Olympe les «pauvres petites femmes toutes couvertes de péchés» dont parle saint Jérôme avec une tendresse farouche. Les libertaires le reconnaîtraient pour un des leurs: il donne toujours raison à la Nature et guide l'humanité vers l'anarchie par des chemins en fleurs, écartant avec bienveillance les obstacles artificiels des conventions comme, d'une main gantée, les promeneurs abaissent les buissons qui dissimulent un agréable paysage. Et ainsi son œuvre fait songer à un évangile selon Kropotkine, relié en bleu tendre. Cependant un moraliste de l'école le traiterait de même avec considération, pour son souci d'établir le bilan des _douloureuses_... Ah! certes, une pareille éthique est une caissière incertaine ou du moins distraite, et il lui arrive de présenter à de maigres dîneurs de formidables additions. Un expert méticuleux découvrirait des erreurs de calcul et des virements suspects dans les inventaires où elle totalise la somme des bonnes et des méchantes actions, jetant à l'idée de justice, comme une aumône, un banquier véreux et qui néglige sa femme. Toutefois la velléité est déjà méritoire, pour un épicurien, de tâcher à introduire de l'ordre dans les passions humaines... Et M. Maurice Donnay ne serait pas indifférent non plus à M. Jaurès, par ce sentimentalisme pitoyable qui proclame les droits de chacun au plaisir, et rêve, si j'ose dire, la socialisation du bonheur. M. Paul Bourget, de son côté, l'accueillerait avec sympathie, car, s'il aime la joie, il ne méconnaît pas l'élégance du sacrifice et il chérit la tradition pour la douceur et le capital de poésie qu'elle renferme. Bérénice immole sa passion à l'Empire; Bérénicette offre la sienne à la respectabilité. N'est-ce pas une des plus jolies conquêtes de la bourgeoisie? Enfin il est évangélique, non seulement par cette «démangeaison de donner des absolutions à tout venant» que reprochait le P. Rapin au fils du duc de Longueville récemment entré au noviciat des Jésuites, mais surtout par son impérieuse bonté. La bonté, qui est la moins arrogante des vertus, paraît également la plus sensuelle, faite de petits dons de soi, presque physiques et sans cesse renouvelés. Elle reste la loi suprême de son génie aimable. Je me rappelle que, dans l'orgueil de la trentaine--cet âge est sans pitié!--le futur auteur de l'_Autre Danger_ m'avouait, en souriant, suivre parfois dans la rue les femmes entre deux âges, afin de leur insinuer la pensée qu'elles pouvaient encore plaire... Et par cette charité discrète M. Maurice Donnay nous incline encore, en quelque manière, au souvenir de saint Vincent de Paul. LE PÈRE DIDON J'IMAGINE que la mort du Révérend Père Didon éveilla dans l'esprit de ses supérieurs un sentiment complexe où se mêlait à un regret sincère une impression obscure de soulagement. C'est que ce beau moine représentait un peu, aux chefs responsables de l'honneur de la Communauté, ce qu'est, pour un époux, une femme brillante, d'imagination vive et d'âme romanesque, et dont la vertu est une victoire quotidienne. Ses succès dans le monde provoquaient à la fois de la fierté et de l'inquiétude. Il avait eu avec la popularité des flirts célèbres, dont il était sorti intact, pour la plus grande gloire de l'Église. Mais son charme, comme sa faiblesse, était de paraître sans cesse exposé à la chute. En le sentant si près du péché et cependant fidèle, on éprouvait pour lui une affection attendrie, reconnaissante et protectrice. Quand il prit un soupçon de ventre, les dignitaires de saint Dominique connurent la joie trouble et secrète des maris dont la vigilance fut constamment harcelée et tenue en éveil, en découvrant le premier cheveu blanc sur le front d'une coquette séduisante. Cet avertissement est pour eux une première victoire, le présage d'une fin prochaine des hostilités. Ils se consolent de voir la séductrice moins belle en songeant qu'elle sera plus à eux. Ainsi, quand l'ancien orateur de Saint-Philippe du Roule, dont les phrases se heurtaient naguère, en des envolées superbes et imprévoyantes, à tous les arceaux du temple, se montra dans les rues, avec sa serviette d'hommes d'affaires à la main, sage et circonspect en son allure, sous la décence de sa lévite noire, comme un sociétaire de la Comédie qui se rend chez son agent de change, on crut que le Révérend Père Didon s'était résigné à vieillir. Ses cartes de visite portaient un titre rassurant: «Administrateur délégué de la Société anonyme des établissements d'Arcueil.» C'était presque un aveu d'abdication. Mais peut-on jamais s'estimer tranquille et garanti contre les personnes qui connurent les tourments de la passion et ont le goût de jouer avec le feu? * * * A cinquante ans, après dix années de vie rangée en Corse, sous les tamaris et les orangers du couvent de Corbara, quand tout le monde le croyait assagi, le Père Didon risqua encore un coup de tête: il publia un roman sur «Jésus». On raconte que Victor Cousin reçut un jour la visite d'un directeur d'encyclopédie qui venait lui demander un article sur le Christ. Le philosophe se récusa. Et l'imprésario évincé s'en allait, ennuyé, lorsque Cousin, se penchant sur la rampe de l'escalier, lui cria: --Allez voir Lamartine; il brûle de se compromettre! Le Père Didon, qui aima toujours le danger, était incapable d'un tel calcul. Il se compromit personnellement. Les neuf cents pages de ses deux in-octavo ne nous révèlent rien sur le Fils de Dieu; par contre, elles illuminent d'une lumière éclatante l'âme du prédicateur éloigné de la chaire. On y trouve, avec moins d'amertume et plus de candeur, les mélancolies passionnées et les nostalgies militantes que décèlent certains mémoires de M. Jules Simon sur d'anciens collègues de l'Institut. «Quand Jésus porta l'Évangile en Galilée,» écrit-il, «sa renommée était éclatante.» Ailleurs: «On propageait la «gloire» de Jésus, on préparait la «manifestation populaire qui allait éclater.» Et encore: «Jésus se laisse «acclamer» par la foule et ses partisans... aux applaudissements du peuple qui le traitait de Messie.» Puis, ce bouquet: «Jésus est un homme de génie!» Singulières et troublantes obsessions chez un apôtre du verbe divin! Mais l'œuvre du Père Didon contient aussi des plaidoyers détournés _pro domo_: «Tout homme doué de quelque activité regarde le milieu humain où il doit agir avec l'ambition d'y établir sa règle. Contenue et ordonnée, une telle aspiration est légitime.» Et, à côté de cette revendication timide, une apostrophe orgueilleuse qui a une allure de défi: «Quand un homme, par l'initiative de son génie et de son aspiration, se conquiert une autorité morale prépondérante, il inquiète toujours le pouvoir.» Enfin, cette constatation désabusée: «Les hérodiens et les pharisiens s'unirent pour perdre Jésus: la politique est pleine de ces alliances criminelles...» Quel commentaire atteindrait à l'éloquence de ces lambeaux de phrases rapprochés? Cette autobiographie à propos du Christ est proprement la confession d'un Père du siècle... * * * Lui aussi, quand il planait, de la chaire de la Trinité, sur la foule de ses partisans, le Père Didon connut le succès. Il avait des coups de manche hardis; ses cheveux drus s'arrangeaient docilement en tempête sur son front, et son sourire d'apôtre applaudi négociait volontiers avec les Gentils. Dans le masque éveillé et mobile, dont la ressemblance avec celui de M. Coquelin aîné était frappante, son nez retroussé, qui devait bientôt inquiéter l'Église, reniflait la popularité avec une volupté suspecte. On assistait là à une reprise bien moderne de la scène de la Tentation. Car, dans le public qui se pressait au-dessous de lui et commentait des potins de cercle ou des bruits de coulisses en épluchant des oranges, devant que les cierges ne fussent allumés, Satan prenait les travestissements les plus hypocrites: il se dissimulait sous une fourrure de grande dame ou derrière une voilette de demi-castor, prenait l'aspect d'un sénateur israélite, d'un dramaturge fameux ou d'un journaliste influent. Chacun le tentait avec un sourire, un compliment ou un compte rendu. Et dans l'empressement assidu de ces fidèles, on eût discerné la curiosité féroce de l'Anglais qui suivait partout un dompteur, afin de se trouver là le jour où il serait dévoré. Sombrerait-il, comme tel carme notoire, dans un pot-au-feu conjugal, ou succomberait-il aux ruses savantes d'une Américaine collectionneuse? Suivrait-il sans défiance un philosophe au fond de ses sophismes captieux, ou prêterait-il une oreille complaisante aux propos d'un reporter lui offrant les royaumes du monde? Le Père Didon semblait d'autant plus désarmé contre la tentation qu'il aimait davantage la vie. Il ne goûtait pas seulement les agréments de la faveur populaire: il estimait aussi les Ponts et Chaussées, le Progrès, l'Athlétisme et les Pouvoirs établis. Il rêvait de faire sourire la «vallée de larmes», de rendre la terre habitable et hygiénique, de conduire vers Dieu, à la place des dévots ankylosés par de longs agenouillements dans la pénombre des chapelles, des promotions d'anges vigoureux et capables «d'abattre» leur paradis en trois coups d'ailes... Est-ce que, dans un banquet, il ne remercia point M. Casimir-Perier d'avoir apporté à la jeunesse contemporaine «l'autorité d'un haut exemple sportif»? Il lui paraissait anormal que, dans le perfectionnement de la voirie, la vieille voie du salut, semée par les anciens religieux d'embûches méritoires, demeurât seule négligée. C'est tout juste s'il ne réclamait point qu'on la «macadamisât». Et les scrupules de la respectabilité bourgeoise ne le laissaient pas froid. En sa déférence pour les hiérarchies humaines, il voulut assigner du moins à Marie-Madeleine une place distinguée dans la galanterie de son époque. La fille à soldats, qui débauchait les centurions de Pontius, devint ainsi, sous sa plume, une sorte de Dame aux Camélias avant la lettre: «Madeleine vivait mal dans sa condition, dit-il, et avait des privautés illicites, mais elle n'était pas publique... C'était une des plus signalées dames de la province.» _La vie est-elle une chose Grave et réelle à ce point?_ * * * Ce zèle temporel inspirait aux chrétiens le vague soupçon que le Père ne considérât point suffisamment le passage sur la terre comme un séjour d'épreuves. On se rappelle cet étonnant roi de Naples qui se résigna, vingt ans de suite, aux ennuis et à l'inconfort de la vie d'hôtel, à Paris, afin de rester, aux yeux de l'univers, un monarque en villégiature, ignorant les remaniements géographiques opérés par les soldats de Victor-Emmanuel. Le célèbre dominicain ne donnait pas assez l'impression de se considérer ici-bas comme un exilé dans «une autre patrie»... La mort, qui clôt le long drame de conscience dont cette âme de moine fut le théâtre, restitue définitivement à l'Église la figure passionnée dont on ne put jamais dire avec sécurité si elle appartiendrait en fin de compte à Dieu ou au diable. Mais la gloire du Père Didon fut peut-être d'avoir été tenté plus fortement qu'aucun autre prêtre. Des femmes impeccables, et qu'on entoure d'une vénération légitime, emportent parfois dans la tombe le secret d'un adultère blanc. Et ce ne sont pas les moins méritantes. M. RANC ON distingue à chaque époque un homme qui incarne le régime et dont le visage groupe les traits de caractère épars sur des centaines de figures. L'emploi est tenu aujourd'hui, avec une autorité singulière, par M. Ranc. Il est plus qu'un personnage influent dans l'État: il est un symbole. Cependant, si le Ranc fabuleux est instructif, à la façon d'un précis d'histoire, comme un Rabier merveilleux, un de Sal poussé au type, le Ranc secret et réservé offre des joies savoureuses au psychologue. Sur le masque du premier, qui paraît de loin un peu gros et rébarbatif, le second révèle des nuances délicates de physionomie, découvre des méplats cordialement rubiconds, des coins de bonhomie mal surveillés, j'oserais presque dire: des restes imprévus d'innocence. Et ainsi, de la terrible Éminence grise préparant dans le mystère de l'office les plats que les ministres servent ensuite à la tribune, cuits à point et parés de jurisprudence, se dégage une sorte de brave curé du Beaujolais, bourru et serviable, mais ferme en son orthodoxie, un P. Joseph peint par Frappa. Il a de la rondeur et du fanatisme. Parfois on le surprend qui fronce le sourcil s'il dépiste, dans les manœuvres du groupe, des fautes de tactique ou, dans les propos des fidèles, des germes de schisme. Car il a l'âme d'un sacerdotaire, scoliaste et exégète du _Syllabus_ jacobin; il possède à un degré éminent l'esprit dogmatique et l'esprit de couloir. Néanmoins le pilier de café atténue et égaye en lui le chef de concile. Il se proclame volontiers un vieux Parisien. Sans doute le parisianisme de M. Ranc n'est pas celui d'Alfred Capus ou de Grosclaude. Les mystiques distinguent entre les saints qui ne sont pas du même ciel; on rencontre pareillement des Parisiens qui n'appartiennent point au même boulevard. M. Ranc ne consentit jamais à s'éloigner beaucoup de la Bastille dont, enfant, il admirait une jolie reproduction en plâtre sur la cheminée d'un ancien Conventionnel; il est un Parisien de la place des Vosges. Toutefois Paris lui semble beau encore, de la terrasse d'une brasserie avoisinant la rue de Richelieu, quand le soleil de juillet se joue sur la gamme polychrome des curaçaos, des anisettes ou même des chartreuses, et qu'un gros consommateur, assis devant un double bock, s'abîme dans la lecture du _Radical_ ou de la _Petite République_. Son cœur est caressé délicieusement par ce spectacle dont la gravité quasi rituelle évoque dans l'esprit des libertins l'image bienveillante de cet abbé de Voisenon, ami de Mme de Pompadour et membre de l'Académie française, qui faisait lire son bréviaire par son valet de chambre. * * * Un des traits caractéristiques de M. Ranc est de manquer prodigieusement de scepticisme. Cela suffirait déjà à lui composer une figure originale. Il est le seul républicain pour lequel les temps héroïques ne sont pas clos. Lorsque Gambetta ferma officiellement le cycle, ce fut chez ses compagnons de bataille un profond désarroi moral et un grand dérangement d'habitudes. Les uns, comme Spuller, se résignèrent à désarmer. Installé dans sa quiétude de néo-conservateur, le bon disciple inventa «l'esprit nouveau»; il se permit même des escapades dans les archives ecclésiastiques, et parfois, quand il était ministre des Affaires Étrangères, il s'amusait à bouleverser sa gouvernante en lui annonçant, au rôti, son projet de déclarer la guerre. Ces innocents plaisirs attestaient une âme apaisée. Mais, tandis que Spuller, assouplissant son dos de brave homme aux courbes engageantes des fauteuils sénatoriaux, faisait des rêves athéniens, M. Ranc, rebelle aux conseils discrets des capitonnages, se raidissait avec une pudeur farouche contre ces dangereuses voluptés. Ce n'est pas sans raison que les membres de la Chambre haute ont des sièges de tout repos, alors que les députés s'agitent sur des banquettes. En aménageant ces stalles rembourrées dont les bras retiennent les tuteurs du régime contre les surprises des élans inconsidérés et les perfides retours des fougues juvéniles, l'architecte des palais nationaux, interprète subtil de M. Wallon, entendit signifier d'une manière sensible que les sénateurs sont voués à l'exercice des vertus contemplatives, au rôle ingrat de la sagesse. Aujourd'hui ces nuances constitutionnelles sont un peu brouillées dans les esprits. De vénérables bedaines se trémoussent sur les sièges curules; au Luxembourg régénéré, on aperçoit de petits pères conscrits... La turbulence de ces augures allègres est indemne de toute suggestion héroïque. Au contraire, la foi qui soutient l'ardeur de M. Ranc plonge ses racines en des sentiments très anciens,--et d'avoir un passé elle reçoit une certaine noblesse et un gentil air d'anachronisme... C'est pourquoi, lorsque les chevronnés de la démocratie militante prirent leur retraite à Capoue, M. Ranc ne renonça à la lutte qu'en apparence: mélancolique, il rangea, avec des soins pieux, le «spectre noir», drapeau des vieux ralliements, comme les officiers en demi-solde pliaient religieusement, au fond de leurs armoires, leurs uniformes rapiécés et salis par la poudre. * * * L'intelligence de M. Ranc souffre en effet de complications dont on ne trouve pas communément la trace chez les membres de la majorité. Il est blanquiste et balzacien. Voilà un singulier mélange! Le théoricien du Trône et de l'Autel et le philosophe de «Ni Dieu ni Maître» ne collaborent point d'ordinaire à la formation des hommes d'État. Le fait est d'autant plus étrange que ni Balzac ni Blanqui ne sont des maîtres bénévoles qui se contentent d'une admiration détachée ou d'une dévotion du bout des lèvres. Le culte de ces génies impérieux implique toujours un don de soi... Il y eut donc nécessairement des heures où, rougissant dans son civisme, le disciple de l'Émeutier participa aux troubles du colonel marquis de Montriveau pour la délicieuse duchesse de Langeais, qui aggrava la morgue nobiliaire par la pénitence monacale; des minutes où les vœux obscurs de sa sensibilité firent de lui le complice des ambitions antidémocratiques d'un Rastignac ou d'un Nucingen. Ces choses doivent être dites, dût l'indiscrétion compromettre l'éminent sénateur auprès de M. Combes. Il faut noter néanmoins que, tout placés qu'ils soient aux deux points extrêmes de la philosophie politique, Blanqui et Balzac ont quelque parenté de tempérament. Pour ces grands autoritaires, la société où fermente encore le levain de la Révolution offre une pâte souple entre les doigts de l'ambitieux qui entreprend de la modeler selon ses préférences. Envisagé sous son aspect historique, en témoin de son époque, Balzac apparaît, d'une certaine manière, comme le liquidateur des énergies de l'Empire. La _Comédie humaine_ n'est, en somme, que l'épopée napoléonienne qui déborde dans les mœurs. Les forces déchaînées qui en 1815 devinrent sans emploi, se répandirent, tel un fleuve barré, dans les marécages de la bourgeoisie libérale, peuplant la rue de héros en disponibilité. Pour faire le siège d'un héritage de vieux garçon, Philippe Bridau se rappelle les plans de bataille des maréchaux légendaires... L'Empereur ne cessa jamais d'obséder le romancier, qui le détestait. Dès 1795, transposant César en un parfumeur, il dresse en face de Bonaparte l'image de Birotteau qui se mesure du regard, sur les marches de Saint-Roch, avec le général de Vendémiaire. Et chacun de ses hommes d'action, dont les convoitises brutales se hâtent vers la réussite, médite pour son compte un petit 18 Brumaire. Blanqui, lui aussi, est un lutteur acharné et positif qui ne méconnaît point la nécessité du «coup de pouce» s'il s'agit d'accoucher les événements. Parmi ses congénères, il est un visage original. Barbès, chevalier de la Révolution, se fie un peu trop au seul idéal pour faire triompher le droit divin du peuple. Raspail, droguiste inspiré, occupe ses loisirs d'apôtre à découvrir la panacée universelle, dont il préconise l'emploi en une sorte d'almanach Liégeois du parfait malade démocrate: le camphre et la vertu républicaine. Ces candides prophètes sont des dignitaires pour émeutes de gala, qui figurent avec honneur sur des barricades décoratives, au milieu de la «sainte canaille»--clientèle classique des poètes d'«Iambes», proie naturelle des alexandrins. Leurs regards se perdent dans les nues. Aucune chimère n'obscurcit l'œil de Blanqui: il se fixe sur l'obstacle. Le célèbre «emmuré» sait fleurir une cellule, mais également préparer un souterrain. Il négocie, intrigue, sape. Sur le concours que la Force offre à l'Idée, il professe à peu près les sentiments d'un Rastignac, père spirituel du duc de Morny. C'est un Ferragus pour le bon motif, qui commande à des _Dévorants_ animés des plus pures intentions. Et n'est-il pas le seul politique de son groupe? * * * Quand on examine M. Ranc sous le _Laocoon_ du salon de la Paix, ombrageux et confidentiel, l'œil embusqué derrière son binocle, raffinant en compagnie d'un radical de marque les nuances qui séparent M. Sarrien de M. Dujardin-Beaumetz, ou commentant la signification machiavélique d'un geste anodin, ces remarques généalogiques prennent une couleur et un relief singuliers. Visiblement, un demi-siècle de négociations ne le libéra point des idéologues ténébreux dont, adolescent, il reçut l'empreinte. Son imagination, fidèle au «beau complot», fait à ses adversaires et à ses partisans l'hommage d'énergies flatteuses et de savantes machinations. Il est le dernier Conspirateur. Et ne réunit-il point les qualités essentielles du personnage? Il professe l'horreur et le goût de la police; il fut, en un court espace de temps, condamné à mort pour raison d'État et directeur de la sûreté générale. Si les vanités du Pouvoir ne le tentent pas, c'est qu'il juge utile de se tenir, dans la coulisse, à son poste de haute surveillance, prodiguant les conseils en des articles instructifs à la fois par ce qu'il y dit et par ce qu'il n'y dit point, et où l'on devine, à côté de morceaux dont se régale la foule des démocrates, des couplets destinés à être entendus seulement par les initiés. Ses propos sont gros de sous-entendus, mais ses silences sont formidables. Et l'appartement bourgeois et orné de glaces qu'il habite reste encore défendu, dit-on, par un judas, contre les entreprises des visiteurs énigmatiques. Par là M. Ranc est une sorte de poète qui a son jardin secret. Il y cultive, dans le regret des belles équipées et des cachots où l'on est bien à vingt ans, des nostalgies de terroriste sentimental, des rêves d'évasions ingénieuses, et cet optimisme sans quoi un homme politique ne saurait être intolérant avec honneur. Il faut bien le reconnaître, la tolérance est moins souvent un don du cœur qu'une réserve du scepticisme et une confession de la modestie: c'est le fait du positiviste dont l'esprit demeure tributaire de l'humble observation. Comment M. Ranc connaîtrait-il une telle faiblesse, s'étant prémuni dès l'enfance contre les tentations du Doute? Sa conception sociologique ne semble pas s'être modifiée sensiblement depuis l'époque où, petit jacobin, sur la place publique de Poitiers, il prêtait main-forte aux gamins de la Mutuelle en bataille avec les ignorantins, sous le regard bienveillant d'un étrange ecclésiastique tout parfumé d'un agréable déisme à la Robespierre, qui cachait sous sa soutane des pistolets de conventionnel impénitent et dont la sagesse lui murmurait à l'oreille: «Méfie-toi du prêtre, du juge et du soldat!» A douze ans, M. Ranc était déjà un vieux républicain. Et quand, à soixante-dix, il redemande les jolis refrains qui bercèrent son jeune anticléricalisme, on songe involontairement au vieil abonné de l'Opéra-Comique qui réclame la reprise du _Domino noir_. En vérité, je vous le dis, M. Ranc est un tendre: sa plume austère de romancier, qui se promenait jadis avec de rudes caresses sur les charmes d'une courtisane civique, se trempa plus tard avec émotion dans l'encrier d'Eugène Manuel afin de défendre les ouvriers de _l'Assommoir_ contre le pessimisme de M. Zola. Et ce plaidoyer jaloux en faveur du peuple n'était pas un jeu de tacticien: car le rédacteur en chef du _Radical_ exalte la sensibilité à l'égal de «la plus noble des passions» et je suis convaincu qu'au fond de son cœur, en dépit des complaisances auxquelles l'obligent le souci de la discipline et l'intérêt du parti, il honore la vertu. * * * Ainsi le Ranc secret et réservé garde, à l'endroit du Ranc représentatif, le rôle de directeur de conscience et de chef occulte que ce dernier tient à l'égard du _bloc_. Mais la combinaison ne déplaît pas: on aime que la psychologie de ce conspirateur honoraire soit, si j'ose dire, à double fond, et que le personnage, lui-même machiné, entretienne avec des ombres de conjurés, en un recoin obscur de sa conscience, des conciliabules clandestins. La condition de M. Ranc, héros attardé en une société qui élimina définitivement le microbe épique, est de garder une part d'inconnu. Ce phénomène de dédoublement, qui assure à des républicains de 1840, voire de 1810, une influence posthume sur la majorité de 1904, peut divertir comme un «beau cas» les amateurs de curiosités paradoxales; je doute néanmoins que les philosophes en goûtent la saveur sans arrière-pensée. Le spectacle des violences issues de l'esprit de fraternité réveille toujours dans la mémoire le cri superbe échappé à George Sand quand cette femme admirable, qui s'était donnée à l'idéal de 48 avec la fougue de son tempérament et la générosité de son cœur, écrivait à Pierre Leroux après le brutal réveil des journées de Juin, comme une épouse déçue de son rêve orgueilleux et de ses illusions au lendemain d'un mariage d'amour: «La République, hélas! ne serait-elle donc qu'un parti?» CHARLES BOCHER A quatre-vingt-dix ans, M. Charles Bocher se cassa la jambe un soir qu'il se rendait, en habit noir et en cravate blanche, à ses devoirs mondains. Ce fut un événement qui émut le monde et la ville. Paris devra tout de même à cette fracture, bientôt réduite, un bénéfice: M. Charles Bocher employa les loisirs de la convalescence à rédiger ses Mémoires. Et le témoignage de l'intrépide et charmant vieillard peut inspirer de légitimes espérances. * * * Les mémorialistes sont, d'ordinaire, des gens terribles et les auteurs les plus sujets à caution; le moindre de leurs soucis est d'être véridiques. Ceux-ci, comme Arsène Houssaye, ne disent pas tout, par galanterie; ceux-là, comme Stendhal, en disent trop, par amour-propre. Les uns, comme Marbot, transposent la vérité, par grandeur d'âme; les autres, comme le prince de Bénévent, la maquillent, par impudence. En chacun d'eux on devine la même préoccupation de négocier avec l'avenir afin de défendre une attitude choisie, d'assurer l'existence posthume d'une figure composée soigneusement. Ce sont des avocats ou des diplomates qui plaident devant un jury ou qui rusent avec la postérité; ils soutiennent une cause ou ils habillent un personnage. M. Charles Bocher écarte naturellement de notre pensée ce genre de défiance. Il est mieux qu'un grand témoin: un bon témoin. Enfant, il sauta sur les genoux du prince de Talleyrand qui le traitait affectueusement de polisson, par égard pour sa famille, déjà considérable. A la fin de la Restauration, il fut présenté, sur la terrasse des Tuileries, à un promeneur mélancolique et de grandes manières, qui était Barras. Il sait, pour y avoir fréquenté tout petit, que la table de l'archichancelier Cambacérès fut longtemps la meilleure de Paris. Et on ne lui en conterait point sur la frugalité de Robespierre: au cabaret des «Frères provençaux», son oncle vit souvent le conventionnel se remettre des fatigues de ses victimes; et l'Incorruptible était gourmet. Introduit tout jeune dans les coulisses de l'histoire, M. Charles Bocher se fit, là aussi, une situation de vieil habitué. On songe, en le voyant, à ce spectateur dont M. Ludovic Halévy traça une jolie silhouette, et qui regardait passer la Commune derrière une fenêtre de l'Opéra. * * * C'est en ce cadre de luxe que M. Charles Bocher choisit également d'établir son centre d'observation. Les Parisiens et le protocole le connaissent sous le nom de «doyen des abonnés». De cette qualité il fit un titre et presque une fonction; au point que, s'il renonçait d'aventure à ses chères habitudes, son départ dépasserait la portée d'un désabonnement et prendrait la gravité d'une démission. A l'Académie nationale de musique et de danse, il n'est pas seulement à sa place, il est à son poste. Il semble qu'un sentiment obscur du devoir, l'avertissement secret d'une consigne, le ramènent depuis soixante ans à ce fauteuil où, dédaigneux des tentations faciles du plaisir, il défend une tradition. Sans doute, l'Opéra compte encore de brillants abonnés; il n'en est pas un pour lequel son privilège soit à ce point dénué de frivolité et je dirai presque de sensualisme. M. Taine parlait avec admiration du mathématicien Franz Weple qui, ayant vécu dans les abstractions, se félicitait d'avoir pris l'existence par le côté poétique. De même, quand on considère M. Charles Bocher dans l'exercice de sa tâche honorifique et qu'en sa place coutumière on le regarde qui reçoit sur son beau crâne poli les lamentations d'Éléazar ou les vocalises d'Ophélie, si bien connues, on conjecture sans imprudence qu'un idéal soutient une fidélité tellement ponctuelle. Il faut le dire: M. Charles Bocher est, d'une certaine façon, un poète. Voici quelques années, pendant un déjeuner au Bois qui réunissait des artistes, des écrivains et quelques ballerines, une de ces demoiselles posa une couronne de fleurs sur le front de l'aimable vétéran. Il voulut bien conserver quelques minutes ce fragile trophée; et le tableau était joliment évocateur, car ce gentil hommage réalisait par surcroît un symbole. Oui, M. Charles Bocher est un poète; il a fait de sa vie un chef-d'œuvre de brillant artifice et de composition serrée. Et il représente même une sorte de héros, le seul de nos contemporains, avec M. Ranc, qui soit capable de soutenir cette lourde dignité par son superbe et volontaire aveuglement, par la foi robuste qui dédaigne de se laisser surprendre au spectacle des réalités occasionnelles ou de plier aux mœurs du temps sa conception personnelle de la vie. Un autre familier de l'Opéra aurait-il seulement conçu le projet qu'exécuta M. Charles Bocher dans sa lune de miel de jeune abonné lorsque, ayant introduit le maréchal Bugeaud sur la scène, il fit manœuvrer le corps de ballet au commandement du vainqueur d'Isly? Ce fut une soirée mémorable. Le vieux guerrier, confessant avec gentillesse son inexpérience d'un terrain nouveau pour lui, adressait un salut cordial au camarade qui si vite avait gagné ses grades dans la société. Ce ton de confraternité entre deux hommes dont la carrière fut également heureuse et l'avancement rapide, en des genres différents, implique des idées catégoriques sur les rapports de la gloire et de l'argent, de l'héroïsme et de la galanterie,--ces deux formes élégantes de la dissipation; il révèle la puissance qu'était alors cette chose mystérieuse: le Monde. * * * Le monde fut l'idéal de M. Charles Bocher. Il crut à la société comme M. Ranc au beau complot. Et le culte qu'il lui voua n'est pas seulement l'effet d'une adhésion réfléchie à un mode de vie délicat et raffiné; il représente un héritage. Le doyen des abonnés me conta jadis qu'aux soirées du Directoire son père était recherché, pour l'agrément de ses manières et de ses propos, par des «merveilleuses» qui écartaient de leur groupe étroit le général Bonaparte, dans lequel elles ne consentaient point à reconnaître un homme du monde. Et, quand il évoque ses souvenirs d'adolescent admis à la table de Chateaubriand, il croit devoir à la justice, en reconnaissant les mérites de l'écrivain, de déclarer que celui-ci faisait mauvaise figure dans un salon. C'est une des grâces de sa vieillesse légère d'avoir conservé intacte cette belle sécurité sociale. Malheureusement, le monde n'existe plus. Il est mort le 24 février 1848; et M. Ledru-Rollin l'enterra. On ne s'en aperçut pas tout de suite. Éliphas Lévi tomba un jour en arrêt devant un bourgeois qu'on lui présentait. Et, comme le quidam paraissait surpris de l'insistance avec laquelle le mage le dévisageait, celui-ci déclara simplement: «C'est que, monsieur, vous êtes mort depuis plusieurs années!» Ainsi le monde, après la proclamation du suffrage universel, continua de faire les gestes de la vie et du divertissement. Néanmoins son âme s'était envolée. La grosse voix du peuple, montant de la rue, couvrit les paroles discrètes et les fines satires qui tombaient des lèvres d'une grande dame lettrée ou d'un éminent doctrinaire. La turbulence même du second Empire énerva trop les mœurs pour respecter l'ordre symétrique des fauteuils qui se faisaient cérémonieusement vis-à-vis dans le salon d'une madame de Saint-Aulaire. Les Goncourt rapportent que, le jour où ils publièrent leur premier roman, cette démarche initiale vers la gloire fut entravée par une aventure imprévue: il leur arriva la révolution de 48. Le même accident survint à Charles Bocher, qui aurait eu aussi des raisons particulières de garder à la Providence rancune de sa distraction; car l'émeute ruinait, avec beaucoup d'autres choses, l'élégante fiction sur laquelle il avait installé le coquet édifice de sa carrière. * * * C'est pourquoi la constance à laquelle il dut de brillants succès a la mélancolie d'un malentendu. En effet, tandis que M. Bocher demeurait immuable en sa dévotion, tout évoluait autour de lui. Il faut se rappeler l'époque où il accomplit ses premiers exploits. Sous l'influence de la révolution de 1793, dont le travail se prolongeait dans les mœurs, la bourgeoisie et la noblesse venaient de se rapprocher, la première contractant un mariage d'amour et la seconde une alliance de raison. Un dieu orléaniste, favorable aux jeunes hommes entreprenants, mais encore ami de l'ordre, protégeait l'organisation libérale et prudente où les meilleurs esprits voyaient la mise au point définitive des idées de 89. Au faîte rayonnaient les salons; chacun d'eux avait un programme, une clientèle homogène, des fidèles qui savaient s'ennuyer. De grandes dames conscientes de leurs devoirs et soucieuses de leurs responsabilités devant l'Europe les gouvernaient comme des ministères; elles y distribuaient les récompenses aux plébéiens qui s'étaient signalés par leurs talents ou par leurs vertus. L'opinion publique, divinité encore familière, prenait les visages d'une centaine de personnages connus: les hommes distingués. Entre ces maisons illustres séparées par des frontières et jalousement fermées aux bruits du dehors, un célibataire répandu et ami de l'exploration avait un rôle intéressant à tenir,--celui d'un ambassadeur officieux entre le monde et le siècle. M. Charles Bocher exerça avec maîtrise cette charmante magistrature. Le potin de coulisse, l'écho du boulevard, la boutade d'un bohème notoire, l'intrigue d'un politicien non encore classé, prenaient dans sa bouche la tournure d'un aimable scandale. Il était le lien entre le passé et le présent, entre les Tuileries et les boudeurs, entre la Chaussée-d'Antin et le Faubourg, entre l'ancien régime et le nouveau. Mais quand les vieux cadres cédèrent à leur tour, quand les salons ouvrirent leurs fenêtres sur la rue, sa charge de brillant intermédiaire devint une sinécure: il fut le ministre honoraire d'une puissance disparue. Le relâchement des habitudes dénatura même sa fonction jusqu'au contre-sens; il donna à ses gentilles audaces un fonds de gravité inattendue; il alourdit le joli paradoxe de son attitude et fit entrer ce volontaire d'avant-garde dans le gros de l'armée des gens du monde... * * * M. Charles Bocher ne se résigna jamais à accepter l'incorporation. Si des signes évidents l'avertirent qu'il y avait quelque chose de changé dans le monde, il ne consentit point à s'en apercevoir, ou, du moins, il garda son secret. La marquise d'Espart prétendait qu'un jeune homme ne doit rien avoir chez lui qui rappelle le ménage, doit être servi par un vieux domestique et n'annoncer aucune prétention à la stabilité. Le doyen des abonnés continue de défendre, avec une obstination touchante, le fragile idéal auquel il ne craignit point de sacrifier son confort, après lui avoir immolé l'espérance d'un foyer, et peut-être de réels plaisirs. Jeune, il avait renoncé par scrupule professionnel aux avantages que lui eût offerts un beau mariage, afin de sauvegarder sa désinvolture de négociateur mondain et parce qu'un célibataire peut fréquenter sans apparat et, pour ainsi dire, incognito les salles à manger de tous les partis. Il ne voulut point que l'âge alourdît de solennité sa garçonnière d'alerte vieillard, stratégiquement placée entre le boulevard et les Tuileries, en face de l'hôtel où Talleyrand reçut le Tsar. La clé sans cesse sur la porte invite les visiteurs à entrer: c'est une danseuse qui ambitionne de l'avancement, un cuisinier qui sollicite un mot d'introduction à la Cour de ***, un diplomate qui apporte les souhaits d'une altesse étrangère, un vieil ami qui vient jaboter sur Canrobert ou sur la Cherito. Mais à cet intérieur ouvert qui a des façons de campement libre, des souvenirs de famille, des bibelots anciens donnent un décor de solide bourgeoisie. C'est sur de vieux meubles que M. Charles Bocher écrit ses notes frivoles, les lettres de recommandation où s'affirme sa facile obligeance, et aussi peut-être l'orgueil d'être l'homme d'Europe qui possède les relations les plus étendues: car il rejoint Louis XIV par Cassini et Montmartre par M. Clemenceau... Je ne connais rien des Mémoires de cet homme aimable qui fut le filleul de Charles X et faillit être le beau-frère de Napoléon III; cependant je les devine et je suis sûr que Sainte-Beuve les eût aimés: ils seront piquants et ils seront utiles. Aucun calcul politique, nulle arrière-pensée de philosophie, n'en obscurciront le clair miroir. Et, s'il arrive à l'auteur de pécher, ce ne sera que par respect: voilà une originalité qui lui assure déjà une place à part entre les mémorialistes. QUESNAY DE BEAUREPAIRE QUESNAY DE BEAUREPAIRE est un des rares hommes de ce temps qui aient le privilège de provoquer des jugements passionnés. Avec lui on ne conserve aucune mesure: on le hait ou on le vante; son nom appelle l'injure ou l'apologie, jamais l'indifférence. Les magistrats l'accusent de ne pas avoir accueilli avec assez de sérénité sa rapide fortune; les hommes de lettres lui reprochent de ne pas supporter avec assez de patience la médiocrité de son génie. En dépit de ces faiblesses, M. Quesnay de Beaurepaire reste une figure qui requiert l'attention. On rencontre dans le _Berger_ une phrase significative: «Aujourd'hui les pâtres ne s'entr'aident plus, et les chiens ont perdu le goût de combattre...» Cette remarque de Jules de Glouvet éclaire singulièrement M. de Beaurepaire: il est le dernier chien de garde de la société. Quand le monde va à la débandade et que les présidents flirtent avec les loups, il continue sa garde. Il mord avec un semblable entrain les ennemis qui rôdent autour du troupeau et les bonnes bêtes libérales qui, comme la chèvre de M. Seguin, vagabondent au gré de leur humeur romanesque. Aussi les gouvernements lui donnèrent-ils de beaux colliers... Mais ce serait méconnaître la complexité de son caractère que de rabaisser son ambition à une petite intrigue. * * * Il y a, en effet, en M. de Beaurepaire deux hommes, dont il est amusant de suivre, sous l'hypocrisie du masque, les réactions intimes, les sourdes compétitions et les empiétements indiscrets: c'est le magistrat et c'est l'homme de lettres,--acteurs impatients, cabalant sans cesse pour la préséance, sous le regard du témoin réfléchi qui surveille leurs manèges, règle leurs allures et tient la bride à leurs passions. Cette dualité, qui lui fit reprocher parfois de composer les réquisitoires en romancier et les préfaces en juge d'instruction, explique ses défiances à l'endroit de tous les novateurs, des utopistes qui placent leurs doctrines explosibles dans les cerveaux simples, et des anarchistes de la langue qui déposent leurs néologismes dans le dictionnaire. C'est avec la même jalousie farouche qu'il défendit le Sénat, l'Institut, la Constitution de 1875 et l'Idéalisme. L'Idéalisme ne prend pas d'ordinaire, pour s'affirmer, ces grands airs de bataille. Il s'insinue avec plus de modestie dans les paysanneries de George Sand ou dans les idylles de Bernardin de Saint-Pierre. La bonne ménagère qui s'exaltait l'imagination en buvant des bols de lait, et l'ingénieur sensible qui avait rapporté dans ses yeux les paysages frissonnants de l'île Bourbon, aimaient la nature pour elle-même. L'espèce d'ingénuité, l'abdication d'orgueil que comportent les communions avec le grand Pan, étaient faciles à leurs doux génies: ils n'avaient le souci ni de leur importance, ni de leurs responsabilités, ni de leurs devoirs. C'est moins en poète qu'en propriétaire rural que M. de Glouvet traverse la campagne. On ne découvre dans ses descriptions informées aucune de ces trouvailles qui relient une couleur de paysage à une nuance d'âme et qui inspirèrent à Amiel son mot fameux, si profond et si tendre: «Un paysage est un état de l'âme.» Même sous la vareuse du chasseur il reste le magistrat _Ambitieux de vaincre et non de discourir,_ qui tient l'idéal pour un jeu distingué de bonne société, un mensonge officieux utile au maniement des peuples, et réserve le mal comme une notion défendue au profane, un secret de classes privilégiées, qu'on se chuchote, entre gens avertis, au fumoir, et qui défraie les confidences des initiés... Aussi bien les héros de ses histoires champêtres sont-ils moins les figurants dociles de son rêve que les comparses disciplinés, les témoins d'office de son système. Les paysans appelés à comparoir dans ses livres doivent, de gré ou de force, «avouer» leur poésie. Le moindre pastour apporte son argument à la cause, avec la conscience qu'il sert l'État, la République démocratique et morale à laquelle Montesquieu donna pour fondement la vertu. Et il ne faut pas qu'ils bronchent: à défaut de forestiers malléables et de bergers complaisants, ce spiritualiste belliqueux ferait, entre deux gendarmes, déposer Atala et Virginie. Peu s'en fallut qu'un jour il ne citât M. Émile Zola, pour injure à la Bucolique, devant l'Institut érigé en Haute-Cour. * * * Une telle variété d'aspects, une semblable mobilité d'allures, font qu'on n'assujétirait ce visage remuant dans le cadre d'aucun groupe, qu'on le rapporterait malaisément à un type professionnel. Il décèle en même temps de la raideur, de la souplesse, du truquage et de l'autorité. Derrière le profil agressif, au nez volontaire, le petit œil agile, d'un bleu déteint, met une ruse de paysan madré. Sous la toque posée cavalièrement, la bouche sinueuse et fine évoque ces vieux pastels de procureurs, aux minces lèvres desquels voltige encore l'ironie mal fixée par la poussière des siècles. On ne lui voit pas enfin ces favoris majestueux que les magistrats jaloux d'un faste pacifique caressent d'une main distraite en écoutant les détails d'un beau crime, ou laissent indolemment traîner sur les paperasses quand ils consultent leurs notes. Il arbora longtemps sur chacune de ses joues maigres de courtes pattes de nuance indécise, juste ce qu'il faut pour témoigner de sa considération au justicier classique. Mais il finit par se libérer tout à fait de ces agréments qui alourdissent la figure et solennisent la démarche. Le sacrifice, consommé il y a quelques années, eut une importance capitale: il dégagea du magistrat homme de lettres un troisième compère qu'on soupçonnait déjà sous l'appareil auguste et fallacieux du masque conventionnel,--le comédien. Ce comédien ne constitue pas le personnage: il l'interprète. Il est l'agent avisé, l'attentif barnum qui relie ensemble les deux autres, associe leurs efforts et les fait fructifier par de prudents avis. Le cabotinage dont on discerne la trace en beaucoup de têtes contemporaines, dans un regard, dans un geste, dans une attitude, ne mérite pas les anathèmes dont on l'accabla: l'homme qui édifierait, aujourd'hui, sa réputation sur son talent tout nu, ressemblerait au capitaliste assez «vieux jeu» pour placer son argent à 3 pour cent. Le cabotinage, en somme, est la science du savoir-faire: il enseigne à l'ambitieux pressé tout ce que la mise en scène ajoute au courage, l'à-propos à l'indignation et l'actualité à la morale. * * * M. Quesnay de Beaurepaire ne méprisa jamais cette plus-value que l'entente de l'arrangement théâtral apporte au mérite. Les bruyants exploits du franc-tireur de 1870 nous avaient édifiés sur son goût de la bravoure décorative avant que les petits papiers de Lucie Herpin ne nous attestassent sa faiblesse pour la modestie tapageuse. C'est dans l'expression des sentiments moyens qu'il excelle. Quand il se résout à aborder le genre «sublime», la préoccupation d'affirmer son lyrisme le pousse à forcer les effets. Il s'écrie: «... Ces chevaliers de la dynamite;... vous riez, misérable!... Il abattit sur elle une main d'oiseau de proie.» Sa voix traînante de paysan bas-normand, qui s'insinue avec adresse dans le dédale des arguties, accompagne malaisément l'inspiration sur les hauteurs. On put admirer l'ancien procureur général dans ce rôle, mais comme on applaudit Coquelin quand il joue _Chamillac_,--pour le tour de force. Le véritable emploi de M. Quesnay de Beaurepaire est celui qu'en argot de coulisses on appelle l'emploi des «raisonneurs». Il faut s'entendre: ces distinctions n'ont pas pour but de travestir notre homme en bateleur. Entre la science de contrefaire les mérites dont on est privé et l'art de mettre en lumière les vertus qu'on possède, il y a une différence. Dans le second cas, on ne prétend pas à duper le public; on lui adresse, au contraire, un hommage, en confessant la noble préoccupation de le faire entrer dans le secret des qualités qu'on se reconnaît. Ce désir de prendre le monde pour confident de son génie est, au demeurant, très humain. Les caprices de la fortune contraignirent Jules de Glouvet à se faire un oreiller dans l'impopularité; mais il fut toujours curieux de cueillir les fleurs fragiles et éphémères du succès. L'auteur de _Marie Fougère_ a parlé des gros tirages et des vogues de réclame avec une amertume d'amant éconduit. L'échec du _Père_, au Vaudeville, demeura longtemps une blessure cuisante à son amour-propre d'écrivain. Est-ce à dire que son caractère recula devant les formalités nécessaires pour conquérir les bonnes grâces de la faveur publique? «L'ambitieux, écrit La Bruyère, a autant de maîtres qu'il y a de gens utiles à sa réussite.» Comme le berger de son roman oint son corps de plantes pour flatter l'odorat du loup, M. de Beaurepaire sut se parfumer d'encens pour apprivoiser les sympathies ombrageuses des pontifes littéraires. Son astuce de chasseur expert à lever le gibier sous les futaies dépista les vanités en souffrance dans le cœur des académiciens influents. C'est ainsi qu'il conquit l'amitié puissante de Mme Adam, quand cette dame charitable tenait un salon où les philosophes de la République athénienne renouvelaient le banquet de Platon dans des services de vieux Sèvres, avec les perfectionnements que la découverte de la truffe procure aux festins modernes. Les invités de ces agapes démocratiques trouvaient communément une ambassade ou une trésorerie sous leur serviette: le débutant de la _Nouvelle Revue_ connut l'agréable surprise de découvrir un jour sous la sienne une nomination de substitut au Parquet de la Seine. * * * C'est ainsi qu'on aperçoit toujours, derrière la pompe de M. Quesnay de Beaurepaire, la maigre et insinuante silhouette de Jules de Glouvet. Telle est précisément la raison qui rend si passionnante l'étude du personnage: c'est qu'on aperçoit réunies en lui deux des intrigues les plus curieuses de la vie contemporaine,--celle du magistrat et celle de l'homme de lettres. Elles se mêlent, s'entrecroisent, s'enchevêtrent, sous la surveillance de l'esprit qui les surveille et les gouverne, qui embrouille et dévide, en se jouant, leur écheveau compliqué. Jules de Glouvet, ayant poussé à la Cour M. de Beaurepaire, pouvait compter sur la gratitude de son _alter ego_ pour appuyer ses ambitions académiques. L'Institut témoigna toujours d'une faiblesse maternelle aux fonctionnaires considérables. L'autorité du magistrat, en fortifiant les adjectifs du romancier, faisait de celui-ci un candidat présentable; et la dignité académique désignait naturellement le fougueux auxiliaire du Pouvoir pour la retraite somptueuse de la Cour de Cassation. Mais dans toute comédie c'est le dernier acte qui est le plus difficile à réussir. Peut-être, dans le cas présent, vaut-il mieux qu'il ait avorté. Le faste pacifique du palais Mazarin, où l'on n'honore guère la vertu qu'en de vieux serviteurs affaiblis et hors d'état de nuire, n'était pas pour séduire le tempérament belliqueux de M. de Beaurepaire; la paisible majesté de la Cour suprême ne convenait pas davantage à ses instincts de lutteur. Elle rappelle trop ces chasses décoratives où d'augustes invités, tranquillement assis sur une chaise, tirent à bout portant les grosses pièces qu'on rabat devant eux. On n'y trouve pas, comme à la Cour d'appel, l'émoi de la lutte, l'attrait de la découverte et ce stimulant, si flatteur pour un homme d'action: une légère sensation de danger. ANTOINE ANTOINE, qui est un comédien célèbre, est moins connu du public comme diplomate et comme homme d'État. C'est en 1903 qu'il aborda la Carrière, en qualité d'ambassadeur bénévole de la République des lettres dans l'Amérique du Sud. Il y portait la bonne parole du Théâtre libre. Le rôle, ne semble pas lui avoir procuré les satisfactions auxquelles il croyait avoir droit. Les Argentins, accoutumés aux malveillances de l'opérette, ne goûtèrent point, paraît-il, la galanterie du novateur qui ne les libérait d'un ridicule nominatif qu'en les englobant, avec le reste de l'humanité, dans une cruelle disgrâce. Mais si le diplomate peut être contesté, le politique est remarquable, et le jour où M. Antoine prendra enfin contact avec la Chambre, par l'entremise d'un député ami, j'imagine que les parlementaires se contempleront en lui avec bienveillance, car il a le goût de la démocratie, de l'autorité et des situations officielles; et c'est bien à ces signes qu'on reconnaît, d'ordinaire, le jacobin. * * * La physionomie de M. Antoine révèle les deux premiers de ces traits de caractère aux observateurs les plus inattentifs; lui-même il prit soin de les mettre en valeur avec complaisance. Sa modestie dissimula longtemps le troisième avec une sorte de pudeur jalouse: les curieux ne l'en avaient pas moins aperçu. Jadis, quand il se dépensait intrépidement afin de libérer le théâtre, une rosette violette, posée gentiment à la boutonnière de son veston, attestait déjà son respect des hiérarchies sociales. Au plus fort de la petite Terreur où il menait chaque soir l'Idéalisme à la lanterne, il faisait monter cérémonieusement en carrosse les périodes pompeuses et les phrases de gala de M. François de Curel,--tel un parpaillot enrichi invite le curé au château,--par déférence pour le répertoire de la Comédie. Enfin son aventure avec l'Odéon est touchante. Parmi la frivolité des succès demi-mondains du boulevard, sa fidélité obstinée se reporte vers le théâtre sage auquel il fut un instant uni par des liens légaux et dont il ne sut pas apprécier les vertus. Ce n'est point la dot qui le tente; il l'aime pour lui-même, pour sa pauvreté mélancolique et décente; il lui trouve un charme d'être respectable. Ainsi dans les rêves de certaines indépendantes, le mariage prend parfois la couleur d'une entreprise chimérique et d'un plaisir presque défendu... * * * Ces honorables regrets, cette constante poursuite, prêtent à l'histoire le tour sentimental qui charme dans les comédies de l'ancien Gymnase, où le public est intéressé à un dénouement romanesque et honnête: les fiançailles du fondateur du Théâtre libre avec la Considération. On découvre presque toujours chez le révolutionnaire un conservateur qui s'ignore et qui attend une circonstance pour se déclarer. L'occasion se présenta, pour M. Antoine, avec _Blanchette_. On se rappelle les clameurs dont retentit la jeune école quand il obtint de M. Brieux que celui-ci modifiât le dénouement de la pièce, et fît épouser par un brave villageois la fille du cabaretier pervertie par le brevet supérieur. Les plus modérés soupçonnèrent en un pareil empressement à se ranger une manière de capitulation et comme des excuses publiques à l'ombre de M. Scribe. Fallait-il voir néanmoins dans le choix de la conclusion lénifiante une adhésion réfléchie au programme radical des lois sociales ou une concession aux vœux secrets de la bourgeoisie? Fut-ce le geste de Saint-Just à Cabotinville sacrifiant la vérité à la discipline du parti? ou l'acte d'un Koning inavoué, qui aurait pressenti son Georges Ohnet en M. Brieux? Le problème demeure obscur. On risquerait toutefois d'être injuste en attribuant pour cause à ce phénomène un machiavélisme tortueux. Il faut plutôt y reconnaître la manifestation d'un état d'esprit préexistant, l'éveil de la crise dont nous suivons les curieux effets, et qui se manifeste encore par d'étranges obsessions quand M. Antoine monte en hâte _le Colonel Chabert_ s'il voit poindre au second Théâtre-Français l'ombre de _la Rabouilleuse_, et quand, à la veille de _l'Absent_, il oppose sa Hollande à la Hollande de M. Ginisty. On doit se rappeler, en effet, que le coup d'état de _Blanchette_ se produisit au lendemain de la courte dictature où le fondateur du Théâtre libre, avec des allures débraillées, entra botté dans le répertoire et ne craignit point d'humilier les usages devant M. Albert Lambert père. M. Antoine ne prétendait à rien moins qu'à faire marcher Corneille et à mettre Racine au pas... Cependant, tandis que par sa vigueur il faisait trembler les petites actrices et réveillait en sursaut les acteurs assoupis en leur ronron, la Tradition malmenée et incomprise préparait secrètement sa revanche; elle insinuait dans les veines du barbare le poison subtil de la déférence. _Capta ferum victorem cepit._ Et les tragédiens paisibles qui déploient la tirade comme de vieux drapiers, d'un geste fatigué mais encore sûr, déroulent une belle pièce d'étoffe dont ils font miroiter les reflets, prirent à ses yeux une dignité insoupçonnée: derrière un pauvre Bajazet ou un Mithridate ennuyé, il entrevit soudain la longue file ininterrompue des Bajazets et des Mithridates qui les encadrent, les soutiennent, les excusent au besoin. C'est un fait remarquable que le théâtre d'État soit la seule institution sur laquelle le temps n'ait pas eu de prise. La magistrature, le barreau, le clergé même, modifièrent leurs aspects: lui seul reste intact et debout. Il y a des chevrotements, des grimaces, des révérences, des transports et des vibrations que les confidents, les valets, les coquettes, les amoureux et les pères nobles se transmettent, depuis deux cents ans, comme des consignes. La Révolution passa sur les Théramènes et sur les Dorantes sans déranger leurs trémolos ou faire bouger leurs sourires. Le transfuge de la Gaîté-Montparnasse subit vivement la grandeur d'un tel spectacle. Il en éprouva la majesté. On est, du moins, tenté de le croire, puisque son zèle de néophyte l'entraîne aujourd'hui jusqu'en des projets de restauration devant lesquels hésiterait M. Cornaglia: il rêve de jouer le classique en perruques. Voilà bien les ardeurs imprudentes d'un candidat épris! Ici l'opportuniste semble presque dépassé par le gentilhomme de la chambre. Et dans ce zèle on croit discerner l'état d'esprit qui, en 1805, amenait tout à coup les anciens conventionnels à découvrir un sens social aux pompes de Louis XIV... * * * M. Antoine est également téméraire dans ses complaisances de rallié et dans ses entreprises de novateur: il y a autant d'impertinence à prétendre rajeunir la tragédie qu'à lui témoigner des égards distingués comme des condoléances. Ce sont les écrivains du XVIIIe siècle (Voltaire excepté) qui imaginèrent de la retrancher de la vie, la reléguant parmi les curiosités de musée, ainsi qu'une beauté refroidie et qui n'est plus d'usage. Leur initiative aboutit, avec les romantiques, à cette singulière méprise d'opposer comme des modèles de vérité Marie de Neubourg à Bérénice et Doña Sol à Andromaque. Le bon sens fit justice de cette prétention. Il nous apparaît avec évidence que Racine agite des débats qui n'ont pas cessé de passionner l'humanité. Me Decori plaida le procès d'Andromaque devant le Tribunal de la Seine; l'héroïne était mercière et Pyrrhus garçon boucher. Maurice Donnay rencontra Bérénice dans le demi-monde... Seulement, l'art du Grand Roi avait une manière de protocole, et, dans son théâtre sévèrement hiérarchisé, la douleur était noble, comme si la catastrophe, en frappant les têtes hautes, indiquait une hostilité nominative des dieux, une lutte inégale et grandiose avec le destin; tandis que les tares médiocres de la vie étaient laissées en charge aux croquants pour lesquels ne sauraient expressément se déranger les colères divines. Est-ce à dire que les petits fussent jugés incapables de souffrances, ou les grands exempts de mesquineries? Non certes: en contemplant sur la scène ces princes et ces princesses qui accompagnent leurs plaintes de gestes harmonieux, les plus humbles savaient reconnaître leurs misères, somptueusement parées. Peut-être même n'étaient-ils pas insensibles à l'attention du poète qui faisait à leurs pauvres cœurs l'hommage d'augustes victimes. Il ne leur semblait pas surprenant qu'on donnât le décor d'un trône qui s'effondre à la chute d'une tendre veuve, livrant, par passion maternelle, sa faible chair au désir d'un nouvel époux. Et la souveraineté de l'amour semblait encore rehaussée à leurs yeux si la rupture des deux amants épris avait l'Empire pour témoin. * * * Le grief qu'on pourrait faire aux classiques, ce n'est point d'avoir méconnu la vérité, mais de l'avoir transposée. Dans ce théâtre, en effet, les petits pleuraient à leurs déboires exaltés en des cœurs illustres; les grands riaient de leurs ridicules confiés à des âmes roturières. C'est ce dont ne s'avisèrent pas les réformateurs qui, peu d'années avant la Révolution, demandèrent la déchéance des rois de tragédie. Au lieu d'apercevoir en eux de magnifiques substituts, ils tinrent à les considérer comme de véritables tyrans, qui usurpaient les sympathies du peuple. En préconisant le drame bourgeois, ils ne se bornaient point à dénoncer un privilège, ils se réclamaient de la vérité. On ne saurait reprocher à M. Antoine une semblable confusion. L'appareil aristocratique de Racine ne lui imposa point: il refusa de voir en ses héros des personnages redoutables et lointains; il eût plutôt péché à leur égard par un excès de familiarité. Il demanda à Britannicus ses papiers; et, s'étant aperçu qu'il était un homme, il traita l'héritier des Césars avec une désinvolture où l'on sentait que la majesté impériale ne l'impressionnait point. Cet accueil cordial, cet empressement à fraterniser, étaient au moins d'un démocrate. Aussi bien sa manière de concevoir la tragédie--j'entends sa première manière, celle dont nous connûmes un piquant échantillon en 1898--atteste-t-elle moins le souci d'un psychologue scrupuleux que l'obscur tourment d'un bousingot ennemi des disciplines. Il parle de la réalité sur le ton d'un tribun. Et ce mot, qui résonne comme un mot d'ordre, prend dans sa bouche un sens mystérieusement comminatoire, l'accent d'une revendication égalitaire... * * * Du reste, la politique de M. Antoine nous apparut avec un relief singulièrement pittoresque en une série d'œuvres modernes où, au lieu de ramener les héros à l'humanité, on soumettait à cette épreuve les représentants de la bourgeoisie et du prolétariat. Les auteurs avaient imaginé la plus ingénieuse formule d'égalité: l'égalité dans la muflerie. Les Parisiens n'ont pas oublié leurs essais piquants: sous prétexte d'offrir une image impartiale de la vie, on disposait sournoisement les contingences en vue d'une conclusion positive, quoique informulée. Cela évoque dans la mémoire une menue variété de l'art nouveau auquel les badauds s'amusèrent un instant, et qu'il est convenu d'appeler le «théâtre rosse». On désigne sous ce terme l'ensemble des productions où d'impitoyables dramaturges, avec des airs avantageux et un gentil orgueil de découverte, illustraient d'enluminures violentes et sommaires des moralités à rebours. Les apologues avaient une manière de charme irritant; car en les écoutant on ne savait jamais au juste si l'on devait applaudir à une audace ou sourire à une mystification. Et ainsi ces recueils d'incivilité puérile et honnête, qui participaient dans une égale mesure du réquisitoire et de la charge d'atelier, assuraient à l'imprésario un double public. Cependant, au milieu d'une clientèle mêlée de libertins et de dévots, M. Antoine conservait la gravité d'un pontife. Et son apostolat était tout à fait dénué de badinage... Dans le roman de Flaubert, Apollonius de Tyane, parlant à saint Antoine, dit de son disciple: «C'est un simple: il croit à la réalité des choses!» Le fondateur du Théâtre libre a-t-il été dupe d'une pareille illusion? Le réalisme fut mieux que son programme,--son évangile. Sa foi sans malice l'honora d'une dévotion sans inquiétude. Il reconnut en lui le visage de la vérité même. La grosse monnaie dont un moraliste prudent peut, avec probité, composer le prix d'une observation eut dans son esprit une valeur intrinsèque. On aime d'ailleurs à retrouver sur le visage de l'esthète la marque de cette innocence qui amusa la galerie quand M. Ginisty, avec une finesse paysanne, roula de ses mains auvergnates son fougueux associé. Le trait complète agréablement une physionomie d'homme d'action. Cette candeur entrevue prête à la campagne de M. Antoine une signification inattendue: loin d'entreprendre contre l'idéal, celle-ci devient de la sorte une croisade au pays du mufle. Elle évoque la noble révolte d'un poète qui cache pudiquement ses inquiétudes morales sous des vêtements vulgaires. M. Antoine, qui nous dissimula longtemps un respectueux, nous promettrait-il, par surcroît, un mystique?... Et le goût, qu'on put croire pervers, avec lequel il fit la pot-bouille naturaliste est-il la délectation morose d'un néo-chrétien qui s'enivre en des élans frénétiques de pénitence, en des aveux publics d'humiliation? Ce serait, pour M. Antoine, la meilleure manière d'honorer son saint... Un précepte religieux oblige, dit-on, les femmes hindoues à se purifier dans le Gange quand elles ont fait la cuisine. * * * Cependant, alors que les justiciers de M. Antoine exécutaient sans recours les sentiments nobles et les vertus bourgeoises, M. Capus parut, avec ses comédies imprégnées d'un délicieux parfum de Directoire, ses héros d'une si charmante bravoure et si cordialement d'accord avec la vie; puis M. Rostand étala insolemment sur la scène ses somptuosités impériales, fit défiler à la Porte-Saint-Martin et chez Sarah, comme les dragons et les grenadiers de la Légende, les alexandrins chevelus, les couplets épiques. Ce sont ces triomphateurs qui bousculèrent les constructions fragiles de M. Antoine et les reléguèrent dans l'histoire. Le théâtre «rosse», qui n'avait que la beauté du diable, ne pouvait porter la vieillesse avec grâce... Est-il du reste rien de plus comique que ceci: le rococo de la rosserie? M. Antoine continue de se dépenser en gestes énergiques; il enfonce des portes qui ne sont pas toujours fermées avec soin et derrière lesquelles on entrevoit des dramaturges aux sourires engageants. Mais il se contente d'être désormais le plus avisé des directeurs. C'est un révolutionnaire mort jeune en qui l'imprésario survit. S'il redevient directeur de l'Odéon, il montera sagement _Britannicus_; il donnera de plus un excellent petit Got au second Théâtre-Français. La fortune, qui est malicieuse, nous réserve peut-être cette jolie surprise. Ce serait si amusant que l'intrigue romanesque, dont le chef de l'école rosse fit le roman secret de son cœur directorial, reçût un dénouement optimiste, dans l'esprit de _la Veine_ ou de _la Châtelaine_! _NOTES_ SUR «A. NAQUET» M. Naquet semble s'être ému de ces remarques. Quelques semaines après la publication de ce portrait dans le _Figaro_, paraissait un nouveau et remarquable ouvrage de l'ancien sénateur, _La Loi du Divorce_, où il consacre, à me répondre, une grande partie de la préface. En lisant ces pages subtiles, il ne m'a pas paru que nous fussions en si grand désaccord que M. Naquet le paraît croire. Sa plaidoirie ingénieuse fait l'éloge de la versatilité et démontre à la fois qu'il fut personnellement immuable. L'éminent homme d'État s'acquitte de cette tâche avec son intelligence et sa gaîté habituelles. C'est ainsi que, dans le but d'accorder son attitude de 1889 avec les principes sur lesquels il régla sa vie, il déclare que «son» boulangisme n'était pas celui de la majorité. «En pleine période boulangiste, dit-il, le 16 janvier 1890, je publiais dans la _Presse_ l'article le plus internationaliste peut-être de tous ceux que j'aie jamais écrits.» En pleine période boulangiste, le 16 janvier 1890!... Au reste, à l'encontre des politiciens ordinaires, qui s'appliquent à établir leur sincérité vis-à-vis des autres, M. Naquet s'attache d'abord à être sincère à l'égard de soi-même. Et c'est déjà une jolie coquetterie de philosophe. SUR «QUESNAY DE BEAUREPAIRE» Ce portrait fut tracé avant l'époque où le président Quesnay de Beaurepaire s'engagea dans la polémique militante. Curieux de vérité morale plutôt que de passion politique, je préfère laisser la figure dans le cadre que lui faisaient les événements de 1893. Le temps est un logicien. TABLE François Coppée 1 Jules Lemaître 17 Anatole France 31 Léon Bourgeois 45 Paul Deschanel 57 A. Naquet 71 Paul Déroulède 89 F. Brunetière 97 Henri Lavedan 109 Aurélien Scholl 127 Henri Rochefort 141 Émile Ollivier 159 Maurice Donnay 173 Le Père Didon 187 Monsieur Ranc 199 Charles Bocher 215 Quesnay de Beaurepaire 231 Antoine 247 NOTES 267 _Achevé d'imprimer_ le vingt-neuf octobre mil neuf cent quatre PAR ALPHONSE LEMERRE 6, RUE DES BERGERS, 6 _A PARIS_ *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VISAGES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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